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Titre : Études : revue fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus

Auteur : Compagnie de Jésus. Auteur du texte

Éditeur : [s.n.] (Paris)

Date d'édition : 1958-01-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34416001m

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34416001m/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 95704

Description : 01 janvier 1958

Description : 1958/01/01 (A91,T296)-1958/03/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5607470n

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, D-33939

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 31/01/2011

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D 33939

Paris 1958/01-03

ETUDES

Etudes publiées par des pères de la compagnies de Jésus

Année 91 Tome 296



ÉTVDES

REVUE FONDÉE EN x856

par des Jrères de la Compagnie de Jésus

91° ANNÉE — TOME 296 DE LA COLLECTION

JANVIER-FÉVRIER-MARS 1958

PARIS

15, RUE MONSIEUR, 15

ÉTUDES, Janvier 1958; //^>C v:%\ GGXCVI — 1



DEFENSE DU PRATIQUANT

Beaucoup de chrétiens d'aujourd'hui ont une religion de façade, constituée par un ensemble d'habitudes, messe du dimanche, poisson du vendredi, communion pascale, et fondée avant tout sur des traditions familiales, un conformisme social, des fidélités affectives. Quant aux exigences de l'Evangile, il n'en est aucunement question. Tel ce brave homme, se confessant pour Pâques d'avoir manqué la messe et fait gras le vendredi, à qui le prêtre demandait : « Mais n'avez-vous pas parfois manqué à la charité?» — et qui répondait : « Mon Père, pour qui me prenez-vous ? » Un tel christianisme ne saurait résister longtemps aux secousses sociologiques du monde moderne. Il suppose un milieu clos, dont la pression s'exerce sur les individus. C'est à juste titre que ce christianisme est mis en question [>ar beaucoup d'hommes d'aujourd'hui, pour qui la religion doit être conviction personnelle.

Mais dans cette réaction en soi légitime et salutaire contre un christianisme de pure pratique extérieure, certains vont jusqu'à minimiser la valeur de cette pratique en elle-même et la nécessité d'une expression extérieure de la foi. Et même, plus loin encore, jusqu'à considérer comme sans importance le culte et les sacrements, pour ramener le christianisme à une morale de fraternité et de philanthropie. Ce n'est plus ici la pratique formaliste seulement, c'est tout l'aspect visible, sacramentel, cultuel du christianisme qui est mis en question. C'est ce problème crucial que nous voudrions aborder en cherchant les sources de la déviation qu'il atteste et en éclairant la vraie signification de la vie sacramentelle dans l'Eglise, qui en fait comprendre l'absolue nécessité et la parfaite ^légitimité.

Dans le courrier que je reçois à l'occasion de mes dialogues bi-mensuels du dimanche à la télévision, j'ai trouvé l'autre


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jour une lettre d'une jeune fille qui ajoute à sa signature « étudiante chrétienne » et qui me demande une réponse. La question est si caractéristique que je pense qu'il vaut la peine de la citer : « Pensez-vous qu'une personne qui n'a pas la foi, mais qui a une existence irréprochable et se dévoue sans mesure à des oeuvres sociales ait moins de chance de salut' qu'un baptisé poursuivant sa vie égoïste et médiocre, tout en remplissant les devoirs élémentaires du chrétien comme celui de la messe dominicale... Pour ma part je suis persuadée que Dieu, père du communiste comme du chrétien, aura au moins autant de place dans son Paradis pour celui qui vit au fond sans le savoir du christianisme que pour le chrétien pantouflard et égoïste. »

Je laisse de côté une certaine mythologie à laquelle nous sommes trop habitués. On y sent je ne sais quel préjugé favorable, qui incline à penser que le communiste est dévoué et que le « pratiquant » est égoïste. Bien sûr ma correspondante n'irait pas jusqu'à généraliser. Mais on sent d'abord percer ici une sévérité de jugement à l'égard de ses frères et une sympathie spontanée à l'égard des autres, qui relève plus du ressentiment que de l'objectivité. J'ajouterai qu'il suffit d'interroger des chrétiens vivant, eux, en milieu ouvrier — je pense au témoignage de Michelle Aumont — pour savoir que si, bien entendu, il y a un esprit d'entr'aide qui se trouve aussi bien chez des communistes que chez des chrétiens et qui fait partie de l'âme ouvrière, il y a une profondeur de charité, un esprit de pardon, un amour désintéressé qui sont le fruit de l'Evangile et qui n'existent que là où la grâce de Dieu élargit Fétroitesse du coeur humain et lui donne les dimensions de l'amour du Christ.

Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui me paraît absolument caractéristique dans le témoignage que j'ai cité, c'est cette idée que l'esprit de fraternité humaine suffit à faire d'un homme un chrétien et un fils de Dieu, même s'il n'a aucune foi en Dieu. Il est parfaitement vrai que l'amour du prochain est la pierre de touche de l'amour de Dieu authentique. Saint Augustin nous le répète bien souvent. Mais il est aussi vrai que l'amour du prochain ne dispense aucunement de "l'amour de Dieu. Plus encore, entre les deux commande-


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ments, c'est l'amour de Dieu qui est sans aucun doute premier. Le christianisme est une religion avant d'être une . morale. L'idée qu'un homme puisse être chrétien sans d'abord être religieux est une aberration de l'esprit moderne, une sorte de laïcisation du christianisme, qui le vide de son essence.

Car l'essence du christianisme, en tant qu'il est d'abord une religion, est la reconnaissance par l'homme de sa dépendance par rapport à Dieu. Toute attitude qui fait de l'homme la valeur suprême est foncièrement antichrétienne. Et qu'on ne dise pas que le fait de s'occuper des autres suffise à faire d'un homme un chrétien. On peut dire que l'idolâtrie moderne est précisément l'affirmation que l'homme n'a pas besoin de Dieu pour aimer ses frères. Claudel l'a dit admirablement : « La tentation de l'homme moderne c'est de montrer qu'on n'a pas besoin de Dieu pour faire le bien. » Nous sommes obligés ainsi de dépasser la facile équation égoïsme = antichristiahisme, altruisme = christianisme. Jean Lacroix l'a très bien dit : le fait nouveau auquel nous sommes confrontés est celui d'un altruisme non-chrétien — et parfois consciemment antichrétien.

Il faut même aller plus loin. Cette acceptation d'un christianisme qui se passerait de Dieu et le remplacerait par l'homme n'est pas seulement antichrétienne, elle est antihumaine. La relation de l'homme à Dieu est aussi constitutive de l'être humain que la relation de l'homme aux autres. Un homme qui ne prie pas n'est pas un homme. Il lui manque quelque chose d'essentiel. Il est mutilé d'une part de lui-même. C'est toujours d'ailleurs'; disait déjà Baudelaire, la marque d'une certaine médiocrité d'âme que de n'être pas accessible à cet ordre éminent de grandeur que sont les grandeurs divines. L'adoration, qui est précisément l'aptitude à comprendre ces grandeurs, est toujours la marque de la qualité de l'âme. Et c'est pourquoi, en défendant inexorablement les valeurs religieuses, les chrétiens défendent l'homme moderne contre l'asphyxie qui le guette. Et c'est pourquoi il est inacceptable qu'une chrétienne puisse penser qu'un homme qui ne croit pas puisse être chrétien.

C'est dans cette perspective que va nous "apparaître la


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valeur de la pratique religieuse, même sous sa forme élémentaire. Elle signifie, dans des vies qui peuvent avoir d'ailleurs leurs faiblesses, une certaine volonté de ne pas rompre avec Dieu, mais de maintenir un contact avec Lui. A ce niveau elle ne présente même pas un fait spécifiquement chrétien, mais une donnée humaine. Les hommes ont toujours éprouvé le besoin de sacraliser les actes essentiels de la vie, ceux qui portent leurs existences, si médiocres souvent, aux frontières du mystère : la naissance de l'enfant, le lien de l'homme et de la femme, l'affrontement de la mort. Ces événements créent des fissures dans les existences les plus égoïstement closes, par lesquelles passe un rayon de l'Amour créateur et rédempteur.

A son niveau le plus élémentaire, la pratique chrétienne est la forme pour un chrétien de cette réalité qui fait partie de la nature humaine. Je ne louerai pas le chrétien pour qui le christianisme se réduit à ces quelques actes religieux; Mais je ne lui jetterai pas non plus la pierre. Je respecterai en lui la mèche qui fume encore, le roseau qui peut être redressé. Quand cette petite flamme a achevé de s'éteindre, nous sommes entrés dans le monde des ténèbres, de la mort spirituelle, des mariages civils et des enterrements civils. Nous sommes dans un monde où il peut y avoir des dévouements à la cause de l'humanité, du progrès ou de la science, mais où ces dévouements immolent des vies humaines à cette monstrueuse idole qu'est l'orgueil collectif de l'homme.

Je comprends le sentiment qui fait écrire la jeune étudiante. Elle a raison de souffrir que les chrétiens soient souvent si peu chrétiens dans leur vie. Elle a raison aussi de penser qu'un incroyant de bonne foi peut être obscurément animé par la recherche de Dieu quand il se dévoue à ses frères. Nous né connaissons pas le secret des coeurs. EU suivant le mot de saint Jean que Mauriac citait à Colette, « Dieu est plus grand que notre coeur. » Mais il reste qu'objectivement un homme sans Dieu est un mort spirituel. Je craindrais que de ceci nous prenions trop facilement notre parti par une théologie toute accommodante. Il n'y a pas besoin d'être chrétien pour avoir pitié des corps qui souffrent. L'iiistinct d'humanité y suffit. Mais qui, sinon le


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chrétien, aura pitié de la misère des âmes, qui est la pire, car elle concerne les réalités dernières et seules finalement, essentielles de l'existence?

Nous sommes restés jusqu'à présent à un niveau pour ainsi dire pré-chrétien, celui des rites en tant qu'ils expriment la religion au sens le plus général du mot. Mais les sacrements chrétiens représentent en réalité autre chose. Ils sont liés à l'essence même du christianisme, en sorte qu'il est impossible d'être chrétien sans y participer. Il reste pourtant que beaucoup dé* chrétiens se posent des problèmes quant à leur nécessité et à leur signification. Ils leur paraissent relever d'une religion extérieure, collective, qui leur paraît secondaire. Ils opposeraient volontiers un christianisme « en esprit et en vérité » à un christianisme de pratique et d'observances.

Ce malaise peut venir de plusieurs causes. Et les examiner sera l'occasion de mieux comprendre le sens du sacramentalisme chrétien. Un premier préjugé opposerait volontiers le christianisme intérieur et la religion sociale. Il peut revendiquer d'illustres autorités. Dans son livre sur « Les deux sources de la morale et de la religion » Henri Bergson a naguère opposé une religion close qui serait l'expression de la pression de la collectivité sur l'individu à une religion qui manifesterait la présence d'une inspiration personnelle unissant l'âme à l'élan de l'Amour créateur. Bergson dépendait ici des analyses de Durkheim. Contre celui-ci il avait raison de refuser de réduire la religion à une explication sociologique. Mais il en venait à méconnaître d'une-part que l'appartenance à une communauté est aussi essentielle à l'homme que l'existence personnelle. Et par ailleurs surtout que l'institution ecclésiale instituée par le Christ n'est aucunement assimilable à une organisation collective, mais est la constitution divine d'une structure institutionnelle à laquelle le Christ a confié son message et son salut pour le distribuer au monde.


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En fait, on peut dire qu'à cet égard nous sommes aujourd'hui en présence de deux attitudes également fausses. Les uns, cédant à ce que Mussolini appelait déjà «l'ivresse de la vie collective », à cet entraînement qui pousse les foules d'aujourd'hui à aimer se dissoudre dans une fusion exaltante, transposent ceci dans le christianisme et magnifient ses aspects communautaires aux dépens de la vie personnelle d'oraison et d'ascèse. Le mouvement liturgique, en lui-même admirable, peut, s'il est cultivé unilatéralement, entraîner ici de dangereuses déformations. La Communauté chrétienne est une communauté de personnes et non une dissolution dans une unité impersonnelle. Elle vaut ce que vaudront ses membres. D'une communauté d'hommes individuellement médiocres on ne sortira j amais que de la médiocrité.

Inversement d'autres, sentant les immenses dangers que l'hydre collective fait courir aux valeurs les plus précieuses, que ce soit d'ailleurs par la violence ou par la sollicitation, en viennent à une telle horreur de tout ce qui est collectif que ceci affecte même chez eux le côté social du christianisme. Typique était à cet égard Simone Weil et son dégoût du social qu'elle appelait « le gros animal ». Et il faut reconnaître que certaines exagérations de catholiques d'aujourd'hui, certains abus de la doctrine du Corps Mystique, devenu une sorte de transposition vaguement baptisée du collectivisme, justifient de telles répugnances.

Mais ceci nous fait toucher aussitôt que l'institution ecclésiale n'a rien de commun avec ces choses. Elle est l'expression d'une disposition toute divine selon laquelle c'est à travers un peuple, une communauté, que Dieu se communique aux hommes. Ceci est vrai de l'Ancien Testament. Jéhovah demeure dans le Tabernacle au milieu du peuple d'Israël. Ceci est vrai davantage encore de l'Eglise. Elle est l'épouse du Christ, toujours sainte, infaillible, immaculée, à qui le Verbe son époux a donné tout ce qu'il a. Et ceci l'Eglise le possède et le possède seule, non par droit de nature, mais par un don réel et définitif. Dès lors c'est de l'Eglise que nous recevons les biens du Christ, dont elle est dépositaire. L'homme cherche Dieu. Et nous lui disons :


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Dieu est présent, ses énergies opèrent, sa parole retentit dans l'Eglise, qui est son Tabernacle fait de pierres vivantes.

Or en un premier sens les Sacrements sont les actes par lesquels nous entrons en contact avec l'Eglise. Ils ont un caractère social, comme l'a bien écrit le P. de Lubac dans Catholicisme. Le baptême agrège à la communauté ecclésiale et par cette agrégation établit dans la communion de la vie du Christ. La pénitence réconcilie avec la communauté ecclésiale, qui délègue le prêtre à cet office, et par là réconcilie avec le Christ. L'Eucharistie est l'expression même de l'appartenance à la communauté ecclésiale. C'est au milieu de la communauté réunie en son nom que le Christ de gloire se rend présent. La mariage situe l'époux et l'épouse dans leur mission propre en vue de l'édification du Corps du Christ.

On me concédera peut-être que le christianisme implique en effet une communauté. Mais, dira-t-on, pourquoi est-il nécessaire que celle-ci s'exprime par des gestes extérieurs? Quelle importance. Dieu peut-il attacher au fait que ce soit plutôt le dimanche que le jeudi qu'on aille à la Messe, à celui de se réunir dans une même pièce pour prier plutôt que de rester chez soi. Ce qui compte pour lui, ce sont les dispositions des coeurs. D'ailleurs Isaïe ne fait-il pas dire à Dieu : « Qu'ai-je besoin du. sang des boucs et des génisses ? » La religion intérieure n'est-elle pas la seule chose importante? Qu'est-ce que le geste extérieur y ajoute? Et n'y a-t-il pas danger alors de se contenter de celui-ci et de tomber dans le formalisme et le pharisaïsme?

Poussant plus loin la justification de cette position, toute une famille d'esprits opposera le culte visible, qui est nécessaire pour les simples, au culte intérieur qui est la vraie religion à laquelle accède une élite. Déjà Origène disait que «les fêtes sont nécessaires pour le peuple». Spinoza, dans le Traité Théologiço-politique oppose à son tour le culte extérieur, qui est une nécessité pour les masses, à la religion en esprit, qui compte seule pour les « philosophes »; Certes, comme le remarque H.: Dùméry, ceci n'est pas une condamnation sans appel du culte visible. Mais cependant


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il apparaît comme n'étant qu'une expression inférieure de la religion en esprit.

Je n'ai pas besoin de dire tout ce que ce point de vue contient de subtil orgueil. Le culte visible est comme une concession. Mais l'homme supérieur n'a pas besoin de ces soutiens. On peut se demander si une telle attitude correspond à l'Evangile? Car celui-ci n'est-il pas d'abord l'affirmation que ce ne sont lias les aptitudes humaines, même religieuses, qui importent. Tous sont pécheurs et ont besoin de la grâce de Dieu. Il n'y a aucune différence entre les sages et les ignorants. Et la sagesse des sages de ce monde, dans la mesure où elle se fait orgueil, est un obstacle à l'humilité de la foi que ne rencontrera pas la petitesse des humbles de ce monde. L'humilité des gestes que sont les sacrements est sans doute ce qui en écarte « les intelligents » et « les savants», mais ils se ferment par là au Dieu qui se révèle aux humbles et aux petits.

Mais il y a plus important encore. Il est de l'essence même du christianisme d'être l'incarnation de Dieu dans l'humanité. Ceci est déjà vrai du Christ. Il est le Verbe fait chair. Et c'est par le contact de son humanité sensible que les hommes qui ont vécu près de lui ont accédé à son invisible divinité. Or l'Eglise est la continuation de l'Incarnation. Elle est aussi corps et esprit. Elle contient un mystère divin dans une humble apparence. Mais c'est seulement par le contact avec cette apparence visible, avec sa chair, avec sa structure visible, avec ses sacrements qu'on peut avoir accès aux richesses divines qu'elle contient. Et celui qui la méprisera pour l'humilité de sa chair se privera à jamais de la richesse de son Esprit.

Nous touchons ici à l'essence même des sacrements. Ils sont des signes sensibles qui opèrent une grâce invisible. Cette humble eau versée sur le front répand dans l'âme la vie de l'Esprit, source jaillissante pour la vie éternelle. Le Christ lui-même est déjà un sacrement. Il vient chercher l'homme au niveau de son humanité, distribuant les pains, changeant l'eau en vin. Mais c'est pour le conduire à sa divinité. Il se fait homme pour nous faire dieux. Ainsi les sacrements partent-ils des humbles réalités de notre vie


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quotidienne, mais ils les chargent d'un contenu mystérieux. A travers eux et par eux nous accédons aux richesses de la grâce. Le surnaturel se fait charnel, comme dit Péguy. Car le Verbe de Dieu vient saisir l'homme tout entier, corps et esprit, pour le vivifier tout entier par son Saint-Esprit. Rien n'est plus contraire à ce réalisme de PEsprit-Saint que les spiritualismes dédaigneux de la chair.

Et ceci nous conduit à un dernier aspect. Mais enfin, dirat-on, n'est-il pas plus important de faire la charité que d'aller à la Messe, de participer au combat, pour la paix ou le logement, que d'assister à des réunions liturgiques? Hélas! Nous sentons le souffle du Menteur passer sur notre visage. Nous évoquons ces dimanches du réalisme socialiste où la mystique de la construction de la cité des hommes se substitue à celle de la cité de Dieu, les sinistres dimanches du monde sans Dieu. Et nous touchons ainsi le fond du problème. Il y a une construction de la cité des hommes. Il y a ce que l'homme crée. Et qui rend gloire à l'homme. Mais plus profondément il y a la construction de la cité de Dieu. Il y a ce que Dieu crée. Et qui rend gloire à Dieu. Et cette histoire sainte est le contenu dernier de l'histoire. Or les sacrements sont précisément la forme présente de l'histoire sainte, c'est-à-dire qu'ils sont la présence au milieu de nous des grandes oeuvres de Dieu. L'histoire sainte est celle des oeuvres de Dieu. C'est celle à laquelle l'Ancien Testament rend témoignage. C'est elle qui atteint son sommet dans les mystères du Christ. Or les sacrements sont la continuation au milieu de nous de ces actions divines. Nous vivons en pleine histoire sainte. Au milieu de nous Dieu demeure, sauve, fait alliance, crée. Et ces oeuvres de Dieu sont plus grandes que les oeuvres de l'homme. Croire, c'est croire cela. Nous pouvons admirer les oeuvres de l'homme. Mais nous admirons davantage ce que fait Dieu. « JésusChrist, dit Pascal, n'a pas fait d'invention. Mais il a été saint, saint, saint, saint à Dieu, terrible au démon. » Il est pitoyable de voir aujourd'hui des chrétiens se laisser impressionner à ce point par les grandeurs de l'homme qu'ils en méconnaissent l'incomparable supériorité des grandeurs d e Dieu.


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Ainsi nous apparaît le vrai sens des sacrements. Ils sont des actions divines du Christ glorieux vivant dans l'Eglise. Le Baptême et l'Eucharistie sont l'eau et le sang jaillissant jusqu'à la fin des temps du flanc percé du Nouvel Adam pour donner la vie au monde. Dans une magnifique vision l'Apocalypse nous montre l'Esprit-Saint comme un fleuve d'eau vive sortant du trône de Dieu et de l'Agneau et se répandant dans la Ville qui est l'Eglise pour y faire fleurir le nouveau Paradis, les arbres de vie. Ainsi au coeur du monde l'univers sacramentel représente-t-il cette sphère de l'action divinisante, ce milieu vital où commence à s'épanouir la vie éternelle qui franchira les limites de la mort.

Revenons à notre point de départ. Nous constations que certains opposaient dans le christianisme une pratique cultuelle et un dévouement fraternel et tendaient à déprécier la première au profit du second. Ceci déjà était contestable. Car le service de Dieu est une exigence aussi fondamentale que celui du prochain. Ce sont deux exigences aussi irrépressibles. Et un chrétien se trompe toujours quand il minimise l'une ou l'autre. Il n'y a de monde digne de ce nom que celui où l'une et l'autre sont respectées. Un monde sans adoration est un monde aussi inhumain qu'un monde sans fraternité. La vraie cité, dit La Pira, est celle où Dieu a sa maison et où l'homme a sa maison.

Mais juger des sacrements à ce niveau est encore rester à la surface du problème. Car les sacrements expriment bien davantage. Ils sont le lieu où la vie de Dieu jaillit dans le monde pour lui communiquer l'incorruptibilité. Le christianisme n'est pas la juxtaposition d'une pratique et d'une morale. Il est la vie de Dieu suscitant la vie de l'homme. Il est Dieu venant chercher l'homme. Il est donc d'abord initiative de Dieu. C'est pourquoi l'origine de toute vie chrétienne est l'entrée dans cette vie de Dieu. Et ceci ce sont les sacrements qui l'opèrent. Le principe de tout, christianisme est donc l'acte d'humilité par lequel l'homme reconnaît sa


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radicale impuissance à se sauver et vient demander à l'Eglise ce salut que Dieu lui a officiellement donné de dispenser. Hors de l'Eglise, hors des sacrements, point de salut. Ceci reste vrai en toute rigueur. Et s'il est des hommes, comme nous en sommes sûrs, qui seront sauvés sans avoir appartenu visiblement à l'Eglise, ils ne le seront qu'en tant qu'ils auront bénéficié mystérieusement de je ne sais quelle surabondance de la grâce de l'Eglise visible. Mais ils ne le seront ni par leurs vertus, ni par leur savoir. Ils le seront dans la mesure où un jour, du fond de leur misère spirituelle, ils auront jeté le cri d'appel, la fissure par quoi la grâce a pu passer. C'est ce que la théologie appelle le baptême de désir.

Mais il est clair aussi que, s'il n'y a pas de christianisme sans sacrements, les sacrements ne suffisent pas à faire un vrai chrétien. La pratique sacramentelle est la condition première, celle en dehors de laquelle il n'y a pas de christianisme authentique. C'est pourquoi sa diminution sera toujours un signe grave. C'est pourquoi nous avons toujours à lutter pour la maintenir. Mais elle n'est qu'un point de départ. Et si son absence condamne ceux qui la méprisent, sa seule présence ne justifie pas ceux qui la laissent inféconde.

Jean DANIÉLOU.


FOLANTIN, SALAVIN, ROQUENTIN

Trois étapes de la conscience malheureuse

Hasard? Coïncidence curieuse? Ces trois personnages, l'un de Huysmans \ l'autre de Duhamel 2, le dernier de Sartre 3, n'ont pas seulement des noms analogues : leurs caractères se ressemblent. Ils incarnent tous les trois une certaine attitude devant l'existence qui a pris la suite du mal romantique et qu'il n'est peut-être pas inutile d'analyser. Pourquoi? Parce que nous sommes tous, plus ou moins, héritiers du romantisme, imprégnés de ses rancoeurs et de son pessimisme. Une princesse thaïlandaise a même pu tout récemment consacrer un livre remarquable au Romantisme contemporain 4. La seule différence, c'est que les romantiques disposaient encore de consolations, d'illusions dont nous nous sommes décidément dépouillés. L'ennui de vivre par exemple, ils pouvaient en tirer de merveilleuses harmonies dont ils s'enchantaient eux-mêmes. A partir du Folantin de Huysmans il n'y a plus de « héros » de l'ennui, mais de pauvres hères en proie au mal de vivre. Déjà le spleen baudelairien était infiniment plus tragique et plus grave que la tristesse de René. Mais il gardait une farouche grandeur dont il était conscient. Les personnages dont nous allons parler n'ont même pas cette compensation : de leurs difficultés de vivre ils ne songent nullement à se parer, ce ne sont que de pures victimes et, à ce trait, on reconnaît assurément un approfondissement dans la sincérité. Ce qui nous sépare des romantiques, c'est que ceux-ci jouaient trop souvent un personnage et se croyaient perpétuellement en représentation. Désormais le jeu est trop sérieux. Ou plutôt il n'y a plus de jeu, plus de masques : le romantisme a révélé intégralement le mal qu'il portait en lui et c'est le

1. A Vau l'eau, 1882.

2. Le Cycle de Salavin comprend 5 volumes.

3. La Nausée, N.R.F., 1938.

4. Marsi PAIUBATHA, Le Romantisme contemporain, édit. Polyglottes, 1956.


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mal de vivre. A ce mal il n'y a plus de remède humain : c'est la leçon que nous donnera l'étude de nos trois héros. Mais avant d'examiner ce qui les rapproche et donne un sens exemplaire à leur expérience commune, il faut bien d'abord montrer ce qui les sépare et les spécifie.

I. — Folantin, Salavin, Roquentin.

A Vau-l'eau appartient, avec les Soeurs Vatard et En Ménage, à ces romans naturalistes inspirés de Flaubert qui ont inauguré la carrière de Huysmans. L'auteur trouve un amer plaisir à montrer la laideur de la vie et, comme Flaubert, à se venger par la plume d'une réalité qui l'a déçu. Le héros, un célibataire sans âge, vit pauvrement dans un triste appartement. Nous assistons à ses vaines pérégrinations à travers Paris à la recherche d'un restaurant modique où la nourriture soit mangeable. A vrai dire, la préoccupation principale de Folantin se réduit à cela; son intelligence, sa sensibilité se sont engourdies; son estomac délabré digère mal. Sans ami, sans intérêt dans la vie, sans autre souci que de changer de médicament ou de bistrot, il regarde désespérément, hargneusement se détruire sa vie. Naïf, sans défense, il se laisse intriquer dans de sordides et détestables aventures. Enfin, las de lutter contre le monde, « il comprit l'inutilité des changements de route, des élans et des efforts : il faut se laisser aller à vau-l'eau. Schopenhauer a raison, se dit-il. La vie de l'homme oscille comme un pendule entre la douleur et l'ennui... il n'y a qu'à se croiser les bras et tâcher de dormir. » Mais le propre de ce genre de personnage est précisément, tout en menant une vie engourdie, de ne pouvoir dormir. Sa conscience, d'autant plus éveillée que sa vie est plus oisive, ne cesse de jeter sur les choses et les hommes son regard critique : elle détruit sans arrêt, elle dévore tout et jusqu'à l'homme même.

Salavin est très différent. Son prédécesseur nous était présenté avec cette intolérable froideur du naturaliste qui dissèque l'insecte humain : réalisme sans humour — ou si peu — détails laids, d'une stupide et impitoyable laideur; ce petit livre de cent pages donne une impression de


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pesanteur, de nausée. Les cinq volumes du cycle de Salavin sont au contraire animés d'un grand et généreux idéalisme. Si l'on a pitié de Folantin, on s'en lasse vite et ses déconvenues alimentaires ne nous touchent pas très longtemps. ^Mais quand on a commencé à aimer Salavin, on ne se débarrasse pas vite du personnage : Duhamel l'a porté longtemps dans son coeur et ce n'est pas sans, nostalgie qu'il lui dit adieu : « Dors, dors pauvre homme!... Tu as depuis tant d'années bien assez souffert en moi. Il est temps que je t'abandonne maintenant que vient le soir1.» Il faut éliminer un jour le Salavin que nous portons tous en nous. D'accord. Mais il est noble, c'est un bon signe, d'avoir vécu avec lui longtemps. Et parfois l'on se demande si Salavin n'est pas encore le meilleur de nous-mêmes... Qu'est-ce donc que Salavin? Un pauvre homme... oui, une victime, un petit bureaucrate sans envergure, un naïf, un imbécile... oui encore. Mais cet imbécile porte en lui ce qui fait monter la pâte humaine, ce terrible ferment qui travaille les âmes : Salavin est l'homme qui ne s'accepte pas. Folantin irrité, les nerfs à vif, voudrait changer les choses, changer la vie. Moins ambitieux, Salavin n'accuse pas le monde, il s'accuse lui-même; jamais il ne se pardonnera de n'être que ce qu'il est; son ambition grandiose et puérile est d'être un saint, un saint laïque, non pour complaire à Dieu, mais pour rien, parce que telle est l'exigence qu'il trouve au fond de luimême. Plus tard, déçu, mieux conscient de ses limites, il ne cherchera plus qu'à se changer : « Gomme je ne peux améliorer cet être, je vais en changer2», dit-il, et le voilà qui abandonne tout pour refaire sa vie très loin en Afrique. Mais Salavin est l'homme de la défaite, son héroïsme est dérisoire, son abnégation ne sert à rien, elle peut faire du mal; elle fait le malheur de sa mère, de sa femme. Ambiguïté de Salavin! Livres déroutants où l'humour se mêle sans cesse à la tendresse, livres finalement affreusement pessimistes : Duhamel, à trente ans d'intervalle, a fait l'expérience de Camus. Comme lui il a voulu à toutes forces la pureté; comme lui il a refusé l'absolution que l'homme

1. Tel qu'en lui-même.

2. Club des Lyonnais.


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sincère ne peut attendre que de Dieu. Comme lui encore, ou comme son héros Tarrou \ il a cherché une sainteté laïque dans la « morale de Croix-Rouge » : « Il irait parmi les hommes, cherchant les malheureux, les réprouvés, les vaincus... il s'efforcerait de les consoler, rien de plus 2. » Mais, lui, rien — personne — ne saurait le consoler! Alors? Alors faut-il comme les autres hommes porter un masque? « La vertu c'est d'enfermer tout ça dans son coeur avec les autres saletés 3. » Là encore, pareil au héros de la Chute, Glamence, il ne pourra se résoudre à l'hypocrisie de la morale admise. Il n'y a pas d'issue pour ceux qui sont atteints du mal de Salavin ! Le communisme non plus ne pourra le satisfaire -— pas plus qu'il ne suffit à Camus, parce qu'on aura beau changer les structures, comment fera-t-on pour changer l'homme? Mais, à la différence de Camus, Salavin ne se révolte pas. Il meurt et sa dernière prière à sa femme résume toute sa vie : « Pardonne-moi, lui dit-il, afin que je me pardonne 4. » Bien des années auparavant, il disait déjà: «Je me traîne à genoux devant moi-même et je crie: mais pardonne!5». Comment l'homme se pardonnerait-il? Dieu seul le peut et Salavin meurt de ne pouvoir s'adresser à Dieu. En fait, Duhamel est sorti du drame de Salavin en écrivant la Possession du Monde : à son héros dépossédé, il a opposé courageusement un livre d'une admirable générosité mais d'une pauvre métaphysique. Par un sursaut de vitalité, il a guéri la maladie de son âme... guéri? Mais n'est-il pas toujours et encore cet homme « qui cherche en gémissant » ? Et guérit-on du mal de Salavin? On l'oublie, tout simplement. On se résigne, on s'installe et l'on croit réussir sa vie...

Avec Roquentin, nous abordons les rivages de l'existentialisme. Plus aucune mauvaise conscience, plus de « masochisme », plus d'idéal d'aucune sorte; en un sens nous rejoignons le niveau de Folantin : même froideur, même cynisme dans la constatation, même absence de sensibilité,

1. La Peste.

2. Club des Lyonnais.

3. Ibid.

4. Tel qu'en lui-même.

5. Journal de Salavin. ■ ■ .


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voire de tendresse, même goût prononcé pour la laideur. Salavin était un tendre. Roquentin est un dur. Là où Salavin s'accuse et s'excuse, là où Folantin se laisse aller et s'abandonne, Roquentin au contraire attaque. Au lieu de subir, il rejette;Ta «nausée» n'est pas autre chose : elle consiste à rejeter l'existence... geste absurde qu'il faut toujours recommencer et le drame de Roquentin est dans ce perpétuel recommencement du refus et, partant, du dégoût : « Faire quelque chose, dit-il, c'est créer de l'existence et il y en a bien assez comme ça. » Roquentin est provisoirement installé dans une ville de province où il est allé rassembler des documents pour écrire l'histoire d'un certain M. de Rollebon qui vivait à la fin du xvme siècle : travail absurde qui lui donne une apparente raison de vivre. Il ne se passe rien dans ce long roman stagnant; Roquentin fait simplement l'expérience fondamentale de l'existentialisme, l'expérience de la contingence (et donc de l'absurdité) de tout ce qui existe. Alors le fil qui le rattachait au réel se rompt, il abandonne ses recherches et se retrouve à Paris, errant, plus désemparé que jamais, voué à une liberté sans référence, voué au vide.

Par rapport à Folantin et à Salavin, le progrès dans le nihilisme est évident. Le premier s'en prenait aux choses (qui pourraient être meilleures), le second s'en prenait à luimême (folie peut-être mais noble folie). Celui-ci s'en prend à l'existence même, qu'il s'agisse de la sienne propre ou de celle des choses. On ne saurait aller plus loin. Du héros romantique au prosaïque Folantin, puis de ce dernier à l'âpre lucidité de Roquentin, nous nous enfonçons graduellement dans le mal de l'existence. C'est ce mal dont nous voudrions maintenant examiner les symptômes communs à nos trois héros. Peut-être cette analyse nous permëttrat-elle de nous mieux comprendre nous-mêmes, mais de mieux comprendre aussi ceux qui nous entourent et parmi eux surtout ces égarés qui ont perdu le chemin de la vie et témoignent si douloureusement de l'impossibilité d'être homme sans quelque référence divine.


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II. — Des Epaves.

Dans l'Homme Problématique, Gabriel Marcel réfléchissait naguère à la situation de ces D. P., ces personnes déplacées qu'on rencontre dans les baraques de camps de concentration. Leur propre est de n'avoir plus de situation, au sens sartrien du terme, c'est-à-dire de ne plus se situer dans une classe, une patrie, une profession, une famille. L'homme de la baraque, démuni de tout ce qui, du dehors, nous donne de l'assurance et nous installe dans la vie, finit, au fond de son dénuement, par représenter la condition humaine dans ce qu'elle a d'essentiel : les ponts qui d'ordinaire nous rattachent au réel (culture, tradition, habitudes de toute espèce et surtout projets d'avenir), tous ces ponts sont, pour lui, coupés : il n'est plus qu'une existence pure et cette existence, nettoyée de tout l'adventice, nous devient étrangère. L'homme réduit à soi-même est étranger à sa propre essence : il a accédé à une modalité existentielle qu'on est bien obligé d'avouer profonde et qui, étrangement, le défigure : notre existence normale ne serait-elle qu'un masque? Pascal l'avait déjà dit : quand on interrompt le divertissement quel qu'il soit, que reste-t-il? une épave. Mais il y a dans cette épave quelque chose de sacré. Nos trois héros sont des épaves de ce genre...

Les épaves pullulent dans la littérature de ce temps : c'est un signe, un symptôme de notre désespoir métaphysique. Les pitoyables héros de Samuel Beckett ou de Henri Michaux, celui de Michel Leiris et parfois ceux de Jean Cayrol, l'Etranger de Camus, tant d'autres encore, ratés de la vie, clochards, timides comme Plume *• ou furieux comme Malone 2, les questions qu'ils nous contraignent à poser sont des questions terribles : qui suis-je? pourquoi est-ce que je vis? quel est le sens de tout cela?... Ces questions, c'est leur déréliction, leur dénuement qui nous les imposent. Ces sous-hommes, ces déchets humains, ces moribonds qu'un filet de conscience rattache à la vie sont les

1. H. MICHAUX, Plume, N. R. F.

2. Samuel BECKETT, Malone meurt, éd. de Minuit.


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témoins — si l'on veut les martyrs -— de la condition humaine : c'est leur ignorance qui nous fait réfléchir, leur existence falote qui est profonde, leur aliénation qui nous ramène à nous-mêmes. Parce qu'ils ne sont pas normaux, le «normal» pour nous perd toute signification; leur malheur nous concerne. « Un certain coeur saignant de l'être humain, écrit G. Marcel, a été mis à nu de nos jours dans des conditions qui rendent profondément suspecte pour un esprit lucide toute tentative pour le recouvrir, pour le dissimuler 1. » Le geste de saint Martin en présence de tels pauvres est presque une lâcheté, une insulte : habiller cette nudité-là, c'est chercher à se rassurer. A eux seuls ils mettent en question toute la civilisation et c'est pour cela qu'ils nous fascinent : ils nous inquiètent et nous ne pouvons détacher nos yeux de leur regard traqué; nous voudrions les fuir, les oublier, mais un instinct nous ramène à eux : confusément nous sentons qu'ils sont plus hommes que nous et même qu'ils font de nous des hommes; ces dénués sont notre conscience. Leur apparition sauvage suffit pour réveiller les civilisés et les mettre en demeure d'être des hommes.

Ces traits, nous allons les vérifier sur nos trois héros. D'abord ils sont sans âge. On nous dit bien que Salavin est jeune et que Roquentin a trente ans, mais nous n'y croyons pas. Il leur manque l'élan, la confiance de la jeunesse. Ils n'ont pas non plus la sagesse du grand âge : ils ne mûriront jamais, ils sont hors de la vie et l'on dirait parfois qu'ils se survivent. Ils subissent d'autre part le complexe du chômeur : leur existence est vide, ils « pataugent dans leur vie » désespérément; quel gâchis ils en font! Salavin perd son emploi : c'est le point de départ de sa crise. Folantin erre de rue en rue, atteint de cette manie ambulatoire des inquiets et des indécis. Tous trois représentent assez bien l'homme du bar et ce n'est point par hasard que l'existentialisme a fleuri dans les cafés. C'est dans un bar que Salavin, à bout de forces, vient échouer 2 et c'est, avec le restaurant, le cadre habituel de la vie de Roquentin. Car

1. L'Homme problématique.

2. La Confession de Minuit.


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il y a aussi « l'homme du restaurant » : « gens sans famille et sans amitié, ils cherchent des coins un peu sombres pour expédier en silence la corvée de manger... Monsieur Folantin se trouvait à l'aise dans ce monde de déshérités, de gens polis, discrets... qui endettaient leur pain et buvaient à peine, apportant avec le délabrement de leurs estomacs la douloureuse lassitude des existences traînées sans espoir et sans but.» Folantin s'est risqué une fois dans un restaurant d'étudiants mais le bruit, la gaieté, la chaleur humaine l'ont fait fuir. Car ces hommes qui hantent les lieux abstraits ont la nostalgie de la solitude : ils passent de la solitude dans la foule à la solitude chez eux. Tous trois, après s'être cognés à la vie, cherchent à s'en garantir dans leur intérieur. Salavin s'enferme, se «ratatine sur soi», comme le mollusque d'ans sa coquille. « Ah, s'écrie-t-il, les escargots ne connaissent pas leur bonheur » ; et pour dîner seul dans sa chambre, Folantin brave les plateaux empoisonnés du traiteur. Au fond, ce sont des sauvages : ils sont en marge; ils ne pénètrent pas (timidité, dégoût, impuissance...) dans le inonde des autres. Même Roquentin, ce cynique, se conduit devant Anny, son ancienne maîtresse, comme un benêt. En face de Salavin, l'inquiétante vitalité d'un Devrigny, sonprécaire ami, donne une impression de santé.

Victimes tous trois, vaincus, ils ne vont même pas jusqu'à la révolte, ils se contentent de voguer dans une durée trop large pour eux, où ils se perdent sans cesse. Roquentin appelle vainement l'aventure qui durcit le temps et lui donne la vive allure de l'histoire. Mais l'aventure, on ne s'en aperçoit qu'après coup! Quelle aventure que la vie de Salavin... mais jamais Salavin ne s'en est rendu compte. C'est le lecteur qui en jouit, non le héros irrémédiablement voué à un présent insignifiant : « Quand on vit il n'arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n'y a jamais de commencement... il n'y a pas de fin non plus... et puis tout se ressemble... mais quand on raconte la vie tout change 1. » Oui, c'est pour Duhamel et son lecteur que Salavin est un héros. Pas pour lui-même : nous ne sommes jamais des héros pour nous-mêmes tant

1. Nausée, p. 59.


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que nous ne nous jouons point la comédie de la vie, tant que nous n'assumons pas le rôle dont on nous a affublés. Jamais nos trois personnages ne sont sur les planches : pour cela il faut savoir d'où l'on vient, où l'on va, il faut lire dans le regard des autres la trajectoire de sa vie. Mais ces malheureux ne prolongent pas leur présent dans une durée qui le transcende : prolonger le présent, c'est toujours le rendre moins absurde. Mais eux sont atteints de myopie : collés au détail instantané, ils ne dominent pas leur existence suffisamment pour l'élever au niveau d'un destin. Incohérents, instables, ils ne voient que les petites choses, successivement; les arbres leur cachent la forêt. Aussi le tissu de leur vie est-il lâche, une broderie sans chaîne, un monde qui se détruit au fur et à mesure et s'en, va en pièces : « Tout fiche le camp », dit Folantin. Pyrrhus aussi ou le Picrochole de Rabelais auraient l'impression que la vie devient absurde s'ils cessaient un instant de faire les vastes projets de conquête qui les divertissent et les exaltent. Pour nos héros, au lieu de tirer à eux la vie, ils l'abandonnent à elle-même; elle se fait au hasard, sans eux et « c'est, dit Roquentin, ce qui a donné à ma vie cet aspect heurté, incohérent1». Agitation vaine qui ressemble à l'immobilité. « Je jetai, dit Roquentin, un regard anxieux autour de moi : du présent, rien d'autre que du présentLa vraie nature du présent se dévoilait : il était ce qui existe... Les choses sont tout entières ce qu'elles paraissent et derrière elles il n'y a rien 2. »

Arrêtons-nous sur cette dernière phrase. Beaucoup d'hommes vivent dans le présent et ne s'en trouvent pas plus mal. Il y a même des morales de l'instant intensément, héroïquement ou délicieusement vécu. Mais nos héros ne se donnent pas à la minute présente. Ils la subissent douloureusement parce qu'ils ont la nostalgie d'autre chose. Ils vivent dans un décor; ils savent qu'il n'y a rien derrière et ils savent qu'il s'agit d'un décor : de là cette agitation fiévreuse qui alterne avec des périodes de léthargie ou d'accablement. Rivés à un présent perpétuel, ils voudraient

1. Ibid., p. 18.

2. Ibid., p. 125.


FOLANTIN, SALAVIN.J.ROQUENTIN 23

s'en évader, mais la vraie vie est absente, comme disait Rimbaud. Parfois un cri de rage : « Ce monde familier qui m'écrase, qui m'étouffe, que je veux soulever, culbuter, abattre 1. » Rage impuissante qui s'achève en fatigue. Ils sont ivres de fatigue, ces éternels agités, mais il leur est impossible de dormir. Sans cesse leur conscience aux aguets les réveille. Il n'y a pas de paix pour eux, ni d'ordre sur lequel ils puissent se reposer : ils errent vraiment comme des épaves dans un océan sans repères.

III. — Le Ressentiment.

Il ne s'agit pas d'un ressentiment d'origine sociale, comme celui qu'analyse Scheler. « Je comprends, dit Salavin, que l'on soit mécontent du monde, mécontent des autres. Mais n'êtes-vous pas aussi mécontents de vous-mêmes? » L'amour unit; la haine sépare : nos héros sont incapables d'aimer, mais ils savent séparer. Roquentin se sépare même de son corps (et c'est peut-être le premier symptôme du mal) quand il obsei've curieusement sa main, cet animal à cinq pattes dont il tire les ficelles. C'est le début de cette désintégration qui peu à peu met en pièces tout l'univers. Leur don, ou leur malheur, c'est d'isoler, d'entourer tout d'un film de néant, de briser l'élan par lequel nous enjambons allègrement le discontinu de la vie : les détails les arrêtent et ces détails, bien isolés, sont haïssables. Pour se réconcilier avec euxmêmes et avec les autres, il faudrait surmonter ce ressentiment fondamental qui les pousse à tout mettre en question, à discerner, c'est-à-dire séparer pour critiquer. De son bifteck, Folantin ne ressent que l'élasticité nerveuse et la nausée commence là : «Il enviait les solides mâchoires de ses partenaires qui broyaient les filaments des aloyaux dont les chairs fuyaient sous la fourchette. » D'où vient que ce réalisme soit écoeurant? De ce qu'on s'arrête à une sensation; on l'exacerbe ainsi jusqu'à la rendre insupportable. cLe détail choisi, isolé recouvre tout le reste; la conscience en est envahie, obsédée. Or ce détail est toujours

1. Club des Lyonnais.


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un défaut. C'est le défaut des choses qui excite l'attention : leur beauté, leur harmonie favorisent la léthargie heureuse. Mais ce petit rien qui détruit le bonheur, voilà ce qui donne prise à la conscience. Elle peut alors se donner des aises contre la réalité : ce n'est qu'en dénigrant qu'elle se réalise et toutes les sensations que lui apporte le monde extérieur sont mises au service de cette haine dont elle a besoin pour alimenter sa fièvre. Telle est l'impasse : la mort seule de la conscience pourrait permettre la réconciliation; mais on ne tue pas sa conscience tant qu'on est un homme : il faut vivre avec ce rongeur méchant qui, peu à peu, grignote tout votre bonheur : « Si vous êtes un Salavin, vous ne verrez que le défaut, certain jour, et il vous gâtera tout le reste1.»

C'est une chose assez affreuse à constater : la malveillance coïncide avec l'éveil de la conscience. C'est parce qu'ils sont lucides qu'ils haïssent. C'est même le signal du réveil. Ecoutons Salavin. Il est chez des amis, à la fin d'un bon repas : « Une malveillante lucidité s'empara de mes yeux, de mes oreilles... la solitude s'élargissait autour de moi, ténébreuse, impénétrable, mortelle... J'apercevais les Lanoue comme des gens d'un autre monde, comme un poisson doit apercevoir une hirondelle 2. » Nous retrouvons ici le regard de l'homme « de la baraque », un regard qui vient d'un autre monde, d'un monde d'où l'on voit enfin les êtres tels qu'ils sont : désormais on refuse de comprendre, on prend assez de distance pour juger. Mais par le fait même on se sépare : c'est fini; aucune amitié et le plus grand amour même n'y résisterait pas : « J'avais l'air d'être avec eux. Je crois même que je répondais à leurs propos. Mais je leur vouais un ressentiment presque haineux. » Déception, ruines, néant : les êtres chers, les choses familières, le monde tout entier ne sont plus que ce qu'ils sont. Et, la première surprise passée, il ne reste plus qu'une sourde rancoeur.

Colère contre soi-même d'abord. Double colère : contre sa

. propre nature parce qu'on la juge et qu'elle a déçu : c'est

le cas de Salavin; mais aussi contre cette bête venimeuse

1. Confession de Minuit.

2. Confession de Minuit.


FOLANTIN, SALAVIN, ROQUENTIN 25

ou féroce qu'on porte en soi et qui vous juge, et c'est le cas de Roquentin écoeuré par le jeu de reflets que projette indéfiniment son attention intérieure. Colère contre les hommes parce qu'ils ne sont jamais purs, jamais parfaits : « Quand je pense à ces bougres d'hommes, ce que je leur reproche c'est de ne pas s'arranger pour qu'une fois de temps en temps on ait le besoin impérieux de se prosterner devant l'un d'eux... Ça doit être bien bon, soupire Salavin, de se jeter à genoux devant quelqu'un, de le vénérer, de , lui ouvrir son coeur1.» Quelle nostalgie de Dieu dans ces lignes, quel besoin d'aimer, d'adorer, de communier... Roquentin, lui, cynique et froid, a dépassé la haine : il déclare qu'on « ne peut pas plus haïr les hommes que les aimer». On voit comment ces consciences impitoyables s'enferment dans une prison et y meurent de solitude. Un instant Salavin a cru aimer : c'était la délivrance : « J'allais posséder le monde, j'allais enfin me posséder moi-même, j'étais sauvé : j'étais capable d'amour 2. » Mais l'acide aura bientôt fait son oeuvre : des illusions d'amour, il ne restera qu'un grimaçant squelette; la réalité dénudée ricane. Et pourtant quels efforts pour rejoindre les autres! Folantin s'expose pour cela à la fraternité d'une table d'hôte. Salavin se met au service des malheureux: échecs répétés; «je ne sais pas dire des choses affectueuses, moi », geint le pauvre homme, à la fois dévoré d'amour inutile et farouchement sur le qui-vive. C'est leur conscience qui les scelle. Dans son effort, Salavin a des gestes de fou qui le rendent ridicule et suspect. Roquentin, lui, a définitivement rompu ; la sécheresse l'a envahi et l'on peut dire littéralement qu'il n'a plus de coeur : « Je vis seul, entièrement seul. Je ne parle à personne, jamais. Je ne reçois rien. Je ne donne rien. » C'est le dernier stade de la minéralisation. Ces monades sans portes ni fenêtres sécrètent un puissant poison qui tue tout ce qui les touche et crée autour d'elles une zone de mort.

Cette haine de soi (et par suite des autres) commande, parce qu'elle est sans remède, tout le comportement de

1. Ibid.

2. Ibid.


2G JEAN ONIMUS

l'individu. Tous ses efforts, même les plus nobles, seront marqués par ce sentiment originel. Salavin pourra offrir sa vie, accumuler les actes d'héroïsme, ces actes ne fructifieront pas en lui et le laisseront toujours insatisfait. C'est qu'au fond, comme Roquentin, il ne donne pas, car pour donner il faut aimer. Il se torture lui-même et c'est toujours à lui qu'il a affaire, même quand il donne son sang, sauve une fillette ou soigne les lépreux.

Un écrivain chrétien est parti d'une haine de soi toute pareille : c'est l'expérience permanente de Bernanos. Un besoin le possède de «se battre», «se gifler», «disparaître » : ses lettres en font foi \ De même ses héros : la seconde Mouchette se détruit elle-mênie, le maire de Fenouille succombe à la folie pour « se cracher dessus 2 » et le curé du village lui dit que « la haine qu'on se porte à soi-même est probablement celle entre toutes pour laquelle il n'est pas de pardon». Dans Un mauvais Rêve, il est question de « la dernière assise de l'âme, cette haine secrète de soi-même qui est au plus profond... probablement de toute vie3». Commentant ces textes et bien d'autres, Hans Urs von Balthasar ajoute : « Celui qui se hait sur un mode abyssal ne se réconciliera avec lui-même qu'en Dieu » et c'est pourquoi la victoire de Bernanos sur ce mal secret de l'âme a pour nous ici tant de prix. Non, Bernanos n'est pas arrivé à s'aimer ni à aimer les autres à .proprement parler. La haine traverse son oeuvre polémique comme un grand vol exterminateur. Mais c'est aux dernières pages de son chef-d'oeuvre, le Journal d'un Curé de Campagne, qu'on trouve le secret de sa victoire : « Il est plus facile qu'on ne croit de se haïr. La grâce est de s'oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »

Malheureusement, pour l'homme de ce temps lucide et sans foi, le retour vers cette grâce d'enfance est impensable. De cette haine à laquelle sa sincérité le voue et qui le

1. Cf. Urs von BALTHASAR, Le Chrétien Bernanos, p. 479.

2. Monsieur Ouine, p. 203. i). P. 238.


FOLANTIN, SALAVIN, ROQUENTIN 27

sépare de toute espèce d'amour, il ne peut sortir noblement : il lui faut ou poursuivre sa torture ou consentir à l'abrutissement. Peut-être sentons-nous mieux maintenant tout ce qu'a de tragique cet appel au secours de Salavin au terme de sa longue confession : « Je suis un mauvais fils, un mauvais ami, un mauvais amant... je suis un ilote... Qui me donnera la liberté, qui pourra me rendre la grâce perdue?... le monde m'échappe, je me débats parmi les ombres. Qui peut venir à mon secours? » Personne certes parmi les hommes. A ce niveau de détresse seul un Dieu qui serait aussi un père pourrait réconcilier avec lui-même, avec les autres, cet homme trop sincère, trop lucide, cet homme trop véritablement homme pour pouvoir vivre dans le troupeau humain.

IV. — La Conscience malheureuse.

Cette fois nous abordons l'essentiel. Ces êtres falots, dont la vie stagne, qui semblent empêtrés dans l'existence, ont une activité intérieure extraordinaire. Roquentin nous avoue qu'il pense rarement; peut-être, mais qu'il est attentif! Auprès de ces gens-là nous paraissons comme endormis et précisément, si la lecture de ces livres nous est si pénible, c'est qu'elle nous réveille de notre torpeur. Sans doute notre vie est-elle trop intéressante : nous nous y intéressons même tellement que nous n'avons plus de loisir pour le regard intérieur. Salavin, Roquentin sont doublés dans leur terne existence d'un observateur qui ne laisse rien passer : « J'ai visité des profondeurs dont mon esprit ne peut plus s'évader 1. » Ils veulent se rendre compte des choses, ils sont aux aguets de leur propre vie. Ôr cette conscience aiguë, loin de les satisfaire, est la source de leur malheur. « Si seulement je pouvais m'arrêter de penser, gémit Roquentin, ça irait déjà mieux... Je ne veux pas penser, je pense que je ne veux pas penser, etc.. La haine, le dégoût d'exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m'enfoncer dans l'existence 2. » Car exister c'est être conscient. Mais comme cette conscience se tourne en ennemie de la vie, il

1. Confession de Minuit.

2. La Nausée, p. 130.


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leur arrive de souhaiter devenir chose. « Je voudrais, dit Salavin, être puceron sur un rosier. » Ce serait enfin le repos dans l'inexistence... Quel étrange fléau que cette faculté d'analyse qui nous rend présents aux êtres et à nous-mêmes et qui, en nous faisant vivre, nous tue lentement! «Le vide de sa vie murée lui apparut, nous dit Huysmans. Il se mit à parcourir le chemin de croix de ses quarante ans, s',arrêtant désespéré à chaque station. » Voilà ce que révèle la conscience pure : un vide, un vide que les gens simples, les inconscients, les étourdis savent combler. « Il y a mille façons de combler ce vide, dit Salavin, certains le remplissent avec l'amour, avec l'ambition, le jeu, d'aucuns avec le travail, d'autres, que sais-je? avec le bruit1.» Mais les gens comme Salavin, en proie à leur « désespérante faculté d'analyse 2 », ne pourront jamais combler ce vide. Ils s'y engloutissent et finalement, après avoir exténué tout intérêt à vivre, ils ne rencontrent plus qu'une vague et fluide conscience d'avoir conscience de vivre, sans forme ni matière : l'ennui pur, cette lymphe glaciale dont parle Valéry et dont « une goutte suffit pour détendre dans une âme les ressorts et la palpitation du désir, exterminer toutes espérances, ruiner tous les dieux qui étaient dans notre sang», cet ennui qui «n'a d'autre substance que la vie même et d'autre cause seconde que la clairvoyance du vivant. Cet ennui absolu, qui n'est en soi que la vie toute nue quand elle se regarde clairement 3. » Nous sommes au coeur du sujet. Mais écoutons encore Roquentin; ce que Valéry exprime dans l'abstrait, Sartre le décrit concrètement : « Tout ce qui reste de réel en moi c'est de l'existence qui se sent exister. Je bâille doucement, longuement. Personne. Pour personne Antoine Roquentin n'existe. Et qu'est-ce que c'est que ça, Antoine Roquentin? C'est de l'abstrait... Et soudain le Je pâlit, pâlit et c'en est fait, il s'éteint. » Telles sont les dernières lignes du roman : la conscience de soi a fini par tuer la conscience même d'exister : il ne reste plus qu'un fantôme assis dans une salle d'attente et qui n'attend plus rien.

1. Club des Lyonnais.

2. Confession de Minuit.

3. L'Ame et la Danse. Eupalinos, p. 52-


FOLANTIN, SALAVIN, ROQUENTIN 29

Or ce drame est fort connu : c'est celui de la conscience malheureuse; il a été décrit par Hegel dans des pages célèbres de la Phénoménologie de l'Esprit 1. Nos héros sont les victimes d'un mal que Hegel situe au Moyen Age mais qui en fait semble lié à la condition humaine. La conscience heureuse est celle qui s'achève dans l'action — dans le travail, diront Hegel et, après lui, Marx. Mais quand la conscience, au lieu de créer (nostalgie de Roquentin pour le génie de l'artiste2), au lieu de transformer le réel et de le féconder par son activité, se retourne sur soi, et, se séparant de l'objet extérieur, se prend elle-même pour objet, la voilà qui s'enferme dans une prison invisible. Alors, faute de «s'enfoncer immédiatement dans l'expansion de la vie», faute de communier avec l'Autre, elle ne peut plus songer qu'à se prouver à elle-même sa propre vérité en s'opposanl à l'Autre. La conscience de soi ne peut être en dernier ressort que négative; Quand elle rencontre chez l'Autre une image d'elle-même (dans une autre conscience humaine), il s'engage une lutte à mort. La conscience qui triomphera sera celle de Salavin, celle du « Maître » voué tôt ou tard, par l'orgueil même de sa victoire, à une inexplicable souffrance : le désir et l'ennui. La conscience vaincue sera celle de l'esclave; mais dans servus il y a servare : c'est l'esclave, voué à l'objet, au travail qui finalement sera sauvé de lui-même; il échappera à l'impérialisme- destructif de la pure conscience de soi : le travail sera son salut. Heureux diverti! Mais l'autre, enfermé en lui-même, verra le vide, de toutes parts, se refermer autour de sa conscience. En quête de l'immuable, de l'absolu, il ne trouvera jamais que l'abjecte contingence et rien ne pourra le consoler de cette inexplicable frustration : « Exister, c'est être là, simplement... les existants apparaissent, se laissent rencontrer mais on ne peut jamais les déduire... à quoi bon toutes ces existences manquées et obstinément recommencées et de nouveau manquées 3. » Roquentin n'était retenu à la vie que par son

1. Traduction Hyppolite, I, p. 159 sqq.

2. L'artiste s'est lavé du péché d'exister. Il demeure. Il a justifié son existence (cf. Nausée, p. 222).

3. Nausée, p. 167 et 169.


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projet d'écrire la biographie du sieur de Rollebon. « M. de Rollebon avait besoin de moi pour être et j'avais besoin de lui pour ne pas sentir mon être... qu'est-ce que je vais faire à présent 1 ? » A présent il a le malheur de sentir son être et cet être injustifiable est radicalement absurde : «Ma place n'est nulle part. Je suis de trop » : un intrus dans le troupeau, comme l'homme de la baraque. Pour être un instant sorti du troupeau, il s'est mis dans le cas de n'y pouvoir rentrer.

Le malheur de la conscience consiste essentiellement à être séparée : y a-t-il un remède à ce divorce? Comment réconcilier ces épaves avec la vie et avec elles-mêmes? Faut-il compter simplement sur la lassitude, la résignation, l'usure de la vie? Ce sont en effet les jeunes gens, les adolescents qui connaissent ce genre de crise... Mais qui ne voit tout ce qu'une telle solution a de pessimiste, voire de désespérant? On ne pourrait donc vivre qu'en oubliant que l'on vit et la conscience qui nous fait hommes, qui transforme le réel en vérité et donc le fait exister, la conscience serait une maladie de jeunesse? Certains diront même une maladie de la jeunesse de l'humanité, vouée tôt ou tard au grand réflexe conditionné des civilisations... Le bonheur serait à ce prix... Mais ce prix nous ne. pouvons consentir à le payer.

Alors? Alors il faut de toute évidence un médiateur. Il faut que l'absolu vienne jusqu'à nous et, en s'incarnant, consacre cette contingence, cette misère, cette inacceptable bouffonnerie de l'existence. Accepter de n'être que ce qu'on est, s'aimer, aimer les autres : tâches impossibles pour une conscience rigoureuse, exigeante, clairvoyante. Mais par-delà cette lucidité qui scelle, il y a l'amour qui ouvre, l'amour qui pardonne et réconcilie. Si Dieu même ne nous en donnait l'exemple en suscitant, bien loin de l'ordre des esprits, cet ordre de la charité inintelligible aux esprits, il nous serait impossible de nous évader de notre prison. Pour nous pardonner il faut d'abord qu'on nous pardonne : la Raison ne peut pardonner, mais seulement la Charité. Cesser de ricaner, cesser de haïr, cesser de dire non, c'est une grâce qui n'a point sa source dans l'homme. Savoir dire oui à la

1. Ibid., p. 128.


FOLANTIN. SALAVIN, ROQUENTIN 31

vie, comment le clairvoyant le pourrait-il s'il n'était miraculeusement aidé par l'auteur même de la vie? redevenir, sans rien perdre de sa lucidité, ce petit enfant qui sourit à sa mère, c'est ce dont les saints n'ont cessé de nous donner l'exemple. A Salavin, pour être un saint — comme au Tarrou de Camus — il n'a manqué que d'avoir la grâce, c'est-à-dire moins d'orgueil. La frontière entre l'ordre des esprits et l'ordre de la charité n'est pas comme le croit Camus dans une chute de tension de la conscience et un consentement à s'aveugler; elle est dans un surcroît de misère qui détermine le geste de l'humilité et de la confiance. Se renoncer, se détacher n'est pas, comme le croit Salavin, se persécuter soi-même, mais aller vers /'Autre. Mais ce pas en avant est la chose la plus impossible pour qui s'est cristallisé sur soi-même dans une diabolique exigence de pureté.

Jean ONIMUS.


LES PETITES FILLES MODÈLES • ONT CENT ANS

Une grand-mère avait le don de conter. Or, son gendre, secrétaire d'ambassade, part pour l'Angleterre. Voilà les petites filles pleurant les histoires de leur grand-mère. Qu'à cela ne tienne! Elle écrira ce qu'elle narrait. Ainsi commencent les « compositions nigaudes » de la comtesse de Ségur. Pai* des contes de fées, Blondine que son page Gourmandinet laisse partir dans la forêt des filas enchantés, Rosette et son «char de perles et de nacre», le tendre Ourson velu... Louis Veuillot les lit en manuscrit. Grâce à lui, paraissent, en février 1857, les Nouveaux Contes de Fées. Ecrites, cette même année, Les petites Filles modèles suivront de peu, et Les Malheurs de Sophie. Mais qui lit encore des contes de fées? L'extraordinaire a tué le merveilleux. Un extraordinaire scientifique. Qu'avons-nous besoin de BonneBiche et de la Fée Rageuse? La vapeur, l'électricité et la bombe atomique ont pris leur place pour notre bien et notre mal. C'est pourquoi ce ne sont pas Ourson ni Blondine dont le centenaire a été célébré, tandis que finissait l'an, mais Camille et Madeleine. Modeste célébration d'ailleurs, tenant plutôt de la réunion de famille. Pour un pseudo-chroniqueur, quelle aubaine! Une excuse à relire de vieux livres fatigués par des mains d'enfants, ces Malheurs de Sophie entre autres, donnés, en juin 1869, comme «récompense de ses progrès en lecture », à une petite fille dont j'ai appris ce que je sais de meilleur sur l'éducation. Une occasion de renouer amitié avec d'inoubliables compagnons d'enfance, Charles le bon petit diable, Juliette la douce aveugle, le zouave Moutier, la rieuse Elfy, François le petit bossu, Paolo le bon génie ahuri, et Prudence qui doit être la grand-mère de Bécassine, d'autres encore, presque centenaires et bien vivants. Laissons donc aujourd'hui Tintin et Milou se reposer entre deux aventures. Abandonnons les spoutniks à leur


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ronde. Remontons le cours du temps. Cent ans? Qu'est-ce que cent ans? L'âge, au dire de cet exégète de jadis, où Sara fut enlevée par le Pharaon.

«Un petit monde d'autrefois».

Le monde où vivaient la romancière et ses personnages n'avait pas, comme celui de Fqgazzaro, la mélancolie des bonheurs qui s'effeuillent. Peu d'hommes clairvoyants en discernaient la fragilité. Les drapeaux de Crimée et d'Italie battent au vent de la victoire. Qui verrait venir l'humiliation de Sedan? Je crois entendre le virgilien jardinier de mon enfance parler de ces années comme d'un rêve qu'il s'étonnait d'avoir vécu* Tous les livres de la comtesse de Ségur respirent la joie de vivre et l'assurance du lendemain. La souffrance n'en est pas absente mais n'est là que pour donner carrière à la foi et la charité qui en triomphent. Marquis, ducs et comtes ont des châteaux spacieux de pierre de taille, entourés d'un parc et de bonnes terres dont les paysans respectent le châtelain, des hôtels à Paris où ils ne s'attardent pas, une fortune assise et sagement administrée qui permet une large aisance, de nombreux serviteurs, beaucoup de loisirs. Dans un pays où l'ordre règne, protégés par les autorités, ils donnent à leurs enfants une éducation de raisonnable sagesse. L'art de vivre en société et la morale s'accordent et sont indiscutés. La religion est respectée. Au bourg proche, lé curé, le maire, les notables, médecin ou notaire, petits bourgeois, souvent cossus, et artisans, dans les fermes les paysans vivent une vie simple, rude assez sans excessives privations. Ils ne font pas les plantureux et exquis repas et goûters que détaille notre gourmande comtesse; mais le pain ne manque pas, ni le cidre et le vin, les laitages, les fruits et la viande même; et les noces sont l'occasion de festins à faire peur. Du monde ouvrier il n'est pas question. On ne l'aperçoit que de si loin que sa misère n'offusque pas les regards. Mais de là région rurale qui l'environne, Mme de Ségur connaît et aime les gens, braves et simples, estime et fait valoir leurs vertus, la charitable hôtesse de TAnge-Gardien, Caroline l'adroite ÉTUDES, janvier 1958. CGXCVI. — 2


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couturière, la bonne du curé grondeuse et dévouée, d'autres encore. Elle respecte aussi les domestiques, fidèles et consciencieux, la Betty qui double de carton la culotte du bon petit diable, l'Isabelle de François le bossu... Et tous, nobles et paysans, parents et enfants, parlent une belle langue, simple mais polie, toujours correcte, jamais pressée, à l'image de leur paisible bonheur.

Ce n'est pas qu'il n'y ait des malheureux. Les uns ne mériteraient pas de l'être, des enfants surtout sur lesquels nous reviendrons, dés pauvres aussi mais qui sont trop bons pauvres j>our que la charité ne leur vienne pas en aide, le jour voulu, et sans compter. Car cette noblesse et cette petite bourgeoisie ne sont pas égoïstes. Le pauvre est l'âmi de Dieu. Donner est une joie. Les riches savent le. faire avec délicatesse bien que leur manière soit un peu trop paternaliste. Les seuls vrais malheureux et qui mourront dans leur malheur le sont par leur faute. Mauvais riches, avares ou prodigues, au coeur dur. Mauvais parents, légers, insouciants, jouisseurs, abandonnant leurs enfants à des mains indignés, les corrompant par leurs exemples, et leurs leçons parfois. Enfants orgueilleux, irrespectueux ou ingrats. Maîtres durs qui ont les serviteurs qu'ils méritent. Serviteurs malhonnêtes. Il est rare que ces méchants se convertissent. Ce n'est pas la confession de Mme Mac'Miche qui peut rassurer sur son salut éternel. La plupart finissent, endurcis ou révoltés, Mina chez son prince valaquè, Jean qui grogne au bagne, Rodolphe en duel, le cab arêtier de Loumigny sur Péchafaud. o"

Ainsi, dans ce monde où il fait bon vivre, les malheureux contribuent au bonheur des heureux. Les uns, parce que, sortis de leur injuste infortune, ils viennent le partager. Les autres, en apprenant par leur exemple à éviter le sort du méchant. Bien sûr, il n'est pas possible que Mme de Ségur n'ait pas su, au moins par son fils, prêtre, aveugle, apôtre des humbles, des misérables, que ce monde n'était dans le tumultueux océan qu'une île fortunée, ceinturée de bleu. Mais elle écrivait pour des enfants qui n'en connaissaient pas d'autre et devaient y vivre dans une sagesse joyeuse. Ellemême, rien ne permet de lui prêter l'inquiétude de nos


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coeurs et de nos consciences. Echappée d'une enfance austère, grondée et gelée, comment n'eût-elle pas savouré la douceur de ce « petit monde d'autrefois » ?

L'éducation selon Sophie.

«Quand je serai grande, disait une petite fille, je me vengerai sur mes enfants. » Elle ne le fit pas. D'autres hélas s'autorisent de la sévérité de leurs parents pour la reproduire. Chez Mme de Ségur, rien de pareil. En sage abeille, elle transforma en miel ses souvenirs amers. Car l'éducation selon Sophie est une éducation dans la confiance et dans la joie. Dès Les petites Filles modèles, elle prend une position, alors peu commune, entre Mme de Maintenon et Fénelon. En dépit de toutes les différences, s'il fallait la rapprocher de quelqu'un, ce serait d'une autre Sophie, la sainte Mère Barat, sa contemporaine. Je me suis toujours représenté Camille et Madeleine en élèves du Sacré-Coeur, se disputant le ruban rose. Par ses « compositions nigaudes», la grandmère voulait d'abord amuser ses petites-filles. Mais elle n'a jamais déguisé son désir d'élever en contant. Elle aurait eu horreur d'être appelée pédagogue. Educatrice, oui bien. Des enfants ou de leurs parents? La question a été posée. Comme s'il était possible de les séparer! D'autant que pour une grand-mère les parents eux-mêmes sont encore des enfants. Néanmoins, toute persuadée qu'elle soit que papas et mamans liront ses livres, elle les écrit pour les enfants, ses petites-filles d'abord, et les petits frères, cousins, cousines, amis. Droitement élevés par des parents aimants, intelligents et sincèrement chrétiens, ils y apprennent à réfléchir à tout ce qu'ils leur doivent. Le respect filial est amour, reconnaissance, fidélité, confiance. De «bons enfants» sont la joie des «bons parents». Comment, devant d'autres enfants, négligés, mal élevés, rudoyés, ne se sentiraient-ils pas plus engagés à se conduire en fils et filles dignes de l'amour dont ils sont aimés? Il ne fallait pas, a-t-on dit, peindre des pères faibles ou aveugles, des mères mondaines et égoïstes. C'est oublier que la comparaison est la loi de notre pensée. Sans parler de Mme Fichini dont la cruauté sadique rend plus éclatantes


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la bonté et la sagesse de Mme de Fleurville, les petits lecteurs apprécient d'autant mieux le père de François le bossu que la pauvre douce Christine est plus abandonnée de ses parents. Croit-on d'ailleurs qu'ils n'aient pas des yeux pour voir? Tous leurs petits camarades ont-ils le bonheur que goûtent Camille, Madeleine, Marguerite ou François? On admirera plutôt avec quel soin délicat Mme de Ségur rappelle qu'aux parents, les plus discutables ou même indignes, le respect reste dû. Parce que de Dieu vient toute paternité. Jamais cette vérité fondamentale n'est oubliée. Force est bien de choisir. Ou des histoires vraies dans un monde réel qui brasse le bien et le mal. Ou les impossibles aventures de Tintin qui n'a ni père ni mère. Que nous enseigne au fond la loyale Sophie? Que les parents ont les enfants qu'ils méritent. Mais si les parents, lisant en cachette ses livres, sont conduits à examiner leur conscience, les enfants sont invités à remercier Dieu d'avoir des papas et des mamans qu'il est si bon d'aimer, auxquels il est si. facile d'obéir. N'omettons pas d'ajouter qu'en cet autrefois, où les bonnes et gouvernantes tenaient tant de place dans une existence d'enfant, pour une détestable Mina, abondent les Elisa, Prudence, Betty, si bien choisies par les parents et dignes de leur confiance. Sans cesse, leur cordial dévouement, les peines qu'elles se donnent sont mis en lumière, et l'affectueuse docilité qui leur est due. J'allais oublier Rame, le bon noir, aussi délicat que la meilleure des bonnes. A bons parents, bons enfants. Mais qu'est-ce qu'un bon enfant? Prenons garde de répondre trop vite. Camille et Madeleine, tendrement aimées par leur grand-mère, ne sont pas les seuls modèles. Sophie délivrée de sa belle-mère s'efforcera de leur ressembler mais restera Sophie, pour le bonheur de son mari. Et les garçons? Paul, le compagnon d'enfance de Sophie, Jacques et Paul de L'Auberge de l'Ange-Gardien, François Te bossu, le pauvre Biaise ne sont pas moins aimables, et Charles le bon diable qui porte kilt et non jupon. Qu'ont-ils de commun, garçons et filles ? Les qualités et vertus que, les préférant à toutes, la bonne comtesse leur voulait. Ils sont simples. Voyez-les rire des deux nigauds ou de Mlle Yolande Tourne-Boule. Des péchés,


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le pire est à leurs yeux le mensonge. Ils jouent franc jeu. Ainsi Charles, affrontant le vieil Old Nick. Leur sagesse n'est pas immobilité silencieuse, impeccable tenue, mains toujours propres, jupes et culottes sans accrocs, mais sens du devoir. Ils sont de bonne humeur, jamais désoeuvrés, ouverts et gais, spontanés sans argot ni désinvolture. Bons coeurs, ils pensent aux autres, ignorent la jalousie et la rancune. Envers leurs parents, d'un respect qui est amour, d'une affection familière qui n'abolit pas le respect. Entre eux, bons compagnons. Mais cette sagesse volontaire, et qui se dément parfois, leur vient d'une sincère piété. Ils aiment le bon Dieu. Quand le pauvre Gribouille lui-même, conscient de sa sottise et de son ignorance intellectuelle, fait son petit bagage, il songe d'abord à emporter son catéchisme. Ne vous récriez pas devant ce tableau. Qu'ils aient existé, leur grand-mère vous le dit: «la preuve en est dans leurs imperfections». J'en connais aujourd'hui de tels, quoique moins policés et parlant une langue moins châtiée. Mais, chut!

Ont-ils été sévèrement élevés? Dans certains cercles de pédagogues et de psychologues, Mme de Ségur a mauvaise réputation. Pour la confondre avec Mme d'Embrun qui avait rapporté d'Amérique les ceintures de bonne tenue, il faut ne l'avoir jamais lue. Elle sait et répète sans cesse que la sévérité ferme le coeur des enfants, les rend menteurs et vils. Ceux des parents de ses romans dans lesquels on la peut reconnaître commandent moins qu'ils ne conseillent, font appel à la raison et à la conscience. Nullement partisans de l'obéissance « parce que », ils attendent, de la confiance qu'ils leur témoignent, la loyale docilité des enfants à leur influence et leur autorité. Sans doute, il faut punir à l'occasion. Dans ce «petit monde d'autrefois », une bonne fessée réglait les comptes à régler. Un peu vite peut-être. Les parents d'alors ne s'en faisaient pas scrupule. Ils prenaient à la lettre certaines sentences de l'Ecriture. Us ignoraient que le moindre gamin est citoyen et, comme tel, une parcelle du Souverain. Et les enfants, moins fragiles peutêtre, situaient leur dignité plus haut.

Mais que viennent faire, dans ces contes de grand-mère, les Fichini, Papofski, Mac-Miche, ces mégères? Ne vont-elles


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pas donner des cauchemars aux enfants sensibles, les troubler, ou, ce qui serait pire, éveiller en eux une complaisance inconsciente pour la cruauté? Il y a là un petit problème pour qui connaît la bonne châtelaine des Nouettes. Les uns rappellent qu'elle était née dans un autre château, qu'elle était Russe, d'une Russie barbare. De son enfance, disent d'autres, elle avait gardé des souvenirs odieux dont elle se délivrait en inventant ces mégères qui rencontraient leur châtiment. Un rapprochement de dates suggère une troisième explication. Sophie de Ségur et Charles Dickens étaient contemporains.

De David Copperfield aux Malheurs de Sophie.

Il y a toujours eu, certes, des enfants maltraités, torturés, exploités par des brutes tortionnaires. Nous avons nos bourreaux d'enfants, hélas! Croire que nos aïeux fussent insensibles au sort de leurs victimes serait leur faire gratuitement injure. Quand Monsieur Vincent ramasse un enfant trouvé, par une nuit glaciale, à la porte d'une église de Paris, et l'emporte, roulé dans son manteau, il donne le branle à un puissant mouvement de charité. Il n'est pourtant pas douteux que les transformations de la société, la naissance d'un monde industriel, l'entassement dans lés villes, le paupérisme ont multiplié les enfants malheureux et accru leurs souffrances. Hanté par l'injustice sociale et la vision hideuse des bas-quartiers de Londres, Dickens s'attaque au problème entier. Parmi les victimes de ce monde inhumain, les enfants ne sont que les plus pitoyables, non les seules. Mme de Ségur ne semble avoir connu de Paris que le coeur, assez insensible d'ailleurs à sa beauté. La détresse ouvrière lui reste cachée. Du fond de sa paisible Normandie, elle n'en a soupçonné ni les dimensions ni l'horreur. Nourrissant contre tout ce qui était anglais une haine tenace, il est peu probable qu'elle ait lu Dickens. Mais elle n'en avait pas besoin pour que ses yeux fussent ouverts sur l'enfance malheureuse. Mgr de Ségur était son fils, ne l'oublions pas. Aimant les enfants comme elle les aimait, comment aurait-elle pu ne pas s'émouvoir du sort de tant d'entre eux?


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A ses petits-enfants, elle fera partager sa compassion. Ne leur veut-elle pas un coeur délicat, disponible à toute charité? Dans l'enfant maltraité comme dans le pauvre, Jésus-Ghrist est présent.

Mais elle écrit pour des enfants, comme, quelques années plus tard, l'auteur de Sans Famille, Dickens, pour des adultes, hommes et femmes. Il ne voilera pas l'horrible spectacle dont il attend que leurs consciences soient bouleversées. De David Copperfield, Oliver Twist, Nicolas Nickleby, monte au coeur, enveloppante comme un sale brouillard, une tristesse presque désespérée. J'ai connu un enfant qui se souvient encore de l'avoir éprouvée, les entendant lire, à un âge tout proche de la Bibliothèque Rose. L'humour ne l'en défendait pas. Chez Mme de Ségur, rien de semblable. Rien loin de vouloir émouvoir jusqu'au trouble, elle s'en garde. C'est à des enfants qu'elle s'adresse. Connaissant assez les uns, ses premiers lecteurs, elle n'a pas besoin pour toucher leur coeur de les faire trembler. Les autres, elle les connaît trop peu pour courir le risque de les angoisser en les apitoyant. Seules, Mme Fichini et Mina n'éveillent aucun sourire. La Papofski, jouée par son gros oncle de général, Mme Mac'Miche, à qui les diables font les cornes, sont des mégères en cage. Et surtout, les enfants le savent, les méchants n'ont jamais le dernier mot. Ils seront punis. Tandis que le bonheur attend Sophie, Christine et Charles. Torchonnet se convertira, c'est sûr. Et la lumière du ciel baigne la mort de l'innocent Gribouille. Quand ils lisent les aventures de Tintin, nos enfants ne sont pas moins assurés que tout finira bien. C'est une loi de toute littérature pour enfants.

Faut-il lui dire adieu?

Qui lit aujourd'hui Mme de Ségur? Les parents, dit-on, plus que les enfants. Parce qu'elle fut la compagne de celui ou celle qu'ils ont été, quand ils avaient l'âge de raison. Ses livres cependant continuent à se vendre, sans cesse réédités. Parmi ceux qui les lisent, il doit bien y avoir quelques enfants. C'est que personne n'a remplacé la grand-


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mère de Cadichon. Tandis que peu à peu elle s'éloigne de nous, dans une page tournée d'histoire, saluons-la respectueusement. Son art et plus encore son coeur le méritent.

Il en est de son oeuvre comme de toutes. Seul subsistera le meilleur. Déjà le temps la vanne. Reliriez-vous avec plaisir Les deux Nigauds, Jean qui grogne et Jean qui rit, ou encore, jusqu'au bout, les Comédies et Proverbes? Si même vous trouviez quelque fadeur aux Petites Filles modèles, ne rougissez pas de leur préférer Les Malheurs de Sophie. Mais qui pourra nous faire oublier L'Auberge de l'AngeGardien, François le Bossu, Un bon petit Diable? L'art de Mme de Ségur y atteint sa perfection. Car il faut aux enfants des récits clairs, rapides, enjoués, qui tantôt font trembler les paupières et tantôt pétiller les- yeux. Elle était bien un peu moralisante, trop parfois. Je n'ai pas eu le courage d'achever Les bons Enfants. Le petit public d'alors s'ennuyait moins au sermon. Mais, dans ses chefs-d'oeuvre, la bonne humeur et la verve rendent aimable sa raisonnable sagesse. Et pourquoi les bonnes-mamans n'auraient-elles plus le privilège de donner de tendres conseils? Par discrétion, on veut aujourd'hui que les enfants tirent tout seuls les leçons des contes, comme les marrons du feu. Sophie, gourmande, les présentait grillés à point.

Où elle reste inégalée, c'est dans la vérité de ses petits personnages. Vous ne me direz pas que Tintin est un enfant. Il n'en a que la taille et l'allure. Alors que nous avons appris des psychologues que l'enfant n'est pas un petit, adulte, la plupart de nos livres mettent en scène des gamins et des gamines qui n'ont plus rien à apprendre des grandes personnes ni de la vie, menant sans sourciller les aventures les moins vraisemblables et les menant à bien. Comme si, pour être un véritable enfant, il suffisait d'un short aussi court que possible sur des jambes nues! Sophie a tout juste le compte de ses quatre ans quand elle vole le pain des chevaux et baigne sa tortue. Le bon petit diable n'a pas plus de douze ans. Les grandes personnes aussi ont leur âge, chacune le sien. C'est en vain que la mère de Christine, Mme Delmis et sa servante Rose tentent de se rajeunir. La bonne hôtesse de l'Ange-Gardien n'a pas cette


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sottise. La romancière pourtant nous peint des parents jeunes, dès papas dans la force de l'âge, des mamans au frais visage, peu de vieillards. On lui a parfois reproché ses originaux, si pittoresques et réjouissants. Peut-être le M. Abel de Jean qui grogne et Jean qui rit n'est-il guère vraisemblable. Mais Mlle Primerose, Dourakine, Mme Bonbeck ont existé, et même Mlle d'Embrun, si digne dans sa raideur offensée. Et Paolo, me direz-vous? Croyez-le si vous voulez, je l'ai rencontré.

Mais, parce que ses petits personnages sont des enfants, elle leur £ait vivre des aventures qui sont à peine des aventures, de simples histoires vraies. A sa façon, Jules Verne avait le même souci de vérité. S'il écrit pour les enfants, il y a peu d'enfants dans ses livres. Pour courir le monde et la mer, habiter l'île mystérieuse, il faut des hommes. Lui pas plus qu'elle n'auraient signé tant de livres dont l'invraisemblance psychologique passe celle des contes de fées. Et ce n'est pas la sage Sophie qui aurait voulu préoccuper les enfants de problèmes qui les dépassent. Hélas! De nos jours, les auteurs, qui jugeraient indiscret de faire la morale aux enfants, les traitent en philosophes, sociologues, voire politiques en herbe. On appelle cela jeter les enfants en pleine vie. Qu'on les laisse donc grandir! Jamais un champignon de Paris n'aura la saveur de celui que vous cueillez en plein bois.

Heureux, faste, le jour où Louis Veuillot se fit donner par la comtesse de Ségur les contes manuscrits d'Ourson, Blondine, la souris grise et le petit Henri. Que tant d'enfants aient une dette à son égard, le saviez-vous? Mais elle-même, Sophie, la bonne grand-mère, aurait-elle deviné que, dans une petite ville de sa chère Normandie, ses « compositions nigaudes » enchanteraient deux petites filles, deux soeurs, Céline et celle qui devint Thérèse de l'Enfant-Jésus?

Jean RIMAUD.


TYPHONS SUR LA CHINE (I)

Aux côtés de Khrouchtchev, durant les fêtes d'octobre dernier, Mao Tse-tung a pu contempler l'appareil de la puissance soviétique. Il pouvait se demander s'il aurait la force et le loisir de conduire la Chine à des sommets aussi enivrants. Depuis que les armées, créées par son génie à la faveur de la guerre sino-japonaise, lui ont conquis le pouvoir, il a fait preuve d'une habileté supérieure. Se posant dès l'abord en protecteur des opprimés et en père tout prêt à tendre les bras aux prodigues, il a su n'effaroucher personne. Pendant que les Chinois, las de tant d'aventures, s'endormaient dans la sécurité, le Parti a tissé son filet : strict contrôle de la presse, réseau de police et de délation, monopole de l'embauche au travail, monopole de l'alimentation et de tout le commerce en gros; pris dans ces mailles, le Chinois n'a plus qu'à obéir ou mourir de faim. Les succès, probablement inespérés,. des « volontaires chinois » en Corée ont permis d'entreprendre une série de campagnes d'épuration qui ont conduit les victimes, par millions, aux champs d'exécution ou aux camps de travail correctif.

Tenant bien en mains le pays, Mao Tse-tung a pu alors le lancer dans les voies de la collectivisation : Plan quinquennal pour le développement de l'industrie lourde et des voies de communication; regroupement des paysans et des terres en coopératives de production. Les difficultés n'ont pas manqué : les inondations répétées, ainsi que les nécessités de l'exportation pour payer l'aide soviétique, ont entraîné la raréfaction des vivres et de nombreux produits courants, au mécontentement général. Le labeur écrasant, les salaires insuffisants, les objectifs inaccessibles, l'insécurité, ont miné la bonne volonté des masses. Même les privilégiés du régime laissent entamer leur ferveur révolutionnaire par le goût du confort «bureaucratique» et la lassitude d'un effort sans fin. Et le Plan quinquennal, orgueil de la Chine Populaire, provoque bien des mécomptes : improvisé


TYPHONS SUR LA CHINE 43

sur des données incertaines et fragmentaires, il ne répond pas aux possibilités réelles du pays et, malgré les plus grands efforts, semble irréalisable.

Pour dissimuler ces déceptions, ou pour fortifier les esprits chancelants, la Chine s'absorbe, à partir d'avril 1955, dans une immense chasse aux contre-révolutionnaires K Les vedettes du crime sont Kao Kang, ancien gouverneur de Mandchourie et directeur du Plan, Hu Fong, un écrivain renommé, Mgr Kiung, évêque de Shanghai ; leurs « com-< plices » ne se comptent pas. Chou En-lai estime d'ailleurs que 10 % des membres du Parti doivent être éliminés.

En octobre 1955, c'est, selon l'expression du Comité Central du Parti, l'heure de la Marée Haute 2, l'avènement du collectivisme généralisé. Ce qui implique l'extermination des contre-révolutionnaires, qui sont donc poursuivis avec une énergie accrue. On voudrait en particulier en finir avec les catholiques, qui persistent à se complaire dans le «mauvais esprit», et une réunion préliminaire de quelques hommes sûrs (Pékin, janvier 1956) travaille à jeter les bases d'une Association Patriotique des Catholiques dont le Gouvernement pourra tenir les fils.

Mais l'objectif principal reste la réforme rurale. Dans l'espoir sans doute d'augmenter nettement la production, on n'a cessé d'accélérer le regroupement des exploitations, de préférence en de vastes fermes collectives qui gèrent des centaines d'hectares. Sous cette impulsion,, le nombre des coopératives a bondi de 400.000 en décembre 1954 à 1.900.000 en décembre 1955; la collectivisation, qui avait atteint 10 % des fermes en décembre 1954, en atteint 60 % l'année suivante, et doit s'achever en 1956.

Toutes les grosses affaires industrielles et commerciales

1. Sur la période 1949-1955, cf. C. COUTURIER, « Néo-démocratie chinoise », Etudes, septembre et octobre 1955.

2. L'étude suivante est extraite dé Bilan de la Révolution chinoise, 1900-1957, par C COUTURIER, à paraître prochainement aux Editions de Fleurus.


44 CHARLES COUTURIER

étaient depuis longtemps sous le contrôle de l'Etat. Mais une poussière de petites et moyennes entreprises subsistait, ainsi qu'une multitude d'artisans indépendants. Tout cela est transformé dans l'espace du seul mois de janvier 1956. Entraînés bon gré mal gré à dés manifestations monstres, les patrons doivent solliciter humblement de l'Etat qu'il veuille bien prendre la direction de leurs affaires, et les artisans, permission de s'associer en coopératives dirigées par un représentant du Gouvernement.

En ce même mois de janvier, un plan de phonétisation du chinois est adopté, basé sur l'alphabet latin, mais l'application de la réforme reste soumise à des décisions ultérieures. Le Gouvernement commence d'autre part à s'inquiéter du manque de techniciens, et par suite du manque d'écoliers. Car, depuis le lancement du Plan quinquennal, l'industrie absorbe les disponibilités monétaires, les usines et les champs réclament des bras. Dès lors, l'enseignement secondaire et supérieur reste stagnant, très en-dessous des besoins d'un pays qui s'industrialise.

* »

Telle est peut-être la raison pour laquelle le régime s'interroge sur le sort des intellectuels. Depuis la «libération», beaucoup ont été relégués à des emplois subalternes, et la relève a été maigre. A défaut de jeunes, ne pourrait-on récupérer quelques anciens? Dans son rapport à la Conférence Politique Consultative, en janvier, Chou En4ai y avait fait allusion. Estimant à 100.000 le nombre des intellectuels de grande classe, ingénieurs, géologues, biologistes, sociologues, etc., il évaluait à 40 % la proportion des « éléments positifs»; à 20 % celle, des éléments dangereux; à 40 % celle des techniciens « médiocres », des gens appliqués au travail, mais trop peu soucieux de politique. Sans enthousiasme pour le socialisme et TU. R. S. S., vexés par le mépris que leur témoignent les membres du Parti, rebutés par les procédés violents de réforme, de tels hommes ne s'ouvriront pas à la «vérité», à moins d'une éducation patiente et


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d'une amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Les autorités devraient veiller, d'autre part, à ne point leur confier des tâches sans rapport avec leurs aptitudes, ni à gaspiller le talent des révolutionnaires éprouvés en les confinant dans des besognes d'administration ou de propagande.

L'heure était à l'euphorie. La production agricole et industrielle venait de battre tous les records 1. Les paysans, les artisans, les commerçants, les industriels se laissaient socialiser sans trop crier. Et voici que lé Parti Communiste d'U. R. S. S. vient de tenir son 20e Congrès. Le Journal du Peuple (5 avril), dans son commentaire sur l'éditorial historique de la Pravda (28 mars), ne s'excite guère sur les erreurs de Staline, dont il souligne plutôt l'oeuvre positive; mais il exalte le Parti Communiste Chinois qui, lui, n'a jamais dévié de la «ligne des masses». Tout de même, le vent a légèrement tourné au libéralisme et le moment paraît favorable pour tendre la main à tous les hommes de bonne volonté. ■

Le 25 mai, joyeuse ouverture du mouvement dans le cadre solennel du Huai Jen Hall à Pékin. Devant une brillante assemblée de savants, sociologues, médecins, artistes, écrivains,. Lu Ting-yi prend la parole. Chef de la Propagande au Comité Central du Parti, maître reconnu de la pensée marxiste, il passe pour le troisième personnage du régime, mais se fait rarement entendre en public. Ce jour-là, une mission de choix lui incombe : déployer « l'harmonie des Cent Fleurs et des Cent Ecoles », ouvrir les voies de la liberté sans laisser accès à d'intolérables dissonances. Aucun droit, explique-t-il, ne peut être reconnu aux contrerévolutionnaires qui doivent être exterminés, ou, si possible, réformés. Cependant, « dans les rangs du peuple », subsistent des antagonismes normaux «entre l'objectif et le subjectif, le progressif et l'arriéré, les forces sociales de production et les relations dé production». Autrement dit, même avec de la bonne volonté, tout le monde ne s'élève pas d'emblée

1. En 1955, la Chine a produit 182.500.000 tonnes de denrées alimentaires et 1.503.000 tonnes de coton; sa production industrielle a dépassé de 62 % celle de 1952 (rapport de Chou En-lai, 30 janvier 1956).


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à la pure vérité marxiste ; beaucoup, embourbés dans des difficultés, ont besoin d'aide pour progresser. « L'idéalisme » a donc droit de s'exprimer comme le matérialisme; non à parité toutefois, car le premier témoigné d'une mentalité attardée, tandis que le second est le terme auquel tous doivent parvenir, non par contrainte, mais par l'étude et la discussion pacifique.

Le cas des écrivains, des artistes, des savants, mérite particulière attention. Soutenir que leurs activités sont sans rapport avec la politique serait une grave erreur; mais les identifier à la politique n'est pas plus exact. Pourvu que ces hommes se mettent sincèrement au service du peuple, ils peuvent librement soutenir des opinions divergentes. Sinon, c'est la stagnation et la mort. Si nécessaire qu'il soit de se mettre à l'école de l'U. R. S. S., il est donc dommageable de tomber dans une imitation servile. Certaines critiques des théories de Pavlov ou de Mitchourine naissent de la haine pour tout ce qui est soviétique; c'est alors une attaque politique, qui appelle une répression impitoyable. Mais il est parfaitement légitime d'exposer les objections purement scientifiques que peuvent soulever ces théories. En littérature et dans tous les arts, le réalisme est la forme suprême de l'art, mais il n'est pas la seule.

Si des personnages officiels ne prenaient l'initiative, rien ne bougerait. A l'extérieur du Parti, en effet, qui peut se flatter d'être « dans les rangs du peuple » et non parmi les contre-révolutionnaires? où est la ligne de démarcation entre les objections « scientifiques » et «politiques»? Ce qui est indubitable, c'est que la chasse aux contre-révolutionnaires ne ralentit pas.

Des nouvelles surprenantes commencent cependant à filtrer. En juin, le Parlement s'intéresse à la fonction judiciaire et entend les rapporteurs déplorer l'absence de code. Les lois de l'ancien régime ont été abrogées à la « libération » et très peu de lois nouvelles ont été promulguées.


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La coutume est tenue pour sans valeur. Les décisions de la Cour Suprême restent ordinairement secrètes. Sur quoi donc les tribunaux peuvent-ils fonder leurs sentences? Sur la seule base des « campagnes gouvernementales » ; mais cellesci sont sujettes à fluctuation, ne fournissent aucun critère légal pour apprécier la culpabilité et laissent dans le vague les règles de procédure.

« Faute de droit criminel », fait remarquer Huang Shaohung, « le Règlement pour la suppression des contre-révolutionnaires est perpétuellement pris pour référence; ainsi le nombre des procès de contre-révolutionnaires ne cesse d'augmenter, au détriment de la réputation de l'Etat. L'épithète de contre-révolutionnaire est souvent appliquée à des crimes de droit commun. Mes conversations avec des procureurs, des juges, des hommes de loi, me portent à croire que tous souhaitent la publication d'un code civil et criminel dans les plus brefs délais, car un système légal imparfait leur paraît meilleur que rien du tout.»

Huang Shao-hung ne compte pas parmi les grands du régime, il est vrai, et personne ne se fait illusion sur les chances de la légalité en Chine Populaire. Néanmoins il a dit pour la première fois, et on a publié^ des paroles qui ne paraissaient plus pouvoir passer lès lèvres d'un Chinois. Et voici plus étonnant : les Russes ne sont plus strictement tabous; les difficultés de la vie actuelle ne sont pas nécessairement le résultat d'un sabotage, et les reconnaître n'est pas forcément un acte contre-révolutionnaire. A partir du 1" juillet, le Journal du Peuple consacre une colonne quotidienne à une satire mordante de la vie chinoise présente, faite de stupidité et de monotonie.

La manie du russe fournit un beau sujet : «Même notre vocabulaire est russifié. Par exemple le seminar fait figure d'une invention fabuleuse tombée du ciel pour résoudre tous nos problèmes. A une réunion en 1953, quelqu'un parlait avec enthousiasme du seminar. Je ne pus me retenir de demander ce que c'était. Consternation! Finalement, j'obtins une réponse : un seminar, c'est ce qu'on appelle en chinois l'étude. Dernièrement, en lisant les journaux, je tombais constamment sur un mot énigmatique : pulachi.


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Voici deux jours, en me promenant, j'ai vu des magasins qui vendaient des vêtements féminins sous le nom de pulachi. J'ai compris immédiatement : un pulachi, c'est un ensemble jupe-blouse. Je ne suis pas de ces gens qui ont la superstition du chinois et prohibent tout-emprunt'de vocabulaire; mais je suis résolument hostile à de telles absurdités... Demandez à une jeune étudiante ce qu'elle mange. Covas, répond-elle (un mot que je viens de voir dans un restaurant de Pékin). Comment êtes-vous habillée? Pulachi. Que faites-vous? Seminar.» (Journal du Peuple, 29 août.) Une autre fois (10 octobre), le reporter a des mésaventures personnelles à conter : ayant cassé ses lunettes, il se rend dans un magasin ultra-moderne. L'opticien lui déclare avec brusquerie: « Aujourd?hui, pas d'examen des yeux! Le règlement le défend. » Le journaliste sollicite donc le prêt temporaire d'une paire de lunettes. « Interdit par le règlement. » Il insiste et se fait foudroyer : « Comment? Vous n'observez pas les règlements et Vous avez l'audace de nous critiquer? » Il s'éloigne donc et, au hasard de sa promenade myope, découvre une boutique bien démodée. Là, un vieillard le reçoit avec l'urbanité antique, lui offre un siège, s'empresse; finalement, il se confond en excuses de ne pouvoir livrer la commande le jour même et supplie son client de bien vouloir accepter le prêt d'une autre paire. Celui-ci, retrouvant d'instinct les vieilles manières, refuse une offre si obligeante. Le commerçant insiste, et le journaliste s'en va, ravi de ses lunettes, désolé de l'agonie de la politesse chinoise. « Deux boutiques, une neuve et une vieille; des boutiques d'opticiens, toutes les deux, mais combien différentes par leurs façons!... Nous avons nos vieilles traditions, beaucoup de gens les ont oubliées aujourd'hui. »

Regardons maintenant un dessin. C'est une librairie. D'un côté, des piles de livres — visiblement, de la propagande officielle ■— mais pas de clients; de l'autre, une foule rêve


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devant des rayons vides qui portent pour étiquettes « littérature classique», «sciences», etc. En légende : «Ce que nous désirons n'est pas ici; ce que nous ne désirons pas, s'y trouve. »

Cette caricature n'a pas été crayonnée hâtivement sur un mur par quelque mal-pensant; elle s'étale sur une page du Journal du Peuple, où elle résume les doléances qui se mettent à affluer. Le plus manifeste et le plus immédiat effet des Cent Fleurs, c'est un rush du public sur les nourri-, tures qu'il aime et dont il fut si longtemps sevré.

Les vieux livres classiques d'abord, que l'on s'arrache. Hanchow, un des plus célèbres centres culturels de Chine, voit affluer les libraires de Pékin et de Shanghai qui se disputent à prix d'or tout ce qui reste des éditions anciennes, non corrigées à l'usage des bons marxistes. On déplore la pénurie d'éditions récentes, et les mutilations sauvages qu'y a opérées la censure : n'avait-elle pas imaginé de faire disparaître toute allusion à la polygamie dans le fameux roman San Hsia Wu Yi, sous prétexte que la ligne du Parti , n'admet que la monogamie? Il ne faudrait tout de même pas confondre littérature et philosophie politique. Un minimum de sens historique serait de mise. En tout cas, il faut d'urgence sauver les livres anciens. De partout on signale que les cadres du Parti ont contraint les libraires à vendre, au poids du papier, des stocks précieux, et qu'ils utilisent eux-mêmes volontiers les bibliothèques dont ils ont la responsabilité comme matériaux à vendre aux fabriques de papier et de pétards. Des collections rares ont été dilapidées de la sorte, ou restent livrées à l'humidité et aux insectes. On doit, sans plus tarder, en transférer le soin à des experts qualifiés.

