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Titre : La Société historique du Vexin et le millénaire normand / [discours de MM. Louis Passy, Malathiré et René Salles]

Auteur : Passy, Louis (1830-1913). Auteur du texte

Auteur : Depoin, Joseph (1853-1924). Auteur du texte

Auteur : Lefèvre-Pontalis, Germain (1860-1930). Auteur du texte

Auteur : Malathiré, Jules. Auteur du texte

Auteur : Salles, René. Auteur du texte

Éditeur : bureaux de la Société historique (Pontoise)

Date d'édition : 1911

Sujet : Normandie (France) -- Histoire

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb341030762

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (62 p.) ; 26 cm

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Description : Comprend : Les compagnes de Rollon ; Les Normands à Saint-Clair

Description : Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie

Description : Collection numérique : Fonds régional : Île-de-France

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5613709s

Source : Bibliothèques de la Ville de Compiègne, 2009-155821

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 21/09/2009

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LA

SOCIÉTÉ HISTORIQUE

DU VEXIN

ET LE

MILLENAIRE NORMAND



LA

SOCIÉTÉ HISTORIQUE

DU VEXIN

ET LE

MILLÉNAIRE NORMAND

Mil neuf cent onze ramenait l'anniversaire cent fois se'culaire du traité qui fit du chef normand, Rollon, le détenteur, légitime d'une province arrachée par la guerre à la patrie et redevenue par la paix membre de la France féodale. Ce traité qui, tout en consacrant la conquête et en respectant l'autonomie acquise aux conquérants, les conquérait à leur tour en les plaçant dans l'hégémonie nationale, ne pouvait laisser que des souvenirs glorieux, amicaux et réconfortants. Un mouvement unanime d'opinion se dessina pour les faire revivre.

Dès le 19 novembre 1909, le Conseil municipal de Rouen décidait de célébrer le Millénaife de la fondation du Duché de Normandie par « de grandes fêtes, organisées à Rouen, du 6 au 18 juin 191 r, pour commémorer les hauts faits des Normands et retracer la part d'activité et de gloire à laquelle leur race peut prétendre dans le patrimoine national ». La principale de ces solennités, le Congrès du Millénaire Normand, qui tint ses assises à Rouen, du 6 au 10 juin, sous la présidence d'honneur de M. Liard, vice-recteur de l'Université de Paris, réunit les adhésions les plus nombreuses et les plus honorables.


— 4 —

Des communications, destinées à former un recueil du plus haut intérêt, se classèrent dans les cinq subdivisions d'un cadre fort bien tracé : Littérature normande ancienne et moderne ; •— Archéologie normande et beaux-arts ; — Histoire et géographie de la Normandie ;— Histoire du droit normand; — Sciences naturelles et sciences médicales.

Suivant l'exemple de toutes les Associations scientifiques de la région normande, la Société historique du Vexin français et normand répondit à l'appel adressé au nom de la Ville de Rouen, par M. Lucien Valin, président de la Section du Congrès. Parmi les travaux inscrits à l'ordre du jour figuraient des communications de M. Louis Passy [Les premiers historiens de la Normandie), de M. Ferdinand Lot [Histoire ancienne de l'abbaye de Saint-Wandrille), de M. Joseph Depoin (La Malédiction' de Saint-Wandrille et L'Origine d'Ariette, mère de Gnillaume-le-Conquérant), de M. Léon Plancouard (Le pays d''Art te).

De leur côté, les Normands de Paris et de la banlieue, groupés dans dix-huit Sociétés amicales, constituaient, sous la présidence de M. Salles, professeur d'histoire au lycée Janson-de-Sailly, un Comité d'action fédératif auquel venait bientôt s'associer aussi la Société historique du Vexin. Les représentants de son Bureau, M. Germain Lefèvre-Pontalis, vice-président, et M. J. Depoin, secrétaire général^ ainsi que M. le marquis de Boury, vice-président du Comité, apportèrent un concours assidu aux séances tri-hebdomadaires d'où sortit la manifestation du 28 mai, à Saint-Clair-sur-Epte. Il fut convenu qu'on se rendrait en corps, par un train spécial, sur le point-frontière où se passa l'entrevue de Charles-le-Simple et de Rbllon, et que, là, serait apposée une plaque de marbre, que là Société historique du Vexin, sur la généreuse initiative de M. Germain Lefèvre-Pontalis, tint à honneur d'offrir.

Vers midi, le tvain spécial s'arrête à la station de Bordeaux-Saint-Clair, dans la commune de Château-'


- 5 —

sur-Epte. Toute la bourgade, sur la voie qui conduit de la gare au pont, est pavoisée, enfeuillée, enguirlandée; les portiques de verdure, les oriflammes et les banderoles, couvertes de devises élogieuses et hospitalières^ s'irradient d'un éclatant soleil.

Sur le quai de la gare, les wagons déversent quatre cents Normands des Sociétés parisiennes et vingt-cinq membres de la Société historique du Vexin : foule joyeuse, radieuse comme le temps, ravie de fraterniser avec ses compatriotes pour fêter la terre natale.

A leur descente du train, M. René Salles, président du Comité parisien du Millénaire normand, et les notabilités qui l'accompagnent, parmi lesquelles MM. Manquez, ancien président du Conseil général de la Seine ; Malétras, adjoint au maire du 17e arrondissement de Paris; le docteur Lavieille, médecin de l'Elysée; les délégations danoise, suédoise et norvégienne sont reçus par M. Louis Passy, député et président de la Société archéologique du Vexin, entouré de MM. Hervé, maire de Château-sur-Epte ; Dubus, maire de Saint-Clairsur-Epte ; Milliard et Monnier, sénateurs de l'Eure ; le marquis de Boury, député de l'Eure et vice-président du Comité parisien.

M. Louis Passy leur souhaite la bienvenue en ces termes :

ALLOCUTION DE M. Louis PASSY, DÉPUTÉ DE L'EURE aux Délégués des Sociétés normandes

Normands de Paris et Normands de Normandie, soyez les bienvenus ; vous ne venez pas aujourd'hui faire une excursion agréable sur les rives célèbres de l'Epte ; vous venez accomplir une action patriotique et constater qu'en cet endroit, il y a mille ans, la Neustrie désolée et ravagée allait enfanter la Normandie par les mains mêmes de ceux qui l'avaient dévastée.

Normands de Paris, vous avez l'honneur de sonner la fanfare du Millénaire ; vous êtes les premiers qui


faites revivre dans vos mémoires les souvenirs si lointains d'un événement qui est une date dans l'histoire de la France et même de la chrétienté. Que seraient toutes les fêtes qui se préparent en Normandie et surtout les grandes fêtes de Rouen si vous ne preniez la précaution d'entendre sonner la cloche du Millénaire à la modeste église de Saint-Clair-sur-Epte ? Que serait la cérémonie religieuse qui doit avec magnificence se dérouler dans la cathédrale de Rouen ? Que serait le tumulte joyeux des fêtes populaires, les banquets, les congrès et les discours officiels et scientifiques si vous ne veniez, par une plaque de marbre, constater qu'il y a mille ans, par l'entremise de l'Eglise, les hommes du Nord et les populations franques, Charles et Rollon ont enfin proclamé la paix ?.

Tout discours ici est superflu, nous aurons l'occasion à tout moment d'écouter des bonnes paroles qui sortiront de vos mémoires et de vos coeurs. Je suis venu vous saluer à Chàteau-su.r-Epte, a Bordeaux-de-SaintClair, dans le pays normand, je vous quitte et je vous devance pour vous saluer' sur l'autre rive de l'Epte, dans le pays français, car c'est en France que nous allons fêter généreusement la naissance de la Normandie. Vive la France ! Vive ja Normandie !

»^i

Après un échange de paroles de bienvenue et de remerciements entre le Maire de Château-sur-Epte et le président du Comité parisien, le cortège se forme. On y remarque, avec les députés de Normandie, M. Maurice Guesnier, député de Seine-et-Oise ; MM. Maurice Hervey et Drouet, conseillers généraux ; Villard et Tricot, conseillers d'arrondissement ; la délégation de la Ville de Rouen ; de nombreux maires des alentours. Deux Sociétés historiques sont particulièrement représentées par des délégations de leur Bureau. La


Société libre de l'Eure l'est par MM. Besnier, archiviste départemental; le capitaine Dubois, l'abbé Guéry, Guillemare, Lecointe, Louis Régnier, aussi membres, pour la plupart, de la Société historique du Vexin. Le Bureau de celle-ci est presque au grand complet avec MM. Louis Passy, président ; Auguste Rey, Germain Lefèvre-Pontalis et Ernest Mallet, maire de Pontoise, vice-présidents ; Depoin, secrétaire général ; Henri Lebas, archiviste; Mareuse, membre du Conseil.

Le cortège s'arrête sur le pont, à l'entrée de SaintClair, non moins bien décoré que la rive opposée ; M. Dubus, maire, présente aux hôtes de sa commune ses souhaits de bienvenue, et l'on se rend à la salle du festin, ingénieusement improvisée au rez-de-chaussée d'un bâtiment où 640 convives, parfaitement à l'aise, s'installent pour déjeuner aussi fraîchement et aussi confortablement que possible.

Les toasts furent, sans souci de leur nombre et de leur étendue, accueillis avec faveur, voire avec enthousiasme. Après les remerciements de M. le maire de Saint-Clair au Comité parisien, à la Société du Vexin et à la Municipalité de Rouen, l'un des représentants de celle-ci, M. l'adjoint Malathiré, prononçait un discours dont on jugera par ce trop court extrait :

Il ne m'appartient pas, Messieurs, de vous retracer l'histoire de •notre Normandie, de vous parler de son passé si brillant, de ses luttes, de ses victoires et aussi de ses revers ; d'autres plus autorisés, avec l'autorité qui s'attache à leurs travaux et à leur savoir, se sont chargés de ce soin. Après eux cependant, avec la modestie qui convient, mais avec la plus grande conviction, je veux vous dire l'attachement profond que nous avons pour notre petite patrie.

Sans doute, depuis l'année 1204, c'est-à-dire depuis sept cents ans, nous faisans partie de la grande famille française, mais si nous sommes profondément attachés à notre pays, si la France est pour nous l'objet d'un véritable culte et du patriotisme le plus ardent, nous conservons au fond du coeur une affection profonde à notre petite patrie normande, et les raisons en sont nombreuses.


Ce n'est pas, en effet, sans orgueil, sans une pensée d'admiration, et de reconnaissance que nous pensons à tous ces grands Normands qui, au cours des siècles, ont pris un,e part si active aux destinées de notre pays et qui, dans les arts, dans la littérature, dans la science, ont élevé bien haut le nom normand, ont illustré notre race.

Ce n'est pas sans'orgueil que nous évoquons le souvenir de ces hardis navigateurs, qui ayant hérité de leurs ancêtres l'esprit d'entreprise, d'audace et d'initiative, sillonnaient les mers, portaient sur tous les points du globe le pavillon français, découvraient, colonisaient, peuplaient des terres nouvelles, y plantaient fièrement notre drapeau et augmentaient sans cesse le patrimoine national. -Ce n'est pas non plus sans admiration que nous contemplons dans toute notre Norrgandie ces monuments magnifiques, éloquents et splendides, témoins d'un passé brillant, qui attestent la foi, l'initiative, le génie de nos pères.

Nous les saluons avec émotion, ces monuments dont l'histoire se confond avec celle de nos provinces, qui trop souvent ont subi la loi du vainqueur, parfois'incendiés et rasés dans la dévastation de la guerre et du pillage, mais toujours relevés après la tourmente, encore plus beaux, encore plus grands et plus magnifiques, par '*. des mains pieuses, par dès coeurs ardents, par des esprits indomptables, témoignant ainsi à leurs descendants ce que l'on peut attendre de l'énergie, de l'endurance de la foi dans l'avenir, alliées au souci de l'art le plus fin et le plus délicat.

Nous aimons encore notre Normandie pour la richesse de sa nature, pour la beauté de ses sites, pour les lignes harmonieuses de ses paysages ; nous aimons son ciel gris si plein de poésie, dont la tonalité s'allie si bien à la douce beauté de ses vallées et de ses collines.

Qui d'entre nous, Messieurs, au retour d'un voyage, après avoir admiré comme il convient d'autres aspects plus sauvages et plus grandioses de la nature, n'a pas retrouvé avec une infinie satisfaction, avec une joie filiale nos prairies si vertes, nos paysages si doux et si gracieux ?...

Messieurs, je lève mon verre en l'honneur de nos ancêtres ; je bois à la Normandie toujours plus belle dans la France toujours plus grande et toujours plus prospère.

Ce discours achevé et salué d'un triple ban, M. Maurice Guesnier, membre de la Société historique du Vexin, député de Mantes, et qui se trouve à Saint-Clair dans sa circonscription, se levait pour rendre hommage à tous les Normands.


— g —

« Je ne puis mieux le faire, dit-il, qu'en rendant le plus chaleureux hommage à celui qui personnifie si bien ici la race normande, au doyen d'âge de la Chambre des députés, qui sait si bien donner d'excellents conseils.

» Je bois à la santé de M. Passy, auquel je souhaite encore longue vie, et en le faisant je bois à la santé de tous les Normands. »

M. Passy, très ému de ce concert d'éloges, car toute la salle a frénétiquement applaudi le toast du député de Mantes, prend à son tour la parole.

TOAST DE M. LOUIS PASSY au Banquet du Millénaire Normand

MES CHERS COMPATRIOTES,

Il ne faut pas nous quitter sans, offrir le témoignage de notre gratitude à tous ceux qui sont venus manifester aujourd'hui pour la glorification de la Normandie. L'histoire du traité de Saint-Clair-sur-Epte a pour ceux qui l'ont étudié les obscurités d'une légende, mais cette légende est belle et il faut y croire. C'est la légende de la paix. Assurément, dans le récit.de Dudon de SaintQuentin, le confident attitré des premiers ducs de Normandie, on aperçoit des lacunes ; ainsi nous ne savons pas si après les accords de Rollon et du roi Charles, les Normands et les Français ont soupe ensemble, et trinqué avec du vin et du cidre.

