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Titre : Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale

Auteur : Le Mouvement social (Paris). Auteur du texte

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Éditions ouvrières (Paris)

Éditeur : Éditions de l'AtelierÉditions de l'Atelier (Paris)

Éditeur : La DécouverteLa Découverte (Paris)

Éditeur : Presses de Sciences PoPresses de Sciences Po (Paris)

Date d'édition : 1972-10-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25638

Description : 01 octobre 1972

Description : 1972/10/01 (N81)-1972/12/31.

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56176711

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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OCTOBRE-DÉCEMBRE 1972

Numéro 81

LE MONDE DE L'AUTOMOBILE

Présentation de Patrick FRIDENSON

B. BADIE - P. FALLACHON - M. FLAGEOLET-LARDENOIS P. FRIDENSON - J.-M. LAUX - J. VINCENT

LES ÉDITIONS OUVRIERES

12, avenue de la Soeur-Rosalie - 7562I-PARIS - Cedex 13

CC.P. Paris 1360.14 - Abonnement annuel : France, 30 F- Étranger, 36 F


a présenté les numéros spéciaux suivants:

Le militant ouvrier français dans la seconde moitié du XIXe siècle,

n° 33-34 (colloque, février 1960) (épuisé)

Jean Jaurès, n° 39, sous la direction de M. Rebérioux 6,00 F

La Mine et les Mineurs, n° 43, sous la direction de M. Perrot 6,00 F

Le socialisme et la question coloniale avant 1914, n° 45,. sous la

direction de M. Rebérioux et G. Haupt 6,00 F

Archives de Militants, n° 47, sous la direction de C. Chambelland,

J. Julliard et J. Maitron 6,00 F

1914 : la guerre et la classe ouvrière européenne, n° 49, sous la direction de A. Kriegel 6,00 F

La Première Internationale, n° 51, sous la direction de J. Rougerie

et M. Rubel 6,00 F

Le Front Populaire, n° 54, sous la direction de A. Kriegel 10,50 F

Eglise et Monde ouvrier en France, n° 57, présentation de René Rémond (épuisé)

Critique littéraire et socialisme, n° 59, sous la direction de M. Rebérioux 6,00 F

Sociologie et Histoire, n° 61, sous la direction de J.-D. Reynaud 6,00 F

Production industrielle, salaires, réactions et représentations ouvrières,

n° 63, sous la direction de J. Bouvier 6,00 F

La Sorbonne par elle-même, Mai-Juin 68, n° 64, documents rassemblés

par M. Perrot, M. Rebérioux, J. Maitron 18,00 F

Avec ou sans l'Etat ? Le mouvement ouvrier français et anglais au

tournant du siècle, n° 65, sous la direction de A. Briggs et J. Droz 10,00 F

Aspects régionaux de l'agrarisme français avant 1930, n° 67, sous la

direction de P. Barral 6,00 F

Aspects du communisme français (1920-1945) n° 74, sous la direction

de R. Gallissot 9,00 F

Non-conformistes des années 90, n° 75 9,00 F

Historiens américains et histoire ouvrière française, n° 76, sous la

direction de G. Haupt 9,00 F

Le Mouvement ouvrier français et l'Afrique du Nord, n° 78, sous la

direction de R. Gallissot 9,00 F

La Commune de 1871 (Colloque universitaire pour la commémoration

du Centenaire de la Commune, Paris, 21-22-23 mai 1971) 24,00 F


OCTOBRE-DÉCEMBRE 1972

Numéro 81

Revue trimestrielle publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

et avec la collaboration du Centre d'Histoire du Syndicalisme de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

SOMMAIRE

LE MONDE DE L'AUTOMOBILE

Présentation de Patrick FRIDENSON

Pour une histoire de l'Automobile en France, par P. Fridenson

Fridenson

Travail et travailleurs dans l'industrie automobile jusqu'en

1914, par J.-M. Laux 9

Une firme pionnière : Panhard et Levassor jusqu'en 1918,

par M. Flageolet-Lardenois 27

L'idéologie des grands constructeurs dans l'entre-deuxguerres,

l'entre-deuxguerres, P. Fridenson 51

Les grèves du Front Populaire aux usines Renault, par

B. Badie 69

Les grèves de la Régie Renault en 1947, par Ph. Fallachon 111

Les problèmes de personnel dans l'industrie automobile

à l'heure du VIe Plan, par J. Vincent 143

Notes de lecture 153

La France et l'automobile, par C.W. Bishop (P. Fridenson). — De Dion-Bouton, par A. Bird (id.). — La CGTU à travers les grèves (1930-1933), par F. Delaveau, M. Lecourt, E. Till (J. Girault). -— Jean-Pierre Timbaud, par L. Monjauvis (id.). — Histoire des Usines Renault, par P. Fridenson (J. Bouvier). —■ La lutte des travailleurs de chez Renault, par R. Durand (P. Fridenson). — La forteresse ouvrière Renault, par J. Frémontier (id.). — L'Etat entrepreneur : le cas de la Régie Renault, par P. Naville (id.). t

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Revue fondée par Jean MAITRON

et publiée par l'Association « Le Mouvement social »

COMITÉ DE RÉDACTION :

Mlles C. Chambelland, D. Tartakowsky, M.-N. Thibault, R. Trempé, Mmes M. Debouzy, A. Kriegel, M. Perrot, M. Rebérioux, MM. F. Bédarida, G. Bourdé, J. Bouvier, P. Broué, M. David, J. Droz, H. Dubief, P. Fridenson, R. Gallissot, J. Girault, G. Haupt, J. Julliard, B. Mottez, J. Ozouf, J.-D. Reynaud, J. Rougerie, C. Willard, M. Winock.

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Mme M. Rebérioux, MM. G. Bourdé, J. Bouvier, P. Fridenson, J. Girault, J. Julliard.

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Pour une histoire de l'Automobile en France

par Patrick FRIDENSON

« Qu'on veuille, du moins, trouver ici l'écho des préoccupations qui sont les nôtres : par le biais nécessaire des grandes professions, pénétrer les structures du monde du travail et chercher dans l'éclairante vertu des études comparatives une compréhension plus profonde du mouvement ouvrier. » Ces termes, par lesquels il y a bientôt dix ans Michelle Perrot ouvrait le numéro spécial du Mouvement social sur « la mine et les mineurs » (1), restent d'actualité. Ce second numéro du Mouvement social consacré à l'histoire d'une grande branche d'industrie les reprend à son compte, comme déclaration d'intention et comme programme. Il ne s'agit donc pas d'une étude de l'Automobile pour l'Automobile. On aurait pu pourtant en avoir la tentation à voir la place d'honneur que l'Automobile occupe parmi ce qu'Alfred Sauvy nomme avec raison les « mythologies de notre temps », ou à lire les propos d'un André Citroën à New York en 1931 : « Quant aux bébés, il faut que les trois premiers mots qu'ils apprennent à prononcer soient : Maman, Papa, Auto » (2). On aurait pu aussi céder à la mode inverse, et plus récente, en ne considérant que les aspects négatifs du phénomène automobile : c'eût été faire l'histoire de la concurrence entre voiture privée et transports en commun, des accidents de la route, de la pollution des villes. Ces deux problématiques une fois écartées, il restait la question centrale que posent à leur manière tous les articles de ce numéro : comment et dans quelle mesure l'introduction et la croissance d'une industrie nouvelle ont-elles transformé les conditions de travail, le cadre et la politique des entreprises, les mentalités et les organisations des entrepreneurs et des ouvriers et, enfin, l'opinion publique en France ?

La réponse dépend en grande partie des sources disponibles. Qu'il nous soit permis ici de lancer un pressant appel. Les entreprises d'automobiles qui ont conservé des archives importantes ou ont hérité celles de maisons aujourd'hui disparues, les familles des constructeurs ou des ingénieurs et les journalistes spécialisés qui détiennent souvent encore des documents ont tout intérêt à s'ouvrir à la recherche universitaire, afin que celle-ci dégage mieux les mécanismes, les à-coups et les conséquences de l'ascension de l'Automobile au rang de première industrie française. Il est non moins urgent d'entreprendre, comme l'a fait l'his(1)

l'his(1) Mouvement social, n° 43, avril-juin 1963, p. 4.

(2) A. CITROEN, L'industrie automobile, Paris, 1931, p. 10.


4 P. FRIDENSON

toriographie anglo-saxonne (par exemple pour Ford), la collecte des témoignages oraux. Ouvriers, employés, cadres et patrons de l'Automobile ont beaucoup à dire sur « l'histoire événementielle et structurelle » de leur profession. Qu'ils acceptent de parler, que l'on s'organise pour recueillir leurs souvenirs, et les enquêtes sur l'automobile auront fait un grand pas en avant. Il restera toujours assez de temps pour analyser les sources plus classiques : archives publiques (ministères, préfectures) et aussi documents imprimés qui, s'ils n'ont pas le prestige de l'inédit, ont cependant au XXe siècle une grande importance. Il suffit de penser aux richesses de la presse syndicale, de la presse de l'Automobile, de la presse économique et financière, de la presse d'information et d'opinion, aux brochures et catalogues des constructeurs, aux ouvrages des militants ouvriers ou des constructeurs, aux publications des ministères ou du Conseil Economique. On retrouvera ces différents types de sources utilisés, mais dans des proportions variables, par les articles qui constituent ce numéro.

La réponse au problème de l'Automobile comme agent d'innovation économique, sociale, culturelle, voire politique, dépend aussi des techniques d'analyse pratiquées. On s'est efforcé, pour la cerner de près, de diversifier les approches. Aussi trouvera-t-on ici représentées plusieurs branches de l'histoire : histoire économique, histoire sociale, histoire des techniques, histoire des idées, mais aussi d'autres disciplines des sciences humaines : science politique (« Les grèves du Front populaire... ») ou sciences sociales du travail (« La politique du personnel à l'heure du VIe Plan »). On aurait pu tout aussi bien accueillir la géographie ou la sociologie du travail, sans les travaux desquelles la compréhension de l'Automobile ne saurait être complète.

Le monde de l'Automobile, en France : cette histoire de l'innovation constitue en elle-même un sujet neuf. Précisément, ce numéro apporte au lecteur un premier aperçu des recherches qui ont été menées dans ce domaine depuis quelques années, tant en France (où elles reconnaissent toutes leur dette au livre d'Alain Touraine, L'évolution du travail ouvrier aux usines Renault, publié en 1955) qu'aux Etats-Unis (on remerciera en particulier James Laux de nous avoir donné ici les « bonnes feuilles » de son ouvrage à paraître prochainement, A history of the French automobile industry to 1914 dont la consultation sera indispensable pour les historiens à venir). Cependant, ce monde de l'Automobile n'est pas au complet. Les ouvriers, les constructeurs, l'Etat, l'opinion figurent bien à l'appel, mais il y a un absent : le client. Les études d'ensemble (dans une perspective historique) sur l'évolution socio-économique et géographique de la demande font pour le moment défaut (3). En revanche, l'absence d'étude directement centrée sur l'insertion de l'Automobile dans la société résulte d'un choix délibéré : une autre revue a déjà abordé ce thème (4). Malgré ces lacunes et le caractère fragmentaire de

(3) En attendant, cf. les intéressantes études de J. MORICE, La demande d'automobiles en France, Paris, 1957 ; J.-C. BOULAY, La pénétration de l'automobile en Indre-et-Loire de 1899 à 1928, Poitiers, 1962 (exemplaires dactylographiés) ; J.-F. POLUZOT, L'évolution du parc automobile français, Paris, 1970 (exemplaires ronéotés).

(4) « L'automobile dans la société », Revue de l'Institut de Sociologie de l'Université libre de Bruxelles, octobre 1970, 200 p.


HISTOIRE DE L'AUTOMOBILE 5

ces premières enquêtes, il est possible, à partir de ce numéro, de mettre en lumière quelques-unes des mutations induites par le développement de l'Automobile, et aussi, de façon paradoxale, les continuités qui caractérisent son histoire, tout au long du xxe siècle.

L'automobile a apporté des transformations partielles à la physionomie générale de l'économie française d'avant 1939. On dresse d'ordinaire le portrait d'une France affaiblie démographiquement et moralement, encombrée par une agriculture pesante, dotée d'une industrie dominée par les petites entreprises, bridée par les banques et des organisations telles que le Comité des Forges, livrant surtout des produits de qualité (à l'instar des fameux « articles de Paris »), parasitée par le petit commerce et les intermédiaires, menant une politique sociale rétrograde et tentée par le malthusianisme et le repli sur l'hexagone. L'histoire de l'Automobile en France confirme à coup sur la réalité de certains éléments de ce tableau. Un Citroën ou un Renault critiquent avec virulence après la Première Guerre mondiale la persistance de la petite entreprise ou l'émiettement des exploitations agricoles. Les grands constructeurs n'ont jamais assez de reproches envers leurs fournisseurs : les chemins de fer, les charbonnages, les textiles, la métallurgie, la verrerie, c'est-àdire envers la France des industries traditionnelles et du malthusianisme. Mais certains d'entre eux cultivent toujours une idéologie de la qualité, du produit artisanal voire de la clientèle de luxe : cette fidélité excessive à son passé amène le déclin progressif de Panhard et Levassor. Et, avant 1945, les relations sociales restent très tendues dans l'Automobile et ne donnent pas l'image d'un patronat moins dur que dans d'autres secteurs : les articles de James Laux et Bertrand Badie en font foi. Mais sur beaucoup d'autres points l'Automobile innove. Il s'agit d'une industrie largement exportatrice, comme le montre Michèle Flageolet, et, par là même, ayant le monde entier comme horizon et, après 1910, l'Amérique comme modèle. C'est aussi une branche hantée par « l'impératif industriel » et le souci de la croissance, bref très peu malthusienne sauf accident conjoncturel. De plus, après la Grande Guerre, elle passe à la production de masse et a en même temps recours assez souvent aux banques. C'est enfin le secteur où, grâce aux profits de la Grande Guerre, aux besoins de la reconstruction, à la démocratisation relative de la demande, la grande entreprise prend naissance, force et vigueur.

Revenons sur deux de ces caractères, au reste solidaires : la grande entreprise et l'américanisation.

L'Automobile permet à la France de dépasser le stade de la grande entreprise de style xIx° siècle qu'avaient atteint les compagnies de chemin de fer ou des firmes sidérurgiques comme Schneider ou de Wendel, qui pratiquent l'intégration verticale et s'orientent vers un capitalisme de production. L'Automobile fait changer la grande entreprise d'échelle (Renault dans les années trente dépasse les 30 000 ouvriers et possède un réseau commercial étendu sur soixante pays étrangers), d'organisation du travail, de système de vente. Elle lui donne aussi un but nouveau, le capitalisme de consommation. Les rapports entre grande et petite entreprises dans l'Automobile sont complexes. La grande entreprise y naît de la petite firme la plus traditionnelle : que l'on se reporte à l'étude sur les origines de Panhard-Levassor. Mais, après 1920, elle ne laisse plus guère de quoi vivre aux petites entreprises, et le nombre des constructeurs ne


6 P. FRIDENSON

cesse de diminuer. Cependant, un seuil est atteint dans les années qui précèdent 1939 : elles voient l'essor de la sous-traitance auprès de petites maisons spécialisées et la naissance de projets de décentralisation, auxquels l'après-guerre fournira une postérité féconde.

L'américanisation est attestée par le déficit de la balance des brevets de l'automobile : en 1938, 30 % seulement des brevets valables en France proviennent d'inventeurs français (5). Il s'agit, suivant les cas, d'une américanisation passive ou active (c'est-à-dire sélective et doublée d'une activité d'invention et d'organisation nationale). Mais toujours elle demeure incomplète. A commencer par l'importation du taylorisme en 1908-1913, qui se limita à certains secteurs de l'appareil de production, chez Panhard, ou à certaines parties du « système Taylor », chez Renault. Pourquoi cet inachèvement de l'influence américaine ? Les entreprises françaises dans leur majorité refusent d'être subordonnées aux géants d'outre-Atlantique, elles ont une stratégie accordant la priorité à des objectifs de production et non de « marketing » et, à partir des années trente, la demande et la fiscalité sur les marchés européens font prévaloir la petite voiture économique — ce qui conduit à une renaissance de la créativité et des techniques nationales. Cette américanisation conserve malgré tout sa position-pilote à l'industrie qui l'assimile par rapport à d'autres branches moins évoluées et ne l'empêche pas d'avoir un taux de croissance supérieur à celui de la construction automobile américaine dont elle véhicule, si l'on peut dire, le modèle de civilisation.

Voilà donc pour la période qui va jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, c'est l'ensemble de l'économie française qui s'engage dans un processus de croissance rapide. Dès lors, l'Automobile perd dans une large mesure son aspect d'originalité par rapport à d'autres branches. On pourrait presque dire qu'elle rentre dans le rang.

L'Automobile a aussi conduit à des transformations dans l'ordre social et politique. Elle provoque un bouleversement des structures de l'emploi. Celles-ci voient augmenter de façon massive le travail d'ouvriers non qualifiés et, aussi, de manière moins sensible mais fort nette, le rôle du travail indirectement productif des cadres, techniciens, agents de maîtrise, voire employés. L'Automobile dans les années trente a permis aussi l'implantation du syndicalisme et des organisations politiques au sein des masses ouvrières, alors qu'auparavant syndicalistes et politiques visaient surtout les élites ouvrières. C'est cette rencontre entre masses et organisations, puis sa consolidation que décrit l'article de Bertrand Badie, dans des termes qui devraient remettre en cause la conception courante d'un Front populaire spontané et échappant au contrôle des organisations. C'est une faille dans ces liens nouveaux entre base et sommet, puis le rétablissement soudain opéré par les organisations pour rendre possible une nouvelle rencontre auxquels Philippe Fallachon nous fait assister (en dépit de la maigreur des sources dont il a pu disposer) avec son article sur les grèves de 1947. Bref, c'est dans l'Automobile (même si ce n'est pas vrai aujourd'hui de toutes les firmes françaises) qu'est apparu et se maintient le syndicalisme de musse moderne, c'est là aussi qu'a finale(5)

finale(5) SCHWEIZER, Die Franzôsische Automobilindustrie, Zurich-Langenthal, 1952, p. 68.


HISTOIRE DE L'AUTOMOBILE 7

ment réussi à prendre un parti politique de masse implanté sur le lieu de travail, ce que retrace, pour Renault, Bertrand Badie. L'Automobile peut donc se définir comme un des principaux laboratoires de la vie professionnelle, syndicale et politique de la France. Elle a été le terrain d'élection de la rationalisation du travail, du syndicalisme de masse, des groupes politiques d'entreprise. C'est dans l'Automobile également que, d'après l'article de Jacques Vincent, va se produire une rénovation de la politique du personnel appliquée par la grande industrie. Jusqu'à présent, les directions d'entreprises avaient tenté — en utilisant notamment des psychosociologues — d'établir une communication avec leurs salariés, mais ce n'était pour elles que chose secondaire : elles persévéraient dans ce qui était seulement une administration du personnel, préoccupée par les coûts de production. Aujourd'hui, la relation du personnel à la grande entreprise devient un problème majeur pour les firmes, elles se voient probablement dans l'obligation de mieux traiter la main-d'oeuvre, et l'on peut prévoir une politique nouvelle qui sera cette fois de gestion du personnel, avec un véritable dialogue entre patronat et organisations syndicales, plus sérieux mais peut-être aussi plus dur.

Néanmoins, il ne serait pas juste de ne retenir dans l'histoire de l'Automobile française que les changements et de ne pas faire, à côté de ceux-ci, sa part à la continuité. Celle-ci se manifeste surtout dans quatre domaines. La répartition géographique de l'industrie automobile ne se modifie guère au long de notre période, du moins dans ses grandes lignes. Entre la carte des zones de production avant 1914 et celle de 1972, d'une France de la décentralisation, il n'y a pas beaucoup de différences. L'Automobile est restée dans ses premiers foyers ou est en train d'y revenir. D'autre part, les travailleurs de l'automobile ont, dans le même temps, continué à occuper une position stratégique sur le plan politique. Les analyses de James Laux sur les grèves de 1906 l'indiquent, Bertrand Badie les confirme avec celles du Front populaire, Philippe Fallachon rappelle comment le premier mouvement de 1947 chez Renault débouche sur l'exclusion définitive des ministres communistes du gouvernement, et l'on se souvient encore du rôle de Renault (Cléon, Billancourt, Flins) en maijuin 1968. Ensuite, l'industrie automobile, comme le note Jacques Vincent, reste, malgré l'automation, une branche qui a des besoins de main-d'oeuvre très importants. Une constante de cette main-d'oeuvre est le rôle principal que tiennent les ouvriers les plus qualifiés, les professionnels, dans la vie syndicale et politique de l'Automobile. La part des OS est aujourd'hui sans commune mesure avec celle des OS (appelés alors similaires) dans la France de 1914, et pourtant ce sont toujours les OP qui gardent le contrôle de la direction des instances syndicales et politiques des organisations ouvrières dans l'Automobile. Enfin, l'Automobile à ses débuts était une industrie d'assemblage. Elle tend aujourd'hui, à la faveur de, la décentralisation, de la transformation de la grande entreprise en un groupe ramifié en unités aux fonctions variées, à redevenir cette industrie d'assemblage qu'elle avait cessé d'être depuis les années 19051910. Il y a donc bien, dans cette industrie en perpétuel mouvement et en croissance presque continue, toute une série de permanences. La continuité y est ancrée au milieu du changement.

L'explication de ces continuités inviterait à des recherches supplémentaires. Mais il est temps de conclure, précisément en mentionnant


8 P. FRIDENSON. HISTOIRE DE L'AUTOMOBILE

quelques-unes des directions de recherches qui s'offrent à l'historien de l'Automobile. Nous ferons d'abord nôtre le diagnostic final de l'article de James Laux : « Le filon le plus productif, le plus riche d'avenir ne sera pas l'analyse des activités syndicales, mais bel et bien l'étude des ouvriers eux-mêmes et de leurs tâches et conditions de travail » (6). Nous commençons aujourd'hui à connaître l'introduction du taylorisme, mais l'essentiel de la vie ouvrière dans les usines d'automobiles de 1914 à nos jours reste largement terre inconnue pour l'historien. Que savonsnous, par exemple, sur la mise en application par Citroën, Renault, Peugeot du travail à la chaîne dans les années vingt ? A peu près rien. Il en va de même, dans de nombreuses régions et à diverses époques, pour la composition géographique et professionnelle de la main-d'oeuvre ouvrière, et ainsi de suite. Une autre série d'études auraient à aborder l'impact de l'Automobile sur la vie collective, avec les problèmes du réseau routier, des transports automobiles, des conséquences de la diffusion de l'automobile sur les villes, les banlieues et les campagnes (7). L'opinion publique offre aussi matière à plusieurs enquêtes sur la presse de l'Automobile (8), l'évolution de la publicité automobile et son rôle dans le conditionnement dans l'opinion, l'action du groupe de pression de l'Automobile sur la presse et les pouvoirs publics. La distribution de l'automobile par les agents et concessionnaires, les relations entre les usines d'automobiles et les industries de guerre (9) méritent de même des recherches particulières. Enfin, j'ai signalé dans ce numéro deux lacunes majeures, sur l'histoire de la demande (10), sur l'analyse des textes produits par les constructeurs, les ingénieurs et les militants ouvriers (11).

Ce numéro ne présente donc qu'un bilan provisoire, établi par des auteurs d'opinions différentes. Le lecteur voudra bien en tenir compte et ne pas y chercher de jugements tranchants sur telle ou telle composante du monde automobile. Nous avons tous fait nôtre l'opinion de Lucien Febvre suivant laquelle l'historien n'avait pas à jouer les jugessuppléants de la vallée de Josaphat. Par conséquent, il ne s'agit ici que d'un essai collectif pour mieux comprendre le phénomène automobile.

(6) Cependant l'étude des grèves, par exemple, peut se renouveler et s'enrichir, notamment au contact d'autres disciplines. Cf. B. DÉZERT, « Quelques aspects géographiques de la grève des usines de la S.A. Peugeot en avril-juin 1965 », Bulletin de l'Association des Géographes français, janvier-février 1966.

(7) Cf. J.-B. RAE, The road and the car in American life, Cambridge, Mass., 1971, XIV - 390 p.

(8) Cf. les résultats obtenus de cette façon par J.-J. FLINK, America adopts the automobile, 1895-1910, Cambridge, Mass., 1970, XII - 343 p.

(9) Cf. à titre d'exemple B.-J. BERNSTEIN, « The automobile industry and the coming of the Second World War », The Southwestern Social Science Quarterly, June 1966, p. 22-33.

(10) Cf. par exemple L.-J. MERCER, W.-D. MORGAN, « Alternative interpretations of market saturation : évaluation for the automobile market in the twenties », Explorations in Economic History, Spring 1972, p. 269-290.

(11) On trouvera des références bibliographiques sur l'industrie automobile en France dans les ouvrages suivants : A. TOURAINE, L'évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, 1955 ; B. DÉZERT, La croissance industrielle et urbaine de la Porte d'Alsace, Paris, 1970 ; P. FRIDENSON, Histoire des usines Renault, t. I, Paris, 1972 ; J.-M. LAUX, A history of the French automobile industrg to 1914, à paraître.


Travail et travailleurs

dans l'industrie automobile jusqu'en 1914

par James-M. LAUX

En 1913, 33 000 ouvriers environ étaient employés par les 48 firmes d'automobiles les plus importantes installées en France. 70 % d'entre eux travaillaient dans la région parisienne, 11 % à Lyon, et les autres dans le reste de la France (1). Le Rapport général sur l'industrie française publié par le ministère du Commerce en 1919 qui donne ce chiffre indique également qu'en y ajoutant celui des ouvriers travaillant pour les industries connexes, telles que la carrosserie ou les fabriques d'accessoires, on aboutit à un total de 100 000 ouvriers employés dans l'industrie automobile. Ce chiffre n'est pas aussi sûr que le précédent, car il englobe probablement les chauffeurs qui étaient alors plus de 20 000. Quoi qu'il en soit du chiffre exact, l'industrie automobile était devenue désormais la branche principale de la métallurgie française qui occupait, en 1911, 621 592 ouvriers (2).

Jusqu'à présent, les historiens de l'automobile n'ont guère accordé d'attention à ceux qui, dans les usines et les ateliers, assuraient la production des voitures. Pourtant, si l'on fait de l'automobile une histoire à part entière, ils y ont une place importante et, bien qu'ils aient laissé fort peu d'archives, justifient une étude approfondie. Quelles étaient l'origine et la qualification de ces ouvriers ? Quelles conditions de travail étaient les leurs ? Quelles formes prenaient chez eux l'organisation et l'action syndicales ? Quels effets a eus sur la nature du travail en usine cette industrie nouvelle qu'était l'automobile ? Voilà les principales questions qui se posent à leur propos.

* Nous remercions très vivement l'American Philosophical Society de Philadelphie et le Taft Fund de l'Université de Cincinnati dont les subventions nous ont permis les recherches dans le cours desquelles s'insère cet article.

(1) France, Direction des Etudes techniques, Rapport général sur l'Industrie française, 3 vol., Paris, 1919, I, p. 369-370. Les autres sources que nous avons utilisées tendent à corroborer ces chiffres.

(2) Ce chiffre ne concerne que les ouvriers de sexe masculin. Il inclut les ouvriers salariés et appointés de la métallurgie, mais exclut 138.000 patrons, les ouvriers qui fabriquent le métal et un certain nombre d'ouvriers non qualifiés. Il est extrait des statistiques sur la France publiées par l'United States Bureau of Labor Statistics dans sa Monthly Review, V, July 1917, p. 50. A titre de comparaison, l'on peut noter que, d'après la même source, il y avait, en 1911, 106.326 ouvriers dans l'industrie du fer et de l'acier, 67.234 dans l'imprimerie et l'édition et 33.926 dans la chimie.


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LES OUVRIERS AU TRAVAIL

Les ouvriers de l'automobile d'avant 1914 venaient en grande partie d'autres entreprises métallurgiques : fabriques de machines destinées à l'industrie textile ou aux chemins de fer, industries du cycle et du petit outillage. En fait, beaucoup entrèrent dans l'automobile sans quitter leur employeur, lorsque les firmes métallurgiques pour lesquelles ils travaillaient (par exemple, Lorraine-Dietrich ou Delaunay-Belleville) se lancèrent dans la production des voitures. Les deux tiers environ d'entre eux étaient des ouvriers qualifiés ou semi-qualifiés. Leur tâche consistait soit à monter le travail effectué ensuite sur machine par les décolleteurs, soit à faire marcher eux-mêmes les tours, les fraises ou les vrilles. Mais l'automobile n'avait pas réussi à attirer à elle beaucoup de mécaniciens de grande qualité. Ces aristocrates de l'atelier, déjà pourvus de bons emplois et très fiers de leur compétence et de leur habileté à fabriquer des outils, n'avaient que du mépris pour les ouvriers de l'automobile qu'ils traitaient de « fabricants de chaudières », malgré les salaires plus élevés que ceux-ci obtenaient en général dans la nouvelle industrie.

Bien souvent dans les toutes premières années la direction générale d'une usine d'automobiles ne s'occupait pas, ou peu, de l'embauche des ouvriers. Dans de nombreux cas, il appartenait aux contremaîtres de se procurer le personnel nécessaire à la bonne marche de leurs ateliers. S'ils ne trouvaient personne eux-mêmes, ils avaient recours à des ouvriers simplement recommandés par leurs amis qui étaient déjà dans l'atelier. Les ouvriers non qualifiés étaient surtout des adolescents, jeunes apprentis ou aides qui travaillaient dans le hall d'assemblage ou à l'atelier des machines. De Dion-Bouton utilisait même des femmes pour le travail sur certaines machines-outils, et il peut y avoir eu d'autres cas semblables. La loi Millerand de 1900 créa sur ce point des difficultés aux entreprises en limitant à onze heures la journée de travail des hommes dans les ateliers qui employaient des femmes et des jeunes au-dessous de 18 ans, maximum qui descendit à dix heures en 1904. Cette réglementation amena la plupart des constructeurs d'automobiles à renvoyer leurs apprentis, car beaucoup d'usines faisaient plus de dix ou onze heures par jour dans les périodes de fortes commandes. Néanmoins, chez Panhard et Levassor, le directeur général, le commandant Krebs, fonda un atelier séparé pour les apprentis où soixante jeunes gens purent suivre une formation de trois ans au travail sur machines. Alexandre Darracq organisa un programme analogue en vue de procurer à son usine de Suresnes les mécaniciens qualifiés dont il avait besoin.

Certaines déclarations de l'époque ont déploré une pénurie d'ouvriers qualifiés dans l'automobile. Dans la plupart des firmes, il ne semble pourtant pas que le problème soit devenu crucial. Celles de la région parisienne n'ont guère été touchées, car elles disposaient d'un vaste marché du travail. Les ventes d'autos ne se développèrent pas assez rapidement pour obliger l'industrie dans sa totalité à mettre en oeuvre en peu de temps de nouvelles techniques de production qui auraient permis d'utiliser des manoeuvres ou des ouvriers semi-qualifiés en lieu et place du personnel qualifié. Une modification de ce type eut lieu aux


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Etats-Unis, ouvrant la voie à la production automobile de masse, mais en France, où elle fut plus tardive, elle ne se réalisa que de manière très graduelle. Encore en 1920, 65 % des ouvriers des usines Peugeot à Sochaux étaient qualifiés, 25 % semi-qualifiés, et 10 % des manoeuvres (3).

Le salaire des métallurgistes de sexe masculin progressa plus vite que celui de la moyenne des ouvriers de l'industrie française, comme l'indique le tableau I.

Tableau I. — SALAIRE JOURNALIER MOYEN

En francs

Accroissement

1892

1901 1911

1892-1911 (%)

— 2,91 (1910)

26,5

4,20 4,81

20,2

Ouvriers métallurgistes .... 4,03

4,47 5,03

24,8

Métallurgistes (Paris Seulement)7,79

Seulement)7,79

25,0

Source : P. COMBE, Niveau de vie et progrès technique en France (1860-1939), Paris, 1956, p. 98-107, 616-617.

On ne possède pas de statistiques dignes de foi sur les salaires dans l'automobile, mais, d'après diverses données dont on dispose pour certains constructeurs parisiens, on peut estimer que les salaires journaliers y étaient en moyenne supérieurs d'un à deux francs à ceux des métallurgistes parisiens. Mais, d'un autre côté, l'automobile avait davantage tendance que d'autres branches à être une industrie saisonnière. Des années 1890 à l'immédiate avant-guerre, la durée normale de la journée de travail dans l'automobile à Paris tomba peu à peu de douze heures à dix, et le salaire journalier augmenta d'environ 25 %. Le salaire horaire moyen passa d'environ soixante centimes à un franc. Mais, à l'intérieur d'un même établissement, les salaires variaient dans le rapport de un à deux entre le manoeuvre au bas de l'échelle et l'outilleur ou le metteur au point au sommet de la hiérarchie des salaires. Le coût de la vie pour les ouvriers parisiens varia peu de 1895 à 1910 ; en 1910, sous l'aiguillon des prix de la viande, il commença à monter, atteignant, en 1911, un niveau supérieur de 10 % à la norme antérieure (4).

Si l'on cherche à connaître le montant des salaires réels, on se heurte entre autres difficultés à la complication des modes de rémunération du travail. Les renseignements disponibles sur les méthodes effectives de travail et sur les systèmes de salaire corrélatifs dans les firmes

(3) F. MAILLARD, L'industrialisation du pays de Montbéliard, 1851-1951, thèse de Droit non publiée, Université de Nancy, 1953, p. 157-158.

(4) J.-M. 'FLONNEAU, « Crise de vie chère et mouvement syndical », Le Mouvement social, n° 72, juillet-septembre 1970.


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industrielles françaises de cette période sont rares. Néanmoins, il est absolument certain que la plupart des maisons d'automobiles tentèrent d'instituer travail aux pièces ou primes de rendement partout où cela leur était possible. La plupart de ces méthodes n'avaient rien de nouveau en France : Georges Duveau l'a montré, elles étaient largement répandues au milieu du xix° siècle et au début des années 1890, 30 %, semble-t-il, des ouvriers de l'industrie française travaillaient sous un régime de salaire aux pièces (5). Dans les métiers comme la métallurgie ou l'imprimerie où l'on ne pouvait pas mesurer facilement le rendement individuel, des systèmes collectifs de travail aux pièces s'étaient développés. Ces contrats fixaient la somme due aux équipes d'ouvriers pour chaque tâche ou groupe de tâches accomplis, avec partage de la paie entre les ouvriers selon les engagements convenus qui incluaient parfois un salaire minimum journalier. Dans les charbonnages, les mineurs formaient des équipes de volontaires et les chefs d'équipes entraient en concurrence pour l'attribution des tâches, la direction acceptant le prix de tâche le plus bas. Ce système entra en usage dans les mines anglaises à la fin du xviiie siècle et probablement de là gagna les houillères belges et françaises ; dans les mines françaises, il demeura la norme au xxe siècle (6). Le terme de commandite s'appliquait à une méthode identique dans les imprimeries françaises. Quant au marchandage, il désigne une négociation entre un représentant de la direction et le chef d'une équipe d'ouvriers pour déterminer le prix d'une tâche. Les ouvriers sont soit des employés réguliers de l'entreprise, soit des ouvriers recrutés pour ce travail précis par le chef d'équipe ou marchandeur, et leur salaire leur est versé soit par l'entreprise, soit par le biais du marchandeur. Quelquefois, le marchandage désignait aussi la négociation entre un ouvrier individuel travaillant aux pièces et son contremaître (ce terme avait un sens aussi imprécis que sweating pour les Anglais). Le type de marchandage dans lequel le marchandeur recrutait et payait lui-même les ouvriers de son équipe, ce qui était en réalité une forme de soustraitance, donnait facilement lieu à des abus ; il avait mauvaise réputation chez les ouvriers. La Seconde République l'avait aboli en 1848, mais cette loi de 1848 était vite devenue lettre morte.

Dans l'automobile, le patronat, par le biais du travail aux pièces, réussit à accroître la productivité du travail ; le travail aux pièces, au témoignage d'un dirigeant du syndicat des mécaniciens en 1906, avait aussi la faveur de beaucoup d'ouvriers, car ils obtenaient ainsi un salaire plus élevé. Selon ce dernier, il était courant de voir la production doubler dans un atelier lorsqu'on passait du travail à la journée au travail aux pièces, tandis que l'augmentation des salaires versés, elle, ne dépassait pas 10 ou 15 %. Mais toujours selon lui, un système de travail aux pièces avait des effets néfastes sur la qualité de la production : « Là,

(5) Dans son ouvrage classique La vie ouvrière en France sous le second Empire, Paris, 1946, p. 262-266 ; cf. aussi D. SCHLOSS, Methods of industrial remuneration, 3e édition, Londres, 1898, p. 43.

(6) Sur les systèmes de salaires dans les mines françaises, cf. en dernier lieu R. TREMPÉ, Les mineurs de Carmaux 1848-1914, Paris, 1971, t. I, p. 336-338 et 473-501.


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snobs de l'automobile, est le secret des pannes pendant vos voyages » (7).

Dans son enquête de 1909 sur les conditions de travail dans l'industrie automobile, E. Riché a montré que les outilleurs et les monteurs travaillaient, eux, au temps, non à la production, en raison de la nature de leurs tâches. Ils avaient beau gagner de ce fait souvent moins que certains ouvriers payés aux pièces, ils préféraient cependant leurs fonctions qu'ils trouvaient beaucoup plus intéressantes et plus variées ; leur travail leur laissait beaucoup plus de liberté et donnait les coudées franches à leur intelligence (8). Ce disant, E. Riché ne versait pas dans le sentimentalisme fréquent chez les intellectuels lorsqu'ils s'intéressent à la question du travail en usine. La preuve en est fournie par un rapport sur l'usine Hotchkiss. Quand cette firme introduisit des tours américains d'un nouveau modèle, six ouvriers qualifiés l'un après l'autre refusèrent de s'en servir et il fallut les licencier avant de pouvoir trouver des ouvriers qui veuillent bien les utiliser. Les ouvriers disaient qu'ils n'aimaient pas les machines nouvelles car elles ne laissaient plus rien à faire aux mécaniciens (9). Il se peut aussi qu'ils aient craint que la mise en service de ces machines nouvelles en dégageant un surplus de productivité n'aboutisse à des licenciements. Les essayeurs et les metteurs au point travaillaient eux aussi à l'heure, mais gagnaient parfois plus de 400 francs par mois. En effet, les clients de leur firme louaient leurs services pour apprendre d'eux les rudiments de la conduite en quelques jours. Certains essayeurs firent aussi leur réputation et leur fortune comme pilotes de courses lorsque, peu à peu, les aristocrates, qui couraient en amateurs, se retirèrent des circuits après 1903.

Le système normal de salaire aux pièces en vigueur dans l'automobile garantissait à l'ouvrier un salaire horaire de base, plus une prime au nombre de pièces fabriquées dans un temps déterminé. Pour accroître le rendement, certains constructeurs offrirent, vers 1904, une prime supplémentaire pour toute pièce faite au-dessus d'un nombre fixé, de manière à faire croître la prime plus vite que la croissance arithmétique de la production. Cette pratique souleva des difficultés : en poussant ainsi en permanence à l'augmentation des quantités, on aboutissait, en même temps qu'au mécontentement des ouvriers, à une baisse de la qualité,

(7) P. COUPAT, secrétaire de la Fédération des Mécaniciens, dans la Revue syndicaliste, II, 1906, p. 132-133. La meilleure source sur les systèmes de salai res clans l'automobile reste E. RICHE, La situation des ouvriers dans l'industrie automobile, Paris, 1909, p. 54-91. On trouve aussi des indications utiles dans J. SIMONET, Etude sur l'organisation rationnelle des usines, édition revue, Paris, 1919, p. 105, et une analyse d'ensemble dans les travaux de B. MOTTEZ : « Du marchandage au salaire au rendement », Sociologie du Travail, II, 1960, p. 206-215 ; Systèmes de salaires et politiques patronales, Paris, 1966, 266 p. ; « Formes de salaires et types d'action ouvrière », Le Mouvement social, n° 61, octobre-décembre 1967, p. 5-12. D. SCHLOSS, op. cit., traite de la situation en Grande-Bretagne, mais une large part de son étude peut aussi s'appliquer à la France. W.-F. WATSON, Machines and Men : An Autobiography of an Itinerant Mechanic, Londres, 1935, donne une très intéressante description de la vie dans les ateliers de mécanique à Londres de 1896 à 1929 qui n'étaient probablement pas très différents de ceux de Paris.

(8) E. RICHE, La situation..., op. cit., p. 54-58.

(9) G. CARDEN, Machine Tool Trade in Germany, France, Switzerland, Italy and United Kingdom, Washington, U.S. Bureau of Manufactures, Special Agenls'Series, n° 26, 1909, p. 141.


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c'est-à-dire au camelotage des pièces. La direction était alors tentée de diminuer le taux des salaires, d'où nouveaux griefs des ouvriers. Parmi les systèmes voisins, il y en avait un qui octroyait une prime spéciale pour ceux qui n'atteindraient pas un nombre fixé de pièces défectueuses, et il existait aussi des accords collectifs ou par équipes pour l'assemblage et la carrosserie, ces derniers étant connus sous le nom de commandite ou marchandage (10).

Habituellement, les ouvriers touchaient leur paie une fois par mois, et recevaient une avance à la fin de la première quinzaine. Les employeurs n'aimaient pas verser la paie à intervalles plus rapprochés car non seulement cette façon de procéder demandait plus de travail administratif, mais encore elle accroissait l'absentéisme (beaucoup d'ouvriers ne se présentaient pas à leur travail le lundi suivant la paie du vendredi ou du samedi).

La croissance de l'industrie automobile eut souvent un profond retentissement sur les professions qui lui étaient indirectement associées. Nouzon, ville des Ardennes, sur la Meuse, aux abords de la frontière belge, avait acquis une grande réputation en France pour la qualité de ses fonderies. Quand l'industrie automobile se développa, des industriels, français mais aussi étrangers, firent appel aux fonderies de Nouzon pour la livraison de pièces coulées compliquées pour les cylindres, et ensuite des blocs moteurs de deux et quatre cylindres ou davantage. Ces fabrications exigeaient beaucoup d'adresse et de soin, et il y avait sans cesse de nouveaux modèles. Aussi les fondeurs qualifiés se trouvèrent-ils dans une position très favorable pour le marchandage. Au tournant du siècle, ces ouvriers, qui représentaient environ un tiers des effectifs employés dans les fonderies de Nouzon, gagnaient sept ou huit francs par journée de douze heures en travaillant aux pièces. Vers 1906, la durée de la journée de travail n'était plus que de dix heures et un ouvrier qualifié travaillant aux pièces gagnait désormais dix à quinze francs par jour. Cette progression rapide était due à une grève de six semaines, en 1902, et aussi au marchandage sur le prix des pièces chaque fois qu'on introduisait de nouveaux modèles. Le salaire de ces fondeurs valait plus de deux fois le salaire national moyen dans la métallurgie. Quant aux manoeuvres des fonderies, ils recevaient en 1906 six francs par jour, somme inchangée depuis six ans, mais pour une durée de travail de dix heures au lieu de douze (11).

LES GRÈVES

La plupart des usines d'automobiles eurent à subir au moins une grève dans les quinze années précédant 1914 (12). Celles-ci éclatèrent pour la première fois en 1899 et atteignirent leur apogée lors de la grande vague de grèves de 1906. Puis, après plusieurs années de calme,

(10) E. RICHE, op. cit., p. 61-91.

(11) Ibid., p. 16-32.

(12) P.-N. STEARNS, « Against the strike threat : employer policy toward labor agitation in France, 1900-1914 », Journal of Modern History, XL, 1968, p. 474-500, rend compte de manière très pertinente des tendances générales de l'action du patronat.


L'INDUSTRIE AUTOMOBILE JUSQU'EN 1914 15

les troubles sociaux reprirent, de 1910 à 1913. Cette évolution chronologique est parallèle à celle du mouvement des grèves pour l'ensemble de la France. Tous les grands centres de la production automobile connurent des conflits entre patrons et ouvriers. Plusieurs types de problèmes furent à l'origine des actions ouvrières. Au début, c'étaient les questions de discipline à l'atelier qui déclenchaient fréquemment une grève. Par exemple, une dispute entre un ouvrier et son contremaître entraînait le renvoi de l'ouvrier. Ses camarades quittaient leurs outils et cessaient le travail pour exiger sa réintégration, voire le renvoi du contremaître. Les deux premières grèves de l'automobile illustrent tout à fait ce genre d'antagonisme. Fin août 1899, à l'usine Clément de Levallois-Perret, un nouveau contremaître voulut renforcer son autorité en tirant sur un ouvrier un coup de revolver. L'arrêt de travail qui s'ensuivit ne dura pas longtemps. Un mois plus tard, une grève plus sérieuse, toujours à propos d'un contremaître, éclata chez de DionBouton à Puteaux. L'affaire surgit au moment où le comte de Dion se livrait à une agitation antirépublicaine à l'occasion de l'affaire Dreyfus, et la grève avait des sous-entendus politiques, au moins à en croire les comptes rendus parus dans la presse syndicale (13). Le comte, qui était, semble-t-il, prêt à faire des concessions sur les salaires, refusa de céder sur la question du contremaître, car elle mettait beaucoup plus directement en cause son autorité de patron. Les dirigeants de la grève, eux, tinrent bon à propos du contremaître, si bien qu'aucun accord ne put être conclu. Mais les syndicalistes avaient surestimé le militantisme des ouvriers, car la plupart des ouvriers revinrent à leur poste quelques jours plus tard, et la grève se termina au bout de deux semaines sans rapporter aux ouvriers le moindre avantage (14).

A la même époque, l'agitation ouvrière gagna la région de Montbéliard. Le 25 septembre 1899, un ouvrier de l'usine de Beaulieu des Fils de Peugeot Frères (fabricants de cycles et de quincaillerie), nommé Louys, fut licencié, sans doute en raison d'activités syndicales. Cet événement provoqua des grèves dans plusieurs usines de la région. Armand Peugeot, préoccupé par l'extension du mouvement, tenta de le désamorcer en embauchant Louys dans son usine d'automobiles à Audincourt. Cette mesure, combinée à des concessions sur les salaires et la durée du travail, mit fin à l'affaire au début d'octobre. Mais quelques jours plus tard, l'usine de "machines à coudre des Fils de Peugeot Frères à Audincourt arrêta le travail pour protester contre le licenciement des dirigeants de la grève précédente. Ce mouvement traîna jusqu'en novembre, et le 20 de ce mois, les ouvriers des autres usines Peugeot, y compris celle d'Armand Peugeot à Audincourt, firent une grève de solidarité. En pure perte. Aussi Pierre Biétry, le dirigeant de la grève, fit-il une ultime tentative assez donquichottesque, en organisant le 21 novembre une marche de 1 500 grévistes sur Paris. Celle-ci fit vingt kilomètres et parvint près de Belfort, mais elle s'effondra dès que Biétry fut arrêté par la police. Le travail reprit à l'usine des automobiles Peugeot le

(13) Journal du Peuple, 5 octobre 1899.

(14) Voir les rapports de police sur ces deux grèves aux Archives de la Préfecture de Police (Paris), B/a 1383 et, avec davantage de détails, aux Archives nationales, F 13 4687.


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28 novembre. De cette date jusqu'à la Première Guerre mondiale il n'y eut, dans cette usine, que deux grèves et encore très brèves. En mars 1903, il s'agissait pour les ouvriers de protester contre un changement du règlement du travail, mais ils durent reprendre le travail deux jours plus tard sans avoir obtenu satisfaction. En octobre 1904, ils firent grève contre le licenciement d'un ouvrier, ce pendant six jours, mais, derechef, ils échouèrent (15).

Après 1900, comme les contremaîtres avaient acquis une grande expérience dans leurs fonctions, les conflits portant sur la discipline dans les ateliers diminuèrent, puis disparurent. Le motif de grève le plus fréquent devint la durée du travail ou le salaire. Sur le premier de ces thèmes, c'étaient en général les ouvriers qui prenaient l'initiative, en revendiquant un raccourcissement de la journée ou de la semaine de travail sans réduction de salaire. Le patronat, au contraire, centrait son action sur les salaires, et il changeait la façon de les déterminer d'une manière qui jouait parfois au détriment des ouvriers. La plupart des grèves éclataient sans avoir été préméditées par les ouvriers. Cessant le travail, ils quittaient l'usine pour se réunir, exprimer leurs doléances, et exigeaient alors une hausse des salaires, quoique ceux-ci n'aient généralement pas été la cause première de la grève. Les employeurs préféraient le plus souvent accorder des augmentations de salaires plutôt que de faire d'autres concessions telles que la réintégration d'un ouvrier licencié ou le renvoi d'un contremaître impopulaire, car un réajustement de salaire ne portait pas d'atteinte fondamentale à l'autorité patronale et, en outre, les gains des compagnies étaient suffisamment vastes par rapport à la masse salariale pour ne pas être menacés par sa hausse. En cédant un peu sur les salaires, le patronat pouvait en profiter pour masquer ainsi son refus de traiter sur la discipline, ou sur le principe ou la méthode du travail aux pièces, ou sur la longueur de la journée de travail.

Le mouvement syndical ne parvint pas à réaliser une implantation très profonde chez les ouvriers de l'automobile avant la Première Guerre mondiale. Les syndicats avaient leurs bastions dans les maisons de carrosserie, car beaucoup de ces entreprises avaient plusieurs dizaines d'années d'existence : elles avaient commencé par faire des fiacres et leurs ouvriers, rompus aux techniques traditionnelles de la menuiserie, de la garniture, de la peinture, etc., avaient pris l'habitude de l'action collective. En revanche, dans aucune des entreprises qui fabriquaient les châssis d'automobiles le nombre de syndiqués ne dépassait le quart des effectifs ouvriers et, dans la plupart des cas, il n'atteignait pas le dixième. Ce manque d'organisation chez les ouvriers ne permettait pas l'expression normale des revendications et tendait à provoquer des grèves sauvages. D'un autre côté, le manque de solidarité ouvrière et de fonds de soutien aux grévistes laissait à peu près le champ libre à l'autorité patronale et rendait les grèves plus courtes qu'elles ne l'auraient été autrement.

Les employeurs avaient plusieurs lactiques pour écarter les risques de difficultés ouvrières. Tout d'abord, la direction générale d'une entre(15)

entre(15) VASSEUR, Les débuts du mouvement ouvrier dans la région de Belfort-Montbéliard (1870-1914), Paris, 1967, p. 93-100 et 150-151.


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prise pouvait décider d'embaucher des ouvriers sans passer par les contremaîtres ou les chefs d'équipes. Ce faisant, elle espérait pouvoir éviter d'embaucher des syndicalistes actifs, des « agitateurs », car il y avait des listes noires de ces militants. Ou bien un constructeur décidait de s'éviter par avance un conflit en licenciant les ouvriers qu'il considérait comme responsables de troubles possibles. C'est ainsi que le 19 décembre 1903, la maison Panhard et Levassor mit tout d'un coup à pied 213 de ses 1 550 ouvriers en alléguant qu'elle n'avait pas de travail à leur donner. Les rapports de police sur cette affaire, qui sont plus détaillés qu'à l'ordinaire, affirment qu'un groupe d'ouvriers syndiqués de Panhard avaient formé une organisation, le Sou de Résistance, afin d'accumuler des fonds pour venir en aide à tout adhérent licencié. La direction, ayant appris l'existence de cette association, profita d'un incident qui survint entre un contremaître et un ouvrier pour éliminer les travailleurs « les plus exaltés ». Ils étaient seulement une trentaine, mais, d'après un rapport de police, la direction chercha à dissimuler les mobiles de ce licenciement en renvoyant plus de deux cents personnes. Les dirigeants de la compagnie s'attendaient à des troubles et ils demandèrent à la police de venir aux portes de l'usine à l'heure de fermeture. Puis, en fin de journée, ils firent parvenir à leurs destinataires les avis de renvoi. Malgré le mécontentement que provoqua cette mesure chez les ouvriers, ceux-ci ne se mirent pas en grève et la compagnie réembaucha peu à peu ceux des ouvriers qu'elle souhaitait réellement conserver (16). Cependant, Panhard et Levassor était l'un des constructeurs qui avait le plus fait pour ses ouvriers en matière d'assistance sociale. Les ouvriers devaient obligatoirement cotiser à un fonds mutuel de solidarité, à raison de 1 % de leur salaire, et la contribution patronale avait le même montant. Le fonds, que gérait un bureau élu par les ouvriers, remboursait les frais médicaux et versait une indemnité journalière égale à la moitié du salaire normal pendant la durée d'incapacité de travail en cas d'accident ou de maladie. Il contribuait aussi aux frais d'enterrement et, le cas échéant, versait des pensions aux veuves et aux orphelins des ouvriers. Cependant, les ouvriers qui quittaient la firme perdaient tous leurs droits sur les sommes qu'ils avaient payées. En 1904, la compagnie créa une caisse de retraite qu'elle finança elle-même par une subvention annuelle. Une partie des fonds étaient affectés au compte de chaque membre ; au cas où l'un d'eux quittait la maison avant l'âge de la retraite, la moitié de son compte retraite lui était versée. Les ouvriers pouvaient adhérer à cette caisse au bout de trois ans de travail et, après dix ans d'ancienneté, ils recevaient une allocation plus grande. Les ouvriers âgés de plus de cinquante ans qui prenaient leur retraite au bout de trente ans de maison avaient la garantie qu'ils recevraient cinq cents francs de pension annuelle, c'est-à-dire à peu près l'équivalent de deux mois de salaires. Entre autres choses, cette organisation avait pour but d'augmenter la stabilité du personnel dans l'entreprise. Nous ne disposons pas de documents qui permettent de savoir si cet objectif a été atteint. Cependant, il y a eu au moins un observateur pour souligner le fait qu'en 1907-1908 parmi les diverses usines d'automobiles qu'il

(16) Archives de la Préfecture de Police, B/a 1384.


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avait visitées dans la région parisienne, Panhard et Levassor était bien la seule où il n'ait pas décelé une hostilité latente des ouvriers contre les employeurs (17).

Adolphe Clément utilisa la même méthode d'élimination que Panhard lorsque le développement du mouvement pour la journée de huit heures lui fit craindre des difficultés avec ses ouvriers. Fin août 1905, son usine de Levallois-Perret ferma pour l'inventaire annuel ; des rumeurs se répandirent alors selon lesquelles certains des 1 200 ouvriers ne seraient pas repris au moment où la compagnie rouvrirait ses portes. Une délégation d'ouvriers demanda à être reçue par Clément à ce sujet. Il lui confirma la rumeur : il avait décidé de ne pas réembaucher environ cent cinquante « agitateurs » (18).

Au début de 1905, survint la première d'une série de grèves qui affectèrent plusieurs firmes automobiles au même moment. Ce mouvement particulier vit le jour en janvier dans la maison de carrosserie Védrine à Courbevoie où les ouvriers revendiquèrent la suppression du système du marchandage. Dans la carrosserie, par le biais de ce système, les salaires des membres d'une équipe étaient très différenciés les uns par rapport aux autres, avec notamment des gains pour le chef d'équipe bien supérieurs à ceux des autres ouvriers. Ce dernier point fut la pomme de discorde. De Védrine, la grève s'étendit à beaucoup d'autres carrossiers de la région parisienne, et bientôt toucha plus de 4 000 personnes. Il fallut près de trois mois aux antagonistes pour parvenir à une solution négociée : tous les carrossiers, faisant bloc, s'engagèrent collectivement à passer du marchandage à un système de commandite dans lequel les ouvriers d'une même équipe auraient chacun la même part des salaires distribués pour une tâche donnée (19).

Peu après la fin de cette affaire à Paris, Marius Berliet à Lyon mit à la porte trois de ses ouvriers. La quasi-totalité du personnel entama alors une grève réclamant, outre la réintégration de leurs camarades, la révision du système de travail aux pièces, le paiement de primes pour tout travail le dimanche ou les jours fériés, et l'institution d'une commission d'étude des problèmes ouvriers. Les ouvriers de plusieurs autres usines automobiles de Lyon firent grève pendant deux jours en signe de solidarité avec les ouvriers de Berliet. Mais le résultat fut la coalition de presque tous les constructeurs automobiles lyonnais qui décidèrent en commun de procéder à un lock-out général. La grève échoua, et quand les compagnies reprirent leurs activités, elles ne réembauchèrent pas les syndicalistes et leurs amis (20).

(17) E. RICHE, op. cit., p. 98 et 100-102. Sur les institutions de secours chez de Dion-Bouton, cf. C. BAUDIN, Images du passé, Paris, 1937, p. 122 (elles fonctionnent depuis 1898). Sur la société de secours Renault Frères, fondée en 1901, cf. G. HATRY, « OEuvres sociales et associations 1900-1919 », De Renault Frères constructeurs d'automobiles à Renault régie nationale, n° 4, juin 1972, p. 132.

(18) Archives de la Préfecture de Police, B/a 1384.

(19) La Voix du Peuple, du 5 mars au 11 juin 1905 ; Les Temps nouveaux, du 4 mars au 1er avril 1905.

(20) La Voix du Peuple, du 28 mai au 18 juin 1905 ; L'Ouvrier métallurgiste, 1er juillet 1905.


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Toute l'organisation nécessaire pour une grève beaucoup plus ample se mit en marche en 1904 lorsque la CGT, alors dirigée par Victor Griffuelhes, lança une campagne pour la journée de huit heures. Ses membres avaient pour consigne d'utiliser des méthodes d'action directe. La CGT se fixait comme but et comme limite le 1er mai 1906 ; au delà de cette date, aucun travailleur ne consentirait plus à travailler plus de. huit heures par jour. Cette campagne s'amplifia pendant l'hiver 19051906, où elle fut marquée par des discours et des articles de presse plutôt que par des grèves. Néanmoins, la rhétorique vigoureuse et colorée des dirigeants syndicaux provoqua une vive appréhension chez certains employeurs et chez de nombreux membres de la bourgeoisie conservatrice, surtout à Paris. La tension montait quand se produisit la grande catastrophe minière de Courrières dans laquelle plus de 1 100 personnes trouvèrent la mort. Les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais rendirent responsable du désastre la compagnie minière et il s'ensuivit une grande grève des mineurs, marquée par des violences et des affrontements entre les grévistes et l'armée. Ces événements dramatiques accrurent l'inquiétude et l'excitation que provoquait déjà l'annonce de prochaines actions syndicales sur les huit heures.

En avril, des grèves commencèrent dans la région parisienne. La première usine touchée fut, le 6, la maison Renault, mais il s'agissait de revendications portant sur une augmentation de salaire de 5 % et non sur la durée du travail; La grève fut suivie par la plupart des 1 200 ouvriers de l'usine. La société qui venait de recevoir sa première grande commande de taxis en avait commencé depuis peu la fabrication. Au bout de quelques jours, elle accepta la plupart des demandes des ouvriers et put ainsi reprendre sa production. D'autres grèves suivirent, notamment chez les postiers, les typographes et les orfèvres de Paris. Le gouvernement ne voulut pas courir le risque de voir la manifestation du 1er mai à Paris dégénérer en émeute, ce qui l'aurait mis dans l'embarras à la veille des élections législatives fixées au 6 mai. Aussi le ministre de l'Intérieur, Georges Clemenceau, tenta-t-il d'abord de persuader les dirigeants de la CGT de reporter la limite qu'ils avaient fixée du 1er mai à une date postérieure aux élections. Ils refusèrent tout net. Alors, tandis que quelques bourgeois craintifs fuyaient Paris, Clemenceau fit venir quelque 45 000 soldats de province dans la capitale pour permettre au préfet de police Louis Lépine de préserver la loi et l'ordre. Puis, le 30 avril, Clemenceau tenta de ramener le calme en faisant arrêter Victor Griffuelhes et plusieurs membres de la tendance la plus dure de la CGT en même temps que quelques bonapartistes de troisième ordre. Il prétendit avoir démasqué un dangereux complot qui visait à renverser la République. Mais les observateurs politiques ne prirent pas ses déclarations très au sérieux et la police relâcha presque tous les « suspects » le 7 mai, le lendemain matin des élections qui virent le renforcement des partis gouvernementaux (21).

(21) Pour cette discussion à propos du ler mai 1906 et pour l'interprétation du mouvement de grève qui l'a suivi, j'ai bénéficié de l'aide et des conseils très généreux de M. B. Vandervort, un des meilleurs spécialistes de la question, qui peut cependant ne pas partager mon analyse de ce mouvement.


20 J.-M. LAUX

Un grand nombre d'ouvriers parisiens, et notamment ceux de l'automobile, s'étaient pourtant mis en grève le ler mai. Mais la stratégie de Clemenceau et la tactique de Lépine avaient réussi à maintenir le calme dans la capitale, à part quelques vifs affrontements entre la police et les ouvriers autour de la Bourse du Travail. Le lendemain, la plupart des grévistes reprirent le travail, mais certains continuèrent la grève et davantage d'ouvriers se joignirent à eux, si bien qu'au bout de quelques jours environ 100 000 personnes s'étaient mises en grève dans le département de la Seine pour obtenir la réduction de la journée de travail.