On manque, dit-on, de papier pour réimprimer les classiques ou publier les travaux scientifiques indispensables aux professeurs et aux techniciens. Mais pourquoi éditer une telle masse de brochures d'une écrasante monotonie et d'une parfaite inutilité? C'est, répliquent les éditeurs, que nous devons tenir le peuple au courant des « campagnes » gouvernementales. Soit! rétorque le public, voilà un sage principe; mais il ne légitime pas dés tirages déraisonnables. Les


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invendus s'entassent en effet par millions dans les entrepôtsrl malgré tous les moyens en usage pour forcer la main aux acheteurs 2.

La production théâtrale est soumise à des attaques encore plus vives. Depuis deux ans, les compagnies dramatiques, étroitement contrôlées, ne peuvent plus monter que des pièces orthodoxes, qui font fuir les spectateurs. « Il faut briser les chaînes de l'Opéra», clament en avril les acteurs de Pékin, chaudement soutenus par le public. La Commission Municipale pour la réforme de l'Opéra prend son temps pour réfléchir; elle apaise finalement ses scrupules en admettant que des pièces politiquement malsaines n'exposent plus au danger un public «formé»; elle décide donc «l'ouverture des programmes », en autorisant les acteurs à monter des spectacles depuis longtemps prohibés, à la seule condition d'y pratiquer quelques coupes. Les autres villes, Shanghai en particulier, sont promptes à renouer avec leurs traditions anciennes. Les pièces modernes, tout le monde est d'accord sur ce point, sont dépourvues de valeur, à l'exception de certains drames d'inspiration communiste écrits avant la « libération » ; actuellement les anciens .auteurs n'ont plus le temps ou l'audace de composer, les jeunes manquent d'expérience et de talent.

La situation du cinéma n'est guère plus brillante. Les salles de projection se sont multipliées, et les auditeurs également; mais ceux-ci accueillent les films avec froideur. Réunis en conférence en octobre, les distributeurs constatent que, sur un peu plus de 100 films chinois projetés durant les trois dernières années, 70 % n'ont pas fait leurs frais; certains n'ont pas couvert 10 % des dépenses engagées 3.

1. h'Esquisse du Développement Rural 1956-1967, présentée et peut-être rédigée par Mao Tse-tung en personne* a été tirée à 1.700.000 ^exemplaires; en décembre, 500.000 seulement ont été écoulés (Journal du Peuple, 12 décembre 1956). Pour un petit ouvrage, sur la Marée Haute du Socialisme, 3.000.000 d'exemplaires restent invendus à la fin de l'année. .

2. Dans un article sarcastique, le Journal du Peuple (8 septembre 1956) rappelle qu'il est d'usage courant de fixer aux écoles, aux fermes, aux syndicats et autres organisations le nombre d'exemplaires des. livres, revues et journaux qu'ils doivent acquérir et faire acheter par leurs membres.

3. La Chine continentale possède trois studios de production 1: Pékin, Shanghai et Çhangchun (Mandchourie);'d'importants;travaux; de développement sont en cours dans les deux premiers. La production reste, minime.: 38 grands films en 1956, et 39: documentaires.


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Pourquoi le public boude-t-il les films chinois? se demandent les experts. C'est d'abord qu'ils se ressemblent au point de donner l'impression d'une perpétuelle répétition. C'est aussi qu'ils ont perdu tout caractère chinois : le jeu des acteurs, les chants, les mouvements de scène, tout y est soviétique. Le public est capable d'apprécier tout élément de progrès, mais il est trop déconcerté et garde la nostalgie de l'art traditionnel. Les commissions de réforme ont assuré un relèvement du niveau idéologique dès films, mais elles se sont désintéressées du reste.

L'effervescence ne pouvait manquer de gagner les milieux étudiants. Ils reçoivent d'ailleurs un encouragement très net, lorsque Yang Hsiu-f eng déclare au Parlement : « La vie mécanique et uniforme des étudiants doit être changée; on doit leur donner plus de liberté, afin qu'ils puissent assimiler leurs programmes; on doit être plus attentif à les former à une pensée indépendante » (Journal du Peuple, 11 juillet 1956).

Un des points de friction les plus sensibles est la répartition des étudiants dans les diverses facultés, puis dans les postes à pourvoir. Au nom de la planification, le Gouvernement se réserve compétence exclusive en ce domaine; tout au plus admet-il que les étudiants manifestent certaines préférences, mais la décision né leur appartient pas *. L'obéissance est de rigueur, «mais il est écoeurant de voir que ces affectations sont faites en dépit du bon sens. Les services qui ont besoin de spécialistes dans une matière déterminée, ne peuvent les obtenir; les diplômés reçoivent des postes sans rapport avec leurs compétences» (Revue Tchan Wang, 8 septembre).

Le régime des universités fait lui-même l'objet de critiques

1. Lé Journal du Peuple du 2 août précise que «le Ministre dé l'Enseignement Supérieur a reçu à ce sujet 1.606 réclamations d'étudiants entre janvier et mai précédents». Sur tout ce mouvement, voir L. TRIVIÈRE, «Pékin aux prises avec les étudiants», Saturne, mars-avril 1957.


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amères. « Au cours des dernières années, les étudiants et les professeurs devaient non seulement étudier plus de dix heures par jour, sans se reposer le dimanche, mais encore effectuer des travaux pratiques dans le domaine de la production et s'adonner à d'autres activités durant les vacances. On a trop espéré des programmes d'enseignement; les cours sont trop nombreux et les horaires trop chargés. Etudiants et professeurs se sont épuisés, et ils sont en train d'y laisser leur santé. On a trop insisté sur l'uniformisation et la collectivisation » (Journal du peuple, 4 septembre).

En conséquence, on desserre la vis, à la rentrée de septembre. Mais le sens de la mesure n'est pas la qualité dominante des jeunes, que la liberté nouvelle semble frapper de vertige. Le résultat est effarant. « A l'Université de Nankin, des étudiants gaspillent tout leur temps, en dehors des cours, soit à jouer au poker, soit à bavarder... A l'Ecole des Mines de Pékin, certains étudiants dorment le matin, . sous prétexte qu'ils n'ont pas cours; après le déjeuner, ils dorment de nouveau; le soir, à l'heure du travail personnel, ils n'étudient pas. A l'Université Populaire de Chine, à Pékin, des étudiants gaspillent le temps qui leur est donné pour leur travail personnel : sur cinq soirées, ils en passent trois au cinéma et deux à des matches de foot-ball... Auparavant, on exigeait l'uniformisation dans les études comme dans la vie des élèves. Mais aujourd'hui, nombre d'étudiants n'écoutent que leurs propres goûts. Par exemple, à l'Institut économique et financier de la Chine du Centre-Sud, certains étudiants, pendant les heures de cours, n'écoutent pas les explications des professeurs, mais étudient ce qui leur plaît ou même lisent des romans. A l'Université de Pékin, des étudiants inscrits au cours d'hindoustani s'adonnent avec ardeur à l'anglais... Les professeurs et les cadres responsables des étudiants n'osent réagir... Dans les réunions d'élèves et les élections de responsables étudiants, se manifeste une tendance à une démocratisation excessive. Certains en arrivent à tenir habituellement pour erronée l'opinion de la majorité, et pour correcte celle de la minorité. A l'Ecole Normale de la Chine de l'Est, dix étudiants devaient participer à un groupe d'accueil; deux seulement


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s'y rendirent... Quand les cadres responsables viennent mobiliser les étudiants, ceux-ci invoquent les « principes de liberté». A l'Institut du fer et de l'acier, à Pékin, de nombreux étudiants n'apprécient pas les cours de théorie politique. Ils prétendent qu'ils la connaissent suffisamment et qu'elle est désormais sans importance... Ils refusent toute discipline... Les principes de liberté sont devenus une mode et constituent un fait très grave» (Kuang Ming Journal, 26 octobre).

Il est grand temps d'y mettre le holà, et le Journal du Peuple y consacre son éditorial du 28 octobre : « Dépuis le début du semestre, les Instituts supérieurs ont adopté des mesures pour alléger les charges imposées aux étudiants. Or, dans le pays tout entier, certains phénomènes malsains sont apparus... La direction des Instituts supérieurs doit expliquer clairement aux étudiants les relations qui existent entre le collectivisme et l'individualisme, entre le développement général et le développement particulier, entre le centralisme et la démocratie, entre une discipline consciente et la liberté personnelle...»

L'aventure tombe plutôt mal, car le monde communiste tout entier est secoué par les remous venus de Pologne et de Hongrie. Depuis le déboulonnement de l'idole stalinienne, on a beaucoup parlé de la pluralité des voies vers le communisme. Le 8e Congrès National du Parti Communiste Chinois, tenu à Pékin en septembre, avait précisément pour but de montrer aux nombreuses personnalités étrangères que les Chinois se trouvaient parfaitement à l'aise dans l'esprit nouveau.

La direction collective a toujours été le maître-mot du Parti, et lés honneurs rendus au Président Mao, « l'incomparable pilote de la Révolution », s'adressent non pas à un demi-dieu, mais à celui en qui se reflètent «la force et la


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sagesse du Parti». On s'attache d'ailleurs à développer l'esprit d'initiative à la base.

En présence de Mikoyan qui approuve, Liu Shao-ch'i précise les voies particulières de la Chine. Au lieu de supprimer d'un coup les capitalistes, elle a pu jouer de leur petit nombre pour les éliminer ou les rééduquer progressivement. Grâce à l'expérience de l'U. R. S. S., elle a pu éviter les erreurs commises par les pionniers de la collectivisation agricole. Elle a su établir une harmonieuse collaboration avec les Partis Démocratiques, au lieu d'avoir à les interdire.

Mais les événements d'Eui*ope orientale sèment le trouble aussi bien dans le Parti que chez les étudiants. Le 30 octobre, l'U. R. S. S. admet, dans une note soigneusement balancée, que les relations entre les pays socialistes n'ont pas toujours été heureuses et doivent être révisées, et que lés incidents de Hongrie, bien que souillés par des éléments contrerévolutionnaires, constituent une critique légitime de la mauvaise administration antérieure.

Avec une rapidité sans précédent, le Journal du Peuple publie cette note, le 1er novembre, avec un commentaire officiel : « Le Gouvernement de la République chinoise estime correcte cette déclaration du Gouvernement soviétique... Les erreurs passées ont causé des malentendus et des scissions. Elles ont rendu impossible pour quelques Etats Socialistes la construction d'un socialisme adapté à leur histoire et à leur génie propre... Ce fut le cas pour la Yougoslavie en 1948-1949, et plus récemment pour la Pologne... Le Gouvernement chinois suit attentivement les aspirations des Peuples polonais et hongrois vers la démocratie, l'indépendance, l'égalité et l'élévation du niveau de vie. Ces aspirations sont pleinement justifiées. »

Mais, le 3 novembre, un virage prudent paraît s'imposer : « Le Peuple chinois est déterminé à rester aux côtés du Groupe Socialiste conduit par l'Union Soviétique. » Le lendemain, précédant l'événement, on célèbre la victoire russe en Hongrie : « L'importance de l'amitié de la Grande Union Soviétique pour chaque pays socialiste a été encore une fois mise en évidence dans cet incident... Respectueuses saluta-


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tions au Peuple soviétique et à l'armée soviétique qui ont libéré deux fois le Peuple hongrois 1 »

Rentrée sans gloire dans le choeur des « oui, oui »? ou manoeuvre d'une incomparable subtilité? Peut-être les dirigeants chinois," incertains de l'avenir, souhaitent-ils surtout gagner du temps. Dans la fluidité de la situation, deux faits émergent : les Cent Fleurs restent à l'ordre du jour, et la Chine continue à revendiquer l'égalité avec l'Union Soviétique.

L'endoctrinement à perpétuité sévit toujours, bien entendu. On vient d'y ré-appliquer l'ensemble des étudiants pour les vacciner contre les germes malsains. On vient aussi de créer, en ce mois d'octobre, un collège de socialisme, à l'usage des ex-capitalistes : les 149 étudiants admis, de cinquante ans en moyenne, vont y suivre pendant un an des cours de matérialisme dialectique, d'économie politique soviétique et d'histoire de la révolution chinoise. A tous les niveaux, l'éducation politique reste la panacée. Mais on la souhaiterait plus intelligente et plus souple. Savoir (octobre 1956), revue de grande autorité, se plaint que les professeurs se contentent de faire apprendre des textes par coeur; remettre en honneur la libre discussion dans les classes serait indispensable, non pour s'évader de la science marxiste — ce serait folie inqualifiable! — mais pour que tous pénètrent la véritable signification de la doctrine.

Officiellement au moins, on désapprouve tout recours à la violence, et la presse reste ouverte aux discussions. Tout en regrettant que l'on ridiculise la réforme de l'Opéra, elle reconnaît que celle-ci, impossible à effectuer par ordre administratif, exige du temps et le concours d'artistes expérimentés. Elle concède que les films ne sont pas brillants, mais insisté sur leur mérite « d'avoir enseigné le patriotisme et le socialisme à des centaines de millions d'hommes ». Les maisons d'éditions sont littéralement mises en accusation : « Les étudiants manquent de manuels, et les professeurs d'ouvrages de basej les travailleurs sont dépourvus de livres techniques, et les savants, d'instruments de recherches. Les éditeurs publient des quantités de volumes qui ne répondent pas aux besoins des masses; leur venté est


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difficile, tant on en a imprimé ; ils ne font que se répéter et sont sans valeur » (Journal du Peuple, 12 décembre). Il faut des livres populaires pour diffuser les directives gouvernementales, mais leur rédaction devrait être soignée et tenir compte des goûts du public. Quant au snobisme de la russification, il continue à fournir une cible plaisante.

Par ailleurs, tout en soutenant à fond la politique soviétique, la Chine espère visiblement mériter par là une assez large liberté de manoeuvre pour elle-même. Les discours de Tito et de Kardelj sur l'affaire hongroise sont publiés intégralement aussi bien que les réfutations émanées de Prague, Moscou et Pékin même.

Le 28 décembre, la Chine définit son attitude dans un copieux document intitulé : «Encore au sujet de l'expérience historique de la dictature prolétarienne 1. » Elle fait sienne, dans une première partie, la réplique de Khrouchtchev à Tito : il est calomnieux de profiter des fautes qu'a pu commettre l'U. R. S. S. pour attaquer le système soviétique en lui-même. Les principes marxistes-léninistes, qui commandent de porter aux contre-révolutionnaires des coups décisifs et impitoyables, gardent toute leur force. Il est stupéfiant qu'il se soit trouvé dans certains pays des intellectuels communistes pour blâmer la juste défense du communisme en Hongrie par l'U. R. S. S., et baptiser la contre-révolution hongroise du nom de révolution.

La seconde partie est d'un ton tout différent : le marxismeléninisme est la Vérité universelle, mais chaque pays doit l'appliquer à sa façon. Les réalisations de l'U. R. S. S., même les plus fondamentales, sont teintées de particularités nationales; c'est pourquoi les autres pays ne doivent point les collier aveuglément. Même en U. R. S. S., il y a eu des erreurs et des échecs. Ce qui a réussi en U. R. S. S., ne réussira pas nécessairement ailleurs; ce qui a échoué en U. R. S. S., mieux vaut n'en point parler. En 1931-1934, le Parti Communiste Chinois a copié aveuglément TU. R. S. S.; ce qui a freiné la Révolution. De 1935 (avènement de Mao

1. «Encore», par allusion au document du 5 avril sur les erreurs de Staline, qui porte le môme titre. La volonté de relier les deux documents est du même coup évidente. Le second est publié par le Journal du Peuple, le 29 décembre.


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Tse-tung) à 1945, un tel dogmatisme a été radicalement éliminé, et c'est pourquoi la révolution a réussi. Staline a méconnu l'indépendance des Partis Communistes, et nourri un complexe de Grande Puissance. Nous, Chinois, nous sommes menacés de tomber dans un tel travers. Mais il faut maintenir égalité et solidarité autour de l'U. R. S. S. pour la défense commune contre le camp impérialiste conduit p ailes Etats-Unis.

Ce document tient certainement à coeur aux maîtres de la Chine, car dans les mois à venir on ne cessera d'en faire la base de l'endoctrinement, spécialement dans les groupes où viennent de se produire quelques troubles. Il peut passer pour la définition d'un « titisme » chinois : soutien à fond de la politique soviétique, mais à condition que soit effectivement respectée la souveraineté de la Chine. Au cours du mois de janvier, Chou En-lai se fait le commis-voyageur de l'hégémonie soviétique en Europe Orientale, mais le point culminant de son voyage est la déclaration sino-polonaise : «Les relations réciproques entre pays . socialistes doivent être bâties sur le fondement d'une idéologie commune et d'une indépendance mutuelle. »

Charles COUTURIER.


CONSACRER L'EFFORT HUMAIN

Le quatrième tome des oeuvres du P. Teilhard de Chardin, qui vient de paraître aux éditions du Seuil, ne nous apporte pas un ouvrage de science, mais de doctrine spirituelle, nous pourrions dire un « livre de piété » si ce terme n'évoquait pas, pour beaucoup, un genre artificiel et sentimental 1. Il contient, en réalité, la confidence la plus intime du P. Teilhard.

Certains, qui n'ont pas la joie de croire, entendront par là sans doute que ce livre dévoile « sa pensée de derrière la tête » et montre l'intention de propagande religieuse qui aurait conduit tous ses travaux scientifiques. Ce serait se méprendre sur l'ouvrage et même sur l'oeuvre entière. En réalité science et religion, chez le P. Teilhard, ne se commandent pas l'une l'autre, elles se rejoignent, ou du moins tendent à se rejoindre, dans une convergence difficile. La science du P. Teilhard n'est pas « apologétique » : il avait trop de respect pour la vérité scientifique et d'autre part trop de confiance dans sa religion pour admettre, en ses recherches, un « coup de pouce » déloyal. Il a d'ailleurs ressenti d'abord plutôt l'opposition que l'union de ces deux domaines. L'union — c'est ce qui fait son prix — n'a pas été forcée et elle a pris pour s'établir un certain temps. Le P. Teilhard lui-même en a fait la confidence :

« L'originalité de ma croyance, écrivait-il, en des notes personnelles qui n'ont pas été publiées, est qu'elle a des racines dans deux domaines de vie habituellement considérés comme antagonistes : par éducation et formation intellectuelle, j'appartiens aux « enfants du ciel ». Mais par tempérament et études professionnelles, j'appartiens aux « fils de la terre ». Après trente ans consacrés à la poursuite do l'unité intérieure, j'ai l'impression qu'une synthèse s'est opérée entre les deux courants qui me sollicitent. »

Il y a donc une différence profonde, une différence de sens, entre ce volume et ceux qui le précédaient; dans les précédents, en effet, qui exprimaient sa vision du monde suivant la science, le P. Teilhard décrivait ce qui lui paraissait être une aspiration montante de l'Univers vers un Sommet transcendant, vers Dieu, — en une sorte d'appel de la science vers la religion. Sans effort de concordisme littéral, sans même rejoindre effectivement sur tous les points la teneur complète de l'orthodoxie a •—

1. Le Milieu divin se caractérise cependant par un style enthousiaste, certainement très sincère, mais qu'à la fin de sa vie le P. Teilhard jugeait quelque peu « juvénile ». Mais, en souriant parfois du style, il a toujours ratifié le contenu.

2. Sans être incompatible avec elle, croyons-nous. Mais nous n'avons pas ici à discuter ce point.


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et c'est ce qui faisait la force de cette vue scientifique du monde, ce qui a gagné au christianisme ou rapproché de lui, beaucoup de lecteurs de bonne foi. Nous ne croyons pas, en fait, qu'aucun autre livre que le Phénomène humain — dont le succès dé librairie vient de faire l'objet d'une étude sociologique — ait eu plus d'influence dans le monde des savants et des techniciens, même fortement teintés de marxisme. C'est qu'ils reconnaissaient précisément un « fils de la terre », comme le dit le P. Teilhard, et qu'ils entendaient avec confiance son appel à la religion. Dans le 'Milieu divin, qui confirmera, s'ils le lisent, la sincérité et la liberté intérieure de l'auteur, c'est le mouvement inverse qu'ils pourront constater, le mouvement du.chrétien descendant de sa religion vers la science, l'Enfant du ciel, répondant au fils de la terre, pour- le dépasser, le consacrer, le « suranimer ».

*

* *

A l'origine de ce livre, il faut placer sans doute le débat intérieur qui fut celui du jeune religieux appliqué par ses Supérieurs à des études profanes, comme cela est le cas, suivant les traditions d' « humanisme chrétien » de la Compagnie de Jésus, pour d'assez nombreux jésuites. Le P. Teilhard a éprouvé alors une difficulté, non pas pour se forcer à surmonter une répugnance, mais au contraire, dans l'inquiétude d'un trop vif attrait et dans le besoin d'unité intérieure. Il nous a fait la confidence de sa tentation de « quitter l'étude des pierres » pour ne plus selivrer qu'à des activités « surnaturelles » et il nous a rapporté aussi la réponse, dictée par l'obéissance en même temps que par un bon sens profond, que lui fit son « Père spirituel » d'alors. Il s'est donc posé très concrètement le problème dé la valeur de la science humaine et de la technique humaine dans une vie religieuse, et ce problème s'étend d'ailleurs à toute vie chrétienne intégralement vécue; le précepte de la charité, « d'aimer Dieu par dessus toutes choses », avec son exigence totale, n'est pas adressé seulement aux religieux.

La solution ne peûtêtre réduite à une obéissance obscure, « parce que Dieu le veut » et sans y rien comprendre, ni même au recours à la « bonne intention », si celle-ci demeure plaquée du dehors sur un travail sans réelle valeur en lui-même. Ce qu'il faut, pense le P. Teilhard, et ce qu'il s'est efforcé d'accomplir, c'est prendre au sérieux, la recommandation de saint Paul de « faire tout pour la gloire de Dieu », même les opérations les plus profanes, comme manger et boire. Les faire pour Dieu? C'est donc qu'en elles-mêmes elles sont orientables vers lui et que la « bonne intention » ne s'applique pas à une matière indifférente. Il s'agit par suite, comme aiment à le répéter les prédicateurs aujourd'hui, et même en tous les temps, de pratiquer une religion de tous les jours, avec leur contenu


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de tâches humaines et d'obligations professionnelles, et non pas seulement une religion des dimanches, des jours ou des heures exclusivement consacrés au « surnaturel ». Mais cette directive pratique ne peut être donnée et tenue que si elle correspond à une vérité et que si l'on s'élève à la reconnaissance du caractère réellement « sacré » de toute activité et de toute créature. Il faut comprendre que d'une certaine manière la « nature » aussi est « grâce », qu'elle est un don de la libéralité divine et qu'elle provient, à tout instant, du fond de l'amour divin.

« Répétons-le, écrit le P. Teilhard, en vertu de la Création et plus encore de l'Incarnation, rien n'est profane ici-bas, à qui sait voir. Tout est sacré, au contraire, pour qui distingue, en chaque créature, la parcelle d'être soumise à l'attraction du Christ en voie de consommation 1. »

Toute la première partie du Milieu divin est d'abord, en effet, une mise en oeuvre, sérieuse et totale, du dogme de la création. C'est le premier dogme qu'énonce notre Credo, mais que peut-être nous laissons, nous chrétiens, dormir au fond de notre esprit comme un acquis sur lequel on ne revient pas 2. Pourtant la création ne regarde pas seulement le passé, l'origine et elle ne se réduit pas à un bienfait de Dieu au début de l'existence, la nôtre ou celle de l'Univers. Les théologiens nous enseignent que la création se continue, que ce n'est pas seulement l'apparition, le commencement, mais l'être même, dans toute sa durée et toute son action, qui en est le terme 3. C'est une réalité toujours présente et les mystiques l'éprouvent comme une expérience, en saisissant vraiment cette action de Dieu constituante, en eux et autour d'eux. On sait que sainte Catherine de Sienne se voyait comme « un amour de Dieu réalisé »; on se souvient de la louange de saint François d'Assise pour « notre frère le soleil », pour l'eau, notre soeur discrète, .qui ne lui apparaissent certes plus comme profanes : réhabilitation de la nature comme don de Dieu, don actuel et plein d'amour. Elle paraît urgente au P. Teilhard, en présence d'un mépris assez courant pour cette nature, chez des chrétiens fervents, en face d'un certain « surnaturalisme », qui ne se formule pas sans doute en théorie condamnable, à la manière de Luther, mais risque de méconnaître en fin de compte que la nature est un bienfait, qu'elle constitue une

1. Le Milieu divin, p. 56.

2. Nous ne croyons pas, à vrai dire, que l'hérésie marcionite (« la création est décidément mauvaise, le vrai Dieu c'est le Dieu rédempteur ») soit encore vivace parmi nous. Mais il n'est peut-être pas faux de penser, comme l'écrit un de nos correspondants, que « nous avons tendance, pour valoriser la Rédemption, à — commentaire? — sous-estimer la Création ».

3. Si parfois, chez les théologiens scolastiques, le terme de « création » désigne explicitement « la nouveauté de l'existence », il correspond, de façon ordinaire et strictement métaphysique, à la dépendance perpétuelle de l'être à l'égard de Dieu. De ce point de vue métaphysique, saint Thomas la caractérise comme « emanatio totius esse ab ente universali » (la, q. 45, a. 4 ad 1 urh).


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manifestation actuelle de l'amour de Dieu et, pour qui sait voir, un premier degré de révélation, une .« diaphanie » divine à travers le monde. Cela est vivement rappelé dans son livre, avec cette nuance d'amour de l'action efficace propre à l'occidental, avec!'évidence aussi que l'action humaine se situe dans le prolongement de l'action divine, qu'elle se présente, à qui sait voir, comme un achèvement progressif de la création, intérieur à la création même. Ne croyons pas en effet que 1' « artificiel » échappe à la nature; il est, a-t-on dit, du « naturel humanisé », il est la mise en oeuvre des ressources de la nature, l'exploitation de ses virtualités réelles. La génératrice et la turbine ne révèlent pas moins le Créateur de la nature que la libre cascade. La domestication des forces naturelles, l'amélioration, des terres et des espèces, la lutte persévérante pour guérir ou prévenir les souffrances ne portent pas en elles un relent de sacrilège; elles sont au contraire la mise à exécution par l'homme du projet de Dieu sur le monde, puisque Dieu a mis dans la nature toutes ces virtualités *. Il est donc compréhensible qu'à la suite delà découverte de la présence et de l'action de Dieu en toutes choses le P. Teilhard insiste sur ce « milieu divin » où nous sommes plongés : c'est à la fois le titre et l'objet de la troisième partie de son ouvrage. L'expression ne comporte pas plus de panthéisme que n'en supposait le vers d'Aratos, au sens où saint Paul le prenait devant l'Aréopage : « en lui nous avons la vie, le mouvement et l'être ». .«■ A la faveur de toutes les créatures sans exception, écrit le P. Teilhard, le Divin nous assiège, nous pénètre, nous pétrit. Nous le pensions lointain, inaccessible, nous vivons plongés dans ses nappes ardentes 2 ». Les philosophes rationalistes, en insistant sur une transcendance quasi spatiale, avaient tendance précisément à faire de Dieu quelqu'un ou quelque chose de lointain. Le P. Teilhard le voit comme « le Centre » et « justement parce qu'il est le Centre, il occupe toute la sphère. Exactement inverse de cette ubiquité fallacieuse que la Matière paraît tenir de sa dissociation extrême, l'Omniprésence n'est que l'effet de son extrême spiritualité » 3. On rejoint ici, disons-le encore une fois,

1. A l'étonnement peut-être de certains chrétiens mal éclairés, le Saint-Père Pie XII a très souvent encouragé, béni, déclaré sains ces efforts de la technique humaine pour aménager le monde et pour lutter contre le mal de la souffrance : » l'Église, a-t-il dit, aime et favorise les progrès humains. Il est indéniable que le progrès technique vient de Dieu et donc peut et doit conduire à Dieu. Le croyant trouvera même naturel de placer aussi, à côté de For, de l'encens et de la myrrhe offerts par les Mages au Dieu enfant, les conquêtes modernes de la technique : machines et nombres, laboratoires et découvertes, puissance et ressources. Bien plus cette offrance est comme une présentation de l'oeuvre que lui-même commanda jadis et qui est maintenant heureusement en cours d'exécution, bien que non encore achevée. « Peuplez la terre et soumettez-la », dit Dieu à l'homme en lui confiant la création comme son partage provisoire ». (Radio Message du 25 décembre 1953.)

2. P. 133-4.

3. P. 136.


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les mystiques les plus dépouillés du christianisme, à qui toutes les créatures apportent non seulement 1' « indice » de Dieu, mais sa présence même. La traduction couramment admise du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix en affadit le sens : « mon bién-aimé est comme les montagnes », et cette phrase évoque une symbolique bien littéraire. Mais le saint avait écrit : « mon bién-aimé est pour moi les montagnes, le vallon solitaire et boisé x». Et l'on connaît aussi la méditation finale des Exercices de saint Ignace, « Pour obtenir l'amour », où Dieu est reconnu'présent et agissant, « travaillant », en toutes les créatures, qui sont manifestées, non seulement comme des dons de Dieu, mais comme le don de Dieu.

Cette mystique fondamentale de la Création se précise et se concrétise en mystique de l'Incarnation. Car cette lumière « dont tout paraît baigné., rayonne à partir d'un foyer historique et est transmise le long d'un axe traditionnel solidement précis » 2. Le P. Teilhard insiste sur cette insertion historique de Dieu dans le phylum humain, Dieu prenant des racines biologiques dans sa création, sa présence n'étant plus seulement « naturelle », mais choisie et comme redoublée par l'événement historique. Il s'attache moins pourtant à la description de cet événement évangélique dont tout dépend qu'à l'intelligence de son sens. Ce sens, c'est l'achèvement du Christ, la récapitulation -en lui de toute la création, la consistance, par lui, du monde tout entier. C'est le projet de Dieu dans l'Incarnation et saint Paul évoquait « le bienveillant dessein que Dieu a formé en lui-même, pour le mettre à exécution lorsque les temps seraient accomplis, de réunir toutes choses dans le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre » 4. Sens-profond de l'universalité non seulement du Verbe créateur, « portant toutes choses par la puissance de sa parole » 8, mais aussi du Verbe rédempteur, recueillant en lui, pour le transfigurer, le Monde tout entier. C'est pourquoi, lorsqu'il parle du Christ — et il en parle sans cesse — le P. Teilhard passe très vite au « Christ universel », à la divinisation finale du monde par sa venue, au rejaillissement sur toute la création de l'union du Verbe à une nature humaine historique.. Notre monde peut dès lors s'élargir dans l'espace jusqu'aux galaxies lointaines et aux « Univers-Iles », l'Incarnation lui demeure égale. Il peut se prolonger dans le temps, en des milliards d'années, la venue historique du Christ en reste le centre. Il est vrai sans doute que dans cette perspective, celle de la victoire finale, le Christ est considéré davantage comme « élevant » la nature que comme la « réparant »; cela ne semble pas aller contre toute une partie, très vénérable,

1. Cf. G. MÔREL, la volonté selon saint Jean de la Croix, dans la Vie spirituelle, supplément, 1957, n° 43, p. 395.

2. Le Milieu divin, p. 141.

3. Epttre aux Ephésiens, i, 9. Cf. aussi Colossiens, i, 15.

4. Eptlre aux Hébreux, i, 1.


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de la tradition chrétienne que formule par exemple — de façon que l'on peut trouver d'ailleurs plus ou moins heureuse—l'affirmation célèbre des scotistes, selon laquelle le Christ se serait incarné, même si Adam n'avait pas péché, et si la création n'avait pas eu besoin de réparation.

Telle est, dans son essence, la vue religieuse du monde selon le P. Teilhard de Chardin. C'est proprement, nous l'avons dit, une vue mystique, d'une mystique accessible au savant et au technicien, la vue du chrétien qui « préadhère à Dieu »1 pour descendre avec Dieu vers le Monde.

C'est, quant à son intention et sa substance, une vue juste et vraie et traditionnelle. Il faut ajouter cependant qu'elle ne peut constituer qu'un aboutissement, longuement acheté. En parlant de la souffrance, qu'une certaine piété canonise peut-être trop vite, le P. Teilhard écrivait : .

« Lorsque le chrétien souffre, il dit : « Dieu m'a touché ». Cette parole est excellemment vraie. Mais elle résume, en sa simplicité, une série complexe d'opérations au terme desquelles seulement elle a le droit d^être prononcée 2».

Il faut appliquer cela aussi, pour les mêmes raisons, à la description sacrale que fait le P. Teilhard du monde tout entier. Ce n'est qu'à la fin d'un long processus de purification que le mystique éprouve la présence de Dieu en toutes choses. Ce n'est qu'à la fin des Exercices spirituels, après le déploiement de l'acte de liberté qu'ils dirigent, après le renoncement au péché et l'adhésion au Christ, que saint Ignace convie son retraitant à la contemplation « pour obtenir l'amour ». Il est certes bon et vrai d'évoquer, aux yeux même de l'incroyant, la perspective chrétienne la plus profonde. Mais il ne faut pas que la mystique « parlée », ou même pensée, devienne un ersatz ou même un obstacle à la mystique « vécue ». Tout est sacré, ouil Et pourtant l'Église tient avec raison à la distinction entre une zone du sacré et une zone du profane; tout est diaphanie de Dieu, mais il y a des théophanies privilégiées, auxquelles il est nécessaire de s'attacher tout d'abord. Chez celui qui n'aurait pas passé par le chemin, là proclamation prématurée de la sacralité universelle risque de devenir en réalité une « profanation »; entendons que « tout est sacré » risquerait d'équivaloir à « tout est profane », si l'on n'avait pas éprouvé le sacré dans ses manifestations exceptionnelles.

Or le chemin qui conduit à la sacralisation authentiqué de toute connaissance' et de toute action est celui, les mystiques le répètent aussi bien et davantage que les théologiens et les moralistes, du renoncement

1. Le Milieu divin, p. 141.

2. Le Milieu divin, p. 86.


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et de la nuit; ce thème s'est accentué sans doute, dans la mystique chrétienne, à partir de saint Jean de la Croix (mais aussi depuis Tauler et Maître Eckhardt); il a toujours été présent dans le christianisme, depuis l'invitation de saint Paul à mourir pour ressusciter, depuis la parole de l'Évangile : « si le grain ne meurt »...

Nous avons parlé jusqu'ici de la première et troisième parties du Milieu divin. Le P. Teilhard a consacré la seconde partie aux « passivités », de croissance et de diminution. C'est sans doute la partie la moins satisfaisante et la plus incomplète, en ce que •— le commentateur intelligent qui a éclairé le texte de notes à la fois justes et justifiantes ne le dissimule pas — peu de place est faite à la considération du péché. Il est mentionné certes et les ravages, en quelque sorte « cosmiques », du péché originel sont signalés. Le bienfait de Dieu, dans la nature, est gâté par l'homme et le cristal de la création n'a plus sa pureté première. Le P. Teilhard le reconnaît pleinement, mais il ne s'y attarde pas beaucoup, pas assez. Il a raison sans doute de s'attacher avant tout à l'aspect positif de la religion, — après tout l'alpinisme ne consiste pas essentiellement à éviter les accidents de montagne, en demeurant tranquillement dans la plaine —. Il reste pourtant que, concrètement, dans notre nature telle qu'elle est, le sens du péché est lié au sens de Dieu et en constitue l'envers. Il révèle le Dieu « saint », et ce terme ajoute une nuance plus spirituelle à « sacré ». Si, en effet, dans une perspective quasi scientifique et cosmique, le péché pourrait se présenter comme un désordre, regrettable, mais réparable ou même comme le tâtonnement inséparable de tout effort humain, — en lui-même, et dans la perspective très personnelle des rapports avec Dieu, le péché se montre ce qu'il est en vérité, le « mal » proprement dit, le refus, la fermeture sur soi. Car il est le refus par l'homme de la Présence et la volonté, au moins implicite, de tenir de soi ce qu'on est. Saint Augustin disait du péché —: et il ne cédait pas alors à l'éloquence — qu'il est l'amour de soi « jusqu'au mépris de Dieu », péché dans l'esprit et de l'esprit, mais dont on retrouve des traces dans la faiblesse coupable elle-même, pour autant qu'elle est « péché ». Le P. Teilhard n'ignorait pas cet aspect, le plus profond et le plus redoutable, du péché. Il ne lui donne pas, en son livre, toute son importance et cela risque de provoquer de graves malentendus 1.

C'est à cela peut-être que se rattache un optimisme au sujet du monde

1. Il est beaucoup plus explicable que dans le Phénomène humain et les autres ouvrages, qui se placent délibérément dans une perspective scientifique, le P. Teilhard ne parle guère du péché. Le péché, en effet, dans sa réalité spirituelle etsacrée, échappe au savant et les investigations scientifiques ne peuvent en particulier révéler le péché originel; il semble que Baïus ait été condamné pour avoir soutenu le contraire, en déclarant que « Dieu n'aurait pu créer le monde tel qu'il est » (Dz 1955) et en impliquant par là que ce monde manifeste, à la simple raison, qu'il a été gâté par une faute.


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un enthousiasme pour les tâches du Monde, qui risque d'inquiéter.. Il est bien vrai que chez certains chrétiens, plus généreux que réfléchis, les malédictions de l'évangile sur le monde ont rejailli sur leur estime de la nature. Sans bien réaliser que ce « monde » maudit par le Christ ne désigne pas la créature innocente, mais l'attitude de convoitise et d'avarice que l'homme pécheur projette sur elle, ils prennent à l'égard du monde, du travail dans le monde, une conduite d'évasion et de fuite. C'est uni scandale pour ceux qui ne croient pas encore et c'est une erreur, que le P. Teilhard met impitoyablement en lumière. Mais il est vrai aussi qu'en raison du péché d'origine, de cette habitude collective contractée en Adam par tout le genre humain, nous n'abordons plus les créatures dans une démarche simple et franche : « tout colle aux doigts et tout glisse », disait saint Bernard, et il n'est pas totalement vrai que tout enthousiasme de recherche et d'action soit, par là-même, recherche de Dieu; lorsque quelque chose « bouge », ce n'est pas toujours l'Esprit qui le meut. Ce peu d'insistance sur le péché, sur le danger du monde pour les pécheurs que nous sommes, mentionné, mais non souligné par le P. Teilhard, dans une défense, peut-être, contre une nature facilement angoissée, manifeste une insuffisance de son livre et surtout de cette seconde partie, qui porte sur les passivités et les « maux ».

Cela se sent aussi à la manière de parler de la Croix. Le P. Teilhard en parle avec une tendresse et une foi profondes; il ne la sépare pas de la résurrection — cela est bien dans la tradition chrétienne la plus authentique —• et il proteste à bon droit contre l'impression, laissée par un certain genre de langage pieux, « que le Règne de Dieu ne peut s'établir que dans le deuil, en prenant constamment le contre-pied et le contrecourant des énergies et des aspirations humaines D 1. Il admet aussi et proclame « que la Croix signifie évasion hors du monde sensible et même, en un sens, rupture avec le monde » 2. Mais il souligne surtout, peut-être avec trop d'insistance, que « c'est tout justement le chemin de l'effort humain, rectifié et prolongé ». C'est bien sans doute l'écho de la parole évangélique, valable pour toute vie : « qui cherche sa vie la perd et qui la perd la trouve »... S'en tenir là, pourtant, ou du moins paraître s'en tenir là, risque de laisser dans l'ombre le mystère même de la Croix, son mystère sacré. Elle est en effet l'adoration suprême du Père par le Fils incarné dans une réparation d'amour pour le péché de la famille,humaine, dans le retournement, en offrande totale, du plus grand crime même des. hommes; elle est aussi mystère d'amour pour les hommes, dans le don de la vie pour ceux qu'on aime. Cela allait de soi, sans doute, pour le chrétien et le religieux qu'était le P. Teilhard de Chardin, cela va de soi

1. Le Mi icu divin, p. 116.

2. Ibid., p. 118.

ÉTUDES, janvier 1958. CCXCVI. — 3


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aussi pour le lecteur croyant. Cela n'apparaît pas assez en cette façon trop courte de présenter la Croix aux savants et aux techniciens.

Nous pensons cependant que pour juger de cette insuffisance avec justice, il faut se replacer dans la perspective qui inspire cet ouvrage et rappeler le débat intérieur auquel il doit son origine. Il est inspiré, nous l'avons dit, par le désir et le besoin de justifier, aux yeux d'un religieux ou simplement d'un chrétien fervent, le métier de savant et d'ingénieur. — Saint Thomas d'Aquin, lui-même, avait eu, au xilie siècle, à justifier, contre des théologiens trop étroits, la situation du philosophe dans le christianisme —. Le P. Teilhard n'entreprend pas, en cela, d'explorer toute la variété des vocations chrétiennes, il le dit formellement, mais, dans notre monde actuel, la nécessité lui paraît urgente de « consacrer » la science et la technique.

Il est clair qu'il faut reconnaître avec lui l'authenticité de la vocation à des tâches « créatrices » et souligner la valeur réelle, voulue par Dieu, d'une mise en oeuvre, méthodique et progressante, de toutes les richesses de la nature. Contre toutes les tentations de l'évasion, platonicienne ou manichéenne, il faut affirmer que la « réussite du monde » n'est pas indifférente et que c'est un devoir de s'y intéresser. Le P. Teilhard a donc raison de s'opposer à la conduite des chrétiens qui déclareraient ne toucher les tâches humaines que du bout des doigts, de critiquer ce « sur^ naturalisme » pratique qui conduirait à négliger « le métier d'homme », comme si-ce métier n'était pas voulu par Dieu, comme si Dieu n'avait pas commandé à l'homme de « soumettre la terre ». Non seulement ces « détachés » rebutent ceux qui ne croient pas encore, mais ils sont dans l'erreur. Ils sont amenés, en outre, en négligeant le meilleur aménagement du monde et l'utilisation de ses ressources, à se désintéresser en fait de la lutte contre la souffrance, à s'évader du service des autres. Il n'est pas impossible, en effet, que l'acceptation indiscrète de la valeur des souffrances engendre une certaine indolence à les combattre chez les autres. Ce serait méconnaître le Christ, qui donnait explicitement comme signe privilégié de sa mission, comme symbole d'une bonté plus haute, la guérison des malades et ce serait oublier l'attachement persévérant de l'Église aux tâches de « miséricorde corporelle ».

Mais si la réussite du monde a une véritable importance, si le progrès scientifique et technique — avec les dangers nouveaux qu'il offre et les perversions possibles — n'est pas chose indifférente, cette valeur demeure après tout secondaire et nous ne pouvons pas dire, avec le P. Teilhard, que l'aménagement de ce monde est « une question de vie ou de mort ».


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Ce qui importe souverainement, en effet, c'est la complétion du nombre des élus et le sens dernier de l'Incarnation est bien notre salut, le salut éternel. C'est là qu'est essentiellement le Plérôme dont parle l'Écriture et auquel le P. Teilhard se réfère, avec quelque équivoque. Si donc il est parfaitement vrai que nous, chrétiens, ne nous désintéressons pas des corps, ni de la création matérielle qui les prolonge et sans laquelle ils sont inconcevables, c'est à la « résurrection » des corps que nous croyons, après la dissolution de la mort. Nous attendons des cieux renouvelés — mais pas par nous, et une terre nouvelle — mais au delà de ce que peut notre travail. La cité nouvelle « descend du ciel » et si elle couronne, en les dépassant, nos efforts, elle vient de Dieu. Tout ce que nous pourrons achever ici-bas n'en offrira, qu'un reflet, insuffisant et toujours dépassable. Cela, sans doute, le P. Teilhard le déclare explicitement : '

« Passionnante et insondable réalité du Christ historique, déclare-t-il, qui signifie à notre soif de bonheur que le terme de la création n'est pas à chercher dans les zones temporelles de notre monde visible 1. »

Il a, dans un écrit intitulé la Fin de l'espèce 2, envisagé cette mort inévitable de l'humanité, que ne pourront retarder indéfiniment même les progrès les plus sensationnels de l'astronautique et il a montré « à rencontre du matérialisme et du naturalisme proprement païens » que l'aboutissement de l'histoire ne peut être situé qu'au delà de l'histoire. Il ne peut en effet, dans notre histoire ici-bas, même à son ultime période, se rencontrer un moment à. qui l'homme pourrait dire suivant le voeu de Faust : « arrête-toi, tu es beau », et cette histoire temporelle est, sur son plan, inachevable. L'effort qui s'y déploie, la recherche du progrès qui s'y montre, pour valables et authentiques qu'ils sont, demeurent décidément signe d'autre chose. Le P. Teilhard, qui souhaitait mourir au jour de la Résurrection, et il a été exaucé, le croyait de toute son âme. Dans ce livre, de justification de la science et de la technique, il ne s'est-pas étendu longuement sur ce qui lui paraissait sans doute entendu d'avance. Il a même, pour ouvrir les hommes de bonne foi à l'espérance céleste, épousé très explicitement et très sincèrement leurs espoirs terrestres : placement d'un accent, au sujet duquel on peut lui intenter — et cela n'est pas toujours injuste — un procès de tendance; il n'implique nullement une mutilation, profonde et délibérée, du christianisme.

En son Message de Noël 1956, le Saint-Père Pie XII insistait sur l'importance de la « révolution technique » dont nous sommes les témoins, sur le danger qu'elle offre d'arrêter à elle les projets des hommes et sur la nécessité, par conséquent, de christianiser cette révolution.

1. Le Milieu divin, p. 43.

2. Publié dans la Revue Psyché, n° 99-100, 1955.


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« Le premier devoir du chrétien, disait le Pape au monde, sera d'amenerl'homme moderne à n'envisager la nature humaine ni avec un pessimisme systématique, ni avec un optimisme gratuit, mais bien à reconnaître les dimensions réelles de son pouvoir. Il s'ingéniera en outre à faire comprendre aux hommes « de la seconde révolution technique » qu'ils n'ont pas à se libérer du poids de la religion pour dépasser cette contradiction et ne plus l'éprouver aucunement ».

On ne christianisera pas la technique ou la science en s'en désintéressant et nous avons rappelé que le Pape, au scandale inintelligent de certains, est revenu souvent dans ses discours au progrès des sciences et des techniques humaines, pour les encourager et les bénir. Cela est très loin de la mentalité chagrine qui conduit trop de chrétiens à s'attrister de tout progrès technique, à s'effrayer du lancement de satellites, à déplorer l'accroissement du bien-être, comme si tout cela était contraire au Christx.

Il semble précisément que ce livre du P. Teilhard constitue un effort pour « consacrer » au Christ cette révolution. Nous l'avons, en ces pages, discuté librement, comme l'eût voulu cet homme libre ■— et obéissant •— que.nous avons connu et dont nous gardons le souvenir. Nous avons signalé franchement ses insuffisances ou du moins ce qui nous paraît tel. Nous regrettons aussi que les éditeurs aient cru pouvoir faire paraître ce livre sans le consentement des Supérieurs et sans l'Imprimatur du diocèse 2. En fait, dès maintenant, cet ouvrage, comme les ouvrages précédents, paraît avoir l'audience des savants et des techniciens, une audience parfois passionnée, qui n'admet guère de critiques ou de réserves, mais qui montre aussi la profondeur de leur aspiration vers une justification chrétienne de la science et de la technique. Cela conduit à penser — peut-être faut-il dire espérer? ■— que si ce livre se répand parmi les techniciens trop captivés par la terre, et les savants trop enivrés de leur recherche, il les aidera à découvrir, au fond de leurs ambitions de progrès, le désir d'autre chose qu'ils ignorent et qui pourtant les attire, le désir de Celui vers qui tend tout progrès réel, le Christ à la fois historique et universel.

J.-M. LE BLOND.

1. La Radio soviétique présente le lancement du « Spoutnik » comme un triomphe anti-religieux : « le premier corps céleste créé par l'homme » (cité dans la Croix du 5 novembre 1957). Certains chrétiens s'en indignent comme' d'un sacrilège. Les uns et les autres sont évidemment dans l'erreur.

2. Le jugement favorable du P. Charles et des réviseurs désignés jadis par le Muséum Lessianum ne peut en tenir lieu et le rappel de ce jugement nous paraît une maladresse peu délicate.


LUMIÈRES SUR LE COMMUNISME

DJILAS

Le Docteur Cyril A. Zebot, auteur de cette chronique, est professeur à l'Université Dûquesne (États-Unis) où il dirige le département des sciences économiques et il a publié, entre autres ouvrages, un livre sur l'économie soviétique. A l'époque où il était étudiant le Dr Zebot, compatriote de Milovan Djilas, a été son contemporain et son antagoniste. Aux environs de IO,3O,. en effet, Djilas était le leader dos étudiants communistes en Yougoslavie, tandis que le Dr Zebot se trouvait président de la Fédération des étudiants Slovènes, affiliée à Pax Romana. Djilas exerçait son influence à l'Université de Belgrade, citadelle de l'activité communiste, alors que l'Université de Ljubljana, eh Slovénie, constituait le centre de la résistance à la pénétration communiste. Cela, nous semblè-t-il, ajoute un intérêt particulier à cette étude. Quant au livre do Djilas, La Nouvelle classe dirigeante, après avoir eu un grand succès aux États-Unis, il vient de paraître chez Pion (Tribune libre).

' N. D. L. R.

Milovan Djilas, un Monténégrin de quarante-cinq ans, courageux et bien bâti, était, jusqu'à ces derniers temps, l'une des figures de premier plan du communisme en Yougoslavie; il est maintenant prisonnier dé Tito, parce qu'il a écrit la critique la plus impitoyable du communisme au pouvoir. Son.livre même semble posséder la vertu de convaincre tous ceux qui consentent à l'aborder.

Djilas décrit le communisme concret, en son développement et en tous ses aspects importants. Il n'encombre pas sa description d'histoires savoureuses ou de statistiques impressionnantes, mais il vise à une analyse profondé, à des vues pénétrantes, dont certaines sont tout à fait originales : expression d'une expérience de première main, prolongée vingtcinq ans, du communisme en action, eh toutes ses phases et à différents niveaux, avant et après la prisé du pouvoir et depuis la conspiration clandestine jusqu'au sommet de la puissance totalitaire. ' >


70 DR CYRIL A. ZEBOT

Perspective.

Djilas relie les manifestations du communisme à des faits très simples et aux aspirations indiscutables de l'existence humaine au sein de la société, dans ses conditions historiques et géographiques. Cette perspective très concrète et très humaine donne à son analyse un attrait fascinant, même pour un lecteur qui ne professe pas un intérêt spécial pour le communisme ou pour les théories sociales et politiques. En un sens, c'est en suivant cette manière d'aborder les problèmes que l'étudiant Djilas, ainsi que des milliers d'autres, avait été gagné au communisme. II y a pourtant maintenant quelque chose de différent, car la reprise anticommuniste de cette méthode se développe sur un plan beaucoup plus élevé; alors que l'approche communiste n'a d'efficacité que sur des gens sans information et sans expérience, Djilas s'adresse à tous les hommes, sans exceptions ni limitations.

Un tel exposé ne pouvait utiliser le jargon conventionnel des sciences sociales, totalement dépourvu de vie, on le sait. Djilas est parvenu à surmonter ce handicap qu'impose le style sociologique sans rien sacrifier de la rigueur du savant. Il a infusé la vie dans le squelette logique de son analyse, grâce à la lumière de ses images et à la vigueur de sa langue. Lorsqu'avant son emprisonnement, les membres du Parti l'accusaient d'être un « existentialiste », ils voulaient sans doute allonger, d'un chef d'accusation inhabituel, la liste ordinaire des « crimes » attribués aux victimes destinées à la « purge », mais en fait ils rendaient implicitement hommage à une magnifique souplesse d'esprit, incompatible, par nature, avec la discipline idéologique du communisme.

A ces qualités d'ordre intellectuel le livre de Djilas ajoute un attrait qui lui est propre : cet ouvrage en effet a l'autorité de l'ineontestabl expérience et de la parfaite sincérité de son auteur. Aucun autre leader communiste ne pourrait être plus familier avec le fonctionnement du régime, et d'autre part peu de livres ont été écrits avec si peu de profit en perspective : ce manuscrit, à la préface modeste, ne pouvait pas même être publié dans la langue et.dans le pays de son auteur. Il est devenu sans doute l'un des « best sellers » du monde entier.

Vue sur le développement du communisme.

Le communisme moderne a éfé conçu par'Karl Marx, qui voyait toute l'histoire comme une lutte entre les classes possédantes, d'une part, et d'autre part ceux qui étaient présumés, dans la dialectique, objets de leur exploitation. Il attendait le salut du genre humain de l'abolition finale de toute propriété privée des moyens de production et il croyait que ce changement conduirait à une société sans classes et sans État. Cela


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devait arriver par suite d'une « nécessité » de l'histoire, après que le capitalisme aurait achevé lé processus d'industrialisation.

La vision de Marx, dans sa simplicité, était née d'une réalité historique, celle des débuts du capitalisme européen, qui n'était ni assez socialement conscient, ni assez productif pour parvenir à la fois à constituer l'industrie et à donner aux masses déracinées de ses travailleurs tout neufs un niveau de vie satisfaisant. Marx n'était peut-être pas un mauvais historien en ce qui concerne son temps, mais, comme prophète du développement à venir, il a été radicalement dans l'erreur.

Cette théorie de Marx, basée sur une conjoncture historique déterminée et dépassée, Lénine la prit comme une philosophie universelle et éternelle; il en fit un dogme absolu, bâtit sur ce fondement idéologique une organisation de révolution politique et réussit à saisir le pouvoir en Russie. Il avait conscience d'ailleurs d'aller au-delà de Marx. La Russie était un pays arriéré — comme la plupart des autres pays dont les Communistes se sont emparés après la deuxième guerre mondiale — et le capitalisme était très loin d'y avoir accompli cette tâche d'industrialisation que Marx lui assignait dans son schéma du développement économique. Lénine ne se trouvait donc pas devant la tâche « aisée », au gré de Marx, de transformer une économie capitaliste pleinement développée en celle d'une société sans classes, mais il lui fallait à la fois industrialiser et « socialiser ». Cela le plaçait loin des vues théoriques de Marx. D'autre part, dans les nations occidentales, un capitalisme très développé avait déjà élevé les niveaux de vie et ouvert de telles possibilités de bienêtre général que les visions de Marx en paraissaient vieillies et qu'une révolution communiste, présentée comme le programme du salut, ne pouvait plus être prise au sérieux : les partis communistes eux-mêmes, dans les nations occidentales, n'osent plus parler de révolution de ce genre.

Les communistes de Lénine, une minorité de 80.000 professionnels de la révolution, dans un pays qui comptait plus de cent millions d'habitants, établirent une dictature, qui possédait non seulement tous les pouvoirs politiques propres au régime tsariste, mais aussi, en surcroît, assumait l'administration totale de la richesse de la nation, et imposait enfin le contrôle du Parti sur l'expression et la propagation des idées. C'était le commencement du régime le plus totalitaire de l'histoire.

Staline le perfectionna encore : il supprima ce qui pouvait rester dans le Léninisme de démocratie limitée à l'intérieur du Parti communiste lui-même. En 1928, il introduisit un système très complet de planification centralisée et constitua l'administration d'une économie « socialisée ». A la suite, d'une série de « purges », tout le pouvoir, à l'intérieur de ce système social entièrement contrôlé, se trouvait pratiquement entré ses mains.


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L'époque actuelle, post-stalinienne, du communisme au pouvoir, se caractérise, au gré de Djilas, par un effort pratique pour maintenir un régime qui a déjà atteint le cul-de-sac historique où se termine son développement. « L'ère héroïque du communisme est passée, le temps de ses grands meneurs est fini. C'est maintenant l'époque des praticiens. La classe nouvelle a été créée, elle se trouve au sommet de sa puissance et de sa richesse, mais elle est sans idées, elle n'a plus rien à apprendre au peuple. La seule tâche qui lui reste est de se justifier elle-même » (pp. 53-54).

L'essence du communisme.

En dépit du matérialisme dialectique de Marx, la révolution communiste en Russie (ainsi que la saisie du pouvoir en d'autres pays après la deuxième guerre mondiale) n'a pas été rendue nécessaire par le développement de l'industrie capitaliste. Elle a constitué au contraire une manifestation d'idéalisme dans le vide complet de l'industrie; elle a été due à l'action volontaire d'un groupe de révolutionnaires professionnels ; elle a trouvé, grâce au chaos créé par la guerre, un succès qui reste fortuit.

Les communistes victorieux eurent alors à construire, pratiquement à partir de zéro, une économie industrielle en même temps qu'une société nouvelle qui lui fût adaptée. En raison de ces deux tâches étrangères au marxisme, la « dictature du prolétariat »,. que Marx avait envisagée comme une courte transition entre un capitalisme développé et une économie socialiste, pour en arriver à une société sans classes-et sans État, a dû être prolongée indéfiniment. Mais, puisqu'il n'y avait pas d'économie capitaliste développée, il n'y avait pas non plus de « prolétariat » au sens marxiste; existait seulement une petite minorité de révolutionnaires professionnels. Ce furent eux qui assumèrent la tâche de créer économie nouvelle et société nouvelle, en s'en faisant à la fois les chefs politiques, les administrateurs économiques et les ingénieurs, sociaux.

Djilas distingue donc trois phases dans le développement du régime communiste : la révolution, par laquelle les communistes se saisirent du pouvoir; le socialisme, ou construction, sous Staline, du régime communiste; enfin, les efforts actuels pour stabiliser le régime. Chacune des trois phases est d'ailleurs caractérisée par l'usage arbitraire du pouvoir absolu. Dans les deux premières périodes, ce pouvoir est utilisé comme un moyen, dans la troisième il devient la fin même du régime communiste, son essence. « Précisément parce que le pouvoir a servi de moyen pour la transformation utopique de la société, il ne pouvait éviter de devenir en lui-même une fin... Il pouvait apparaître comme un simple moyen dans la première et la seconde phase. On ne peut plus cacher maintenant


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que dans la troisième le pouvoir est le but principal et l'essence du communisme (p. 169).

Voilà la substance même de l'exposé de Djilas. Ce n'est pas nouveau —■ Djilas ne le prétend pas — mais personne ne l'avait exposé avec une logique aussi impérieuse et une telle connaissance par le dedans. Parce que le communisme a tout misé, idéologiquement, sur un but utopique et que pour l'atteindre il a établi le régime le plus totalitaire de l'histoire, il ne peut plus maintenant briser le régime qui devait être seulement une étape de transition, un moyen cruel devenant ainsi une fin sans espoir. Il perpétue maintenant tin régime social caractérisé par l'existence d'une classe nouvelle, qui gouverne arbitrairement et possède illégalement toutes choses sous le soleil.

La fin du communisme.

Une question se pose, qui a intrigué les observateurs occidentaux et tous ceux qui étudient le communisme : les chefs communistes croient-ils encore à une société sans classes et sans État, comme aboutissement du communisme?

La première réponse de Djilas paraît affirmative : «Ja révolution communiste... détruit... la propriété privée... Gela est éprouvé par les communistes comme la réalisation de la société sans classes. Les illusions communistes au sujet des « restes » et dé l'influence de l'ennemi de classe sont persistantes. Mais l'espoir, illusoire, de voir la société sans classes, si longtemps rêvée, arriver par ces moyens, demeure entier. En dépit de l'oppression, du despotisme, des confiscations cyniques et des privilèges des échelons supérieurs... les communistes gardent les illusions contenues dans leurs slogans » (p. 29-30). Cependant Djilas ajoute un commentaire : « on peut dire que les communistes ont accompli consciemment et délibérément quelque chose de différent de ce qu'ils avaient promis. Le l'ait est qu'ils ont été incapables d'accomplir ce à quoi ils croyaient si fanatiquement. Ils ne peuvent pas le reconnaître, car ce serait avouer que la révolution n'était pas nécessaire... et qu'ils sont eux-mêmes devenus superflus » (pp. 31-32).-

Il veut dire, semble-t-il, qu'il n'importe pas beaucoup que les communistes croient encore à la société sans classes et sans État, comme constituant leur but; ce qui importe, c'est qu'il n'y a pas de chemin vers l'uto-r pie communiste et que, par crainte de perdre ses privilèges, la classe nouvelle ne peut permettre un développement qui est à la fois humainement désirable et objectivement possible : la transformation du régime communiste et de son monopole, totalitaire dans le gouvernement du peuple par le peuple. Cela, au gré de Djilas, est le résultat présent du communisme actuel et cela annonce sa fin. Djilas pense en effet que la


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fin du communisme proviendra de la contradiction entre ce que les communistes prétendent qu'est leur régime et ce qu'il est en réalité. Et puisque la classe dirigeante jouit de ses privilèges, économiques et autres, par la vertu de son pouvoir absolu dans le domaine politique, cette contradiction est si profonde dans le régime qu'ell* est insoluble si ce régime persiste.

A partir de cette contradiction, trois ordres de facteurs peuvent amener la fin du communisme. D'abord, comme la contradiction insurmontable devient de plus en plus évidente, des communistes individuels de plus en plus nombreux peuvent en prendre conscience, suivre l'exemple de Djilas et démoraliser la classe par le dedans. D'autre part, le peuple opprimé intensifiera sa pression pour la démocratisation du « socialisme » communiste et sa transformation en une sorte de démocratie sociale. Enfin le gouvernement post-stalinien lui-même, en dénonçant ouvertement les procédés staliniens de terreur absolue a rendu par là plus aiguë la contradiction intérieure au régime. Les gouvernants ne peuvent renoncer à ce régime sans s'éliminer eux-mêmes, mais ils commencent à hésiter sur les moyens, sans lesquels pourtant le régime ne peut être maintenu. « Quelque chose a changé. La classe dirigeante ne sera plus capable de légitimer, même à ses propres yeux, que la fin justifie les moyens. Cette classe fera encore des discours sur le but final — la société communiste ■— (faire autrement serait renoncer au pouvoir absolu) mais elle sera contrainte d'avoir recours à tous les moyens et en même temps elle devra condamner cet usage. En évitant l'emploi de méthodes trop brutales, les oligarques ne peuvent s'empêcher de semer le doute au sujet de leurs objectifs » (p. 161-162).

Ce diagnostic et ces prévisions posent la question de la tactique diplomatique ou même de la stratégie politique, du monde libre à l'égard du monde dominé par les communistes. La méthode d'opposition absolue en vue d'obtenir une « reddition sans conditions » n'a pas été couronnée de succès. Le communisme a perdu, lentement, à l'Occident; mais il ne s'est pas contenté de se maintenir dans les pays déjà conquis par lui, il a encore étendu son influence en d'autres parties du monde. Djilas apporte ici une suggestion intéressante : « la classe nouvelle n'est pas protégée contre tout type d'opposition. Prétendre en revenir aux relations pré-révolutionnaires est manquer de réalisme ou,même se rendre ridicule... Les communistes traitent cela comme une plaisanterie. Mais la classe nouvelle est très sensible aux revendications en faveur de la liberté de pensée et de critique dans les limites du « socialisme ». Les critiques du monopole administratif engendrent la peur, d'une perte possible-du pouvoir. Cela constitue d'ailleurs l'une des formes importantes de la contradiction : légalement ma propriété est considérée comme sociale et nationale, en réalité un seul groupe l'administre suivant ses propres intérêts... Cette


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contradiction ne peut être résolue sans compromettre la position de la classé dirigeante... La contradiction entre la situation légale et la situation réelle de ces propriétaires, appartenant à la nouvelle classe, si elle s'intensifie, peut provoquer de réels changements » (p. 64-67).

Pour les peuples sous régime communiste, et aussi aux points dëjàv ébranlés de l'Asie non communiste et de l'Afrique, cette ligne d'attaque, très réaliste, peut être la plus prometteuse et doit être, en tout cas, prise en considération.; Elle évoque sans doute la controversé théorique sur la possibilité de réaliser un socialisme démocratique, au sens intégral, mais cela ne doit pas constituer un obstacle à son examen, ni à son Usage, De plus, en ces implications, ce point de l'analyse de Djilas ne montre pas seulement une tactique anti-communiste; il conduit à la question substantielle de la transition administrative à opérer dans le gouverne^ ment et l'économie d'une contrée où le communisme serait défait politiquement d'une manière ou d'une autre. Lé problème peut sembler académique, mais il prendra quelque jour sa signification réelle. Indirectement donc, Djilas appelle notre attention sur un sujet important, qui mérite sérieuse réflexion.

Communisme national?

Sur le sujet du « communisme national », Djilas est particulièrement qualifié. Le « Communisme national » est né;; de la rupture entre Staline et Tito, et Djilas a été le conseiller intellectuel de Tito dans ce conflit avec Staline. Avant la mort de Staline, « communisme national «était synonyme de « Titisme ». Depuis cette mort, surtout depuis l'année orageuse de 1956, le terme de « communisme national.» a commencé à désigner n'importe quel degré d'indépendance administrative à l'égard de Moscou, pour les gouvernements communistes extérieurs à l'Union soviétique, ou n'importe quel mouvement vers cette indépendance. Tito, Gomulka, Mao Tsé-toung sont seulement les symboles les plus en vue des formes variées et des degrés du « communisme national », entendu suivant cette acception large.

Djilas pense que le « communisme national » est une manifestation inévitable des différences « existentielles » entre les divers régimes communistes. Il n'y voit aucune différence quant à la nature universelle du communisme* « La forme du gouvernement et de la propriété, pas plus que les idées* ne diffèrent pas beaucoup ou ne diffèrent pas du tout dans les États communistes » (p. 174), la Yougoslavie comprise. « L'espoir que les communistes yougoslaves seraient capables d'évoluer vers un socialisme démocratique s'est révélé sans fondement. Ni les communistes soviétiques, ni les communistes yougoslaves n'ont cessé d'être ce qu'ils sont, ni avant, ni pendant, ni après leurs chamailleries. Le; passage du


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gouvernement personnel de Staline à un gouvernement collectif (au-delà, nous pouvons l'ajouter, au gouvernement de Khrouchtchev) n'a pas changé la nature du régime lui-même en U. R. S. S. ; de même le communisme national a été incapable de changer sa nature interne, et quelque chose le ramène toujours vers sa source, l'Union soviétique » (pp. 176,183,184). L'attitude de Tito à l'égard de l'insurrection hongroise donne raison à Djilas; elle constitue une manifestation parfaite de l'essence commune à tous les régimes communistes. Quand les enjeux sont mis et que l'existence du régime communiste est en question, tous les communistes demandent instinctivement secours à Moscou.

Les différences existentielles entre les régimes communistes sont de deux sortes. Il y a ce qu'on peut appeler les différences d'environnement. « S'ils veulent avoir le dessus et continuer d'exister, les communistes doivent adapter le degré et le mode de leur autorité aux conditions nationales » (p. 176). Cette sorte de différence n'entraîne aucune conséquence significative ; ce sont de pures concessions extérieures, dictées par la tactique, au peuple qui a été conquis. La différence importante concerne l'exercice du pouvoir absolu et la distribution des privilèges qui eii résulte à l'intérieur de la classe nouvelle. « Avec la victoire du communisme une classe nouvelle vient au pouvoir. Elle se refuse à renoncer à ses privilèges durement gagnés, même lorsqu'elle subordonne ses intérêts à une classe semblable dans un autre pays » (p. 175). Le seul avantage, pour le peuple, dans un pays dominé par le communisme, résulte de ce trait distinctif du « communisme national » qui est « de ne pas avoir à payer tribut à un gouvernement étranger » (p. 176).

Quoique le « communisme national » n'ait pas changé l'essence du régime^ il est cependant vrai qu'il a donné naissance à une autre contradiction fondamentale, dans tout l'orbite communiste, une contradiction concrète dans la classe nouvelle. « D'un côté la forme nationale du communisme devient plus forte et de l'autre côté l'impérialisme soviétique ne diminue pas » (p. 182). En ce sens, le développement du communisme national peut établir une conjoncture dans laquelle l'influence des trois forces de désintégration, que signale Djilas, deviendrait plus efficace et cela semble justifier la façon dont le Monde libre traite le « communisme national » avec plus de douceur et de générosité.

Étant donné que le « communisme national » se distingue principalement par la distribution du pouvoir et les privilèges qui en. résultent à l'intérieur de la classe nouvelle, il possède moins de signification pratique pour les partis communistes dans le monde non-communiste. Ces partis n'ont pas de gouvernement ou dé privilèges qui offriraient un sujet de querelles avec le Kremlin et ils dépendent essentiellement de Moscou pour être aidés. Une Union soviétique forte leur apparaît comme l'unique espoir pour leur accession au pouvoir, qu'ils ne peuvent assurer par leurs


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maigres forces. S'ils adoptaient le « communisme national », cet unique espoir leur serait enlevé. Bref le « communisme national » dans le monde non-communiste tranformerait l'essence même des partis communistes. Cette distinction claire sur la signification du « communisme national » d'une part dans les régimes communistes, d'autre part, pour les partis communistes dans le reste du monde, est l'un des points importants de l'ouvrage de Djilas.

Faiblesses.

L'analyse que Djilas fait du communisme présente. deux défauts plus notables. Il écrit comme si la révolution communiste avait constitué le seul instrument alors utilisable pour l'industrialisation tardive de la Russie, de la Yougoslavie et de la Chine. Mais puisque, de son aveu même, c'était la pire des manières possibles, comment pouvait-elle être la seule? D'autres méthodes auraient été plus lentes et plus longues, mais elles auraient été plus humaines et, comme le montre Djilas, beaucoup plus économiques. En fait, des possibilités concrètes d'un développement économique et d'un progrès social existaient partout. Rétrospectivement donc, la thèse que soutient Djilas sur la nécessité historique de révolutions communistes pour l'industrialisation des contrées économiquement arriérées de l'Eurasie centrale est intenable, en dépit des arguments que, dans cette perspective historico-géographique, on peut invoquer en faveur de cette interprétation de Djilas. Quoi qu'il en soit, ce qui manquait vers 1930, etmêmejusqu'à 1957,était un témoignage analytique et d'une sévérité impitoyable sur le communisme au pouvoir : Djilas vient de l'écrire. Le mélange d'abstractions et de recours aux faits, traditionnellement employé au dehors pour réfuter la propagande communiste, était insuffisant pour protéger du communisme des idéalistes sans expérience, tel qu'était Djilas lui-même lorsqu'il céda à son attrait trompeur. De plus, au niveau pratique des réformes efficaces sans révolution, les jeûnes hommes du type de Djilas ne voyaient pas d'autre moyen que l'action communiste. Les autres mouvements ou partis politiques ne les recherchaient pas ou, plutôt, les repoussaient.

On pourrait dire — c'est le second point — que l'analyse de Djilas est implicitement chrétienne, dans ses présupposés humanistes, spécialement dans le puissant chapitre « La fin et les moyens ». Pourtant il n'y a pas dans le livre un effort d'analyse qui soit vraiment philosophique et qui justifie les valeurs qui sous-tendent la pensée de Djilas. Il n'y a pas non plus d'indice d'une reconnaissance de la religion comme la sanction ultime et le plus puissant soutien d'un humanisme social véritablement efficace. On trouve même — pas trop appuyées, il est vrai — des allusions déplaisantes à l'histoire de l'Église. Peut-être donc la philosophie


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de Djilas offre-t-elle des incohérences et des faiblesses. Mais peut-être aussi aura-t-il quelque chose à dire sur ces questions fondamentales dans l'autobiographie qui va paraître ou même écrira-t-il un ouvrage sur ce sujet. On nous dit que dans, sa prison Djilas vient de terminer un livre sur l'oeuvre de Petar Njegus, le grand princë-évêque monténégrin, théologien, philosophe, poète et homme d'État.

Il reste que Milovaiï Djilas a donné au monde la meilleure explication sociologique et psychologique du communisme qui existe jusqu'ici, et pour cela le monde, le monde libre et le monde opprimé, a contracté une dette à l'égard de cet homme, de grand courage et de grand esprit. Puisse-t-il voir le jour où lui-même et son peuple seront libres parmi les hommes libres!

Dr Cyril A. ZEBOT.


LES ISMAÏLIENS ET L'ISLAMISATION DE L'AFRIQUE

Depuis la mort de l'Aga Khan, le 11 juillet 1957, jusqu'à « l'intronisation » de son successeur, le 19 octobre, à Dar es Salam, on a beaucoup parlé des Ismaïliens. Il s'agit d'une secte dissidente de l'Islam, dont il ne saurait être question d'exposer en quelques mots la doctrine : notons seulement que celle-ci a pu être décrite comme un « scientisme hermétique » (R. P. Henri Lammens) et comme « une religion de la résurrection, orientée vers le salut personnel » (Professeur Henri Corbin) ; elle a été à l'origine d'un effort de pensée considérable, « sans lequel l'Orient n'aurait pas connu la philosophie » (Djemaleddine Afghani, pionnier du réformisme musulman). L'histoire des Ismaïliens constitue l'une des parties les plus heurtées et confuses des chroniques musulmanes; en Occident, on en aura surtout retenu l'épisode du « Vieux de la Montagne », dépêchant de son nid d'aigle d'Alamout, en Iran, des séides préparés au meurtre politique par l'absorption du hachich, et dont notre Moyen Age fit les « assassins ». Mais la secte a beaucoup contribué jadis à l'islamisation de la Berbérie, dont elle a ensuite disparu; elle a fondé, à Mahdia en Tunisie, puis au Caire, la dynastie des Eatimites, à laquelle a été due, il y a dix siècles, l'institution de la célèbre université al Azhar. Cependant, depuis l'invasion mongole du xme siècle, qui détruisit leurs forteresses, les Ismaïliens vivent dispersés et relativement oubliés, en marge des grands centres classiques de l'Islam. Ils ont d'ailleurs été l'objet 'de diverses divisions internes; la sous-secte la plus importante est celle des Nizarites ou Néo-Ismaïliens, qui reconnaissent l'Aga Khan pour imarm Le moment semble opportun pour esquisser rapidement l'état actuel de cette communauté, qui vient de défrayer la chronique de façon souvent fantaisiste. Quel paraît être son niveau moral et spirituel? Quel est le nombre de ses fidèles, leur répartition géographique, leur importance sociale et politique? Quelle est leur place dans l'Islam d'aujourd'hui, et quel rôle jouent-ils dans son équilibre?

La haute philosophie ismaïlienne, dont l'Institut franco-iranien de Téhéran s'attache actuellement à éditer et commenter les oeuvres maîtresses, demeure évidemment lettre close pour la masse des fidèles,qui en restent aux degrés élémentaires de l'initiation. A la symbolique assez vague dont les fidèles de la secte disposent ainsi s'ajoute cependant l'héritage de vertus ancestrales : une réelle rectitude morale et un émou-


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vant dévouement à l'imam, chef spirituel souvent lointain, au nom duquel est perçue la dîme. Un illustre voyageur français d'Orient, qui visite en 1913 les plus frustes de leurs petites communautés syriennes, lit sur leurs visages « une aptitude magnifique au don de soi-même... J'éprouve à contempler leur sincérité, ajoute-t-il, le même plaisir inexprimable qu'à perdre mon regard la nuit dans le ciel » (Maurice Barrés, Une enquête aux Pays du LevanJ., I, p. 280). A plus de quarante ans de distance, un envoyé spécial de la presse parisienne à Dar es Salam admire en eux « un sentiment que nous avons... écarté de la conduite de iios affaires publiques : la vénération » (Philippe Bouvard, le Figaro, 21 octobre 1957).

Ce dernier informateur parle, à propos, des Ismaïliens, de « vingt ou vingt-cinq millions d'être humains — le principal intéressé ne peut, de son propre aveu, en fixer le chiffre exact à dix millions près ». Plus modestement, on a évoqué, lors de la mort de l'Aga Khan, ses cinq, millions de fidèles (Associated Press). Ce dernier chiffre paraît encore fort exagéré. Au terme d'une étude minutieuse, la « Documentation française » (notice n° 1642 du 9 août 1952) évalue les Ismaïliens et « Chiites extrémistes » à environ 1 % des Musulmans, ce qui ferait de 3 millions et demi à 4 millions, dont il faut soustraire les Druzes, Nosaïris, etc.. L'incertitude des dénombrements interdit ici toute précision, mais il semblé que le nombre total dès Ismaïliens doive s'établir entre un et deux millions; on est, en tout cas, certainement très loin des chiffres récemment allégués par la presse.

Les Ismaïliens sont surtout établis dans la péninsule indienne, où se trouvent sans doute la moitié ou les deux tiers de la communauté (Bombay, Goujerat et Kachmir, en Inde; Sind, au Pakistan); d'autres groupes, assez nombreux, existent en Afghanistan (Djelalabad, Badakchan) et en Iran (Khorass'an, Kirman); des essaims mineurs subsistent en Asie Centrale (Tadjikistan, Sinkiang), en Syrie (région de Sélémié et Monts des Alaouites), et s'étendent en Afrique orientale, où il s'agit d'émigrés relativement récents venus de l'Inde et du Pakistan. Le sentiment de la communauté demeure puissant chez les Nizarites, en raison peut-être de la collecte annuelle de la dîme ; les Ismaïliens du Pamir semblent, de tous les Musulmans de l'U. R. S. S., ceux qui gardent ainsi le plus d'attaches avec le reste du monde islamique. Les riches négociants Ismaïliens des côtes de l'Océan Indien détiennent une réelle puissance sociale et financière; ils constituent l'élément prépondérant de la communauté et ont assuré la fortune dé la famille des khans.

Le défunt Aga Khan, revêtu pour ses fidèles d'un caractère divin, représentait, outre la personnalité mondaine dont il a été tant parlé, un homme politique d'un certain poids, souvent associé de façon discrète aux desseins orientaux de Londres ; il aurait été question jadis de le mettre sur le trône du Caire; en 1947, il a pris une part importante à la


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fondation du nouvel État pakistanais. A l'occasion de sa disparition, des jugements parfois incisifs ont été portés sur lui dans l'Islam sunnite et majoritaire, en raison non point du caractère hétérodoxe de sa secte mais de son mode de vie personnel; on lui a reproché le prélèvement de la dîme, « coutume Contraire aux prescriptions de l'Islam, honteuse et déshonorante » (As Sabah, organe de l'opposition, Tunis, 16 juillet 1957); on a mis en doute sa piété et sa philanthropie (Al Ahram, Le Caire, 17 août 1957). Son successeur, âgé de moins de vingt ans, n'a pas encore achevé les études qu'il poursuivait à Harvard (Etats-Unis) ; ses premières démarches semblent indiquer chez lui le souci de jouer sérieusement un rôle dans la vie publique.

A cet égard, « l'intronisation » du nouvel Aga Khan à Dar es Salam, ou plus exactement sa reconnaissance officielle par la communauté locale, mérite de retenir l'attention. Le territoire du Tanganyika, où les Ismaïliens ne sont guère que 30.000 sur plus de 7 millions d'habitants, est sous obédience anglaise; le prince Kérim, citoyen britannique, a été l'hôte de son gouverneur à l'occasion de cette manifestation, qui s'est déroulée en présence du Secrétaire d'État aux Colonies. Une cérémonie analogue a eu lieu quelques jours plus tard à Nairobi, au Kenya. Le gouvernement de Londres ne semble donc pas renoncer à un discret parrainage de la communauté Ismaïlienne. Mais il est remarquable surtout que son nouveau chef ait tenu à commencer par l'Afrique sa première tournée officielle auprès de ses fidèles.

Le bruit fait par la grande presse autour de ces cérémonies contribuera peut-être à appeler l'attention, en Occident, sur l'importance croissante des Musulmans dans le continent africain. Leur nombre et leur valeur sociale augmentent rapidement, non seulement dans la zone équatoriale, mais aussi dans les pays de la côte orientale. Parmi ces essaims musulmans qui prennent ainsi l'Afrique à revers, les Ismaïliens ne sont certes pas les plus nombreux, mais leur richesse et leur activité commerciale multiplient leur influence, comme celle des autres Indo-Pakistanais établis dans cette région. Nous nous trouvons là devant un phénomène rarement signalé, mais d'une importance extrême : l'Océan dit « indien » est en train de mériter réellement son nom traditionnel, car sur toutes ses îles et sur toutes ses côtes se multiplient les colonies issues de la.péninsule. De même que, voici trois ou quatre siècles, marins et marchands d'Europe fondaient, du Cap Nègre à Gorée, ces comptoirs par lesquels se préparaient, indiscernables encore, des prises de possession politique, les commerçants indo-pakistanais apparaissent, sur la frange orientale de l'Afrique, comme les pionniers de quelque néo-colonialisme de demain. A coup sûr, il convient de le souligner avec force, il s'agit là d'un des faits majeurs du tournant de ce siècle. ..."'.-.

Pierre RONDOT.


EUSÈBE DE BREMOND D'ARS

POÈTE DE L'HOMME GLORIFIÉ PAR DIEU 1

(Le) poète le plus grand sans doute de sa génération, à coup sûr le plus haut et le plus pur... La poésie de M. de Bremond d'Ars est royale. Comme tant d'autres, même vous peut-être, je n'avais jamais entendu cette noble voix. Elle a retenti un soir à mes oreilles, tout à coup, sans que rien l'eût annoncée, ainsi que monte au ciel un signe augurai. Et elle a rejoint aussitôt ce petit nombre de voix secrètes, pour la plupart héréditaires, dont la trame sonore fait notre silence intérieur et qui donne sans doute, l'heure venue, à chaque agonie humaine, son rythme secret, sa mélodie;

Georges BERNANOS, Le Crépuscule des Vieux.

« Jeunesses de Dieu ».

La première guerre mondiale venait de finir, Je lus à vingt ans Les Tilleuls de juin. Ce que m'apportait ce recueil, c'était une vision de la beauté et de la grandeur du monde, éclairée de feux nouveaux par l'Évangile et par l'Église. Eusèbe de Bremond d'Ars, à qui j'en reconnaissais le bienfait, venait après Péguy, après Claudel, après Jammes. Il leur devait pour une part cette coloration irisée de ses horizons, mais d'autres sources avaient abreuvé sa soif. Ses premiers émerveillements d'adolescent lui étaient venus d'heures musicales vécues en des salons de province ou en des salles de concert parisiennes. D'un parc de l'Ile-de-France, il avait fait le lieu où s'animaient des imaginations très voisines des plus pures de Nerval. Il empruntait au xvn° siècle, qui semble être toujours son siècle préféré, les disciplines d'esprit capables de refréner un jeune romantisme plus ou moins conscient. Aussi bien le verra-t-on, tout nourri des oeuvres majeures de notre renaissance catholique, se tourner avec complaisance vers l'esthétique d'un Valéry plutôt que vers celle de l'auteur des Cinq grandes Odes. Quand il commençait à écrire, un philosophe-poète normand, fixé à Grenoble, Georges Dumesnil groupait, dans

1. Après de longues annés de silence, le poète Eusèbe de Bremond d'Ars se décide à recueillir un choix de ses poèmes. Le recueil va paraître prochainement sous le titre Poèmes anciens et nouveaux aux Ed. Lussaud à Fontenay-le-Comte.


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la revue L'Amitié de France, les maîtres de la pensée et de l'art chrétiens. Dans son sillage, un jeune écrivain animé d'une grande ardeur apostolique, Robert Vallery-Radôt (aujourd'hui Trappiste) créa Les Cahiers, bien décidé avec ses amis François Mauriac, André Lafon et Eusèbe de Bremond d'Ars à travailler au règne de Dieu dans les lettres. La mobilisation de 1914 mit fin à cette entreprise audacieusement menée.

Le poème qui ouvre Les Tilleuls de Juin évoque justement le créateur des Cahiers et l'auteur de ce recueil. D'un balcon de Paris, ils avaient . naguère échangé le voeu de « ne manquer jamais à la vie opulente ». Un soir d'été et d'autres soirs semblables revivent en une ouverture toute musicale :

Bleus concerts de parfums sous la très haute rampe Que surveillait l'éclat de notre jaune lampe l Luttes du clair de lune et des êtres de feu : Plaisirs déjà cruels des jeunesses de Dieu.

Le regard de l'enfant avait pu refléter des paysages fraternels, des images plus sensibles par leur prolongement mystérieux que par leurs apparences. Chopin, Beethoven, Schumann révélèrent à l'adolescent, en ébranlant ses puissances d'émotivité, un univers tout autre, pénétré des souvenirs des choses vues et plein de certitude sur les réalités invisibles. Sous un portrait d'ancêtre, lointain et hostile, le frère du poète, au piano, libère des forces obscures et les projette dans une lumière fascinante :

C'étaient des voix d'enfants éblouis par des neiges; Des jeux bariolés et des miracles blancs; Des jioëls de géants dans de vieilles Noivèges, De hauts caps ébranlés sur des golfes tremblants;

C'étaient des bals naïfs dans l'Allemagne blonde : L'âme des tilleuls bleus et des pures amours Cherchait les vents légers venus d'un autre monde, Et des beautés en pleurs chantaient l'adieu du jour;

C'étaient, c'étaient surtout des soirs de mascarades, Des jasmins écrasés sous des nombres ardents, Et ce dément plaisir d'un bercement aux 7'ades Qu'ignorent noire terre et le marin prudent...

La patrie de l'âme.

L'art, parachevant la nature au moyen de l'exaltation intérieure, crée ainsi une patrie où l'âme se dispose mieux à l'amour. L'élection de l'adolescent se porte vers un visage plus proche du coeur'et de tout l'être


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que les paysages et les chants les plus aimés. Le tragique de l'existence tient, en particulier, dans ce fait que la beauté d'un visage est incapable de communiquer ce qu'elle annonce au regard ravi. Elle signifie une source de bonheur qui ne réside en elle qu'à l'état de symbole et d'image. Dans Le Souvenir de Laetitia, Eusèbe de Bremond d'Ars, sans le rechercher expressément, apporte un commentaire tout personnel au vers inoubliable de Jammes « le paysage était humble où tu étais si belle » (Le Deuil des primevères), et son poème s'achève par un constat douloureux de mort et de tombeaux.

C'est un même enseignement désolé qui se dégage, après une évocation subtile et comme enivrée des joies quotidiennes, nées de l'amour humain, d'un autre chant inspiré par les douces héroïnes de Gérard de Nerval; .

Pervenches de Clarens, tendresses de Cylhère, Sourire athénien des filles du Valois, Voix grave d'Adrienne et des lentes rivières, Fràîclieur de ta Sylvie et des mousses des bois I

Hélas ! où sont passés les jours bleus des idylles, Les jardins des hameaux et la fleur des étangs? Le rossignol est mort au fond d'Ermenonville Et l'eau de la Nonette a rejoint le beau temps !

...Nous n'irons plus, mon coeur, aux bois d'Ile-de-France : Tout voyage nous perd et tout amour nous ment ; Un chant porte moins haut qu'une heure de silence; Rien n'est vrai, hors de Dieu, que notre isolement...

Mieux que d'autres poètes, Bremond d'Ars a su attester et expliquer comment, dans l'amour digne de ce nom, chaque être est rigoureusement irremplaçable pour le conjoint qui lui est, de toute éternité, destiné, et comment il ne se satisfait que de présence et de permanente contemplation et communion.

La femme, à ses yeux, est pour son époux comme la figuration secrète ou éclatante, des richesses et des vérités de l'âme. L'oeuvre, toute liturgique, de ce poète, n'a pas de peine ainsi à élever ce symbole, et à l'élargir jusqu'à représenter la vraie physionomie de l'Église mystique. Les jeunes chrétiens d'aujourd'hui sont mieux aptes à le comprendre que leurs aînés. Bernanos, dans un témoignage tout entier admirable, a su dire, au sujet de cette oeuvre, la « tristesse radieuse », le « naturel souverain » avec lesquels elle exprime « le regret de ce qui n'est plus » et « la juste et sereine attente de ce qui sera ». Le sens de l'Église, découvert dans un soir comparable à celui d'Emmaûs, où l'Eucharistie lui révèle les prolongements terrestres du Christ, lui procure la conviction que la mort peut être


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défiée et vaincue par l'Amour. « L'âme trouve que le jardin ne lui suffit plus. C'est la face même de son Père qu'elle cherche à travers les objets créés et ces objets ne peuvent le lui traduire » : cette constatation de saint Jean de la Croix désigne pleinement Te stade où le poète est alors parvenu.

Retour aux sources.

Un second recueil, L'Etoile sévère publié quinze ans après Les Tilleuls de juin (arraché, plutôt, à un auteur qui n'a jamais cherché à faire carrière et qui vit dans la solitude), reprend certains des thèmes de ce premier recueil, mais surtout, au milieu d'une existence tout ordonnée selon les heures et les rites de la prière, nous montre le poète penché sur son passé sur son enfance, comme dans un retour nostalgique au royaume le plus semblable au royaume des cieux. Une grille, une allée, un jardin villageois, une cour de métairie, un coq qui chante sous les noyers, il n'en faut pas davantage pour retrouver les sources qui mènent ou ramènent à Dieu, en même temps qu'un verset de psaume ou qu'un texte évangélique :

Lorsque tu le voudras, les grilles solennelles

Qui portent ton emblème au bord du grand chemin

Et ferment au passant la verdure immortelle,

Les hautes grilles d'air céderont soûs la main.

Et tu remonteras l'allée impérissable Qui fait cette percée au coeur du paradis; Tu reprendras vivants les chemins mémorables Au chant de la futaie et du secret taillis ;

Tu rentreras au chant et du chêne et du tremble; Tu retrouveras tout de ton peuple enchanté : Les ans n'ont rien défait de son magique ensemble : Là-bas rien n'a péri de sa propre beauté;

C'est là le vrai pays, mon âme vagabonde : C'est là-bas le pays de la longueur des jours : Consens à repasser de ce côté du monde ; Consens à ce loisir en ton premier séjour...

Fils de Dieu et de la terre.

La royale dignité des fils de Dieu qui sont aussi, à certains égards, les maîtres de la terre (« tout est à moi, catholique », disait Claudel), rencontre en notre poète un traducteur particulièrement expressif. On songe aux nuances chatoyantes d'un Velasquez en lisant telles strophes où il


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jette sur lui-même un regard dénué de complaisance et pénétré de la grandeur de l'être intelligent et pensant, attentif aux valeurs dont son Créateur le dota. Ce qu'Anna de Noailles articula de plus calme et de plus mesuré en de rares oeuvres, trouve une filiation — toute libre d'ailleurs ■— dans une page comme celle où Bremond d'Ars confesse avoir pris sa part de tout : « de la nuance errante, — du firmament des jours, de la fleur et du fruit », mais pour s'abandonner au scrupule — étranger à l'auteur des Éblouissements — d'avoir voulu « posséder la terre » tout en poursuivant le dessein de compter un jour parmi les bienheureux. Baudelaire, qui lui est cher, qui lui donna beaucoup, mais à qui il garde un attachement circonspect et lucide, Baudelaire avait rêvé cette promotion du poète au rang des saintes légions. Dans L'Étoile sévère, nous surprenons une correspondance mieux appropriée à l'invitation du Christ : « soyez parfaits, comme l'est votre Père ». Mais Eusèbe de Bremond d'Ars s'opposerait à ceux qui jettent la pierre à l'auteur des Fleurs du mal. S'il sait ses limites, ses illusions et ses dangers, il songerait plutôt à panser ses blessures et à renouveler le geste du Samaritain.

Cette terre, il ne s'y égare cependant pas à la manière des panthéistes Rien chez lui du délire guérinien. Sa conception de poète s'épanouit en se haussant aux vertigineuses perspectives de la Conception immaculée. La terre est le douaire de la Sagesse, de la Femme bénie entre les femmes. Loin des clichés d'une dévotion tremblante et conventionnelle, il s'adresse à la Vierge Marie dans un langage tout de noblesse :

J'ai vu pour toi le front penché depuis l'Annonce, Cette tempe appuyée au rire de l'Enfant, Ce sourire de mère à ce Dieu triomphant, Cette femme inclinée, et ce Fils en réponse;

J'ai médité pour toi jusques en ce regard D'une face adorante et d'une autre, adorée; J'ai pour toi reconnu ces tendresses sacrées Où le Soleil du monde est engagé si tard...

Les plus récents poèmes d'Eusèbe de Bremond d'Ars comprennent, avec une suite de pénétrants Nocturnes, que je placerais aU coeur de cette gravité sublimée de Bach qui n'a pas son équivalent, une Messe du Sacre où se déploient, dans une lumière dorée, de somptueuses tapisseries, mais où surtout se révèle dans quelle proximité avec sa gloire le Créateur a élevé l'Homme. En une belle formule, le poète parle du « penchant du Soleil éternel pour l'homme ». Il s'agit pour l'homme d'aller à la rencontre, « humblement et radieusement ».

Des nocturnes, entre lesquels le choix est difficile, qu'il me soit permis de détacher celui-ci, où je veux surprendre, pour ma part, le prolonge-


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ment d'un beau jour, tel que ce jour d'été de ma vingtième année où, devant la mer, sur une plage vendéenne, j'écoutais Eusèbe de Bremond d'Ars me lisant une page de Connaissance de l'Est:

Il n'y aura, ce soir, ni lune au ciel du monde,

Ni chemins éclairés, ni flamme sur les eaux :

Le feu reste ténèbre, ô pauvre vagabonde,

Tout n'est qu'obscurs foyers et qu'aveugles flambeaux,

Mais un murmure exquis, auquel les deux répondent,

Monte de l'herbe chaude et gagne les rameaux :

On dirait que, repris d'une ivresse seconde,

Les morts les plus profonds chantent dans leurs tombeaux.

Entends comme il fait beau par toute l'étendue :

Vit-on jamais plus pure et sereine douceur

Aux plus claires des nuits dans le temps suspendues?

Les Anges sont ici. mon âme, et leur candeur : Dans leurs bras et la paix des choses entendues, Sans crainte arrêtons-nous, dors jusqu'à l'aube en fleur.

Louis CHAIGNE.


LES PRIX LITTERAIRES

Ce n'est pas un, mais deux romans qui sont en fait sortis vainqueurs de la bataille rangée du Femina 1. Christian Mégret, en effet, nous a conté simultanément deux histoires, qui' de leurs longs chapitres alternés nourrissent la substance d'un seul ouvrage. 435 pages au total —:. d'une dense typographie et de quel format confortable I Dix chapitres gaillardement maçonnés en un compact sandwich. De quoi décourager dès l'abord les appétits les plus féroces! Pensez-en ce qu'il vous plairai C'est tout ce que vous voudrez, sauf un livre.

D'un côté, les U. S. A. ; de l'autre, le territoire des Soviets. L'auteur ne redoute ni les grands espaces ni la manipulation délicate des paralléismes d'actualité. D'un côté : Buddy, le petit boy noir, grandi trop vite sur les trottoirs de Brooklyn ; de l'autre : Kristiaschka, la jeune paysanne russe qui jette sagement le grain aux volailles sur le seuil de sa maison parée d'icônes. Pour mener à bien son travail, l'auteur s'est offert par surcroît le luxe d'une écriture en deux styles. L'histoire américaine nous est contée (avec un léger avantage au profit de Mégret, je le veux bien) dans la langue verte, voire argotique, des volumes de la Série noire; l'histoire russe (mais pour le coup au prix d'un dessous prévisible) « à la manière » de Dostoïewsky. Jamais le pastiche apparut-il plus rentable qu'en ces temps de misère où les ressources personnelles de nos écrivains s'assèchent?

Des mille et une péripéties que comportera la double aventure, libre à vous de prendre connaissance — si toutefois le coeur vous en dit. Entraînées au fil des hasards, des périls, et des brassages de populations dont la dernière guerre fut l'occasion, ces histoires-fleuves viendront pour finir mêler leurs eaux dans un coin perdu de Normandie. Rencontre hélas toute éphémère 1 Cinq jours de bonheur octroyés aux deux candidats malheureux de ce Carrefour des Solitudes.

Un bien beau titre, convenons-en du moins. Mais qui nous trompe cruellement sur la marchandise qu'il recouvre. Il pouvait y avoir certes un intérêt profond à nous faire voir que la vie des hommes — et celle des pauvres sans doute encore plus — restait, sous quelque latitude qu'on la rencontre, à peu de chose près toujours la même. Qu'une affinité entre deux êtres puisse de ce seul fait exister, plus réelle et plus constructiVe que celle qu'établissent entre les personnes les simples jeux de la nais1.

nais1. MÉGRET, le Carrefour des Solitudes, Julliard, 1957, prix-Femina.


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sance, du hasard ou de l'intérêt; que l'amour réussisse à surmonter le cloisonnement des langages, des couleurs "de la peau, des frontières : il y avait là sans conteste la matière d'une attachante étude. Cette vérité vraiment humaine, l'ouvrage de Mégret bien sûr la suppose. Mais il n'en effleure que les contours. Encore moins nous la fait-il pénétrer. Ce torrent de mots qui s'écoule n'atteint jamais en nous la région profonde. Mais fallait-il demander l'impossible à un tâcheron surmené par l'exécution des fresques géantes qu'il ambitionnait de nous fournir?

Fresques bien conventionnelles, au surplus. Toutes les stylisations d'usage, aptes à nous donner l'illusion du vrai, sont appelées à la rescousse. A défaut de considérations plus subtiles, de savantes oppositions de coca-cola et de vodka, de thé britannique et de « calva » suffiront à souligner à nos regards le pittoresque des diversités ethniques. Mégret qui, si mes informations sont exactes, ne connaît ni l'Amérique ni la Russie, s'efforcera de sauver la mise grâce à de très sûres réminiscences livresques et à une fertilité d'imagination devant laquelle — quoi qu'on en pense — il faut savoir tirer son chapeau. Dans le genre revue à grand spectacle, on ne peut produire beaucoup mieux. Ce copieux défilé d'images, dont aucune nécessité intérieure ne commande le déroulement, évoque ces parades du Théâtre National où Kristiaschka, en compagnie de ses amis Stépane, Ivan et Nina, voyait se succéder sans transition les choeurs des Cosaques du Kouban et les ballerines de Coppélia.

Voulez-vous mesurer à plein la gratuité de ces peintures ? Soyez attentif à ces instants où, pris dans les remous de l'anecdote accessoire, Mégret semble prendre conscience tout à coup que le spectacle s'éternise. Un dédoublement s'opère en lui. Contre l'intempérant narrateur proteste alors le régisseur qui, montre en main, s'impatiente. Il est temps de passer au tableau suivant! Mégret nous administre alors la preuve qu'il reste tout à fait capable —. si la nécessité l'en presse — de quelque raccourci saisissant.

Inutile d'en dire davantage. On ne gâte pas un beau sujet de façon plus flagrante et plus continue. Et cette lourde matière en travail ne pouvait rien sinon connaître la mésaventure de l'héroïne, accouchant pour finir d'un enfant mort-né.

Une confidence de Mégret, échappée au cours d'une récente interview, éclaire sans doute mieux que tout les raisons d'un tel échec. Invité à rédiger une petite note pour faire connaître au grand public ses impressions de frais lauréat, il avait connu — pour la première fois de sa vie, précisait-il — le sentiment plutôt pénible de rester court devant un papier. Sur la foi des onze volumes par lui déjà publiés, dont cet hybride « petit dernier » vient d'arrondir la famille, on ne l'en croit que trop volontiers! Si, une fois passés les cinquante ans, l'espoir des regains n'est pas chimère, on souhaite alors à Christian Mégret de connaître un


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peu plus souvent l'angoisse du véritable écrivain devant la page blanche qu'il faut noircir.

Laissons cette Amérique et cette Russie de pacotille, pour aborder avec La Loi aux rivages du pays latin 1.

Le sirocco et le libeccio sont en lutte au large de Porto Manacore, cette petite cité des côtes de la Pouille où Roger Vailland situe son histoire. Selon que l'un ou l'autre triomphe, ce sera la pluie ou le beau temps. Moins accessoire qu'il ne peut sembler, cette notation climatologique, inscrite aux premières pages de l'ouvrage, illustre de façon symbolique le thème essentiel autour duquel l'ensemble du récit va s'organiser.

Tout est rivalité d'influence entre les habitants de cette termitière chauffée au soleil vertical de l'Adriatique. Dans les tavernes de la vieille ville, les mauvais garçons;jouent à « la Loi ». On se réunit à six ou sept. Le sort désigne un padrone qui, à son tour, choisit un « sous-maître ». Au cours de leur règne éphémère, les deux compères auront tout loisir, par des remarques.offensantes et des allusions à leur vie privée, d'écorcher impunément les autres joueurs. Ceux-ci doivent subir en silence. Ainsi l'exige la règle du jeu. Si les dés leur sont favorables, ils auront droit tout à l'heure à leur revanche. En attendant, quelle volupté de s'acharner sur les victimes, de les pousser jusqu'à la limite de ce qu'elles peuvent endurer. Volupté à laquelle le risque des représailles toujours possibles ajoute un piment des plus excitants.