Je suis porté à croire que les provisions venaient de France, puisque c'est de France, de Chaumont, de SaintClair que nous viennent les ressources du banquet qui nous permet de fraterniser en l'honneur de nos ancêtres. Aussi je me crois autorisé au nom de la Société historique du Vexin normand et du Vexin français, c'est-àdire du Vexin tout entier, de porter tout «d'abord la santé des maires et des municipalités de Saint-Clairsur-Epte et de Château-sur-Epte qui se sont réunis


pour nous recevoir dans un commun effort. Puis je porte la santé de M. Salles, président des Normands de Paris, auquel en toute, justice nous avons déféré la présidence, et de M. de Boury, son infatigable collaborateur, et de tous ceux qui ont travaillé à la belle fête qu'ils ont provoquée et accomplie.

Mais ce millénaire, ce souvenir d'un grand événement dans les annales de la France et de la chrétienté, serait-il parvenu jusqu'à nous, si les patriotes et les savants n'en avaient pas recherché l'histoire dans les profondeurs du passé. J'ai qualité pour honorer aujourd'hui tous les savants qui se sont appliqués depuis un demi-siècle surtout, à éclairer notre histoire par des travaux mémorables.

Je rappelle avec orgueil le nom des amis de ma jeu-. nesse : Auguste Le Prévost, Léopold Delisle, Jules Lair, Depping, de Beaurepaire, et puisque je vis encore j'offre mes hommages reconnaissants aux témoins et aux acteurs de notre fête du Millénaire : à Prentout, si impartial et si savant ; à Monod, Georges Dubosc, Loth, Mgr Fuzet; à mes confrères de la Société du Vexin, Joseph Depoin, Germain Lefèvre-Pontalis, et au dernier venu dans les mêlées de la science, à mon compatriote de Gasny, Albert Petit, qui vient à la veille de notre réunion d'étudier magistralement le traité de Saint-Clair-sur-Epte et de publier une histoire de la Normandie, à laquelle vous souhaiterez avec moi un succès populaire.

Hommage à vous, et de tout coeur, merci. Vous avez répondu par vos travaux à l'enthousiasme du vieux Dudon de Saint-Quentin, lorsqu'il prédit le rôle qu'allait jouer dans le monde, au profit de la France pacifiée et rajeunie, la race remuante et avisée qu'elle s'est annexée. Mais cette race, la France ne tardera pas à l'absorber et la Normandie française gagnera la bataille de l'histoire.

Enfin, M. René Salles clôt la série des toasts. Après


avoir affirmé que le Comité parisien du Millénaire avait tenu non seulement toutes ses promesses, mais encore plus que ses promesses, il remercie les délégués des Sociétés Scandinaves qui sont venus affirmer leur parenté lointaine avec la nôtre. Il remercie la Société archéologique du Vexin et fait à son tour le plus vif éloge de M. Louis Passy. Il boit à une Normandie plus fière de son passé, plus convaincue de sa force, à une Normandie prête pour de grandes destinées.

Il est trois.heures quand le cortège se forme pour aller procéder à l'inauguration de la plaque commémorative apposée sur une maison appartenant à M. Hervé et sise en partie sur la rivière d'Epte. Au pied de cette maison se trouve la borne séparant le' territoire des départements de Seine-et-Oise et de l'Eure. La plaque est tout entière sur l'Eure.

Elle porte l'inscription suivante :

911

A SAINT-CLAIR-SUR-EPTE

FUT CONCLU LE TRAITÉ

QUI ÉTABLIT EN FRANCE .

ROLLON ET LES NORMANDS

AUX ANCÊTRES

LES NORMANDS RECONNAISSANTS

ICI I

Tout auprès de la maison une estrade est dressée, où se placent les autorités. Les Sociétés musicales jouent la Marseillaise. M. Louis Passy, auquel en ses multiples qualités de député du pays, doyen de la Chambre, président du Conseil général de l'Eure, membre de l'Institut et président de la Société historique du Vexin, revient à tous égards en celte solennité, l'honneur du premier rang, prononce le discours suivant :


DISCOURS DE M. Louis.PASSY

à l'inauguration de la Plaque commémorative du Millénaire normand à Saint-Clair

MESDAMES, MESSIEURS, MES CHERS COMPATRIOTES, MES CHERS CONFRÈRES, MES CHERS AMIS,

Le moment est solennel. Vivez dans le présent et regardez cette plaque de marbre : le souvenir du passé s'offre à vos regards. Vivez dans le passé et que vos imaginations évoquent la scène qui s'est déroulée sur les bords de TEpte. Le roi Charles-le-Simple est arrivé escorté par Robert, comte de Paris, et par les seigneurs français. Rollon arrive par la route de Rouen, l'archevêque de Rouen, Franco ou Viton l'accompagne, c'est le négociateur, c'est l'ambassadeur, c'est l'orateur, les conditions du traité sont résolues d'avance. Charles consent à céder à Rollon, le chef des Normands qui occupent la Seine, une partie de la Normandie, depuis l'Epte jusqu'à la mer, sous la réserve de sa suzeraineté.

Suivant l'usage de ces temps, comme gage de paix, Dudon raconte que Charles offrit à Rollon en mariage sa fille Gisèle, et comme elle était grande et agréable, dit-il, Rollon l'accepta. On a voulu supprimer Gisèle. Je la maintiens et je la salue. Elle orne le paysage. D'autre part, Rollon devient chrétien, l'archevêque de Rouen lui donnera le baptême et Robert, comte de Paris sera son parrain. La cérémonie du baptême sera l'occasion de larges donations aux églises, aux abbayes et aux compagnons du chef victorieux. La paix est faite.

Voilà ce que l'on appelle le traité de Saint-Clairsur-Epte ; voici l'acte que mille ans ont consacré et qui vous permet d'acclamer avec moi la fusion des hommes du Nord et des hommes de la Neustrie. Vive la Normandie ! Mais n'oublions pas que dans trois cents ans,


_. ,3 —

le roi Philippe-Auguste prendra Gisors et réunira la Normandie- à la France. Vive la Normandie ! Vive la France !

M. René Salles, président du Comité parisien et de la Société le Mont Margantin (groupement amical des Normands de l'Orne), a exposé ensuite en ces termes le but que la Fédération des Associations Normandes de Paris envisageait, en provoquant cette manifestation :

MESDAMES, MESSIEURS,

... Le Comité Parisien, qui a pris l'initiative de cette fête et travaille depuis de longs mois à en assurer l'éclat, a voulu que le Millénaire débutât aux lieux mêmes où fut conclu le traité fameux qui établit définitivement en France Rollon et les hommes du Nord, et implanta en notre province une race neuve et prête pour les grandes choses, une race dont l'activité maritime, commerciale, coloniale et terrienne a été telle dans le monde que « par la persistance de l'effort et la grandeur des établissements, elle doit être comparée, suivant les expressions d'un historien contemporain, à ce qu'il y eut de plus hardi dans l'histoire des peuples modernes...

... A ce traité de Saint-Clair-sur-Epte nous devons notre nom. Avant Rollon, notre terre avait porté des dénominations peu durables et sans relief. Rollon et ses « iarls » nous ont apporté un état-civil tout neuf et qui nous sert depuis dix siècles. Ils nous ont faits « Normands de Normandie »...

... A ce traité nous devons encore, si lointaines et mystérieuses qu'en paraissent les origines premières, quelques-unes des qualités foncières de la race.

... Ce qui éclate aux yeux, c'est après la conquête la transformation profonde, extraordinaire et sous la violente poussée des. nouveau-venus, un bouleversement général, et du même coup un merveilleux épanouissement de beaux caractères, de progrès de toute sorte, d'aventures invraisemblables...

A cet afflux de sang nouveau, à cette pénétration de deux natures et deux races dissemblables, nous devons l'heureux équilibre des vertus qui, dit-on, nous sont propres : le. goût inné de l'action, la persévérance allant jusqu'à l'obstination, le sérieux d'esprit, l'attachement au sol et à son « bien », un singulier mélange de l'esprit d'aventure ancestral et de prudence acquise, la passion de ce qui est clair, bien ordonné, fortement organisé;


i4 — rien à la vérité de ce qui fait les héros, mais tout ce qu'il faut pour faire des hommes.

Aux Normands de la conquête et aux fortes générations qui ont suivi nous devons, enfin, un magnifique patrimoine de gloire... Quelle histoire merveilleuse, et que de pages splendides dans cette histoire ! C'est un modeste duché qui devient royaume, et s'enfle en un puissant empire. Ce sont quelques milliers d'hommes qui étouffent dans les limites étroites de leur province et qui vont se répandre dans le monde entier pour accomplir une oeuvre gigantesque : la conquête de l'Angleterre, les beaux faits d'armes en Orient et dans les croisades, la fondation du royaume des Deux- Siciles, la maîtrise des mers, la découverte de pays inconnus, la colonisation du Canada, la propagation, dans le monde de la civilisation, de notre nom, de notre langue française et de notre culture. .. Un de nos vieux historiens a dit d'eux que « jamais principauté ne fit plus rapidement d'aussi grandes choses. »...

C'est tout cela que nous avons voulu glorifier à Saint-Clair-surEpte en cette phrase lapidaire :

AUX ANCÊTRES LES NORMANDS RECONNAISSANTS

Au nom du Comité Parisien ,du Millénaire de la Normandie qui, avec le concours de la Société historique du Vexin, a érigé ce marbre, je remets entre les mains et sous la garde de M. le Maire de Saint-Clair-sur-Epte cette plaque commémorative, pieux hommage des Normands d'aujourd'hui aux grands Normands d'autrefois.

M. le Maire de Saint-Clair remercie les donateurs de la plaque en exprimant l'espoir qu'un jour un monument commémoratif viendra l'encadrer.

Puis un descendant à la trente et unième génération de Rollon, M. Finnbogason, professeur de philosophie, de Reykjawik (Islande), déclame dans la langue de son pays, qui fut celle des anciens vikings, une ode en l'honneur de Rollon et de la Normandie, dont M. Verrier veut bien donner la traduction.

La cérémonie était accomplie. Pour terminer la journée, le Comité local avait organisé une excursion à Château-sur-Epte. C'était un pèlerinage archéologique aux restes d'un donjon bâti en Normandie par Guillaumele-Roux, reconstruit au XIIe siècle par Louis-le-Jeune. Son propriétaire actuel, membre de la Société histo-


rique du Vexin, M. Jean Méry de Bellegarde, avait eu

la délicate pensée d'y faire 'flotter l'étendard normand.

Laissons ici la parole au Journal de Rouen qui, dès

le surlendemain, publiait un compte-rendu détaillé :

Elle a encore fort bon air cette ancienne place forte qui commandait alors à toute la vallée et défendait si bien le duché de Normandie ; ses murs d'enceinte avec leurs deux portes, ses fossés et les ruines de la vieille tour sur laquelle flottent pour la circonstance le drapeau de Rollon, ont un caractère imposant.

Elle offrait d'ailleurs pour cette journée de dimanche une promenade splendide qu'ont mise à profit les excursionnistes en nombre considérable venus assister aux fêtes de Bordeaux et de Saint-Clair. On évaluait, en effet, à plus de i,5oo le nombre des personnes qui s'y sont rendues et dont beaucoup ont tenu à monter à la tour : ce fut un des gros éléments du succès de la journée.

Dans l'enceinte, un concert est donné par la musique d'Ecos, qui s'est prodiguée toute la journée; puis, sur la demande de M. Hervé, maire de Château-sur-Epte, M. Louis Régnier, le savant archéologue bien connu, fait une causerie des plus intéressantes sur les origines et les développements de la forteresse. Il raconte quelques-uns des événements dont elle fut le théâtre. Bâtie en 1097 par Guillaume-le-Roux, elle cessa de paraître dans l'histoire vers 1418, pendant l'occupation anglaise.

Après cette causerie qui fut très applaudie, un nouveau concert a lieu au cours duquel on entendit la plupart de nos vieux airs normands toujours si populaires.

Par ce temps splendide, personne n'était pressé de rentrer chez soi ; aussi la soirée, aux Bordeaux comme à Saint-Clair, fut-elle des plus animées.

Aux Bordeaux, les infatigables musiciens d'Ecos donnent un dernier concert ; les fêtes foraines battent leur plein.

A Saint-Clair, les Normands de Paris banquètent à nouveau et un feu d'artifice clôture cette belle journée de fêtesdont on gardera longtemps le souvenir sur les bords de l'Eptc.



COMMUNICATIONS

PRÉPARÉES

'Pour la Séance solennelle du 18 Mai iqi i

A SAINT-CLAIR-SUR-EPTE

Lues à l'Assemblée générale de la Société, à Pontoise le 3o Juin igi i

LES COMPAGNES DE ROLLON

Par M. J. DEPOIN

Secrétaire général

II

LES NORMANDS A SAINT-CLAIR

Par M. GERMAIN LEFÈVRE-PONTALIS

Vice-Président



LES

COMPAGNES DE ROLLON

Les Unions à la Danoise

C'est un fait bien connu, grâce aux historiens normands, qu'en s'installant dans les provinces françaises du Nord-Ouest, les Scandinaves y apportèrent un usage particulier, celui de prendre pour compagnes temporaires des femmes généralement étrangères, parfois de leur propre nation, dont les enfants, à défaut d'hoirs issus de mariages légitimes, obtenaient les honneurs ou recueillaient les héritages paternels.

Rollon donna l'exemple de cette coutume en s'unissant, more danico, à une noble Française Popa ('), mère de son successeur Guillaume Longue-Épée. Celui-ci et plus tard Richard II et Robert le Diable, ses descen(i)

descen(i) Eckel (Charles-le-Simple, p. 80), l'appelle Poupe. La graphie latine constante est Popa. Le trouvère Benoît la nomme Popain, ce que justifie le dérivé Popincourt, Popanae curtis. Au Dictionnaire des Postes ne se voit aucun dérivé de la forme Povve.


dants, adoptèrent « la danesche manière » pour régler leurs affaires de coeur (0 et presque à chaque règne, sans les enfants de l'amour, la dynastie rollonide se serait éteinte.