Dans l'automobile parisienne existaient trois syndicats. Celui des ouvriers carrossiers — les « travailleurs de la voiture » — était le plus fort et le plus militant. Ses adhérents cessèrent le travail du 2 mai jusqu'à la fin du mois, mais sans succès. Les deux autres syndicats, celui des mécaniciens et celui des métallurgistes, essayaient d'organiser les ouvriers dans les usines où l'on fabriquait les moteurs et les châssis, mais, en 1906, ils n'avaient encore que peu d'adhérents. Dans les usines d'automobiles de Puteaux, par exemple, il y avait à peine 300 syndiqués sur 8 à 10 000 ouvriers (22). En avril 1906, les dirigeants des mécaniciens, de tendance relativement modérée, qui avaient dans leur base beaucoup plus d'ouvriers de l'automobile que de métallurgistes, en vinrent à la conclusion que, malgré leurs efforts considérables pour les mobiliser, la masse des ouvriers de l'auto n'avaient guère envie de faire grève pour les huit heures. Plutôt que d'aller au-devant d'une sérieuse défaite en n'ayant que des troupes clairsemées à jeter dans cette bataille, ils décidèrent de ne pas appeler à une grève nationale. Mais ils s'engagèrent à soutenir toutes lès actions de grève menées dans les entreprises. C'est pourquoi le travail reprit chez la plupart des constructeurs le mercredi 2 mai, après la manifestation du 1er.

Pourtant, une compagnie importante, Delaunay-Belleville, prit davantage au sérieux l'agitation sur les huit heures. En réponse aux revendications ouvrières, elle accorda à ses salariés, le 2 mai, la semaine anglaise, soit cinq journées de dix heures plus cinq heures le samedi matin. La nouvelle de cette brèche dans la durée de la semaine de travail, qui passait ainsi de soixante à cinquante-cinq heures, se répandit comme une traînée de poudre dans les autres usines dont les ouvriers se mirent du coup à exiger un raccourcissement de la semaine de travail dans leurs propres firmes, c'est-à-dire l'instauration de la semaine anglaise ou de la journée de neuf heures. Ils entrèrent dans l'action souvent sans avoir consulté les militants syndicaux. Mais la plupart des compagnies refusèrent toute concession, même aussi minime que celle de Delaunay-Belleville. Elles ne tardèrent pas à fermer leurs portes, en raison soit de grèves, soit de lock-outs : ainsi de Dion-Bouton, Charron, Vinot et Deguinguand, Darracq, Renault, Clément, Panhard et Levassor, Hotchkiss, et d'autres. En fait, c'étaient des ouvriers non syndiqués qui avaient lancé et impulsé ce mouvement, excités davantage par les résul(22)

résul(22) le syndicalisme dans l'automobile vers 1912-1913, au temps du système Taylor, cf. C. GRAS, « La Fédération des Métaux en 1913-1914 et l'évolution du syndicalisme révolutionnaire français », Le Mouvement social, n° 77, octobre-décembre 1971, p. 92-98 (article paru après la rédaction du nôtre).


L'INDUSTRIE AUTOMOBILE JUSQU'EN 1914 21

tats obtenus chez Delaunay-Belleville que par la propagande diffusée depuis des mois et des mois par les syndicats (23).

Ayant confié la direction des opérations au marquis de Dion, la plupart des constructeurs décidèrent de maintenir un front commun grâce à leurs chambres syndicales contre toute concession. Le marquis lui-même défia les grévistes en faisant mettre en tas et brûler dans la cour de son usine les tabourets des mécaniciens. Le 15 mai, les propriétaires des usines d'automobiles fermées pour faits de grève les rouvrirent, après avoir reçu de Clemenceau l'assurance que des policiers et des soldats seraient à leur disposition pour empêcher tout incident violent entre grévistes et non grévistes. A partir de ce moment, le mouvement de grève déclina rapidement dans les usines parisiennes d'automobiles. En province, les ouvriers de l'usine Peugeot de Lille firent grève pendant dix semaines, de la mi-mars à la fin mai. Il y eut aussi des grèves à Lunéville, chez Lorraine-Dietrich, et à Lyon, chez Berliet et Pilain, sans succès (24).

Dès le début de juin la page était tournée. Il était clair que le mouvement s'était soldé pour les ouvriers par une défaite sur toute la ligne. A peu près nulle part ils n'avaient obtenu la journée de huit heures. Pourtant, les dirigeants de la CGT parvinrent à tirer du mouvement des conclusions favorables. Ils affirmèrent que les grèves avaient joué un rôle majeur dans l'adoption par le Parlement de la loi du 13 juillet 1906 qui imposait un jour de repos obligatoire par semaine. Cette mesure avait de l'importance surtout dans le secteur tertiaire (par exemple, chez les coiffeurs), mais il est certain qu'on était loin de la conquête ouvrière directe de conditions meilleures pour laquelle combattaient Griffuelhes et ses amis. Certaines firmes firent plus et allèrent jusqu'à accorder la journée de dix heures, la semaine anglaise ou même la journée de neuf heures. Les dirigeants de la CGT estimèrent que le mouvement des huit heures avait accru la conscience de classe et la capacité militante de leur base, et qu'il constituait un excellent exercice de « gymnastique révolutionnaire » (25). Leur optimisme ne trouva de confirmation ni dans le nombre des grèves et des grévistes pour l'ensemble de la France, en baisse sensible en 1907 et 1908, ni dans la situation de l'industrie automobile, où les résultats du mouvement de 1906 et la récession de 1907-1908 avaient refroidi toute ardeur militante. En outre, la grève, qui avait rapproché les constructeurs d'automobiles, les amenant à se concerter pour s'opposer aux revendications ouvrières, avait encore permis à beaucoup de constructeurs d'accroître leur contrôle sur l'embauche, el donc de limiter le recrutement de syndicalistes ou de militants.

(23) C'est ce qui ressort de la discussion au Congrès de la CGT en octobre 1906 : CGT, XV 0 Congrès national corporatif, Amiens, 1906, p. 84-93.

(24) Cette étude des événements d'avril-juin 1906 s'est fondée sur Le Temps, numéros d'avril à juin 1906 ; Revue syndicaliste, II, juin 1906. p. 27-32 ; La Voix du Peuple, numéros de mai 1906 ; CGT, XVe Congrès national corporatif (IXe de la CGT), Amiens, 1906, p. 85-93 ; l'autodafé du marquis de Dion est mentionné par M. COLLINET, Esprit du Syndicalisme, Paris, 1952, p. 38 (De Dion portait le titre de marquis depuis la mort de son père en 1901).

(25) Cf. M. DOMMANGET, Histoire du Premier Mai, Paris, 1953. p. 223-227, et l'article de J. JULLIARD, « Théorie syndicaliste révolutionnaire et pratique gréviste », Le Mouvement social, n° 65, octobre-novembre 1968, p. 55-69.


22 J.-M. LAUX

Après 1906, il n'y eut plus de grève importante avant celle de juillet 1910 chez Clément-Bayard. Les ouvriers l'emportèrent au terme d'une brève escarmouche. Ce furent eux qui ouvrirent une nouvelle fois la voie à un mouvement de grève plus ample lorsque, au printemps de 1913, les syndicats parisiens montèrent une campagne générale pour la semaine anglaise. Quelques maisons d'automobiles travaillaient déjà dans ces conditions, et la société Unic avait appliqué un compromis qu'elle appelait la quinzaine française : un samedi après-midi libre sur deux. Pourtant, Adolphe Clément refusa toute concession. Alors, environ la moitié des ouvriers de Clément, sous l'impulsion des ouvriers carrossiers, se mirent en grève le 29 avril. Les grévistes tentèrent en vain de décider les ouvriers de Delage et de Darracq à se joindre à eux. Mais ils eurent davantage de succès auprès des maisons de carrosserie indépendantes dont plusieurs milliers d'ouvriers se rallièrent à la grève en mai. Cependant, Clément tint ferme sur ses positions, et de même les carrossiers, organisés en Chambre syndicale, de sorte que la grève se termina par un échec fin mai (26).

LE TAYLORISME

Pendant ces années, il y eut une autre source de grèves. Ce fut l'adoption par certains industriels français à partir des débuts du xx° siècle de méthodes nouvelles d'administration des entreprises. La croissance industrielle de la France vers la fin des années 1890 et dans celles qui suivirent commençait à rattraper les retards qui existaient dans un grand nombre de branches de la production, et surtout dans la métallurgie qui désormais se développait à vive allure. Aussi certains patrons envisagèrent-ils avec beaucoup de faveur toutes les innovations dans l'organisation et la gestion des entreprises qui leur apporteraient une forte croissance de leurs productions en échange d'investissements en capital ou en personnel relativement faibles. Parfois, ils donnèrent aux méthodes nouvelles le nom de « taylorisme » (d'après le nom de l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor), et il est absolument certain qu'en France les oeuvres de Taylor ont beaucoup fait pour populariser l'idée d'une organisation plus rationnelle du travail des hommes et des machines dans les usines métallurgiques (27).

(26) La Bataille syndicaliste, du 29 avril au 27 mai 1913.

(27) En 1888, le capitaine Gustave Ply avait publié une série d'articles dans la Revue d'Artillerie qui ont été ensuite édités en librairie sous le titre : Etude sur l'organisation du service technique dans les manufactures d'armes, Paris, 1888. Il s'y livrait à une étude scientifique des problèmes de production, en mettant l'accent sur l'interchangeabilité des pièces, l'importance des outils et de l'atelier d'outillage, la standardisation, etc., sans toutefois se préoccuper des conséquences sur les ouvriers de cette branche. Bien que certaines des suggestions de Ply se rapprochent beaucoup de celles de Taylor, son livre n'eut à peu près aucun impact en France : son titre semblait en limiter l'application aux manufactures d'armes, l'économie française était, vers 1880-1890, en état de stagnation et Ply n'avait pas réussi à trouver de disciples. Sur F.-W. Taylor lui-même, voir S. KAKAR, Frederick Taylor : a study in personality and innovation, Cambridge, Mass., 1970, XI-221 p.


L'INDUSTRIE AUTOMOBILE JUSQU'EN 1914 23

Le nom de Taylor attira l'attention en France au moment où la Rethlehem Steel Company présenta ses outils d'acier à coupe rapide à l'exposition universelle de Paris en 1900. La diffusion des idées de Taylor en France a été décrite par Henry Le Chatelier dans un volume d'hommage à Taylor publié après la mort de celui-ci en 1915 (28). Le Chatelier, professeur au Collège de France, était aussi le meilleur spécialiste français de chimie métallurgique. Le nouvel acier à coupe rapide découvert par Taylor avait tout de suite constitué à ses yeux un progrès décisif pour l'avenir de l'industrie métallurgique. Aussi publia-t-il sur ce sujet un article dans la Revue de Métallurgie, revue qu'il avait lui-même créée en 1904 pour rapprocher les laboratoires universitaires et les ingénieurs travaillant dans l'industrie (29). Ce compte rendu parvint à la connaissance de Taylor. Il envoya alors à Le Chatelier un jeu d'épreuves de son dernier article où il racontait comment il avait découvert les aciers rapides à outils (30). Le Chatelier se rendit aussitôt compte de l'importance de cette étude qui donnait l'exemple rare d'une recherche scientifique approfondie dont la production pouvait tirer immédiatement profit. Il obtint le droit d'en publier la traduction française. En donnant son accord, Taylor lui demanda aussi d'examiner son étude antérieure, Shop Management, long rapport qu'il avait présenté à l'assemblée générale de l'American Society of Mechanical Engineers en juin 1903. Ce texte envisageait une application encore plus large de la science à l'organisation des entreprises. Sa lecture confirma Le Chatelier dans son intérêt, le passionnant même : « A partir de ce jour, je me sentis obligé [...] de me faire l'apôtre du système Taylor » (31). Il fit donc traduire ces deux études, plus un article de Taylor sur l'usage des courroies dans les usines, et il les publia dans un fort volume sous le titre d'Etudes sur l'organisation du travail dans les usines (32). Entre 1913 et 1930, la traduction française de Shop Management eut six rééditions. Quand Taylor publia l'exposé, devenu classique, de sa méthode : The Principles of Scientific Management (33), Le Chatelier en fit paraître une traduction française en 1912 (Principes d'organisation scientifique des usines) (34). Dès 1915, 4 000 exemplaires de cette édition avaient été vendus, et 3 000 distribués gratuitement (35). Ces publications, et d'autres qui décrivaient les méthodes de Taylor, finirent par avoir sur l'industrie française un impact qui commença à se faire sentir au cours de la Première Guerre mondiale.

(28) « How I hâve known Frederick W. Taylor... », Frederick Winslow Taylor : A Memorial Volume, New York, Taylor Society, 1920, p. 16-24.

(29) « Les aciers rapides à outils », Revue de Métallurgie, I, 1904, p. 334-347.

(30) « On the art of cutting metals », Transactions of the American Society of Mechanical Engineers, XXVIII, 1907. Il s'agissait du discours que Taylor en tant que président de l'A.S.M.E. avait prononcé à une séance de celle-ci en décembre 1906.

(31) « How I hâve known... », art. cit., p. 19.

(32) Revue de Métallurgie, Angers, 1907.

(33) New York, 1911.

(34) Revue de Métallurgie, Paris, 1912, traduction de J. ROYER, préface d'H. Le Chatelier.

(35) « How I bave known... », art. cit., p. 21. La Revue de Métallurgie en 1968 a publié une biographie en un volume d'Henry Le Chatelier par son fils François LE CHATELIER.


24 J.-M. LAUX

Mais au début, ceux qui tentèrent d'appliquer le taylorisme en France n'en retinrent que l'étude des temps de travail par chronométrage afin de déterminer avec plus de précision les taux pour le travail aux pièces. Ce n'était en réalité qu'une partie du système. Cependant, le chronométrage eut tôt fait de provoquer l'hostilité du mouvement ouvrier contre le taylorisme. Il n'y a pas lieu de s'étonner que la pre_ mière grève de l'industrie automobile française à propos du taylorisme ait eu lieu chez Berliet, au printemps 1912. Marius Berliet avait souvent montré la voie aux constructeurs en adoptant des techniques nouvelles d'organisation de la production et il n'avait aucun préjugé contre des méthodes élaborées à l'étranger. Mais cet autocrate inflexible ne prit pas la peine d'expliquer à son personnel les nouvelles règles de travail ni de les lui faire accepter à force de persuasion. Dans ces conditions, lorsque Berliet, sur l'avis des chronométreurs qu'il avait fait venir de Paris pour étudier le cas de son usine, abaissa les taux du travail aux pièces, les ouvriers s'y opposèrent et débrayèrent. Aux usines Arbel de Douai, qui fabriquaient des châssis en tôle d'acier emboutie pour les voitures, l'introduction de quelques-unes des méthodes de Taylor eut le même résultat. Mais l'explosion la plus violente survint aux usines Renault de Billancourt (36).

En décembre 1912, Louis Renault introduisit l'étude des temps pour réajuster sur une base scientifique le système de salaire aux pièces. De nombreux ouvriers trouvèrent que les expériences faites par Renault pour fixer les taux étaient faussées parce qu'il les réalisait dans une situation artificielle : il prenait les mécaniciens les plus capables, leur donnait les meilleures fournitures et des outils affûtés de fraîche date et leur demandait seulement de découper une pièce. En signe de protestation, la plupart des ouvriers firent grève le 5 décembre 1912. La direction signa aussitôt un accord en vue de rendre les conditions d'établissement des temps de base plus proches des situations réelles de travail et les ouvriers revinrent à leurs postes au bout d'un jour ou deux. Pendant plusieurs semaines, tout alla bien, non sans que quelques ouvriers aient accusé la direction de ne pas tenir ses promesses de chronométrage équitable. C'est alors que le quotidien spécialisé L'Auto publia sur le système Taylor deux articles de Charles Faroux, le plus important (mais non le plus circonspect) des journalistes français de l'automobile. L'Auto était un journal très lu chez les ouvriers de l'automobile. Selon toute vraisemblance, ces articles firent découvrir à beaucoup d'ouvriers de Renault que le chronométrage n'était qu'une partie d'un système bien plus vaste. Faroux ne critiquait pas les méthodes de Taylor, mais il suggérait qu'elles conduisaient au surmenage des ouvriers en reproduisant sans réfléchir une anecdote très peu plausible qu'il avait trouvée dans le livre d'un journaliste britannique sur le travail en Amérique. Ce dernier relatait sa visite dans une entreprise de Philadelphie qui appliquait les méthodes modernes d'organisation du travail. Remarquant que tous les ouvriers étaient jeunes, il demanda à plusieurs reprises au propriétaire où étaient les vieux ouvriers. Il n'obtint pas de

(36) A. MERRHEIM, « La méthode Taylor », La Vie ouvrière, V, 1913, p. 210, 301-303.


L'INDUSTRIE AUTOMOBILE JUSQU'EN 1914 25

réponse. « Mais quand j'ai insisté, il a sorti son étui à cigares et m'a dit négligemment : « Prenez donc ce cigare et, tout en fumant, nous irons visiter le cimetière » (37).

Cette histoire se répandit rapidement, mais se transforma au fur et à mesure. Bientôt, on raconta que c'était Faroux lui-même qui avait visité une usine américaine d'automobiles pratiquant le chronométrage où les ouvriers devaient travailler si fiévreusement qu'ils arrivaient au cimetière avant d'avoir atteint l'âge mûr. Aussi une délégation ouvrière se forma-t-elle qui se présenta à Louis Renault pour lui demander des modifications relatives au chronométrage. Il refusa tout net et défia le groupe : « Faites grève si vous voulez. Je m'en fiche. Je ne changerai pas d'avis », aurait-il dit. Alors, dans l'après-midi du 10 février 1913, huit jours après la parution de l'article de Faroux, éclata la « grève du chronométrage » qui toucha environ 4 000 ouvriers (38). Quelques jours plus tard, L'Auto tenta de réparer le préjudice causé en publiant un nouvel article de Faroux qui, cette fois, mettait l'accent sur les bienfaits du système de Taylor. Puis, dans le courrier des lecteurs, parut une lettre faisant état des statistiques des compagnies d'assurances selon lesquelles la longévité des ouvriers américains dépassait légèrement celle des ouvriers français (39). Après que la grève eut continué pendant dix jours, Renault rouvrit son usine à tous ceux qui acceptaient de reprendre le travail en passant par ses conditions. Plus de la moitié du personnel revint, et la reprise s'accentua les jours suivants. Seuls, une poignée d'entre eux étaient membres d'un syndicat quand la grève avait commencé, aussi n'y avait-il que peu de solidarité entre eux et aucune caisse de grève. Le comité de grève continua le combat jusqu'au 22 mars, mais « le fier potentat de Billancourt » l'avait de toute évidence gagné trois semaines auparavant (40).

La grève chez Renault fit connaître le taylorisme en France bien plus que tous les efforts antérieurs de ses partisans. Un grand nombre d'articles décrivant le système parurent. La plupart montraient qu'il allait bien au delà d'une simple méthode scientifique de détermination du taux des pièces. Mais ceux que publia la presse syndicale ou socialiste

(37) Charles FAROUX, L'Auto, 2 février 1913. et J.-F. FRASER, L'Amérique au Travail, Paris, 1906, p. 46. Sur les grèves Renault, voir aussi : Archives Renault, Billancourt ; Archives nationales, FT 13 931 ; A. VIELLEVILLE, Le système Taylor, Paris, 1914, p. 145-148 notamment ; G. FRIEDMANN. Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, 1961. p. 34-36 et 262-267. On se reportera aussi à M. COLLINET, op. cit., et aux volumes annuels de la Statistique des grèves et des recours à l'arbitrage et à la conciliation... publiés par la Direction du Travail. Deux éludes sur ce même sujet sont parues postérieurement à la rédaction de notre article : fi. HATRY « T.a grève du chronométrage (1912-1913) », De Renault Frères..., n° 3, décembre 1971, p. 73-81 ; P. FRIDENSON, Histoire des usines Renault, t. I, Paris, 1972, p. 70-79.

(38) La Bataille syndicaliste, 11 février 1913.

(39) L'Auto, 15 et 19 février 1913.

(40) De nombreux articles dans La Bataille syndicaliste du 11 février au 23 mars 1913 présentent le point de vue syndical sur cette grève, de même que Les Temps nouveaux du 22 février 1913 (et dans les numéros ultérieurs).


26 J.-M. LAUX. — L'INDUSTRIE AUTOMOBILE JUSQU'EN 1914

ne purent s'empêcher de raconter l'histoire du cimetière (41). L'image du taylorisme dans la France de 1914 se trouvait ainsi associée presque toujours avec les idées de chronométrage et de grève, ce qui n'était pas très favorable à la diffusion du système.

Il semble y avoir eu chez les ouvriers de l'automobile deux sortes de réactions négatives contre le taylorisme. Chez les mécaniciens hautement qualifiés, héritiers de la tradition artisanale, l'apparition de ce système représentait une étape supplémentaire dans la dévaluation de leur qualification individuelle et de leur amour du métier. A leur avis, la rationalisation toujours croissante du travail en usine démoralisait et déshumanisait nécessairement la vie des ouvriers. Ils refusaient de reconnaître que l'analyse scientifique de leurs tâches permettait souvent de livrer au prix d'un effort moindre des produits de meilleure qualité que ceux d'une production établie suivant des secrets séculaires et des procédés empiriques qui pouvaient très bien être erronés. Ce qu'ils appréciaient chez l'ouvrier, c'était l'initiative individuelle, sans voir qu'elle se limitait souvent à la débrouillardise. Mais, vers 1912, la majorité des ouvriers de l'automobile (et ceci est surtout vrai des grandes firmes) étaient, eux, entrés dans la métallurgie depuis peu de temps. N'ayant pas appartenu à la profession pendant des décennies ou même des générations, ils ne s'identifiaient pas à leur métier. Pour eux, il s'agissait simplement d'un emploi, relativement bien payé. Ils voyaient dans le taylorisme la menace d'une baisse des tarifs des pièces, et donc de leurs salaires, mais non une atteinte à leur amour du métier. Les dirigeants syndicaux exprimaient en général la première de ces deux attitudes, mais, en fait, c'était la seconde qui concernait la majorité des ouvriers. Les deux points de vue jouèrent un rôle dans les grèves à propos du taylorisme en 1912-1913 (42). Chez Renault, il fallut un choc émotionnel comme l'histoire du cimetière publiée par Faroux pour que ces deux types de mécontentement culminent dans une grève.

D'autres chercheurs viendront qui dépouilleront de manière plus exhaustive les archives et les sources imprimées, ils combleront des lacunes, ils remettront en cause certaines idées présentées ici. Car le travail ouvrier dans l'industrie automobile française constitue un vaste terrain d'enquête que l'on n'a commencé à défricher que depuis peu de temps et dont cet article se borne à dégager un premier panorama. Mais, d'ores et déjà, il y a de bonnes raisons de penser que le filon le plus productif, le plus riche d'avenir ne sera pas l'analyse des activités syndicales, mais bel et bien l'étude des ouvriers eux-mêmes et de leurs tâches et conditions de travail.

Traduction de Patrick Fridenson, avec le concours de Francine Esch.

(41) Cf. H. ANDRÉ, Revue de l'Industrie automobile et aéronautique, IX, mars 1913, p. 10-11, et A. MERRHEIM, « La méthode Taylor », La Vie ouvrière, V, 1913, p. 210-211, 226, 301-306. L'éditorial paru dans Le Temps du 25 février 1913 considère la position des ouvriers comme dénuée de tout fondement.

(42) Cf. M. COLLINET, op. cit., p. 41-47.


Une firme pionnière:

Panhard et Levassor jusqu'en 1918

par Michèle FLAGEOLET-LARDENOIS

A l'origine rien ne semblait prédisposer cette entreprise de moyenne envergure à devenir le premier constructeur automobile français avant 1907, par son chiffre d'affaires, sa réputation universelle de qualité et de prestige. Panhard et Levassor fut avec Peugeot le pionnier des voitures à moteur à pétrole en France et le premier au monde à les avoir commercialisées. L'Information du 30 décembre 1908 voyait encore en PL « un des colosses de l'industrie automobile. Comparé à ses concurrents [PL] donne l'impression de l'Himalaya à côté de la butte Montmartre... »

Les archives techniques, de nombreux documents relatifs à PL ont été soigneusement rassemblés et conservés par PL, avenue d'Ivry, à Paris. C'est grâce à cette centaine de dossiers que nous avons pu faire une étude sur cette firme. Les pièces comptables qui subsistent ne nous ont malheureusement pas été communiquées. Une autre source précieuse pour l'étude sur PL réside dans les volumes publiés du procès entre PL et Geo Selden (1). Nous avons eu aussi recours, aux Archives nationales, au fonds de l'Office français des porteurs de valeurs mobilières (2) et aux archives des services techniques du ministère du Commerce et de l'Industrie (3). Nous avons complété l'apport de ces documents par la presse — automobile, financière, générale — et par les nombreux ouvrages consacrés à l'histoire de l'automobile française avant 1914 (4).

(1) U.S. Circuit Court, So. District of New York, n° 8616 : Electric Vehicle Co. and Geo Selden, complainants, vs. S.A. des Anciens Etablissements Panhard et Levassor and André Massénat, defendants — notamment le volume IV : defendants* record.

(2) A.N. 65 AQ N 69.

(3) A.N. F 13 7713.

(4) P. SOUVESTRE, Histoire de l'automobile, Paris, 1907 ; H.O. DUNCAN, The world on wheels, Paris, 1927 ; L. BAUDRY DE SAUNIER, Histoire de la locomotion terrestre, Paris, 1936 ; K. KARSLAKE, L. POMEROY, From vétéran to vintage 1884-1914, Londres, 1956 ; J. ROUSSEAU, M. IATCA, Histoire mondiale de l'automobile, Paris, 1958 ; A. BIRD, The motor car 1765-1914, Londres, 1960 ; J. ICKX, Ainsi naquit l'automobile, Lausanne, 1961 et 1971 (édition corrigée et abrégée) ; J.-M. LAUX, « Some notes on entrepreneurship in the early French automobile industry », French Historical Studies, 1963 ; id., « Heroïc days in the French automobile industry », The French Review, 1964 ; id., « Rochet-Schneider and


28 M. FLAGEOLET-LARDENOIS

Nous étudierons successivement l'organisation de la société PL, l'évolution de la production et ses résultats, enfin les fabrications pendant la grande guerre. Mais il nous faut d'abord remonter aux origines. C'est un concours de circonstances qui a permis chez PL la création de l'automobile à pétrole : la commercialisation en France du brevet Daimler, l'intérêt de deux ingénieurs de Centrale pour ce nouveau moteur et la réussite presque immédiate des premières applications au transport routier (5). Et pourtant, « on peut écrire, je crois, que l'Ancien Testament de l'Automobile s'arrête à l'époque où la maison Panhard et la maison Peugeot entrent dans l'industrie automobile » (6).

LES ORIGINES Les moteurs.

Au commencement étaient les machines à bois, c'est-à-dire essentiellement les scies. En 1845, Périn, associé à Pauwels, possède un petit atelier à Paris, rue du Faubourg Saint-Antoine, il fournit les artisans ébénistes du quartier en bois de placage et bois blanc ; cinq compagnons l'aident. Il vend aussi des machines pour travailler le bois. Les affaires prospèrent, et Périn réussit à mettre au point les scies à ruban à vitesse rapide de coupe qui donnèrent à sa maison une réputation mondiale. L'atelier a des annexes dans les cours des immeubles voisins rue de Charonne. Périn emploie alors soixante ouvriers. Les activités de la maison Périn-Pauwels réclament des techniciens. Périn engage, en 1867, René Panhard, jeune Centralien. Les deux hommes sympathisent tout de suite, et Périn l'associe à son affaire. Face à la concurrence, il fallait absolument maintenir l'avance technique acquise. Périn n'hésite pas, dès 1865, à s'équiper de moteurs à gaz Lenoir. Cette machine permet des économies sur le combustible et une souplesse d'utilisation inconnue jusqu'alors. Périn décide d'acheter, en 1873, huit lots de terrain comprenant trois maisons, un atelier de serrurerie et des vignes au 19 de l'avenue d'Ivry. Ces jardinets ne formaient pas un espace homogène, mais des enclaves subsistèrent sur le territoire PL jusqu'en 1924. La construction de la nouvelle usine, en briques rouges et charpentes métalliques rivetées, commence aussitôt. La direction des travaux est confiée à Emile Levassor, ancien condisciple à Centrale de R. Panhard, embauché depuis peu par Périn-Panhard. Il surveille le transfert et l'aménagement

the French motor industry to 1914 », Business History. juillet 1966 ; Ch.W. BISHOP, La France et l'automobile, Paris, 1971. Sur Panhard, voir : J. NORBYE, « Panhard et Levassor, limelight to twilight ;- , Automobile Quarterly, VI/2, automne 1967 ; A. LEBEL, « Une ancêtre méconnue : la Panhard-Levassor de 1890 », Bulletin de la Société des Ingénieurs de l'Automobile, octobre 1969 ; G.N. GEORGANO (sous la direction de), Autos. Encyclopédie complète de 1885 à nos jours, Paris, 1972, article Panhard-Levassor.

(5) Nous reprenons ici les principaux points de notre mémoire de maîtrise : Les débuts de l'industrie automobile française : Panhard et Levassor. Université de Paris-X-Nanterre, 1970, 147 p. (sous la direction de M. le Professeur F. Crouzet).

(6) L. BAUDRY de SAUNIER, op. cit., p. 271.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918 29

des machines ; en 1878, l'installation est terminée. PL peut continuer ainsi l'exploitation de ses machines à bois. Le commerce du bois est florissant à Paris à la fin du siècle, du fait de l'urbanisation intense, PL peut avoir confiance en l'avenir ; ses machines à bois furent construites jusqu'en 1953. L'usine prend un cap nouveau, elle ne se contente plus d'acheter des moteurs pour son usage propre, elle en construit sur commande depuis 1873 (7). De simple exécutant, PL devient maître des brevets sur les moteurs et les détenteurs de ces brevets sont frappés par le destin en l'espace de quelques années. PL est alors en relation avec Sarazin, représentant en France de diverses firmes belges et allemandes et notamment de Daimler, la seule maison qui était capable de construire un moteur à pétrole fonctionnant d'une façon régulière et utilisable. Or Sarazin meurt en 1887. L'ingénieur allemand Gottlieb Daimler laisse la représentation de sa firme à sa veuve.

En janvier 1888, Mme Sarazin se rend avenue d'Ivry ; Levassor la reçoit ; elle persuade les directeurs de continuer la construction des moteurs Daimler dont elle détient les brevets ; elle leur propose une association. Levassor croit en l'avenir du moteur ; ses utilisations lui paraissent plus rationnelles pour les moteurs fixes, les moteurs de bateaux, que pour une voiture telle que Daimler en construit. Elle convainc Levassor de la nécessité d'un voyage en Allemagne. En octobre 1888, Mme Sarazin, une de ses nièces et Levassor vont chez Daimler qui les reçoit chez lui. A son retour à Paris, Levassor est décidé à poursuivre la construction des moteurs et à monter lui aussi une voiture. Il se marie avec Mme Sarazin ; désormais, PL est certain d'avoir l'exclusivité de la vente des moteurs Daimler en France et en Belgique.

Les automobiles.

PL construit des moteurs Daimler sans avoir pris de licence du brevet. Il verse 20 % à Mme Sarazin du prix des moteurs, Daimler ne reçoit que 10 à 12 %. A cette époque, Daimler se contente de la parole donnée ; la licence officielle et l'acquisition des brevets Daimler pour la France ne furent réglées qu'en 1897, à la fondation de la S.A.E.P.L. PL trouve de nombreux clients dans ses anciens acheteurs de machines à bois qui ont besoin d'une force motrice. Parmi eux, Emile Roger achète en Allemagne une des cinq premières voitures Benz construites ; elle est livrée le 16 mars 1888 en quatre caisses à Paris. Roger ne dispose pas d'ouvrier mécanicien spécialisé, ce quadricycle est assemblé en dix-huit heures dans les ateliers PL avenue d'Ivry. Levassor lui trouve un aspect fragile et pas assez fini. La vue de cette voiturette l'a résolu à améliorer le prototype. Les Etablissements Peugeot Frères, de Valentigney, sont aussi clients de PL. Levassor contacte Armand Peugeot et lui propose des moteurs Daimler en 1889. Daimler, un de ses techniciens, Levassor et A. Peugeot se rencontrent lors de l'Exposition universelle. Peugeot, assez réticent, accepte de se lancer dans l'aventure. Daimler expédie alors les plans du quadricycle et il fut décidé que Peugeot monterait une voiture semblable et, si l'expérience était concluante, il en poursuivrait la cons(7)

cons(7) meurt en 1886.


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truction. Les calques, bleus et instructions, furent envoyés Porte d'Ivry et trasnmis à Valentigney. Peugeot, aidé de son contremaître, Rigoulot, a des difficultés au cours du montage. Le quadricycle est envoyé à Paris et terminé chez PL (été 1890). La mise au point fut facile. La première Peugeot, techniquement, était une copie de la voiture de MaybachDaimler.

Parallèlement chez PL, la mise au point d'une automobile se poursuit. En fait, les recherches, comme nous le prouvent les dates des plans d'études, devancent la construction du quadricycle Peugeot. Au cours du premier trimestre, les principaux organes sont élaborés ; moteurembrayage, le 15 février : pignons de chaîne, le 28 février : différentiel, le dernier dessin date du 2 juillet : frein.

Ces deux automobiles sont de conceptions très différentes et qui s'opposent. Chez Peugeot et Daimler, on se borne à utiliser des éléments modernes existants et on s'inspire de la bicyclette pour le châssis. Chez PL, on veut construire un véhicule solide, capable d'affronter des dizaines de kilomètres sur des routes mauvaises.

Levassor s'occupe de la question des moteurs et dirige le bureau d'études. Au dire de ses contemporains, c'est un homme pondéré, assez timide qui ne se serait jamais lancé dans une telle aventure s'il n'avait eu à ses côtés sa femme et René Panhard, lequel joue un rôle déterminant. René Panhard, héritier d'une longue dynastie de voituriers, selliers, carrossiers bretons installés à Paris avant la Révolution de 1789, fait appel à la tradition ancestrale pour construire la voiture. Le châssis est en bois doublé d'un fer en U pour assurer la fixation des écrous. Un petit châssis d'acier en berceau supporte le moteur, est rapporté sur le premier. Les roues sont en bois cerclées de fer et identiques d'aspect à celles que peut exécuter un bon maréchal ferrant. Au cours de l'année 1890, l'utilisation du nouveau carburateur de Maybach (8) à niveau constant avec pulvérisation du combustible avant la soupape d'admission fut un gros progrès : le régime moteur était plus régulier.

Après avoir réalisé une quatre places à moteur central, Levassor étudie depuis le 15 février 1890 une voiture à deux places à moteur (placé à l'avant) type P 2 C (pétrole, deux cylindres en V à quinze degrés, C pour le type du moteur). Ce modèle fut appelé le « Crabe » par les ouvriers : son empattement court, ses hautes roues avec une direction archaïque à timon font que l'engin ripe sur les pavés en courbe. Ces erreurs sont vite corrigées ; le modèle devient excellent, léger, pratique et très maniable. Ce type de voiture deux places conquiert toutes les épreuves sportives disputées de 1894 à 1896. Le modèle quatre places « Dog-Cart » était appelé au succès commercial : c'est la voiturette des familles.

Des perfectionnements furent apportés tout au long des douze premières années. Les moteurs ont des cylindrées plus grandes, on augmente le nombre des cylindres : deux, quatre, six et même huit (de Dion), puis l'alésage et la course, qui atteignent sur certains modèles de compétition 150 et même 190 mm. Ces moteurs sont un peu plus puissants, sans atteindre les 100 CV, mais restent assez lents : 750 T/mn (en 1895

(8) Mise au point définitive en 1893.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918 31

de Dion parvient à faire tourner des moteurs à 1.500 T/mn). Le diamètre des soupapes croît, l'échappement est étudié en laboratoire, le refroidissement par air est abandonné et remplacé par un radiateur à eau, des détails de l'allumage sont revus : invention des bougies, magnétos à haute et à basse tension (Bosch)... PL fut à l'avant-garde jusqu'à l'adoption, en 1908, du moteur Knight dit « sans soupapes » à chemises coulissantes. PL prit de nombreux brevets relatifs aux moteurs, aux voitures cl à leurs perfectionnements. Le premier date du 24 août 1891 : « Allumage par incandescence appliqué aux moteurs Daimler. » Les redevances versées à PL déjà considérables auraient dû être très supérieures si l'exclusivité des brevets avait été respectée.

Les voitures PL se caractérisent par un moteur placé à l'avant, des roues arrières motrices, une transmission par chaîne Galle qui subsista sur les modèles les plus puissants jusqu'en 1920, une direction à vis et secteur commandée par un volant (1898), la disposition des trois pédales : embrayage, frein, accélérateur (schéma adopté par tous les autres constructeurs). Les châssis sont en bois armés de fer (en 1908, certains châssis sont en tôle d'acier emboutie), les roues construites à l'usine sont en bois, les essieux et roulements à billes sont fournis par Lemoine, un ami de Panhard.

Dans toute cette période, « Panhard-Levassor, constructeurs-mécaniciens » vendent donc à la fois des machines à bois, des moteurs, des voitures et des bateaux.

Les ventes portent ainsi sur les moteurs nus que de petits industriels utilisent pour actionner des machines légères ou des générateurs électriques ; le moteur Daimler qui tourne à 750 T/mn s'adapte particulièrement bien pour cette fonction. PL a la chance de posséder une solide clientèle pour les machines à bois, et le placement des moteurs à pétrole pour les scies fut tout de suite trouvé. Levassor constate, en 1895, que le représentant de Zurich vend quelques moteurs, de même à Barcelone, dès 1891, en Suède, au Danemark, en Russie... Le réseau s'étend vite. Ces moteurs servent aussi pour actionner des pompes et divers mécanismes. Levassor cherche à placer les moteurs chez les artisans, par exemple aux boulangers pour actionner les pétrins. Mais les frais d'installation sont trop élevés pour ces petits commerces. Longtemps, il espère pouvoir présenter des tramways à pétrole, pourtant, après maintes recherches, il ne peut obtenir des résultats comparables à ceux des tramways électriques. En 1897, la Compagnie des Chemins de Fer du Nord acheta une automobile PL construite spécialement pour rouler sur rail (Le Chauffeur et le Technologiste, 1897). Ces tentatives furent vaines.

Les moteurs Daimler se vendent facilement, ils sont bon marché par rapport aux moteurs Lenoir et Otto, de moitié au tiers. Sur la liste des prix jusqu'en 1914, on remarque que la fluctuation fut faible : peu de baisse pour une puissance égale, même dans une période de crise où les prix des châssis, eux, s'effritaient.

Les constructions de barques et de canots automobiles furent fructueuses (les coques sont exécutées dans des ateliers indépendants). Levassor attache une grande importance aux bateaux (lettre du 28 octobre 1890 à Deneffe, métallurgiste belge). Les bateaux sont une application facile des moteurs, ils attirent l'intérêt du public lors des expositions, et la Marine nationale s'y intéresse.


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En pénétrant sur le marché de la voiture, PL et Peugeot rencontraient la concurrence de Serpollet, de Dion-Bouton et A. Bollée qui avaient construit, certains depuis 1873, une centaine de voitures à vapeur dont très peu étaient commercialisées. Ils étaient incapables de satisfaire les demandes d'une clientèle aristocratique, et les voitures n'étaient pas assez sûres pour être mises entre toutes les mains. Aussi, dès ses premiers pas, en 1891, des amateurs se précipitèrent-ils chez PL. Levassor avoue que l'usine était incapable de satisfaire la demande, il ne pensait pas qu'il y eût un marché, aussi faible soit-il. De cette mentalité pessimiste découle le retard dans les investissements qui handicapa très longtemps la maison PL. Levassor note le 7 juillet 1892 : « La question des voitures semble prendre en France un assez grand développement, il y a beaucoup de demandes, aussi serait-il bon que la voiture de Maybach puisse être faite en grand le plus tôt possible. » Et le 27 août : « Déjà beaucoup de constructeurs s'agitent pour arriver à une solution : Serpollet, Legrand, Forest, Touring, Merelle, de Dion, Trepardoux, Establic, Sency, Roger, agent Benz »... « Application bientôt à des voitures de marchandises : les grands magasins de La Belle Jardinière viennent de commander six voitures à chaudière Serpollet et trois Legrand. De notre côté, nous déployons une grande activité, nous avons déjà plusieurs voitures en circulation qui toutes donnent pratiquement de très bons résultats » (9).

La modération limite les ventes de voitures chez PL. Celles-ci sont soumises à une production artisanale. Seulement une partie des premières voitures construites sont cédées (deux voitures vendues sur sept construites). L'usine garde les « prototypes ». Dans les premières années, les ventes s'effectuent directement à l'usine : le client verse un tiers du prix à la commande et le solde à la livraison, dix-huit moins plus tard. Ce long délai ne décourage pas trop. Levassor pense que les personnes qui n'ont pas obtenu une promesse de livraison achèteront dans un proche avenir une PL.

L'entretien est assuré par le propriétaire de la voiture ; pour conduire, il faut être mécanicien également (le certificat de circulation délivré par la Préfecture de Police après examen le précise bien). Les échanges « standards » de pièces se font uniquement à l'usine ; un atelier spécialisé dans le service d'entretien après vente fut organisé (1908).

Aucune grosse panne moteur n'est mentionnée par les utilisateurs, ce qui prouve la robustesse exceptionnelle de ces petits engins (dont beaucoup circulent encore, à près de quatre-vingts ans). Les pannes graves venaient de la direction, du différentiel bloqué, de roues aux rayons brisés, du châssis disloqué par les cahots, etc.

Il est amusant de noter que PL avait pris, en 1891, un brevet sur l'adaptation d'un moteur à pétrole à un véhicule automobile ; les constructeurs qui suivirent auraient dû, en conséquence, payer des redevances ou acquérir la licence : une deuxième affaire identique à celle de Selden aux USA aurait dû se produire alors...

La haute technicité des automobiles PL donnait à la firme un renom

(9) Archives PL. Correspondance. E. Levassor à Gottlieb Daimler.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918 33

international et une foule d'imitateurs. Lawson, premier directeur de Daimler Motor Co. G.B., acheta la fameuse n° 5 pour 30.000 F, puis les trois gagnantes de Paris-Marseille 1896 pour 75.000 F. « Levassor ne tenait pas à vendre, il estimait avec juste raison que si Lawson procédait ainsi, c'était pour copier en Angleterre ses modèles » (en effet, la première Daimler G.B. fut une copie exacte à une goupille près de la « n° 5 »).

Ces brevets pris émancipèrent PL de la tutelle de Daimler. Les redevances de brevets furent versées à Daimler jusqu'à la guerre. Henri Sarazin-Levassor déposa chez un notaire en Allemagne quelque 1,6 million pour les héritiers de G. Daimler en juillet 1914 ; cette somme correspondait aux redevances dues depuis 1897 qu'on avait oublié de verser. Daimler, ainsi que les ingénieurs allemands perdirent leurs droits de brevets dans les « pays alliés » lors du Traité de Versailles (articles 306-311).

Les firmes s'individualisent de plus en plus. Peugeot, qui au début s'approvisionnait en moteurs chez PL, se fatigua de cette servitude. En 1895, Armand Peugeot fait étudier un moteur horizontal à plat (à cylindres opposés pour diminuer les vibrations), semblable au Daimler dans son fonctionnement. Tous les constructeurs automobiles se lancent dans « le pétrole », ainsi de Dion après son échec dans Paris-Bordeaux 1895, suivi par une foule de nouveaux venus dont beaucoup firent faillite dans les cinq premières années de leur existence. Sans qu'il y ait une rupture définitive, Peugeot cesse de commander des moteurs chez PL le 16 février 1896. A la mort de Levassor, Panhard propose à Peugeot — déjà très avancé dans l'industrie automobile — de se charger de la construction des châssis, PL se spécialisant dans la fourniture des moteurs. A. Peugeot méfiant et peu sûr de l'avenir a refusé. Cette décision annonçait la fondation, en avril 1896, de la S.A. des Automobiles Peugeot indépendante de la Société Peugeot Frères.

Ce n'est qu'en 1896, après de nombreux succès en compétition et concours automobiles, que PL découvre que l'automobile se vend, et même très bien : 106 châssis vendus contre 74 en 1895 qui sont presque tous dérivés de la n° 5 victorieuse dans Paris-Bordeaux-Paris — à deux places. Cette voiture peut être aménagée pour six personnes suivant les carrosseries qui sont exécutées chez les constructeurs de carrosserie hippomobile. Tout reste artisanal, les plus grandes maisons automobiles emploient moins d'une soixantaine de personnes. Toutefois, l'avenir s'annonce bien (10). Levassor, depuis 1896, s'occupe de la représentation de la firme dans les pays européens, tout en continuant à étudier de nouveaux modèles. Il meurt brusquement le 14 août 1897, à l'âge de cinquante-quatre ans. Il avait été le protagoniste, le véritable fondateur de l'activité automobile chez PL. Sa disparition entraîne une réorganisation de la firme.

(10) Et l'optimisme règne en matière de circulation. Levassor écrivait à Daimler en 1892 : « Je vous envoie la photo de cinq voitures de front revenant de la promenade. Certainement si ces voitures avaient été attelées avec des chevaux, elles n'auraient pas pu tenir un espace aussi petit, ce qui montre, en passant, que lorsque la traction mécanique sera adoptée dans les villes, il n'y aura plus d'encombrements dans les rues » (Archives PL).


34 M. FLAGEOLET-LARDENOIS

PANHARD SOCIÉTÉ ANONYME

La société des anciens établissements Panhard et Levassor.

Après la mort de Levassor, une réorganisation complète de l'usine

fut entreprise en commençant par la société elle-même et la direction. En 1897, René Panhard et « une demi-douzaine d'amis » (11) fondent

la Société des anciens établissements Panhard et Levassor (SAEPL). Le capital de cinq millions fut trouvé « en moins d'une semaine ». La

souscription a lieu chez Maître Panhard, notaire à Paris. Le capital est

divisé en 500 actions de 10.000 F. 90 sont attribuées à l'associé fondateur René Panhard qui fournit l'usine (capital immobilier initial). Les 410

autres actions sont souscrites au comptant par trente-quatre personnes

qui sont des clients, fournisseurs, amis ou des parents de Panhard ; une bonne partie d'entre eux sont des industriels.

Liste des souscripteurs des actions P L en 1897 (source : archives P L)

Charles Pierron, rentier 20

Marcel Holtzer, industriel 20

Charles Lucius, gérant de la Sté J. Holtzer 25

Victor Constant, ingénieur 25

Georges Prévost, rentier 5

Georges Barbosse, rentier 10

Baptiste E.P. Garnier, ingénieur 50

Edouard Delpeuch, député 5

Georges Broca, propriétaire 1

Louis Lemoine, propriétaire 10

Ch.-Adrien Panhard, avocat 20

Edmond Michaud, ingénieur de Centrale 10

Adrien-Hippolyte Panhard, rentier 30

Mme Veuve Levassor, rentière 20

Gottlieb Daimler, ingénieur 10

Charles Gabriel, notaire 10

Théodore Keller, médecin 5

Napoléon Dufour 20

Léonard Lavertuyon, député 24

de Knyff, rentier 10

Gustave Clément, constructeur de vélocipèdes .... 100

Charles Descubes-Desgueraines, député 36

Albert Bisson, rentier 5

Samuel Benjamin Guillelmon, rentier 5

Georges Patte, employé 2

Henri-Charles Leuven 2

Johannes Viennet, rentier 1

Claude-Raymond Lafontaine, banquier 8

Georges Méric, référendaire au Sceau de France .. 5

Paul-J. Josseau, avocat à la Cour d'Appel 5

Paul Bisson, courtier d'assurances maritimes .... 5

Victor Husinel, médecin 5

Mme Veuve Renault, rentière 1

Emile Mayade, employé 3

René Panhard, propriétaire 90

(11) H.O. DUNCAN, op. cit., p. 500.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918 35

La SAEPL est une affaire de famille résultant de l'entente entre quelques gros fournisseurs et amis de R. Panhard. Aucun intérêt étranger n'y est investi avant 1929, date à laquelle des difficultés financières : construction de nouveaux bâtiments, lancement d'une voiture, obligent les dirigeants à augmenter le capital de cinq à cinquante millions. Il n'y a pas d'intervention des banques ni de spéculation en Bourse. A ce sujet, H. Ford Ier déclarait : « C'est par l'atelier qu'il faut financer une entreprise, non par la banque. [...] Je trouve meilleur que le banquier me verse des intérêts que de lui en servir moi-même » (12). Cette mentalité est partagée par le conseil d'administration de PL.

Le Conseil d'administration initial comprend René Panhard, ingénieur civil, Adrien Panhard, rentier, Gottlieb Daimler, ingénieur, Baptiste Garnier, ingénieur, Charles Descubes-Desgueraines, député, Charles Pierron, rentier, René de Knyff, rentier, Gustave Clément, constructeur de vélocipèdes (13). Dans ce Conseil, la prédominance des Panhard est éclipsée quelques années par Clément-Bayard. Ce self-made man, en 1897, est le principal actionnaire de PL ; il pensait pouvoir gouverner la maison. Il fut président du conseil d'administration de 1900 à 1903. Mais « les lenteurs du conseil ne concordent pas avec un tempérament actif et autoritaire, il lui faut sa liberté d'action et de décision ». La commercialisation de sa voiturette (brevet Krebs) faussement appelée « la petite Panhard », puis la copie de certains brevets PL ne pouvaient conduire qu'à une rupture. Par la suite, il y eut peu de changements. Lorsqu'un membre de la famille Panhard atteint sa majorité, il fait un stage dans les divers départements de la firme, devient rapporteur aux comptes puis est élu au conseil. La plupart des Panhard ont fait des études de Droit, ce qui leur donne un sens de l'administration. La remarquable stabilité du Conseil d'administration jusqu'à la guerre traduit sa cohésion. En 1913, le Conseil se compose d'E. Garnier, président, L. Lemoine, vice-président (et président de la Chambre syndicale des Fabricants d'accessoires), R. de Knyff, administrateur-délégué, Prévost, M. Holtzer, C. Pierron, H. Panhard, Michaud, Lucius et du comte R. de Vogué (14). Ce dernier est devenu, depuis 1909, l'homme important du Conseil. Il dirige Saint-Gobain. Il est membre du conseil de surveillance de Schneider et Cie et vice-président de la Chambre syndicale des constructeurs d'automobiles au titre de Panhard (15).

Après la mort de Levassor (suivie, en 1898, par celle de son adjoint technique, Mayade), un excellent technicien, le commandant Krebs, devint directeur général de l'usine. Il prit ensuite à ses côtés deux centraliens. Charles de Fréminville, né en 1856, ancien ingénieur au chemin de fer d'Orléans, est le directeur technique. Spécialiste de la résistance

(12) H. FORD, Ma vie et mon oeuvre, Paris, 1926.

(13) A.N. 65 AQ N 69. Coupures de presse, 1897. En 1900, P. Ménard-Dorian, directeur de l'aciérie Holtzer à Unieux, remplaça G. Daimler.

(14) Annuaire de la Chambre syndicale des Constructeurs d'Automobiles 1913, p. 71. L. Lemoine est fournisseur de PL en ressorts, lames, tôles, essieux, roulements à billes. En 1912, il réalise des aciers spéciaux pour vilebrequin. Garnier fabrique des bicyclettes. Holtzer et son gendre Lucius dirigent une importante entreprise de carrosserie. Ils furent agent-concessionnaire de PL et fabriquèrent des outils (la maison existe toujours).

(15) Ibid., p. 1 et 89.


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des aciers aux chocs, il devient l'un des premiers disciples français de Taylor dont il ira étudier les méthodes aux Etats-Unis en 1912 (16). En 1906, A. Dutreux, doué d'un sens commercial peu courant, prit la direction du service commercial parisien et forma le jeune Paul Panhard, futur directeur qui devait prendre la suite de Dutreux en 1912, lorsque Dutreux quitta PL et prit la direction de Dunlop-France.

Les moyens de production.

Les bâtiments construits petit à petit depuis 1873 avaient bien changé l'usine (17). Les terrains vagues dans les rues voisines de l'avenue d'Ivry furent acquis ; de nouveaux hangars s'élevèrent, mais les anciens ne furent rasés qu'à la fermeture des ateliers en 1970. En province, PL installe, en 1905-1906, une usine de fabrication de pièces détachées à Reims. A Poitiers, à Marseille, à Nantes, des succursales appartiennent à la firme, ainsi que les bureaux du siège social aux Champs-Elysées (1918).

Le personnel employé a évolué rapidement. Avant 1878, tous les ouvriers travaillaient aux machines à bois. La construction des moteurs requiert des gens plus spécialisés. Dans une lettre du 29 mars 1890, Levassor demande à Deneffe (industriel belge) « des mécaniciens intelligents, bien outillés et qui vous sembleraient capables pour la construction des moteurs ». En 1894, Levassor dispose de 50 mécaniciens, en 1896 de 200. En 1900, ils étaient 800, en 1901, 1.200, 1902 : 1.400, 1905 : 1.200 (en 1906 : 504 nouveaux employés à Reims), en 1907 : 1.800 ; en 1912, il y a 1.530 ouvriers uniquement à Paris, et en 1919 : 6.800. La croissance rapide de cette activité demandait des ouvriers ayant reçu une formation technique.

Krebs obtint les crédits nécessaires à l'organisation d'un atelier d'apprentissage (1902) ; les résultats étaient si bons qu'il fut développé. PL fut la première entreprise à avoir fondé un atelier de ce type. Pour y être admis, il faut avoir treize ans, posséder son certificat d'études et être fils ou parent d'un ouvrier de la maison ; il y a beaucoup de candidatures, environ 200, et peu d'élus. Un contremaître dirige les cours de technologie élémentaire, travaux pratiques, arithmétique, géométrie et dessin. Les journées sont de dix heures, mais l'apprenti reçoit une petite rémunération de 0,05 F de l'heure à 0,20 F en troisième année. Les ouvriers restent ensuite fidèlement à l'usine. PL était fier d'annoncer que 70 % de son personnel avait été entièrement formé dans ses ateliers, y compris les membres de la direction (dans les autres firmes, les apprentis payaient l'enseignement qui leur était donné).

Les conditions de travail, avant 1905, ressemblent à celles des ateliers artisanaux du xixe siècle, et non à celles d'une industrie nouvelle de pointe (18).

Pour les machines à bois, le travail s'effectue par petites équipes. Les ouvriers y ont gardé jusqu'en 1914 une mentalité archaïque, en désaccord avec l'ampleur de l'usine et leurs collègues mécaniciens ; de père

(16) F. LE CHATELIER, Henry Le Chatelier, Paris, 1969, p. 253.

(17) Nouveaux ateliers en 1896 (4.000 m2), 1902 (7.000), 1907 (8.000).

(18) D'autres points importants sur les ouvriers de PL sont évoqués dans l'article de J.-M. LAUX dans ce même numéro.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918 37

en fils, on exerce le même métier, dans la même entreprise, ainsi une sorte de compagnonnage subsiste. Sur le « bilan » photographique des ateliers de la Porte d'Ivry, en 1912, on remarque que ces ouvriers gardent des blouses blanches ou bleues serrées au cou et tombant jusqu'aux genoux ; ils portent des sabots (qui servent à la protection lorsqu'on manie des pondéreux). Leur aspect extérieur diffère peu de celui des cultivateurs. Ils sont, en 1912, 95 contre 1.268 ouvriers dans le « département automobile ».

Les mécaniciens sont, eux, en bleus de travail ; ils portent casquette et chaussures de ville, et certains gardent un veston et une chemise blanche. Ils paraissent plus jeunes que leurs collègues du bois, leur profession nouvelle a cassé la tradition des « Métiers ». Ce sont eux qui s'intéressent aux premières réunions, aux programmes des syndicats naissants, aux revendications sociales.

Les conditions de travail sont assez bonnes : l'usine est de construction récente. Mais l'aération est insuffisante dans les ateliers où sont essayés les moteurs. Les ouvriers toussent et souffrent des yeux. Il n'y a pas de chauffage. Les murs sont en briques, les charpentes en métal ou en bois, le sol est pavé de briques, et les cours sont en terre battue. Dès 1892, Levassor a installé des ponts roulants en bois pour les pondéreux.

Pour les méthodes de travail, le taylorisme n'est introduit que très partiellement chez PL, malgré un rapport très convaincant de de Fréminville au Conseil d'administration en 1908 : seuls le département commercial et l'usine de Reims furent rationalisés.

Nous n'avons de renseignements précis sur les salaires chez PL que dans le cas de Reims. En 1906, à l'usine de Reims, qui occupe 82 femmes sur 504 personnes (main-d'oeuvre non qualifiée), le simple manoeuvre touche 0,42 F de l'heure, le taux d'embauche définitif est de 5,5 F par jour, un chef d'équipe de vingt hommes gagne de 0,65 à 0,70 F de l'heure (salaire de base) et ces salaires sont d'un tiers inférieur à ceux de Paris, car la main-d'oeuvre n'est pas spécialisée en province. L'usine PL de Reims, malgré ces conditions défavorables, ne connut pas d'arrêt de travail en 1906. L'implantation de cette usine avait été décidée par Ch. de Fréminville parce que le terrain (35.000 m") était bon marché, la maind'oeuvre abondante et peu chère, les moyens de communication nombreux, et les centres sidérurgiques proches (Ardennes) (19).

LA PRODUCTION ET SES RÉSULTATS La production.

Les balbutiements des débuts sont révolus. En 1897, le nombre des châssis passe de 106 à 180 en un an (soit un par an et par mécanicien du département moteurs). La production quadruple après 1897, de 180 à 728 en 1901, puis la croissance de 1901 à 1907 est lente. Quadrupler une

(19) Les revenus d'un cadre technique ou ingénieur varient de 3 à 6.000 F par an, et même plus ; il est difficile de préciser ; PL compte plusieurs cadres supérieurs dans son conseil d'administration et à la direction.


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production de quelques unités est aisée ; doubler celle d'un millier d'unités devient un problème d'équipement, de gestion, de commercialisation et de publicité, auquel PL n'est pas préparé. Au début du siècle, le parc automobile français progresse à pas mesurés, il décuple en douze ans. PL, qui construit presque exclusivement des modèles luxueux, se trouve très tôt devant un marché limité. PL ne cherche pas à lutter avec les grands : Renault, Peugeot ou de Dion-Bouton, car sa production s'adressait à une clientèle différente, mais PL s'efforce de garder ses clients à l'étranger. PL se lance aussi dans la fabrication des taxis (20).

Mais, en 1907, survient une crise économique qui frappe durement l'industrie automobile française. Pour PL, la crise fut grave mais non catastrophique ; on licencia environ 400 ouvriers alors que certains prévoyaient 50 % des effectifs, et les machines à bois « épongèrent » les pertes. Quant à la vente des moteurs industriels, elle ne fut pas touchée. Les grandes maisons comme PL se tournèrent vers la fabrication de camions, d'autobus où les demandes étaient nombreuses.

Bien que souvent saccadée, la reprise fut lente, comme le prouvent les chiffres PL. C'est à ce moment difficile que les méthodes de production se rationalisent. La production de PL se redresse un peu plus vite que celle de l'ensemble de l'industrie automobile française de 1908 à 1912. Alors que celle-ci passe de 25.000 à 41.000 châssis, PL fait mieux, remontant de 788 à 1.959 unités : de bons résultats, mais qui ne sont pas spectaculaires par rapport à certains concurrents.

Les ventes.

Le point stratégique de cette industrie est la commercialisation et PL avait dans ce domaine d'excellentes armes. Les ventes au départ se font directement : le client écrivait ou passait avenue d'Ivry, commandait un châssis qu'il obtenait trois à huit mois plus tard ; souvent, l'ordre de commande était pris au Salon en début d'automne pour avoir la voiture le printemps suivant. Un tiers du prix est versé à ce moment, le solde à la livraison. « Puis apparurent les concessionnaires, souvent d'anciens coureurs cyclistes passés à la course automobile : P. Charron, H. Fournier, H. et M. Farman, Voigt (CGV), Surbie, Beconnais » (21). Chez PL, certains actionnaires et administrateurs dirigeaient des garages : Holtzer, Lemoine, Lucotte ainsi que de très anciens clients : R. de Knyff, G. Leys, Marcotte, R. Loisel, G. Corlin. « L'usine vendait en gros, les agents en détail », tel était le principe de la firme. « Le métier était bon, et les clients pour la plupart des gens fortunés ».