Pareil passe-temps n'est qu'un à côté de ce qui se pratique dans l'existence, à tous les échelons de la société, eh ces terres où de vieilles traditions patriarcales, solidement implantées, résistent encore à la poussée des alluvions de la vie moderne. Tyrannie des pères fustigeant leurs fils, des douaniers traquant sans miséricorde les voleurs d'olives et de citrons, des maîtres pressurant leurs servantes et les contraignant à devenir les instruments de leurs plaisirs. Mais c'est surtout •— leitmotiv insistant de tout l'ouvrage — la furieuse et sournoise bataille que, pour la satisfaction de leurs instincts, mènent entre eux les éléments de cette étrange faune humaine qu'une véritable obsession sexuelle semble sourdement travailler. Usant, celui-ci de la réputation de « dur» qu'il s'est acquise, celuilà de la position qu'il occupe auprès des autorités locales, tel autre de l'état confortable de son compte en banque, celle-ci de ses charmes faciles, celle-là de l'attrait équivoque qu'exerce sa virginité, tous semblent n'avoir qu'un propos : soumettre l'être d'autrui à leur morsure, le réduire à merci et l'asservir.

1. Roger VAILLAND, la Loi, Gallimard, 1957, prix Concourt.


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En marge de ce menu peuple en folie, se dresse l'énigmatique figure de Don Césare. Copie habile, mais assez pâlotte, de ces prototypes de plus flère allure qui sillonnent les ciels glorieux de Montherlant. Erudit (il laissera à sa mort un manuscrit de 3.000 pages relatif à l'histoire de la contrée), esthète impénitent, collectionneur d'antiques, lui porte son regard un peu plus haut. Parrdelà les mesquines disputes de ses concitoyens, c'est à une autre rivalité d'influence qu'en philosophe désabusé il sait se faire attentif : celle qu'il décèle au cours des âges entre un christianisme de tradition: et le vieux fonds de paganisme toujours prêt à reprendre sève. A ses yeux se vérifie dans l'histoire cette loi secrète des alternances qui, à l'ère des héros-rois, fait succéder (et vice versa) le triomphe de la plèbe et des prêtres. La malchance a voulu pour lui qu'il soit né « sur la mauvaise pente de l'éternel retour ». Aussi se déclare-t-il « désintéressé ». Sans souci d'apparaître anachronique, il se renferme dans une solitude hautaine, content de disposer de lui-même à la lettre comme il l'entend. Sa façon à lui de faire la loi! — d'autant plus sûre qu'elle est plus discrète et plus consciente de son pouvoir. Qui songerait à déranger la sécurité qu'il s'est construite à force de savant épicurisme et de soin à ne pas laisser entamer l'empire qu'il exerce sur les siens par droit de privilège indiscutable?

Ainsi, d'un bout à l'autre de l'ouvrage, c'est la même joute serrée pour la domination et l'influence. Partout, sur les sentiers menant aux pinèdes comme dans les ruelles avoisinant le port, du haut des terrasses des villas étagées au grand air sur les collines comme dans les bars enfumés, dans l'ombre des boutiques à colonnades comme au travers des persiennes des demeures bourgeoises, des regards luisent, à l'affût. Regards de fauves, guettant leur proie. Comme si cette population que l'entretien de maigres troupeaux, les hasards de la pêche aux muges et le trafic de son port marchand n'arrivent point à délivrer d'un désoeuvrement incurable, n'était plus qu'un immense bouillon de culture offert à la prolifération des passions les plus morbides.

Quel jugement porter sur ce livre? Du strict point de vue littéraire, il n'est certes pas sans qualité. On pourra là encore discuter de la véracité des peintures: Les critiques ne s'en sont pas privés. En saupoudrant les pages de passeggiata, de vaporetto, de guaglioni, de trabucco, en mobilisant les chèvres et les oliviers, en écrasant généreusement sur sa palette les vermillons clairs et les ocres chauds, il se peut bien que Roger Vailland, pour reprendre le mot d'André Roussèaux, «nous italianise à bon compte». Du moins cet univers de fantaisie, au rebours de ce qu'il en était chez Mégret, réussit-il à prendre corps et à boucler sur lui-même. Le monde où nous introduit Vailland n'a peut-être bien rien à voir avec l'Italie réelle. Mais, tel qu'en lui-même il se propose, force est de reconnaître qu'il tient.


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On peut épiloguër sur le style. Relever cette manie qui consiste à mêler, sans raison valable et à un degré de fréquence inusité, les présents narratifs, les parfaits et les futurs. Déceler aussi, ici ou là, de sensi. blés baisses de régime dans le mouvement du récit.. Fautes vénielles après tout chez un romancier qui par ailleurs si manifestement sait écrire. Ce qui est à coup sûr moins supportable c'est l'atmosphère de cynique immoralité et de tranquille irréligion qu'on respire à travers l'ouvrage. L'ombre du marquis de Sade semble revenue hanter ces plages, pour y répandre dans son sillage la contagion de ses perversités mentales et de ses maladives obscénités.

Pareille complaisance dans l'étalage du vice — complaisance que trahit le ton du récit — pourra paraître assez surprenante de la part d'un écrivain dont on sait les attaches plus ou moins directes avec un parti, où l'on se fait un point d'honneur de dénoncer certaine littérature malodorante comme le privilège exclusif des capitalistes et des bourgeois. Ceux qui connaissent un peu dans les coins l'oeuvre antérieure de Roger Vailland ne sauraient partager sans doute un aussi simpliste étonnement. A l'instar du sirocco et du libeccio, deux Courants opposés s'y décèlent qui soumettent le climat de ses écrits à un étrange jeu d'alternance. L'un trahissant l'intérêt passionné porté par Vailland aux ■ luttes du monde ouvrier (« le plus grand sujet de notre époque » comme il l'écrivait quelque part). L'autre accordé aux friandes curiosités d'un esprit particulièrement familier avec la littérature des grands libertins du XVIII 0 siècle. Comment se concilient dans l'homme ces attirances antithétiques? C'est à lui, ma foi, d'en décider. Pareils illogismes sont choses du monde malheureusement trop bien partagées pour que nous ayons l'outrecuidance d'en saisir prétexte pour l'accabler.

Du moins ses lecteurs gardaient-ils le droit d'être avertis que de ces deux courants contraires le moins salubre ici l'emporte. C'est lui qui de bout en bout fait la loi.

...Les Goncourt, au reste, l'ont fort bien senti. Et ce livre leur aura fourni hélas 1 l'occasion de renouer, après quelques infidélités passagères, avec leurs traditions les mieux établies.

Le livre de Michel Butor (la Modification) a obtenu du Renaudot une distinction bien méritée 1. De cela du moins félicitons-nous. Vous risquez de vous cabrer d'abord devant son titre sibyllin et le ton plutôt singulier du récit qu'il nous propose. Mais vous .auriez tort, sur la foi de cette impression première, de bouder et d'en rester là.

Tout se passe entre deux instants précis. Celui où Léon Delmont,

1. Michel BUTOR, la Modification, Editions de Minuit 1957, prix Renaudot.


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directeur commercial d'une grande fabrique franco-italienne de machines à écrire, fait glisser la porte coulissière de ce compartiment de 3? classe, où, quelques minutes avant le départ, il vient de découvrir un coin inoccupé, et celui où, parvenu au terme de son voyage, il quittera ce même compartiment. Tout se passe, aurais-je dû plutôt dire, entre les deux instants où vous accomplissez ces deux gestes. Une des particularités du livre est en effet que le récit en est fait à la deuxième personne, l'auteur semblant attribuer au lecteur lui-même les réactions, les sentiments, les faits et gestes de son personnage. Une façon tout comme une autre de souligner, par-delà le cas d'espèce dont il s'agit, la portée universelle de cette histoire. Une façon surtout de nous inviter — chose, nous le verrons, bien nécessaire — à nous installer d'emblée non en spectateur désintéressé mais en complice du personnage, accommodant notre regard aux conditions mêmes de sa propre optique.

Durée du livre : vingt heures d'horloge — vingt et une heures trentecinq, pour être précis, comme vous venez à l'instant de le vérifier sur l'indicateur. — Le temps que mettra ce rapide 609 à couvrir Paris-Rome. Hors deux ou trois échappées au wagon-restaurant, dont on nous laissera tout ignorer d'ailleurs, vous n'aurez pas quitté l'habitacle exigu où vous venez d'élire domicile. C'est dire que l'auteur aura tout loisir de nous décrire par le menu les mille et une perceptions et sensations fugitives qui — à peu de chose près toujours les mêmes — peuvent s'offrir aux regards d'un voyageur de 3e classe, comme vous désoeuvré et somnolent. Arrivés au terme du périple et du livre nous saurons tout de ce compartiment : les hôtes successifs qui y prirent place à vos côtés, leurs particularités vestimentaires, le nombre, la dimension et jusqu'à la couleur de leurs bagages, sans omettre ce que leur comportement, leurs gestes et les rares paroles qu'ils ont échangées nous auront permis d'entrevoir de leur caractère et des conditions mêmes de leur existence. Page après page, tour de roue après tour de roue, nous aurons noté la diversité des paysages entrevus par vous au travers des vitres embuées, le nom des gares déchiffré avec peine à la lueur de maigres quinquets. Nous saurons.tout, je le répète, depuis les photos touristiques rivées aux parois.à hauteur de tête, jusqu'à cette miette de biscuit et à ces.deux pépins de pomme que la trépidation du convoi fait tressauter sur la plaque de fer losange du tapis chauffant, jusqu'à la moindre écorchure des banquettes.

« Donner un équivalent absolu de la réalité », comme sur ces tableaux . de Pannini évoqués par une des pages du volume, serait-ce donc là l'ambition de Michel Butor? En ce cas, son livre ne vaut pas pipette, et les critiques auraient raison qui ont cru bon de stigmatiser la facilité d'un tel vérisme. Mais il n'en est pas question. Butor ne fait que disposer ici les éléments et les conditions de cette analyse psychologique, celle-là des plus originales, qui sera conduite tout au long du livre.


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De quoi s'agit-il en fait? Ce matin, à 8 h 10, vous quittiez la gare de Lyon, laissant derrière vous la capitale, votre femme Henriette et vos trois enfants, cette famille au sein de laquelle vous éprouvez de jour en jour davantage l'impression de vivre comme un étranger. Vous partiez pour Rome rejoindre Cécile, une jeune femme rencontrée depuis quelques années au cours des déplacements auxquels votre profession vous astreint, et dont vous aviez fait secrètement votre maîtresse. Une irrévocable décision motivait ce voyage, qui, cette fois, n'intéressait en rien vos affaires. Vous aviez décidé de faire le pas, de ramener avec vous Cécile, pour l'installer dans ce petit appartement que vous aviez fini par dénicher pour elle à Paris : prélude à votre rupture définitive avec Henriette. Or, demain matin, lorsqu'à 5 h 30 vous prendrez pied sur le quai de RomaTermini, tout votre beau projet sera par terre. Et vous n'aurez plus qu'une idée : prendre gîte à l'hôtel le plus loin possible du domicile de la bien-aimée. Vous ne ramènerez pas Cécile. Vous quitterez Rome, sans l'avoir revue.

Au cours de l'interminable voyage que s'est-il donc au juste passé? Une extraordinaire « modification » (là s'éclaire le titre'de l'ouvrage) s'est lentement opérée en vous, altérant votre être sensible, substituant aux jugements dé valeur dont vous ne songiez pas un instant à discuter la validité d'autres jugements d'un poids plus certain. Pour tout dire, le personnage que vous jouiez encore voici quelques heures s'est totalement volatilisé. Sous l'effet de cette obscure métamorphose, un complet changement d'éclairage et de perspective vous fait mesurer la folie d'une conduite dont, durant tant de jours qui précédèrent votre départ, vous aviez pesé mûrement la sagesse et la nécessité. Cette chance « que vous aviez tout fait pour saisir » s'est peu à peu « défaite entre vos doigts ». Elle s'est révélée, pour finir, comme « inexistante en réalité ».

Si vous n'aviez pas fait l'économie d'une couchette, si même ce roman bon marché, machinalement acheté à un kiosque de la gare de Lyon, n'était pas resté à votre côté sur la banquette sans qu'une seule page en soit découpée, rien de tout cela sans doute ne vous serait arrivé. Noyé dans le sommeil ou la lecture, vous auriez atteint Rome dans les dispositions mêmes où vous étiez en quittant Paris. Mais vous demeuriez vacant, disponible. Les diverses sensations du voyage, les images les plus fugaces, tous ces détails •— nous y voilà ! — qu'a soulignés le yérisme du narrateur et que votre oeil enregistra, ont déclanché en vous-même à votre insu tout un jeu de mécanismes subtils. Ces chocs auront suffi à réveiller ces multiples souvenirs du passé, qui, arrachés par lambeaux à votre mémoire, nous permettront, en les confrontant, de reconstituer à notre tour péniblement votre histoire.

A quel moment précis du trajet ce retournement de votre être s'estil pratiquement effectué? Cet instant n'est pas repérable. Une seule


LES PRIX LITTÉRAIRES 95

observation nous est permise. Le moment vient où nous ne pouvons plus douter que, sous l'action d'une insaisissable et progressive opération, les aiguilles ont fini par changer'de sens. Tout a résulté de la convergence de mille réalités impondérables. Vous-même, en arrivant à Rome, ne pourrez guère que constater :

S'il n'y avait pas eu ces gens, s'il n'y avait pas eu ces objets et ces images auxquels se sont accrochées mes pensées, de telle sorte qu'une machine mentale s'est constituée, faisant glisser l'une sur l'autre les régions de mon existence au cours de ce voyage différent des autres,

s'il n'y avait pas eu cet ensemble de circonstances, cette donne du jeu, peut-être cette fissure béante en ma personne ne se serait-elle pas produite cette nuit ».

Le véritable intérêt du livre réside dans la façon dont Butor s'efforce jusqu'à la limite de rendre compte d'un tel processus, sans prétendre jamais réussir à le découronner de son mystère. Il y a là un essai très intéressant qui s'apparente aux rigueurs des analyses stendhaliennes et aux minutieuses introspections de la littérature proustienne. Une observation clinique centrée autour des troublants problèmes de l'être, de la conscience, de la personne, des moyens d'échapper à cet endettement de nous-même qui s'opère au travers des fragmentations du temps et des fluctuations de la mémoire.

Ce n'est pas la première fois que ce romancier s'est engagé dans pareille étude. L'Emploi du temps, remarqué l'an dernier par la critique, s'appliquait déjà à nous décrire une évolution intérieure assez analogue.

Et Butor usait, là comme ici, de cette phrase si bien: à lui, d'une longueur inusitée, truffée d'incises et de parenthèses, enjambant les paragraphes, dessinant tout au long des pages ses interminables méandres. La seule à pouvoir drainer dans son cours la complexe matière de sensations, de rêves, d'associations d'idées, de confrontations, d'attentions plus ou moins volontaires et simultanées aux mille aspects du réel, dont, dans la courte durée de l'instant, une conscience peut être le siège. La seule à pouvoir s'adapter à l'analyse de cette espèce de chimie subtile, sous l'effet de laquelle s'est opéré — pour reprendre les mots de Butor qui résument si exactement son dernier livre — « le mouvement qui s'est produit dans votre esprit, accompagnant le déplacement de votre corps d'une gare àl'autre à travers tous les paysages intermédiaires »,

Ne parlons pas trop tôt d'un « grand livre ». Mais osons croire qu'avec Butor nous tenons enfin un écrivain grâce auquel notre littérature romanesque saura retrouver, darts des voies nouvelles, l'originalité et la vigueur qui depuis trop longtemps lui manquaient.

Louis BAEJON.


REANIMATION ET CASUISTIQUE

Coïncidence curieuse que nous ne pouvons pas ne pas relever. Le dimanche 24 novembre, dans la matinée, à Paris, rue Monsieur-le-Prince, on célébrait l'apposition d'une plaque commémor'ative sur la maison où Pascal, le grand adversaire des casuistes, écrivit, il y a trois cents ans, plusieurs des Provinciales. A Rome, à la même heure, Pie XII donnait une véritable consultation de casuistique en répondant, eh français, devant un groupe nombreux de médecins et de chirurgiens, aux questions que lui avait posées, à propos de la réanimation, le Dr Bruno Haid, chef de la Section d'anesthésie à la clinique chirurgicale d'Innsbruck 1.

L'anesthésiste, personne ne l'ignore de nos jours, est l'assistant du chirurgien qui doit mettre le patient en état de sommeil et veiller sur lui tant que dure l'opération.

Dans la plupart des cas, les choses se passent le plus normalement du monde, et les accidents sont extrêmement rares. Cependant parfois une syncope peut se produire. C'est alors que l'anesthésiste doit devenir réanimateur et tout faire pour rétablir la respiration et la circulation de l'opéré.

Inutile de dire qu'en choisissant ce terme de réanimation, les médecins n'ont jamais prétendu résoudre un problème de métaphysique. Réanimer ne signifie pas ressusciter, mais simplement remettre en mouvement les principales fonctions de l'organisme.

D'autre part, on aura encore recours à ces méthodes, mises au point pour les interventions chirurgicales, chaque fois que l'on se trouvera en présence d'un arrêt accidentel du système respiratoire et. que l'on peut espérer en rétablir le mouvement. Et parmi tous les cas qui se rencontrent en ce domaine, ceux dans lesquels la paralysie respiratoire est provoquée par des traumatismes crâniens graves sont particulièrement angoissants. En effet si les blessures du cerveau sont importantes, la survie est presque certainement impossible. Par la réanimation, on ne fait donc pas autre chose que rétablir des fonctions particulières, sans que l'on puisse espérer que l'organisme se remettra à fonctionner de son propre mouvement. •'■',.

C'est à ce 1 sujet que l'on a proposé au Pape trois difficultés auxquelles il a voulu apporter une solution dans son discours du 24 novembre dernier.

1. Toutes les citations sont prises dans le texte publié dans YOsservatore Romano, 25-26 novembre 1957.


RÉANIMATION ET CASUISTIQUE 97

Comme nous ne pouvons donner ici qu'un résumé de son exposé, nous nous permettrons de changer l'ordre suivi par Pie XII.

La description que nous avons faite de ces blessés graves du cerveau suggère d'emblée une première question : sont-ils morts ou vivants? Le problème n'a pas un intérêt simplement théorique. Si, par exemple, plusieurs personnes d'une même famille ont été victimes d'un accident d'auto, le moment de la mort des uns et des autres aura une importance décisive pour déterminer les droits d'héritage.

Mais à cette question de fait, l'Église n'a aucune autorité pour donner une réponse. « En ce qui concerne la constatation du fait [de la mort] dans les cas particuliers, là réponse, déclare Pie XII, ne peut se déduire d'aucun principe religieux et moral et, sous cet aspect, n'appartient pas à la compétence de l'Église... Mais des considérations d'ordre général permettent de croire que la vie humaine continue aussi longtemps que ses fonctions vitales — à la différence de la simple vie des organes — se manifestent spontanément ou même à l'aide de procédés artificiels. » Et lorsque le doute est insoluble, la présomption de droit est en faveur de la persistance de la vie.

Au contraire, les principes généraux de la morale permettent, dans une certaine mesure, de donner réponse aux deux autres questions.

Et d'abord comment déterminer le devoir du médecin, lorsque, dans les cas désespérés ou quasi-désespérés dont nous ayons parlé, la famille, pour des motifs qui peuvent n'être pas sans valeur* s'oppose à l'emploi des méthodes de réanimation?

Pour répondre, le Pape rappelle une distinction classique en la matière. Lorsqu'il s'agit de préserver sa vie et sa santé, l'homme a le droit et le devoir de prendre les moyens nécessaires, étant donné les circonstances, qui lui sont fournis par la science et la technique dé son temps et de son pays et dans la mesure où ses ressources lui donnent la possibilité d'y recourir. « Mais, poursuit le Souverain Pontife, il [ce devoir] n'oblige habituellement qu'à l'emploi des moyens ordinaires (suivant les circonstances de personnes, de lieux, d'époque, de culture), c'est-à-dire des moyens qui n'imposent aucune charge extraordinaire pour soi-même ou pour un autre. Une obligation plus' sévère serait trop lourde pour la plupart des hommes... Par ailleurs, il n'est pas interdit de faire plus que le strict nécessaire pour conserver la vie et la santé, à condition de ne pas manquer à des devoirs plus gravés. »

Lorsque l'intéressé est incapable de prendre les décisions qui s'imposent, ses droits et ses devoirs passent à ceux à qui il appartient d'agir à sa place et par le fait même, ceux-ci doivent subordonner leurs décisions aux règles que nous venons d'exposer. Le médecin n'a donc pas, « à l'égard du patient, de droit, séparé ou indépendant; en général, il ne peut agir, que,si le patient l'y autorise explicitement ou impliciteÉTUDES, janvier 1958, CCXCVI. — 4


98 EUGÈNE TESSON .

ment (directement ou indirectement)... Les droits et les devoirs de la famille, en général, dépendent de la volonté présumée'du patient inconscient, s'il est majeur et sui juris. Quant au devoir propre et indépendant de la famille, il n'oblige qu'à l'emploi de moyens ordinaires ».

L'emploi de la réanimation, même lorsque la situation semble désespérée, est donc permis par la loi morale.

Mais si la famille estime que la charge financière est trop lourde pour elle, elle a certainement le droit de demander que l'on mette fin à la tentative qui, jusque-là, s'est avérée infructueuse, même si la circulation doit s'arrêter quelques minutes à peine après que l'appareil a été retiré. Car : « il n'y a en ce cas aucune disposition directe de la vie du patient, ni-euthanasie, ce qui ne serait jamais licite ».

La dernière question est relative à l'administration de l'ExtrêmeOnction. Pour y répondre, le Pape fait appel à des règles générales établies depuis longtemps par la théologie morale : « Les sacrements sont destinés, en vertu de l'institution divine, aux hommes de ce monde, pendant la durée de leur vie terrestre et, à l'exception du baptême, présupposent le baptême chez celui qui les reçoit. Celui qui n'est pas un homme, qui ne l'est pas encore ou qui ne l'est plus, ne peut recevoir les sacrements. Par ailleurs, si quelqu'un manifeste son refus, on ne peut les lui administrer contre son gré... Quand on ignore si quelqu'un remplit les conditions requises pour recevoir validement les sacrements, il faut tâcher de résoudre le doute. En cas d'échec,[c'est-à-dire, si le doute subsiste], on confère le sacrement sous condition, au moins tacite (avec la clause, si capax es, qui est la plus large..;)En cas d'extrême nécessité, l'Église tente les solutions extrêmes pour communiquer à un homme la grâce et les secours sacramentels. »

Par conséquent, dans le cas que nous- étudions, si toutes les autres conditions sont remplies, la validité de l'Extrême-Onction ne dépendra plus que d'un seul fait, celui de l'appartenance du sujet à notre monde. Nous avons vu combien il était difficile d'avoir sur ce point une certitude absolue. C'est pourquoi on donnera le sacrement, si c'est possible, pendant que la respiration artificielle est maintenue. Si on n'avait pas pu le faire à ce moment, il conviendrait encore d'y pourvoir le plus tôt possible. Car il est évident que plus le temps passe, plus la mort réelle risque de se produire.

Et le Pape de conclure : « Puissent ces explications vous guider et vous éclairer, lorsque vous tentez de résoudre les questions délicates qui se posent dans la pratique de votre profession. » Et dans cette phrase, Pie XII résume parfaitement l'objet de la casuistique. Après trois siècles, les Provinciales restent vivantes, mais la casuistique aussi.

Eugène TESSON.


LA VIE RELIGIEUSE

L'enseignement du Souverain Pontife.

Il est nécessaire de nous expliquer sur cette rubrique qui est parfois critiquée.

Ce sera une des caractéristiques du Pontificat de Pie XII que la générosité avec laquelle il a prodigué sa parole : « La vocation de Pie XII a toujours été la parole de Dieu, la prédication, la mission, jusqu'à en faire la marque historique de son pontificat », écrit M. délia Torre, Directeur de YOsservatore Romaito (Sugello Supremo, Osservatore Romano, 27 novembre 1957).

C'est peut-être une des activités du Pape qui est, souvent, la plus mal comprise. Il ne se passe, pour ainsi dire, pas de jour où nous n'entendions des catholiques fidèles, et de tous les pays, nous confier leur étonnement devant cette multiplicité de discours et de sujets; ils craignent que l'autorité du magistère suprême en soit diluée et que se lasse l'attention due à l'enseignement du premier Pasteur. Si, en France, la presse reste très généralement respectueuse de la. parole du Pape, en Italie, il n'en va pas de même et les journaux marxistes ne perdent pas une occasion de critiquer et même de bafouer les discours pontificaux. Il faut ajouter qu'en France, on a fait tort à cet enseignement du Pape, en tentant d'abriter derrière ses discours des polémiques qui ne tendent qu'à diviser et en choisissant, d'ailleurs, seulement ce qui plaît.

Il faut comprendre que Pie XII, pape essentiellement religieux, s'est vu imposer par les circonstances une forme toute nouvelle d'apostolat direct que ses prédécesseurs n'étaient pas à même de remplir, mais que rendent possible les techniques actuelles et les relations qu'elles permettent. C'est, pour le Pape, une nouvelle manière, que la conjoncture sociologique a introduite, d'exercer sa fonction de docteur.

Dans son. excellerit petit livre récent sur La Papauté, M. Wladimir d'Ormessou souligne, très justement, un fait sociologique nouveau d'importance capitale dans le monde moderne, à savoir la multiplication des grands Congrès Nationaux et Internationaux, expression, parmi d'autres, du besoin accru de solidarité et d'unité, qu'éprouve l'humanité d'aujourd'hui. Or Rome, constaté M. d'Ormesson, est la ville d'Occident qui attire le plus les Congrès :

Il se tient... à Rome, chaque année, un nombre incroyable de Congrès, parfois deux ou trois dans la même semaine. Or il est devenu d'usage, même pour les assemblées qui n'ont pas de caractère spécifiquement catholique, que la der-


100 ROBERT ROUQUETTE

nière séance soit consacrée à une audience du Souverain Pontife. Pie XII ne s'est pas dérobé à des demandes qui lui imposent, cependant, une des charges les plus accablantes de son pontificat. Avec infiniment de raison, le Souverain Pontife a compris l'importance qui s'attachait à ces contacts directs avec les représentants de toutes les activités de la vie économique, sociale, technique, qui appartiennent à toutes les confessions, toutes les nations, toutes les races.

Non seulement le Saint-Père accepte de recevoir ces congressistes, mais il leur adresse chaque fois un discours, et ce discours a toujours trait à là matière qui fait l'objet du Congrès. Ce qui signifie que le Pape entre, lui-même, dans l'analyse technique du sujet...

C'est ainsi que, sur tous les sujets, et 'même, la plupart du temps, sur des sujets qui paraissent fort éloignés de toute préoccupation religieuse, le Pape fait entendre des considérations personnelles, à la fois précises et pertinentes, et sait y introduire avec grandeur la part de Dieu. Oserai-je dire que cette action constante du Souverain Pontife sur ces foules internationales •—• et, dans le cas présent, sur des assistances d'élite — est peut-être ce qu'il y a de plus significatif dans son pontificat? On peut être sûr que Pie XII considère cette lâche comme une forme d'apostolat *.

Un véritable apostolat. Oui. Mais qui garde la dimension universelle qui convient au premier Pasteur. De ces discours d'occasion se dégagent une morale professionnelle précise et une spiritualité de la vie concrète'et actuelle qui nous manquent d'ordinaire. Récemment, un protestant, professeur à la Sorbonne, M. Ricoeur, se plaignait que, souvent, l'on n'ait pas le souci de coordonner l'enseignement religieux « avec les problèmes véritables du monde moderne — travail, argent, lutte des classes, guerre et paix, sexualité ». C'est exactement cette coordination qu'à longueur d'année, et de jour en jour, fait Pie XII.

Ainsi l'Eglise, par son premier Pasteur, exerce, dans le monde moderne, une fonction à laquelle elle ne peut pas renoncer, son pouvoir indirect sur le temporel; ce pouvoir n'est pas théocratique, mais il est directif ; il consiste en un jugement moral et spirituel sur les activités temporelles; un jugement qui n'est pas spéculatif seulement, mais qui indique aux chrétiens le sens selon lequel leur liberté créatrice doit chercher le royaume de Dieu dans la vie quotidienne, privée et publique.

Cet enseignement a une immense autorité. C'est, poiir nous, l'enseignement du Vicaire du Christ. Bien sûr, il n'est pas, sous cette forme, l'exercice de l'infaillibilité de l'Eglise dont le Pontife romain est l'organe suprême, en des conditions strictement limitées et déterminées. Mais il y a, de l'enseignement « ordinaire » du Pape à l'exercice de son magistère «extraordinaire», ce qu'on peut appeler une gradualità progressiva, pour reprendre un mot de Mgr Montini que nous citions, dans notre chronique de décembre, à propos de l'apostolat. Cet enseignement ordinaire et occasionnel du Pape postule notre adhésion filiale et notre libre obéissance.

1. W. D'ORMESSON. La Papauté. Paris, 1957, p. 131-132.


LA VIE RELIGIEUSE 101

Il n'est ni inutile ni irrespectueux d'ajouter que cet enseignement est, humainement, très solide. Le Pape, moraliste et spirituel, fait ce qui est du devoir élémentaire du moraliste qui se prépare à porter un jugement de valeur sur une activité humaine : il étudie le. plus sérieusement possible cette activité, sans pour cela devoir être un spécialiste universel de toutes les sciences et de toutes les techniques. Les présidents de tribunaux qui, eux aussi, décident des cas les plus variés, ne procèdent pas autrement. Pie XII a été servi, jusqu'à maintenant, par une extraordinaire puissance de travail, conjuguée à une rare mémoire qui lui permettent, avec, évidemment, le concours de spécialistes intelligemment choisis, de prendre, des problèmes humains les plus divers, une connaissance suffisante pour fonder un jugement naturellement éclairé et fermement fondé.

En reconnaissant cette exceptionnelle autorité, surnaturelle et naturelle, de l'enseignement du Vicaire du Christ, on doit éviter, il faut le dire, tout ce qui sentirait la flatterie. Trop souvent, des bonnes volontés évidentes, ou des ambitions plus ou moins conscientes, s'expriment sur le Pape en termes de flagornerie. C'est manquer de respect au Pontife. Ce qui fait son unique grandeur c'est sa fonction vicariale, non sa sainteté personnelle ou ses qualités humaines, pour authentiques qu'elles soient chez un Pie XII. Le Pape n'est plus, grâce à Dieu, un petit monarque italien du xvP siècle; n'ayons pas, à son égard, l'attitude d'un courtisan du xvi° siècle.

C'est, précisément, cet apostolat direct de portée universelle qu'a exercé Pie XII, au cours des dernières semaines, en abordant des points de morale professionnelle et en dégageant une spiritualité des tâches humaines. Le plus important de ces discours est celui que le Pape a adressé à un groupe de médecins à propos de la réanimation : il est commenté dans ce fascicule par le professeur de théologie morale de la Faculté de théologie de Paris. D'autres métiers, plus humbles, ont, eux aussi, bénéficié de l'attention du Pape : les fabricants de pâtes alimentaires, voire les employés des abattoirs de Rome. Un journal communiste italien a eu le mauvais goût de se moquer, ce qui n'est peut-être pas très démocratique; et, pourtant, n'est-ce pas un enseignement spirituel capital que donne le Pape, quand, à ceux qui ont pour fonction, dans la cité, de nourrir les corps, il montre que c'est une haute tâche, méritoire et religieuse, de servir ainsi, dans la charité, les membres du Christ en leurs besoins matériels? Mais c'est, surtout, l'allocution à l'Association latine de la haute couture qui retiendra notre attention (Osservatore Romano du 9 novembre 1957, traduction française dans Documentation catholique du 24 novembre).

La morale et la spiritualité du vêtement que propose le Pape ne sont pas négatives. Il ne rappelle en rien ces prédicateurs qui semblent mesurer l'authenticité de la vie religieuse surtout à la longueur des manches et à la hauteur des cols. Certes, le Pontife rappelle les règles élémentaires, de la décence naturelle et le respect dû au corps


102 ROBERT ROUQUETTË

humain qui est le temple du Saint-Esprit. Mais, en même temps, Adèle à cet optimisme, spécifiquement catholique, que n'exclut pas le sens aigu du péché, Pie XII ne prend pas une attitude puritaine : il reconnaît dans l'esthétique du vêtement quelque chose de légitime :

La troisième finalité du vêtement, dit-il, où la mode tire plus directement son origine, répond à l'exigence innée, ressentie surtout par la femme, de faire ressortir la beauté et la dignité de la personne, avec les mêmes moyens employés pour satisfaire les deux autres fins. L'inclination au bon aspect de la personne elle-même procède manifestement de la nature et est, partant, légitime.

Sans parler du recours au vêtement pour cacher les imperfections physiques, la jeunesse demande à l'habillement de lui procurer cet éclat et cette splendeur qui chantent l'hymne joyeux du printemps de la vie et favorisent, en harmonie avec les règles de la pudeur, les prémisses psychologiques nécessaires à la formation de nouvelles familles, tandis que l'âge mûr cherche, au moyen d'un vêtement approprié, à s'entourer de dignité, de sérieux et de joie sereine.

Plus générale, l'allocution à la neuvième conférence de la F. A. 0. (Food and Agriculture Organisation) (Osservatore Romano, 11 nov. 1957). Le Pape y déplore que la tendance générale du marché économique soit défavorable aux agriculteurs. Il en appelle, pour redresser la situation paysanne, à une large coopération internationale dépassant les égoïsmes nationalistes : « Trop d'hommes souffrent de la faim, pour qu'on puisse retarder, pour des motifs d'intérêt particulier, le travail qui vise à les secourir», déclare Pie XII.

C'est cette même préoccupation d'une coopération entre les peuples, spécialement ceux de l'Europe, qu'on retrouve, centrale, dans le discours que le Souverain Pontife a prononcé devant le docteur Heuss, président de la République fédérale allemande (Osservatore Romano, 28 novembre 1957) :

L'ancienne Allemagne, dit le Pape, a été jusqu'à un moment avancé du xixe siècle, un lien entre les composantes de l'Europe Centrale. Nous, connaissons trop bien (pas seulement grâce à notre long séjour à Munich et à Berlin) la situation de l'Allemagne en Europe, pour ne pas nous réjouir" d'un fait: la nouvelle Allemagne, immédiatement après un temps fatal de nationalisme exagéré, prend--une part importante et efficace, dans les circonstances nouvelles et sous une autre forme, à l'unification d'une Europe qui en sera plus forte qu'elle n'était auparavant. Notre joie est d'autant plus grande que, des -deux côtés des frontières, grâce à la bonne volonté authentique d'hommes d'Etat dignes de confiance, bonne volonté qui répond à l'espoir et au désir de la' grande majorité des populations, voici que se réalise un événement qui est comme le coeur et la colonne vertébrale d'une Europe unie, à savoir le rapprochement de l'Allemagne et de la France, de bonnes relations, une volonté réciproque de collaboration entre ces deux Nations; cet événement, il avait fallu l'attendre pendant des siècles, et nous ne pouvons que le confier à la protection divine 1.

1. Il sera permis de s'étonner ici de trouver dans VOsservatore Romano du 29 novembre une réclame pour le Totocalcio, une sorte de Paris-Mutuel


LA VIE RELIGIEUSE 103

Protestantisme français et problème scolaire.

La Fédération protestante de l'Enseignement, qui correspond à peu près à la Paroisse Universitaire Catholique, a publié un important volume d'enquêté : Laïcité et paix scolaire i. Ce livre mérite d'être médité, car il présente, intelligemment et sans sectarisme, une des composantes du problème scolaire, si aigu aujourd'hui. Nous ne nous rallierons pas, sans doute, à toutes ses conclusions, mais toute solution devra tenir compte de ces positions, qui sont celles de beaucoup d'universitaires.

On sait que le Protestantisme français a fourni à la laïcité militante, en ses débuts, plusieurs de ses meilleurs protagonistes : il suffit d'évoquer les noms de Ferdinand Buisson et de Pécaut. Cette ferveur laïque n'était pas sans être animée d'un anti-catholicisme plus ou moins latent, mais elle était aussi l'expression du libéralisme antidogmatique qui, à l'époque, dominait les Eglises Réformées : M. Siegfried, dans la préface qu'il a donnée à ce volume, en est encore un représentant attardé. Ce libéralisme se sentait fort proche du moralisme spiritualiste, rationaliste et théiste, dont Jules Ferry entendait faire la doctrine du laïcisme. Cette ferveur laïciste était, d'ailleurs, sincère et généreuse, puisque le Protestantisme français, au moment de la création de l'école laïque, sacrifia spontanément les quinze cents écoles confessionnelles qu'il possédait alors.

Ce passé a laissé un sentiment mêlé qu'on devine sbus-jacent à cette enquête. D'une part une gêne, car le laïcisme à la Jules Ferry s'est transformé, dans l'enseignement primaire, entre 1880 et 1914, en un sectarisme anti-religieux, très souvent dépassé aujourd'hui, mais dont on trouve encore l'expression virulente, dans des journaux d'instituteurs comme l'Ecole libératrice. Notre protestantisme n'a pas très bonne conscience d'avoir participé à la naissance de ce mouvement. D'autre part, la plupart des rédacteurs de ce volume veulent rester fidèles à la laïcité, telle que leurs pères l'ont acceptée et que Jules Ferry l'a définie. A l'exception de M. Méjan et de M. Siegfried, ils refusent de céder consciemment au vieux complexe anti-catholique de nos huguenots, normal dans une minorité qui a été persécutée; mais ils partagent — comment s'en étonner? — la mentalité de la plupart des universitaires, même catholiques, qui ne peuvent pas se

sur les matches de football, ce qui est déjà étrange, le caractère nocif, moralement et socialement, de ces jeux de hasard, n'étant pas à démontrer. Mais, surtout, ce qui est regrettable, c'est que, comme il s'agit du 13° concours, le journal proclame en grosses lettres que le 13 porte bonheur. Certes, l'Osservatore Romano, on l'oublie trop souvent, n'est pas-un organe officiel du SaintSiège, mais, enfin, il est publié dans la cité du Vatican et il porte en exergue les armes pontificales. Faut-il sembler donner ainsi une approbation à la plus grossière des superstitions?

1. Laïcité et paix scolaire, Enquête et conclusions de la Fédération protestante de l'enseignement, Paris, Berger-Levrault, 1957, 376 p.


104 ROBERT ROUQUETTE

défaire de l'attitude de possession qu'a créée le monopole universitaire napoléonien. Ils restent opposés à un pluralisme scolaire qui admettrait une école confessionnelle, considérée par l'Etat comme une partie du service public de l'enseignement.

Certes, les positions présentées en ce recueil sont diverses à l'extrême. D'ailleurs, les Protestants ne sont pas les seuls à participer à ce volume collectif : marxistes, rationalistes-scientistes, laïcistes vieux modèle, plusieurs catholiques aussi y font entendre leur voix. Cependant, l'accord des Protestants semble se faire sur quelques positions majeures : le problème de l'Ecole, reconnaissent-ils, est urgent; il menace dangereusement la paix intérieure; et surtout il ne se pose plus dans les termes et selon la conjoncture du temps de Jules Ferry, encore moins de Combes; il est de vieux mythes qu'il faudrait dégonfler et de vieux tabous qui deviennent archéologiques.

Pour autant donc qu'on puisse dégager de ce volume une certaine orientation, il me semble qu'on la trouvera dans les articles très nuancés et iréniques de M. Ricoeur, de M. André Philip qui présida la Commission d'étude du problème scolaire de 1944-45. C'est vers une thèse proche de celle qui fut naguère défendue par Esprit que se dirigent, semble-t-il, leurs recherches. L'enseignement est un service public, nous dit-on, qui devrait être national, non point étatique cependant, mais autonome si possible, laïque enfin, pour éviter un pluralisme considéré comme nuisible à l'unité nécessaire de la Nation. Cet enseignement devrait être, en même temps, une éducation. Comme tel, il comporterait une authentique initiation morale. Pour être acceptable par toutes les familles spirituelles, cette morale proposerait seulement les valeurs, éthiques communes à tous les Français et qui caractérisent le vouloir vivre ensemble, essence même de la Nation. Ces valeurs communes seraient présentées comme des valeurs de fait, leur impératif comme une exigence de la collectivité, sans que soit dégagé leur fondement, ce qui serait impossible sans retomber dans les querelles doctrinales. Mais pour autant, on montrerait à l'enfant que ces valeurs communes doivent être fondées; on éduquerait sa liberté et son sens critique pour qu'il puisse opter librement pour un des fondements doctrinaux. Les différentes options seraient présentées avec objectivité et sans sectarisme à l'école. En dehors de l'école, des oeuvres complémentaires, et parmi elles des oeuvres confessionnelles, achèveraient l'éducation dont la base commune aurait été ainsi posée. Ces oeuvres para-scolaires, complément nécessaire du service public de l'éducation, pourraient être subven-' tionnées par l'Etat ou la communauté. Un enseignement libre ne serait pas exclu, mais, sauf quelques exceptions en faveur de certaines écoles d'importance spéciale ou-d'intérêt exceptionnel, il devrait vivre par ses propres moyens.

Nous n'avons ni la possibilité matérielle, ni l'autorité, ni le mandat de discuter ici de ces positions qui ont le mérite de n'être pas négatives. Encore que seule une solution de compromis soit pratiquement


LA VIE RELIGIEUSE 105

possible au problème de l'école, ce n'est, sans doute, pas celle-ci qu'accepterait, de bon coeur, le catholicisme français.

Nous nous contenterons donc de quelques remarques en marge de ce livre et de ces recherches.

D'abord, quant au droit des familles à l'éducation des, enfants. On reproche souvent aux catholiques, en ces pages, de revendiquer ce droit comme quelque chose d'exclusif.

Il vaudrait mieux, pensons-nous, parler d'une vocation de la famille, partant d'un devoir de la famille d'élever l'enfant; ce devoir constitue le fondement d'un droit, qui est, surtout, le droit de l'enfant à être éduqué par sa famille. Mais nous reconnaissons, volontiers, que ce devoir n'incombe pas à la famille seule, encore qu'il lui incombe d'abord : l'Etat et la communauté, comme on le dit justement en ces pages, ont aussi mission de contribuer à l'éducation du futur citoyen. Le Pape Pie XII le rappelait, il y a quelques jours, dans une allocution au premier Congrès international des Ecoles privées d'Europe {Osservatore Romano, 13 novembre 1957) h

Ce devoir, la famille est souvent incapable de le remplir; une suppléance peut s'imposer, mais qui ne détruit ni le devoir fondamental de la famille ni le droit qu'elle a pu se rendre incapable d'exercer. C'est également, en se plaçant de ce point de vue religieux de la vocation, du point de vue éthique du devoir, plus que de celui du droit, qu'on peut comprendre une position catholique qui heurte un grand nombre des auteurs du livre que nous recensons. Héritiers de l'individualisme protestant, il leur répugne qu'on réclame un climat religieux et confessionnel pour l'éducation totale. Il leur semble que c'est attenter à la liberté de la personne, la soumettre à une empreinte forcée, alors que, selon eux, l'éducateur ne devrait qu'éveiller le sens critique, le pouvoir de jugement sain et de libre examen, pour permettre au petit homme de choisir un jour une conception du monde et une foi.

Peut-être est-ce oublier que la foi n'est pas seulement le résultat d'une option humaine ni la conclusion rationnelle d'une enquête intellectuelle, mais qu'elle est aussi un don gratuit de Dieu. Qu'on ne crie pas au paradoxe : serait-ce un don gratuit que de forcer la foi de l'enfant? Il ne s'agit pas de forcer, mais de reconnaître l'économie sacramentaire qui est celle de tout le christianisme primitif et antique: le don de Dieu, normalement, passe par des instruments créés. Il n'est pas le fruit d'un effort purement autonome et autarcique de l'individu; la foi, sauf exception, se communique par la

1. « La mission de l'école, lui vient non de l'Etat seul, mais de la famille d'abord, puis de la communauté sociale à laquelle elle appartient», dit Pie XII.

Le Pape se, place, en cette allocution, du point de vue du droit naturel. Mais, évidemment, il sous-entend que, vis-à-vis du petit baptisé qui lui est incorporé par le sacrement, l'Eglise a, elle aussi et éminemment, un devoir éducatif.


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communauté, par le peuple de Dieu et particulièrement par cette cellule sacrée, image même de l'union du Christ à l'Eglise, qu'est la communauté familiale. D'ailleurs, c'est bien ainsi que se comporte habituellement la famille protestante qui n'hésite pas à inscrire l'enfant à l'école du dimanche, à le conduire au culte et à lui faire lire l'Ecriture. C'est parce que la famille catholique, digne de ce nom, et consciente de ce qu'il implique, considère qu'elle est de par Dieu l'instrument normal de la communication de la foi- qu'elle estime devoir plonger toute l'éducation dans un climat de foi.

■Qu'on ne croie pas que, pour autant, nous entendions étouffer la liberté. Il faut que cette foi ainsi communiquée soit intériorisée, éclairée, approuvée, appropriée, qu'elle devienne une libre option. Entre la tradition du message et de la vie de foi et la libre option de foi, il n'y a-pas opposition mais véritable dialectique. C'est bien en ce sens que, malgré des tâtonnements, vont les recherches catéchétiques catholiques actuelles. Dans ces conditions, une saine pédagogie, nous l'admettons sans difficulté, devrait éveiller le sens critique de l'enfant, le former au jugement personnel, sans pour autant nier qu'il y a une éducation légitime de la foi par la famille et l'écple.

Mais, objectent plusieurs des auteurs de cette enquête protestante, vous mettez ainsi l'enfant dans un ghetto; vous le coupez du monde réel, désacralisé, d'aujourd'hui; vous l'enfermez dans une couveuse artificielle, plus dangereuse qu'efficace à le protéger quand il en sortira, comme il est fatal.

Il est vrai, ici encore, qu'il faut former l'enfant à l'affrontement du monde déchristianisé d'aujourd'hui et lui ouvrir de larges horizons, fortifier sa pensée avec objectivité, lui apprendre à n'être pas sectaire. Il ne faut pas chercher à le préserver négativement du contact d'une pensée et d'une société dans lesquelles il sera plongé, qui ne sont pas tout entières démoniaques et qui, telles qu'elles sont, restent des dons de Dieu. Mais cela implique-t-il que pour préparer à cet affrontement la faiblesse, l'innocence, le caractère impressionnable de l'enfant, une protection provisoire et formatrice, fortifiante et non débilitante, ouvrante et non enveloppante ne: soit pas nécessaire? Cette protection, toute famille saine, les protestantes elles aussi, ne l'assurent-elles pas instinctivement? Qu'on ne nous reproche donc pas de vouloir fortifier ainsi l'âme enfantine par un climat de foi . totale à l'école comme à la famille.. Peut-être pourrait-on se demander si cette conception d'un enseignement catholique, stupidement préservatif, n'est pas un mythe qu'un peu de ce sens Critique et objectif qu'on nous vante tellement devrait secouer?

C'est, pourquoi, aussi, nous sommes partisans d'un pluralisme scolaire qui existe dans bien des pays sans nuire à l'unité nationale. L'unité nationale n'est pas une uniformité. On se voile trop facilement la face devant un pluralisme scolaire, alors qu'on se félicite de la diversité des partis politiques, condition de la démocratie, même si elle engendre l'anarchie; on trouve saine et excitante pour l'esprit la


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variété des idéologies qui ont libre cours en notre pays de parfaite tolérance, même si elles sont dissolvantes; on a le respect scrupuleux de la liberté de la pressé, même si elle aboutit à la licence. S'il faut une uniformité du régime scolaire pour assurer l'unité nationale, pourquoi pas le Parti unique, la doctrine d'Etat, la Presse de propa^ gande totalitaire?

D'ailleurs, c'est encore un mythe que la création, par les écoles adverses, de deux France opposées; comme si les deux écoles étaient des productrices automatiques de cerveaux préfabriqués : il n'est que de regarder autour de soi, sans préjugés, et de se demander loyalement si les gens qu'on coudoie, venus de l'une et l'autre école, ont vraiment des mentalités tellement incompatibles? D'ailleurs; un bon moyen d'empêcher l'enseignement libre d'être un milieu étroit et réactionnaire, ne serait-ce pas de donner à ses maîtres le moyen de vivre d'une vie décente, d'acquérir et de développer une culture vraiment supérieure, de se recruter parmi une élite intellectuelle?

On peut donc se demander pourquoi un service public n'admettrait pas un pluralisme, à condition que ce pluralisme ne soit pas anarchique, mais que ses différentes branches soient coordonnées, contrôlées et réglementées strictement, avec équité, par l'arbitre et l'organisateur naturel qu'est l'Etat. Qu'on ne nous objecte pas que des services publics comme la S.N.C.F. n'admettent pas de pluralisme et que, si vous voulez vous servir de votre voiture pour aller en vacances, vous ne pouvez pas, décemment, exiger que la S.N.C.F. vous paie votre essence. Cela prouve, simplement, qu'il est des services publics où le pluralisme n'est pas possible matériellement. Prétendrait-on, sérieusement, que tel est le cas pour l'enseignement, dans une France qui ne sait plus où mettre ses enfants d'âge scolaire?

Cette considération du pluralisme nous amène, naturellement, à la question des valeurs communes dont l'acceptation fait la Nation et dont l'école devrait éveiller l'amour et le respect.

Que l'enseignement des enfants et des adolescents ne doive pas être seulement une instruction, mais une éducation et que, comme tel, il doive comporter une initiation morale, nous en convenons avec les auteurs de l'enquête protestante, dont c'est manifestement une préoccupation majeure. Ce qui, d'ailleurs, ne fait que confirmer ce que nous disions plus haut sur l'éducation de la foi : s'il faut mettre l'enfant dans un climat moral, pourquoi pas dans un climat religieux? Ce n'est pas, pensons-nous, être sectaire envers l'enseignement public que de constater que, actuellement, du moins dans l'enseignement secondaire, il n'est guère possible de donner une éducation. Ce n'est un mystère pour personne que rares sont les internats de Lycées et de Collèges publics, de garçons comme de filles, qui aient valeur éducative; assez souvent ils sont plus démoralisateurs que formateurs. Reste, évidemment, que l'influence personnelle du maître joue sur l'enfant et" peut le marquer profondément pour le bien, mais l'institution, il faut le reconnaître, n'y aide point dans sa forme


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actuelle. Certes, tout n'est pas pour le mieux dans nos pauvres écoles catholiques; le pire peut s'y rencontrer; mais en règle très générale, un effort éducatif, réel et efficace, y est au premier plan des préoccupations.

Ceci dit, et qui n'implique aucune animosité contre l'enseignement public, est-il possible, dans un enseignement hypothétiquement monopolisé par l'Etat ou nationalisé et autonome, de donner une éducation morale et sur quelles bases? Que penser de cette base de valeur morale commune que préconisent nos amis protestants?

Il est assez curieux de voir, en ce volume, des Barthiens adopter, comme acceptable par tous, ce qui est au fond une morale naturelle.

Le catholicisme accepte, davantage que le protestantisme, une morale naturelle dont les impératifs sont accessibles à la raison; de même il admet théoriquement une théologie naturelle. Mais, pour. nous, cette morale et cette théologie naturelles, en fait et dans l'économie du péché, ne peuvent être facilement découvertes par la plupart des hommes qu'avec le secours de la grâce et sous la lumière de foi. Nous ne répugnerons donc pas, a priori, à l'enseignement à l'école d'une base naturelle de la morale, pourvu que cette morale soit, ensuite, vivifiée par son prolongement surnaturel.

Mais quelle est cette morale naturelle, accessible à tous qu'on nous offre? C'est au fond une morale sociologique, les impératifs de la collectivité nationale actuelle, ceux du moins sur lesquels la communauté serait d'accord. « Les maîtres doivent se contenter de dégager les convictions morales qui animent les Français d'aujourd'hui et s'arrêter au point précis où ces convictions cherchent à se justifier à l'aide d'une réflexion métaphysique», écrit M. Pimienta (p. 81), qui, semble-t-il, n'était pas protestant; mais c'est, à peu près, à cette thèse, ainsi trop brutalement exprimée, que se rallie l'ensemble de ce volume.

Voilà qui sera terriblement difficile à faire admettre, même par des enfants, comme une valeur. Il s'agit, dit un autre des rédacteurs du livre, d'initier l'enfant « aux hautes valeurs humaines, à condition d'aider seulement à les reconnaître » (p. 107). Mais à quoi reconnaîton qu'une valeur est valeur, sinon à sa force obligatoire pour la conscience et l'intelligence conjointes? Peut-on dire que ce soit le cas pour la pression sociale à quoi se ramène au fond la soi-disant valeur qu'on nous décrit *? Il est une autre difficulté. A supposer que ces valeurs morales,

1. On pourrait exactement appliquer à la morale sociologique ainsi préconisée ce qu'en ce volume un inspecteur primaire écrit de ia morale scientifique et rationaliste à laquelle il se rallie : « Il s'agit de la recherche de vérités morales qui, une fois établies, s'érigent en règles que la sensibilité et la volonté ont mission de faire exécuter; i7 appartient à l'éducateur d'attacher à ces règles un caractère d'obligation dont elles pourraient être insuffisamment affectées-» (p. 120). N'est-ce pas là .un abus de pouvoir de l'éducateur et un attentat à la liberté de l'enfant? Qu'est-ce que ce « caractère d'obligation » qui est purement d'influence personnelle et extérieure?


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exprimant ainsi la conscience commune de la Nation, aient vraiment une force obligatoire pour la personne, comment les discerner? Comment découvrir celles qui sont acceptables par tous? Le problème ainsi posé ressemble fâcheusement à celui que soulève la détermination de ces « vérités fondamentales » qui feraient l'unité dans la diversité du Protestantisme et que recherchait en vain, jadis, la théologie protestante. Les réponses sont singulièrement décevantes à ces questions : il est caractéristique que les pages consacrées à analyser ces valeurs par un homme d'une intelligence incontestée comme M. Philip (p. 272-273), soient si vagues et si embarrassées. A quelles valeurs s'arrête-t-il? Caractère sacré de la personne humaine, carac- ' 1ère social de la personne engagée dans un tissu de solidarités, liberté de la personne par rapport au groupe, recherche de la vérité claire.

Dira-t-on que ce sont là des valeurs acceptées par tous y compris les marxistes? Ceux-ci souscriraient, peut-être, les formules de cet idéal mais ils y mettraient tout autre chose que M. Philip : il n'est que de rappeler l'équivoque actuelle du mot «démocratie».

On évite trop de soulever ce problème du maître marxiste. A Paris, en particulier, l'enseignement secondaire voit croître le nombre des professeurs, militants communistes, qui mènent, à l'intérieur des établissements, une action intense, qui transforment les salles de professeurs en clubs de propagande, qui, dans leur enseignement, s'inspirent ouvertement du matérialisme dialectique. Tandis que, dans ce livre, on réclame, comme il est légitime, du maître de l'enseignement public, le respect de la législation républicaine de l'Etat qui l'emploie, on ne se pose pas du tout le problème du professeur qui ouvertement affiche son intention de détruire l'Etat tel qu'il existe. Problème infiniment délicat certes : l'Etat a un droit et un devoir d'autodéfense, nous ne le contestons pas. Mais, si nous l'engageons à définir les doctrines qui sont attentatoires à son existence, nous ouvrons la porte à tous les sectarismes. Reste que la présence de nombreux militants marxistes dans l'Université ne laisse pas de rendre illusoire la constitution d'un enseignement national moral basé sur des valeurs soidisant communes. Ne nous dissimulons pas non plus que l'action dé ces marxistes dans l'école publique pose de graves cas de conscience aux nombreux parents catholiques qui ne peuvent pas faire autrement que de confier leur enfant à l'école laïque.

Ces réflexions, en marge de cette enquête protestante, voudraient être non pas négatives, mais un élément de dialogue. Ce livre est un événement, l'indice d'une ouverture des esprits, d'un désir de dépassement des problèmes usés; il respire la bonne volonté, la loyauté, l'effort de compréhension; je souhaite qu'il soit un point de départ de réflexion pour les catholiques. Encore une fois, la solution au problème de l'école ne peut être que de compromis : en telle matière le diktat parlementaire d'une éventuelle et" éphémère majorité de justesse, imposé par la force du nombre à une minorité de peu inférieure, serait la pire des fautes.


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Le Vatican contre la France d'Outre-Mer ?

Il est un peu étonnant que, dans cette enquête de la Fédération Protestante de l'enseignement, une si large place soit faite à M. Méjan qui, d'ailleurs, nuit à la thèse qu'il défend plus qu'il ne la sert. M. Méjan est un juriste éminent, manifestement intelligent, d'une touchante bonne foi et d'un patriotisme incontestable; il n'a, sans doute, aucunement conscience d'être anti-catholique; j'imagine même qu'il croit rendre le meilleur des services au catholicisme lui-même. Oserai-je dire, sans trop le blesser et sans trop manquer à la courtoisie à laquelle il a droit, qu'il pousse à son extrême, à sa caricature, un des traits caractérologiques les plus frappants de nos huguenots français : l'unilatéralisme, le refus des nuances, l'horreur de toute dialectique vivante. Il évoque irrésistiblement les robots pensants des romans d'anticipation : je songe à Cavernes d'Acier de N. Asimov.

C'est ainsi que M. Méjan part de ce principe que le catholicisme, en général, et le catholicisme français en particulier, veut dominer l'Etat. Il y voit le plus grave des dangers pour la patrie française et lès libertés publiques. Cela tourne à l'obsession. Pour vous faire partager ses angoisses patriotiques, il vous dresse un catalogue de textes, choisis, pour la plupart, dans une seule perspective (ainsi sur le pluralisme religieux, un discours du Cardinal Ottaviani, mais pas un mot du discours du Pape du 6 décembre 1953 *-, qui propose une notion toute nouvelle du pluralisme dépassant la théorie insuffisante de la thèse et de l'hypothèse). Ces textes, il en pousse les conséquences possibles jusqu'à leur dernière limite, sans jamais se demander si le catholicisme n'est pas plus complexe que cela et si les dirigeants de l'Eglise ont jamais eu l'intention d'aller jusqu'aux conséquences géométriques que, dans sa logique électronique, il entrevoit dans un infini mathématique. On pourrait facilement appliquer la même méthode aux déclarations du Conseil Oecuménique sur les questions temporelles et découvrir, avec effroi, que, chaque fois que le Conseil prend position sur quelque grand problème de morale internationale ou raciale, il décèle par là son intention cachée de dominer la politique...

Je sais, des gens sérieux, de gauche avancée et point du tout cléricaux, qu'amuse cet acharnement. Dans leur réalisme, ils ont peine à se persuader que le Vatican est, actuellement, la source du plus grand danger que court la démocratie et la liberté en Occident. Ils ont difficulté à admettre que l'épiscopat français de 1957 soit exactement celui de 1816; ils hésitent à craindre qu'un jour les catholiques français, tels qu'ils sont, dans un éventail qui va de M. Madiran à M. Chatagner, soient prêts à suivre aveuglément les directives politiques d'un épiscopat supposé unanime. Toujours est-il que, dans un livre récent, M. Méjan accuse, lo'ngue1.

lo'ngue1. « Pie XII et la Tolérance », Etudes, 280, 1953, p. 240-248.


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ment et lourdement, le Vatican d'être systématiquement opposé aux intérêts français Outre-Mer i. Il réunit patiemment une collection de textes montrant que le catholicisme encourage les cultures autochtones, s'efforce de dégager le message.de l'Eglise des langues et de la civilisation de l'Occident, développe le clergé et l'épiscopat indioènes, est favorable à la progressive indépendance des peuples sous tutelle coloniale.

Tout cela M. Méjan pourrait aussi le reprocher aux Missions protestantes; il n'est que d'avoir un peu suivi le mouvement oecuménique et observé le rôle qu'y jouent les jeunes chrétientés.

Cette attitude actuelle de l'Eglise et des Eglises n'est pas un scandaleux et machiavélique changement de perspectives. Outre qu'on trouve, dès le xvir 3 siècle,, des directives de la Propagande de même inspiration, il est normal que le problème ne se soit guère posé avant que les peuples coloniaux aient pris conscience de leur besoin naturel d'autonomie. Autant reprocher à l'Eglise du ix° siècle de n'avoir pas prôné la démocratie, et à celle du XVII° de n'avoir pas approuvé les assurances sociales.

Est-ce à dire que, par là, les Missions, catholiques aussi bien que protestantes, sont nuisibles aux intérêts nationaux?

Faut-il rappeler à un chrétien comme M. Méjan qu'en toute hypothèse les intérêts nationaux ne sont pas un absolu, et qu'il est des moments où un chrétien doit dire non aux prétentions abusives de l'Etat? Le pasteur allemand de l'Est qui vient d'être condamné à cinq ans de travaux forcés, comme coupable de sabotage national, pour avoir prêché contre le travail du dimanche, en est un exemple. Et, en Afrique du Sud, les Eglises se voient contraintes de combattre la politique raciale du gouvernement.

Mais, en étant ouvertement favorables à une progressive et prudente autonomie .culturelle et politique des peuples sous tutelle coloniale, les Eglises et les Missions nuisent-elles à l'intérêt national? Croit-on que l'intérêt de la France soit d'imposer sa culture, sa langue, ses moeurs, ses institutions, à des peuples qui s'éveillent à la liberté et qui, dans leur crise d'adolescence, prendront en horreur, l'expérience le prouvé largement, tout ce qui semblera contrainte extérieure et importation étrangère? Le missionnaire vraiment naturalisé, coeur et esprit, au peuple en éveil auquel il apporte le message de l'Eglise, reste un Français et un Occidental; dans la mesure où il se rend utile et se fait aimer, dans la mesure où il prouvé son désintéressement en renonçant à promouvoir l'intérêt immédiat, politique, culturel et économique de sa patrie d'origine, il fait le plus efficacement aimer et respecter la nation à laquelle il ne cesse pas de se rattacher et qu'il représente, qu'il le veuille ou non. Même un robot pourrait comprendre cette élémentaire vérité psychologique.

15 décembre 1957. Robert ROUQUETTE.

1. F. MÉJAN. Le Vatican contre la France d'Outre-Mer? Paris, Fischbacbjeit 1957, 248 p.


ACTUALITÉS

Un théologien catholique devant Karl Barth.

Le 16 juin 1956, le R. P. Henri Bouillard défendait en Sorbonne, devant un jury présidé par M. Jean Wahl, une thèse de doctorat sur Karl Barth. La présence de Karl Barth en personne, au milieu d'une nombreuse assistance, rehaussait l'éclat de cette cérémonie universitaire, pour laquelle les maîtres de notre Enseignement supérieur avaient consenti une double exception à leurs traditions : d'abord en acceptant, contre l'usage, qu'une thèse portât sur un auteur vivant, puis en accueillant dans leur Faculté de Philosophie un théologien parlant d'un théologien. C'était souligner assez l'importance du travail du P. Bouillard, fruit de dix ans de recherches. Dix-huit mois après la soutenance, la parution de cet ouvrage monumental i va atteindre un plus large public. Ce délai, dû pour une part au soin exemplaire des réviseurs, aura permis à l'auteur d'améliorer encore son manuscrit sur des points de détail, sans que se soit dissipé dans l'intervalle l'intérêt d'une étude qui fait honneur à la théologie catholique.

On ne s'étonnera pas qu'un théologien catholique ait déployé tant d'efforts pour pénétrer l'oeuvre d'un théologien protestant, si l'on estime avec le P. Bouillard que « l'oeuvre théologique de Barth... est la plus vaste et la plus originale qu'on ait vue depuis longtemps au sein du Christianisme» (II, p. 16). En effet, l'influence de Barth, retentissante et décisive sur le mouvement protestant contemporain, a franchi très tôt les frontières d'une confession et d'une langue. Sa prédication, d'une force de percussion sans égale, a exercé aussi un « choc salutaire » sur le. monde catholique, particulièrement en France. Au lendemain de la Grande Guerre, Barth est apparu, le van à la main, comme une sorte de prophète biblique, de héraut de la Parole de Dieu. Et depuis, il domine la pensée chrétienne de notre époque. Mais justement, le message initial a été si violent et vigoureux qu'il risque. d'assourdir ses prolongements mieux tempérés, son développement orchestral. Et c'est un des mérites du P. Bouillard que de nous faire connaître l'évolution de la théologie dialectique •— c'est l'objet du premier tome —, et de nous faciliter l'accès de l'immense Dogmatique en voie d'achèvement, c'est la tâche des deux autres tomes, qui traitent de «l'Interpellation divine» et de «la Réponse de l'homme».

1. Henri Boun-LAnD : Karl Barth, 3 vol. T. I : Genèse et Evolution de la Théologie dialectique. T. II et III : Parole de Dieu et Existence humaine. Aubier, 1957, in-8° de 288, 288 et 312 pages. Coll. Théologie.


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De sorte que l'image de Karl Barth qui nous est offerte n'est que secondairement celle d'un justicier intrépide armé du glaive de la Parole. Barth n'en est pas resté aux paradoxes massifs du Commentaire de l'Epitre aux Romains (1922). Certes, on lui sera toujours reconnaissant d'avoir alors, avec un zèle d'apôtre, décapé sans pitié nos routines et rendu à la Transcendance dû «Tout-Autre» sa pureté de feu. Mais il ne s'est pas figé sur des positions unilatérales et, au fond, intenables : il ne veut pas se compter parmi les « barthiens » ! La controverse, l'événement, une réflexion ininterrompue, l'enseignement et une lecture considérable l'ont conduit à modeler sa pensée, et l'ont orienté vers une «théologie», c'est-à-dire un système. «La crainte de la scolastique, déclare-t-il sans ambages, est la caractéristique des faux prophètes » (II, p. 35). Il demeure jusque dans le style un écrivain abrupt, entier, plein de tempérament, emporté et impulsif quelquefois. Mais son oeuvre s'est développée en compréhension et en extension, et elle n'esquive aucune problématique. Des anathèmes qui signalent la «théologie de la crise», nécessaires en leur temps, elle évolue vers un optimisme qu'on a pu qualifier d'humaniste ou d'hégélien. Le P. Bouillard montre comment ce passage ou plutôt cette transposition s'effectue sans véritable rupture ni contradiction interne, la vérité objective de la foi prenant la place de la relation paradoxale entre Dieu et l'homme avec la même exigence absolue.

Le centre de gravité de la théologie barthienne s'est déporté en effet de la « théologie de la Parole » à la Christologie. La « concentration christologique » est l'inflexion définitive de la théologie dialectique. La Parole, la Révélation, c'est Jésus-Christ, l'Alliance, la Grâce, c'est Jésus-Christ, la Foi, c'est Jésus-Christ. La volonté de n'admettre aucune contamination rationnelle et philosophique se marque avec une insistance martelante. La christologie forme le lieu unique de rassemblement de tous les thèmes, et par elle une vive lumière est projetée sur les problèmes les plus difficiles, tels que la Prédestination, la Justification, le Péché... Le P. Bouillard a renoncé au beau titre— tiré de Barth lui-même — qu'il avait prévu : L'homme devant Dieu (I, p. 7). L'expression n'en est pas moins sous-entendue et sous-tendue dans le saisissant relief que prend Celui qui se tient au « carrefour » de Dieu et de l'homme, Jésus-Christ.

Cependant l'étude du P. Bouillard ne se borne pas à une explication jalonnée d'admirables analyses. Elle est un dialogue, une confrontation, où l'interprète pénétrant se double d'un théologien très averti. De plus, l'auteur n'a pas pris le parti de suivre pas à pas toutes les thèses de la Dogmatique. Il a opéré une sélection, adopté un angle de visée. C'est, en effet, en fonction de la difficile question concernant la subsistance indispensable de la nature au sein du Surnaturel que le P. Bouillard a entrepris, selon ses propres termes, d'interroger K. Bai'th — comme naguère, dans son premier livre, Conversion et Grâce, il l'avait fait à l'égard, de saint Thomas d'Aquin; et le «fil rouge» qui court à travers ses réflexions déroule le rapport-de la


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nature et de la grâce. C'est un emplacement exposé que ce problème, mais aussi le champ le plus approprié pour amorcer un échange franc et fructueux, tant l'écart entre protestants et catholiques y est manifeste. Ce serait dommage que l'extrême honnêteté du P. Bouillard commentateur de Barth fît tort à son apport personnel, souvent très neuf. Nous songeons en particulier à la pertinente exégèse de Rom. III, 28 (II, chap. n), au lumineux chapitre sur l'analogie (III, pp. 190 sq.), et à Ce développement sur la «preuve ontologique» de saint Anselme (III, pp. 143 sq.) où s'entrelacent par endroits quatre démonstrations sans que jamais l'écheveau s'embrouille... Une dogmatique catholique est ainsi esquissée en contrepoint de la doctrine barthienne, l'opiniâtre rigueur du théologien calviniste faisant valoir par contraste l'équilibre catholique.

Le principe de choix que nous venons de signaler commande la mise en ordre des problématiques et, bien entendu, infléchit l'instance critique. Celle-ci se tient donc de préférence dans la zone-frontière - entre philosophie et théologie. C'est là que l'intelligence du P. Bouillard apparaît aussi ferme que déliée. Et de même que la puissance d'affirmation péremptoire de K. Barth se répète à des plans différents, la critique du P. Bouillard varie habilement une même objection. Ce qu'elle défend, c'est la légitimité d'une certaine «théologie naturelle», la consistance d'un «ordre naturel» sans lequel la Révélation, déversée pour ainsi dire d'en-haut, n'a pas de point d'attache ni de point d'appui, enfin la valeur et même la nécessité de structures rationnelles abstraites pour l'intelligence de la Foi, la fonction imprescriptible d'une analogia entis intérieure à Yanalogia fldei, et l'emploi d'une réflexion transcendantale ou d'une « précompréhension » qui précède logiquement la « reconnaissance » du Dieu qui se révèle. Ce sont là les conditions inamovibles — réflexion philosophique et analyse historique — d'une théologie consciente de sa limite humaine, vouée au discours humain et non pas douée du survol divin (III, p. 300). Le danger inhérent à Yactualisme barthien, c'est en effet celui qui est latent dans toute espèce d'extrinsécisme et de fidéisme. Fasciné par l'événement foudroyant de la grâce et de l'initiative divine, Barth tend à éliminer la part de la réalité humaine, à écraser en quelque sorte les humbles médiations temporelles, et à niveler l'éthique et l'histoire. L'homme, par conséquent, court le risque d'être comme balayé par le souffle brûlant de la Parole, l'ordre naturel de s'effondrer sous l'invasion de la Transcendance, la Justice de Dieu d'apparaître étrangère et comme intruse, l'histoire de se jouer éternellement au-dessus de nos têtes, et l'axe même de la théologie, le Christ, de s'exténuer, son humanité n'étant en fin de compte qu'apparence, comme pour les docètes et les monophysites. Certes, nous ne disons pas que Barth, par ailleurs si attentif et présent au monde, tombe formellement dans ces erreurs. Mais cette réprobation de toute philosophie, cette crainte farouche que l'homme ne se prévale d'un droit et ne s'assure dans sa densité et l'autonomie de son


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libre-arbitre, font, par un renversement dialectique, que l'on effleure en fait l'excès que l'on voulait éviter, à savoir de « sauter par-dessus son ombre » et d'échapper à la condition temporelle. Le refus d'une théologie et d'une morale naturelles amène finalement la ruine d'une theologia viatorum, contre le vouloir explicite de Barth. Là-contre, le P. Bouillard fait émerger le moment de la liberté humaine indifférenciée, rétablit, non les droits de l'homme, mais la consistance de sa subjectivité, du Soi jamais neutre qui se précède toujours dans ses options, et maintient sous Y événement le sens qui le fonde.

L'examen de la doctrine barthienne entraîne donc une contestation. Mais il s'en faut qu'il tende à rejeter en bloc la Dogmatique. D'autant que, stimulé peut-être par les suggestions du P. Bouillard et du P. Von Balthasar, le grand théologien réformé s'oriente aujourd'hui vers une revalorisation de l'Incarnation et de « l'Humanité de Dieu». Ce nouveau pas d'un protestant, qui a beaucoup fait pour réhabiliter chez les siens la notion d'Eglise, le rapproche de nous.

Le livré magistral du P. Bouillard, quoique soucieux de marquer les distances, aura servi à jalonner le terrain de rencontre. Ce n'est pas un ouvrage polémique, c'est un dialogue, dans lequel le respect de l'opinion d'autrui est une inviolable exigence. Lors même qu'il énonce ses réserves et ses «perplexités», le P. Bouillard reconnaît sa dette et met en évidence la vérité possible des propositions qu'il discute. Il témoigne à son interlocuteur une sympathie active, le lave de reproches injustes ou prématurés, même venus du monde protestant, bref pratique à son égard cette charité intellectuelle qui doit être la vertu des théologiens. Ce dessein d'accomplir toute justice, de faire plein droit et part belle à l'adversaire, de trouver le plus favorable éclairage et la plus exacte incidence avant d'émettre une objection... attestent que le P. Bouillard s'est fixé pour programme le beau mot de Lacordaire cher à Jean Guitton : « Je ne cherche pas à convaincre d'erreur mon adversaire, mais à m'unir à lui dans une vérité plus haute. » C'est pourquoi ce iivre de haute science et de forte doctrine ■— mais remarquablement clair, pédagogique et accessible aux « profanes » — se trouve être aussi un livre oecuménique.

Xavier TILLIETTE.

Le Coran et la Bible

M. Hanna Zakarias a fait paraître, dans les derniers mois de 1955, un livre au titre révolutionnaire : L'Islam, entreprise juive i. Il ne

1. H. ZAKARIAS : L'Islam entreprise juive', de Moïse à Mahomet. Chez l'auteur, B. P. 46 Cahors (Lot). T.,,1, Conversion de Mohammed au judaïsme — Les enseignements à Mohammed du rabbin de la Mecque. T. II, Composition et disparition du Coran arabe original et primitif — Lutté du rabbin de la Mecque contre les idolâtres et les chrétiens. 1955.


lie ACTUALITÉS

s'agit pas d'un pamphlet anti-sémite, mais d'une longue étude tendant à montrer que l'Islam primitif n'est que la religion juive démarquée. L'auteur part de la constatation suivante : de très nombreux textes du Coran sont parallèles à des textes de la Bible. Il écrit : « Des l'.945 versets qui composent les 21 sourates (chapitres du Coran) de la seconde période mecquoise (période correspondant à la fin de la prédication de Mahomet à la Mecque, quelques années avant son départ pour Médine), plus d'un tiers, environ 700 versets, sont directement empruntés à l'Ancien Testament, particulièrement au Pentateuque, et l'on peut dire que les autres versets sont imbibés de théologie biblique et talmudique » (I, 270). Dès lors, la question se pose, inéluctable : « Quel peut être le sens de cette massive concordance entre Coran mecquois et Bible? Aucun historien, ni même aucun lecteur ne peut échapper à cette question » (ibid.).

Le problème ainsi posé, voici la thèse présentée par l'auteur pour le résoudre : Mahomet n'est que le premier prosélyte du rabbin juif de la Mecque. Ce dernier, désireux de convertir les arabes au judaïsme, aurait d'abord prêché sa religion, puis mis par écrit l'essentiel de la Bible hébraïque. Mahomet, assidu aux prédications du rabbin, se serait converti au judaïsme et aurait entrepris de prêcher à son tour, sur l'ordre et sous l'égide de son maître en religion juive. Malheureusement pour nous, la' traduction arabe de la Bible, faite par le rabbin, aurait été perdue par la suite, et nous n'en aurions que des vestiges dans le Coran actuel. Pour mieux souligner la' nouveauté de son interprétation, l'auteur s'en prend à la dénomination traditionnelle : pour lui, la Bible est le véritable « Coran hébreu», et il appelle « Corab » la traduction arabe de ce Coran hébreu, le livre actuellement connu sous le nom de Coran n'étant que les « Actes de l'Islam ».

Disons tout d'abord que la thèse d'un juif instructeur de Mahomet. n'est pas aussi neuve que l'auteur veut bien le dire. Torrey faisait paraître dès 1933 un livre intitulé : The Jewish foundation of Islam, dans lequel il soutenait, en référence à deux passages du Coran (Sour. 25, 5 et Sour. 16, 105), que Mahomet eut un ou plusieurs maîtres en religion juive (cf. p. 41-45). Un autre spécialiste, M. Sweetman, écrit dans son livre Islam and Christian theology : «Mahomet lui-même peut fort bien avoir été un prosélyte » (p. 2 du premier volume). D'autres encore, Siderslcy, J. "Walker, avaient montré l'ampleur des emprunts coraniques au judaïsme. Mais ce qui fait l'originalité de M. Zakarias, c'est d'avoir retiré toute initiative à Mahomet, et d'avoir fait du rabbin de la Mecque le véritable fondateur de l'Islam.

Malheureusement, il faut bien dire que les arguments apportés par l'auteur à l'appui de sa thèse ne sont pas convaincants. En voici quelques-uns à titre d'exemple : un certain nombre de sourates commencent par « dis-leur », ces mots prouveraient que c'est bien sous la dictée du rabbin que Mahomet parle; de même l'emploi du mot Coran


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dans les débuts de la prédication de l'Islam, à un moment où ce que nous appelons le Coran n'était pas encore écrit, ne peut référer qu'à un autre livre, à savoir la Thora en hébreu du rabbin. Quelques textes sont discutés, et des rapprochements, parfois suggestifs, sont faits avec la littérature hébraïque. Mais en fermant le livre de M. Zakarias, on garde l'impression qu'une thèse aussi paradoxale que la sienne demanderait dés arguments autrement sérieux pour emporter la conviction.

D'autre part, les affirmations de l'auteur semblent se heurter à plus de difficultés qu'elles n'en résolvent. Il faudrait d'abord démontrer qu'un rabbin juif du VIIC siècle ait pu avoir l'idée de convertir les arabes au judaïsme, alors que l'on sait par ailleurs que la disparition du prosélytisme juif s'est faite progressivement durant les premiers siècles de l'ère chrétienne. Le P. Bonsirven, décrivant les déviations du judaïsme rabbiniquè, ajoute : « Le second effet (de ces déviations) sera d'entraver la diffusion du judaïsme, d'arrêter en fait le prosélytisme, et de finir par effacer de la doctrine juive le devoir de convertir les non-juifs 1. »

Il faudrait encore expliquer pourquoi un de ces rabbins juifs, d'ordinaire si respectueux de la lettre de la Loi, a éprouvé le besoin d'ajouter au texte sacré des histoires de son cru, et il ne suffit pas de dire, comme le fait l'auteur : « Ces descriptions (du paradis et de l'enfer) ont été purement et simplement imaginées par le rabbin, de son propre, aveu, en vue d'attirer les incroyants » (II, 100).

D'autres difficultés s'ajoutent encore pour nous empêcher d'admettre la thèse de M. Zakarias, elles naissent des silences du Coran sur les principales institutions religieuses du judaïsme. La religion juive n'était pas uniquement constituée par l'attachement à une écriture; les pratiques cultuelles, spécialement les sacrifices, y tenaient une grande place. D'autre part, le sens national, symbolisé par la vénération du Temple, resta toujours primordial, comme l'écrit le P. Bonsirven : « Les Juifs d'après 70 ne cesseront de se lamenter tout autant sur les ruines du Temple que sur la fin de la vie nationale; dans toutes leurs prières et dans toutes leurs espérances de rédemption, ils en demanderont et attendront la restauration 2. » De tout cela, il n'est pas question, semble-t-il, dans le Coran.

Enfin, détail qui a son importance, M. Zakarias fait. de Khadidja (la première épouse de Mahomet) une juive; et il ajoute : «Il n'est d'ailleurs pas impossible que le rabbin de la Mecque ait directement favorisé ce mariage » (I, 43). Comment concilier cette affirmation avec le fait que le mariage d'une juive avec un païen, même avec un « craignant-Dieu », était rigoureusement interdit par la Loi. Que dire, après toutes ces critiques, dé l'attitude de l'auteur vis-àL

vis-àL Judaïsme palestinien au temps de Jésns-Christ, Paris, Beauchesne, 1935. II, p. 322. Cf. aussi I, p. 34. 2. Z,oc. cit., II, p. 109.


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vis de ceux qui ont étudié le Coran avant lui? Des phrases comme celle-ci se retrouvent tout au long de l'ouvrage : « Redisons une fois de plus — on ne le redira jamais assez — que tous les coranisants, sans exception aucune, ont totalement faussé les perspectives des origines de l'Islam, faute d'avoir lu et analysé les textes » (II, 97). Une agressivité aussi marquée rend très désagréable la lecture de l'ouvrage, et si l'auteur avait voulu se faire apprécier par ceux qu'il attaque, il aurait dû employer d'autres' arguments que l'ironie et les sarcasmes.

A cause de cette partialité de l'auteur contre ceux qu'il appelle « les coranisants», je doute fort que les spécialistes en la matière lisent jamais le livre de M. Zakarias, ce qui est malgré tout dommage. L'Islam entreprise juive aurait peut-être réveillé certains d'entre eux de leur « sommeil dogmatique », surtout ceux qui acceptent trop facilement des positions qui reposent davantage sur la légende que sur l'histoire. Et il faut bien reconnaître que le problème des sources du Coran n'a pas encore fait l'objet d'une étude d'ensemble.

Michel ALLARD.

Deux espèces de tueurs?

Un jeune Algérien, agissant avec discernement, abat à Paris un de ses compatriotes homme politique en vue. Le meurtre a été prémédité et mérite donc la qualification juridique d'assassinat. Ben Sadok a été jugé dans un procès qui a revêtu non seulement les formes régulières de la justice française, mais encore une dignité d'allure que la presse n'a pas contestée.

Ce procès intéresse sans doute l'histoire du drame algérien actuel dont il est un écho. Il intéresse aussi la Morale et le Droit comme sciences normatives. Il intéresse encore l'étude positive de la conscience morale, telle qu'elle semble exister au sein de l'opinion publique française. Ce troisième aspect mérite qu'on s'y arrête. Que pensent nos contemporains du meurtre? La lecture de certains témoignages au procès, comme celle du réquisitoire, en donnent quelques indications.

Parmi les témoins ■—■ assez insolites pour qu'on leur forge la qualification de « témoins idéologiques » — à figuré J.-P. Sartre. Le philosophe s'est attaché à démontrer que Ben Sadok avait tué, mais n'était pas un terroriste. Le terroriste tue au hasard : bombe dans un café comme Ravachol, ou comme à l'Otomatic d'Alger. Il atteint ainsi ceux que lui-même qualifierait peut-être d'innocents. Sa haine de l'ordre — ou du désordre — établi, le fait frapper aveuglément. La société le châtiera à juste titre.


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Tout différent serait le meurtrier qui s'est donné comme but, pour des raisons politiques désintéressées, de supprimer tel tyran ou tel traître. Charlotte Corday, héroïne cornélienne et nièce de Corneille, supprime ainsi Marat qui déshonore la Révolution et le genre humain. Ben Sadok élimine celui qu'il juge un traître et un obstacle au bien de son pays. Le but est pur, le moyen violent. Seul le coupable (jugé tel par l'assassin) pâtit; et l'exécuteur accepte noblement son destin à lui. En ce cas le meurtre serait peut-être excusable ou digne d'une moindre sévérité.

Distinction habile : l'horreur soulevée par le meurtre dans l'esprit des jurés s'avérerait sûrement moindre en face de Charlotte Corday que de Ravachol.

C'est aussi ce que prévoit l'avocat général chargé de requérir. Il pourrait soutenir seulement que le fait de tuer est toujours immoral et dommageable à la société, quel que soit le mobile, élevé ou non, qui a fait agir le meurtrier. Mais il perçoit sans doute que cette considération n'agirait pas sûrement dans l'esprit des juges populaires. On le voit donc suivre le cheminement qu'a dû tracer dans les réflexions du jury la distinction du philosophe. Non pas bien sûr pour innocenter l'accusé, mais au contraire pour démontrer sa solidarité de fait avec les tueurs aveugles du FLN, même s'il n'a pas agi par ordre. Ben Sadok n'est pas seulement l'assassin de Ali Chekkal. Il se trouve de fait le complice de ceux qui tuent vos enfants dans les embuscades d'Algérie.

Cette double attitude, qui rapproche inopinément un témoin à décharge et l'accusateur public; nous semble révéler non seulement la difficulté classique qu'offre l'appréciation morale du délit politique, mais encore un affaiblissement certain du jugement moral dans l'opinion publique.

Cette opinion incline souvent à absoudre le meurtre, quand apparaît moral le mobile qui a fait agir le meurtrier. C'est le cas de l'euthanasie, du meurtre par pitié accompli pour empêcher un être cher de souffrir. C'est aussi le cas de l'assassinat politique. Ici la situation se complique, car si la pitié est toujours bonne en elle-même, lé jugement politique, porté par l'assassin et qui arme son bras, a grande chance d'être inspiré par la passion déraisonnable. Mais, quel que soit le mobile, il ne peut ébranler la règle absolue : tu ne tueras point.

Le meurtre, même politique, reste donc condamné par la morale, qui y verra toujours un péché. Faut-il ajouter que la morale laisse au Droit le soin de prévoir et d'appliquer des sanctions? Dans certains pays, en Russie par exemple, le délit politique sera châtié plus sévèrement que le délit de droit commun; et cela découle logiquement de la conception communiste du Droit. Dans d'autres, le jeu très souple des circonstances atténuantes permet au contraire de tenir compte de l'individualité du délinquant et donc du mobile qui l'a fait agir.

André BONNICHON.


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Arts et artistes d'Extrême-Orient à Paris

Aux trésors de l'art extrême-oriental, rassemblés de façon permanente à Paris, les expositions temporaires ajoutent pour un instant des apports dont la variété, la dispersion même, font sentir combien est vaste, divers, éloigné dans l'espace et souvent par l'esprit, ce continent asiatique qui pèse si lourd sur nos destins.'

En ces portraits chinois rassemblés dans la collection du Docteur Bocquet, et récemment présentés au Musée Guimet, l'individuel s'efface, sereinement, au profit du typique. Il s'agit d'effigies posthumes, préparées pour la traditionnelle vénération familiale. La plus ancienne de ces images est celle du haut lettré Leou Ki, mort au début du XIII° siècle, et c'est aussi la plus animée : sous la tiare dorée, percée d'une longue épingle horizontale, la patte d'oie curieusement recourbée, la narine ample et sensible, la lèvre sinueuse font à cet homme d'Etat une fine expression apaisée, presque narquoise. Leou Han, son fils sans doute, se fige déjà. Leou Kien-hia, trois générations plus tard, ne laisse voir qu'une gravité calme; ces portraits ont cependant, nous affirme la savante notice, été exécutés simultanément. Les effigies récentes, qui s'étagent jusqu'au xvii 0 siècle, ne sont plus de trois-quarts, mais de face. Elles montrent les impassibles. figures des dignitaires, sous les noirs bonnets ronds aux ailes ovales, et parfois de leurs épouses, dont les visages sont encadrés de pendentifs de perles, suspendus par des oiseaux d'or à de baroques diadèmes. La série n'est pas indifférente, mais d'une gravité uniforme; seule tranche la physionomie burinée d'un gouverneur, par son air matois de vieux paysan. L'admirable est peut-être que sur les traits de ces puissants, célébrés souvent par de dithyrambiques diplômes, ne se lise aucune morgue, aucun orgueil. Leur équilibre frappé, parfait et cependant borné : la discipline confucéenne les aura exactement policés.

En revanche la fantaisie prévaut en ces dessins et estampes de « Tigres et chats », dus à des artistes japonais des xvmc et xixc siècles, présentés par la Galerie Janette Ostier, place des Vosges. Presque rien ici de la gravité féline que l'on aurait peut-être attendue; l'intention caricaturale, déjà perceptible sur les panneaux décoratifs, dans le contour globuleux des yeux féroces, est évidente lorsque Baiitsou tourmente et tord cocassement le grand fauve effrayé de se voir reflété dans l'eau. Familiers du logis, les chats burlesques d'Oishiu prennent apparence humaine, pour la . cuisine et la ripaille; et Kuniyoshi compose des félins-vampires qui découpent et dévorent leurs victimes, des hommes étendus sur des claies.

Reste-t-il quelque chose de cette tradition fantasque dans les essais contemporains d'un Suzuki, évocateur de figures lisses et aiguës à la manière de Cranach, compromises en des diableries à la Breughel : la «vierge aux oeufs», dans le bric-à-brac bleuté d'une laiterie, un


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lézard « gecko » serpentant sur le mur clair; ou les ermites que soulèvent, par la pointe de leurs capuchons, d'étranges cerfs-volants. Ce n'est là cependant qu'un des aspects, infiniment divers, de cette «Exposition des Artistes japonais», présentée au Cercle Volney sous le patronage de l'ambassadeur, M. Furukaki, lequel a la coquetterie d'y faire figurer, en tant qu'invité, quelques dessins de sa main. L'excellent commentateur du catalogue, M. Shinichi Segui, n'ignore pas que ses compatriotes, qui viennent à Paris chercher des leçons techniques, y subissent les plus diverses influences; mais il pense qu'ils s'efforcent, au delà du cosmopolitisme et du « non-caractéristique », d'ouvrir désormais leur propre voie, en écartant les mythes du dehors. Il y a cependant sur ces toiles bien des traces encore d'influences étrangères, qu'il serait aisé de nommer.

Mais mieux vaut, en effet, tâcher de discerner l'accent particulier dont ces yeux et ces doigts d'Asie enrichissent nos spectacles familiers. Parfois la composition transpose un procédé oriental : paysages de MM. Hatasaku et Nakamura, saisis à travers la grille des branches dépouillées; seiches et crustacés de M. Kodama, déployés en harmonieux bouquets. D'autres fois ce sont les tons qui dépaysent : Paris rutilant de MM. Kaminagai et Sekiguchi; fleurs et fruits de M. Takati, dissous dans l'harmonie colorée du fond. D'autres efforts vont plus loin, comme avec ces bruyères de M. Nishimura, synthétiquement réduites à un lacis de taches mauves et de rugueux filaments sombres. En effet, nous dit^on, beaucoup de nos hôtes japonais sont retenus par le non-figuratif. Serait-il l'ultime recours pour ces sensibilités d'Asie au contact de l'Occident? Il y aurait là de quoi faire songer, et pas seidement dans le domaine de l'art.

Pierre RONDÔT.

Congrès international de musique juive

L'extrême intérêt de ce récent Congrès exige qu'on lui consacre quelques lignes. Tenu du 4 au 14 novembre à Paris il réunissait un certain nombre de spécialistes non seulement de la musique rituelle juive mais des musiques rituelles chrétiennes et des musiques populaires. Au terme de ses travaux à été fondée une Société internationale de Musique juive- siégeant à Jérusalem, Paris et New York, et dont le centre administratif sera à Paris. L'idée de ce congrès revient à M. Algazi, qui eut la lourde tâche de le mener à bien. Tentons de dégager quelque enseignement de ces réunions.

Ecartons en premier les problèmes de la musique savante (religieuse ou profane) : quels que soient ses thèmes musicaux, elle utilise


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depuis longtemps des écritures harmoniques d'origine occidentale, transmises au monde cultivé par les écoles de composition de France, d'Allemagne, des Etats-Unis. L'osmose entre les écoles et les compositeurs est telle désormais que la musique se satisfait d'être religieuse ou profane. Encore moins peut-on parler d'une musique « nationale», alors que la présence juive dans tout l'univers fournit des compositeurs célèbres sortant des meilleurs conservatoires.

Il est d'autant plus important de conserver la musique rituelle, dans ses moindres détails. En effet, la musique polyphonique religieuse ne peut se restreindre à telle forme propre à tel culte. Sans les paroles, il serait bien difficile d'affirmer que telle pièce répondant parfaitement aux exigences de la musique religieuse a été conçue et exécutée pour le temple, la synagogue ou l'église latine. C'est dans le répertoire liturgique que se retrouvera la tradition. Or il existe un très ancien fond de musique rituelle juive, certainement antérieur à la Diaspora; son âge ne peut être fixé, sa transmission est encore aujourd'hui confiée à la mémoire. Eparpillé dans le monde entier, il a subi des altérations au contact des musiques populaires locales, puis. au contact de la musique savante dans l'Occident germanique et latin. Malgré l'isolement des communautés, ce fonds commun se retrouve non pas identique, mais identifiable, dans les régions les plus éloignées; la méthode d'étude en est complexe.

Inutile, en effet, de compter sur l'imprimé : les systèmes d'écriture musicale les plus précis ne peuvent rendre ces chants dont l'échelle, d'origine orientale, est imprécise et s'est modifiée suivant les régions où elle fut transportée. Le rythme lui-même, libre, mouvant, échappe à nos solfèges. Le volumineux dossier d'Idelsohn né nous apporte donc qu'un squelette; l'on comptera, bien plus, sur les enregistrements de toute nature, comparant les musiques rituelles des différentes communautés entre elles, et avec les différentes musiques rituelles ou populaires des pays où chaque groupe s'est fixé. Là encore, on prendra garde aux déplacements des personnes : un chantre « séphardi » (méditerranéen) peut fort bien transformer l'atmosphère musicale d'une synagogue « ashkénazie » (centre de l'Europe). :■■-•■■

L'ensemble des travaux du Congrès était nettement orienté en ce sens : analyse et confrontation des traditions, illustrées par une richesse incroyable de musique enregistrée. Des faits et des noms doivent être retenus. La tradition des juifs Yéménites (études de Mme Spector, New York) est de haut intérêt. Ces communautés sont totalement isolées depuis le début de l'ère -chrétienne. Les hommes fréquentent la synagogue; leurs chants, rituels ou non, conservent une tradition juive très pure. Au contraire, les femmes ne pratiquent pas leur culte à l'extérieur de leur foyer. Leurs chants sont reçus au hasard des rencontres extérieures (marchés, etc..) et témoignent d'une tradition arabe incontestable. Ces points sont précisés par des contrôles faits en toutes régions par Mme Gerson-Kiwi (Jérusalem),


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MM. Avenàry (Tel-Aviv), Hemsi (Alexandrie), Vinaver (New -York), etc.. pour des communautés proches ou lointaines.

Le chrétien n'a pas le droit de négliger ces recherches. Mgr Angles, directeur de l'Institut Pontifical de Musique Sacrée (Rome), avait tenu à honorer ce congrès de sa présence, et n'a pas manqué de souligner l'importance de l'héritage musical transmis par la synagogue à nolre~ Eglise. Héritage difficile à déterminer, mais qui déjà se précise dans les recherches du docteur E. Werner (New York). Son livre, The Sacred Bridge (sous presse, à paraître à Londres et New York), est une ample étude des parentés rituelles et musicales judéo-chrétiennes. Nous-même avons tenté de mettre en évidence le rôle très important du chantre primitif. Les différents concerts de ce Congrès nous l'ont confirmé : le chantre qui, encore aujourd'hui, improvise d'après des règles savantes, compliquées, créateur et interprète à la fois, atteint à une incroyable liberté d'exécution; il nous représente tout à fait ce que nous savons des chantres du haut moyen âge avant la diffusion des écritures musicales. Nous retrouvons, dans le hazan (chantre) juif, non seulement les traditions chrétiennes de l'Orient moderne, mais les traditions qui nous sont transmises par les liturgistes et les Pères de notre propre Eglise.

Pour tous ces points de vue si variés, il sera désormais indispensable que les liturgistes et les musicologues tiennent compte des travaux des musicologues hébraïsants.

Solange CORBIN.

G. E. R. E. G;

Initiales peu familières encore, parmi tant dfautres. Le Centre d'Etudes et de Recherches de l'Enseignement Catholique est né spontanément, de conversations entre professeurs de l'enseignement libre. Des rencontres amicales donnèrent l'occasion de réfléchir ensemble sur la signification, dans l'Eglise, de. l'enseignement chrétien et sur sa mission. On décida qu'une revue ferait connaître cet effort théologique et historique. Le premier fascicule, daté dé novembre 1957 1, vient de nous parvenir. Nous sommes heureux d'en saluer la naissance. Sobre, et d'une élégance austère, il s'attaque, d'entrée de jeu, au vrai problème : qu'est-ce qu'une culture chrétienne? A quelles conditions l'enseignement chrétien remplira-t-il sa fonction dans- l'Eglise? Effort serein et lucide, afin de mieux remplir une tâche dont on est fier...'

H. H. 1. Essais et documents du C. E. R. E. C, 25, rue du Plat, Lyon.


REVUE DES LIVRES

QUESTIONS RELIGIEUSES

Henri RONDET, s., j. — Le Sacré-Coeur. Enseignements des Papes Pie XII, Pie XI, Léon XIII. Toulouse, Apostolat de la prière, 1957. 117 pages. 250 pages.

Suivant un ordre inverse dé l'ordre chronologique, le P. Rondet réunit dans ce volume les trois grandes encycliques consacrées à la dévotion au Sacré-Coeur : Hauvielis aquas in gaudio, de Pie XII (1956), Miserentissimus Redemplor, de Pie XI (1928), Annum sacrum, de Léon XIII (1899). La préface, qui analyse l'enseignement de ces textes, explique et justifie cet ordre. L'encyclique Haurielis aquas, « dernier document en date, est aussi le plus riche et le plus important ». Loin d'annuler les précédents, il les suppose et les reprend. Ainsi réunis, les documents du Magistère sur le culte du Coeur de Jésus, « forment une synthèse vigoureuse ». De cette synthèse, « qu'il appartiendra aux théologiens de dégager pour que soit animée plus profondément encore la vie spirituelle des fidèles et leur engagement apostolique », le P. Rondet expose les traits principaux. Une bibliographie choisie termine ce livre. H. HOLSTEIN.

Encycliques, messages et discours de Pie IX, Léon XIII, Pie X, Benoît XV, Pie XI et Pie XII sur le mariage, la famille et le foyer chrétien; l'éducation, l'école et les loisirs. 2 vol. de 416 et 456 pages. Lille. Editions de la Croix du Nord, 15, rue d'Angleterre. 1957. 1200 et 1 400 francs.

Au désir souvent exprimé de recueils commodes groupant sur un sujet donné les enseignements récents des Souverains Pontifes, diverses publications s'efforcent de répondre. Il faut au moins mentionner les volumes présentés avec beaucoup de soin par les moines de Solesmes (Editions

Desclée et C'°) : nous les avons signalés au fur et à mesure de leur publication un peu lente. Les Editions de la Croix du Nord ont déjà publié, en un volume, les encycliques, messages et discours pontificaux relatifs aux questions sociales. Le succès de ce premier recueil a poussé son auteur M. l'abbé Deroo, à faire le même travail pour les questions relatives à la famille et à l'éducation. Nous avons ici, en deux forts volumes, les principaux textes des six derniers pontificats. Les grandes encycliques sont transcrites in extenso : on aurait aime que leur plan soit dessiné avec plus de netteté, et les articulations mieux soulignées. Autour d'elles, un choix très heureux des discours et messages. L'importance des enseignements de S. S. Pie XII apparaît par le simple fait de la place matérielle qu'ils occupent : ici 245 pages; là plus de 270. De bonnes tables analytiques, sobres et claires, permettent une consultation aisée de ces deux volumes qui rendront grand service, en permettant un accès commode à des documents souvent malaisés à retrouver.

H. HOLSTEIN.

Mgr. S. DELACROIX et divers collaborateurs. — Histoire universelle des Missions catholiques. Tome II : Les missions modernes (XVII 0 et XVIII 0 siècles). Librairie Grund, Paris, Editions de l'Acanthe, Monaco. 1957. 420 pages. Cartes, illustrations et planches en couleurs. 4 500 francs.