Avant Popa, Rollon eut, aux Iles Britanniques, une compagne qu'il y laissa, ainsi qu'une enfant, Kadlin, dont la fille Nidbjorg fut capturée par un envahisseur de l'Ecosse vers 934 (2).

Si l'on en croit Dudon, historien des origines de la maison ducale, Rollon en se faisant chrétien après le premier traité de Saint-Clair-sur-Epte, celui de 911 (3), délaissa Popa, sa seconde compagne, pour épouser Gisèle, fille de Charles-le-Simple, le roi de France qu'il acceptait de reconnaître pour son suzerain. Gisèle étant morte à Rouen au bout d'un certain nombre d'années, Rollon rappelant Popa, lui donna le rang d'épouse légitime (4).

Quelle valeur a, sur ce point, le témoignage de Dudon? Le regretté Jules Lair a défendu, avec un grand talent, l'autorité des récits que tenait le doyen de SaintQuentin de la bouche de Raoul, comte d'Évreux, frère utérin de Richard Ier de Normandie. Cette collabo(1)

collabo(1) dit le trouvère Benoit (Chronique des Ducs de Normandie, édit. Fr. Michel, 1835 ; 1.1, p. 3ç>o) à propos de Guillaume Longue-Epée et de « Sprote qui ert (était) gentil pucele » :

Icele ama moult et tint chère, Mais à la danesche manere La voult avoir, non aultrement : Ce dit l'estoire, qui ne ment.

(2) Remarques de M. Johannes Steenstrup à la suite de l'Elude sur Guillaume Longue-Epée de Jules Lair ; Congrès archéol. de France, LXe session (Abbevillej ; 1895, in 8°, p. 325.

(3) L'itinéraire de Charles-le-Simple oblige à placer ce traité en 911, entre le 20 juillet (victoire remportée à Chartres sur les Normands) et le mois de décembre (Eckel, p. 70).

(4) Ce fait, attesté par plusieurs Annales neustriennes qui sur ce point, ne dérivent pas à coup sûr de Dudon, prouvent que Popa vivait lors du mariage de Gisèle et qu'elle fut éloignée puis rappelée : « 916. Mortua Gisla, accepit Rollo Popam uxorem... » Popa avait été séparée de son fils Guillaume, confié à son parrain Bothon, comte de Bayeux.


ig

ration, Dudon l'affirme à deux reprises, notamment en qualifiant le vieux comte Raoul « totius operis relatorem ». Il ajoute qu'en écrivant l'histoire de la dynastie rollonide, il obéit au voeu de Richard Ie'' (mort le 20 novembre 996) qui, dans les deux dernières années de sa vie, conversait avec lui, more fréquentativo. Dudon prenant dans sa préface le titre de doyen de Saint-Quentin, n'a pas eu l'occasion de rappeler qu'il exerçait, après la mort de Richard, les fonctions de chapelain auprès du nouveau duc Richard II et qu'il lui servit encore de chancelier : tout au moins en 1013 revendique-t-il le titre de .chapelain du prince tout en déclarant, au bas d'une charte de Raoul d'Evreux, que luimême l'a composée et l'a écrite (1).

Dudon séjournant ainsi en Normandie, ne pouvait manquer d'y recueillir des traditions et aussi des textes. 11 renvoie lui-même à d'autres récits et il semble bien qu'il ait emprunté à des Annales neustriennes la mention relative au sac d'Evreux par les Normands, auquel échappa miraculeusement l'évêque Sebard (2), et peutêtre d'autres renseignements encore. Si le comte Raoul était un bon informateur pour toutes les questions militaires ou politiques, en généalogie il était bien moins ferré, au point que le nom de son aïeul maternel n'est pas même exprimé dans les récits dictés à Dudon.

(1) Malgré la note catégorique d'Auguste Le Prévost sur le ms. lat. 5423, fol. 119 : « Ceci est faux », nous ne pouvons admettre que la charte visée, émanant de « Roditlfus cornes peccator Ebrocassini comitatus » et de sa femme « Albreda » soit un document fabriqué. Les énonciations topographiques qu'il contient sont trop incertaines pour qu'on ait eu quelque intérêt à le supposer : au xue siècle on l'eût rédigé tout autrement.

(2) Il n'est guère vraisemblable que ce renseignement ait été fourni à Dudon par le comte Raoul. Les anciennes Annales dont on trouve des variantes dans un grand nombre de manuscrits provenant de presque tous les points de la Normandie ne sauraient être considérées, à priori, comme tirées de Dudon qui n'indique aucune date. M. Ferdinand Lot se propose de consacrer une étude d'ensemble, qu'elles attendent depuis longtemps, à ces Annales dont plusieurs sont encore inédites.


20 —

Cette infériorité s'explique par la situation sociale déchue où Raoul passa son enfance et les belles années de sa jeunesse.

Sa mère, la bretonne Sprota, après la mort de Guillaume Longue-Epée, restée « sole et déconseillée », dit le trouvère Benoît, dut se donner « à la danoise » : la malheureuse échoua chez un riche Normand, exploiteur des moulins de Vaudreùil-sur-Eure; on le connaît seulement par son surnom à'Asperleng (l'Eperlan). Asperleng laissa toute sa- fortune à ses enfants légitimes, et Raoul (le fils né de Sprota) n'eut longtemps d'autre état que celui de valet de chasseurs. Aussi sa documentation généalogique, du moins telle que Dudon nous l'a transmise, présente-t-elle d'étranges lacunes. Le but du doyen de Saint-Quentin paraît, d'ailleurs, avoir été d'écrire une sorte d'épopée, en prose entrecoupée de vers, des origines de la dynastie Rollonide. Dans ces conditions, quelle autorité présentent ses assertions au sujet de la répudiation momentanée de Popa et de l'alliance carolingienne de Rollon ?

Sa bonne foi et la notoriété de la tradition qu'il relate ont un sûr garant. Rien de moins flatteur que ses révélations pour la postérité de Guillaume Longue-Epée. Plus tard on représentera Guillaume comme fils de Gisèle. Dudon, sans tomber dans un pareil mensonge, pouvait laisser ignorer Gisèle, et se borner à dire que sur la fin de sa vie Rollon fit de Popa sa femme légitime et la rendit mère de Guillaume. C'eût été moins glorieux que de donner à celui-ci une princesse pour mère supposée, mais moins désobligeant que d'affirmer sa bâtardise. Au temps où écrivait Dudon, les habitants de Bourges venaient, en IOI3, de s'insurger contre l'archevêque désigné, Gausiin, un fils naturel de Hugues Capet, en poussant cette clameur indignée : « Nolumus dominare super nos Jîlium scorti. »

A.Rouen résidait un métropolitain, Robert, arrièreneveu de Rollon, qu'en 989 Richard Ier avait voulu placer sur ce siège. Mais sa mère Gonneur.n'était épousée


qu'A la danoise. Le peuple et le clergé exigèrent de Richard qu'il célébrât un mariage chrétien et sous le paile ou drap nuptial (que nous appelons poêle) furent placés les six enfants de Gonneur dont le futur archevêque Robert. La cérémonie faite, l'opposition s'évanouit.

Dudon, chapelain de Richard II, protégé du comte Raoul d'Evreux avait tout intérêt à ne pas accueillir une version ravalant ses protecteurs devant l'opinion publique. L'union libre et le congédiement de Popa, le mariage officiel de Rollon .avec Gisèle, étaient donc en 1020 des faits que personne ne mettait en doute en Normandie-, Dudon ne pouvait ni les ignorer, ni les taire.


II

La Longévité de Rollon

Cependant plusieurs érudits, amateurs de thèses neuves, sont récemment partis en guerre contre Dudon. Ils entendent infirmer son témoignage à la faveur d'une assertion de nature à séduire maint esprit superficiel : une extraordinaire différence d'âge entre Rollon' et' Gisèle (un demi-siècle environ, suivant eux).

Dudon ne donne aucune précision quant à la durée de la vie du héros normand. Il se borne à dire qu'à la date où Guillaume Longue-Epée fut associé à son père, Rollon était, aux jreux de ses barons, un homme âgé, ayant besoin de repos, hors d'état de conduire luimême ses vassaux à la guerre. Cet événement est certainement de 927; à cette date, rapporte Flodoard, le fils de Rollon (qu'il ne nomme même pas) se présente devant le roi Raoul de France comme son fidèle, tandis qu'en 925, Rollon est indiqué, par ce chroniqueur contemporain, comme agissant seul et ordonnant une expédition de mille hommes.

Comment s'étonner que le viking auquel Dudon prête une vie si belliqueuse et si agitée, parût en 927 un vieillard fatigué? Depuis le traité de Saint-Clair il s'était écoulé seize années : un humanoe vitoe spatium plus que suffisant pour marquer un loup de mer du sceau de la sénilité. Mais, qu'on ne s'y méprenne pas, il n'est ici question que d'apparences et non de chronologie.

Le seul document qui précise l'âge de Rollon est un


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texte qui atteste en même temps, par un curieux contraste, son mariage avec Gisèle. C'est une note annalistique ainsi conçue :

« Anno Henrici iv et Karoli régis xxxi, obiit Rollo qui et Robertùs, dux Normannioe, anno ducatus sui xn apud Rotomagum, et anno adventus sui LXIV et vita? LXXXVI, cui successit Guillelmus Longa-Spata, natus de Gila, filia Caroli régis » (i).

Ce serait aussi cruel que superflu d'insister sur la contre-vérité qui termine cette note : Gisèle serait la mère de Guillaume Longue-Epée! Et le même chroniqueur prétend un peu plus loin que Gisèle eut pour mère Ogive, la seconde femme de Charles-le-Simple, épousée en 920! Laissons ces énormités pour examiner les chiffres. Il suffît d'en lire l'énoncé pour constater .que tous les éléments chronologiques sont incompatibles entre eux. Dom Bouquet veut en corriger deux; que valent alors les autres?

Point n'est besoin d'autres contrôles pour juger cette prétendue Chronique de Tours.

Dom Bouquet semble lui concéder quelque cachet original; heureusement il indique sa source. C'est YAmplissima Collectio de dom Martene, un bénédictin lui aussi, qui a rendu de grands services en publiant de nombreux textes, mais qui les a édités avec un trop faible effort de critique, en y glissant bien des scories. Il suffit pour s'en rendre compte, de comparer son édition des chartes de Stavelot avec celle que la Commission Royale d'histoire belge a récemment donnée.

Dans cette Amplissima Collectio que peu d'érudits ont feuilletée, à ce qu'il semble, se bornant à consulter dom Bouquet, dom Martene rapporte qu'il a recueilli

(1) Amplissima Collectio, V, 983. Dom Bouquet, reproduisant ce texte (Recueil des Historiens de France, IX, 5i), s'est aperçu des contradictions de cette chronologie et amis en note: «Corrigendum : anno ducatus sui xvni... adventus sui LIV. » Il est superflu de faire observer que la 40 année de Henri l'Oiseleur ne peut correspondre à la 3i° année de Charles le Simple, quelque point de départ qu'on donne à son règne.


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des copies fragmentaires d'une compilation dont il croit l'origine tourangelle et qui se continue jusqu'en 1226. D'après ces copies rajustées, il se persuade avoir rétabli', sans trop de lacunes, un texte approximatif de ce document baptisé dès lors Chronique de Tours. Ce recueil analogue au Liber floridus dénote encore moins de méthode et de choix. Tel un salmis d'extraits d'auteurs de toutes sortes, bons ou méchants, un amas de traditions parfois contradictoires, avec un très petit nombre d'indications originales. Celle sur l'âge de Rollon le serait à coup sûr. Le malheur est qu'il est absolument impossible de se fier au chiffre des années de sa vie.

. La notation romaine des nombres se prête à une infinité de confusions. Un x prend aisément la place d'un v, un v de deux 1. Au lieu de LXXXVI on peut admettre sans aucune témérité qu'il y aurait eu LXXVII ou Lxxim dans le manuscrit primitif.

Alors, en 932, Rollon aurait eu non pas 86, mais 77 ou même 74 ans. Cette dernière lecture le ferait naître en 858. En 912, lors de son mariage avec Gisèle, il aurait eu 54 automnes. A cet âge, un vigoureux fils du Nord est loin d'avoir abdiqué.

Ainsi rectifiée, cette date de naissance reste compatible avec la tradition qui fait arriver Rollon dans l'estuaire de la Seine en 876. Cette fixation admise par la presque totalité des Annales figurant dans les manuscrits normands a l'avantage de concorder avec celles qu'Hincmar écrivait au jour le jour. L'archevêque de Reims rapporte qu'en 876, le 16 septembre, cent grandes barques apparurent à l'embouchure de la Seine, portant les hommes du Nord.

Un écrivain superficiel, s'arrêtant à cette coïncidence, se hâterait de conclure que Rollon conduisit cette expédition. C'est une erreur absolue. Rollon n'était dans aucune des cent barques dont parlent les Annales d'Hincmar, dites de Saint-Berlin.

En effet, le texte complet de la mention de source normande qui concerne Rollon est ainsi conçu :


« Anno 876, Rollo in Normanniam cum suis venit XV Kalendas Decembris » (0.

Rollon est arrivé en Neustrie le 17 novembre. Il n'était donc pas de la première expédition entrée en Seine deux mois et un jour plus tôt.

Les Normands, dans leurs expéditions fluviales, lançaient en avant les barques conduites par les homme.* faits, les pilotes habiles, les guerriers forts et vaillants. Ils laissaient à .l'arrière-garde, en lieu sûr, les jeunes gens et les embarcations qui leur étaient utiles pour la conservation ou le transport des vivres, des armes de réserve, du butin, et cette arrière-garde ne s'aventurait qu'à bon escient.