A cette époque, la construction d'une voiture demandait plusieurs mois et pendant ce délai des perfectionnements importants avaient vu le jour ; or. les dispositions prévues pour une commande voyaient souvent leurs avantages bien diminués au jour de la livraison. Il y avait souvent des contestations et les constructeurs ayant bien leur part d'aléas et de difficultés pour les approvisionnements de matières premières, pour la main-d'oeuvre à instruire, pour les études, les essais,

(20) A. GATOUX, « Les fiacres automobiles », La Vie automobile, 6 octobre 1906, p. 633-634.

(21) J.-A. GRÉGOIRE, L'aventure automobile, Paris, 1953, p. 19-20.


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les concours, etc. exigeaient, en retour, beaucoup de leurs agents. Ceux-ci devaient prendre des engagements fermes, appuyés par des arrhes, accepter des retards de livraison, prendre à leur charge des difficultés dont l'usine avait souvent été le point de départ, etc. Et c'est dans le but de soutenir les intérêts des agents de constructeurs d'automobiles ou de bicyclettes et motocyclettes [...] que Félix Laine créa, en 1904, l'Union des Agents, puis en 1906 le Syndicat général des agents de cycles et d'automobiles (22).

Les concessionnaires achètent les châssis PL 12 à 20 % en dessous du prix catalogue. Ils doivent assurer l'entretien régulier de la voiture et procurer le chauffeur. Le système de location, notamment des camions et autocars, avait très bien commencé chez PL avant la crise de 1907, mais déclina après.

Le réseau commercial de PL avant la guerre est un des plus vastes du monde. PL dispose à l'origine des représentants des machines à bois dans l'Europe entière. Puis, ce furent des agences. En France, Paris, Marseille, Toulon, Cannes, Nice, Monte-Carlo, Biarritz, Bordeaux, Toulouse, Narbonne, Béziers, Grenoble, Lyon, Orléans, Nantes, Reims, etc. sont parmi les premières créées.

Le service commercial fut rigoureusement organisé par Dutreux. Il fut divisé en trois secteurs : Paris, province, étranger. En 1913, le réseau commercial PL comporte en province quatre succursales et cinquante-huit concessionnaires régionaux. Il y a des agences dans vingtdeux pays étrangers (avec, pour la seule Russie, trois agences différentes). Le service parisien était représenté par des agents concessionnaires qui n'avaient pas forcément l'exclusivité de la marque : les grands garages vendaient également des Renault, de Dion-Bouton, Lorraine-Dietrich.

Les grosses réparations ont lieu à l'usine, ce qui a certainement handicapé le marché provincial.

Les modes en matière de carrosserie et d'aménagement changeaient vite. Vers 1910, un agent PL de l'avenue de la Grande-Armée reprocha à l'usine de n'être plus à la mode. Le fait de ne pas avoir changé la forme du radiateur, des ailes, de maintenir une colonne de direction presque verticale lui avait fait perdre de nombreux clients. En même temps, des particuliers se plaignent du manque de puissance de la PL 20 CV ; Dutreux, assez mécontent, transmis les doléances qu'il avait reçues au Salon de l'auto.

Le fleuron du service commercial était le marché extérieur. Dès 1891, PL vend des voitures hors de France : une à Barcelone, une à Copenhague, plusieurs en Suisse, en Belgique. En Grande-Bretagne après la foire agricole de Turnbridge de 1894, l'engouement se porte sur les PL. Levassor est contacté par Lawson, par F.R. Simms qui voulaient s'assurer l'exclusivité de la représentation. En 1896, les pourparlers sont rompus. C'est Harvey du Cros, descendant de huguenots et fils du propriétaire de Dunlop, qui par ses habiletés de businessman réussit à emporter l'affaire (1908).

(22) J. BOUVIER, « L'automobile et les transports », Journal de la Société de Statistique de Paris, janvier 1933, p. 9 (référence communiquée par P. Fridenson).


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Près de 60 % de la production PL était exportée certaines années, dont 40 % partaient vers l'Angleterre. PL était fier de compter parmi ses clients des membres éminents de la gentry et du parlement. Rolls acheta, en 1901, une 12 CV PL... H. du Cros importait des châssis et des pièces détachées PL, il revendait ces dernières à de petits constructeurs britanniques : la Scottish Stirling Motor Co. sort vers 1911 des « StirlingPanhard » ; H. du Cros put aussi à partir de ces pièces construire ses propres voitures (il possédait la Triumph Cycle Co.). Clément-Bayard associé à Talbot produisait des Talbot qui étaient en réalité constituées en majeure partie de pièces PL, sans qu'ils aient eu l'autorisation. Il semble que PL ait ainsi perdu une part appréciable de bénéfices à son insu. La Daimler Motor Co. et The Great Horseless Carriage firent des copies des PL sans toujours respecter les droits des brevets (23).

Aux Etats-Unis, une agence fut fondée à New York sur la 5e avenue (et PL créa aussi à New York une usine). Elle eut de nombreux clients (24). Aussi, lorsque l'Electric Vehicle Company voulut monopoliser le marché américain grâce au premier brevet américain (celui de Geo Selden qu'elle avait racheté), elle porta plainte le 18 décembre 1903 — pour non respect du brevet — contre PL et contre André Massénat, directeur de l'agence new yorkaise et, le 12 novembre 1904, contre la maison Neubauer, importateur des voitures PL et Renault (25). Krebs, directeur de PL, alla déposer et prouva devant les jurés que la voiture de Selden était techniquement irréalisable (26). A l'automne 1909, la procédure judiciaire durait toujours. La direction de PL voulut se retirer de la bataille contre le brevet Selden à cause des coûts du procès. Mais son avocat américain, Coudert, la convainquit de rester dans l'affaire (27). Il joua un rôle décisif dans le deuxième procès Selden — aux côtés des avocats de Ford — de novembre 1910 au 9 janvier 1911 (28). Selden y fut débouté de ses prétentions. Ce succès venait trop tard. PL et la France ne menaçaient plus les firmes américaines, au contraire. Celles-ci atteignent des cadences de production inconnues en Europe avec des méthodes révolutionnaires : standardisation, automatisation de certaines opérations du montage et une robustesse du matériel ajoutée à un bas prix de vente : les constructeurs européens ont perdu cette bataille. En Amérique latine, les fortunes colossales de quelques-uns remplissaient d'illusions les firmes françaises. Des petits wagons automoteurs sont vendus aux chemins de fer brésiliens par PL. L'absence de routes limite le marché de la voiture. A Buenos Aires, l'agent PL assure la commercialisation pour l'Argentine et l'Uruguay. A Mexico, la concurrence nord-américaine se fait déjà sentir. PL vend, en 1912, deux ou trois châssis au Japon ; ce pays a, dès cette époque, une production nationale d'automobiles que l'on oublie trop souvent aujourd'hui. PL possède une agence à Beyrouth ainsi que des concessionnaires dans le Maghreb.

(23) S.B. SAUL, « The motor industry in Britain to 1914 », Business History, décembre 1962, p. 5-7, 23, 34.

(24) C.W. BISHOP, op. cit., p. 278-306.

(25) W. GREENLEAF, Monopoly on wheels. Henry Ford and the Selden automobile patent, Detroit, 1961, p. 127.

(26) Son intervention représente cent cinquante pages de texte !

(27) W. GREENLEAF, op. cit., p. 214-215.

(28) Ibid., p. 223.


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En Europe, le combat est rude. Les pays Scandinaves sont relativement pauvres et se contentent d'acheter les voitures d'occasion françaises le plus souvent (une agence PL à Copenhague). Aux Pays-Bas, PL a les agences d'Amsterdam et d'Arnhem. En Belgique, le marché est favorable pour PL qui détient la représentation des brevets Daimler et Maybach (agences de Bruxelles et de Liège). En Allemagne, les accords passés avec la Daimler Motoren Gesellschaft restreignent les activités de PL (agences à Hambourg et Strasbourg ; cette dernière vend beaucoup). En Suisse, les droits de douanes sont prohibitifs pour les produits de l'industrie mécanique. La représentation de Vienne n'est signée qu'en 1911. En Italie, les constructeurs nationaux sont très forts. En Espagne et Portugal, des PL sont vendues dans les Cours et à l'aristocratie. Sur le marché en Europe centrale nous avons peu de renseignements. Par contre nous savons que la cour de Russie achète beaucoup de modèles luxueux (par l'agence de Saint-Petersbourg). Nous trouvons dans les archives PL les plans et devis d'une usine de montage qui devait être construite en 1915 à Petrograd, ce qui sous-entend la prospérité des affaires PL dans ce pays (29).

Cependant, PL a perdu au bout de quelques années sa première place à l'exportation.

Pour se faire connaître et vendre plusieurs moyens sont à la disposition des constructeurs. PL utilisa d'abord les prospectus. En août 1891, Levassor écrit à Daimler : « Je vous envoie quelques prospectus sur les voitures automobiles... » Des affiches riches en couleur et dans le style fleuri du temps évoquent les joies de la conduite et essaient d'exciter l'envie du futur possesseur.

PL édite dès 1891 un catalogue de quatre pages en couleur, puis de luxueux petits livrets reliés, aux pages de papier glacé illustrées par des gravures, puis des photographies de la gamme complète des modèles. Vers 1905-1908 PL insiste sur sa primauté en matière automobile, un court historique est placé en introduction suivi des photographies des ateliers, puis des voitures et à l'extrême fin les caractéristiques et les prix (30). En tête des prospectus est placé un avertissement destiné à faire ressortir l'originalité des PL :

Nous prions notre clientèle d'être en garde contre les nombreuses imitations et contre-façons qui sont faites de nos voitures et lui signalon l'abus qui est fait de notre nom ou des noms par lesquels nous désignons nos types de moteurs, carburateurs, etc..

En 1908, PL base sa campagne sur l'acquisition de la licence du brevet américain Knight du moteur sans soupapes qui commence à être exploité par la firme. Un exposé sur le principe de fonctionnement est accompagné d'un dépliant très didactique. Des catalogues similaires sont édités par PL en Angleterre, aux U.S.A., en Russie, etc. Ces livrets publicitaires sont nettement plus luxueux que ceux distribués par les marques

(29) Sur les automobiles françaises en Russie jusqu'à 1904, voir A.N. F 12 7173.

(30) A.N. 65 AQ 69 conserve une brochure illustrée sans titre autre que « S.A.E.P.L., 1905 » qui décrit successivement la fabrication, la réparation et les types de voitures chez PL avec une grande abondance de détails.


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dites de prestige aujourd'hui ; il faut dire que PL, pour s'assurer du sérieux des éventuels clients, faisait payer ses catalogues par ceux-ci. Procédé qui correspond à la politique de PL :

Contre la concurrence, longtemps elle se retrancha dans une tour d'ivoire, presque dédaigneuse des procédés habituels de la réclame commerciale. [...] Jusqu'en 1908, la Société attendait le client. A partir de 1908, il lui fallait le chercher (31).

En outre, les concessionnaires avaient la charge de faire imprimer dans la presse locale des entrefilets rappelant l'adresse du garage PL le plus proche.

Les expositions sont un moyen direct de toucher le public. Leur importance est plus grande qu'actuellement. Peu nombreuses, elles se déroulent une fois l'an dans un très grand centre. La foule n'avait pas souvent l'occasion de voir autant de produits rassemblés à la fois. Les industriels s'y tiennent au courant des dernières nouveautés étrangères et nationales ; les comparaisons sont pleines d'enseignement pour les plus avisés.

La première exposition automobile a lieu en 1895 à Paris, reprise en 1898 dans les jardins des Tuileries avant d'être installée au Grand Palais (32). Les constructeurs mettent un point d'honneur à présenter tous les ans au moins un nouveau modèle. Ces salons attirent un public nombreux.

Salon

Nombre d'exposants

Visiteurs

1898

1899

1901

340 405 490 810

140 000 150 000 160 000 260 000

1902

Source : J. BOUVIER, art. cit., p. 4.

L'autre média publicitaire est la participation aux épreuves automobiles. Aussi bien dans les concours d'élégance que dans les courses, les PL se distinguent par leur très belle carrosserie et leur solide moteur. Les meilleures mécaniques gagnent les épreuves sportives, la sélection est plus dure, mais l'effet psychologique sur le public est plus grand et le succès commercial peut venir brusquement après une course. Les défaites ne sont ressenties que plus durement. L'Actualité financière du 2 juillet 1904 écrivait : « Il y a un an, l'action PL restait introuvable entre 40 000 et 50 000 F (valeur d'émission 10 000 F) et, actuellement, elle se négocie aux environs de 15 000 F. La marque a-t-elle donc diminué de valeur ? En aucune façon, elle reste excellente, seulement la vogue est moindre parce que la marque n'a pas été heureuse dans les dernières courses. Demain peut-être, les choses seront inversées. » Grâce aux compétitions, PL a acquis un très beau palmarès et un prestige qui s'est

(31) L'Information, 8 août 1911.

(32) Cf. notamment S. BELLU, « Les Salons du Grand Palais », L'AutoJournal, 15 octobre 1972, p. 37-45.


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maintenu longtemps après que la marque eut abandonné la participation aux courses. Les frais considérables qu'entraînait la préparation des voitures pesaient sur les budgets et les bénéfices, aussi le conseil d'administration de PL décida-t-il d'abandonner la compétition en 1908. Cette décision fut regrettée quelques années plus tard, mais elle était sage au moment où la crise risquait de ruiner irrémédiablement les constructeurs.

Avant 1914, l'automobile réclame l'appui de la publicité. Il faut susciter dans le public le besoin de cet objet de consommation nouveau. Sans publicité, l'automobile n'aurait pas pu survivre ou serait restée dans un élitisme discret pendant longtemps encore. C'est la première industrie à avoir utilisé largement les moyens de diffusion et de propagande pour ses produits.

Enfin, des ententes entre constructeurs pour amortir la concurrence ont lieu. En 1906, Dutreux, chef du service commercial de PL, rencontre Louis Renault. Ils étudient les possibilités de vente, se mettent d'accord sur le prix de châssis de puissances équivalentes pour ne pas se gêner et discutent des remises à donner aux agents. Ils se renseignent mutuellement sur leurs projets. Il est faux de nier ces contacts et relations techniques ; l'espionnage industriel existait déjà et, lors des réunions d'anciens élèves de grandes écoles, les « secrets » étaient divulgués. De même, PL fait partie du petit noyau de constructeurs qui, au cours du Salon de l'Automobile de décembre 1908, créent « entre eux pour l'étude de diverses questions une entente amicale dont les résultats dépassèrent vite leurs espérances » et qui, à la suite de la suppression du Salon de 1909, quittent la Chambre syndicale de l'Automobile pour fonder, le 16 décembre 1909, un organisme rival, la Chambre syndicale des Constructeurs d'Automobiles (33). Ses membres ont pour objectif : « Conserver entre nos mains la direction des affaires de notre industrie » (34).

Les résultats.

La prospérité constante de PL désarmait les commentaires critiques. Enfin, L'Information du 8 août 1911 publia une enquête. La voici.

Jusqu'à ce jour, « aucune étude financière n'a été publiée sur la SAEPL. La raison en est que cette société s'est toujours refusée à communiquer ses comptes annuels et que seuls les actionnaires possèdent les rapports du conseil et des commissaires. Or la Société compte un nombre restreint d'actionnaires, ses titres ne donnent lieu à aucune négociation en Bourse et sont soigneusement conservés en portefeuille par leurs détenteurs. Lorsque des faits exceptionnels, tels que le décès d'un actionnaire, nécessitent une vente de titres, cette opération s'effectue dans un cercle restreint d'intéressés... »

Le « mutisme de la direction » n'aide pas les commentateurs qui constatent que « les comptes de la Société ont toujours gardé un caractère confidentiel ». Nous pouvons cependant donner quelques chiffres sur les bilans de 1904 à 1910.

(33) La Locomotion (organe officiel de la C.S.C.A.), 8 mars 1910, p. 11 (référence communiquée par P. Fridenson).

(34) La Locomotion, 8 juin 1910 (allocution du président, Armand Peugeot).


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Chiffre d'affaires

Automobiles j Machines Total Bénéfices

a bois industriels

1898-99 6.887.000 3.426.000

1903-04 15.771.000 1.375.000 17.146.000 7.904.000

04-05 — — 21.625.000 10.671.000

05-06 19.724.000 1.576.000 21.300.000 —

06-07 21.746.000 1.630.000 23.376.000 7.443.000

07-08 — — 14.000.000 5.554.000

08-09 — — 17.589.000 7.980.000

09-10 — — 23.471.000 9.595.000

Pourcentage des bénéfices au chiffre d'affaires

1898-99 49 %

1903-04 45 %

1904-05 49 %

1905-06 —

1906-07 32 %

1907-08 39 %

1908-09 45 %

1909-10 41 %

Excédent du

Fonds Passif fonds de roulede

roulede envers les tiers ment sur le passif

1904 17.670.000 3.039.000 14.611.000

1905 20.561.000 2.701.000 17.860.000

1906 — — —

1907 17.810.000 1.944.000 15.873.000

1908 17.699.000 1.561.000 16.138.000

1909 22.982.000 4.448.000 18.534.000

1910 21.227.000 2.545.000 18.682.000

Nous pouvons faire quelques constatations succinctes. Les machines à bois représentent une fraction infime du chiffre d'affaires, elles servent de « bouée de sauvetage » en cas de difficultés. La crise de 1907 a laissé une empreinte profonde dans les résultats. La proportion du bénéfice industriel au chiffre d'affaires est remarquable pour une industrie française (même exceptionnelle) : « Elle se maintient malgré la baisse générale des prix des voitures. Cela tient aux perfectionnements dans l'outillage et les méthodes de travail » qui conduisent à « une réduction du prix de revient ». Cette opinion est confirmée pour le prix de revient moyen par CV, mais contredite pour le prix de revient moyen par châssis. Les immobilisations présentent une augmentation continue qui provient des agrandissements successifs des ateliers et l'amélioration de l'outillage. Le fonds d'amortissements et les réserves de ce fait augmentent pour garder une bonne marge de sécurité. La crise ne les fait pas faiblir.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918

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Les usines Panhard et Levassor de 1897 à 1918

Légende :

Nombre de véhicules produits

Dividendes ( en centaines de francs ) Chiffres d'affaires ( en millions de francs ) Bénéfices nets ( en millions de francs )

A partir de 1907, l'action de 10.000 F étant fractionnée en dix actions de 1.(100 F, nous avons représenté les dividendes attribués à dix actions.


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Examinons le bilan de 1907.

(En milliers de francs)

Stock de marchandises .... 10 086 Fonds de roulement .... 11832

+ Débiteurs 1 685 Dettes + 1 944

+ Disponibilités 5 846 Profits et pertes + 3 841

17 617 17 617

Les valeurs de roulement de l'actif représentent 17,6 millions de F sur un total de 33,9, ce qui nous prouve la très grande prospérité de PL. L'Information du 8 août 1911 concluait par ces mots : « Une prospérité remarquable malgré la crise, [...] une situation de trésorerie d'une large aisance, [...] une gestion financière irréprochable. La rareté des actions est la meilleure preuve de l'absolue confiance des actionnaires : cette confiance est bien placée... »

Aux termes des statuts de PL « sur les bénéfices, 5 % sont prélevés pour la réserve légale. Ce prélèvement cessera d'être obligatoire lorsque les fonds de réserves auront atteint un dixième du capital ». En 1907, deux millions sont affectés au remboursement des deux cinquièmes du capital. Au minimum, « un dividende de 5 % pour chaque actionnaire » tous les ans. 10 % des bénéfices sont attribués au Conseil d'administration « à partager entre eux dans la proportion qu'ils jugeront convenable ». Plus 5 % à la disposition du même Conseil « pour les répartir ainsi qu'il conviendra ». Le capital est donc bien rémunéré. Les dividendes versés rapportent de 10 à 50 % par an, plus couramment de 20 à 30 %. Les actions « ont été vendues jusqu'à 60 000 F » (L'Information, 30 décembre 1908).

L'assemblée de 1906 décida de fractionner les actions de 10 000 F en actions de 1 000 F ; mais il faut posséder dix actions pour pouvoir assister aux assemblées et avoir cinquante actions nominatives inaliénables pour être élu administrateur. Le clan Panhard pensait ainsi contrer les intérêts des héritiers de Daimler et de Levassor (un procès fut perdu contre eux en 1904), mais cela n'eut aucun effet.

L'année 1913 marque l'apogée de la prospérité industrielle française. Pour l'automobile, il n'y a pas eu jusqu'à cette date de problème trop grave ; la crise de 1907 est un accident qui a éliminé les entreprises malsaines. C'est une industrie largement exportatrice (35). Le gouvernement est très libéral à son égard ; les constructeurs n'ont pas besoin de tarifs douaniers protectionnistes, l'Etat les laisse faire. Lucien Périssé souli(35)

souli(35) rapporte de bons revenus aux firmes : en 1904, sur un chiffre d'affaires de 14 000 000 F (PL), un tiers provient des ventes à l'extérieur des voitures, et des camions qui se vendent particulièrement bien.

La guerre de 1914 a tué ce commerce international. Les taxes furent exagérées, le gouvernement de Défense nationale interdit toutes importations et exportations. Les voitures déjà livrées ne purent être réparées, la clientèle délaissa les marques françaises.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918 47

gnait ce point dans son rapport au ministre du Commerce : « L'industrie automobile a la chance d'être libre de toute attache de l'Etat, le contrôle qu'exercent les fonctionnaires est réduit au minimum puisqu'il n'a trait qu'à des questions de circulation et de sécurité publique » (36).

Les troubles les plus sérieux viennent des voitures étrangères et plus particulièrement américaines avec le lancement de la Ford « Model T » en 1908. Ces automobiles sans raffinement, uniquement fabriquées en grande série pour rouler et transporter gênent considérablement la reprise en 1909, 1910, 1911 (37).

PL, sans entamer une véritable politique d'intégration comme les firmes américaines, prend cependant deux participations significatives, une en amont, l'autre en aval. En 1908, PL est un des actionnaires importants qui fondent la Société des Transports Automobiles Industriels et Commerciaux. En 1912, PL contribue de la même manière à la formation de la Société pour l'Eclairage des Véhicules, devenue par la suite la Société pour l'Equipement électrique des Véhicules (SEV), où A. Dutreux joue un rôle décisif. Dans les deux cas, il est aux côtés de Renault et de la banque Mirabaud.

LA GUERRE Le matériel militaire.

La production PL s'est vite diversifiée à partir du moteur ; des canots automobiles, des moteurs d'avions, de dirigeables (38) et surtout du matériel militaire.

Le 14 septembre 1897, des voitures participent pour la première fois à des manoeuvres. Le 18 mars 1898, le général Billot décide de faire acheter une PL pour l'état-major. Cette voiture n'est en rien différente des autres modèles de tourisme. Quelques mois plus tard, le capitaine Genty décide d'équiper des automobiles de mitrailleuses fixées sur la carrosserie. Le 6 août 1899, la section technique de l'artillerie passe un marché avec PL. L'automobile sert surtout au transport des officiers et encore certains préfèrent le cheval. En 1900, on découvre que la voiture peut fournir un appui logistique. PL reçoit commande d'un camion de 16 CV (la transmission est à chaîne pour tous les poids lourds jusqu'en 1919, cela paraissait plus résistant ; le châssis est recouvert à l'arrière d'une simple plateforme qui peut être facilement aménagée). Puis les difficultés de la campagne du Maroc (de 1901 à 1912) occasionnent des libéralités du Parlement qui permettent l'achat pour l'armée de deux PL : un landaulet de 15 CV, une voiture rapide de 24 CV de reconnaissance transformée par Genty en automitrailleuse. Après les massacres de Casablanca en juillet 1907, Lyautey réclame une autre automitrailleuse PL.

(36) A.N. F13 7713. Ce rapport est de 1917.

(37) M. WILKINS, F.E. HILL, American business abroad : Ford on six continents, Detroit, 1964, p. 35-59.

(38) Le commandant Krebs, directeur technique de PL, avait été avec le colonel Renard un des pionniers dans le domaine des dirigeables en 1884. Le moteur d'avion dessiné en 1908 pour les appareils de hautes performances remporta en 1910 de nombreux records avec Dubonnet comme pilote.


48 M. FLAGEOLET-LARDENOIS

Le télégramme du général : « Automobile Genty arrivée en franchissant le Rif avec une résistance surprenante » atteste sa satisfaction. Quelques mois plus tard, les militaires sont émerveillés par les résultats obtenus grâce à cette voiture qui fut la première à pénétrer dans la ville assiégée : l'effet sur les indigènes fut aussi spectaculaire que celui du fusil Chassepot. Dès 1908, un blindage est adjoint à la carrosserie en tôle d'acier chromé de six millimètres. Lyautey transmet, en 1909, un rapport au capitaine Genty et réclame deux nouvelles automitrailleuses PL. La mutinerie et les massacres de Fez décident le ministre de la Guerre Berteaux à commander trois voitures PL le 27 avril 1912. Le 18 mai, elles entraient dans la ville marocaine.

Les grosses commandes débutèrent en 1913. Des commissions spécialisées de l'armée examinèrent sans relâche les modèles proposés par les constructeurs (Dutreux, ancien de PL, fait partie de cette commission). Des listes d'après les tests sont établies et PL figure en bonne place pour ies voitures les plus puissantes.

Pour les poids lourds et les engins blindés, PL est en relation avec la fabrique de Châtillon-Commentry à laquelle est accordé un rabais de 10 % sur les châssis. Un tracteur d'artillerie « Châtillon-Panhard » fut mis au point en 1913.

La Grande Guerre.

La mobilisation du 2 août 1914 prive l'usine de plus de la moitié de ses effectifs et la production est arrêtée. Les ateliers de Reims sont touchés par les bombardements dès septembre 1914, mais le matériel est replié vers Paris sous le commandement du capitaine de réserve Hippolyte Panhard (39).

L'activité reprit à l'usine de Paris dès octobre 1914. Les efforts portèrent sur des camionnettes rapides de 12 CV (ambulances, fourgons postaux) et on étudia la fabrication de poids lourds de cinq tonnes pour le transport de troupe.

Les ateliers des machines à bois qui étaient prospères en 1914 se reconvertirent pour la fabrication d'obus de 75 à shrapnell, d'obus à explosifs, de pièces de fusil, la construction de canons de 155, etc... Ce type de matériel plus encore que les véhicules automobiles rapporte des bénéfices très élevés. La construction de châssis courants (type de tourisme) ne ralentit pas : on les transforma. Les autres productions de PL pendant cette période furent des tracteurs d'artillerie, des moteurs de chars et d'avions, des treuils de ballons captifs (saucisses) et des pièces de rechanges pour diverses mécaniques.

La guerre de 1914 est arrivée comme une pluie apaisante après un orage sec : elle freine la concurrence et fournit à tous les constructeurs une manne : les marchés militaires, la livraison de matériel ne demandant pas une recherche technique élaborée et l'armée étant moins pointilleuse sur la qualité et sur les rendements que le client bourgeois de la Belle Epoque. PL participe à ces fabrications au sein des groupements régionaux d'industries de guerre organisés en 1914-1915 à l'initiative du

(39) L'usine de Reims totalement détruite fut reconstruite en 1919.


PANHARD ET LEVASSOR JUSQU'EN 1918 49

ministre de la Guerre Millerand, en particulier ceux des obus et des armes portatives, tous deux animés par Renault (40).

Bref, un constructeur d'aujourd'hui a pu écrire avec raison :

La guerre avait démontré les énormes possibilités qu'offrait la locomotion mécanique. [De plus], ce fut la course à la production intensive [dont la conséquence] fut un abaissement des prix de revient surprenant et dépassant tout ce qu'on aurait pu espérer. La guerre de 1914 avait été une gigantesque expérience sur la possibilité de produire un objet quelconque, en séries illimitées, avec abaissement du prix consécutif à l'augmentation de la série (41).

Ainsi, à la fin de la Première Guerre mondiale, des fortunes considérables s'élèvent qui permettent à quelques industriels comme André Citroën de s'orienter, en 1919, vers la construction de voitures légères et cette fois démocratiques. Ils savent, notamment depuis qu'une commission spécialisée s'est réunie au ministère du Commerce et de l'Industrie en 1917, qu'il leur faut changer de cap par rapport à 1900-1914 : « En abaissant ses prix de revient, non par la réduction des salaires, mais par un emploi de plus en plus parfait du machinisme, l'industrie sera entraînée vers un maximum de productivité qui accroîtra la richesse nationale... », ce qui implique « un abaissement du prix des matières premières [...], une meilleure utilisation de la main-d'oeuvre [...] et des méthodes de vente beaucoup plus commerciales tant à l'intérieur que sur le marché extérieur » (42). Les constructeurs « se trouvèrent alors devant une série de problèmes ardus : problèmes de financement d'abord, pour agrandir les machines existantes et s'équiper de machines modernes ; problèmes de technique pour améliorer les modèles et en créer de nouveaux (il fallait installer d'importants bureaux d'études et de méthodes pour la recherche du progrès) ; problèmes de personnel pour former des ouvriers et des cadres de techniciens et d'ingénieurs ; problèmes commerciaux, enfin, pour choisir les modèles de plus grande vente et pour écouler cette production intensive par la création ou l'extension de nombreux points de vente » (43). Mais PL n'a pas osé réinvestir ses importants profits de guerre dans le développement de ses fabrications et s'est contenté de vendre uniquement des modèles luxueux et de prestige et des poids lourds.

(40) R. PINOT, Le Comité des Forges de France au service de la nation (1914-1918), Paris, 1919, p. 178 et 326.

(41) Jean-Pierre PEUGEOT, L'Automobile, Paris, 1958, p. 34-35 (référence communiquée par P. Fridenson).

(42) A.N. F13 7713. Rapport de Lucien PÉRISSE sur l'avenir de l'industrie automobile.

(43) Jean-Pierre PEUGEOT, op. cit., p. 35.



L'idéologie des grands constructeurs dans l'entre-deux-guerres

par Patrick FRIDENSON

Luis Bunuel a sorti son dernier film en septembre 1972. Il a pour titre : Le charme discret de la bourgeoisie. L'expression convient à merveille pour les industriels français de l'automobile dans l'entre-deuxguerres. Ils prodiguent les ressources de leur dynamisme tout en pratiquant le secret des affaires. Nous nous proposons ici de mettre un terme à la discrétion qui est aujourd'hui de rigueur en ce qui concerne la pensée de ces constructeurs à l'égard des grands problèmes économiques, sociaux et politiques de leur époque (1). Au lecteur de juger ensuite si, dans cette lumière, « le charme » subsiste...

Une telle étude a un double intérêt. Elle apporte une contribution supplémentaire à l'histoire encore si fragmentaire — en dépit de l'importance du sujet — des idéologies patronales françaises (2). Mais surtout, elle a trait au secteur le plus novateur du capitalisme français contemporain. Ce sont les industriels français de l'automobile qui acclimatent dans notre pays la grande entreprise moderne, qui y introduisent les objets et les valeurs de la société de consommation (« "Vivre, c'est consommer », écrivait Louis Renault le 19 avril 1932) (3), qui sont parmi les premiers à vivre le processus actuel d'imitation — rivalité entre la France et les Etats-Unis d'Amérique. Comment ces promoteurs de la

(1) Cet article reprend en partie une communication faite à l'Institut français d'Histoire sociale le 23 mai 1970 et une conférence prononcée à York University (Glendon Collège), Toronto, le 21 septembre 1972.

(2) Sur l'ensemble des problèmes de méthode, cf. R. ROBIN, « Vers une histoire des idéologies », Annales historiques de la Révolution française, avriljuin 1971. Sur les idées du patronat français, citons les articles de J. BOUVIER recueillis dans son livre Histoire économique et histoire sociale, Genève, 1968, celui de R. TREMPÉ, « Contribution à l'étude de la psychologie patronale : le comportement des administrateurs de la société des mines de Carmaux vis-à-vis des mineurs (1856-1915) », Le Mouvement social, avril-juin 1963, la note de R. DUFRAISSE sur le patronat de la métallurgie dans les années 30 in Mouvements ouvriers et dépression économique 1929-1939, Assen, 1966, le livre de R.-F. KUISEL, Ernest Mercier, French technocrat, Berkeley, 1967, et, bien entendu, H. EHRMANN, La politique du patronat français 1936-1955, Paris, 1959, H. HATZFELD, DU paupérisme à la sécurité sociale, Paris, 1971. Une bonne étude régionale : P. PUNELLE, « Le Nord industriel de 1930 à 1935 », Revue du Nord, octobre-décembre 1969, p. 641-650.

(3) A.N. 91 AQ 4. Note de L. Renault.


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croissance rapide et de la production de masse voyaient-ils le monde de leur temps et pensaient-ils leur action ? Telle est la question centrale de cette brève enquête menée à l'exemple de celles qu'ont déjà effectuées les historiens de l'industrie automobile américaine (4).

Pour connaître la vision patronale, les sources ne manquent pas. Articles, brochures, ouvrages et (dans le cas de Renault) documents d'archives foisonnent, au point qu'ils pourraient constituer un véritable corpus digne d'analyses linguistiques, tout comme les discours parallèles des ingénieurs et des ouvriers de l'automobile. Datant en majorité des années trente, ces textes ont trois thèmes principaux : les cadres généraux du développement, la conjoncture de l'économie, les rapports entre patrons et ouvriers.

LES CADRES GÉNÉRAUX DU DÉVELOPPEMENT

Les grands industriels français de l'automobile ont estimé qu'un développement économique intense de la France devait reposer sur le maintien du libéralisme, la transposition du modèle américain, l'industrialisation accélérée de la France.

On présente trop souvent un tableau contrasté du patronat français avec, d'un côté, les grandes entreprises concentrées, « fusionnant avec l'Etat dans un mécanisme unique d'extraction du profit », et, de l'autre, les petites et moyennes entreprises à bas taux de profit dont les attitudes et les comportements à tous les niveaux sont hérités de Parchéo-libéralisme du XIXe siècle. Au moins dans le cas des constructeurs d'automobiles de notre période, cette distinction ne correspond pas à la réalité. Grands ou petits, ils demeurent tous libéraux. Maurice Goudard, président-fondateur des Carburateurs Solex et ami proche d'A. Citroën, publie un copieux et vigoureux plaidoyer en faveur du libéralisme intégral (5). L. Renault aime proclamer que « le salut est dans la liberté, l'émulation, la libre concurrence. Tout ce qui tend à fausser le libre jeu des lois naturelles de l'économie et l'ajustement automatique de la production aux besoins est un remède plus dangereux que le mal qu'il cherche à guérir » (6). Il s'agit d'un libéralisme de combat : ils veulent la liberté pour les grandes entreprises de mener la politique qui leur convient sans interférence aucune de l'Etat ni des syndicats de salariés, mais aussi sans liens étroits entre elles. L. Renault considère les accords et ententes entre firmes comme des anomalies ; on les conclut sans conviction et sans désir de les tenir (7). Si ce libéralisme n'a rien à envier à, celui

(4) Entre autres : W. GREENLEAF, From thèse beginnings. The early philanthropies of Henry and Edsel Ford, 1911-1936, Detroit, 1964, 235 p. ; J.-B. RAE, Henry Ford, Englewood Cliffs, N.J., 1969, 180 p. ; R.-M. WIK, Henry Ford and grass-roots of America, Ann Arbor, 1972, 266 p.

(5) Défense du libéralisme, Paris, 1944, 292 p.

(6) A.N. 91 AQ 4. Note de L. Renault à P.-E. Flandin, 8 janvier 1935.

(7) Entretien avec M. F. Lehideux, ancien administrateur-délégué des usines Renault, 10 février 1972.


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du XIXe siècle, il se distingue cependant de lui sur plusieurs points. Il a un ennemi nouveau, le communisme. Un administrateur des usines Renault s'écrie par exemple : « L'esprit des ouvriers a été empoisonné pendant des années par une campagne d'excitations et de mensonges librement exercée, et qui a eu pour résultat de pervertir l'esprit des travailleurs et d'abolir en eux tout sens critique, politique et social » (8). D'où un antisoviétisme virulent. Le directeur général de Peugeot, Maurice Jordan, consacre toute la première partie de sa conférence du 29 octobre 1936 devant les « collaborateurs des centres de la région parisienne des entreprises Peugeot » au « cas de l'URSS ». Il présente ce pays comme en proie à l'oppression, à la dictature et à la misère (9). Ensuite, l'attitude à l'égard de l'Etat se modifie en partie, à mesure que les entreprises d'automobiles ont, du fait de leur importance croissante, des contacts avec l'appareil d'Etat, qu'elles bénéficient de ses commandes, qu'elles font pendant la Grande Guerre l'expérience d'une collaboration étroite avec lui. Certes, des origines de l'automobile à la Seconde Guerre mondiale, les constructeurs manifestent, notamment par l'entremise de leurs chambres syndicales, une hostilité constante envers la hausse de la fiscalité et le contrôle de l'Etat sur l'économie. Tel M. Jordan : « Avant la guerre, les impôts chargeant la production industrielle étaient réellement faibles : moins de 2 % du prix de vente du châssis. Aujourd'hui [...], c'est près de 25 % du prix de vente d'un châssis qui va sous forme d'impôts variés dans la caisse de l'Etat » (10). Certes, ils reprochent à l'Etat son soutien aux compagnies de chemins de fer et ses projets de nationalisation (11). Mais ils pensent parfois à mettre ces inconvénients en balance avec quelques avantages : « Impôts à subir et crédits budgétaires à bénéficier », suivant la formule savoureuse de L. Renault (12). Ils reconnaissent aussi à l'Etat un rôle d'arbitre entre intérêts privés, au profit des firmes les plus dynamiques ; ainsi L. Renault en 1919 et 1927 (13), qui pense aussi que l'Etat peut aménager dans un sens favorable les conditions du développement de l'industrie automobile : « Approvisionnements de matières premières, tarifs de transports, rapports commerciaux et situation à l'égard des autres branches de l'activité du pays » (14). Certains vont même plus loin. Ils estiment nécessaire dans certaines circonstances que l'Etat joue un rôle actif dans le maintien ou la relance de l'activité économique. En 1917, le rapport d'un haut fonctionnaire très proche des milieux de l'automobile le dit tout net : « Nos industriels [...] sont arrivés à une coordination du machinisme qui n'est pas seulement destinée à l'effort passager de la libération du territoire, mais qui contient des principes d'activité

(8) A.N. 91 AQ 15. Lettre de R. de Peyrecave au capitaine Clouet, commandant le 1er détachement du district Paris-Automobile, 13 novembre 1939.

(9) M. JORDAN, Quelques remarques sur des sujets d'actualité et sur un exemple d'économie dans une société anonyme, Montbéliard, 1936, 31 p.

(10) M. JORDAN, op. cit., p. 28.

(11) A.N. 91 AQ 4, note de L. Renault, 21 septembre 1938, et A.N. 91 AQ 27, note de L. Renault, avril 1936.

(12) A.N. 91 AQ 4, note de L. Renault, 17 février 1932.

(13) P. FRIDENSON, Histoire des usines Renault, Paris, 1972, t. I, p. 134-135 et p. 155, note 2.

(14) A.N. 91 AQ 4, note de L. Renault, 17 février 1932.


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qui devront [se mettre] au service de la réorganisation de l'industrie générale. Il incombe à l'Elat de coopérer aux efforts individuels et collectifs [...] après en avoir coordonné les éléments » (15). En 1918, André Citroën estime publiquement, « ce qui me valut les foudres de pas mal de mes confrères, [...] qu'il faudrait créer un ministère de l'industrie nationale qui obligeât les industriels à se spécialiser et leur assignât même une tâche, pour éviter de s'éparpiller et de gaspiller de la maind'oeuvre, de la matière et des frais généraux » (16). La même année, il présente au Musée social de Paris un projet d'organisation nationale en vue d'une amélioration de la productivité des grandes industries. « Un certain nombre d'institutions régionales » aideraient les industriels de chaque branche à perfectionner le travail d'atelier et à former leur personnel, leur fourniraient des laboratoires spécialisés, recueilleraient « les suggestions des ouvriers dans leurs syndicats », le tout grâce à « une contribution demandée à tous les industriels ». Appel serait fait à l'Etat pour qu'il rende obligatoire l'enseignement de « l'organisation scientifique du travail et en introduise les méthodes dans ses industries ». Ce plan est « demeuré sans suite immédiate » (17). Toujours en 1918, L. Renault souhaite que l'Etat maintienne sa tutelle sur l'économie et ses commandes aux entreprises « pendant les six mois qui suivront les hostilités » pour faciliter la reconversion. Il ajoute : « L'Etat aurait même intérêt à prélever des impôts pour payer [le] surprix [inévitable] plutôt que d'acheter du matériel à l'étranger » (18). Le même Renault se prononce tout au long de la crise des années 30 pour un très important plan « d'outillage national » et de grands travaux financé par l'Etat (19). Mais cet Etat dont ils attendent quelquefois l'aide et l'appui, nos modernes libéraux, à la différence de leurs prédécesseurs, adeptes du régime parlementaire, veulent le voir doté d'un exécutif fort. Dès 1918, L. Renault raille « la lutte continuelle et opiniâtre qui s'exerce entre les divers partis » et souhaite que les hommes politiques « soient de situation très indépendante, qu'ils aient un mandat beaucoup plus long » (20). Un administrateur de Renault, Marcel Champin, est un des dirigeants du Redressement français. En juillet 1935, ce « vieux libéral » déclare avoir perdu confiance dans le suffrage universel et recommander sa suspension au profit d'une réforme radicale et technocratique des institutions (21). Aux yeux d'un certain nombre de constructeurs, le libéralisme politique apparaît inefficace si l'on veut rivaliser avec la puissance américaine. American productivité) contributed to the critical attitude towards parliamentary liberalism (22).

(15) A.N. Fie 7713. Rapport de Lucien Périsse au ministre du Commerce et de l'Industrie.

(16) A. CITROEN, « L'avenir de la construction automobile », Revue politique et parlementaire, 10 mai 1929, p. 241.

(17) P. DEVINAT, L'organisation scientifique du travail en Europe, Genève, 1927, p. 136. P. DEVINAT, C. THUMEN, ,J. SIEGLER. R. BIGOT, Organisons la production, Paris, 1927, p. 43 (« Les cahiers du Redressement français », n° 8).

(18) A.N. 91 AQ 83, note de L. Renault à Albert Thomas, 9 décembre 1918.

(19) P. FRIDENSON, op. cit., p. 249 et 252.

(20) A.N. 94 AP 80. Note de L. Renault, 1918.

(21) R.-F. KUISEL, op. cit., p. 122.

(22) C.-S. MAIEH, « Between taylorism and technocracy : European idéologies and the vision of productivitv in the 1920 », Journal of Contemporary History, 1970, n° 2, p. 28.


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Dans l'espace économique libéral animé par un pouvoir fort, les grands constructeurs veulent, en effet, dès la fin de la Belle Epoque, tirer les leçons de la réussite américaine, voire la prendre pour modèle. Marius Berliet est fasciné par l'Amérique (23). A. Citroën s'est rendu en reconnaissance aux Etats-Unis dès 1912 (24). Mais L. Renault l'y a précédé en avril 1911. L'usine Ford de Dearborn l'enthousiasme tout de suite, et il le fait savoir à Henry Ford : it is his opinion that your factory is the best organized in the country to produce the most satisfactory results and he has been very much impressed by the ingenuity displayed in the maniifacturing of your cars (25). Lui-même écrit à Ford une fois rentré en France : « La visite de vos établissements m'a fort intéressé et je suis émerveillé de leur organisation » (26). Il demande et obtient de lui l'autorisation d'envoyer à Dearborn un de ses comptables pour avoir une idée plus précise « de votre organisation et de votre administration dont les méthodes nous ont paru beaucoup plus simples et plus pratiques que celles usitées dans nos pays » (27). Dès lors, l'Amérique va devenir une référence permanente dans la pensée des grands constructeurs. Son grand importateur, A. Citroën, peut écrire avec satisfaction : « Les ingénieurs, les ouvriers français s'adaptent admirablement aux méthodes américaines et savent utiliser parfaitement le matériel spécialisé qui est construit par nos amis d'Amérique » (28). Quant à L. Renault, « il ne [...] crée pas à l'imitation de l'Amérique. Mais il adapte les machines aux besoins français et à notre système » (29). Il recommande aux autres industriels d'envoyer des missions en Amérique (30). Il inculque à ses ouvriers les recettes américaines. Au programme de son école d'apprentissage figurent des « causeries d'ensemble » sur « la vie sociale dans une usine américaine », « le contremaître : note américaine », « compte rendu d'une visite aux Etats-Unis » (31). Mais accepter les méthodes américaines ne revient pas pour les constructeurs français à se résigner à une place secondaire dans la division internationale du travail. Dès 1914, et surtout pendant la Grande Dépression, ils mènent une guérilla perpétuelle pour des barrières douanières élevées, contre les usines de montage étrangères en France. L. Renault et A. Citroën notamment assaillent de leurs doléances les gouvernements et l'opinion publique (32). Le Bulletin des Usines Renault de décembre 1928 publie

(23) M. LAFERRÈRE, Lyon, ville industrielle, Paris, 1960, p. 382.

(24) S. REINER, La tragédie d'André Citroën, Paris, 1954.

(25) Archives Ford (Dearborn, Michigan), Accession 2, Correspondance, lettre de Paul Lacroix, vice-président directeur général de la Renault Selling Branch de New York, à Henry Ford, 29 avril 1911. Comme les suivants, ce texte est reproduit avec l'autorisation et grâce à l'obligeance des Archives Ford. Nous en exprimons notre vive gratitude à M. Sears.

(26) Archives Ford, ibid., lettre de L. Renault à H. Ford, 12 mai 1911.

(27) Archives Ford, ibid., lettre de L. Renault à H. Ford, 3 juin 1911. Un an plus tard, le 19 août 1912, H. Ford alla visiter les usines Renault de Billancourt (Archives Ford, accession 1, box 31).

(28) A. CITROEN, « L'avenir... », art. cit., p. 238-239.

(29) J. BOULOGNE, La vie de Louis Renault, Paris, 1931, p. 163.

(30) La Journée industrielle, 25 avril 1928 (déclaration de L. Renault à la commission sur l'Organisation scientifique du travail de la CGPF).

(31) J. BOULOGNE, op. cit., p. 225.

(32) M. WILKINS, F. HILL, American business abroad : Ford on 6 continents, Détroit, 1964, p. 160, 231, 248, 263.


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un article dont le titre rappelle le « la France aux Français » de Drumont : « De la nécessité de maintenir nos industries nationales entre les mains de nos nationaux. » L. Renault et quelques constructeurs s'évertuent même, entre 1929 et 1931, à promouvoir une grande coalition des constructeurs européens et des douanes européennes contre les Américains (33). Renault en vient, dans une note du 19 mars 1936, à l'idée d'Etats-Unis d'Europe reposant sur une réconciliation franco-allemande pour mieux affronter l'Amérique. « Il faut que les grands pays d'Europe veuillent par tous les moyens se mettre d'accord et que les plus grands pays, ceux qui, par leur puissance, mènent au fond les mouvements, ceux qui ont fait leurs preuves tant au point de vue intellectuel que bravoure [sic], s'associent à cette oeuvre ; nous faisons appel à tous ces pays, malgré le geste fort maladroit de l'Allemagne (34). Nous devons faire l'impossible pour rechercher avant tout un accord entre nos deux pays, étant entendu que cet accord ne sera pas destiné à augmenter notre puissance mutuelle pour un jour attaquer au-delà et, aussitôt que cet accord aura pu intervenir sur le principe, il faudra qu'il prévoit la possibilité de demander à d'autres pays de se joindre à nous, de s'agglomérer dans le but d'arriver, comme il semble que ce soit dans le temps une chose impossible à éviter, aux Etats-Unis d'Europe » (35). Ce thème a bien d'autres partisans que L. Renault, par exemple le groupe des Nouveaux Cahiers fondé en 1934 par A. Detoeuf qui, avec quelques banques et les industriels de la construction électrique, prône l'unification économique de l'Europe et les Etats-Unis d'Europe (36). Mais au sein de la branche automobile il n'emporte pas toujours l'unanimité. En 1919, A. Citroën recherche la participation au capital de son entreprise de grands constructeurs américains, en 1934, Mathis, également en difficultés, se vend à Ford (37), vers la fin des années 30, F. Lehideux, comme nous l'avons montré ailleurs, souhaite un rapprochement entre Renault et une firme américaine. En 1931, le même Citroën, parlant le 21 octobre 1931 au 8e Congrès des Industries majeures à l'Université Columbia de New York (après Fritz Thyssen et avant Carl von Siemens), se prononce pour la création d'une Société internationale de l'Automobile qui coordonnerait les exportations de toutes les firmes du monde (38). Comment les constructeurs américains ne l'auraient-ils pas dominée à leur guise ? Toutes ces notes divergentes signifient que l'opposition entre la France et les Etats-Unis n'était qu'une contradiction secondaire et que fondamentale était leur solidarité.

Si les grands constructeurs empruntent tant à l'Amérique (méthodes de travail, techniques, vente à crédit, publicité), c'est qu'ils voient en elle une image du développement économique futur vers lequel ils veulent entraîner la France. Celle-ci doit avoir pour objectif la croissance continue de sa production industrielle. Dans le Bulletin des Usines Re(33)

Re(33) FRIDENSON, op. cit., p. 214-215.

(34) Ce « geste », c'est la remilitarisation de la Rhénanie.

(35) Note citée par L. DAUVERGNE, Louis Renault ou un demi-siècle d'épopée automobile française, Paris, 1954, p. 176-177.

(36) H. EFIRMANN, op. cit., p. 56.

(37) M. WILKINS, F. HILL, op. cit., p. 97 et 248-250.

(38) A. CITROEN, L'industrie automobile, Paris, 1931, p. 14-15.


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nault du 1er août 1918, Louis Renault déclare : « Songeons que depuis quatre ans notre outillage national a sans cesse été détruit, nos stocks épuisés, songeons à tout ce qu'il va falloir réorganiser et reconstituer. C'est donc une nécessité impérieuse de nous organiser dès maintenant pour intensifier le travail et produire le maximum dans le minimum de temps, avec le minimum d'efforts. [...] Etant donné tout ce que nous avons à produire, si nous n'arrivons pas à la production maximum, nous resterons tributaires des autres pays, les importations demeureront énormes et nous continuerons à nous appauvrir. De même, si nous n'arrivons pas à organiser la production maximum, nos besoins nous entraîneront vers des journées de labeur longues et lassantes. » « Production maximum », « vite ! vite !... A ces mots, j'entends d'ici les protestations de lecteurs sages et placides : diable ! s'écrieront-ils, votre M. Renault va un peu fort... Il appartient probablement à la race de ces féroces businessmen qui rêvent de transformer le monde futur en une sorte d'atelier de hard labour, où l'âpreté de la lutte pour la vie ne connaîtrait ni trêve ni répit » (39). Ces lecteurs n'auraient pas tort. L. Renault, comme A. Citroën, entend jeter à bas l'ancienne structure économique et la mentalité de la France, qu'il s'agisse de l'agriculture, des industries traditionnelles, des transports, ou du commerce. « En France, dit-il, on est extrêmement laborieux... Tout le monde travaille, mais à quoi ? Que de parasitisme dans le nombre d'emplois ! Que de besognes vaines ! Que d'intermédiaires inutiles et injustifiés ! Que de rouages administratifs oiseux ! Ah ! si toutes les énergies pouvaient être productrices ! » « Que de vieilles routines à abolir ! » (40). On croirait entendre le comité Rueff-Armand de 1959 ! Mais écoutons Renault. « La France, au point de vue géographique, jouit d'une situation unique au monde... [...] Créons de grands ports... Multiplions les voies navigables... Développons chez nous l'initiative, l'esprit d'entreprise, le sens de l'audace, le goût du risque... Sachons, en temps utile, nous déterminer à l'action... Ne nous laissons pas retarder et paralyser par la recherche vaine de la perfection absolue... » (41). Citroën met bien plus l'accent sur les problèmes de vente, mais il est tout aussi pénétré de « l'impératif industriel ». Il n'y voit que des avantages : « La fabrication en grande série a obligé tous les fournisseurs, et en particulier tous les fournisseurs français, à améliorer la qualité de leurs produits » (42). La clé de ce changement, c'est la grande entreprise concentrée, organisée, voire intégrée. Dès 1917, un rapport du ministère du Commerce concluait à la concentration horizontale nécessaire dans l'industrie automobile : « La coordination des efforts [pour les exportations] est absolument indispensable, et amènera forcément la coordination des fabrications » (43). Citroën, lui, dit « en 1918, et avant la fin de la guerre, aux anciens élèves de l'Ecole centrale qui étaient venus visiter les usines du quai de Javel lorsqu'elles fabri(39)

fabri(39) SÉRIEYX, Interview de Louis Renault, Je sais tout, 15 mars 1919. p. 262.

(40) W. SÉRIEYX, id., ibid., p. 265.

(41) W. SÉRIEYX, id., ibid., p. 264.

(42) A. CITROEN, « La fabrication en grande série dans les usines Citroën », Procès-verbaux des séances de la Société des Ingénieurs civils de France (3 juillet 1931), Paris, 1931, p. 314.

(43) A.N. Fu 7713. Rapport de L. PÉRISSE.


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quaient du matériel de guerre : il faudrait que toutes les usines du pays soient spécialisées, qu'elles ne fabriquent pas trop de modèles. [...] Je crois que, sans en arriver là, les ententes entre industriels d'automobiles sont indispensables, mais elles ne seront vraiment fructueuses que si elles ne sont pas uniquement financières ou commerciales, mais principalement industrielles, et s'il en résulte pour chacun des associés la diminution du nombre des modèles à fabriquer, et même du nombre des pièces. Cinq ou six petites usines s'entendant ensemble sur la fabrication d'un modèle unique, se répartissant les différentes pièces de ce modèle, arriveraient certainement à diminuer leur prix de revient. Si elles continuent toutes à fabriquer une quantité de modèles et toutes leurs pièces, rien ne sera changé » (44). De même, le 28 février 1927, Bourdon, gendre de Michelin, « préconise la construction en série des automobiles suivant le système Taylor et la rationalisation de la fabrication des accessoires. Il pense que les constructeurs sont trop nombreux et qu'ils devront fusionner, sinon toutes les maisons qui ne sont pas parfaitement solides disparaîtront » (45). En 1931, un ingénieur de l'automobile estime lui aussi excessif le nombre des constructeurs français et se prononce contre la petite entreprise, mais également contre la trop grande entreprise (46). En 1935, L. Renault, s'il n'accepte toujours pas les ententes, critique néanmoins les « usines à petite production », « mal outillées et dont les prix de revient sont nettement plus élevés ». « Pour faire presque tout ce qui se fabrique en volume important dans le pays, [...] la qualité ne se trouve plus actuellement que jointe à des organisations puissantes, permettant de suivre la transformation des opérations, à l'aide de laboratoires, d'organisations de production, de consignes et de réglementations intérieures » et il invite le Président du Conseil à « suivre le progrès », c'est-à-dire à laisser les grands absorber les « petits producteurs » (47). Tous ces textes dessinent la silhouette d'un capitalisme conquérant et hostile aux concessions. L'autoportrait de Louis Renault vaut pour tous ses collègues : « Sans doute, il a fallu lutter ! Mais je n'y ai pas de mérite. Pour moi, la lutte, c'est un plaisir, une joie, une volupté » (48). C'est cet esprit qui a inspiré l'américanisation de leur production. Celleci, que ce soit avec le système Taylor ou avec le travail à la chaîne, recouvre, en effet, un effort pour soumettre les petits producteurs aux grands, pour réduire la part de la main-d'oeuvre dans les coûts de production, pour conditionner les travailleurs par le prestige de l'organisation scientifique et de la technocratie. Ce dernier trait démontre sa parfaite compatibilité avec le néo-libéralisme socialement conservateur des constructeurs (49). Le développement industriel qu'ils préconisent avec ardeur doit aboutir à une transformation de la société française, à l'instar de l'Amérique où « posséder sa maison, sa salle de bains, son phono,

(44) A. CITROEN, « L'avenir... », art. cit., p. 240-241.

(45) E. MOREAU, Souvenirs d'un gouverneur de la Banque de France, Paris, 1954, p. 256.

(46) J. de YÉLITA-WOYCIÉKOWSKI, Organisation et prospérité de l'industrie, spécialement celle de l'automobile, Paris-Liège, 1931, p. 50 et 173.

(47) A.N. 91 AQ 4, note de L. Renault à P.-E. Flandin, 8 janvier 1935.

(48) W. SÉRIEYX, art. cit., p. 262.

(49) C.-S. MAIEH, art. cit., p. 29-30, 55-56, 59.


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sa TSF n'est pas un simple plaisir ; c'est un facteur de bonheur puisqu'il en découle plus d'hygiène et plus de distractions saines au foyer. En France, on commence à comprendre que la possession d'une automobile n'est pas la marque vaniteuse d'une situation sociale, mais un moyen efficace de donner aux siens et à soi-même de l'air pur, plus de joie et de favoriser ses propres affaires » (50). Ce ne sera pas encore la société d'abondance, mais du moins bientôt une société d' « aisance matérielle plus grande » (selon le même texte d'A. Citroën).

La Grande Dépression ne changea rien à ces convictions essentielles des grands constructeurs. Mais elle leur donna l'occasion de joindre à leur analyse des structures des vues sur la conjoncture.

L'ÉVOLUTION DE LA CONJONCTURE

Les industriels de l'automobile ont souvent pris position sur la conjoncture économique, notamment lors des crises de 1907-1908 et 1920-1921. Mais on trouve l'expression la plus élaborée de leurs idées à propos de la crise des années 30, beaucoup plus longue il est vrai. Ils ont tenté de la décrire, y ont cherché des remèdes, ont proposé des solutions pour l'industrie automobile.

Dans leurs réflexions sur la crise, les grands constructeurs français estiment qu'il ne s'agit pas d'un phénomène structurel ni même durable. ils critiquent ceux qui l'attribuent à un excès de modernisation et veulent ralentir la croissance. A. Citroën, parmi d'autres, « s'est opposé à cette idée courante que le machinisme et le progrès entraînent le chômage et la crise. [...] Au chômage par l'excès de science, il a opposé le chômage par excès du prix de vente, avec des ouvriers malhabiles et des machines insuffisantes » (51). Tous concluent qu'il faut poursuivre l'industrialisation, même contre vents et marées. Ecoutons encore A. Citroën : « Il est toujours indispensable, si l'on veut que l'humanité continue dans la voie du progrès, de diminuer le temps de fabrication d'un objet quelconque pour en diminuer le prix de revient car si, sous prétexte de ne pas avoir de chômage, on ne veut pas améliorer le matériel pour conserver un nombre considérable d'ouvriers, on arrive alors à des prix de revient tellement élevés qu'on ne peut pas en faire profiter l'ensemble des consommateurs et, par conséquent, écouler ses produits (51). Les uns et les autres expliquent la crise par un affaissement temporaire de la demande et la fin de la Reconstruction, ou, comme dit L. Renault, « la disparition de la prospérité artificielle » (52). Pour A. Citroën, « ce qui se passe en Amérique, où les salaires sont élevés et les prix de revient bas, et où, malgré cela, une crise sans précédent se produit, n'est pas, selon moi, la conséquence de cette politique, mais bien la résultante d'un

(50) A. CITROEN, préface à J. TOMINE, Santé, succès, bonheur. Aux travailleurs. Conseils d'un ancien, Paris, 1930, p. 8.

(51) A. CITROEN, « La fabrication... », art. cit., p. 317.

(52) A.N. 91 AQ 4, note de L. Renault, 19 avril 1932. Sur la pensée de Renault pendant la crise, cf. P. FRIDENSON, op. cit., p. 235-262.


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soubresaut mondial sans précédent, à la suite de quatre années de guerre, suivies de dix années anormales de réorganisation mondiale, en même temps que de la suppression de clientèle, d'échanges avec des pays tels que la Russie et la non-utilisation de consommateurs, comme les Hindous et les Chinois, qui représentent plus de 800 millions » (53). Il précise : « La demande en ce qui concerne les automobiles a faibli en raison de la dépression mondiale qui a réduit le pouvoir d'achat du public, et aussi à cause de certains facteurs spéciaux à notre industrie [...] : un surplus d'un million de voitures fabriquées en 1929 et la campagne trop intensive pour la vente à crédit » (54). Trois des aspects de la crise ont retenu l'attention des constructeurs. Elle fait apparaître la meilleure compétitivité des prix étrangers par rapport aux prix français : Renault, Peugeot, Citroën l'ont constaté et dit. Elle met beaucoup de travailleurs en chômage. « 500.000 ouvriers risquent d'être réduits au chômage », note L. Renault dès 1931. Drame social, menace politique, c'est aussi, pour L. Renault et ses correspondants, « le danger que courrait l'épargne par la nécessité de payer les chômeurs » (55). La crise enfin, surtout selon Peugeot, détériore les revenus du capital. Le directeur technique de Peugeot, Mattern, affirme que l'actionnaire percevait, avant 1914, S à 10 % par rapport au capital engagé et que, depuis 1914, il reçoit 2,5 fois moins (56). Le directeur général, Jordan, surenchérit : « Mais pour celui qui a conservé ses actions depuis avant la guerre, comme l'argent qu'il touche aujourd'hui ne vaut même pas le cinquième, il reçoit en somme dix à quinze fois moins » (57). Tous deux en déduisent sans s'émouvoir que l'actionnaire est défavorisé par rapport au travailleur : dans le même temps, le personnel ouvrier a accru ses revenus de 30 % et vu diminuer la durée quotidienne de son travail (58). Tandis que, toujours selon M. Jordan, l'Etat perçoit vingt à vingt-cinq fois plus, et le client paie ses voitures cinq à six fois moins cher. Grandeur et misère du capital qui nourrirait les autres à ses dépens !