Sur un rythme digne d'éloges (cf. Eludes, octobre 1957, p. 140), cette importante et excellente publication se poursuit. Le second volume a une valeur égale sinon supérieure au premier. Quelques redites seulement dans le texte, quelques oublis secondaires dans la bibliographie. L'illustration est d'un goût parfait et l'abondance des cartes, anciennes ou modernes, très


REVUE DES LIVRES

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nrccieusc. L'histoire qui nous est contée ici avec une probité scientifique n'est pas réjouissante, mais elle est vraie. Suite continue de querelles : querelles entre Rome et les rois de Portugal et d'Espagne, celui de Portugal surtout; entre séculiers et réguliers; entre réguliers; entre théologiens, partisans des « rites » et adversaires... Durant ces siècles, l'effort chrétien est immense et il est souvent conduit par des pionniers de génie et des saints. Le bilan cependant n'est pas riche. Que cela soit pour nous au moins une pressante leçon d'unité, d'attachement à l'essentiel...! Après ce second et magistral volume, nous pouvons dire, je crois, avec fierté, qu'il n'existe pas d'histoire des missions aussi solide et aussi élaborée dans quelques langue que ce soit.

André RÉTIF.

S. Exe. Mgr. BLANCHET, recteur de l'Institut catholique de Paris. — Fils de l'homme, fils de Dieu. Conférences deNotre-Dame de Paris. Spes, 1957. 209 pages. 450 francs.

Après avoir analysé, en 1956, la détresse du monde moderne, qui cherche à tâtons un Dieu souvent renié ou rageusement ignoré, S. Exe. M«r .Blauchet présente celte année à l'auditoire vaste et diffus des conférences de Notre Dame de Paris Jésus-Christ Sauveur. « Le salut ne se trouve en aucun autre » : l'homme d'aujourd'hui, pas plus que ses prédécesseurs ou successeurs, 'ne découvrira le salut hors du Christ, « qui était hier, est aujourd'hui et sera le même à jamais ». Une première conférence analyse l'absence et la présence de Jésus à notre époque. Puis, le conférencier montre que le message du Christ est message pour notre temps; Jésus interpelle l'homme contemporain. Les conférences suivantes lui présentent l'authentique visage du fils de l'Homme, qui se déclara fils de Dieu, disent sa place dans l'univers, dont il est roi et Seigneur, proclament le message de la croix et le sens de la résurrection, par quoi le Fils nous donne, en abondance, la vie même de Dieu.

Cet enseignement ferme et lumineux atteint à la fois l'incroyant et le chrétien. Au premier, il redit le mot d'André à Pierre : « Nous avons trouvé le Messie », et il l'invite à venir, lui aussi, voir et écouter le Verbe de Dieu vivant dans l'Église. Au second, il rappelle les exigences de sa foi : « Nous possédons Jésus-Christ,

mais il est en nous comme une inquiétude autant que comme un trésor... La joie (du chrétien) est un stimulant, et cette possession nous laisse ouverts à un besoin de réalisation plus pleine. Nous n'aurons jamais fini de suivre Jésus-Christ... ». H. HOLSXEIN.

Gaston BRILLET, ancien supérieur général de l'Oratoire. — Le Sauveur. III. Les dernières prédications. Passion et résurrection. La Colombe. 1957. 224 pages. 800 francs.

Avec ce volume s'achève l'intéressant commentaire que le R. P. Brillet a composé sur les Évangiles. Nous en avons dit, à propos des deux premiers volumes, le caractère (Études, juillet-août 1957, p. 136) : fiches de travail, volontairement brèves, qui fournissent tous les éléments nécessaires à une étude des textes évangéliques. Une division tripartite envisage, pour chaque péricope ou groupe de péricopes, les problèmes textuels, les problèmes historiques, enfin les problèmes spirituels. Ce dernier volume, qui se divise en deux parties (les enseignements réunis par les synoptiques dans le cadre de la dernière montée à Jérusalem, puis la semaine sainte) manifeste une grande maîtrise, dans sa rédaction simple et accessible. Toutes les difficultés sont loyalement signalées, et les solutions proposées (souvent inspirées du P. Lagrange, sans ignorer d'autres exégèses plus récentes ou plus audacieuses) ne sont jamais sim1plistes. Les comparaisons entre les synoptiques, avec les problèmes qu'elles posent, leur accord avec le IV 0 Évangile suggèrent et guident une étude personnelle des textes. Les chapitres consacrés à la Passion et aux apparitions du Ressuscité témoignent à la fois d'une longue familiarité avec l'exégèse de textes particulièrement délicats à interpréter, et d'une grande expérience de professeur, expert à guider les étudiants, sans les accabler ou les dérouter, dans la familiarité des Évangiles.

H. HOLSTEIN.

Fr. CHARMOT, S. j.. — L'oraison, échange d'amour. Apostolat de la Prière, 1957. 238 pages.

A la différence de tant de livres, qui se contentent d'exposer les méthodes et, pour ainsi dire, les techniques de l'oraison, ce beau livre présente, dans une première partie, qui occupe presque la moitié du volume, une théologie spirituelle de


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la prière. Échange d'amour, la prière < est la réponse, suscitée dans le chrétien ] par la grâce, à l'amour que lui porte la ( Trinité. Pour comprendre l'oraison, le i P. Charmot a raison.de consacrer un cha- : pitre liminaire à l'amour Trinitaire. Les attitudes de l'âme sont essentiellement ■ présence et accueil; l'oraison, exercice des vertus théologales, est l'instrument de la sainteté que modèlent en nous les dons du Saint-Esprit. Elle conduit spontanément à l'apostolat véritable et fécond, celui qu'inspire l'Esprit de Dieu. La seconde partie analyse, avec la compétence et l'expérience d'un Maître, les « méthodes d'échange » qui assurent à l'oraison son authenticité spirituelle : oraison de pure volonté, prière vocale (notamment la prière liturgique), oraison discursive, dont on nous dit avec précision l'importance et la- valeur, sans lui conférer de monopole; oraison affective, oraison d'union, oraison extraordinaire, enfin, pour les privilégiés que Dieu y appelle, d'un choix gracieux et exigeant. Modèle et centre de la vie de prière, le Coeur sacerdotal de Jésus-Christ fait l'objet d'une fervente monographie, par quoi s'achève ce beau livre. Nous retrouvons là, comme en lumineuse synthèse, les idées déjà exposées dans cette retraite avec le Sacré-Coeur, longuement méditée à Paray-le-Monial. En une sorte d'appendice émouvant, Une prière à Marie médiatrice « pour obtenir la grande grâce de l'oraison » : qui, mieux que Marie, saura nous apprendre à prier?

H. HOLSTEIN.

Pierre BLANCHARD. —- Jacob et l'Ange, coll. Études Carmêlitkines. Desclée de Brouwer. 1957. 223 pages.

« Il faut parler de Dieu aux hommes. » Ce n'est pas tant la bonne volonté qui nous manque, que le vocabulaire. Comment se faire entendre de nos contemporains? M. l'abbé Blanchard, professeur aux facultés catholiques de Lyon, a réalisé le projet audacieux de composer un traité de spiritualité en utilisant la littérature moderne. A vrai dire, saint Augustin, et Pascal, et naturellement Claudel, ou même Psichari, heureusement sorti d'un oubli assez injuste, viennent stimuler des écrivains qui ne se proposaient pas explicitement de figurer dans un livre publié sous le signe du Carmel... L'essentiel n'est pas là, et ce serait ridicule de disputer sur telle

citation, qui nous a fait penser aux Kerubim babyloniens attachés par les prophètes au char de Yahvé. L'objet propre de ce livre n'est pas apologétique, mais spirituel ; analyse de l'affrontement de l'homme avec Dieu. L'éternelle lutte de Jacob avec l'Ange continue. Elle est remarquablement analysée, en ses composantes essentielles ; recherche de Dieu; rencontre de Dieu; conflit avec Dieu; refuge en Dieu. Lutte, car l'homme résiste et se débat. Victoire, car VAnge mystérieux, finalement, terrassera Jacob, pour le combler... La seconde et la quatrième parties (avec de beaux chapitres sur le silence, la prière, la paix et la joie) nous ont paru les meilleures. La grande tradition de la spiritualité catholique trouve pour s'exprimer des mots, des perspectives, qui sont bien d'aujourd'hui. L'auteur de Sainteté aujourd'hui, qui a ému bien des âmes de bonne volonté, le pénétrant commentateur de Malebranche, le directeur spirituel qui a posé lucidement et sans illusion le problème de la foi des jeunes, se retrouvent dans ces pages. Elles aideront à trouver Dieu dans la paix vigilante, conquise sur l'anxiété, et stimulée par l'appel de la sainteté.

Henri HOLSTEIN.

Margaret MURRAY. •— Le dieu des sorcières. Traduit de l'anglais. Coll. La Tour Saint-Jacques. Ed. Denoël, 1957. 247 pages. 700 francs. Margaret Murray présente la sorcellerie comme une véritable religion, fondée sur le culte d'un dieu cornu dont les peintures rupestres présentent l'image. Ce dieu, vaincu par le Dieu chrétien, est devenu le démon, Mais son culte s'est maintenu dans les masses non christianisées de l'Occident, et a constamment trouvé des défenseurs dans les sorcières dont Jeanne d'Arc est une des plus éminentes.

Il s'agit ici d'une thèse, voire d'une apologie dont la valeur scientifique est discutable. Si les survivances païennes en chrétienté sont incontestables, et si l'ouvrage de Margaret Murray a le mérite de les mettre en évidence, la thèse du paganisme populaire qui s'opposerait au christianisme des dirigeants, n'est rien moins que prouvée; et que dire de l'assertion qui fait de Jeanne une païenne! Cet ouvrage qui prend le parti des « adorateurs du diable • contre l'Église méconnaît la signification de la religion du Christ. ! Louis BEIRNAERT.


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PHILOSOPHIE

Henri ARVON. — Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré.

Collection Épiméthée. Presses Universitaires de France. 1957. 186 pages in-12.

11 arrive fréquemment aujourd'hui que • l'on ne s'intéresse à Feuerbarch que pour découvrir chez lui des traits pré-marxistes. Au moins on est tenté de donner de sa personnalité et de son oeuvre une vision simplifiée, ne retenant que les points que Marx a discutés, contestés, repris à son compte. La lecture du petit livre de H. Arvon convaincra que, même pour la compréhension du destin de Marx, on n'a rien à perdre à une connaissance plus nuancée du développement de la pensée de Feuerharch, de ses hésitations philosophiques et de l'irrésistible ligne de pente qui le conduit de l'idéalisme hégélien de tournure « religieuse » à un humanisme altruiste et finalement à un matérialisme naturaliste exalté qui contredit l'aspiration « religieuse » foncièrement écrite dans son tempérament. Feuerbach serait donc un théologien aux abois, un athée à force de religion, cherchant désespérément, dans l'homme, puis finalement dans la nature, la forme concrète de la transcendance. Il ne fait pas de doute que cette interprétation a son prix. Récemment le philosophe allemand Walter Schulz proposait lui aussi de lire dans l'histoire de la métaphysique moderne depuis Descartes une recherche de Dieu au delà de toutes les objections, alors que, depuis Hegel, on est si souvent tenté d'y lire la révolte de l'homme, la revendication de son autonomie, exigeant la suppression de la religion et de Dieu. Le cas de Feuerbach, analysé par Arvon, peut encore venir à l'appui de cette thèse. ; S'il est permis néanmoins de faire une réserve, en face do cette vigoureuse présentation d'un grand penseur, nous rappellerions que le concept de « religion » comme celui de « sacré » sont ici éminemment ambigus. Feuerbach n'est-il pas dans ses premières oeuvres bien proche de Schleiermarcher? Si comme lui il se rebelle contre le rationalisme (celui de Hegel) et contré toute tentative pour réaliser la synthèse de la religion

et de la philosophie, c'est peut-être qu'il a, comme lui, mis dans le sentiment et dans le coeur toute la substance de la religion. Feuerbach pourra dans la suite demeurer fidèle à cette conviction tout en se laissant conduire à l'humanisme sensualiste et altruiste de sa maturité. Il ne trahira peut-être qu'à la fin de sa vie, sous l'influence du positivisme. De toute façon cette aspiration religieuse qui traverse toute son existence est ambiguë. Même si on en tient compte, on est obligé de voir en Feuerbach un vrai précurseur de Karl Marx. Ce que H. Arvon a d'ailleurs montré avec des formules très précises : f L'évolution de la gauche hégélienne consiste ainsi, dit-il, à passer progressivement d'une acceptation sans réserve de l'humanisme feuerbachien bâti sur les seuls rapports intemporels du Je et du Tu, au matérialisme historique établissant une communication historiquement déterminée de l'homme avec les autres. Passage des plus instructifs puisqu'il éclaire la naissance de la doctrine marxiste » (p. 106). Par rapport à Marx, Feuerbach, même dans ses dernières années, n'est encore que .le représentant d'un « optimisme scientiste » assez plat. H. Arvon nous avertit en effet que c'est là le sens de l'Essence de la religion, à la différence de Z'Essence du Christianisme antérieure : « Dans l'Essence de la religion... où Dieu reflète la nature, Feuerbach estime que c'est la connaissance de plus en plus poussée des lois naturelles qui servira à battre en brèche l'illusion religieuse » (p. 154). Si Marx constitue ainsi un progrès par rapport à Feuerbach, le marxisme contemporain, lui, semble bien être revenu à l'Essence de la Religion et à ses étroites perspectives!

Jean-Yves CALVEZ.

J. Robert OPPENHEIMER. — L'esprit libéral. Gallimard. 1957. 228 pages Ce titre, sans signification précise, n'a sans doute pas été choisi par l'auteur de ces huit conférences, faites, aux États-Unis, entre 1946 et 1954. Localisées et parfois dépassées dans tel ou tel de leurs thèmes, elles sont pourtant profitables à parcourir.


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Un des plus grands savants de notre époque, et des plus courageux, s'y manifeste, sinon comme un humaniste, mieux encore comme un homme : un homme, préoccupé des relations de sa science avec d'autres domaines. Celui d'abord de la vie même du monde et de la civilisation, puisqu'on le sent angoissé des applications militaires des recherches atomiques et à la quête d'une formule de contrôle et de collaboration pacifique, dont, au reste, il ne cache pas les difficultés. Domaine aussi de la culture, en ce sens qu'il cherche les moyens de combler l'écart entre le savant et la foule, et d'universaliser une connaissance, de plus en plus spécialisée; ici, de belles pages sur la solitude de l'homme de science et de l'artiste. Bref, il est émouvant de constater chez cet homme, qui a souffert, une inquiétude « politique » et humaine, un amour de toutes les valeurs spirituelles : cela le grandit à nos yeux.

Emile RIDEAU.

Jean GUITTON — Apprendre à vivre et à penser. Fayard. 1957. 110 pages. 400 francs

En 1946, Jean Guitton nous avait donné un Nouvel art de penser, riche déjà de notations fines et profondes. Le petit ouvrage qu'il vient de nous offrir s'inscrit dans la même ligne, mais il est moins technique, plus mûri, plus intérieur. A tous, adolescents, étudiants, personnes formées, il apporte d'une manière simple, libre, pleine de charme, .souvent émouvante, des réflexions pénétrantes. En nous apprenant à penser, Jean Guitton a le souci, combien opportun dans la conjoncture présente, de voir l'homme « se maintenir au-dessus de son ouvrage » et mieux reconnaître la portée et la dignité de la vie de l'esprit.

F. R.

Jean-François REVEL. — Pourquoi des philosophes ? Julliard, 1957.

ISÉloge de la folie est une tradition philosophique, que M. Revel reprend sous la forme d'une diatribe contre les philosophes, brillante et paradoxale, tour à tour cinglante et goguenarde. Le lecteur pourrait se demander s'il s'agit d'un nouveau Zarathoustra, pamphlétaire et prophétique, ou d'un étourdissant discours tenu un soir par quelque agrégatif en veine de canular. Qu'il se garde bien de distinguer! Ce visage

dont une moitié rit et l'autre pleure est justement le visage du philosophe, s'il est vrai que le philosophe se moque de la philosophie et que son savoir, à en croire le plus systématique d'entre eux, Hegel s'exprime en ironie.

Mais s'agit-il bien ici de ce rire des sages? M. Revel pique l'un, pique l'autre, souligne les travers de style comme on caricature les tics du professeur, ridiculisé chez le « penseur » la prétention à l'universel (prétention qui est pourtant celle dé tout langage, à ceci près que le philosophe en prend une conscience plus aiguë et souvent plus inquiète). Les pages scintillantes de verve consacrées à Bergson, à Heidegger, etc. laissent malgré tout l'impression que le fond de la question n'est pas abordé et que, entouré de quelques grandes amitiés — Platon, Pascal, Rousseau, etc. — l'auteur s'amuse à un jeu de massacre.

En fait, ce jeu, allègre et irritant à la fois, cache un malaise qui tient à la situation de la philosophie dans le monde actuel. L'ironie de M. Revel n'est pas l'ironie qui relativise tout par rapport au Tout, mais celle qui ne reconnaît en rien un signe du Tout; elle n'exprime plus la liberté de l'esprit, mais ses doutes; non plus la conscience de l'Unité, mais une mauvaise conscience. M. Revel critique la prétention de traduire en un langage sérieux ce qui fonde la- vie de tous ; cette prétention est pour lui malhonnête et ridicule. C'est dire que le métier de philosophe a aujourd'hui cessé d'être un métier honnête et une entreprise possible. Vaine et risible est la tâche de celui qui tente de trouver et d'exprimer l'unité essentielle de notre civilisation.

Finalement, c'est donc cette civilisation qui est mise en cause, beaucoup plus que les philosophes eux-mêmes. Car s'ils sont chassés de leurs chaires honorables, s'ils ne peuvent plus dire à la société dont ils vivent ce qu'elle est, et si leurs efforts manifestent à la fois la nécessité et l'impossibilité de lui trouver un sens, l'accusation portée contre eux se retourne contre elle. Ils-ne trouvent plus ce qu'ils cherchent parce que cela n'existe peut-être plus, et qu'il n'en reste que leur « prétention » à l'universel. Le rire de M. Revel souligne ce problème d'une société qui n'a plus pour premier souci de s'exprimer, mais de se trouver et de se faire. Il devient ainsi étrangement sérieux.

Michel de CERTEAU. .


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HISTOIRE ET BIOGRAPHIES

Esquisse historique de l'Ordre de Giteaux, d'après le P. Grégoire MULLER. Édition illustrée, refondue et mise à jour par le P. Eugène WILLEMS, archiviste de l'abbaye du ValDieu. Tome I (1097-1493). Aubel (Belgique), Abbaye dii Val-Dieu; Paris, Office général du Livre. 1957. Gr. in-8°, 274 pages.

Ce n'est pas une simple traduction du travail du R. P. Muller que vient de publier le R. P. Willems. Il a revu de près l'oeuvre de son confrère allemand et tenu compte des études récentes, en particulier de celles de M. J. A. Lefèvre, qui a soumis de nouveau à un examen critique la question des origines de Citeaux. Le premier volume décrit le développement, l'organisation et les crises de l'Ordre cistercien jusqu'à la fin du Moyen Age. L'exposé, assez bref mais précis, est complété par des notes érudites et des bibliographies qui rendront service aux historiens. Nous nous demandons cependant pourquoi le P. Willems, qui signale le livre de J.-B. Mahn, le pape lienoît XII et les Cisterciens, n'a pas mentionné la thèse du même auteur : l'Ordre cistercien et son gouvernement, des origines au milieu du XI11" siècle (Paris, 1945). L'ouvrage, un peu austère par lui-même, est fort joliment illustré.

Joseph LECLER.

Edouard SALIN. — La Civilisation mérovingienne d'après les sépultures, les textes et le laboratoire.

Troisième partie. Les techniques. Picard, 1957. Gr. in-8°, 312 pages. 2.500 îrancs.

M. Edouard Salin poursuit, avec l'aide de procédés nouveaux, ses recherches sur la civilisation mérovingienne (cf. Études, septembre 1950, p. 273 ; juillet 1953, p. 126.) Le présent volume est consacré tout entier aux métaux : armes de fer et d'acier; fibules, boucles et garnitures en cuivre et alliages; technique de la damasquinure (placage et incrustage de métaux divers dans les armes et le mobilier); matériaux et technique de l'orfèvrerie. Un tel. ouvrage admirablement illustré et documenté intéressera avant tout les spécialistes. Il n'en ÉTUDES, janvier 1958.

révèle pas moins, même aux profanes, en Ces siècles si obscurs et pour nous si barbares, des connaissances techniques remarquables pour le travail et l'ornementation des métaux.

. Joseph LECLER.

Les Archives Secrètes de la Wilhelmstrasse. Tome VIII. 4 septembre 193918 mars 1940. 2 volumes. Pion, 1957.

Le tome VIII des Archives Secrètes de la Wilhelmstrasse couvre la période qui va du jour de l'entrée en guerre de l'Angleterre et de la France (4 septembre 1939) à la rencontre de Hitler et de Mussolini au col du Brenner (18 mars 1940). La part la plus importante de ce volume est consacrée aux rapports de l'Allemagne avec l'Union Soviétique. Elle nous révèle les difficultés qui n'ont pas tardé à mettre à l'épreuve le pacte germano-soviétique. D'autres documents nous permettent d'apprécier l'évolution des relations germanoitaliennes. Il apparaît que l'Italie ne s'est pas adaptée sans mal à la nouvelle politique allemande. L'on voit aussi comment l'Allemagne cherche à renforcer ses liens avec les puissances amies, particulièrement le Japon et l'Espagne. Enfin, un certain nombre de documents jettent un jour nouveau sur la politique de l'Allemagne à l'égard des pays neutres durant cette période. L'éloge de cette publication de documents, entreprise sous l'égide d'un comité international où le Professeur Baumont représente la France, n'est plus à faire. Dans ce tome, comme dans les précédents, l'on trouve un ensemble d'éléments indispensables pour l'histoire de la

période considérée.

Jean WEVDERT.

Pierre VAMLLON. — L'Épopée des Chevaliers de Malte. Coll. L'aventure du passé. Amiot-Dumont, 1957. 252 pages.

Si la récente actualité a mis en vedette quelques instants, l'Ordre de Malte, nos contemporains n'en sont pas plus instruits pour autant. L'intérêt de ce livre est, en nous contant l'histoire, point achevée, de dix siècles d'existence de Ordre souveCCXCVI. — 5


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rain, militaire, hospitalier de saint Jean de Jérusalem », d'en révéler la physionomie et les hauts faits. Hospitalier et militaire, l'Ordre de saint Jean se consacra, durant tout lé Moyen-Age, à la protection et à l'accueil des pèlerins de Terre-Sainte. Chassé de Palestine et réfugié à Rhodes, qu'il défendra en d'épiques combats, l'Ordre devint une puissance maritime, dont les galères, sans arrêt ni trêve, pourchasseront l'Islam dans les eaux de la Méditerrannée. Trois siècles de guerres, qui nous sont contés en des tableaux grandioses. Cette suprématie navale, reconquise ou -confirmée jusqu'à la révolution, devait s'écrouler tristement,; par une capitulation sans grandeur du grandmaître Hompesch entre les mains de Bonaparte se rendant en Egypte, le 12 juin 1798. Péniblement, au xix« siècle, l'Ordre Hospitalier se regroupa, et, sans avoir retrouvé sa splendeur, il continue à se dévouer pour les malades, notamment en faveur des lépreux. Cette longue histoire tourmentée et ponctuée de faits d'armes révèle, à la tète de l'Ordre, certains grands-maîtres d'un courage et d'un sens politique étonnants. Nobles figures que M. Varillon pré. sente en belle et sympathique lumière.

H. HOLSTEIN.

Aspects. de la Propagande religieuse.

(Travaux d'Humanisme et Renaissance, XXVIII). Études publiées par G. Berthoud, G. Brasart, D. Cantimori... Préface de Henri Meylan. Genève, Droz, 1957. In-4°. 430 pages. 60 francs suisses.

Une vingtaine de mémoires en diverses langues ont été rassemblés sous ce titre un peu énigmatique : Aspects de la Propagande rcligieuse.il s'agit en fait delà propagande protestante, au xvi" siècle, par le moyen du livre imprimé. Cette série de contributions érudites — il y en a trois de MUo Droz — éclaire vivement le rôle joué par. les imprimeurs de Paris, de Lyon, de Genève, de Neufchâtel, pour la diffusion des doctrines protestantes. Ce n'est pas un hasard si la Réforme est la religion du Livre son succès, dès l'origine, est lié à la technique nouvelle de l'imprimerie. L'un des mémoires les plus importants est celui de M. Robert I-Iari sur l'Affaire des Placards (1534) : l'auteur a fait là une bonne mise au point et il nous donne le texte original authentique des Placards qui n'a été retrouvé qu'en 1943. Outre les travaux consacrés

aux écrits imprimés, nous avons relevé dans ce recueil quelques études doctrinales intéressantes : un excellent article de M. S. Stahlmann sur le célèbre humaniste Guillaume Postel; un autre de M'me FcistHirsch sur Justus Velsius, humaniste hollandais, dont les positions religieuses sont demeurées indécises entre le -catholicisme et la Réforme; un troisième enfin de M. D. Thickett sur Etienne Pasquier et ses idées sur la tolérance (l'auteur y discute quelques-unes de nos assertions sur le ralliement tardif de cet écrivain au parti des « Politiques »).

Par sa nature même ce recueil n'atteindra que des érudits; mais on peut souhaiter qu'il ouvre la voie à des études plus synthétiques sur les méthodes de la pénétration protestante, au xvic sicèle, en France et

aux Pays-Bas.

Joseph LECLER.

Alexis DE TOCQUEVILLE. -— OEuvres complètes. Édition définitive publiée sous la- direction de J. P. Mayer. Tome V, 1 : Voyage en Sicile et aux États-Unis. Texte établi, annoté et préfacé par j. P. Mayer. Gallimard, 1957. In-8°, 390 pages. 1.200 francs.

C'est par les soins d'un érudit américain, M' J.-P. Mayer, que se poursuit l'édition des OEuvres complètes de Tocqueville. 11 ne s'agit pas seulement d'une réédition des ouvrages classiques du grand historien, mais d'une publication en douze volumes qui comprendra de nombreux fragments et essais inédits ainsi qu'une vaste correspondance. Nous avons déjà signalé les premiers volumes (La Démocratie en Amérique, l'Ancien Régime et la Révolution). Le présent volume est inédit pour la plus grande partie : il renferme quelques notes prises au cours d'un voyage en Sicile (1827) et surtout les 14 Cahiers du voyage de Tocqueville en Amérique (1831-1832). C'est un document de premier ordre, puisqu'il sert de base à l'ouvrage célèbre : De la Démocratie en Amérique, dont la première partie parut en 1835. Nous ne pouvons que le recommander aux historiens et aux sociologues.

Joseph LECLER

S. M. D'ERCEVILLE. — De Port-Royal à Rome. Histoire des soeurs de Sainte Marie. La Colombe. 1957, in-12, 200 pages,

C'est une bien curieuse histoire que nous conte, dans un style naïf, qui ne manque


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pas de charme vieillot, M. d'Ercéville : jcs avatars de la congrégation (ou plutôt la pieuse association sans voeux), la communauté do Ste Marthe qui succéda aux religieuses de Port-Royal et eut jusqu'en 1880 la charge de plusieurs hôpitaux parisiens. Ces bonnes filles restent passionnément attachées au jansénisme : en 1880 encore, la supérieure générale écrit au Directeur de l'Assistance publique que sa communauté • n'a jamais pu accepter les nouveaux dogmes que l'Église moderne impose à la foi catholique »; elles refusent la supériorité de l'archevêque de Paris. La dernière survivante de cette communauté ne mourra qu'en 1918. A partir de 1843 une partie de la communauté se rallia à l'Église romaine et fonda une nouvelle congrégation, les religieuses de Sainte Marie, qui est prospère, et dont M. d'Ercéville nous décrit l'histoire, dans le détail, avec un bon esprit des plus édifiants.

R. R.

R. LIMOUZIN-TLAMOTHE. — Monseigneur de Quélen, archevêque de

Paris. Tome II.Lamonarchiede Juillet (1830-1839). Vrin, 1957. Gr. in-8°, 334 pages. 1.280 francs.

Nous avons signalé le premier volume de cette importante biographie (oct. 1955, p. 126), pour laquelle l'auteur a pu utiliser tout un nouveau fonds d'archives. Le second et dernier volume exposé les difficultés de Mgr de Quélen avec le. gouvernement de juillet. Il est d'un intérêt passionnant. Triste période pour l'Église de France que ces débuts du règne de Louis-PhilippeOn se croirait au temps de Combes, tant se multiplient contre' l'archevêque et le clergé de Paris les vexations de toute sorte : pillage de l'archevêché, pillage de l'église de Saint-Germain l'Auxerrois, sécularisation de l'église Sainte-Geneviève qui devient le Panthéon, réductions de traitements, procédés inqualifiables contre la personne du prélat. Sans doute Mgr de Quélen n'était pas très souple et il s'est montré d'une réserve extrême vis-à-vis du nouveau gouvernement et du souverain. A Rome même on aurait voulu le voir plus conciliant. Mais on peut se demander en fin de compte si son attitude n'était pas la seule convenable, en face d'un régime aussi hostile, aussi bassement anticlérical. Sur d'autres sujets encore cette biographie de Mgr de Quélen nous apporte bien des détails nouveaux : l'affaire de l'Avenir et la révolte de Lamennais, les conférences

de Notre-Dame et les relations de Lacordairé avec l'archevêque. M. LimouzinLamothe rapporté une curieuse réplique de Làcordaire, en une période où ses rapports avec le prélat étaient quelque peu tendus : n Je ne suis pas votre homme, vous appartenez à une époque et moi à une autre, voilà la vérité ,» (p. 241). Indubitablement Mgr de Quélen était un homme du passé. On reconnaîtra du moins que, dans des conjonctures politiques difficiles, il s'est montré très ferme dans son rôle de chef spirituel.

Joseph LECLER.

Jean LEFLON. —Eugène de Mazenod,

Evêque de Marseille, Fondateur des Missionnaires Oblals de Marie-Immaculée (1782-1862); Tome I. De la noblesse de robe au ministère des pauvres (1782-1814). Pion, 1957. In-8°, 491 pages. 1.800 francs.

L'excellent biographe de Bernier et de M, Emery a eu encore la main heureuse, si l'on peut dire. Grâce aux archives de la famille de Boisgelin, héritière des Mazenod, M; Leflon nous décrit en détail la jeunesse mouvementée et l'extraordinaire vocation de Mgr de Mazenod. Rien de plus captivant ni de plus pittoresque que cette bio- , graphie. Toute la jeunesse d'Eugène de Mazenod s'est passée dans l'émigration, avec ses difficultés matérielles, ses hasards et ses curieuses aventures. Nice, Turin, Venise, Naples, Palerme : telles sont les étapes du jeune homme et de sa famille entre 1791 et 1802, date de son retour en France. Pas.de trace.de vocation sacerdotale dans une existence toute mondaine, au milieu d'une famille divisée, moralement et matériellement. On ne voit pas que le retour en France, auprès de sa mère, ait changé tout d'abord les dispositions du jeune aristocrate. Il voudrait faire un riche mariage, il voudrait se faire un nom dans lé monde : a Fidèle à ma vocation, écrit-il à son père en 1804, j'ai toujours . envisagé la gloire pour but et l'estime des gens de bien pour récompense. »

Et pourtant la Providence veillait sur cette âme demeurée malgré tout pure et croyante. En 1808, à vingt-six ans, après une longue crise intérieure, Eugène de Mazenod entrait à Paris au séminaire Saint-Sulpice. Il sera prêtre en 1811 et rentrera l'année suivante à Aix-en-Provence, son pays natal, avec la résolution de se consacrer exclusivement au service des pauvres et de l'enfance. Les chapsitre


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consacrés par M. Leflon au séminaire Saint-Sulpice entre 1808 et 1812 sont d'une grande importance pour l'histoire religieuse : sur l'organisation des études, l'enseignement théologique, les associations secrètes, la résistance à l'arbitraire impérial, le lecteur y trouvera nombre de détails inédits et significatifs. Ces mêmes chapitres nous éclairent aussi sur l'évolution spirituelle qui portera de plus en plus l'abbé Mazenod vers les pauvres et les déshérités. Nous le verrons à l'oeuvre dans le prochain volume.

Joseph LECLER.

Léon SCHICK. —■ Un grand homme d'affaires au début du XVIe siècle : Jacob Fugger (Affaires et gens d'affaires, XI). S.E.V.P.E.N., 1957. Gr. in-8°. 324 pages 1.700 francs. Homme d'affaires, et non historien de métier, comme il le dit modestement, M. Léon Schick vient de publier un ouvrage qui le mettra en bon rang parmi les spécialistes de l'histoire économique. D'une haute valeur technique, rédigée d'après les sources d'archives bavaroises et autrichiennes, cette étude sur Jacob Fugger est cependant accessible, tant l'auteur a eu soin de dégager le sens général et la portée de l'oeuvre du célèbre banquier d'Augsbourg. La carrière de Jacob Fugger (14591525) a pour cadre cette époque mouvementée où se manifestent simultanément, en Allemagne, l'essor du capitalisme, l'action intellectuelle de la Renaissance et les débuts de la grande crise religieuse. Petit banquier d'Augsbourg, Fugger s'est enrichi d'abord dans les mines de cuivre . et d'argent du Tyrol, puis dans celles de Hongrie. Il est devenu par suite l'un des plus grands prêteurs et banquiers de l'Europe. Il a financé les campagnes de l'empereur Maximilien. lia implanté à Rome une puissante succursale et acquis un véritable monopole pour le transfert en cour romaine des sommes en provenance de toute la chrétienté; ainsi s'est-il trouvé mêlé à la fameuse affaire du trafic des Indulgences, point de départ de la révolte de Luther (1517). C'est à lui que Charles-Quint dut sa couronne impériale contre son rival François Ier : l'achat, la corruption, des princes électeurs n'a été possible qu'avec ses énormes avances au fils de Philippe le Beau. L'ouvrage de M. Schick nous révèle, comme l'on voit, tout le substrat économique et financier des grands drames poliques.et religieux de ce temps.

Les. deux dernières parties : structure de l'entreprise des Fuggers, production et commerce du cuivre, sont importantes pour l'histoire de la technique des affaires comme pour celle de l'industrie minière, A notre époque où l'histoire des sciences et des techniques est en plein essor, elles apportent sur ces deux points des données concrètes et précises.

Joseph LECLER.

WEYGAND, de l'Académie française. — Mirages et réalités. Flammarion, 1957. 522 pages.

Ce volume, qui paraît le dernier, occupe, en réalité, le second rang, par ordre chronologique, dans la série des trois tomes dont se composent les Mémoires du général Weygand. Il comprend la période allant de 1918 à 1939, se bornant à relater les faits dont l'auteur a été le témoin direct.

Et c'est d'abord, en 1919, la conclusion laborieuse de la paix, dont les clauses, malgré tous les efforts du Maréchal Foch pour obtenir de meilleures garanties sur le Rhin, renfermaient déjà, par suite des illusions anglo-saxonnes, les prémisses des catastrophes futures.

Puis vient, en 1920, le drame de la Pologne terminé par la victoire de Varsovie, dont le général Weygand détaille, en pleine connaissance de cause, et en parfaite modestie, les péripéties angoissantes.

1923 envoie le général au Proche-Orient comme Haut-Commissaire, pour un séjour de dix-huit mois, préludant à celui qui se renouvellera seize ans plus tard.

Au retour en France, les plus hautes fonctions militaires posent au général des problèmes dont les solutions sont souvent contrariées, par les obstacles venus des hommes et des choses.

Enfin, avec la retraite, s'ouvre une période où des voyages, des missions occupent des loisirs qui seront provisoires. L'importance des événements suffirait à dire l'intérêt de leur rappel. L'auteur les raconte avec cette maîtrise qui, même lorsqu'elle doit .relever des inconvenances ou de plus graves misères, salue plus volontiers les mérites qu'elle ne marque les fautes. A plusieurs reprises, le général Weygand dit, de tel ou tel personnage : « C'est un seigneur. » Le mot est aussi celui qui conviendrait le mieux à sa manière.

Henri BU PASSAGE.


REVUE DES LIVRES

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Colonel Roger MALCOR. ■— Idéal de chef, le général Alfred Malcor. Préface par le général Weygand. La Colombe, 224. pages. 750 francs.

La partie la plus importante, et la plus attachante, de cette biographie d'un officier supérieur chargé, durant toute la guerre de 1914-18, de très lourdes responsabilités d'Élat-Major, à la direction supérieure de l'artillerie, est constituée par des extraits delà correspondance qu'il entretint, presque quotidiennement, avec son épouse, durant les années de guerre. De ces lettres se dégagent les traits marquants d'une très belle figure. Ce qui m'a frappé le plus, c'est la sérénité et la charité de ces billets griffonnés au bord d'une route ou sous un bombardement. Jamais de critique vive, pas un mot de haine ou d'animosité; une bienveillance constante (sans illusions sur leurs limites, leurs défauts ou, parfois, leurs procédés) envers ses chefs ou ses subordonnés. Cette sérénité étonnante ne suppose pas seulement une constante maîtrise de soi; elle implique davantage : uhe vie de prière et d'union à Dieu. Cette correspondance révèle un homme qui vit en présence de Dieu. « Je n'ai conservé depuis six mois le calme d'esprit nécessaire à mon commandement, que grâce à une constante prière, faite et répétée en toutes circonstances. J'en bénis Dieu du fond du coeur », écrit, à Pâques 19l5,: en pleine bataille, le commandant de l'artillerie de la 4° Armée. Et six mois après (23 octobre 1915) : « La prière nous aide au moins à avoir la patience et la sérénité ». Dans les dernières années de sa vie (1930), le Général Malcor écrira simplement : « Ce qui est étonnant, ce n'est pas que je prie souvent, c'est que je passe des moments sans prier ». Réunies par la respectueuse afiection d'un fils, ces lettres constituent un beau témoignage spirituel.

H. HOLSTEIN.

Jean DECOUX. — Adieu Marine; Pion. 1957. 408 pages. 1.200 francs.

La Marine, à laquelle l'amiral Decoux adresse son adieu, est celle qu'il a connue, aimée, servie. Toutefois presque tout le livre rappelle des ' souvenirs personnels dans le cadre et l'atmosphère d'hier ou d'avant-hier. Et cette évocation n'a rien de lugubre même si quelque nostalgie s'y mêle, comme en comportent souvent, au soir de la vie, les retours vers le passé.

Ce sont seulement les dernières pages

du livre qui expliqueront le sens attristé ou même indigné du titre. Déjà l'amiral, l'ancien gouverneur d'Indochine, avait dit ses amertumes en de précédents ouvrages. Il les redit brièvement ici *au souvenir des procès, condamnations, dont luimême a été l'objet avec plusieurs de ses camarades haut gradés. La Marine en a plus souffert encore que ses représentants ainsi incriminés.

Pourtant l'amiral garde l'espoir que les. jeunes ■ chefs de demain sauront relever le pavillon humilié, si l'avenir du pays, I>our ce qui concerne son rayonnement lointain, doit encore rester « sur l'eau ». Henri DU PASSAGE.

Jules LAROCHE, ambassadeur de France.

— Au Quai d'Orsay. Hachette, 1957.

232 pages. 675 francs.

Les ambassadeurs en retraite se penchent volontiers sur leur passé pour y retrouver la trace des pas qu'ils ont marqués dans la Carrière.

Et nous avons ainsi, avec ces guides qualifiés, accès autour de tapis verts un peu décolorés, oh se traitait la- diplomatie d'autan.

Cette fois, c'est M. Jules Laroche qui nous reporte, aux temps où Briand et Poinçaré tenaient plus ou moins alternativement le devant de la scène, entre 1913 et 1926. On assiste ainsi à l'élaboration d'une paix qui fut éphémère après avoir été d'un établissement difficile. Et l'on comprend peut-être mieux, après la lecture de ce rapport technique et détaillé, pourquoi et comment les cataclysmes ultérieurs sont sortis de ces années tournantes.

Henri DU PASSAGE.

Jean GUÉHENNO. •— La foi difficile.

Grasset. 1957. 253 pages. 585 francs.

Il ne s'agit pas ici de foi religieuse, mais simplement de cette confiance en l'humain, nécessaire, estime Jean Guéhenno, à l'action politique et sociale. Égrenant ses souvenirs au cours d'une sorte d'autobiographie à bâtons rompus, évoquant ses activités et ses rencontres, repassant, avec une sérénité souriante, les années écoulées, Guéhenno se raconte agréablement et réfléchit tranquillement sur son expérience. On pense à Montaigne — à un Montaigne qui serait disciple de Jaurès, porte-parole de Caliban, et ancien élève de Normale supérieure!

H. HOLSTEIN.


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REVUE DES LIVRES

GEOGRAPHIE ET VOYAGES

Etienne GUIDETTI. — L'homme et le Mont-Blanc. Hachette 1957. In-8°. 176 pages. 2 cartes. 750 francs.

Henri ISSELIN. •—• La Meije. Arthaud. 1956. In-8°. 264 pages. 20 planches. Hors texte. 1.200 francs.

Professeur A. DESIO. •—• La conquête du K. 2. Arthaud. 1956. In-8°. 254 pages. 8 pages héliog. Carte. 1.200 francs

Louis LACHENAL. — Carnets du vertige. P. Horay. 1956. In-S°. 258 pages. 16 pages hélio. 870 francs.

Sur un thème connu, E. Guidetti a écrit un livre neuf et attachant, parce qu'à travers leurs textes il nous met en contact avec les hommes qui ont appris à voir, à comprendre et à conquérir le Mont Blanc. C'est à Saussure que revient le mérite de la conquête, c'est lui qui par amour de la science sut entraîner et mobiliser pendant plus d'un quart de siècle, chasseurs ' et cristalliers, chamoniards, comme Balmat ou l'infatigable et vaniteux Bourrit, le Dr Paccard sur les pentes glacées du Mont, — car les premiers ascenslonistes redoutaient moins la glace que le rocher, — jusqu'à la victoire du 8 août 1786. Événement considérable qui suscita avec l'exploration des autres cimes du Massif par des voies de plus en plus difficiles, l'alpinisme, et, par là, une révolution des rapports de l'homme et de la montagne.

La Meije, . cime altièrc, longtemps réputée inaccessible, méritait son historien. Elle l'a trouvé en H. Isselin, dont le récit captivant relate les tentatives parfois dramatiques du « siège » que les plus fameux des alpinisptes lui livrèrent. La volonté du jeune Boilcau de Castelnau l'emporta en 1875. De Zsigmondy (18S5) à V. Chaud (1951), des grimpeurs émérites ont vaincu les unes après les autres toutes les arêtes et les parois de la vertigineuse montagne. Des photos évocatric es, des croquis très clairs, qui manquaient à l'ouvrage précédent, aident grandement à revivre l'aventure.

Après les Alpes, l'Himalaya est devenu le « terrain de jeu » de l'alpinisme européen. La deuxième montagne du monde, le

K. 2, a opposé, à tous les efforts une ter- ■ rible résistance. De 1902 à 1953 cinq expéditions échouèrent sur ses flancs. C'est grâce à une rigoureuse conjonction de l'énergie et de l'intelligence que l'équipe italienne animée par A. DESIO y réussit. En s'inspirant des notes de L. Lachenal, G. Herzog a écrit le plus émouvant peut être des livres de montagne. Il ne fait pas revivre seulement, des Alpes à l'Annapurna, de mémorables ascensions, qui sont une des plus belles pages de l'histoire contemporaine de l'alpinisme français, il introduit en la confidence d'un homme qui a aimé la montagne avec une passion d'amant et lui a tout sacrifié ou subordonné. Descendu infirme de l'Himalaya, à force d'énergie, au bout d'un long chemin de souffrance il redevint guide. Par son audace rapide, son ardeur, sa ténacité héroïque et- sa modestie, il apparaît comme le Guynemer des Cimes. F. de DAINVILLE.

Raymond H. LEENHARDT. — Au vent de la Grande Terre. Les Iles Loyalty de 1840 à 1895. Encyclopédie d'OutreMer. 1957. 208 pages. Illustrations. 750 francs.

Le fils du grand Leenhardt publie une oeuvre de jeunesse insuffisamment mise à jour, bien informée mais assez partisane. Histoire peu édifiante des démêlés entre apôtres . catholiques et protestants aux temps de l'annexion des îles Loyalty. L'éclairage est ici protestant et manque un peu d'esprit irénique et oecuménique. Ce qui ne veut pas dire que les catholiques n'aient rien eu à se reprocher... A. R.

Marcel GRIAULE, — Méthode de l'ethnographie. Presses Universitaires de France, 1957. 108 pages. 600 francs.

Ce livre posthume a pour base le cours professé à la Sorbonne depuis 1942. Il contient d'excellents conseils sur le travail d'information et de recherche ethnographique, l'importance de l'équipe, le rôle des méthodes auxiliaires : linguistique, historique, psychologique, photographique.., Tout ceci est clair, nourri d'expérience, utile aux chercheurs et aux missionnaires,

A. R.


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Georges BALANDIER. •—■ Afrique ambiguë. Collection Terre humaine. Pion, 1957. 290 pages, 84 illustrations et 3 cartes.

Décidément cette collection est d'une belle venue. Faisant suite à Tristes tropiques, mais moins désenchanté et moins subjectif que l'ouvrage de Lévi-Strauss, ce volume d'un de nos meilleurs ethnologues africains est une. méditation sur des souvenirs de voyage et d'enquête, et dessine les contours imprécis et mouvants de l'Afrique d'aujourd'hui, « traditionaliste et révolutionnaire, fraternelle et menaçante ». Dans ces pages, un grand amour de l'homme, une vue claire des difficiles lendemains, un désir profond d'aider. Il faut conseiller cette lecture à tous ceux qui partent en Afrique, à ceux qui suivent avec une sympathie anxieuse son évolution, aux Africains eux-mêmes : ce n'est point leur faire injure de prétendre que l'auteur connaît mieux la complexité de leur propre pays que beaucoup d'entre eux. J'ai beaucoup aimé le chapitre intitulé : arts perdus. A l'égard du christianisme, le volume s'efforce à l'objectivité et à la compréhension, attitude difficile lorsqu'elle n'est pas vécue de l'intérieur. A part cette réserve sur le plan spirituel on peut dire que le présent ouvrage constitue le guide le plus intelligent et le plus révélateur des antinomies de l'Afrique actuelle.

André RÉTIF.

Georges CONDOMINAS. •—- Nous avons mangé la forêt. Chronique de Sar Luk, village mnong gar des hautsplateaux du Viêt-Nam central. Mercure de France, 1957. 528 pages avec photographies, plans et index. 1.500 francs.

A. HAMPATE BA et Marcel CARDAIRE. — Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.

Présence Africaine. 1957. 125 pages avec des illustrations photographiques.

G. Condominas, jeune ethnologue eurasien, a vécu de septembre 1948 à décembre 1949 la vie d'un village mnong qui chaque année « mange » une nouvelle forêt, c'est-àdire l'abat et l'incendie pour ses cultures annuelles. C'est même ainsi qu'il désigne les années par la « manducation » de telle ou telle forêt. Nous avons donc un récit concret, au jour le jour, des événements petits et grands qui constituent la vie d'un viilage de cette région : alliance consacrée par des sacrifices, inceste et suicide, naissance

naissance décès, institutions et "modes de cultures... Cette étonnante description sera suivie par un ouvrage théorique, analysant les coutumes sociales et ' les idées religieuses. Des index couvrant plus de 100 pages rendent l'utilisation de l'ouvrage très facile. Un modèle d'enquête ethnographique et de monographie ethnique. Le second volume s'attache à restituer la figure, l'existence et la doctrine d'un sage musulman de la boucle du Niger. Véritable homme de Dieu, tolérant et pacifique, il est en butte aux contradictions et aux critiques. De telles biographies sont excellentes pour nous faire connaître les richesses religieuses et psychologiques de l'âme noire. Ne citons qu'un de ses aphorismes de valeur universelle : a La foi et la mécréance sont comme deux champs contigus. La prière marque leur limite. Celui qui prie est appelé fidèle, quel que soit le poids de ses péchés. Celui qui ne prie pas est infidèle, quelle que soit la sagesse de sa vie. » ■

A. RÉTIF.

École Française d'Athènes. —• Delphes. Photographies de Georges de Miré. Textes et notices de Pierre de La Coste Messelière, Membre de l'Institut. Avant-propos de Charles Picard, Membre de l'Institut. Hachette, 1957. Volume relié de 24 x 31 cm. 336 pages sur papier couché. 5 000 francs.

Le premier en date de tous les Instituts scientifiques étrangers en Grèce, l'École française d'Athènes (fondée il y a déjà plus de cent ans, 1846) s'est presque aussitôt occupée de Delphes. L'histoire des fouilles nous est ici racontée : l'achat et le déplacement du village qui s'était établi sur les ruines, les trouvailles, la remise en place, l'histoire même de Delphes sortant de terre en même temps que les monuments et les inscriptions. Les 280 reproductions photographiques ne séparent jamais les objets d'art de l'impressionnant paysage qui paraît les appeler et qu'elles scellent par une affirmation grandiose. L'impression de « musée. » a été ainsi évitée avec soin. Ce volume est lui-même un monument. Monument de science et de goût. Et d'autant plus précieux que, nous dit-on, l'autorisation accordée pour la photographie de Delphes ne sera plus jamais renouvelée.

André BLANCHET.


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LITTERATURE

L. LAURAND et A. LAURAS. — Manuel des Etudes grecques et latines. Tome I : Grèce. Édition entièrement refondue par A. Lauras. Picard. 1957, 659 pages.

Il y a deux ans, le Père Lauras présentait une édition entièrement refondue de la seconde partie du Manuel du Père Laurand, consacrée à la grammaire et littérature latines (Cf. Études, janvier 1950, p. 150). Le même travail de mise au point, patiemment poursuivi pour la première partie, aboutit aujourd'hui à sa réédition attendue. Et, par là, le disciple nous livre, sous un rajeunissement qui, sans l'altérer, la renouvelle, la totalité de l'oeuvre du maître. Le fascicule I (histoire et institutions) est pourvu de cartes, de notes épigraphiques et paléographiques, et d'un bon chapitre sur les connaissances scientifiques des Grecs. Les pages du fascicule III concernant la phonétique et la morphologie grecques ont été totalement refondues, en fonction des travaux parus depuis la rédaction du P. Laurand. Mais c'est surtout le fascicule II (littérature grecque) qui semble, au non-spécialiste que nous sommes, le plus heureusement remanié. La connaissance approfondie des auteurs qu'avait le P. Laurand continue à donner à ces pages une saveur humaniste de grand prix; mais, en même temps, de discrètes corrections, des additions précieuses, une refonte judicieuse de la bibliographie, les font profiter de l'énorme travail poursuivi depuis trente ans. Il faut signaler en particulier les chapitres qui traitent de la littérature grecque chrétienne : excellente introduction à la patristique, dont pourraient profiter les jeunes clercs, souvent en quêté d'une initiation en ce domaine. En feuilletant ces pages, où l'on entend encore la voix du maître incomparable que fut le P. Laurand, ses anciens élèves se rendent mieux compte de la somme d'expérience, de culture et de sagesse qu'il a su condenser dans son Manuel. Une telle oeuvre ne s'improvise pas; et son grand mérite est sans doute d'avoir été patinée par la longue patience d'années d'enseignement, où son auteur a accepté de consacrer son temps, son intelligence et son coeur

à la formation humaniste (dont il savait le prix et l'importance) de jeunes religieux. -. Henri HOLSTEIN.

Alan J. STEELE. •—• Three Centuries of French Verse. 1511-1819.

Edinburgh University Press, 1956.

Voici enfin- mie anthologie qui n'est pas un de ces livres d'humeur où ie choix des poèmes nous révèle seulement les ignorances, les mépris et les enthousiasmes d'un lecteur abusif. Le propos de M. Steele est à la fois historique et esthétique; rien d'essentiel ne manque à son tableau : on y retrouve les valeurs consacrées, on y découvre celles qu'ont restaurées la critique et l'histoire littéraire de ces dernières années. Précédée d'une dense introduction, où apparaît en plus d'un endroit l'influence de M. Georges Poulet, cette sélection poétique retient surtout l'intérêt pour les deux périodes où nous avons encore le plus à apprendre : l'âge baroque et le préromantisme. Certes, bien des travaux nous ont fait soupçonner la richesse de ces époques longtemps méconnues; mais la plupart des lecteurs ne pouvaient vérifier sur pièces des affirmations parfois trop péremptoires pour emporter la conviction. M. Steele nous offre quelques-unes de ces pièces nécessaires à la formation d'un jugement personnel. Il persuadera, je pense, qu'entre la fin de la Pléiade et Jean Racine, et de . Parny à Desbôrdes-Valmore, la poésie française ne fut pas ce désert dont se détournaient les anciens manuels. En revanche, la bienveillance et l'érudition de l'auteur ne raniment guère l'âge ingrat entre tous : de 1690 à Ï740 environ s'étend toujours cette « époque sans poésie » dont parlait Paul Hazard.

Marius-François GUYARD.

Henri BUSSON. — Le Rationalisme dans la Littérature française de la Renaissance (1533-1601). Nouvelle édition, revue et augmentée. Vrin, 1957. Gr. in-8°, 654 pages. 6.000 francs.

Lorsque ce livre a paru en première édition (1922), il a été accueilli comme un ouvrage capital pour l'histoire, du


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rationalisme moderne à ses origines. Sa réédition sera fort utile, encore qu'elle ne constitue pas une refonte et une mise au point complète de la thèse primitive. Quelques chapitres seulement ont été récrits et sérieusement remaniés. Signalons d'abord la « question préliminaire », q ii justifie à bon droit, contre les déclarations pcremptoires de .M. Lucien Febvre, l'existence d'un véritable rationalisme au siècle de la Renaissance. Les additions substantielles concernent surtout Bonaventure des Périers, Rabelais et Montaigne, ces trois auteurs ayant fait l'objet, depuis trente ans, d'études nouvelles et importantes. Nous sommes obligé d'avouer que les deux chapitres consacrés à Montaigne trahissent plutôt l'esprit polémique que le souci d'une enquête objective, M. Busson veut montrer que Montaigne n'est pas chrétien : c'était son droit, encore que la question reste obscure après tant de controverses. Point n'était besoin pour ce faire de pourfendre rageusement Molina, les Jésuites, Bremond et le P. Sclafert!

On peut regretter enfin que l'auteur n'ait pas cru nécessaire dé signaler dans sa bibliographie certains ouvrages essentiels parus depuis trente ans. Contentons-nous d'un seul exemple, car il faudrait dresser une liste : Le De arte dubitandi et confitendi de Sébastien Castellion, qui est un vrai manifeste de rationalisme, nous est encore donné comme inédit, alors que le texte latin a été publié en 1937 et une traduction française en 1953!

Joseph LECLER.

Henry POULAILLE. — Corneille sous le masque de Molière. Grasset. 1957. In-8°. 397 pages. 1.200 francs.

Que l'auteur des comédies de Molière soit en réalité Corneille, l'idée, on le sait, fut lancée par Pierre Louys,... qu'on ne prit pas au sérieux : Louys avait auparavant mystifié les . critiques avec ses Chansons de Bilitist Plus fort : Maurice Garçon soutint un jour que Molière avait prêté son nom à un écrivain qui ne pouvait décemment signer des comédies, lui qui s'appelait, de son vrai nom, Louis XIV. Canular énorme! Et qui fit long feu.

Le terrain est miné. Mais M. Henry Poulaille est intrépide. Pour prouver que Louys avait raison, il nous assène 400 pages et il nous menace de 2 000 autres si nous hésitons encore à confesser que le meilleur de Molière a été écrit par Corneille.

Certaines obscurités de la vie de Molière laissent évidemment le champ libre à toutes les suppositions. Et il faut reconnaître que quelques vers de Molière (en particulier dans Tartuffe) ont la frappe cornélienne. Mais comment ne pas penser à du mimétisme chez un acteur qui a joué tant de pièces de Corneille? En tout cas, relativement peu nombreux, ces quelques vers ne permettraient pas d'attribuer les comédies dans leur entier au grand tra- ■ gique.

Tout ce qu'on doit accorder à M. Poulaille, c'est que la collaboration entre les les deux auteurs, avouée pour Psy hé, & pu demeurer occulte pour d'autres ouvrages. Mais ne parlons pas de preuves : de toute façon très limitée, la collaboration ne pourra sans doute jamais être établie, — ni d'ailleurs exclue.

André BLANCHET.

Charles DU BOS. —• Journal VII (août 1931-octobre 1932). La Colombe, 1957. 192 pages. 700 francs.

Le Journal de Charles Du Bos est bien connu de nos lecteurs, auxquels nous avons présenté, un à un, les six premiers tomes. Nous voici parvenus à l'année 1931, « la plus importante » (Du Bos le remarque luimême) « au point de vue spirituel - », et celle où, en même temps, l'abondance des idées et des projets permet de parler d'un « printemps intellectuel ». La conversion date de quatre ans. Charlie s'est trouvé en trouvant Dieu. C'est d'un même mouvement qu'il s'enfonce en lui-même et qu'il pénètre dans la beauté incréée et créée. Le « moi » ne lui est nullement « haïssable », étant la demeure de Dieu et le milieu où il trouve réfractés les rayons divins. Et c'est bien pourquoi Du Bos croit devoir tant parler de lui-même. Pas un instant il ne s'oublie. On assisté, heure par heure et minute par minute, au flux sans coupure, aux mille remous d'une vie intérieure où tout fait événement. Tout est don, tout est donc noté, avec une minutie exultante. L'amour de soi est le contraire de l'amourpropre, quand il devient le point de jaillissement d'un perpétuel Magnificat. Dans cette partie du Journal, l'intérêt pour la littérature et pour l'art ne faiblit certes pas, mais nous le voyons de plus en plus dominé par une prière qui pénètre, imbibe, rafraîchit et unifie toutes les activités de l'homme et de l'écrivain.

André BLANCHET.


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Franz KAFKA. — Préparatifs de Noce à la campagne. Traduction Marthe Robert. Gallimard, 1957. Iri-8°, 398 pages. 900 francs.

Franz KAFKA. •—. Lettres à Milena. traduites de l'allemand par Alexandre Vialâtte. Gallimard, 1956. In-12, 278 pages. 590 francs.

Le premier de ces volumes nous donne différents essais retrouvés parmi les manuscrits de Kafka : ébauches de nouvelles, méditations, aphorismes, le tout éclairé par de précieuses et d'ailleurs indispensables notes de Max Brod. On trouve ici la fameuse Lettre au Père, laquelle, comme on le sait, n'a jamais été connue du destinataire, mais qui représente le plus douloureux, le plus significatif essai d'autobiographie que Kafka ait jamais entrepris.

Quant aux Lettres à Milena elles nous font connaître un Kafka amoureux, mais ici encore bien fidèle à. lui-même, car on Se demande si l'impossibilité de l'amour n'est pas ce qui l'attachait le plus à l'amour.

A. B.

Pol VANDROMME. — Robert Brasillach. L'homme et l'oeuvre. Pion, 1957. In-16 de 256 pages. 540 francs.

Les passions s'étant apaisées, on accueillera avec sympathie cette attachante biographie de Robert Brasillach. Elle est délibérément dénuée d'allusions politiques, et elle restitue dans sa pureté le visage de Brasillach : l'enfant heureux, le jeune homme généreux et tendre, doré des étincelles du génie, tel qu'il est apparu à ses amis et que, devant la mort, après des erreurs qui n'ont pas mis en cause sa loyauté, les admirables Poèmes de Fresnes nous l'avaient rendu. Pauvre cher Brasillach, que l'on peut aimer et admirer sans défendre ce qu'il servit! Car c'est l'inquiète jeunesse française des années 30 qui s'est reconnue en lui, avec ses illusions, ses égarements, son amour de la littérature et du cinéma, ses rêves et ses fidélités. L'oeuvre romanesque et critiqué de Brasillach survit à ces images effacées de la terre, et c'est le mérite de Pol Vandromme d'en prolonger les traces, même si parfois la biographie tourne à l'hagiographie.

X. TlLLIETTE.

Maurice MARTIN DU GARD. ■—• Les Mémorables I. Flammarion. 1957. In-8», 362 pages. 975 francs.

Comme chacun sait, M. Maurice Martin du Gard est un animal littéraire. Les souvenirs que voici nous le montrent partant chaque matin, le nez au vent, à la chasse de quelque notable des lettres, et tout à coup frétillant et transi parce qu'il a pu approcher Barrés ou Giraudoux, Cocteau ou M™e de Noaillcs, Montherlant, Larbaud, Radiguet ou Colette. Ou encore le cousin Roger. Devant Proust : « Je pensais, dit-il, à tous ceux qui eussent été aux anges à ma place. » Cela nous vaut nombre d'anecdotes, et une collection de ces portraits à la minute comme on en crayonne dans les foires et qui font une honnête concurrence à la photographie. Le fondateur des Nouvelles Littéraires a beaucoup vu au cours de tant de démarches et beaucoup retenu dans ces notes prises au jour le jour, brillantes, croustillantes et d'une consommation facile.

André BLANCHET.

G. A. ASTRE. ■— Thèmes et structures dans l'oeuvre de John Dos Passos.

Lettres modernes. 1956. 212 pages. 600 francs.

Ce livre n'est que la première partie d'un essai qui comprendra deux volumes. C'est dire que l'auteur a traité sérieusement son sujet, sujet qui d'ailleurs mérite cette attention. Malgré l'importance de l'écrivain parmi les « plus de cinquante ans », nous n'avions pas eu, jusqu'ici, d'étude approfondie, en français, sur Dos Passos. L'essai de M. Astre vient combler heureusement ce vide. S'avahçant pas à pas, 1'auteun selon la méthode classique, part des ancêtres de son romancier pour nous conduire jusqu'au premier roman majeur, ManhattanTransfcr. Avec l'étude des poèmes de Dos Passos, c'est cette oeuvre qui retient justement l'attention de M. Astre. On trouve dans cette monographie une sûre connaissance du sujet, des réflexions et des rapprochements d'une valeur indiscutable. Nous aimerions seulement que tout ceci soit exprimé en un style plus simple, plus dépouillé, et, en fin de compte, plus direct.

A. LAURAS.


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PEDAGOGIE

Max MARCHAND, — Hygiène affective de l'éducateur. Essai sur une éducation à base existentielle. —■ Préface de Louis Bourgey. Professeur à la Faculté des Lettres d'Alger. — Nouvelle Encyclopédie Pédagogique. Presses Universitaires, 1956. In-16, 133 pages.

Inspecteur de Renseignement primaire en Oranie, M. Max Marchand a soutenu deux thèses pour le doctorat sur Le Complexe pédagogique et didactique d'André Gide et Le couple de l'éducateur et de l'élève dans leurs relations concrètes. Cet ouvrage-ci prolonge la deuxième thèse. Partant de la notion du « couple de l'éducateur et de l'élève », et à la suite d'une enquête conduite personnellement, l'auteur étudie les types de couples éducatifs, selon que le maître adopte une attitude d'égoïsme et d'indifférence à l'enfant, ou de domination tendant à faire de l'enfant sa chose, ou de sympathie recherchant un échange, ou d'amour désintéressé mais qui implique renoncement à soi. Que cette dernière attitude soit la seule qui permette une véritable éducation, 11 [ n'a pas de peine à ia faire voir et comprendre. Aussi, cette hygiène affective est une morale. Écrit simplement, ce beau livre invite maîtres, et parents également, à une prise de conscience souvent nécessaire. Élever un enfant, c'est, en l'aimant pour lui-même et son bien, aider sa liberté à naître et grandir, sa personnalité à se trouver et s'épanouir.

Jean RIMAUD.

A. LÉON. •—■ Psychopédagogie de l'orientation prof essionnelle. NouyeHe encyclopédie pédagogique. P. U. F., 1957. 132 pages. 400 francs. Ce petit livre, dû à un Conseiller d'Orientation professionnelle de l'INOP, nous apporte une expérience réfléchie, judicieuse sur une question particulièrement actuelle. Après avoir traité de l'évolution des conceptions de l'orientation professionnelle en France, l'auteur traite du passage du choix professionnel à l'exercice du métier, expose les objectifs éducatifs et les formes pédagogiques de l'orientation professionnelle et apporte les résultats de quelques contrôles psycho-pédagogiques.

On appréciera le sens de la complexité et la largeur de vue avec lesquelles sont abordées ces questions. Les méthodes de la psychotechnique sont mentionnées, mais M. Léon montre très justement le péril qu'il peut y avoir à en faire un usage exclusif. Et il donne la plus grande importance à l'intervention éducative, montrant heureusement comment y doivent collaborer l'école et la famille.

F. R.

Jean-M. SUTTER, Agrégé de Neuropsychiatrie à la Faculté de Médecine d'Alger. :— Le Mensonge chez l'enfant. — Collection Paideïa, Presses Universitaires, 1956, In-16, 168 pages.

Sur un sujet rebattu, cet excellent petit livre ne vise pas à l'originalité et pourtant n'est pas banal'. Aux parents, car c'est à eux qu'il est adressé, il sera utile pour comprendre le mensonge, en distinguer les sortes, réfléchir à leur attitude en face des mensonges de l'enfant, adopter une attitude d'éducateurs. Les analyses psychologiques sont précises; les problèmes nettement posés. L'expérience clinique est traduite, sans abus de termes techniques, en langage accessible à tout homme cultivé. Mais d'ailleurs, si le mens'onge pathologique existe et s'il est utile |que les parents en soient avertis, ce n'est pas lui qui leur pose un constant et commun problème que ne peuvent résoudre que des éducateurs dignes de ce nom, sachant comprendre et aimant les enfants. Que l'auteur cependant me permette deux remarques ou plutôt deux questions. Plutôt que l'acceptation des conséquences prévues d'un acte, la responsabilité n'est-elle pas auto-détermination, et l'âge de raison celui où naît la liberté dont le sentiment de responsabilité est l'expression à la conscience personnelle? Faut-il parler de mensonges de politesse ou de charité et ne peut-on admettre que, l'usage étant la règle du langage, certaines façons de parler ne sont aucunement des mensonges?

Jean RIMAUD.


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REVUE DES LIVRES

ROMANS

Luc ESTANG. — L'Interrogatoire. Roman. Editions du Seuil. 1957. 270 pages.

Les lecteurs qui ont fidèlement - suivi Luc Estang vont être déconcertés : il ne nous avait pas habitués à cette objectivité dénudée et dénudante, à cette brutalité sèche qui se rapproche du style policier. Deux explications se présentent : ou bien Luc Estang a réellement, comme il l'assure, utilisé un dossier de police qui lui aurait été remis par un inconnu et dont il se serait borné à rectifier le français défectueux; ou bien, comme naguère Giono, l'auteur des Stigmates a changé sa manière.

Dans une Démocratie populaire (qui pourrait être la Pologne), un agent soviétique, Sigismond, est « interrogé » par le Parti. Et aussi bien il s'interroge lui-même, car le Parti n'arrête que des coupables. Coupable suis-je donc, se dit-il, mais en quoi? Le juge d'instruction est pour lui moins un adversaire qu'un allié qui l'aidera à lire « à livre ouvert » dans une conscience qui ne s'appartient pas. Désireux de se voir enfin objectivement, comme un simple objet conditionné par l'histoire, l'accusé ne redoute pas l'interrogatoire, înêmebrutal : il l'appelle. Pour faciliter la tâche du Juge, Sigismond, dans sa cellule, retrace, par écrit, les étapes de sa vie, à la recherche du moment où il a commencé à « dévier ». Et ces feuillets, utilisés au fur et à mesure par le Juge, et entre lesquels viennent s'insérer les procès-verbaux des séances d'interrogatoire, constituent précisément le dossier qui.nous est livré.

La lecture en est rendue malaisée par les perpétuels retours en arrière (comme dans les procès soviétiques); par le passage incessant du style direct au style indirect (c'est-à-dire d'une conscience qui se voit à la même conscience vue par un autre et pétrifiée en objet); par le fait, enfin, que l'accusé — ainsi fracturé, aliène et devenu comme étranger à lui-même — n'arrive plus à savoir, qui il est. Est-il Sigismond? ou Thaddée? Sigismond avait reçu du Parti la mission de s'infiltrer dans l'Église pour la marxiser de l'intérieur, et, pour ce faire, de prendre

l'identité d'un prêtre catholique, du nom de Thaddée, que l'on fait disparaître. Devenu secrétaire de l'ôvêque, puis vicaire capitulairc, le nouveau Thaddée a pu fonder, sans soulever trop d'alarmes, un mouvement progressiste. S'ils s'identifie aussi parfaitement au personnage qu'il a dû endosser, c'est, par pure obéissance au Parti. Mais voici que les gestes de la foi agissent sur lui, conformément à « la théorie du psychisme transformé par le comportement ». Et tandis que ses chrétiens" progressistes, qui jouent au marxisme, deviennent bel et bien marxistes, lui-même, qui joue à l'ëvêque catholique, finit par défendre les intérêts dé son Église contre la propagande du Parti. La rencontre d'un vraj prêtre, qui exerce son ministère occulte dans une échoppe de menuisier, achève de le troubler. C'est alors crue le Parti l'a arrêté. A temps, il l'avoue! Mais qui est coupable? Sigismond ou Thaddée? Et comment recoller les deux morceaux d'une personnalité dissociée par les soins du Parti lui-même?

Un tel récit ne saurait troubler que des lecteurs superficiels : vue par un marxiste, comment l'Église serait-elle décrite autrement que d'une façon caricaturale? Mais la force du roman réside précisément dans la rigoureuse probité de l'auteur, qui s'efface, qui laisse s'interroger une conscience entièrement marxisée, laquelle met elle-même le marxisme en question.

« Zola chrétien » : cette appellation aura fini par impatienter Luc Estang. Avec ce beau sujet, qui rappelle à la fois Dostoïewski et Kafka, il a su se renouveler d'une façon qui le rapproche de notre temps, et qu'on a plaisir à signaler.

André BLANCHET.

Chester HIMES. — La troisième génération, roman traduit de l'anglais par Y. Malartic. Collection Feux croisés. Pion, 1957. Un vol. Grd. in-12 de 336 pages.

Écrivain noir américain, Chester Himes n'a pas atteint à la notoriété d'un Richard Wright. Plus jeune que lui et, semble-t-il, moins maître de son art, il n'en demeure


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nas moins un témoin important de l'ac- \ tuclle génération des écrivains noirs des < États-Unis. Il a délaissé ici l'éternel pro- 1 blême des relations entre noirs et blancs et préféré se pencher sur l'étude de quelques < noirs, ou plus exactement d'une famille i de noirs. Trouvant son fondement dans i certaines prétentions raciales, l'orgueil- et l'ambition d'une mère vont être à la source de tous les malheurs : désunion dans son ménage, déchéance non seulement de son époux, excellent professeur d'un université noire bientôt acculé aux tâches les plus rebutantes, mais aussi de ses enfants, i la troisième génération » depuis l'émancipation des noirs. Cette liberté, acheté si chèrement par leurs grands-parents et qui avait paru ouvrir tous les espoirs à leurs parents, vont-ils, eux, s'en montrer indignes par leurs débordements et leurs excès? C'est un des aspects du problème posé par ce livre. Mais, grâce à Dieu, il ne s'agit pas là d'un roman à thèse, mais de la vivante description d'un milieu, d'une analyse psychologique d'autant plus émouvante que plus lucide. Bien qu'on puisse trouver parfois l'auteur peu pressé dans son récit, ce dernier le situe certainement parmi les écrivains de talent.

A. LAURAS.

Georges BORDONOVE. —■ Le bûcher. Julliard, 1957.

Avec Les armes à la main, Georges Bordonove s'orientait déjà vers la forme épique du roman. Le Bûcher apporté en plénitude l'épanouissement de ses dons. Le drame de l'hérésie cathare y prend un relief poignant, dansl'imbroglio des passions quis'y sont affrontées et qui furentloin d'être uniquement religieuses. Minerve, dont la défense et la capitulation font le sujet de cette épopée, fut un bastion de l'indépendance du pays d'Oc. Face aux hommes du Nord, dont la cupidité faisait bloc avec la foi, en réaction aussi contre l'ingérance temporelle confondue avec le pouvoir spirituel de l'Eglise, l'orgueil et la fierté de l'Albigeois pactisaient avec l'hérésie. Guilliem, seigneur dé Minerve,, abritait la secte des « parfaits » plus par libéralisme Que par conviction. Il ne se fit pas faute de lui enlever sa fleur la plus exquise, abusivement envoûtée. Ainsi, le conflit de l'amour se mêle au combat de la Foi : amour idéal et courtois, dans sa .tendance née de la Chevalerie, capiteux et charnel, dans sa racine, assez pour rejeter Esclarmonde,

par remords et dégoût, par un sursaut de l'amour de Dieu, si mal entendu qu'il fût, sur le bûcher des hérétiques.

Nous savons par tant de récits de guerre et d'oppression que l'horreur est éloquente. Georges Bordonove a su l'élever à un niveau d'art et de grandeur, l'envelopper de la poésie complice du paysage, des saisons, de la montagne. Il a gardé, dans l'usage d'une langue semi-moyennâgeuse, un équilibre difficile.

N'étaient la silhouette si noble et si sage d'un Croisé Templier, comme aussi les outrances des « Parfaits », on pourrait regretter que, tout de même, Minerve entraînât la plus vive part de nos sympathies. Mais qui, de nos jours, voudrait soutenir la cause des bûchers, et la rendre solidaire du triomphe de la Sainte Eglise? Le. terrible coeur des hommes et des femmes suffit à donner sa couleur authentique à ce drame de la Croix.

Hedwige LOUIS-CIIEVUILLON.

Vincent BROME. — L'histoire de Pat O'Leary, trad. fr. de A. Argela et M. Jullian. Coll. Visages de l'aventure. Amiot-Dumont. 1957. Un volume in-8° de 246 pages sous reliure pleine toile.

Comme tant d'autres aventures vécues, l'histoire de ce médecin belge, engagé dans la Résistance au titre de Canadien français officier de la marine britannique, et « travaillant » en France sous les noms les plus . divers pour être, finalement, arrêté par la Gestapo, torturé affreusement, envoyé enfin à Dachau où les Américains viendront le libérer, — cette histoire est à la fois passionnante et déchirante. Les faits parlent d'eux-mêmes. Aussi est-il dommage que le récit qui nous en est donné soit gâté tantôt par une maladroite (et inutile) recherche de l'effet, tantôt par un injustifiable manque de suite dans la narration. A. LAURAS.

s Michelle LORRAINE. — L'Écolier. Roman. —■ Editions du Seuil, 1956. ' 124 pages.

» Pourquoi ce titre? le livre fermé, on se

i le demande encore. Profitant de ce que ses parents ont dû partir pour quelques jours

r et le laisser seul, un petit garçon de dix ans,

:1 décide de s'embarquer pour l'Ile verte qui,

a vue de sa maison, sur la côte, représente

a l'univers mystérieux à explorer. Sagement,

î, il reviendra à temps pour n'inquiéter pas


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REVUE DES LIVRES

son père et sa mère. Ce voyage n'est ni l'évasion ni la fugue des traités de psychopédagogie. Le petit bonhomme sait bien ce qu'il fait et conduit son aventure avec beaucoup de réflexion. Mais au fait quel âge a-t-il? Tantôt dix, parfois moins de dix ans, souvent plus. Il est juste assez vraisemblable pour que. le livre se lise comme mie aventure d'enfant, celle peutêtre, on se le demande, que l'auteur aurait rêvé de vivre, à l'âge de son héros, et qu'il nous conte pour se consoler de ne l'avoir que rêvée.

Jean RIMAUD.

Gil BTJHET. —■ Pierrot à la belle croche. Roman. — Julliard, 1956. Un vol. 20 x 15, 297 pages.

Aimez-vous les jeunes adolescents, enfants encore qui ne veulent plus l'être, naturels et spontanés, ne faisant pas toilette, n'émondant pas leur langage? Les croyez-vous capables de conduire une aventure difficile avec bonne humeur, courage et sérieux? Étes-vous capables d'entrer dans le jeu qu'ils jouent comme les grandes personnes jouent le leur? Étesvous indulgent pour un curé qui aime plonger en pleine eau, une bonne soeur qui tient tête aux autorités, un « Monsieur le Comte » gardant fière allure dans un château menaçant ruine, un maire retors sous des allures bon enfant...? Êtes-vous prêts à comprendre le crime d'un innocent? Alors, . ouvrez et lisez. Peu d'histoires d'enfants ont cette vérité. Et ce roman de sympathie et de bonne humeur vous reposera de tant d'autres, si profonds qu'ils oublient d'être des contes. Mais si vos enfants ont tendance à mal parler, il sera prudent de ne pas le leur donner à lire. S'ils le lisent sans permission, il n'y aura pas grand mal.

Jean RIMAUD.

Maurice TOESCA. — Rêveries d'un pêcheur solitaire. (Le chant du Ruisseau) Albin Michel. 1957. 192 pages.- avec 12 planches hors texte. 480 francs.

De Jean-Jacques Rousseau qui le hante visiblement, Maurice Toesca a surtout hérité la candeur. L'écriture fluide, un peu désuète, de ce poète égaré à notre époque ne manque pas de séduction. Lui qui avoue « s'être laissé prendre au jeu des ville's » redécouvre chaque année le a charme » de la nature, et « les poses naturelles de l'homme primitif ». Un pêcheur en l'occurrence;

l'occurrence; qui goûte, avec un brin de honte « un plaisir comparable à celui du torero >, Il nous convie à entendre, troublant le « chant intérieur» d'un ruisseau auvergnat, (peut-être aussi « l'écho » de son âme à lui) le « cri d'effroi » de la truite capturée, ou les colères d'une Nature constamment tracassée. Cette symphonie lui donne la précieuse o illusion d'être aussi loin que possible de la mort ». Gratifiés d'aussi sympathiques confidences, comment avouer ce que nous espérions avant la fin de ce livre délassant : une petite aventure haletante, une pêche tant soit peu mouvementée... Mais c'est un regret bien mesquin. Madeleine DE CALÀN.

Suzanne GIRAUD. .— Le visage entrevu. Roman. Pion. 1957. 253 pages.

D'une parfaite correction morale, et d'une facture classique, ce roman est une fine étude de psychologie féminine. Michel et Marianne ont grandi côte à côte, amis d'enfance, qui se retrouvent à chaque vacances dans la propriété familiale des bords du Rhône. Et la mère de Michel est un peu, également, la mère de Marianne orpheline. Un grand amour pour Michel s'éveille au coeur de Marianne, cependant que Michel persiste à la regarder comme une sympathique et discrète camarade, sans plus. Durant ses études de droit, il rencontre Isabelle; de suite, une passion réciproque s'éveille. Le mariage de Michel et d'Isabelle est fixé à la fin de septembre 1939; sans s'en douter, les deux fiancés brisent le coeur de la timide Marianne. La guerre bouleverse ces beaux projets : Michel ne rentrera de captivité que pour apprendre la mort présumée d'Isabelle, au camp de, Ravensbruck; au retour des déportés, nul ne l'a revue... Cédant aux instances de sa mère, Miclîel, après deux ans, épouse Marianne. Mais l'ombre d'Isabelle — que Marianne a cru entrevoir, et qui, peut-être, est encore vivante •—• demeurera présente, empoissonnant le bonheur de la jeune femme d'une inquiétude teintée de jalousie, Le roman analyse avec finesse la souffrance sourde, lancinante, de celle qui, dans la fidélité loyale de son époux, sent constamment la présence séparante du premier amour. Michel, brillant avocat, s'absorbe dans ses dossiers; Marianne demeure au logis, avec sa tristesse. Et les dernières lignes du roman laissent ouverte la question angoissante : Isabelle, ne va-t-elle pas, soudain, apparaître? H. HOLSTEIN.


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André KEDROS. — Le lit de Procuste. Roman. Julliard. 1957.

André Kedros, qui est grec, écrit notre laii"ue avec force et liberté. A-t-il voulu montrer l'ordre dit « bourgeois » sous l'aspect d'un lit de Procuste, où sont mutilés tous ceux qui ne cadrent pas avec ses dimensions? Cela paraît être son dessein, je le crois cependant trop vrai romancier, trop près de la vie et sensible à son ampleur spontanée, pour le faire dépendre essena licitement d'une perspective politique. La famille ouvrière dont il crée l'histoire ne connaît en fin de compte que des échecs. Mais si la société en est pour une part responsable, le plus grand nombre relève de la seule faiblesse humaine et des pièges de l'espoir, plutôt que du désespoir. Qu'un homme du peuple,- devenu riche minotier, soit victime du complot de ses concurrents, rejeté par sa belle famille à cause de son humble extraction, trahi par la justice de son pays, c'est un malheur un peu trop concerté. Mais il y a aussi le brave garçon qui hait le mal qu'il fait en trompant sa fiancée avec une enjôleuse, il y a l'épousé adultère en qui brûle un pur amour pour son mari prisonnier, il y a le vieil usurier qui rêve d'une tendresse auptès de son lit de mort, toutes choses qui accusent plutôt la grande pitié de la nature humaine blessée, que les méfaits d'une organisation sociale,-

Si l'époux communiste de Sophie sort de prison, dans l'intégrité de sa résistance, pour entrer au Pai'lement, c'est une réussite qui a sans nul doute la faveur du romancier; mais le vrai triomphe n'est-il pas plutôt ce pardon de l'homme déçu dans son amour, et qui retrouve cet amour en pardonnant?

Le sens humain d'André Kedros fait qu'il se reconquiert contre les étroitesses de son idéologie. C'est cette tension qui définit à la fois 'intérêt vivant et les limites de son livre.

Hedwige LOUIS-CHEVRILLON.

Mary NORTON. —- Les chapardeurs. Traduit de l'anglais par Anne Green. Pion, 1957. In-12, 254 pages.

Un livre exquis, délicieusement traduit par la soeur de Julien Green, Anne Green qui nous a donné, en anglais, un si charmant' récit de ses enfances américaines et parisiennes. C'est un rêve. qui s'apparente à Alice in Wonderland, ou à l'Herbe magique d'Élizabeth Goudge. On nous y conte

l'histoire d'un petit monde de lutins domestiques qui hantent les maisons et « empruntent » à leur usage mille objets à leur dimension. Avec eux font amitié un gros garçon de neuf ans et une vieille lady en son lit qui aime bien, un peu trop, le madère de première qualité. II nous font pénétrer dans un monde magique, aussi vrai que le nôtre, et ils nous font voir l'univers avec des yeux tout neufs, des yeux d'enfants capables du merveilleux. Robert ROUQUETTE.

Catherine BUSSIÈRES. — Comme une . Epée. Julliard. 1957. In-16 Jésus. 240 pages. 690 francs.

Nicole- est une jeune personne intelligente, avide d'hommages masculins et fort ambitieuse. Elle « clame, bien haut son athéisme », mais comme elle « n'a pas de route », elle ne sait pas reconnaître en elle » l'angoisse originelle du sens de la vie ». Dans ses' aventures d'étudiante lyonnaise, elle ne cherche qu'à « échapper à sa peau ». Lorsque Jacques lui demande de consacrer définitivement leur liaison, elle est prise de panique, le quitte brusquement et part pour Paris où elle se jette dans un érotisme raffiné. Mais un jour, elle retrouve Jacques fiancé, et la constatation de son propre dépit la met en rage. Reprendre cet homme ne suffit pas. Elle va le tuer, puisqu'il s'est fait aimer d'elle. Ce crime, « pur et froid comme une épée », elle ne saura pourtant l'accomplir. Nouvelle « dame aux camélias », elle s'enfuira, ayant trouvé dans l'amour la force de se sacrifier.

Ce premier roman inégalement habile, au style lâche, est assez captivant. Il reste féminin jusque dans ses audaces impudiques, enlisé à tel point dans la sensualité que la noblesse du sentiment final nous convainc difficilement.

Madeleine de CALAN.

Juliette DIDIER. — Les Colchiques d'automne. Pion. 1957. In-16. 252 pages.

. Simple pochade sentimentale et enjouée sur le thème : nous étions cinq soeurs à marier, toutes cinq amoureuses du même garçon. Viviblement inspiré de souvenirs d'enfance, l'ouvrage, romanesque à souhait, manque de vigueur dans ses analyses psychologiques de l'amour et de la jalousie. Mais il a tout le charme, toute la fraîcheur de la jeunesse et respire une parfaite santé morale,

Etienne. CELTER.


TABLE DES MATIÈRES

■'«Se.

Jean DANIÉLOU Défense du pratiquant 3

Jean ONIMUS Folantin, Salavin, Roquehtin U

Jean RIMAUD Les Petites Filles Modèles ont cent ans 32

Charles COUTURIER Typhons sur la Chine (1) 42

Chroniques

Jean-Marie LE BLOND ... Consacrer l'effort humain 58

Cyril A. ZEBOT Lumières sur le communisme :Djilas. 69

Pierre RONDOT Les Ismaïliens et l'islamisation de

l'Afrique 79

Louis CHAIGNE Eusèbe de Bremond d'Ars, poète de

l'homme glorifié par Dieu 82

Louis BARJON Les Prix littéraires 88

Eugène TESSON Réanimation et casuistique ... 96

Robert ROUQUETTE ' La vie religieuse 99

A dualités

Un théologien catholique devant Karl Barth. •*- Le Coran et l'a Bible. — Deux espèces de tueurs? — Arts et artistes d'Extrême-Orient à Paris. — Le Congrès international de musique juive. — C. E. R. E. C 112

Les Livres

Questions religieuses : H. RONDET ; Encycliques, messages, et discours des Papes; Mgr S. DELACROIX; Mgr E. BLANCHET; G. BRILLET; F. CHARMOT; P. BLANCHARD ; M. MURRAY .'....' 124

Philosophie : H. ARVON; J. R. OPPENHEIMER; J. GUITTON; J. F. REVEL.. 127

Histoire et biographies : Esquisse historique de l'Ordre de Giteaux; E. SALIN: Les archives secrètes de la Wilhelmstrasse ; P. VARILLON ; Aspects de la propagande religieuse ; A. do TOCQUEVILLE; S. M. d'ERCEViLLE; R. LIMOUZIN-LAMOTHE; J. LEFLON; L. SCHICK; WEYGAND ; R. MALCOR; J. DECOUX; J. LAROCHE; J. GUÉHENNO 129

Géographie : E. GUIDETTI; H. ISSELIN; A. DESIO; L. LACHENAL; R. H. LEENHARDT; M. GRIAULE; G. BALANDIER; G. CONDOMINAS; A. HAMPATE BA et M. CARDAIRE ; Delphes , 134

Littérature : L. LAURAND et A. LAURAS; A. J. STEELE; H. BUSSON; H. POULAILLE; Gh. Du Bos; F. KAFKA; P. VANDROMME; M. MARTIN DU GARD; G. A. ASTRE ; 136

Pédagogie : M. MARCHAND ; A. LÉON ; J. M. SUTTER 139

Romans : L. ESTANG; G. HIMES; G. BORDONOVE; V. BROME; M. LORRAINE; G. BUHET; M. TOESCA; S. GIRAUD; A. KEDROS; M. MORTON; G. BUSSIÈRES; J. DIDIER , ... 140

Le Directeur gérant : J.-M. LE BLOND, imp. FIBMIN-DIDOT, Mesnil-sur-rBstrée(Eure) [>au»i letcai l'r irimest.lv 1958. N° d'éditeur : 169


LE MESSAGE DE TsfOEL DU PAPE

LE CHRÉTIEN DEVANT LE DÉSORDRE DU MONDE

Cette année encore, le message de Noël de Pie XII a été accueilli avec respect dans le monde entier. Comme toujours, c'est principalement aux applications immédiates et temporelles de ce discours que la presse a attaché son attention. Ces applications, en ce discours, découlaient d'une théologie de l'histoire dont la profondeur a échappé à la plupart des commentateurs. Il faut reconnaître que ce message était plus difficile d'accès que les textes analogues du Pape régnant, Plus qu'un discours de circonstance c'est en effet une synthèse qu'il faut relire à loisir et méditer. On voudrait, ici, pour aider à cette méditation, dégager librement les lignes maîtresses de ce document.

Plus que jamais, avec une angoisse qui croît de jour en jour, nous sentons que le monde est faussé. Les progrès prométhéens de la technique engendrent, à la mesure ou démesure de ces progrès, une menace contre l'équilibre des personnes, contre la paix du monde, contre la civilisation, voire contre l'existence même de notre petite planète. Nous ne pouvons guère définir ce que devraient être l'ordre et l'harmonie du monde physique, du moi et de l'histoire. Nous ne prétendons pas que les siècles passés aient été, beaucoup plus que le nôtre, une réussite de l'ordre et de l'harmonie. Mais plus que nos pères, nous « réalisons » que le cosmos, la personne humaine, l'histoire sont, par nous, livrés au désordre. Corrélativement, nous prenons conscience d'une situation paradoxale qui nous déchire : d'une part, nous nous sentons l'impérieux devoir de remédier à ce désordre de la création; d'autre part, nous sommes de; plus en plus incapables d'y remédier.

Faut-il donc nous abîmer dans un désespoir impuissant et nous résigner à l'absurde? Non, car le christianisme, mais le

ÉTUDES, février 1958. CGXCVI. — 6


146 ROBERT ROUQUETTE

christianisme seul, apporte une solution aux problèmes angoissants que nous pose le désordre du mondé ; ce qui, soit dit en passant, est la marque éclatante de la divinité du message chrétien.

L'Ancien et le Nouveau Testament, toute la tradition de l'Eglise nous apprennent que le monde, l'homme, le mouvement de l'histoire sont l'oeuvre du Dieu créateur, lui-même harmonie et unité suprêmes. La triple création est à sa ressemblance; elle porte sa marque. La seule considération de l'activité de l'esprit humain, capable d'unifier le monde objectif de la connaissance, suffit à nous révéler l'ordre et l'harmonie virtuelles du cosmos et de l'humanité : il y a correspondance préétablie entre la faculté unificatrice de l'esprit et la structure objective de l'univers unifiable. On pourrait ajouter que les hypothèses évolutionnistes, si elles sont exactes, montreraient que tout se passe comme si était à l'oeuvre, dans l'univers, une force spirituelle, inventrice d'ordre et d'harmonie. L'homme, image de Dieu Esprit et Créateur, participant par sa liberté à la puissance de Dieu, est naturellement capable d'ordre et d'harmonie.

En même temps, il n'apparaît que trop, à l'expérience, que nous sommes, en fait, individuellement et collectivement, incapables de ce dont nous sommes capables en principe. Peut-être, déjà, à cause des limites mêmes de notre être fini, sûrement à cause de la blessure infligée à la nature par le péché originel, sans cesse, dans nos vies individuelles et dans l'histoire, dominent désordre et absurdité. '

Il faut donc que, dans son amour et sa fidélité, Dieu intervienne, de sa Toute-Puissance, pour rétablir son dessein d'ordre et d'harmonie. C'est le mystère de l'Incarnation, dont le cycle liturgique, par sa récurrence, à chaque Noël, nous rappelle l'éternelle permanence sous la fuite du temps. Ce mystère du Verbe de Dieu s'anéantissant en condition d'homme nous montre que Dieu ne désespère pas de sa création matérielle et spirituelle. Aussi bien, l'Incarnation du Verbe Eternel introduit une relation nouvelle entre Dieu et la triple création, cosmique, personnelle et historique, une en sa trinité. Nouvelle cette relation? Entendons-nous : elle n'est pas une négation de la relation naturelle de la création à


LE MESSAGE DE NOËL DU PAPE 147

Dieu, mais un achèvement et un dépassement de l'ordre naturel : voici que, désormais, par l'Incarnation, le principe transcendant de l'ordre et de l'unité de la création est présent dans la réalité physique du monde, dans la solidarité humaine, dans le mouvement temporel de l'histoire. C'est parce que nous croyons à la présence de cette infinie puissance d'amour, de paix et d'harmonie du Dieu Incarné dans notre humanité que nous vivons dans l'espérance qui est la prise de possession de l'histoire par la foi; c'est-à-dire que nous croyons, malgré toute apparence contraire, que, par sa présence incarnée dans le monde, Dieu mène le cosmos, chacune de nos vies solidaires de la sienne, l'histoire où il s'insère souverainement, vers la perfection de la paix, de l'ordre et de l'harmonie, dans la cité divine, au-delà du temps.

Mais, le Pape le rappelle avec insistance, notre espérance ne se situe pas seulement au-delà du temps : elle pénètre et assume le temps présent. Sans doute, la nature blessée par le péché, restaurée dans le Christ, rendue à l'ordre surnaturel, reste incapable de jamais établir sur terre un paradis humain de définitive harmonie intérieure et extérieure. Mais nous avons la possibilité et le devoir de tendre, dès maintenant, dans la durée successive et l'histoire concrète, vers la cité éternelle de l'ordre, de la justice et de la paix. Nous sommes rendus capables, par le Christ, non pas de réaliser, mais de viser et de préformer la Jérusalem céleste,, En d'autres termes, nous avons la vocation, le devoir et, partant, la possibilité naturelle et surnaturelle de faire une oeuvre civilisatrice :

La naissance, écrit Pie XII, fût-elle douloureuse et lente d'une vie nouvelle, d'une humanité en constant progrès dans l'ordre et l'harmonie, est le but assigné par Dieu à l'histoire, post Christum natum, et tous les fils de Dieu rendus à la. liberté devront y contribuer activement.

Le Pape réprouve, donc, tout abstentionnisme, tout spiritualisme désincarné, et aussi un archéologisme qui voudrait «revenir à la prétendue modestie d'aspirations des Catacombes ». C'est dans la collaboration avec « tous ceux qui sont vraiment capables de contribuer à l'ordre du monde » que Pie XII engage les catholiques à travailler ainsi à la


148 ROBERT ROUQUETTE

construction d'un monde plus conforme au dessein de Dieu.

L'ordre et l'harmonie divines dans le monde, dit le Pape, doivent être le principal point d'appui non seulement des chrétiens, mais de tous les hommes de bonne volonté, en vue du bien commun; leur conservation et leur développement doivent être la loi suprême qui préside aux grandes rencontres entre les hommes. Si l'humanité d'aujourd'hui ne s'accorde pas sur le respect absolu de cette loi, c'està-dire sur le respect absolu de l'ordre et de l'harmonie universelles dans le monde, il serait difficile de prévoir le sort qui attendrait les nations.

Le Pontife applique ces hauts principes aux problèmes de l'utilisation de l'énergie atomique, de l'accumulation des armes nucléaires, de la paix internationale :

, La loi divine.de l'harmonie du monde, conclut-il, impose strictement à tous les gouvernements ^obligation d'empêcher la guerre par des institutions internationales capables de placer les armements. sous une surveillance efficace, d'effrayer, par la solidarité entre les nations qui veulent la paix, celui qui voudrait la guerre.

Il est frappant que, des horizons politiques les plus divers, des hommes qui n'étaient guère capables de comprendre les fondements profonds de ces conclusions, les aient spontanément approuvées en y reconnaissant, d'instinct, la seule vérité salutaire qui soit dans notre monde cassé. Est-il, dans l'univers, une autre voix, capable de s'imposer ainsi avec l'autorité irrésistible de la vérité?

Robert ROUQUETTE.


LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE DU CHARBON ET DE L'ACIER

APRES CINQ ANS

Dans quelques jours, le 9 février, après cinq ans d'exercice, se terminera la période transitoire du traité qui instituait la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier (C.E.GA.).

Très sagement, pour prévenir des perturbations économiques ou sociales, les dispositions du traité prévoyaient, en effet, une série d'étapes et d'assouplissements avant son application intégrale. C'est ainsi que la suppression des frontières douanières, commencée dès le 10 février 1953 pour le charbon, le minerai et la ferraille, ne se fit que le 1" mai 1953 pour l'acier ordinaire et le 1" août 1954 pour les aciers spéciaux. De même, il fallut attendre l'accord du 21 janvier 1955 entre la France et l'Allemagne pour mettre fin aux majorations de tarifs appliquées au passage des frontières : encore est-il que, selon les termes -de-cette convention, les « tarifs directs » 1 furent mis en vigueur en trois paliers successifs, séparés par un intervalle d'une année. Les productions italiennes d'acier et de coke furent autorisées à conserver une protection douanière provisoire. Les mines belges et italiennes ont aussi bénéficié de certaines subventions. Enfin, ce n'est que tout récemment que disparurent les dernières discriminations de tarifs, qui naguère faussaient la concurrence en permettant à un Etat de favoriser, par une bonification spéciale, certaines entreprises 2.

On se souvient de l'émotion générale en Europe, lorsque, le 9 mai 1950, retentit la fameuse déclaration de Robert Schu1.

Schu1. tarif ferroviaire comprend un terme fixe (frais de mise en route cl d'arrivée), une taxe kilométrique et un coefficient de dégressivité suivant la distance. Jadis, une «rupture de charge», fictive, multipliait le terme fixe avec tout passage de frontières2.

frontières2. pratique courante des « doubles prix » permettait, par exemple, à l'Allemagne de vendre son coke moins cher sur son territoire qu'à l'étran(!«'; à la France, de même, pour son minerai de fer,:exporté en Belgique ou en Allemagne.


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mail, alors ministre des Affaires étrangères : il n'est guère de Français qui, alors, n'ait éprouvé quelque fierté de cette initiative imprévisible, dont les conséquences allaient bouleverser l'Europe.

C'est le signe de la paix qu'elle évoquait dans son préambule : paix mondiale, qui « ne saurait être sauvegardée sans efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent»; paix entre la France et l'Allemagne surtout, par « l'élimination de leur opposition séculaire», la liquidation définitive de leur antagonisme dramatique.

Mais, à rencontre de toute formule imprécise ou inefficace, c'est « sur un point limité mais décisif » qu'était portée l'action : la mise en commun des productions de charbon et d'acier, sous une Autorité commune 1. « L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d'abord une solidarité de fait. » Cette mise en commun impliquait, notamment, l'affranchissement de tout droit de douane et la suppression de taïufs différentiels pour la circulation du charbon et de l'acier entre les pays adhérents.

Très habilement, dans une éloquence sobre mais prenante, la Déclaration s'adressait à des sentiments profonds et soulevait des espoirs généreux, faisant appel à une mystique : non seulement le rétablissement de relations pacifiques entre les adversaires d'hier, mais l'annulation absolue de toute cause de conflit mutuel, — la marche vers une Fédération européenne, « indispensable à la préservation de la paix », — la collaboration de l'Europe dans une de ses missions essentielles, « le développement du continent africain », et, plus généralement, pour le service du monde entier 2.

Ainsi, une médiation économique était mobilisée au service d'un idéal de fraternité internationale, de solidarité interra1.

interra1. (Organisation européenne de Coopération économique) a favorisé les contacts entre les économies nationales; mais, privée d'autorité, elle est impuissante à promouvoir une politique commune. De plus, elle a eu l'illusion de penser que la libération progressive des contingents produirait automatiquement le retour au libre-échange et à la convertibilité : les Etats restent maîtres des droits de douane.

2. « Cette production sera offerte à l'ensemble du monde, sans distinction ni exclusion, pour contribuer au relèvement du niveau de vie et au progrès des oeuvres de paix. » (Déclaration.)


LA. COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE DU CHARBON ET DE L'ACIER 151

ciale; la fusion des intérêts introduisait « le ferment d'une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes».

Le point capital pour la réalisation de cet objectif était la création d'une institution, de * caractère supranational, responsable de la nouvelle communauté et dotée des pouvoirs nécessaires à ses fins : la Haute Autorité 1. Disposant d'un pouvoir, à la fois souverain et déterminé par des règles, celle-ci, comme toute autorité, devait exercer un rôle de coordination et d'harmonisation, de contrôle et d'arbitrage. Il lui revenait, en particulier, de prendre toutes les mesures voulues pour moderniser la production, en promouvoir la quantité et la qualité, d'établir un plan d'investissements et de veiller au fonctionnement régulier de la concurrence entre les Etats et les entreprises.

Ce dernier point comportait l'exclusion des organismes, . tels que les cartels et ententes, qui pourraient viser des pratiques restrictives et des profits élevés, en se répartissant et en exploitant des marchés nationaux. Le traité, qui suivit la Déclaration, devait aussi interdire les concentrations qui donneraient à une Société une position dominante sur les autres.

Ainsi se dégageraient progressivement « les conditions assurant spontanément la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé ». C'est à tous, indistinctement, notamment aux travailleurs, que profiterait la production : la Haute Autorité était spécialement chargée de promouvoir les conditions qui permettent d'égaliser, dans le progrès, leurs conditions de vie.