Par une coïncidence bien digne de remarque, Pierre Olaf, frère mineur de Roskild, a transcrit un texte différent, mais concordant rigoureusement comme date avec les Annales :

« Anno Caroli Calvi ultimo, Danmarchia tirones suos, Rollone duce, per Gallias diffudit, mox Rothomagum subjugantes. Franci autem contra Rollonem pra;- liantes, duobus bellis » (dans deux batailles) « superati sunt. Demum Rollo multas civitates expugnavit. Deinde baptizatus, per VII dies quibus in albis mansit, Deum et Ecclesiam multis muneribus honoravit. Cui successit filius ejus Wilhelmus qui occisus est... tempore Haraldi Gormsson ».

Et Pierre Olaf, simple copiste, explique ainsi l'origine de ce renseignement : « Récitât Chronica nostra quod in Chronica Francorum ha;c sequentia habentur de Normannis ».

(1) Ms. de Bruxelles (inédit). M. Ferdinand Lot se propose de faire connaître ces Annales que nous avions transcrites il y a longtemps et dont il a pu déterminer les origines. On lit aussi dans les Annales du Bec (Vêtus chronicon Beccense), éd. par le chan. Porée (Chronique du Bec, 1881, p. 1) : « 85 t. Venit Hastingus in ■ regnum Francorum. — 876. Venit Rollo in Normanniam XV Kal. Decembris. » Rien ne semble autoriser la substitution à cette date de celle de 896, d'autant que Rollon apparaît bien avant en France (même Eckel, p. 79, pense qu'il prit Bayeùx vers 890-891).


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La dernière année de Charles le Chauve commence le 7 octobre 876. C'est donc bien une expédition postérieure à celle arrivée le 16 septembre, que conduisait Rollon, celle des tirones, c'est-à-dire des jeunes recrues, des soldats novices.

La tradition du Mont-Saint-Michel consignée dans un manuscrit du treizième siècle, conservé à Avranches, fixe aussi l'année 876 pour l'arrivée de Rollon, conduisant, dit-elle, une nombreuse jeunesse du pays des Daces, et son installation à Rouen après la capitulation de la ville.

« Anno igitur Incarnationis 876, inclytce nobilitatis Rollo cum ingenti Dacorum juventute, navigio per Sequanam appulsus est Rodomo, atque a civibus ipsius urbis exceptus in pace continua. Inde irruptione quamplurima hue illuc discurrens, depopulando cuncta et gravissimis cladibus atque preliis, sicut in scriptis habetur, protrivit Francigenas ».

La biographie se termine par l'ensevelissement, à Notre-Dame de Rouen, du grand chef expiré « in senectute bona, plenus dierum ». Voilà des expressions qui n'impliquent point la décrépitude d'un cacochyme; elles dénotent habituellement au contraire, une verte vieillesse. Des termes aussi accentués sinon plus, grandoevus, longoevus, sont appliqués par des écrivains du xe siècle à des sexagénaires, par Richer même à son contemporain Charles-Constantin, comte de Vienne, à une époque de sa vie où le fils de Louis l'Aveugle venait à peine d'atteindre la cinquantaine.

Enfin il y a lieu d'invoquer un dernier témoignage, et non le moins intéressant, celui de Richer. Nous examinerons ailleurs sa version relative au père de Rollon, qu'il appelle Katil, d'une dénomination enfantine nullement incompatible, d'ailleurs, avec le surnom populaire d'Oxnethorer (le mangeur de boeufs), que les traditions islandaises attribuent au père de Ganger-Rolf (Rollon);

(1) Langebek, Script, hist. Dan., II, 10.


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son véritable nom, d'après les Sagas, aurait été Ragnvald. Mais ce point n'est pas à discuter ici. Du récit de Richer, faisant commander aux Normands qui dévastaient l'Aquitaine, en 896, le père de Rollon, il ressort que dans les traditions admises trente ans avant Dudon, vers 976, Rollon n'arriva pas en Neustrie cent ans auparavant avec l'autorité d'un chef d'expédition.


iS

III

La Biographie de Gisèle

L'existence d'une Gisèle {Gisle ou Gile) fille de Charles le Simple et de Frérone sa première femme, est indiscutable. Le moine Guider l'atteste en ces termes dans la Généalogie des Comtes de Flandre : « Le roi Charles eut de la reine Frérone cinq filles : Ermentrude, Frérone, Aélis, Gisle, Hildegarde » (i). Guitier écrivait, vers 962, à Saint-Corneille de Compiègne, une abbaye royale à laquelle Frérone s'intéressa justement beaucoup. Outre une libéralité importante aux chanoines (le don du domaine fiscal de Ponthion, que son époux devenu veuf confirma), Frérone en obtint une autre l'année même de sa mort, pour un confrère de Guitier, Mauger (2). Le généalogiste de Saint-Corneille ne pouvait être mal renseigné.

S'ils sont contraints d'admettre l'existence de Gisèle, certains érudits soutiennent que son mariage avec Rollon est une fable, car, ayant attribué à l'époux, en 911, l'âge de soixante-six ans d'après la Chronique de Tours, ils soutiennent qu'en cette même année, la fiancée venait à peine de naître. Ils raisonnent ainsi :

(1) Genealogia Arnulfi comtis Flandrioe, auclore Wilgero ; apud Pertz, Monumenta Germanioe historien, Scriptores, IX, 3o3. — Jules Lair (Etude sur Guillaume Longue-Epée, parag. III), a souligné l'importance de ce témoignage, qu'avait mentionné Dùmmler (Forschungen jur Deutschen Geschichte, 1886, p. 357), sans y insister.

(2) Chanoine Morel, Cartulaire de Saint-Corneille de Compiègne, t. I, p. 26, no X. Frérone fonda en 915 la chapelle de Saint-Clément de Compiègne.


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D'après Guitier, Gisèle est la quatrième fille de Frérone ; cette reine n'a été épousée qu'en 907; Gisèle n'a pu naître qu'en gn.

A aucun point de vue, ce syllogisme n'est plausible. D'abord rien n'exclut l'hypothèse, tenue pour vérité établie par les Bénédictins, que la fille de France donnée à Rollon eut pour mère une première épouse de Charles III dont le nom s'est perdu (0. Rien de plus banal que de rencontrer deux enfants homonymes — des filles surtout ■—• issus d'un même père, parfois d'un même couple, et simultanément vivants (2).

Ecartons pourtant cette solution ingénieuse. Admettons pour un moment, suivant l'opinion accréditée par l'autorité du P. Anselme (3) interprétant un texte sur lequel nous reviendrons, que « Charles épousa Frérone à Attigny le i5 avril 907. » Avec toutes ces concessions provisoires, la conclusion des critiques contre Dudon n'en reste pas moins prématurée. Rien ne prouve, d'abord, que la reine n'ait pas mis au monde successivement deux jumelles. Alors Gisèle pourrait être née au printemps de 909. Et c'est en 912, l'année qui suivit le traité d'après les chroniques normandes, en tout cas lorsque la conversion de Rollon fut devenue un fait accompli, que Gisèle lui fut donnée. Elle pouvait parfaitement n'avoir pas plus de trois ans lorsque ces accords furent conclus. Au douzième siècle, c'était encore l'usage en Normandie de marier les filles toutes jeunes : Galeran II, comte de Meulan fut fiancé en 1136 à une enfant de deux ans, Marie fille d'Etienne, roi d'Angleterre (4). Sans quitter le dixième siècle, lorsque

(1) Art de vérifier les Dates, t. I, p. 563. En présence des termes catégoriques de Dudon, la supposition que Gisèle fut une fille naturelle de Charles doit être écartée. Eckel le constate à juste titre.

(2) Cf. à ce sujet notre Etude sur l'Etat civil du IX 0 au XIa siècle, lue au Congrès des Sociétés savantes en 191t.

(3) Hist. généalogique de la Maison de France, t. I, p. 36i.

(4) J. Depoin, Appendices au Cartulaire de Saint-Martin de Pontoise; p. 3ar (Comtes de Meulan). - - • - -


•— 3o —

en 909 le duc Gilbert de Lorraine se noya dans le Rhin, Otton Ier offrit au duc Berthold de Bavière le choix d'épouser la veuve du duc, Gerberge, la propre soeur d'Otton, ou bien Guiltrude, fille de Gilbert et de Gerberge, qui n'était point nubile. Berthold préféra se fiancer à la fillette, et seulement dix ans plus tard, le mariage fut consommé : elle n'avait donc, à la mort de son père, guère plus de quatre ans. Quant à Gerberge, elle perdit l'alliance d'un duc pour trouver aussitôt celle d'un roi plus jeune qu'elle : Louis IV d'Outremer, qui demanda sa main était le frère consanguin de Gisèle.

Jules Lair s'était placé dans cette hypothèse lorsqu'il écrivait dans son Etude sur Guillaume Longue-Epée :

« Le mariage de Gisèle et de Rollon aurait donc été purement politique. J'en étais déjà venu à cette conclusion lorsque, en rééditant Dudon, je relevais ce propos des seigneurs normands au sujet de Gisèle : Dicebant igitur Rotbertum (Rollonem) eam non cognovisse maritali lege ('). La fille de Charles-le-Simple était gardée à Rouen autant comme otage que comme épouse. »

Les termes que Dudon met dans la bouche des barons normands sont plutôt ambigus. Charles se préoccupait, d'après cet historien, de- ce qui se passait à Rouen où Gisèle résidait. C'est pour cela qu'il envoya à celle-ci deux messagers. Au lieu de les présenter à son époux, Gisèle les installa dans un logis où elle leur faisait faire grand'chère. L'entourage s'en émut. On dénonça leur présence à Rollon qui, dans un accès de fureur, fit saisir et pendre les deux Français, car — ajoute Guillaume de Jumièges, — il les tint pour espions (exploratores). Charles n'accepta point cette excuse, il rompit avec son gendre. Le duc Robert, syndic des mécontents, crut l'instant favorable pour une rébellion, Rollon, dont il sollicitait l'appui, fit la réponse d'un vrai Normand : « Que Robert cause au

(1) Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normannice ducum, édit. Jules Lair, Caen, i865, in-40 (extrait des Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXIII, p. i73).


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roi tout le tort possible, sans se faire roi lui-même. » Robert vit qu'il compterait au moins sur une neutralité bienveillante, il profita de la permission d'agir. Dudon ajoute : « Gisèle n'était déjà plus ».

Ainsi, d'après lui, la princesse mourut au début de 922, car en 921 Robert, luttant contre les Normands de la Loire, servait encore Charles fidèlement. C'est après Pâques seulement (21 avril 922) qu'éclata la rupture. Gisèle supposée née au printemps de 909, serait entrée dans sa quatorzième année. Sa prime jeunesse expliquerait ce qu'eut d'inconsidéré sa conduite. L'émotion causée par la monstrueuse colère de Rollon à cette âme enfantine suffisait à la briser : l'indignation du père en serait d'autant plus justifiée.

Dudon ne laisse pas entrevoir le motif de l'envoi des affidés. Il est établi qu'au xe siècle, les mariages pouvaient se consommer, pour les filles nobles, dès l'âge de douze ans : la grand'mère de l'évêque Thietmar de Merseburg fit ses premières couches au cours de sa treizième année (0.

Charles, moins bien renseigné, que les barons normands, prévoyait-il cette éventualité et songeait-il, dès qu'elle se dessinerait avec certitude, à trouver l'occasion favorable pour enlever à Rollon son gage d'alliance, en sorte que l'enfant annoncé devînt, à son tour, un otage en ses propres mains ? Cette hypothèse pour non fondée qu'elle pût être, en fait, ne répugne pas aux moeurs du temps : elle rendrait compréhensible l'atroce courroux de Rollon. Il pouvait aussi se souvenir (un quart de siècle s'étant à peine écoulé) qu'une autre Gisèle, cousine de sa femme, unie par politique au danois • Gozfrid, duc de Frise, fut rappelée et, sous quelque prétexte, retenue en Allemagne tandis qu'on préparait, contre le Normand, le guet-apens où il périt. Le sort de ce Scandinave était, pour Rollon, un peu rassurant exemple.

(1) Voir notre Essai sur les conditions du mariage du IXa au XI 0 siècle (extrait du Bulletin des Sciences économiques, 1906).


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IV

Le Mariage de Frérone

Jusqu'ici la discussion s'est poursuivie en concédant aux critiques leurs deux postulats : l'ordre de naissance des enfants de Frérone supposé rigoureux dans la nomenclature de Guitier, et le mariage de Frérone supposé conclu en 907. Hâtons-nous de le dire, cette dernière hypothèse n'est pas seulement arbitaire, elle est contredite par l'étude même du document sur lequel on l'étaie.

L'assertion que Frérone devint reine en 907 a pour unique base un diplôme du 19 avril de cette année, daté d'Attigny, où l'on a cru voir une charte dotale (1). Charles considérant qu'il est convenable à un souverain d'enrichir sa compagne ntyale (ditare), donne à Frérone, à titre dotal, en effet (dotis nomine), deux propriétés fiscales, Corbeny en Laonnais et Ponthion en Perthois. Le simple énoncé du diplôme et de sa date soulève une foule d'objections. Considérons d'abord les propriétés dont l'époux dispose.

Dans l'acte qu'on veut prendre pour une constitution de dot, concomitante avec des noces roj^ales, ne sont compris ni place fortifiée, ni abbaye de femmes.