On comprend, dans ces conditions, que les grands constructeurs estiment, face à une crise qu'ils ne jugent pas fondamentale, ne rien devoir changer à leur ligne de conduite : persévérer dans l'amélioration de la productivité, laisser disparaître « une multitude de petites affaires qui n'ont pas de moyens d'action suffisants pour subsister » (L. Renault) (59). A. Citroën écrit : « Si l'on appliquait à toutes les autres industries, comme à celle de l'automobile, des méthodes et un esprit continuellement à la recherche du progrès, on arriverait à baisser le prix de la vie sans diminuer les salaires [...] en augmentant la consommation individuelle et en supprimant tout chômage » (60). Ou encore : « La politique de l'abaissement constant des prix de revient est la seule

(53) A. CITROEN, « La fabrication... », art. cit., p. 316.

(54) A. CITROEN, L'industrie..., op. cit., p. 18.

(55) A.N. 91 AQ 4.

(56) E. MATTERN, Etude de la crise. Qu'avons-nous fait depuis vingt ans ?, Montbéliard, 1936, 40 p.

(57) M. JORDAN, op. cit., p. 29.

(58) M. JORDAN, op. cit., ibid. ; E. MATTERN, op. cit.

(59) J. BOULOGNE, op. cit., p. 198.

(60) A. CITROEN, L'industrie..., op. cit., p. 9-10.


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qui soit compatible avec l'amélioration du bien-être général de l'humanité et la diminution du nombre d'heures de la journée de travail » (61). Cela n'empêche pas les industriels de l'automobile de prôner un certain nombre de remèdes spécifiques à la crise. Ceux d'A. Citroën restent centrés sur l'automobile. Il souhaite une politique de grands travaux développant le réseau routier et créant des autostrades, la collaboration entre l'automobile et les compagnies de chemins de fer, impliquant l'acquisition par celles-ci d'automotrices, et l'exploitation systématique des « 107 pays » qui n'ont pas d'industrie automobile. Ceux-ci devraient s'engager à supprimer complètement leurs barrières douanières établies contre les automobiles des grandes puissances et à « organiser une usine d'automobiles » sitôt un seuil déterminé atteint. Ils recevraient « cadeau d'un certain nombre de voitures usagées à prendre parmi celles en circulation dans les pays à grande production comme les Etats-Unis, la France et l'Angleterre » (62). On peut ne pas prendre au sérieux ce dernier détail, il n'en atteste pas moins, en pleine crise, une volonté de mettre en coupe réglée toute la planète. Alors, malthusiens et repliés sur euxmêmes ces industriels français ? Louis Renault, d'accord avec les deux premières propositions de Citroën, en ajoute d'autres, plus générales : relancer la demande, abaisser les tarifs des transports, pratiquer une sorte d'autarcie et créer des ersatz, choisir entre les industries nationales à développer, poursuivre l'urbanisation, mais en cités-jardins. Si toutes ces mesures ne viennent pas à bout du chômage, Citroën comme Renault pensent qu'il faudra y ajouter la réduction de la durée du travail, « tendance spontanée », « évolution certaine de l'avenir » (63), à synchroniser avec le maintien d'une haute productivité ouvrière. Bien que cette réduction ne soit pas chiffrée — Renault s'oppose dans une note de 1933 aux positions de la CGT — il y a tout de même sur ce point une évolution des esprits. En 1919, si la Chambre syndicale des Constructeurs d'Automobiles, avec L. Renault, avait accepté le projet de loi sur la journée de huit heures, l'autre Chambre syndicale, celle « de l'automobile et des industries qui s'y attachent », à laquelle adhérait Citroën, avait fait campagne contre la loi (64). C'est que la crise, comme nous l'avons vu, incitait les grands constructeurs à dresser un bilan de tout ce qui s'était passé depuis la guerre.

Et pour l'industrie automobile ? Les constructeurs ont souvent affiché un optimisme de façade, à court ou à long terme. En 1930, L. Renault affirme à son personnel qu'il y aura une reprise après le Salon de l'Automobile (65). En 1931, A. Citroën annonce aux Américains : « La crise générale actuelle sera surmontée grâce à la puissante vitalité de votre pays et à la sincère collaboration de tous les peuples civilisés. » La production automobile reprendra pour répondre à l'inévitable demande

(61) A. CITROEN, « La fabrication... », art. cit., p. 316.

(62) A. CITROEN, L'industrie..., op. cit., p. 14-18. Citroën — Renault aussi — est favorable à un développement de l'enseignement technique.

(63) A.N. 91 AQ 4. Note de L. Renault, 19 avril 1932. Voir aussi la phrase de Citroën que nous avons citée au début de cet alinéa.

(64) A.N. F 7 13367, rapports de police, 1919.

(65) R. DURAND, La lutte des travailleurs de chez Renault racontée par eux-mêmes (1912-1944), Paris, 1971, p. 37.


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de remplacement et — sauf aux Etats-Unis — à des « besoins en automobiles encore immenses ». « Dans un avenir très prochain, les usines d'automobiles fonctionneront à nouveau à pleine charge » (66). Mais les temps sont durs. Alors, on peut envisager plusieurs moyens. Outre le « meilleur rendement — que vous avez pu obtenir de votre personnel par suite de la création de primes de rendement, de l'affichage des salaires, etc. » (67), on aura recours aux campagnes de publicité qui, « y compris les démonstrations », représentent « entre 2 et 3 % » du chiffre d'affaires de Renault (68). « On abaissera toujours davantage le prix de revient » (69). On préconise le regroupement des petits constructeurs. El même en 1934, les grands constructeurs se mettent à préparer un type radicalement nouveau de modèle, la voiture populaire (70). Cependant, comme la crise s'éternise, les constructeurs finissent par succomber à la tentation malthusienne : c'est ce que je propose d'appeler un malthusianisme conjoncturel, vers 1935. Citroën voire Peugeot se montrent désormais disposés à la conclusion d'ententes. Renault lui-même se ralliera en 1938-1939 à cette perspective (71). Les constructeurs retirent leur projet de voiture populaire, et font pression sur Simca pour l'empêcher de le reprendre. Ils ne parlent plus guère de renouveler leur parc de machines. A l'égard de la main-d'oeuvre, ils préconisent une série de mesures restrictives, notamment vis-à-vis des étrangers ou des femmes. Notons ainsi cette déclaration de M. Jordan (Peugeot) : « La femme qui en a besoin a droit au travail, mais il faudra que nous arrivions à faire tout pour que la mère et l'épouse puissent normalement rester chez elles » (72). Mais même à la fin de ces années noires, jamais les constructeurs n'acceptent de renoncer à la croissance pour faire du sur place.

L'étude de la réflexion des grands constructeurs sur la crise n'infirme pas l'idée d'un manque de formation et de culture économiques des hommes d'affaires français dans cette période. Mais elle montre que les industriels de l'automobile n'avaient pas beaucoup perdu de leur volonté d'aller de l'avant au temps de la Grande Crise. Chacun s'exprimait avec son tempérament personnel : Peugeot avec la prudence de la vieille maison éprouvée par le passage aventureux chez elle d'un Rosengart puis d'un Oustric, Renault avec son tempérament têtu de paysan, Citroën avec son optimisme obstiné. Mais, à ces nuances près, il y avait bien une solidarité entre eux, celle de l'appartenance à l'aile marchante du capitalisme français.

Solidaires, les constructeurs l'étaient aussi dans leur façon de considérer leurs ouvriers.

(66) A. CITROEN, L'industrie..., op. cit., p. 18.

(67) A.N. 91 AQ 7, lettre d'Allez, dirigeant du magasin Les Trois Quartiers, à L. Renault, 9 novembre 1932.

(68) A.N. 91 AQ 40, lettre de P. Hugé (Renault) au ministère de l'Industrie, 1" février 1939.

(69) A. CITROEN, « L'avenir... », art. cit., p. 249.

(70) A.N. 91 AQ 12, note du 5 juillet 1935.

(71) A.N. 91 AQ 4, note de L. Renault, 21 septembre 1938.

(72) M. JORDAN, op. cit., p. 28.


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LES RAPPORTS AVEC LES OUVRIERS

Notre propos n'est pas ici de faire l'histoire des relations industrielles, et en particulier des grèves qui ont frappé Citroën, par exemple en avril 1927, février 1929 (73), au printemps 1933 (74), en décembre 1934 (73), Peugeot, notamment en 1921 (75), ou Renault (76). Encore qu'elle montrerait des patrons très durs à l'égard de l'ouvrier, et très raides lorsqu'ils ont à négocier. Nous essaierons seulement de cerner l'attitude des grands constructeurs au sujet du travail, puis des loisirs des ouvriers.

Comment les industriels de l'automobile voient-ils l'ouvrier dans l'usine ? C'est un simple rouage d'un ensemble hiérarchisé. Us en convainquent leurs visiteurs, tel l'imprimeur Draeger après une visite à Billancourt : « Nous avons emporté l'impression d'un immense groupe de travailleurs où la volonté du chef fait régner l'ordre et la méthode » (77). Le travail en usine taylorisé ou rationalisé n'a rien de dégradant pour les ouvriers. Selon L. Renault, en 1913, « tout en employant cette méthode rationnelle de travail, ils ne sont nullement transformés en bêtes de somme et leur intelligence, au lieu de diminuer, se développe. [...] Dans la mécanique, les hommes sont des êtres qui ont plus de bien-être et sont plus heureux [que dans le bâtiment] » (78). Il dit encore : « Est-ce que, d'une façon générale, le fait de donner un effort intensif huit ou dix heures par jour est au détriment de la santé ? D'abord [...], en particulier dans la mécanique, l'effort physique n'est pas considérable. La seule chose qu'on pourrait considérer comme nuisible à la santé sont les conditions d'hygiène. De ce côté, nos voisins d'outre-mer sont très bien organisés » (79). En 1932, l'un de ses visiteurs, Draeger, fait chorus : « Lors de telles visites, quiconque peut se rendre compte que le travail intense à la série n'est pas pénible comme le crient partout les détracteurs de la machine » (80). Aussi Renault reproche-t-il à ses ouvriers de « tendre au minimum de production » (81), et d'estimer « que, dans un délai très court, le travail aux pièces sera supprimé et que le travail à l'heure est le seul travail rationnel permettant aux mauvais ouvriers ou aux fainéants de gagner autant d'argent que les bons » (82). Au contraire, selon lui, « tout tend à faire croire que si on pousse encore

(73) A.N. F' 13932, rapports de police.

(74) Ministère du Travail, Statistique des grèves et des recours à l'arbitrage et à la conciliation survenus pendant l'année 1933, Paris, 1934, et les deux études analysées dans les Notes de lecture de ce numéro.

(75) R. SÉDILLOT, Peugeot. De la crinoline à la 404. Paris, 1960, p. 124.

(76) Cf. l'article de B. BADIE dans ce numéro.

(77) A.N. 91 AQ 7, lettre de Draeger à L. Renault, 24 novembre 1932.

(78) Archives Renault, Billancourt, dossier grèves de 1912-1913, projet de note de L. Renault à ses ouvriers, sans date précise.

(79) Ibid., note de L. Renault au journaliste C. Faroux, 14 février 1913.

(80) A.N. 91 AQ 7, lettre de Draeger à L. Renault, 24 novembre 1932.

(81) Archives Renault, Billancourt, projet de note de L. Renault déjà cité, 1913.

(82) Ibid., lettre de L. Renault à son ancien chef du chronométrage, G. de Ram, 22 février 1913.


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plus loin les perfectionnements de l'organisation du travail, le bien-être de l'ouvrier n'a pas de raison de diminuer, mais il doit augmenter » (83). Comment en convaincre l'ouvrier ? En lui donnant à espérer des salaires plus élevés. « Il y a tout intérêt pour lui à collaborer à la production intensive, car, ensuite, il lui est permis de s'imposer afin d'obtenir ou des augmentations de salaires ou de ne pas faire une présence trop grande » (83). A. Citroën reprend cette conception on ne peut plus fordiste : « On pourra, par conséquent, augmenter dans une grande mesure les salaires de travailleurs, c'est-à-dire permettre à un plus grand nombre encore d'acheter une automobile. Les grands chefs de l'industrie américaine l'ont compris. [...] Leurs salaires élevés permettent à plus de la moitié des ouvriers américains de posséder une automobile. Je crois qu'en France aussi, il faut que la tendance soit vers la réalisation de ces mêmes résultats par un acquiescement à une politique de plus hauts salaires. Et en parlant des hauts salaires, je ne veux pas parler simplement d'une augmentation des salaires qui serait un leurre, [mais d'une augmentation liée à une hausse de la productivité] » (84). On peut aussi entretenir l'ouvrier dans la crainte de la concurrence étrangère. Lors des grèves de mai 1926 lancées contre « la dépréciation des salaires » et « l'américanisation de la production » (L'Humanité, 14 mai 1926), la direction de Renault adresse au personnel une note qui invoque la concurrence américaine « provenant d'un meilleur rendement » (85). Il faut encore conditionner l'ouvrier par « une oeuvre de propagande » : « Education des jeunes, articles fréquents dans la presse, [...] bulletins pour les ouvriers montrant l'intérêt des méthodes nouvelles [car] si l'ouvrier n'est pas favorablement disposé, on peut assurer que tous les efforts seront voués à un échec certain » (86). Il est tout autant souhaitable d' « améliorer leurs conditions de vie à l'usine », de manière que « l'ouvrier travaille dans un atelier sain et bien conditionné » (87). Chez Peugeot, dans les années 20, l'administrateur-délégué, L. Rosengart, et le directeur technique, Ph. Girardet, vont plus loin. Pour eux, « la grande usine écrasait l'homme ». L. Rosengart imagine alors « de diviser les usines, et principalement celles de mécanique, en petits ateliers chargés chacun d'un travail déterminé dans la chaîne de fabrication. Chaque atelier comportait un petit nombre de machines-outils et quelques ouvriers commandés par un chef d'équipe ou un contremaître. Cette division n'était pas théorique, mais matérialisée par des cloisons pour que le personnel se sente chez lui. [...] Chaque ouvrier était donc incité non seulement à produire plus, mais encore à économiser les frais généraux exactement comme s'il travaillait pour lui, puisque tout le bénéfice lui restait. Pour le patron, le bénéfice se trouvait dans la production accrue qui réduisait le montant des frais généraux sociaux par voiture vendue. Mais l'expérience échoua, non dans son principe, qui était excellent, mais

(83) Archives Renault, Billancourt, lettre de L. Renault à C. Faroux, 14 février 1913.

(84) A. CITROEN, « L'avenir... », art. cit., p. 249.

(85) A.N. F7 13932, note de police du 21 mai 1926.

(86) Déclaration de L. Renault à la CGPF déjà citée, reproduite dans La Journée industrielle, 25 avril 1928.

(87) A.N. 94 AP 80, discours de L. Renault à la Chambre Syndicale des Constructeurs, 15 janvier 1919.


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parce qu'elle avait été entreprise immédiatement sur une trop grande échelle » (88). Dans toutes ces usines d'automobiles, le syndicalisme fait figure de gêneur, et il importe beaucoup aux directions de le réduire au silence. Réciproquement, voici comment la gauche française décrit une usine de l'époque, Renault : « De longs murs gris ou rougeâtres font de Boulogne-Billancourt une sorte d'immense camp retranché » (Le Populaire, 7 février 1933).

Après l'organisation du travail, celle des loisirs. Elle intéresse beaucoup les grands constructeurs. Pour L. Renault, « au fond, le problème de la vie matérielle est un problème de consommation ». Or, « les heures de loisirs » sont autant d' « occasions de consommation », et celles-ci doivent « être accrues au cours des loisirs » (89). Comment les employer ? Citroën suggère de « laisser aux ouvriers plus de loisirs pour les sports et l'instruction générale » (90). L. Renault ne pense pas autrement dès 1919 : « Il est nécessaire que l'ouvrier [...] puisse prendre son repos dans un lieu convenable, récréatif, qu'il puisse s'instruire et faire des sports » (91) (ce qui, soit dit en passant, suffirait à montrer l'utilité d'une réflexion sur la fonction politique du sport dans la France contemporaine) (92). A ses yeux, ceci implique, dès 1918-1919, un cadre de vie autonome, les « centres ouvriers » sous forme de cités-jardins. Il en a trouvé de bons exemples aux Etats-Unis, les « villages ouvriers américains » (93). Dix-sept ans plus tard, il considère toujours qu'outre un plan national d'équipement industriel pour résorber le chômage, les cités-jardins sont le seul vrai problème des ouvriers (94). Il écrit en effet, après la fin des grèves du Front populaire : « Que de suite autour des grandes villes de nombreuses cités-jardins soient créées de toute urgence, afin que chaque jour après votre journée courte vous puissiez vivre votre repos dans le plein air, près de votre famille, de votre jardin. Je vois beaucoup de petites cités reliées à la capitale par de belles routes, parcourues par des cars d'abord, des métros ensuite, vous permettant de gagner la ruche du travail, la vieille grande ville de commerce, de production. Cette cité devra être entourée d'une zone de terrains libres en culture, en forêts, destinée à alimenter cette cité en aliments de la vie quotidienne : lait, oeufs, fruits, légumes, etc. Au centre de la cité, écoles, coopératives d'alimentation (d'aliments de consommation journalière), maisons de santé, cinémas, une belle salle de musique ou de spectacle, de nombreux terrains de jeux de toutes sortes. Alors seulement les journées courtes seront une véritable amélioration du bien-être. Les femmes

(88) Ph. GIRARDET, Ceux que j'ai connus, Paris, 1952, p. 136.

(89) A.N. 91 AQ 4, note de L. Renault, 19 avril 1932.

(90) A. CITROEN, « La fabrication... », art. cit., p. 316.

(91) A.N. 91 AQ 4, discours cité de L. Renault, 15 janvier 1919.

(92) Cf. E. WEBER, « Gymnastics and sports in fin de siècle France : opium of the classes ? », American Historical Review, February 1971, p. 70-98.

(93) A.N. 94 AP 80, lettre de L. Renault à A. Thomas, 4 avril 1919.

(94) Lorsque la grève du 28 mai 1936 éclate, L. Renault n'admettrait de négocier que sur « la révision des salaires trop faibles », « l'examen de la diminution de la durée de la semaine de travail », l'institution de « délégués pour la sécurité et l'hygiène » (A.N. 91 AQ 16, notes de mai 1936). Pour pouvoir maîtriser les événements, F. Lehideux dut aller bien au-delà de ces instructions trop étroites.


66 P. FRIDENSON

pourront alors rester dans leur foyer, soigner elles-mêmes leurs enfants, elles pourront faire et entretenir toutes les choses de la vie courante, soigner le jardin. Des crèches, des organisations de scouts occuperont la jeunesse. Voilà ce que je voudrais vivre » (95). Ce texte illustre à merveille l'ambiguïté de la position des grands constructeurs. Il mêle le traditionalisme social (la femme au foyer, la culture du jardin), l'aspiration au retour à la terre, sécrétée par l'industrialisation, qui préfigure Vichy et les chantiers de jeunesse (le plein air, les scouts...) et, en même temps, la défense de la modernité (des villes nouvelles, des transports dernier cri, la présence de cinémas). Dès le 18 mars 1918, L. Renault avait prévu le financement de ses projets, par l'Etat, grâce à un impôt prélevé sur les bénéfices industriels (96). Il pensait même en faire gérer les fonds par des comités régionaux tripartites, associant ouvriers, patrons et représentants du gouvernement : « Une semblable organisation [...] apporterait une transformation complète et radicale dans la vie des ouvriers, leur donnant une hygiène parfaite, une habitation confortable, le moyen d'occuper leurs loisirs. [...] On réaliserait en même temps, sous une forme précise et réellement utilitaire, la participation ouvrière dans les bénéfices, car il est absolument indispensable de combattre toute participation directe dans les bénéfices des affaires industrielles qui ne pourrait être qu'une source de perpétuels conflits » (97). Gestion tripartite, participation, ces mots et ces problèmes durent toujours. C'est la Grande Guerre qui les a mis au premier plan, notamment dans la pensée de L. Renault. On note que celui-ci, à la différence du très paternaliste Ford et même d'un Citroën, se refuse à toute ingérence directe dans la vie des ouvriers. Il reste libéral. Aux ouvriers et aux employés de s'organiser eux-mêmes. Alors, L. Renault les soutient. De fait, les oeuvres sociales fleurissent aux usines Renault : caisse de secours (1901) « qui gère la section de la caisse primaire des assurances sociales » dans les années trente, société coopérative du personnel des usines Renault (1916) qui s'occupe aussi des mess et cantines, club olympique de Billancourt (1917) pour les sportifs, cercle des usines Renault (1918) pour les chefs de services, groupement artistique des usines Renault (1921) (98) et club des agents de maîtrise (juin 1936). Bref, les loisirs apparaissent comme l'antidote du travail et son complément indispensable. C'est ce qui ressort des propos de L. Renault en 1919 : « Loin du centre de labeur [...] recouvrer par la libre disposition de soi-même l'élasticité intellectuelle, morale et physique », « s'évader des agglomérations urbaines », « librement s'enfuir vers le plein air » (99). Ce qui revient à comparer le travail — ou l'usine — à une prison. Bien que L. Renault ait affirmé un peu auparavant : « Il faut faire vite pour produire beaucoup, mais aussi [...]

(95) A.N. 91 AQ 16, note de L. Renault, 22 juin 1936.

(96) A.N. 94 AP 80, note de L. Renault à A. Thomas.

(97) Ibid., L. RENAULT, « Projet de création d'un organisme destiné à améliorer les conditions économiques et sociales de la vie des ouvriers », 25 mars 1919.

(98) A.N. 91 AQ 20, note de M. Tissandier à M. Lions sur les différentes sociétés existant aux usines, 30 octobre 1934. Pour une mise au point d'ensemble, cf. H. HATZFELD, op. cit. Pour une comparaison avec Ford, W. GREENLEAF, op. cit.

(99) W. SÉRIEYX, art. cit., p. 264.


LES GRANDS CONSTRUCTEURS 67

pour avoir le temps de se reposer » (99), le loisir ressemble davantage dans sa conception à un contrepoison à « l'organisation scientifique du travail » et le règne de la marchandise s'y poursuit. Ou bien l'ouvrier y continue de consommer, ou bien il s'y refait des forces pour travailler. Voilà bien les Temps modernes, vus par les grands constructeurs français. Il y a eu, bien sûr, des exceptions et des dissidences parmi eux. Un François Lehideux, en 1934-1935, se montrait plus « social », plus conciliant et acceptait déjà l'institution de délégués ouvriers ou de congés payés. Mais, dans l'ensemble, on demeure frappé de la rigidité avec laquelle le patronat de l'automobile continuait à considérer les questions de la vie ouvrière. Il s'y ajoutait un anticommunisme d'autant plus obstiné que les constructeurs voyaient avec effroi s'étendre l'influence du PC : « La majeure partie des ouvriers n'était pas loin de penser que seule la doctrine communiste était capable d'assurer la paix et le bien-être de l'humanité, et l'URSS la seule patrie des travailleurs », constatait un administrateur de Renault (100). La violence de cet antagonisme explique l'ampleur des conflits sociaux de 1936 à 1938. Entre patrons et ouvriers le fossé reste béant.

CONCLUSION

En définitive, au terme de cette enquête rapide, la pensée des grands constructeurs dans l'entre-deux-guerres (et pas davantage aux Etats-Unis celle d'un Henry Ford) ne brille pas par l'originalité de ses thèmes. Ce qui la différencie de celles d'autres hommes d'affaires, c'est l'accent mis sur l'augmentation de la production, du rendement, du machinisme. Louis Renault avait bien senti cette nuance qui reflète la place de l'industrie automobile dans l'économie et la société françaises. Il la marquait en opposant les « industries stabilisées » à d'autres, comme l'automobile, « industries non seulement animatrices, mais encore qui sont une sauvegarde de l'ordre social » (101). Retenons cette dernière formule. Elle permet de définir les constructeurs comme ayant développé une idéologie de l'expansion sans changement social majeur. Il convenait, selon eux, de liquider les secteurs retardataires tels qu'agriculture, petit commerce ou petites entreprises et de moderniser l'appareil politique, mais aucun bouleversement ne devait affecter les rapports patronsouvriers, ces derniers bénéficiant des fruits de la croissance ou, en cas de crise, d'un plan d'outillage national pour réduire le chômage. Une telle analyse était cependant plus avancée que celles qu'exprimaient de nombreuses antres branches patronales.

On ne cherchera pas ici l'influence qu'elle a pu exercer sur la vie française, par les contacts des grands constructeurs avec les autres industriels et les banquiers ou les hommes politiques, par sa publication sous forme d'articles persuasifs ou de brochures. On ne tentera pas davantage de mesurer l'écart entre les intentions des constructeurs et

(100) A.N. 91 AQ 15, lettre de R. de Peyrecave au capitaine Clouet, 13 novembre 1939.

(101) J. BOULOGNE, op. cit., p. 205.


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les réalités de leur action, par exemple entre la volonté proclamée d'assurer de hauts salaires et la politique de baisse des rémunérations suivie durant la crise des années trente. On n'essaiera pas non plus de multiplier les exemples qui démontrent la continuité, la stabilité, le peu de changements qui apparaissent entre les préoccupations, les thèmes, le vocabulaire d'un Renault ou d'un Citroën et le patronat privé actuel. La question n'est pas là. Elle réside dans l'explication des caractères de cette idéologie, très cohérente mais alliant aussi de façon indissoluble des éléments conservateurs et des éléments modernes. Pourquoi ne pas l'attribuer aux conditions paradoxales du développement de l'automobile en France : un patronat qui grâce à cette production nouvelle prolonge, en la dépassant, la structure économique française traditionnelle de la fin du xixe siècle, des industriels qui adaptent lentement leurs idées à une société industrialisée qu'ils font pourtant tout pour changer vite et, en dernière instance, l'introduction, grâce à l'industrie automobile et en son sein, de la grande entreprise sans modification grave des structures fondamentales de la France, ce qui aboutit à ce que les grands constructeurs voient peu à peu l'Amérique s'éloigner d'eux comme un mirage.

REVUE ÉCONOMIQUE

Publication bimestrielle

avec le concours de la VI* Section de l'Ecole Pratique

des Hautes Etudes et du Centre National

de la Recherche Scientifique

Vol. XXIII, N° 6 — Novembre 1972

CROISSANCE ET PLANIFICATION URBAINES

Pierre-Henri DERYCKE : Présentation.

Jean-H. PAELINCK : Modèles urbains dynamiques. Etude critique.

Georges MERCADAL : Peut-on tirer un enseignement des essais français de modélisation du développement spatial urbain ?

Emile NOLS et Jean RÉMY : Croissance urbaine et économies externes.

Pierre-Henri DERYCKE : La prévision de la croissance urbaine française, 1970-2000.

Rémi PRUD'HOMME : Les comptes économiques de villes.

Oussama ACHOU : Le choix des investissements routiers en site urbain.

Odette HARDY-HEMERY : Le Valenciennois industriel (19131950). Cohérence et incohérence d'un espace géonomique (II).

Jean-Jacques ROSA : Les politiques de stabilisation en économie ouverte.

Abonnement 1973 : le numéro 15 F

Abonnement France et Union française : 85 F - Etranger : 100 F

Librairie Armand Colin, 103, bd St-Michel, Paris-5e

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Les grèves du Front populaire aux usines Renault*

par Bertrand BADIE

Depuis 1914, l'automobile est devenue une industrie de masse. 1936 y voit l'émergence d'un mouvement syndical et politique de masse, avec les grèves de mai-juin.

De nombreux travaux ont été consacrés au Front populaire, mais la plupart d'entre eux ont analysé le niveau le plus immédiatement politique (gouvernement, élections, forces politiques et syndicales), laissant trop souvent en marge l'étude des mouvements sociaux et des grèves, tels qu'ils étaient vécus à la base par le monde ouvrier lui-même.

Pourtant, un simple regard sur la configuration de l'explosion sociale du printemps 1936 laisse apparaître au moins deux centres d'intérêt commandant une étude approfondie. D'abord, ces grèves entraînèrent pour la première fois dans le combat social une classe ouvrière profondément transformée par le renouvellement des méthodes de production, et notamment par l'introduction du travail à la chaîne. Les structures syndicales avaient eu à s'adapter aux données nouvelles d'un monde ouvrier désormais dominé par la strate des OS dont la dimension massive et l'inexpérience politique nécessitaient un encadrement plus étroit. Le premier intérêt de l'étude des grèves du Front populaire est donc d'observer le comportement de cette « nouvelle classe ouvrière » face à son adversaire patronal et aux organisations politiques et syndicales qui tentaient de se transformer pour la mieux diriger.

Mais ces grèves renfermaient une autre particularité qui tient à leur organisation et à leur mode de déclenchement. La rapidité avec laquelle la plupart des usines ont cessé le travail, la combativité dont a fait preuve une masse arriérée, jusque-là peu encline à la lutte, ont souvent été à l'origine de déductions un peu hâtives qui ont donné aux grèves de mai et juin 1936 les traits d'un mouvement tout à fait spontané. Certains auteurs poussant ce raisonnement jusqu'au bout ont même pu conclure à une coupure brutale entre un « Front populaire politique » animé par une coalition partisane aux objectifs pacifiques et réfléchis,

* Cet article reprend les éléments d'un mémoire de fin d'études (211 p.) réalisé à l'Institut d'Etudes politiques de Paris, sous la direction de M. Gérard Vincent, et soutenu, le 15 juin 1971, devant un jury présidé par le regretté Jean Touchard.


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et un « Front populaire social » constitué par un mouvement de grève puissant, mais désordonné et inorganisé. L'importance des implications que comporte un tel schéma pour la connaissance de la vie politique française de l'entre-deux-guerres nécessite, à nos yeux, une vérification rigoureuse. Celle-ci appelle une étude précise de l'évolution des rapports qui se sont formés, tout au long des années trente, entre les masses et les organisations, sur le lieu même du travail. Une telle démarche est la seule susceptible de déterminer le rôle exact qu'ont pu jouer les organisations dans la mise en route de la grève de 1936, et de mettre en lumière l'existence éventuelle d'un lien entre les deux niveaux, social et politique, du Front populaire.

En tout état de cause, ces deux centres d'intérêt ne sont pas autonomes. Ils ne font que poser d'une manière différente la question centrale des rapports qui existaient entre une masse en pleine mutation, dénuée de grandes expériences de lutte, et les organisations neuves, fragiles et éprouvant les plus grandes peines à s'adapter à une collectivité ouvrière dont elles comprenaient mal les problèmes. Dans un premier temps, nous devrons examiner le long processus qui, de février 1934 à mai 1936, a permis un « rapprochement » entre l'ouvrier et l'organisation ; puis nous verrons la manière dont leur « rencontre » s'est réalisée à la faveur de la grève du printemps 1936 ; enfin, une dernière partie sera réservée à l'analyse des « conflits » que la « rencontre » a suscités ou régénérés, entre le patron et l'ouvrier, et à l'intérieur du mouvement ouvrier lui-même. Pour réaliser cette étude, nous avons mené une enquête systématique dans une des 12 000 usines qui cessèrent le travail durant les mois de mai et juin 1936, l'usine Renault de Billancourt.

Ce choix n'est pas le fruit du hasard. Dès 1936, la grande usine de Billancourt avait déjà valeur de symbole et apparaissait comme la plus célèbre de toutes les usines françaises. La grande presse lui consacrait volontiers une place privilégiée dans ses colonnes (1). Lorsqu'elle voulait présenter à ses lecteurs la façon dont se déroulait une grève, elle choisissait le plus souvent l'exemple de Renault (Le Temps du 6 juin, L'Echo de Paris du 29 mai, L'OEuvre du 29 mai et Paris-Soir du 30 mai). En outre, l'usine de Billancourt bénéficiait la plupart du temps de la première page (L'Echo de Paris du 29 mai ou du 14 juin, L'OEuvre des 29 et 30 mai, 1er et 2 juin). Le Temps, de son côté, lui accordait une importance toute particulière en reproduisant systématiquement et intégralement le texte de tous les communiqués de la Direction, ce qu'il ne faisait pour aucune autre entreprise. Mais ce privilège ne lui était pas seulement reconnu par la grande presse : il s'étendait aussi aux organisations syndicales, patronales ou ouvrières. Ainsi l'analyse de la Journée industrielle, publication du Comité des Forges, montre-t-elle que le patronat de la métallurgie accordait une attention soutenue à l'évolution de la grève affectant l'usine Renault (La Journée industrielle des 29 mai et 10 juin où l'exemple Citroën s'efface devant celui de Renault). Le Peuple, quotidien de la CGT, fait preuve de semblables égards en consacrant l'article le plus détaillé du mois à la narration de la grève chez Renault (5 juin) tout en restant cependant muet sur les circonstances du déclenchement. Quant

(1) Paris-Soir, 1" juin 1936.


FRONT POPULAIRE AUX USINES RENAULT 71

au Métallo, mensuel de l'Union des Syndicats de Travailleurs de la Métallurgie (CGT), il réservait chaque fois la cinquième page de son numéro à la seule usine de Billancourt. On y trouve même, régulièrement, une rubrique intitulée « Les ouvriers de Renault nous écrivent ».

La même tendance se retrouve dans la vie politique. Certes, Le Populaire semble plutôt réservé et donne l'impression de ne pas vouloir s'ingérer dans les affaires d'une usine nettement dominée par la tendance communiste de la CGT. Mais L'Humanité ouvrait très largement ses colonnes à l'usine de Billancourt : l'annonce du déclenchement de la grève apparaît assortie d'une photo, en première page du numéro du 29 mai. Le 30 mai, L'Humanité consacre le plus gros titre de tout le trimestre à la « Victoire chez Renault ». Les 4, 5, 6 et 13 juin, le quotidien communiste présente un reportage sur l'usine et le 14 juin, Paul Vaillant-Couturier choisit l'exemple de Renault pour illustrer son éditorial consacré à la reprise du travail. La qualité des hommes auxquels le PC confie la responsabilité de l'organisation du mouvement dans l'usine atteste tout autant la puissance du modèle Renault : le parti est en effet représenté dans l'usine par Costes, député et membre du Comité central et par Vigny le seul des secrétaires du Comité de grève à participer à la première négociation collective avec le patronat. Les mouvements gauchistes n'étaient pas en reste. Que Faire, le journal de Ferrât, avait choisi, entre tous, l'exemple de Renault pour critiquer dans son ensemble l'attitude du PC (juillet 1936). La Révolution prolétarienne consacre un article détaillé à la situation chez Renault et décoche quelques flèches à l'endroit du PC (10 juin).

Ainsi, en 1936, l'usine Renault se détachait-elle nettement de la masse des usines françaises ; elle était même devenue le point d'application privilégié des stratégies syndicales et politiques. Le phénomène n'était pas nouveau, puisque, en mars 1918, les ouvriers de la grande usine de Billancourt s'étaient déjà distingués en prenant la tête d'un mouvement revendicatif déclenché afin d'obtenir une augmentation des salaires et la conclusion d'une paix immédiate (2).

Mais les ouvriers de chez Renault n'ont pas totalement conquis d'eux-mêmes cette position hors série : il ne fait guère de doute que leur usine a été délibérément choisie par les organisations syndicales et politiques pour remplir cette mission d'avant-garde du mouvement ouvrier. Ce choix n'a rien de surprenant, puisque l'usine de Billancourt rassemblait en son sein les deux éléments les plus favorables à la construction et à l'implantation d'une organisation syndicale de masse : l'emploi d'une très vaste communauté d'ouvriers travaillant à la chaîne, appelés à constituer la base de la future organisation ; la permanence d'une couche assez importante d'ouvriers qualifiés, susceptibles de servir de relais entre la masse et les états-majors.

Les organisations pouvaient trouver dans l'usine Renault la plus grande des concentrations humaines : alors que Citroën n'employait que 20 000 hommes dans ses sept usines, Billancourt comptait 30 000 hommes rassemblés sur un seul et même terrain, vaste de 80 hectares. C'était la meilleure illustration de cette « nouvelle classe ouvrière » massive et

(2) Archives Nationales, F7 13367, rapports de police, 1918.


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B. BADIE

concentrée sur le développement de laquelle la CGTU avait fondé tous ses espoirs (3).

Mais l'expérience a rapidement montré à cette organisation syndicale que loin de se montrer plus combatifs que les ouvriers qualifiés, les OS faisaient preuve d'indifférence à l'égard de toute pratique syndicale. Une grève déclenchée en 1932 dans l'usine Renault avait même mis en relief le rôle moteur joué par la main-d'oeuvre la plus qualifiée, face à l'inertie des autres travailleurs. Preuve était ainsi faite que l'implantation syndicale au sein des usines modernes ne pouvait se réaliser que par l'appui d'une forte minorité d'ouvriers professionnels qualifiés, plus consciente et plus expérimentée. L'usine Renault qui comptait, en 1925, la proportion exceptionnelle de 46,3 % d'OP répondait mieux que n'importe quelle autre à cette nécessité (4).

Cette importance de la main-d'oeuvre qualifiée résultait de la très grande diversité de la production : à côté de la construction automobile, qui employait principalement des OS, Renault produisait des voitures de luxe, des moteurs d'avion, des chars d'assaut, de nombreux matériels spéciaux (pompes à incendie, arroseuses, bennes basculantes, tracteurs, véhicules municipaux, automotrices, moteurs Diesel, etc.) et prenait en charge la fabrication des outillages utilisés dans ses différentes branches d'activité. Toutes ces activités parallèles étaient assez importantes pour répondre du quart environ du chiffre d'affaires global de l'usine. Or, non seulement ces branches spécialisées permettaient le maintien du niveau de qualification de la main-d'oeuvre qu'elles employaient, mais encore elles lui assuraient la stabilité de son emploi. Ainsi les secteurs de l'artillerie et de l'outillage ont-ils été épargnés par la crise de l'emploi qui affecta l'usine au début des années trente (5). Employés à des tâches moins avilissantes, munis d'une expérience syndicale plus ancienne et protégés plus efficacement contre les risques de licenciements, les ouvriers qualifiés se différenciaient nettement des ouvriers spécialisés et connaissaient une situation plus favorable à l'engagement syndical et politique. Leur présence en force auprès d'une masse non négligeable d'OS faisait, dès lors, de l'usine Renault le terrain le plus adapté à l'implantation syndicale. Telle est probablement la cause de la naissance du mythe de Renault, « forteresse de la classe ouvrière » (6).

(3) Sur les effectifs de Citroën, cf. F. DELAVEAU, E. TILL et M. LECOURT, La C.G.T.U. à travers les grèves (1930-1933). Le problème du Syndicalisme rouge, Université de Paris I, mémoire de maîtrise, juin 1970, et L. MONJAUVIS, JeanPierre Timbaud, Paris, 1971. Sur ceux de Renault, cf. A. TOURAINE, L'évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, 1955, p. 82. Sur la politique de la CGTU envers le monde ouvrier, cf. M. COLLINET, L'esprit du syndicalisme, Paris, 1952, p. 54.

(4) Sur le rôle moteur des OP dans les grèves de 1912-1913, cf. M. COLLINET, op. cit., p. 44-45, et l'article de J.-M. LAUX dans ce numéro. Sur la qualification de la main-d'oeuvre de l'usine, cf. A. TOURAINE, op. cit., p. 86, et lettre de M. Lehideux, 8 septembre 1971. Sur la grève de 1932, Archives nationales, 91 AQ 16.

(5) P. FRIDENSON, Histoire des usines Renault, t. 1 : naissance de la grande entreprise, Paris, 1972, p. 208, 212, 213, et témoignage de M. Lehideux, 7 juillet 1970.

(6) J. FRÉMONTIER, La forteresse ouvrière : Renault, Paris, 1971, p. 17, dit qu'y « survit [...] l'esprit de 1936 ».


FRONT POPULAIRE AUX USINES RENAULT 73

La célébrité de l'usine Renault ne nous a cependant pas permis de disposer d'une documentation très abondante. Les sources écrites se ramènent principalement au dépouillement de la presse (d'information et d'opinion), et de quelques cartons entreposés aux Archives nationales et aux Archives de la Régie Renault. Les comptes rendus de Congrès nationaux et locaux nous ont permis de disposer de quelques indications, certes très fragiles, sur les effectifs des organisations syndicales et politiques. Les sources orales nous ont été d'un grand secours. M. F. Lehideux, neveu par alliance de Louis Renault, administrateur-délégué des usines Renault lors des grèves du Front populaire, a bien voulu nous apporter son témoignage qui a été très précieux. Du côté ouvrier, l'éloignement du « modèle 1936 », son effacement devant celui de mai 1968 ont constitué un sérieux handicap dans nos recherches. Nous avons pu cependant recueillir le témoignage très enrichissant de deux ouvriers, actuellement membres du PCF : M. Leleu, ancien OS chez Renault, et M. Vautier, ancien OP et membre du Comité de grève de l'usine en 1936. Il ne nous a malheureusement pas été possible, malgré nos démarches, d'obtenir des témoignages d'ouvriers représentatifs d'autres tendances. Nous regrettons cette lacune qui affaiblit incontestablement la portée des hypothèses que nous avons pu proposer.

LE RAPPROCHEMENT

Les organisations coupées des masses.

De 1920 à 1934, les usines Renault connurent un climat de paix sociale qui ne fut interrompu que par de courtes poussées de fièvre dont la plus importante fut une grève particulièrement violente, déclenchée en mai 1926. Ce relâchement dans la lutte, du reste généralisable à la quasi-totalité des usines, résultait directement de l'échec de la construction d'un syndicalisme de masse. L'étude de Renault avant 1934 montre bien, en effet, la coupure profonde qui séparait une masse apeurée et inerte de groupuscules condamnés à des actions de commando qui n'emportèrent que de très épisodiques succès.

La paralysie des masses s'explique en grande partie par les difficultés économiques et sociales qui pesaient sur elles à un moment où la grande crise des années trente commençait à se faire sentir. Dès 1926, l'usine Renault fut affectée par le ralentissement des exportations et des commandes publiques qui l'empêcha d'aborder la crise dans les conditions les plus favorables. Certes, l'usine de Billancourt ne connut pas une aussi mauvaise fortune que sa rivale du quai de Javel ; mais l'emploi, le salaire et les conditions de travail de ses ouvriers n'en subirent pas moins durant les années trente de sérieuses détériorations (7).

En ce qui concerne l'emploi, la croissance des effectifs fut régulière jusqu'en 1926. Une première chute se fit alors sentir, suivie, deux ans

(7) P. FRIDENSON, op. cit., p. 158-159, 201-202, 207-208.


74 B. BADIE

plus tard, d'une nouvelle remontée. Mais l'arrivée de la crise — vers 1930 — provoque à nouveau une forte compression de la main-d'oeuvre qui ne put être arrêtée que dans le courant de l'année 1933. Durant ces trois années de marasme, l'usine de Billancourt perdit environ 8 000 salariés. Cette crise de l'emploi entretint une angoisse auprès des travailleurs qui se sentaient, pour la plupart, perpétuellement menacés de licenciement (8). Cette peur était accentuée par un phénomène qui était propre à l'industrie automobile : la fluctuation saisonnière de ses commandes. Celle-ci déterminait, en effet, un ralentissement de la production de septembre à février, qui se soldait par le licenciement d'une partie du personnel. Cette pratique était d'autant plus redoutable que celui qui était à l'état de chômeur à l'automne n'était jamais sûr d'être réembauché au printemps suivant (9). Dès lors, compte tenu du système des « listes noires » qui avait alors libre cours, l'ouvrier ne pouvait se prémunir contre la perte de son travail qu'en s'abstenant de toute activité syndicale ou politique susceptible d'attirer l'attention et la colère de la direction. L'inertie des masses apparaît donc étroitement liée à la précarité de la situation de l'emploi ; le redressement de la courbe des effectifs de l'usine précède de très peu la relance de la combativité ouvrière, survenue en février 1934.

La baisse des salaires, autre conséquence de la crise, aggrave encore les difficultés au sein desquelles l'ouvrier devait se débattre. A l'échelon national, le salaire moyen diminue de 10,4 % entre juillet 1930 et juillet 1932 et de 16 % entre juillet 1932 et juillet 1935 (10). Dans la métallurgie, on a pu estimer le salaire moyen horaire à 5,86 F en 1930, à 5,60 F en 1933 et à 5,47 F en 1935 (11). Renault devait suivre cette tendance, bien qu'une grève déclenchée en 1932 dans la chaîne des bielles semble indiquer une diminution des salaires de l'ordre de 20 % dans certains ateliers. Cette baisse des salaires était partiellement compensée par une réduction du coût de la vie ; mais elle était aggravée par une diminution de la durée du travail, principale responsable des difficultés pécuniaires du monde du travail. Si quelques ateliers travaillaient jusqu'à quatorze heures par jour, certains autres ne fonctionnaient que pendant quatre heures et demie (12)...

Ce problème sensibilisait la grande masse des travailleurs, mais il était en partie éclipsé par celui des conditions mêmes de travail, particulièrement pénibles, qui ne tardèrent pas à devenir le principal thème de revendication des ouvriers de l'usine. Les journaux de l'époque rapportent très longuement leurs récriminations contre les mauvaises conditions d'hygiène ou, surtout, contre les cadences abrutissantes. Celles-ci, conséquence des efforts de rationalisation, étaient symbolisées par la construction, à la même époque, des ateliers de l'île Seguin (13).

(8) A. TOURAINE, op. cit., p. 82.

(9) Témoignage de M. Lehideux, recueilli le 7 juillet 1970.

(10) R. DUFRAISSE, « Syndicat et métallurgie » in Mouvements ouvriers et dépression économique, Assen, 1966, p. 192.

(11) Bulletin de la statistique générale de la France, janvier-mars 1936.

(12) L'Etincelle, 20 octobre 1934, et Le Métallo, avril 1936.

(13) L'Etincelle, 1934 à 1936.


FRONT POPULAIRE AUX USINES RENAULT /5

Dès lors, hanté par la menace de licenciement, accablé par un rythme de travail souvent abêtissant, l'ouvrier de Renault trouvait déjà dans sa propre condition de sérieuses raisons de rester à l'écart des activités syndicales et politiques. D'autres motifs lui sont fournis par le climat de répression que la direction faisait alors peser sur la collectivité ouvrière tant au niveau du simple atelier qu'à celui de l'usine tout entière. Les journaux syndicaux se font largement l'écho des brutalités et de la sévérité de la maîtrise, tandis qu'il est réputé qu'à l'échelon le plus élevé Louis Renault entretenait la peur chez les ouvriers. Des histoires prenaient rapidement la dimension de légendes, circulaient dans l'usine, relatant l'intransigeance et la sévérité du « Seigneur de Billancourt » dont les rares inspections dans les ateliers semaient la frayeur chez l'ensemble des salariés.

En fait, un système policier régnait dans l'usine. Le procédé des « listes noires » nous donne une idée de son efficacité. Un ancien ouvrier a pu nous affirmer qu'il suffisait d'être soupçonné d'entretenir des rapports avec l'organisation syndicale pour être mis le lendemain à la porte avec dix ou vingt camarades. Selon le même témoin, les vestiaires étaient régulièrement fouillés pour découvrir qui d'entre les ouvriers de l'usine lisait L'Humanité. La nouvelle de licenciements incessants rappelait à chacun des travailleurs les risques que faisait courir la moindre prise de position politique (14).

Cette peur introduisait un climat de méfiance entre les travailleurs eux-mêmes. La crainte du mouchard ou du piège patronal enfermait chacun d'entre eux dans un isolement profond. Le fait qu'à l'intérieur de l'usine les travailleurs n'osaient même pas se montrer leur feuille de paie témoigne de l'impossibilité de mettre sur pied une véritable action de masse (15).

Dès lors, la paralysie qui affectait les masses apparaît bien comme une des causes de la profonde coupure qui les séparait des organisations.

Les erreurs commises par celles-ci dans la définition de leur stratégie constituent sans nul doute une autre cause de cette coupure. Néanmoins, leur faiblesse numérique, leur fragilité, leur caractère nécessairement clandestin étaient autant d'éléments qui rendaient difficile la mise au point d'une action efficace. Il serait exagéré de parler d'une véritable pérennité des organisations : à l'occasion d'un incident dans l'usine, d'une grève réussie grâce au mécontentement des ouvriers, une section syndicale ou une cellule de parti se formait dans la clandestinité pour s'essouffler ensuite et disparaître de fait au bout de quelque temps, la permanence n'étant assurée que par un embryon d'organisation quantitativement négligeable.

En tout état de cause, Renault n'a pas une situation originale en ce domaine par rapport au reste de la métallurgie. Comme partout ailleurs dans ce secteur, l'usine de Billancourt connut une sous-syndicalisation — à peine 1 % — en période de démobilisation ouvrière et une sursyndicalisation — plus de 80 % — en période de lutte. De plus, autre

(14) R. DURAND, La lutte des travailleurs de chez Renault, racontée par eux-mêmes (1912-1944), Paris, 1971, p. 34 ; et témoignage de M. Leleu, recueilli par nous le lor septembre 1970.

(15) Ibid., p. 45.


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trait commun à l'ensemble de ce secteur, la CGTU et le PC n'ont pas cessé d'être les forces dominantes dans leur domaine respectif.

Dès 1925, le PC organise une cellule au sein même de l'usine. Cette implantation ne se fit pas sans mal et détourna du parti une bonne fraction d'ouvriers qui craignaient de militer sur le lieu même de leur travail. Néanmoins, la formule de cellule d'entreprise ne fut pas vaine : un premier jalon était posé dans la construction d'une organisation de masse, structurée et étroitement liée à la collectivité ouvrière. La grève de mai 1926 révéla une présence efficace des militants communistes qui parvenaient à animer le mouvement, même s'ils ne le contrôlaient pas parfaitement (16). Les vicissitudes des années 1930-1932 ont ralenti — voire anéanti — ces efforts d'implantation. A partir de 1929, on ne trouve plus aucune trace de la cellule communiste. Celle-ci réapparaît en 1931 avec, semble-t-il, dix-neuf adhérents et n'atteignit que péniblement, vers 1934, l'effectif de 120 qu'elle ne parvint pas à dépasser avant mai 1936 (17).

Du côté syndical, la très grande majorité des membres des sections CGT — syndicat implanté depuis les années 1900 chez Renault — avaient rejoint la CGTU. La grève de 1926, quant à elle, atteste le dynamisme de la section CGTU qui semblait compter environ un millier d'adhérents. Par la suite, cette section suivit la même évolution que la cellule communiste : de soixante-cinq adhérents en 1932, elle devait passer au cours de l'année suivante à 120 pour aborder l'année 1936 avec un effectif d'environ 180 membres (18).

Ainsi, à partir de 1930, les effectifs de la section syndicale et de la cellule communiste variaient-ils de la même façon et se rejoignaient-ils à un niveau particulièrement bas. Ce phénomène illustre bien la situation dans laquelle se trouvaient ces organisations dans les années qui précédèrent l'avènement du Front populaire : à la fois victimes de la répression patronale et du sectarisme de leurs dirigeants nationaux, elles étaient réduites à l'état de groupuscules révolutionnaires contraints à la clandestinité et privés de tout contact avec les masses. Formées l'une comme l'autre de révolutionnaires professionnels, l'organisation syndicale et l'organisation politique étaient donc virtuellement confondues et n'apparaissaient plus que comme des commandos dont la nature rebutait l'ouvrier déjà peu enclin à militer.

Si la répression patronale confinait ces organisations dans la clandestinité, leur isolement se trouvait nuancé par l'existence d'un groupe non négligeable d'ouvriers que nous pourrions qualifier de « quasisyndiqués » parce qu'ils avaient déjà acquis une certaine expérience syndicale, soit pour avoir participé aux grèves de 1920, soit pour avoir auparavant travaillé dans une entreprise où ils étaient plus libres de s'exprimer. Devant le climat de répression qui régnait dans l'usine, la plupart d'entre eux avaient, à l'image d'un ancien gréviste que nous avons interrogé, abandonné toute activité syndicale, sans cependant devenir pour autant complètement dépolitisés. Dès lors, un relâchement de

(16) L'Humanité, 3 juin 1926.

(17) Chiffres donnés par A. KRIEGEL, Le pain et les roses, Paris, 1968, p. 228.

(18) R. DURAND, op. cit., p. 53. Il existait, en 1935, une petite section CGT (entretien de M. J. Bonnefon-Craponne avec P. Fridenson, 20 juin 1972).


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la répression patronale ou un assouplissement de la stratégie des organisations suffisaient pour rallumer la combativité et l'ardeur militante de cette catégorie d'ouvriers. Le rôle de relais qu'ils étaient susceptibles de jouer entre les masses et les organisations pouvait permettre le déclenchement d'une action de masse ou la structuration d'un syndicalisme nouveau, deux tâches que la cellule communiste ou la section CGTU étaient incapables de mener à bien toutes seules. Cependant, l'intransigeance doctrinale et les erreurs des organisations maintenaient ces ouvriers les plus aptes à la lutte en dehors de toute activité.

Cette coupure permit de maintenir dans l'usine un climat de paix sociale qui dura jusqu'aux journées de février 1934. Avant cette période, les rares actions qui purent se dérouler furent essentiellement des actions de commando réalisées à la seule initiative des organisations et dans l'indifférence presque totale des masses. Périodiquement en effet, quelques mouvements sporadiques étaient déclenchés à l'occasion d'une baisse de salaire et ralliaient une infime minorité de travailleurs. Ainsi, une grève entreprise en février 1932 avec l'appui de 5 000 ouvriers (18 % de l'effectif total) fut-elle considérée comme un succès qui ne se renouvela pas, car l'épuration aveugle qui la suivit eut valeur d'avertissement auprès de la collectivité ouvrière de l'usine (19).

En fait, cet exemple de symbiose est tout à fait exceptionnel car la nature même des actions déclenchées était, la plupart du temps, en profonde contradiction avec les aspirations de l'ouvrier : celui-ci était peu politisé, ignorant de la pratique syndicale et davantage préoccupé par des problèmes très matériels à la tête desquels figuraient l'emploi et les conditions de travail, tandis que les mouvements lancés par les organisations répondaient à des mots d'ordre complexes, souvent très politiques et toujours beaucoup trop abstraits.

Ainsi, les rares luttes sociales qui affectèrent l'usine Renault durant la décennie qui précéda la construction du Front populaire ne parvinrent-elles pas à rallier la majorité de la classe ouvrière. Seul un changement radical de la politique et de la stratégie des organisations pouvait y parvenir. Les événements de février 1934 en donnèrent l'occasion.

Le catalyseur de 1934.

Tout comme le Front populaire des « états-majors », le Front populaire de la base a trouvé son origine directe dans les événements du 12 février 1934 (20). Ce jour-là, des troupes de police furent disposées devant l'usine Renault, afin de parer à d'éventuels incidents qui risquaient de se produire à l'occasion de la manifestation unitaire animée par les organisations politiques et syndicales locales. Pour empêcher la sortie en masse des travailleurs à l'heure du déjeuner, la direction fit venir à l'intérieur de l'usine de nombreux chariots de casse-croûte destinés à ravitailler les ouvriers.

Or, comme l'indique le témoignage d'un ancien gréviste, tout ce dispositif eut un profond retentissement sur la conscience d'un certain

(19) R. DURAND, op. cit., p. 45.

(20) On pourra se référer, sur cette question, à l'article de L. BODIN, « Le Parti communiste dans le Front populaire », Esprit, octobre 1966, p. 436-449.


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nombre d'ouvriers : « On était déjà agacé par la présence des flics et on ne comprenait pas pourquoi ils étaient là ; mais l'arrivée des chariots nous révolta ; on ne comprenait pas pourquoi il y avait des gens qui prenaient le risque de sortir et d'autres qui cherchaient la protection de la direction et se faisaient servir à manger par elle. Alors, spontanément, on s'est mis à renverser ces chariots : on ne répondait pas à un ordre du syndicat ni à un objectif politique — aucun de nous n'y pensait alors, on faisait ça parce que le spectacle était dégoûtant » (21).

Le renversement de ces chariots précipita les événements : l'un d'entre eux fut brûlé ; les forces de l'ordre durent intervenir, ce qui provoqua l'érection de barricades sur lesquelles deux ouvriers trouvèrent la mort. Jusque dans la nuit, la Place Nationale resta le terrain de violents affrontements dont le souvenir reste fortement gravé chez les témoins.

La journée du 12 février 1934 n'avait pas de précédent, en tout cas pas depuis 1926. Elle donna naissance à la première manifestation de la couche la plus consciente de la collectivité ouvrière de Billancourt, celle qui refusa de rester dans l'usine au moment du repas et qui correspond très exactement à la catégorie de « quasi-syndiqués » dont nous avons démontré l'existence. L'éveil de ces travailleurs, devenus de véritables relais entre les masses et les organisations, décida du déclenchement du mouvement qui devait aboutir aux grèves de mai 1936.

L'entrée dans la lutte de cette première fraction d'ouvriers résulte d'une combinaison étroite d'éléments préparés et d'éléments spontanés, ce qui donne une première image des origines de la grève du Front populaire. C'est, en effet, un phénomène politique, créé de toutes pièces par les organisations, à savoir la manifestation du 12 février 1934, qui fut l'occasion du premier sursaut ouvrier. Mais ce fut une initiative exclusivement ouvrière, le renversement de chariots de casse-croûte, qui fut à l'origine des premières violences déclenchées sans l'ordre d'aucune organisation politique.

Ainsi la journée du 12 février paraît être la première étape du « rapprochement » entre la base et l'organisation. L'initiative combinée de celle-ci et de celle-là transforma la manifestation antifasciste en véritable prélude des futures luttes du Front populaire. L'expérience et le souvenir de cette journée accélérèrent le processus de rapprochement : les barricades, les premiers morts eurent un impact certain sur chacun des ouvriers de l'usine, et en particulier sur ceux qui restèrent passifs lors de la manifestation. Le fait que ces incidents étaient imputables à la brutalité policière permit, en politisant le mouvement, de donner un vigoureux départ aux slogans favorables au Front populaire. La réussite de cette manifestation unitaire, l'ébauche de mobilisation qu'elle provoqua donnèrent à comprendre aux organisations que le succès de leur entreprise passait par une union plus étroite avec les masses et par l'abandon de la tactique de commando (22).

D'autre part, la diminution du chômage, amorcée dès 1933, renforça la détermination des ouvriers qui commencèrent à être moins sensibles aux menaces de licenciement, d'autant plus que les effets de la dépres(21)

dépres(21) de M. Leleu, recueilli le 1er septembre 1970.

(22) Ibid.


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sion se faisaient moins aigus. Le travailleur chassé de son usine pouvait espérer retrouver un emploi. Dès lors, malgré la persistance de la répression patronale et en dépit de l'incapacité des organisations politiques et syndicales à accroître le nombre de leurs militants qui restait toujours aussi bas, la lutte put prendre à partir de février 1934 un départ décisif.

Ce nouveau climat se traduisit par de nouveaux signes de « rapprochement » entre les masses et les états-majors. De 1934 à 1936, ces derniers mirent au point un vaste programme de revendications très proches des aspirations et des demandes de la base et en totale rupture avec les thèmes très politiques que développaient autrefois les organisationscommandos sans remporter aucun succès auprès de la base. Dans le cadre de cette nouvelle stratégie, la section communiste de BoulogneBillancourt lança, le 20 octobre 1934, le premier numéro du journal L'Etincelle qui était presque entièrement consacré à la situation chez Renault. Toutes les semaines, les travailleurs pouvaient y trouver l'expression des revendications qu'ils avaient le plus à coeur : amélioration des conditions de travail, garanties pour l'emploi... Une habile combinaison des thèmes revendicatifs avec des thèmes politiques permettait d'accélérer l'introduction de la grande masse des travailleurs dans le cadre idéologique des organisations et facilitait ainsi « le rapprochement ».

Cet effort put déboucher, en avril 1935, sur la mise au point d'un cahier de revendications qui constitua le premier fondement concret de l'union des masses et des organisations. Il était l'expression synthétisée de l'ensemble des récriminations ouvrières : constitution d'une meilleure grille des salaires, amélioration des conditions de travail de l'ouvrière, mise au point d'un contrat d'apprentissage, élections de délégués, vacances payées (qui ne figurent qu'en onzième position, après l'exigence d'un garage pour les bicyclettes), indemnité de congédiement ; enfin figuraient d'autres revendications, très matérielles, destinées à attirer l'attention (coco pour boire l'été, distribution de lait, bleu sur les carreaux...) (23).