Moins de six semaines après la Déclaration, s'ouvrait la Conférence chargée d'élaborer le traité entre les six pays ayant accepté de participer à la Communauté; quelques mois plus tard (18 avril 1951), il était signé à Paris. Après la nomination des membres de la Haute Autorité, et sous la prési1.

prési1. des institutions simplement internationales (Société des Nations, Organisation des Nations Unies, Organisation européenne de Coopération économique, Conseil de l'Europe) a montré l'insuffisance des techniques de simple coopération intergouvernementale. En cas d'accord collectif, la coopération va de soi; mais, dès qu'une difficulté survient, le veto «l'un Etat bloque le système.


152 EMILE RIDEAU

dence de M. Jean Monnet, dont l'influence avait été décisive, les nouvelles institutions commençaient à fonctionner (25 juilet 1952) \

Iutile de raconter cette histoire, à la fois modeste et vigoureuse, faite de décisions et d'interventions, au sein de la Communauté, mais aussi dans ses relations extérieures avec les Etats 2. Ces actes ne faisaient que représenter un organisme vivant, dont la jeunesse allait s'épanouir et le développement s'affirmer. Désormais, pour la production de deux matières de base, dont le revenu annuel est d'environ 7 milliards de dollars (2.500 milliards de francs), les six pays unissent leurs efforts, dans une émulation tendue mais loyale.

Si, dans tel ou tel milieu, le traité avait suscité oppositions ou scepticisme, il avait, dans l'ensemble, été accueilli avec faveur par l'opinion publique. Le décompte des voix dans les divers Parlements d'Europe indique seulement 632 opposants sur 1.659 votants; encore ces adversaires comprenaient-ils surtout des communistes.

C'est que, loin de pouvoir être considéré comme une fantaisie politique ou un projet partisan, il apparaissait comme une véritable nécessité vitale. La situation créée à l'Europe par les conséquences de deux guerres successives, par une crise économique sans précédent et par la gigantesque croissance des Etats-Unis et de l'Union Soviétique, condamnait le maintien des structures où elle vivait : le cloisonnement des

1. On n'ignore pas qu'elles comprennent une Haute Autorité (qui, dotée de pouvoirs étendus, en. est pratiquement l'exécutif permanent), un Conseil (où les Etats sont représentés par un ministre), une Assemblée commune (composée de délégués des Parlements), une Cour de justice, un Comité consultatif (composé de représentants des milieux professionnels et des syndicats).

2. Signalons le prélèvement régulier, mais variable dans son taux, sur les industries dé la Communauté-: il sert, notamment, à constituer un fonds de garantie pour les emprunts. Une décision historique de la Cour de Justice annula, sur recours introduits par l'Italie et la France, une décision de la Haute Autorité qui avait cru pouvoir assouplir les barèmes' sidérurgiques par une marge de -+- 2.5 %.


LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE DU CHARBON ET DE L'ACIER 153

économies nationales, le désordre des concurrences, le malaise social résultant de la stagnation productive, ne pouvaient manquer d'accélérer son déclin jusqu'à la ruine et à la servitude. Pour stopper la décadence, pour remonter la pente, une seule voie : celle de l'union économique, prélude à l'union politique.

L'exigence d'une communauté de marché était inscrite dans la nature même de la technique moderne, dont la production massive implique un débouché à sa mesure : une grande usine d'automobiles, un train continu de laminoirs, une fabrique de lampes de radio..., doivent absolument pouvoir écouler leurs produits, sous peine de périr. Or, le marché européen multiplie par 4 environ le débouché national des Etats européens, en l'étendant à près de 170 millions d'hommes, chiffre égal à la population des Etats-Unis et proche de celle de l'Union Soviétique. Ce raisonnement, qui vaut pour toute production de masse, s'appliquait d'abord éminemment aux industries du charbon et de l'acier.

Il ne faut pas se dissimuler pourtant les difficultés qui durent être surmontées par les bénéficiaires mêmes de la Communauté. L'opposition, notamment, de la sidérurgie française fut vive, car elle devait renoncer à une part de son indépendance, consentir à des contraintes et des disciplines institutionnelles et surtout abandonner les avantages immédiats d'une protection douanière qu'elle avait.sollicitée, pour entrer dans un régime austère de concurrence. Il faut admirer le courage avec lequel elle fit face à une situation qui l'obligeait à une rupture avec ses habitudes. Elle se livra à un immense effort de rénovation et de réorganisation, dont le point le plus marquant fut la concentration de certaines entreprises, mais aussi l'affectation d'investissements importants au développement et à la modernisation de la production. Cet effort magnifique a porté ses fruits, puisque, quoique distancée par la sidérurgie allemande, la sidérurgie française (sans la Sarre) a produit,en 1957,14.100.000 tonnes d'acier, soit une augmentation de 27 % par rapport à 1952 et du double par,rapport à 1938. Aujourd'hui, tout en regimbant encore parfois, c*est loyalement qu'elle collabore aux institutions de

la C.E.C.A. et accepte l'arbitrage de la Haute Autorité.


154 EMILE RIDEAU

Aussi bien n?est-elle pas sans avoir largement profité du traité. Elle est assurée, en particulier, de pouvoir compter sur les livraisons régulières de coke de la Ruhr, dont, en dépit du grand effort des Houillères du Bassin lorrain pour fournir du coke « métallurgique », elle a un besoin absolul. Or, en période de haute conjoncture, comme c'est le cas depuis 1954, l'Allemagne manque elle-même de charbon et est obligée, au prix fort, d'en acheter aux Etats-Unis. Cette certitude d'un approvisionnement constant, en un produit essentiel, compense le regret de voir une notable partie de la ferraille française achetée par la sidérurgie italienne, qui elle-même ne peut se passer de ce produit. Au reste, la Haute Autorité a pallié le déficit actuel général de ferraille, en organisant son importation à partir des Etats-Unis. Cette heureuse décision prévient la hausse des prix qui aurait résulté entre concurrents européens, au grand dommage de tous : nouvel exemple des bienfaits d'une autorité commune.

* *

Sans qu'on veuille ici abuser des statistiques, il faut maintenant présenter ici quelques résultats positifs de la C.E.C.A.

Les plus spectaculaires sont offerts par les chiffres de production sidérurgique : entre 1952 et 1957, et malgré une récession importante en 1953, celle-ci s'est accrue de 43 %, dépassant l'accroissement des Etats-Unis (37 %) et celui de la Grande-Bretagne (30 %). Or, signe d'amélioration notable de la productivité, cet accroissement a été obtenu avec un nombre de travailleurs pratiquement inchangé. Heureuse gagnante, après être partie de très bas, c'est l'Italie qui vient en tête de ce progrès, suivie par l'Allemagne.

De même, la consommation a profité d'échanges plus intenses, multipliés par 2,6 pour l'acier, par 1,5 pour le minerai de fer et par 1,4 pour lé charbon. Ces échanges ont

1, Dans quelques années, la canalisation de la Moselle fera baisser de 85 % le transport du charbon rhénan vers la Lorraine, do 60 % celui de l'acier lorrain vers Rotterdam, de 43 % celui du minerai lorrain Vers l'Allemagne.


LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE DU CHARBON ET DE L'ACIER 155

été moins coûteux, en raison des «tarifs directs» et de la suppression des discriminations. Ils ont été plus rationnels aussi, puisque, par exemple, les charbons lorrains trouvent preneurs en Allemagne du Sud, les tôles de notre Sollac sont utilisées par Volkswagen et que le charbon allemand d'Aixla-Chapele s'exporte en Hollande 1.

Mais c'est de l'ordre psychologique et social que relèvent les résultats les plus intéressants de la Communauté. Amorti jadis dans le cadre des protections douanières artificielles et des autarcies nationales, l'esprit d'entreprise s'est réveillé au bénéfice du bien commun. Anarchique et déloyale, la concurrence a dû se plier à des règles de moralité commerciale : interdiction du dumping, des ententes malthusiennes, respect des prix et barèmes publiés2... Une juridiction souveraine s'impose aux Etats comme aux entreprises et les empêche de se faire justice eux-mêmes, arbitre leurs différends : responsable elle-même devant plusieurs instances, une autorité supranationale s'affirme au-dessus des intérêts particuliers. Comment ne pas voir là un progrès décisif sur le passé, une moralisation effective de la vie économique 3?

Or, cette autorité ne se contente pas de faire respecter les règles du traité : conformément à sa mission, sans contredire aux initiatives valables ni intervenir dans la gestion courante des entreprises, elle prend en mains la responsabilité générale de là production par une politique engagée vers l'avenir. Elle cherché à aboutir à une répartition plus rationnelle des activités. Elle favorise les investissements, en servant de banque aux entreprises, à des taux intéressants; elle encourage la recherche technique. Elle s'efforce aussi d'orienter les investissements vers le bien commun : dans ce but, depuis le 1" septembre 1955, les entreprises sont obligées de déclarer

1. Pour plus de détails, on consultera : Euratom, Marché commun, C.E.C.A. Bilan, espoirs et risques, par Emile Rideau (Ed. ouvrières, 1957).

2. Relevons; comme un facteur hautement favorable, cette exigence de vérité dans lés rapports économiques, à rencontre de tant de pratiques de dissimulation, de mensonge et de fraude; mais il fallait sans doute qu'une « structure s> vînt permettre et soutenir les efforts individuels. Plus 1 généralement, l'immense bienfait de la Communauté est de lumière et de renseignement : l'unanimité est faite sur la valeur de son information.

3. A côté de ses interventions officielles, l'action de la Haute Autorité s'exerce par son influence même et par ses contacts personnels auprès des gouvernements et des entreprises.


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leurs projets ; en retour, après examen d'experts* un avis leur est communiqué, dont elles sont libres de tenir compte ou non. Il est, d'ailleurs, remarquable que, d'elles-mêmes, et grâce à ces échanges réciproques, les entreprises commencent à adapter leurs investissements aux besoins généraux : depuis un an, elles en consacrent davantage à la production de fonte, moins aux. laminés. De plus, la Haute Autorité commence à définir ses objectifs à long terme et les moyens pour y parvenir.

En matière sociale, pour la première fois dans l'histoire, le principe a été posé que l'industrie est globalement responsable des conséquences humaines du progrès technique et de la rationalisation : les fermetures ou les transformations d'entreprises ne doivent pas nuire à la continuité de l'emploi ni créer du chômage 1. Un fonds collectif de réadaptation a permis de prendre, pour cela, des mesures effectives, qui intéressent 20.000 ouvriers. L'exemple le plus notable est la réadaptation en cours à la Compagnie des Ateliers et Forges de la Loire, à la suite d'une fusion de Sociétés et de mesures de regroupement et de modernisation. Aucun licenciement de personnel n'est intervenu et n'interviendra; une partie des ouvriers suit des stages de formation professionnelle; les syndicats ouvriers sont associés à la mise au point et au contrôle des opérations. La Haute Autorité prend à sa charge, à part égale avec le gouvernement français, la moitié du coût de réadaptation des travailleurs (300 millions de francs). De même, en 1955 et 1956, elle a contribué pour moitié aux dépenses entraînées par une réduction d'activité aux Forges d'Hennebont. Des entreprises italiennes et allemandes ont bénéficié de secours analogues.

Un double programme d'environ 35.000 logements ouvriers est en réalisation, financé par un crédit de plus de 50 millions de dollars, et sera bientôt terminé 2.

1. Un problème délicat est celui des transferts de personnel ouvrier dans d'autres régions; toujours douloureux, il est parfois inévitable. De plus:, la sclérose de la main-d'céùvre est parfois anormale. Oh n'ignore pas que la Haute Autorité a favorisé le transfert de mineurs des Bassins houillers du Centre-Midi vers le Bassin de Lorraine '• ce transfert n'a pu toucher, en 1955, que 560 travailleurs. Depuis lors, en raison d'une reprise de l'activité des charbonnages 1, il est pratiquement arrêté.

2. Il est curieux de remarquer que cette expérience a montré la quasiéquivalence du coût de construction en France et en Allemagne.


LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE DU CHARBON ET DE L'ACIER 157

Quant aux salaires, depuis l'ouverture de la Communauté, ils ont haussé davantage pour les travailleurs du charbon et de l'acier que pour ceux; des industries de transformation : si une conjoncture de plein emploi y a contribué, la Communauté n'y est pas étrangère en stimulant la production et la productivité. Or, conformément à la Déclaration Schuman, cette hausse s'est opérée dans le sens d'une égalisation vers le haut : la documentation, fournie par la Haute Autorité, a incité les syndicats à revendiquer la généralisation des progrès enregistrés dans telle ou telle région *.

Enfin, encore insuffisant, un grand effort a été fait, sous la stimulation de la C.E.C.A., pour la prévention des accidents de travail et la lutte contre la silicose : celle-ci résiste encore à la thérapeutique, mais sa prévention technique et médicale se développe.

Le succès de la G.E.C.A. s'est manifesté, sur le plan international, par un intérêt croissant, à son égard, de la part des autres pays. Le cas le plus remarquable est celui de la Grande-Bretagne qui, après quelque hésitation ou quelque scepticisme, a fini, non seulement par envoyer une délégation à Luxembourg, mais par conclure avec la Haute Autorité un accord, établissant une institution commune : le Conseil d'association. Les deux parties se sont engagées à une collaboration pour les échanges de charbon et d'acier. D'autres pays, tels que la Suisse et l'Autriche, ont conclu aussi des accords avec la Communauté, concernant notamment le transit des marchandises sur leur territoire en « tarif direct ».

En regard de ces résultats positifs, il est juste de signaler un certain nombre de déficits de l'institution.

C'est un reproche gratuit que d'évoquer sa responsabilité dans la reconstitution des trusts allemands : il ne s'agit pas des cartels de vente, dont on reconnaît que la Haute Autorité a combattu l'existence ou réglementé l'activité, mais de certaines concentrations industrielles de la Ruhr. Or, si la

1. Les confédérations syndicales internationales qui collaborent avec la C.E.C.A. comprennent les syndicats libres (C.I.S.L.) et les syndicats chrétiens (C.I.S.C.) : elles comptent les 3/4 des syndiqués des six pays de la Communauté. Grâce à leurs bureaux de liaison de Luxembourg et aux multiples réunions de travail en commun, une stratégie syndicale européenne commence à se dessiner dans les industries du charbon et de l'acier.


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France y est particulièrement sensible en raison de la personnalité de leurs directeurs, la C.E.C.A. n'est habilitée, aux termes du traité, à en empêcher la formation que si elles se transformaient en monopole pratique. Et il faut reconnaître qu'elles sont parfois exigées par les nécessités de la modernisation. A travers des tâtonnements et des décisions de jurisprudence, un optimum de concentration se cherche actuellement, qui se situe aux alentours de 2 millions de tonnes d'acier annuelles; mais aucun critère ne peut être définitif. Le point capital est que -toute nouvelle concentration doit être soumise à l'autorisation de la Haute Autorité et dépend d'une appréciation, indépendante de l'initiative qui l'a provoquée.

Par contre, si la C.E.C.A. a favorisé la stabilisation des prix, elle n'a pas entièrement réussi à empêcher leur hausse, surtout pour le'charbon. Il n'était pas possible de résister à la pression d'une conjoncture exceptionnelle; il n'était peutêtre pas souhaitable de continuer à faire financer par les contribuables le déficit des houillères, ni de réduire,les possibilités de développement des productions.

La production du charbon est, en effet, nettement insuffisante et n'a augmenté que de 4 % entre 1952 et 1957 : ce déficit, qui risque d'être permanent en face de besoins croissants d'énergie, est un grave problème et impose une politique d'importations coûteuses.

Quant à la production d'acier, son expansion même est endessous des besoins : l'Union Soviétique ne tardera pas à rej oindre, sur ce point, la C.E.C.A. et à la dépasser. De plus, en dépit d'un notable accroissement des investissements pour la production de fonte, cette production, nécessaire à celle de l'acier, demeure en-dessous de l'idéal désirable, et le déficit oblige à des achats onéreux de ferraille aux Etats-Unis.

Enfin, si prometteur qu'il soit, l'effort social de la C.E.C.A. n'a pas encore réussi à en faire une communauté pleinement humaine. Le cas des migrants, dont beaucoup sont italiens, demeure douloureux et les conséquences de leur déracinement les atteignent sur le plan psychologique et -moral '. Un

1. On consultera les Actes du Congrès de l'Institut international catholique de recherches socio-ecclésiales (Luxembourg, 5-8 janvier 1957).


LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE DU CHARBON ET DE L'ACIER 159

malaise social, provenant de bien des causes, pèse encore sur l'ensemble des travailleurs du charbon et de l'acier et, en particulier, la profession de mineur tend à être délaissée, au grand détriment de la production K La CECA, ne peut ici que favoriser latéralement tout effort pour transformer le climat social, les conditions de travail et les structures des entreprises 2.

On peut espérer que l'avenir remédiera peu à peu à ces déficits, sur lesquels se porte l'attention de la Haute Autorité. Par une action progressive, mais efficace, elle s'efforce tout à la fois vers une production accrue et un mieux-être humain. C'est ainsi que depuis le 1" septembre 1957, moyennant certaines conditions pour son octroi, une carte de travail permet à tout travailleur du charbon et de l'acier d'exercer librement son métier dans chacun des six pays 3. De même, le 1er janvier dernier, une convention est entrée en vigueur, accordant aux migrants, dans le pays d'emploi, les avantages sociaux qui leur sont reconnus dans leur pays d'origine.

Remarquablement dirigée par l'autorité successive de ses premiers présidents, MM. Jean Monnet et René Mayer, l'administration de là C.E.C.A. présente à l'observateur l'aspect d'une équipe de travail, encore à taille humaine, d'environ 800 membres, visiblement unis dans un esprit de collaboration, une foi enthousiaste et un dévouement total au service de l'oeuvre à laquelle ils sont attachés. Recrutés par concours et originaires de tous les pays adhérents, ils s'intègrent avec fierté dans la communauté de travail et ont conscience d'être

1. La revalorisation de la profession de mineur obligera d'abord à une modernisation accrue du travail du fond, de telle sorte que le mineur « artisanal » et manuel d'autrefois disparaisse au profit de l'ouvrier d'industrie, capable de conduire ou d'entretenir des machines (ajusteur, électricien...). A rencontre d'une opinion publique, qui croit à tort que le charbon' va être délaissé (alors qu'il entre dans tout objet de consommation courante et qu'il sera toujours nécessaire), il faudra aussi donner au mineur une situation nettement privilégiée : s'il est indispensable, il faut accepter de le payer.

2. Il faut bien dire que, malgré l'expérience de la cogestion en Allemagne et celle des comités d'entreprises en France, l'intégration du travailleur à l'entreprise est encore à peine amorcée. Au terme de la période transitoire, l'attitude des syndicats « libres » apparaît favorable à la C.E.C.A., avec le souhait, assez général, d'une extension de ses pouvoirs. Mais l'absence de la C.G.T,, au sein du Comité consultatif, fausse la représentation du monde ouvrier.

3. Un accord, sur le plan de 1'O.E.C.E. (1959), n'avait pu aboutir qu'à un laux infime de déplacement (0,5 %).


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employés à une oeuvre exaltante : sans renoncer à leur préférence affective envers leur patrie d'origine, ils savent qu'il leur faut désormais se consacrer à une réalisation collective, qui dépasse les intérêts de leurs pays respectifs. Les tensions inévitables entre ces fonctionnaires de l'Europe se sont, jusqu'ici, résolues dans une amitié réciproque et une volonté d'entente et de concessions. La petite communauté de Luxembourg figure et réalise, en miniature, la figure idéale de la nouvelle Europe : il y a là une sorte de grâce et presque de miracle 1.

A cette unanimité concourt la création, extrêmement intéressante, d'un Collège européen pour les enfants des fonctionnaires de la C.E.C.A., résidant à Luxembourg. Cette création, à laquelle s'intéressent de près les six ministres de l'Education nationale, a dû résoudre bien des problèmes et, notamment, l'harmonisation des programmes et des méthodes d'enseignement. La fin des études est sanctionnée par un examen, qui ouvre la porte de toutes les Universités européennes. Créée par une action collective, cette Ecole offre un remarquable exemple de coopération sur le plan culturel et universitaire; : aucun des participants n'a à consentir de renoncement, sur le plan linguistique, pédagogique et spirituel. Chaque enfant y reçoit davantage que n'apporte son propre pays, puisqu'il bénéficie de l'apport conjugué des diverses cultures.

* * *

C'est donc sans abus, et en toute objectivité, que l'on peut voir dans la C.E.C.A. un grand succès humain, une expérience qui réconforte dans une époque dramatique. Favorisée par les circonstances, elle a surgi comme une nécessité; et ce fut le grand mérite de Jean Monnet et de Robert Schuman que d'avoir discerné le point de maturité des événements, puis

1. Il faudrait ici décrire l'atmosphère de cette petite capitale du GrandDuché : sérieuse, traditionnelle, accueillante, opulente et confortable, et qui participe à la fois du monde/ germanique et franco-belge... Sans problèmes aussi : on garde encore le souvenir ému d'une grève de quelques heures, il y a plus de trente ans.


LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE DU CHARBON ET DE L'ACIER 161

d'avoir avec patience incarné le projet initial dans une institution. Depuis lors, la Communauté s'est affirmée par son mouvement même et vérifiée par ses résultats 1. Actuellement insérée au plus profond des nations européennes, on ne concevrait pas qu'elle pût disparaître. Bien plus, elle appelait un dépassement, dans le «marché commun» généralisé qui vient de naître et dont elle fut le banc d'essai : elle a prouvé qu'il était possible, sans bouleversements économiques ou sociaux, de renoncer à des barrières factices pour mettre en commun le commerce de produits essentiels, sous une règle communément acceptée, dans la réciprocité pacifique des échanges.

L'histoire dira, un jour, la prodigieuse novation que constitue, à rencontre d'un libéralisme anarchique et contredit par le dirigisme autarcique qu'il exigeait illusoirement pour survivre, cette communauté qui sauve la liberté des entreprises au sein d'un cadre institutionnel.

Rien de plus conforme aux grands principes chrétiens, souvent exprimés et précisés par les Souverains Pontifes : non seulement pour la réconciliation et la paix internationales, mais pour l'harmonisation de la concurrence par des structures corporatives.

Mais, loin de se satisfaire du présent, la Communauté du Charbon et de l'Acier, et maintenant la Communauté économique européenne, sont en flèche vers l'avenir : comme l'affirmait la Déclaration Schuman, elles se considèrent comme les premières assises d'une Fédération européenne. Allusion à une communauté politique, où la communauté économique doit s'achever, sous des formes, d'ailleurs, imprévisibles 2. Comme on le sait, c'est aussi le désir de S. S.

1. Difficiles d'accès aux demandes venues d'Europe, les banques de NewYork ont souscrit (1957), en quelques jours, un emprunt de 35 millions de dollars, émis par la Haute Autorité : signe de « reconnaissance »,..

2. Cette communauté politique, qui prendra la responsabilité d'un bien commun plus universel et plus spirituel que l'économie, préviendra le danger que peut offrir un organisme, dont la mission première est l'expansion économique et le relèvement du niveau de vie. Sans doute, la C.E.C.A. n oublie-t-elle pas que l'efficacité matérielle est au service d'objectifs sociaux, mais, pas plus que les nouvelles institutions du Marché commun, die ne peut couvrir toute l'amplitude des aspirations humaines, et le risque de toute organisation technique est de faire oublier la primauté du spirituel. Il est dommage que les différents traités européens n'aient pas suffi-


162 EMILE RIDEAU

Pie XII « que lès grandes nations du continent européen, à la longue histoire toute chargée de gloire et de puissance, sachent faire abstraction de leur grandeur" d'autrefois pour s'aligner sur une unité politique et économique supérieure » x.

Parfois tenté de critique amère ou d'évasion, parfois enlisé dans des souvenirs stériles ou mystifié par des irréalismes, lé chrétien doit se considérer comme le premier responsable de cet avenir, qui, en faisant éclater tant d'étroitesses, s'accorde si bien avec son idéal d'universalisme et de communion. Le bilan sommaire qu'il vient de lire lui rappelle seulement qu'une grande oeuvre se réalise près de lui et que, sans être un idéal absolu, l'Europe se construit : les élites qui l'élaborent comptent sur lui pour prolonger leur oeuvre.

Emile RIDEAU.

samment affirmé cette primauté, ni posé nettement que l'homme était la fin de l'économie.

1. Allocution aux membres des délégations du second congrès international de l'Union européenne des Fédéralistes (11 novembre 1948). A plusieurs reprises, au cours de l'année 1957, notamment dans un important discours adressé à une délégation de l'Assemblée de la C.E.C.A. (4 novembre), le Pape est revenu sur l'unification de l'Europe (cf. Etudes, décembre 1957).


LES SERVICES COMMERCIAUX DE L'AGRICULTURE 1

La margarine, les eaux minérales : voilà deux aliments dont la consommation s'est accrue de façon spectaculaire depuis quelques années. Dans notre pays, chatouilleux sur sa réputation gastronomique, et qui remporte de par le inonde l'Oscar de la consommation du vin, cette évolution ne prouve-t-elle pas l'efficacité des méthodes commerciales? Ce succès réveille les associations agricoles, qui se lancent à leur tour dans des campagnes publicitaires. A propos du beurre, on évoque successivement le prestige, les traditions, la gourmandise; on parle du coup de fouet donné par le sucre, de la santé promise par les oranges. Bien entendu, cette action s'opère sur une échelle modeste, avec des budgets publicitaires plus faibles que ceux des grandes marques françaises, et à plus forte raison des campagnes américaines : les associations agricoles françaises sacrifient à la propagande en faveur du beurre une somme de 60 millions, soit 1,50 franc par habitant; c'est bien peu à côté du budget d'une grande marque de margarine, qui y affecte l'équivalent de 15 francs par tête, et encore moins auprès des 100 francs Gaillard — que les producteurs de lait de Rochester (Etat de New York) consacrent pour vanter leur produit à chaque consommateur ! ^

Cette activité est-elle vraiment utile au pays? De nombreux agriculteurs en doutent, qui considèrent un peu la publicité comme un mal nécessaire, où ils sont entraînés contre leur gré : « Nous avons, disent-ils en substance, l'impression de nous trouver dans une foule, au passage d'un défilé; lorsqu'un imbécile, au premier rang, se lève sur la

1. Ces notes s'inspirent d'un ouvrage sur l'agriculture commerciale américaine, qui traite à la fois des initiatives privées et de l'intervention de l'Etat dans le domaine dès marchés: H. de PARCY. L'agriculteur à là wnquête de son marché : expériences américaines. Préface de Robert BURON. Bibliothèque de la Recherche Sociale. Editions Spes, Paris, 1958.


164 HENRI DE FARCY

pointe des pieds, tout le monde doit en faire autant, sans profit pour personne.» En réalité, le problème ne consiste pas uniquement à hurler avec les autres et, si possible, plus fort qu'eux. Le succès de la margarine ou des eaux minérales dépend de bien d'autres éléments que de la publicité : besoin de boissons hygiéniques et non alcoolisées, désirs d'économiser, etc.. Le mérite des firmes qui les vendent est d'avoir su se glisser dans un courant, plus que d'avoir forcé la main des acheteurs. En cela, d'ailleurs, elles ne font qu'imiter les entreprises industrielles les plus vivantes, qui utilisent leurs services commerciaux pour s'informer de l'état des marchés et des désirs des consommateurs. L'agriculture n'a-t-elle pas à entrer, elle aussi, dans cette voie?

Pour tenter de répondre à cette question, nous proposerons d'abord quelques réflexions sur l'opportunité de ces services commerciaux. Dans une seconde partie, à titre d'exemple, nous rechercherons leur rôle dans la patrie par excellence du commerce, les Etats-Unis.

* *

« A quoi bon nous charger d'une activité à laquelle nous ne sommes pas adaptés? Aux agriculteurs de produire, et de produire bien. Aux commerçants de vendre. » Tel est le raisonnement de bon nombre d'agriculteurs, plus ingénieurs que commerçants, plus producteurs que vendeurs, reprenant à leur insu l'attitude de leurs ancêtres qui croyaient déroger en s'adonnant au commerce.

Ils peuvent d'ailleurs s'appuyer sur la tradition, rappeler qu'après tout la réputation gastronomique de la France s'est fort bien accommodée des formes classiques de la distribution. Avec toute leur prudence paysanne, ils craignent vaguement les conséquences de l'union entre l'agriculture et le commerce, et ont peur que ce mariage de Mercure et de Cérès ne donne le jour à quelque monstre informe...

Parfaitement légitime autrefois, cette attitude paraît maintenant dépassée, car elle néglige un fait nouveau, massif; l'énorme variété de produits qui caractérise aussi bien la


LES SERVICES COMMERCIAUX DE L'AGRICULTURE 165

production que là consommation, et qui change radicalement les structures des marchés agricoles. L'abondance et la diversité des produits vendus par les magasins d'alimentation l'atteste, manifestant par là — sans faire oublier certaines injustices sociales — la prospérité croissante des pays occidentaux 1.

La multiplicité des produits offerts, coïncidant avec l'aisance des acheteurs, réagit évidemment sur le fonctionnement de notre système économique, qui restait fondé sur l'action un peu mécanique des prix. Dans un régime de pénurie relative, il n'était pas difficile de prévoir les réactions du pauvre qui s'enrichissait : une fois achetés quelques rubans et quelques colifichets, on allait à l'essentiel : «Ils furent heureux et mangèrent du pain toute leur vie », dit une ancienne version russe du Chat Botté, offrant aux paysans d'Europe Orientale un univers de bonheur à la portée de leur imagination. Mais nos illustrés pour enfants présentent à l'imagination de leurs lecteurs des félicités terrestres qui dépassent de beaucoup le stade du pain, même beurré et, qui plus est, varient d'après les goûts de chacun.

D'où la question : comment se détermine le choix de ces divers produits? Les raisons d'ordre économique perdent de leur importance : la hausse et la baisse des prix paraissent déjà moins efficaces qu'autrefois pour modifier le volume de la consommation française. Le choix s'opère davantage d'après des motifs non économiques : commodité d'achat, facilité d'utilisation du produit, traditions familiales, ou -— ce qui devient plus fréquent — meilleure connaissance des qualités du produit et de ses divers modes d'emploi. A l'action automatique des variations de prix se substitue peu à peu une action psychologique d'information et d'action commerciale.

Nos circuits commerciaux avaient su s'adapter à la distribution de produits traditionnels, drainés de régions bien

1. Dans une enquête récente de l'Institut Français d'Opinion Publique, on a interrogé les Français de moins de trente ans en leur demandant ce dont ils se sentaient privés. Tous les groupes sociaux, unanimement, ont mis la nourriture au dernier rang de ce qui leur manquait : après les distractions, les moyens de transports, les appareils ménagers. Nous sommes loin de ce petit Chinois, interrogé sur ses: souhaits de-Noël : «Pour Noël? Je voudrais bien, ce jour-là, manger à ma faim. »


166 HENRI DE FARCY

déterminées vers des clientèles aux goûts relativement stables. Ils paraissent moins préparés à cette nouvelle tâche, Sans doute, les théoriciens font-ils figurer dans les attributs du commerce la fonction dite d'information qui alerte l'acheteur sur les possibilités des vendeurs et renseigne ces derniers sur les désirs de leurs clients. Mais pour s'appliquer au kaléidoscope des produits nouveaux, cette charge demande des efforts surhumains, et, pourrions-nous dire, anormalement altruistes. Les commerçants en alimentation sont assurés d'un chiffre d'affaires relativement constant. Le développement des ventes d'un produit nouveau paraît évidemment de toute première importance pour les producteurs, et même pour les consommateurs (au moins lorsque cette venté correspond à un besoin!). Mais il ne présente pas toujours le même intérêt pour le détaillant, car il se traduit souvent par une substitution à l'intérieur de ses ventes habituelles et non par une élévation de son chiffre d'affaires. Faut-il donc s'étonner de la tiédeur de beaucoup d'intermédiaires?

Devant ces déficiences, on songe parfois à remplacer le commerce par de nouveaux organes de distribution. Certains doctrinaires rêvent au moment où les coopératives agricoles tendront la main aux coopératives de consommation, scellant ainsi l'union de l'ouvrier et du paysan. La réalité est autre, et les institutions coopératives actuelles ne disposent guère des cadres voulus pour étendre massivement leur activité! Il paraît plus sage de demander aux agriculteurs, non de remplacer le commerce, mais de ranimer; cette conception est parfaitement exprimée par un économiste rural des Etats-Unis, disant : « Nous n'avons pas l'intention de remplacer le commerce dans la vente au consommateur. Mais personne ne remplacera l'agriculteur — ou les associations qui le représentent — lorsqu'il s'agit de vendre aux vendeurs. » Cette réflexion fait d'ailleurs écho à la solution des industriels qui, sans chercher à se construire un circuit commercial complet, et à bouter dehors grossistes et détaillants, visent seulement à les stimuler, en les obligeant par exemple à vendre des produits que leur réclament les consommateurs, alertés par la publicité. La logique invite donc l'agriculteur à compléter ses ser-


LES SERVICES COMMERCIAUX DE L'AGRICULTURE 167

vices de production par des «services commerciaux». Pour appuyer cette logique, et quitter le stade des voeux pieux, nous avons la chance d'avoir aussi la leçon des faits.

* *

Délaissant ici les réalisations non négligeables tentées par les associations françaises les plus vivantes, nous rechercherons les applications massives de cette méthode aux EtatsUnis. Les pratiques de pression commerciale que l'on traduit par le mot «promotion des ventes» trouvent en Amérique une audience à laquelle nous ne sommes pas encore habitués 1. Bien plus, elles n'ont pas résolu tout le problème rural, et elles se doublent de complexes organisations du marché. Aussi faut-il étudier l'exemple américain, non pour nous en inspirer de but en blanc, mais pour réfléchir, à sa lumière, sur les lois de l'activité commerciale.

Sans prétendre exposer l'ensemble dû problème, nous nous bornerons à aborder trois des manifestations les plus neuves de cette activité commerciale : rechercher ce que le consommateur désire, par les techniques d'études du marché; le lui présenter, ce qui est le domaine de l'action sur le produit; lui faire savoir ce qu'on lui propose, enfin, par la publicité et les relations publiques.

Les études de marché.

Il y a quelques années, Ronald Gatty, étudiant à l'Université Gornell, lavait la vaisselle dans un restaurant. Le propriétaire, entrant dans la cuisine, demanda à la cantonnade : « Alors, vous l'avez trouvé bon, mon steack? » Très simplement, l'étudiant lui dit : «Je regrette, mais, vous savez, il y en a de meilleurs, et moins chers, chez un tel et un tel. » On imagine facilement ce qu'aurait répondu tel ou tel Chef de

1. On connaît la boutade; qui traduit bien le réalisme américain : «La vérité? L'Italien la possède, l'Espagnol la défend, l'Allemand la complique, "Anglais ne s'en soucie pas, le Français la cherche, et l'Américain... la

commercialise, »


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notre connaissance : «Mon ami, si vous n'êtes pas content...» L'hôtelier américain a eu une autre réaction: «Très intéressant, ce que vous dites. Si vous le voulez, je vais désormais vous payer vos repas dans les divers restaurants de la ville. En échange, vous me ferez un rapport sur la nourriture, le service, les prix. »

Probablement à son insu, ce restaurateur venait de tenter la démarche fondamentale de l'étude du marché, en acceptant de compléter son jugement personnel par celui d'un homme intelligent, capable de lui présenter une vue plus objective de la situation.

Particulièrement nécessaire aux Etats-Unis où les goûts et les situations changent rapidement, cette attitude d'esprit est-elle hors de propos en France? On y plante de nouveaux vergers sans avoir recherché si le consommateur répondra à cet accroissement de production; on inaugure silos, abattoirs et laiteries dont la rentabilité reste discutée. Nous sommes bien proches ici de l'attitude de l'officier de cavalerie d'autrefois qui, à la question : « Où allez-vous? » répondait : «Je ne sais pas, mais j'y cours. » Sans nier radicalement le bienfondé de ces innovations, nous serions plus rassurés si elles avaient été précédées d'études plus poussées.

Cette carence paraît d'autant plus impardonnable que les techniques de recherche commencent à devenir d'usage courant. On sait que les firmes industrielles les utilisent largement en France. Aux Etats-Unis, non content de les adopter pour orienter la politique des grandes entreprises, on les applique même aux détails les plus minuscules de la vie pratique. Dans le bureau d'une petite agence de San Francisco, je note qu'on y mène de front une enquête pour savoir si le label : « Grand'Mère l'Oie » s'adapte bien à une marque de pommes de terre en « chips », une autre pour déterminer la clientèle d'un viticulteur produisant un des meilleurs « Burgundy » de la Californie, une autre encore pour préciser l'argument publicitaire le meilleur pour une nouvelle formule de lait concentré. Pendant ce temps, le directeur luimême conseille un jeune ménage de photographes désireux de s'installer dans une ville en croissance économique, et guide le directoire des Eglises luthériennes dans les achats


LES SERVICES COMMERCIAUX DE L'AGRICULTURE 169

de biens fonciers, où l'on construira, dans vingt ans, des lieux de culte.

Les méthodes, qui doivent évidemment se recouper, sont infiniment variées. Dans certains cas, établissement de statistiques ou d'études de conjoncture extrêmement poussées; ailleurs, analyse de documents ou relevés d'annuaires; parfois, enquête ou expérimentation auprès des consommateurs; souvent même, analyse psychologique ne se contentant pas de rechercher ce que préfère l'interviewé, mais pourquoi il le préfère, ce qui permet de modifier l'argumentation publicitaire.

Sans doute, ne faut-il pas demander aux techniques d'études du marché plus qu'elles ne peuvent donner. On ne peut compter sur elles pour suppléer au jugement commercial avisé qui détermine finalement les orientations, ou, pour employer l'expression de Pie XII au Congrès de la Distribulion Alimentaire en 1956, au « risque calculé » qu'il faut savoir prendre. Mais l'étude du marché montre du moins les avantages et les inconvénients des diverses options, et son emploi paraît donc désormais indispensable, tant pour définir la clientèle qui convient à un produit donné, que pour rechercher les produits adaptés à un milieu déterminé.

La présentation du produit.

« La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne. » Certains commerçants ont parfois, avec cynisme, pris cette expression à la lettre, en présentant le même produit dans deux boîtes différentes, et en demandant leur avis aux clientes, qui répondent immanquablement : « Je prends ce qui est dans la boîte bleue, parce que c'est meilleur. » Sans aller jusque-là, il faut convenir que, si le choix du produit est important, sa présentation pour la vente prend une place prépondérante. Bien plus, la part de l'agriculteur paraît appelée à s'y accroître encore.

Cette action s'exerce en premier lieu sur la normalisation des produits. Nom qui a mauvaise presse en France, où l'on craint la réduction, à des modèles uniques, obligatoires, et neutres, de nos fruits, vins et fromages. La réalité est autre;


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le consommateur américain peut choisir entre vingt-quatre types d'oeufs, d'après la couleur, la dimension, et la fraîcheur, et n'a vraiment pas à se plaindre du manque de choix! C'est que normaliser, ce n'est pas uniformiser, c'est simplement définir les caractères d'une variété ou d'un produit avec assez de précisions pour qu'on puisse le décrire — et donc le redemander — sans être obligé de le manutentionner et de le tripoter. Il n'est plus nécessaire que l'acheteur manipule chaque emballage, pour apprécier la différence exacte entre le fond et le « dessus du panier » : économie considérable dont une partie peut revenir légitimement à celui qui l'a provoquée. Bien plus, en distinguant, dès le point de départ, entre les différentes qualités, on peut mieux aiguiller chaque envoi vers la clientèle qui le demande réellement, ce qui évite les surprises de prix.

Non contents de normaliser leurs produits, les producteurs agricoles songent à entrer, au moins en partie, par leurs coopératives, dans le cycle de transformation des aliments. Il est vrai que sur ce point la richesse américaine offre des possibilités inouïes! Cela s'applique même à des produits sans prestige, comme les pommes de terre, où la présentation, le triage, et les différentes opérations technologiques ajoutent des services qui accroissent nettement la valeur de la matière brute. La ménagère américaine qui se procure d'honnêtes pommes de terre locales pour 30 à 50 francs le kilogramme \ dépense 100 francs pour des pommes de terre de l'Idaho, cru spécialeriient réputé. Elle débourse 120 francs — pour un poids équivalent — lorsqu'il s'agit de pommes de terre épluchées en conserve, 200 francs pour des pommes en poudre, avec lesquelles elle fera une purée, 300 pour des pommes frites surgelées (« Faites-les réchauffer, dit la notice, et vous aurez des French Fried Potatoes aussi croustillantes qu'au sortir de la bassine »), et 600 à 1000 francs pour des «Chips». Sans prétendre assurer par lui-même toutes ces transformations, l'agriculteur peut tout au moins ne pas se limiter à la vente de produits bruts!

1. Le dollar est ici calculé à 420 francs.


LES SERVICES COMMERCIAUX DE L'AGRICULTURE 171

La publicité.

Rechercher ce que veut le consommateur, le lui présenter, c'est bien; mais il faut aussi le lui faire savoir, ce qui rentre dans le domaine de la Publicité et de son prolongement, les Ptelations Publiques. On ne s'étonnera pas que les agriculteurs américains, conscients d'appartenir au pays d'élection de la publicité (75 % des dépenses publicitaires du monde s'effectuent aux Etats-Unis), aient largement adopté cette méthode.

Ils y ont tenté une expérience intéressante, en basant leurs campagnes publicitaires sur ce qu'on appelle l'argumentation, et en délaissant les formules plus classiques du domaine de la suggestion. On sait que cette dernière forme de publicité consiste surtout à répéter un thème pour le graver dans le cerveau des acheteurs. C'est le cas de notre « Dubo, Dubon, Dubonnet». Cette méthode assure parfois des succès retentissants. On connaît l'exemple du chocolat fabriqué par le quaker anglais Cadbury. Celui-ci était à la fois trop réaliste pour trouver à son produit des vertus bien nouvelles et trop scrupuleux pour annoncer des qualités inexactes. Il résolut son cas de conscience en affichant simplement, mais massivement, « Cadbury Cocoa», ce qui réussit parfaitement.

Dans le domaine alimentaire, les firmes privées utilisent évidemment ce procédé de répétition. Pour la publicité des marques de bière américaines, par exemple, ce qui compte, c'est l'image, haute en couleurs : les textes ne sont là que pour l'appuyer, et leur lecture n'enrichit pas notablement le bagage intellectuel du lecteur : «Votre soif peut sentir la différence » (sous-entendu : car, hélas, votre palais ne le peut pas) — « Saveur qui étincelle! » — «Une des deux grandes bières des Etats-Unis !» — « Ça, c'est de la bière ! »

Par contre, la publicité collective, qui s'applique au produit lui-même, tente actuellement une voie différente en essayant d'exposer — brièvement, mais nettement — les avantages de ce produit. Il suffit ici d'évoquer le concert de ces arguments : « Les carences de calcium enlèvent toute vitalité... pour les éviter, buvez du lait » — « Pour vos dents? Le lait» — «Pour la «terrifie» croissance des jeunes? La


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viande et ses protéines » •— « Pour vos besoins en vitamines? Des oranges... pas seulement le jus, mais la pulpe, pour profiter aussi des « bio-flavonoïdes ».

Ces arguments, qu'il est loisible de trouver tendancieux, ou simplement exaspérants, traduisent pourtant une tendance qu'on ne saurait mépriser: ils aident à mieux faire comprendre l'usage d'un produit et ses qualités réelles : « J'ai compris ce que le lait signifiait pour moi », confiait une ménagère que l'on interrogeait sur les résultats de la publicité.

On ne saurait d'ailleurs dissocier la publicité d'un effort plus large et plus didactique : information du consommateur, par exemple, ou manifestations d'ensemble, qui sont du ressort des Relations Publiques, ou, suivant l'expression américaine, de la «Publicity». Ce sujet ayant été longuement abordé dans les Etudes, nous n'y reviendrons pas 1.

Cette méthode, qui consiste à donner aux consommateurs des arguments pour la consommation des divers produits, est évidemment fort efficace quand on peut se fonder sur des motifs valables. Mais que se passe-t-il lorsqu'on se trouve à court d'arguments ?

Certains vendeurs affirment que la publicité peut toujours arriver à créer des besoins, et que don emploi à forte dose peut toujours développer la consommation de n'importe quel produit. Ils ont convaincu les producteurs de pommes de terre, qui s'alarmaient de la baisse de consommation de leur produit : le niveau actuel n'atteint même pas celui du sucre! Le National Potato Council s'est donc lancé dans la publicité : élection, en Pennsylvanie, d'une « Reine de la Fleur de Pomme de terre » ; envoi au Lord-Maire de Dublin d'un colis de pommes de terre, en « reconnaissance de l'aide insigne fournie aux Etats-Unis par la Pomme de terre d'Irlande»; distributions de tracts rappelant que les pommes de terre n'empêchent pas de «garder la ligne» : ce qui fait engraisser, ce n'est pas la pomme de terre, c'est la sauce qu'on y ajoute, sans songer que les Américains n'aiment guère les pommes à la croque au sel.

Arguments faibles, et dont le résultat s'est avéré fort

1. H. de FARCY. «Publicity» aux Etats-Unis. Etudes, février 1957.


LES SERVICES COMMERCIAUX DE L'AGRICULTURE 173

mince. Mais ni vous, ni moi, ni les conseils en publicité ne peuvent en trouver de plus valables. Voilà précisément le fond du problème, qui avait échappé aux producteurs : les consommateurs n'ont aucune raison d'augmenter leurs achats; pourquoi se laisseraient-ils influencer par la publicité? On eût mieux fait d'écouter les conseils de Neil Borden, professeur de publicité à l'Université de Harvard : « Croyezmoi, j'ai un bon conseil à donner à l'ensemble des producteurs de pomme de terre : si vous voulez Vraiment gagner de l'argent, faites autre chose que des pommes de terre ' 1. »

* *

L'efficacité des services commerciaux de l'agriculture présente donc des limites. On ne peut leur demander de vendre n'importe quoi, à n'importe qui, n'importe quand, d'inviter le consommateur à se gaver, à « creuser sa tombe avec ses dents ». Leur action se limite d'elle-même par la sagesse de la ménagère — souvent plus grande qu'on ne veut bien le dire. L'industrie alimentaire, maintenant comme au temps d'Adam Smith, se trouve contenue dans ses ambitions par «l'étroite capacité de l'estomac humain», et elle ne suivra jamais l'essor des engins interplanétaires, ou même celui des appareils ménagers...

L'activité commerciale de l'agriculture n'a pourtant pas à redouter le chômage. Si elle sait remplacer la fonction de «réclame» par celle, plus complexe, de «Etude du Marché — Argumentation», elle peut atteindre son vrai but, qui est de proposer des aliments toujours plus variés à des consommateurs de plus en plus exigeants. Donner, pour le plus juste prix, chaque produit à la personne qui le désire : cette besogne n'est pas terminée, même aux Etats-Unis! A plus forte raison chez nous, et cela justifie le développement de ces services.

1. Sur les applications de la Publicité dans l'agriculture française, on lira le rapport de Henri CAYHE : Publicité et Propagande en faveur de la consommation des Produits agricoles. Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles, 1955 ; et le numéro spécial de la revue Coopération agricole, 1956 : Propagande, Publicité, Education.


174 HENRI DE FARCY

Sans doute une analyse plus complète devrait-elle insérer ici d'autres précisions montrant de plus près le rôle de ces services, leur articulation, les possibilités de leur développement. Il faudrait également rappeler qu'ils ont une autre tâche, qui est de représenter valablement l'agriculture dans les mécanismes complexes de fixation des prix. De même, on devrait mieux y définir le rôle de l'agriculteur, qui, sans bien entendu assurer ces fonctions à titre individuel, peut les exercer, par personne interposée, dans le cadre de ses associations. Enfin, il y aurait lieu de souligner que le développement de ces services commerciaux ne suffira pas à résoudre tout le problème agricole, et encore moins le problème social. Les Etats-Unis eux-mêmes, patrie de la libre entreprise, ont puissamment organisé leurs marchés, sous le contrôle de l'Etat, et mis sur pied un système de distributions gratuites aux pauvres, d'autant plus nécessaires que ceux-ci ont l'attention exacerbée par les multiples tentations de la publicité. Mais, pour ne pas tout résoudre, ces services commerciaux n'en exercent pas moins un rôle capital sur le plan économique.

Leur rôle psychologique n'est pas moins important. Au premier abord, leur ambition paraît sans grandeur, qui vous conseille de substituer le jus de carottes à la purée de pommes de terre, ou qui vous montré « ce que le chou de Bruxelles représente pour vous ». Mais ces humbles démarches de la vie quotidienne n'en sont pas moins porteuses de valeurs réelles. Elles offrent à l'agriculture française une chance qu'il ne faut pas laisser passer. En obligeant le paysan à s'enquérir des goûts d'autrui, elles ouvrent son horizon. Elles lui font sentir « qu'il y a des autres », différents de lui, et dont il faut respecter les opinions et les désirs : excellent point de départ pour faire éclater l'isolement du rural, pour amener l'agriculture à s'accorder au rythme du pays.

Henri DE FAKCY.


TYPHONS SUR LA CHENE (II)

En revendiquant l'égalité avec l'Union Soviétique, le Gouvernement chinois exprime .sûrement un voeu de la nation. Mais il est pratiquement obligé de l'attendre comme un cadeau dé son partenaire, car son économie, soumise à une loi d'airain, demeure précaire.

Si les conditions atmosphériques sont favorables, les récoltes sont bonnes. Alors les impôts rentrent, le volume des exportations croît 1, les matières premières affluent dans l'industrie légère qui, à son tour, constitue une des principales sources du revenu de l'Etat. Disposant de vastes ressources, ayant la possibilité d'importer des machines, l'industrie lourde se développe puissamment. Or, en 1955 et durant l'hiver 1956, c'est ce qui s'est produit; aussi la Chine peut-elle se flatter de succès brillants.

Mais les inondations du printemps et de l'automne, les désordres consécutifs à la collectivisation, une surévaluation des ressources disponibles, ont conduit à la crise. Li Fu-'chun, Président du Comité National de Planification, en avertit le Congrès du Parti (septembre 1956) : la production agricole reste stagnante; l'industrie lourde a trop accaparé l'attention aux dépens du reste; des erreurs de planification ont provoqué la surproduction de certains articles et la pénurie pour d'autres; des plans trop ambitieux de « constructions de base » 2 ont tendu l'économie à l'excès. En outre, au milieu même des lourdes préoccupations politiques de l'automne, une évidence s'impose : les stocks de matières premières sont en voie d'épuisement. On a voulu faire vite, trop vite, et la machine entière se trouve maintenant menacée de paralysie. Le 13 janvier 1957, le Journal du Peuple tire le signal

1. Les- produits agricoles fournissent 75 % des exportations.

2. Il entend par là des travaux qui sont indispensables pour un développement de grande envergure, mais ne sont rentables qu'à une lointaine

échéance.


176 - CHARLES COUTURIER

d'alarme. Depuis le début de l'hiver, le manque de charbon est sensible, et pour assurer les services essentiels, le Gouvernement ordonne à toutes les organisations publiques de réduire de 20 % leur consommation. Pourtant, l'extraction n'a cessé de progresser en quantité \ bien qu'elle n'ait pas atteint l'objectif fixé. Mais le pire, c'est que la course à la quantité a entraîné une détérioration continuelle de la qualité. Des mises en garde ont été prodiguées; ordre a même été donné de trier le charbon à la main, si les machines font défaut; rien n'y a fait. Dans la mine de Lungfeng par exemple, qui dépend de Fushun, la production a augmenté de 96 % de 1952 à 1955, mais la proportion des pierres qui s'y trouvent mêlées a augmenté simultanément de 209 %; celle des poussières y atteint un degré total tel que le coke produit à partir de ce charbon est inutilisable. Le record est sans doute détenu par les mines de Yangshiian qui ont expédié à Soochow, au début de 1955, 200 tonnes de charbon, dont 100 tonnes de pierres. Malgré tous les avertissements donnés, le Ministre du Charbon se trouvait encore obligé de déclarer en juin 1956 que la qualité du charbon ne se relève pas. Comme le charbon reste de loin la principale source d'énergie de la Chine, il est facile d'imaginer les conséquences désastreuses de telles pratiques.

D'autres éléments de base comme l'acier 2, le ciment, le bois de charpente, sont produits en quantité tout à fait insuffisante. En outre, les articles de consommation courante (papier, coton, etc.) tendent à se raréfier de plus en plus, et l'inflation menace le pays.

Le phénomène le plus déconcertant pour le Gouvernement est le développement du marché de troc. L'an passé, les entreprises nationales avaient été autorisées à pratiquer entre elles des échanges de matériaux bruts. Mais des enquêtes effectuées en décembre à Mukden, Shanghaï et ailleurs ont révélé que ces entreprises se sont lancées dans de vastes spéculations; chacune s'efforce de mettre la main sur les marchandises les plus appréciées, et l'on en vient à troquer des manteaux doublés d'ouate contre des gueuses de fonte, de la

1. Elle est passée de 63 millions de tonnes en 1952 à 105 millions en 1956.

2, En 1956, 4.460.000 tonnes d'acier, et 4.780.000 tonnes de fonte.


TYPHONS SUR LA CHINE 177

toile contre de l'acier, etc. Dans les entrepôts dorment des stocks considérables en attendant qu'ils montent sur cet étrange marché. .

Un coup de barre énergique s'impose, mais c'est presque un tête à queue qui est décrété en mars 1957. On blâme ouvertement les plans de grande envergure qui ont été tracés sans tenir compte des possibilités réelles. Les efforts seront donc concentrés sur la production des matières premières. Tout ce qui n'est pas directement productif est impitoyablement rayé des programmes : logements, bureaux, écoles, foyers culturels. Pour réduire au maximum ses dépenses, l'Etat achètera moins de graines alimentaires et les rations seront réduites. Au lieu de gaspiller leur argent à des dépenses superflues, les particuliers doivent souscrire aux bons du trésor et augmenter leurs dépôts en banque.

Parmi les grands chantiers, seuls seront poussés activement ceux dont l'achèvement est proche et qui répondent aux besoins de base; les autres seront plus ou moins mis en sommeil *. Des investissements beaucoup plus larges, au contraire, seront mis à la disposition des petites et moyennes entreprises. Que l'on se garde de démanteler les vieux bâtiments, de mettre au rebut les instruments démodés, de mépriser les techniques primitives! Tout cela est utilisable et peu coûteux. Du coup, Shanghaï, la Babylone occidentale et capitaliste, la paria méprisée du nouveau régime, reconquiert une place de premier rang : malgré toutes les mutilations subies,, elle dispose encore d'entreprises immédiatement rentables et reçoit un traitement de faveur dans la répartition des capitaux et matériaux disponibles.

La collecte des matériaux provoque une déception pénible. Pour couper court à tous les subterfuges, 9.000 inspecteurs du Comité National Economique perquisitionnent dans les

1. Par exemple, réduction considérable des' travaux à Paotou et Wuhan, les deux grands centres de l'acier qui, après Anshan, ont continuellement occupé la vedette. Les rapports soulignent qu'une aciérie à grande capacité 0.500.000 tonnes par an) requiert 9 ans de travaux et ne commence à produire qu'au bout de 6 ans. Tandis qu'une aciérie moyenne (160.000 tonnes par an) peut être achevée en 4 ans et produire au bout de 3 ans ; elle peut (1 ailleurs être équipée avec les moyens du pays, sans une coûteuse aide extérieure.

ÉTUDESJ février 1958. CCXCVI. 7


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entrepôts et constatent qu'une partie des stocks n'existe que sur le papier l.

La déception la plus amère est due à l'Union Soviétique. Celle-ci a pris à sa charge, dans le cadre du ■Plan quinquennal, la construction de 156 unités industrielles; en avril 1956, Mikoyan en avait promis 55 de plus. En fait, 28 seulement sont achevées en décembre 1956, 126 autres sont en chantier sans que l'on puisse prévoir la fin des travaux. Les ressources de Moscou sont-elles absorbées par l'Europe Orientale ou le Proche-Orient? Les exportations de Pékin sont-elles jugées insuffisantes? Toujours est-il que le Plan entier avait été bâti autour de ces usines soviétiques, qui devaient constituer l'ossature dé la nouvelle industrie chinoise; sans elles, il s'effondre.

Là collectivisation agricole offre-t-elle du moins un dédommagement? De fait, la très grande majorité des paysans se trouve maintenant absorbée dans le système. Mais ce succès a son revers. Les 12 septembre et 24 novembre 1956, des Instructions, émanées conjointement du Ministère et du Parti, ont dû dénoncer quantité d'abus : gonflement excessif et incompétence des cadres administratifs dans les Fermes d'Etat, disproportion exagérée des salaires entre lés cadres supérieurs et inférieurs, surtout travail peu efficient. C'est là que blesse le bât.

Contrairement à ce qu'on espérait, la production ne croît pas sensiblement et le recouvrement des impôts n'est pas plus aisé. L'organisation collective a une autre capacité de résistance que le paysan isolé. De surveillants intéressés à déceler les fraudes, les cadres sont devenus des gérants habiles à trafiquer. Là, comme dans l'industrie, le Gouvernement est noyé sous un flot de rapports falsifiés. Des enquêteurs, envoyés en juillet 1956 par le Journal du Peuple, ont pu

1. Par exemple, sur 274 entreprises nationales qu'ils ont examinées, 1*' avaient fourni des états fictifs sur leurs stocks d'acier.


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constater que, dans telle ferme où la production a augmenté de 15 %i Ie directeur déclare froidement 52 %; puisque le Gouvernement veut des puits, un département de Mandchourie lui en offre 1.700, mais il y en a 1.000 qui n'existent que sur le papier. Les officiels du Parti ou de l'administration expliquent paisiblement qu'ils « mouillent » ordinairement leurs statistiques, pour faire plaisir au Gouvernement qui fixe des objectifs impossibles.

Ils ne se gênent point, par contre, pour tyranniser les paysans, qu'ils «tiennent aux cheveux», puisqu'ils peuvent réduire leur salaire ou leur retirer le droit au travail. Ils en profitent donc pour les réquisitionner en vue des travaux les plus variés, sans leur laisser le temps de vaquer à leurs propres affaires. Il faut donc avouer qu'ils élèvent de leurs propres mains une barrière entre le Parti et les masses, et que, de part et d'autre, « la formation collectiviste reste à fleur de peau » {Journal du Peuple, 12 octobre 1956).

Mais que donnent de telles méthodes au point de vue de la production? Voici une réalisation de prime abord magnifique : 10 millions d'hectares ont été irrigués en 1956 *. C'est l'oeuvre avant tout des fourmilières paysannes qui n'ont cessé de bêcher et de piocher tout l'hiver; les grands chantiers, de type industriel, ont été peu poussés cette année. On a creusé des puits par milliers; mais, au rapport des experts, 40 % seulement fournissent.réellement de l'eau; le reste est à refaire, ce qui fait tomber de 2 millions d'hectares la surface irriguée. Les petits cours d'eau ont vu également fleurir les barrages par milliers ; peut-être ceux-ci n'auraient-ils pas fait mauvaise figure, si n'étaient survenues les inondations qui les ont emportés comme fétus de paille ?. Les grands barrages aussi ont terriblement souffert; sur le cours supérieur du Fleuve Jaune, ils viennent d'être tous emportés ou comblés par les alluvions. La grande digue de Chiu^Yuan, de 20 mètres

1. L'étendue des terres irriguées dépassait 25 millions d'hectares en 1949, et 32 millions en 1955. Les résultats de 1956 ont été analysés par une conférence d'experts, tenue" à Pékin le 8 janvier 1957, sous la' présidence de Pu »so-yi, Ministre des Eaux.

2. Par exemple au Kansu, 1.600 barrages anéantis; dans le bassin de la Uiiu (Shansi), 80 sur 84.


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de haut, construite en 1953, a perdu 10 mètres de profondeur aux inondations de 1954, et se trouve totalement comblée depuis l'automne dernier.

Travail trop rapide, mal conduit; tel est le refrain. La nature n'a d'ailleurs pas été complaisante pour la Chine démocratique. Les inondations de l'automne 1956 comptent parmi les plus catastrophiques de l'histoire. Bien que les chiffres complets n'aient pas été fournis, il semble bien que les niveaux atteints en 1954 ont été un peu partout dépassés. Fait d'autant plus significatif qu'en plusieurs endroits, sur le célèbre Hwai en particulier, le système de régulation a joué efficacement son rôle, les digues ont résisté. Mais les pluies torrentielles ont sauté tous les obstacles : des millions d'hectares sont inondés, des millions d'hommes restent sans ressources. Dans la crise économique déjà sensible à cette date, c'est le désastre-majeur auquel ait jamais eu à faire face la République Populaire.

Il se produit au milieu d'un mécontentement qui tend à se généraliser et qui a trouvé voix grâce aux Cent Fleurs. A lui seul, il suffirait à empêcher le Gouvernement de tenir ses promesses de janvier précédent. Loin de voir pour la plupart doubler leur revenu, les paysans n'ont touché jusqu'ici qu'un peu d'argent de poche. A la fin de l'année, il n'y a pas de bénéfices à partager : tout est drainé par les impôts, le remboursement des dettes contractées par les fermes, et les obligatoires dépôts en banque.

Ulcérés, les paysans cherchent leur revanche dans le sabotage par la plus rigoureuse absence d'initiative. Qu'il s'agisse de labourer, de semer ou de récolter; de ramasser l'engrais, de détruire les insectes ou de réparer canaux, digues ou puits, on attend l'ordre d'en haut; et quand il vient, on l'exécute avec une sage lenteur. Comme il arrive moins souvent à temps qu'à contre-temps, les surfaces ensemencées diminuent, l'engrais manque, les insectes dévorent, les récoltes périclitent.

En juin 1957, pour améliorer le rendement, deux consignes impératives sont communiquées aux cadres : il faut absolument laisser aux anciens propriétaires le soin des animaux, ainsi que le libre usage de 5 à 10 % de leurs terres pour y


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faire pousser des légumes et élever des cochons 1. C'est incontestablement le spectre de la famine qui a conduit un peu plus tôt (mars 1957) le Gouvernement à promouvoir officiellement le contrôle des naissances. La question était agitée depuis longtemps et avait été tranchée, affirme-t-on, par le VHP Congrès du Parti (septembre 1956). Mais on hésitait à passer à l'exécution, tant cette idée est impopulaire. Même dans les grandes villes, touchées depuis quarante ans par cette propagande occidentale, elle se heurtait à de sérieuses réticences. Les populations rurales y étaient restées totalement imperméables; ce sont elles pourtant que le Gouvernement veut atteindre maintenant, puisqu'elles forment l'immense majorité. Il ne s'agit pas, soutient le Journal du Peuple, d'éviter au peuple de tomber dans la misère — car, assure-t-on, la production croît plus vite que la population — mais d'assurer une élévation plus rapide de son niveau de vie. Cependant, les chiffres sont éloquents : au rapport de Po I-po, la consommation moyenne par tête pour toute l'année 1956 s'est élevée à 81 yuan (environ 36 dollars U. S.) pour les paysans, et à 179,6 yuan (environ 80 dollars U. S.) pour les ouvriers d'industrie.

Pour endormir les souffrances du peuple, d'autres régimes disposent de la religion, cet «opium». Le Parti communiste l'abhorre trop pour s'en servir. S'il tolère provisoirement que des esprits arriérés s'adonnent à la superstition, il se doit de les amener progressivement à la pure lumière de la science marxiste, même si cela lui crée des ennuis supplémentaires.

C'est bien le cas. Non seulement dans l'ouest resté profondément bouddhiste ou musulman, mais un peu partout, naissent à ce propos des conflits entre les paysans et les cadres. Une certaine nuit par exemple, dans le département de

1. Le cochon, base de l'alimentation carnée en Chine, s'est révélé un animal contre-révolutionnaire. Sous le régime du partage des terres, il s'est multiplié de 57.700.000 en 1952 à 100.200.000 en 1954. Mais, sous l'impact de la collectivisation, il tombe à 88.000.000 en 1955 et à 80.000.000 en 1956.


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Chunghsiang (Chine du centre), une image fort populaire du Bouddha disparaît d'un temple; le lendemain, manifestation de masse devant la préfecture du lieu, jusqu'à ce que les autorités s'engagent à restituer le Bouddha. Dans le département de Hsiaokan, la destruction d'un temple des ancêtres met en fureur les villageois.

Devant la Conférence Politique Consultative, en mars 1957, le leader protestant pro-communiste, Wu Yueh-tsung, tout en remerciant chaudement le Gouvernement de protéger la liberté religieuse, formule des plaintes discrètes. Les fidèles sont guettés par le découragement, parce que les églises fermées aux temps de la réforme agraire n'ont pas été rendues au culte; les bibles et les livres spirituels confisqués n'ont pas été restitués et les pasteurs ne peuvent visiter librement les communautés. En outre, malgré toutes les preuves de patriotisme qu'ils ont données, la propagande athée soutient que tous les croyants sont essentiellement corrompus et que les soi-disant progressistes ont simplement eu l'astuce de déguiser leur haine de la science et de l'humanité. Les chrétiens restent donc suspects; ils sont tenus à l'écart par leurs camarades; ils sont frappés de discrimination par lés autorités. Cependant, méconnaître l'existence de braves gens, de bons patriotes, parmi les fidèles, ne peut que favoriser le complot des impérialistes qui voudraient faire de la religion l'instrument de leurs noirs desseins.

A la même Conférence, Chang Shih-liang, « Vicaire Capitulaire » de Shanghaï, déplore les obstacles mis à la pratique religieuse dans les villages, la confiscation de bâtiments ecclésiastiques et l'emprisonnement prolongé de nombreux catholiques.

Mais le vieil abbé se trouvé dans une situation bien plus épineuse que son collègue protestant. Ce dernier, collaborateur du régime dès la première heure, a su rapidement «réformer» ses coreligionnaires. Tandis que la «réforme» catholique se fait toujours attendre. La réunion préliminaire de janvier 1956 a été suivie en juillet d'une Conférence préparatoire à la formation d'un comité préparatoire pour l'Association Patriotique des Catholiques, titre compliqué qui dénote combien on reste loin du but.


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Les catholiques chinois demeurent;, dans leur ensemble, intrépidement fidèles à leur foi et au Siège Apostolique, même s'ils doivent de plus en plus s'enfermer dans le silence. Et dans leur entourage, il se trouve encore des hommes pour solliciter le baptême, au risque de perdre bientôt leur emploi, d'être obligés de renoncer à leur carrière. Ils sont surpris, à l'automne de voir s'entr'ouvrir les portés des prisons. Quelques prêtres, quelques laïcs, connus pour leur intransigeance, sont libérés sans avoir signé de «confessions».

Le Gouvernement espérait-il désarmer les méfiances? voulait-il créer des équivoques favorables à ses plans? En fait, la fameuse Association piétine; une nouvelle réunion préparatoire se tient à Pékin en février 1957, et les comités locaux se chargent d'en diffuser partout les slogans. Des mois encore passeront avant que le fruit ne paraisse mûr.

' *■ ■*■*

Mais l'agitation étudiante va faire pâlir tout autre souci. La réforme mentale, relancée en octobre, s'avère impuissante à « résoudre les problèmes ». La Ligue de Jeunesse est en pleine décadence; ses membres, souvent absents aux réunions, déclarent qu'ils s'y ennuient^ que la discipline leur est à charge et que la politique est superflue. Le Parti entier doit se retremper dans la vérité. Entre lui et les masses existe un antagonisme certain. Mao Tse-tung le reconnaît et en définit les remèdes dans un discours au Conseil Suprême d'Etat, le 27 février 1. A son tour, Lu Ting-yi, chef de la propagande au Comité Central du Parti, admet publiquement que cet étal de choses a plongé beaucoup de membres du Parti dans le pessimisme et le désespoir. Ils devraient plutôt comprendre qu'ils ont versé dans le bureaucratisme et le dogmatisme, c'est-à-dire qu'ils ont abusé de leur pouvoir et manqué de finesse dans l'éducation des masses (Journal du Peuple, 5 mars 1957).

Il importe aussi de comprendre correctement les événe1.

événe1. discours ne sera publié que le 18 juin.


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ments de Hongrie, suscités par l'impérialisme capitaliste, ei l'on s'emploie activement à les expliquer. La fabuleuse réception offerte par Pékin à Vorochilov le 10 avril donne occasion à des hymnes au Grand Frère Soviétique.

Mais le 17 avril, coup de tonnerre! Ou bien est-ce le premier tintement d'un glas? Le Journal du Peuple révèle à ses lecteurs que les élèves de l'Institut Supérieur du Pétrole (Pékin) viennent de vivre plusieurs semaines en rébellion ouverte. Ils se plaignaient d'intolérables conditions matérielles de vie et du manque de liberté. Si quelqu'un venait à leur déplaire aux réunions, ils se levaient et sortaient en bloc. Seule, une infime minorité continuait à être assidue aux activités collectives. Le désordre a été si total que les membres du Parti et de la Ligue de Jeunesse étaient contraints de se tenir à l'écart, « pieds et poings liés ». La direction a dû entamer des négociations avec 30 délégués étudiants, avant de pouvoir rétablir un semblant d'ordre. Mais alors, tous les cours ont été suspendus pendant une semaine, exclusivement consacrée à l'étude du document du 28 décembre sur la Dictature prolétarienne.

Pour tous ceux qui ont vécu l'histoire récente de Chine, de tels faits prennent un relief singulier. En se promenant avec Vorochilov qui exprime son admiration pour les imposantes murailles de Pékin, Chou En-lai ne peut s'empêcher de lui répliquer : « Il y a quarante ans 1, les étudiants de Pékin ont fracassé les vieux murs, par hostilité contre les bureaucratiques Seigneurs de la Guerre de l'époque. Si nous ne corrigeons pas notre bureaucratisme, ils peuvent de nouveau fracasser les murs » (Journal du Peuple, 26 avril).

Le Comité Central du Parti décrète donc le 27 avril que le Parti doit procéder à un examen sur sa façon de manier l'opposition populaire et la libéralisation des arts. Certains, trop prudents, ne lâchent pas assez la bride; d'autres, laxistes, autorisent des critiques" démesurées sur tous les actes du Parti durant les huit dernières années.

1. Manifestation du 4 mai 1919, contre le traité de Versailles; signal et symbole du réveil national de la Chine.


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Invités à formuler leurs doléances, les Chinois non-membres du Parti se demandent quel est ce piège et ne s'en cachent pas. Comme le dit l'un d'eux, « un doute demeure. Aujourd'hui, je puis dire ce qui me plaît; mais dans quelque temps, d'ici un an ou deux, un enregistrement de mes paroles ne portera-t-il pas témoignage contre moi? Je ne suis pas le seul de cet avis. Tous les gens que je rencontre pensent de même. Aujourd'hui, le Parti se réforme. Beaucoup se demandent si nous ne serons pas frappés à notre tour » (Kuang Ming Journal, 10 mai).

Mais que faire? Ils voudraient bien des garanties. Le Journal du Peuple engage sa parole que le franc-parler n'entraînera aucune représaille.

On voit alors T'ang Lan, linguiste célèbre, s'attaquer à la réforme phonétique, ou le Professeur Lei Hai-tsung soutenir que les sciences morales marxistes n'ont pas progressé depuis 1895, date de la mort de Engels. Des directeurs de bureaux attestent la situation invraisemblable qui leur est faite; ils ne peuvent prendre aucune décision sans l'autorisation d'Un quelconque sous-ordre, membre du Parti. Ce qui est le plus inquiétant, c'est la fièvre qui saisit les milieux ouvriers.

Ils se plaignent amèrement de leurs salaires trop bas \ de leurs logements misérables 2, de leurs vêtements en loques 3, de leur alimentation déficiente 4. Des rapports officiels ont attiré l'attention sur ces faits, mais jamais il n'a été fait allu1.

allu1. Fu-chun, président du Comité de Planification, l'a souligné devant le Parlement (juin 1956) et le Congrès National du Parti (septembre 1956). Il précise que les salaires sont sans rapport avec l'accroissement de là productivité, et ne sont pas même toujours payés intégralement aux ouvriers, mais leur sont retenus sous des prétextes variés.

2. Le Journal du Peuple (éditorial du 27 novembre 1956) dit que cette question a été scandaleusement négligée. Chaque ouvrier dispose en moyenne (l'une surface de 3 ou 4 mètres carrés. Des familles logent dans des caves, vivent à plusieurs dans une même pièce, ou doivent se disperser pour profiter des dortoirs de célibataires ; d'après des sondages partiels^ 10 % seraient dans ce cas.

3. La pénurie de coton, base essentielle de l'habillement — la laine et la soie sont trop chères — a obligé le Gouvernement à décréter le 20 avril 1957 lue la ration d'été serait réduite de moitié,

•1. Les rations ont été fortement réduites en mars.


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sion à des troubles dans ces milieux, «avant-garde de la nation». Pourtant les incidents se*sont multipliés et appellent des directives nettes.

Le 8 niai, dans le Quotidien Ouvrier, Lai Jo-yu, Président du Syndicat National, admoneste ses subordonnés. La mission essentielle des syndicats est de faire exécuter les ordres du Gouvernement et du Parti. Ils doivent cependant rester en liaison avec les masses. S'opposer systématiquement à leurs revendications conduirait les travailleurs, ulcérés, à créer leurs propres organisations de défense x. Les chefs syndicaux ont donc à soutenir les justes revendications, mais aussi à enseigner aux ouvriers à ne pas se plaindre sans raison.

Le 13 mai, le Journal du Peuple rappelle à l'ordre les directeurs d'entreprise. S'ils étaient à la hauteur de leur tâche, ils sauraient discerner les premiers signes de mécontentement et les empêcher de dégénérer en désordre, Mais que faire, s'ils n'y ont pas réussi? D'abord, confesser leurs fautes et consentir aux demandes raisonnables. Mais aussi, amener les masses à reconnaître leurs propres torts et à dénoncer les fauteurs de trouble.

Et le silence retombe sur le monde ouvrier, pendant que la presse exhorte toujours les intellectuels à «desceller leur bouche » et se félicite de l'efficacité de cette méthode pour la réforme du Parti. Les langues se délient en effet. On dénonce les privilèges ahurissants des membres du Parti en matière de logement, d'alimentation et du reste ; le favoritisme politique qui abandonne à des nullités « sûres » les plus hautes responsabilités financières, économiques et autres; la stupidité qui refuse les avis d'experts chevronnés; la monotonie d'une presse esclave; la cruelle bêtise des purges; l'arbitraire des juges; la peur, surtout, qui a jusqu'ici paralysé tous les esprits.

A mesure que s'écoulent les jours du franc-parler, Te ton monte, des personnalités connues entrent en lice, les critiques visent des objectifs plus élevés. Chang Po-chun, Ministre des

1. Pour qu'une attitude aussi manifestement hérétique chez les travailleurs ait été mentionnée, il faut qu'une douloureuse expérience ait témoigné de sa possibilité. ,


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Communications, affirme que la réforme de l'écriture, oeuvre d'une clique mineure, n'a pas été soumise à discussion. Lo Lung-chi, Ministre dès Forêts, renchérit : bien sûr, la discus- ' sion a été théoriquement ouverte, « mais le Président Map a approuvé la phonétisation; il devenait fort difficile de soutenir une autre opinion ». Gh'u An-ping, rédacteur en chef du Kuang Ming Journal, va plus fort : « Ces derniers jours, tout le monde a bondi à l'attaque des petits bonzes, mais personne n'a élevé la voix contre les vieux bonzes. Le Parti Communiste jouit d'une organisation très poussée et d'une discipline très stricte; les chefs du Comité Central du Parti n'ont-ils aucune responsabilité dans la déficience générale? » (Journal du Peuple, 2 juin).

Les réquisitoires les plus dévastateurs viennent des milieux universitaires. Là, le petit troupeau des fidèles communistes ploie sous les avanies, pendant que la masse des étudiants vomit le Parti « qui transforme les hommes en monstres» ou le Journal du Peuple, « Grande Muraille qui retient la vérité prisonnière».

L'Université Populaire de Pékin, basilique de l'orthodoxie marxiste, s'enferme d'abord dans le silence. Mais quand elle en sort, c'est pour se porter à la tête de l'insurrection. Lin Hsi-ling, étudiante qui y fait sa quatrième année de droit, prononce son premier discours politique au soir du 23 mai : «Le Socialisme réel est démocratique. Ici! quelle démocratie! C'est un socialisme engendré par le féodalisme... N'allons pas imaginer que la campagne de rectification du Parti, plus une réformette et quelques concessions au peuple, nous suffiront. Nous avons besoin d'action, et nous devons nous appuyer sur un soulèvement des masses.» Du coup, elle prend rang parmi les héroïnes; les étudiants organisent pour elle une chaire de franc-parler, d'où elle diffuse chaque soir sa philosophie politique : « Je ne tolérerai aucun réformisme. Ce que je veux, c'est une révolution totale. Le Parti est un oeuf pourri. »

Les acclamations qui la saluent ne retentissent guère au delà de Pékin, car la presse n'en parlera que plus tard, et chaque ville universitaire pourrait se croire seule à faire sa révolution, si quelques étudiants n'avaient occasion de


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voyager. Par contre le Journal du Peuple publie dès le 31 mai le réquisitoire poli au vitriol par Ko. P'ei-ch'i, professeur d'économie industrielle à l'Université Populaire :

«. La stupidité du commerce monopolisé est la cause de la pénurie actuelle. Il y a crise du porc, parce que le peuple a refusé d'élever des cochons, et ce refus s'explique par le monopole du commerce. Certains disent que le niveau de vie s'est élevé. De qui? De ceux qui roulent en auto et s'habillent de laine, les membres du Parti et les cadres ! Quand les communistes entrèrent dans les villes en 1949, le peuple les accueillit avec faveur. Aujourd'hui, ces mêmes gens se tiennent à distance respectueuse du Parti. L'histoire de Chine offre maints exemples de Gouvernements qui ont ignoré les besoins du peuple. Pas plus tard qu'en 1945, après les années d'oppression japonaise, le Kuomintang fut bienvenu du peuple, mais celui-ci s'en détourna ensuite. Vous, membres du Parti, vous dites : Nous sommes l'Etat. Si vous agissez mal, les masses peuvent vous renverser; elles peuvent tuer les communistes. Ceci ne doit pas être qualifié d'anti-patriotique; car le Parti Communiste ne sert pas le peuple. Même si le Parti Communiste périssait, la Chine ne périra pas. »

Cette fois; c'en est trop, et l'on voudrait qu'il se rétracte. Des discussions orageuses ont lieu les 5 et 7 juin à l'Université Populaire, mais Ko P'ei-ch'i reste inébranlable : « Les masses Veulent renverser le Parti Communiste et massacrer les communistes. Si vous ne changez pas, si vous continuez à dégénérer, ils le feront quelque jour. »

Le 8 juin, ses propos sont cités par le Journal du Peuplé, assortis d'un éditorial menaçant : « certains ont pris la réforme du Parti pour le signal d'une âpre lutte de classesSous prétexte d'aider à la réforme, des éléments de droite cherchent à isoler et renverser le Parti Communiste ». Le lendemain, un nouvel éditorial sonne le rassemblement des fidèles: dans la prolifération des Cent Fleurs, il s'agit de faire le tri entre les fleurs parfumées et les plantes vénéneuses.


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Les réunions de franc-parler continuent, mais les orateurs ne sont plus les mêmes. Comme par magie, la scène a changé. Les accusateurs d'hier sont cloués au pilori par ceux qu'ils avaient humiliés. Un choeur de gens avides de sauver leur peau accompagne les ténors. Les accusés se confessent, mais pas toujours aussi vite qu'on l'aurait voulu.

Pour étoffer la contre-attaque, le discours prononcé par Mao Tse-tung le 27 février, est enfin publié le 18 juin, revu et augmenté. Des troubles ont eu lieu, déclare le Président, dans les milieux ouvriers, dans les coopératives, parmi les étudiants et les intellectuels. Y répondre par la violence ne ferait que les aggraver. « Consolidation-critique-consolidation», voilà la formule du succès : fortifier le Parti, laisser les griefs se déballer, les dissiper par la persuasion et affermir la primauté du Parti. Si un homme s'acharne dans ses erreurs, c'est un contre-révolutionnaire qu'il faut isoler et liquider. Mais comment distinguer, « dans les rangs du peuple», les fleurs parfumées des plantes vénéneuses? D'après la réponse à cette question : « Cette attitude est-elle avantageuse pour le Parti Communiste? contribue-t-elle à renforcer sa direction ?»

Le 20 juin, Chou En-lai établit le bilan du franc-parler dans son rapport au Parlement. Les objections formulées durant cette période reviennent à détailler la faillite du Parti dans tous les domaines et concluent à sa déchéance. Pour les réfuter, Chou En-lai procède par affirmations simples : ces accusations, dénuées de fondement, sont nées de l'esprit bourgeois; les éléments de droite doivent être repérés et combattus; ou bien ils se réformeront, ou bien ils seront jetés hors'du peuple.

La chasse contre ces éléments, étiquetés « clique ChangLo», s'organise rapidement. Chang Po-chun 1 et Lo Lungchi \ ainsi promus au rôle de vedettes détestables, confessent

1. Ministre des Communications, Président du Parti Démocratique Ouvrier et Paysan, Vice-président de la Conférence Politique Consultative.

2. Ministre des Forêts, membre de la Ligue Démocratique.


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humblement leurs fautes, dans le style approuvé, devant le Parlement. Leurs « complices » sont activement recherchés, en particulier plusieurs personnalités shanghaïennes telles q;:e Ch'en Jen-ping, Wang Tsao-shih et Lu-yi, tous révolutionnaires éprouvés.

Pour remettre tout le monde au pas, le Gouvernement dispose d'un arsenal varié : camps de travail correctif, pour les cas les plus graves; pour d'autres, rétrogradation, perte de l'emploi, renvoi des universités. Des camps de travail éducatif sont en outre créés le 1" août. Même règlement que dans les autres camps, à un point près : le travail y sera payé. Peuvent y être internés : les vagabonds, les gens sans emploi, les délinquants de droit commun ; les contre-révolutionnaires dont les fautes sont légères; les employés du Gouvernement ou des entreprises nationalisées qui font la grève perlée ou violent la discipline; ceux qui refusent habituellement le travail qu'on leur assigne, n'acceptent pas les avis qu'on leur donne, se plaignent sans raison, ou endommagent des ouvrages publics.

Malgré les conseils bénins de Mao Tse-tung, la Chine se trouve livrée à une purge d'une ampleur sans précédent, qui passe comme un torrent sur toutes les couches sociales et balaye tous ceux qui n'ont pas fait preuve d'une confiance aveugle dans le Parti.

C'est le moment choisi pour anéantir la résistance catholique. Dans une ultime Conférence préparatoire (17 jum13 juillet), les 241 « délégués » des diocèses rédigent les statuts de l'Association Patriotique des Catholiques de Chine K L'article II en précise le rôle : « Unir le Clergé et les fidèles de tout le pays; propager l'esprit de patriotisme; participer activement à la construction socialiste du pays et aux divers mouvements patriotiques; défendre la paix mondiale; aider le Gouvernement à appliquer à fond la politique de liberté religieuse. »

Un Congrès National des Catholiques Patriotes, hâtivement réuni à Pékin à la fin du mois, ratifie ces statuts et conclut ses travaux, lé 2 août, par une motion solennelle de loyalisme

1. Cf. Documentation catholique, 13 octobre 1957, col. 1325-1328.


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absolu envers la Chine socialiste et de fidélité doctrinale au Saint-Siège. Mais la « politique du Vatican » est condamnée sans appel, parce que le Pape brandit les foudres de l'excommunication, pour saper le patriotisme des catholiques chinois. Une des premières tâches de l'Association toute neuve sera de mettre en accusation les éléments de droite, prêtres ou fidèles, qui ont manifesté quelques doutes sur la réalité de la liberté religieuse ou quelque estime pour Mgr Kiung, durant la période du franc-parler.

Pendant ce temps de rêve, le Gouvernement a pu rassembler des dossiers écrasants. Et comme certains suggèrent que toute cette agitation se réduisait à des paroles en l'air, la presse révèle, tout au long des mois d'août et de septembre, les véritables proportions de la rébellion universitaire. Les émeutes de Hanyang sont soulignées d'un trait rouge : le 12 juin, une tourbe d'étudiants a saccagé les bureaux du Comité Départemental du Parti dans cette ville; le lendemain, une foule encore plus dense mettait à sac la préfecture. De toutes les régions de Chine, on annonce en outre que des chefs ruraux communistes ont été massacrés ou roués decoups, des bandes armées de kulaks 1 sèment la terreur. Mais le châtiment s'abat sur eux, prompt comme la foudre.

Ingénieux moyen de distraire l'attention de la crise économique. Trop heureux de sauver sa vie, le peuple se contentera d'une poignée de riz ou de blé. Soucieux d'éviter le camp de travail éducatif ou correctif, fonctionnaires, emplovés, techniciens, ouvriers, paysans seront prêts à aller jusqu'à la limite de leurs forces pour produire davantage en gagnant moins. Pour exalter leur courage, on publie le 1er août le rapport sur le succès du Plan Economique National en 1956. Il proclame la. victoire éclatante de la collectivisation — elle est pratiquement achevée —■ et les remarquables progrès de l'industrie. En sourdine, il indique la baisse de la production agricole et le grave déficit budgétaire.

Une énigme subsiste : le Parti vient de démontrer avec éclat son omnipotence, pourquoi avait-il laissé monter contre lui cette clameur de haine?

1. Terme maintenant appliqué sans distinction à tous les opposants du régime dans le monde paysan. .


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Les maîtres de la Chine avaient-ils des intentions sincèrement libérales, et auraient-ils été surpris par la puissance de l'explosion? Avaient-ils monté un piège pour trier les hommes sûrs des alliés équivoques? Est-ce un échec pour le Président Mao, qui aurait rêvé d'être un Gomulka, et un triomphe pour Liu Shao-ch'i, autre Kadar?

La réalité est peut-être plus simple. L'étalage du mécontentement ne révélait sans doute rien à personne, sinon que le Parti en avait pleine conscience. La Dictature communiste pouvait continuer à l'étouffer. Mais le réduire au silence après lui avoir donné chance de s'exprimer et d'attester son ampleur, c'était administrer au peuple chinois une leçon d'une tout autre portée. Aux peuples de la terre, tentés par la séduction marxiste, est également offerte une leçon gratuite.

Charles COUTURIER.


LOURDES

« L'an 1858 et le 21 février, nous, Jean-Dominique Jacomet, commissaire de police du canton de Lourdes (Hautes-Pyrénées), informé qu'une jeune enfant se disait en communication avec la Vierge qui lui aurait apparu dans une grotte dite Massevieille, sur les bords du Gave, aux portes de Lourdes; qu'elle y restait en extase à certaines heures de la journée; que ces bruits de vision, qui couraient depuis quelques jours dans le public, commençaient à y produire une certaine agitation, et pourraient peut-être, à un moment donné, bouleverser les gens simples et trop facilement crédules,

« Avons fait venir cet enfant devant nous, lui avons demandé ses noms et son âge, et l'avons invitée à nous raconter mot pour mot tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait ressenti depuis sa première vision à la Grotte, à nous faire connaître les personnes à qui elle avait confié ses premières révélations. Voici sa déclaration1... »

Ce procès-verbal de police représente la première attestation historique du fait de Lourdes. Dix jours après la confidence, naïve et réticente, de Bernadette à ses compagnes, au sujet de la belle Dame aperçue dans l'excavation du rocher de Massabiellé, le pays est déjà en émoi. L'autorité responsable est avertie, le commissaire de police se préoccupe des « gens simples et facilement crédules », le garde champêtre, l'honnête Pierre Calet, est alerté, la gendarmerie, commandée par Joseph-Adolphe d'Angla, maréchal des logis, veille à ce que l'ordre ne soit pas troublé... Le cachot, où habitent les Soubirous, cette « famille tarée », comme dit le gendarme, qui n'inspire aucune confiance à l'autorité (le père a été condamné pour vol), est surveillé de près, et l'enfant ne peut circuler dans Lourdes sans une escorte policière. Toutes les précautions sont prises par la,bonne société du Second Empire contre l'intrusion du surnaturel, le miracle et l'intervention de Dieu : toutes choses capables de provoquer d'inquiétants remous. Du haut en bas de l'échelle, du ministre des cultes au commissaire de police, en passant par le préfet de Tarbes, l'alerte est donnée... Et cependant, les documents réunis avec obstination par

1. R. LAÛRENTIN, Lourdes, documents authentiques, I, Lethielleux, 1957. li. 160,


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le P. Gros le prouvent, ces honnêtes fonctionnaires euxmêmes seront troublés, et devront reconnaître qu'il se passe à la Grotte de Massabielle quelque chose d'extraordinaire. Non pas l'un de ces phénomènes anormaux contre lesquels le siècle, le rationalisme ambiant et la responsabilité administrative les mettent spontanément en garde. Quelque chose d'autre, qui les déconcerte et échappe à toute explication. Le témoignage fruste du maréchal de gendarmerie d'Angla traduit bien cette gêne :

« Je n'ai assisté que trois ou quatre fois aux scènes de la Grotte, dira-t-il au P. Cros. Bernadette était dans ses extases, complètement immobile : rien de répugnant, rien qui grimaçât; au contraire, c'était beau à voir. La fixité du regard me frappait. Je me disais : «Mais elle le croit, cette petite! »... Je disais : « Est-ce possible que la Sainte Vierge soit apparue à une drôlesse pareille? » Je disais : drôlesse dans le sens de vagabonde, de fille de rien K.. »

« Je té loue, Père, d'avoir révélé ces choses aux petits... » Lourdes est bien dans la ligne évangélique, et cela étonne le Second Empire. Mais dans l'attitude de cette pauvre enfant, malingre et peu développée, aussi obstinée dans ses affirmations que dans son refus de tout argent, il y a une authenticité, une sincérité qui commandent le respect. Personne ne comprend rien, et pourtant il faut s'incliner devant l'événement:

« La petite n'est point menteuse, dira à Mlle Estrade Louise Soubirous, la mère de Bernadette. Je la crois incapable de nous tromper... Je lui avais défendu de venir à la Grotte : elle y est venue quand . même. Pourtant, elle n'est point désobéissante d'habitude. Mais elle me dit qu'elle se sent forcée d'y venir par quelque chose qu'elle ne sait expliquer ?... »

*• * *

Et voilà cent ans que dure cette chose incompréhensible, qui, normalement, aurait dû être liquidée en quelques jours. Quand le commissaire Jacomet, le 21 février 1858, convo1.

convo1. Cnos et M. OLPHE-GALLIARD, Lourdes, 1858, Témoins de l'événement, Lethielleux, 1957, p. 62-63.

2. Id., p. 82.


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quait Bernadette, il pouvait penser que cette entrevue mettrait le point final à une histoire un peu grotesque. Quoi de plus facile à effrayer que la petite Squbirous? Ce policier qui devait, plus tard, devenir illustre parmi ses collègues en arrêtant, à Marseille, un criminel recherché par toutes les maréchaussées de France, n'allait tout de même pas être mis en échec par une «drôlesse», comme disait son adjoint le gendarme...

Lourdes dure encore, et ne connaît pas de déclin. Rien ne peut faire échec à cette folie institutionnelle, ni l'imprudence de véhiculer des malades, parfois agonisants, de les entasser dans une petite ville, au risque d'y répandre les pires épidémies, de les plonger dans l'eau glacée, ni l'équivoque du pèlerinage, menacé de dégénérer en tourisme, et pourtant maintenu dans son authenticité d'école de prière, de confiance et d'abnégation, ni le mercantilisme des boutiques et des camelots, ni la vulgarité des foules constamment renouvelées, et constamment purifiées de la médiocrité qu'elles apportent. Tout s'unit à Lourdes pour dégrader le pèlerinage, et ces forces délétères, sans cesse renforcées par l'affluence et le succès, auraient dû, depuis longtemps, transformer la petite ville pyrénéenne en centre folklorique de kermesse estivale et de sports d'hiver. Le grand miracle, n'est-ce pas que Lourdes soit demeurée, selon le beau mot de R. Schwob, « la capitale de la prière »?

Quelle est donc, dans l'Eglise, la signification de Lourdes? Si le problème, comme l'a noté M. Lochet, est posé par l'ensemble des apparitions *, il trouve une actualité spéciale à Lourdes, en raison de l'importance mondiale du pèlerinage, de sa densité spirituelle, et du signe de contradiction qu'il constitue, avec son cortège de miracles, dans le monde actuel. À l'intérieur du catholicisme, en effet, les apparitions mariales des xix° et xxc siècles suscitent comme trois questions qui s'appellent l'une l'autre: ce message du ciel, d'abord, représente-t-il quelque révélation nouvelle, et comme une addition tardive, un codicille céleste, à la révélation du Nouveau Testament? Enjoint-il, au moins, quelque

1. L. LOCHET, Apparitions, Nouvelle revue théologique, novembre 1954, P. 949 sq.; décembre 1954, p. 1009, ■■■■-.- ...


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attitude spirituelle nouvelle, inconnue des siècles précédents? Que représente, enfin, le fait de manifestations mariales, où tout semble se traiter entre « la Dame » et ses confidents, où la Vierge donne ses consignes et notifie ses volontés? Examiner rapidement ces aspects du problème, à la lumière pure des apparitions de Massabielle, aidera à préciser la signification de Lourdes dans la vie religieuse de l'Eglise contemporaine.

On parle quelquefois des « révélations » de Lourdes, de La Salette, de Fatima... Le mot n'est pas heureux et prête à confusion. Certains, à l'entendre, s'imaginent que les faits mystiques commodément réunis sous le nom d'« apparitions » constituent comme un supplément de la révélation officielle, conservée dans l'Eglise, une sorte d'appendice, lourd d'un message adapté à notre temps.

Cette confusion, qui vient d'une ignorance, est dommageable. La Révélation, qui est authentique Parole de Dieu, s'est accomplie dans le Christ et elle est close à la mort du dernier apôtre, du dernier témoin du Seigneur Jésus... A cette révélation, contenue dans la Bible, on ne peut rien ajouter. L'Eglise la reçoit, la conserve en l'enseignant, mais elle ne saurait l'accroître ou l'enrichir. « Si l'Esprit Saint, dit le Concile du Vatican, a été promis à Pierre et à ses successeurs, ce n'est pas pour leur révéler quelque doctrine noiir velle, mais pour qu'ils conservent saintement et enseignent fidèlement la révélation transmise par les apôtres, que l'on nomme le dépôt de la foi 1. »

N'attendons pas du ciel un nouveau message. Tout nous a été dit dans le Christ, tout nous est enseigné par l'Eglise. En dehors de cette voie, dit saint Jean de la Croix, particulièrement défiant, on le sait, à l'égard des visions, paroles intérieures et «révélations privées », il n'y a qu'illusion...

1. Session IV, chapitre iv, Denz, 1836,


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« Il n'est pas nécessaire que (Dieu) parle davantage, puisque, ayant achevé de dire toute la foi dans le Christ, il n'a plus de foi à révéler ni n'en aura jamais plus. Et quiconque voudrait maintenant recevoir quelque chose par voie surnaturelle, ce serait comme arguer un défaut en Dieu, de n'avoir pas donné en son Fils tout ce qui y était requis1...»

Quand, à Lourdes, Marie se nomme à Bernadette : « Je suis l'Immaculée Conception», elle ne fait que reprendre, pour ainsi dire, le dogme défini quatre ans auparavant par Pie IX — dogme, au reste, bien connu de Bernadette, puisqu'à la prière du soir sa mère faisait dire aux enfants : « O Marie conçue sans péché, priez pour nous... »

Mais, du moins, dira-t-on, les apparitions mariales nous donnent des directives dans la conjoncture présente, impriment à nos attitudes spirituelles une orientation nouvelle... De tels propos sont équivoques. Au plan proprement spirituel, le message des apparitions auxquelles l'Eglise permet l'adhésion du pèlerinage et de la prière en un lieu sanctifié par une manifestation de la Vierge — manifestation dont l'Eglise n'impose aucunement à notre foi une reconnaissance de fait 2 — n'a rien de neuf ou d'inédit.. C'est tout simplement le message de l'Evangile.

Que demande la Vierge, par l'intermédiaire de Bernadette? La prière, le repentir des péchés, la confiance pénitente, et, par-dessus tout, la foi. Pédagogiquement, Marie fait prendre à Bernadette les attitudes de la prière (ce signe de croix qui bouleversait les spectateurs; la récitation du chapelet dont elle accompagne le déroulement), de la pénitence (baiser la terre, se prosterner, boire une eau boueuse...), de l'espérance et de la joie surnaturelles, qui se reflètent dans la mobilité du visage enfantin.

«Je la regardais fixement, dira au P. Cros, Pierre Galet, le garde champêtre de Lourdes en 1858, et je fus toujours bien placé, faisant écarter les autres et disant toujours: «Ne poussez pas, sur le derrière! » Je voyais vite comme ça commençait. De temps en temps, j'apercevais un petit mouvement de oui; k peine ça se Voyait; puis de petits mouvements de tête, de non; à peine aussi On voyait; puis un

1. Montée du Carmel, II, ch. xxn.

2. Cf. H. HOI-STEIN, Les apparitions mariales, dans Maria, Béauchésne, tome V, 1958.


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petit sourire; puis une tristesse. Le visage était pâle, et les lèvres un peu rouges. Je disais : « Cette petite va mourir. » Les yeux étaient doux et ouverts comme à l'ordinaire. Les lèvres un tant soit peu séparées; les mains jointes... J'ai vu des larmes, deux ou trois fois. Tous les jours, j'ai vu quelque tristesse sur le visage, un jour plus que l'autre. D'autres fois, elle était très réjouie. Jamais un mot; je n'entendais pas sa respiration. Je me mettais dans l'idée que son esprit n'était pas à elle, que son esprit était avec la vision. Je n'ai pas vu de mouvement des lèvres, ni de gosier ni de tremblement. Elle ne chancelait pas : on eût dit un pieu planté. Elle ne tournait pas la tête, ne remuait pas les genoux1... »

Pour aider notre foi, à nous qui n'avons pas regardé Bernadette en extase, la Vierge a laissé un signe : l'eau de la source, qu'il faut boire et où il faut se plonger. Ce signe s'inscrit dans la plus authentique — j'allais dire : la plus banale — tradition scripturaire. Signe de l'eau vive que Jésus annonce à la Samaritaine, qu'il promet à ceux qui ont soif et viendront boire à longs traits lorsqu'elle jaillira du rocher percé de son Coeur. Signe de la piscine probatique, où le pauvre malade espère sa guérison. Les miracles de Lourdes signifient la puissance rédemptrice de l'économie nouvelle, où le péché est remis, et sa blessure guérie par la vertu du Seigneur Jésus. Comme les miracles de l'Evangile, qui sont signes du pouvoir de guérison et de transformation que possède Jésus sur la nature gangrenée par le péché, les miracles de Lourdes — inscrits dans cette permanence de l'Incarnation qu'est l'Eglise — signifient « que la grâce divine a gardé la même puissance de restauration de l'âme et du corps, du péché et de la peine, la même et éternelle jeunesse pour nous faire naître de nouveau par le tréfonds. Les miracles de l'Evangile avaient pour but de préparer les sacrements. Les miracles de Lourdes nous conduisent aux sacrements : au baptême, dont ils évoquent le signe extérieur, à la pénitence, à l'eucharistie 3 ». Ils ne prennent tout leur sens que dans leur contexte sacramentel et, plus précisément, eucharistique : combien de guérisons à la procession du Saint Sacrement! Ils marquent, en effet, de façon spectaculaire, afin de frapper l'attention distraite de nos contemporains (que l'on

1. CnOS-OLPHE-GALIJARD, op. cit., p. 48-49.

2. R. LAURENTIN, Sens de Lourdes, Lethielleux, 1955, p. 110-111.


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songe au film de Riquier), la puissance salvatrice et transformatrice du Corps du Christ, né de la Vierge Marie...

Rien de nouveau. Et pourtant quelque chose qui nous louche directement, immédiatement, nous obligeant à prendre au sérieux le message de l'Evangile. Les apparitions de Marie ont pour seule finalité, si l'on peut dire, de ranimer notre foi et de rendre plus vraie notre prière. Signes pour une foi affaiblie, stimulants de conversion et de fidélité, elles invitent à prêter l'oreille aux paroles du Seigneur.