(1) Après le P. Anselme, Dummler (Forschungen jur Deutschen Geschichte, VI, 371) et Kalckstein (Capetinger, p. 123), ont même affirmé que le 19 avril 907 est la date des épousailles. Eckel a bien constaté leur erreur : « Rien dans cet acte ne nous dit qu'il ait été donné le jour même du mariage. » Peut-être eût-il été préférable de ne pas ajouter : « La teneur indique seulement qu'il lui fut de peu postérieur. »


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Ponthion et Corbeny sont deux villoe regia.\ dans la première desquelles existait un palatium, où Charles le Gros, en 885, reçut l'hommage des sujets de Carloman, mais leur état actuel parait, d'après les termes mêmes du diplôme, singulièrement changé. Il n'est à Ponthion question que d'unJisciis, une terre domaniale; on n'indique ni palais, ni édifice religieux, comme si • les constructions principales avaient été ruinées par les Normands. A Corbeny, depuis un an à peine, Charles a élevé un prieuré (cella) pour y déposer le corps de saint Marcoul, sous la garde de quelques moines. Jusque-là l'on devait pour entendre la messe se rendre à la paroisse voisine, Craonne, dont l'église paraît être une annexe du fiscus. Supposer que ces deux domaines, dans l'état sommaire où ils sont décrits, ont pu suffire à doter l'épouse d'un souverain alors puissant, disposant de châteaux et d'abbayes- considérables, c'est méconnaître les exigences sociales du temps.

Qu'on mette en parallèle ce cadeau avec les nombreux et importants alleus offerts en dot par Gilbert de Lorraine à Gerberge de Saxe, et qu'elle conservait en dépi: des revendications des héritiers directs de son ■ mari, un quart de siècle après l'avoir perdu, bien que remariée et devenue veuve une seconde fois. La douairière Ogive, qui remplaça Frérone, convolant avec Herbert II de Troyes, fils du traître qui laissa mourir son royal époux en captivité, Louis IV indigné reprit à sa mère le domaine d'Attigny et l'abbaye de NotreDame de Laon, situés dans la zone d'influence des Vermandois. Ce n'était point la dot d'Ogive, car celle que Charles lui constitua avait été confisquée lorsque la reine et son fils durent fuir en Angleterre. Il ne s'agit que d'une compensation ; encore renonciation des bénéfices retirés à la reine-mère semble négative d'une spoliation complète de la dot reconstituée. Mais Ogive détenait une abbaye de femmes, riche et puissante, comprise dans l'enceinte d'une ville forte, pour s'y reposer ou sy retirer si les événements l'exigeaient, et

3


-34profiter du superflu de ses revenus. Charles s'il se fût marié en 907 avec Frérone, n'eût pu lui en refuser une, alors qu'il en avait donné à sa mère Adélaïde, à sa tante paternelle Rohaud, qu'il en gratifiait jusqu'à son favori Haganon. Dans la dot de Gerberge était compris le château de Laon qu'elle « tenait » en 946, lorsqu'elle dut le délaisser au bourguignon Hugues le Noir qui l'occupa momentanément. Mais en 951 Louis IV lui donna, dans cette même ville, l'abbaye de Notre-Dame enlevée à sa belle-mère Ogive. Ces renseignements pris dans Flodoard, ne nous font connaître qu'une partie de la dotation de ces reines. Aussi pour trouver une comparaison avec le diplôme de 907, est-il intéressant de juxtaposer à son texte celui du contrat de mariage que Richard III, duc de Normandie, consentit en 1028' à sa fiancée Adèle de France, fille de Robert le Pieux.

Richard assure à sa future épouse une cité épiscopale, Coutances, avec son comté, le château de Cherbourg et deux autres, une abbaye, trois ports maritimes, des pêcheries, des villages, des forêts, des contrées entières avec les droits que le fisc y perçoit. Quelle différence avec le prétendu douaire d'une reine !

Diplôme de Charles le Simple pour enrichir (ditare), la reine Frérone (907).

PRÉAMBULE

Karolus rex. Si Regum

consuetudines antiquorum exequimur, necnon patrum mores praecedentium imitamur, fideliumque nostrorum bénigne consulta suscipimus, regium proculdubio honorem amplificamus, Nobisque profuturum indubitanter credimus. Proinde...

compertum sit quod, cum

nostris Regni Nos negotia tractantes consiliariis, de nostro Nos commonuere conjugio, «salubre dicentes fore et oportunum, si conjunx condignn lateri adhaeCharte

adhaeCharte duc Richard III dotant sa fiancée Adèle de France (1026).

PRÉAMBULE .. . Apostolus ait : « Viri diligite uxores vestras sicut et Christus Ecclesiam. » lis ergo et multis aliis Dominicis praeceptis habetur fixum, viri et mulieris conjugium légitime in Domino semper celebrandum. Quibus ego Richardus Nortmannorum Dux optemperare contendens, accipio te, domna Adela, in conjugem, legalis desponsationis annulo mihi in carnis unitate jungendam ; non voluptatis exercendae causa, sed generandae in obsequium


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reret regio, ex qua filiorum, Deo largiente, totius regni profutura procederet propago. » Eorum itaque admonitionibus sollicitati, et consiliis exortati, quamdam nobili prosapia puellam nomine Frederunam, commuai dumtaxat consensu fidelium, Deo (ut credimus) coopérante, secundum leges atquestaluta priorum, Nobis nuptiali conubio sociavimus, regnique consortem statuimus (0.

DISPOSITIF Quocirca, regio eam more, propriis rébus disponentes ditare, duos ei, dotis nomine, concedi m us fiscos, jugiter possidendos et pro libitu disponendos : Corbiniacum videlicet in comitatu Laudunensi, cum cella... ubi confessoris Christi quiescit corpus Marculfi, et ecclesia una in Craona; Pontigonum quinetiam in pago Pertensi super fluvios Saltum et Bruscionem. Utrumque per hanc praesentem condonamus auctoritatem, et de nostro jure in jus seu dominationem illius transfundimus... Ut autem haec largitionis nostrae dotatio et concessionis corroboratio continuam obtineat firmitatis vigorem, manu subter propria firmatam nostro praecepimus anulo insigniri.

Christi, prout ipse disposuerit, prolis gratia ; quod ut optineam, votis omnibus exopto, Divinitate propitia.

DISPOSITIF

Concedo ergo xihï, jure dotali, de rébus proprietatis meae, civitatem, quae appellatur Constantia, cum comitatu, excepta terra R. archiepiscopi.

Concedo enim castella quae ibi habentur, videlicet Carusburc cum eo quod dicitur Holmus, et eo quod dicitur Bruoto...

Concedo quoque curtem quae . dicitur Ver super fluvium Senae, cum silvis (etc.) et super eumdem fluvium curtem quae appellatur Cerencis.

Concedo denique curtem supra mare, quae dicitur Agon, et eam quae appellatur Valengias... Abbatiam quoque quae app. Porthail, quae sita est super aquam Jorfluctum cum portu ■ maris, et pagum qui d. Haga cum silvis et portu maris. Concedo enim pagum qui app.

Balteis et eum qui d.

Egglandes, cum aquis, piscatoriis (etc.).. .

Et in comitatu Baiocensi concedo villam quae d. Cathim super fluvium Olnae, circumquaque cum ecclesiis, vineis, pratis, molendinis, cum foro, teloneo et portu

Haec omnia tibi habenda sub nomine et lege dotis, subnixa adstipulatione, de rébus meis transfundo ut juxta nobilitatis tuae lineam dolata, indissolu-, bilis mihi jungaris amore conjugii et gaudeas nostrae cpnsors donationis

(i) Statuimus est au passé (comme le suppose d'ailleurs sociavimus, puisque la seconde idée est la conséquence de la première), car la cadence de la phrase exige qu'elle se termine après une pénultième longue. Statuimus au présent, donnerait quatre svllabes brèves.


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De la comparaison de ces textes se dégage une première remarque à retenir. A l'inverse de la charte dotale, conforme aux formules en usage pour les traités de mariage, où l'essence du contrat est dans le lien conjugal, que la bénédiction du prêtre va rendre indissoluble, la donation de 907 n'est en rien subordonnée à ces engagements. « Vous posséderez tous ces biens de mon patrimoine, dit le duc Richard à sa future, par cet acte et sous cette clause fondamentale ; c'est afin que, dotée comme il convient à la noblesse de votre extraction, vous me soyez jointe par l'amour d'une inséparable union et que vous jouissiez de ces présents en compagne de notre vie. »

En effet, la dot est perdue pour celui des fiancés qui refuse de réaliser la promesse de mariage ou qui, plus tard, abandonne son conjoint sans esprit de retour. Rien de pareil pour Ponthion et Corbeny. Charles les donne, sans condition aucune, en toute propriété, non pas comme un bénéfice amovible, m'ais sous le régime plus sûr de la dotation, bien qu'il ne s'agisse plus que d'enrichir une femme précédemment épousée. Car toute la rédaction est au passé. Ce que prouve avec certitude l'acte royal du i5 avril 907, c'est qu'il n'est ni antérieur, ni préparatoire à l'union, de Charles et de Frérone ; il ne lui est même pas concomitant.

Que l'on diffère sur la psychologie des faits que le diplôme rappelle, il se peut. L'intervention collective des grands, est invoquée ; dans quelles conjonctures se serait-elle produite ? Charles tient à constater, il y revient à trois reprises, qu'il n'a pas agi spontanément en se liant à Frérone pour la vie : il l'a fait pour obéir aux incitations collectives de ses conseillers. Mais s'agit-il bien du choix lui-même, ou de sa consécration légale? A-t-il fallu simplement qu'à une heure donnée, le roi régularise secundum leges atque statuta, par des épousailles solennelles, nuptiali comtbio, la situation d'une noble fille précédemment distinguée par lui ? Prudence, évêque de Troyes, nous est témoin que les cousins ger-


mains de Louis le Bègue, les fils de l'empereur Lothaire, du vivant de leur père veuf et à son exemple, contractèrent des unions libres, qu'il appelle d'un nom sévère, adulteria. Carloman et Arnoul de Germanie, les cousins de Charles le Simple, en firent autant. Louis le Bègue ne s'était-il pas lui-même irrégulièrement uni à Ansgarde, fille d'un comte de Neustrie ? Son fils Charles III aurait pu l'imiter, et, plus tard, pour éviter le reproche de mésalliance déjà dans l'esprit du temps et qui sera le prétexte invoqué contre son petitfils Charles de Lorraine, le prince se serait fait couvrir par un consentement public obtenu, voire des sollicitations provoquées de la part des grands. Notre sentiment est autre, mais n'importe. Le i5 avril 907, Charles est déjà l'époux légal de Frérone. C'est tout ce que le diplôme dit, et il le dit aussi nettement que cela peut s'écrire.

A nos yeux, l'objection la plus forte à l'interprétation jusqu'ici donnée au diplôme de 907, ressort de sa date. A qui fera-t-on croire que les barons et l'archevêque Foulques qui couronnèrent à Reims, le 28 janvier 8g3, le prince Charles, né le 10 novembre 879, l'unique espoir de la branche des Carolingiens français, laissé-. 1 rent cet adolescent passer les quatorze plus belles années de sa jeunesse et atteindre l'âge de vingt-huit ans avant de prendre femme et d'assurer la prolongation de la dynastie? Comment l'admettre surtout après avoir lu le préambule du diplôme de 907? A le prendre au sens le plus naturel, Charles 3' affirme expressément sa déférence envers les conseils de ses preux ; quand il a délibéré avec eux de la direction de l'État, ils lui ont remontré qu'il devait se marier ; il l'a fait ; bien plus, l'épouse qu'il a prise, il l'a choisie d'après leurs avis. Il revient avec insistance sur sa condescendance entière à leurs voeux; il ajoute même — et ceci donne à réfléchir si l'on pense que Frérone n'eut que des filles — que ses conseillers l'ont induit au mariage « afin qu'il pût naître des fils qui continueraient sa race ». Et de quels termes


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se sert-il pour préciser le rang social de la compagne acceptée ? « Quandam nobili prosapia puellam, nomine

Frederunam Nobis nuptiali conubio sociavimus ».

N'est-ce pas l'aveu le plus franc d'une quasi-mésalliance ? Frérone n'est pas de sang royal par ses aïeux, car on eût dit regali stemmate ; elle ne descend même pas de la souche des empereurs par les femmes, car on l'eût qualifiée nobilissima, d'un terme emprunté par la chancellerie carolingienne au protocole b3'zantin. Tout au plus serait-elle issue de Charles Martel ou de Pépin d'Héristal.

Ce n'est pas l'alliance que les seigneurs français auraient conseillée, et presque imposée par contrainte morale — les termes du diplôme pourraient aller jusque-là — à un souverain dans toute la force de l'âge et dans tbut l'éclat de la puissance, tel que Charles-leSimple l'est en 907. En fait, Frérone n'a pas d'ancêtres princes ; ce qu'on sait de sa famille la situe dans un milieu secondaire. Elle a un frère, Beuve, un clerc qui parvient à l'évêché de Chàlons-sur-Marne sans pouvoir atteindre au rang de métropolitain. A Beuve, par conséquent à Frérone, se rattache un neveu, Bérenger, qui,' lui, obtint d'Otton Ier, dont il était le cousin, l'archevêché de Trêves. Le prénom de Frérone, usité au xe siècle en pays saxon, fut porté par une comtesse de Westphalie, soeur cadette de la reine Mathilde, mère d'Otton-le-Grand, et Mathilde se maria en 908 à Henri l'Oiseleur. La généalogie est ici aisée à rétablir ; l'archevêque Bérenger descend d'une tante de Mathilde, et puisqu'il est neveu de la reine Frérone, on- est amené à considérer cette reine, Beuve de Chàlons et le père ou la mère de Bérenger, comme ayant eu les mêmes parents que le saxon Thierri, père de la reine Mathilde. Thierri descendait de Witikind et d'une princesse de Danemark, fille du fameux roi Sigfrid ; lui-même avait épousé une danoise, Reinhilde, de race royale, probablement soeur du normand Gozfrid, car cette alliance par sa date approximative, apparaît comme une contre-


-3gpartie

-3gpartie l'union de Gisèle de Lorraine avec ce duc de Frise. Au reste, les honneurs et les pouvoirs exercés par Thierri et ses descendants se concentrèrent dans la région contiguë à celle que Gozfrid occupa.