En fait, ce cahier servit de plate-forme pour les organisations qui agirent, après sa mise au point, pour aiguiller les revendications dans un sens moins matériel et plus abstrait. L'atelier de l'artillerie — celui du dirigeant communiste M. Vigny — manifesta d'abord contre les mauvaises conditions de travail (application des mêmes méthodes de ratio qu'à l'île Seguin), puis contre les entraves à l'activité syndicale (contre « le mouchard Zeitouck »), enfin pour la signature d'une convention collective que l'organisation communiste considérait comme son objectif prioritaire, capable de lui faire jouer son rôle de « ministère des masses » (24). Cette revendication, reprise par L'Etincelle le 15 février 1936, fut utilisée comme slogan pour le l" mai 1936.

Mais le « rapprochement » se manifesta de façon encore plus directe par une accélération de la mobilisation des masses. L'émeute du 12 février 1934 semble avoir constitué le déclic qui décida les ouvriers à se mettre en grève dans leur atelier pour obtenir de meilleures conditions de travail. Néanmoins, ces initiatives étaient dangereuses car, la répres(23)

répres(23) 13 avril 1935.

(24) Le Métallo, de septembre 1935 à mars 1936.


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sion patronale n'ayant pas diminué, la plupart des grévistes risquaient d'être licenciés pour fait de grève. Pour éviter cela, le syndicat mit au point la tactique des grèves tournantes : dès que la direction menaçait un atelier en grève, celui-ci reprenait le travail et l'atelier voisin le relayait aussitôt. Comme nous l'a indiqué un ancien ouvrier, ces grèves n'aboutissaient pas à la satisfaction des revendications et se heurtèrent à la fermeté de la direction : dès lors, la colère de la collectivité ouvrière ne faisait que grandir, ce qui augmentait la tension au sein de l'usine et sensibilisait davantage le travailleur à la perspective de la grève générale (25).

Cependant, si les actions par atelier se développaient sans cesse, les actions générales de plus grande envergure se soldaient par un échec qui indiquait que les masses n'étaient pas encore prêtes pour un mouvement global. Le 1" mai 1935 fut, malgré les appels lancés par les organisations, un échec retentissant : dans un atelier qui comptait 2 500 buvriers, on n'a, par exemple, dénombré que quinze grévistes. Mais cet échec n'était pas propre à Renault. Il se retrouvait un peu partout. Désormais, c'était de l'évolution du contexte national et de la réussite du Front populaire politique que dépendaient les progrès de la lutte au niveau local (26).

La consécration du rapprochement : les problèmes du déclenchement de la grève.

Le mois de mai 1936 offre précisément un climat politique national favorable au déclenchement d'un vaste mouvement. Deux événements importants connurent une forte répercussion dans l'usine Renault : les élections législatives des 27 avril et 4 mai, les succès de la journée du 1er mai.

Dans la circonscription de Boulogne-Billancourt, la consultation électorale fut un succès pour le Front populaire : le candidat communiste Costes, ancien ajusteur chez Renault, fut élu au deuxième tour grâce au désistement du candidat socialiste, enlevant un siège jusque-là détenu par la droite. Les anciens grévistes que nous avons interrogés ont pu nous confirmer que cette victoire fit grand bruit dans l'usine, d'autant plus que le nouvel élu était, depuis 1919, le militant ouvrier le plus en vue de Billancourt (27).

Ce climat politique favorable permit aussi la réussite du débrayage qui marquait traditionnellement, mais sans grand succès, la journée du 1" mai. Celle de mai 1936 s'annonçait tout aussi mal que les précédentes puisque la direction avait fait savoir que toute absence dans l'usine serait sévèrement réprimée. De plus, elle fit reporter au lor mai (au lieu du 30 avril) la distribution de la paie. Cependant, tous les espoirs nourris par les organisations furent dépassés puisque 25 000 ouvriers (85 % de l'effectif total) cessèrent le travail (28).

(25) Témoignage de M. Leleu.

(26) Témoignage de M. Vautier, recueilli le 17 septembre 1970.

(27) Selon la définition même du Dictionnaire des parlementaires français.

(28) L'Humanité, 2 mai 1936 ; M. DOMMANGET, Histoire du 1°' mai, Paris, 1953, p. 67, et Vie ouvrière, 8 mai 1936.


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Ce succès qui n'était pas propre à Renault, mais s'étendait notamment à tout le secteur de la métallurgie, révèle de nouveaux progrès dans le « rapprochement » entre base et organisation et donne une preuve supplémentaire de leur détermination commune de déclencher un mouvement d'importance nationale. Ce furent, en effet, les organisations qui préparèrent le débrayage du 1er mai en menant pendant la dernière semaine une propagande active pour inciter les masses à l'action et ce fut dans les secteurs les mieux contrôlés par l'ex-CGTU que le mouvement connut son plus franc succès. Mais, d'autre part, en passant outre aux menaces de la direction, les masses prouvèrent de leur côté leur détermination d'engager une lutte véritable, dépassant les mouvements sporadiques qu'elles menaient dans les ateliers depuis février 1934. Le 1er mai 1936 est l'avant-première des grèves de mai et juin. Il démontre le lien solide qui unissait les deux partenaires du « rapprochement ». C'est dans ce climat d'effervescence que se déclencha, le 28 mai, l'occupation des usines Renault qui dura jusqu'au 13 juin avec une seule interruption entre le 28 mai (18 h) et le 4 juin (18 h).

L'évolution de la situation politique apportait aux ouvriers de Renault un sérieux espoir de réussir dans leur entreprise ; les premières grèves avec occupation étaient pour eux une source directe d'encouragement pour déclencher, à leur tour, un mouvement général. Les toutes premières grèves (Bréguet, 11 mai, Latécoère, 13 mai, et Bloch, 14 mai) n'eurent pas véritablement d'impact et ce ne fut qu'à partir du 22 mai que l'usine Renault commença à être sensibilisée au modèle extérieur. En fait, l'élément géographique a été déterminant : les grèves déclenchées chez Sautter-Harlé (Paris) ou Lavalette (Saint-Ouen) n'eurent presque aucun écho à Billancourt, tandis que celle de Nieuport à Issy rompit ce silence et attira l'attention des ouvriers de Renault (22 mai). Mais ce fut l'extension du mouvement aux usines Farman (deuxième grande usine de Billancourt) qui mobilisa les esprits de façon décisive : les murs des usines Renault furent immédiatement recouverts d'affiches imprimées par le comité de grève de Farman, réclamant le soutien des 33 000 ouvriers de la plus grande usine de la région parisienne (29). Ces affiches furent placardées le 27 mai, soit la veille du déclenchement de la grève chez Renault ; dans l'après-midi du même jour, une délégation de Hotchkiss se présenta à la sortie de l'usine Renault pour appeler à la solidarité dans la lutte (30). Si» on ajoute les grèves qui se déclenchèrent quelques heures plus tard dans les ateliers de tanks Renault à Issy, on s'aperçoit que la grande usine de Billancourt était encerclée par une série d'entreprises qui, ayant déjà arrêté le travail, faisaient pression pour que leur exemple fût suivi.

En fait, le déclenchement d'une grève dans une usine qui comptait 33 000 ouvriers démunis d'expérience syndicale et politique réclamait de sérieuses garanties de réussite. C'est sans doute pour cette raison que l'usine Renault ne fit pas partie du premier contingent des entreprises en grève, usines aux dimensions plus modestes mais aux expériences de lutte plus affirmées.

(29) La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936.

(30) Témoignage de M. Vautier.


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Or l'impact du modèle extérieur fut suffisamment fort pour faire monter l'effervescence dans l'usine au cours de la journée du 27 mai. L'atelier 221 débraya pour protester contre une baisse de salaire de quinze centimes par heure. Cet épisode eut d'autant plus d'effet sur la collectivité ouvrière de Renault que la direction fut contrainte de céder et de rapporter la baisse de salaire (31). Une telle capitulation était exceptionnelle ; elle donnait un gage supplémentaire de réussite à ceux qui souhaitaient organiser l'occupation de l'usine, elle libérait les masses d'une crainte et d'un désespoir qui, depuis 1934, contenaient de plus en plus difficilement une nervosité et une combativité croissantes. Rien ne s'opposait donc plus au déclenchement d'une grève générale.

Celui-ci intervint dans la matinée du 28 mai 1936 et se fit en deux phases. A dix heures — soit deux heures et demie après l'entrée des travailleurs — un certain nombre d'ateliers cessèrent successivement le travail : d'abord, celui de l'artillerie tenu par le dirigeant communiste Vigny, puis celui de l'outillage — également bien « noyauté » —, enfin ceux d'usinage, des vilebrequins et de la carrosserie (32). La grève fut donc lancée par ceux des ateliers qui depuis plusieurs années étaient le mieux contrôlés par l'organisation communiste. Dans un deuxième temps, ces ateliers tentèrent de rallier à la grève l'ensemble de la collectivité ouvrière de l'usine. Costes, Timbaud, Frachon, Hénaff et l'ensemble des militants locaux se répandirent dans l'usine et s'efforcèrent de convaincre les autres ateliers d'arrêter le travail. Cette tâche fut accomplie à une vitesse qui surprit les organisateurs — en deux heures. Un communiqué de la direction, publié le lendemain à dix heures, confirma ces faits : « Les ouvriers d'un certain nombre d'ateliers ont cessé le travail vers dix heures et se sont répandus dans l'usine pour engager leurs camarades à se joindre à eux. » La quasi-totalité des ouvriers resta dans l'usine, seul un très petit nombre put sortir vers midi (33).

Peut-on alors affirmer, comme on a coutume de le faire, que les grèves de mai et juin 1936 ont été spontanées ? En fait, lorsqu'elle s'applique au Front populaire, la « théorie spontanéiste » est intransigeante et totale : le déclenchement n'aurait été dû qu'à la seule initiative des travailleurs, il se serait réalisé à l'insu et avec la réprobation des organisations à la tête desquelles aurait figuré le parti communiste. L'étude de Renault nous conduit à nuancer ces affirmations : si le succès de cette grève a été une cause de surprise, même pour les organisations, il est non moins certain qu'un nombre important de faits et d'événements se rejoignent pour mettre en relief le rôle fondamental joué par les organisations locales, syndicales et politiques, dans la mise en route du mouvement.

La surprise engendra le désordre, parfois l'hystérie. La « pagaille » du 28 au soir est mémorable pour tout le monde : elle est probablement responsable, comme nous le verrons, de la rapide reprise du travail. Mais en aucun cas cette « pagaille » ne peut être considérée comme une preuve de spontanéisme, elle n'est que la conséquence de la « rencon(31)

rencon(31) 28 mai 1936.

(32) L'OEuvre, 29 mai 1936, et L'Echo de Paris, 29 mai.

(33) L'OEuvre, 29 mai ; L'Humanité, 29 mai ; Paris-Soir, 29 mai ; Le Temps, 29 mai.


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tre » entre une masse sans grande expérience et des organisations dont les plans se trouvaient quelque peu bousculés par l'ampleur du succès. Cette image de surprise et de désordre profondément inscrite dans la mémoire de ceux qui ont vécu ces événements a servi de fondement abusif à la construction d'une thèse spontanéiste sans nuances. L'analyse attentive des événements qui se sont déroulés en 1936 aux usines Renault semble prouver la fragilité de cette thèse. Depuis le 12 février 1934, les organisations n'avaient cessé de se rapprocher de l'ouvrier et de l'entraîner dans des combats de plus en plus fréquents. La journée du 1er mai 1936, la propagande particulièrement vigoureuse menée à cette occasion par la cellule communiste témoignent que, trois semaines avant le déclenchement, la détermination gréviste des organisations, loin de s'être relâchée, s'était sensiblement renforcée. L'exploitation faite par L'Humanité de l'assassinat à Billancourt d'un vendeur du journal communiste pour canaliser la colère des lecteurs contre Louis Renault prouve que, dix jours avant le début de la grève, les organisations étaient encore décidées à utiliser tous les prétextes propres à échauffer la colère des travailleurs (34). Bref, à la veille du déclenchement, le parti communiste était bien déterminé dans sa volonté d'agir. Celle-ci était clairement explicitée par un article de Costes paru dans Le Métallo de mai 1936 : « La solidité de notre syndicat ex-unitaire, son activité de ces dernières années démontrent que la tendance générale des métallos fraiseurs est avant tout à l'action [...]. [Notre] tactique peut se résumer en trois mots : union pour agir » (35).

Mais les circonstances du déclenchement achèvent de nous éclairer. Plusieurs témoignages — de grévistes et de journalistes — se rejoignent pour indiquer que le mouvement est parti de l'atelier de l'artillerie, c'est-à-dire de celui du dirigeant communiste Marceau Vigny, futur négociateur de la convention collective. Cet atelier s'était déjà illustré par son exceptionnelle combativité et par le caractère avancé de ses revendications. Quant à celui des ateliers qui a été le premier à suivre son exemple, l'atelier de l'outillage, il était lui aussi fortement syndiqué et composé de main-d'oeuvre hautement qualifiée. D'autre part, la venue dans l'usine de responsables syndicaux et politiques de l'envergure de Frachon, Doury, Hénaff, Timbaud et Costes, la grande activité qu'ils avaient déployée pour que l'ensemble des ateliers se mettent en grève indiquent que le parti communiste était décidé à préparer et à réaliser chez Renault une grève-modèle (36). Enfin, la suite immédiate des événements : les symboles déployés le jour même (drapeaux rouges, faucilles et marteaux peints un peu partout), l'élection de tous les communistes dans les comités de grève démontrent que le parti communiste avait la situation bien en main et qu'aucune force, organisée ou non, ne cherchait à le dépasser. Quant aux éléments gauchistes qui auraient pu jouer un rôle d'agitateurs à la place des militants communistes, on n'en trouve aucune trace dans l'usine avant le 5 juin...

Tout ceci nous conduit à penser que les organisations ont joué un rôle essentiel dans la préparation (agitation et propagande), la réalisation

(34) L'Humanité, 19 mai.

(35) Le Métallo, mai 1936.

(36) L'OEuvre, 29 mai.


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(arrêt du travail dans les premiers ateliers, puis extension aux autres) et la canalisation (organisation) de la grève, le 28 mai 1936. Cette attitude était en harmonie avec le dessein que nourrissaient alors les instances nationales du PC qui cherchaient à appuyer le Front populaire politique sur une « action de masse » à même de permettre au parti communiste de jouer un rôle de premier plan face au gouvernement Blum (37).

Mais ce rôle des organisations étant établi, il ne convient pas, pour autant, de minimiser l'apport des masses elles-mêmes dans le processus du déclenchement de la grève générale : une simple comparaison entre la journée du 1er mai 1935 et celle du 1" mai 1936 indique une considérable transformation de l'ouvrier et un sensible renforcement de sa combativité. Dès lors, « l'explosion » du 28 mai 1936 n'est imputable ni à une décision solitaire des organisations ni à une initiative spontanée des masses. Notre propos était de montrer qu'elle n'était que l'inévitable résultat du long processus de « rapprochement » amorcé dès le 12 février 1934 entre la base et l'organisation. Rendue possible par la convergence des objectifs et des désirs de l'ouvrier et du dirigeant syndical, elle n'a pu être réalisée que par la conjugaison de leurs efforts. Ainsi, loin d'exprimer un quelconque divorce, la journée du 28 mai paraît être le premier et le plus tangible des effets de la « rencontre » entre l'ouvrier et son syndicat.

LA RENCONTRE

A long terme, cette rencontre eut sur le mouvement ouvrier des effets bénéfiques évidents, mais elle posa en retour de sérieux problèmes au niveau de son aménagement immédiat et fut à l'origine de nombreuses tensions entre base et organisation. Néanmoins, les grèves de mai et juin 1936 offrirent deux supports solides à cette nouvelle collaboration : d'une part, le procédé d'occupation des lieux de travail qui était la rencontre de besoins ressentis par les deux partenaires, et, d'autre part, l'organisation matérielle de la grève qui permit de concrétiser et de raffermir cette organisation. Ce double succès se mesure dans l'alliance fameuse des termes « ordre, calme et discipline ».

L'ouvrier et l'occupation.

Chez Renault, on a pu estimer à 30 000 le nombre d'occupants lors des trois premiers jours de grève. Dans les jours qui suivirent, l'occupation se réalisa par roulement de 10 000. La coexistence de ce nombre élevé d'ouvriers permit à l'usine de Billancourt d'être le creuset d'une double dynamique : au niveau de l'idéologie de l'occupation comme des sentiments qui l'accompagnèrent (38).

(37) Cf. la résolution du Congrès de Villeurbanne du PC (janvier 1936).

(38) Le nombre d'occupants est attesté par le rapport portail, A.N. 91 AQ 115.


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La dynamique idéologique ne saurait être déduite de l'utilisation du procédé d'occupation des locaux. Les raisons qui poussèrent ouvriers et dirigeants grévistes à une semblable formule furent essentiellement matérielles et dénuées de tout fondement idéologique. Pour l'ouvrier, elle permettait, selon la formule d'un organisateur de la grève, « de rallonger la sauce » en exerçant une pression supplémentaire sur le patronat (39). Cette méthode était d'autant plus efficace que le patronat pouvait craindre le pire pour l'intégrité de machines souvent fort coûteuses. Apparaissant dans une période de modernisation des machines, le procédé d'occupation s'affirme ainsi comme la forme de grève la plus adaptée aux conditions de l'industrie moderne. D'autre part, en occupant leur usine, les ouvriers cherchaient à se prémunir contre la répression patronale qui, dans cette période de crise de l'emploi, se concrétisait par le licenciement des grévistes et l'embauche de chômeurs plus dociles. En restant sur place, les travailleurs s'assuraient que l'usine ne tournerait pas sans eux. Ainsi un dirigeant gréviste avait-il confié au journal Vu : « Notre tactique est d'occuper, de nous maintenir coûte que coûte, comme dans une ville assiégée. [...] Hors de l'usine, nous ne serions plus rien que des chômeurs, incapables de maintenir leur unité contre les jaunes et les fascistes » (40). Forme moderne des grèves, l'occupation des locaux est donc également l'arme d'un syndicalisme de défense.

Ce sont aussi des motivations non idéologiques qui ont poussé les organisations à se rallier à la formule d'occupation. Peu empressée lors des premières grèves (14-15 mai) à se rallier à un procédé auquel elle semble avoir été étrangère, l'organisation communiste est revenue sur cette attitude, pour prendre elle-même l'initiative de l'occupation, lors du déclenchement chez Renault (41). Elle ne pouvait qu'y trouver son compte : en retenant les ouvriers dans l'usine, l'occupation les éloignait de la rue et les plaçait sous la tutelle d'une organisation qui pouvait modeler à sa façon le mouvement de grève et commencer son oeuvre d'éducation politique des masses. Dès lors, la formule de l'occupation était la source d'un premier consensus entre la base et l'organisation, même s'il était fondé sur des objectifs matériels différents.

L'oeuvre de l'organisation fut de parfaire ce consensus en donnant à l'occupation une valeur idéologique susceptible d'unifier, sous le couvert de l'idée de conquête des moyens de production, les motivations divergentes des partenaires de la « rencontre ». Mais cette oeuvre fut timide et les dirigeants communistes ne la menèrent qu'avec prudence. Cependant, L'Etincelle présente régulièrement le procédé d'occupation comme une étape éducatrice indispensable du processus qui doit mener la classe ouvrière à la possession des moyens de production : « Quand on voit une foule occupant les usines sans qu'aucune déprédation ne se produise [...], on peut affirmer que ces foules sont à pied d'oeuvre pour une transformation radicale de la société » (42).

(39) Témoignages de MM. Vautier et Leleu.

(40) Vu, cité par G. LEFRANC, dans Juin 1936, Paris, 1966, p. 183.

(41) L'Humanité du 30 mai laisse nettement apparaître que le P.C. était étranger à ce procédé qualifié « d'initiative sensationnelle ».

(42) L'Etincelle, 27 juin 1936.


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En fait, la plus grande partie du travail d'éducation politique, responsable de l'évolution idéologique des masses, se fit en dehors de toute référence au procédé d'occupation. Certes, les consignes multiples données par le comité de grève pour que « les ouvriers conservent l'usine telle qu'ils l'avaient prise » et pour qu'ils prennent soin des machines permettaient d'indiquer aux travailleurs les liens essentiels entre eux et les instruments de production. Néanmoins, le meilleur de l'éducation politique se fit selon des méthodes plus classiques de propagande. Tout d'abord, les grèves de 1936 chez Renault virent l'apparition massive du tract dont « la distribution était avant mars 1936 une véritable performance » (43). L'efficacité de ces distributions était alors toute particulière car, pour la plupart des ouvriers, c'était la première fois qu'ils découvraient ce procédé et leur attention en était plus fortement attirée. De plus, L'Humanité, La Vie ouvrière et Le Métallo étaient distribués chaque fois, gratuitement, à chaque gréviste, ce qui représentait un effort pécuniaire considérable compte tenu de la présence minimale et quotidienne de 10 000 hommes dans l'usine. Un ancien gréviste a pu nous confirmer que cette opération s'était avérée hautement rentable, car elle avait permis de relancer L'Humanité dans le monde ouvrier, de nombreux ouvriers ayant contracté un abonnement à la fin de la grève (44). Les distributions de journaux et de tracts faisaient découvrir à l'ouvrier l'existence de sa section syndicale, de la confédération nationale et du PC, tout en lui donnant conscience des dimensions nationales de son combat. La conscience politique de l'occupant se trouvait donc renforcée par ce biais.

La propagande orale se réalisait à une échelle plus réduite. Les meetings de masse n'étaient pas très courants, contrairement à la pratique des précédentes grèves qui affectèrent les usines Renault (et l'usine Citroën en 1933). Seuls quelques rares meetings d'information sont à noter : le 29 mai, pour appeler à la reprise du travail, le 4 juin, pour la reprise de la grève ; mais il semble qu'il n'y en ait même pas eu le 13 juin, lors de la fin de la grève (45). Aux meetings de masse, l'organisation communiste préférait les réunions par petits groupes où les militants informaient les ouvriers et discutaient longuement avec eux (« les discours répétés sans cesse par les délégués et que les militants portent de groupe en groupe ») (46). Il est vrai que ce système était mieux adapté à la situation que connaissait alors le mouvement ouvrier français : sa faible éducation politique appelait un encadrement étroit que les grands rassemblements étaient incapables de fournir.

Toute cette propagande était à même de créer, à l'intérieur de l'usine, un climat idéologique qu'on peut caractériser à partir de l'étude d'un certain nombre de signifiants : un drapeau rouge (28 mai), puis trois autres (29 mai) hissés sur le toit, la porte d'entrée agrémentée d'un faisceau de drapeaux rouges et tricolores mélangés, des badges « faucille et marteau » ornant la boutonnière des hommes du piquet de grève,

(43) Témoignage de M. Leleu.

(44) Idem.

(45) L'Humanité, 5 juin 1936, et témoignage de M. Leliideux sur l'assemblée générale du 29 mai.

(46) Vu, reproduit par G. LEFRANC, op. cit., p. 183.


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des grévistes chantant, sur le toit, successivement, mais toujours le poing levé, L'Internationale et La Marseillaise, des graffitis « les Soviets partout » sont autant d'éléments qui indiquent que le PC contrôlait l'évolution idéologique des masses et imposait sans difficultés sa conception du Front populaire (47).

Le procédé d'occupation en soi, les multiples instruments de propagande, les contacts multiples et directs entre le militant et l'ouvrier furent un support solide pour réaliser la rencontre idéologique entre la base et l'organisation. Nulle au départ, celle-ci était pratiquement achevée à la fin de la grève, à l'occasion de la « grande sortie » du 13 juin. Réalisée par la quasi-totalité des ouvriers, cette manifestation donne une image exacte de Peffectivité de cette symbiose et de la transformation idéologique des masses. Pendant deux heures et demie, en défilant dans les rues de Billancourt, l'ensemble des ouvriers put exprimer publiquement, au moyen de cortèges, de maquettes et de tableaux vivants, les idées-force que leur inspirait le Front populaire. La première idée qui ressort est celle du Front populaire comme réconciliation du prolétariat et de la nation (premier char avec une fanfare jouant L'Internationale, deuxième char avec une fanfare jouant La Marseillaise). Suit l'idée du Front populaire comme révélateur de la puissance du travailleur, dont la défaillance paralyse tout le pays (« République » en bonnet phrygien, drapeau tricolore en sautoir, portée et soutenue par des travailleurs : le marin en ciré, le cultivateur, le forgeron) ; puis le Front populaire comme force de paix, représentée par un ange dont le trident terrasse la guerre figurée par un gladiateur ; le Front populaire comme unité, avec les bustes — moulés en atelier — de Blum, Cachin et Costes ; le Front populaire comme garant du pain et de la liberté, mais dans l'ordre (femme tenant un pain et les tables de la loi) ; le Front populaire révolutionnaire, enfin, avec tous les hommes coiffés d'un fez, seul bonnet rouge que l'on trouvait en série et avec, dans le cortège, un groupe soviétique, conduit par une paysanne vêtue de rouge (48). Cette manifestation exprime la réussite de la campagne d'éducation politique menée par les organisations qui, par leur habileté et leur compréhension des aspirations de la base, sont parvenues à faire préparer par l'ouvrier — et dans son atelier — tous les détails de la sortie.

La croissance très brutale des effectifs des organisations politique et syndicale constitue un autre signe de l'évolution idéologique des masses. Pendant la durée de l'occupation, l'effectif de la section CGT est passé de 700 à 25 000 (49). La cellule communiste, quant à elle, est passée de 120 militants (mai 1936) à 6 000 (décembre 1936). Néanmoins, il faut se garder de toute déduction hâtive : le nouvel adhérent n'est pas un militant de la qualité de ceux qui constituaient la cellule d'avant mai 1936 ; « en huit jours, on a bien distribué 20 000 cartes, mais tous les nouveaux n'étaient pas sérieux et on a vu, après, que beaucoup avaient adhéré plus par opportunisme que par conviction » (50).

(47) L'Echo de Paris, 29 mai et 30 mai.

(48) L'Echo de Paris, 14 juin, donne la meilleure description de cette manifestation.

(49) L'Etincelle, 27 juin 1936.

(50) Témoignage de M. Leleu.


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La nature de ces adhésions indique que mai 1936 est davantage l'expression d'une intégration progressive des travailleurs dans les organisations — donc dans leur cadre idéologique — qu'une véritable prise de conscience durable et profonde de la réalité et de la foi militante. L'ouvrier a découvert le fait syndical de masse, mais il n'a pas encore découvert le fait militant : l'analyse des sentiments de l'ouvrier pendant l'occupation de son usine en donne une preuve supplémentaire.

Or, à ce propos, les célèbres descriptions que Simone Weil avait faites du climat des usines occupées ont inculqué à l'opinion publique la conviction que les grèves de 1936 se sont déroulées dans un cadre de joie pure et spontanée. S'il est certain que cette euphorie s'était emparée de militants aussi enthousiastes que S. Weil, il est cependant très douteux qu'elle ait pu accaparer l'ensemble de la collectivité gréviste qui, habituée à une répression patronale sans nuance, vivait l'expérience gréviste plutôt dans la crainte que dans la joie. Certes, il ne saurait être question de nier l'existence de tout sentiment joyeux : la découverte d'un climat fraternel dont parle S. Weil, la possibilité de vivre dans une usine où une sensation de liberté succédait à un régime de réglementalions outrancières étaient causes de joie pour l'ouvrier, tout comme la brutale prise de conscience de sa force, de sa capacité de peser sur la vie politique nationale et de la certitude de sa réussite dont L'Etincelle se fait souvent l'écho (51). Le climat de kermesse et de récréation, les jeux, les chants avaient une part de spontané et de naturel. Mais on ne saurait nier non plus l'importance de tout l'aspect imposé et importé de l'extérieur. Cette joie a été en permanence entretenue et alimentée par l'action calculée des organisations, comme en témoigne un responsable gréviste : « Il fallait retenir des hommes à l'usine [...] et ce climat de kermesse était un excellent moyen d'y parvenir » (52). Aussi, des militants syndicaux, membres d'un comité des loisirs, spécialement créé à cet effet, allaient-ils de groupe en groupe pour maintenir ce climat et veiller en même temps à ce qu'il ne fasse pas place à d'autres sentiments qui, comme la haine et la peur, pouvaient mettre en péril la bonne marche des événements. Dans le maintien de l'ordre et du calme, la joie et les loisirs étaient pour les organisations l'arme la plus efficace. C'est dans ce but que le Comité central de grève n'hésita pas à faire venir des artistes dans l'usine. Il était d'ailleurs assailli de demandes provenant de vedettes, dont Max Régnier, qui réalisaient par là même une excellente opération publicitaire (53). Ces spectacles ne pouvaient que satisfaire les organisations, car ils attiraient les ouvriers dans l'usine et apaisaient leur anxiété. Ainsi, par-delà son aspect naturel et spontané, la joie revêtait-elle dans les usines, un aspect artificiel, calculé, imposé et même parfois commercial.

Cette joie venait en fait masquer un sentiment d'anxiété et même de peur qui tendait à devenir le sentiment dominant et qui maintenait une nervosité latente au sein de l'usine. Le journaliste de Vu envoyé chez Renault avait remarqué : « On sent les esprits oppressés par l'absence d'une résistance extérieurement apparente, les têtes étaient à

(51) L'Etincelle, 27 juin 1936.

(52) Témoignage de M. Vautier.

(53) Témoignage de M. Leleu.


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l'affût d'une provocation mystérieuse, d'un ennemi implacable, et tout cela contenu, retenu par les chefs... » (54). Pour l'ouvrier qui avait connu quinze ans de paix sociale, maintenue par la répression patronale et par la force de la loi, l'absence de résistance à la vague gréviste était totalement irrationnelle et ne pouvait présager qu'un danger encore plus grand. De ce fait, la peur de voir se déclencher une réaction hostile à leur lutte ne quittait pas les occupants. Dans un premier temps, on assista à des scènes de peur collective où les ouvriers parvinrent à se persuader, contre toute apparence, que les « mobiles » étaient derrière la porte, prêts à charger. Tel fut le cas de la panique de la nuit du 4 juin : à minuit, des ouvriers appelèrent leurs camarades à se rendre en masse aux portes, aux cris de « Voilà les mobiles ! ». La porte fut renforcée avec des barres et des chaînes et des ouvriers montèrent sur le toit, armés de tuiles... (55). Au contraire, dans un deuxième temps, la peur des « mobiles » paraissant vaine, le sentiment d'anxiété se manifesta par la recherche systématique de l'ennemi et par le besoin de se découvrir une résistance. Les petits groupes Croix de Feu furent les victimes de cette nouvelle attitude ; alors que, de l'avis même d'un ancien dirigeant gréviste « ces groupes n'étaient pas nombreux et n'osaient jamais se montrer », la rumeur de l'attaque imminente de certains de leurs commandos circulait en permanence dans l'usine. D'où les nombreuses mobilisations contre l'ennemi liguard, les démonstrations simulant l'enterrement du colonel de La Rocque et de quelques employés soupçonnés de sympathie d'extrême-droite (56). Tout cela contribuait à faire naître dans l'usine un mythe des « Croix de Feu, ennemis dangereux et redoutables de la classe ouvrière », et révélait un état de peur latente, capable d'entretenir une nervosité que la joie artificiellement créée parvenait difficilement à masquer.

L'organisation de l'occupation.

Cette faible éducation des masses nécessitait l'existence d'une organisation puissante et centralisée, le comité central de grève — dont la responsabilité s'étendait principalement sur les problèmes du ravitaillement, de la sécurité des occupants et de la surveillance des machines.

La direction de la grève était organisée selon une double structure, verticale et horizontale. La structure verticale reposait sur le délégué d'atelier, personnage élu et doté d'une lourde responsabilité : « Le délégué a la charge de tout un atelier, c'est-à-dire qu'il veille parfois sur un millier de travailleurs. C'est lui qui discute avec les fortes têtes, si par hasard il s'en trouve dans son secteur, qui raisonne, qui calme, qui aplanit les difficultés ; c'est lui qui restreint l'éclairage inutile, qui précise les revendications parfois complexes des différentes catégories des travailleurs... » (57). Ainsi, le délégué a-t-il un rôle de premier ordre : proche de l'ouvrier, c'est lui qui fut, tout au long de la grève, l'artisan

(54) Vu, cité par G. LEFRANC, op. cit., p. 183.

(55) La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936.

(56) Témoignages de MM. Lebideux et Leleu.

(57) Le Peuple, 5 juin 1936.


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véritable de la « rencontre ». Au-dessus de lui se trouvaient des organes importants, mais purement administratifs : le comité de département et, enfin, le comité central de grève, formé de douze membres, théoriquement exécutant des décisions des assemblées générales, en fait, véritable détenteur du pouvoir (58). Quant à la structure horizontale, elle était formée d'un grand nombre de comités spécialisés, chargés des dortoirs, du nettoyage...

Tout ce dispositif, agrémenté par ailleurs de sous-comités et de comités parallèles trop nombreux pour être cités, risquait de donner naissance à une bureaucratie pesante. Pour éviter un semblable écueil, il fallait que le choix des dirigeants soit libre et que leur contrôle fût réel. Or, en ce qui concerne le choix des dirigeants, nos témoins se rejoignent pour admettre que celui-ci ne pouvait aboutir qu'à la désignation de cégétistes et procégétistes, tous sympathisants communistes (58). Il est évident qu'au sein d'une masse dépolitisée, seuls émergeaient les militants sortis de la clandestinité et les « quasi-syndiqués » qui étaient, comme nous l'avons vu, leur relais. Mais cette situation se bloqua rapidement et ces élus se transformèrent en une véritable oligarchie ouvrière presque inamovible. Institutionnalisés par l'accord qu'ils passèrent, le 29 mai, avec la direction, maintenus dans leur fonction lors de la deuxième occupation, ces hommes jouirent, après la grève, d'une position assez solide pour être réélus, en masse, délégués du personnel (59). Ainsi, jusqu'à la « purge » de novembre 1938, les représentants ouvriers appartenaient à la couche des militants dont la conscience politique s'était éveillée avant 1936, tandis que la « génération » du Front populaire resta longtemps en dehors de toute responsabilité.

Quant au contrôle des dirigeants, il est difficile d'établir s'il fut réel : théoriquement, les grandes décisions étaient du ressort de l'Assemblée des délégués — mais non de l'AG. En fait, on sait que certaines décisions furent prises avec consultations des délégués : celles laissant sortir les mineurs, les femmes et les agents techniques (60). Cependant, l'énormité du travail fourni par les membres du comité central, leur présence jour et nuit dans l'usine, le fait qu'ils siégeaient presque sans interruption indiquent qu'ils assumaient seuls et sans contrôle le plus clair de la tâche de direction.

Au nombre des problèmes qui se posaient au comité de grève, celui du ravitaillement était probablement le plus pesant car il était conditionné par deux impératifs rigoureux : d'une part, nourrir non seulement les ouvriers et la maîtrise, mais aussi leur famille, soit en tout 100 000 bouches et, d'autre part, éviter de remettre de l'argent aux ouvriers, la plupart risquant de le dépenser en boisson. D'où la nécessité de collecter, stocker et répartir des aliments susceptibles de satisfaire à ces énormes besoins.

La collecte se fit, le premier jour, par les familles qui apportaient aux occupants de pleins paniers de ravitaillement que les grévistes tiraient du haut du toit, à l'aide d'une corde. Mais les réserves faisant vite défaut dans les foyers, il fallut faire appel à l'extérieur : au public qui

(58) Témoignage de M. Lehideux.

(59) Témoignage de M. Leleu.

(60) L'OEuvre, 29 mai 1936.


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pouvait déposer ses dons dans un tronc placé à la porte de l'usine, à la mairie qui fit appel aux commerçants dont certains — notamment les boulangers — faisaient des heures supplémentaires gratuites pour ravitailler les grévistes (61). Les municipalités communistes jouèrent aussi un rôle considérable : dès le premier jour, les municipalités « rouges » d'Argenteuil et de Bezons envoyèrent plusieurs milliers de repas froids dans l'usine. Jouant, dès le déclenchement de la grève, le rôle de « gardemanger » des grévistes, ces municipalités démontraient par l'action que le mouvement de grève était prévu et organisé par le PC. La solidarité ouvrière permit de compléter ces multiples apports : le métro offrit une aide substantielle aux grévistes de chez Renault (62). Une fois acquises, ces marchandises étaient « collectivisées » et stockées dans une dépendance de l'usine, rue de Meudon. Le comité de grève procédait alors à leur répartition, selon une procédure rigoureuse. Pour les ouvriers demeurant dans l'usine, aucun problème ne se posait : les délégués d'atelier faisaient connaître le volume de denrées dont ils avaient besoin et des repas étaient alors servis aux occupants dans des cantines (63). Pour ceux qui demeuraient en dehors de l'usine et pour leurs familles, la procédure était plus sévère. Chaque ouvrier disposait d'un certain nombre de tickets distribués au prorata du nombre de personnes qu'il avait à charge : en présentant ces tickets, il pouvait obtenir, deux fois par semaine, rue de Meudon, la part de ravitaillement qu'il était possible de lui concéder (64). Ainsi, à la faveur de cette grève, voyait-on apparaître quelques principes issus de la tradition socialiste : la propriété collective des biens et leur répartition gratuite en proportion des besoins de chacun.

Ce modèle de société « autogérée » qui se profile dans la description du système de ravitaillement voit sa crédibilité augmentée par le détail des mesures de sécurité qui avaient été édictées. Les plus importantes cherchaient à protéger les machines : celles-ci furent recouvertes de bâches, les outils furent mis sous clef. Des équipes bénévoles graissaient les rails de roulement et le comité de grève veilla à maintenir l'alimentation en mazout des deux centrales tout en assurant le fonctionnement régulier des gazogènes (65). L'utilisation de l'électricité fut réglementée pour éviter tout gaspillage (66). Pour s'assurer que le soin apporté aux machines ne se relâchait pas, de multiples tournées d'inspection étaient faites par les membres du comité de grève, tandis que se développait parallèlement un système de contrôle des hommes qui se trouvaient dans l'usine. L'accès à l'intérieur de celle-ci ne pouvait se faire que sur présentation d'une carte de grève délivrée aux ouvriers d'après les registres officiels. Mais, en plus, cette carte était pointée tous les jours, ce qui permettait aux organisations de déterminer l'assiduité de chacun des ouvriers (67). Ce contrôle était rendu effectif par les piquets de grève

(61) Le Populaire, 30 mai.

(62) Témoignage de M. Leleu.

(63) Id.

(64) Id.

(65) Rapport PORTAIL : A.N. 91 AQ 115.

(66) Le, Peuple, 5 juin 1936.

(67) Témoignage de M. Leleu.


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qui stationnaient à l'entrée de l'usine et dont S. Weil avait remarqué la sévérité et l'intransigeance (68). Enfin, un certain nombre de mesures de sécurité furent très tôt édictées : interdiction aux femmes et aux mineurs de dix-huit ans de rester la nuit dans l'usine, interdiction de consommer du vin et de l'alcool, interdiction de fumer à certains endroits (69).

Par la sévérité et la minutie de cette réglementation, le PC tentait de se présenter comme gestionnaire possible, comme un parti auquel on pouvait confier des responsabilités dans la mesure où il se montrait capable d'organiser « dans l'ordre, le calme et la discipline » la vie de quelque 100 000 hommes. Cette démonstration qu'il n'avait pas voulu faire à l'échelon national — comme la SFIO — il a réussi à la faire dans chacune des usines occupées.

« Ordre, calme et discipline ? »

Les observateurs de tout bord, la presse, les témoins oculaires de la grève s'accordent à reconnaître que les consignes d'ordre lancées par le PC ont été suivies. Les rares incidents qui se déroulèrent pendant l'occupation concernaient davantage les rapports entre les hommes que l'intégrité des machines. Même au soir du 29 mai, à la fin de la journée qui passe pour avoir été la moins bien organisée, la direction soulignait dans un communiqué : « Il semble qu'il ne s'est produit à l'intérieur des ateliers ni déprédations ni violences » (70). De même, La Journée industrielle, journal du patronat, constatait que « les heures s'écoulaient, sinon dans un calme complet, en tous les cas dans une atmosphère sereine et même ordonnée » (71). Un dirigeant gréviste se plaisait à faire remarquer que le matériel était encore mieux graissé que de coutume et que l'usine occupée apparaissait à la bourgeoisie comme un modèle d'organisation : les voeux de l'organisation communiste étaient ainsi pleinement réalisés (72).

Le rapport Portail qui, au titre d'un arbitrage entre Renault et sa compagnie d'assurances, faisait un inventaire des dommages causés par la grève, confirme totalement ce point de vue. Il indique que la part des déprédations volontaires ne représentait pas plus de 8 % de l'ensemble du préjudice causé par la grève : « Encore y avons-nous inclu les détériorations de véhicules, résultant de leur utilisation pour la manifestation du 13 juin, les banquettes trouées et les bâches déchirées qui avaient servi pour le couchage. » En fait, seuls le sabotage d'une chaîne de montage et les « détériorations commises dans l'atelier 313 » semblent relever d'un manque de soin conscient et gratuit. De même, les vols et disparitions fortuites ne furent que peu importants et n'affectèrent que le dixième du coût global de l'occupation. Ici aussi, la plus grande partie des biens disparus résultait non pas d'un vol véritable, mais d'une simple consommation pour les besoins de l'occupation (essence pour les

(68) Simone WEIL, La Condition ouvrière, Paris, 1951, p. 185-187.

(69) Le Temps, 30 mai ; Vu, in G. LEFRANC, op. cit., p. 183.

(70) Le Temps, 30 mai.

(71) La Journée industrielle, 29 mai.

(72) Témoignage de M. Vautier.


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chars utilisés lors de la sortie du 13 juin, plâtre à modeler utilisé pour la confection des bustes...). Les vols véritables n'atteignaient pas le seuil des 5 % de l'ensemble du préjudice et se limitaient à quelques larcins isolés (une boîte de cylindres, un marteau, une jauge...). En fait, la plus grande partie du dommage causé était imputable au principe même de la grève et non pas à celui de l'occupation : la détérioration de 60 000 billes est à mettre sur le compte de l'arrêt du polissage, la perte de 490 tôles (représentant 12,5 % du coût total) sur le compte de l'arrêt du travail à la chaîne. Le principe d'occupation n'était responsable que du maintien de la consommation d'électricité (3 % du coût total), de l'alimentation en eau et en coke (3 % du coût) et de l'utilisation du téléphone par les grévistes.

Mais les problèmes qui posèrent le plus de difficultés et qui furent à l'origine du plus grand nombre de litiges concernaient non pas les relations entre les hommes et les machines, mais les relations entre les hommes eux-mêmes.

Le premier problème fut celui de la liberté d'entrer et de sortir de l'usine. Il convient de faire une distinction entre les personnes et entre les phases de l'occupation. Ainsi, en ce qui concerne les ouvriers adultes, le côté patronal affirme que, durant la première occupation, aucun d'entre eux ne pouvait sortir (73). Saint-Loup confirme ce point de vue en rapportant les propos d'un piquet de grève : « On te prévient, c'est sens unique ! on ne sort plus... » (74). Un dirigeant gréviste admet lui-même « les exagérations du premier jour » (75). Au contraire, passé le 6 juin, les occupants étaient encouragés à quitter l'usine où ne restaient que ceux qui avaient des responsabilités bien précises. Un ouvrier gréviste indique même que « l'usine fermait à dix-neuf heures pour n'ouvrir que le lendemain à sept heures » (76). Ainsi, après avoir retenu dans l'usine le plus possible de travailleurs, la tendance fut, quelques jours après, de diminuer au maximum l'effectif des occupants. Les impératifs de sécurité primaient alors sur les nécessités de l'action de masse : de la « grève-manifestation », on passait alors à la « grève-institution ».

Les ouvrières et les ouvriers mineurs se virent interdire, dès le 29 mai, de rester la nuit dans l'usine. En revanche, agents techniques et personnel de la maîtrise furent astreints au même régime que l'ouvrier adulte et ne purent sortir qu'à partir du 6 juin (77). Néanmoins, L'OEuvre affirme que les techniciens se virent accorder, très tôt, le droit de libre sortie (78). Mais le comité de grève qui espérait, par cette mesure libérale, se concilier les techniciens semble être revenu rapidement sur cette décision qui n'eut pas les résultats escomptés, les services techniques en ayant profité pour se désintéresser du conflit (79). Enfin, les membres de la direction ne furent jamais retenus de force : MM. Lehideux et Bonnefon-Craponne restèrent de leur plein gré dans l'usine occupée.

(73) Le Temps, 30 mai.

(74) SAINT-LOUP, Renault de Billancourt, Paris, 1961, p. 247.

(75) Témoignage de M. Vautier.

(76) Témoignage de M. Leleu.

(77) Comme le confirme le rapport PORTAIL.

(78) L'OEuvre, 29 mai.

(79) SAINT-LOUP, op. cit., p. 247.


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Cependant, si, à partir du 6 juin, toutes les catégories professionnelles purent entrer et sortir comme elles l'entendaient, cette liberté se trouvait nuancée par le système de pointage obligatoire de la carte de grève qui témoignait de l'assiduité du gréviste. Elle sera, à cet effet, largement utilisée par la section syndicale dans les années qui suivirent.

De même qu'elles ne furent pas retenues de force dans l'usine, les minorités ne furent jamais réellement inquiétées et bénéficièrent des consignes de discipline lancées par le PC. Tout au plus furent-elles intimidées par les manifestations qui se déroulaient, chaque matin, à l'intérieur de l'usine et qui simulaient l'enterrement d'un Croix de Feu, d'un irotskyste ou d'un jaune. Mais ces manifestations recevaient l'encouragement des organisations car en tenant les minorités hors de l'usine, elles évitaient les affrontements, tout en permettant au travailleur d'exprimer sa colère, sans violence.

En fait, le seul problème grave qui se posa au comité de grève fut celui de la sécurité des hommes. Le journal L'Etincelle et M. Lehideux ont confirmé qu'un accident mortel s'était produit vers la fin de l'occupation, à la suite de contacts imprudents avec certaines installations (80). Cet accident met en lumière l'importance des risques courus par les grévistes lors de l'occupation de leur usine, mais aussi la quasi-impossibilité pour eux de se passer de l'aide des techniciens et des ingénieurs, notamment de ceux chargés de la sécurité.

Mais, finalement, le bilan de cette « rencontre » entre base et organisation restait très positif, car il reposait sur un solide fondement consensuel. Ce consensus se situait d'abord au niveau stratégique par un accord véritable sur le procédé d'occupation. Il se prolongeait au niveau organisationnel à travers le schéma de la répartition des pouvoirs tel que nous l'avons décrit ; il s'était enfin définitivement soudé au niveau idéologique, comme le prouve la « sortie » du 13 juin. Cette « rencontre » a, en retour, transformé « base » et « organisation ». La première s'est éveillée à la conscience politique ; sans parvenir au stade du militantisme, elle a découvert un cadre idéologique précis. Quant à la seconde, de commando sans assise populaire, elle est devenue organisation responsable. La « rencontre » a bouleversé les données du mouvement ouvrier chez Renault.

Evidente au niveau de l'entreprise, cette transformation fut tout aussi réelle au niveau national. Si nous transposons au niveau du PC tout entier ce que nous avons observé au niveau de l'une de ses sections, nous pouvons comprendre aisément pourquoi le parti communiste trouvait son intérêt dans le déclenchement des grèves du Front populaire, mais aussi pourquoi, à mesure qu'elles se déroulaient, il devait les contrôler et les surveiller de plus en plus étroitement.

Car les germes de divorce entre les deux partenaires de la « rencontre » n'étaient pas inexistants : au niveau affectif, le consensus était loin d'être réalisé. Le désordre d'une masse inexpérimentée, découvrant le stratagème de l'occupation, pouvait être néfaste à l'organisation. De même, son anxiété permanente qui se transformait parfois en panique

(80) L'Etincelle, 27 juin 1936.


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pouvait remettre en cause la plus parfaite des stratégies. D'autre part, si l'intégration idéologique de la base a été très tôt réalisée, nous avons vu que celle-ci n'avait pas encore adopté lès réflexes du militantisme. Un nouveau conflit entre les deux partenaires risquait d'éclater au cas où l'organisation se livrerait à des manoeuvres trop complexes pour être comprises par une masse non encore rompue à la discipline militante.

LES CONFLITS

L'effet le plus tangible et le plus immédiat de la « rencontre » fut de déterminer l'éclosion de multiples conflits d'inégale importance et de nature différente. Il s'agit du conflit ouvrier-patron, relancé par l'union des forces ouvrières, du conflit base-organisation, conséquence normale d'une « rencontre » inachevée, ainsi que de nombreux petits conflits, fruits du nouvel équilibre qui s'était notamment instauré entre force politique dominante (PC) et forces politiques minoritaires (SFIO...), entre force syndicale dominante (CGT) et forces syndicales minoritaires (CFTC...).

La lutte patron-ouvrier.

La lutte patron-ouvrier était, chez Renault, étroitement conditionnée par le fait que la direction ne représentait pas un bloc indissociable, mais était divisée entre les tenants de « l'archéo-libéralisme » représentés par L. Renault et les tenants du « néo-libéralisme » conduits par son neveu F. Lehideux.

Les dissensions qui séparaient les deux hommes étaient sensibles à tous les niveaux. Sur le plan économique, L. Renault était partisan de la priorité à l'autofinancement et du maintien de l'unicité de propriété des moyens de production, tandis que F. Lehideux préconisait l'alliance avec une société américaine et l'ouverture des actions au public. L'individualisme libéral du grand patron se heurtait ainsi au désir de modernisation manifesté par son neveu (81). Sur le plan social, F. Lehideux défendait un programme plutôt hardi : dès mai 1934, il proposa à la Chambre syndicale des constructeurs automobiles un système de congés payés pour tous les salariés. Louis Renault, qui semblait hostile à ce projet, apparaissait, au contraire, comme asocial, rejetant tout paternalisme et refusant tout contact avec les masses (82).

Ces discussions réapparurent au moment des grèves, F. Lehideux prônant une attitude plus souple que son oncle décidé à maintenir l'autorité coûte que coûte. S'apercevant qu'une telle politique était devenue impossible, Louis Renault décida de quitter l'usine et de la laisser aux mains de son neveu. Néanmoins, il ne se désintéressa pas de l'évolution des négociations et réussit à freiner les initiatives les plus auda(81)

auda(81) FRIDENSON, op. cit., p. 238-241.

(82) Témoignage de M. Lehideux.


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cieuses du jeune administrateur, grâce à l'aide de la Chambre syndicale des constructeurs automobiles qui lui était acquise (83).

Du 28 mai, à douze heures — date du début effectif de la grève —• jusqu'aux premières heures de l'après-midi du 29, aucune liaison ne fut véritablement établie entre le patronat et les délégations ouvrières. Ce fait est certifié par deux communiqués de la direction, l'un publié dans l'après-midi du premier jour, l'autre dans la matinée du deuxième (84). Le comité de grève profita de cette phase de silence pour s'installer et pour faire admettre par la base les principales revendications, d'ailleurs mises au point depuis longtemps : la semaine des « 40 heures payées 48 », officiellement revendiquée, chez Renault, depuis le 2 mars 1935, la modification du régime du travail féminin, proposée dès le 2 avril 1935, et la conclusion d'un contrat collectif réclamé depuis trois mois par l'atelier de l'artillerie (85). Aucun élément particulièrement nouveau n'apparaissait dans ce cahier de revendications. Les points concernant les congés payés et les droits syndicaux furent même mis en sourdine. Cette modération prouve que cette phase initiale de silence ne signifiait nullement un durcissement de la part des organisations, mais s'expliquait par leur volonté d'attendre l'évolution des négociations qui avaient débuté au niveau fédéral. En fait, on assiste très tôt et pendant toute la durée de la grève à un effacement du niveau local devant le niveau fédéral, facilité par la présence de M. Vigny, secrétaire du comité de grève des usines Renault, parmi les négociateurs de la convention collective.

Or, au niveau fédéral, la négociation semblait en bonne voie, dès le 29 mai : ce jour-là, patrons et ouvriers tombèrent d'accord pour discuter d'une convention, mais à condition que le travail reprenne dès l'ouverture de la négociation. Autrement dit, si les responsables ouvriers voulaient que cette négociation fût menée à bonne fin, il leur fallait pousser leur base à la reprise. Il semble que les négociateurs syndicaux avaient pris, sur ce sujet, de sérieux engagements, puisque, dès le 31 mai, à seize heures, un projet de convention était déjà mis au point par les deux parties : il incluait la reconnaissance des droits syndicaux et du principe des délégués du personnel ainsi qu'un accord sur les congés payés et certaines indemnités. Des sous-commissions furent même formées pour examiner certaines modalités d'application (86). Cet accord dépassait donc largement la simple satisfaction du cahier des revendications mis au point chez Renault. Ainsi, en modérant son action au niveau local pour la concentrer au niveau national, le PC témoignait-il de sa volonté de contrôler plus étroitement les enchères et de permettre à ses responsables nationaux de jouer, seuls, au nom de toutes les usines en grève, le rôle tant attendu de « ministère des masses ». Le niveau local n'avait plus qu'un rôle de soutien du niveau national, ce qui devait le priver de toute initiative réelle.

La réussite des négociations fédérales étant liée à la reprise du

(83) Le Temps, 29 mai et 30 mai.

(84) Ib id.

(85) L'Humanité, 29 mai.

(86) H. PHOUTEAU, Les occupations d'usines en France et en Italie, Paris, 1938, p. 119-122.


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travail, celle-ci commandait la conclusion rapide d'un accord local. La précipitation de la mise au point de celui-ci fut à l'origine d'une double contradiction qui affecta, pour un temps, les rapports patron-ouvrier.

La première contradiction tient à un problème de temps : alors qu'à douze heures, un communiqué de la direction notait qu'aucun contact n'avait pu être établi avec les ouvriers, cinq heures plus tard, un autre communiqué annonçait que « [les deux parties] s'étaient très facilement mises d'accord » (87). Quant à la deuxième contradiction, elle tient à la nature même du compromis. Son aspect dérisoire apparaît à la lecture des huit points qui le composaient : relèvement des salaires les plus bas de 3,25 F à 3,50 F — alors que le cahier demandait une révision globale des salaires ; levée de certaines sanctions ; paiement de la moitié de la journée du 28 mai (ce qui était normal puisque le travail n'avait cessé qu'à onze heures) ; suppression des heures supplémentaires pendant la négociation de la convention collective ; aménagement des vestiaires et des W.C. ; réintégration de deux ouvriers et, en échange, promesse de reprise du travail le mardi 2 juin (88). Cet accord paraît d'autant plus dérisoire qu'aux usines Bloch, Michelin, Brandt, Spiris, Lockheed, les grévistes avaient arraché les congés payés, tandis qu'à Sautter-Harlé, Gnome, Panhard et bien d'autres, un statut avait été obtenu pour les délégués du personnel (89). M. Lehideux, luimême, comme toute la direction de l'usine, était fort surpris de la modicité des revendications ouvrières. Cependant, L'Humanité titrait, le samedi, sur toute sa première page : « Victoire chez Renault !» ; et les militants syndicaux affirmaient que cet accord constituait un succès sans précédent (90).

En fait, loin d'être un échec pour le PC, l'accord du 29 mai ne pouvait que le satisfaire. Le désordre dans lequel s'était déroulée la première journée de grève obligeait les responsables grévistes à réétudier le mode d'occupation de leur usine. La reprise en main des masses et la réorganisation du mouvement nécessitaient, à elles seules, l'interruption d'une grève que les dirigeants communistes avaient du mal à contrôler. Mais, par-dessus tout, le PC avait toute raison de souhaiter cette reprise qui permettait d'ouvrir véritablement la négociation collective. En effet, celle-ci répondait pleinement à ses aspirations dans la mesure où elle lui permettait de jouer, pour la première fois, et, en apparence, avec le maximum d'atouts, son rôle de « ministère des masses » qu'il appelait de ses voeux depuis le Congrès de Villeurbanne et que le Front populaire devait lui offrir.

Précisément, au niveau fédéral, la première réunion de sous-commissions permit la mise au point d'un certain nombre d'accords partiels, notamment sur le droit syndical et les délégués du personnel. Ces résultats furent suffisamment encourageants pour permettre à Paris-Soir de titrer : « Vers l'apaisement définitif des conflits » (91). Néanmoins, à mesure que ces négociations progressaient, une coupure se faisait sentir entre

(87) Le Temps, 30 mai.

(88) Archives Renault, Billancourt.

(89) La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936.

(90) L'Echo de Paris, 30 mai 1936

(91) L'Union des Métaux, juin-juillet 1936 ; Paris-Soir, 2 juin.


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les responsables syndicaux et les militants de base, peu enclins à reprendre le travail. Dès lors, au lieu de s'apaiser, les grèves s'intensifièrent un peu partout et Renault ne tarda pas à apparaître comme un des rares exemples d'application scrupuleuse de l'accord préalable.

La base ne suivant pas l'état-major de la CGT, celui-ci fut contraint d'annoncer, le 3 juin au matin, sa volonté de consulter les travailleurs avant d'aller plus loin dans un accord. De son côté, le patronat, voyant que la reprise du travail n'était pas effective, décida de rompre la négociation (92). Cette rupture était dans la logique de la politique de l'organisation communiste : elle lui évitait d'être débordée sur sa gauche par des éléments plus décidés qu'elle ne le prévoyait ; elle la soustrayait à une négociation qui ne lui permettait plus de jouer son rôle de ministère des masses, étant donné que la base la suivait très imparfaitement. L'échec des négociations résultait donc de l'insuffisance de la « rencontre » : l'achèvement de celle-ci commandait la reprise de la lutte.

L'accord intervenu, chez Renault, le 29 mai perdait ainsi son sens. L'organisation communiste relança donc la grève, avec d'autant plus de facilités que la base avait repris le travail de mauvais gré. La rupture se déroula, au niveau local, de la même manière qu'au niveau fédéral : la direction mit fin, le matin du 4 juin, aux négociations qui étaient en cours avec les représentants ouvriers. Néanmoins, la grève ne reprit pas immédiatement : ce ne fut qu'à 17 h 30 que les délégués syndicaux appelèrent à la grève (93). Ce manque de précipitation des responsables communistes, allié à la discrétion de L'Humanité — qui n'annonça la reprise de la grève qu'à la sixième page — indique que, contrainte de rompre les négociations avec le patronat, l'organisation communiste ne reprenait qu'avec hésitation une grève qu'elle n'était plus sûre de contrôler et de canaliser vers les objectifs fixés à Villeurbanne.

La reprise de la grève étant acquise, les relations patron-ouvrier, pendant la deuxième occupation, connurent la même évolution que pendant la première : une longue phase silencieuse précéda une courte phase de négociations ; d'autre part, ces relations étaient conditionnées par l'évolution des négociations au niveau fédéral et confédéral.

Aucun contact ne fut établi entre les partenaires, jusqu'à la conclusion de l'Accord Matignon (94). Lors de la signature de celui-ci, la direction de l'usine publia un communiqué faisant savoir qu'elle acceptait l'arbitrage et qu'une nouvelle grille de salaires était à l'étude (95). Cependant, cet appel à la conciliation ne fut pas entendu par les dirigeants grévistes qui, manifestement, durcirent leur attitude au moment de la signature de l'Accord Matignon. Ainsi, La Journée industrielle témoigne que, dans l'après-midi du 8, la situation n'était pas changée. Le lendemain, le même journal notait que la direction attendait toujours les propositions de la délégation ouvrière et s'étonnait du retard apporté par les ouvriers à l'ouverture de la négociation (96). Le 9 juin au soir, près de 48 heures après la signature de l'Accord, l'organisation commu(92)

commu(92) faire, juillet 1936.

(93) Le Temps, 6 juin.

(94) Témoignage de M. Lehideux.

(95) Archives Renault.

(96) La Journée industrielle des 9 et 10 juin.


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niste faisait encore preuve de mutisme et donc d'intransigeance. Des contacts furent, certes, établis dans la journée du 10 juin, mais ils furent brefs et n'aboutirent à rien : dans son numéro du 11 juin, Paris-Soir notait qu'on butait sur le problème des salaires, tandis que S. Weil relevait l'échec de ces premières négociations, en écrivant le 12 juin à Detoeuf : « Le conflit aurait pu s'arranger trois jours avant. » Ce blocage déboucha sur un ajournement sine die des pourparlers puisque Paris-Soir ne faisait état, dans son numéro du 11, que « d'un espoir de voir les pourparlers s'engager à nouveau dans l'après-midi » (97).