« Réduit à sa plus simple expression, conclut M. Laurentin, le message de Lourdes pourrait être formulé ainsi : la Vierge sans péché vient au secours des pécheurs. Et, à cet effet, elle propose trois moyens qui nous ramènent aux prolégomènes de l'Evangile : la source d'eau vive, la prière et la pénitence...

« Ce programme paraît banal et il l'est. Il ne nous apprend rien de nouveau; et il n'entend rien nous apprendre que nous ne sachions déjà. Il est et veut être un rappel vivifiant. Il n'est pas une thèse, mais un cri du ciel, un appel qu'on saisit de l'intérieur, en s'y engageant !... »

C'est là le rôle social, dans l'Eglise, de l'expérience mystique — de soi personnelle et incommunicable — des «voyants». Bernadette, à Lourdes, rayonne sa foi. Relisons le mot, si profond dans sa simplicité rude, du maréchal de gendarmerie : « Je me disais : Mais elle le croit, cette petite 2 ! » Le message de l'enfant ne prend toute sa signification qu'en relation avec ses attitudes à la grotte. Ce qu'elle a vu ne nous est rapporté (partiellement, du reste, car, dans toutes les apparitions, il y a un «secret», fidèlement gardé par les voyants) qu'en vue de stimuler notre foi à prier et à faire pénitence. Au sens moderne d'un mot cher à la pastorale et à la spiritualité d'aujourd'hui, Bernadette, comme Lucie de Fatima, ou les enfants de Pontmain, est un témoin. Et ce témoin est un messager de la Vierge.

Marie, à Lourdes, pas plus qu'en l'Evangile, ne transmet de révélation; son rôle est de rendre attentif à son Fils, qui est la Révélation. Car Dieu nous a parlé en Son Fils... Celle qui l'a conçu en son sein, qui l'a porté en ses bras, présenté aux bergers et aux Mages, est la Vierge du silence : elle ne

!■ M., p, 112.

2. Cnos-OLPHE-GAIXIARD, op. Cl7./p."62.


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parle pas, elle crée un climat d'attention recueillie, afin que la Parole du Fils unique de Dieu, qui est son Fils unique, soit entendue : « Faites ce qu'il vous dira... »

Marie est, à Lourdes, comme dans sa vie terrestre, éducatrice de la foi. Celle qui a cru enseigne à croire. L'Evangile nous la montre attentive à « repasser en son coeur » le mystère du Christ. Marie, dans le silence, a compris chaque jour davantage la manifestation du Verbe incarné, et sa foi, lumineusement, a pénétré à des profondeurs inexprimables «ce que ses yeux avaient vu, et ses mains touché du Verbe de vie ». Elle le connaissait comme son Fils, elle l'aimait comme son Dieu; d'un très pur amour de créature, d'Epouse et de Mère, elle s'unissait à lui en son coeur virginal. Son silence est l'admiration d'une mère, la contemplation d'une mystique, la supplication de toute l'humanité pécheresse et l'hymne joyeux de l'Eglise, dont l'action de grâces, selon le mot de saint Irénée, trouve son expression dans le Magnificat C'est à l'école de ce silence qu'ont été conviées, éduquées, formées, Une Bernadette, une Catherine Labouré... ces confidentes de la Vierge si avares de confidences sur leur expérience mariale. Qu'auraient-elles pu dire aux questionneurs indiscrets? Plus heureuse, soeur Catherine Labouré est parvenue à ne jamais trahir, même en communauté — admirable prodige ! — la religieuse à qui la Médaille miraculeuse devait son origine. Bernadette a subi, avec une patiente lassitude, les interrogations sans fin. A vrai dire, sa franchise paysanne ne parvint pas toujours à se contenir. « Ce qu'elles m'embêtent! » murmura-t-elle quelque jour, en sortant du parloir où de grandes dames l'avaient harcelée de leur indiscrétion.

Que leur répondre? Comment leur faire comprendre la densité du silence de Marie, aussi peu exprimable que son indicible beauté?... Car Marie a très peu parlé : quelques mots seulement, et qui ont plutôt enfermé dans le silence ces âmes privilégiées. Mais ces quelques mots ont suffi à Bernadette pour accéder à la sainteté. Ils doivent aussi nous suffire, pour approfondir, dans la foi, le mystère du Christ.

Ce n'est pas par hasard que Lourdes, cité mariale, est la ville de l'Eucharistie. « La piété envers la Mère dé Dieu, écri-


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vait saint Pie X le 12 juillet 1914, y fait fleurir une remarquable et ardente piété envers le Christ Notre-Seigneur. » S, S. Pie XII cite ce texte dans son encyclique pour le centenaire des apparitions, et il ajoute :

« Pouvait-il en être autrement? Tout en Marie nous porte vers son Fils, unique Sauveur, en prévision des mérites duquel elle fut immaculée et pleine de grâces; tout en Marie nous élève à la louange de l'adorable Trinité, et bienheureuse fut Bernadette, égrenant son chapelet devant la Grotte, qui apprit des lèvres et du regard de la Vierge sainte à rendre gloire au Père, au Fils et à l'Esprit Saint 1! »

Aux beaux jours du Second Empire, le message de Lourdes, transmis par une enfant que rien n'accréditait, a fait entendre un « cri d'alarme», selon le mot de Pie XII. Cent ans après les apparitions, le sévère avertissement nous atteint encore. Le Pape en a dit l'urgence. Ce que demande la Vierge n'est pas nouveau, mais demeure indispensable : «Compatissante à nos misères, mais clairvoyante sur nos vrais besoins, l'Immaculée vient aux hommes pour leur rappeler les démarches essentielles et austères de la conversion religieuse 2. »

Les apparitions secouent notre apathie et notre distraction, nous intiment l'appel de Dieu, nous interdisent la somnolence et l'illusion. Le pèlerinage, s'il est correctement accompli, implique une sortie de la routine, une rupture de l'habitude; il est exercice de prière et de pénitence. Il prend toute sa valeur s'il est effectué par des pécheurs, et pour les pécheurs — dans la perspective de^ce péché que signifie la pénible théorie des malades implorant leur guérison. J'ai connu un religieux âgé, qui avait la dévotion, chaque année, d'accompagner à Lourdes les pèlerins du diocèse où il demeurait. Singulier pèlerinage! A peine arrivé à Lourdes, il entrait dans un confessionnal, et ne le quittait qu'au

1. Documentation catholique, n°-1257, 4 août 1957, col. 968-969.

2. M., col. 972.


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moment de prendre le train du retour. « C'est moi, disait-il, qui suis le témoin des vrais miracles. »

La prière de Lourdes est-elle autre chose que l'imploration contrite et confiante de pécheurs qui, prenant conscience de leur solidarité pitoyable, intercèdent longuement pour eux et pour leurs frères? C'est là qu'il faut chercher le sens de Lourdes, et pourquoi les foules y sont attirées par la Vierge.

La première fois que le P. Cros, dans la semaine de Pâques 1864, vint à Lourdes, Bernadette se trouvait encore à l'hospice. Comme tout visiteur, il désira lui parler, et parvint à obtenir de passer quelques instants avec elle. La jeune fille commence à lui faire le récit stéréotypé qu'elle avait coutume de réciter. Le Père l'interrompt. « Mais enfin, qu'est-ce que la Sainte Vierge veut de nous? » La réponse ne se fit pas attendre :

« Elle veut que l'on bâtisse, là, une chapelle, et qu'on prie pour les pécheurs *. »

Henri HOLSTEIN.

1. Lettre du P. Cros du 14 avril 1864, dans CROS-OLPHE-GALLIARD, op. cit., p. 299.


IMAGES DE NEW YORK

Trois jours avant l'arrivée, le courant du Labrador, celui qui entraîne vers le Sud les icebergs, saisit le bateau dans sa brume. On ne sort de cette incertitude et de ce froid qu'en rencontrant le Gulf-Stream. Il semble alors que l'on entre dans un vaste estuaire de chaleur; la coque du navire se surchauffe, et à bord tout devient moite. A la surface des belles eaux bleues, on suit l'ondulation des files d'épongés. L'Amérique approche. Voici déjà, par tribord, le bateau-vigie, immobile, tous feux allumés, devant l'île de Nantucket, la base des pêcheurs de baleine.

New York apparaît d'abord comme un port de mer, aux cent môles sur l'Hudson et East River, d'où partent et où se terminent des liaisons avec l'univers entier; une sorte de noeud du monde. Des bateaux, des cargos, des remorqueurs, dans le ciel des hélicoptères transportent les voyageurs d'un aérodrome à l'autre, voilà ce qui emplit le premier regard. Les gratte-ciel n'apparaissent qu'après, une fois aperçue, à l'Ouest, la verdure intense du New Jersey. New York se trouve à la latitude de Naples, et l'on y sent tout de suite un puissant soleil, tirant des sèves une couleur presque orientale; les arbres, les oiseaux, les fleurs, les papillons, sans vous transporter encore • aux Tropiques, atteignent une note exaltée.

Déjà l'on peut s'amuser à des comparaisons. Ce grand « liner », la Queen Mary, s'il était dressé sur son gouvernail, dépasserait en hauteur l'Empire State building. On m'assure que cette horloge, tout à l'horizon, ami cadran d'un kilomètre de tour. ...Accosté à l'une des jetées, perdu parmi les bateaux géants, quel est donc ce joli sabot bariolé? C'est la « Mayflower II », exacte réplique de cette première « Mayflower », sur laquelle, en 1620, passèrent les Pères pèlerins, quand ils vinrent d'Angleterre en Amérique. . .

Le voyageur a déjà dû changer de temps et avancer de six heures sa montre. Il lui faut encore changer sa notion d'espace. Toute cette étendue d'eau, parcourue en six jours et sept nuits, n'est pas plus considérable que le continent sur lequel il vient de prendre pied. Au Canada, entre Halifax et Vancouver, ici entre New York et la côte de Californie, il n'y a guère moins loin qu'entre New York et la Bretagne. Telles resteront les proportions un peu partout. Du reste, la nature se montre d'une ampleur et d'une méchanceté inconnues de l'Européen. En mer, avant d'arriver, il advient, à un certain obscurcissement du ciel, que l'on sente très loin la répercussion de ces ouragans, — portant chacun un nom de


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femme, — qui, en Amérique, arrachent les toits, tuent les gens, saccagent une contrée. A Hull, faubourg d'Ottawa, un diplomate américain assure que la nuit des ours viennent fouiller les poubelles de sa villa. J'ai vu moi-même, cet été, dans le parc de l'Université de Fordham, de ces grosses fourmis rouges, un fléau, qui remontaient du Sud en dévorant les récoltes avec autant d'appétit que les criquets du prophète Joël.

A New York, et même à Boston, la différence de température entre l'été et l'hiver dépasse 60°. L'Américain, plusieurs mois par an, boit glacé et vit en bras de chemise, parce que son climat l'y contraint. En juillet, on souffre à Manhattan la température de Tunis en septembre. Ville éblouissante et redoutable, captieuse et infernale, New York exalte l'un par l'autre la chaleur et le bruit. Il y a, pour vous énerver, d'abord le grondement incessant des avions dans le ciel, puis, dans certains quartiers, celui de « Pelevated », vieux métro aérien, monté sur des supports, où la vibration s'engouffre et fait rage, et enfin celui des trains, les gares se trouvant dans la ville.

Belle à visiter, pas bonne à habiter, tel est l'avis des Américains sur cette ville : « la plus amicale et la plus cruelle », me disait un New Yorkais de naissance.

La parcourir, au moins dans Manhattan, n'offre guère de difficulté. Une disposition, d'une clarté cartésienne, dirige les avenues du Nord au Sud, les rues de l'Est à l'Ouest, et les désigne par un nombre. C'est aussi clair que l'ordre alphabétique pour le dictionnaire.

Les villes d'Europe sont définies par une enceinte, groupées autour d'un château fort. L'ennemi n'est pas loin, il faut s'en défendre. Québec encore est de ce type. En France, songeons à Senlis, fortifiée depuis les Romains. La ville américaine est sans défense. Elle se présente sans précautions, dénouée, mélange de pierre et de nature. La pompe à essence a remplacé l'ancien puits, et il n'y a pas de remparts. La situation de Manhattan est particulière; le centre de New York se trouve encerclé par de l'eau (Montréal aussi, du reste, bâtie sur une île de 50 km de longueur). La rivière Hudson et la rivière de l'Est l'entourent complètement. On peut en bateau en faire le tour; il y faut trois heures, sans s'arrêter, et ce n'est qu?un cinquième de la ville. A la pointe Sud, on vénère la première installation des Hollandais. On aperçoit d'ailleurs, dans le quartier du port, des maisons de style flamand, de hautes façades de pierre, qui découpent sur le ciel des courbes et des angles droits.

Mais arrêtons-nous devant des merveilles contemporaines, les gratteciel de Manhattan. Ils ne s'expliquent point par l'orgueil, mais par une donnée de la géographie. Quand on le photographie d'un avion à haute altitude, ce quartier apparaît effilé comme un obus. Dans ce fuseau resserré entre deux fleuves, la place manquait, en largeur surtout. Mais Manhattan est un rocher. Cette chance permettait aux architectes de


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faire filer le bâtiment vers la hauteur, sans autre limite que leur audace. Le gratte-ciel, auquel le sol est mesuré, se rattrape sur l'espace. Partout ailleurs contenue et presque aplatie, la hauteur s'exalte et prend ici sa revanche. On pense aux Pyramides — la relation au volume du corps humain doit être à peu près la même — ou mieux encore aux « sigouras » de Babylone. Plusieurs gratte-ciel se terminent comme elles par des escaliers géants, et leur dernière plateforme est la plus étroite.

Il est dit que la Jérusalem céleste a même largeur, même longueur, même hauteur 1; quelque chose d'analogue commence ici. Quand on se promène dans la Cinquième Avenue et qu'on lève lès yeux, on se rappelle le verset du psaume : « Tu nous as mis des hommes sur la tête », et on l'interprète en un sens auquel sans doute le prophète n'a pas pensé. Ces hommes, on le sait, ne sont pas les membres d'une famille, maisdes employés de bureau. Une exception cependant : le dernier étage, très recherché à.cause de la vue et du silence.

On n'a pas aligné les gratte-ciel; ils sont inégaux entre eux et jaillissent comme des pics en montagne. De l'un à l'autre le matériau diffère aussi; autrefois c'était le béton, maintenant ce sont aussi les matières plastiques. Alors l'impression de légèreté, de perméabilité s'accentue; il semble que le regard va traverser le bâtiment de ses flèches. Le building des Nations-Unies paraît en verre; le ciel de New York et ses nuages s'y réfléchissent.

On est toujours saisi par la masse de ces gratte-ciel; si facilement la masse donne une impression religieuse, quand elle s'incorpore à un édifice! En tout cas de plusieurs d'entre eux, le Chrysler, le Rockefeller, l'Empire State building, il ne faut pas hésiter à dire qu'ils sont beaux, quitte à ramener la beauté à son origine, où elle est nue, sans surcharge, et coïncide en perfection avec les lignes d'une chose utile et bien faite. L'oeil glisse sur leurs parois, rien ne l'arrête; tout fuit vers le sommet aigu. New York n'aplatit point le passant, elle l'emporte vers la hauteur.

En plein Manhattan, à distance égale des deux rivières, voici le grand diamant de la fierté américaine, l'Empire State building. Ici les hommes ont construit leur grande tour qui monte jusqu'au ciel, et cette fois ils l'ont achevée. Quatorze cents pieds de hauteur, le plus élevé des édifices du monde. En même temps cette tour est solide. Pendant la guerre un bombardier, volant trop bas, percuta contre elle en pleine vitesse, comme un frelon contre un mur. L'avion se ficha dans l'édifice, se vida de sa cargaison écrasée dans le coup, mais n'ébranla pas d'une ligne la formidable carcasse. L'Empire building n'a pas de rival. De sa terrasse suprême, tout rapetisse, même le Chrysler, même le Rockefeller, et

1. Proportions exactement réalisées par le château de Loyola, la fameuse « casa solav » ; il a 16 mètres, sur 16 mètres, sur 16 mètres.


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l'O. N. U. ne semble plus qu'un jouet, un peu mince sur la tranche. Si l'on regarde juste en dessous, les taxis, par files sans rupture, vous semblent des scarabées jaunes, oranges, bleus, noirs. Mais l'on peut aussi regarder au loin Central Park, les fleuves, le port, les usines, faire à volonté, à l'oeil nu ou avec des jumelles, l'analyse etla synthèse de la ville. . Cet observatoire fait-il penser à la montagne de la tentation? Satan vous y propose-t-il ses royaumes, si vous l'adorez? Sans doute, si de làhaut l'on pouvait non seulement soulever les toits, mais percer les intentions, voir s'entrecroiser les lignes des forces mauvaises, découvrir ce qui se cache d'impur, d'avide, de meurtrier, cette révélation accablerait. Toutes les villes sont des pécheresses, et vous avez sous vos pieds la plus gigantesque de toutes : quinze millions d'humains, si l'on englobe Paterson et Newark. On peut sans doute méditer selon cette pente, comme au-dessus de n'importe quelle grande cité. Mais il existe autant de raisons, au sommet de l'Empire, d'admirer cette réussite exceptionnelle, et de penser que ce building se purifie en montant. La vocation de l'Américain n'est-elle pas de reculer en tout domaine les limites de nos possibilités? A cette place il a dépassé la tour Eiffel et toutes les cathédrales gothiques. Ici les banquiers et les amoureux respirent en riant; ils vous entraînent dans leur joie. D'ailleurs, consciemment ou non( l'Empire à son sommet ressemble à une flèche d'église. Ce qu'il vous impose en définitive, c'est l'élan de ses verticales emportées.

Ce que l'on voit de là-haut, la nuit, fascine davantage encore. New York devient la ville aux cent mille tiares, l'impératrice couronnée de néon, Dans les avenues le mouvement de la foule bat son plein, car dans les capitales des deux Amériques, la huit, il n'est pas question de sommeil. Les fêtes, l'excitation, la rumeur sont à leur comble. Il est minuit; les buildings, aux innombrables fenêtres carrées, se dressent comme des passoires verticales aux trous remplis de braise. La réclame et le service d'ordre disséminent un peu partout à travers la ville des globes, des flèches, des boules, des ruisseaux de feu. Le rouge, le rose, le vert, le bleu, le blanc intense se battent sur le fond des ténèbres, qui ellesmêmes se remplissent d'une espèce de sueur lumineuse. Et voici soudain un signal d'angoisse, le sifflement des pompes à feu.

On ne voit pas l'incendie, mais on peut l'imaginer. Fixant un gratteciel, feignons que la vermine ardente qui le ronge, de lumière se change en flamme. Il n'est plus simplement éclairé, il brûle. Il faut savoir que le feu est la seule terreur de l'Américain. Les précautions prises dans chaque Immeuble, à chaque étage, extincteurs, lances, escalier de secours, au dehors, plaquées contre les maisons, ces marches de fer dégingandées, dans la rue les prises d'eau, les téléphones, l'organisation des pompiers; la rapidité de leur réponse, tout vous indique que l'on considère l'incendie comme le danger numéro un.


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En effet. Le feu, dit la chimie, est le même partout; l'histoire assure qu'il est plus terrible en Amérique qu'en Europe. Et pourquoi? Est-ce le torride été qui dessèche les matériaux? Y a-t-il dans les appartements des vernis, des gommes plus combustibles? Quelles provisions se cachent dans les caves? Il y a là quelque chose d'inexpliqué. En tout cas le danger de brûler vif est imminent. Du gratte-ciel, de n'importe lequel de ses étages, où sauterez-vous? En France, on passe d'un toit à l'autre; les maisons se touchent, on a des chances d'échapper par chez le voisin ou en sautant dans la rue. Mais le grâtte-ciel est au-dessus de la chaussée comme un transatlantique au-dessus de la mer. Vous vous réveillerez soudain avec 100 mètres d'enfer sous lés pieds. A vrai dire les grands buildings brûlent très rarement, vu lès précautions prises; l'incendie s'attaque à de moindres proies, à des immeubles de moyenne grandeur, à des villas. Un chiffre suffira, que je tiens d'un assureur canadien : 3 200 églises ou chapelles prennent feu chaque année en Amérique du Nord x. La chaleur de l'incendie est telle parfois que de l'autre côté de la rue des maisons de pierre s'enflamment, leurs fenêtres éclatent et s'embrasent. Aussi les lois sont-elles sévères; elles exigent des escaliers confinés, sans cage, sans appel d'air, où le feu se découragera. L'arrivée des pompiers est une question de minutes, j'ai entendu un homme raisonnable dire : de secondes.

Bien qu'il faille voir Saint-Patrick, la cathédrale « bâtie avec les sous des pauvres servantes irlandaises », les vrais édifices de New York ne sont pas les églises, mais les ponts, le pont George Washington, qui mène au New Jersey, les ponts, de Brooklyn et de Manhattan, qui relient le centre aux quartiers lointains. Ils sont d'une grande finesse d'attache, et même en certaines de leurs parties d'une légèreté arachnéenne. Mais, autant que des oeuvres d'art, ils sont des. vecteurs, des flèches, dont le trafic suit l'Indication à toute allure. Ils conduisent à ces « turnpikes », à ces autostrades majestueuses, qui foncent à travers le pays, coupant tout devant elles, même le rocher.

Que l'on se mette, en fin de semaine, à l'une des sorties de New York, on croira sans doute assister à la migration d'un peuple. Sur six rangs, trois dans Chaque sens, les autos entrent dans la ville ou la quittent. Il y en a des millions ; pendant des heures ce mouvement continuera, sans que le flux vienne à fléchir. La mer n'est pas loin. New York, à une heure d'auto, a ses Sables d'Olonne et sa Baule : John beach, plage indéfinie de sable très doux au pied et très blanc. On y trouve tout pour s'ensoleiller, se fortifier et se distraire, y compris un théâtre au bord de l'eau, avec scène nautique.

1. Toutes, on le comprend, ne brûlent pas « jusqu'aux cendres ». Mais celaarrive. Le noviciat des; Jésuites de_ la Province de Nouvelle-Angleterre, il y a un peu plus d'un an, lut en une nuit réduit en cendres. Quatre jésuites y trouvèrent la mort.


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Si l'on remonte au contraire vers le Nord, en suivant l'Hudson, on arrive, après quelques heures, à ce que l'on peut appeler un spectacle de grande nature. Aussi large que le Potomac devant la Virginie l'Hudson, dilatant son cours, atteint trois fois la largeur du Rhône à Lyon, deux fois celle du Nil au Caire. La beauté des eaux, la richesse des forêts sur les rives, l'immensité du-pont qui traverse le fleuve à cette place, la plénitude enfin des couleurs et de toutes les formes visibles vous forcent à vous demander : mes yeux ont-ils jamais vu un spectacle aussi majestueux depuis qu'ils sont ouverts?

Celui que lasserait New York trouvera dans Washington un contraste exquis. Tracée de main française, par l'architecte L'Enfant, elle présente avant tout, entre le Capitole et la Maison Blanche, une sorte de ChampsElysées ; les grands édifices, on peut oser dire les grands palais des administrations américaines, s'alignent le long de cette avenue. Le reste de la ville consiste en belles percées, plantées d'arbres, spacieuses, tranquilles. La circulation ne s'entend plus et semble glisser sur de l'eau; on penserait à Amsterdam. Pas une corne impatiente, pas une usine, pas de gratte-ciel. Beaucoup de rues sont presque vides; presque tout le monde se déplace en auto. Ville du gouvernement et des arts, Washington réunit les conditions nécessaires pour réfléchir, rendre la justice et admirer.

Ses édifices ont adopté le style grec : colonnes, fronton. Quelquefois tout est en marbre. La Cour Suprême de Justice est un monument digne d'Athènes. On répète à ses huit colonnes, quand la lumière d'automne les éclaire, les vers de Valéry :

Sur vous tombe et s'endort Un dieu couleur de miel.

On dira : mais cela n'est pas inventé, c'est repris! •— Eh qu'importe? De belles proportions, une fois trouvées, sont parfaites partout, et leur vue ne lasse point. Washington, ou le triomphe du nombre d'or.

Un Européen se trompe au début dans le métro de New York. Sur la même voie passent des trains qui suivent des directions différentes. On a soudain le désagrément de se retrouver à plusieurs milles de son but. L'amabilité des Américains vous permet d'annuler assez vite votre méprise. Il faut apprendre à regarder la lettre lumineuse, fixée sur l'avant de la motrice. Ce « subway » est vulgaire, il est bruyant, il secoue le plus possible ; en été, malgré les ventilateurs, on y étouffe. Mais il faut avouer qu'il va très vite. Certains directs sautent dix rues, vingt rues, et vous parcourez 10 kilomètres avant d'y avoir jpensé.

D'ailleurs on s'instruit, dans ce métro. Jamais vous ne verrez une


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religieuse y rester debout. Noir, jaune ou blanc, quelqu'un se lèvera pour lui permettre de s'asseoir. Déjà vous pouvez ' soupçonner que New York est non pas une grande Babylone, mais une ville catholique, presque cléricale. Les réclames aussi vous instruisent. ^Voici dans une petite voiture de malade un enfant paralysé. Votre coeur s'émeut. Mais les paroles de la réclame vous bousculent : « Ne me plaignez pas; aidezmoi à travailler à vos côtés. » Est suspecté ici toute émotion qui ne se dépasse pas vers l'action.

L'arche de Noé semble s'être arrêtée en ce lieu, y vider ses innombrables paires d'animaux. Une large coulée de verdure dans le quartier de Bronx, c'est le jardin zoologique. Tout ce qui rampe, tout ce qui vole, tout ce qui bondit,-tout ce qui a le pied fendu ou fourchu, tout ce qui porte plume, poil, bourre, épine, se présente à vous dans des, viviers, des cages, des torils, des parcs. Le lion, la panthère, l'éléphant, Tours, le chameau de Bactriane, le fourmilier, le porc-épic, l'hyène, toutes les espèces de faisans, toutes les sortes d'aigles, les nocturnes, les oiseauxmouches, enfin l'arc-en-ciel des espèces vivantes s'étale pour vous charmer. ''■'■■."' '

Bien que Régent Park, à Londres, l'emporte encore sur lui,'ce Jardin zoologique est un des plus magnifiques qui soient. Il vous semblé retourner aux premiers jours du monde; les animaux défilent devant vous; comme devant Adam. Il existe chez l'Américain une volonté de totaliser. Il ne Veut pas une partie des richesses'dû monde; il les veut toutes, pour vous les présenter bien en ordre. Si nous passions au: Jardin botanique tout voisin, ce serait la même chose avec les arbres; ou avec les nénuphars. Voici' des bassins qui en contiennent de toutes les couleurs; de toutes les sortes possibles. Un jour, dans un de ces magasins d'alimentation que l'on nomme « super-markets », nous démandions au vendeur : « Quels fruits avez-vous? » La réponse fut : « Nous avons tous les fruits toute l'année ». ;>

L'Amérique veut totaliser le savon-, la beauté, la-culture du-monde* Elle n'y met aucune avarice; c'est pour repartir en avant. En sorte qu'on pourrait considérer que New York, dans le monde moderne, joue un peu le rôle que dans l'Italie du Sud, pendant le haut moyen âge, joua le couvent de Vivarium. Gommé Cassiodore, l'Amérique recueille les manuscrits, les chefs-d'oeuvre, les trésors des anciennes cultures. Mais c'est en regardant l'avenir. Et déjà elle se croit reine. Une jeûne fille me disait un jour : « N'est-ce pas que les femmes de Paris s'habillent ETUDES, février 1958. CCXCVI. — 8


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à la mode de New York? » Il y a une sorte de gentillesse qu'on ne saurait avoir le coeur de décourager.- .

Cloisters... En cet endroit fut tenté le plus touchant dès essais, sans doute le plus réussi, pour rattacher l'Amérique à la culture de l'Occident. Cloisters, les cloîtres. Goûtons le parfum mystique de ce mot. Mais qu'est-ce au juste? Au nord de New York, au-dessus de l'Hudson, en haut d'une masse de verdure, un monastère aux pures lignes romanes, tel qu'on pourrait en rencontrer en Catalogne ou dans le Comminges. Qu'a fourni l'Europe? Les colonnettes des cloîtres et leurs chapiteaux. Saint-Guilhem-du-Désert, Saint-Michel-de-Guxa, d'autres lieux historiques se sont dépouillés des pierres sacrées, qui contenaient à vrai dire la force de germination de l'ensemble. Mais les Américains, obéissant aux suggestions de ces pierres, achevant ce qui n'était qu'indiqué, ont su reconstituer cette architecture de quatre ou cinq cloîtres, où l'essence spirituelle du moyen âge se trouve concentrée.

Le présent est aboli; on s'engage vers le passé, ou plutôt vers l'invisible. Si pleine est la coupe du mystère que le charme agit sûrement. Vous chanteriez presque :

L'amour de moi Cy est enclose.

Mais non cependant, car l'amour que tout vous suggère à Cloisters est religieux. Ce monastère, on l'a meublé. Des statues de bois, surtout la Vierge avec son enfant Jésus, des tapisseries, d'anciens meubles, des calices, des monstrances, des pièces de l'art mérovingien le plus rare, achèvent de vous enlever au moment actuel, et de vous intérioriser. La musique s'élève à son tour. On s'assied autour du grand cloître pour écouter du grégorien.

Il faut avoir vu Cloisters. Autrement les aspects exubérants et excités de New York vous empêchent de découvrir ce goût de contemplation, qui envahit l'Amérique. A n'en pouvoir douter, elle aussi veut boire « ces eaux de Siloé qui coulent lentement ». Quand le chant grégorien s'élève dans le cloître principal,-les Américains, tout comme nous, l'écoutent non pas comme une langue étrangère, mais comme leur langue natale; à cet instant l'unité de nos.deux cultures est proclamée, et les monastères de France, d'Espagne, d'Italie, par-dessus l'Atlantique, répondent à Cloisters de toutes leurs cloches. .

L'Université de Fordham. Des écureuils apprivoisés vous accueillent sur'les pelouses. Le parc est grand, très ombragé. Au-dessus de votre tête passe toutes les minutes un avion qui s'envole de. La Guardia. Imaginez, disséminés sur ces pelouses, une quinzaine de bâtiments; certains ont trois étages et une « cafétéria » au sous-sol. Le plus ancien


IMAGES DE NEW YORK 211

building a plus de cent ans, ce qui est un âge pour ce pays. Au-dessus de « Keating Hall », le plus neuf et le plus beau, en gothique dé collège anglais, cette boule rouge qui s'allume signifie que l'émission musicale va commencer ; beaucoup d'auditeurs difficiles l'attendent. Mais Fordham est d'abord une Université, une des plus grandes universités catholiques du monde. Plus de cent jésuites y enseignent; plus de dix mille élèves en suivent les cours.

Ces chiffres permettent de se figurer un monde en réduction, avec ses services, un bureau de la poste fédérale, des policiers privés qui, jour et nuit, continuent .leur ronde en auto, et enfin tout ce qu'il faut pour assurer la vie d'un si vaste ensemble. Été comme hiver, la Compagnie de Jésus enseigne ici; elle y déploie une puissance accueillante et tranquille. Elle ne manque ni de jeunes professeurs, ni de ressources, ni de livres, ni d'amis. Quel est le rang de Fordham? Elle, à New York, Marquette, à Milwaukee, et Saint-Louis, sur le Mississippi, sont comme trois grandes dames qui, à distance, se saluent d'un enclin de tête.

Son importance dans la cité apparaîtra si j'ajoute qu'il y a, devant « Keating Hall », un « Perron des Présidents ». Plusieurs hommes d'État de l'Amérique du Sud, plusieurs présidents des États-Unis, le cardinal Pacelli, le cardinal Spellman y furent honorés du titre de docteur. Vous habitez vraiment un haut lieu.

Quand le week-end arrive, Fordham semble frappée de sommeil et d'absence. Le moment est venu de flâner dans le parc, de s'indigner contre ces chenilles velues aux touffes de poil jaune, qui salissent l'écorce des arbres, ou d'admirer ce papillon, qui semble découpé dans une étoffe précieuse.

Le Musée d'art moderne. On y voyait, au mois d'août, une Exposition Picasso. On peut y voir en permanence : « Le sommeil de la gitane », du douanier Rousseau. La femme, au visage noir, dort à même le sable, seule dans le désert; elle est vêtue d'une robe de laine multicolore, qui fait penser à la tunique de Joseph. A deux pas un lion la domine et la flaire, effrayant et enfantin, selon la manière du douanier. Trois mira:- culeuses sources de lumière transfigurent le tableau :1a lune, les yeux du lion, les dents de la gitane. Comment suggérer une image de cette pleine lune, d'où suppure une clarté immobile et déserte, dans laquelle les couleurs se voient? Tout mouvement est suspendu, comme dans le château de la Belle-au-bois-dormant. C'est un chef-d'oeuvre.

A voir encore : « Le Christ entre deux moqueurs », de Rouault, petit tableau très émouvant. Le peintre a donné au Seigneur insulté à peu près le visage du comte dans l'Orgaz du Greco. Mais surtout il faut admirer Guernica. On sait que Picasso fît cette toile à Paris, en quelques semaines, dans l'indignation qui suivit le bombardement aérien de la capitale des Basques, — bien avant New York capitale de la liberté. Peinte


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à l'huile, elle a 8 mètres de largeur sur 3 de haut. Les ébauches, qu'on voit au mur, contenaient encore de la couleur ; il ne reste plus dans l'oeuvre que du blanc et du noir. C'est le désespoir et la nuit de l'esprit. Guernica présente l'univers de la terreur, mais repris et supérieurement ordonné par la force synthétique de la peinture... L'angoisse étire ou écartèle, et les bombes disloquent. Les têtes sont des boules sans cheveux, les bouches ouvertes poussent un interminable cri. Certaines figures sont distendues vers le haut, les bras jetés en l'air, les cinq doigts écartés... L'une rampe,.la tête relevée, essaie de se mouvoir, et paraît avoir un sac de plomb sur les reins. D'autres ont la tête en bas, comme le toréador bien connu. On voit aussi des animaux; un chanfrein de cheval, et aussi en haut, à gauche, une tête de taureau, solennelle, qu'on peut apercevoir à la fois de face et de profil. Sur le sol, au milieu, une main tient un tronçon de glaive. Ce n'est pas le feu du ciel, ou un tremblement de terre, qui a mis le monde en morceaux. Guernica accuse l'homme, comprenez-le. En haut, en très bonne position, une main tient une lampe, droite et allumée, semble-t-il. Est-ce une image de la liberté?

Les Américains en conviennent, ils n'ont eu jusqu'ici que peu de peintres. On peut cependant voir à Boston de bons portraitistes, et à Washington on admire Whistler, dont certaines toiles du reste sont à Paris. Du moins les villes capitales des États-Unis ont-elles tenu à constituer des musées à la mesure du goût humain le plus haut. Les plus grands maîtres y sont présents par quelques chefs-d'oeuvre. Ainsi, à New York, au Metropolitan Muséum : Raphaël, Rubens, Rembrandt, Vermeer de Delft, Le Greco, Ruysdaël, Constable, Hais. Ces tableaux viennent sans doute d'Europe, et jamais la force attractive du dollar ne fut si sagement prodiguée ; c'est un gain définitif pour l'Amérique^

Le Metropolitan avait organisé cet été une Exposition des Impressionnistes français. Venus de collections particulières, on pouvait admirer des dizaines de Monet, de Manet, de Pissarro, de Renoir, de Seurat, de Degas, de Toulouse-Lautrec. Cézanne et Gauguin faisaient suite à ces maîtres; et l'ensemble de ces tableaux forçait à se demander : si l'on additionnait ce que possède à Londres Tate Gallery, et aux États-Unis Boston, New York et Washington; quel nombre dé toiles françaises trouverait-on? D'ailleurs notre peinture sort plus glorifiée que diminuée par ces départs 1.

1. En sculpture aussi, la part prélevée est royale. La « National Gallery » de Washington possède entre autres trois bustes de Houdon, l'un de Cagliostro, un autre de Diane, un troisième de Voltairei Un peu plus jeune que dansle buste très célèbre, le philosophe apparaît génialernent spirituel.


IMAGES DE NEW YORK 213

Ne parlons pas du catholicisme en Amérique. Lé sujet est trop grand, trop sacré. Mais il ne sera pas irrespectueux d'entrer dans une église . le dimanche, vers midi, et de regarder. On là Verra remplie; beaucoup de fidèles communieront. Tous donneront l'impression d'une piété vraie, d'une attention à leur pasteur, d'une obéissance authentiques. Leur générosité frappera. Le catholique de moyenne fortune jette un dollar comme rien. Si nous pouvions après la messe parler avec ces chrétiens, nous sentirions dans leurs âmes un mouvement de marée montante. Ils veulent convertir ceux qui les entourent; un jour cela sera fait. Alors ils prélèveront pour l'Europe une partie de leur force missionnaire. Ils rendront ce qu'ils ont reçu.

Sachons que leur foi catholique, magnifiquement victorieuse dans leur pays, ne repose pas sur le savoir-faire et la technique. Ils héritent des humbles et longues vertus des générations précédentes, socialement moins visibles. On pensera ce qu'on veut de leur avenir. Notre Occident s'est depuis toujours recueilli devant les lampes du Saint-Sépulcre qui signifient là fidélité malgré la persécution, et le chemin étroit suivi pendant plusieurs siècles; et peut-être sommes-nous mieux placés que les autres pour conseiller aux Américains le pèlerinage de Jérusalem. Toutefois, ils ont si bien réussi ce qu'ils ont entrepris jusqu'à présent, qu'il ne serait pas fraternel de leur contester ce qu'ils n'ont pas eu l'occasion de faire encore. Nous devons savoir nous aussi admirer les vives et joyeuses clartés de leur église.

Sur les pelouses de Fordham, cet été, au crépuscule, apparaissaient et s'éclipsaient de petites étincelles vivantes. C'étaient les lucioles d'Amérique; pendant des heures elles continuaient ce jeu de la grâce actuelle, se confondant d'abord avec la nuit, puis vous montrant, plus près bu plus loin que vous ne l'attendiez, leur petite goutte de feu. Comme voyageur, j'y vois le symbole des cent et cent marques d'amabilité que les Américains, dans le contact de chaque jour, vous donnent sans prévenir, s'ils vous sentent « adjustable », et que vous visitiez, non en censeur, mais en ami, leur grand pays, si vraiment digne d'être aimé.

Maurice PONTET.


ARABISME ET SOLIDARITE ORIENTALE :

DE LA GRISE SYRIENNE A LA CONFÉRENCE AFRO-ASIATIQUE DU CAIRE

L'affaire de Suez montrait l'Occident désuni; dans la mesure même où ils se sont efforcés de jouer sur cette division, les États orientaux ont pris des attitudes divergentes; par la Doctrine Eisenhower, les États-Unis ont entendu récompenser et soutenir ceux d'entre eux qui, craignant la subversion soviétique, acceptaient la - coopération, voire même l'appui, des Occidentaux.

A l'occasion de la crise syrienne, durant l'été 1957, les choses se sont présentées tout autrement. L'Ouest était réduit au seul protagoniste américain, dont l'activité, incessante et souvent brouillonne, suscitait naturellement les réactions orientales, et les concentrait sur lui seul. Ainsi se trouvèrent à l'unisson, non seulement les gouvernements orientaux réellement hostiles à l'action de Washington, comme ceux de Damas et du Caire, mais aussi les cabinets d'Amman et de Bagdad, qui lui étaient favorables mais qui Voulaient apaiser, à peu de frais, l'opinion publique de leurs pays ; et même le Roi Séoud, désireux de ne pas sembler le céder à Nasser en tant que champion de l'Arabisme.

La solidarité arabe, peu manifeste en 1956, s'affirme donc en 1957. Le Roi Séoud abandonne son projet d'arbitrage, qui l'eût sans doute obligé à donner tort, au moins, partiellement, aux Syriens devant les Turcs. Le gouvernement iraquien feint d'oublier que la Turquie, son alliée du Pacte de Bagdad, est en jeu, et de ne songer qu'à Israël; il promet avec éclat son concours pour la défense du territoire syrien; plus tard, il refusera d'envisager un projet occidental de pipe-linc destiné à évacuer ses pétroles par le territoire turc. L'habitude ainsi esquissée aura sans doute paru si confortable à la diplomatie iraquienne que le représentant de l'Iraq à l'O. N. U. votera, dans l'affaire de Chypre, avec les pays arabes et contre la Turquie; après quoi il sera, il est vrai, rappelé d'urgence par son gouvernement.

Syrie et Egypte se sont empressées d'exploiter cette conjoncture propice à l'affirmation du sentiment unitaire arabe. D'où les nombreuses réunions arabes et afro-asiatiques tenues durant le dernier trimestre de


DE LA CRISE SYRIENNE A LA CONFÉRENCE DU CAIRE 215

1957, et que vient de couronner l'ambitieuse Conférence du Caire (2(5 décembre-2 janvier).

La Syrie, bénéficiaire, après des mois d'isolement, de ce sursaut de solidarité arabe, tente aussitôt de transposer cette réaction à l'échelle mondiale. Ses chances, en effet, ne sont-elles pas plus grandes au loin que dans son voisinage immédiat, où jouent intérêts opposés et griefs réciproques? Réunis hâtivement au Caire du 21 au 23 octobre, les délégués officieux de 23 nations africaines et asiatiques jettent les bases de la Conférence plénière qui s'ouvrira le 26 décembre, et entreprennent sans désemparer de traiter de la crise syro-turque : M. Dag Hammarskjoeld est prié de « prendre des mesures immédiates en vue d'apaiser la tension » et de faire envoyer à la frontière turque une commission internationale d'enquête; un message de solidarité est adressé à la Syrie, en dépit de l'abstention du Cambodge, et bien entendu de la Turquie.

Quelques jours plus tard, le 8 novembre, c'est à Damas même que s'ouvre un Congrès des Juristes africains et asiatiques. Il porte à son ordre du jour : 1° les nationalisations, à la lumière du droit international; 2° colonialisme et impérialisme : droit des peuples à disposer ' d'eux-mêmes, traités inégaux, neutralité positive ; 3° libertés publiques et droits naturels ; 4° l'agression et ses conséquences : agression indirecte, droits à compensation; la question des réfugiés; 5° la paix mondiale.

Ce sont là tous les thèmes capables d'émouvoir l'Orient d'aujourd'hui. En un discours inaugural fort adroit, le Président Choucri Kouatli s'attache à lier la tension syro-turque au danger israélien, et assure que toutes les forces de l'impérialisme se sont trouvées engagées contre la Syrie. Comme le chef de l'opposition tunisienne, M. Salah ben Youssef, se trouve parmi les congressistes officiellement reçus par le Président de la République syrienne, le Président Bourguiba rappellera pendant quelques jours l'ambassadeur qu'il vient d'envoyer à Damas.

La tension syro-turque permet enfin à la Ligue arabe de reconstituer, pour la première fois depuis le « grand schisme » du Pacte de Bagdad, une atmosphère de parfaite entente. Ouverte le 31 octobre au Caire, la 28° session plénière du Conseil de la Ligue adopte aussitôt, à l'unaninvité, une résolution de solidarité avec la Syrie :

« Les Etats arabes flétrissent unanimement les accusations, pressions et menaces auxquelles est soumise la Syrie. Ils s'élèvent également contre les concentrations militaires aux frontières de ce pays et contre les efforts faits pour intervenir dans ses affaires intérieures en violation de la Charte des Nations Unies...


216 PIERRE RONDOT

[Ils] affirment le droit de la Syrie à exercer des droits souverains sur ses affaires nationales et annoncent lo plein appui à la Syrie de tous les États arabes, et considèrent toute attaque contre la Syrie comme une attaque contre tous les États arabes... [Ils] coopéreraient pour repousser toute attaque contre la Syrie conformément à la Charte de la Ligue arabe et au Pacte arabe de Sécurité 1. »

A cette date, la crise syro-turque est virtuellement apaisée : la résolution prise n'engage donc personne à quoi que ce soit. Elle correspond cependant à un sentiment sincère, même de la part de l'Iraq, ainsi que le confirmeront les votes « proarabes » de son délégué à■■■ l'0< N. U., jusqu'après la chute du ministère Ayoubi. Mais l'occasion syrienne est désormais dépassée, et le Caire supplantera vite Damas comme centre de résonance des émotions arabes. L'Egypte va d'abord s'efforcer de tirer le meilleur parti des possibilités, actuellement bien réduites, de la Ligue arabe; puis, reprenant à son compte et pour son propre profit l'idée syrienne de la solidarité afro-asiatique, elle entreprendra de rééditer au Caire une « Conférence de Bandoung », plus « populaire » et plus retentissante.

Un premier « Congrès interarabe d'Information » s'ouvre au Caire le 3 novembre, en marge de la session de la Ligue, en vue de réorganiser les méthodes de propagande de celle-ci. Il décide, entre autres, l'ouverture à l'étranger de vingt nouveaux bureaux d'information. Mais il s'agit d'un voeu purement théorique. En effet, l'on annonce au même instant les graves difficultés financières dont souffre l'institution. Selon un rapport du Secrétaire Général de la Ligue, M. Abdulkhalek Hassouha, cité par la presse égyptienne,

« La Ligue arabe est sur le point do faire faillite, et l'arrêt immédiat des activités de son secrétariat doit être envisagé si les arriérés de cotisations des pays membres ne sont pas acquittés ! Ce sont particulièrement les cotisations de l'Iraq, de la Syrie et du Yémen qui ont fait défaut... Le Secrétariat Général ne disposant plus de crédit à son compte en banque n'a pu payer son personnel, à, la fin d'octobre, qu'en puisant dans la caisse de retraites des employés. Pour la prochaine échéance, on envisage d'emprunter la somme nécessaire au compte' d'assistance aux réfugiés palestiniens. ...Le Comité financier propose de supprimer une grande partie des crédits destinés aux bureaux de propagande à l'étranger, et d'effectuer des compressions radicales dans tous les services de traduction, de publication et d'activités culturelles 2.- » '

1. VOrient (Beyrouth), 1er novembre 1957.

2. Al Ahram, (Le Caire), 31 octobre 1957.


DE LA CRISE SYRIENNE A LA CONFÉRENCE DU CAIRE 217

Faut-il voir, dans cette crise financière, une des raisons qui ont incité la 28e session de la Ligue à se consacrer plus particulièrement aux questions économiques? Il semble plutôt qu'en l'occurrence la Ligue ne fasse qu'esquisser des ripostes^ toutes négatives d'ailleurs, à des initiatives occidentales : projets de Marché commun européen et de construction d'un grand pipe-line en vue d'acheminer vers un port turc les pétroles d'Iran et d'Iraq.

Le Conseil de la Ligue recommande donc, avant de se séparer,

« la constitution d'une unité économique arabe pour parer les effets du futur marché commun européen sur le commerce extérieur des pays arabes » 1.

Il se déclare, en outre, opposé au rattachement de territoires africains et asiatiques au marché commun européen. Une session de la Fédération des Chambres de Commerce, d'Industrie et d'Agriculture des pays arabes, qui s'ouvre au Caire le 23 novembre, reçoit de la Ligue mission d'étudier la possibilité de constituer un « marché commun arabe » et de créer une compagnie maritime interarabe; selon le projet du Dr Abou Nosseir, ministre égyptien du Commerce, cette compagnie, dont les navires battraient pavillon égyptien, recevrait le monopole du transit maritime entre les ports arabes ; elle acheminerait 50 % des importations des pays arabes et une grande partie de la production pétrolière de l'Orient.

La Conférence des Chambres de Commerce arabes adopte, outre ce projet, une résolution réservant aux pays arabes le transit par pipeline des pétroles arabes, qui ne devront en aucun cas être acheminés à travers des territoires non arabes.

Sans doute, ces projets d'unité économique arabe semblent bien destinés à demeurer lettre morte, comme le sont constamment restés, en raison des zizanies! nationales, les plans cependant plus concrets naguère formulés par le Liban, seul État arabe véritablement intéressé à ce genre de réalisations. En revanche, l'ostracisme jeté sur le pipe-line turc doit avoir effet dans la mesure où il enregistre la renonciation de l'Iraq à participer à ce projet. Au cours d'une Conférence préliminaire des experts pétroliers arabes, tenue à Bagdad du 2 au 7 novembre, l'Iraq a accepté, en revanche, le principe d'un pipe-line Iran-Iraq-SyrieMéditerranée, tout en se refusant à participer à son financement; au début de décembre, on donne comme probable la conclusion d'un accord syro-iraquien sur le transit pétrolier. Enfin, la réunion d'une Conférence des Pétroles arabes, au Caire, au début de 1958, paraît décidée; selon les plans égyptiens, elle comporterait la présence de délégués du Koweït, du Qatar et dèBahrein, émirats sous tutelle britannique et non membres

L Ibid., 17 novembre 1957, d'après le résumé de l'A. F. P,


218 PIERRE RONDOT

de la Ligue arabe; son rôle serait de préparer la constitution d'un pool pétrolier arabe, sans doute assorti de projets égyptiens d'industrialisation à base pétrolière, en faveur desquels jouerait une aide soviétique. Reste encore à signaler, pour le quatrième trimestre 1957, une double manifestation d'unitarisme arabe : les Congrès de la Culture arabe et des Antiquités arabes, tenus à Bagdad du 18 au 29 novembre. Aux termes de leurs résolutions, les programmes d'histoire et de géographie feront ressortir les dangers auxquels l'impérialisme et le sionisme exposent le inonde arabe, et serviront le nationalisme en exaltant le rôle joué par les Arabes dans les progrès de l'humanité. La communauté du passé de tous les Arabes est d'autre part soulignée : ce patrimoine arabe devra être protégé et conservé; la politique suivie à l'égard des archéologues étrangers sera unifiée.

Certes, toutes ces manifestations comportent une grande part de verbalisme. Rares sont les résolutions destinées à recevoir une suite concrète; beaucoup d'entre elles sont délibérément conçues comme de simples affirmations de principes ou plutôt de sentiments. On.ne saurait cependant leur dénier toute importance. S'il est peu probable que dans l'immédiat l'arabisme devienne plus constructif, on peut escompter qu'il opposera désormais,, aux éventuels projets de l'Occident, des réactions plus cohérentes et, dans leur aspect délibérément négatif, plus efficaces. En particulier sur le chapitre des pétroles, .1958 verra sans doute s'engager une lutte d'une âpreté imprévue jusqu'à présent.

Cependant les vues et les ambitions de l'Egypte dépassent désormais l'arabisme, pour envisager l'ensemble des peuples africains et asiatiques dont elle rêve d'organiser, autour d'elle, la solidarité active. Depuis la Conférence deBandoung, le Colonel Gamal Abdel Nasser couvait pareils desseins. L'élan unitaire arabe suscité par la crise syro-turque, et l'initiative damascène d'un appel à.la solidarité africaine et. asiatique, lui fournissent à la fin de 1957 l'occasion de les réaliser.

Aux yeux du maître de l'Egypte, le Caire paraît à tous égards, désigné pour devenir le centre moral des deux continents solidaires. Il se trouve exactement situé à leur charnière, face à l'Europe, à proximité du champ de bataille du Moghreb. Il vient d'être, en 1956, le siège de ce que son gouvernement exalte comme la résistance décisive d'un peuple d'outremer à l'agression occidentale;, il représente l'esprit d'une solidarité arabe réveillée; en même temps, il est le foyer d'une coopération orientale efficace avec le monde soviétique, fournisseur d'armes, de capitaux et d'aide technique. Tous ces éléments garantissent, aux yeux du Colo-


DE LA CRISE SYRIENNE A LA CONFERENCE DU CAIRE 219

nel Gamal AbdelNasser, le retentissement et le plein succès de ce nouveau Bandoung; ils vont d'ailleurs donner à la Conférence du Caire ses traits originaux,

La réunion de l'hiver 1957 sera moins universelle et moins unanime que celle du printemps .1955. Elle s'adresse, il convient de le rappeler, non point aux gouvernements mais aux peuples ; les représentants des partis et des mouvements « nationaux » y auront accès, qu'ils participent ou non au pouvoir. Cependant, son caractère non seulement anticolonialiste, mais prosoviétique, découragera quelques adhésions; on n'y verra ni Turcs, ni Pakistanais, ni Philippins, ni Vietnamiens du Sud, ni Cambodgiens ; les participations tunisiennes et marocaines seront peu significatives ou assorties de restrictions, au moins initialement; des délégués de Ghana, de l'Inde, du Soudan, marqueront, à propos de l'attitude de l'U.-R. S. S., leur dissentiment.

Les représentants du monde soviétique sont en effet nombreux à la Conférence du Caire : soixante-dix, sur une assistance d'environ cinq cents personnes) Ils appartiennent non seulement à la Chine populaire, à la Corée du Nord, au Vietnam du Nord, à la Mongolie extérieure, mais aussi à l'U. R. S. S. elle-même. Cette puissance eurasiatique ne figurait pas à Bandoung; au Caire elle s'exprime par la voix d'un Musulman, Rachidov Cheref Rachidovitch, Président du Présidiuni de l'Uzbékistan : cette première, mais éclatante, manifestation, extérieure des Musulmans soviétiques, constitue un événement considérable.

Non seulement TU. R. S. S., qui a l'art des formules frappantes, promet une aide économique inconditionnelle, qui n'aura d'autres limites que ses propres ressources; mais elle propose, en manière d'encouragement, son exemple de « soeur aînée » : elle a été, elle le proclame, un pays sous-développé, et c'était plus difficile pour elle de remonter - ce handicap que ce ne le sera pour les peuples d'Afrique et d'Asie, qui bénéficieront de son aide. Que ces peuples n'hésitent donc pas à exiger de leurs gouvernements des mesures audacieuses, propres à leur procurer les ressources financières nécessaires : qu'ils cessent de payer les arrérages des emprunts contractés en Occident, et qu'ils poursuivent la politique de nationalisation dont l'affaire de Suez a démontré la fécondité. . ' . . ^ . . ■"■ ■

Les organisateurs cairotes s'efforcent de mettre en pleine valeur la contribution arabe. C'est le colonel Anouar es Sadat, secrétaire général du Congrès islamique qui, le 26 décembre, ouvre les travaux; son discours inaugural célèbre ces armes politiques arabes, le neutralisme et le non-alignement. L'affaire algérienne est longuement évoquée, non sans violence; des visites sont faites aux camps de réfugiés arabes de Palestine. La Syrie se donne un instant la vedette en réclamant la dénonciation des accords et contrats pétroliers avec l'Occident, et la natio-


220 PIERRE RONDOT

nàlisation des grandes ressources naturelles. Mais l'Egypte aura le dernier mot : elle fera fixer au Caire les organes durables que se donnera la Conférence : un Secrétariat général permanent et un Comité de Solidarité, qui multiplieront dans l'avenir réunions et. manifestations.

En dehors de ces fondations, là Conférence n'a guère fait oeuvre positive. Au sens strict, elle ne le pouvait d'ailleurs pas, puisqu'elle représentait des peuples et non des gouvernements. Ses résolutions contre la discrimination raciale et l'octroi de bases militaires, ont seulement une portée de propagande. Le plus souvent, il s'est agi seulement de remuer des idées et de flatter des sentiments; parfois, il a même fallu renoncer à mettre en forme de simples projets. Surenchérissant sur le Marché commun européen, comme sur les projets de répliques orientale et arabe esquissés à Lidice et à Damas, l'Egypte a en effet proposé l'établissement d'un marché commun des deux continents africain et asiatique; dès le lendemain, dans des conditions d'ailleurs obscures, elle a retiré ce projet, dont le laborieux plan détaillé dissimulait mal, à vrai dire, le caractère mythique.

La Conférence du Caire s'est efforcée, sous l'emblème de la main noire et de la main jaune entrelacées, de développer à. l'échelle afroasiatique les sentiments de cohésion récemment réveillés dans lé monde arabe. Tout en consolidant la position de l'U. R. S. S. en Orient, elle a porté à l'Occident, et plus spécialement à l'Europe, un défi.

Certes, au cours de cette réunion comme des manifestations arabes précédentes, il y a eu plus de paroles retentissantes que de solides engagements d'action; l'opinion occidentale aurait cependant tort de se désintéresser de ces conciliabules, où s'élaborent et se nourrissent les grandes passions qui font la force de l'Orient. Ces passions semblent toutes jouer, actuellement, dans le sens unitaire ; il y a là un signe à retenir. Le regroupement arabe et l'affirmation de la solidarité afro-asiatique paraissent bien constituer, non des épisodes fortuits, mais des éléments caractéristiques de l'évolution orientale actuelle.

Pierre RONDOT.


LA SITUATION DES JUIFS EN U. R. S. S.

En suivant les revues et les publications juives, on est frappé du nombre important d'articlesx consacrés. à la situation actuelle des Juifs dans l'Union Soviétique. Ces articles cherchent à informer ainsi qu'à éveiller aux problèmes douloureux du Judaïsme soviétique. II nous semble que la conscience chrétienne ne doit pas rester ignorante de ces faits qui illustrent une tactique d'ensemble du régime soviétique.

Les juif s en Russie tsariste.

Depuis le premier siècle de notre ère, il y avait dès communautés juives en Russie, surtout en Russie méridionale. Au xixe siècle, par suite de l'annexion d'une partie de la Pologne, le nombre des Juifs s'accrut considérablement. Lés circonstances les obligeaient à vivre fortement groupés entre eux, dans des villes, car ils avaient été chassés des campagnes et des villages. Du point de vue religieux et culturel, la communauté juive de Russie était l'une des plus vivantes; Au xixe siècle y sont nés la plupart des courants de pensée qui ont marqué le judaïsme contemporain : les premiers pionniers sionistes sont partis de Russie pour s'installer en Palestine. Si la langue d'expression des Juifs russes était le yiddish, dialecte allemand du xvie siècle, mêlé de termes hébraïques et slaves, l'hébreu avant de redevenir une langue vivante sur la « Terre d'Israël », commençait à renaître dans ces milieux : les premiers maîtres de la poésie hébraïque contemporaine, un Biaïik ou un.Tchernikovsky, étaient des Juifs d'origine russe. Nous ne pouvons entrer ici dans les détails, mais, en bref, la communauté juive de Russie, numériquement très importante (env. 5 à 6 millions à la fin du xixe s.), menait une vie religieuse, intellectuelle et culturelle intense, très consciente dé son particularisme et cela

1. Évidences n° 26, juin-juillet 1952 : Les Juifs en Europe Orientale. ■.— Évidences n° 30, janvier-février 1953 : L'antisémitisme stalinien. •— Évidences n° 35, novembre 1953 : V Union Soviétique et les minorités nationales, par A. COLLINET. — Évidences n° 36 : Le Juif dans l'encyclopédie soviétique, par L. POLIAKOV. ■—• Évidences n° 38, lévrier 1954 : Du nouveau au Biro-Bidjan, par L. LENEMANN. — Évidences n° 57, mai 1956 : Le sort des écrivains Yiddish en U. R. S. S.. — Évidences n» 65, juinjuillet 1957 : La situation des Juifs en Ù. R. S. S., par un jeune Soviétique.— Information juive n° 85, février 1957 : Le judaïsme en U. R. S. S., par David I. GOLOVENSKY, etc.. etc.. • ,

M. JARBJLUM : Le problème juif dans la théorie et la pratique'du communisme. A. J. P. 135, av. de Wagram, Paris, 1953. ;

S. SCHWARZ : The Jews in the Soviet Union. Syracuse University Press. 1951.

Soviet Survey n° 18j août 1957 : Soviet Jewryàfter Staline.


222 DORIS' DONATH

dans des conditions souvent très douloureuses, car le xix° siècle est aussi pour les Juifs russes une époque de pogroms violents. En fait, la politique des tsars envers les Juifs revêtait tour à tour, et parfois même simultanément, des attitudes contradictoires ; d'une part, on fit un effort de « russification » pour ces « étrangers », qui réussit d'ailleurs partiellement : l'intelligentsia russe comptait dans ses rangs un nombre relativement important de Juifs; mais la réussite n'était que partielle et les Juifs firent alors, d'autre part, fonction de « bouc émissaire » de la politique tsariste : c'est surtout les classes pauvres qui furent en butte aux pogroms les plus sanglants.

Alors que, dans la plupart des pays occidentaux, les Juifs avaient été émancipés au cours du xixc siècle, en Russie, malgré certains efforts d'assimilation faits par les dirigeants du pays, rien de semblable ne s'était produit : assimilés ou non, leur situation restait des plus précaires et se gâtait périodiquement au gré des fluctuations du ressentiment populaire et des revers politiques des tsars.

Les juifs et la révolution russe.

Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, si des Juifs et plus particulièrement des intellectuels juifs ont adhéré, au mouvement révolutionnaire qui leur promettait l'égalité des droits avec tous les citoyens russes.

On sait généralement que des Juifs ont participé à la Révolution de 1917, que certains d'entre eux, comme Léon Trotzky, par exemple, y ont même joué un rôle important, que de nombreux fonctionnaires juifs ont occupé des postes de commande. Ce qu'on sait moins, c'est qu'en fait la Révolution d'octobre s'accompagnait de pogroms sanglants, surtout en Ukraine, et que lé judaïsme religieux n'a jamais voulu adhérer au communisme.

D'autre part, au sein même du marxisme juif, on peut discerner des courants très divers dont certains n'ont jamais été admis par le bolchévisme « orthodoxe » : tel est le cas du « Bund », mouvement socialiste des ouvriers juifs à caractère culturel juif très marqué. Dès le début les leaders bolcheviks, Lénine en premier, ont exprimé leur ressentiment contre lui :

« Le « Rund » prêche l'idée d'une nation juive; Malheureusement cette idée sioniste est fausse et réactionnaire dans son contenu \ »

Au sein même du Parti, les Juifs se répartissaient entre Menchéviks, liés au socialisme européen, et Bolcheviks, parti de Lénine. Or, il y avait beaucoup plus de Juifs parmi les Menchéviks que parmi les Bolcheviks. On sait que les Bolcheviks l'emportèrent.

1. Lénine,iOEui>res, vol. XIX, cite d'après M. JARBLUM, op. cit.


LA SITUATION DES JUIFS EN U.R.S.S. 223

Si la constitution soviétique « a pouf point de départ le fait de l'égalité des droits de toutes les races et de toutes les nations »l, si cette même Constitution considère l'antisémitisme comme un délit, ce que nous avons dit jusqu'à présent de la situation des Juifs en U.R.S.S. nous fait pressentir qu'elle n'est sûrement pas exempte de difficultés.

En résumé, la communauté juive de Russie, numériquement importante (en 1939, env. 3 millions, selon les statistiques soviétiques officielles), avait des aspirations religieuses et culturelles. Son insertion politique dans le Parti avait une couleur spécifique. Le totalitarisme soviétique respectera-t-il ces tendances?

La situation religieuse des juifs d'U. R. S. S.

Fondé sur une philosophie matérialiste et athée, le marxisme est hostile à toutes les religions. En tant que religion, le Judaïsme partage donc le sort de toutes les autres religions, tout juste tolérées.

« Mais le degré de cette tolérance n'est pas le même pour chacune d'elles. La religion orthodoxe bénéficie d'une position privilégiée, elle est parfois Utilisée comme outil de l'expansion internationale soviétique (au Proche-Orient, par cxomple), et il existe des publications et des revues officielles de l'Église russe. L'Islam et la religion protestante sont traités d'une manière moins favorable, et tout à fait au bas de l'échelle se trouvent le'catholicisme et le judaïsme. Il existe une synagogue à Moscou; il en existe dans toutes les villes comptant une forte proportion de Juifs; mais elles sont peu fréquentées et par dfes vieilles gens seulement 2. »

La nature rituelle de la religion juive, la nécessité de se servir de l'hébreu comme langue de culte, font que le judaïsme traditionnel est particulièrement touché par les mesures antireligieuses du régime ,:

« Dans le judaïsme traditionnel... la lecture de la Bible et les prières doivent avoir lieu en hébreu. Par ailleurs, dans la religion juive, l'office religieux n'est pas dirigé par un prêtre : il est, en fait, l'oeuvre, collective de la congrégation. L'interdiction des écoles juives et de l'instruction juive porta par conséquent un coup mortel au judaïsme. Enfin, seule la religion juive requiert la circoncision, l'abatage rituel, etc.. L'élimination de ces pratiques... hypothéqua gravement l'avenir de la vie juive, en Russie 3. »

En tant que religion, le judaïsme n'a donc aucune possibilité d'épar nouissement, mais l'antisémitisme soviétique ne se place pas avant tout sur le plan religieux; il,se place sur un plan ethnique. C'est en tant que

1. Cité d'après JARBLUM, op. cit.

2. Cf. Évidences n° 65, juin-juillet 1957.

3. Ct Information juive, février 1957.


224 DORIS DONATH

minorité nationale que, les. Juifs posent un «problème » au régime soviétique.

La place de la minorité juive dans le régime soviétique.

F Dès le début, le problème juif s'est posé auxleaders du Parti, en particulier à Lénine et à Staline. Étudiant le problème des différentes nationalités et de leurs rapports au sein de l'Union Soviétique, Staline affirme que l'idée de nation est liée à celle de territoire.

Dans le cadre de l'État russe, les différentes nationalités jouissent d'une certaine autonomie, sauvegardant notamment leur langue et leur culture : l'enseignement est donné dans la langue maternelle. 60 nationalités, ayant chacune son territoire propre, constituent l'Union Soviétique. - Or, dans l'ensemble des nationalités composant l'Union, le problème de la minorité juive se posait d'une manière particulière. En effet, les Juifs vivaient dispersés dans plusieurs parties de la Russie; ils n'avaient pas de territoire en propre.

Dans le marxisme et la question nationale, écrit au début.du siècle, Staline définit ainsi ses idées sur le problème juif :

« i° Les-Juifs ne sont pas une nation.

« 2° Dès lors, leurs revendications nationales ne peuvent être que réactionnaires et nuisibles à la classe ouvrière.

« 3° Le sionisme est une idée réactionnaire et petite-bourgeoise et il ne doit pas être pris en considération en tant que solution du problème juif.

« 4° L'unique solution en ce sens peut être apportée par l'assimilation totale des Juifs avec les nations parmi lesquelles ils vivent *. »

Lénine, lui aussi, s'était occupé de la question juive et, comme Staline, il est antinational en ce qui concerne les Juifs et antisioniste; il préconise leur disparition pure et simple sous forme d'assimilation.

Déniant donc à l'origine aux Juifs leur qualité de nation, préconisant une seule solution : l'assimilation, les leaders soviétiques savaient cependant que ce. ne serait qu'une solution à longue échéance. Il ne pouvait être question d'une assimilation massive et, immédiate. Il fallait donc aborder le problème d'une manière différente, En fait, au début, les Soviets ont respecté la minorité juive qui comptait dans ses rangs de bons éléments' révolutionnaires et ont cherché à créer des conditions favorables à son épanouissement culturel. Dans les premières années du régime soviétique, les Juifs profitaient de ces dispositions, si bien que la culture yiddish prit un essor peu connu en Russie jusqu'alors. H existait des écoles où l'enseignement était donné en yiddish, une presse

1. Cité d'après JABBLUM, op. cit.


LA SITUATION DES JUIFS EN U.R.S.S. 225

en yiddish, des théâtres yiddish, etc.. Cependant, le morcellement territorial de la communauté juive continuait à poser des problèmes. Sans territoire, les Juifs n'étaient pas une nation comme toutes les autres nationalités de l'Union Soviétique. Le gouvernement chercha à résoudre ce problème, en créant de toutes pièces un État juif, le Biro-Bidjan : en 1928, il fut décidé de « dégager dans l'Extrême-Orient de la République Soviétique russe, le district du Biro-Bidjan pour une colonisation agricole et industrielle juive ». Au cas où des résultats favorables seraient obtenus, cette région « pourrait être transformée en unité administrative et territoriale juive x ». Cette transformation eut lieu effectivement par décret du 7.juin 1934. Accueillie d'abord avec enthousiasme par les milieux soviétiques, comme aussi par certains milieux juifs étrangers, l'expérience du Biro-Bidjan s'avéra un échec 2 : en 1928, cette région de 35.800 km 2 comptait 33.000 habitants, en 1935 sur 61.000 habitants, il n'y avait que 14.000 Juifs.

A la fin de là guerre, d'autres essais de colonisation juive furent entrepris au Biro-Bidjan, mais le résultat ne fut guère meilleur. En février 1954, Evidences a consacré un long article à la question. En voici les conclusions :

« Personne, dans les pays occidentaux, ne serait actuellement capable de répondre aux questions suivantes :

a Que représente en 10,54 le « Territoire autonome juif »? Combien de Juifs y résident et quel est leur pourcentage par rapport à la population totale? Le yiddish est-il encore la langue officielle ou tout au moins l'une dés langues officielles?... - . ..•■'.-■-■

« On ne risque toutefois pas de se tromper grandement en affirmant qu'il n'existe plus, au Biro-Bidjan, d'écoles juives et qu'aucune activité culturelle yiddish ne peut s'y déployer. Quant a.u nombre de Juifs vivant au Biro-Bidjan, il est considéré depuis i5 ans comme un secret d'État...

« Nous n'avons aucun motif de croire que la population juive actuelle du BiroBidjan soit supérieure aux 8.000 à 10.000 personnes de ig45-I946; mais nous avons tout lieu de croire que ces habitants sont tous des immigrés plus récents, les anciens n'ayant pu'survivre dans ces régions. »

Ainsi donc, l'assimilation, désirée théoriquement, s'avérant irréalisable pour le moment, le gouvernement soviétique créa de toutes pièces un « Territoire Juif Autonome », mais qui n'eut guère de succès auprès, des intéressés.

Notons, en passant, d'autres inconséquences entre la théorie et la pratique : en théorie, on désirait l'assimilation pure et simple, eh pratique, on favorisait à cette époque l'épanouissement national juif, à condition qu'il s'insère dans l'idéologie soviétique, le sionisme étant toujours

1. Gité d'après JÀRBLUM,opicW. -.'.■■■

2. Rappelons que. Th.. HBKZL. essuya également un échec à un Congrès Sioniste en réclamant Je., territoire de l'Ouganda, pour la création d'un. État juif.. .


226 "■ DORIS DONATH

considéré comme une idée réactionnaire et interdit à ce titre. En théorie encore, ort désirait l'assimilation pure; en pratique tout Juif, c'est-à-dire tout homme né de parents juifs, porte sur son passeport comme indication de nationalité « Juif », tout comme les Géorgiens portent « Géorgien », les Caucasiens « Caucasien », etc.. quel que soit le territoire national de l'Union Soviétique qu'il habitei C'est cette indication de « Juif », sur les papiers d'identité, qui permet les mesures discriminatoires.

L'antisémitisme soviétique.

Dépité par ces échecs qu'il ne faudrait pourtant pas exagérer, car en fait, librement ou forcés, bon nombre de Juifs russes se sont intégrés au Parti, et au pays; alerté par un renouveau de l'antisémitisme popuaire; agacé surtout de ne pouvoir arracher du coeur des Juifs russes leur sympathie pour l'État d'Israël; poussé enfin par des intérêts de politique extérieure, le régime soviétique a changé sa tactique envers ses citoyens juifs depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Selon la Constitution soviétique, « toute propagande d'exclusivisme, de haine ou de mépris national ou racial, est punie par la loi » (art. 123). Cependant, pendant la guerre, au moins dans certaines régions, l'antisémitisme populaire s'est réveillé d'une manière virulente devant l'afflux de réfugiés juifs fuyant vers l'intérieur du pays l'invasion allemande. Le gouvernement soviétique a dû se rendre compte que, malgré ses efforts, l'antisémitisme persistait : en donnant satisfaction à ce ressentiment populaire, il trouvait un « bouc émissaire » déjà efficacement utilisé pour parer à d'autres difficultés de sa politique intérieure.

Un autre facteur important du revirement de tactique du régime soviétique envers les Juifs, était la création de l'État d'Israël. Le sionisme a toujours été interdit et persécuté en U. R. S. S. Il est considéré comme une idéologie réactionnaire, comme « un instrument des Anglo-Américains » dans leur « lutte contre la paix » et « contre les Soviets », comme « un centre d'espionnage ». Cependant, en 1947, l'U. R. S. S. a soutenu à l'O. N. U. la proposition de partage de la Palestine et la création de l'État d'Israël. Son objectif était alors de chasser l'Angleterre de la Palestine et, par la suite, du Proche-Orient. Dans son discours à l'O. N. U. la délégation russe soulignait la responsabilité des pays occidentaux envers leurs Juifs. Considérant que le « problème juif » ne se pose qu'aux pays capitalistes et qu'il n'existe pas en: U. R. S. S. (1), seuls les Juifs de ces premiers pays auraient des raisons d'immigrer en Israël. Or, en fait la création d'Israël a provoqué une réaction d'enthousiasme dans 1< judaïsme russe auquel le gouvernement soviétique a répondu par l'inter diction .de l'émigration, la rupture de relations, diplomatiques avci Israël (reprises d'ailleurs depuis quelques mois) et une série de repré


LA SITUATION DES JUIFS EN U.R.S.S. 227

sailles concordant avec un durcissement général de la politique intérieure de la fin du règne de Staline.

Cherchant par ailleurs à gagner l'amitié des pays arabes comme aussi la sympathie de l'Allemagne, des exigences de politique extérieure viennent encore renforcer les positions antisériiites du gouvernement.

Sur le plan idéologique, on peut suivre l'évolution de l'attitude de l'U. R- S. S. envers les Juifs en reprenant les articles que les deux éditions successives de l'Encyclopédie soviétique consacrent au mot « Juif ». La première édition (1932) explique ce mot en 75 pages de grand format. Chapitre par chapitre, elle aborde les différents problèmes de la vie historique, économique, sociale et culturelle juive. Tout un paragraphe est consacré aux réalisations obtenues pendant la première période du régime soviétique dans le domaine de la « nationalité juive » :

« Toutes les théories concernant la particularité de l'économie juive et la difficulté d'obtenir une solution pour les Juifs en; en faisant des cultivateurs, etc.. ne concernent que les pays capitalistes; dans l'Union Soviétique, les Juifs travaillent la terre, sont des kolkhoziens et leurs' besoins culturels nationaux sont comblés comme nulle .part ailleurs. Ensemble avec les autres peuples de l'Union, la population juive a créé une culture internationale qui n'est pas a-nationale (Lénine); elle a obtenu la possibilité de créer sa culture qui, dans les conditions du régime soviétique, est socialiste dans son contenu et nationale dans sa forme (Staline) 1. »

Ces lignes semblent exprimer un certain enthousiasme...

Vingt ans plus tard, dans la nouvelle Encyclopédie soviétique (1953), le ton change. On ne consacre que 2 pages (4 colonnes) au mot « Juif ». Il n'y a plus d'exposé systématique. On donne seulement quelques notions disparates. En voici quelques passages :

« Les Juifs ne représentent pas une nation, car ils ne forment pas une communauté stable, constituée au cours de l'histoire sur une base commune de langue, de territoire, de vie économique et de culture. Ils partagent avec les peuples, parmi lesquels ils vivent, leur vie économique et culturelle. C'est pourquoi, au point de vue ethnographique, les Juifs se rapprochent (bien qu'à différents degrés) de ces peuples...

« Comment pourrait-on affirmer sérieusement que des rites religieux pétrifiés ou des survivances psychologiques éventées puissent marquer le « destin » des Juifs plus que le milieu social, économique et culturel vivant qui les.entoure?...

« La majorité écrasante des Juifs parle la langue des peuples parmi lesquels ils vivent. Simultanément, une partie des Juifs (des pays de l'Europe Centrale) parle le yiddish... dans le passé, les Juifs de Russie parlaient aussi le yiddish.

« A l'étranger, le sionisme a joué et continue à jouer le rôle le plus funeste,

1. Cité d'après JARBLUM, op. cit. "Voir aussi Évidences n" 36, dëc. 1953, L. POLÎAKOV ; Le juif selon l'encyclopédie soviétique.


228 DORIS DONATH

cherchant à dissimuler'les contradictions dé classe. C'est un mouvement réactionnaire bourgeois et nationaliste dont les partisans, qui préconisent l'unification des Juifs sur le territoire de la Palestine, nient la lutte de. classe et cherchent à éloigner les masses des travailleurs juifs de la lutte générale du prolétariat... « La culture nationale juive est un mot d'ordre des rabbins et des bourgeois un mot d'ordre de nos ennemis. Après la grande Révolution d'Octobre les restrictions qui frappaient aussi bien les Juifs que les autres minorités nationales opprimées, ont été liquidées. En ig34 a été créée la Région autonome juive. Les travailleurs juifs ont obtenu l'accès à tous les emplois et professions ; ils prennent une part active à l'édification du communisme. De cette façon, la politique nationale de Lénine et de Staline d'égalité et d'amitié des peuples a abouti à la disparition du « problème juif » en U. R. Si S. 1. »

. Ces textes semblent inspirés par le changement pratique qui s'est produit dans l'attitude des milieux dirigeants envers les Juifs.

L'effort de regroupement sur un territoire national ayant pratiquement échoué, on reprend la thèse dé l'assimilation. La remarque que, « dans le passé », les Juifs de Russie parlaient aussi le yiddish, est significative. En 1955, le monde occidental apprit que 4 ans auparavant 26 écrivains yiddish avaient été exécutés, d'autres déportés. Privée de son élite intellectuelle, la vie culturelle juive d'expression yiddish se meurt d'inanition. Les théâtres yiddish de Moscou ont été fermés, la presse, à l'exception d'un organe qui paraît au Biro-Bidjan, supprimée. D'autre part, un certain nombre de procès sont montés où des Juifs jouent le rôle principal; -on se rappelle le fameux procès des « blouses blanches » de Moscou en 1953 : une conspiration de médecins, en majorité juifs, qui auraient essayé d'écourter la vie de certaines personnalités communistes au moyen de faux diagnostics et de soins nuisibles, aurait été découverte. Ce procès, dont les accusés furent d'ailleurs réhabilités par la suite, avait été préparé par toute une campagne.

« La chronique judiciaire des journaux était... utilisée aux fins de cette propagande antisémite larvée. On sait que l'U. R. S. S., à en juger par ses journaux, est le pays où n'existent ni catastrophes ferroviaires ou aériennes, ni catastrophes minières, ni calamités naturelles ; et les crimes de droit commun n'y existent que dans la mesure où le gouvernement juge opportun de déclencher des campagnes éducatives contre les bandits ou les prévaricateurs. Or, en 1947-48, les criminels dont faisait état la presse soviétique portaient invariablement des noms juifs 2. » j

La propagande est cependant menée d'une manière telle que le régime puisse se défendre d'être antisémite. ' Les mesures prises sont « antisionistes » ou « anti-cosmopolites » et on accuse volontiers de « sionisme»

1. Cité d'après JAB.BI.UM.

2. Évidences n° 65.


LA SITUATION DES JUIFS EN U.R.S.S. 229

et « d'espionnage sioniste » des Juifs qui, en fait, n'ont aucun rapport avec Israël. Quant à l'accusation de cosmopolitisme, elle équivaut à celle de trahison de la patrie. Alors que l'Encyclopédie Soviétique de 1931 définissait le cosmopolitisme comme « le fait de reconnaître le monde entier comme patrie », le Dictionnaire de Termes Étrangers de 1949 charge ce mot de significations nouvelles :

« Cosmopolitisme : Négation du patriotisme sous le mot d'ordre faux et mensonger : « l'homme est citoyen du monde ». Variété d'idéologie bourgeoise niant le droit de la nation à une existence nationale indépendante et à la souveraineté, propageant le refus des traditions patriotiques et de la culture nationale. Le cosmopolitisme avance la revendication d'un « gouvernement mondial » sur la base capitaliste et la liquidation de l'indépendance nationale des peuples. Dans les conditions actuelles, le cosmopolitisme est une idéologie réactionnaire de l'impérialisme américain qui s'efforce, sous le drapeau de cosmopolitisme, d'instaurer sa domination mondiale dans l'intérêt du capital monopoliste. C'est le revers, le masque du nationalisme bourgeois agressif et l'antithèse hostile de l'internationalisme prolétarien \ »

On comprend qu'une telle définition sert la propagande et on comprend la gravité de cette accusation pour les Juifs, Staline ayant lancé dans une brochure sur la linguistique comme synonyme de « cosmopolite » le mot « talmudiste ».

Des procès plus ou moins spectaculaires sont doublés de mesures discriminatoires plus discrètes : depuis une dizaine d'années on cherche à éliminer, sous les prétextes les plus anodins, des fonctionnaires juifs de leurs postes, à restreindre leur accès aux universités et aux écoles.

Cette politique discriminatoire connaît d'ailleurs des fluctuations. Le jeune soviétique que nous avons déjà cité plusieurs fois, résume ainsi la situation :

« Le gouvernement soviétique applique une politique de discrimination à l'égard de ses citoyens ethniquement juifs et désignés comme tels sur leurs papiers d'identité. Cette discrimination joué surtout en ce qui concerne leurs droits au travail et à l'éducation.

« La période d'après-guerre peut être divisée en trois phases :

" l0 1948-octobre ig52. Au cours de cette période, les mesures de discrimination furent adoptées, la- culture juive fut détruite, des purges eurent lieu, et la population fut psychologiquement préparée à accepter ces mesures.

« a0 Octobre 1952-avril ig53. Apogée de l'antisémitisme gouvernemental : arrestation en masse, préparatifs pour une déportation générale.

« 3° Avril ig53-août ig56 : La campagne de frénésie antisémite est stoppée, mais les mesures prises au cours de la période précédente ne sont pas rapportées.

« Depuis août ig56, sur le fond de la tension politique entre l'U. R. S. S. et

1. Cité d'après Gédéon HAGUENOV, Le communisme et les Juifs, mai 1951.


230 DORIS DONATH

Israël, l'antisémitisme officiel semble avoir été réactivé... Toutes ces mesures antisémites ont renforcé les sentiments nationalistes juifs et l'hostilité envers le régime, compliquant davantage encore la question juive 1. »

On pourrait peut-être dégager, avec M. Jarblum, les principaux traits de l'antisémitisme soviétique de la manière suivante :

1° Les Juifs ne présentent pas un groupe national, capable de développement. '

2° Dans les pays des Soviets et des démocraties populaires, les Juifs sont des éléments étrangers, antipatriotes et cosmopolites.

3° Les Juifs sont incapables d'une assimilation sincère et totale.

4° Néanmoins, il est interdit aux Juifs de quitter l'U. R. S. S. ... En résumé, la faillite de l'expérience des Soviets relative à la création d'une nationalité juive sur une base territoriale à l'intérieur de l'Union Soviétique, la persistance de l'antisémitisme dans les niasses populaires, l'hypertrophie totalitaire du patriotisme russe, enfin la création de l'État d'Israël semblent être les raisons principales pour lesquelles

« ...parmi les 6o nationalités de l'U. R. S. S. la collectivité juive occupe une place particulière... Elle demeure assez isolée, ne jouissant pas d'une vraie égalité, dans une situation instable; les normes générales des nationalités soviétiques ne sont pas appliquées aux Juifs. Leur situation se dédouble': d'une part, ils sont tenus de faire partie de la famille des nations de l'U. R. S. S., mais d'autre part, ne serait-ce que spirituellement, un lien incassable les unit au judaïsme mondial, hors des frontières de l'U. R. S. S. Cela rend toute assimilation précaire. Les Juifs russes ne peuvent pas obtempérer aux exigences soviétiques eh se dissolvant au sein des autres peuples. Dès lors, les Soviets veulent rendre impossible tout attachement des Juifs de l'Union à ce judaïsme de l'extérieur, qu'il s'agisse de religion, d'esprit; de simple sympathie. Il faut les empêcher de se considérer comme une partie d'un tout mondial a. »

Telle est aujourd'hui la douloureuse situation de deux millions de Juifs d'U. R. S. S. On comprend que l'État d'Israël, d'une part, des organisations juives internationales, d'autre part, déploient leurs efforts pour les faire sortir du pays : efforts restés sans grand succès jusqu'à présent, car, si certains pays satellites de l'U. R. S. S. permettent maintenant l'émigration, la Russie elle-même reste bien sur ses positions sur ce point. Il faut cependant espérer que ces pourparlers aboutiront un jour pas trop éloigné, afin de sauver ces deux millions d'hommes de leur destin incertain.

Doris DONATH.

1. Évidences n° 65.

2. M. jARBliUM, op. cit.


LA TURQUIE FACE A SON DESTIN

Pendant plus de trente années, la Turquie a montré au monde l'image d'un pays d'Orient, islamique, qui — s'étant donné des structures autoritaires et laïques — était devenu une puissance moderne telle que la conçoit l'Occident. Cette expérience unique en terre d'Islam —• le cas des pays musulmans de l'U.R.S.S. est très différent — était pour les Turcs un sujet de fierté, pour leurs coreligionnaires des pays arabes et pour le reste du monde en général un sujet d'étonnement. On pensa alors, et on le pensa jusqu'à présent, qu'un pays. d'Orient pour s'élever au niveau des civilisations matérielles du xxe siècle et devenir un grand pays doit briser net avec son fonds traditionnel et tout d'abord avec l'Islam. On pensa aussi que la Turquie suivait une voie très proche de celle qu'adopta la Russie de Lénine sacrifiant tx>ut à un athéisme militant et à des conceptions essentiellement matérialistes.

A l'heure présente, une rupture paraît s'être faite pour la seconde fois en Turquie. L'Islam a ressurgi dans les coeurs et la vie des masses, puis dans la vie officielle du pays. Les structures autoritaires du Kémalisme s'effacent peu à peu, faisant place à des aménagements de caractère nettement démocratique. Et, de toutes parts, l'on proclame que malgré trente années d'apparence occidentale et moderne, la Turquie est restée pays d'Orient et pays d'Islam, « prête à retomber dans l'obscurantisme et l'état d'un pays sous-développé ». Cette image d'une Turquie hésitante encore entre l'Orient et l'Occident, entre le monde du xxe siècle et le monde sous-développé, point encore moderne ni industriel, et déjà toute prête à glisser vers le second, est-elle exacte? Il ne semble pas. Le problème turc est infiniment plus nuancé et compiexe, on ne peut l'aborder sans méditer à la fois sur le lointain passé et le présent le plus immédiat.

La Turquie, État moderne.

Kémal Ataturk, suivi d'ailleurs par; l'immense majorité de ses concitoyens, avait instauré un régime autoritaire de parti unique qui devait, pensait-il, conduire plus aisément son pays vers la démocratie et le monde moderne. Cet espoir, que l'on eût pu croire insensé, s'est révélé en fait parfaitement fondé, puisque la Turquie réussit à passer sans grands


232 ALEXANDRE BENNIGSEN

heurts de ce système dictatorial au système démocratique à partis multiples.

La Turquie est d'ailleurs très différente — pour ce qui est des moeurs politiques — des autres pays du Moyen-Orient toujours bouleversés par des révolutions de palais et prêts à résoudre tous les problèmes politiques par l'assassinat d'hommes gên,ants ou dépassés. Le peuple turc a fait depuis longtemps la preuve de sa maturité politique et d'une stabilité que bien des démocraties occidentales peuvent lui envier. La Turquie kémaliste est née en 1923. Depuis lors elle n'a changé qu'une fois de gouvernement, à la suite des élections de 1950 qui ont eu lieu dans une ambiance de légalité, de liberté et de calme total.

Le Parti Républicain Populaire de Mustafa Kémal qui détenait le pouvoir depuis 1923 avait au lendemain de la seconde guerre mondiale préparé lui-même l'évolution du pays vers des voies plus libérales. Eh 1945, il rétablit la liberté de presse et autorisa plusieurs groupes politiques à se préparer et à participer aux élections qui devaient avoir lieu en 1946. L'opposition, encore très faible, obtint alors quelques sièges, mais elle put surtout en toute.liberté préparer les élections suivantes qui allaient assurer son triomphe. En 1950, elle remportait 408 sièges sur 487 et le Parti Démocrate, sorti grand vainqueur de la compétition, s'installait au pouvoir. Quatre ans plus tard, de nouvelles élections venaient confirmer le recul du Parti Républicain Populaire qui n'avait plus que 31 sièges sur 503 et devenait ainsi un petit parti oppositionnel. Comment peut-on expliquer cette évolution rapide du corps électoral? L'élite intellectuelle, tenue longtemps à l'écart du pouvoir par un parti, voulait à son tour prendre les leviers de commande; la bourgeoisie possédante reprochait au système populiste un étatisme rigoureux qui ignorait les intérêts « privés ». Enfin, 7 les masses en majorité rurales exigeaient que l'on mît un terme à une politique de laïcité qui ne tenait aucun compte de leurs intérêts propres. A tous, le Parti Démocrate, qui dans l'opposition s'était fait le champion de la cause « démocratique », semblait parfaitement qualifié pour orienter la Turquie sur une voie plus libérale. L'a-t-il fait réellement? Il semble qu'en fait, une fois installés au pouvoir, les démocrates aient surtout eu le souci de consolider leurs positions personnelles en aménageant les principes « démocratiques » selon des vues plus réalistes sur le pouvoir. Actuellement, malgré ses affirmations hautement libérales, le Parti Démocrate rejoint peu à peu la conception kémaliste du Parti unique et du pouvoir fort qui limite les chances d'une opposition éventuelle ; il suffit pour s'en persuader d'examiner de près un certain nombre de mesures adoptées récemment. Les partis d'opposition sont ^fortement malmenés : en 1953,: le trop « réactionnaire >vParti de la Nation était dissous par simple décision de justice de paix» la même année le-Parti Républicain Populaire


LA TURQUIE FACE A SON DESTIN 233

était dépossédé de tous ses biens. L'opinion publique n'est pas mieux traitée; le corps enseignant se voit écarté par le législateur de toute activité politique, la loi sur le « salut public » permet aux agents de l'autorité d'interrompre Un orateur dont les propos pourraient « porter atteinte au prestige de l'Etat », la loi sur la pressé défend ce même prestige en menaçant d'emprisonnement les journalistes; enfin, l'indépendance de la magistrature est bien entamée par un texte qui prévoit des mises à la retraite anticipées et par là même s'attaque au principe fondamental de l'inamovibilité des juges.

On voit ainsi qu'en se substituant aux populistes le Parti Démocrate n'a guère modifié leur politique et il semble que, si un autre parti devaitlui succéder, il serait contraint, au delà des belles paroles électorales, d'en reprendre lui aussi lès lignes essentielles.

Certes, la clientèle des partis politiques n'est pas la même, partant ses exigences sont diverses. Tandis que les républicains étaient surtout soutenus par des fonctionnaires, dès militaires et les membres du corps enseignant, les démocrates s'adressent aux milieux d'affaires et aux masses rurales parce que le régime précédent les avait ignorés. Cependant en venant au pouvoir, lés divergences s'atténuent - : les populistes qui avaient fait une politique d'étatisme intégral, sont relayés par Un parti jadis libéral et qui donne désormais de son autorité ;uri interventionnisme étatique toujours plus prononcé. Ceci se confirme à présent. En octobre 1957, de nouvelles élections législatives ont quelque peu modifié la physionomie politique de la Turquie. Le Parti Démocrate, tout en se maintenant au pouvoir avec une forte majorité, doit néanmoins concéder de nombreux sièges à son rival le Parti Républicain Populaire en pleine remontée. Ceci ne change guère* semble-t-il, l'orientation de la politique turque pas plus que ne la changerait réellement l'éventuel retour au pouvoir des populistes. Ces partis, qui dans l'opposition critiquent violemment l'adversaire plus heureux, ont, pour assumer la direction des affaires publiques, des conceptions fort rapprochées les unes des autres qui garantissent à la vie politique turque une stabilité certaine, malgré les fantaisies dit corps électoral.

Difficultés multiples. r \-

Certes, un observateur épris de sociologie électorale montrerait que chaque parti prend appui sur des groupes sociaux nettement déterminés et que ce fait doit peser sur son orientation et ses choix politiques. Ainsi les républicains qui recrutent leur clientèle chez les fonctionnaires et les professeurs doivent-ils d'abord penser à leurs exigences, essentiellement urbaines, tandis que pour les démocrates l'adhésion des milieux d'affaires et des masses rurales à leur doctrine pose les problèmes éco-


234 ALEXANDRE BENNIGSEN

nomiques sous un angle nettement différent. Cependant, quel que soil le parti au pouvoir, les problèmes à résoudre sont les mêmes, ils sont économiques, politiques et religieux.

Sur le plan économique, la Turquie s'est trouvée aux prises avec un problème que connaissent actuellement tous les pays sous-développés : assurer à très bref délai une expansion durable à la fois sur le plan agricole et industriel; pour ce faire, elle avait peu de capitaux et moins encore de ressources. De l'effort de Mustafa Kémal, de ses plans quinquennaux, de sa politique d'autorité et des résultats obtenus, tout a déjà été dit.' Ce qu'on connaît moins et qui explique mieux les problèmes actuels de ce pays, c'est la politique économique des démocrates qui peut se résumer en un mot : libéralisme. Ce libéralisme fut d'ailleurs imposé à la Turquie par divers facteurs.

Tout d'abord, en s'intégrant au cadre de l'O.E.C.E., la Turquie a accepté ses concepts libéraux, et ceci s'est traduit dans la pratique par la libération des échanges extérieurs qui encourageaient les investissements de capitaux étrangers et facilitaient les demandes de crédits. De plus, le gouvernement démocrate espérait qu'une politique libérale favoriserait l'initiative privée et convaincrait les détenteurs de fonds de participer au développement du secteur industriel, jusqu'alors entièrement supporté par les pouvoirs publics. Il considérait surtout que le temps était venu de rétablir un équilibre entre le secteur industriel développé et une agriculture terriblement déficiente et qu'il convenait enfin de favoriser. Il pensait que, puisqu'il existait en Turquie des réserves d'hommes et de terres, on pourrait juguler rapidement les effets d'une inflation éventuelle des crédits par une augmentation de la production et des importations facilitée par les crédits extérieurs.

Enfin, il savait avec raison que, si la Turquie voulait jouer sur la scène internationale le rôle auquel elle pouvait prétendre, il lui fallait d'abord relever le niveau dé vie de son peuple et, pour cela, exploiter au plus vite les riches ressources naturelles. Cette opération comportait quelques inconvénients passagers : inflation inévitable à l'intérieur, endettement à l'extérieur; elle n'en était pas moins indispensable.

Il est certain qu'à son début cette expérience hardie a été couronnée de succès. Mais, dès 1954, on s'aperçut que la prospérité turque était artificielle et sans fondement. Une série de récoltes moins bonnes que celles des années 50-54, qui étaient exceptionnelles, fit tomber l'indice de la production agricole presque de moitié. L'aide étrangère à laquelle les dirigeants s'accrochèrent désespérément se révéla une solution bien insuffisante puisque depuis lors la dette extérieure n'a cessé de croître. L'inflation a entraîné une hausse constante des prix et a durement affecté le niveau de vie de la population, surtout des masses rurales. Devant l'échec économique des démocrates, on dut se demander


LA TURQUIE FACE A SON DESTIN 235

s'il était possible pour un pays sous-développé de faire en même temps une politique d'expansion économique et de, puissance militaire dans un cadre non plus étatique comme l'avait pensé Ataturk mais d'économie libérale? La situation économique actuelle de la Turquie paraît porter en elle une condamnation des solutions démocratiques vers lesquelles elle s'est orientée ces dernières années. Sa situation politique est-elle meilleure? Plébiscité presque, dans les premières années de son gouvernement, le Parti Démocrate rencontre désormais quelques résistances. Certes, elles ne sont pas très apparentes encore, mais le malaise va croissant et deux tendances le canalisent à leur profit.

— La première, d'inspiration nationaliste, reproche au gouvernement son « inféodation » à l'Occident, surtout à l'Amérique. Ce courant s'appuie sur le chauvinisme turc (le conflit de Chypre ou la législation pétrolière lui servent de prétextes) et le réveil religieux qui devient un élément de .la conscience nationale.

— A l'inverse, une tendance d'inspiration libérale se développe parmi les intellectuels formés à la pensée de l'Occident. Ils accusent le gouvernement de revenir à des méthodes « dictatoriales » et de favoriser la « réaction » religieuse.

Aucune de ces tendances ne semble encore assez puissante pour menacer réellement la stabilité du régime. Surtout — et ceci est particulièrement important — la Turquie ne. connaît pas encore d'agitation sociale organisée.

Les paysans de l'Anatolie, bien que très misérables, savent, que le gouvernement actuel ne les ignore pas et qu'il a déjà amélioré quelque peu leur sort, même si cette amélioration reste peu perceptible encore (les efforts du gouvernement démocrate en faveur des ruraux apparaissent dans les achats « officiels » de blé à des cours nettement supérieurs aux cours mondiaux. Plus simplement, il s'agit là de subventions déguisées. Par ailleurs, les paysans turcs ne paient pas d'impôts sur les revenus).

Les masses ouvrières —• 800 000 à un million environ — ne posent pas encore de problèmes au pouvoir. Les ouvriers sont d'ailleurs très fréquemment des « saisonniers », paysans venus à l'usine, en quête de quelque moyen d'améliorer leur existence et qui se prolétarisent peu à peu. Les syndicats, au nombre de 78 et groupant 900 000 adhérents, sont apolitiques et dépourvus de « conscience de classe ». Les grèves' sont interdites, mais 1954 a vu la première grève spontanée de l'histoire turque, et ceci constitue un avertissement pour l'avenir. Jusqu'à présent, toutes les couches de la société ont fait preuve de méfiance envers le communisme, et ce sentiment bien enraciné a toujours paralysé les activités tendant à organiser la classe ouvrière.

Quant au problème du communisme, il ne se pose pas en réalité. Il existe un parti communiste turc, illégal, totalement clandestin et tou-


236 ALEXANDRE BENNIGSEN

jours traqué, qui n'a aucune possibilité de s'exprimer car il représente aux yeux des masses l'ennemi héréditaire dé la Turquie : la Russie qui devenue U.R.S.S., n'en supporte pas moins cette tradition de haine, Il semble que les adhérents du parti ne se recrutent jamais parmi les ouvriers ou les paysans, mais uniquement dans la classe moyenne des villes. La presse gouvernementale mène grand bruit autour des « activités de gauche » et des « progressistes », mais ce bruit est-il fondé? Pour l'heure, le cauchemar qui hante tous les gouvernements des pays sous-développés, c'est-à-dire l'alliance de l'intelligentzia mécontente avec les ouvriers et les paysans également mécontents, ne paraît pas avoir atteint les dirigeants turcs. c

Toutefois, on ne saurait pour autant augurer favorablement de l'avenir. Les difficultés économiques se répercutent sur le niveau de vie des paysans; à défaut d'une opposition organisée, la Turquie a connu en septembre 1955 de sanglantes émeutes populaires (à Istanbul et Izmir notamment), à l'origine simples démonstrations patriotiques contre la Grèce, mais qui sont vite devenues des massacres de minoritaires riches (Grecs et Arméniens) et de tout ce qui représentait l'argent, frisant de très près le conflit plus simple et tragique entre pauvres et riches.

Il y a là un danger évident pour l'avenir de la Turquie, mais ce danger ne paraît pas immédiat. La société turque est encore monolithique, la haine de classe entre les possédants et les masses souvent très misérables paraît inexistante, mais à quoi bon nourrir trop d'illusions? Ce sentiment s'installe très vite dans une société et ce sont là des facteurs de stabilité sociale qui évoluent rapidement, l'histoire des quarante dernières années l'a abondamment prouvé. La religion cependant sert de lien à cette société et c'est sa renaissance qui constitue peut-être un des plus étonnants problèmes de la Turquie moderne.

La Turquie, de la laïcité à la « foi des ancêtres ».

A l'évolution politique de la Turquie correspond, et ceci est infiniment plus important encore, une évolution spirituelle qui traduit, non pas la volonté de quelques individus ou de quelque catégorie nettement définie, mais l'aspiration de tout un peuple à la vie religieuse.

La Turquie fut laïcisée de force il y a trente ans, parce que Mustafa Kémal pensait que sa cause réformiste avait d'abord pour condition essentielle cette rupture avec l'Islam. Son intransigeance envers là religion est aisément compréhensible si l'on se souvient que la Turquie ottomane était le siège du Khalifat donc un pays essentiel-


LA TURQUIE FACE A SON DESTIN 237

lement musulman, où la conscience populaire était musulmane avant que d'être nationale. C'est tout cela que Mustafa Kémal voulut supprimer pour faire de ses concitoyens des Turcs axés sur le développement et la grandeur d'une Turquie. moderne. Comment s'y prit-il? En faisant huit réformes essentielles : _- Le Khalifat et la fonction de Cheikh-ul-Islam furent supprimés.