L'estoc, de Frérone pouvait n'être point indigne d'un simple prétendant, disputant, avec peu de concours, son héritage aux puissants Robertiens. Il assurait des points d'appui au jeune prince dans l'entourage de l'empereur Arnoul, dont on a des chartes en faveur d'une nobilis matrona Frederuna, d'une ou deux générations antérieure à la reine de France, sa grand'tante peut-être. Puis nous avons eu l'occasion (0 d'indiquer un lien de parenté probable entre Frérone et Herbert Ier de Vermandois, le principal protagoniste, dès 8g3, des droits de Charles III à la couronne de France.

En 907, un pareil mariage n'était plus en rapport avec la situation assurée du prince, à l'abri de toute compétition sur son trône et soutenu par les grands feudataires de toute origine, Robertiens, Bosonides et Conradins. Il eut alors aisément trouvé une compagne de son rang, et lorsque, dix ans plus tard, Frérone disparue, il va contracter une autre alliance, à défaut de princesses nubiles en Allemagne ou en Italie, c'est à la cour d'Angleterre qu'il en cherchera.

(i) Le comte Eilbert de Waulsort, extrait des Annales du Congrès archéologique de Liège (1909). — Nous ne croyons pas établie une origine « lorraine » de Frérone qui lui aurait été commune avec Haganon, encore moins une parenté avec les comtes Gérard et Matfrid, avec l'évêque de Liège Etienne, et Stance (sic pour Scancio, l'Echanson), père du saint Gérard de Brogne ; toutes suppositions énoncées vaguement par Eckel (Charles le Simple, p. 99) et qui appelleraient tout au moins des références.


4o

V

L'Objet du Diplôme de 907

L'examen comparé du diplôme de 907 et de la charte normande de 1026 provoque encore d'autres réflexions. L'acte de Richard III est un véritable contrat de mariage; il est antérieur à la célébration de l'hymen religieux, et c'est tout simple, puisqu'en cas de résiliation par la faute du futur époux, le douaire sert de gage d'indemnité à la fiancée rebutée. C'est ainsi que Guillaume Longue-Épée dut-laisser à Liégarde ou Ligeard de Vermandois le domaine de Longueville-sur-la-Mer, qui faisait partie de sa dot, lorsqu'il refusa de réaliser ses épousailles avec elle. En outre, la rédaction de la charte de douaire pour la duchesse Adèle est parfaitement correcte et normale : comme en tous les contrats dotaux du xe siècle qui nous sont parvenus, le donateur s'adresse à la future épouse et lui exprime son amour en même temps qu'il lui offre ses présents. Dans le diplôme de 907, rien de semblable, ni même d'analogue. Frérone est nommée à la troisième personne, sans qu'une formule affectueuse, pas même la plus banale, amabilis ou dilecta, accompagne son nom. La libéralité qui lui est faite revêt la forme dotale, sans doute, mais c'est pour évincer l'action future du fisc ; le but que poursuit le roi n'est point de constituer une dot à une fiancée, c'est d'enrichir [ditare) celle qui est déjà son épouse. Le texte ne laisse à cet égard aucun doute, et la formule résumant le contrat, qui en précise la nature, en fait une simple largesse (largitio).


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Cette constatation suffit pour qu'il soit impossible d'accepter le diplôme de 907 pour une constitution de douaire, pour un contrat de mariage; c'est une libéralité accordée en complément, en augment de dot. Alors que peut-on conclure de la date du diplôme pour préciser celle où Frérone devint reine ? Elle l'était quand le diplôme fut rédigé ; c'est la seule chose que le texte

prouve: « Frederunam Nobis nuptiali connubio

sociavimus » ; tandis que Richard II s'adresse à Adèle « mihi in carnis unitate jungendam ». L'opposition de temps est complète : ici le passé, là le futur. De l'argument des critiques sur l'âge de Gisèle que reste-t-il ?

Le diplôme d'enrichissement de Frérone, et c'est remarquable, constitue un motu proprio du souverain : nul intercesseur n'est-cité; les barons n'y sont mis en cause qu'au temps passé, à raison de conseils précédemment donnés et dont les conséquences s'imposent. La lecture approfondie de ce document, et sa comparaison avec un autre diplôme de Charles confirmant, — Frérone morte — l'usage qu'elle a fait de ces présents, conduisent à une conviction. La formule dotale n'est qu'un prétexte qui masque un acte tout différent : Charles assure, par l'entremise de la reine, une dotation viagère indirecte à son beau-frère Beuve. C'est une aliénation dissimulée du domaine de la Couronne. Nous vo3^ons, en effet, qu'à la mort de Frérone, la nue propriété de Pontion étant concédée par elle à SaintCorneille de Compiègne, l'usufruit viager en demeurait assuré à Beuve, évêque de Châlons (0. Quant à Corbeny, nous n'avons pas la pièce correspondante, mais nous savons qu'il passa en vertu d'une concession de Charles le Simple, à Saint-Remi de Reims. L'obit de Frérone figure au nécrologe de ce monastère ; il est

(1) Chan. Morel, C'artulaire de Saint-Corneille, t. I, p. 18, no VIL


— 42 — permis de croire qu'elle fit avec lui pour Corbeny la même opération que pour Ponthion avec S'-Corneille, opération dont on vient de saisir l'ingénieux mécanisme. Pour nous, et c'est une .conclusion que nous avons formulée plusieurs fois (■), les fidèles de Charles lui imposèrent, au lendemain de son avènement, une alliance qui convenait à leurs desseins. Ce fut le gage exigé par ses partisans. Frérone épousée dès 893, aucun obstacle ne s'oppose à ce que, en 912, une fille issue d'elle ait pu devenir l'épouse de Rollon.

Cette solution, beaucoup plus simple, du problème rend plausibles les discours que Dudon prête aux Normands renseignant Rollon, avant son mariage, sur le parti qu'on lui propose. Ils dépeignent la princesse comme une enfant légitime, grande, belle, chaste, prudente, expérimentée, causante, affable, habile au travail des mains (2). On n'a plus de raison de regarder ce discours comme une pure broderie de Dudon.

(1) Notamment dans les Etudes préparatoires à l'Histoire des Familles palatines, où nous avons signalé la coïncidence entre la volte-face politique d'Herbert de Vermandois et de son beau-frère Robert, après la mort de Frérone (leur alliée) et le second mariage de Charles, le rendant beau-frère du comte de Flandre, Baudoin II, le meurtrier d'Herbert Ier.

(2) « Haec quam tibi spondet (Rex) — disent les Normands à Rollon — utriusque progeniei semine regulariter — notez l'emploi de cet adverbe au lieu de nobiliter — exorta, staturoe proceritatis congrua, forma (ut audivimus) elegantissima, virgo integerrima, consilio provida, forensium rerum. negotio cauta, conversatione facillima, colloquio affabilissima, manuum labore peritissima, quinetiam virginibus cunctis prestantissima, decet ut copuletur tibi connubiali amicitia. » (Dudon, II, 20). — « En faisant abstraction de ce qu'il y a d'hyperbolique dans les termes de Dudon, il faut convenir que ce portrait ne peut s'appliquer qu'à une jeune fille de 18 à 20 ans», dit Eckel (p. 80). Il est curieux qu'un des éloges de Gisèle concerne son expérience, non pas des « affaires publiques », nous semble-t-il, mais des « procès », car c'est le sens cicéronien res foreuses (forenses litteroe, la pratique du barreau ; forensis homo, un praticien), qui seul s'accorde avec negotium

(cause, affaire judiciaire, dans Ammien Marcellin) et aussi avec cauta, qui implique de la finesse.


43

VI

L'Origine de Popa

Quand Gisèle mourut sans hoirs,'Rollon rappela près de lui Popa qu'il avait quittée et lui donna le rang de femme légitime. La mère de Guillaume LongueÉpée, fut, d'après Dudon, un « gain » de Rollon qu'il s'adjugea après la prise de Bayeux. Dans un autre passage, le doyen de Saint-Quentin fait connaître clairement l'origine de cette captive. Il expose les angoisses de Guillaume lorsque, après la mort du vieux conquérant de la Normanndie, ses compagnons mécontents de son fils fomentent une rébellion. Guillaume effrayé de leurs forces songe à se réfugier en France pour y chercher du secours près de ses parents. Il s'en ouvre à l'un de ses conseillers : « Ibo ad avunculum meum Bernardum Silvanectensem. J'irai trouver mon oncle Bernard de Senlis pour qu'il me prête main-forte. » Certes il ne viendrait a l'esprit de personne de regarder Bernard, bien connu comme comte de Senlis sous Charles-le-Simple et Louis d'Outremer, comme le frère de Rollon; c'était un Carolingien, issu du roi Pépin d'Italie, fils de Charlemagne. Etant l'oncle de Guillaume, il fut le frère de Popa. Dudon, qui se pique de latinité classique, n'a pas employé à la légère le terme avunculus, qui a le sens d'oncle maternel, pour désigner la parenté de Bernard de Senlis avec Guillaume Longue-Epée.

Tout dans la conduite de Bernard de Senlis répond à cette allégation. Non seulement Guillaume ne compte pas vainement sur son appui, mais quand le fils de


— 44 — Rollon périt assassiné par félonie, Bernard sauve d'un autre complot son héritier, le jeune Richard, confié à sa garde — ce qui suppose une proche parenté — le fait échapper, assure son retour en Normandie ; il va plus loin, il s'entend avec un autre Normand, Bernard le Danois, précisément le confident de Guillaume LongueEpée ; tous deux persuadent au crédule Louis IV d'accepter une entrevue dans laquelle, à l'instar de son père Charies-le-Simple, il se laisse surprendre et capturer traîtreusement. Quel puissant motif, en dehors des liens du sang, ne justifierait une telle attitude du comte de Senlis à rencontre de son suzerain, du chef de sa race, en faveur du petit-fils d'un étranger ?

Rien, semble-t-il, ne saurait être plus clair : Popa appartient à la maison de Senlis et, comme elle descend de la reine Adèle, femme de Pépin d'Italie, elle donne le nom d'Adèle à la fille qu'elle a de Rollon, celle qui plus tard épousera Guillaume III d'Aquitaine, fils d'Ebles de Poitiers et petit-fils du,duc Ramnoul —• ce Ramnoul qu'Adémar de Chabannes affirme avoir été l'ami de Rollon et qui, le 5 août 892, périt empoisonné dans le palais même du roi Eudes.

Toutes les annales normandes sont d'accord pour confirmer ce fait et compléter l'assertion de Dudon en déclarant Popa fille de Gui, comte de Senlis. Les Annales rouennaises, copiées par le P. Sirmond dans un manuscrit de . Saint-Wandrille, contiennent. même la généalogie tout entière : « Mortua est Gilla absque omni proie, et Rollo duxit Popam uxorem, filiam Widonis conïitis Silvanectensis, sororem Bernardi, de qua genuit Willelmum. » Fille du comte Gui de Senlis, soeur de Bernard, femme de Rollon, mère de Guillaume, tel est l'état civil de Popa.

Ainsi le donnaient les anciennes annales du Mont Saint-Michel qui nous sont parvenues sous trois états différents, et Robert de Torigny admettait cette version qui nous est transmise grâce aux copies des deux premières rédactions de sa chronique. Le manuscrit de la


— 43 — troisième rédaction, que Léopold Delisle a édité, portait la même chose en deux endroits. Cependant l'abbé Robert a, sur ce manuscrit, corrigé avec deux variantes son texte. La première fois, il a substitué au nom de Gui celui de Bérenger et au comté de Senlis celui de Bayeux ; la seconde fois, il a tout simplement intercalé Bérenger de Bayeux dans la généalogie en l'attribuant pour père à Popa, et pour aïeul Gui de Senlis.

Si l'abbé du Mont a corrigé son texte vers la fin de sa vie, dans les dernières années du xne siècle, ce fut sous l'influence de traditions déformées, greffées par les trouvères sur une confusion commise par Dudon.

Un courant peu favorable à cet historien s'était, il y a quelque trente ans, répandu dans l'esprit des savants français. M. Ferdinand Lot (i), écho de maîtres éminents, n'hésitait pas à dire: « L'ouvrage de Dudon de SaintQuentin est tellement rempli de flatteries et de mensonges en faveur des ducs de Normandie qu'il n'a presque aucun intérêt historique. » M. Gabriel Monod l'appréciait ainsi (2) : « Pour les dernières années il est témoin oculaire. Sa narration est coupée de pièces de vers, son st3'le, même en prose, est diffus, et chargé de faux ornements, allitérations, assonances, accumulation d'épithètes et de synoi^mes. Il écrit dans l'esprit le plus favorable pour les princes normands et surtout pour son protecteur Richard Ier. Les premiers livres contiennent beaucoup de fables, et même dans les derniers on ne peut jamais s'en rapporter entièrement à lui. Mais son témoignage, souvent unique, est toujours précieux. Le grand intérêt de son livre, c'est qu'il nous donne l'histoire des princes normands comme il la disaient eux-mêmes. »

(1) Les Derniers Carlovingiens (1891), p. io5, note 2.

(2) Revue historique (i885), t. XXVIII, p. 268. (Études sur le règne de Hugues Capet).


Même en réagissant, avec Jules Lair, contre la sévérité de ces jugements, qui donc tiendrait Dudon pour infaillible ? Ne le prenons pas pour oracle en tel ou tel détail qui fut assurément secondaire à ses 3'eux. Encore moins regarderons-nous ses copistes ou ses continuateurs, Guillaume de Jumièges, Orderic Vital, le trouvère Benoît, Philippe Mouskét, comme des garants suffisants pour consolider une assertion de Dudon, alors qu'elle pécherait par la base. La glose n'ajoute rien à l'autorité du texte.

Dudon dit, sans autrement y insister (0 que Rollon emmena, pour en faire sa compagne, Popa, fille d'un prince Bérenger, puissant (praevalentis principis Berengarii filiam) et de très haut lignage (superbo sanguine concretam).