De toute évidence, la période qui suivit la signature de l'Accord Matignon fut marquée par un net durcissement et une forte détermination gréviste du PC. Cette intransigeance soudaine peut recevoir plusieurs explications. M. Lehideux, rejoignant l'opinion émise par Thiriez, patron du textile du Nord, semble persuadé qu'aux alentours du 10 juin, le PC cherchait à bloquer toute possibilité de négociation, dans l'intention de prendre le pouvoir. Pour appuyer cette thèse extrême, le neveu de Louis Renault fait état d'un vaste remue-ménage qu'il avait remarqué dans l'usine la nuit du 10 au 11 juin et qui donnait à penser que les communistes cherchaient à utiliser les chars entreposés dans l'usine. Les éléments manquent pour établir irréfutablement la réalité de ce complot que le contexte politique rend peu vraisemblable, mais le récit de M. Lehideux montre bien que, dans les jours qui suivirent l'arbitrage de Matignon, patrons et ouvriers percevaient leurs relations comme empreintes d'une profonde coupure. En fait, il semble qu'en ignorant l'Accord Matignon et en continuant la grève comme si rien ne s'était produit, le PC avait simplement cherché à démontrer que la SFIO et la tendance ex-confédérée de la CGT n'avaient plus d'emprise sur la classe ouvrière et qu'il était seul à pouvoir parler en son nom. L'échec de l'Accord Matignon, son rejet implicite par la base permettaient de lever l'hypothèque socialiste et offraient l'occasion au PC de jouer à nouveau et avec de meilleures chances de réussite son rôle de « ministère des masses ».

Le gouvernement socialiste semblant être frappé d'impuissance, c'est l'intervention de M. Thorez qui pouvait donc, à elle seule, dénouer la crise. Le discours que prononça le leader communiste, le 11 juin au soir, pour appeler à la reprise permit de relancer la négociation collective qui piétinait depuis quatre jours : le soir du 12 juin, une convention collective put être conclue. Elle prévoyait la reconnaissance du droit syndical, un statut pour les délégués du personnel, l'établissement d'une nouvelle grille de salaires, des garanties pour l'emploi, un délai-congé et un contrat d'apprentissage. Elle satisfaisait amplement le cahier de revendications présenté par les travailleurs des usines Renault : l'augmentation de salaires était en moyenne de 5 % supérieure à celle qui y était réclamée et aucune des revendications qui y étaient consignées ne fut rejetée (98). Dès lors, deux heures après l'acceptation de la convention par la direction, l'organisation communiste put, sans difficultés, annoncer l'évacuation de l'usine.

(97) Paris-Soir, 11 juin 1036.

(98) L'Humanité, 13 juin.


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En définitive, l'organisation communiste a cherché à écarter les masses du processus de la négociation, notamment en menant celle-ci au niveau national et pratiquement jamais au niveau de l'entreprise. Mais elle a aussi perpétuellement laissé à la base la possibilité d'agir sur les négociations jusqu'à prendre l'initiative de leur rupture (3 juin), de leur abandon (avec la reprise de la grève), de leur rejet (Accord Matignon) ou de leur succès (« sortie » du 13 juin). Ainsi, à mesure que les événements se succédaient, l'organisation communiste parvenait à s'imposer face à l'opinion et aux autorités comme le mandataire de la classe ouvrière et comme le seul intermédiaire capable de transmettre les exigences de celle-ci aux responsables politiques et économiques. Mais, en même temps, elle réussissait à gagner la confiance des masses, ce qui lui permettait d'agir sur elles pour les conduire finalement à des démonstrations consensuelles, à l'image de celle du 13 juin chez Renault. Elle atteignait les trois objectifs qu'elle s'était fixés : sauver le Front populaire politique en évitant son débordement gauchiste, se donner une fonction au sein du système politique français — le monopole de la transmission des demandes de la classe ouvrière — et s'assurer enfin une assise au sein de celle-ci.

Le conflit ouvrier-organisation.

Le succès de cette stratégie dépendait au premier chef de la solidité de la « rencontre ». Celle-ci était trop récente pour que des tiraillements ne se fassent pas sentir et la base se trouvait encore trop peu politisée pour suivre les états-majors dans leurs retournements et volteface. Dès lors, à l'occasion de chacun de ceux-ci, l'ancienne coupure entre la base et l'organisation tendait à se reformer.

L'accord du 29 mai fut la première des initiatives de l'organisation communiste susceptibles de provoquer un conflit entre les masses et les dirigeants. Cependant, la réaction de l'ouvrier ne fut pas immédiate et l'évacuation de l'usine ne souleva, semble-t-il, que peu d'hostilités. L'Humanité put parler de « sortie dans l'enthousiasme » — en sollicitant, certes, un peu les faits — et Le Populaire put donner une image fidèle de la réalité en affirmant que les incidents se limitaient à « quelques exaltés qui, dans l'île Seguin, semblaient douter de la victoire ». La base était en fait trop dépolitisée pour juger spontanément de la valeur de l'accord passé avec la direction ; la propagande menée par Costes, les dirigeants grévistes et même L'Humanité, pour démontrer que « la victoire avait été chèrement acquise », suffisait à maintenir la confiance de l'ouvrier en son syndicat, au moins pour le temps nécessaire à l'évacuation de l'usine.

En revanche, la reprise du travail se fit dans des conditions plus difficiles. Tandis que L'Humanité et Le Populaire restaient anormalement muets sur les conditions dans lesquelles le travail reprit, Paris-Soir et L'Echo de Paris relatèrent que trois ateliers — dont celui de l'aéronautique —• prirent l'initiative d'un débrayage qui nécessita l'intervention de Costes (99). Par cet incident, preuve était faite que l'organisation

(99) L'Humanité, 30 mai ; Le Populaire, 30 mai ; Que Faire, juillet 1936 ; L'Echo de Paris, 3 juin.


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communiste ne contrôlait qu'imparfaitement le comportement de la collectivité ouvrière et, surtout, que d'autres groupes pouvaient — seuls et malgré l'avis des militants communistes — déclencher un mouvement de grève.

Mais cette hostilité de l'ouvrier à l'égard des dirigeants communistes gagna en profondeur durant les jours qui suivirent : Que Faire fit état d'un vacarme déclenché par les ouvriers lors d'un discours de Costes et même de rumeurs qui circulaient dans l'usine selon lesquelles le député de Billancourt avait touché 10 000 F de Renault. Ce dernier exemple montre que la coupure qui se dessinait entre les deux partenaires de la « rencontre » était le fruit d'une crise de confiance, alimentée par le fait que les dirigeants communistes étaient soupçonnés de se livrer à la collaboration de classes. Cette accusation pouvait être d'autant plus facilement formulée que Costes avait réglé, au même moment, contre l'avis des meneurs locaux, la grève qui sévissait dans une usine de matériel téléphonique et s'apprêtait à régler le conflit affectant l'usine Thomson (100). Conscients de la gravité de ce climat de fronde qui risquait de mettre en péril les acquis de la « rencontre », les dirigeants communistes décidèrent de réunir le 4 juin l'ensemble des délégués ouvriers du secteur de la métallurgie pour répondre « aux provocateurs de l'extérieur et de l'intérieur » et pour leur faire « renouveler leur entière confiance au syndicat des métaux » (101). Mais l'adoption de ce communiqué ne fut pas acquise sans difficultés et B. Frachon dut réunir, lui-même, dans une salle séparée, les délégués des usines Renault et mettre tout son poids dans la balance pour leur faire accepter nn texte qui les laissait récalcitrants (102). Cet incident apporte la preuve que, dans le conflit qui opposait l'organisation à l'ouvrier, le militant lui-même pouvait prendre des positions plus proches de celui-ci que de celle-là.

L'organisation communiste se devait donc de réagir : la reprise de la grève s'imposait sans retard. La grève ayant repris, les données qui conditionnaient les relations entre base et organisation se trouvaient sensiblement modifiées. Tout d'abord, si la politique du PC connut, pendant cette période, une évolution certaine, elle ne donna jamais jour à des initiatives spectaculaires ou des volte-face soudaines. Cette deuxième vague de grèves permit aussi un rapprochement sensible des desseins des deux partenaires : très tôt lassées par des sacrifices éprouvants, les masses ne souhaitaient pas un conflit trop long, tandis que le PC, conscient des effets bénéfiques d'un mouvement qui lui permettait d'éduquer les masses et qu'il parvenait enfin à contrôler, n'avait plus de raisons de souhaiter un accord bâclé. Dès lors, plus que de « conflit », convient-il de parler de « tension » dont la source n'était plus une brutale différence d'objectifs, mais des malentendus et des difficultés de communication entraînant, notamment, une grave sous-information de la base.

En effet, à mesure que les jours passaient, les informations données

(100) Que faire, juillet 1936.

(101) L'Humanité, 4 juin.

(102) Que faire, juillet 1936.


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par les délégués aux ouvriers se firent plus rares et moins précises : les responsables communistes indécis quant à leur action préféraient, semble-t-il, demeurer dans l'imprécision plutôt que de donner des informations qui auraient pu sensibiliser l'ouvrier dans une voie que la direction nationale risquait d'abandonner par la suite. Comme le notait S. Weil, les informations qui circulaient dans l'usine prenaient la forme de « on dit » : « je crois que ça se serait arrangé », « les ouvriers disent que... », « on arrive à se demander si... », « il court le bruit de... ». D'où un climat de tension et de suspicion au sein d'une base de plus en plus livrée à elle-même. S. Weil écrivait à Detoeuf : « Les ouvriers ne savent rien des pourparlers, on ne les met au courant de rien. Ils croient que Renault refuse d'accepter la convention collective [...]. On commence nettement à en avoir marre : certains, quoique ardents, l'avouent ouvertement [...], il règne une atmosphère extrême de défiance et de suspicions » (103). Le climat de confiance que la « rencontre » avait instauré entre base et organisation était remis en cause. Peut-être l'extraordinaire mise en scène de la sortie était-elle, dès lors, dictée par la nécessité de rétablir la symbiose entre l'ouvrier et l'organisation, dans la mesure où la grande cohésion du cortège du 13 juin parvenait à dissiper, aux yeux des observateurs unanimes, toutes les rumeurs selon lesquelles la « rencontre » n'avait connu qu'un succès partiel.

Dans la conscience des dirigeants grévistes, le problème des rapports et des conflits éventuels avec la base était dominé par la hantise de la menace gauchiste. La mesure de celle-ci est donc le complément indispensable à l'étude des relations ouvrier-organisation. Or il semble que son importance ait été quelque peu exagérée. Certes, il existait très probablement un groupe trotskyste dans l'usine Renault bien avant les grèves de juin 1936, encore qu'aucun de nos témoins ni aucun journal n'ait pu l'établir avec rigueur. Toujours est-il que les grèves du Front populaire ne lui permirent pas d'accroître ses effectifs qui restèrent très bas pendant l'occupation et les mois qui suivirent. Au contraire, il semble que ces mêmes groupes connurent une soudaine importance à l'occasion de la grève de novembre 1938 (104). En fait, les groupes gauchistes se trouvaient, la plupart du temps, coupés des masses pour les mêmes raisons qui réduisirent, avant 1934, l'organisation communiste à l'état de commando. En effet, selon un gréviste de l'époque, « leur tactique consistait à entrer dans l'usine en force et à exciter les travailleurs à mettre le feu aux installations et à virer les chefs élus » (105). Au lieu de tenter une action de masse, les gauchistes se limitaient à des actions isolées qui ne leur permirent pas de s'implanter réellement dans l'usine. L'organisation communiste développa une action vigoureuse pour faire obstacle à tout risque de débordement sur sa gauche : des tracts étaient, notamment, distribués dans l'usine et dénonçaient nominalement ceux qui étaient soupçonnés de sympathie trotskyste. Ainsi, les plus fortes coupures entre la base et l'organisation ne profitèrent pas automatiquement aux éléments gauchistes organisés, ceux-ci ne semblant

(103) S. WBII., op. cit., p. 185-192.

(104) Témoignage de M. Leleu.

(105) Id. et R. DURAND, op. cit., p. 65 qui ne fait état que de « deux groupes de la IV" Internationale ».


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avoir pu s'imposer que lorsqu'il y eut échec indiscutable et déclaré de l'organisation communiste, comme ce fut le cas en novembre 1938. En revanche, il est probable que des débrayages comme celui qui eut lieu dans l'atelier de l'aéronautique lors de la reprise du travail profitèrent à des meneurs locaux, rattachés à aucun groupe, mais jouissant d'un certain prestige auprès de leurs camarades.

Les conflits d'équilibre.

Mais, à côté du conflit « ouvrier-patron » et du conflit « ouvrierorganisation », les grèves de 1936 ont favorisé l'éclosion d'un certain nombre d'autres antagonismes qui résultaient de la définition d'un nouveau rapport de forces au sein de la communauté des travailleurs de l'usine occupée. Ces conflits consistaient tous dans le même affrontement entre un groupe social, politique ou syndical auquel la « rencontre » avait conféré une position dominante et des groupes de même nature, relégués par le jeu du même phénomène à l'état de forces groupusculaires. L'apparition de ces nouveaux types d'équilibre fut à l'origine de tensions auxquelles les événements de mai et juin 1936 donnèrent libre cours.

Au niveau politique, la gauche non communiste n'a jamais été en position de force au sein de l'usine Renault. Tout se passait, en fait, comme si un accord tacite avait été conclu entre le PC et ses partenaires de gauche, faisant de l'usine de Billancourt une « chasse gardée » communiste. Dès lors, dans un premier temps, la présence socialiste dans l'usine occupée ne se fit aucunement sentir, si ce n'est par l'aide matérielle que fournissait aux grévistes la municipalité socialiste de Boulogne. Le Populaire, et Le Peuple ne firent pas même état des circonstances du déclenchement de la grève et M. Lehideux, comme l'ancien gréviste que nous avons interrogé, purent confirmer l'extrême discrétion des socialistes lors du déclenchement de la grève (106). Mais l'arrivée de Léon Blum au gouvernement sembla mettre un terme à la résignation de la section socialiste de l'usine. L'ancien gréviste que nous avons interrogé put ainsi nous confirmer : « A ce moment-là, les socialistes relevèrent la tête, d'autant plus facilement que leur délégation, au contraire de la délégation communiste, était souvent reçue à Matignon » (107). Cette offensive socialiste se retrouve dans Le Peuple qui consacre, pour la première fois, le 5 juin, un important article à la grève Renault et dans Le Populaire qui, dès le 7 juin, réserve quotidiennement deux ou trois colonnes à l'usine de Billancourt.

Cette initiative des socialistes provoqua un conflit avec le PC qu'a pu nous évoquer un ancien militant communiste de l'usine : « Quand les socialistes voulurent récupérer le mouvement, nous n'avons pas marché » (108). La section communiste lança, dès ce jour, une vaste campagne anti-SFIO qui fut notamment à l'origine des jugements sévères portés par les dirigeants grévistes à l'égard du maire SFIO, Morizet, accusé de n'avoir que faiblement aidé les grévistes. Cependant l'implan(106)

l'implan(106) de M. Leleu.

(107) Id.

(108) Id.


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talion socialiste était trop neuve dans l'usine et son organisation trop fragile pour que les amis de L. Blum puissent prétendre sortir gagnants du combat qu'ils livraient contre le géant communiste. Il semble que l'ouvrier de base n'ait pas un seul instant été sensibilisé par le modèle SFIO que le PC avait beau jeu de présenter comme trop modéré envers la bourgeoisie. Mais la conséquence directe de cet échec fut l'éclatement des forces socialistes de l'usine en trois courants. Un premier courant était animé par le secrétaire du comité de grève, Dupont, qui rejoignit le PC quelques mois plus tard et qui fut imité par beaucoup de ses camarades, déçus de l'attitude mi-figue mi-raisin de leur parti (109). Une deuxième tendance quitta la SFIO, déçue de voir celle-ci se compromettre avec les communistes et « verser dans la grève politique ». Un des militants socialistes alla jusqu'à remettre à F. Lehideux sa carte du parti (110). Enfin, une troisième fraction — la plus importante, il est vrai — resta au parti autour de Morizet. Mais l'échec complet de l'arbitrage de ce dernier, lors des grèves de novembre 1938, semble indiquer que l'influence de la SFIO sur les travailleurs des usines Renault resta très réduite.

Les ex-unitaires de la CGT disposaient sur le plan syndical du même monopole que les communistes sur le plan politique. Néanmoins, les grèves de 1936, loin de parfaire ce monopole, comme ce fut le cas sur le plan politique, favorisèrent, au contraire, la croissance d'un petit groupe syndical rival constitué par un noyau chrétien.

Avant les grèves, il n'y avait pas, à proprement parler, d'organisation CFTC dans l'usine Renault. P. Trimouille note qu'avant juin 1936 le syndicat chrétien ne rassemblait que 600 cotisants pour l'ensemble des 350 000 métallos de la région parisienne (111). Son activité se limitait à la manifestation de quelques militants isolés, comme ce fut le cas, en 1928, pour l'ouvrier Huleux qui fut immédiatement licencié (109). En revanche, lors de la grève de mai et juin 1936, un petit groupe CFTC tenta de s'organiser autour de l'ingénieur d'Heilly, mais ne réussit à s'imposer véritablement que chez les agents techniques et les cadres. L'appartenance de son dirigeant au milieu des cadres illustre bien la difficulté à laquelle se heurtait le syndicat chrétien dans ses efforts d'enracinement en milieu ouvrier. Dès lors, même si la CFTC sut profiter des grèves du Front populaire pour s'organiser au sein de l'usine Renault, elle ne parvint pas pour autant à inquiéter la domination de la CGT. De ce fait, l'action du syndicat chrétien, pendant les grèves, ne fut pas déterminante ; P. Trimouille note, à ce propos, que « la CFTC n'a rien pu faire dans les grosses boîtes de la métallurgie parisienne » (112). En fait, sa dimension ne lui permit pas de prétendre à une action autonome. Elle ne put qu'aider la CGT dans la mesure de ses forces : une attitude de résistance ou de concurrence — à l'image de celle adoptée par la SFIO vis-à-vis du PC — aurait abouti à la même fin, c'est-à-dire la désagrégation du groupe minoritaire et au réaffermissement de la

(109) Id.

(110) Témoignage de M. Lehideux.

(111) P. TRIMOUILLE, « Les Syndicats chrétiens dans la métallurgie française de 1935 à 1939 », Le Mouvement social, janvier-mars 1968, p. 27-47.

(112) Ibid.


FRONT POPULAIRE AUX USINES RENAULT 105

puissance du groupe majoritaire. Cependant, la CFTC réussit à s'ériger en section d'entreprise dans les mois qui suivirent les grèves de mai et juin 1936, ce qui la conduisit à adopter une attitude plus indépendante (113). Ce changement —■ qui menaçait la position dominante des cégétistes — fut à l'origine de tensions entre les deux groupes syndicaux qui se concrétisèrent surtout au moment des distributions de tracts, les deux syndicats rivaux refusant d'opérer celles-ci côte à côte, à l'entrée de l'usine.

Enfin, de semblables problèmes d'équilibre se posaient au niveau social car la « rencontre » consistait principalement en une alliance entre l'organisation communiste et les travailleurs qualifiés, progressivement rejoints par l'ensemble de la main-d'oeuvre, spécialisée ou non, tandis que les catégories non ouvrières (techniciens, agents de maîtrise, petite maîtrise et employés) restaient à l'écart et se trouvaient ainsi en position de faiblesse. Celles-ci représentaient cependant 18 % de l'effectif total du personnel, groupant 6 677 personnes, et leur importance numérique n'avait cessé de croître depuis plusieurs années. Pendant les grèves de mai et juin, leur attitude fut sans cesse partagée entre leur désir de ne pas rester isolés et leur volonté d'affirmer leur force et leur personnalité.

Dans un premier temps — recouvrant la première occupation et le début de la seconde — les catégories non ouvrières firent preuve d'un « suivisme » docile. La Journée industrielle, M. Lehideux et un ancien membre du comité de grève se rejoignent pour admettre que la maîtrise et les cadres cessèrent le travail en même temps que les ouvriers et sans y avoir été d'aucune manière contraints (114). Dans une deuxième phase, ce simple suivisme se transforma en une action véritable, réalisée grâce à la prise en main par la CGT des catégories non ouvrières. Dès le 4 juin, des tracts de l'USTEI (rassemblant dans la CGT les catégories non ouvrières) circulèrent dans l'usine pour appeler à l'action syndicale « ingénieurs, dessinateurs, agents de maîtrise, techniciens et employés de l'administration » et démontrer que leur salut dépendait de leur regroupement et de leur alliance avec la classe ouvrière : « Assez de préjugés », concluait ce tract, « assez d'hésitations ; pour vous défendre, il faut vous grouper, il faut agir, il faut déterminer vos revendications par entreprise » (115). Cette campagne s'acheva par un grand meeting qui se tint le 6 juin à la Mutualité. Au niveau local, une assemblée générale put se tenir le 8 durant laquelle ces catégories apportèrent « leur adhésion sans réserve à la grève de leurs camarades ouvriers ». Ainsi la dynamique des grèves du Front populaire permit-elle une symbiose entre les catégories ouvrières et non ouvrières qui fut réelle à plus d'un titre : un ancien gréviste a pu nous dire que « les bureaucrates » réclamaient, comme les autres, leur tour de garde dans l'usine et qu'en retour ils étaient nourris par les soins du comité de grève (116) ; S. Weil notait, quant à elle, que l'échec des pourparlers entamés le 10 avec la direction

(113) Témoignage de M. Levard, ancien président de la CFDT, 5 novembre 1970.

(114) Témoignages de MM. Lehideux et Vautier.

(115) Archives Renault, Billancourt.

(116) Témoignage de M. Leleu.


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s'expliquait par le fait « qu'à leur tour », les ouvriers soutenaient les gens de la maîtrise qui n'avaient pas encore reçu satisfaction (117).

Néanmoins, dans un dernier temps, l'attitude des catégories non ouvrières subit un nouveau changement, sous la pression de la maîtrise qui voyait dans la revendication ouvrière concernant l'institutionnalisation du délégué du personnel une menace portée à l'importance de ses fonctions et à son rôle social (118). La maîtrise constitua, le 9 juin, un « groupement corporatif » qui « reçut des adhésions par milliers » et qui semblait être étroitement contrôlé par les Croix de Feu (119). Ainsi, l'alliance des catégories ouvrières et non ouvrières ne parvint-elle pas à se maintenir pendant toute la grève, dans la mesure où la trop grande puissance acquise par les catégories ouvrières entraîna, à courte échéance, chez les autres une réaction de défense qui put parfaitement s'exprimer dans le mouvement Croix de Feu et le militantisme d'extrêmedroite.

A partir de l'étude des grèves qui affectèrent les usines Renault durant les mois de mai et juin 1936, il serait tentant de dégager un modèle-type des grèves du Front populaire. Mais l'entreprise serait trop hardie : en aucune manière le seul exemple des usines Renault ne peut être transposé aux 12 000 autres usines qui avaient simultanément cessé le travail. Il nous sera néanmoins permis de dépasser le niveau local pour nuancer ou rejeter quelques stéréotypes qu'on a pris l'habitude de généraliser à l'ensemble des grèves du printemps 1936. Ainsi en est-il de la conception trop exclusivement spontanéiste que certains auteurs se font du déclenchement du mouvement, du mythe de la joie que S. Weil a un peu abusivement répandu ou encore des implications exagérées que quelques-uns ont cru pouvoir tirer de la sous-syndicalisation qui affectait la classe ouvrière avant 1936 et qui était souvent compensée par l'existence des « quasi-syndiqués » dont nous avons pu mesurer l'importance.

Or c'est le plus souvent de ces schémas trop brutaux qu'a été nourrie la conception classique du Front populaire. C'est notamment à partir de la vision spontanéiste des grèves qu'a été formulée l'idée selon laquelle le PC, hostile au déclenchement du mouvement, aurait joué, durant les mois de mai et juin, un rôle de frein, pour rétablir au plus vite la paix sociale. En fait, s'il ne fait guère de doute qu'à un moment donné — ou même à plusieurs — le PC a joué un rôle modérateur, son comportement n'a pas été uniforme : après avoir souhaité et préparé le déclenchement des grèves, il a connu des phases contradictoires dont la complexité apparaît nettement à travers l'exemple Renault qui, rappelons-le, exprime assez fidèlement la politique suivie par les dirigeants communistes. Compte tenu de cette dernière observation, il nous est donc possible de tenter une périodisation du comportement du PC, sans risquer pour au(117)

au(117) WEIL, op. cit., p. 185-192.

(118) Témoignage de M. Lehideux.

(119) S. WEIL, op. cit., p. 185-192.


FRONT POPULAIRE AUX USINES RENAULT 107

tant de commettre de trop grandes erreurs en transcrivant au niveau national ce qui nous avons observé au niveau local. Cette périodisation laisse apparaître l'existence de quatre phases.

Une première phase, celle du déclenchement de la grève, se caractérise par une détermination gréviste du PC qui participe activement au mouvement. Une deuxième phase de repli s'ouvre aussitôt après : le PC inquiet de l'ampleur imprévue des grèves et dépassé dans leur organisation oeuvre pour l'apaisement des conflits, ce qui l'amène à signer, chez Renault, le 29 mai, un accord d'une importance dérisoire. Cette attitude se prolongea même après la reprise de la grève, puisque nous avons vu que l'organisation communiste ne décida celle-ci que tardivement et sans conviction. Mais une troisième phase est amorcée au moment de la signature de l'Accord Matignon. Elle se caractérise par un nouveau durcissement de l'attitude du PC qui rejette implicitement l'Accord Matignon et semble orienter sa stratégie vers la recherche d'une grève longue, capable de parfaire sa « rencontre » avec la classe ouvrière et de lui faire jouer, face à un gouvernement socialiste, son rôle de ministère des masses. Cette phase s'achève par le discours de M. Thorez, prononcé le 11 au soir, qui annonce la dernière phase où le PC, considérant que les grèves avaient accompli le rôle qui leur était assigné, décide de favoriser la reprise.

Mise en rapport avec l'évolution de l'attitude de la base, cette première approche peut déboucher sur une périodisation globale des événements du Front populaire. Celle-ci se décomposerait en cinq phases distinctes.

Dans une première phase qui correspond, pour les usines Renault, à la journée du 28 mai, base et organisation sont d'accord pour déclencher la grève. C'est un temps fort de grève complète, accompagné d'un puissant consensus entre les masses et les dirigeants. Le PC menant le jeu, c'est la métallurgie qui est à la pointe du combat. Dans une deuxième phase — qui correspond au week-end de la Pentecôte (29 mai2 juin) — on assiste à un ralentissement de la grève, sur l'initiative du PC. Il y a quelques reprises, notamment dans les secteurs contrôlés par des organisations communistes. La négociation prend le dessus et, bien que la base soit encore déterminée à poursuivre le combat, un certain consensus parvient à se maintenir entre les deux partenaires de la « rencontre ». Il s'agit d'une période de négociations, moins gréviste, mais toujours accompagnée d'un consensus entre les masses et les dirigeants. La troisième phase est, en revanche, caractérisée par une coupure entre la base et l'organisation qui s'explique par un refus de reprendre le travail de la part de la première et par une volonté d'atténuer l'action de la part de la seconde. Il y a encore peu de grèves, mais de nouveaux secteurs, non contrôlés par le PC, commencent à se mettre en grève. C'est une période de forte combativité gréviste, alliée à une modération des organisations et marquée par la disparition du consensus basesommet. La quatrième phase ressemble, au contraire, à la première : l'organisation communiste relance la grève qui atteint sa phase la plus aiguë. Il s'agit à nouveau d'un temps fort de grève complète, accompagnée d'un consensus « base »-« sommet » qui n'est nuancé que par quelques tensions. La cinquième et dernière phase débute lors du discours prononcé par M. Thorez le 11 juin. La tension gréviste retombe et le


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travail reprend sauf dans les secteurs non contrôlés par le PC où la grève traîne encore.

De cette analyse, il ressort que le PC est resté fidèle à ses options du Congrès de Villeurbanne (janvier 1936), selon lesquelles le Front populaire se devait d'être soutenu par une action massive de la classe ouvrière : « Le Front unique doit être basé sur la lutte en faveur des revendications quotidiennes économiques et politiques des travailleurs. 11 doit permettre également d'orienter la classe ouvrière vers des formes de lutte plus élevées et notamment de préparer la grève politique, tant au point de vue de ripostes éventuelles à de nouveaux assauts du fascisme que comme moyen de faire aboutir des revendications ouvrières de caractère général et national. [...] Le Front populaire, c'est un gouvernement qui fera payer les riches, un gouvernement s'appuyant sur l'activité extra-parlementaire des masses. » Le PC conférait à la grève une fonction de soutien à la coalition politique du Front populaire ; mais, en retour, cette grève lui permettait de se voir attribuer, pour la première fois, une fonction précise au sein de la communauté nationale, celle d'interprète quasi exclusif des demandes et besoins de la classe ouvrière. C'est selon ce double principe que s'est façonné, de 1934 à 1936, le comportement du PC au niveau national, et celui de l'organisation communiste de Renault, au niveau de l'entreprise que nous avons étudiée. C'est pour répondre aux objectifs que nous avons établis que l'organisation a favorisé le déclenchement de la grève en la préparant pendant plus de deux ans, qu'elle a cherché à freiner le mouvement lorsque celui-ci risquait de dépasser le rôle qui lui était assigné et à l'arrêter définitivement lorsqu'il était arrivé à ses fins et que sa poursuite ne pouvait que mettre en danger l'expérience du gouvernement Blum. Mais cette stratégie a été, au cours de son application, modérée et nuancée par la nécessité de ne pas mettre en péril, par une coupure trop forte avec la base, la position du PC comme mandataire de la classe ouvrière auprès des autorités. C'est pour cela que, passé le 5 juin, l'attitude communiste nous a paru hésitante et complexe. Mais ces différences passagères, loin de porter préjudice à l'organisation communiste, n'ont fait que raffermir sa position de négociateur, face à ses partenaires patronaux. Les grèves du Front populaire, comme tous les événements des années 1934-1936, ont été préparés par le PC comme devant réajuster sa fonction politique aux données nouvelles de la société française.

Mais si ces grèves ont été l'occasion d'un réajustement des forces politiques, elles ont surtout permis un réajustement du mouvement syndical sur les données nouvelles de la classe ouvrière. La « rencontre » entre l'ouvrier et l'organisation syndicale a permis de dépasser le stade de l'anarcho-syndicalisme et du syndicalisme de commando, pour construire un véritable syndicalisme de masse. Tout le déroulement de la grève montre que l'avènement de cette nouvelle forme de syndicalisme était un objectif prioritaire, et le procédé d'occupation, lui-même, qui associait étroitement les masses au développement du mouvement et qui permettait leur éducation politique était une expression des données nouvelles de la mobilisation de masse. De même, le comportement plus souple des organisations, plusieurs fois obligées d'aligner, malgré elles, leur ligne de conduite sur celle des masses (notamment lors de la reprise de la grève), leur stratégie dictée le plus souvent par la nécessité de


FRONT POPULAIRE AUX USINES RENAULT 109

rester en symbiose avec la base témoignent de la profonde transformation que subit l'organisation syndicale à partir de 1934. Tous ces efforts ne furent pas vains, puisque ces grèves permirent à l'ouvrier de découvrir le fait syndical et de prendre conscience des nécessités de l'engagement. Pendant la seule période des grèves, la section CGT-Renault passait de 700 à 25 000 adhérents. Lors de la « sortie » du 13 juin, des pancartes indiquaient même que certains ateliers étaient syndiqués à 100 % (120). L'année 1936 s'acheva sur le décompte de 31 000 adhérents à la section syndicale, sur un effectif total de 33 000. Mais cet extraordinaire flux d'adhésions n'était que la première étape de la construction d'un syndicalisme de masse. Il fut couronné, dans le courant de l'automne, par une phase d'engagement politique après la grève, qui porta l'effectif de la section communiste de l'usine Renault à 6 000 membres en décembre 1936 et à 7 200, à la fin de l'année suivante (121).

Cependant, devenu riche en adhérents, ce nouveau syndicalisme était encore pauvre en militants. La masse des syndiqués n'était pas suffisamment initiée à la pratique du militantisme, indispensable à l'avènement d'un véritable syndicalisme de masse auquel elle doit offrir la consistance et la stabilité nécessaires à son action. Il semble que seul un long travail d'éducation et de socialisation des nouveaux adhérents était susceptible de combler cette imperfection, mais l'échec de la grève de 1938. le licenciement massif des militants communistes qui s'ensuivit et, surtout, les événements de l'été 1939 empêchèrent l'organisation locale de mener cette tâche à son terme. De ce fait, l'hémorragie d'adhérents dont l'organisation syndicale locale eut à souffrir dès 1938 ne saurait nous surprendre : elle confirme que l'adhérent de 1936 n'était pas encore réellement incrusté au sein de l'organisation.

Ainsi les grèves du Front populaire permirent-elles un double réajustement : en adaptant le PC aux données nouvelles du système politique français ; en adaptant la CGT aux données nouvelles du mouvement ouvrier français. Elles furent souhaitées et préparées par les organisations, dans la mesure où elles leur apportaient les transformations indispensables à leur survie.

(120) L'Etincelle, 27 juin 1936.

(121) A. KRIEGEL, op. cit., p. 228.


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Les grèves de la Régie Renault en 1947

par Philippe FALLACHON

Nationalisée le 16 janvier 1945, la Régie nationale des Usines Renault se trouve placée au premier plan de l'actualité par l'expérience de gestion par l'Etat d'une entreprise importante, tant au niveau économique que social (1). Partout présente grâce à ses filiales, elle domine nettement le secteur de la construction automobile française dès la fin de la guerre. L'usine de Boulogne-Billancourt qui rassemble plus de 30 000 travailleurs assure l'essentiel du potentiel productif. Entreprise-témoin par son rang industriel, elle l'est aussi par le rôle social et politique qu'ont tenu ses ouvriers. En 1936, leur entrée dans la lutte est à la fois déterminante et représentative de la volonté des masses. A chaque étape de la lutte des classes, Renault est présent et forge le caractère exemplaire que prend chacun de ses mouvements.

Alors que les organisations représentatives de la classe ouvrière participent au gouvernement, les actions qui se déroulent à BoulogneBillancourt en 1947 précèdent les vagues de grèves qui déferlent par deux fois sur la France. Dès lors, à travers l'étude de Renault, on peut donner une image locale des luttes ouvrières en 1947 qui est susceptible d'éclairer, malgré sa spécificité, l'analyse de la situation en France (2).

(1) Voir P. NAVILLE (sous la direction de), L'Etat entrepreneur : le cas de la Régie Renault, Paris, 1971, 459 p.

(2) Nous reprenons ici les principaux points de notre mémoire de maîtrise : Un exemple des luttes ouvrières sous la IV' République : la Régie Renault en 1947, Nanterre, 1970, 286 p., préparé sous la direction de M. R. Rémond. Les sources utilisées ont été principalement la presse, très riche sur Renault et en particulier sur la grève d'avril-mai. L'abondance permet d'effectuer les recoupements et les vérifications nécessaires. Quant aux archives proprement dites, elles sont pratiquement inaccessibles. Les syndicats ne les communiquent pas. Les Archives nationales possèdent des cartons sur Renault dans l'aprèsguerre. Nous n'avons pu les utiliser. La Régie nous a refusé l'entrée de son service central des archives. Nous avons pu cependant utiliser quelques modestes dossiers de la direction du personnel de Billancourt. A cet égard, il nous a été précisé que le service a été réorganisé en 1950 et, qu'à partir de cette époque, le nombre de documents devient plus important. Cet article tient

! compte du mémoire d'E. Zajac sur la grève d'avril-mai 1947 préparé en 1970 ,à la Sorbonne sous la direction de M. J. Droz, et du livre de P. Bois, La grève ■de Renault d'avril-mai 1947, Paris, 1971, 92 p.


112

P. FALLACHON

L'USINE DE BOULOGNE-BILLANCOURT : LE MILIEU

Les travailleurs : analyse socio-professionnelle.

De 1938 à 1946, l'évolution numérique est nette (3) :

Année

Mensuels

Ouvriers

Total

% Mensuels

% Ouvriers

1938 1946

6 572 6 299

30 864 23 581

37 436 29 880

17,5 21,0

82,5 79,0

La guerre marque un fléchissement sensible des effectifs et fait baisser le pourcentage des ouvriers par rapport à celui des mensuels. La fin du conflit se caractérise, au contraire, par une remontée numérique qui permet, pour les mensuels, de revenir à peu près au niveau d'avril 1938. En revanche, la différence reste nette pour les ouvriers. En 1946, grâce à une augmentation de la production, la RNUR emploie 5 620 personnes supplémentaires dont 4 662 ouvriers. L'année 1947 est plutôt marquée par une stabilisation des effectifs : 24 535 ouvriers en décembre, 6 414 mensuels. Cette dernière est compensée au niveau économique par une amélioration de la productivité due au renouvellement du matériel.

Comment les catégories professionnelles se répartissent-elles ? Nous disposons d'une statistique établie par Alain Touraine au 15 novembre 1946 (4) :

Catégories

Nombre

%

23 581 1 630

1 131 351

2 510 626

79,05 5,46 3,79 1,18 8,42 2,10

En ce qui concerne les « improductifs », on remarque ici l'importance des couches sociales qui se rapprochent le plus de la classe ouvrière par leur sensibilité aux problèmes économiques.

Quant à la répartition des catégories chez les ouvriers, nous ne disposons que des chiffres du premier semestre 1948, très peu différents sans doute de ceux de 1947. Sur un échantillonnage de 19 000 ouvriers, par rapport à un total d'environ 25 000 personnes, on trouve 1 689 manoeuvres, 11319 ouvriers spécialisés et 5 996 ouvriers professionnels, ce

(3) A. TOURAINE, L'évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, 1955, p. 164.

(4) Ibid., p. 165.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 113

qui donne en pourcentage 9 %, 54,8 % et 36,2 %, donc une prépondérance assez nette- des ouvriers spécialisés qui font un « travail répétitif, déqualifié, parcellisé » (J.-P. Bardou) et une forte minorité d'ouvriers professionnels traditionnellement plus politisés. Ces estimations ne doivent d'ailleurs pas cacher les profondes inégalités qui apparaissent lorsque l'on regarde la répartition par départements. On peut dire qu'il y a deux extrêmes : d'une part, les départements d'usinage qui comptent 74,9 % d'ouvriers spécialisés et seulement 17,5 % de professionnels et, d'autre part, les départements d'outillage et d'entretien qui, à l'inverse, accordent la suprématie aux professionnels avec 77,2 %, alors que les ouvriers spécialisés ne sont que 19 %.

Syndicats et groupes politiques : influence et action.

Comme sur le plan national, sont représentées à la RNUR la CGT, la CFTC, la CGC.

Chez Renault, la CGT « règne » de toute sa puissance : 16 000 cartes en 1945 et 21 000 en 1946 (5). Il est évident que ces chiffres ne coïncident pas avec la réalité. Car s'il est possible en effet que 16 000 ou 17 000 cartes aient été placées, il faudrait connaître le nombre d'entre elles qui contiennent au moins huit timbres pour estimer les forces réelles de la CGT. Néanmoins, on peut affirmer qu'environ 50 % du personnel est syndiqué, ce qui est bien supérieur à la moyenne française de l'époque. Nous sommes donc en présence d'une force considérable, solidement tenue en main par les militants du PCF qui ne craignent pas ceux de Force ouvrière (6) influents chez les mensuels, ou des autres minorités dont l'impact est faible. Les principes sur lesquels vont se battre les syndicalistes communistes, largement majoritaires, déterminent la vie interne de la Régie.

En dehors des thèmes généraux qui sont chers à la Confédération : minimum vital, effort de production, il en est un qui est particulier, c'est l'insertion du syndicat dans une entreprise nationalisée. Quel est son rôle ? Quel est son but ? Jean Bruhat répond à ces questions dans un article paru dans Le guide du métallurgiste (7) : « Il est donc clair que les nationalisations constituent une étape. Elles déterminent un changement profond dans la structure économique et sociale du pays, mais ce n'est pas le socialisme. » Il faut donc combattre pour les nationalisations, car c'est l'étape actuelle de la lutte des classes ; pour cela, il faut « élargir leur domaine, obtenir qu'elles soient réelles et empêcher leur sabotage ». Ce sont ces objectifs qui déterminent la pratique de la CGT chez Renault. En accord avec la direction, elle a créé deux institutions qui ont le même but : augmenter la production. Ce sont les « comités mixtes à la production » qui visent à trouver au niveau du département toutes les améliorations techniques possibles et, au niveau de toute l'usine, les « suggestions techniques », récompensées par des primes.

En ce qui concerne les salaires, la pratique est encore plus simple. Lorsque le Conseil d'administration laisse percer l'intention de distribuer

(5) A. TIANO, « L'action des syndicats ouvriers de la RNUR 1945-1955 », in Expériences françaises d'action syndicale ouvrière, Paris, 1956, p. 44.

(6) Force ouvrière reste une tendance de la CGT jusqu'au 19 décembre 1947.

(7) Mars 1947.


114 P. FALLACHON

des bénéfices aux ouvriers, il s'attire la réponse suivante, le 24 avril 1946 : « Le Comité central d'entreprise proteste contre le fait que le Conseil d'administration a divulgué son intention de distribuer des bénéfices, le mettant ainsi dans une obligation morale d'accepter alors qu'il eût été d'avis d'améliorer la trésorerie et d'augmenter les réserves » (8). Plusieurs autres tentatives reçoivent la même réponse. Dès lors, on ne s'étonne pas que, jusqu'en avril 1947, la section CGT ne dépose aucune demande d'augmentation de salaire.

Ce n'est pas sur ce point que la CFTC et la CGC contrediront la CGT ; leurs positions sont similaires. Il est difficile, faute de renseignements précis, de connaître les forces sans doute très minces de ces deux syndicats. Il faut simplement noter qu'en 1946 la CFTC passe une alliance avec la CGT dans le deuxième collège contre la CGC (9).

En 1946, dans le collège des ouvriers et employés, avec 10 878 suffrages sur 11 863, la CGT obtient 91,69 % des suffrages exprimés et 65,7 % des inscrits. Elle améliore ainsi son score de 1945. Il en est de même pour la CFTC qui passe de 468 voix et 6,07 % des votants en 1945 à 921 voix et 7,7 %. Au niveau des employés, la CGT l'emporte aussi avec 52,2 % des exprimés.

Chez les cadres, agents de maîtrise et techniciens, la CGT améliore également sa position par rapport à 1945 où elle avait obtenu six sièges sur onze et 47,01 % des suffrages exprimés. Le scrutin de mars 1946 lui octroie dix sièges sur treize avec 57,67 % des exprimés. Fait important, la CGT est battue dans le collège des ingénieurs par la CGC, et cela malgré une liste commune avec la CFTC qui ne recueille que 27 % des exprimés.

On peut donc dire qu'en 1946, la CGT ne doit qu'à l'anticommunisme des cadres de ne pas contrôler tous les collèges électoraux. Ce succès lui permet de se poser comme le seul interlocuteur et partenaire de la direction.

Les différents syndicats s'expriment au sein du comité d'entreprise réuni pour la première fois le 24 mai 1945. Son activité s'oriente essentiellement dans trois directions.

Sur le plan économique, dans ses réunions bimensuelles, il donne son avis sur la marche de la Régie et est tenu au courant de la vie de l'entreprise. En 1947, il est consulté, par exemple, sur le prix de la « 4 CV ». Bien sûr, il ne peut émettre qu'un avis, mais, jusqu'en 1947, son poids dans l'entreprise, ses liaisons avec les ministères tenus par les communistes font qu'il est des opinions qu'on ne peut ignorer.

Dans le domaine technique, il est la plaque tournante en ce qui concerne les suggestions.

C'est dans le domaine social que le comité d'entreprise joue son plus grand rôle. Ses préoccupations vont à trois secteurs différents : les cantines : en 1947, elles servent 5 274 000 repas pour un chiffre d'affaires

(8) Cité par A. TIANO, op. cit., p. 70.

(9) On se reportera au DES de G. JUILIEN, Les élections professionnelles chez Renault à Billancourt de 1945 à 1963, Paris, 1964 (déposé à l'Institut d'Histoire économique et sociale), analysé dans l'article de M. PERROT et J. COMMAILLE, « Les élections professionnelles », Le Mouvenient social, avriljuin 1966 (N.D.L.R.).


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 115

de 248 millions de francs ; la distribution où un gros effort est fait pour fournir aux ouvriers du bois, des pommes de terre, etc. ; l'aide sociale qui couvre d'innombrables activités, de la garderie pour enfants à la maison de retraite.

Une telle action pose certains problèmes et l'hebdomadaire de la CFTC, Syndicalisme (10), lui reproche d'être purement paternaliste. Néanmoins, en raison même des conditions de vie difficiles de la classe ouvrière, la CGT prouve là ses qualités gestionnaires et renforce son influence.

Les groupes politiques doivent être divisés en deux types : d'une part, les partis à résonance nationale, PCF, SFIO et, d'autre part, des groupes s'opposant au PCF à partir d'analyses trotskystes.

Le PCF tient dans ses mains l'appareil syndical et cela lui enlève un certain nombre de militants. Il reste, néanmoins, une force considérable qu'il n'est pas simple d'estimer. L'implantation du PCF chez Renault avant la guerre (11) plafonnait, en 1937, avec 7 500 cartes. Il est impossible à l'heure actuelle de faire une estimation de ses effectifs pour Tannée 1947. Il semble seulement qu'il y ait eu, d'après les témoignages, une baisse des effectifs par rapport à l'avant-guerre (12) due sans doute à l'épuration qui a suivi la grève de novembre 1938 et au renouvellement du personnel avec la guerre. Dans les années d'après-guerre, l'intervention du Parti se fait surtout par son journal L'Acier, par la vente de L'Humanité et par des tracts chaque fois que la situation politique générale l'exige.

La SFIO a une ligne politique qui privilégie les élections comme moyen de passage au socialisme. Son type d'organisation donne la priorité au lieu d'habitat plutôt qu'au lieu de travail. Il faut attendre juin 1947 pour voir se constituer un « groupe socialiste d'entreprise » qui ne se manifeste qu'en décembre pour protester contre la grève. Seules, les Jeunesses socialistes viennent parfois vendre Le Drapeau rouge aux portes de l'usine.

L'opposition de gauche (qui avait déjà pénétré chez Renault avantguerre sous sa forme trotskyste) est composée essentiellement de militants de trois groupes : le Parti communiste internationaliste, l'Union communiste, la Gauche communiste.

Chez Renault, les militants du PCI sont à la CGT où ils essaient de faire pression sur la section syndicale. Leur leader est Renard, ouvrier au département 49 (usinage des pièces moteurs). La pratique du PCI est très suiviste par rapport au PCF dans la mesure où il ne tente aucun débordement du syndicat (13).

(10) Syndicalisme, n° 128, 8 au 14 mai 1947.

(11) A. KRIEGEL, Les communistes français, Paris, 1970, p. 37-38 et 272. Cf. l'article de B. BADIE dans ce même numéro.

(12) A. BRAYANCE (pseudonyme d'A. GHIOTTERAY), Anatomie du PCF, Paris, 1952, p. 48, donne le chiffre de 3.600 membres sans le justifier.

(13) Le Parti communiste internationaliste est né de la fusion, en mars 1944, du « Comité communiste internationaliste » et du « Parti ouvrier internationaliste ». Il ne peut faire reparaître son organe La Vérité qu'en 1946 à cause de l'hostilité du PCF qui lui reproche l'attitude de certains de ses militants qui ont pratiqué l'entrisme dans les organisations de Marcel Déat.


116 P. FALLACHON

Née du groupe « Lutte de classe » issu du POI, l'Union communiste semble développer une ligne assez différente sur la question du travail syndical. Ses militants estiment qu'il faut sortir de la discipline syndicale chaque fois que cela est possible pour lancer des actions directes. Il n'est donc pas étonnant de les voir prendre l'initiative du mouvement d'avril-mai. Ils sont regroupés autour de Pierre Bois, ouvrier spécialisé dans le secteur Collas qui regroupe les départements 6 et 18 (usinage et montage des boîtes de vitesse) (14). Il regroupe autour de lui quelques militants et sympathisants dans les départements 6 et 18 ainsi que quelques autres disséminés dans l'usine. C'est à partir du noyau constitué dans le secteur Collas que se déclenche la grève.

La Gauche communiste (fraction française de la Gauche communiste internationale) (15) publie L'Internationaliste et mène une action propagandiste dans la CGT, tont en essayant de regrouper ses sympathisants dans des comités d'action qui se transforment si besoin est en comités de grève.

Même si l'on tient compte des quelques rares militants anarchistes qui n'interviennent pas de façon organisée, les forces de ces divers groupes sont très faibles. Il semble que l'on puisse situer leur nombre, adhérents et sympathisants, à environ une centaine. De plus, ils sont divisés : les quelques réunions qui ont lieu pour tenter de créer un regroupement à la gauche du PCF échouent.

C'est l'évolution de la situation à l'intérieur de l'usine à partir du problème des salaires qui permet de dépasser ces contradictions.

Les salaires.

Pour l'ouvrier de chez Renault, les possibilités d'augmenter son salaire sont doubles. Il perçoit l'accroissement dû aux accords, comme ceux de juillet 1946 (25 %) et, en même temps, il est tributaire de l'augmentation de la production par le jeu des primes. En 1946, le coefficient de la production moyen, calculé par rapport à la production théorique, est passé de 116,7 en janvier 1946 à 125,7 en décembre de la même année (16).

Nous n'étudierons ici que le salaire du manoeuvre qui est le coefficient hiérarchique 100, l'ouvrier spécialisé étant à 121 et le professionnel à 140 (17). Ce salaire, compte tenu des deux facteurs indiqués ci-dessus, passe de 23,20 francs en janvier 1945 à 39,40 francs en janvier 1947 (18).

(14) Agé de 25 ans, fils d'une famille ouvrière, il entre à la Jeunesse communiste en 1937. En 1943, il est responsable d'une section clandestine. Mais il quitte le PCF à la fin de la guerre, car il est en désaccord avec la politique suivie par Maurice Thorez.

(15) Ce groupe provient de 1' « Union communiste unifiée » formée de militants qui refusent de suivre les directives de Trotsky et d'entrer à la SFIO. L'influence prédominante devient celle d'Amedeo Bordiga. La Gauche communiste internationale est créée, en 1946, par la réunion de trois fractions : italienne, belge et française.

(16) Rapport de gestion, 1946, p. 8.

(17) A. TOURAINE, op. cit., p. 56.

(18) A. TIANO, op. cit., p. 187.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947

117

Le problème qui se pose est de comparer le salaire de l'ouvrier de la Régie à celui d'autres entreprises et, en général, à celui de la classe ouvrière. Nous disposons de deux tableaux :

SALAIRES HORAIRES DES OUVRIERS (en francs) (19)

Octobre 1945

Avril 1947

PROVINCE

PARIS

Professions masculines ,

Professions féminines

Professions masculines

27,40 38,17 43,80 63,25

22,16 32,39 38,58 53,74

34,98 49,13 55,98 79,50

Octobre 1947

Avril 1948

EVOLUTION DU SALAIRE HORAIRE REEL DU MANOEUVRE DE JANVIER 1945 A JANVIER 1948 (base 100 en janvier 1945) (20)

Indice du

salaire du manoeuvre

Indice

il/ois

des

Salaire horaire

Salaire horaire

-S(

ilaire réel

34 articles

régie

moyen métallurgie

(23,20 / heure =

= 100)

(19,20 / heure = 100)

1

2

3

2/1

3/1

Janvier 1945

100

100

100

100

100

Janvier 1947

277

169

205

61

74

Mai 1947 ..

287

175

211

61

74

Juin 1947 ..

303

187

227

62

75

Octobre 1947

411

188

228

46

55

Janvier 1948

458

284

343

62

75

Le salaire moyen chez Renault est donc inférieur à la moyenne parisienne. Pour l'évaluer, on doit prendre le coefficient de l'ouvrier spécialisé, c'est-à-dire le taux du manoeuvre majoré de 20 %, ce qui donne les taux moyens suivants :

Janvier 1945 27,84

Janvier 1947 47,28

(21)

(19) La France économique, Paris, 1949, p. 491.

(20) A. TIANO, op. cit., p. 191.

(21) La France économique en 1947, p. 493. L'indice du coût de la vie (loyer) est passé de 100 en août 1939 à 206 (novembre 1945), 231 (novembre 1946), 270 (novembre 1947).


118

P. FALLACHON

Pour le premier trimestre 1946, le salaire horaire est de 32,64 francs pour la Régie, alors qu'il est de 36,45 francs à Paris. En octobre 1946, il est de 47,75 francs dans l'agglomération parisienne, contre 42 francs à la Régie, compte tenu des primes de production. L'écart tend donc à se creuser. Néanmoins, il est nécessaire d'affiner l'analyse, en prenant comme élément de comparaison le salaire horaire moyen dans la métallurgie parisienne (22).

Le salaire horaire du manoeuvre à la Régie est supérieur à celui de la métallurgie parisienne.

1"

3e 4»

trimestre 1946

trimestre 1946

trimestre 1946

RNUR

Salaire horaire moyen

dans la métallurgie

parisienne

27,20 F. 34,00 F. 39,40 F.

24,25 F. 31,25 F. 33,00 F.

On peut donc considérer la métallurgie comme une branche de l'industrie où les salaires sont moins élevés.

Le salaire horaire de la Régie croît moins vite que le salaire horaire moyen de la métallurgie. En janvier 1945, le salaire horaire est à la Régie de 23,20 francs alors qu'en moyenne, dans la métallurgie, il est de 19,20 francs. Mais il augmente plus vite que celui payé à la RNUR. De la base 100 en 1945, il passe en février 1946 à l'indice 117 pour Renault, 142 pour la métallurgie puis, en août 1946, le rapport est de 146 à 177, pour se fixer en janvier 1947 à 168 pour 205. La Régie Renault a donc plus d'un trimestre de retard, quant à l'augmentation des salaires. Par rapport à l'indice des trente-quatre articles, le salaire réel décroît constamment, mais plus rapidement pour Renault qui se retrouve en janvier 1947 à l'indice 61, alors que la moyenne est à 74. En outre, ce problème est certainement ressenti encore plus durement chez Renault, dans la mesure où le salaire de l'ouvrier spécialisé évolue moins vite que celui du professionnel (23).

Et l'on peut, en guise de conclusion, laisser Pierre Lefaucheux, président-directeur général de la RNUR, affirmer que : « D'une manière générale, la comparaison de nos salaires payés avec ceux qui sont payés dans la région parisienne montre que si la Régie ne pratique pas la surenchère systématique de certaines maisons, son personnel n'est cependant pas défavorisé par rapport à celui de la plupart des usines qui lui sont comparables. Mais [...] une famille ouvrière dans les conditions de salaires et de prix de l'année 1946 n'a pu boucler un budget déjà réduit, dans lequel les dépenses d'alimentation tenaient une place prépondérante » (24).

(22) Cette analyse est basée sur une comparaison de moyennes, elle ne doit donc être considérée que comme une approche de la réalité.

(23) Faute de documents, il nous est impossible de donner un aperçu des salaires des employés.

(24) Rapport de gestion 1946, p. 7.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 119

Les origines de la grève.

Les ouvriers de chez Renault ressentent d'autant plus durement la dégradation des conditions de vie qu'ils sont moins payés que dans beaucoup d'industries de la région parisienne.

L'explication du malaise réside dans le fait que Renault est une grande usine, où la rationalisation du travail est très poussée, ce qui permet de le faire effectuer surtout par des ouvriers spécialisés facilement interchangeables. Au contraire, dans les petites usines où le travail est plus artisanal, il nécessite des ouvriers professionnels qui sont évidemment mieux payés. De plus, le petit patron peut moins résister à la pression des revendications de ses ouvriers. Tout cela explique que l'ouvrier de Renault se sente lésé lorsqu'il compare son salaire à celui des petites usines de Boulogne. Il a, en outre, à l'esprit la grève de Citroën eh février, qui a entraîné une augmentation des salaires de 25 %, si bien que la moyenne des salaires de Citroën est devenue plus élevée que celle de Renault.

Face à ces difficultés ouvrières, comment se comportent les délégués du personnel ? Ils sont reçus tous les deux mois par la direction et présentent leurs desiderata. La réception des délégués en janvier 1947 (25) est particulièrement remarquable. Son compte rendu, imprimé en gros caractères, tient moins d'une page et demie dans le Bulletin d'information. Il exprime des revendications générales, puis celles plus particulières des ouvriers et employés, et enfin celles des cadres, de la maîtrise et des ingénieurs.

Les revendications de salaire ne figurent pas dans les demandes. Celles qui sont générales portent sur la mise à l'étude d'un salaire progressif, le mode de rétribution et la classification des jeunes en fin d'apprentissage, la suppression du bleu sur les carreaux, les services sociaux qui se plaignent d'avoir à effectuer de trop longs déplacements, les problèmes de transport dans la banlieue parisienne. Les demandes spécifiques des ouvriers ne concernent que des questions de sécurité.

Chez les cadres, on trouve le même type de revendications.

La comparaison avec la réception des délégués au mois de mars est fort intéressante (26). Les revendications générales n'apportent rien de neuf : il y est question de l'attribution d'un local pour les délégués et de l'établissement d'un registre des délégations où figureraient toutes les réclamations formulées à la direction. C'est ici un point important, car ce problème doit être ressenti comme une nécessité par les ouvriers, ce qui donne à penser que les délégations sont plus nombreuses à venir déposer des réclamations.

En revanche, les revendications des ouvriers et employés sont qualitativement différentes de celles du mois de janvier. On trouve, bien entendu, celles, classiques, concernant la sécurité : manque de vêtements de protection, locaux insalubres, etc. ; mais, chose nouvelle, on y voit aussi les remarques de différents ateliers. Le département 10, atelier 345 (cylindres), se plaint de ne pas toucher la prime qui est perçue par l'atelier similaire du département 48. Le département 14, atelier 41, demande une prime pour mauvaise atmosphère. L'atelier des chars,

(25) Bulletin d'information RNUR, décembre 1946-janvier 1947.

(26) Ibid., février-mars 1947.


120 P. FALLACHON

réparations et essais, réclame une prime pour travaux sales. Le département 15 fait remarquer que les ouvriers quittent l'usine pour aller là où ils sont mieux payés. Le département 19 revendique une majoration de salaire, à cause de l'atmosphère insalubre et surchauffée, revendication posée aussi par le personnel manipulant du talc en quantité.

Les cadres eux-mêmes réclament l'indication du salaire réel au moment de la signature du contrat de travail et la révision des modalités d'avancement.

La comparaison des deux comptes rendus montre que les organisations syndicales, toutes hostiles aux revendications de salaire, n'ont pu s'opposer totalement à la demande des ouvriers et des cadres. La question des primes, comme la révision des modalités d'avancement sont des moyens détournés pour aborder le problème des salaires. On peut donc dire, et cela est bien indiqué par la remarque du département 15, que les salaires constituent la préoccupation principale des ouvriers.

L'opposition entre une partie des ouvriers et les dirigeants CGT se manifeste directement dès le début du mois de mars et même dans la deuxième quinzaine du mois de février. A cette époque, la CGT publie un tract annonçant l'application d'une prime progressive de production avec effets rétroactifs. Cette prime est « de 2 francs de l'heure au taux hiérarchique 100 de l'entreprise, soit un rappel d'environ, pour l'OS 1, coefficient 125, 2 000 francs, pour le P 2, coefficient 161, 2 640 francs, pour le chef d'équipe, coefficient 209, 3 340 francs » (27). Cette proposition semble susciter une protestation immédiate de la part d'ouvriers contre la « scandaleuse répartition de la prime et le propos délibéré du syndicat de favoriser certaines catégories au détriment de la majorité, soit, en définitive, de semer la jalousie et la division » (28). Des listes de protestation sont dressées. Dans le secteur Collas (ateliers 6 et 18), elles recueillent plus de 850 signatures. Mais, note L'Internationaliste, « ces listes auraient dû être présentées à la direction par les délégués syndicaux, mais ceux-ci loin de les présenter ont, au contraire, tout fait pour les saboter et les faire disparaître ; ils sont même allés jusqu'à menacer les ouvriers qui les faisaient circuler » (29).

Dès le mois de janvier 1947, le mécontentement éclate, des grèves partielles se déclenchent un peu partout dans l'usine. Dans l'île Seguin, de nombreux débrayages ont lieu pour obtenir des primes ; à l'entretien, demande d'un salaire basé sur le rendement, appuyée par des débrayages ; au modelage et à la fonderie, en mars, grève d'une semaine pour obtenir des augmentations de salaire. Pensant que seuls ils avaient plus de chance de réussir, les grévistes n'essaient pas d'étendre le mouvement. Ils parviennent à obtenir quatre francs d'augmentation pour les ouvriers spécialisés. Le 27 février, se déclenche le mouvement le plus important : plus de 1 000 ouvriers débrayent au département d'artillerie. La grève a été décidée après une diminution des « chronos », c'est-à-dire une augmentation des cadences. Elle est lancée par les tourneurs qui obtiennent la solidarité des autres ouvriers du secteur. Leurs revendica(27)

revendica(27) Chez Renault », L'Internationaliste, 5 mars 1947.