— Les tribunaux religieux perdirent leur autorité et leurs attributions au bénéfice des tribunaux civils.

— Les confréries religieuses (Derviches) furent supprimées.

— Le calendrier hégirien a fait place au calendrier grégorien.

— Un code civil de type « européen » était institué et par là même, on devait voir disparaître la polygamie et la situation inférieure faite aux femmes.

— L'école moderne et laïque remplaça les medressehs traditionnelles fermées.

— L'arabe était interdit et l'alphabet arabe détrôné au profit de l'alphabet latin.

— De même, la langue turque devait prendre la place de l'arabe dans l'appel à la prière (Ezari).

Ces mesures dont la plupart heurtaient violemment le traditionnalisme musulman ont été introduites dans la vie turque et imposées avec une rigueur extrême où l'on n'hésita pas à recourir aux moyens de coercition les plus violents. (Des potences où se balançaient les cadavres de derviches hostiles à ces réformes se sont élevées un petit peu partout, témoignant de la volonté gouvernementale d'extirper l'Islam de la vie populaire ou plus exactement de détruire son emprise sur la vie turque). •

Mais la séparation absolue du pouvoir spirituel et du temporel n'a pas signifié pour autant que l'Islam dût être balayé totalement de Turquie. Aux heures de la plus grande intransigeance, les mosquées turques sont toutes restées ouvertes et le peuple a continué à les fréquenter. En Occident, on arguait de la transformation de Sainte-Sophie et de la petite mosquée Kabrupe Djami en musée pour généraliser ce fait et prétendre que l'Islam n'avait plus de lieux de culte, mais on oubliait alors qu'il restait plusieurs centaines de mosquées qui n'ont jamais été fermées par le gouvernement. L'Église était séparée de l'État, certes, mais le peuple était toujours musulman et c'est pour avoir méconnu ce fait que l'Occident reste incompréhensif devant le réveil musulman des dernières années.

Dès 1945, le gouvernement populiste accédant aux désirs populaires avait modifié quelque peu ses rapports avec la religion en adoptant diverses mesures libérales. En 1950, le Parti Démocrate qui le remplaçait au pouvoir dut accélérer le processus de délaïcisation car ses élec-


238 ALEXANDRE BENNIGSEN

teurs étaient essentiellement des ruraux profondément attachés à leur foi. Tout en ne redevenant pas officiellement religion d'État, l'Islam retrouvait peu à peu, par une série de mesures, une place privilégiée dans la cité. —

— L'arabe redevient la langue religieuse. UEzan est à nouveau lancé en arabe.

— Le budget de la Direction des Affaires religieuses s'accroît : sa part dans le budget national était de 0,18 % avant la guerre. Elle monte à 0,49 % en 1951, tandis que le tourisme, par exemple, n'y est représenté que pour 0,28 %.

— Les écoles religieuses ouvrent à nouveau leurs portes. En 1949, l'enseignement des doctrines de l'Islam était facultatif dans certaines écoles publiques. En 1950, l'instruction religieuse est intégrée dans les programmes scolaires des écoles élémentaires.

On crée en même temps des écoles d'Imâm et de prédicateurs chargées de préparer les futurs cadres religieux de la Turquie. En 1955, il y avait seize écoles de ce genre.

— Une faculté de théologie (Ilâhiyat Fakùltesi) est créée auprès de la Faculté de Droit de l'Université d'Ankara. Elle est destinée à former des spécialistes des problèmes religieux; enfin, un Institut d'Études Islamiques (Islam Tetkileri Enstitùsù) fonctionne à la Faculté des Lettres de l'Université d'Istanbul.

Tous ces établissements attirent un nombre d'élèves qui va croissant, et il suffit de voir avec quelle foi les adolescents de moins de 15 ans apprennent le Coran dans les mosquées d'Istanbul (notamment à la grande mosquée de Fatih) ou encore à l'Uluh Djami de Brousse pour se convaincre que le renouyeau de l'Islam atteint très profondément tous les milieux turcs, y compris les éléments les plus jeunes de la population.

—- Les mosquées fermées ont été rendues au culte tandis que s'ouvraient de nouvelles mosquées. ■ Le gouvernement républicain avait parfois fermé les mosquées'. A Istanbul, il en avait transformé trois en musées ; il fit de même à Komja; ailleurs, la clôture était nécessitée par l'État des locaux. Qu'en est-il désormais? Les mosquées fermées ont été rendues au culte, mais surtout un très grand nombre de mosquées neuves ont été construites sur tout le territoire turc, attestant l'attachement des fidèles à leur religion. Entre 1951 et 1955, quatre cents mosquées neuves ont été ainsi ouvertes au culte, et encore cet effort est-il très insuffisant. Les jours de fête .-^ Baïram surtout — des foules innombrables se pressent aux portes des mosquées d'Istanbul et, faute d'y trouver place, piétinent dans les cours. Dans cette même ville encore, la prière de midi du vendredi attire à la mosquée Sultan Ahmed des fidèles de tous âges


LA TURQUIE FACE A SON DESTIN 23»

et surtout — ceci est remarquable —■ un très grand nombre de jeunes gens. Il en est de même dans toutes les villes de province et au fond des campagnes les plus isolées.

Longtemps interdit, le pèlerinage a, lui aussi, repris sa place dans la vie turque. L'an dernier, 20 000 hadjis au moins se sont rendus aux lieux saints. Nul pays d'Orient, si ce n'est l'Egypte, ne peut se vanter d'y avoir envoyé une plus importante délégation.

Enfin, le jeûne du ramadhan est suivi en Turquie avec une rigueur extrême et toute nouvelle. Tandis qu'au temps d'Ataturk 10 % de la population à peine respectait ce jeûne, actuellement 60 à 80 % des Turcs de tous âges et de toutes conditions s'en font un devoir sacré, et il semble que bientôt toute la Turquie sera gagnée par ce mouvement. Cette renaissance spectaculaire d'une religion que le monde entier croyait condamnée en Turquie est-elle le fait des décisions officielles? Est-elle conséquence de la libéralisation récente du régime? Certes non. Elle a d'abord été un élan populaire unanime qui a imposé une politique libérale aux autorités. Ce réveil de l'Islam qui est réconfortant pour tout esprit croyant, car il montre que le matérialisme n'est jamais définitivement victorieux, est par ailleurs très séduisant par les formes qu'il revêt. Il n'y a en effet dans la Turquie d'aujourd'hui nulle trace de fanatisme, d'intolérance, voire de xénophobie, alors que ces excès accompagnent bien souvent les mouvements de ferveur musulmans. L'Occidental, 1' « Infidèle », qui voyage en territoire turc — l'auteur et ses amis en ont fait l'expérience il y a deux mois à peine — est accueilli dans les mosquées d'Istanbul ou de l'Anatolie avec infiniment d'amitié et de gentillesse. Même à l'heure de la prière, les Musulmans lui font place parmi eux. De quel autre pays d'Islam peut-on en dire autant?

L'Islam peut-il trouver sa place dans là Turquie moderne?

La renaissance de l'Islam en Turquie, pose aux dirigeants de ce pays — quel que soit le parti dont ils émanent — des problèmes fort complexes. -.■_■■'

Ce mouvement peut-il trouver place dans les structures législatives d'une Turquie moderne, laïque, sociale et « révolutionnaire »? Comment est-il possible de concilier les exigences des «' modernistes » avec les réactions passionnées de certains éléments conservateurs, on peut même les appeler « obscurantistes », qui ont pris ces temps derniers l'habitude de .s'exprimer avec une force nouvelle en appelant à une


240 ALEXANDRE BENNIGSEN

audience nouvelle? Il y a là un double, problème, politique d'abord mais aussi, culturel. L'avenir de la Turquie, l'avenir de l'Islam peutêtre dépendent de la réponse qu'on leur donnera. Ces problèmes sont encore compliqués du fait que lé réveil de l'Islam met incontestablement en jeu certaines conquêtes « démocratiques » de la Turquie kémaliste sur les moeurs traditionnelles, notamment en ce qui concerne le statut des femmes. Kémal leur avait interdit le port du voile (tchatchaf). Cette interdiction étant désormais caduque, il réapparaît, surtout dans les quartiers populaires où le nombre de femmes voilées est en progression constante. En Anatolie, dans les campagnes et même dans certaines villes de moyenne importance, on trouve actuellement plus de femmes voilées que de femmes au Visage nu. La polygamie elle-même fait une timide réapparition dans les campagnes. Ainsi voit-on la Turquie retourner peu à peu non seulement à l'Islam mais aussi aux formes les plus conservatrices du traditionnalisme religieux.

Mais d'autres menaces pèsent plus directement encore sûr l'ordre kémalistei

— Le renouveau religieux peut ressusciter les anciennes querelles entre Sunnites et Chiites. Si l'on se réfère aux statistiques officiellesj on apprend que tous les Turcs sont Sunnites. En réalite, le nombre des Chiites duodécimains ou extrémistes (Ali Ilahis et Alawites) paraît dépasser deux millions; ils se trouvent essentiellement au sud-est de la Turquie et au Kurdistan.

— Des groupes politiques de tendances réactionnaires font aussi leur apparition. Ces groupes tels Bûyiïlk Dergu (Le Grand Orient) ou encore Parti Démocratique Islamique allient le panislamisme militant à une hostilité ouverte contre toute politique de.laïcité. En 11952, ils ont déclenché une campagne d'agitation contre les « Occidentaux, francsmaçons et juifs » réclamant au nom de l'Islam le retour au droit Shariyat et à la graphie arabe. En novembre de la même année, un incident grave eut lieu à Melatya où des fanatiques tentèrent d'assassiner un journaliste célèbre, A. Yalman, coupable d'avoir organisé un concours de beauté à Istanbul. Le Gouvernement réagit d'ailleurs aussitôt avec une énergie extrême, en rompant toutes relations avec les éléments réactionnaires. Il fit arrêter les coupables, mais pouvait-il empêcher que l'agitation ne gagne les confréries? Il ne semble pas si l'on en juge par les résultats.

— Les confréries interdites et dissoutes par Kémai ont fait leur réapparition et depuis 1950 jouent un rôle dont l'importance ira sans cesse croissant. Quelles sont les plus notoires d'entre elles? Tout d'abord, l'ordre des Tidjaniyat (filiale turque de l'ordre des Derviches d'Afrique du Nord) dont le centre est Ankara. A la fin de 1951, et au début de 1952, les membres de cet ordre ont mutilé dans nombre de villes anato-


LA TURQUIE FACE A SON DESTIN 241

Hennés les statues d'Ataturk et, bien qu'interdites depuis, elles continuent à se manifester bruyamment à travers toute la Turquie.

Après les Tidjanis, les Naqshbandis tiennent aussi une place considérable dans la vie turque. Un certain nombre de leurs dirigeants ont été arrêtés en février 1954 à Mardin, et un de leurs membres Ahmed Biugôl a provoqué en juin 1957 un très grave incident à la mosquée Uluh Djàmi de Brousse. Enfin, les Bektashis ont fait leur réapparition à Istanbul en 1953.

Quel avenir peut-on, dans ces conditions, prédire à la Turquie moderne et militaire, qui n'en est pas moins un pays sous-développé et aux prises avec des difficultés économiques incommensurables? A la Turquie laïque, qui est de plus en plus un pays d'Islam? Placée géographiquement en avant-poste du monde occidental, face au monde communiste, placée spirituellement à mi-chemin entre l'Occident européen et l'Orient musulman, la Turquie est déchirée par des choix impossibles. Elle doit, sous peine de retomber effectivement dans l'anarchie et l'obscurantisme du passé, intégrer sa renaissance religieuse dans l'oeuvre et les structures kémaliennes. Elle doit redresser une situation économique en constante aggravation et épargner à son peuple la lutte et la haine des classes. Elle doit surtout apprendre à vivre moins dépendante d'une aide étrangère qui déjà, se fait moins généreuse. Pour la Turquie, l'heure d'un choix très lourd paraît avoir sonné, et déjà elle est seule face à ce choix. De tout autre pays d'Orient, on pourrait, devant ce destin peu favorable, désespérer. De la Turquie, non, car il ne faut pas oublier qu'il s'agit là de ce qui fut jadis un très grand pays, un très grand empire ; et aussi d'un peuple de conquérants. Ce passé éclatant, cette race si souvent victorieuse permettent d'espérer qu'aménageant enfin son expérience récente —• l'État moderne d'Ataturk — et son passé traditionnel — l'Islam—, la Turquie saura trouver la voie d'une grandeur véritable qui ne soit à l'imitation d'aucun autre univers, traçant peut-être ainsi la voie à l'évolution d'autres pays islamiques.

Alexandre BENNIGSBN.

ÉTUDES, février 1958. CCXCVI. — 9 .


RETOUR A PIRANDELLO

Je passais l'autre soir rue Champoltiqn, rendez-vous naguère des amateurs de théâtre : les deux salles ont disparu et, là où Ludmilla Pitoëff joua son dernier rôle, Jayne Mansfield pousse maintenant ses petits cris. Jean-Louis Barrault, puni d'avoir monté Vasco, revient à Madame Sans-Gêne, car enfin il faut vivre; Georges Vitaly consacre son talent à La Petite Femme de Loth; et tandis que personne ne s'inquiète de voir afficher Amour, Contact et Court-circuit, dans la métropole du théâtre, la royauté appartient aux vaudevilles et aux caleçonnades, et Romanoff et Juliette pourrait presque passer, en ce mois de janvier 1958, pour une oeuvre d'avant-garde.

Il ne sert à rien de faire le partage des responsabilités et de ranimer des polémiques : tout le monde est un peu coupable, critiques, public, directeurs, metteurs en scène. Le théâtre est devenu une industrie de luxe, et les années passées, tout ce long combat et ce grand espoir, n'auront servi qu'à former de brillants acteurs et des régisseurs excellents. On dirait' presque que le Cartel n'a jamais existé : l'une après l'autre, les petites troupes sont abattues, le public est moutonnier comme aux plus beaux jours, et les humeurs de deux journalistes ruinent un théâtre ou remplissent ses caisses. Mais il reste heureusement un dernier carré de metteurs en scène et de comédiens qui se refusent à courtiser la fortune et qui s'organisent comme ils peuvent : Mauclair, Cuvelier, Asso, et cette Guilde de comédiens anonymes à Ménilmontant, et le nouveau Théâtre de Poche et tant d'autres... A toutes les troupes sans commanditaire, nous voyons l'Alliance française ménager un indispensable refuge, leur offrant pour un mois à chacune son Théâtre d'Aujourd'hui, boulevard Raspail. Parmi les aînés, cependant, Jean Vilar, résiste aux tempêtes et Barrault joue le jeu parisien pour le mieux braver ensuite, de Feydeau en Camus et de Fêval en Kafka. Sombre bilan, sans aucun doute, mais où ne manquent pas les motifs de réconfort : ainsi peut-on citer en cette saison trois ou quatre spectacles de qualité, parmi lesquels je choisis aujourd'hui deux pièces de Pirandello, de ce Pirandello hué à ses débuts, et bafoué par la critique. « Une philosophie de garçon coiffeur », a-t-on dit du pirandellisme : il peut être utile, à l'occasion des interprétations que nous présentent Jean Vilar et Sacha Pitoëff, de rappeler les grands thèmes du dramaturge sicilien et d'esquisser une analyse de sa pensée. Pirandello est aujourd'hui reconnu comme un des classiques de notre temps. Cette oeuvre, introduite en France au lendemain de l'autre guerre par Georges Pitoëff et Charles Dullin,


RETOUR A PIRANDELLO 243

demeure-t-elle proche de nous et nous côncerne-t-elle encore? Quelles pièces mieux qu'Henri IV et Ce soir, on improvise permettent cet examen et cette épreuve?

* * *

La difficulté première quand on veut parler de Pirandello, c'est qu'on est obligé de raisonner; quand on sort d'une pièce de Pirandello, c'est qu'on est contraint de se la commenter. On risque aussitôt de trahir ce théâtre qui n'est pas le lieu d'une controverse ni le carrefour d'une série de raisonnements : nous sommes mis en présence d'une vision du monde et d'une conception de l'existence, même si quelques-uns de ces thèmes appartiennent aussi à la philosophie du demi-siècle. La beauté ne réside pas ici dans la rigueur conceptuelle de la pensée, mais dans sa traduction dramatique,, et c'est pourquoi, dans ce théâtre, l'intelligence intervient seulement après.

A la source de tout le pirandellisme, il y a le refus d'une illusion. Nous nous croyons installés dans un univers cohérent et organisé, où la vérité est vraie et fausse l'erreur, où tout est régi selon des lois raisonnables : de là, cette sûreté dans notre démarche, cette aisance dans nos rapports avec nos semblables. Dressés sur nos deux pieds, nous avons conscience d'accomplir des choses importantes : aimer, haïr, nous construire... Si d'aventure le doute nous saisit, nous sommes encore persuadés de pouvoir dire au moins ego sum : première et indéracinable erreur. Car tout cela, notre foi en la réalité, notre certitude de vivre dans un monde habitable, notre complaisance pour notre condition d'hommes, tout cela est mensonge et faiblesse. S'il y a une vérité, c'est que la vérité n'existe pas. Tout est apparence, jeu d'ombres, masque et erreur : nous sommes irrémédiablement condamnés à vivre dans la caverne de Platon, et ces ombres dérisoires, si grotesques de se prendre au sérieux, c'est nous. Le menteur imbécile n'est pas celui qui, sous chaque réalité, découvre une illusion, mais cet autre qui prétend étreindre des ombres étrangères et converser véritablement avec elles. Ne voyez-vous pas que chacun de vous se définit et se constitue par rapport à autrui, et que le moi est aussi multiple, aussi évanescent que ses interlocuteurs? A chacun sa vérité, à chacun ses vérités, frères condamnés à n'être rien, contraints, pour vivre, à prendre le masque pour le visage, le personnage pour la personne. Mais une fois que nous nous sommes détachés de nos actes et de nos sentiments, une.fois que, lueur jie folie ou sursaut de lucidité, nous nous considérons sans masque, maschere nude, nous pouvons apercevoir au fond de nous ce qui est enfin nous-même, un dieu terrible, inconnu et à jamais inconnaissable.


244 ROBERT ABIRACHED

Voilà donc l'homme rendu à la table rase, privé.de personnalité, de morale, de croyance. Avec autrui, il ne peut entretenir que des rapports de mensonge, l'amour ne pouvant s'achever qu'en indifférence et en lassitude ou qu'en jalousie : comment une ombre saurait-elle étreindre l'ombre de son amour? N'espérez pas : de cet enfer, il n'y a point de fuite. Qu'il y ait au fond de nous une troupe de pensées endormies et mille âmes en sommeil ne nous confère pas davantage de consistance, puisque, au fur et à mesure qu'elles émergent à la conscience, cette broyeuse lés dilue comme un fard et les incorpore à notre masque. Jeux de miroirs indéfiniment recommencés, ombres répétées et réfléchies... Tout divague, et tout fe monde déraisonne jusqu'au jour où la logique sera définitivement abolie ou conquise, dans la folie ou dans la mort. Que reste-t-il? La solitude, un peu d'ironie et beaucoup de pitié pour ce monde où tout se substitue, où il n'y a rien d'autre que bâtardise. Image de l'enfer, d'un monde privé de Dieu et qui souffre de ressentir l'absence de ce qu'il ne saurait nommer... Misère terrifiante soudain, quand on se regarde dans les yeux qu'on aime et qu'on se voit radicalement exclu et ignoré.

Comment s'étonner dès lors que, parmi les problèmes qui ont le plus constamment hanté Pirandello, figurent en premier lieu le mystère de la folie et celui du personnage? Deux interrogations qui se prolongent l'une l'autre, plus intimement liées qu'il ne paraît, sans solution véritable l'une et l'autre, qui toutes les deux demeurent au centre des préoccupations contemporaines : Henri IV est la tragédie de la folie, Ce soir, on improvise peut apparaître comme l'analyse, avec une cruauté inédite, du personnage et du théâtre.

* * *

Voici donc la folie sur la scène, espace de la cruauté. Un palais du xie siècle, de jeunes hobereaux qui conversent en riant, des gardes, la salle du trône de l'empereur d'Allemagne : nous sommes plongés dans l'histoire, dans un travestissement plus vrai que l'histoire. Tout est déguisement mais non point parodie, masque mais non point mensonge : le temps s'est arrêté et les heures du xie siècle s'écoulent dans le monde dé Canossa. Il y a là un homme qui se croit Henri IV d'Allemagne et qui vit les passions, les colères et les ambitions de l'empereur : le temps n'est pas irréversible, puisqu'on le déroule dans l'ordre et que c'est bien le rythme d'une vie qu'on entend battre en ce lieu. Dès le début pourtant, l'oeil est attiré brusquement par deux statues modernes : première, étrange discordance, bientôt aggravée par l'entrée de gens costumés en robes et complets de 1925 : où est la mascarade, où la réalité? Le monde


RETOUR A PIRANDELLO 245

extérieur dès l'abord a été rejeté, sans qu'un mot se soit dit : pourquoi vient-il maintenant s'immiscer ici?

Les pantins qui viennent d'entrer et qui jacassent dans la majesté du palais sont venus pour arracher Henri IV à la folie : un psychiatre, son neveu, son rival Belcredi, imbécile et presque heureux, Mathilde, la femme qu'il a aimée et sa fille. Ceux-ci ont aimé, vécu, parlé, joué chacun sa comédie; pour Henri IV le temps s'est arrêté voici vingt ans, lorsqu'au cours d'une fête costumée il tomba de cheval, pour demeurer à jamais dans l'habit de son personnage. Deux réalités, deux représentations, deux mensonges. Tout est prêt pour la confrontation.

A mesure que la pièce se déroule, les personnages « raisonnables », qui se sont maintenant déguisés, perdent de leur consistance, et, lorsque l'empereur entrera, ils seront tout à fait réduits au rang de fantoches. Alors commencera l'admirable monologue d'Henri IV, plainte et fureur, lucidité traversée de folie, qui se poursuivra jusqu'à la fin, entrecoupé de répliques anodines. Mais pourquoi ces paroles terriblement acérées, ce regard qui brille d'éclairs glaces? Henri IV est-il fou, ou se venge-t-il souverainement? De quel côté est la raison, qui possède la vérité? La vérité, personne, mais l'empereur est guéri depuis longtemps, et il a pris le choix extrordinaire de demeurer fou, c'est-à-dirè d'échapper à 'jillusion universelle, à la comédie des mots, au mensonge des sentiments. De quel droit les autres s'arrogent-ils la raison? Aussi mobiles, aussi peu logiques, aussi menteurs que les fous, mais se dissimulant leurs vices à eux-mêmes, inconscients, rassurés... Alors qu'Henri IV, lui, a choisi la lucidité, la seule logique possible, qui résulte de la connaissance du passé, la pureté par le vide : c'est lui qui a exclu les hommes de son domaine. Le temps est démantibulé, ébranlé dans ses assises : qu'on force Henri IV à revenir parmi les vivants, et tout sera de nouveau impossible. Et quand, à la fin de la pièce, il tuera Belcredi, il se condamnera pour ainsi dire par force à cette solitude aiguë, à cette pauvreté ascétique de l'absence, à ce perpétuel éveil de la conscience, dans le vide éternel du palais de Goslar. Les autres vivront leur folie dans l'ignorance, l'agitation et l'inquiétude.

Voilà donc récusée la réalité de la vie, en une tragédie qui demeure l'un des sommets de l'art dramatique : que Pirandello n'ait jamais plus atteint cette grandeur, cette virtuosité géniale qui se moque de l'habileté, cela me paraît incontestable ; mais il a poursuivi sa recherche jusqu'au dernier instant de sa vie, visionnaire visité par des personnages et des fantômes impérieux. Et si l'on prête attention à Henri IV, on verra qu'en vérité la folie parvient à atteindre l'être, au delà de l'apparence, par la raison même qu'elle assume jusqu'au bout le personnage qu'elle s'est créé. On peut retrouver une certaine consistance, dans la solitude et la pauvreté de l'âme, si on veut bien accepter de se reconnaître comme


246 ROBERT AB1RACHED

personnage : cela n'apporte point de terme à la souffrance humaine, mais cela confère une certaine grandeur et une manière de pureté. Tel est le contrasté entre Henri IV, et les fantoches qui se prennent pour des personnes. Et c'est ainsi qu'on trouve dans l'oeuvre de Pirandello trois pièces où il essaie d'analyser le personnage de théâtre, réplique idéale d'Henri IV, en ce qu'il est une création de l'art et une tentative de conjurer la misère de la vie. Étonnant paradoxe là aussi, puisque c'est dans l'art de l'illusion par excellence que Pirandello cherche à vaincre l'universelle illusion; dans le royaume du langage même, il veut montrer le mensonge du langage. Six personnages en quête d'auteur, Comme ci (ou comme ça), et Ce soir, on improvise reprennent la même réflexion et expriment la même hantise : comment se fait et se défait un personnage, comment il parvient à la réalité, comment, né d'un antagonisme avec la vie, il va rejoindre la vie.

Ce soir, on improvise met en scène une troupe d'acteurs qui doit inventer son texte sur un canevas, selon la technique de la Commedia dell'Arte : les acteurs se sont réunis pour incarner une histoire de jalousie et de mort et ils sont à la recherche de leurs personnages, à qui ils ont mission de prêter leur corps et leur voix. Il faut que leurs sentiments suscitent des êtres humains, et l'expérience est privilégiée en ce qu'elle montre le processus dece phénomène de possession : le comédien revit à sa manière l'expérience tragique d'Henri IV et, entrant par choix délibéré, dans la solitude et la pauvreté, il devient son personnage; il souffre de sa douleur et aime de son amour, jusqu'à mourir presque de sa mort. Et, comme dans Henri IV, deux réalités se confrontent ici, la vie se partage en deux plans antagonistes. L'être vivant se défait au profit du personnage de théâtre, la vérité psychologique apparaît dérisoire au regard de la vérité de la fiction. C'est la même opposition que nous décrivions tout à l'heure entre le fantoche et le personnage, avec la différence que les mêmes êtres, tour à tour, sont personnages et fantoches.

Mais Pirandello devient ici pédagogue; il démontre admirablement, et on lui en veut de démontrer tant. Sa virtuosité est diabolique, étourdissante, mais on l'admire trop et presque constamment : brisant la quiétude du spectateur dès le départ, l'agaçant, faisant naître son émotion, l'interrompant brutalement pour la conduire aussitôt au paroxysme, Pirandello est présent dans sa pièce avec indiscrétion. J'entends bien que cela fait partie de la démonstration, mais on le regrette douloureusement après une scène aussi admirable que celle de la mort de Mimi, où on retrouve pour quelques minutes l'accent dû plus génial Pirandello.


RETOUR A PIRANDELLO 247

Jean Vilar avait déjà incarné Henri IV : cela se passait en 1950, à l'Atelier, dans une mise en scène d'André Barsacq. Cette représentation demeure l'un de mes plus vifs souvenirs de théâtre, à une époque où Vilar n'avait point encore pris en charge le T. N. P. Il a aujourd'hui retrouvé à Chaillot ce rôle qui demeure sans conteste sa plus géniale création : dans la fureur, la lucidité,, l'ironie glacée comme dans la tendresse, il joue de son admirable voix, royalement. Lucienne Lemarcliand et Jean-Paul Moulinot, fort bons tous deux, n'ont fait oublier ni Germaine Montero, ni surtout Pierre Asso, étonnant Belcredi de l'Atelier 1.

La représentation du Théâtre d'Aujourd'hui est, elle aussi, excellente. Sacha Pitoëff a repris la mise en scène de son père, et sa troupe s'est admirablement tirée des difficiles problèmes posés par Ce soir, on improvise : il faut, pour animer cette pièce autant de métier et de maîtrise de soi que de tempérament et de passion, autant d'ironie que de sincérité, et une faculté assez rare de dédoublement pour jouer sur ces deux séries de registres à la fois. Lucien Raimbourg est particulièrement éblouissant dans le rôle du père ; Carmen Pitoëff incarne Mimi aussi bien qu'elle sait jouer Tchékhov, c'est-à-dire à tirer des larmes aux plus endurcis spectateurs. Michel Vitold et Béatrice Bretty, dans des rôles moins spectaculaires, sont excellents. Souhaitons à Sacha Pitoëff et à sa troupe de pouvoir continuer sur une autre scène à jouer cette pièce.

Robert ABIRACHED.

1. J'ai malheureusement vu Henri IV, au T.N.P., un soir de grève, où la pièce était montée avec des moyens de fortune. Il m'est donc difficile de commenter une mise en scène digne, sans nul doute, d'un plus ample examen.


LES BALLETS CAUCASIENS

Les ballets soviétiques caucasiens ont donné du 18 décembre au 12 janvier 1958 une série de représentations au Théâtre de l'Alhambra. C'était la première fois qu'ils jouaient à Paris, aussi avaient-ils composé un programme chargé mais éclectique.

La partie musicale laissait malheureusement à désirer. L'orchestre comprenait quatre ou six musiciens jouant de la flûte à bec, du tambour de basque et de l'accordéon. Ce dernier instrument, que les Russes utilisent beaucoup aujourd'hui dans la musique folklorique, paraît anachronique. La relative facilité avec laquelle on peut en jouer a multiplié le nombre de ses adeptes. Les Soviets ont profité de cette circonstance pour l'introduire dans le vieux fonds populaire, afin de lui redonner un caractère de jeunesse.indispensable à sa conservation. Il n'en demeure pas moins que pour accompagner cette troupe un instrument à cordes métalliques et à caisse de bois aurait mieux convenu. L'écriture musicale est pauvre elle aussi. Qu'ils servent à accompagner un ballet ou qu'ils soient joués pour eux-mêmes, les airs se réduisent à une cellule rythmique de quelques notes (souvent quatre brèves et une longue) se répétant indéfiniment et sans grandes variantes. La rapidité des tempi varie avec la nervosité du tambourineur qui entraîne ses camarades. Une cadence apparaît soudain quand un des danseurs s'échappe du groupe pour une exhibition particulière. Il arrive même (Danse de l'émulation) que certains musiciens voulant l'imiter bondissent à leur tour sur la scène et lui donnent la réplique sans pour autant cesser dé jouer.

Malgré la faiblesse de la musique, l'absence de décors et peu de jeux de lumière, l'ensemble officiel de la République de Géorgie forme une troupe de premier ordre par la qualité exceptionnelle de ses interprètes, leur agilité, leur violence, leur brutalité même.

Les danses guerrières occupent dans ce spectacle une place de choix. Le cosaque est avant tout un soldat. Son costume préféré est celui d'un cavalier armé pour la bataille. Deux cartouchières cousues sur sa redingote et une courte épée glissée dans la ceinture en témoignent. Il est chaussé de bottes à semelles souples qui lui permettent des pointes étonnantes. En paysan, le Géorgien garde son allure martiale ; il porte alors un collant noir parsemé de bandes dorées et se coiffe d'un serretête noir dont les deux pans se rabattent dans le dos. Ainsi vêtu, il se glisse partout. Toujours à l'affût, on le sent prêt à bondir sur le premier


LES BALLETS CAUCASIENS 249

homme ou animal qu'il peut rencontrer. L'allure de ces hommes permet de mieux comprendre leur goût pour les armes blanches.

Quand ils sont excités par le rythme des instruments, le claquement des mains, et qu'ils se sentent soutenus par la foule, ils atteignent rapidement un état proche de l'hystérie. Formant un étonnant carrousel ou luttant deux à deux, ils se lancent des coups d'épées avec une telle violence que des étincelles en jaillissent. Il arriva même qu'une lame se cassât. Sans leur adresse diabolique, il y aurait certainement eu des blessés.

Les cosaques conservent cette attitude guerrière vis-à-vis de leur femme. Ils ne cherchent pas, comme dans, la danse espagnole, à séduire, mais à faire preuve de force et de souplesse. Ils ne dansent pas avec mais devant la femme, exécutant un petit pas rapide et compliqué d'un air conquérant.

Les évolutions chorégraphiques de ces dernières font preuve d'un certain hiératisme particulièrement dans la Danse des jeunes filles. Le corps parfaitement droit et sans aucun mouvement apparent des bras ou des pieds, elles glissent insensiblement sur la scène comme mues par un mécanisme invisible. L'extraordinaire effet produit par ce ballet est dû en partie à la ligne créée par le costume. Il consiste en une robe blanche, longue, ample et droite, cachant les mains et les pieds et coupée par une simple ceinture en cuir... Un voile blanc masque la tête et lé cou ne laissant apparaître que l'ovale du visage. Les cheveux sont tressés en quatre grandes nattes tombant jusqu'au milieu du corps, deux par devant et deux dans le dos.

A ces premières danses d'inspiration moyenâgeuse et chrétienne s'oppose une tendance musulmane avec des costumes et des accessoires copiés sur les miniatures persanes illustrant les Contes des Mille et une Nuits. Telles sont par exemple la Danse des Marchands et la Danse du Mariage. Une robe en mousseline de couleur, une longue veste en soie chamarrée de fils d'or, de multiples bijoux, etc.. Pour le festin, tous sont assis en tailleur; on leur apporte des amphores et des coupes, pendant qu'un petit groupe de danseuses évolue au milieu de la scène en jouant avec leur voile. La position géographique de la Géorgie — à la limite de l'Europe et de l'Asie — explique cette double influence.

Il y a dans le folklore caucasien une partie humoristique propre à tous les folklores russes. La farce, où Gogol s'est illustré, n'est pas étrangère à ces régions. Elle est représentée ici par trois danses : celle des Cancanières, Lelo ou le Jeu du Ballon et la Lutte humoristique.

A la fin du siècle dernier, quand apparurent à Tbilissix les robes à crinoline, le peuple leur donna le surnom de « Khabarda », c'est-à-dire

l. Tiflis.


250 HENRI DE CARSALADE DU PONT

« Écarte-toi ». Deux marchandes vêtues de ces costumes échangent les derniers potins de la ville. Au bout d'un moment leurs serviteurs, lassés de tenir le parasol pour de si futiles propos, se concertent discrètement et chuchotent chacun à l'oreille de sa maîtresse un mot déplaisant à rencontre de son amie. L'effet ne se fait pas attendre. Les paroles deviennent amères et font bientôt place aux coups, au plus grand plaisir des domestiques qui séparent les combattantes et les emmènent fièrement en échangeant un regard complice.

Lelo est une pantalonnade. Les danseurs, divisés en deux camps, se livrent à mille espiègleries pour attraper le ballon. Ils se bousculent, montent les uns sur lès autres, se livrent à une course effrénée... en restant sur place, traversent un par un la scène avec force mimiques, etc.. déchaînant ainsi le rire des spectateurs qui, pour un moment, se croient au cirque.

Dans la Lutte humoristique, déjà révélée par les ballets Moisseiev, deux petits lutteurs sont déjà aux prises lors de leur entrée en scène. Intimement liés l'un à l'autre, ils se donnent des coups d'une façon burlesque, roulent sur le plateau, s'appuient sur les portiques du théâtre pour chevaucher l'adversaire, essaient de se séparer sans y parvenir, etc.. Quand le ballet est terminé, un seul danseur vient saluer, au plus grand ahurissement des spectateurs. L'autre était en effet une marionnette dans le costume duquel il avait glissé ses bras, donnant ainsi l'impression qu'il luttait avec quelqu'un d'autre.

Les Ballets caucasiens ont été, en cette fin d'année, l'élément le plus marquant de la saison. La qualité exceptionnelle de cette troupe s'inscrit dans une tradition russe qui se maintient depuis un demi-siècle aux sommets de l'art chorégraphique. Non seulement le régime actuel n'y a pas porté atteinte, mais l'a même développé. Les Soviets rassemblent les meilleurs éléments d'une province, les forment, fondent des troupes (celle qui nous occupe date de 1945) et les utilisent soit dans le pays pour les loisirs ouvriers, soit à l'étranger comme élément de prestige. Il faut reconnaître qu'ils savent le maintenir.

Henri de CARSALA.DE du PONT.


LA VIE RELIGIEUSE

Le Congrès des " États de perfection ".

On trouveras en tête de ce fascicule un commentaire du Message de Noël du Pape. Parmi les antres discours récents du Pontife romain, nous nous arrêterons à celui qu'il a adressé aux membres du second Congrès des Etats de perfection (Osservatore Romano, 12 décembre 1957), Ce terme d' «états de perfection», un peu déconcertant au premier abord, assimile aux « Ordres » et « Congrégations » les nouveaux « Instituts séculiers », qui ne sont pas, en strict langage canonique, des «religions». (O. R., 22 décembre 1957.) Ce terme n'implique pas que les autres états de vie ne puissent pas viser à la pei> l'eciion, mais que les religieux ont l'obligation spéciale d'y' tendre. Du discours du Souverain Pontife, soulignons deux points : d'abord une analyse de l'obéissance, replacée dans son sens tout spirituel d'adhésion au Christ obéissant jusqu'à la mort et la mort de la Croix; cette obéissance authentique, loin d'entraîner une mutilation de la personne, met dans la vraie liberté et implique la force de çaractèrei D'autre part, le Souverain Pontife, déclare que la Curie romaine, en exerçant son nécessaire contrôle sur les institutions de l'Eglise, n'entend pas favoriser une centralisation abusive.

L'un des intérêts de ce Congrès est qu'il met eu lumière un développement de la vie de l'Eglise qu'on remarque peu : la coordination qui s'opère surtout au plan national entre les différents Ordres et Congrégations, parallèle et analogue à celle qui naît entre les diocèses et que nous avons souvent évoquée ici. Le but des organes de coordination qui apparaissent ainsi et qui sont de droit pontifical, directement rattachés à la Congrégation des religieux, est une .meilleure adaptation apostolique des forces, une formation proprement religieuse des sujets, une meilleure coopération avec-la hiérarchie. Il faut saluer avec joie ces développements : nous avons dépassé les désastreuses querelles et l'opposition entre clergé séculier et régulier qui, dans le passé, ont tellement paralysé Fapostolat.

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Doçuinents authentiqnes~sur les apparitiQns^de J,purdes,

La publication des sources authentiques sur les apparitions de Lourdes constitue un événement important. II est peu de faits àna^ logues sur lesquels nous possédions autant de renseignements de première main. Cette documentation est due, fondamentalement, au zèle d'un personnage assez extraordinaire, un jésuite toulousain, mort en


252 ROBERT ROUQUETTE

1914, le P. Léonard Cros. C'était un homme d'une originalité qui dépassait toute limite, un ascète avec cela, un missionnaire inusable; ce fils de notaire de campagne avait la passion de relever et de colliger les textes; il y perdait littéralement le dormir et le manger. Enfin ce scribe « au calame rapide » était doué des qualités maîtresses de l'érudit, un sens critique aiguisé, le souci exorbitant du détail, une horreur des légendes édifiantes et un mépris total des conventions. Un beau jour, en 1877, vingt ans après les apparitions, Mgr Jourdan, évêque de Tarbes, le chargea officiellement de réunir une documentation exacte sur les faits de 1858. Notre P. Cros se déchaîna : de novembre 1877 à octobre 1879, il repéra, harcela, exprima jusqu'à la pulpe les acteurs du petit drame qui se joua en 1858 autour des Soubirous : les compagnes et les parents de Bernadette, ceux et celles qui, dans ce Landerneau de Bigorre, l'avaient approchée, les vicaires de Lourdes (le terrible curé Peyramale, « coeur d'or sur fond de gueule », était mort), le garde-champêtre et la veuve du commissaire de police, le procureur impérial et le préfet de Pau, et tant d'autres; il inter■ rogea quelque deux cents contemporains, dressant procès-verbal minutieux de leurs réponses, déployant des ruses de Sioux pour se faire ouvrir les dossiers récalcitrants. Il prépara lui-même une édition de cette enquête dont le manuscrit forme une liasse de huit cents folios. A l'aide de ces sources il, rédigea une sorte d'histoire, ou plutôt de chronique, des apparitions.

Du vivant du P. Cros, rien de tout cela ne parut; on s'était fait, des visions et du personnage de Bernadette, une image un peu chromo et le P. Cros, avec sa passion presque maladive de l'exactitude du plus petit détail, la dérangeait impitoyablement. Pourtant les retouches qu'il apportait aux histoires officielles étaient au fond légères; il s'agissait simplement de débarbouiller le tableau. Toujours est-il que des influences peu sensibles aux droits de la critique empêchèrent la publication des travaux du P. Cros, dont l'entêtement pyrénéen ne facilita certes pas les choses.

Ces querelles une fois oubliées, le P. Cavallera put, en 1925, publier, en trois volumes, un des ouvrages de Cros: L'histoire de N.-D. de Lourdes, d'après les documents et les témoins 1, qui reste encore l'étude essentielle qu'utilisent tous ceux qui écrivent sur Lourdes, souvent en usant d'une extrême discrétion sur leurs emprunts.

Quant à l'enquête de 1877-79, déjà, en 1929, la Revue d'Ascétique et de Mystique avait publié quelques-uns des documents qui la composent. Voici qu'aujourd'hui le P. Olphe-Galliard nous donne le plus important de cette enquête; Lourdes 1858. Témoins de l'événement 2. Ce livre est passionnant. C'est celui qui peut le plus directement nous faire connaître et aimer Lourdes. On y voit revivre la bourgade de 1858 : l'agitation qui saisit la petite ville, le scepticisme de bon

1. Chez Beauchesne; signalons que ce livre essentiel n'est pas épuisé.

2. Lethielleux, in-8°, 366 pages.


LA VIE RELIGIEUSE 253

aloi des gens « éclairés », la prudence des clercs, le rationalisme un peu gros mais bien excusable des messieurs du Café Français, l'inquiétude déconcertée des officiels en ce début de l'Empire où le sabre napoléonien fait encore fort bon ménage avec les crosses épiscopales, l'émotion enfin du petit peuple au Savoureux patois; ce petit peuple — les « anawim » de la Bible, les pauvres de Yahwé — en sa simplicité est tout accordé au message de celle qui, en son Magnificat, avait exalté les pauvres de Dieu... Bien sûr, il ne brille pas par l'esprit critique, ce peuple de Bigorre; il fabule autour du fait merveilleux, il cède à la contagion de l'illuminisme : les enfants, voire la bonne de M. le Maire en personne, se mettent à singer Bernadette et une épidémie de visions se produit avec d'inquiétantes contorsions. Mais cette trouble frange met en pleine valeur l'admirable pureté et transparence de Bernadette. Le procureur général de Pau, drapé en ses hermines, peut bien écrire avec dégoût : « ce sont là de bien vils instruments pour celle qui est regardée comme l'être pur par excellence » ; cette petite ignorante mal nourrie, « troussée » dans son vieux capulet rapiécé, apparaît comme une pure flamme mystique; un équilibre psychique parfait, un bon sens, un calme, une miraculeuse sûreté de répartie, un sens de l'humour qui font penser à cette autre fille du peuple, Jeanne de Domrémy, une absence de' tout retour sur soi, de toute forfanterie, de toute exagération : « Dieu, que ces dames m'embêtent... » avec leur pieuse curiosité; enfin une vocation religieuse solide, sans enthousiasme sentimental. Il y a là un ensemble frappant qui montre que l'enfant n'était ni Une simulatrice inconsciente, ni une fabulatrice, ni une caractérielle, ni une névrosée. La réalité du . pbénomène mystique ne peut pas faire de doute, une fois qu'il est dépouillé d'un miraculeux de pacotille et d'itne frange hagiographique qu'on y a parfois ajoutés.

C'est là qu'on peut saisir l'importance spirituelle du fait de Lourdes. Les miracles physiques à Lourdes ne sont guère contestables; ils ne sont pas l'essentiel; ils sont le signe visible d'une grâce cachée. Lourdes est un haut lieu spirituel, une de ces terres qui sont. comme un sacramental, un point privilégié de l'univers où l'on entre en communion intérieure avec le Verbe Incarné par la médiation de la Mère du Christ, un lieu de découverte de Dieu et de soi, de la grâce et du péché, un lieu d'oraison et de pénitence.

Le volume si vivant du P. Cros que publie le P. Olphe-Galliard est accessible à tous. Il est doublé et complété par un travail de parfaite érudition qui retiendra l'attention des historiens de métier, le dossier chronologique des Documents authentiques sur Lourdes, publié par l'abbé Laurentin 1. Le fond est constitué par les enquêtes du P. Cros, mais M. Laurentin a complété cet apport par des découvertes importantes, qui sont présentées avec un appareil critique et explicatif

1. R. LAURENTIN, Lourdes, dossier des documents authentiques, I, Au temps (tes seize premières apparitions; 11 février-3 avril 1858, Lethielleux, 331 p.


25-1 ROBERT ROUQUETTE

impeccable. En particulier, M. Laurentin a dépouillé, aux Archives du ministère des Cultes, les textes des correspondances officielles dont le P. Cros n'avait eu que les minutes. Il utilise aussi le cahier de notes du commissaire Jacomet trouvé, par hasard, par M. le chanoine Pasquier, du diocèse d'Annecy, dans les papiers d'un confrère; ce carnet nous fournit la première rédaction des interrogatoires de Bernadette que le P. Cros n'avait connus que par les rapports du commissaire au préfet Massy. Un des principaux intérêts du volume est peut-être constitué par les extraits des journaux du temps, qui nous livrent la genèse d'une glose fantastique autour de l'événement, Ce travail sera un précieux instrument pour les historiens d'un des plus importants événements spirituels du xixe siècle.

Mme Marcelle Auclair, qui nous a déjà donné d'excellentes biographies de sainte Thérèse d'Avila et de... Jaurès, présente aujourd'hui, avec une magnifique et sobre illustration photographique, une Bernadette i. Elle ne vise évidemment pas à l'érudition, mais l'ouvrage est bien documenté; Mme Auclair a utilisé le P. Cros, M. Laurentin, et Mgr Trochu. Peu importent quelques détails plus ou moins exacts, peu importe la discrète affabulation romancée, le portrait qu'elle trace de Bernadette est vrai, sans exagération hagiographique, vivant, marqué de finesse féminine et d'authentique intelligence spirituelle. C'est la meilleure biographie de vulgarisation que l'on puisse recommander de la pauvresse de Dieu qui reçut le message universel de Lourdes,

15 janvier 1958. Robert ROUQUETTE.

Parmi les livres religieux récemment parus, signalons d'abord la nouvelle édition du commentaire de VEpitre aux Romains, du P. Joseph Huby, par le P. S. Lyonnet (coll. Verbum Salutis, Beauchesne) : outre un grand nombre de notes marginales, ce livre renferme une importante étude du P. Lyonnet sur le péché originel d'après Rom. 5 : on en trouvera une recension dans la revue des livres do ce fascicule, Ensuite trois études de valeur parues presque simultanément dans la collection. Lex orandi (Éditions du Cerf) : deux sont consacrées au sacerdoce : Etudes sur le sacrement de l'Ordre (compte rendu d'une session restreinte du G. P. L.) ; Le sacerdoce dans le mystère du Christ, du P. Lécuyer, c.s.sp., directeur au Séminaire français de Rome; la troisième est un riche commentaire patrisfique et liturgique des fêtes du cycle de Noël et de l'Epiphanie : La manifestation du Seigneur, par dom J. Lemarié. Enfin la monographie de Mlle A. Jaubert sur la date de la Cène (coll. Etudes bibliques, Gabalda), et la comparaison très poussée qu'institue, à partir des textes de Qûmran, l'abbé Jean Carmignac entre le Docteur de justice et Jésus-Christ (Editions de l'Orante) : elle montre, d'une manière lumineuse, la transcendance de Jésus et l'impossibilité d'une dépendance organique de la tradition chrétienne par rapport aux doctrines esséniennes.

1. M. AUCLAIR, Bernadette, Bloudet Gay, in-12, 284 p.

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ACTUALITÉS

A la mémoire d'Henri Bédafida

En éditant, il y a quelques mois, le magnifique volume de «Mélanges », A travers trois siècles de littérature italienne, les disciples et collègues d'Henri Bédarida étaient loin de penser que cet «hommage à la féconde activité du Maître et du Savant» serait l'ultime expression de leur reconnaissance.

Deux jours avant Noël, en l'absence des siens, au' milieu de ses livres, chers témoins d'un demi-siècle de travail, en plein labeur professionnel — il corrigeait une thèse de doctorat — M. Bédarida était terrassé.

Pour ses nombreux amis de France et d'Italie, la joie de Noël 1957 a été d'une gravité inaccoutumée. Et ce n'est pas sans émotion que l'auteur de ces lignes, qui doit beaucoup à son amitié tutélaire et délicate^ a relu la dernière page des « Mélanges » qui lui ont été offerts de son vivant; après la strophe du Soulier de satin : « nous te supplions pour ton serviteur, afin qu'ayant traversé le grand Abîme il atteigne enfin ce que son coeur désirait... », ce commentaire final :

« Ouvrez-vous, Fortes Eternelles. C'est à ce moment que revient la Colombe. Son retour est une nouvelle annonce inaugurale; par avance VAlléluia chanté triomphalement par le Choeur célèbre le moment où Colomb, à son tour, entrera dans le royaume des Bienheureux.»

A la lumière de cet accomplissement, en parcourant, les vingt pages de la bibliographie des ouvrages et des articles publiés de 1908 à 1956, j'ai suivi le noble et droit chemin de cette vie qui s'est identifiée avec l'étude et l'enseignement. Lecteur d'italien à la Faculté des Lettres de Bologne, Professeur aux Instituts français de Florence et de Naples,: puis à la Faculté des Lettres de Grenoble et de Lyon, enfin à la Sorbonne depuis plus de vingt ans, par surcroît, chargé de l'inspection générale des chaires d'italien dans les établissement du second degré, Président de l'Union Intellectuelle Franco-Italienne, Directeur de la Revue des Etudes Italiennes, promoteur infatigable de rencontres et de congrès, Henri Bédarida a été un des, meilleurs artisans d'une compréhension fervente entre deux peuples et deux civilisations. Sa maîtrise incomparable de la langue italienne, sa connaissance, à la fois minutieuse et vaste, des relations culturelles entre nos deux pays, lui ont permis, même dans les temps difficiles, d'exercer une influence féconde, où l'amitié allait de pair avec la compétence.

Disciple et successeur d'un maître incontesté, Henri Hauvette, il a gardé de sa formation le goût d'Une érudition précise au service de

l'histoire de la culture, La thèse de doctorat, Parme et fa France de


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1748 à 1789 et Les premiers Bourbons de Parme et l'Espagne 17311802, n'est qu'un chapitre de la grande histoire, qu'il avait rêvé d'écrire, des relations intellectuelles entre la France et l'Italie au xvmc siècle, ce Settecento auquel il revenait sans cesse avec prédi- . lection. Le petit volume si suggestif, écrit en 1934 en collaboration avec Paul Hazard, L'Influence française en Italie au XVIII" siècle, donne un aperçu trop rapide de ce qu'aurait pu fournir à la littérature comparée le labeur infatigable du chercheur et du savant, si les loisirs de l'écrivain n'avaient pas été dévorés par l'exigeant métier de professeur, avec toutes les servitudes , que l'enseignement supérieur est loin d'alléger.

Henri Bédarida s'est livré avec enthousiasme à ce devoir d'état; il a ainsi, guidé le travail d'autres chercheurs, orienté et soutenu des vocations, sans éprouver jamais de regret égoïste pour le don sans réserve de son temps à ses disciples et à ses amis. A ce don qui ne connaissait pas de limite, la grandeur d'âme se révèle. Cette générosité de l'esprit et du coeur, cette libéralité paisible dans l'accueil et le service, c'est ce que n'oublieront pas tous ceux qui ont eu la joie et la grâce de vivre dans l'intimité de cet universitaire français.

Il convient ici, particulièrement, de souligner que la personnalité d'Henri Bédarida ne s'est pas enclose dans la vie professionnelle, dans les disciplines critiques et historiques de l'italianisant. Sensible à tous les problèmes-de la vie de son temps et aux exigences de l'engagement du chrétien dans la cité, il était toujours prêt à servir avec désintéressement. Dans sa jeunesse il avait milité au Sillon; de 1908 à 1914 il avait collaboré au Bulletin de la Semaine et à L'Eveil démocratique; il a continué à suivre, avec la même sympathie d'un coeur resté jeune, l'évolution du catholicisme en France et en Italie, sur le plan social et politique.

Cette ouverture accueillante, la clairvoyance sereine des besoins spirituels de son époque l'ont désigné naturellement pour jouer un rôle important et souvent difficile, dans les dix dernières années de sa vie, au Centre Catholique des Intellectuels Français. Il en assuraitla présidence avec une autorité discrète et un discernement très sûr des valeurs authentiquement chrétiennes. Là aussi, là surtout, l'exemplaire témoin que fut Henri Bédarida a servi de toute son âme d'apôtre.

Pierre CHAILLET.

Dorothy Sayers

Dorothy Leigh Sayers (Mrs. Atherton Fleming) vient de mourir, le 18 décembre 1957, à soixante-quatre ans. Elle, était connue sur le continent surtout par ses romans policiers, d'une haute tenue, où


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«Lord Peter», aussi original que le Père Brown de G. K. Chesterton, jouait d'ordinaire les premiers rôles (n'oublions pas qu'en Angleterre la « détective novel » n'est pas dédaignée des intellectuels — ainsi Chesterton — ni même des théologiens — ainsi Mgr Ronald Knox, le traducteur catholique de la Bible, avec son Cadavre dans le silo). Les meilleurs de ces romans, écrits dans un anglais étinçelant et raffiné, n'ont pas été traduits pourtant et ne pouvaient guère l'être : ainsi Gaudij night, dont l'action se déroule à Oxford et Busman's Honeymoon.

Maître es Arts d'Oxford, avec la spécialité du français, qu'elle possédait à la perfection, traductrice et commentatrice de Dante, Miss Sayers travaillait, au moment de sa mort, à la traduction de la Chanson de Roland. Familiarisée avec saint Thomas d'Aquin, elle avait publié, dans une perspective authentiquement thomiste, un ouvrage à la fois populaire et profond, sur Dieu et la Providence, The mind of the Maker.

Mais ce qui l'impose surtout au public, au delà de ses romans et de ses pièces de théâtre, dont certaines, renouvelant et modernisant les «mystères» du moyen âge, étaient destinées à être jouées dans les Eglises (ainsi The emperor Constantine, écrit pour le Festival of Britain), ce sont les « Radio-plays » qui ont réellement bouleversé l'Angleterre et que la B.B.C. a repris souvent durant la Semaine sainte, The man boni to be king, « L'homme né pour être roi ». C'est, au delà de la littérature édifiante et du style consacré, une présentation moderne de l'Evangile, moderne jusque dans sa langue (tel apôtre parle le « cockney », le langage familier de Londres, avec son accent un peu vulgaire) pleine à la fois de chaleur humaine, d'humour et de religieux respect. Cette modernisation de l'évangile avait suscité à l'avance, en certains milieux protestants, une vague d'indignation comme devant un sacrilège. Encouragée par de nombreux théologiens, anglicans et même catholiques, Miss Sayers passa outre. Elle mit à son oeuvre tout le sérieux de son esprit exigeant, de ses méthodes d'Oxford, en tenant compte, minutieusement, de l'exégèse et de la théologie et produisit tout autre chose qu'une fantaisie brillante. En présence de l'indifférence et de l'ignorance du public, ce qui lui paraissait le plus urgent était de faire connaître le Christ comme quelqu'un de concret et de proche, de souverainement attirant, en conduisant par là à son mystère, en faisant passer de l'amour du visible à l'invisible. Et elle a réussi à atteindre profondément toute l'Angleterre.

Miss Sayers constituait l'une des figures les plus originales et les plus attirantes de l'anglicanisme d'aujourd'hui. Elle se déclarait «catholique» et l'on se demande parfois ce qui la séparait de nous. Les journaux catholiques anglais, ainsi le Catholic Herald, lui ont offert l'hommage de leur sympathie et nous y joignons le nôtre.

J.-M. LE BLOND.


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Nouvelles perspectives sur l'art flamand du XVe siècle

Si vous réclamez à Gand une brochure capable de vous faciliter la visite de l'admirable cathédrale Saint-Bavon, vous serez surpris de la réponse soulevée : « Impossible d'éditer un guide, on n'est pas d'accord sur l'attribution des tableaux! » Qu'il ne s'agisse pas ici simplement d'une pointe d'humour flamand, c'est ce que permettent d'établir les deux belles expositions que nos amis belges viennent de consacrer, l'une à DIERIC BOUTS et à son école (au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles), et l'autre à JUSTE DE GAND, BERREGUETE et la COUR D'URBINO (Musée des Beaux-Arts de Gand).

Ces difficultés d'attribution tiennent non seulement à des particularismes esthétiques toujours vivaces, mais aussi, bien souvent, à l'emploi de concepts maladroits et inexacts qui faussent les perspectives et ne facilitent pas l'intuition exacte des oeuvres d'art dans leur véritable climat historique. C'est ainsi que la notion de Primitifs Flamands, due à M. Léo Van Puyvelde, conduit tout naturellement à ramener toute cette époque vers sa source et à considérer cette magnifique.floraison comme «le siècle des Van Eyck». On peut d'ailleurs se demander si le terme de primitif conviendrait même aux épigones dont Max Rooses écrit : « Les Van Eyck furent de puissants novateurs. Les trouvailles de leur génie et la perfection de leur métier sont inexplicables. » (Ars Una, Flandre, p. 73.)

Toujours est-il que le schéma classique des développements de l'école flamande s'inscrit dans un cercle où Memling (1433-1494), point d'aboutissement, renvoie à Jean Van Eyck (1385-1444). Les historiens locaux insistent cependant (et assurément à raison) sur l'importante contribution de Roger Van der "Weyden (1440-1464) dont la peinture pathétique semble à beaucoup la véritable expression du genre flamand, et sur Hugo Van der Goes (14404482) dont la facture passionnée a déjà assimilé bien des éléments italiens. Entre ces deux lignées, et entre ces deux générations, celles du premier et du quatrième quart du xv° siècle, il semble n'y avoir plus place que pour des auteurs secondaires, chargés de réaliser les transitions et de préparer les nouvelles synthèses. C'est ainsi que Van Puyvelde caractérise Bouts comme la déformation que « la contrainte de l'esprit nordique » fait subir à l'art de Van der Weyden dont elle « brise le rythme gracieux » (Les Primitifs flamands, p. 29) et que Jacques Lassaigne ne mentionne guère Juste de Gand que pour l'éclipser aussitôt derrière Van der Goes (Quinzième siècle, p. 152).


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L'exposition de Bruxelles ne nous permet plus de douter que Thierry Bouts n'ait été, lui aussi, un très grand maître. Ce Hollandais, né à Harlem en 1410, reçut probablement à Bruxelles, des mains du Tournaisien Roger Van der Weyden (alias De la Pasture), tous les secrets techniques non seulement.de l'école flamande, mais de celle de Tournai (Le Maître de Flemallé), et fut sans doute confirmé dans cette ligne par une rencontre avec Petrus Çhristus (f 1473) à Harlem ou à Bruges. Mais non moins importante que son apprentissage technique fut sa fixation à Louvain où il se marie vers 1448 et où les documents suivent sa trace continue de 1457 à 1475, date de sa mort.

Ce qui caractérise essentiellement Bouts, c'est l'inspiration religieuse de son oeuvre. Dans le très beau catalogue de l'exposition citée (Dieric Bouts, Ed. de la Connaissance, Bruxelles, 1957), M. Frans Baudouin insiste à plusieurs reprises sur les rapports nombreux entre le peintre et les milieux ecclésiastiques de la ville. Plusieurs théologiens de Louvain, représentés dans ses tableaux, ont été non seulement des conseillers techniques mais sans doute aussi des directeurs sous l'influence desquels il est devenu « le doux spirituel » dont parle Friedlânder. Cette spiritualité, très concentrée dans les sujets proprement religieux, persiste dans tous les autres, tableaux, soit en soulignant le sens éthique de l'action (cf. p. ex. la Justice d'Othon), soit en rapportant aux personnages essentiels un paysage approprié et tout entier revêtu d'un halo providentiel.

La profondeur héritée de Van Eyck devient aussi une sorte d'espace mystique puissamment organisé selon des structures fondamentales, grandes courbes en S ou en ovales, diagonales parfois affrontées aux deux volets d'un triptyque, et, toujours essentielles, les verticales constituées par les silhouettes étirées des acteurs, les fûts de colonne, arbres, tours, etc. Les deux chefs-d'oeuvre les plus représentatifs paraissent être à cet égard la Dernière Cène, par son sens aigu de la profondeur, et le panneau de gauche de la Justice d'Othon par la sobriété dramatique de l'expression, toute concentrée dans les mains et dans les yeux de personnages hiératiques.

Par ces nouvelles techniques, par la création de nouveaux types iconographiques, tels que le Chrisius Salvqtor mundi, l'Imago Salvatoris coronati, le Christ victorieux de la résurrection, le Christ prêtre 'le la Cène, la Vierge assise à l'enfant accompagnée de sainte Anne, l'Ascension . des élus à la Résurrection des morts, Thierry Bouts a exercé une influence profonde non seulement sur l'art flamand, mais sur la peinture hollandaise et rhénane, Une exposition comparative admirablement organisée a permis de préciser bien des attributions douteuses, de dégager d'une part les oeuvres accomplies dans l'atelier


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de Thierry Bouts pendant sa vie et après sa mort, celles dues à son fils Albert Bouts dont la manière est désormais bien définie, celle d'imitateurs ou de disciples plus lointains. Cette comparaison semble funeste à l'oeuvre hypothétique du second fils de l'artiste, Thierry Bouts le jeune; et n'empêche pas d'attribuer au vieux peintre luimême la série gracieuse due au «maître de la Perle de Brabant».

Si l'exposition JUSTE DE GAND, réalisée avec un goût et une science dignes des plus grands éloges par M. Paul Eeckhout, le distingué conservateur du Musée des Beaux-Arts de Gand, a permis également des confrontations utiles et abouti sous la plume de MM. Paul Eeckhout, Jacques Lavalleye, Henri Pauwels, à un admirable catalogue, Juste de Gand, Berreguete et la Cour d'Vrbino (Editions de la Connaissance, 1957), elle n'a malheureusement pas pu dégager des certitudes aussi absolues. On connaît le problème : Juste de Gand (né vers 1430, mort après 1475), auteur certain du grand tableau delà Communion des Apôtres d'Urbin est-il aussi l'auteur des portraits ornant le studio du duc Frédéric de Montefeltre à Urbin? Plusieurs critiques espagnols, belges et italiens ayant mis en avant le nom du peintre espagnol Pedro Berreguete, l'idée de rassembler autour de ces portraits la production des deux artistes et de leurs contemporains semblait permettre de trancher le débat. Or les conclusions ont été un peu inattendues. On jugera tout d'abord impossible d'attribuer à Berreguete les plus beaux de ces portraits, et ici triomphe la thèse de Jacques Lavalleye qui, dans un livre remarquable, Juste de Gand, Peintre de Frédéric de Montefeltre (Univers, de Louvain, 1936), les avait réclamés pour Juste de Gand. Mais il semble bien qu'on ne puisse exclure pour certains d'entre eux l'hypothèse d'une participation italienne.

En outre, la comparaison entre l'oeuvre italienne de Juste de Gand et celle, antérieure, qu'on lui attribuait dans son pays d'origine, fait ressortir un abîme tel (déjà signalé par Friedlânder) que l'identification des deux parties ne paraît plus possible. Aussi M. de Schryver n'a-t-il pas hésité à reprendre la thèse déjà présentée par Hulin de Loo en 1907 et à attribuer à Daniel de Rycke le grand et célèbre Triptyque du Calvaire qui est en temps normal l'un des plus beaux ornements de la cathédrale Saint-Bavon, et qui brillait, au coeur de l'exposition, d'un éclat exceptionnel.

Quoi qu'il en soit, il est certain que la cour d'Urbin, sous l'influence directe de Frédéric de Montefeltre et de ses architectes novateurs, a imposé à tous les artistes ayant collaboré au studio une vision nouvelle qui les a marqués profondément. Il paraît aujourd'hui indiscutable que, dans cette synthèse, l'apport de Juste de Gand a été considérable.


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L'influence internationale de Bouts et de Juste de Gand suffit donc à établir la place importante qu'occupe dans le xv° siècle belge la «énération médiane : ce que Friedlânder avait déjà reconnu- dans son grand livre Die Altniederlândische Malerei, t. III, Berlin, 1925. Notons d'ailleurs que les deux expositions de Bruxelles et de Gand ont été pour le vieux maître nonagénaire un véritable chant du cygne, lui permettant de voir triompher, à la veille de sa mort, la plupart des vues émises dans son oeuvre monumentale.

H conviendrait donc désormais de ne plus sacrifier aucun des «rands artistes de ce véritable Quattrocento belge dont l'unité et la diversité permettent de parler, avant l'âge de la Renaissance, d'une véritable floraison flamande : terme que nous proposons modestement à la critique d'art et à l'histoire de la civilisation occidentale *.

•» Pierre MESNARD,

Directeur du C.E.S. de la Renaissance.

La France depuis la guerre

Il est souvent salutaire de se voir par les yeux d'autrui; salutaire mais parfois rude pour l'amour-propre. Venus de l'étranger (M. Lûthy est Suisse; M. Werth, Anglais), voici deux livres 2 qui nous permettent d'en faire l'expérience.

A l'heure de son clocher est un portrait de la «personne France». Ses traits sont d'abord et avant tout ceux d'une « petite ville somnolente, aux portes et volets soigneusement clos » : à son clocher, l'horloge retarde et « depuis la fin du siècle dernier, cette France de la petite ville, du petit atelier, de la petite ferme s'est lentement figée dans une cuirasse de protection et de privilèges pour tout ce qui est inefficace, irrationnel et d'interdictions ou de pénalisations contre toutes les nouveautés troublantes... jusqu'à ce que chaque situation devienne un titre de rente perpétuelle et que le rythme accoutumé de la vie économique soit garanti contre toute accélération ». A la Libération, cette quiétude fut urt instant troublée par la politique de grandeur de de Gaulle et les aspirations sociales nées de la Résistance.

1. Au lecteur peu familier avec l'école flamande nous recommandons particulièrement le délicieux ouvrage de Robert Genaille, La Peinture aux anciens Pays-lias, de Van Eyck à Bruegel, éd. Pierre Tisné, Paris, 1954.

i- Herbert LiiTHY, Â l'heure de son clocher. Essai sur la France. Coll. Liberté de l'Esprit. Calmann-Lévy, 1955- 340 pages, 760 francs.

Alexander WERTH, La France depuis la guerre (1944-1957). Traduit de l'anglais par Jean Guignebert. Coll. L'Air du Temps. Gallimard, 1957. «4 pages, 1.500 francs.


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Mais cette menace s'est effondrée dans l'impuissance économique et la guerre froide, et la petite ville a pu retourner aux délices des quc. relies de clocher où se distinguaient ses grands hommes, les Queuiife les Pinay et tutti quanti, le tout ponctué des inévitables crises gouvernementales, ce « rituel de la purification collective ». Triomphe du «jardinage autarcique», de «l'anarchie latente», «l'anarchie organisée » faite de mille et une débrouillardises individuelles qui s'annu, lent réciproquement.

A cette «France de M. Gingembre» s'oppose la «France de Jean Monnet», vouée, consacrée à la modernisation de l'équipement économique français; une France du mouvement donc, mais amputée de la richesse humaine désuète et charmante de la «petite ville». Le débat des deux France, d'abord voilé dans le tumulte des querelles sociales et internationales, a débouché en pleine lumière avec le plan Schuman en 1950. Dans cette construction, M. Luthy$voit l'union d'un dessein politique de grande envergure, «libérer l'Europe du réseau de vieilles haines qui l'enserre », avec la « volonté technocratique de renverser ce mur protecteur derrière lequel la France étouffe ». Mais il ajoute qu'il n'y a d' « Europe possible » que par une « union francoallemande », à l'exclusion de l'Angleterre dont la participation réduira toujours à l'impuissance toute institution « européenne » qui se voudrait supra-nationale. Or les avatars de la guerre froide, la C.E.D., le réveil du nationalisme français devaient empêcher le développement de cette « Petite Europe » en donnant au militaire la prédominance sur le politique et l'économique.

Ainsi résumée, et dans son schématisme même, la visée fondamentale qui inspire A l'heure de son clocher nous .paraît une idée juste et forte, compte tenu, bien sûr, du fait que ce n'est qu'un schéma et que la réalité est autrement complexe. De bons esprits néanmoins n'ont pas manqué de s'inscrire en faux là-contre, et nous allons voir que M. Werth, par exemple, se meut dans une optique délibérément anti-européenne et méfiante pour la technocratie. C'est le mérite du livre de M. Lùthy de nous proposer de l'histoire française d'aprèsguerre une interprétation vigoureuse et suggestive. Un mot encore avant de le quitter : sa pensée se présente dans un jeu de formules qui se veulent brillantes, hardies, profondes, qui le sont parfois mais qui parfois aussi ne sont que, paradoxales ou injustes. Ce mode d'expression rend son exposé beaucoup plus riche que notre schéma, mais aussi beaucoup plus contestable.

M. Werth est un journaliste britannique de gauche et cela imprime à son livre une orientation d'autant plus sensible qu'il entend bien nous donner une histoire et non un «essai sur la France». Avant toute autre chose, il faut rendre hommage à la hardiesse de l'entreprise et à l'ampleur de l'information mise en oeuvre : riche de citations heureuses, attentif à restituer l'atmosphère propre à chacune des treize, années qu'il met en scène,, son livre intelligent et dynamique a cet attrait, cette valeur hors pair qui s'attache à l'oeuvre d'un


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pionnier. Qu'il en ait aussi les défauts, qu'il soit parfois confus et Irop analytique n'a qu'une importance mineure.

A ses yeux, l'histoire française de l'après-guerre s'ouvre par une période d'illusions : illusion de l'unanimité nationale qu'aurait forgée la Résistance; illusion des réformes sociales dans la facilité économique; illusion, à l'extérieur, d'une politique de grandeur associant des revendications territoriales « à la Poincaré » à l'ambition de jouer entre l'Est et l'Ouest un rôle d'arbitre et de lien.

La guerre froide va dissiper ces illusions : vers 1950 c'est chose (aite. L'éclatement du tripartisme, la répression des grèves de 1947-48 ont anéanti les espérances ouvrières et fait de la IVe République une «démocratie bourgeoise». C'est le règne de l'immobilisme, où l'on s'efforce « d'enterrer les problèmes plutôt que de les résoudre ». En politique internationale, après l'échec de ses prétentions en Allemagne, avec le Plan Marshall, la France a rejoint l'Ouest; mais c'est à contre-coeur. Aussi se montre-t-elle partenaire hésitante et passive . de l'Amérique; ce que M. Werth loue chaudement : cette passivité en freinant les ardeurs belliqueuses des U.S.A-, en rassurant les Russes sur le danger d'une agression américaine lui paraît avoir réussi à « empêcher que la guerre froide se réchauffe dangereusement » et qu'éclate la troisième guerre mondiale.

A partir de 1950, la passivité française se mue en satellisation progressive dans l'orbite américaine. Non pas tant en raison du contexte international (plan Schuman, guerre de Corée, projet d'armée européenne) que parce que sa faiblesse économique et la prolongation de la « sale guerre » d'Indochine créent à la France des besoins impérieux et croissants de dollars. Pour les obtenir, nos gouvernants sont ' obligés d'aller «faire des courbettes» à Washington, de repousser toute solution pacifique en Indochine, de prendre des mesures anticommunistes plus grotesques encore qu'odieuses. Mais l'opinion française résiste : c'est «l'hérésie neutraliste», c'est la conscience croissante qu'il faut sortir du guêpier indochinois. Le « système » ayant définitivement buté dans l'impasse (et le ridicule) avec M. Laniel, ce sera le rôle de M, Mendès-France,- « un des rares hommes d'Etat de tout premier plan que la France ait eus au cours des vingt dernières années», de résoudre les problèmes en suspens. La hardiesse de son style de gouvernement lui vaut une immense popularité, et la haine tenace des Parlementaires. D'autre part, il est facile de ne voir dans les positions qu'il adopte sur l'Indochine, la politique tunisienne ou le réarmement allemand qu'autant de « capitulations ». L'opinion est déçue : la haine parlementaire peut abattre impunément cet homme «inquiétant» et reprendre la politique «normale».

Tant d'abaissements ont cependant exaspéré la fierté nationale et quand, en 1956, se pose encore la question algérienne, la masse de l'opinion est prise d'un véritable « sursaut national » : le « NationalMollétisme » e$t né qui se cramponne en Algérie, se lance dans l'aventure de Suez sans que ce double fiasco puisse l'ébranler. M. Werth


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ferme son livre en ce début d'août 1957 où la « pacification » C11 Algérie commence à s'enliser dans la crise économique et la lassitude de la France.

Comme on voit, il ne s'agit pas d'histoire «objective». M. "Werlh ne cache ni ses sympathies (parfois inquiétantes ■— pour l'attitude du Parti Communiste lors du tripartisme par exemple — ou pour le neutralisme), ni ses antipathies (pour la politique indochinoise du M.R.P., ou sa politique européenne avec « ces histoires de supranationalité »), ni les limites de son étude (la politique économique n'est guère abordée qu'en passant et presque toujours pour souligner ses carences; il n'y a rien sur la vie religieuse...). Ce n'est pas de l'histoire « objective », mais c'est quand même de l'histoire : contestable dans son orientation d'ensemble, dans de nombreux jugements injustes, dans son pessimisme que M. Mendès-France lui-même jugeait outrancier, cet exposé remet devant nos esprits dont la mémoire es! si courte un déroulement d'une ampleur suffisante pour forcer notre attention et réformer sans doute bien des idées toutes faites. Si l'heure n'est pas encore venue de la sérénité historique, c'est l'incomparable mérite de ce livre que de nous provoquer à la réflexion sur notre propre destin.

Etienne CELIER.

Les « Cahiers Charles Du Bos »

L'oubli ne menace nullement le critique littéraire le plus original de l'entre-deux-guerres. Inactuel? Il l'est, certes, mais au sens où peuvent être dits inactuels ses grands inspirateurs : Bergson, Platon et surtout saint Augustin, c'est-à-dire qu'il est plus présent à chaque époque que cette époque ne l'est à elle-même. Chaque année voit paraître un ou deux volumes de son oeuvre posthume, et en particulier la suite de cet étonnant Journal qui est bien, comme l'avait prévu André Gide, son oeuvre la plus personnelle. Ce Journal se situe à part de tout ce que nous connaissions jusqu'ici, à part des Journaux les plus classiques, ceux d'Amiel et de Gide lui-même, par la grâce d'une sincérité à la fois aiguë et jaillissante, par là conspiration, jamais rencontrée à ce degré, du scrupule et de la générosité. Au lieu de s y déliter, une vie spirituelle s'y construit, jour par jour, sous nos yeux. Spectacle assez rare : celui d'un homme qui parvient, à Dieu d'abord (la conversion est de 1927), puis à la plénitude de la vie catholique, par le chemin, exclusivement suivi, de l'art et de la littérature.

Plusieurs thèses, à l'étranger surtout, ont déjà été consacrées a Charles Du Bos. D'autres se préparent. Présidée par M. Gabriel Marcel, la « Société des Amis de Charles Du Bos » rallie et relie tous ces


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efforts. Elle vient de faire paraître deux premiers Colliers où l'on trouvera des inédits (Journal, lettres), des études biographiques et critiques (de Gabriel Marcel, Robert Garric, E. R. Curtius, Albert Bé■min) et une bibliographie mise à jour.

Tout fait penser' que l'audience de Charles Du Bos, très choisie mais trop mesurée de son vivant, va s'élargir et enfin s'imposer 1.

André BLANCHET.

1. Pour l'adhésion à la « Société des Amis de Charles Du Bos » et pour l'abonnement aux Cahiers, s'adresser à Mlle Michèle Leleu, secrétaire générale, 24, bd Victor-Hugo, à Neuilly-sur-Seine.


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QUESTIONS RELIGIEUSES

SAINT PAUL. — Épître aux Romains. Traduction et commentaire par le P. Joseph HUBY, s. j. Nouvelle édition par le P. Stanislas Lyonnet, s. j. Coll. Verbum salulis, X. Beauchesne, 1957. 636 pages.

Dans la collection Verbum salutis, le P. Joseph Huby donnait, en 1940, une traduction commentée de l'Epître aux Romains. Entreprise particulièrement dif(icile, tant cette Epître soulève de problèmes. Le commentaire cursif, déjà fort développé, du P. Huby, ne se proposait pas de rivaliser avec les grands travaux des exégètes, anciens et modernes, catholiques ou protestants. Il voulait seulement rendre possible aux non-professionnels l'accès au texte de saint Paul, et, a cette fin, s'efforçait principalement de montrer » quels problèmes se posaient à saint Paul, et comment ils se posaient ». Très au courant, on le constate, des interprétations exégétiques et théologiques et des discussions ouvertes entre spécialistes, le P. Huby conservait le souci de « se replacer autant que possible dans la perspective paulinienne '». Y ' introduire le lecteur demeure le grand mérite de ce commentaire discret et spirituel, dont M. Gogucl a pu dire « qu'il évitait à la fois deux écucils, la superficialité d'une exégèse banalement édifiante et l'aridité d'une présentation trop technique ». Dans cette nouvelle édition, le P. Lyonnet a tenu à conserver le texte du P. Huby, et à n'ajouter que les compléments indispensables, Ceux-ci figurent à la fin du volume, en une série de notes annoncées dans le texte par un trop mince astérisque; pour la commodité de la lecture, on aurait préféré que ces notes soient mises en bas de pages, sous un caractère ou un « corps • différents. Beaucoup de ces notes sont des compléments bibliographiques; plusieurs prolongent ou nuancent

de façon heureuse les interprétations du P. Huby. Le plus important de ces compléments consiste en - un appendice de près de 40 pages (p. 521-558) consacré à l'exégèse de Rom. V.12-14 : ces versets traitent, on le sait, du péché originel. Le P. Huby n'était pas satisfait de l'interprétation qu'il en proposait; il avait confié au P. Lyonnet que, dans une nouvelle édition, il reprendrait la question. Celui-ci suggère une exégèse qui retiendra l'attention : neuve et traditionnelle, tout ensemble, justifiée par une étude poussée des Pères, notamment des Pères grecs, elle met en lumière, à la fois, la pensée de saint Paul et le sens de l'interprétation qu'n donnée de ces versets la tradition catho1 ique.

Henri HOLSTEIN.

A. ROBERT et A. FEUILLET. — Introduction à la Bible, t. I, Desclée et O, 1957. xxv-880 pages, 8 planches horstexte et un fascicule de cartes.

Ce premier volume comprend une introduction générale (livres inspirés, critique rationnelle, interprétation catholique) et une étude de l'Ancien Testament, oii chaque livre, situé dans son contexte historique, est analysé selon son genre littéraire. Quand il y a lieu, toutes les nuances de la valeur historique du livre sont exposées, et toujours sa valeur religieuse est bien soulignée. Préfacée par M" Weber, composée par des exégètes compétents, P. Auvray, A. Barucq, E. Cavaignac, H. Cazelles, J. Delorme, A. Gelin, P. Grelot, A. Lefèvre, M*' H. Lusseau, cette Introduction présente des garanties de solidité, qui font de ce livre un excellent instrument de travail. Cet ouvrage vient à son heure. Après des initiations et des introductions, également intéressantes, mais plus simples, il était bon qu'un livre présente à un public devenu exigeant une


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élude plus approfondie des livres de la I Bible. Certains pourront trouver cette introduction trop complexe. Ce serait une erreur de s'c' 1 plaindre. Étant donné le progrès considérable des sciences bibliques, il est indispensable que des ouvrages de haute vulgarisation suivent le mouvement, et nous souhaitons même que le volume réservé au Souvenu Testament et les prochaines éditions n'hésitent pas à s'engager dans des voies toujours plus scientifiques. Il serait ', peut-être bon également de souligner davantage les expressions dubitatives qui nuancent opportunément beaucoup d'affirmations et qui, noyées dans le flot de la présentation actuelle, risquent de n'être pas assez remarquées.

P. LAMARCHE.

C. H. DODD. '■—■ La Bible aujourd'hui, trad. de Fr. Ledoux, Coll. Bible et vie chrétienne. Casterman et Maredsous. 1957. 167 pages. Lorsqu'une personne, même cultivée, aborde aujourd'hui la Bible avec peu de préparation, elle ne manque pas de se poser de multiples et inquiétantes questions. C'est à elles que veut répondre le grand exegète anglican, se plaçant à l'intérieur de lu mentalité moderne et aplanissant le chemin qui devrait conduire à la compréhension des livres saints. Ces pages ne viennent pas se placer parmi les nombreuses introductions à la Bible parues ces derniers temps; elles seraient plutôt à ranger parmi les livres qui tentent d'élaborer une théologie biblique. Depuis 1946, date à laquelle cet ouvrage fut publié en anglais (ce qu'omet de nous dire le traducteur), bien des idées exprimées ici par Dodd ont été vulgarisées. Il est toutefois intéressant de relire ces chapitres, dont la rédaction dépouillée suppose une longue familiarité avec les textes et avec la science exégètique. Pour l'auteur, la conception du monde qui se dégage de l'Ancien et du Nouveau Testament, est essentiellement une certaine manière de comprendre l'Histoire dans ses relations avec Dieu, et. il l'oppose de façon caractéristique, bien qu'avec discrétion, à celles proposées par le nazisme et le communisme (p. 127 sq.). La traduction; bonne dans l'ensemble, est émaillée d'exPressions bizarres. On nous parle de ' l'entendement des écrits bibliques » (l>. 18), de « la Réformation du xvi'° siècle » (p. 2S), de « récalcitrance persistante » (P. 140), on nous dit que « le déluge est balancé par- l'alliance de Noë » (p. 121) etc. F. ROUSTANG.

Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, réunis et présentés par Mgr Simon DELACROIX, 1955. Éditions Saint-Augustin, Saint-Maurice (Suisse). Dépôt en France : S.D.E.C, 23, rue Visconti, Paris (6e), 1957. 543 pages -f 30 pages de tables. Prix en France : 1.950 francs français.

La publication annuelle des documents pontificaux, confiée par les Éditions Saint-Augustin à M. l'abbé Kothen, est reprise, après la mort de celui-ci, par M" S. Delacroix. Le présent volume contient les actes de 1955; la présentation, toujours aussi soignée, et la parfaite impression appellent, cette fois encore, les éloges des précédents volumes (cf. Études, janvier 1955, p. 120; décembre 1955, p. 415; décembre 1956, p. 440). Les Actes sont donnés dans l'ordre chronologique des discours, des messages ou des lettres; des tables soignées permettent la consultation de ces documents, dont les sous-titres sou" lignent- le plan et dégagent les. idées. Les textes émanés des congrégations romaines, jusqu'ici intégrés à leur date, sont maintenant, comme il convient, donnés en appendice. L'introduction de M*r Delacroix analyse la variété et la richesse de l'enseignement du Souverain Pontife durant l'année 1955. Souhaitons que les Éditions SaintAugustin ne tardent pas à nous donner les actes pontificaux de 1956.

H. HOLSTEIN.

S. Exe. Monseigneur DUBOIS, archevêque de Besançon. — Petite somme mariale. Bonne Presse, 1957. 374 pages. Clément DILLENSCHNEIDER, C. ss. r. ■— Marie dans l'économie de la création rénovée. Alsatia, 1957. 326 pages. E. NEUBERT, marianiste. — La mission apostolique de Marie et la nôtre. s Alsatia, 1957. 280 pages,

s Charles FLACHAIRE. — La dévotion à i la Vierge dans la littérature cathol

cathol au commencement du XVIIe

siècle. Apostolat de la Presse, 1957. 232 pages. ' Le Publicain. — Pourquoi je l'aime. Blois. Editions Notre-Dame de la e Trinité, 9 rue de Vauquois. 1957.

» 102 pages.

* Michel AGNELLET. — Cent ans de

* miracles à Lourdes. Le livre du it centenaire. Editions de Trévise. 1952. 3. 177 pages.

Le centenaire des apparitions de Lourdes


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REVUE DES LIVRES

a suscité toute une floraison d'études consacrées à la Vierge. Ce compte rendu groupe celle qui, parues à l'automne de 1957, nous ont paru plus dignes d'attention. Sous le titre modeste de Petite somme mariale, S. Excellence Mgr. l'archevêque de Besançon a dit, avec maîtrise, « l'essentiel de ce qu'un chrétien cultivé doit savoir de la Vierge » La richesse d'information, la précision théologique, l'illustration riche et variée font de cet ouvrage un guide sûr, très à la page et de facture élégante. Les questions difficiles sont clairement exposées et une bibliographie à jour permet d'en poursuivre l'étude. Le plan très clair, qui divise cet ouvrage en deux parties : vie de Marie et théologie mariale, les subdivisions didactiques de chaque chapitre, de bonnes tables permettent une consultation aisée. Avec raison, pensons-nous, Mgr. Dubois rattache à la maternité divine tous les privilèges de Marie, qu'il étudie principalement dans l'Ecriture et la Tradition. Le nouvel ouvrage du R. P. Dillenschneider, qui a déjà si bien travaillé au service de la théologie mariale, situe Marie dans ■ l'histoire du salut. A partir du thème paulinien de la « nouvelle créature », préparé par l'Alliance, accompli par le Christ, nouvel Adam, réalisé dans l'Eglise, il montre la place de Marie, successivement, dans la préparation, la réalisation et la consommation eschatologique de la nouvelle création. Etude biblique très poussée, dont le principal effort est d'étudier les relations de Marie, nouvelle Eve, et de l'Eglise corps du Christ. Tous les problèmes, encore discutés, de la théologie mariale, et notam. ment celui de sa participation à la rédemption, sont examinés dans la perspective de la « personnification de l'Eglise en Marie » : c'est là, semble-t-il, la vraie manière de les résoudre correctement.

Le P. Neubert, qui, lui aussi, a beaucoup écrit sur la théologie mariale, consacre un gros volume à la mission apostolique de Marie : il en établit la réalité d'après l'Ecriture et la Traduction. Une seconde partie expose les dimensions spirituelles de l'apostolat à l'école de la Vierge. « Le fait de rattacher ces conseils apostoliques aux paroles et aux attitudes de Marie, écrit S. Éxc. Mgr. Richaud dans la préface, leur donne une singulière efficacité de persuasion ».

Charles Flachaire était un jeune universitaire qui fut tué à 27 ans, au début de la guerre de 1914. En 1910, il avait choisi,

pour sujet de mémoire, d'étudier la dévotion à la Vierge dans la littérature catholique du commencement du xvn» siècle : ce travail édité une première fois en 1916, au lendemain de la mort de son auteur, nous est à nouveau présenté, avec une préface émue de Jean Guitton. Sympathique monographie de littérature religieuse, qui caractérise l'oeuvre mariale des écoles spirituelles du grand siècle : Jésuites, Oratoriens, Sulpicicns' Une place d'honneur, comme de juste, est faite à saint François de Sales et à saint Jean Eudes. Même après Bremond, on lit avec plaisir ces analyses fines et précises, animées d'une discrète ferveur.

Sous le pseudonyme du « Publicain >, un laïc nous livre sa méditation mariale, inspirée de la Bible, et attentive à la leçon des apparitions récentes. Ce n'est pas un livre de théologie, mais une « confession >, L'auteur, simplement, nous dit l'itinéraire spirituel qui le conduisit, à travers les principaux pèlerinages, jusqu'à la pleine lumière : Lourdes et Fatima sont évoqués principalement, avec le lyrisme vibrant de l'action de grâces. A l'éclair monstrueux de la bombe atomique, signe de terreur et de destruction, le « publicain » oppose la douce clarté de l'Immaculée Conception, Lecture un peu déconcertante, quelquefois, et témoignage émouvant de gratitude humble et joyeuse.

Le « livre du centenaire » est le fruit de longues enquêtes au bureau des constations médicales de Lourdes. En un style alerte, et comme d'une traite, un médecin évoque le cortège des guérisons opérées à Massabielle. La critique et la discussion tiennent peu de place en ces pages assez. journalistiques. L'auteur n'a prétendu que raconter, d'après les archives, ce qui.se passe à Lourdes, « sans tenter d'y apporter la moindre explication ou solution scientifique ». On aurait aimé que, par-delà le récit véridique de tant de miracles, le Dr Agnellet ait marqué la finalité surnaturelle de ces. prodiges, racontés, sans impression dé lassitude, avec brio.

H. HOLSTEIN.

Jim BISHOP. — Le jour où le Christ mourut. Éditions Corréa, 1957. 350 pages.

On fait grand bruit autour de ce récit de la mort du Christ dû au directeur du Catiiolie Digest. C'est un journaliste, et non un savant qui parle. Il ne faut donc pas s'éton-


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jicr des approximations, des libertés que prend l'auteur, dont le talent de narrateur s'affirme dans les scènes de la crucifixion. II y a là des pages excellentes, discrètes, et cependant vivantes et émues. De légères erreurs seraient faciles à corriger : nommer c chiliaque » (sic) le centurion; parler des c premières douleurs » de Marie arrivant à Bethléem; dire qu' « en tant que Dieu, le Fils est l'égal du père et se confond avec lui »; écrire « synoptiques » pour « apocryphes » (p. 190 note), et, plusieurs fois, « paraclète » : ce sont sans doute des, lapsus du traducteur. Il est moins sûr qu'à la Cène les apôtres aient compris « qu'ils étaient maintenant les prêtres d'une nouvelle foi religieuse » (p. 111), et que Caïphe, « empoignant Jésus par le col de sa tunique lui déchira ses vêtements » (p. 234, voir le Commentaire de Saint Marc, par le P. Lagrange, p. 403, note, qui ne laisse aucun doute : ce sont ses propres vêtements que Caïphe déchira). Enlin il est regrettable que l'auteur ait inséré dans la trame de son récit deux longs excursus (p. 120-190 et 245-258) pour raconter, assez mal, la vie de Jésus et décrire, le régime romain en Palestine : l'ouvrage perd ainsi son mouvement. L'édition française porte l'Imprimatur américain.

P. DONCOEUR.

Foi d'enfant... Foi d'adulte. Nos responsabilités de catéchistes. Les Actes du deuxième congrès national de renseignement religieux. Paris, 24, 25, 26 avril 1957. Numéro spécial de la Documentation caléchélique.

Comme promis, les « actes du deuxième congrès national de l'enseignement religieux », qui s'est tenu à Paris la semaine de Pâques 1957 (cf. Études, juin 1957, p. 434-436), paraissent fin novembre. C'est un juste volume de 463 pages. Il contient in extenso le texte des six conférences, et, en un résumé souvent assez développé, la substance des nombreux carrefours entre lesquels se sont partagés les congressistes. A relire, après huit mois, ces textes, je suis frappé à la fois par la fermeté doctrinale de l'enseignement donné du haut do l'imposante estrade de la grande salle du Parc des Expositions et par l'amplitude des points de vue touchés dans les carrefours. Par la force des choses, ceux-ci, démultipliés peut-être à l'excès en raison du nombre des participants, sont de valeur inégale; us ont une autorité moindre; ils se situent plus volontiers au plan de la « pratique »

en face de difficultés concrètes. Mais les grandes conférences témoignent d'une lucidité remarquable. Le mot retenu dans le titre n'est pas vain : nos responsabilités de catéchistes. A éclairer ces responsabilités, les orateurs se sont employés avec force et clairvoyance, ne se dissimulant pas que des déviations pouvaient se produire, que des insistances unilatérales devaient être évitées. Ils l'ont dit franchement (si l'on sait lire leur texte) à l'auditoire exceptionnellement vaste et réceptif que leur fournissait le congrès. Ils ont, en particulier, insisté sur l'aspect surnaturel de la pédagogie de la foi, don de Dieu : la catéchèse dépasse, de ce fait, les techniques pédagogiques, et, en un certain sens, leur est irréductible. Il est réconfortant de constater. que ces choses ont été dites en avril 1957. Henri HOLSTEIN.

Amie-Marie LA BONNARDIÈRE. — Chrétiennes des premiers siècles. Église d'Iiier et d'aujourd'hui. Éditions Ouvrières, 1957. Un vol. in-12 de 158 pages.

C'est un volume original et neuf, sous bien des rapports, que nous donne M" 0 La Bonnardière avec cette étude sur la femme aux premiers siècles du christianisme. Grâce à sa large connaissance de l'époque patristique, l'auteur a su rassembler des textes qui reflètent un temps et un esprit particuliers. Textes qu'elle a présentés et groupés d'une manière particulièrement vivante. Beaucoup lui seront reconnaissants d'avoir mis ainsi sous nos yeux ces beaux textes de saint Jean Ghrysostome ou de saint Jérôme épars en de nombreux volumes et qui prennent un plus grand relief d'être ainsi rapprochés. Sans doute aimera-t-on particulièrement reine les chapitres consacrés aux veuves et à « la femme forte ». Souhaitons que la collection à laquelle appartient ce volume nous donne beaucoup de livres de cette valeur.

, A. LAURAS.

MARIE-EUGÈNE derEnfant-Jésus,o. c. cl, — Je veux voir Dieu. Editions du Carmel, Tarascon, Bouches-du-Rhône. 1957. 1150 pages.

Cet ouvrage recueille sous un titre unique deux volumes précédemment séparés : Je veux voir Dieu (1949), Je suis fille de l'Eglise (1950), que, à ma connaissance, la revue n'a pas analysés. L'accueil chaleureux du public et le bien accompli montrent que


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cet exposé de la doctrine spirituelle de sainte Thérèse d'Avila répondait aux besoins des âmes de ce temps et constituait pour elles une véritable somme de théologie ascétique et mystique. Il y a dans certaines mises au point quelque chose de ibérateur. La nouvelle présentation s'enrichit d'une table analytique de 40 pages à la typographie serrée. Cet ouvrage est à recommander vivement : il est un guide sûr dans les voies de la prière et de la vie tout uniment contemplative et apostolique.

A. R.

"Wladimir d'ORMESsoN, de l'Académie française. ■—■ La papauté. Collection Je sais-Je crois, Arthème Fayard, 1957. 143 pages.

« Je suis ne pas historien, encore moins exégète. Je ne me sentais pas qualifié pour évoquer la plus grande et la plus longue histoire de ce monde. Si j'ai fini par céder, c'est parce qu'il a été bien convenu que l'on n'attendrait de moi rien de nouveau », déclare l'auteur au seuil de son livre. En fait, dans les limites oti a voulu rester M. d'Ormcsson, ce petit volume est excellent; il est un heureux apport dans une collection qui, ayons le courage de le dire, ne fait pas toujours grand honneur au catholicisme français. Les fondements seripturaires, si solides, de la primatie romaine sont exposés avec une clarté et une vigueur intelligentes. Comme il était fatal, l'exposé du rôle de la papauté au milieu des luttes doctrinales des premiers siècles est moins nerveux; un souci trop apologétique peutêtre a majoré ce rôle : par exemple, il faut beaucoup de bonne volonté pour faire d'Hosius de Cordoue le représentant du pape à Nicée. Par contre, les chapitres sur le schisme d'Orient, sur la Réforme sont de bonnes synthèses qui feraient honneur à un spécialiste; peut-être, cependant, le protestantisme que nous présente M. d'Ormesson est-il celui du xix° siècle plus que celui des Réformateurs. L'auteur est plus à l'aise avec le xix° siècle. Les réflexions qu'il nous livre sur la * question romaine » sont particulièrement nuancées et fines. Mieux que tout autre il a pu dégager et décrire l'incomparable prestige de la papauté contemporaine que nous ne mesurons pas toujours, nous donner un portrait de Pie XII, nous décr're les rouages de la Curie.

R. ROUQUETTE.

Charles MULLER. — Quand les « apôtrès laïcs » prient avec Pie XII Action catholique générale des hommes, 12 rue Edmond Valentin Paris 7° .1957. 136 pages. 320 francs!

Sous la forme d'un commentaire de la prière composée par Pie XII à l'occasion du premier congrès mondial de l'apostolat des laïcs, ce livre souligne les traits marquants de la mission confiée par l'Église au laïcat. Le récent congrès et le discours de Pie XII donnent à ces pages, riches do doctrine et de citations, un renouveau d'actualité. Chaque chapitre est suivi d'une anthologie de textes et témoignages qui soulignent l'idée centrale, et d'une prière qui le prolonge. Dans son élégante modestie, ce livre rendra service et doit être signalé.

H. H.

Joseph E. BISCHOF. — Soldat de Dieu, Saint Ignace de Loyola Version française. Marne, 1957. 253 pages.

Le titre allemand de ce livre est plus net que le titre français : .Roman «m Ignalius von Loyola; non pas une vie romancée de saint Ignace, mais un roman, fort vivant, qui a pour squelette quelques événements de la vie du saint autour desquels se déploie librement une imagination tout inventive. Le but serait de « mettre en contact » avec la « personnalité » de saint Ignace. On peut se demander si le moyen est efficace : la figure de Loyola est ici tellement transformée qu'on n'a guère plus de contact avec le vrai Ignace qu'un lecteur de Dumas peut en avoir avec l'authentique Richelieu... Les saints peuvent-ils être des sujets de roman, livrés aux fantaisies de nos imaginations?

R. R.

JEAN, sire de JOINVILLE. — L'histoire édifiante et merveilleuse de la vie du saint roi Louis. — Club du libraire. 380 p. .

La typographie et l'habillage de cette réédition élégante de la version donnée en 1865 par Natalis de Wailly de l'ouvrage de Joinville, permettront au grand public de (re)lire avec plaisir ce très beau texte. J. Desforges s'est contenté d'y joindre deux pages de notes et vocabulaire. Il n'y a donc rien ici de nouveau.

P. DoNcoEun


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PHILOSOPHIE

Abbé Julien WERQUIN. — Raison et miracle. Chez l'auteur, 22 rue Vanderhagen, Haubourdin (Nord). 1957. 156 pages.

Reprenant la substance d'articles et de conférences, l'abbé Werquin traite avec méthode le problème philosophique de la discernibilité et de la constatation du miracle. En fonction des diverses disciplines de la philosophie scolastique (ontologie, cosmologie, philosophie des sciences, épislémologie), il situe le fait miraculeux et analyse les diverses opérations qui permettent de conclure à une intervention divine extraordinaire, soit par une appréhension directe, soit par voie de témoignage. Ciilériologie du miracle amplement développée, de manière claire et satisfaisante. Un dernier chapitre, consacré à la finalité du miracle, oriente, trop brièvement à notre sens, vers l'interprétation religieuse du fait miraculeux. L'ouvrage est dédié « à Marie à l'occasion du centenaire des apparitions de Lourdes » : hommage d'un philosophe qui s'est rigoureusement limité à sa compétence, explicitant avec beaucoup de soin un aspect important, rarement traité avec pareille ampleur.

On aimera compléter cette monographie philosophique par un récent cahier de Lumière et Vie (n° 33, juillet 1957), modestement intitulé : Réflexions sur le miracle. Trois articles surtout y méritent attention : l'étude du P. George sur les miracles de Jésus dans les synoptiques, la conférence, particulièrement remarquable, ou P. D. Duharlc analyse l'attitude du savant en face du fait miraculeux, et l'esquisse, brillante et solide, du P. Liégé : le miracle dans la théologie catholique.

H. HOLSTEIN.

Roger LEFÈVRE ■— L'Humanisme de Descartes. Bibliothèque de Philosophie contemporaine, P. U. F. 1957. In-8°, 284 pages, 800 fr.

Geneviève RODIS-LEWIS. — La Morale de Descartes. Initiation Philosophique. P. U. F., 1957. Petit in-12, 132 pages, 240 fr.

Nous avions naguère rendu compte d'un premier livre, alerte et bien documenté, sur

La Vocation de Descaries. Celui-ci, qui fait suite, ne lui cède en rien par la qualité du style et la parfaite connaissance du philosophe du Discours. Comme deux autres volumes sont annoncés — Le Crilicisme de Descaries et La Bataille du Cogito — c'est une véritable somme cartésienne qui s'ébauche, et une contribution séduisante dans un domaine où les travaux de grande valeur se sont multipliés depuis vingt ans. Le Descartes de M. Lefèvre est clairement campé, dans sa vie et dans ses textes : bien concret, robuste et sage, sûr de lui et convaincu dans la pensée autant que ferme et résolu dans l'action. Ce portrait semblerait idéalisé et apologétique s'il n'était surtout celui d'une philosophie qui fait preuve pour son auteur. La vitalité humaine, le dynamisme de l'âme et du geste, l'émulation intrépide de la réflexion rationnelle et delà pratique..., auxquels Lefèvre recourt constamment, servent de levier aux difficultés et de ressort aux contradictions apparentes. La Morale de Descartes, qui fait l'objet principal de ce livre, est soustraite à la problématique habituelle (dont Mmo Geneviève Lewis a donné un intelligent et sobre échantillon dans un opuscule de la collection Initiation Philosophique), mais replacée dans une perspective unitaire et entraînante, à la fois théorie, remise en ordre, action et thérapie, qui en réduit les heurts. Enfin la religion de Descartes est selon M. Lefèvre celle d'un catholique sincère, sans détours et sans masque.