Dans la terminologie des écrivains du Xe siècle et du début du xie, rien n'est plus vague que ce terme de « prince » ; MM. Parisot et Lauer. l'ont à bon droit relevé dans des publications récentes. En;général — même quand Adémar de Chabannes l'applique à un vicomte gascon — il évoque l'idée d'un fonctionnaire qui s'est rendu plus ou moins indépendant dans son district, sous une suzeraineté devenue incertaine ou nominale. Pour Flodoard, le duc Gilbert de Lorraine, vassal insoumis, - est, comme Rollon ou Guillaume Longue-Épée, un « princeps ». Les chefs bretons, secouant sans cesse le joug, sont appelés habituellement principes. Peu renseigné sur les fonctions du père de Popa, le doyen s'en est tiré par une formule plutôt flatteuse. ;

Mais il n'a pas eu l'idée de faire de ce Bérenger un comte de Bayeux, lieutenant du roi de France en Neustrie. Ce sont les continuateurs de Dudon qui, dans leurs gloses, ont associé les deux assertions bien distinctes : « Popa fut prise à Ba3^eux — Popa fut fille du prince Bérenger » pour en conclure que Bérenger fut

(1) De moribus, 1. II, c. 16.


— 47 — prince à Ba3'eux. Après cela l'un le fait mourir de la main de Rollon, tandis que l'autre le ressuscite pour le faire assister au baptême de son gendre. Mais celui-là, un trouvère, est tout à fait intéressant, car il fait revenir le beau-père Bérenger de Bretagne, et peut-être donne-t-il, en transmettant cette tradition, la clé du problème, l'origine de la confusion qui se fit dans les souvenirs de Dudon. Le do3ren nous dit que Sprota, un autre « gain » que fit Guillaume Longue-Épée, après la guerre de Bretagne, et qu'il épousa « à la danoise », Sprota, la mère de Richard Ier, fut « une très noble Bretonne » ; il ne souffle mot de ses parents. Mais nous savons que, la guerre finie, Guillaume victorieux des Bretons révoltés, fit à leurs deux chefs vaincus un sort bien disparate. L'un d'eux, Alain, dut s'exiler en Angleterre et perdre tout pouvoir ;. l'autre, un comte de Rennes, fut 'non seulement pardonné, mais institué lieutenant des Normands dans toute la Bretagne. Ce comte de Rennes' s'appelait Juhel Bérenger.

La méprise de Dudon serait tentante à soupçonner, d'autant que ce soupçon se fortifierait d'autres indices. Si rare est le prénom de Sprota, qu'on aurait grand peine, à le rencontrer ailleurs. Mais représentons-nous un diminutif régulier de ce prénom, Sprotella, et cherchons dans l'histoire de Bretagne, ce qu'on sait des comtés de Rennes antérieurs à Juhel Bérenger. La femme de l'un d'eux, Juthael ou Juhel qui fut maître de presque toute la Bretagne, porte un prénom féminin non moins rare, celui de Pratella. Sprotella, Pratella, à des époques aussi lointaines, où les prononciations sont flottantes et les orthographes des noms mal fixées, ont un singulier air de famille. .

Ce qui est certain, c'est qu'au début du xie siècle, cinquante ans après la mort de Sprota, un double mariage unit deux de ses petits-enfants, Richard II et sa


-48soeur,

-48soeur, àrrière-petits-enfants de Juhel Bérenger, Judith de Rennes et son frère le comte Geofroiv A cette époque, les moeurs exigeaient' rigoureusement qu'on se mariât au 'plus proche degré de parenté permis par l'Eglise, et c'était dans notre hypothèse, celui-là même qui rattachait alors les lignées ducales normande et bretonne. Quelque attrait qu'aient ces remarques, il n'y faut point insister ici. Bornons-nous à les indiquer.

Cependant une chose demeure établie : la tradition normande a « identifié », par superposition, à un moment donné, le père de Popa et Juhel Bérenger de Bretagne. Or, ne le perdons pas de vue, tout autant que Dudon, Guillaume de Jumièges, Orderic Vital, sans parler des autres, doivent tout ce qu'ils ont d'original sur ces temps lointains uniquement, pour ainsi dire, à la tradition.


LES NORMANDS

A SAINT-CLAIR

PAR

M. GERMAIN LEFEVRE-PONTALIS

MESSIEURS,

Je voudrais simplement essayer de résumer devant vous, dans cette communication très sommaire, quelques points particuliers des événements qui vinrent pousser vers la rive de l'Epte, en ce lieu historique de Saint-Clair aujourd'hui si heureusement glorifié, les Scandinaves guerriers partis de l'extrémité boréale de l'Europe et créateurs du pays qui porte le beau nom de Normandie.

Loin de moi l'intention de vous exposer la série des invasions opérées tour à tour, entre l'Escaut et la Garonne, par les infatigables combattants sortis des carènes


- 5o — marines de leurs barques audacieuses. Un narrateur antique de leur histoire ne disait-il pas déjà :

«. Longue est la geste'des Normands Et griève à mettre en roman. »

Longue, certes, et illustre en même temps, et telle qu'il ne saurait être ici question d'en aborder le récit démesuré. Mais, en nous limitant en principe aux annales: de- ceux que' nous-pourrions appeler les Normands,, de la Seine;, je ^enterai seulement, de vous présenter quelques vues rapides sur leur apparition et leur séjour sur les bords du fleuve qui sert de frontière latérale au Vexin, ainsi que sur les* conditions où jadis, dans le site même qui se montré et se précise' actuellement à nos yeux, ils fixèrent les destinées de la patrie nouvelle qu'ils étaient venus fonder dans la Neustrie gallo-romaine, où s'élaborait déjà peu à peu la notion d'un Etat qui allait devenir la France.

Un instant vraiment singulier de l'histoire du monde est celui où les peuples du Nord, qui semblaient avoir ignoré jusque-là les grands mouvements ethniques sous lesquels avait été submergé l'empire de Rome, s'ébranlent à leur tour et se jettent hors de leurs lointaines et glaciales frontières.

Leur procédé d'invasion ! Je n'ai pas à vous le décrire. Il fut tellement différent de tous les procédés connus qu'il frappa les contemporains d'une stupeur affolante. Les eaux douces des fleuves et des rivières, jusque-là, n'avaient apporté que des bienfaits. Les barques normandes leur firent produire la terreur et l'angoisse.

On a beaucoup disserté sur les navires des Scandinaves^ sur leur nature et sur leur rôle. Voici, je crois,


ce qu'on en peut affirmer avec quelque chance de certitude.

Premièrement, ils ne présentaient, à aucun degré, le caractère de bâtiment de combat. Les Normands n'en construisaient pas de cet ordre. Ils ne possédaient que des transports chargés de guerriers. Les peuples qui se trouvaient pourvus d'une marine les gênèrent sérieusement. Les Anglais leur détruisirent en mer plus d'une flotte. Les Musulmans d'Espagne les tinrent toujours en échec.

Ensuite, ces vaisseaux étaient faits pour la double navigation marine et fluviale. Il fallait donc qu'ils fussent, à la fois, et solides et résistants, capables d'accueillir à bord au moins une quarantaine d'hommes, et maniables et souples, façonnés pour la remonte des fleuves et des rivières. Par conséquent, des flancs bien membres, et peu de tirant d'eau. Une quille portante, pour les coups de mer, et des fonds plats, facilitant l'échouage, mieux même, le halage à terre, plus encore, le roulage sur le sol. Comme superstructure, hors de l'eau, une saillie suffisante. Un pont, sommaire si l'on veut, mais un pont. On ne voit pas de bâtiments non pontés faisant route de Trondjem ou d'Elseneur à la Hève. Et comment, sans un pont, abriter les armes, les provisions, tout l'appareil de base qui constituait la force de ces expéditions lointaines et conquérantes.

Donc, robustes et gouvernables, pontés, plats de fonds, la proue menaçante et le sillage écumeux, il me semble que je les vois tels, courant sur la houle jaune dé la mer du Nord, ou devant les falaises crayeuses de la Manche, donnant à pleines voiles dans l'estuaire de Seine, et remontant le chenal difficile du fleuve jusqu'au rempart primitif de Rouen, jusqu'à l'embouchure de l'Epte, jusqu'à la pointe défensive de la cité de Lutèce.

Deux découvertes précieuses, effectuées depuis une trentaine d'années, en Norvège, non loin de Christiania, à Gogstad et à Oseberg, ont restitué au jour deux


nefs Scandinaves, retrouvées dans le secret des terres et des tombes. Il faudrait toutefois se garder de trop généraliser ces types, si intéressants qu'ils puissent se manifester. Les embarcations enfouies doivent évidemment représenter des variétés particulières, façonnées pour la circonstance avec un certain luxe, dont la dimension et la structure ne peuvent reproduire les spécimens usuels qui sillonnaient alors la mer et les cours d'eau français.

Les navires Scandinaves qui apparurent en vue de nos côtes se déplaçaient à la voile aussi bien qu'à l'aviron. La voile leur servait en mer. Les avirons leur étaient indispensables dans les rades, les mouvements de portet les eaux mortes.

Comment remontaient-ils les fleuves, la Seine par ' exemple ?

A la voile ? La conjecture n'aurait rien d'inacceptable, je suis du moins porté à le croire. Dans certaines conditions, cette navigation en Seine, à contre courant, n'offre pas de difficultés insurmontables pour des bâtiments adaptés à ses exigences et pourvus de bons pilotes du chenal. Les brises de l'ouest, si fréquentes et si tenaces dans la région, permettent de progresser vent arrière ou vent largue contre un courant moyen. L'obstacle principal pourrait consister dans ceci, que des voiles quelque peu hautes paraissent essentielles à ce genre de marche. Or, les barques normandes ne portaient que des mâts trapus et peu élevés, dont l'unique voile semble avoir été mal aménagée pour recueillir les souffles arrêtés par les côtes voisines, escarpées et encaissantes, par les côtes qui laissent seulement passer le long de leurs ravins ou des dépressions de leurs crêtes les risées bienfaisantes sous l'effort desquelles chemine et progresse une carène aventureuse dont la route contrarie le sens de l'eau.

A l'aviron, avec ces longues et lourdes pales de bois qui débordent les flancs des bâtiments de haute mer ?


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Ceci serait peut-être plus douteux. Le développement extérieur des deux rangs simultanés de ces pièces interminables requiert forcément un espace libre que l'étroitesse du lit fluvial, en certaines zones où il se trouve divisé par des îles, refuse plus d'une fois au navigateur. On pourrait cependant admettre, sans invraisemblance, la supposition d'une remorque par chaloupes, elles-mêmes propulsées par des avirons plus courts et moins envahissants. Il me semble n'avoir encore vu proposer nulle part cette hypothèse. Je vous l'expose ici pour ce qu'elle peut valoir. Je dois cependant lui reconnaître une certaine valeur. Elle satisferait assez bien aux nécessités que présente le fait du passage des vaisseaux normands à travers telles ou telles difficultés du chenal.

A la cordelle, le long des berges ? Il faudrait au préalable, en ce cas, admettre que la rive fût alors entretenue et surveillée, débarrassée par exemple, au moins sur un bord, des végétations nuisibles et des obstacles entravants. Après tout, au temps de Charlemagne, il continuait sûrement à exister une circulation fluviale régulière sur la Seine. La Hanse parisienne, qui remonte à une période si vénérable de notre histoire, l'exigeait déjà. L'empereur d'Occident n'eût pas toléré la disparition de cette voie commerciale. Et cet usage du cours d'eau devait comporter des marges nettes et des possibilités de halage suffisantes. La présomption ne serait donc pas à rejeter de parti pris.

Quoiqu'il en soit, à la voile, à l'aviron ou à la cordelle, les barques Scandinaves mordaient sur les eaux de la Seine, arborant à leurs proues, comme trois déesses marines aux gestes effroyables, la Consternation, la Détresse et la Peur.

L'année 841 poursuivait son cours. Les petits-fils de Charlemagne, coalisés deux à deux, Germains et Francs


_ 54 - contre Lotharingiens et Aquitains, se préparaient à ensanglanter, vers les confins de la Bourgogne, les champs obscurs de Fontenoy, où allaient se décider la liquidation de l'Empire et la formation du royaume presque français de Charles le Chauve.

Par une sorte de rapprochement symbolique, cette année même, une flotte Scandinave apparaît à l'entrée de la Seine, Un chef audacieux la commande. Les chroniques latines le nomment d'un nom qui se traduit habituellement par la forme française Oscher. Je pense.qu'il n'y a pas lieu d'hésiter, et que cette désignation d'Oscher, qui comporte la consonne médiane dure et la consonne finale sonore, doit s'apparenter étroitement à un nom, bien connu du vocabulaire des noms propres noriques. Les premières carènes normandes qui fendirent les flots de la Seine avaient pour chef le roi de mer Oscar:

Les riches mou'tiers de l'estuaire, Saint-Wandrille, qui s'appelait alors Fontenelle, et Jumièges, aux souvenirs mérovingiens, sont immédiatement saccagés. Rouen suit leur sort. Les agresseurs, cette fois, ne paraissent pas être remontés beaucoup plus haut que le flot de marée qui vient mourir, comme chacun sait, à l'embouchure paisible de la molle rivière d'Eure.

Quatre ans plus tard, un autre chef de bande, Ragnar, amène cent vingt-cinq navires jusque dans la région séquanaise du Parisis. Charles le Chauve, hanté par le désir obsédant de préserver Saint-Denis et ses trésors, abandonne Lutèce. Néanmoins les envahisseurs repartent. Mais leurs timoniers ont reconnu la route fluviale. Ils en attesteront bientôt la pratique et l'usage.

Quelques années s'écoulent. En pleine mauvaise saison, à la fin de 851, le viking Oscar, familier de l'estuaire, pénètre dans le Vexin. La rencontre de Vardes, sur le haut cours de l'Epte, le désabuse et l'expulse. Mais à l'automne suivant, deux autres chefs, Godfrid et Sidroc, s'installent en face le débouché de l'Epte. Ils aménagent et fortifient l'île redoutable de Jeufosse.