(28) Ibid.

(29) Ibid. Ces informations proviennent de source « oppositionnelle » et n'ont pu être vérifiées par ailleurs.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 121

tions sont axées sur les salaires et le réglage des chronomètres à 100 %. Le manque de contact avec les autres départements et les pressions des délégués CGT font que le travail reprend, sans qu'ils aient obtenu autre chose qu'un réajustement du taux de la prime de 40 centimes par jour.

Pierre Lefaucheux, dans le Bulletin d'information de février-mars, confirme la montée des revendications ouvrières et y répond. Sous le titre « Jours difficiles », il écrit : « Les nombreuses délégations que j'ai reçues, au cours des dernières semaines, m'ont trouvé particulièrement réticent devant leurs demandes d'augmentation de salaires ou d'appointements que ne permettent ni notre situation financière difficile ni l'obligation où je me trouve de suivre les instructions formelles du gouvernement. »

Si Pierre Lefaucheux admet « la valeur de l'argument des délégations soutenant que le plus lourd fardeau est supporté par les travailleurs... », il est net dans sa conclusion : « En tout cas, ce n'est pas à la Régie de donner cette fois le mauvais exemple alors que, depuis sa création, son personnel peut servir de modèle à toutes les entreprises françaises dans tous les domaines. »

Les déclarations du Président-Directeur général sont importantes, notamment dans la différence qu'il fait entre salaires et appointements. Cette dernière peut faire penser que le malaise gagne les employés et, en général, le personnel payé au mois. Il est clair, de plus, que la direction ne changera pas d'avis dans le cadre du rapport de force, tel qu'il se présente au mois de mars 1947.

Devant la carence syndicale et le désir de lutte des ouvriers, les groupes d'extrême-gauche réagissent, sentant qu'ils ont là une occasion de battre en brèche l'influence du PCF.

Dès le 9 mars, le Comité central du PCI remarque que « les derniers mouvements dans la métallurgie ont vu naître des organismes autonomes dans quelques usines : les comités de lutte. Ces comités expriment la volonté de passer par-dessus, de déborder les appareils bureaucratiques de la CGT, du PCF et du PS pour engager l'action revendicative » (30). Le PCI appelle ses militants à diriger les comités de lutte qui « réalisent un front unique contre l'exploitation ». Ces comités devront recruter les éléments les plus dynamiques des ouvriers. Ce seront « des creusets d'où jaillira une nouvelle direction de la classe ouvrière ».

L'instrument étant créé, « il importe que la classe ouvrière adopte un mot d'ordre central capable de mobiliser une grande partie des travailleurs » (31). L'élaboration de ce mot d'ordre part des leçons que les oppositionnels ont pu tirer des grèves partielles des premiers mois de 1947, grèves dans lesquelles « c'est la méthode même des primes et du travail au rendement qui est en cause : cette méthode, qui a été inventée par les grands trusts américains en liant le salaire au taux de production, ne fait qu'accroître l'exploitation des ouvriers ; car ceux-ci pour améliorer leurs bas salaires seront poussés à augmenter leur production, soit à augmenter leur travail non payé. Le résultat sera que les ouvriers arriveront tout juste à ne pas crever de faim, tandis que Pentre(30)

Pentre(30) Vérité, 21 mars 1947.

(31) Ibid., 4 avril 1947.


122 P. FALLACHON

prise augmentera ses bénéfices » (32). D'où la conclusion tirée par les « Bordiguistes » : « Les revendications ouvrières ne doivent pas se baser sur l'augmentation des primes mais sur celle du salaire horaire tout court ». Cette affirmation reçoit l'approbation du PCI qui indique : « Dans la métallurgie, le combat doit se mener pour les dix francs de l'heure d'augmentation pour tous. La CGT formulait la revendication des 7 000 francs de minimum vital qu'elle a d'ailleurs plus ou moins abandonnée. 7 000 francs correspondent à un salaire de base de 35 francs de l'heure. Après la conférence de juillet, le salaire de base s'élevait à 25 francs. Les dix francs doivent être considérés comme un acompte sur le véritable minimum vital en rapport avec le coût de la vie et garanti par l'échelle mobile » (33).

Depuis le 15 février, des ouvriers des départements 6 et 18 regroupés autour de militants de l'Union communiste publient un bulletin ronéotypé : La voix des travailleurs de chez Renault. Ce sont eux qui vont créer le comité de lutte (34), vers la fin du mois de février, devant « la volonté systématique des staliniens d'isoler les grèves et de leur donner des objectifs très limités touchant des revendications qui se posent à l'échelle de l'atelier évitant par là toute possibilité de généralisation ». Ce comité est « formé d'éléments inorganisés, de camarades appartenant à différentes tendances du mouvement ouvrier » (35). Il se fixe comme buts à atteindre : d'une part, unifier les luttes pour une augmentation générale de dix francs de l'heure et, d'autre part, généraliser le mouvement à tous les départements de l'usine. Cette réunion d'ouvriers « en dehors de toute discipline et hiérarchie syndicale » (36) tente d'atteindre les autres départements pour se créer une force suffisante.

L'importance du comité de lutte augmente en raison de la montée des luttes dans toute l'usine et de celle de son influence dans le secteur Collas. Ceci est un point fondamental ; Pierre Bois le souligne en affirmant que le « mouvement est parti de Collas parce que c'est là que s'était constitué un groupe de camarades actifs qui ont d'abord préparé les esprits à un mouvement revendicatif » (37).

C'est la conjonction de cette propagande et des revendications ouvrières cimentées par le refus du syndicat d'assumer son rôle qui compose le mélange explosif qui éclatera le 25 avril 1947.

PROBLÈMES DE LA GRÈVE RENAULT

Les trois semaines de grève, dont on trouvera une chronologie en annexe, posent un certain nombre de problèmes quant à la nature de la grève, aux forces en présence, à son déroulement, à l'attitude des partis et de l'opinion publique face à elle.

(32) L'Internationaliste, 5 mars 1947.

(33) La Vérité, 21 mars 1947.

(34) Le terme « comité de lutte » est utilisé par le PCI alors que l'Union communiste ne donne, pas à cette réunion d'ouvriers un cadre organisationnel précis.

(35) La Vérité, 21 mars 1947.

(36) L'Internationaliste, mai 1947.

(37) La Révolution prolétarienne, juin 1947.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 123

Analyse de la grève.

Si l'on veut bien définir un mouvement spontané comme ayant deux caractéristiques : l'impréparation et le manque d'éléments dirigeants, la grève Renault ne rentre pas dans cette catégorie. En effet, c'est le comité de lutte né dans les départements 6 et 18 qui prend la décision de la grève. L'impression de la première matinée est que l'organisation est particulièrement soignée : les piquets de grève sont formés et savent où se placer. D'autre part, le comité de lutte qui se transforme, par élections, en comité de grève, dirige le mouvement dès l'origine. Peu de spontanéité dans tout cela, nous sommes plutôt en présence d'une wild strike, c'est-à-dire d'une grève déclenchée contre le syndicat ou plus exactement contre l'avis du syndicat. Mais est-ce à dire qu'elle est antisyndicale ? L'examen des positions du comité de grève permet de répondre négativement à cette question. Si un certain nombre d'ouvriers refusent le statu quo dans les luttes revendicatives, c'est sur la base d'une critique de gauche de la CGT. Ce qu'ils lui reprochent, ce n'est pas d'être dirigée par des membres du PCF, mais c'est de ne pas défendre leurs intérêts assez vigoureusement. Les interventions de Pierre Bois sur les 7 000 francs de minimum vital reprennent une des revendications de la CGT. De plus, même si les violences verbales et physiques créent des contradictions difficilement surmontables entre la CGT et le comité de grève, une partie des militants qui composent ce dernier rejoignent la centrale après la fin de la grève. A cet égard, une nuance s'impose : tous ceux qui se joignent au comité de grève n'ont pas la même position politique.

Ces considérations, le rôle du PCF et de ses adversaires dans ce mouvement sont-ils suffisants pour que l'on puisse affirmer que la grève Renault a des motifs politiques ? Il faut établir ici une distinction entre le mobile de la grève et les revendications qu'il impose d'une part, et le retentissement du mouvement d'autre part. Lorsque le secteur Collas cesse le travail, c'est pour réclamer des conditions de vie plus décentes. Les revendications seront toujours quantitatives. Jamais on ne parle chez Renault du « contrôle ouvrier » qui est pourtant un des thèmes des trotskystes. Pourtant, c'est aussi l'organisation du travail capitaliste qui est remise en cause par le refus du travail au rendement, même si cet aspect reste secondaire. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'il n'y a aucune visée politique chez Pierre Bois et ses camarades. Il est évident qu'il s'agit aussi de grignoter l'influence du PCF et de renforcer leurs propres rangs. Deux facteurs concourent à présenter l'épisode de Renault sous un jour plus politique. D'une part, à la RNUR, entreprise nationalisée, on est en face d'une expérience nouvelle et controversée où, l'Etat étant patron, toute grève prend un relief particulier. D'autre part, la période est marquée par le blocage des salaires dont les grévistes veulent la fin. C'est ce qui donne à la grève l'ampleur d'un événement politique important. Cela est accentué par l'entrée de la CGT dans le conflit et le départ des ministres communistes. Et, par là même, on peut se demander s'il y a eu une ou deux grèves. Le déroulement des événements montre qu'il y a deux directions, deux types de revendications bien distinctes, donc, deux grèves. La grève déclenchée par le secteur Collas est « dure ». Ses ambitions sont grandes, puisqu'il s'agit d'aug-


124 P. FALLACHON

menter le salaire de base. Son résultat est à la merci du rapport de force, étant donné qu'il n'y a aucune négociation. Le conflit repris par la CGT a pour base des revendications minimales (augmentation de trois francs sur la prime à la production). De longs pourparlers permettent d'aboutir à un accord avec le gouvernement.

La grande différence est donc que la première est en rupture avec le « système », tandis que la seconde est tout entière à l'intérieur.

La presse de 1947 et un certain nombre d'ouvrages depuis ont largement laissé entendre que les anarchistes avaient joué un grand rôle chez Renault. Pour notre part, il nous a été impossible d'avoir la confirmation d'un tel fait. Tous les témoignages concordent pour affirmer la faiblesse des anarchistes dans l'usine. La lecture des journaux qu'ils éditent en est une preuve. Les articles sur la RNUR utilisent des termes généraux et des renseignements parus dans la presse d'information. On ne trouve pas les détails qui prouvent la présence de correspondants à l'intérieur de l'établissement. Cette erreur n'est peut-être, en définitive, qu'une confusion. En effet, les « Bordiguistes » de L'Internationaliste par leurs théories et leurs prises de position peuvent être confondus avec des anarchistes.

De semblables erreurs sont faites sur le rôle de la CFTC. Jacques Julliard affirme que la grève a été déclenchée par les trotskytes et la CFTC (38). Certains éléments de la centrale chrétienne se sont ralliés au comité de grève quand il a fallu prendre une décision, mais, en aucun cas, ils n'ont participé à la préparation et au lancement du mouvement. D'après tous les témoignages, ce n'est que dans le courant de la grève que certains membres de la CFTC sont élus représentants de leur atelier au comité central de grève.

Le problème qui se pose est de savoir pourquoi la CFTC qui entretient de bonnes relations avec la CGT et dont les principes sur le blocage des salaires l'en rapprochent encore, choisit de soutenir la grève. Nous n'envisagerons le problème que pour Renault, tant il est vrai que les syndicalistes chrétiens ont forcé la main à leur direction nationale. Les réactions de la CFTC seront analysées avec celles des autres forces politiques et syndicales.

En ce qui concerne les ouvriers chrétiens, il s'agit d'une révolte bien compréhensible contre les conditions de vie. Mais on peut se demander s'il ne se passe pas le même phénomène entre les ouvriers syndiqués à la CFTC et ceux de la CGT qui s'insurgent de la même façon contre « la trahison » de leur direction (39).

Pour les cadres et les employés, Pierre Bois indique que le sentiment anticommuniste a joué d'une façon importante. Cela nous permet peut-être d'éclairer l'attitude de la maîtrise et des employés. La première a certainement réagi au carcan que faisait peser sur elle la CGT. De nombreux témoignages démontrent que les problèmes étaient souvent réglés entre Pierre Lefaucheux et la section syndicale sans qu'elle ait son mot à dire. En outre, les cadres apprenaient souvent certaines

(38) J. JULLIARD, La IV' République, Paris, 1968, p. 119.

(39) A ce sujet, on peut avancer l'hypothèse non vérifiée selon laquelle certains membres de la CFTC appartiendraient à la tendance « Reconstruction » qui existe depuis un an.


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décisions par leurs subordonnés syndiqués. La notion de hiérarchie, qui leur est souvent si chère, était quelque peu bouleversée. Ce facteur, lié au désir de la CFTC d'accroître son influence, peut expliquer les raisons d'une neutralité bienveillante un peu surprenante. Quant aux employés, leurs conditions de vie sont assez proches de celles des ouvriers ; il est donc possible que la perspective d'une augmentation de salaire ne les laisse pas indifférents.

Examinons maintenant le rôle de la direction et son attitude pendant ces événements. Cette dernière est d'abord marquée par le refus de reconnaître le comité de grève et de négocier avec lui. Pierre Bois a sans doute raison de remarquer que « la direction avait le plus grand intérêt à discuter avec les responsables cégétistes qui [...] négociaient et manoeuvraient avec la direction pour la reprise du travail » (40). Remarquons néanmoins que Pierre Lefaucheux tente de proposer au gouvernement un certain nombre de solutions pour apaiser le conflit. Sa volonté de conciliation est évidente et apparaît d'autant mieux qu'il essaie de négocier avec le comité de grève dès le lundi 12 mai, tout en lui envoyant l'inspecteur du travail, ce qui fait dire à Pierre Bois que « la direction tantôt se raidit et cherche à nous intimider, tantôt essaie les formes paternalistes, tantôt elle se retranche derrière les décisions gouvernementales... ». Quels que soient les moyens qu'elle emploie, sa tactique est d'isoler le comité de grève et de négocier avec la CGT pour faire accepter au gouvernement une solution qui permette la reprise du travail.

Le premier problème à résoudre consiste à comprendre pourquoi la grève ne se propage dans l'usine que le lundi. En effet, au soir du vendredi 25 avril, le mouvement ne s'est pratiquement pas étendu. Les témoignages donnés par André Tiano sur le premier jour de la grève montrent que les débrayages durent peu de temps et que personne n'est au courant du mouvement. On peut donc dire tout d'abord qu'il a fallu que les grévistes fassent connaître leurs positions et appellent à la grève. Le meeting du lundi midi est d'une grande importance et de nombreux débrayages se produisent l'après-midi. De plus, la violence de la CGT contre les grévistes a sans doute joué en sa défaveur, surtout dans la mesure où le fossé s'était déjà creusé entre elle et les ouvriers bien avant la grève. Mais la raison principale de l'extension de la grève est la justesse de la revendication avancée. En effet, dans les conditions d'alors, la perspective d'une augmentation de dix francs sur le salaire de base n'est pas négligeable pour des ouvriers pour lesquels manger est devenu un problème. Mais peut-on dire pourquoi cette grève ne s'est-elle pas déclenchée à partir d'un débrayage au mois de février ou au mois de mars ? On remarque que les mouvements qui ont marqué le premier trimestre à la Régie ont démarré sur des problèmes locaux, demande de primes pour telle ou telle raison, mais que jamais n'a été posée une revendication capable d'unifier les luttes. Et surtout, il ne s'est jamais constitué de groupes ayant pour désir principal d'étendre la grève à toute l'usine.

Si le comité de grève a eu l'initiative et a forcé la CGT à appeler à la grève, comment expliquer le retournement du rapport de force entre

(40) La Révolution prolétarienne, juin 1947.


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le 5 et le 9 mai ? On peut avancer deux séries de facteurs. II est essentiel de rappeler les conditions d'existence très dures des travailleurs à cette époque. Huit jours de grève représentent un lourd sacrifice à consentir. Il est normal qu'une certaine lassitude se manifeste. Pourtant, lors du référendum du 9 mai, certains départements ont voté en masse contre la reprise du travail. Cette contradiction avec les résultats d'ensemble laisse supposer que le comité de grève a subi un échec dans l'organisation des ouvriers grévistes. Pourquoi ? Trois raisons paraissent expliquer cela : la faiblesse en militants, compte tenu de la besogne à effectuer, joue ; la force et les possibilités tactiques de la CGT ne sont pas comparables à la faible marge de manoeuvre et au manque de moyens financiers et techniques du comité de grève ; la décision du comité de grève de propager le mouvement dans la région parisienne a fortement diminué son potentiel d'intervention.

De plus, il faut insister sur le manque de débouchés pour le comité de grève. Dès le lundi 5 mai, les positions respectives sont acquises à la Régie. Le comité de grève contrôle un certain nombre de départements, la CGT les autres. A ce moment, il apparaît que les camarades de Pierre Bois ne savent plus que faire. Une maigre tentative pour expliquer politiquement les raisons de la grève, c'est tout ce qu'ils trouvent pour maintenir l'esprit combatif de leurs troupes. Cela permet à la CGT de déployer ses ailes, c'est-à-dire de faire une propagande très active en faveur de ses propres revendications et de bien montrer par ses délégations au ministère et à la direction combien elle est acharnée à défendre les intérêts des ouvriers. Cet essoufflement du comité de grève n'est pas surprenant. Le manque de soutien extérieur en est la raison principale. Les mouvements « gauchistes » sont très faibles sur le plan national et ne peuvent assurer un débouché politique comparable à celui qu'apporte le PCF à la CGT.

Le comité de grève le sent fort bien et c'est le sens qu'il faut donner à sa décision de tenter d'étendre la grève à la métallurgie parisienne. Pourquoi échoue-t-il dans sa tentative ? On peut avancer que les forces des « gauchistes » sont faibles. C'est évident, mais peu probant, car la situation est la même chez Renault. La raison principale réside dans le moment où le comité de grève lance sa campagne à l'extérieur de chez Renault, alors que l'initiative a changé de camp. Il tente la globalisation du mouvement à l'instant où le rapport de force ne lui est plus favorable. Et, dans la mesure où la CGT contrôle mieux les petites usines, l'avantage pris dans les premiers jours lui aurait été utile. Après cet échec, quelles sont alors les vues du comité lors de la continuation de la grève le 12 mai ? Pierre Bois joue là sa dernière carte. Il connaît la position des deux départements dans le processus de production, d'où la possibilité d'arrêter l'usine, en ne lui fournissant aucune pièce. De plus, il sait que le mécontentement règne encore et qu'il peut compter sur un certain nombre d'ateliers pour le soutenir. Tout cela permet d'arracher quelque chose de plus au gouvernement. Mais, dès cet instant, il est hors de question d'obtenir les dix francs sur le taux de base ; aussi les derniers combats se livrent-ils sur le paiement des heures de grève.

Cette grève permet de déterminer à l'intérieur de l'usine les départements qui ont suivi le comité de grève. Ce sont les départements fi, 18, 88, 31, 49, 48. Leur composition professionnelle attire particulière-


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ment l'attention ; en effet, ils comportent Une très forte proportion d'OS et peu d'OP, respectivement 80 % et 6-12 %, alors que la moyenne de l'usine est 54,8 % d'OS pour 36,2 % d'OP (41).

A l'inverse, les départements d'outillage, les plus réfractaires au mouvement, sont ceux dont la proportion d'OP est la plus élevée : 67,5 % contre 36,2 % pour l'usine entière. Cette comparaison peut nous amener à dire que le comité de grève a trouvé ses troupes chez les OS et la CGT chez les OP. Il faut quand même nuancer cette affirmation, car certains départements, comme le 35 (fils électriques) qui compte 97,9 % d'OS, ne sont pas apparus au premier plan. Il ne faut pas sousestimer le rôle des « oppositionnels », mais on peut affirmer qu'ils ont trouvé plus d'échos auprès des OS. Il est difficile d'expliquer ce phénomène faute d'informations plus précises, notamment sur le comportement électoral des OP. Cependant, il s'agit sans doute ici de la manifestation de 1' « aristocratie ouvrière » qui, par sa position économique plus favorisée que celle des autres couches ouvrières, est moins tentée par les actions grévistes. De plus, les OP sont certainement influencés très fortement par le PCF qui recrute surtout dans les industries à haute qualification professionnelle.

Opinion publique, syndicats, partis et groupes politiques devant la grève.

La position du parti communiste et de la majorité de la CGT est résumée par La Marseillaise, journal provincial du Parti : « Une poignée d'agitateurs, non sans liaison avec la DGER, a réussi à susciter une grève partielle chez Renault en exploitant le mécontentement légitime des travailleurs. La CGT s'efforça d'apaiser le conflit, compte tenu de la politique gouvernementale de blocage des salaires » (42). L'analyse est simple : des provocateurs à la solde des services de renseignements ou des gaullistes tentent une manoeuvre contre la CGT et les nationalisations. L'Humanité titre dans son premier article sur Renault : « Manoeuvres contre la CGT et les nationalisations » (43). Le rôle de la presse dite « bourgeoise » a pesé aussi d'un grand poids. Le fait que Combat qualifié de gaulliste ait publié des articles relativement favorables à la grève est compris par les communistes comme une manoeuvre du RPF contre la CGT, donc une attaque contre les nationalisations.

C'est la première phase. La position évolue dès le mardi 29 avril : le titre de l'article consacré à la Régie est une fois de plus significatif : « A la Régie Renault, la section syndicale lutte pour obtenir les revendications légitimes » (44). De grève provocatrice, l'action qui s'est étendue est devenue une « juste lutte pour les légitimes revendications ». Ces dernières sont depuis longtemps sur le bureau de Pierre Lefaucheux, mais celui-ci a attendu la montée du mécontentement pour les examiner. C'est le moment où la section syndicale présente sa demande d'augmentation de la prime à la production. Deux remarques sont à faire à ce propos : d'une part, il ne nous a pas été possible de trouver

(41) A. TOURAINE, op. cit., p. 87, 88 et 89.

(42) La Marseillaise, 30 avril 1947.

(43) L'Humanité, 27 avril 1947.

(44) Ibid., 29 avril 1947.


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trace des revendications présentées à la direction. Les comptes rendus des réceptions des délégués du personnel n'en font pas état ; d'autre part, la revendication des trois francs porte sur la prime à la production : les syndicalistes communistes ont donc fait dévier la revendication du comité de grève qui portait sur le salaire de base pour la faire coïncider avec la politique de la « Bataille pour la production ». Par ailleurs, la demande des dix francs sur le plan national est destinée à éviter l'extension du conflit.

La tactique de la CGT est donc de couper l'herbe sous le pied du comité de grève en tentant de diriger l'action sur Renault et en l'englobant dans un mouvement revendicatif au plan national. Pourtant, la volonté revendicatrice est relativement molle et, dès le mercredi 30 avril, L'Humanité prépare le terrain d'une reprise du travail en notant : « A la Régie Renault, des bases d'accord atteintes entre Direction et Délégation syndicale » (45). On connaît l'échec du référendum du 2 juin pour la CGT. A partir de ce moment et plus encore après l'éviction des minisires communistes, les militants du PCF conduisent le mouvement et négocient avec le gouvernement pour trouver une solution qui permette une reprise rapide du travail, même après le lundi 12 mai.

En résumé, il y a trois phases dans la tactique du PCF et de la CGT à l'égard de la grève Renault. Du vendredi 25 avril au mardi 29, la CGT tente de saboter le mouvement et de faire reprendre le travail. Du mardi 29 avril au vendredi 2 mai, la CGT contrôle le mouvement et essaie de faire cesser la grève après avoir obtenu quelques satisfactions sur des points secondaires. A partir du lundi 5 mai, la CGT dirige le mouvement.

Mais le problème le plus important reste de comprendre ce qui amène la CGT, puis le PCF à soutenir le mouvement des usines Renault. La grève Renault représente le mécontentement de la classe ouvrière et la volonté de lutte de certains de ses membres (46). Benoît Frachon confirme cette hypothèse lorsqu'il déclare : « Nous assistons à la réédition d'une provocation que vous avez tous présente à la mémoire, celle qui se déroula au mois d'août de l'an dernier dans les PTT » (47).

C'est en effet par rapport à l'état de la classe ouvrière en avril 1947 qu'il faut comprendre l'action du PCF. Depuis plus d'un an, le mécontentement croît rapidement chez les travailleurs, au fur et à mesure qu'augmente le coût de la vie. Or le blocage des revendications et surtout les méthodes employées pour ce faire sont désapprouvés par un nombre croissant d'ouvriers. La grève de la presse l'a prouvé. De plus, lorsque se met en grève un des fiefs du parti communiste dans la région parisienne et que ce dernier se sent dépassé sur sa gauche, il ne fait aucun doute qu'il comprend la nécessité de raffermir ses positions et de reprendre en main ses troupes, sans pour cela effrayer trop, car la visée stratégique est encore de revenir au gouvernement.

La surprise est sans doute fort grande pour les grévistes de constater que Le Populaire n'adopte pas une attitude semblable à celle de L'Humanité, mais au contraire se montre relativement bienveillant à leur

(45) L'Humanité, 30 avril 1947.

(46) Cf. P. Bois, La Révolution prolétarienne, juin 1947.

(47) La Vie ouvrière, 15 au 21 mai 1947.


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égard et prend même un malin plaisir à conter les déboires des délégués CGT. Le journal socialiste apparaît même en défenseur des grévistes lorsqu'il écrit : « Contrairement aux nouvelles répandues par certains ' informateurs, les 1 200 ou 1 500 ouvriers en grève ne se sont livrés à aucun sabotage et le mouvement engagé se poursuit dans l'ordre et la discipline » (48). Pendant tout le mouvement, Le Populaire donne une information complète et généralement très bien « récupérée ». La SFIO insiste sur un point central : la démocratie. Le mardi 29 avril, son quotidien affirme qu' « il faut que, dès ce matin, la base exprime librement son point de vue et se prononce pour ou contre le mouvement revendicatif » (49). Les conséquences de cette position sont si importantes que la SFIO y consacre un éditorial d'Henri Noguères dans l'édition du 3 mai. Son titre : « D'une grève et de ses conséquences » débute par un aveu qui en dit long sur les problèmes que pose le soutien du Populaire aux grévistes : « La position prise par Le Populaire vis-à-vis du mouvement de grève Renault a causé dans les milieux politiques une certaine surprise. On s'est empressé de confronter notre attitude et la ligne générale du Parti et on a voulu voir dans leur contradiction plus apparente que réelle une duplicité d'autant plus surprenante que les socialistes n'en sont pas coutumiers » (50). Il reconnaît aussi la « position en flèche » du quotidien socialiste qu'il explique par « l'instinct de solidarité qui s'élève spontanément dans notre journal avec tout mouvement de la classe ouvrière » et par la « satisfaction qu'on y ressent chaque fois que réapparaît une tendance à ranimer dans l'organisation syndicale les traditions d'autonomie politique et les moeurs démocratiques ». De plus, « les décisions de la base sont souveraines » même si elles sont en contradiction avec la ligne du Parti.

Après ces explications, Henri Noguères analyse la grève. Il fait la distinction entre la forme et le fond et affirme son accord avec la méthode démocratique qui a présidé au déclenchement du mouvement. Mais il ajoute en guise de conclusion : « On ne doit pas perdre de vue qu'un relèvement général des salaires serait incompatible avec la politique de baisse à laquelle le parti socialiste reste plus attaché que jamais. » En dehors de la justification de la position du Populaire, cet éditorial marque la volonté de redresser la ligne du Parti sur Renault. A partir de ce jour, les articles sont plus neutres et surtout sont soigneusement encadrés par des textes sur le cycle infernal prix-salaires.

En fait, la SFIO s'est surtout réjouie de voir les communistes gênés par cette grève. On peut aussi suggérer que les rédacteurs du Populaire ont réagi sans beaucoup tenir compte des théories de leur organisation. Seules les Jeunesses socialistes ont vraiment pratiqué une politique fractionnelle. Elles ont soutenu ouvertement le comité de grève, fait des collectes en sa faveur, démontrant ainsi nettement de profondes divergences avec le Parti. Travaillées par des courants révolutionnaires, elles sont depuis longtemps en lutte avec le comité directeur de la SFIO. Au Congrès de Montrouge, les 5 et 6 avril 1947, Courtois, membre du Comité directeur, dans son rapport, regrette le titre de leur journal :

(48) Lie Populaire, 2fi avril 1947.

(49) Ibid., 29 avril 1947. (!>0) Ibid., 3 mai 1947.


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Le Drapeau rouge (51). L'affaire Renault aggrave le fossé et, le 11 juin 1947, le Comité directeur en entier, de Guy Mollet aux pivertistes, dissout leur Bureau national et exclut ses membres.

Et Force ouvrière (52) ? Les minoritaires de la CGT reconnaissent qu' « au nom de l'intérêt national de lourds sacrifices sont imposés, en particulier aux masses laborieuses », mais, « dans leur immense majorité, elles en conçoivent l'obligation ». La grève de Renault n'est qu'un « remous qui risque de nuire au relèvement national », même si elle est « humainement justifiée ». D'ailleurs FO reste « convaincue que seule une politique de baisse des prix est susceptible d'amener une amélioration réelle du standard de vie ouvrier » ; donc il faut prendre des mesures pour assurer le ravitaillement et contre les trafiquants. Tout cela est contenu dans le seul article que Force ouvrière consacre à la Régie Renault ; il réclame la « non-réélection des responsables syndicaux qui ont failli à leurs devoirs », mais pas la moindre ligne sur les revendications de salaires.

L'Aube (comme Le Populaire) laisse éclater la satisfaction que lui procurent les embarras du PCF. Toute l'information du journal du MRP durant la grève est fondée sur l'anticommunisme. Bien entendu, aucun accroc n'est fait au blocage des salaires, thème sacro-saint du tripartisme même rompu.

La CFTC soutient le mouvement à la suite de la pression de sa base. Espérait-elle aussi récupérer un peu de l'influence qu'ont perdue les syndicalistes communistes dans cette affaire ? Comment analyse-t-elle la grève ? Elle y voit deux aspects : d'une part, ce que demandent les grévistes, c'est « de pouvoir manger en travaillant, de ne plus être considérés comme des machines à produire, de pouvoir s'organiser démocratiquement, de voir se réaliser une juste répartition des bénéfices de leurs efforts au sein de l'entreprise, de voir enfin se réaliser cette unité d'action qui seule permettra aux travailleurs de pouvoir réaliser leur rêve : vivre en homme parmi les autres hommes » (53). D'autre part, cette grève « doit être aussi considérée comme un sursaut violent de la classe ouvrière contre l'immixtion de la politique dans le syndicalisme » (54). La CFTC maintient ses deux thèmes : il faut améliorer le ravitaillement et continuer une politique de baisse des prix qui doit être rendue plus efficace. Ce qui inquiète le plus la centrale chrétienne, c'est l'extension des grèves. A la fin du mois de juin, elle note : « Avec Renault, le doigt a été mis dans l'engrenage. [...] Nous voilà en pleine guerre sociale... et au bout ? » (55).

Sur l'attitude de l'opinion publique face à la grève, on ne dispose à l'heure actuelle que d'indications partielles.

Tout d'abord, une nette sensation de déséquilibre apparaît entre la presse parisienne et celle de province. La première prend position sur

(51) L. FIGDÈRES, « La crise des Jeunesses socialistes et l'unité de la classe laborieuse », Cahiers du communisme, septembre 1947.

(52) Force ouvrière, n° 71, 8 mai 1947.

(53) Syndicalisme, 30 avril-7 mai 1947.

(54) Ibid., 8 mai-14 mai 1947.

(55) Ibid., 26 juin-2 juillet 1947.


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les problèmes que soulève ce mouvement et souvent franchement. Alors que pour la seconde, mis à part les journaux communistes, tout y est plus feutré, plus discret. Les questions ne sont souvent abordées qu'indirectement et les solutions sont moins tranchées. Toutes deux ont cependant la caractéristique de ne pas aller contre la grève, au minimum la neutralité est de bon ton. Pour la presse de province comme pour celle de Paris, il s'agit de toucher le plus de monde possible dans toutes les classes sociales. Cela semble indiquer que le mouvement de chez Renault ait été assez populaire, puisque aucun organe de presse non communiste ne se risque à le désavouer.

La presse de droite insiste surtout sur les difficultés de la CGT, ce n'est pas une surprise. L'Epoque (PRL) décrit la grève comme « une réaction spontanée de travailleurs lassés du carcan politique de la CGT » (56). L'Aurore y ajoute la mise en accusation du dirigisme, tandis que Le Figaro s'inquiète de la possible extension du conflit et de la mise en cause des principes de la politique gouvernementale. Il remarque que ce mouvement est « le symptôme d'un état d'esprit qui, malheureusement, n'est pas isolé et qui menace la politique de blocage des salaires et de la baisse des prix » (57). La -position ne change pas, lorsque la CGT reprend la grève en main.

Pour Combat et Raymond Aron, « la grève qui a surgi spontanément aux usines Renault a remis au premier plan le problème qui intéresse chaque Français dans sa vie quotidienne : celui des salaires et des prix », mais « une augmentation de salaire ne serait pas limitée à l'usine Renault ni à l'Union des syndicats des métaux, elle gagnerait bientôt les autres branches de la production » (58). Là est le danger, ce qui n'empêche pas Combat d'accorder une large place aux événements de Renault.

Le problème est le même pour Le Monde qui titre : « Le conflit qui a éclaté aux usines Renault met en question la politique des salaires » (59), de même que France-Soir qui consacre son premier article à la grève seulement le 30 avril et qui affirme que « c'est au gouvernement de régler le conflit qui met en cause directement les principes mêmes de sa politique des prix » (60). On pourrait multiplier les citations, car tous les journaux ont compris les répercussions du mouvement Renault. Et c'est sur ce point que la presse argumente et tente d'influencer le public.

Pour la presse de gauche, le problème est le même. Pour Libération, c'est l'alignement sur les positions défendues pratiquement par tous les journaux : il faut continuer l'expérience de baisse des prix. Quant à Franc-Tireur, il attend que la CGT se lance dans le conflit pour écrire : « Il faut aujourd'hui aboutir à une solution rapide. Le gouvernement doit s'apercevoir qu'il a donné trop de coups de canif dans le minimum vital et il doit remédier à cette situation. Quand 20 000 ouvriers réclament par la grève : « Nos dix francs », c'est un salaire décent qu'ils revendiquent. On ne doit pas les faire attendre » (61).

(56) L'Epoque, 29 avril 1947.

(57) Le. Figaro, 30 avril 1947.

(58) Combat, 2 mai 1947.

(59) Le Monde, 30 avril 1947.

(60) France-Soir, 30 avril 1947.

(61) Franc-Tireur, 1" mai 1947.


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Parmi les quotidiens de province que nous avons examinés, seul Le Progrès de Lyon, ainsi que La Voix du Nord et Le Télégramme de Brest donnent des informations dès le mardi 29 avril. Les autres attendent le lendemain et considèrent sans doute l'entrée de la CGT dans le mouvement comme déterminante. Tous les journaux sans exception accordent une place importante à la grève. Dans Ouest-France par exemple, le conflit ne quitte pas la première page du 30 avril au 16 mai. C'est peut-être le quotidien socialiste La Voix du Nord qui en publie le moins. Dès le 7 mai, Renault disparaît parmi les autres conflits. Le numéro du 16 mai annonce la reprise du travail en sept lignes. La plupart des quotidiens adoptent la solution de traiter le problème dans des éditoriaux et encadrent soigneusement les articles sur Renault par d'autres sur la hausse des salaires.

Cela permet de dire que le conflit a sans doute été accueilli avec intérêt par la population, d'où l'embarras de la presse pour le décrire et prendre position.

Le fait majeur de cette période est la rupture du tripartisme, avec l'éviction des ministres communistes. Il n'est pas question de faire l'histoire de cette rupture, mais de voir quelle est l'incidence de la crise Renault.

Cette dernière n'est que le prétexte avancé par Ramadier pour révoquer les membres du gouvernement qui ont soutenu la grève. Mais on peut dire avec André Siegfried que « la rupture de la majorité parlementaire française avec le communisme n'a sans doute été que le reflet d'une situation générale dans le monde » (62). La tension grandissante entre les deux blocs a pour résultat que la SFIO et le PCF « fondent leur politique sur des analyses totalement opposées de la situation internationale » (63). Dès lors, la rupture est certaine. Seule l'occasion manque.

La grève Renault a « ouvert l'écluse, et toute une vague de grèves a déferlé » d'autant plus facilement que les militants communistes de la CGT et le PCF ne s'y opposaient plus. Ce sont les employés de la blanchisserie parisienne, puis ceux des banques qui lancent le mouvement. Ensuite éclatent les conflits du gaz et de l'électricité, de la meunerie parisienne. Tout le mois de juin est marqué par l'ampleur de l'action revendicative, tous les secteurs d'importance vitale sont touchés ; même les banques et les grands magasins, signe de la gravité de la situation sociale, ne sont pas épargnés.

RENAULT DE JUIN A DÉCEMBRE 1947

La rupture entre l'Est et l'Ouest comporte trois étapes : l'éviction des ministres communistes, l'échec de la Conférence de Paris sur le plan Marshall (juin 1947), la constitution du Kominform (septembre 1947).

L'échec de la Conférence de Paris ne modifie en rien l'analyse de la situation par le PCF. Ce dernier, réuni à Strasbourg du 25 au 28 juin,

(62) Préface à L'Année politique 1947, p. XII.

(63) C. WILLARD, Socialisme et communisme français, Paris, 1967, p. 144.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 133

déclare : « II faut créer au plus vite les conditions indispensables à la formation d'un gouvernement véritablement démocratique où les communistes occuperont une place conforme aux indications du suffrage universel et qui, dans l'ordre et la tranquillité, résoudra les grandes tâches d'aujourd'hui conformément aux intérêts inséparables du peuple et de la Patrie » (64). Quant à la tactique, André Barjonet donne à ce sujet un témoignage : « J'ai, à l'époque, personnellement entendu Jacques Duclos expliquer dans une réunion intérieure de la section centrale économique du PCF qu'il suffirait de quelques grèves tournantes pendant l'été 1947 pour créer les conditions de retour au gouvernement des communistes. Jacques Duclos condamnait toute tentative de grève générale massive : il voyait dans ces grèves tournantes une tactique souple, comparable à celle des partisans dans la Résistance » (65).

Cette tactique fondée sur la combativité grandissante des masses populaires et l'approfondissement de la crise économique amène la CGT à pratiquer chez Renault une action en deux temps : d'abord, se couper de la direction et avancer ses revendications, ensuite, après septembre, passer à l'action.

Lu RNUR de juin à octobre.

Après la grève d'avril-mai, un certain nombre de travailleurs concluent, soit qu'il leur faut s'organiser, soit qu'il est devenu impossible de « travailler » dans la CGT. La fusion de ces deux courants amène deux tentatives contradictoires : implanter la CNT et créer une nouvelle organisation syndicale.

La tentative de la CNT (66) se produit assez longtemps après la grève sauvage. Dans une lettre adressée à la direction le 4 novembre 1947, Rotot, secrétaire du syndicat industriel des métaux de la région parisienne, indique la création d'une section syndicale de la CNT chez Renault. Il joint une proclamation et un exemplaire des statuts du syndicat pour affichage. En fait, cette tentative de créer, par le sommet, une organisation reste sans lendemain. Il semble que la CNT ait voulu surtout faire un peu de « publicité » sur son syndicat, la situation chez Renault lui paraissant favorable à un développement de ce dernier.

Après la fin de la grève, les trois courants politiques qui ont été à l'origine de l'action se séparent sur le problème syndical. La question est de savoir quel doit être le comportement des travailleurs qui ont animé le comité de grève vis-à-vis de la CGT.

Après la grève, les « Bordiguisfes » affirment : « Si nous nous retrouvons avec d'autres courants prolétariens, dont le PCI. pour souligner le caractère de classe de ce mouvement, [...] nous sommes, par contre, en complet désaccord avec la politique prosyndicaliste de la plupart d'entre eux » (67). Cette position provient de l'analyse de la Confédération syndicale : « Le rattachement de la CGT à l'Etat bourgeois est un fait accompli. L'organisation syndicale cégétiste (tout comme la CFTC jaune) est aujourd'hui un des rouages de l'appareil d'exploitant)

d'exploitant) dans les Cahiers du communisme, p. 679, juillet 1947.

(65) A. BAR.IONET, La C.G.T., Paris. 1968, p. 49.

(66) Source : Archives Renault, Billancourt.

(67) L'Internationaliste, mai 1947.


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tion des travailleurs, de leur soumission au capitalisme » ; ils condamnent la tactique « du redressement intérieur » qui mène à l'opposition sage à l'intérieur de l'organisation. Ils se déclarent pour la création de comités d'action, car les masses n'ont pas à être organisées en période de calme. Ces comités sont « formés des éléments révolutionnaires actifs et de différentes tendances politiques ou syndicales et d'inorganisés dans le seul but de concrétiser les revendications immédiates de la classe ouvrière » (68). En période de lutte, le comité d'action rentre dans le comité de grève qui disparaît après le mouvement. Le comité d'action se reforme alors « afin d'être toujours prêt pour le développement de la lutte de classe qui, étant une réalité historique, est indépendante des formes d'organisations ».

Dans un article au titre révélateur : « Les syndicats indépendants : une entreprise réactionnaire » (69), le PCI reproche à Pierre Bois d'être intervenu au congrès de fondation du syndicat autonome des PTT considéré comme « réactionnaire ». Pour ce parti, la CGT est le syndicat où se reproupe la grande masse des travailleurs, mais il est dévié de son but par les « staliniens » qui trahissent la classe ouvrière. Aussi faut-il être là où se trouvent les masses et, par une propagande active, remplacer les dirigeants réformistes par des éléments révolutionnaires. Il propose et fonde un « Comité inter-usines de lutte de la métallurgie » pour confronter les expériences et unifier les pratiques afin de mettre la CGT « au pied du mur » par des actions d'avant-garde. Sa tâche est la préparation de la grève générale par la tactique des mouvements locaux qui font tache d'huile. Cette réunion de « militants syndiqués révolutionnaires » aura une existence éphémère. La fin de l'agitation dans la métallurgie parisienne sonnera aussi la sienne.

La position de l'UC s'exprime dans La Voix des travailleurs de chez Renault du 3 juin 1947 par un article de Pierre Bois intitulé : « Comment s'organiser ? » Le leader du comité de grève remarque tout d'abord que la lutte a été menée par un organisme qui s'éteint avec la fin de l'action. Il se déclare contre sa transformation en comité d'action, mais il ajoute : « Il y a des tâches quotidiennes et permanentes du mouvement ouvrier. [...] En ce moment, il faut organiser les ouvriers les plus combatifs, cela c'est la tâche du syndicat. » Comme la CGT ne permet plus de faire un tel travail, il faut créer un autre instrument qui ne sera pas un syndicat autonome, mais une organisation qui devra s'unir à d'autres identiques dans différentes usines pour former une fédération, puis une confédération.

Pierre Bois veut créer une nouvelle organisation. Le PCI est « pour une tendance politique trotskyste dans la CGT » et condamne « tout regroupement syndical indépendant » (70). Les « Bordiguistes » déclarent : « En ce qui concerne nos propres militants, ils resteront dans la CGT pour y mener un travail de clarification de la conscience des prolétaires syndiqués, de dénonciation de la politique contre-révolutionnaire des Bonzes » (71).

(68) L'Internationaliste, juin-juillet 1947.

(69) La Vérité, T8 juillet 1947.

(70) Ibid.

(71) L'Internationaliste, mai 1947.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 135

La fondation du « syndicat démocratique Renault » est annoncée dans une lettre à Pierre Lefaucheux datée du 4 août 1947 (72), signée par Pierre Bois (département 6, atelier 31). Les statuts ont été déposés au mois de juin à la mairie de Boulogne et le SDR est inscrit sur les contrôles de la préfecture de la Seine sous le numéro 1041-3.

Son activité durant l'année 1947 tourne autour de trois thèmes : la reconnaissance du syndicat, la lutte pour les augmentations de salaire, la propagande sur deux points : l'échelle mobile et le contrôle ouvrier.

Bien que cela dépasse notre sujet, nous allons donner quelques indications rapides sur la suite de son existence qui est très peu connue. Le 2 juin 1948, la direction de chez Renault fait connaître à Pierre Bois que son syndicat n'est pas reconnu représentatif par l'inspecteur du travail J. Zanotti ; le SDR a alors 650 adhérents. En 1949, il présente des candidats aux élections des délégués du personnel. Il recueille 1 283 voix, soit 4,81 % des inscrits et 5,81 % des votants, ce qui lui vaut trois sièges dans le premier collège. Il ne présente pas de candidats dans le second collège. En 1950, il ne recueille que 492 voix, soit 1,89 % des inscrits et 2 % des votants. Il disparaît l'année suivante. Cette chute et cette disparition semblent le résultat d'un changement d'orientation pour le moins curieux. En effet, l'organisation qui, en 1947, est toujours à la pointe des luttes et prête à déborder la CGT sur sa gauche, à partir de 1948 se trouve hostile à pratiquement tous les mouvements de grève qui se déclenchent à la Régie. La liste des grèves établie par André Tiano (73) permet de constater que sur six actions tendant à la grève générale de l'entreprise entre 1948 et 1950, le SDR ne se rallie qu'à la grève générale de février-mars 1950. Le 11 avril 1950, La Voix des travailleurs de chez Renault indique que Pierre Bois a été mis en minorité, les syndiqués lui reprochant d'agir sans les consulter. Le SDR disparaît peu après.

La création de cet organisme en juin 1947 est une conséquence importante sur le plan de la Régie de la grève d'avril-mai. Mais est-elle de nature à bouleverser le rapport de force entre la CGT et ses opposants ?

Le SDR proteste dans un tract (74) daté du 17 juin contre le fait qu'il est impossible aux ouvriers de présenter les candidats de leur choix. En effet, les règlements prévoient qu'aux deux premiers tours, seuls les syndicats reconnus représentatifs peuvent présenter des candidats. Si la participation, lors de ces deux tours, est inférieure à 50 % des inscrits, un troisième a lieu où les candidatures libres sont acceptées.

L'organisation de Pierre Bois récuse les candidats désignés « par en haut », le fait qu'il n'y ait qu'une seule liste pour toute l'usine et qu'elle ne soit connue que deux jours avant les élections, et donc qu'il n'y ait pas de campagne : ce sont là des manoeuvres antidémocratiques. Enfin, le SDR refuse d'avoir pour délégués des personnes qui, « pendant la grève, ont eu une attitude de jaune ». C'est pourquoi le tract se termine ainsi : « Nous demandons aux camarades de s'abstenir tous aux

(72) Archives de la direction du personnel de Renault.

(73) A. TIANO, op. cit., p. 200 à 210.

(74) Cité par La Révolution prolétarienne, juillet 1947.


136

P. FALLACHON

premier et deuxième tours des élections de délégués pour pouvoir présenter au troisième tour une liste de délégués de notre choix par département. »

Les résultats généraux sont les suivants (75) :

1er collège :

Inscrits 21 484

Votants 14 792

CGT 12 687 (85,75 % des exprimés

59,05 % des inscrits)

CFTC 2 005 (14,25 % des exprimés

9,8 % des inscrits)

2" collège :

Inscrits 4 704

Votants 3 726

CGC-CFTC 2 159 (45,8 % des inscrits)

CGT 1567 (33 % des inscrits)

Ces élections sont marquées par une baisse sensible de la CGT : environ 6 % ; parallèlement, la CFTC passe de 7,7 % en 1946 à 14,25 %. Les positions respectives des deux sections pendant la grève expliquent sans nul doute ces résultats. Dans le second collège, la chute de la CGT est encore plus nette : elle perd 18 % de ses voix de 1946 et, par la même occasion, tous ses sièges. Mais plus importante peut-être est l'augmentation du nombre des abstentions : 31,2 % en 1947 contre 25 % en 1946. Une statistique établie par la direction du personnel permet de comprendre cet accroissement. En dehors des autres départements où le pourcentage des abstentions s'élève aussi, les départements 6 et 18 marquent le refus des élections par un très faible pourcentage de participation : 87,5 % d'abstentions au département 6 et 81,3 % au département 18.

A la suite de diverses péripéties, ces départements n'ont toujours pas de délégués à la fin de 1947. Une nouvelle élection partielle a donc lieu le 24 février 1948. Entre-temps, la loi du 7 juillet 1947 autorise les candidatures libres au deuxième tour. Le défaut de quorum rend nécessaire un second tour. Les deux candidats, CGT - SDR, obtiennent chacun 296 voix, mais la CGT remporte le siège au bénéfice de l'âge.

En résumé, la fin de l'année 1947 et le début de 1948 sont marqués par la baisse de l'influence de la CGT qui reste pourtant, et de loin, la force dominante.

De juin à novembre 1947, la Régie Renault connaît un certain nombre de mouvements limités, marqués par la concurrence entre la CGT et le SDR.

Le lundi 2 juin, après quinze jours de répit, les départements 6 et 18 débrayent de nouveau à treize heures pour protester contre la diminution de la ration de pain. Ils reprennent le travail dès le lendemain matin.

(75) Source : Direction du personnel Renault.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 137

De son côté, la CGT fait cesser le travail le 4 juin, afin d'appuyer les revendications déposées à la direction depuis le 22 mai (76). Pourquoi ce débrayage ? 11 semble qu'à cette occasion, la CGT veuille redorer son blason en vue des prochaines élections professionnelles. Il lui faut donc reprendre un style plus revendicatif et plus dur. Parmi les revendications, il y a le problème du contrôle de l'embauchage et du licenciement, un des points sur lesquels le patronat n'a jamais voulu céder. Les mensuels et les cadres sont également concernés, les premiers par la demande d'une prime de rendement, les seconds par le problème des classifications. La volonté de s'attirer les sympathies électorales des différentes catégories professionnelles est évidente. En outre, le 23 juin et le 1°' juillet, ont lieu d'autres mouvements limités, dans le cadre des journées d'action nationale de la CGT. Enfin, André Tiano signale en juin et juillet deux débrayages à l'entretien et à la fonderie pour des revendications de salaire (77).

A la fin de la première période de l'agitation sporadique, le changement de tactique de la CGT est frappant. Désormais, la centrale syndicale prend la tête du mécontentement ouvrier. A cela deux explications : nous avons vu, d'une part, quelle était la tactique du PCF pour revenir au gouvernement : c'est la raison principale ; d'autre part, celle-ci est d'autant plus opportune chez Renault que la CGT voit son influence diminuer. La grève d'avril-mai a été un sérieux avertissement pour elle, qui s'est concrétisé par sa chute aux élections des délégués du personnel. Elle s'emploie donc activement à retrouver sa place à la tète des travailleurs. Mis à part le débrayage du lundi 2 juin, l'ex-comité de grève n'a plus l'initiative.

L'agitation cesse avec la période des mois d'été. Mais, dès septembre, les troubles reprennent comme dans toute la France. La situation se dégrade de plus en plus : inflation, difficultés du ravitaillement, tout concourt à rendre la vie des travailleurs plus dure.

A la Régie, le mois de septembre est marqué par l'augmentation du prix des repas (78), l'augmentation des heures de travail : « Dans presque tous les ateliers l'on passe de huit heures à neuf heures, dix heures et demie et même douze heures » (79), l'augmentation des cadences.

La CGT situe son action dans le cadre général des revendications de la centrale, sans engager aucune lutte précise. L'agitation provient du SDR.

Jusqu'à la mi-septembre, ce dernier tente de se faire reconnaître comme syndicat représentatif. Le 18 septembre, les dirigeants de la nouvelle organisation essaient de pousser les départements 6 et 18 à débrayer. Mais après une entrevue avec l'inspecteur du travail et devant le faible enthousiasme des ouvriers, le travail reprend (80). Le SDR consacre le mois d'octobre à une active propagande en faveur de l'échelle mobile des salaires. Le numéro 16 de La voix des travailleurs de chez Renault explique ce mot d'ordre : « Il ne suffit plus maintenant à la

(76) L'Humanité, 5 juin 1947.

(77) A. TIANO, op. cit., p. 201.

(78) L'Internationaliste, septembre 1947.

(79) Ibid.

(80) Le Monde, 19 septembre 1947.


138 P. FALLACHON

classe ouvrière de se battre pour une quelconque augmentation de salaire, mais pour la garantie de son salaire, c'est-à-dire la reconnaissance juridique d'un niveau au-dessous duquel le patronat n'aurait pas le droit de descendre. » Le SDR a surtout pour impératif de voir sa représentativité reconnue. Comme il ne parvient pas à l'obtenir légalement, il lui faut créer un rapport de force qui l'impose comme interlocuteur valable à la direction, obligée de le reconnaître de facto. Malheureusement pour lui, les conditions ne se prêtent guère à la réalisation de telles ambitions et l'on peut dire que cinq mois après la grève sauvage l'ex-comité mesure combien est longue la distance à parcourir entre le déclenchement d'une grève contre l'avis du syndicat et la possibilité d'entamer sérieusement les positions de ce dernier.

La grève générale de novembre-décembre 1947.

La grève de Renault ne peut être comprise que replacée dans la vague des mouvements de novembre-décembre. Avant le déclenchement des grèves, le climat politique français est marqué par la faiblesse des positions gouvernementales. Attaqué de plus en plus violemment par le PCF, qui durcit son action après la Conférence de Pologne où il a été tancé pour son légalisme, son opportunisme et ses illusions parlementaires, le gouvernement se découvre un autre ennemi : le RPF. Le succès de ce dernier aux élections municipales a fortement troublé le MRP et la SFIO. Le gouvernement a offert en holocauste ses deux ministres « de gauche », André Philip et Tanguy-Prigent, en attendant la démission de Ramadier le 19 novembre et la formation du ministère Robert Schuman dans lequel les affaires économiques reviennent au « centre » et le maintien de l'ordre à la SFIO.

Il y a trois phases dans les grèves. La première secoue la France du 10 au 19 novembre et se manifeste dans trois zones : Marseille, les houillères du Nord et du Pas-de-Calais, la métallurgie parisienne. La deuxième, du 19 novembre au 29 novembre, est marquée par la généralisation et le durcissement de la grève. Enfin, à partir du 29 novembre, les grèves se poursuivent avec plus de violence mais s'essoufflent.

Les événements de Renault suivent très précisément le schéma général. Le durcissement du conflit se caractérise par l'interdiction aux non-grévistes de pénétrer dans l'usine.

Dès 1947 et encore plus à l'heure actuelle, on considère que les grèves de cette époque sont déclenchées contre la volonté de la majorité des travailleurs. La Régie Renault n'y fait pas exception. Le mouvement des usines de Boulogne-Billancourt est l'objet d'une campagne de presse qui tend à démontrer la faiblesse du nombre des grévistes. Ceci n'est d'ailleurs pas uniquement le fait de ceux qui se sont prononcés contre les grèves. L'Internationaliste affirme : « La grève fut déclenchée chez Renault [...] contre la volonté de la majorité des ouvriers... » (81). Qu'en est-il exactement ? On ne peut affirmer que la CGT soit allée « contre » les désirs des ouvriers.

Si cette grève est minoritaire, la première question qui s'impose est de se demander pourquoi les éléments oppositionnels y ont participé.

(81) L'Internationaliste, janvier 1948.


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 139

La position des militants de L'Internationaliste qui déclarent : « Nous avons participé [...] à la grève par solidarité ouvrière » (82) révèle une contradiction difficilement surmontable, d'autant plus que le SDR aurait sans doute essayé de récupérer un mouvement anti-CGT si celui-ci s'était manifesté d'une quelconque façon. Or ni dans le récit de la grève fait par Pierre Lefaucheux dans le Bulletin d'information de la Régie ni dans la presse, on ne trouve trace d'un atelier ou d'un département qui aurait refusé de cesser le travail. Une réaction de ce genre, si elle s'était produite, aurait eu une large diffusion.

En réalité, il semble que la majorité des ouvriers aient suivi les consignes de la CGT, mais sans grand enthousiasme.

La réaction change chez les mensuels, cadres et employés où l'influence prépondérante est celle du courant antigréviste (CFTC - CGC - FO).

Si le mouvement de grève chez les ouvriers est majoritaire, comment expliquer la réaction des « Bordiguistes » ? La date du texte (janvier 1948) fait penser qu'après l'échec de la grève générale, il est facile d'affirmer : « Nous y avons participé mais nous n'étions pas d'accord. »

D'un autre côté, il reste certain que les cègétistes étaient fermement décidés à faire en sorte que la RNUR ne fonctionnât pas. Comment faut-il alors interpréter le fait qu'ils aient attendu le 23 novembre pour interdire l'accès de l'usine aux non-grévistes ? Il s'agit sans aucun doute d'un problème de rapport de force. Lorsque les mensuels votent en majorité contre la grève, le rapport de force global n'est pas suffisant. En revanche, le 23 novembre, le mouvement s'est généralisé et les grévistes de chez Renault se sentent en position favorable, surtout depuis que la police a fait évacuer Citroën mais n'a pas osé la même opération à Boulogne-Billancourt. Se serait-elle abstenue si elle avait senti qu'elle pouvait s'appuyer sur une majorité défavorable à la grève ?

Mais le rapport de force évolue. Le gouvernement accorde des avantages qui peuvent paraître substantiels à première vue et la CGT les refuse. D'autre part, le mouvement stagne. Les témoignages nous montrent que l'ouvrier se décourage et se demande surtout où veut en venir la CGT. De plus, le PCF est totalement isolé, ce qui amène la presse écrite et parlée à déverser un flot de propagande contre la grève. L'appréciation de ces éléments peut expliquer la tentative de référendum du 2 décembre. Il est nécessaire d'en analyser les résultats, d'expliquer les raisons de son annulation. Il y a, en décembre 1947, 24 535 ouvriers à la RNUR (83) : 7 925 participent au vote, soit environ 30 % de l'effectif total, les deux tiers votent pour la reprise du travail, c'est-à-dire que 20 % des ouvriers sont contre la continuation de la grève. Il faut tenir compte de la mauvaise information et des difficultés de transport, mais cela ne saurait changer les résultats dans de grandes proportions. Et le communiqué de Daniel Mayer ressemble à un constat d'échec. Il arrive en effet fort tard dans l'après-midi, vraisemblablement entre 15 et 16 heures. On peut se demander pourquoi il n'a pas suspendu les opérations de vote plus tôt, d'autant plus que leur organisation avait certai(82)

certai(82) janvier 1948.

(83) Rapport de gestion, 1947.


140 P. FALLACHON

nement nécessité sou accord. Il ne reste pour l'expliquer que le sentiment de l'échec devant les résultats.

Quant aux gauchistes, ils furent totalement muselés, ce qui accuse le caractère profondément différent des deux grèves que nous avons étudiées. La première en avril-mai est une grève-surprise dirigée par des « oppositionnels » contre la volonté de la CGT, cette dernière étant même obligée de s'accommoder d'un formalisme démocratique peu courant dans ses habitudes. Au contraire, la seconde, en novembre-décembre, est bien préparée et dirigée par la CGT qui refuse le référendum auquel elle préfère le vote à mains levées ou même par acclamation.

Cette étude ne peut être qu'une approche destinée à ouvrir le débat. Elle s'est tenue exclusivement aux problèmes politiques que pose l'expérience de Renault. Dans ces limites, deux faits attirent l'attention : la coupure initiale entre le PCF et nombre d'ouvriers d'une part, et l'action du noyau d'ouvriers combatifs qui lancent la grève d'avril-mai d'autre part. A partir de là, on peut retenir deux problèmes : les rapports entre le parti, le syndicat et les masses, les possibilités d'action des groupes oppositionnels.

Les grèves de Renault montrent l'importance et les limites de l'action d'un noyau d'ouvriers. A partir d'une « critique de gauche » des organisations syndicales, le mouvement ouvrier connaît deux pratiques : la création de fractions dans les syndicats, la création de syndicats « rouges ». On retrouve à Boulogne-Billancourt les deux possibilités. Avant la grande grève d'avril-mai, les oppositionnels de gauche forment des fractions dans la section CGT. Après le mouvement, certains restent à la CGT, d'autres créent le SDR. Les deux tentatives échouent. La première n'a pas assez de militants pour avoir un impact réel dans la section syndicale. De plus, quelques sections oppositionnelles peuventelles changer l'orientation d'une centrale tout entière ? Quant à la seconde, elle connaît les problèmes d'une organisation de masse, créée localement, sans soutien extérieur, d'autant plus que la CGT garde la confiance d'une grande partie des travailleurs et reprend un caractère offensif.

Les rapports entre la CGT, le PC et les masses aux usines Renault ont changé par rapport à ce qu'ils étaient en 1936. Cela lient en grande partie, outre l'évolution de ces organisations et la conjoncture de reconstruction, au statut nouveau d'entreprise nationalisée de Renault. La « rencontre », que Bertrand Badie décrivait dans le précédent article, entre masses et organisations se fait moins aisément. Les organisations tendent à devenir des institutions. Ainsi après guerre les rapports que nouent la CGT et la direction de la RNUR s'expliquent-ils par trois facteurs : la tentative d'intégration du syndicat dans une très grande entreprise d'une branche de pointe, la volonté de la CGT de contrôler totalement un de ses bastions, le désir du gouvernement de rendre crédible le rôle social des nationalisations.

La tactique plus dure du PCF après septembre 1947 freine l'évolu-


LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947 141

[ion. Mais sa portée reste sujette à discussion. Le changement d'orientation entre juin et novembre est-il stratégique ou tactique ? Est-ce le retour à la voie révolutionnaire ou de nouvelles méthodes, de gauche en apparence, pour tenter de revenir au gouvernement ? De nombreuses questions de ce type ne sont pas encore totalement résolues ; seule la multiplication des travaux permettra de donner des bases scientifiques aux réponses que l'on peut esquisser aujourd'hui (84).

(84) Cf. J.-L. GUGLIELMI, M. PERHOT, Salaires et revendications sociales en France, 1944-1952, Paris, 1953, et, pour une comparaison avec l'Italie, L. LANZARDO. Classe operaia e partito comunista alla F.I.A.T. La strategia délia collaborazione, 1945-1949, Turin, 1971, 670 p.

CHRONOLOGIE

Mercredi 23 avril : Assemblée générale des départements 6 et 18 qui décident

la grève pour le 25 avril. Vendredi 25 avril : 6 et 18 en grève. Revendications : 10 F. de l'heure et

paiement intégral des heures de grève. Propagande dans l'usine. Meeting

CGT à 13 h contre les grévistes. Pas d'extension du mouvement. Lundi 28 avril : Nouvelle tentative d'extension du mouvement. Accrochages

entre les militants communistes et les grévistes. Meeting du comité de

grève à midi, grosse affluence, ralliement de la CFTC. Le soir, il y a

12.000 grévistes.

La CGT avance la revendication d'une augmentation de 3 F sur la prime

de rendement.

Mardi 29 avril : La CGT appelle à débrayer à 11 h et à un meeting à 12 h 30 pour appuyer sa revendication des 3 F.

Meeting du comité de grève à 9 h, puis extension du mouvement : avant 11 h, la grève est totale.

Au meeting CGT, appel à la reprise du travail pour 15 h. Echec : la quasitotalité de l'usine reste en grève. Mercredi 30 avril : Les bureaux se joignent au mouvement. La maîtrise est favorable, ou au moins neutre.

Des délégués au comité de grève sont élus dans les départements qui suivent les 6 et 18.

La CGT demande 10 F sur la prime à la production au niveau national. Le PCF décide de soutenir le mouvement. Jeudi 1'" mai : Le comité de grève distribue un tract dans la manifestation :

incidents. Vendredi 2 mai : La CGT appelle à la reprise du travail et organise un référendum. Résultats :

Ouvriers Employés

Inscrits 24 240 3 000

Votants 21 286 2 617

Pour la grève 11 354 1 317

Contre 8 015 700

Nuls 1 009 600

Lundi 5 mai : Révocation des ministres communistes.

Le comité de grève demande la réélection des délégués syndicaux et envoie des délégations dans d'autres usines.


142 P. FALLACHON. LES GRÈVES DE RENAULT EN 1947

Mardi 6 mai : Meeting à 15 h du comité de grève : s'il reste isolé, le mouvement

sera un échec. Mercredi 7 mai : Conversations entre la CGT et le ministère du Travail sur

la prime des 3 F. Jeudi 8 mai : Accord entre le gouvernement et les représentants syndicaux : le gouvernement accorde les 3 F et la Régie reçoit 26 000 tonnes d'acier supplémentaires pour augmenter la production. Vendredi 9 mai : La CGT appelle à répondre oui aux propositions gouvernementales et à reprendre le travail. Le comité de grève veut continuer le mouvement. Référendum :

27 000 inscrits 19 197 votants 12 075 pour la reprise 6 866 contre 256 blancs et nuls. Lundi 12 mai : Les 6 et 18 décident de continuer la grève. Quelques départements suivent. Une seule revendication : paiement des heures de grève. Mardi 13 mai : Le travail cesse dans divers ateliers faute de pièces ; le gouvernement refuse d'aller plus loin dans ses concessions. Mercredi 14 mai : L'usine est pratiquement arrêtée faute de pièces. Jeudi 15 mai : Le gouvernement propose :

—- une prime de 1 600 F « pour créer un climat favorable à la production », — une avance de 900 F pour ceux qui en feront la demande, remboursable en six fois après les vacances. La CGT accepte. Vendredi 16 mai : Assemblée générale des 6 et 18 qui décident de reprendre le travail.

Lundi 17 nov. : Distribution du manifeste de la CGT qui sert de base de

discussion aux réunions par département.

Les revendications sont présentées à la direction. Mardi 18 nov. : La CGT décide la grève et l'occupation de jour et de nuit.

Le SDR se rallie au mouvement.

La CFTC s'y déclare hostile. Mercredi 19 nov. : Les mensuels se prononcent contre la grève par 3 687 voix

contre 1 548. Dimanche 23 nov. : Le comité central de grève décide d'interdire l'entrée de

l'usine aux mensuels non grévistes. Lundi 1er déc. : La direction organise un vote sur la reprise du trava'il. Il est

suspendu, alors que 7 925 travailleurs ont voté : 5 716 pour la reprise 2 087 contre. Du 2 au 8 déc. : L'occupation se poursuit.

Mardi 9 déc. : Le comité national de grève ordonne la cessation du mouvement. Jeudi 11 déc. : Reprise du travail.


Les problèmes de personnel

dans l'industrie automobile à l'heure du VIe Plan

par Jacques VINCENT

Le rapport final du Comité sectoriel de l'Automobile, du Motocycle et du Cycle du VIe Plan a prévu que la production automobile française avoisinerait, en 1975, 3.200.000 véhicules par an, soit 33 % de plus qu'en 1970. Cet objectif est présenté comme correspondant au « seuil en deçà duquel la compétitivité des automobiles françaises dans la concurrence internationale risquerait d'être gravement compromise » (p. 25). Il suppose notamment un niveau d'investissement élevé et difficile à atteindre et, malgré l'amélioration attendue de la productivité, le passage d'un effectif de 208.000 personnes en 1969 à 281.000 en 1975.

Les rapporteurs n'ont pas manqué de relever, d'autre part, que le souci accentué de fournir aux salariés des conditions de travail aussi satisfaisantes que possible contribuerait au renforcement de la tendance à la croissance des investissements par tête (p. 40), non sans avoir souligné au préalable que « dans le passé, le blocage des prix, en freinant indûment le développement des investissements, a souvent abouti à bloquer les progrès qu'il eût été possible de faire en la matière » (p. 39). C'est mettre en évidence en même temps la nécessité de fournir des efforts accrus pour corriger « le manque d'attrait de la main-d'oeuvre française pour les travaux à prépondérance manuelle se déroulant en usine » (p. 38) et l'une des difficultés majeures pour réaliser cette ambition.

Il est raisonnable de penser que les difficultés auxquelles se heurteront les constructeurs automobiles pour assurer un recrutement de la main-d'oeuvre beaucoup plus ■ fort que pendant les périodes intercensitaires 1954-1962 ou 1962-1968 et la nécessité d'accélérer le progrès des conditions de travail favoriseront l'émergence de la relation entre gestion du personnel et gestion de l'entreprise comme relation essentielle.

Le passage pourrait être favorisé, du même coup, d'une vision subjectiviste des politiques de personnel à une vision plus objective où la part des décisions volontaires s'amenuiserait au profit des options nécessaires. Les conditions du dialogue entre les employeurs et les organisations représentatives du personnel en seront elles-mêmes modifiées, ce qui impliquera pour les organisations syndicales, à côté de facilités plus grandes pour faire aboutir certaines de leurs revendications, des responsabilités nouvelles dans le discernement de ce qui sera compatible avec le projet de mieux situer l'industrie automobile dans la concurrence internationale.


144 J. VINCENT

POPULATION ACTIVE ET BESOINS DE MAIN-D'OEUVRE DE L'INDUSTRIE AUTOMOBILE

Pour atteindre ses objectifs de production, l'industrie automobile compte sur un accroissement de ses effectifs de 73.000 personnes entre 1969 et 1975, soit + 35 %.

Du point de vue géographique, les effectifs de la Région parisienne tendraient à se stabiliser, cependant que d'importants accroissements d'effectifs sont prévus pour la Bretagne (Rennes), l'Alsace (Mulhouse), la Normandie (Le Havre). Le Nord pourrait passer de 1.800 personnes employées en 1968 et 3.500 en 1971 à 25.000 en 1975.

Encore que le rapport final du Comité sectoriel de l'Automobile, du Motocycle et du Cycle ne donne pas l'évolution différentielle de l'emploi de 1969 à 1975 par catégories professionnelles pour l'automobile seule, on peut estimer que, selon ses bases de calcul, le pourcentage des OS et manoeuvres se situerait en 1975 au même niveau qu'en 1969, soit aux alentours de 56 %, chiffre retenu pour l'ensemble de la branche. En nombre absolu, le besoin en OS et manoeuvres supplémentaires serait donc de 40.880. En réalité, il y a tout lieu de penser que cette estimation pèche par défaut malgré le volume des investissements prévus, si l'on considère comme devant rester constants d'ici à 1975 le type d'organisation des ateliers, ce qui paraît probable d'un point de vue général, et la distribution des postes par classifications professionnelles, ce sur quoi des modifications sont évidemment déjà intervenues depuis l'établissement du rapport et interviendront encore vraisemblablement d'ici à 1975. Il ne serait pas étonnant que la réalisation des objectifs du plan conduise ainsi à un accroissement du nombre des OS et manoeuvres de 46.500 pour une variation globale des effectifs de 73.0000 personnes entre 1969 et 1975, en hypothèse constante de distribution des postes par classifications professionnelles.

Bien que le chiffre des besoins paraisse élevé, il n'a pas semblé irréaliste aux auteurs du rapport eu égard aux possibilités de recrutement, dans une hypothèse d'appel plus large à la main-d'oeuvre féminine et à la main-d'oeuvre étrangère.

Il n'est sans doute pas inutile, pour apprécier cet optimisme modéré, de situer l'importance quantitative de la main-d'oeuvre automobile par rapport à la population employée dans les divers secteurs de l'activité économique, en comparant les données des recensements de 1954, 1962 et 1968 et celles des prévisions pour 1975 (cf. tableau 1).

Ce tableau fait apparaître avec netteté l'accroissement constant de la pression de l'industrie automobile sur le marché de l'emploi depuis 1954 et l'accélération de cette pression entre 1968 et 1975. Il met aussi en évidence la difficulté croissante, toutes choses égales par ailleurs, à compter sur le recrutement de main-d'oeuvre d'origine agricole.

Il est évident que, dans un tel contexte, l'industrie automobile a tout avantage à développer son implantation en province, notamment dans les régions de sous-emploi. Il se peut également que, même dans des régions où le niveau de l'emploi est moins préoccupant, on arrive, en rapprochant l'emploi des réserves de main-d'oeuvre mal employée, à


LE PERSONNEL ET LE VIe PLAN

145

TABLEAU 1. — Situation des effectifs de la main-d?oeuvre automobile par rapport à la population active totale et par rapport aux effectifs de main-d'oeuvre des divers secteurs de l'activité économique.

5 .

1954 0,70 % 2,65 % 1,17 % 1,94 % 2,39 % 2,98 % 5,34 %

1962 0,90 % 4,57 % 1,36 % 2,29 % 2,96 % 3,36 % 6,30 %

1968 0,96 % 6,56 % 1,40 % 2,46 % 3,30 % 3,29 % 5,84 %

1975 1,30 % 12,74 % 1,81 % 3,31 % 4,39 % 3,99 % 7,40 %

drainer plus facilement vers l'automobile des travailleurs qui acceptent moins que naguère des migrations en direction de la Région parisienne (1).

Mais il est également certain que l'industrie automobile devra compter avec l'attraction croissante d'autres secteurs de l'activité économique.

En effet, alors que la population active doit augmenter de 7 % de 1968 à 1975 (+ 1.415.000 personnes) et que la main-d'oeuvre nécessaire à l'automobile doit s'accroître de 44,9 % (+ 87.200 personnes), le compte d'options du VIe Plan a retenu une majoration de 19,5 % des effectifs du groupe « transports, services, commerce » (soit + 1.151.000 personnes) et de 13,8 % du secteur hors-branches (soit + 460.000 personnes) (2).

Ces données rendent tout à fait compréhensible que l'industrie automobile songe à intensifier son recrutement de personnel féminin et de personnel étranger.

Une incertitude assez grande subsiste cependant en ce qui concerne les possibilités de recours plus massif à la main-d'oeuvre féminine dans une hypothèse de conditions de travail sensiblement constantes (charge de travail, environnement, horaires, etc.), d'expansion du secteur tertiaire et de développement des qualifications professionnelles de cette catégorie (3).

En ce qui concerne le personnel étranger, outre les problèmes que pose son intégration dans la communauté urbaine et le coût spécifique qui y est lié, on a bien souvent noté que l'appel à l'immigration pouvait contribuer à aggraver le phénomène dont il vise à corriger les effets, à savoir le rejet de certains types d'activité par la main-d'oeuvre française. Le recours plus massif aux travailleurs immigrés ne peut donc être considéré que comme un pis-aller.

(1) Voir à ce sujet P. BERTRAND : « Le déséquilibre des migrations ParisProvince s'atténue », Economie et statistique, n° 10, mars 1970, p. 3-25.

(2) Cf. Rapport de la sous-commission « Equilibre de l'Emploi » in Rapports des Commissions du VI° Plan, 1971-1975, Emploi 7, p. 121-162.

(3) Cf. Rapport général de la Commission de l'Emploi in Rapports des Commissions du VF Plan, 1971-1975, Emploi I, p. 32-33 et p. 72, et Rapport de la sous-commission « Equilibre de l'Emploi », ibid., p. 155-156 et p. 162.


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Il apparaît ainsi qu'en raison des incertitudes et des dangers qu'il implique pour la période du VIe Plan, le recours plus massif à la province, à la main-d'oeuvre féminine et aux immigrés ne peut être considéré, dans la meilleure hypothèse, que comme un ensemble de solutions provisoires aux besoins de recrutement de l'industrie automobile. Il serait imprudent pour celle-ci de ne pas profiter du délai d'adaptation que ces solutions vont lui laisser pour préparer au cours du VI" Plan une transformation sensible de ses conditions de travail, voire de l'organisation de ses ateliers.

LES CONDITIONS DE TRAVAIL DANS L'INDUSTRIE AUTOMOBILE

Mesurée en termes globaux, la croissance de la production, dans la construction automobile, a été plus forte entre 1962 et 1969 (+ 60 %) que la progression des effectifs (+ 24 %) (4). Cela traduit indéniablement de substantiels gains de productivité, même s'il est difficile d'en avoir une appréciation rigoureuse (les modèles produits ne sont pas constants d'une date à l'autre, le rapport de la production directe et de la sous-traitance non plus). Si le rapport entre croissance de la production et progression des effectifs paraît devoir être moins favorable au cours de la période du VI" Plan, cela n'est nullement dû, au contraire, à une réduction des gains de productivité horaire, mais à la réduction sensible de la durée du travail de 1969 à 1975.

Ces progrès témoignent de l'efficacité industrielle persistante d'une conception du fonctionnement des ateliers reposant très largement sur la division du travail, autant que du développement de la mécanisation et de l'automatisation. Rien ne permet d'affirmer qu'il en soit résulté un accroissement des charges de travail individuelles, même si l'on enregistre des réactions plus nombreuses contre le niveau de celles-ci. La mesure rigoureuse est ici difficile ; l'identification des facteurs de fatigue, tant professionnels qu'extra-professionnels, ne l'est pas moins.

Il est indéniable cependant que des attentes nouvelles sont apparues dans l'automobile en matière d'organisation du travail ; elle se sont d'ailleurs manifestées avec plus de vivacité en Italie (Fiat) ou aux EtatsUnis (General Motors à Lordstown) qu'en France même. L'urgence de chercher de nouvelles conceptions du travail en atelier a été également perçue davantage en Suède (Volvo).

Si la manifestation de ces attentes a quelque chose de nouveau, voilà tout de même bien longtemps qu'on s'interroge sur les limites de la division du travail et plus particulièrement sur le modèle fordien d'organisation des ateliers.

Bien qu'il rattachât « dans une certaine mesure » la prospérité économique et le développement de la richesse, ainsi que le relèvement du niveau de vie des ouvriers, au mouvement en faveur de la spécialisation, Taylor ne refusait pas « que l'on puisse considérer cette façon de faire comme déplorable sous certains aspects » et il prenait encore plus net(4)

net(4) L'industrie automobile en France », in Notes et études documentaires, S sept. 1971, n° 3811, la Documentation Française.


LE PERSONNEL ET LE VIe PLAN 147

tement parti en ajoutant : « et il n'y a pas de doute que, de toute façon, il y a certains modes de division du travail qui sont déplorables » (5).

Ces propos sont pourtant antérieurs aux premiers essais des réseaux d'assemblage dans les ateliers de construction automobile que Ford luimême fait remonter aux alentours du 1" avril 1913 (6). Ils tranchent très nettement avec le jugement trop vite résigné de Ford : « La plupart des travailleurs, je le dis à regret, recherchent les occupations qui ne leur imposent pas un trop grand effort musculaire, mais avant tout, ils recherchent celles qui ne les obligent pas à penser » (7). Ils permettent de penser qu'il n'eût pas traité avec la même dérision que Ford d' « experts en conversation » (8) ceux qui s'interrogeaient sur certaines conséquences néfastes du travail à la chaîne.

Tout en voyant lui aussi dans la division du travail un moyen pour arriver à produire plus et mieux avec le même effort, et en considérant même comme « reconnu que c'est le meilleur moyen d'utiliser les individus et les collectivités », Henri Fayol apportait à son tour ce tempérament à sa pensée : « Bien que ses avantages soient universellement reconnus et que l'on n'imagine pas la possibilité du progrès sans le travail spécialisé des savants et des artistes, la division du travail a ses limites que l'expérience, accompagnée de l'esprit de mesure, apprend à ne pas franchir » (9).

(5) F.W. TAYLOR : Déposition devant la Commission d'Enquête du Congrès américain (1912), in La Direction scientifique des entreprises, p. 88 (Verviers, 1967, 317 p.).

(6) H. FORD : Ma vie et mon oeuvre, p. 91 (Paris, 1926, 314 p.).

(7) H. FORD : loc. cit., p. 117.

(8) H. FORD : loc. cit., p. 120. Une série d'enquêtes sociologiques excellentes sur les attitudes des ouvriers de l'industrie automobile ont été réalisées depuis une trentaine d'années, où les réactions à l'égard du contenu et de la monotonie du travail ont été analysées avec soin, sans que d'ailleurs les conclusions en soient toujours absolument concordantes. On se reportera notamment à C.R. WALKER and R.H. GUEST : The mon on the assembty-Iine (Cambridge : Harvard University Press, 1952, 180 p.) ; WYATT S. and MARRIOTT R. : A study of attitudes to factory work (Médical Research Council, Spécial Report Séries n° 292, London, H.M. Stationery Office, 1956, 114 p.) ; KOHNHAUSER A. : Mental health of the industrial worker. A Détroit study (John Wiley and Sons, New-York, 1965, 354 p.) ; GOLDTHORPE J.H., LOCKWOOD D-, BECCHOFER F., PLATT J. : The affluent worker, industrial attitudes and behaviour (Cambridge University Press, 1968, 206 p.), The affluent worker, potitical attitudes and behaviour (Cambridge University Press, 1968, 96 p.), The affluent worker in the class structure (Cambridge University Press, 1969, 238 p.). GOLDTHORPE et ses co-auteurs se distinguent notamment par leur tentative de mettre les attitudes et les comportements des ouvriers en relation avec leurs orientations fondamentales à l'égard du travail pris ou non comme valeur centrale de l'existence (on pourra aussi se reporter à GOLDTHORPE J.H., « Attitudes and behaviour of car assembly workers : a déviant case and a theoretical critique », in British journal of sociology, 17, sept. 1966. p. 227-244), tentative illustrée par ailleurs par DUHIN R. (« Industrial workers' worlds : a study of the ' central life interests ' of industrial workers », in Social problems, 3, january 1956, p. 131142), par TURNER A.N. and LAWRENCE P.R. (Industrial jobs and the worker. An investigation to task attributes (Harvard University, 1965, 177 p.) et, en France, par Lucien KARPIK (« Urbanisation et satisfactions au travail », in Sociologie du travail, 8, 2, 1966, p. 179-204, et « Attentes et satisfactions au travail », in Sociologie du travail, 8, 4, 1966, p. 389-416). L'ouvrage de GOLDTHOBPE, LOCKWOOD, BECCHOFER et PLATT a été publié partiellement en français : L'ouvrier de l'abondance, Paris, 1972, 253 p.

(9) H. FAYOL : Administration induslrielle et générale, p. 20-21 ( Paris, 1962, 151 p.).


148 J. VINCENT

Plus proche de nous, Peter F. Drucker a rendu l'influence énorme de l'industrie automobile sur notre façon de penser responsable d'un demi-siècle d'aveuglement par la recherche du mouvement élémentaire et par la conviction que la tâche devait correspondre autant que possible à un tel mouvement (10). Pour Drucker, « ...la chaîne de montage automobile n'est pas une organisation parfaite du travail humain. C'est l'organisation peu satisfaisante du travail d'une machine » (11). L'insertion rationnelle de l'homme dans le processus de production suppose la conformité au principe d'intégration, en vertu duquel un certain nombre de mouvements ou d'opérations sont intégrés en un tout « de manière à utiliser les propriétés spécifiques de l'être humain, à savoir son aptitude à composer un tout à partir de plusieurs éléments, à juger, à planifier et à modifier » (12).

Ces observations n'interdisent en aucune façon de créditer Ford en particulier et l'industrie automobile en général de succès prodigieux dans le domaine de la production. On doit également tenir compte de deux éléments de situation signalés par Ford dans son autobiographie. Le premier, c'est la constatation de la pénurie en ouvriers qualifiés de la mécanique et l'opinion que, même en cent ans, on ne pourrait en former un nombre suffisant pour assurer la production de ses usines au niveau où elle était parvenue, outre que les articles produits par une main-d'oeuvre qualifiée ne pourraient être offerts sur le marché à un prix conforme au pouvoir d'achat des consommateurs. Le second, c'est que les ouvriers sans spécialité que recrute Ford sont, pour la plupart, des étrangers, c'est-à-dire une catégorie marginale de la population (13).

Toute la question est de savoir si les conditions qui ont déterminé Ford et les pionniers de l'industrie automobile à se donner pour mot d'ordre « diviser et subdiviser le travail » (14) ont encore gardé une telle actualité qu'en dépit des réserves ou des critiques formulées par des organisateurs éminents ou par des sociologues dont la rigueur n'est pas en cause on doive se résigner, aujourd'hui encore, à considérer le travail à la chaîne comme le meilleur choix possible du moment.

Constatons tout d'abord que, si les améliorations de productivité continuent à être très sensibles en moyenne période (nous avons déjà fourni à ce sujet quelques indications pour la période 1962-1969), elles ne sont pas dues, comme à l'époque de Ford, à l'extension de la division du travail, mais bien plutôt au développement de la mécanisation des manutentions et, plus généralement, des automatismes, à la transformation de certaines techniques dans les ateliers de fonderie, de forgeage, de peinture, etc., à l'utilisation de nouveaux matériaux nécessitant l'incorporation de moins d'heures de travail aux stades successifs de leur élaboration (emploi de nouvelles qualités de fonte, de l'aluminium, des matières plastiques, etc.). Loin d'avoir continué de contribuer au progrès de la productivité, le travail parcellisé ne se présente plus d'une façon

(10) P.F. DRUCKER : La pratique de la direction des entreprises, p. 301 (Paris, 1957, 430 p.).

(11) P.F. DRUCKER, loc. cit., p. 303.

(12) P.F. DRUCKER, toc. cit., p. 304.

(13) H. FORD, loc. cit., p. 88-89.

(14) H. FORD, loc. cit., p. 101.


LE PERSONNEL ET LE VI' PLAN 149

massive que dans les secteurs les plus rebelles à la mécanisation et à l'évolution technique, où l'accroissement du volume de la production entraîne un accroissement quasi proportionnel des effectifs de maind'oeuvre.

Par contre, l'industrie automobile continue, comme au temps de Ford, à assurer son recrutement dans des catégories marginales de la population active. Cela est, du moins, vrai pour les pays hautement industrialisés (15). Ce qui est nouveau, par contre, c'est que la politique du développement économique, la politique de l'enseignement et la politique sociale de nombreux pays industrialisés, dont la France, se proposent pour objectifs de réduire les îlots de marginalité. Or le modèle culturel auquel correspondent ces politiques et au renforcement duquel elles contribuent à leur tour est en opposition avec la survivance de certaines formes de division du travail. Les salaires offerts dans l'automobile n'exercent eux-mêmes plus dans un grand nombre de cas et, du moins, dans la Région parisienne, le pouvoir d'attraction qui leur a été longtemps reconnu. Rien d'étonnant donc à ce que la population active de source métropolitaine se tourne de moins en moins volontiers vers les travaux répétitifs de l'automobile et qu'on doive de plus en plus faire appel à la main-d'oeuvre étrangère. Mais cette solution, si elle permet de régler les besoins immédiats, concourt elle-même au renforcement de l'image négative des types de travaux offerts aux immigrés.

Nous sommes donc placés dans un contexte nouveau où, quelles que soient les difficultés d'imaginer des solutions de substitution satisfaisantes à l'application extensive de la division et de la subdivision du travail dans l'industrie automobile, l'intérêt ne peut en être méconnu. Le temps n'est plus où l'on pouvait bâtir une politique de recrutement du personnel sur l'idée que la plupart des travailleurs recherchent les occupations qui n'obligent pas à penser.

Encore faut-il éviter de tomber dans l'erreur de ceux qui, tout en admettant la nécessité de consacrer plus d'attention au contenu du travail des ouvriers, seraient tentés de faire passer au second rang le souci de l'environnement du travail, et en particulier de l'hygiène et de l'ambiance physique des ateliers, de la durée du travail, des rémunérations. Les choix à faire ne se présentent pas en termes d'alternatives. L'industrie automobile devra, sur plusieurs plans à la fois, relever le défi qui lui est lancé. Cette obligation entrera de plus en plus en conflit avec les autres contraintes qui pèseront sur les entreprises automobiles, et dont on ne peut prévoir qu'aucune s'atténue à court ou à moyen termes.

(15) Dans une étude comparative relativement récente sur les ouvriers de l'industrie automobile dans quatre pays de niveau industriel différent (U.S.A., Italie, Argentine, Inde), le sociologue William H. FOHM considère toujours les ouvriers de l'industrie automobile comme marginaux par rapport à la société américaine. Souvent d'origine rurale, ils ont un niveau d'instruction inférieur à celui de la moyenne de leurs compatriotes. Plus généralement, pour cet auteur, le niveau de formation des ouvriers de l'automobile dans les quatre pays considérés, comparé à celui de leurs compatriotes, est en relation inverse avec le niveau d'industrialisation de leur pays (W.H. FOHM, « Occupational and social intégration of automobile workers in four countries : a comparative study », in International journal of comparative sociology, X, 1-2, march-june 1969, p. 95-116).


3 50 j. VINCENT

UNE NOUVELLE POLITIQUE DE GESTION DU PERSONNEL

L'industrie automobile est arrivée à un carrefour où les politiques de personnel devront être examinées sous un jour nouveau.

Tenues de se fixer pour objectif un nouveau bond en avant au cours du VIe Plan, ne disposant que de ressources financières limitées pour y parvenir, obligées de compter avec la police des prix pratiquée avec vigilance par le gouvernement, les entreprises de ce secteur seront plus que jamais astreintes à éviter tout gaspillage. Encore faudra-t-il que la prudence dans la gestion ne prenne pas le visage de la peur qui paralyse, mais celui de l'audace mesurée. S'agissant du personnel dont le concours est impératif pour atteindre les objectifs retenus, mais dont les conditions de recrutement sont incertaines et dont les réactions aux conditions de travail offertes dans cette branche sont devenues préoccupantes, des innovations seront nécessaires pour l'attacher à la réalisation du projet défini par les auteurs du rapport du Comité sectoriel.

Plusieurs voies ont été déjà ouvertes qui, sans toucher au contenu du travail, apportent au personnel des satisfactions évidentes en contrepartie de leur prestation de service : garantie de progression des ressources ou de compensation en cas de baisse d'activité, mensualisation, réduction de la durée hebdomadaire du travail, facilités destinées à permettre un départ à la retraite anticipé. La limite des mesures de ce type, c'est qu'elles n'agissent ni sur les sentiments que peuvent avoir les ouvriers à l'égard de leur travail lui-même et des conditions dans lesquelles ils doivent l'exécuter, ni sur les satisfactions d'amour-propre qu'ils sont en droit d'attendre de leur activité professionnelle et du développement de leur carrière. Elles ont aussi le défaut de n'apparaître, du point de vue de la gestion, que comme des coûts improductifs, ce qui interdit aux directions d'y voir autre chose que des gratifications sociales ou des avantages concédés en fonction de la bonne marche des affaires.

L'accord national interprofessionnel du 9 juillet 1970 sur la formation et le perfectionnement professionnels et les modifications apportées par les entreprises de l'automobile en ce qui concerne les structures de qualification pour permettre un passage plus aisé des OS dans la catégorie des professionnels incitent, au contraire, à se placer dans une perspective dynamique où ce qui est avantage pour le personnel peut devenir pour l'entreprise moyen d'une utilisation plus rationnelle de son potentiel de main-d'oeuvre. Seule une gestion prévisionnelle de l'emploi au niveau de la société peut d'ailleurs, en même temps qu'elle protège l'entreprise contre le gaspillage, garantir au personnel que ses aspirations à un travail plus qualifié seront réellement satisfaites.

Il en va des conditions de travail comme de la gestion prévisionnelle des effectifs. Les entreprises devront, là aussi, substituer une optique de coûts productifs à une optique de coûts improductifs. Une organisation et des conditions de travail qui ne correspondent pas aux aptitudes et aux exigences du personnel coûtent et coûteront sans doute de plus en plus cher aux entreprises. Le problème va désormais se poser en termes de choix entre deux séries de coûts : coût de l'inertie et de l'imprévision,


LE PERSONNEL ET LE VIe PLAN

151

d'une part, coût des transformations et valeur des effets que celles-ci peuvent induire, d'autre part.

Les politiques de personnel vont ainsi devoir s'analyser et être appréciées de plus en plus en termes de coûts. Cependant, le coût des décisions à prendre en faveur du personnel apparaîtra davantage non plus comme une variable dépendante par rapport aux variables financière, technique, commerciale, mais comme une variable indépendante dont la valeur devra être fixée, à des niveaux qui pourront parfois paraître élevés, en fonction des effets positifs qu'elle pourra induire sur ces trois plans.

Le degré de liberté des employeurs en sera réduit autant que celui des salariés dans les choix vers lesquels ils devront s'orienter.

Les exigences d'une gestion du personnel pensée en termes de rentabilité pourront conduire à réorienter ou à différer certains investissements à justification purement technique ou commerciale s'ils sont de nature à retarder ou à compromettre d'autres investissements qui viseraient à favoriser une insertion plus favorable des hommes dans le processus de production. A l'inverse, cette contrainte pourrait bien laisser les mains moins libres aux directions pour accorder au personnel, dans le cadre de négociations paritaires avec les organisations syndicales, de nouveaux avantages substantiels, à moins que le choix des investissements prioritaires en faveur du personnel devienne lui-même un jour l'objet de la négociation.

Les jeux nous paraissent donc devoir être plus déterminés que dans le passé. Dans l'industrie automobile plus qu'ailleurs peut-être, en raison de l'enjeu dans la compétition internationale et compte tenu aussi de l'étroite marge de manoeuvre des entreprises françaises, les partenaires en présence auront avantage à confronter leurs points de vue sur les contraintes globales de la gestion et sur les attentes des travailleurs dans une recherche de convergence.

Cela n'oblige d'ailleurs nullement à accepter le postulat discuté selon lequel il n'y a pas contrariété entre les nécessités de l'entreprise et les aspirations individuelles ou collectives des membres qui la composent, une loi de concordance harmonieuse réglant leurs relations. Point n'est besoin de s'encombrer de ce postulat qui, après avoir été admis pareillement par l'école classique de l'organisation et par l'école des relations humaines, est aujourd'hui rejeté par les spécialistes de l'étude des organisations (16). A quoi servirait-il d'ailleurs d'escamoter artificiellement les conflits puisqu'ils n'ont cessé de se montrer rebelles à tous les traitements qu'on a voulu leur administrer, en particulier les conflits objectifs et collectifs de points de vue et d'intérêts ? Il vaut mieux admettre avec A. Etzioni que « l'expression du conflit permet aux véritables divergences d'intérêts et de croyances d'émerger, divergences dont la confrontation peut conduire à tester le pouvoir, à ajuster le système organisationnel à la situation réelle, et amener finalement la paix dans l'organisation » (17).

(16) On pourra consulter sur ce point J.G. MAKCH et H.A. SIMON : Les organisations (Paris, 1971, 253 p.), et A. ETZIONI : Les organisations modernes (Paris, 1971, 221 p.).

(17) A. ETZIONI, IOC. cit., p. 85.


152 J. VINCENT. LE PERSONNEL ET LE VI* PLAN

Si rien ne permet de prédire à quel degré la paix se maintiendra dans l'automobile au cours du VI° Plan, il est du moins à souhaiter qu'au lieu de voir dans les politiques de personnel seulement un facteur d'alourdissement des frais généraux, on y découvre un facteur possible de réduction des coûts globaux de fonctionnement, notamment en agissant sur la gestion des effectifs et sur la transformation des conditions de travail. Plus sûrement qu'une politique appuyée sur des données plus subjectives, un tel parti pourrait contribuer à donner aux travailleurs de l'automobile le sentiment d'appartenir à une communauté humaine dont ils acceptent les principes de fonctionnement et au sein de laquelle ils prêtent plus volontiers leur concours pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés.

Pendant plus d'un demi-siècle, l'industrie automobile s'est développée selon les principes d'organisation adoptés dans les années 1910 par Henri Ford. Il en est, à coup sûr, résulté une amélioration du niveau de vie des ouvriers de la branche en même temps que l'automobile devenait un objet de consommation populaire. Mais la société de production de masse, en permettant le développement de la richesse et en facilitant le progrès de l'industrie et de la culture, a contribué aussi à l'apparition d'un nouveau système de valeurs qui, paradoxalement, tend au rejet du modèle d'organisation auquel cette société doit sa prospérité. Dès lors, s'il est peu raisonnable de penser que l'homme-consommateur, surtout s'il appartient aux catégories les plus défavorisées de la population, soit prêt à accepter une réduction de son niveau de vie, voire du rythme de progression de son pouvoir d'achat, il ne serait pas davantage réaliste de traiter comme une fièvre passagère l'allergie croissante des travailleurs à certaines formes de l'organisation industrielle classique. Et s'il est illusoire d'espérer que le travail puisse être libéré de toute contrainte, du moins doit-on tenter d'échapper au dogmatisme dans lequel s'était trop vite figé le modèle classique d'organisation des ateliers, la division du travail en étant venue à y être recherchée pour elle-même et la dissociation de la conception et de l'exécution n'y étant jamais remise en question. L'évolution des mentalités se poursuivra de telle façon que l'homme comme producteur laissera de moins en moins l'entreprise décider seule de ce que l'on peut considérer aujourd'hui comme un niveau et une forme convenables de rationalisation et des limites dans lesquelles il convient de subordonner son point de vue à son intérêt en tant que consommateur. Les débats entre partenaires sociaux glisseront eux-mêmes de plus en plus du plan des avantages sociaux et des rémunérations à celui de l'organisation et de l'économie de l'entreprise.

Face à cette évolution, la période du VI" Plan doit être considérée comme une phase de transition au cours de laquelle l'industrie automobile devra renforcer le rapprochement entre l'économique et l'humain, à travers la recherche de nouveaux modèles d'organisation du travail et grâce à une analyse plus rationnelle du coût d'utilisation et des conditions de bonne insertion des hommes dans le processus de production.


Notes de Lecture

Charles W. BISHOP. — La France et l'automobile. Contribution française au développement économique et technique de l'automobilisme des origines à la deuxième guerre mondiale. Paris, Editions M.-Th. Génin, 1971, 447 pages.

Le sous-titre de cette thèse de doctorat d'université soutenue à Lyon pouvait laisser présager un contenu très novateur sur un sujet vierge. Il est, en fait, deux fois inexact. L'étude ne va que jusqu'aux environs de 1905-1906. Elle se cantonne pour l'essentiel dans un domaine très traditionnel, celui des inventions, des procédés techniques et des courses automobiles. Elle livre ainsi sous une forme commode non pas des recherches de première main sur archives, mais une compilation soigneuse des publications de l'époque et de la presse de l'automobile française et anglo-saxonne. Faute de documents nouveaux, elle n'élimine guère les erreurs apparues dans les ouvrages antérieurs. La très utile bibliographie ignore les travaux récents des historiens et des économistes. Bref, nous n'avons ici ni une histoire économique et sociale de l'industrie automobile française ni une histoire de ses techniques. Il s'agit seulement d'une nouvelle mouture de la vieille histoire événementielle des pionniers de l'automobile, avec parfois des discussions ingénieuses (ainsi sur le nombre de constructeurs vers 1900, p. 221 et 224-227). Le bilan de cette histoire contribue sans aucun doute, comme le souhaitait l'auteur, à réhabiliter la « contribution française » à « l'automobilisme mondial». II n'en explique pas le développement.

Patrick FRIDENSON.

Anthony BIRD. — De Dion-Bouton, first automobile giant. New York, Ballantine Books, 1971, 159 pages.

Ce livre de grande vulgarisation aux nombreuses illustrations est le travail d'un amateur éclairé. A. Bird, dont on avait déjà apprécié l'ouvrage The Motor Car 1765-1914 (Londres, 1960), a réussi à écrire une histoire d'entreprise qui constitue un exemple de synthèse lucide (en particulier sur le déclin de de Dion-Bouton après 1919). Cette étude sans prétention présente des lacunes sur l'histoire financière et l'histoire sociale de la firme. Dès lors qu'elle se fondait exclusivement sur l'imprimé, elle ne pouvait guère les éviter. Mais à l'étape actuelle de la recherche, il faut souligner l'utilité de ce type de monographies.

Patrick FRIDENSON.


154 NOTES DE LECTURE

Françoise DELAVEAU, Marcel LECOURT, Eric TILL. — La C.G.T.U. à travers les grèves (1930-1933) : le problème du syndicalisme rouge (mémoire de maîtrise d'Histoire, Paris, 1970, 163 pages. Déposé au Centre d'Histoire du Syndicalisme).

Lucien MONJAUVIS. — Jean-Pierre Timbaud. Paris, Editions sociales, 1971 (collection « Souvenirs »), 159 pages.

L'étude de la grève des usines Citroën, en 1933, est replacée, non dans le contexte de l'industrie automobile, mais dans celui de la tactique de la CGTU. Dans le mémoire de maîtrise, Citroën n'est qu'une illustration avec d'autres grèves de la même période (Guise, mineurs, textiles du Nord).

Le mouvement est un des plus importants depuis 1920 (grand nombre de grévistes, conflit de longue durée). Les causes (diminution des salaires, augmentation des brimades, chômage partiel), la périodisation (du 30 mars au 3 mai, lutte à l'extérieur de l'usine avec piquets de grève ; du 3 mai à la fin du mois, lutte à l'intérieur de l'usine avec désorganisation de la production), le rôle différent des syndicats (CGTU prépondérante, CGT effacée) apparaissent bien. L'attention se porte surtout sur la direction de la grève, la pratique de la « démocratie prolétarienne », la « politisation » de la grève qui ne se réduit pas « seulement [à] développer des thèmes de politique générale mais surtout [à] les lier à bon escient à la situation concrète de la grève ».

Un chapitre de la biographie du dirigeant syndical J.-P. Timbaud est consacré à Citroën. Cette action « insère dans la tactique du combat gréviste les grèves « sur le tas » et la riposte patronale par le lock-out ouvrant la voie aux grèves avec occupation ». Cette expérience est essentielle pour la formation de Timbaud. Son dynamisme, ses dons oratoires, son sens de l'organisation y trouvent un champ d'application. Les leçons qu'il en tire au Congrès confédéral de septembre 1933 permettent à la CGTU d'affiner son analyse dans divers domaines (élection des délégués, direction par un Comité central de grève, délégations, rôle de la satisfaction partielle des revendications pour l'arrêt du mouvement, etc.).

Ces deux approches indirectes des luttes des travailleurs de l'indusIrie automobile sont des contributions importantes.

Jacques GIRAULT.

Patrick FRIDENSON. — Histoire des Usines Renault. Tome I : naissance de la grande entreprise, 1898-1939. Paris, Editions du Seuil, 1972 (collection « L'Univers Historique »), 360 pages.

Cette thèse de « troisième cycle » a été soutenue en 1971 à l'Université de Paris VIII, avant de sortir en librairie, à l'automne de 1972. On sait quelle est l'ignorance, en France, quant à l'histoire des grandes entreprises. Ne disons rien des ouvrages de circonstance ou de commande, pour ne blesser personne. Nous avons affaire ici à un travail sur


LE MONDE DE L'AUTOMOBILE 155

archives, et à un exercice universitaire. Et nous aurons un succès de librairie, car l'écriture est élégante, le style sans jargon, la construction logique et solide. Il s'agit d'expliquer l'émergence d'une nouveauté : la transformation d'une petite affaire d'industrie en une grande entreprise dans une branche industrielle « de pointe », qui a démarré de manière artisanale, et qui, avec une grande rapidité, s'est donné une structure oligopolistique. L'aventure valait d'être contée, car elle est aussi celle d'un homme, Louis Renault. Mais cette aventure débouche sur un problème plus vaste : celui des voies et moyens de la croissance française du xxe siècle. Jusqu'ici, la tendance de l'historiographie économique sur le sujet « France xixe-xx° siècles » était de mettre l'accent sur les obstacles, les freinages, les pesanteurs. Un autre courant d'études se dessine qui rééquilibre heureusement les perspectives classiques : l'ouvrage récent de MM. Carré, Dubois, Malinvaud sur La croissance française (Le Seuil, 1972) en témoigne. L'économie et la société française ont aussi fait preuve de capacité d'adaptation et de dynamisme. Le cas Renault en est un indice, un exemple, une preuve.

L'étude est divisée en trois parties : des origines à 1914, « les bases initiales et permanentes de la prospérité de l'entreprise » ; de 1914 à 1928 : « le passage de l'entreprise au trust, ou : les leçons de l'exemple américain » ; de 1929 à 1939 : « la crise surmontée », ou Renault au temps de « la stabilisation du capitalisme français ». Chemin faisant, l'auteur replace avec bonheur la firme dans le secteur automobile (ce qui l'entraîne à faire de suggestives comparaisons entre la stratégie Renault et la stratégie Citroën), et replace l'industrie automobile française dans l'histoire mondiale de cette branche : c'est l'irrésistible ascension des constructeurs américains, distancés seulement au départ, mais très vite imités. Renault est une des premières firmes où est expérimenté, avant 1914, le système Taylor.

L'ouvrage de P. Fridenson se veut économique. Il laisse donc délibérément de côté l'histoire sociale de la célèbre maison. On n'y trouvera, par exemple, qu'une très brève analyse des mouvements de 1936. Mais les problèmes ouvriers, tels qu'ils sont vus par l'entrepreneur, sont naturellement présents. Ce qui nous donne, entre autres, cette formule patronale du 11 février 1913, en pleine grève contre le taylorisme : « Il ne pouvait être question de fatigues dans l'industrie mécanique moderne, étant donné que la plupart' des opérations était absolument mécanique, et qu'il n'y avait, pour ainsi dire, pas d'effort à dépenser. » On se doute que l'OS en jugeait autrement. P. Fridenson, à propos de cet épisode, analyse d'une manière intéressante les comportements ouvriers : plus qu'une lutte contre la modernisation, en tant que telle, de l'industrie, l'hostilité au taylorisme dès 1912-1913 traduit des craintes profondes et anciennes : contre le salaire aux pièces, contre l'intensification du travail, contre les baisses (effectives) de salaires, car les chronométreurs, spécialement entraînés, raisonnaient et calculaient en fonction d'exploits. Ceux qui ont vu le film italien : La classe ouvrière va au paradis s'apercevront qu'à plus d'un demi-siècle de distance — et dans l'industrie automobile, précisément — les problèmes posés à l'aube du taylorisme demeurent ouverts dans des termes étonnamment semblables.

On trouvera dans le travail de Patrick Fridenson maints passages argumentes, novateurs, et qui forcent à la réflexion, tel que celui que je


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viens de donner en exemple. Nous avons là une contribution décisive à l'histoire industrielle du xxe siècle. Mais quand d'autres firmes de grande industrie daigneront-elles ouvrir leurs archives à des auteurs indépendants et talentueux ?

Jean BOUVIER.

Robert DURAND. —- La lutte des travailleurs de chez Renault racontée par euxmêmes (1912-1944). Paris, Editions sociales (collection « Souvenirs »), 1971, 190 pages.

La France — si l'on excepte le Comité d'Histoire de la deuxième guerre mondiale — ne pratique pas assez l'oral history, chère aux historiens anglo-saxons, c'est-à-dire la quête systématique des témoignages oraux sur le xxe siècle. On mesure donc l'intérêt de ce livre. Robert Durand, avec l'aide de l'Institut Maurice-Thorez, y publie les souvenirs d'une trentaine de militants ouvriers de Renault, pour la plupart membres du parti communiste.

L'ouvrage apporte deux nouveautés majeures. Le récit très vivant qu'il fait des années 1930 chez Renault ne permet plus d'accepter, au moins dans ce cas, l'idée d'une « explosion sociale » de 1936. Il lui substitue l'image d'une lente rencontre, favorisée par la crise économique et les événements de février 1934, entre les organisations (PC et CGT) et la base ouvrière dont les grèves de mai-juin 1936 constituent le point culminant. Il ne s'agit pas d'une autojustification rétrospective des militants communistes, car les documents imprimés ou inédits examinés par Bertrand Badie pour l'article publié dans ce même numéro confirment cette analyse. Il faudra désormais restituer aux grèves du Front populaire leur préhistoire. La seconde contribution d'importance réside dans la description de la vie des militants aux usines Renault de 1939 à 1944. On connaît encore mal, et pour quelques cas seulement (mines du Nord, SNCF...), la vie intérieure des entreprises pendant la seconde Guerre mondiale. En se fondant sur les souvenirs et sur des tracts, R. Durand montre bien la réorganisation du PC clandestin dans l'usine, la multiplicité de ses initiatives revendicatives et politiques malgré des effectifs réduits, et l'évolution des mentalités ouvrières au fil des grands événements.

Ce livre souffre cependant de plusieurs faiblesses. Il a des silences regrettables. Rien n'est dit sur la date et les circonstances de la fondation chez Renault du PC ni de la CGTU et sur l'évolution précise de leurs effectifs. Rien non plus sur les grandes grèves de 1906, 1913, 1917-1918, 1919, 1920, 1926. La bibliographie des pages 9-10 et 185 ignore le témoignage de Simone Weil. Il y a aussi des erreurs : le plan de l'usine Renault reproduit page 23 ne date pas de 1939, comme indiqué, mais d'après guerre, etc. Certains passages du livre sont décevants : ainsi l'étude trop prisonnière des idées reçues sur les grèves de 1912 ou 1936, ou les mises au point conventionnelles sur la situation générale de la France. Espérons qu'une nouvelle édition complétera les témoignages oraux par ceux des sources imprimées et des archives conservées à


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Moscou et qu'elle réparera les imperfections du premier livre consacré à la vie syndicale et politique jusqu'en 1944 dans la plus grande usine française.

Patrick FRIDENSON.

Jacques FRÉMONTIER. — La forteresse ouvrière : Renault. Une enquête à Boulogne-Billancourt chez les ouvriers de la Régie. Paris, Fayard (collection « Le Monde sans frontières »), 1971, 380 pages.

« Cessons donc de rêver la classe ouvrière », tel est, dans ce livre, le mot de la fin. Autrement dit, selon J. Frémontier, journaliste, romancier, producteur de télévision et sociologue, la société de consommation, la nouvelle classe ouvrière, l'embourgeoisement, la spontanéité révolutionnaire du mouvement de Mai ne sont que des mythes, loin des réalités concrètes de la lutte ouvrière actuelle telle qu'on peut la voir de Boulogne-Billancourt. L'ouvrier de Renault effectue toujours un « travail archaïque » dans une « société archaïque » qui l'aliène sur tous les plans. L'automation ne « change pas grand chose aux rapports fondamentaux du travail ». Le personnel ouvrier reste « nombreux et en majorité peu qualifié ». A mesure que sa prise de conscience s'accroît, il fait de plus en plus confiance à la CGT et au parti communiste. Bref, Renault est une •s forteresse ouvrière où survit — par un étrange miracle — l'esprit de 1936 ». Ainsi peut-on résumer la thèse de l'auteur. On conçoit qu'elle n'ait guère plu à la direction de Renault ! Grâce au style vigoureux de son auteur, aux très vivantes interviews qu'il reproduit, cet ouvrage a eu beaucoup de succès. Il faut pourtant dire qu'il n'emporte pas une conviction totale.

Le portrait de l'ouvrier de Renault qui émerge du texte de J. Frémontier a une très grande justesse. En veut-on une preuve ? Le livre n'est pas obnubilé par la progression réelle des ingénieurs, cadres et techniciens. Il met l'accent sur la proportion majoritaire dans le personnel des OS, serviteurs non spécialisés de machines spécialisées. Leur nombre est en accroissement continuel, non seulement absolu, mais relatif, et ils comptent de plus en plus de travailleurs immigrés. Cependant, leur travail reste toujours aussi monotone, pénible et dévalorisant. Le livre de J. Frémontier était achevé d'imprimer le 18 mars 1971. En avril 1971, les OS de l'usine Renault du Mans déclenchaient une grève qui s'étendait aux autres établissements de la Régie et devait durer plus de trois semaines. Elle surprenait l'opinion, mais elle n'étonnait guère le lecteur de J. Frémontier. C'est dire l'intérêt de cet ouvrage, fondé sur l'interview « de 115 à 120 ouvriers de Renault-Billancourt » qui constituent « un échantillonnage empirique, plus ou moins représentatif du personnel de l'usine ». Il apporte ainsi un complément non négligeable, sur la vie ouvrière et ses luttes, au classique d'Alain Touraine, L'évolution du travail ouvrier aux usines Renault, qu'il ne cite jamais. Moins originales, mais également intéressantes, sont les pages consacrées au logement, aux transports, à la formation et à l'univers culturel des ouvriers et employés de l'automobile.


158 NOTES DE LECTURE

On ne peut dissimuler pour autant que l'ouvrage a ses défauts. Il ignore à peu près toute l'histoire sociale de l'entreprise (une seule allusion à la première grève de 1947) et le poids réel du passé. Il ne traite pas vraiment les problèmes de la nationalisation, des rapports entre Renault et l'Etat, et la façon dont les ouvriers les vivent. L'analyse des structures de l'emploi est beaucoup trop sommaire et ne s'inscrit pas dans l'étude d'une évolution. Les ergonomes trouveront certainement que l'auteur sous-estime l'impact de l'automation et les transformations induites par elle. Enfin, et qu'on veuille bien croire qu'il ne s'agit pas d'une critique académique, peut-on réduire les ouvriers de Renault à ceux du seul Billancourt, comme le fait J. Frémontier ? C'est se masquer l'insertion de Billancourt dans un processus national de division du travail, dans lequel « l'ensemble des usines périphériques croît rapidement en volume » (J.-P. Bardou), c'est ignorer une population ouvrière au sein de laquelle les OS s'accroissent deux fois plus qu'à Billancourt : Billancourt est la tête, les usines périphériques sont les mains.

Le livre de J. Frémontier a aussi ses partis pris. Il épouse à peu près constamment les points de vue de la CGT et du parti communiste. Ce qui l'amène, par exemple, à déclarer (p. 355) que « beaucoup de jeunes « gauchistes » seront demain récupérables », ou à reprendre la version de la CGT sur la grève de mai 1968 chez Renault en utilisant comme repoussoir des témoignages d'ouvriers trotskistes. Ce qui l'amène aussi à caricaturer les positions de ceux qui ne pensent pas de même : la discussion actuelle sur la composition, l'évolution, la définition de la classe ouvrière est complètement travestie ; les notations destinées à ironiser sur la CFDT sont vraiment très nombreuses : Frémontier n'oublie pas de préciser que le père d'un délégué CFDT, d'origine italienne, était militant fasciste, et le reste est à l'avenant.

On se risquera aussi, timidement, à rappeler une évidence. Renault n'est pas toute la classe ouvrière. Il n'apporte d'indications, et encore partielles, que sur les secteurs où les non-qualifiés représentent la majorité du personnel. Ce sont — d'après l'enquête de l'INSEE sur la structure des emplois en 1970, parue en 1971 — l'automobile, le bois et l'ameublement, la première transformation des métaux, des industries diverses comme la transformation des matières plastiques ou le papier-carton. Mais, tout en ne leur accordant pas la priorité, faut-il taire, comme semble le faire l'auteur, l'évolution différente de deux secteurs d'activités économiques : celui de l'eau, du gaz, de l'électricité, et celui du pétrole et des carburants liquides qui ont un pourcentage de non-qualifiés particulièrement faible ?

En d'autres termes, on lira avec plaisir le livre de J. Frémontier, mais on ne comprendra vraiment la situation des ouvriers de Renault qu'avec l'ouvrage dirigé par P. Naville : l'Etat entrepreneur : le cas de la Régie Renault. Et on n'acceptera pas l'interdiction de rêver formulée par J. Frémontier page 378. Qui ne rêve pas n'a qu'une vision tronquée ou mutilée. Je dirai même qu'il faut rêver.

Patrick FRIDENSON.


LE MONDE DE L'AUTOMOBILE 159

Pierre NAV1LLE, Jean-Pierre BARDOU, Philippe BRACHET, Catherine LEVY. — L'Etat entrepreneur : le cas de la Régie Renault. Une enquête sur les fonctions sociales du secteur public industriel en France. Paris, Editions Anthropos (collection « Sociologie et travail »), 1971, 460 pages.

Voici un ouvrage passionnant. Il n'a pourtant pas eu de chance. Il est paru juste un mois après celui de J. Frémontier, chez un éditeur discret et, de surcroît, peu commerçant, et il en a subi une sorte d'éclipsé. Or, il s'agit, et de loin, du travail le plus pénétrant qu'on puisse lire sur l'industrie automobile française actuelle, pour peu qu'on veuille bien franchir la barrière du langage universitaire.

Les auteurs ont voulu s'attaquer à une question neuve dans la sociologie française, celle des « fonctions sociales du secteur public industriel en France ». Ils ont pris comme premier terrain d'enquête la Régie Renault. Leur livre présente les résultats de recherches menées au cours de l'année 1968. Us ont utilisé la documentation de la direction de la Régie, le témoignage de militants ouvriers et exploité d'abondantes sources imprimées dont on trouvera une liste in fine dans une remarquable bibliographie critique et commentée. S'y ajoutent des interviews de hauts fonctionnaires qui constituent de véritables morceaux d'anthologie sur le secteur public français (elles sont reproduites p. 101 à 143). Ne prétendant pas être exhaustifs, ils ont centré leur étude sur certaines des dimensions principales du problème chez Renault : « Structure économique, politique financière et commerciale, composition et fonctions du personnel, revendications ouvrières et syndicales, conflits et négociations ».

Cette démarche se reflète de façon très fidèle dans le plan du livre. Dans une première partie (la Régie Renault dans le secteur public industriel), Pierre Naville définit l'objet — « le secteur public industriel » —, les principes et les méthodes de l'enquête. Il y caractérise le statut actuel de la Régie Renault comme « le germe d'une forme interne de microcapitalisme privé au sein d'entreprises publiques ». La seconde partie, sous la plume de Philippe Brachet, examine « les conséquences sociales de la gestion économique publique à partir de l'exemple de la Régie nationale des usines Renault ». Elle décrit de façon chronologique les phases successives de la politique industrielle de l'Etat et, parallèlement, de la politique de la. direction de Renault, de 1940 à 1968. Elle fait apparaître Renault, tant par son histoire que par l'analyse de sa gestion et de sa structure comptable, comme une entreprise industrielle située en secteur concurrentiel, indépendante de facto par rapport à l'Etat comme aux groupes privés, à qui sa croissance donne de plus en plus les traits des groupes privés. Bien que cette partie soit très intéressante, les développements relatifs aux problèmes industriels et commerciaux de l'industrie automobile auraient gagné à être plus nombreux et plus étendus. On regrettera en particulier la brièveté de l'excellent chapitre vu. Jean-Pierre Bardou consacre la troisième partie aux « structures de l'emploi » à la Régie Renault. Il y passe tour à tour en revue « la composition globale du personnel », P « évolution récente du travail » dans cinq départements de fabrication et entre « les trois secteurs : recherche, commercial, fabrication ». De bout en bout, l'analyse est menée de façon remarquablement intelligente. Elle montre que Pin-


160 NOTES DE LECTURE : LE MONDE DE L'AUTOMOBILE

dustrie automobile redevient aujourd'hui une industrie d'assemblage. Au sein de celle-ci, l'entreprise nationalisée qu'est la Régie Renault « recouvre du point de vue du travail le stade du processus de production dont la rationalisation — l'automatisation et le degré d'organisation qui permettent la production en grande série — est la plus poussée » (p. 237). La grande entreprise tend à perdre l'unité qu'elle avait à ses origines : jadis système de production autonome, elle devient « le point de rencontre entre un système de liaisons internes et un système de liaisons externes ». Le travail indirectement productif y prend une importance croissante, parallèlement à l'augmentation du personnel non qualifié directement productif. La division technique des tâches au niveau des départements et la division organisationnelle des activités suivant les secteurs font partie d'un phénomène plus vaste « de différenciation et de polarisation des structures de travail, sous leur double aspect, professionnel et social ».

Ayant ainsi apprécié les « attitudes gouvernementales et directoriales » (p. 45), on peut désormais passer, avec Catherine Lévy et Prisca Bachelet, à la quatrième partie qui a pour thème « les revendications ouvrières à la Régie Renault et la grève de mai-juin 1968 ». Après un trop bref examen de la représentativité des différents syndicats à la Régie (se reporter sur ce point à J. Frémontier), les deux auteurs étudient les « fonctions de la CGT et de la CFDT d'après l'expression documentaire », c'est-à-dire les documents officiels des centrales, « le contenu des tracts de la CGT », « les revendications de la CFDT » et terminent sur les éléments nouveaux introduits dans leur enquête par le mouvement de mai-juin 1968 et sur « le déroulement de la grève de mai-juin 1968 ». On retrouve ici les méthodes éprouvées et efficaces de la sociologie du travail à la française. Les auteurs font ressortir la « tendance au fonctionnariat de la classe ouvrière dans l'entreprise nationalisée », l'institutionnalisation des syndicats et aussi « une exigence de renouveau des formes de lutte, un courant tendant à renouer avec les traditions révolutionnaires ». Sur ce dernier point, l'analyse demanderait beaucoup à être approfondie et la dimension de l'histoire est trop absente dans cette étude particulière — qui montre pourtant bien toutes les ambiguïtés de la nationalisation. P. Naville reprend la parole pour la cinquième partie : « Une problématique sur l'avenir du secteur public industriel. » A partir du cas Renault, il invite à une triple recherche : sur les travailleurs, les consommateurs et les directeurs des industries publiques ; sur leurs rapports avec les structures de classes ; sur le « type de structure d'Etat, d'administration publique, de représentation des intéressés [qui] peut répondre à la satisfaction des besoins optima de tous (et pas seulement des producteurs directs) ».

Foin des critiques de détail ou des objections mineures. Tous ceux qui s'intéressent aux problèmes de l'automobile, de la croissance industrielle, du secteur public, de l'Etat doivent lire ce livre.

Patrick FRIDENSON.

À'??: *> ingérant : Madeleine REBÉRIOUX L'imprilmerie de l'Anjou, 21, boul. G.-Dumesnil, Angers Dépot légal 4« trim. 1972, N° 1471 - N° Editeur 3441 «H.; JGommisftiQji Paritaire Papier Presse N° 38.412

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Vient de paraître

Paul HOUÉE

Animateur à l'Association de Formation

et de Perfectionnement agricoles

Chargé de recherche à la Fondation pour la Recherche sociale

Tome I : Une longue évolution (1815-1950)

Un volume de 192 pages 13,5 X 21, nombreux

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