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Voici maintenant terminée la période des apparitions éphémères. Les Hommes du Nord vont désormais constituer des stations permanentes. C'est une étape nouvelle de leur histoire qui commence et qui s'affirme.

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Parvenu à ce point capital du développement de la conquête normande, je tiens à rendre hommage aux travaux de deux érudits qui ont consacré de vigoureuses études à la narration de cet "épisode. Il convient de rappeler ici la belle démonstration de M. Jules Lair, que connaissent tous les membres de la Société historique du Vexin, et le récit tout récent de M. Ferdinand Lot, si nettement présenté, si fortement étayé, si vivant et si précieux.

En abordant l'examen de ces faits et de ces lieux, je me sers à dessein de cette expression, qui ne répond en fait à aucune réalité de désignation topographique : l'île de Jeufosse.

C'est qu'en effet il est assez malaisé d'identifier la forteresse ceinturée d'eau où se cantonnèrent les Scandinaves entre les années 852 et 862, l'île à qui les textes donnent le nom d'Oscellus, forme qu'une traduction approximative pourrait exprimer en français sous le vocable d'Oissel.

Le site de Jeufosse — Givoldi Fos^a — compose actuellement encore un pa}rsage remarqué. Un peu audessus de Vernon, avant l'apparition des falaises qui marquent en cette région le rempart crayeux du Vexin, les côtes de Seine, sur la rive du sud, présentent une verte hauteur aux allures de montagnes, habillée d'herbe rase et de bouquets de genévriers. La courbe du fleuve épouse étroitement la pente. Au-dessus, se développe le plateau qui mène à la vallée de l'Eure et


— 56 — vers le pays Chartrain. Le village baptisé par la fosse creuse du fleuve dispose en arrière de la crête quelques maisons invisibles. En bas, s'égrène actuellement une rangée de trois grandes îles. Celle qui se découpe le plus en aval commande un large et magnifique bassin fluvial où débouche l'Epte, et qui semble fait pour abriter et loger une flotille remontante.

Celle-là, vraisemblablement, représente le lieu où s'établit la station normande. On l'appelle aujourd'hui l'île de la Merville.

Je crois pouvoir la préférer aux deux autres.

Celle qui s'allonge le plus en amont, sur le trajet moderne des ponts qui joignent Bennecourt, logé sur la banquette du Vexin, à Bonnières qui s'aperçoit en face, celle qu'on désigne actuellement sous le nom de la Grande Ile, semble à écarter en principe. La situation de la terre insulaire où les Normands se sont fixés doit nécessairement comporter — on verra pourquoi tout à l'heure — tout le long de son flanc et même jusqu'au delà de son pointis supérieur, sur la rive du Vexin, du côté de l'embouchure de l'Epte, une étendue rigoureusement plate ou du moins praticable au roulage des barques Scandinaves sur le sol. Or tout le long de la Grande Ile, de ce côté, s'accusent de notables accidents de terrain, prélude des hautes falaises de plus en plus voisines du fleuve, accidents assez prononcés pour interdire toute possibilité d'une opération de ce genre.

L'île médiane, malgré son nom bizarre et expressif d'île de la Flotte, donne lieu à la même objection, quelque peu atténuée peut être, mais néanmoins subsistante. En outre l'étroitesse des bras qui la baignent — ou plutôt la baignaient — ne paraît lui assurer qu'une protection insuffisante.

Reste l'île d'aval, celle qui commande dans cette direction toute la largeur du fleuve, et le long de laquelle,, du côté vexinois, se présente largement la surface plane indispensable au transport terrien des


navires normands. Là, selon toutes probabilités, s'installa savamment le camp des Vikings.

De l'île de Jeufosse, donc, une grande invasion, sous les rois de mer Sidroc et Bjôrn, ne tarde pas à s'élancer et à se disperser, vers Beauvais, Chartres, enfin vers Paris, une seconde fois ravagé. Ceci survient en 856. En 858 encore, dévastation nouvelle. Je passe sur ces litanies de désastre. Enfin, en 861, Charles le Chauve en vient à adopter une combinaison extraordinaire. Il stipendie d'autres Scandinaves, les Normands établis à l'embouchure de la Somme, pour expulser leurs compatriotes de Jeufosse. Le viking Weland, porteur d'un nom bien connu dans les légendes du Nord, le nom du forgeron d'une épée merveilleuse, se chargera d'expulser les vikings Bjôrn et Sidroc ou leurs successeurs entêtés.

Le plus curieux est que le marché fut tenu, loyalement. Il donna même lieu à une manoeuvre inouïe, attestée par les textes contemporains, et qui ne paraît pas devoir être révoquée en doute.

Il s'agissait de bloquer l'île de Jeufosse. En aval, la chose était aisée. Les vaisseaux de Weland, remontant la Seine, pouvaient se ranger dans le grand bassin dont on vient de déterminer l'ampleur et le cadre. Mais par contre, en amont, la tentative paraissait impraticable, les assiégés se trouvant à même d'empêcher, par une attaque de flanc sortie de l'île, toute espèce de circulation dans les bras latéraux du fleuve.

Que fit.donc Weland? Il hala ses navires à terre, les traîna sur le sol et les remit à flot de l'autre côté de la forteresse insulaire.

Il engagea ses vaisseaux dans l'Epte, sans doute un à un et à la file. Je crois pouvoir supposer qu'une fois entrés dans l'embouchure de l'étroite rivière, pour les pousser plus haut vers le point décidé, il dut faire exécuter derrière eux quelque digue provisoire, quelque bàtardeau bien compris, qui permît au niveau du frêle affluent de s'élever à la hauteur indispensable au flotte-


— 58 — ment et à la marche des carènes jusqu'au lieu de son cours nécessité par le hardi projet dont il abordait le risque. Puis, sortant les barques de l'eau, les montant sur la berge, il les fit, par les prairies parfaitement plates qui marquent le confluent, cheminer avec prudence et lenteur sur le sol. Elles devaient s'avancer, ou bien séparément sur des rouleaux posés à cru sur la terre, ou bien à la file sur une longue glissière de bois graissé. Puis elles regagnèrent l'onde, en descendant à nouveau dans le fleuve, à distance satisfaisante audessus de la pointe supérieure de l'île qu'il s'agissait de cerner, et dont elles achevaient ainsi l'investissement commencé.

Ainsi serrés de près, les assiégés capitulent. Vainqueurs et vaincus, exécutant des stipulations de paix obscures et compliquées, se disséminèrent en tous sens. Au printemps suivant, en tout cas, il ne subsistait plus de Normands dans la Seine.

Pour essayer de prévenir leur retour, le fleuve se cloisonna de barrages fortifiés.

A Pitres, au confluent de l'Andelle, à Paris, sous le double pont de la Cité, des cstacades s'érigèrent, protectrices et après tout suffisantes.

Il est avéré qu'une autre défense du même genre fut installée dans la Marne, à Trilbardou, un peu au-dessous de Meaux. Le cours de l'Oise en posséda-t-il une semblable ? Elle semblerait en tout cas plus logique et plus indiquée que la précédente. Elle eût essayé de préserver le passage capital de Pontoise, clef de la vieille route romaine de Paris à Rouen, par laquelle s'exécutaient tous les mouvements des troupes qui pouvaient ' observer la navigation des flottes normandes


- 59 - dans la Seine. Un texte formel, néanmoins, fait défaut sur ce point.

Quelques années de tranquillité s'ensuivent. D'ailleurs les Hommes du Nord se remuaient en d'autres régions. Mais en 885 on les vit reparaître. Cette fois ils comptaient 700 navires et 40,000 hommes. C'était la grande invasion. Tout ce qui précède n'en, était que le prélude.

Elle constituait un épisode des gestes de la Grande Armée normande, formée dès l'an 879 en Angleterre, puis transportée en Zélande, et dont les opérations peuvent. se suivre pendant treize campagnes, jusqu'en l'année 892.

Alors se place le siège fameux de Paris, conduit.par un des vikings de Jeufosse, Godfrid, contre Tévêque Gozlin et le comte Eudes, fils de Robert le Fort. Vous n'attendez pas que je vous en détaille l'histoire. Retenons seulement, à cette occasion, et l'occupation vraisemblable de Rouen, et le réarmement problable de la station de Jeufosse, et l'entrée d'une division de la flotte normande dans l'Oise, et la défense de la forteresse de Pontoise par le comte Autran qui fit retraite sur Beauvais, et la manoeuvre finale des vaisseaux normands devant l'île parisienne. Une fois le traité conclu avec les gens de Lutèce, les barques marines, halées à terre sur la berge, glissèrent à la surface du sol, tout au long de la Cité, pour pénétrer dans le haut fleuve. Absolument comme Weland, naguère, avait lancé les siennes à travers les prairies herbues qui séparent l'Epte de la Seine.

Près de deux ans après, elles repassèrent de même, en sens inverse. Et puis elles regagnèrent la mer. Mais tout autorise à penser que les Normands laissaient derrière eux, et l'établissement de Jeufosse maintenu comme position d'avant-garde, et la ville de Rouen conquise et conservée, et tout le pays neustrien d'alentour assujetti ou à demi colonisé.


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En effet, à partir de ce moment, un silence singulier se fait dans les textes sur les actes des Normands de la Seine.

La seconde période de leur histoire, celle des invasions ravageantes, est achevée. Il semble bien que dès lors, à partir de cette sorte de mainmise de fait sur une contrée enviable, commence la troisième époque, celle de l'occupation pratique et féconde.

A l'extrême fin du neuvième siècle, en 896, on voit bien encore une flotille dévastatrice s'engager dans l'Oise, sous la conduite d'un chef au nom énigmatique de Huncdeus, qu'il faut traduire par le nom norois de Hundjof. Mais elle ne compte que cinq barques. Et Hundjof, précurseur de Rollon, se fait baptiser en Vermandois.

Jusqu'en 911, mutisme des chroniques •—■ rares d'ailleurs — sur le groupe normand installé à Rouen. En ce qui concerne Rollon, la tradition seule, recueillie deux générations plus tard par Dudon de Saint-Quentin, nous entretient de son existence et de ses actions.

Qu'est-il donc permis de supposer? Que le peuple normand, peu à peu, se stabilisait, devenait sédentaire, changeait de civilisation. Les brillants guerriers aux armes étincelantes et naguère trempées de sang commençaient à sentir les bienfaits de la terre où ils avaient amarré leurs navires. Elle les prenait et les métamorphosait de jour en jour.

Les mariages devaient coopérer dans une proportion très appréciable à cette transformation quotidienne. Combien peu de femmes étaient venues des patries du Nord ! Leurs compagnes de fait et les mères de leurs fils, c'est en Neustrie que les Scandinaves les avaient trouvées. L'influence du Christianisme ne pouvait pas


ôiles laisser insensibles. Les archevêques rouennais se dévouèrent à cette oeuvre. Lentement, les sentiments et les moeurs devaient évoluer, selon des lois'toujours pareilles, celles que l'histoire rencontre et enregistre à chacun des accidents de sa route.

En 911, tout était sans doute prêt, tout était mûr pour une solution pacifique et satisfaisante.

Elle dut être traversée d'exigences. Ainsi peut s'expliquer l'affaire de Chartres, survenue cet été même, cette reprise des campagnes d'invasion, cette attaque de la cité de la Vierge Noire, si bizarrement improvisée, et dont Jeufosse constituait la base nécessaire. Après tant d'années de tranquillité relative, l'événement ne peut se comprendre que comme un essai de pression, exercé sur le pouvoir royal, alors détenu par Charles le Simple.

L'affaire de Chartres réglée, l'armée normande refoulée, mais toujours menaçante, les dispositions de la paix définitivement arrêtées, on se donna rendez-vous à Saint-Clair, au point où la chaussée antique dont le tracé rectiligne traverse tout le Vexin franchissait la rivière d'Epte. On devait y consacrer les engagements déjà souscrits en principe. Sur ses berges, la rivière accueillit deux forces en présence, la vigueur du glaive et le sentiment de la tradition.

Là encore, en dernière heure, des difficultés durent se manifester. Le protocole était en jeu. Il offensait les Normands. D'où le geste, très possible, exécuté par le fondé de pouvoirs de Rollon, et son irrespect légendaire pour l'équilibre mal assuré du descendant de Charlemagne.

Après le traité, après le baptême, après l'accord décidé avec la princesse carlovingienne, fille de Charles le


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Simple, cette Gisèle symbolique dont l'heure actuelle vient de confirmer l'existence nuptiale et le rôle, après cet ensemble presque simultané d'événements, la paix régulière s'imposait. Elle se réalisa. Désormais, les guerres françaises et normandes ne seront plus que des guerres normales et courtoises. Guillaume, le futur Guillaume Longue-Epée, déjà né de l'union de Rollon et de Poppa la neustrienne, assurait la continuation de la dynastie nouvelle promise à de si hautes et de si longues destinées.

Je m'arrête ici, devant la création du pays brillant et vigoureux qui prend désormais le nom de Normandie.

A présent, de cette Normandie francisée, le Scandinave du Cotentin, Tancrède de Hauteville, laissera essaimer sa descendance, les sept fils qui implanteront en Italie, en Sicile, jusque dans les principautés d'Asie, là passion d'aventures et l'intrépidité normande. A Falaise, Robert le Magnifique et la fille du tanneur s'apercevront à la fontaine du, faubourg et se rencontreront dans la Chambre Peinte. Que le songe d'Ariette survienne, et le Conquérant paraîtra.

Et le Normand qui débarque sur la plage de Hastings et qui gagne l'Angleterre à la pointe de son glaive, — j'emprunte l'esquisse de cette image finale au docte historien Francisque Michel — le Normand qui a enjambé la mer, d'une rive à l'autre, va pouvoir comtempler, tel un colosse antique appuyé sur deux falaises, les navires fendant la houle de la Manche et passant à pleines voiles, à ses pieds.