X. TII.LIETTE.

Aron GURWITSCH. — Théorie du Champ de Conscience. Coll. Textes et Éludes anthropologiques. Desclée de' Brouwer, 1957. 347 pages.

« Développer une théorie du champ de conscience est s'embarquer sur une analyse du phénomène de contexte... dans le sens de contexte vécu et éprouvé... » englobant l'ensemble des données vécues simultanément à un moment donné, comme le précise l'auteur lui-même (p. 10). Analyse de caractère descriptif, partant de données psychologiques telles que le « stream of thought » de W. James, ou les expériences


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des théoriciens de la Forme comme Koffka ou Kohler, l'ouvrage de M. Gurwitsch prétend pourtant déboucher dans une étude proprement phénoménologique, qui réinterprôte les données dans une perspective husserlienne et aboutit ainsi à une théorie strictement tonnelle de l'organisation du champ de conscience.

L'auteur commence donc par confronter les diverses interprétations psychologiques de l'organisation du champ de conscience et discute successivement James, Piaget, v. Ehrenfels, etc., pour établir sa thèse que cette organisation est un élément inhérent et immanent à l'expérience immédiate, qui ne requiert aucun « principe organisateur », aucune « activité » de la paît du sujet. L'étude de la théorie de la Forme, puis le passage de la psychologie à la phénoménologie permettent ensuite à l'auteur de faire apparaître la relation interne qui unit les trois domaines du champ de conscience : marge, thème et champ thématique. M. Gurwitsch fait appel, pour exprimer cette relation, au terme anglais de « relcvance » et, pour l'expliquer, à la continuité temporelle de la conscience.

Il élargit enfin cette conception du contexte pour rappliquer à des problèmes d'ordre ontologique tels que la relation des divers ordres d'existence,- au sens des « imite provinces of mcaning » de Schutz, Le mot « ontologique » est évidemment à prendre ici au sens husserlien, et renvoie seulement à cet « ordre d'existence » considéré comme « horizon » de la conscience « domaine le plus vaste de données auxquelles renvoie un thème » (p. 301) grâce à la « continuation indéfinie du contexte », en un mot, comme « un champ thématique indéfiniment étendu » (ibid.).

Ce livre ne manquera certainement pas d'intéresser tous ceux qui se préoccupent du rapport, parfois délicat à saisir, entre psychologie, d'une part, et, de l'autre, phénoménologie, anthropologie, ou, plus largement, philosophie de l'homme, et la précision de ses analyses ne pourra que rendre grand service pour l'interprétation correcte de nombreux faits psychologiques.

J. F. CATALAN.

HISTOIRE ET BIOGRAPHIES

Alain Hus. — Les Étrusques, peuple secret. Collection Les temps et les destins. A. Fayard. 1957. Un vol. In-8° de 282 pages. 900 francs.

Les Étrusques, soudainement découverts par certains de nos contemporains lors de l'exposition du Louvre de 1955, n'avaient pas encore fait l'objet d'un livre de vulgarisation au courant de nos connaissances actuelles. Cette place est maintenant prise par le volume de M. Hus. Avec flamme, l'auteur nous donne une synthèse bien assimilée de ce que plusieurs livres scientifiques ont établi définitivement ou ingénieusement proposé. On trouvera donc résumé là d'une manière commode, l'histoire de l'étruscologK? (avec l'exposé des hypothèses contradictoires sur l'origine des Étrusques), l'histoire- des Étrusques eux-mêmes, la description des grands centres étrusques, de la civilisation, de la religion et de l'ait étrusques. Sans être heurté par des termes trop techniques, le lecteur novice en la matière apprendra beaucoup et s'émerveillera tout autant en lisant M. Hus.

11 reste cependant que l'oeuvre souffre un peu du genre adopté. Sans pour autant accabler son lecteur, l'auteur n'aurait-il pu donner des références précises pour tous les textes cités, anciens ou modernes? Certaines formules peuvent séduire au premier abord; mais ne tombe-t-on de la vulgarisation dans le journalisme le moins bon quand on ose écrire : « Rome à l'heure étrusque »?

Il semble bien aussi que certaines inexactitudes assez graves auraient pu être évitées : Lases et Lares sont une seule et même réalité désignée différemment selon que le rhotacisme n'avait pas ou avait fait sentir son effet en phonétique; on pardonnera difficilement à l'auteur d'affirmer qu'au VI 0 siècle av. J.-C. l'art étrusque subit l'influence des « modèles hellénistiques » (p. 250). Regrettons aussi un mauvais encrage qui rend certaines lignes inintelligibles, et quelques fautes d'impression (v. g. Charon devenu rocher! p. 194). La bibliographie, enfin, en un domaine q"e tout lecteur aimera approfondir, est effa-


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rantc : pas un seul titre de livres, ni Iran- i eais ni étrangers, n'est jamais donné; les livres de M. Bloch ou de M. Pallotino sont pourtant parfaitement abordables. Toutes ces insuffisances sont d'autant plus regrettables que ce livre pourrait rendre de très grands services et constituer une excellente initiation.

. A. LAURAS.

Journal de bord de Jean de la Cosa, second de Christophe Colomb, présenté et commenté par Ignacio OLAGUË. Éditions de Paris. 247 pages. 80 illustrations. 870 francs.

A partir des documents qui racontent le premier voyage de Christophe Colomb, et la découverte du continent américain insoupçonné par ces marins partis à la recherche des « Indes », l'historien espagnol Ignacio Olaguë a écrit le fictif journal de bord du second de 1' « amiral ». Marin de grande classe et cosmographe instruit, Juan de la Cosa a tenu un grand rôle dans l'expédition. M. Olaguë, non sans partialité, l'oppose constamment à Colomb ; à l'effervescence un peu folle du navigateur, mené par ses rêves de découvrir un continent merveilleux et de fabuleuses richesses, la sagesse avisée du savant, désireux de s'avancer plus loin qu'on ne l'avait fait encore dans la « mer Océane » et de reconnaître des terres nouvelles, fait lourdement contraste... Ce récit, agréable et vivant, renseigne sur la science astronomique et maritime des compagnons de Colomb, en nous faisant assister, jour après jour, aux impatiences et aux anxiétés des membres de l'expédition. De très nombreux documents nous renseignent sur les almanachs et instruments de mesure utilisés par les « inventeurs » du, nouveau Monde. Une carte moderne serait utile pour suivre leur aventure et situer les îles « américaines » (Cuba, Haïti...) où ils abordèrent.

H. HOLSTEIN.

René PIACENTINJ. — Origines et Kvolution de l'Hospitalisation. Les Chanoinësses de la Miséricorde de

Jésus. Grasset. 1957. 418 pages. 885 francs.

Les Chanoinësses Augustines ont eu pour berceau, au xvn« siècle, l'hôpital de Dieppe. Elles sont passées jusqu'aux confins de la Bretagne. Elle Sont allées bien plus loin puisque plusieurs d'entre «îles, aux temps héroïques de la première évangélisation du Canada, ont' fondé, à ÉTUDES, février 1958.

Juébec, une maison d'où sont sorties les uccursales actives d'aujourd'hui. Bien >lus récemment les voilà en Afrique du Sud. Et, en 1946, leurs diverses maisons 'sauf celles d'Amérique) ont resserré leurs iens par une Fédération dont la Supérieure générale (la première fut la Mère YvonneAimée de Jésus morte en 1951) réside au bourg breton de Malestroit. x

Au cours de ces trois siècles, les Augustines ont fourni, dans l'organisation hospitalière, si déficiente à ses débuts, un apport de haut prix.

Il est seulement dommage, pour l'agrément du lecteur, que leur historien, tout en relatant l'effort et la réussite de leur action plus concentrée, n'ait pas cru pouvoir bu devoir se soumettre, pour son compte, aux lois d'une synthèse plus rigoureuse. Son récit, dans le but de rendre hommage aux entreprises locales, se charge de détails fragmentaires, à moins qu'il ne s'espace dans l'exposé d'une règle et de règlements qui se retrouvent semblables ailleurs.

La forêt aurait besoin d'être sévèrement élaguée pour laisser apercevoir ses belles perspectives. .

Henri DU PASSAGE.

Charles CHAUMONT. — L'O.N.U. PUF. Coll. Que Sais-ie? N° 748. 1957. > ■'

Si décourageante que soit cette institution, il faut tout de même bien en connaître l'origine, la nature et le fonctionnement. Ce petit livre nous apporte une bonne information. Après deux chapitres peu consolants sur le rôle de l'O.N.U. dans le domaine du maintien de la paix et du « progrès politique », nous sommes un peu réconfortés par l'exposé de l'activité de l'O.N.U., ici, souvent positive, dans le domaine social, économique et juridique. Ce petit livre ne traite pas des grands organismes spécialisés dépendant del'O.N.U. mais s'en distinguant nettement, UNESCO, FAO, OMS, etc..

F. R.

Desmond GHAPMAN-HUSTON. — Tragédie fantastique, Là vie de Louis II

de Bavière. Trad. de l'anglais par Anne-Marie Soulac. Hachette 1957. In-12. 288 pages, 8 photos h.t., 990 francs.

Figure légendaire et pathétique, Louis II attire les biographes. La présente Vie s'appuie avant tout sur la correspondance CCXCVI. — 10


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et le journal intime du souverain dont, à la manière britannique, elle donne de larges extraits. L'avantage de la méthode est qu'elle nous met directement en présence du héros : il y a quelque chose de fascinant dans ce spectacle; L'inconvénient, c'est que le récit est décousu et laisse de côté bien des points importants, le rôle-politique de Louis par exemple. Mais surtout ce contact prolongé avec un -malade, psychologiquement désaxé et soumis àl 'esclavage du plus lamentable des vices,..a quelque chose de profondément malsain et la juste sévérité de l'auteur pour les honteuses . misères qu'il nous rapporte ne parvient pas à purifier l'atmosphère. La finesse et la discrétion du portrait psychologique n'excusent point ce que le livre a de déplaisant.

Etienne CELIER.

Henry VAIXOTTON. — Elisabeth d'Autriche, l'Impératrice assassinée.

Coll. Les Temps et les destins. Fayard.

1957. In-12. 252 pages. 850 francs.

Tragique et indomptée, l'impératrice Elisabeth est elle aussi une proie toute trouvée pour les biographes. A 17 ans, l'espiègle Sissi avait fait avec l'empereur François-Joseph le plus inattendu des mariages d'amour. Mais bien vite elle étouffe dans l'atmosphère guindée et hostile de la Cour. Lé destin s'abat sur elle : son fils se suicide, sa soeur est brûlée vive. L'impératrice vagabonde promène à travers toute l'Europe son besoin d'évasion jusqu'au jour où elle tombe victime d'un anarchiste. Venant après tant d'autres, le récit de M. Vallotton se lit avec intérêt : un peu diffus parfois, un peu lourd dans les excursus qu'il consacre à l'histoire générale (il fallait pourtant bien rappeler le rôle joué par Elisabeth dans les négociations avec les Hongrois), il reste empreint de finesse psychologique et d'une noblesse émouvante.

Etienne CELIER.

L. et E. HANSON. •— La vie tragique de Toulouse-Lautrec. Traduit de l'anglais par A. de CAMBIASY. Corréa. Il est peu de vies plus tristes que celle de ce descendant authentique des comtes de Toulouse, héritier à sa naissance d'un sang épuise, que les accidents de son enfance affligeront d'un corps monstrueux et marqueront sans doute d'un signe fatal. Tempérament passionné, d'autant plus avidej que tout ce dont il rêvait lui était refusé. Se ruant bientôt dans les débauches de

l'alcool, dont il mourra à.trente sept ans au bord de la-folie, après avoir traîné sa vie dans les bordels. Doué d'un don qui eût pu être merveilleux, mais qui se complut aux réalités les plus avilies. Il reste les chevaux, étonnants de vie nerveuse, qu'il aimait à la passion,.. dessinateur -prodigieux plus que peintre. Vie ravagée à.qui la grandeur manque trop pour être tragique, f

P. DONCOEUR.

Jean SAVANT. .— Les espions de Napoléon. Hachette. 1957. 286 pages.

Avec sa science bien connue de l'époque napoléonienne, et non moins avec son agressivité toujours vigilante contre l'empereur, M. J. Savant nous parle ici du rôle, ignoré hors du monde des spécialistes, de certains collaborateurs du grand homme. Napoléon chef d'armée, Napoléon chef d'État avait à son service des espions de toute espèce. Le contraire eût été étonnant. Quel gouvernement peut se passer de ces auxiliaires de l'ombre? Ceux qui aiment ces zones obscures de l'histoire seront satisfaits ici. La part d'hypothèse que renferme forcément ce genre d'études ne fait qu'en augmenter l'intérêt. On ne sait jamais avec exactitude quel rôle ces agents ont joué dans le déroulement des événements, mouches du coche ou protagonistes à l'intervention décisive. L'imagination a

le champ libre.

E. TESSON.

Duc de LEVIS MIREPOIX, de l'Académie française. — Philippe-Auguste et ses trois femmes. Arthème Fayard, 1957. 287 pages.

Bans un récit à la fois rapidement conduit et dense, le duc de Levis Mirepoix nous raconte la vie fiévreuse et l'oeuvre d'un des plus grands artisans de l'unité française.

L'oeuvre est magnifique. A la mort du roi, le domaine de la couronne est décuplé, la pression des anglo-angevins est brisée, Paris est entouré d'un mur solide, NotreDame et le Louvre sont commencés. On peut dire que le royaume capétien est définitivement fondé.

Mais si Philippe-Auguste était d'un calme total dans les batailles et dans les conseils politiques, il fasait preuve de moins d'équilibre dans sa vie privée. Cette faiblesse s'est particulièrement manifestée dans sa conduite envers ses trois épouses. Et l'on sait que la seconde, te


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Danoise Ingeburge, eut spécialement à en souffrir. En effet, pour incompatibilité physique, le roi décida de rompre son union avec elle. Un concile, tenu à Compiégné, sous la présidence de l'archevêque de Reims, accepta de déclarer nul le mariage, le 5 novembre 1193. Après quoi, Philippe épousa Agnès de Méranie. Mais Ingeburge en appela au Pape, et Innocent III força le monarque, avant tout nouvel examen de la cause, à se séparer d'Agnès. Mais,0celle-ci étant morte avant la conclusion de l'affaire, Philippe-Auguste garda Ingeburge comme épouse et. elle lui survécut. Ces drames de famille n'ont pas empêché Philippe-Auguste d'être un des plus grands rois de ' notre histoire et c'est de son oeuvre que la postérité garde le souvenir.

E. TESSON.

Renée Fuoc. — La réaction thermidorienne à Lyon (1795). Les Éditions de Lyon, 1957, in-8°, 224 pages, 3 pi. h. t., 790 francs.

Publication posthume d'une jeune universitaire récemment disparue, ce mémoire garde de son origine scolaire quelque chose d'un peu sec. Mais la documentation est solide, le dessin est net et le récit, forte- . ment charpenté. Une première partie fait le bilan matériel, économique et politique de Lyon au printemps 1795. La seconde partie retrace les troubles contre-révolutionnaires qui s'y sont déroulés à la même date et qui ont abouti à une vigoureuse reprise en main de la situation par la Convention. Le travail de M"* Fuoc n'intéresse pas seulement l'histoire lyonnaise : il apporte aussi une contribution de valeur a l'étude du contre-terrorisme et des menées anglo-royalistes contre la Convention thermidorienne.

Etienne CELIER.

Henry NOËLL. — Au temps de la République bourgeoise (1879-1914). Nouvelles Editions Latines. 1957, in-12°, 352 pages, 790 francs.

C'est avec complaisance et, disons-le, une certaine naïveté que M. Noëll nous fait le tableau de la « belle époque » — qui lut l'époque de sa jeunesse. Â travers un halo de « gafté insouciante et candide » elle nous apparaît comme une période de liberté, de labeur et d'équilibre budgétaire; le « jeu utile et fécond de la libre concurrence » assure à la bourgeoisie une vie digne et aisée, symbolisée par « la possession

possession salon et le port de la jaquette ». Dans ce ciel presque sans nuages, les étoiles s'appellent Jules Ferry, Poincaré, Anatole France, Massenet —^ Massenet qui règne â l'Opéra, « le plus vaste et le plus beau théâtre du monde ». Que tout cela est révélateur! C'est bien la « République bourgeoise » et bourgeois, M. Noëll l'est résolument, avec la vigueur et les limites que cela comporte; au demeurant « laïque » convaincu, étranger aux préoccupations sociales et fort indulgent à la philosophie morale de cette époque « toute de sensibilité voluptueuse ». Beaucoup plus que sur la France » milneufeentiste », sur laquelle il ne nous apporte pas grand'chose de neuf, son exposé nous renseigne sur la mentalité, fort représentative, de son auteur.. C'en est le principal intérêt, ce qui est tout de même assez mince.

Etienne CELIER.

Alex WEISSBERG. •— L'histoire de Joël Brand. Editions du Seuil. 1957. 252 pages.

C'est une effroyable histoire, mais dont il est difficile de démêler les fils. L'auteur s'y efforce, cherchant à faire concorder, après dix ans, les témoignages, à garantir leur authenticité. '

En bref, il s'agit des tractations qu'avait amorcées, en 1944, l'un des chefs nazis,' l'organisateur des fours crématoires d'Aùschwitz, avec les groupements juifs et, par eux, avec les Alliés. On aurait, aux termes d'un sinistre marchandage, libéré, contre dix mille camions, un million de juifs euxmêmes promis au suplice déjà subi par les millions des précédentes victimes.

Le projet n'a pas abouti. L'échec est dû aux divisions, querelles, hésitations chez les Allemands et leurs interlocuteurs; mais aussi chez les communautés juives et chez les Anglais sourds à ces propositions qui leur parvenaient par le truchement d'Israël. ■ Le Juif hongrois Joël Brand, en dehbrsde ces pourparlers où il tenait le premier rôle, avait aidé, avec ses auxiliaires, au péril de sa vie, nombre d'évasions partielles parmi ses frères de race. Son témoignage d'aujourd'hui, en dépit de la passion qui visiblement l'anime, mérite audience. Et les obscurités qui subsistent, autour de cet imbroglio du passé, sont suffisamment éclairées par les lueurs qu'y projettent lès chambres incandescentes aux abords-des^ quelles s'exerçait l'affreux chantage.

Henri du PASSAGE,


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GEOGRAPHIE ET VOYAGES

F. GRIVOT. — La Bourgogne. Collection Connaître, série Géographie, Tourisme, Actualités, dirigée par Mme J. Beaujeu-Garnier. Baillère, 1957. v

Cette excellente plaquette propose au touriste des itinéraires à travers ia Bourgogne, et guide sa découverte d'une région particulièrement riche et évocatrice. A l'inverse de la hâte qui presse tant d'estivants sur la Nationale 6, on nous apprend à flâner et à perdre du temps, afin de découvrir ces trésors cachés d'histoire locale, d'art et de folklore qui échappent au voyageur distrait. Si vous voulez découvrir la Bourgogne, procurez-vous ce petit livre et suivez exactement ses indications., Vous ne regretterez pas vos vacances !

H. H.

Jean FOURASTIÉ et André LALEUF. — Révolution à l'Ouest. Presses Universitaires de. France, 1957, in-8°, 236 pages, 600 francs.

Fascinante Amérique! Pourquoi jouitelle d'un niveau de vie supérieur à celui de toute autre nation? Pour M. Fourastié, la réponse est simple : c'est parce qu'elle a une avance considérable dans le domaine des « techniques de production » qui sont « les facteurs prépondérants de toute civilisation »; — « techniques de production » ne se limitant pas à ce qu'on entend ordinairement par ce terme, mais englobant également ces « sciences humaines », économiques et sociales (organisation ': des marchés, prévision à moyen et long terme, relations humaines, etc.) qui revendiquent aujourd'hui leur place dans le système expérimental moderne.

On retrouve dans ce livre, éminemment tonique, les idées bien connues de l'auteur. Dans sa description des techniques de production américaines, il s'attache moins aux mécanismes qu'à l'esprit créateur qui les anime, et c'est en cela que son livre, qui respire l'optimisme et la clarté, pourra être fort stimulant pour les hommes d'action auxquels il -s'adresse. Point n'est besoin évidemment de souligner que le point de vue de l'auteur est un point de vue partiel : non seulement il élimine de son champ les traits défavorables des

structures américaines contemporaines, mais son horizon technique l'amène à certaines formules dont le simplisme rappelle fâcheusement le défunt scientisme (comme de voir dans le christianisme, protestant évidemment, la religion la « plus en accord avec le progrès technique »). Ces réserves, qui font appell à un point de vue complémentaire, n'impliquent pas condamnation de celui-ci, tout au contraire.

Etienne CELIER,

SAINT-VICTOR JEAN-BAPTISTE. — Haïti. Sa lutte pour l'Emancipation. Deux concepts d'Indépendance à SaintDomingue. La Nef de Paris Editions, 1957. 285 pages.

Voici un ouvrage qui, sans le vouloir, rejoint l'actualité la plus tragique,, celle d'Algérie en particulier. L'ancienne possession française de Saint Domingue, devenue pour une part l'État libre de Haïti, a connu sous l'Ancien Régime deux concepts d'indépendance : celui des colons et celui des esclaves. Les premiers, mécontents de la métropole et parfois en révolte ouverte contre elle. Les seconds, écrasés par les conditions d'existence et soulevés, en particulier après la guerre d'Indépendance des États-Unis, d'un immense espoir. Comment ces deux concepts se sont mêlés, aidés et parfois heurtés, telle est l'histoire passionnante qui nous est contée ici avec soin et à partir des meilleures sources. Le volume se termine par un essai qui relève de la philosophie de l'histoire et sera l'occasion, d'utiles réflexions, même si le lecteur garde sur un point ou l'autre sa liberté d'opinion.

A.R.

Anthony SMITH, —r La' Perse et ses mystères. A la recherche du poisson blanc aveugle. Traduit de l'anglais par François Boësse. Pion. 1957' 270 pages, 990 francs.

Quatre étudiants d'Oxford partent pour la Perse dans un camion de l'autre guerre. Ils séjournent deux mois dans un petit village du sud, se livrant à diverses explorations géologiques et biologiques dont là principale est l'étude du système d'irri-


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gation par canaux souterrains, les qcmais, et de la faune, soi-disant blanche et aveugle, qui y habite. Programme austère, eh apparence, et l'on peut trouver que le récit d'A. Smith manque de pittoresque et de • couleurs. Sa valeur se situe à un niveau plus profond. Ce récitatif à une seule voix, tout en litote et teinté d'un humour discret et quelque peu désabusé, laisse affleurer la réaction d'une sensibilité très vive aux problèmes humains posés par ce contact entre deux civilisations. Les petits tableaux que l'auteur y sème çà et là, comme par surcroît, sont d'une justesse de touche pénétrante et souvent poétique. On est aux antipodes dé la vulgarité et du pédantisme habituels en ce genre d'ouvrages, et c'est tout à l'honneur de ces étudiants d'Oxford.

Etienne CELIER.

Montserrat PALAU MARTI. — Les Dogon.

Presses Universitaires de France.

1957. 122 pages..800 francs.

Ce livre fait partie des .monographies ethnologiques publiées sous le patronage de l'Institut International Africain de Londres. C'est donc un ouvrage technique étudiant une population de la boucle du Niger, rendue célèbre par les travaux de l'école Griaule. Il se recommande par le volume de la bibliographie (on a en particulier le relevé presque exhaustif des ouvrages du professeur Griaule), par la. concision et la précision de son écriture. Peu de populations africaines ont- "été l'objet de recherches aussi détaillées.

A. R.

Léopold CADIÈRE. ■— Croyances et pratiques religieuses des Vietnamiens. Tome III. Ecole Française d'Extrême - Orient. Adrien - Maisonneuve. 1957. 286 pages.

Nous avons rendu compte du second volume de cette série, le premier ne nous étant pas parvenu. Celui-ci termine la publication. M. Louis Malleret l'ouvre par une notice biographique ou. il .rappelle l'abondante oeuvre linguistique, historique et elhonographique de ce modèle de missionnaire que' fut le P. Cadière (18691955), des Missions Étrangèes de Paris (ef. France-Asie, septembre 1955 et le Bulletin de la Société dés Missions Étrangères <fe Paris, juin 1956); Notice qui se clôt sur ee bel hommage : « Érudit et savant le P. Cadière a été d'abord homme d'Église, et nous croyons que cela méritait d'être

dit en tardive réponse à ceux qui n'ont pas su voir de son vivant l'inappréciable service qu'il rendait par ses travaux scientifiques à l'influence profonde des missions ». • Savant, l'impressionnante liste — 248 numéros —- de ses articles et ouvrages le montre. Et les études reproduites dans ce volume sur la philosophie populaire vietnamienne (cosmologie et anthropologie), sur l'art à Hué, sur les règles de pensée des Viêtnameins. Nous souhaitons que les Instructions pratiques pour les missionnaires qui font des observations religieuses, transcrites à la fin de l'ouvrage, lui suscitent des émules et des imitateurs,

André RÉTIF.

J. STENGERS. — Combien le Congo

a-t-il coûte à la Belgique? M6.

M6. de l'Académie royale des

- Sciences coloniales. Bruxelles, 1957.

395 pages. 525 francs belges.

Pierre MOUSSA. — Les chances économiques de la communauté francoafricaine. A. Colin. 1957. 276 pages. 900 francs.

Dans un livre très documenté, un auteur belge s'interroge sur ce que le Congo a coûté non pas à la Belgique, mais à l'État belge. Dans son introduction, il mentionne loyalement le fait que la colonie a plutôt rapporté que coûté à la communauté belge. Après de minutieuses études, il estime que les dépenses totales de l'État belge ont été de 300 millions 'de francs-or et la somme des avantages recueillis de 90 millions. Une conclusion fort claire explique les rapports financiers de l'État et de la colonie depuis les origines. L'effort belge au Congo est un^noble effort, mais il ne se situe pas sur le plan de l'aide financière. Voilà une conclusion encourageante et un livre honnête et sérieux qui prendra place dans la bibliothèque des spécialistes.

Un Inspecteur des Finances, dans un Cahier de la fondation nationale des sciences politiques, se livre à un travail analogue - pour l'Union française (territoires de l'Afrique), mais dans un but plus large. Il analyse d'abord le complexe de culpabilité qui est celui de bien des Français, et ce qu'il appelle le complexé hollandais, qu'on pourrait appeler aussi le complexe Raymond Cartier; lequel tend à conclure qu'il vaudrait mieux pour nous effectuer un repli sur là métropole. L'auteur n'a pas de peine à prouver chiffres en mains l'inanité et la sottise de pareilles attitudes. Au prix d'un changement de politique


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économique (déjà amorcé), nous pouvons j et devons continuer notre effort financier : et économique. Un bilan final permet de conclure crue la France est dé loin celui ] des grands pays évolués qui fait le plus ) grand effort relatif en faveur du monde i sous-développé dans le domaine de l'inves- i tissement. Les pays riches devraient faire d'ailleurs beaucoup plus, ce qui est présenté sous la forme parlante et imaginaire d'un « impôt cosmique ». Livre bienfaisant et d'actualité (cf. les positions de R. Aron dans Espoir et peur du siècle) auquel il faut souhaiter une large diffusion.

André RÉTIF.

Yvan DEBBASCH, professeur agrégé à la Faculté de Droit dé Bordeaux. La Nation française en Tunisie (1577-1835). Sïrey. 1957. 538 pages. 2.200 francs.

Il est dommage que ce volume porte un titre trop modeste et trop restreint. Il n'y est pas question seulement de la « nation » française (au sens de : communauté nationale de commerçants et de résidents) en Tunisie, mais bien des problèmes juridiques, économiques et religieux posés par la présence de chrétiens européens dans l'ensemble des 'pays barbaresque.s. C'est dire l'intérêt considérable de ce volume pour l'histoire du droit, du commerce, des missions (ainsi d'excellentes pages sur les chrétientés servîtes ou communautés chrétiennes d'esclaves en Afrique du Nord, etc.); celui qui voudrait étudier la condition des français à l'étranger durant cette longue période trouvera ici > d'innombrables éléments. L'auteur n'avance rien que sur textes (dont il reproduit un bon nombre en appendice), il avoue les lacunes et délimite les points où notre information reste insuffisante. Quelques maladresses de vocabulaire dans les questions religieuses (ainsi il parle à plusieurs reprise de la « Congrégation de la Foi »). Au total un livre probe, important et que l'on devra souvent consulter.

André RÉTIF.

Initiation à l'Aglérie. Editions AdrienMaisonneuve, 1957. 422 pages. 950 francs.

Sous l'impulsion directrice de M. Georges Marçais, membre de l'Institut, professeur honoraire à la Faculté des Lettres d'Alger, et la collaboration d'universitaires ou d'intel>ectucls unis de près à l'Université,

Initiation à l'Algérie est le fruit de dix années d'élaboration sérieuse et documentée L'objectivité sereine des différents chapitres sur l'histoire algérienne et son présent démographique, culturel, économique et administratif, transcende en les éclairant les jeux et les convulsions dé la politique qu'un tel ouvrage a voulu sagement s'abstenir de traiter. Nombre de cartes, tableaux; dessins et illustrations enrichissent le texte, et des bibliographies choisies pour chacun des principaux chapitres permettent de pousser plus avant des recherches et études personnelles. Pierre M. FONDEVILLE,

Madagascar 1957. La situation politique et économique de la Grande lié. Marchés tropicaux du monde, 190, boulevard Haussmann, Paris (8e). Numéro spécial, 160 pages. 1.000 francs.

Un numéro presque entièrement consacré à Madagascar nous donne l'occasion de signaler cette excellente revue d'outre-mer. Il est peu question en fait de la situation politique; seul, traite le sujet un article de G. Le Brun-Kéris, personnel, suggestif, mais qui sera discuté et commenté. La situation économique par contre fait l'objet d'une série d'études exhaustives, où rien n'est oublié. Si les perspectives d'avenir politiques sont confuses et troubles, le redressement économique de l'île semble en bonne voie. « Le marché intérieur a été à la fois plus animé et plus équilibré. La balance commerciale s'est améliorée. Les ventes à l'étranger se sont développées. Autant , d'éléments favorables qui marquent cette période. » Il dépend de tous que soit bâtie dans la sagesse et pour l'avantage commun cette communauté franco-malgache, « communauté de peuples libres ».

A. R.

M. DELBRÊL. — Ville marxiste, terre de mission. Rédigé à Ivry de 1933 à 1957. Collection Rencontres, 50. Editions dn Cerf, 1957. 235 pages.

Un livre austère qui mérite d'être lu et médité. C'est un simple témoignage, un ensemble de notes au jour le jour, groupées tant bien que mal en chapitrés. Le témoignage d'une chrétienne d'une cinquantaine d'années qui, depuis quelque vingt ans, s s'est consacrée à mener une vie tout aposr tolique eh plein coeur d'Ivry la marxiste. , De ces notes se dégage, d'abord, Une connaisî sance psychologique de la mentalité commu, niste en tant que fait non seulement idéolo-


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aique mais humain; c'est, peut-être, le plus précieux du livre. En second lieu, on trouvera dans cet essai une description sociologique de cet Ivry, cité type du communisme idéal, cité école du marxisme. Enfin, donnée capitale : un discernement très sûr, plein de bon sens et de foi catholique intégrale, des séductions du marxisme, des dangers du progressisme, —- une présentation des antidotes à ces séductions. L'auteur répudie, en particulier, le soi-disant humanisme qui consisterait à vivre de la vie prolétarienne et de l'action révolutionnaire en rejetant dans un avenir incertain toute action évangélisatrice. Ce qu'elle préconise, en face de l'athéisme quasiment religieux qu'est le marxisme, c'est une vie profonde de foi et de sacrifice qui, d'une part, proclame explicitement le message même du Christ et qui, d'autre part, introduit, dans le milieu athée et matérialiste du marxisme, comme une présence active et Visible, les valeurs même que nie le communisme.

Encore une fois, ce livre mérite d'être lu et médité. Il est honnête, cependant, de prévenir le lecteur qu'il se trouvera souvent devant une pensée presque informe que l'auteur n'arrive pas à s'expliciter. On comprendra que Mll° Delbrêl a autre chose et mieux à faire qu'à passer sa pensée, au crible et on lui sera reconnaissant d'avoir eu la simplicité, tout apostolique, de nous livrer son témoignage, pour fruste qu'il soit. R. ROUQUETTE.

H.-L. DUBLY. —- Ponts de Paris à travers les siècles. Éditions des Deux-Mondes. Album de 200 pages avec nombreuses héliogravures.

Cette somptueuse évocation des Ponts qui, avec la Seine, donnent à Paris une grande part de sa noblesse, accompagne de notices historiques les magnifiques photographies modernes, auxquelles des documents anciens se joignent très heureusement. Ce qui est étonnant, c'est que, dans l'ensemble, les Ponts de Paris sont de meilleure architecture que ses palais. La fonction commande la ligne à la pierre, au fer et au ciment. La sobriété témoigne du bon goût qui a expulsé les statues emphatiques, <lont on connaît à Rome, par exemple, l'effet pénible. Mais précisément cet ensemble remarquable rend plus indésirables des constructions de mauvaise époque qui doivent disparaître, pour rendre au paysage admirable sa ligne et ses masses. Tels ces Ponts de Sully; de Saint-Louis, de Pàssy,

et, entre tous détestable, cette Passerelle des Arts, qui joint l'inutilité aux plus tristes sécheresses de ferrailles pour couper la plus belle perspective sur la Cité et Notre-Dame. On espère que le respect de la prestigieuse Capitale, où se reconnaît la France, ne souffrira plus ces offenses à une perfection qui est plus rare que le grandiose.

P. DONCOEUR.

G.-H. BOUSQUET. — Les Berbères.

Histoire et Institutions, 1957. 120 pages. Vincent MONTEIL. — Les Arabes. 1957. 112 pages, aux Presses Universitaires de France, collection : Que sais-je?

Dispersés en îlots d'importance variable; dont la grande majorité se trouve en Algérie et surtout au Maroc, les six ou sept millions de berbérophones actuels ne constituent pas un ensemble ethnique homogène. Leurs dialectes fondamentaux, subdivisés en un grand nombre de parlers locaux parfois très différents, font obstacle à leur unité. L'auteur, professeur à la Faculté de Droit d'Alger, nous trace leur histoire et leur influence-dont l'islamisation, la pénétration coloniale et les moyens de communication n'ont pas encore entamé profondément les forces originales, ni la vitalité. Hormis les travaux de savants français, aucune synthèse valable n'avait encore été publiée sur les populations berbères dont la présente étude éclaire, en incidence, les questions nord-africaines actuelles.

Sous le titre Les Arabes, M. Vincent Monteil examine l'ensemble hétérogène des 60 millions d'Arabes et arabisés qui, de l'océan Indien à l'Atlantique, de Mascate à Casablanca, forme le sixième environ des musulmans du monde. Après un bref rappel religieux et culturel, l'auteur nous fait réviser tour à tour, en aide-mémoire clair et accessible, les différents pays et peuples formant cet ensemble : Arabie Saoudite et Yémen, Iraq et Syrie, Egypte, Libye et Soudan, Maroc, Tunisie et Algérie, tous politiquement indépendants sauf l'Algérie, le Sahara, et les quelques territoires d'Arabie sous protectorat ou contrôle anglais. Ce volume de poche permet de mieux conj oindre en leurs incidences religieuses, linguistiques et culturelles les événements économiques et politiques qui secouent actuellement l'ensemble des pays » arabes ».

Pierre M. FONDEVILLE


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ROMANS ET RECITS

Gerald HANLBY. — Amours sans amour. Roman traduit de l'anglais par H. Masson. Laffont. 1957. Un vol.in-12 de 328 pages. 900 francs.

Croyant combattre l'Angleterre qu'il hait, Mike Brennan, Irlandais, s'est engagé dans les troupes allemandes et est devenu S.S. En fait ce n'est pas tant 1' « ennemi héréditaire » qu'il cherchait à abattre, que toutes les traditions qui ont formé son enfance pieuse. Aussi, de plus en plus attiré par la destruction pour la destruction, passa-t-il d'une armée dans l'autre, trahissant successivement tous ses serments. Réfugié à Barcelono, il est hanté à la fois par un désir de destruction universelle et par la nostalgie d'une vie neuve achetée au prix d'un aveu et du pardon sacramentel. Mais poussé par son mauvais génie, — l'un des personnages les plus inquiétants et les plus remarquables du roman —, il se laissera prendre par T impardonnable mécanisme du meurtre appelant le meurtre. Dans cette Barcelone où se heurtent tant de passions, sa pieuse soeur est venue le rejoindre; elle ne peut rien pour lui, muré dans son refus; mais elle, étrangement, découvre l'amour : elle fondera un foyer dans la ville où son frère a trouvé la mort. Habilement construit, ce roman qui évolue autour de cinq personnages nous conduit inéluctablement à son dénouement. Ces caractères sont tracés d'une main ferme en même temps que vivante; les péripéties demeurent toujours vraisemblables; les esprits pressés trouveront seulement que les longues pages durant lesquelles Mike tente de voir clair en son âme celte ralentissent quelque peu l'action : même si elles paraissent parfois un peu confuses, sans qu'on puisse voir exactement ce que veut dire l'auteur, elles n'en sont pourtant pas moins le ressort même de toute l'action. On comprendra, achevé ce livre si vigoureux malgré quelques faiblesses, qu'Hemingway ait vu en son auteur l'un des meilleurs des nouveaux romanciers anglais.

A. LAURAS.

Fereydoun HOVEYDA. ■— Petite Histoire du roman policier.. Préface de Jean Cocteau, de l'Académie Française. Éditions du Pavillon, 195g, In-16, 92 pages.

Plus qu'une histoire, dit l'auteur en terminant, ce livre est « un inventaire dé souvenirs et d'impressions de lectures ordonnées selon une logique personnelle >, où ne sont déguisées ni les sympathies ni lés antipathies. Mais que n'a pas lu M. Hoveyda? On hésite entre la pitié et l'admiration. Ce livre est au moins une bibliographie commentée du roman policier. Il est divisé en trois chapitres correspondant à des périodes : d'Archimèdc à Arsène Lupin, de Fantômas à l'inspecteur Maigret, de Graham Greene à la Série noireJean RïMAun.

R. PRAWER JHABVALLA. — Ce que fille veut.... Roman indien traduit de l'anglais par C.-M. Huet. Stock, 1957. 319 pages.

L'auteur, jeune Indienne d'éducation anglaise, nous donne ici son premier roman, écrit et publié en anglais sous le titre To whom she will. Dès les premières lignes nous sommes au coeur du sujet ; Amrita, speakerine à la radio de Delhi en dépit de son rang social, s'éprend d'un de ses collègues de travail, Hari Sashni, d'une modeste famille originaire du Pundjab. Point de drame ou de déchirement profond cependant, chacun des protago: nistès aboutissant à d'autres amours conformes aux intérêts familiaux. Mais le conflit engagé fournit à l'auteur l'occasion de nous décrire longuement et non sans humour les intrigues, les démêlés et là vie des deux familles en leur '(opposition mutuelle, et parfois divergente, pour arriver à leurs fins. L'aspect féminin prédomine : les femmes ne sont-elles point, surtout aux Indes, maîtresses en l'art des mariages. Les rencontres et papotages y sont occasion de toilettes, de repas et de . friandises sucrées qu'un glossaire et des pages de recettes en fin d'ouvrage


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permettront aux lectrices de concrétiser

heureusement.

Pierre M. FONDEVILLE.

Nadine LEFÉBURE. — Les Sources de

la Mer, Gallimard N.R.F. 1957.

286 pages. 650 francs.

Hans ne veut pas être bûcheron comme son père. Au lac de son enfance convergent des sources qui sont peut-être celles de la mer... Devenu charpentier, il remet à neuf un excellent voilier pour le compte de trafiquants camouflés qui le prennent à bord. « Pourquoi faut-il qu'il existe sur la - terre... un jeune garçon si hâtif, si enragé, si furieux » de voir la mer? Canaux et lentes écluses se succèdent; Hans bénit les uns et maudit les autres. Enfin le port grouillant apparaît. Mais le jeune homme, abandonné par ses compagnons, s'aperçoit vite qu'il n'est pas si facile de prendre le large. Il vit sur son bateau, y reçoit filles et garçons, mais rien ne peut le consoler : ■ la mer, depuis toujours, et les ports, lui ont ravi tous ses élans ». Pour ne pas s'enliser comme les autres, il lève l'ancre, tout seul, un jour de gros temps. Le naufrage presque fatal, Hans l'accepte à cause des « mille tours du monde » qu'il vient de vivre. Mais la lumière d'un phare perce la pluie...

On imagine ce qu'eût brodé Selma Lager161 sur ce joli thème. Nous sommes ici dans un tout autre charme, assez bizarre et souvent déroutant. La langue est acide comme un fruit peu mûr et la tension se relâche volontiers. Par surcroît, ce qui paraît d'abord un conte pour enfants perd toute naïveté quand il s'agit de peindre les moeurs portuaires, et cependant cette

partie demeure la plus originale du livre.

Quoi qu'il en soit, le récit est constamment

attachant, et nous attendons la suite

annoncée.

Madeleine DE CALAN,

Sir Arthur CONAN DOYLE. — OEuvres complètes. Collection dirigée par André Algarron. Robert Laffont. Volumes de 20 x 13, de 635 à 770 pages. ■ ,

Cette collection comprendra 12 volumes. Les 5 premiers ont paru en 1957. L'ordre en est de prime abord assez déconcertant. Le tome I contient les premières aventures de-Sherlock Holmes. Le tome II, les exploits du Professeur Challenger. Le tome III, quatre romans sur l'épopée napoléonienne. Avec le tome IV, nous revenons à Sherlock Holmes. Un long roman historique et

quelques contes de pirates forment le tome V. Les éditeurs tiennent ainsi' en attente les fervents du roman policier, avant tout désireux de retrouver Sherlock Holmes. Sans doute ont-ils aussi voulu attirer l'attention du public sur d'autres oeuvres de Conan Doyle, peu connues en France et méritant cependant do l'être. On sait que l'auteur lui-même s'était irrité de l'extraordinaire succès de son plus célèbre personnage, au point de faire mourir Sherlock Holmes et de devoir, devant les protestations, le ressusciter. Il semble bien qu'il ait considéré le roman policier, comme un genre littéraire mineur auquel il ne voulait pas être condamné par la faveur même du public. Dans ses autres oeuvres, il n'est pas médiocre. Partout on retrouve son art du récit rapide dont des péripéties successives renouvellent l'intérêt. Mais, qu'il l'ait ou non regretté, Conan Doyle est d'abord le créateur de Sherlock Holmes. Son détective a été imité de cent façons, ridiculisé aussi et contredit. Tout en aimant plusieurs de ceux qui lui ont succédé, avouons qu'il nous repose de la complexité de leur psychologie et des raffinements de leur art. Il est simple et va droit au but. Honnête, il ne pipe pas les dés. Nullement moralisant, il respecte la morale, sollicitant la réflexion à résoudre des problèmes d'observation et de déduction, sans complaisance pour les aventures malodorantes ou scandaleuses. Il ne donne pas le goût du crime, ni une secrète admiration pour le criminel. Le succès de cette édition prouve pourtant qu'il intéresse encore. Nous nous en réjouissons. Nous le ferions davantage encore si la traduction était meilleure.

Jean RIMAUD.

Françoise LE BRILLET. — Catherine et le farfadet. Pion, 1957. 252 pages. Les amateurs de romanesque seront comblés par l'histoire de la primesautière Catherine allant conquérir le Prince Charmant dans une Irlande que peuplent encore farfadets et « lépricornes ». Et les autres lecteurs, s'ils veulent bien passer condamnation sur les lois du genre, se divertiront, je crois, de ce récit sans prétentions littéraires mais plein de santé, de finesse et de douce ironie. La présence (intentionnelle?) de quelques anglicismes n'a pas peu contribué, je l'avoue, à mon propre divertissement : je les signale à l'acribie de M. Le Bidois pour sa chronique du Monde.

Etienne CELIER.


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Loys MASSON. — La Douve. Robert ■■ Lafont, 1957. In-8» couronne. 272 pages. 690 francs.

Dans ce roman à la première personne, Loys Masson imagine un écrivain, un cancéreux, qui, comme la lépreuse Violaine, se sent tout vivant corrompre. Mais l'argument, au reste lourd de symbolismes et de confidences implicites, n'est qu'un prétexte à mettre un coeur à nu devant la capitulation imminente, à regrouper des souvenirs et des hantises, et à les faire s'éclabousser dans des flaques de poésie ■— sans cela on ne reconnaîtrait plus Loys Masson! « Faire valoir dans un roman, la seule confession pudique, mon long malheur émerveillé » (p. 38), tel est le propos de l'auteur supposé, et donc du romancier. Une analyse montrerait un traitement assez complexe du temps rompu, des structures, des objets..., qui apparente L. M. à la nouvelle école du roman. Mais l'intérêt s'attache surtout au , monologue du condamné, ironie, souffrance et dérision, accentuées par le drame burlesque, laborieux canular, qu'il est censé composer — dans le cadre campagnard aux habitants pitoyables,où ses rêves pourrissent comme des feuilles tombées. La douve d'eau croupie qui ceinture le château de sa retraite symbolise la stagnation de l'existence qui finit, mais préfigure aussi l'immobilité du grand calme qui vient.

X. TILLIETTE.

Michel del CASTILLO.—Tanguy. Roman. Julliard, 1957.

■ Non pas un roman, mais un document tragique : la vie d'un jeune garçon happé par le plus sinistre engrenage auquel l'enfer moderne ait donné l'existence.

Dénoncé, avec sa mère, par un père

dénaturé, sacrifié par cette mère, Espagnole rouge, à sa passion politique, il est livré dès l'âge de cinq ans aux plus terribles hasards. De la guerre civile aux camps d'internement français, du camp nazi d'extermination où il entre à neuf ans et survit trois années, au contre dit de redressement, en Espagne — Tanguy est la proie d'un cauchemar continu. Le suivre, à travers une telle suite de malédictions serait insoutenable, sans la lumière que celle-ci projette sur la vocation, innée du pardon, sur la foi dans la primauté de l'amour, qui triomphent chez cet enfant de toutes les justifications dé la haine et de la rancune. -. „ ■

, La tendre humanité d'un compagnon de martyre l'arrache au désespoir. Plus tard la bonté d'un prêtre, Jésuite vraiment, père, le sauve des souvenirs. Son estampille rouge a jeté Tanguy, dès son retour en Espagne, dans une affreuse, chiourme dite de correction, et tenue, hélas, par des « frères » qui sont la honte du nom chrétien. Pour nous, catholiques, c'est l'évocation la plus sombre de cette histoire. Dieu merci! Il y a eu le Père Prado, pour lui tendre la main et le tirer, non seulement d'une profonde misère physique, mais avant tout du scandale inhumain où sa confiance eût pu sombrer. Puisse-t-il, un jour, reconnaître là le doigt de Dieu.

Obstinément tourné du côté de la lumière, Tanguy s'est attaché avec une naïve et déchirante noblesse à tout ce qui lui.apporte une raison d'être et d'aimer. Écrit sous une forme d'une émouvante sobriété, ce livre fait taire les appréciations d'ordre littéraire, sa beauté les surclasse et les transcende.

Hedwige LOUIS-CHEVRILLON.

IIVRES POUR ENFANTS

Nous avons dû prendre pour règle de ne rendre compte des livres pour enfants que deux fois l'an, à la saison des étrennes et à la veille des vacances. Cette année cependant beaucoup d'envois nous sont parvenus trop tard. Avec l'aimable autorisation du responsable de la bibliographie, faisons donc à notre règle une exception pour la confirmer/

La « Bibliothèque blanche » de Gallimard se recommande par sa tenue littéraire. Nous en avions signalé avec éloge les premiers volumes, des contes de Béatrix Beck et un roman d'Yvonne Escoula. Déjà cependant deux livres d'Henri Bosco, charmants d'ailleurs, ne nous semblaient pas écrits pour des enfants. Du Canfemerle de Jean Fortpn et du Barboche d'Henri Bosco, il faut dire nettement qu'ils sont écrits pour des grandes personnes aimant les enfants, mais nullement pour des enfants pu même de jeunes adolescents. Mais que les grandes personnes les lisent. .


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Trop semblable dans sa présentation à « Signe de Piste », s'adressant au même public de jeunes adolescents grandissant en milieu scout, la collection Jamboree, aux éditions Spes, veut être très différente. Le feuillet intérieur de la couverture illustrée ne laisse aucun doute sur ce que les directeurs de Jamboree pensent de la collection rivale. Ils n'entendent pas amuser leurs jeunes lecteurs avec des aventures gratuites, vraisemblables ou non, relevant de la littérature édifiante. Ils sont, ces lecteurs de 13 à 15 ans, tourmentés par des problèmes, désireux de « rendre ce monde un peu moins absurde » et de K se tirer honnêtement des pièges de l'existence ». On leur offre donc de la littérature engagée, drame de l'enfant victime de la désunion de ses parents (Ni l'un ni l'autre), conversion d'un enfant élevé dans une incroyance sectaire (ferre des Ombres). Cette littérature est-elle bien pour de si jeunes lecteurs? Nous ne le pensons pas. On risque tantôt de les troubler en les affrontant à des problèmes qui les dépassent, tantôt de donner à ces problèmes une solution trop facile et de retomber dans la mauvaise littérature édifiante. Le Prince Milou est tout autre chose, une caricature du roman scout qui aurait pu être drôle et même utile, si une ingrate méchanceté ne faisait grimacer le sourire.

je ne connaissais pas les éditions du Jour, et la collection qu'elles lancent : » Aujourd'hui l'Aventure ». Ce n'est pas' dé la littérature d'imagination. Ces livres s'appuient sur « des expériences vécues, des témoignages réels, des documents exacts ». De la vraie littérature engagée. Mais s'adressent-ils bien à des lecteurs de 12 à 14 ans? Nous les donnerions plutôt à lire à partir de 16 ans, et jusqu'à 18 bu 19. Vous préférerez peut-être, avec un bon juge, Commander Crabb, ou Demain ils seront des hommes. Les amis de la nature goûteront Salicorne, et Good bye gorilles. N'y cherchez pas des préoccupations spirituelles. Mais, religieusement neutres, ces livres sont moralement sains.

Aimez-vous les contes? Vous connaissez donc la collection des contes.et légendes de tous les pays, chez Fernand Nathan. Vous lirez et ferez lire avec plaisir les Confes et légendes du Grcmd Nord. Louise Weiss en a recueilli les récits des Esquimaux et des Peaux-Rouges. Sans déguiser les défauts de ces hommes frustes, et rudes, elle nous en fait estimer les qualités et vertus. Aimez-vous conter plus que lire aux enfants des contes? Au Jardin des Contes célèbres (éditions du Conquistador) vous apporte cent résumés de contes de tous les temps et tous les pays, quelque chose comme des corrigés de narration auxquels vous rendrez la vie. .

La curiosité scientifique n'attend pas toujours le nombre des années. Laîcollection « Mon univers » d'Armand Colin la suppose éveillée chez de jeunes enfants. Mais de quel âge? Il nous semble difficile de le déterminer. Les images plairont déjà à 7 ou 8 ans. Le texte est souvent bien abstrait. Donnez à des filles Les Plantes, à des garçons Bateaux pour l'aventure ou Soixante-dix siècles d'Inventions. •

Vivant vite, nos contemporains cherchent une culture rapide dans des brochures de type Digest ou des encyclopédies ou dictionnaires de même niveau. Beaucoup de grands volumes, en forme d'album, abondamment illustrés, visent évidemment à donner aux enfants uno initiation à cette culture. Ayant de les leur mettre en main, ne vous contentez pas de regarder les images ou de parcourir le texte, lisez de près. Sous des apparences inoffensives, tel de ces volumes peut être dangereux pour la foi, par exemple l'Histoire Universelle pour Garçons et Filles par Werner Watson avec la collaboration de Pierre Abrial (éditions Cocorico. Dirtusion par Flammarion). Ce livre d'ailleurs ne nous avait pas été envoyé. Dans trop de ces ouvrages, importés d'Amérique et plus ou moins mal adaptés, on retrouve, avec un indigent matérialisme, une totale, inintelligence du christianisme. Nos grandes maisons d'édition publient de semblables ouvrages qui, pour atteindre un très large public, sont délibérément neutres. Mais il y a diverses neutralités. Voici par exemple, de Jeanne. Seguin, Inspectrice de l'Enseignement primaire, de la Seine, Ma première Encyclopédie (Larousse). Les images sont plaisantes et suggestives. Le style descriptif, clair et rapide, A des enfants de moins de dix ans, il s'agit de. faire connaître les maisons, les villes, la campagne, la montagne et la mer, les animaux, la forêt, les moyens de communication. Rien là qui puisse choquer. Mais, si vous donnez ce livre à un enfant, il vous restera à lui apprendre que l'homme a une âme, une vie spirituelle, et d'autres besoins que matériels.

Jean RIMAUD.


LES DISQUES

Clément JANEQUIN (1485-1560) : La Bataille de Marignan, Le Chant des Oiseaux et diverses chansons, dont certaines sur des poèmes de Ronsard. (« Bel Aubépin », « Ce faux amour »). Ensemble vocal Philippe Calllard (Erato E F M 42041).

Jusqu'à la fin du xvie siècle, l'Ecole franco-flamande est la première du mondé. Ses musiciens peuplent les chapelles d'Italie, Josquin des Prés, Janequin, Roland de Lassus, Costeley, Claude le Jeune, enrichissent le répertoire de la chanson française et créent un art nouveau. Avec eux la musique se détaché de la religion, et, avec le paganisme, découvre la sensualité, la couleur, le réalisme.

La vie de Janequin est obscure. Il naquit vraisemblablement à Châtcllcrault dans les dernières années du xv« siècle, fut au service du Cardinal de Lorraine et de François de Guise et mourut vers 1560. Nous connaissons de lui un Motet, deux Messes, des Psaumes, et près de 300 chansons françaises toutes admirables. Il est le créateur de la musique descriptive, avec .sa BataiHe de Marignan, suite d'épisodes où les péripéties de l'action sont retracées avec pittoresque.

« Courage, courage! France, France! Tarirarira... Donnez des horions! Chipe, chope, torche, lorgne, chipe, chope, torche, lorgne, patipac, patipac, trique, trac, patipac... Tue, tue,... à mort, à mort! Courage prenez ! frappez, tuez ! Tarirarira rira reyne... pon, pon, pon, pon... zin, zin, zin... ils sont en fuite; ils montrent les talons! Courage, compagnons! »

Mieux qu'un commentaire, cet extrait du « livret » nous décrit cette musique vivante, rapide. Comme dans la bataille elle-même, les injures, lès encouragements, le bruit des armes qui s'entrechoquent, les hennissements des chevaux, le. martèlement des galopades, les cris des blessés, se superposent en une polyphonie fascinante. Et — c'est là le miracle— cette musique toute frémissante est d'une impeccable clarté, chaque note est à sa place, audible, utile...

Sur l'autre face du disque sont gravées

des chansons sur l'amour et le printemps : « ce mois de mai, ma verte cotte, ce mois de mai, je vêtirai. De bon matin me lèverai ce joli, joli mois de mai. De bon matin me .lèverai, un saut, deux sauts, trois sauts. En rue je ferai, pour voir si mon ami verrai. Je lui dirai qu'il me décotte, Me décottant le baiserai. Ce mois de mai, ma verte cotte, ce mois de mai, je vêtirai. »

La musique est à l'image des vers, simple, fraîche, très gaie, printanière comme une fleur à peine éclose...

Que voilà un bon disque!

Jean-Jacques ROUSSEAU : Le devin du village, intermède d'opéra. Janine Micheau, Nicolaï Gedda, Michel Roux. Orchestre de chambre dirigé par Louis de Froment (Pathé Vox D T X 211).

Beaucoup de mélomanes l'ignorent : J.-J. Rousseau, avant d'être philosophe, fut d'abord compositeur. Pendant sa jeunesse il se préoccupa de succès musicaux plus que de succès littéraires et ce n'est qu'à la suite de ses déboires dans ce domaine qu'il se consacra aux Lettres. A 40 ans il avait composé.de nombreuses esquisses d'opéras et de ballets et inventé un système de notation musicale par chiffres.

Son principal opéra, les Muses Galantes, n'ayant eu aucun succès, il renonça à ses ambitions, mais en 1751, raconte-t-il dans les Confessions, se trouvant en cure aux eaux de Passy, non loin de la colline de Chaillot, il avait pris pension chez son ami MUssard et, à la suite d'une discussion sur l'opéra-bouffe, il eut envie d'écrire un divertissement de ce genre. « Le matin, je fis quelque manière de vers très à la hâte, et j'y adaptai des airs qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui était au haut du jardin; et au thé, je ne pus m'empêcher de montrer ces airs à Mussard et à M"« Duvernoy, sa ^gouvernante. J'imaginais si peu que cela valût la peine d'être suivi, que sans les applaudissements de l'un et de l'autre, j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser. »


LES DISQUES

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Encouragé; Rousseau mit trois semaines pour achever l'ouvrage. Mais, craignant un échec si la pièce était donnée sous son nom, il obtint d'un ami qu'elle soit présentée anonymement à l'Opéra, Ce fut un triomphe ! La Cour réclama une représentation particulière : elle eut lieu lé 18 octobre 1752 à Fontainebleau en présence du Roi et de M"c de Pompadour. Il paraît que pour manifester son hostilité à la Monarchie* Rousseau eût l'audace de paraître. dans une loge de scène vis-à-vis de la logé royale en équipage négligé, « grande barbe et perruque mal peignée »... Louis XV ne lui en voulut pas et, toute la journée du lendemain, ne cessa de chanter « avec la voix la plus faussé de son royaume : j'ai perdu mon serviteur... ».

Le Devin resta au répertoire de l'Opéra jusqu'en 1830 et -— paradoxe de l'histoire! — il était sous la Restauration le symbole sentimental de l'Ancien Régime.

L'ouvrage est agréable^ plein d'allant, de gentillesse ; et le récitatif y tient une place originale pour l'époque. Après une ouverture à l'italienne classique, airs et récitatifs se succèdent, très expressifs, coupés de danses, de chansons à l'unisson et de courts intermèdes orchestraux.

OEuvre mineure faite de « petits riens », menu plaisir, le Devin ne doit pas être jugé comme sil'auteur avait eu des » prétentions ». Il faut le prendre tel qu'il est, et alors on l'écoute avec grand plaisir.

Il serait bon aussi que nous puissions un jour le voir, car le livret regorgé dé jeux de scène amusants et se clôt par un divertissement chorégraphique.

Janine Micheau, Nicolaï Gedda, et Michel Roux sont —- peut-être avec trop de sérieux —- les excellents interprètes de cette version conduite avec brio par Louis de Froment. Prise de son et gravure sont honnêtes.

Serge RACHHMANÏNOFF. ,—■ Concerto n° 2 pour piano ejt orchestre (Op. 18). Cor de Groot, piano. Orch. Philharmonique de La Haye dirigé par W. van Otterloo. (Philips S. 06. 168. R).

— Concerto n° 3 pour piano et orchestre (Op. 30); Emile Guillels, piano. Orch. de la Société dés Concerts du Conservatoire dirigé par André Cluytehs. (Colùmbïa F C X 432).

Serge Yassilievitch Raçhmaninoff naît en 1873 dans la province de Novgorod. 11 étudie au Conservatoire de Moscou avec

Darenski et TaneieR, élèves et disciples de Tchaïkovski.

On a dit de Tchaïkovski qu'il avait réconcilié la musique russe avec l'Occident. De fait, à l'opposé de Moussorgski, il a éliminé de la musique le folklore et coulé -v des émotions slaves dans le moule des formes occidentales. Avec lui la musique russe a perdu sa saveur de terroir, elle s'est banalisée et affadie. Le lyrisme a tourné au pathos, là puissance à l'emphase... Ne soyons pas injustes : il pouvait difficilement en être autrement. Du jour les musiciens russes, non contents d'écrire des opéras ou des poèmes symphoniqués, se Sont attachés aux formes traditionnelles de la musique européenne, ils ont été soumis aux règles de cette musique et ils n'ont pu continuer à nourrir leurs oeuvres de thèmes populaires bruts. Plus que Glazouriov, Tcherepnine ou Gretchàninoff de l'école de .Sairit-PétêrSbourg, plus que ses amis de Moscou, Scriabine où Medtner, Raçhmaninoff a subi des influences occidentales. Pianiste et chef d'orchestre autant que compositeur, il quitte, tôt la Russie pour des tournées en Europe et aux USA. C'est d'ailleurs aux Etat-Unis qu'il émigré après 1918.

Ses concertos datent pour la plupart d'avant la guerre de 1914. A une époque ou Debussy en France vient de renouveler l'inspiration et les formes musicales, où Stravinski et Prokofiev cherchent une voie nouvelle, affranchissant la musique de la dictature wagriérienne, leur facture romantique étonne...

L'écriture pianistique est brillante, mais l'invention assez pauvre et l'orchestration inutilement spectaculaire. Toutefois, parce qu'elle est.sincère et sensible, cette musique nous touche et nous nous laissons volontiers prendre à son charme slave.

Les enregistrements qui nous sont aujourd'hui offerts sont tous deux satisfaisants et nous paraissent actuellement les meilleurs, —-la version Horowitz, avec un orchestre sous là direction de Fritz Reïrier, étant seule susceptible de concurrencer la version GuiHëlsrCluytèns pour lé Troisième concerto en ré mineur.:

George GERSCHWIN : Rhapsody in bluë. Un Américain à Paris. Concerto en fa pour piano et orchestre. Oscar Levant, piano. Orchestre philharmonique de New York, direction André Kostelanetz. (Philips A. 01. 293. L.).

Schonberg considérait Gerschwin comme


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LES DISQUES

l'un des meilleurs musiciens américains contemporains... C'est une référence ! Gerschwin est souvent tenu pour un musicien à peine capable de « barbouiller » dé mauvaises partitions de. « jazz. symphônique » C'est un injuste mépris. Gerschwin a subi l'influence du folklore américain et principalement du jazz auquel il a emprunté sa pulsation saccadée. Dans son Porgy andBess on retrouve le style mélodique des « blues »... Mais jamais le compositeur n'a voulu jouer le rôle de médiateur entre le jazz et la musique, symphônique, jamais —- et c'est à son honneur —r il n'a prétendu apprivoiser un.folklore dont la dureté et le primitivisme font la valeur. On s'en aperçoit en écoutant le Concerto en fa ou Un Américain à Paris, poème symphoniqué et musique de, ballet : ces oeuvres sont d'inspiration et de style très classiques, trop peut-être, et sans aucune 'Vulgarité.. Pour- .nous, nous préférons à ces partitions trop conventionnelles; la Rhapsody in Blue où précisément l'influence du jazz est prédominante et, bien loin d'affaiblir la portée de la musique, lui confère une force d'envoûtement :beaucoup plus grande.

Pourquoi les rythmes du jazz ou le folklore noir seraient-ils moins utilisables par un compositeur de grande musique que le folklore russe ou hongrois? Personne n'a prétendu que Vincent d'Indy n'était pas un bon musicien parce qu'il utilisait des thèmes populaires! L'apport du jazz à la musique peut être considérable, le negrospiritual est une source inépuisable de thèmes fort riches.

Arthur HONEGGBR. .'—. Symphonie pour cordes n° 2. Concerto Da Caméra. Orchestre de Sùdwestfùnk. Direction Ernest Bour (DucretetThomson 320 C. 142.

Du drame à la symphonie, Arthur Honegger a brillament sa place dans tous les domaines de la musique. Bien qu'ayant été principalement formé dans sa jeunesse à. la musique de chambre, il s^est révélé capable de vastes constructions sonores.

La 2" Symphonie pour orchestre à cordes a été composée en 1941 et exécutée lors du cinquantenaire de la naissance de son auteur. Elle se classe parmi les plus grandes réussites. L'écriture y est concentrée, tendue, le langage harmonique et contrapuntique équilibré, avec des audaces polytonales et des effets dramatiques que n'entache aucune facilité. Dans le premier

mouvement on aimera le motif à l'alto de l'introduction, qui progresse doucement à la manière d'une ouverture de Ravel L'Allégro comprend quatre thèmes traités en. style polyphonique avec de multiples combinaisons contrapuntiques,

Différent, lé 2° mouvement déborde. d'un sombre lyrisme, avec des accords glissants qui créent une atmosphère angoissée, bientôt rompue par une mélodie clm> matique s'épanouissant en un magnifique crescendo. Ce mouvement aurait pu être écrit par César Franck.

Le 3" mouvement débute par un « vivacc, non troppo » d'une acide polytonalité. Un thème au violon s'élève, coupé d'accords,, puis s'exaspère, l'attention monte, et c'est un excellent choral, tout de lumière; les trompettes « ad libitum » lancent un appel à la force et à la clarté. Cet appel final est amené avec une science très sûre et l'auditeur, depuis le début envoûté, l'attend inconsciemment, y trouve sa délivrance...

A cette oeuvre tragique il faut une interprétation passionnée. Aucune des versions que nous en possédons n'est absolument satisfaisante. Charles Munch (avec l'Orchestre du Conservatoire - Voix de son Maître), qui a compris le lyrisme de l'oeuvre et semble vivre, ce drame, nous a donné une interprétation extraordinaire, où l'attention progresse à chaque note, où l'épanouissement final, parfaitement préparé,, est; traité avec un sens rare de l'organisation sonore. Malheureusement l'enregistrement est démodé et la prise de son assez défectueuse. ■.•■-..■: i.

Une deuxième version -Mùnch, avec l'Orchestre symphoniqué de Boston;. a été présentée l'an dernier par la firme R G Ai ses qualités techniques sont indéniables, le trompette solo est excellent... c'est Munch qui nous déçoit, par une certaine mollesse : il devait être dans un mauvais jour!

La version que nous, offre aujourd'hui Ernest Bour est honnête mais .assez plate, — sans génie; par contre la technique d'enregistrement -a permis de mettre : en valeur les timbres des instruments et contraste avec l'opacité des versions Mùnch;

Le Concerto 'do Caméra est l'une des dernières oeuvres d'.Hpnegger. II s'y éxprimo avec une très grande liberté. L'Audante, surtout, déroule de mélancoliques confidences entrecoupées de silences. Les pages finales sont d'Une charmante volubilité avec dès arabesques à là flûte. Pouvons-


LES DISQUES

287

nous espérer mieux pour interpréter cette piece charmante et comme inspirée du wia' siècle que le tandem Fernand Oubradous - Jean-Pierre Rampai (Pathé-Vox DT 1019; 1954)? Les flûtistes allemands du disque Ducretet-Thomson n'ont ni la virtuosité ni la légèreté exquise de J.-P. Ilampal et Pierre Pierlot.

NOUVEAUTÉS

Dans sa collection des Trésors classiques (Série artistique, 30 cm) Philips présente les Concertos pour piano et orchestre de Mozart enregistrés par Robert Casadesus qu'accompagne le Columbia Symphony Orchestra sous la direction de Georges "Szell. Parmi ces enregistrements, deux intéresseront spécialement nos lecteurs car il s'agit d'oeuvres pour lesquelles les versions existantes sont peu satisfaisantes : sur un disque sont gravés les 24e et 26» concertos en do majeur et en ré majeur (dit « du Couronnement ») (Philips A-01.142. L). Les versions antérieures étaient soit d'une, interprétation discutable (Karl Seeman et l'orch. de Berlin, direction Lchmanh), soit d'un enregistrement démodé (Lili Kraus, orchestre de Vienne, direction Moralt). La version Casadesus est splendide : sobre, vigoureuse, avec des accents bcethoveniens à notre avis justifiés. L'enregistrement est aéré, fidèle et finement gravé.

L'autre disque (Philips A-01.295. L) nous . permet d'entendre le 10" concerto pour deux pianos et orchestre, pour lequel les interprétations antérieures étaient loin d'être parfaites, et le 12" concerto pour piano" en la majeur — celui-ci déjà bien enregistré par Erato (Jensen et l'orchestre danois) et par la firme américaine R C A (Lili Kraûs et l'orchestre de Boston, direction Monteux). Les deux disques Philips peuvent être conseillés sans réserve.'

Gravures illustres : dans cette belle collection, Columbia présente un habile repiquage des 8» et 9" Symphonies de Beethoven enregistrées à Vienne en 1935 et 1836 par Félix Weingartner et l'Orchestre Philharmonique de cette ville (Columbia C O L C 27 et 28).

Comme pour les rééditions antérieures de cette collection il convient de souligner certaines imperfections techniques inévitables et- d'autant plus gênantes que nous avons pris l'habitude d'être exigeants. Ceci dit, Weingartner —: mort en 1942 à Winterthur — était un des plus grands chefs romantiques. Il fut l'ami de Wagner, l'élève de Liszt; lui-même compositeur apprécié, il eut l'honneur- de voir Brahms diriger sa 4° Symphonie. '* Imprégné de l'esprit viennois, conciliant la légèreté latine et le « dramatisme germanique », il a été le plus grand interprète de Beethoven pendant la première moitié de ce siècle. Il a traité ses oeuvres avec une très grande indépendance, n'hésitant pas à en modifier le tempo et même à ajouter ici ou là des instruments s'il l'estimait nécessaire. Comme il avait, le sens inné de l'équilibre des masses sonores et un grand souci de clarté,ll est parvenu à nous donner des interprétations très expressives sans boursouflements artificiels.

Les mélomanes qui redoutent les originalités d'interprétation lui préféreront la rigueur de Bruno Walter. Ceux qui souhaitent, en particulier pour la 8 e Symphonie, plus de truculence, un bouillonnement plus impétueux, choisiront les versions de Toscanini. Les romantiques qui aiment chez Beethoven à la fois sa véhémence et un certain germanisme, trouveront en Karajan leur interprète préféré. Certains s'étonneront peut-être que nous ne prenions pas nettement parti, et nous demanderont quelle est à notre avis la version la plus fidèle à l'esprit de Beethoven... Il est relativement aisé de savoir quand une interprétation semble trahir profondément l'esprit d'une oeuvre, ou quand elle ne respecte pas des impératifs de l'auteur expressément indiqués sur la partition^ Le problème est autrement difficile quand il s'agit do juger du respect d'Un esprit où chacun met un peu de ses tendances propres.

DIVERS

Chez Lumen, vient de paraître le troisième disque de chansons bibliques du R. P. Cocagnac. (L. D. 1. 119).

J. P. et M. HADENGUE.


TABLE DES MATIERES

l'mif»

Robert ROUQUETTE Le Message de Noël du Pape...... 145

Emile RIDEAU. ., La C. E. C. A. après cinq ans. : 149

Henri de FARCY Les services commerciaux dé l'agriculture 163

Charles COUTURIER .. Typhons sur la Chine (II) 175

Henri HOLSTEIN Lourdes 193

Chroniques

Maurice PONTET Images de New York 203

Pierre RONDOT Arabisme et solidarité orientale : de

la crise syrienne à la conférence

afro-asiatique du Caire 214

Doris DONATH La situation des Juifs en U.R.S.S.. 221

Alexandre BENNIGSEN ... La Turquie face à son destin 231

Robert ABIRACHED Retour à Pirandello 242

Henri de CARSALADE Les ballets caucasiens.....' 248

R. R La vie religieuse ..... . ... 251

Actualités

A la mémoire d'Henri Bédarida. — Dorothy Sayers. — Nouvelles perspectives sur l'art flamand du xve siècle. — La France depuis la guerre. — Les " Cahiers Charles DuBos " ......... 255

Les Livres

Questions religieuses : Epître aux Romains; A. ROBERT et À. FEUILLET; C. H. DODD; Documents pontificaux de S. S. Pie XII; S. E. Mgr DUBOIS; C. DILLENSCHNEIDER; E. NEUBERT; C. FLACHAIRE; Le publicain; M. AGNELLET; J. BISHOP; Foi d'enfant, foi d'adulte; A. M. LA BONNARDIÈRE; MARIE-EUGÈNE de l'Enfant Jésus; W. d'ORMESsoN; J. E. B'ISCHOF; JEAN, sire de JOINVILLE 266

Philosophie : J. WERQUIN; R. LEFÈVRE; G. RODIS-LEWIS ; A. GURWITSCH. 271

Histoire et biographies ; A. Hus; Journal de bord de Jean de la Cosa; R. PIACENTINI; C. CHAUMONT; D. CHAPMAN-HUSTON ; H, VALLOTTON; L. et E. HANSON; J. SAVANT; DUC de LEVIS-MIREPOIX; R. Fuoc; H. NOËLL; À. WEISSBERG 272

Géographie et voyages : F. GRIVOT; J. FOURASTIÉ et A.-LALEUF; SAINT-VICTOR-JEAN-BAPTISTE ; A. SMITH; M. PALAU-MARTI; L. CADIÈRE; J. STENGERS; P. MOUSSA; Y, DEBBASCH; Initiation à l'Algérie; Madagascar 1957; M. DELBREL; H. L. DUBLY; G. H. BOUSQUET; V. MONTEIL 276

Romans : G. HANLEY; F. HOVEYDA; R. P. JHABVALLA; N. LEFÉBURE.; Sir Arthur CONAN DOYLE; F. LE BRILLET; L. MASSON; M. del CASTILLO 280

Livres pour enfants 282

Les Disques , 284

Le Directeur gérant : J.-M. LE BLOND. Imp'rFiRMiN-DiDOT, Mesnil-sùr-l'Estrée (Eure) Dépôt légal : 1" trimestre 1958. /^"^-&X ' d'éditeur : 169


LOISIRS D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN (I)

En limitant notre dessein à crayonner les loisirs d'aujourd'hui et à esquisser d'un trait moins certain leur évolution future, nous ne cédons pas à la prétention naïve de les croire avec d'aucuns une invention de notre époque. Chaque civilisation a eu son idée du loisir et ses loisirs. Mais il est incontestable que la nôtre accorde au loisir une importance singulière et le consacre à des activités qui lui sont propres.

La complexité du phénomène se manifeste déjà dans la peine des auteurs à en proposer une définition compréhensive. «Libre disposition qu'on a de son temps, — temps libre dont on dispose pour faire quelque chose, — temps libre en dehors des occupations », déclare Darmesteter (1932); «temps dont on peut disposer sans manquer à.ses devoirs», dit l'Académie (1935); Bailly (Dictionnaire des Synonymes, 1942) le rattache à l'idée d'inaction : « se prend toujours en bonne part, il désigne une halte dans les occupations ordinaires, un repos souvent nécessaire » ; ■— « Par extension, ajoute Auge (Larousse du XXe siècle), distractions, occupations, auxquelles on se livre de son plein gré pendant le temps qui n'est pas pris par le travail ordinaire. »

Il appert que le loisir est d'abord un temps déterminé par opposition au « travail ordinaire », et plus justement aux «devoirs» de la vie; il est proprement l'au-delà de ce à quoi on est obligé : travail professionnel, travail d'appoint, travaux domestiques, activités d'études intéressées, activités d'entretien (repas, toilette, sommeil), activités rituelles ou cérémonielles de nature familiale, sociale ou religieuse. Ce temps libéré des nécessités et des obligations est pour chacun la part d'une liberté qui,^^i&isit pas forcément l'inaction, le repos ou le /ar/iienfe^^^is^s^went des activités gratuites

ÉTUDES, mars 1958. I ïaULJ.t.'K'y CGXCVI. — 11


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de divertissement, de relations ou de culture. Aussi est-ce avec raison que Dumazedier définissait récemment le loisir d'aujourd'hui : « un ensemble mouvant et complexe d'occupations, auxquelles l'individu s'adonne de plein gré, soit pour se délasser ou se divertir, soit pour développer sa participation sociale, ses. goûts, ses connaissances ou ses aptitudes, après s'être libéré de toutes les obligations professionnelles, familiales, sociales, culturelles 1 ».

On entrevoit l'intérêt passionnant de l'analyse de ce grand fait social. Ne permet-elle pas de rencontrer nos contemporains au sein de leurs options les plus libres et les plus personnelles? Aussi quelle surprise de découvrir que les sociologues commencent seulement une exploration si essentielle à la connaissance de notre société. Il a fallu que l'essor de l'automation éveille l'inquiétude d'une ère de loisirs poulies y inciter. On ne dispose jusqu'ici sur cet immense sujet que de données éparses et de trop rares sondages, tels ceux de Quoist, de Crqzier ou de Chombart de Lauwe2... On en mesure que mieux l'effort d'observation et de réflexion de G. Friedmann et de J. Dumazedier, son élève. Ils sont en la matière des pionniers, auxquels on se référera plus d'une fois dans ces pages, qui voudraient — laissant de côté, au moins momentanément, les «loisirs des jeunes», mieux connus d'ailleurs — exposer en leurs traits principaux le problème des loisirs des Français adultes d'aujourd'hui et son évolution probable, examiner de quel temps de loisir ils disposent, comment ils l'utilisent, quelles influences les déterminent, en quel sens les transformations de notre civilisation risquent de faire évoluer leurs loisirs, quelle politique enfin et quel effort d'éducation s'imposent afin qu'ils les humanisent au lieu de les dégrader.

1. Les loisirs dans la vie quotidienne, dans Encyclopédie française, t. XIV, 1955; ■— Ambiguïté du Loisir et dynamique socio-culturelle dans Cahiers internationaux de Sociologie, t. XXII, 1957, pp. 75-96. — VIAL, Pour une Sociologie des Loisirs dans Cahiers internationaux..., t. XIII, 1952, pp. 51 sq.

2. M. QUOIST, La ville et l'homme, Rouen, Paris, 1952; ■— M. CROZIEB, Petits fonctionnaires au travail, CNRS, 1955; — P. CHOMBART DE LAUWE, La vie quotidienne des familles ouvrières, CNRS, 1956.


LOISIRS D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN 291

Au début du siècle, les vacances n'existaient que pour des privilégiés. On travaillait six jours par semaine, onze heures par jour, on se reposait le dimanche.

1919, la durée légale du travail fut réduite à huit heures par jour. Un an après, les Syndicats ouvriers revendiquèrent, pour la première fois, dans le minimum vital, « vacances et spectacles ».

1936, loi des quarante heures avec, pour corollaire, la « semaine à deux dimanches » et l'institution des congés payés pour les salariés de l'industrie et de l'agriculture.

1948, extension de la loi de huit heures aux ouvriers agricoles.

1956, allongement des congés payés de douze à dix-huit jours ouvrables.

Ainsi, en moins de quarante ans, le repos populaire a fait place aux loisirs. Jadis réservés à quelques privilégiés, les loisirs sont devenus une réalité pour tous avec laquelle il faut compter.

Ils sont le produit du progrès technique et de l'action sociale. Le machinisme a rendu possible une réduction massive de la durée du travail dans les usines et la mécanisation agricole, qui en découle, aux champs. Les revendications sociales l'ont imposée et ont entraîné, en dépit des différences de situations et de l'inégalité des fatigues, l'égalité des durées de travail dans la plupart des emplois. La désaffection des salariés pour les services domestiques est dans une large mesure la conséquence d'une réglementation trop flottante du travail et du repos.

Le progrès technique favorise l'extension des loisirs d'autre manière, par la révolution de la lampe à incandescence. Jusqu'à l'électricité, la vie était scandée par l'alternance des ténèbres et de la lumière, tranchée en deux parts inégales selon les saisons, le jour et la nuit, le travail bruyant et le silence absolu qui incitait à l'inaction. Grâce à la lumière électrique, l'homme du xxe siècle s'affranchit des lois de l'obscurité naturelle et prolonge dans la nuit ses


292 : ,- FRANÇOIS DE DAINVILLE

loisirs plus encore que ses travaux. Une part importante des activités de loisirs n'est-eïle pas nocturne?

En même temps qu'elle semble prodiguer le loisir, la vie moderne reprend d'autre côté une partie de ses largesses. Les déplacements, qu'impose à beaucoup la distance de leur logement au lieu de travail, amputent leur loisir de plusieurs heures par jour. Les obligations familiales dévorent d'autres heures en travaux supplémentaires d'appoint ou bricolages utilitaires. Dans presque toutes les conditions, d'innombrables bricoleurs assument les tâches d'entretien ou les réparations artisanales qui trouvent de moins en moins facilement leur ouvrier, sinon à des prix excessifs. Hommes et femmes s'improvisent tour à tour peintres ou tapissiers, électriciens, plombiers ou menuisiers.

Enfin, comme l'observe finement A. Sauvy, « le repos crée le travail ». Le loisir donne « le temps de dépenser », engendre de nouveaux besoins (tourisme, sports d'hiver, télévision...). Pour les satisfaire beaucoup n'hésitent pas à consacrer une grande partie de leur temps libre à des travaux rentables. Dans les milieux les plus divers, la course à l'argent pour améliorer le « standing » de vie rétablit l'asservissement des longues durées de,travail. En sorte que pour chacun se pose la question : à partir de quel seuil du niveau de vie préfère-t-il l'accroissement de son loisir à celui de son revenu?

Le jeu de ces divers facteurs économiques, familiaux, psychologiques, introduit évidemment une très grande variété des temps de loisir d'un individu à un autre. On peut néanmoins distinguer quelques traits assez généraux.

Un premier contraste, que l'uniformisation croissante des genres de vie n'a pas complètement aboli, entre le temps de loisir urbain et le temps de loisir rural. Le premier, nettement dissocié d'un travail accompli à heures fixes, est réglé par les montres et les «horloges parlantes». Il permet de prévoir les loisirs dont on pourra disposer et de planifier les distractions. Le citadin organise ses temps libres. Tout autre est la condition du paysan. Pour lui loisirs et travail ne sont pas rigoureusement dissociables et ses prévisions sont,pleines d'aléas. Soumis au rythme des saisons, aux


LOISIRS D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN 293

phénomènes atmosphériques, à la vie végétale, aux mille démarches et attitudes des animaux, il n'est pas entièrement affranchi, même au siècle du tracteur, du « temps flottant » des humanités d'autrefois. Rien ne le montre mieux que le texte de la loi du 10 mars 1948, limitant à 2.400 heures par an le travail de l'ouvrier agricole. « Ce temps sera réparti par périodes, suivant une certaine moyenne horaire journalière, en tenant compte des nécessités de la région et des cultures. » Pendant la période des grands travaux l'ouvrier ne peut exiger plus de vingt-quatre heures de congé. Le loisir ne peut donc se définir à la terre selon la rigueur abstraite du temps des chronomètres et il y faut plus de souplesse. Un des aspects les plus marquants de cette diversité, c'est la coïncidence des migrations massives des citadins vers la campagne avec la période des plus grands labeurs ruraux.

Privilège dont le monde rural est jaloux, car s'il retrouve en hiver les loisirs que l'été lui refuse, il est contraint de les utiliser sur place ne pouvant s'éloigner des bêtes. Seule l'organisation d'un roulement de personnel pourrait favoriser une évasion hivernale des ruraux vers la ville, équivalente à l'évasion urbaine d'été. La chose n'est pas facile, mais peut-on dénouer sans cela l'un des plus gros noeuds du problème paysan 1?

A la ville, on observe entre classes sociales un véritable renversement de situation. Tandis que naguère la société était ainsi agencée que le travail diminuait à mesure que l'on remontait l'échelle sociale, « depuis une . trentaine d'années le travail s'humanise et se simplifie dans le bas, il devient excessif et désordonné dans le haut ». Les masses jouissent de loisirs sans cesse plus larges, les cadres et professions libérales disposent de moins de loisirs. Ils quittent leurs travaux les serviettes bourrées de dossiers dont l'étude dévorera leur loisir, la tête alourdie de préoccupations qui ne leur laisseront pas de repos. La mortalité due aux maladies de coeur, beaucoup plus élevée dans les professions dirigeantes, confirme cet anormal surmenage.

1. G. CHABOT, L'évasion urbaine, dans la Vie Urbaine, avril 1957.


294 FRANÇOIS DE DAINVILLE

Cette révolution s'explique par: l'extraordinaire développement de l'organisation au cours des dernières décades et le réajustement des effectifs du personnel ne correspond pas à l'accroissement des tâches.

Une interversion de même ordre s'est produite entre catégories de travailleurs. L'accès des masses au loisir a eu pour effet d'accroître le travail de bien, des gens du secteur tertiaire. Des masses d'ouvriers et d'employés rendus libres leur réclament beaucoup plus -de services de tous ordres : transports, distractions, enseignement, consommations diverses.

Plus accusée et plus générale est l'inégalité du loisir dont disposent respectivement l'homme et la femme; aussi bien à la ville qu'à la campagne, l'homme jouit habituellement de plus de loisir que la femme. Une enquête de J. S.tOetzel sur le budget-temps de la femme a révélé que dans les villes de plus de 5.000 habitants, dans presque toutes les conditions, la durée hebdomadaire de travail de la femme mariée sans profession varie de quarante-sept à soixante-dixhuit heures suivant le nombre d'enfants présents au foyer et que les mères de famille exerçant une profession ont en moyenne une semaine de quatre-vingt-quatre heuresx. La femme seule —■ dotée, en général, d'un emploi faiblement qualifié et médiocrement rémunéré, ^— doit dépenser longuement son temps pour suppléer à son peu de ressources. La vie de la paysanne est pire : «non seulement elle doit faire la cuisine, s'occuper des enfants, faire la lessive, raccommoder, mais encore elle donne à manger aux lapins, aux volailles, aux cochons, parfois au gros bétail : elle trait les vaches, écréme le lait, fabrique le beurre et le fromage. Elle va chercher l'eau au. puits : souvent éloigné, scie ellemême le bois, s'occupe du jardin potager. De plus, une grande partie de l'année: elle participe aux travaux des champs, dédouble les betteraves, fane, ramasse les gerbes ou vendange, récolte les pommes de terre 2. Getaccable1.

Getaccable1. étude sur le budget-temps de ta -femme dans les agglomérations urbaines, dans Population, t. III, 1948, pp. 47-62.

- 2. P. COUTIN, La dépopulation des campagnes en France dans Dossiers de l'Action populaire, février 1945.


LOISIRS D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN 295

ment d'un travail sans répit est assurément une des causes principales du taudis rural et de l'exode vers la ville 1. La France reste un des pays du monde où l'activité professionnelle des femmes, notamment des femmes mariées, atteint le chiffre le plus élevé. 6.646.000 femmes, mariées pour la plupart, exercent un métier, 1.810.000 dans l'agriculture; 1.500.000 sont mères de trois enfants ou plus. Aussi le problème du loisir de la femme apparaît-il comme un problème majeur qui n'a pas suffisamment retenu l'attention masculine. L'asservissement de l'épouse et de la mère, aggravé par la difficulté croissante de trouver des aides qui l'allègent et par le contraste de la liberté accrue, du mari est à la source de bien des crises familiales. Il importe beaucoup à l'équilibre des foyers que soient mis en*oeuvre les moyens pour réduire la durée du travail de la femme. L'un des plus efficaces serait sans doute l'attribution d'une allocation à la femme au foyer, ou la réduction du travail professionnel à une demi-journée. La mécanisation des tâches domestiques et leur collectivisation croissante contribueront, d'autre part, à libérer la ménagère de servitudes trop absorbantes 2. D'utiles suggestions ont été faites aux Journées d'études pour l'amélioration de l'habitat rural en 1950 sur les modalités pratiques d'un. équipement ménager moderne de nos campagnes 3. La transformation dans une ligne de simplicité de tout un réseau d'obligations mondaines et une collaboration plus effective du mari et des enfants, trop souvent déchargés sous le prétexte de leurs études, contribueraient à réduire sensiblement les heures de travail de la femme au foyer 4.

Le progrès médical en favorisant un allongement considérable de la durée moyenne de la vie, accorde à un nombre toujours plus élevé de Français le loisir de la retraite. La majorité d'entre eux entend en profiter comme d'un droit et se déclare hostile à l'éventualité d'une pro1.

pro1. notre étude Taudis ruraux et psychologie paysanne, dans Etudes, t. CCXLVII, 1945, pp. 158 sq.

2. J. DARIC; Le Travail des femmes : professions, métiers, situations sociales et salaires dans Population, t. X, 1955, pp. 675-690.

3. Comptes rendus publiés par le Comité nât 1 de l'habitat rural, pp. 99-111.

4. P. FOUGEYROLLAS, Prédominance du mari ou de la femme dans le ménage. Enquête sur, la vie familiale, dans Population, t. VI, 1951, p. 834.


296 FRANÇOIS DE DAINVILLE

longation de leur vie active. On prend sa retraite vers la soixantaine, en moyenne, moitié pour se reposer, moitié pour se livrer à d'autres activités que l'activité professionnelle avec laquelle on rompt. Trois personnes sur dix seulement conservent une activité rémunérée (en ce cas elles travaillent environ vingt-cinq heures par semaine). Les comportements sont divers selon les catégories, salariés, employés, commerçants, professions libérales ou fonctionnaires. Il semble que, fonctionnaires ou non, ceux qui bénéficient d'une pension de retraite soient plus enclins à l'arrêt total du travail. Il y a plus de 5 millions de Français des deux sexes âgés de 65 ans et plus, dont 22 % prolongent une vie active. L'absence d'enquête rend impossible jusqu'à nouvel ordre de préciser les horaires de loisir des personnes âgées soit dans le cadre d'une civilisation urbaine et industrielle, soit à la campagne, où beaucoup de citadins se retirent, à la cessation de leur vie professionnelle 1.

Nos contemporains entendent employer à plein ce temps de loisir accru dont ils disposent. Avide de satisfaire des besoins de plus en plus nombreux d'information, de relations, de distractions, chacun considère son droit au loisir, au congé, comme une chose à profiter. On y rêve longtemps. Il n'en faut pas perdre une minute, c'est une vraie boulimie de tout voir, de tout entendre. On remplit les routes de véhicules, les salles de cinéma et de théâtre de spectateurs, les dancings de danseurs... L'homme d'aujourd'hui redoute plus que tout de rester seul ou inoccupé. L'inaction est pour lui synonyme d'ennui. Les loisirs signifient moins le repos que des activités.

Il faudrait le crayon d'un Gavarni pour évoquer le tableau aux cent actes divers des loisirs de nos contemporains, l'extraordinaire variété de tout ce qu'un chacun, selon les lieux, les milieux, les goûts, introduit en son temps

1. J. DARIC, Vieillissement de la population et prolongation de la vie active, INED, cahier 7, 1948; —- Vieillissement de la population, besoins et niveau de vie des personnes âgées, dans Population, t. VU, 1952, pp. 27 sq...


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libre. Force nous sera de résumer nos observations et de les ordonner suivant quelques lignes maîtresses.

Les statistiques, indispensables pour jauger les faits sociaux, révèlent d'abord le caractère massif des loisirs d'aujourd'hui. Ils ne sont plus réservés à des privilégiés, mais devenus populaires.

Nous l'avons montré en détail pour le tourisme, dont les énormes migrations de week-end et de vacances font irrésistiblement penser aux grandes marées 1. Ce n'est pas moins vrai d'autres activités de loisirs. Le cinéma, qui fut dès sa naissance, la première récréation collective des masses, compte chez nous, 400 millions de spectateurs (1955). Un sondage de 1954 explique que 64 % des Français fréquentent les salles obscures au rythme de vingt-cinq séances par an. Il ne s'agit là que d'une, moyenne. Mais des spectacles hantés jusque-là à peu près seulement par la bourgeoisie, comme le théâtre et les concerts, ont agrandi, aux dépens du cinéma qui régresse* leur publie. Celui-ci a dépassé 100 millions de spectateurs; celui des music hall 70. La radio est un divertissement plus répandu encore : 10 millions de nos. contemporains possèdent un poste récepteur, autour duquel trois personnes au moins se groupent; soit un auditoire de plus de 30 millions d'auditeurs. Dernière venue, la télévision voit rapidement croître sa clientèle : plus de 700.000 postes fonctionnent déjà,

La pratique des sports est un des loisirs actifs des plus populaires. Difficilement chiffrable, car seuls sont recensés sans distinction de jeunes et d'adultes les membres des diverses fédérations sportives. Or celles-ci ne représentent qu'une partie des joueurs; les 260.000 boulistes fédérés ne constituent évidemment qu'une partie des légions d'amateurs qui passent leur dimanche à lancer la boule. On sait en effet combien ce jeu national du Midi s'est répandu sous toutes les latitudes. Le sport le plus pratiqué en France n'est pas, comme on pourrait le croire le football avec ses centaines de mille amateurs, mais la pêche à la ligne, si injustement moquée, avec ses 4 millions d'adeptes. Leur

1. Notre article Tourisme social;dans:Etndes,.t..GCXC, 1956, 472.sq. .


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effectif a crû aux dépens de la chasse, la myxomatose ayant dépeuplé les garennes. 1.700.000 Français néanmoins continuent de la pratiquer avec une passion «qui n'est plus tant celle de tirer que de parcourir à la recherche du gibier qui se dérobe, les champs et les bois ».

N'oublions pas auprès des « sportifs » de tous genres, les plus nombreux spectateurs sportifs, qui emplissent les gradins des stands ou dés rings, 71 millions en 1951;

Des activités de loisirs plus culturels se développent d'un rythme plus rapide à une échelle de masse. Les Magazines illustrés diffusent, sous 150 titres importants, 27 à 28 millions d'exemplaires sur tout le pays. Chiffre insuffisant pour apprécier le nombre de leurs lecteurs, car plus qu'aucune autre publication, ils passent de main en main. Une quarantaine de Magazines féminins sont répandus à 13 millions d'exemplaires et la presse du coeur, dont les récits sentimentaux intéressent presque autant de lecteurs que de lectrices, dans tous les milieux à l'exception de la bourgeoisie intellectuelle, a un tirage mensuel qui dépasse 16 millions. La curiosité de centaines de milliers de jeunes hommes et de jeunes filles est éveillée un peu dans tous les domaines par la lecture assidue des digests (Sélection, 1.200.000, Constellation, Ecclesia...).

Plus symptomatique peut-être est l'extraordinaire progrès de la photographie. En plus de 6 millions de familles, un foyer sur deux, un des membres possède un appareil. De 1955 à 1957, en trois ans, il s'est vendu un million d'appareils «populaires» et près de 400.000 appareils de 24 X 36 ou 6 X 9.

Un large public — que Fécoute radiophonique et l'action des Jeunesses musicales (plus de 250.000 membres, jeunes adultes pour une bonne part) ont rendu sensible à la musique de qualité ■— est devenu la clientèle avide du microsillon. Cette étonnante découverte a pris en sept ans chez nous un développement imprévisible et fabuleux. Elle «popularise» par des millions de disques, offerts à des prix accessibles aux bourses les plus modestes, la musique enregistrée. Il s'est vendu depuis trois ans plus d'un million d'appareils tourne-disques à trois vitesses!


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Porte-ï-on sur dés cartes les données des statistiques, il saute au regard que les loisirs des niasses sont. étroitement liés à la civilisation industrielle et à l'urbanisation. L'exode touristique est essentiellement centrifuge. 71 % des spectateurs du cinéma sont fournis par les villes de plus de 20.000 habitants. Les dépenses du cinéma subissent essentiellement l'influence de l'urbanisation et du tourisme d'origine urbaine. La radio apparaît comme caractéristique des grandes agglomérations urbaines et industrielles: région parisienne, Est, Nord, région lyonnaise. Le sport est lui aussi conditionné par l'organisation de la grande ville, lié à l'industrie, car il est une réaction contre la vie d'usine, qui par ailleurs développe la musculature, la rapidité et la précision des gestes qu'il requiert. La carte de football, c'est la carte des ouvriers. La pêche à la ligne favorisée par la facilité des communications et l'augmentation des loisirs, s'étire au long des fleuves et des rivières qui coulent à proximité des grandes villes.

Si le'magazine pénètre partout, le volume de sa diffusion est proportionnellement plus considérable en ville. Il en va de même pour l'appareil photographique : 74 % des , employés et fonctionnaires, 73 '% des commerçants, 49 % des ouvriers ont un appareil contre 33 % des cultivateurs.; les citadins consomment 80 % des films. Plus encore la culture musicale est jusqu'ici urbaine et ne s'est répandue par degrés que jusqu'aux villes de dix mille habitants.

Aux loisirs citadins, le milieu rural n'oppose plus guère de distractions autochtones, là chasse, les véloclubs et le théâtre amateur exceptés. Depuis 1920,' en effet, ses traditions ont été rompues par la diffusion des divertissements urbanisés. Lorsque le terrien n'a pas; cédant-a la fascination de la ville, quitté la terre, il ne résisté pas à la tentation de courir le dimanche vers lès spectacles de la ville voisine, ou d'en imiter les récréations': 4.500 cinémas ambulants desservent, avec du 16' mm, 12.000 points de projection. La radio et la télévision progressent dans les campagnes.

Malgré tout, le cabaret demeure dans bien des régions la grande distraction du paysan. Elle l'était dès l'Ancien Régime, elle le demeure aujourd'hui encore. Si l'on exa-


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mine la distribution sur le territoire des 439.000 débits de boisson, où l'on consomme sur place, on constate que leur densité extrême correspond à des départements ruraux, 1 débit pour 39 hommes âgés de 20 ans et plus en Normandie, 1 pour 33 en Auvergne ou dans les Alpes, 1 pour 28 en Bretagne. Les pays de vignobles, qui sont aussi pays de soleil et de loisirs de plein air, ont des moyennes de 1 pour 70, 80, 95 (Hérault), 105 (Aude). Les débits sont beaucoup plus nombreux à la campagne qu'à la ville, qui dispose d'autres activités de loisir : Rhône 1 pour 49, Seineet-Oise pour 54, Seine pour 57. Il semble, d'ailleurs, que le bistro ait été dans une large mesure implanté dans les quartiers ouvriers par les paysans venus travailler en usine \ Pour autant que de trop rares enquêtes permettent d'en juger, les frontières ne s'atténuent pas seulement entre citadins et ruraux, mais aussi entre classes sociales, en dépit de survivances distinctives : le bridge et le tennis ne sont pas populaires, sans doute, pas plus que les boules ne sont embourgeoisées, d'ailleurs. Par contre, on voit désormais de nombreux bourgeois dans les cinémas, ou péchant à la ligne, ou pratiquant le camping côte à côte avec les membres d'autres classes. C'est la fin des mondes clos, et peu à peu l'uniformisation, des moeurs de loisirs.

Il fallait la production économique en série par le développement de la mécanisation et la concentration des hommes dans les villes pour que puissent être offerts à bon marché à un public de consommateurs de plus en plus étendu, voyages, spectacles, instruments de récréation, lectures.... L'accès facile des masses aux manifestations de loisirs n'est réalisable que dans la mesure où l'individualité et la fantaisie le cèdent à l'organisation.

Plus de 250 grandes associations nationales assument en France l'organisation sportive, touristique, culturelle, « atteignant en permanence ou périodiquement près de la moitié des travailleurs de toutes catégories, du moins dans les petites et moyennes villes ». Pour triompher du gros obstacle

1. S. LEDERMANN, Alcool, alcoolisme, alcoolisation, Paris, INED, 1957, pp. 69-78. Voir G. DUVEAU, La Vie ouvrière en France sous le Second Empire, Paris, 1946, pp. 498 ss. : Le Cabaret.


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qu'oppose à la diffusion des loisirs la dispersion du peuplement rural, aggravé par l'amenuisement de sa densité, les ruraux sont amenés à s'organiser. Toutes les Associations sont en fait de « véritables coopératives culturelles » qui cherchent d'abord à procurer à leurs adhérents, au meilleur prix, les formes modernes de loisirs. Leur succès accroît l'emprise collective : le touriste du voyage organisé, l'auditeur, le spectateur ou le sportif subissent fortement la contagion des réactions de ceux qui les entourent..

Nos loisirs portent profondément l'empreinte de notre monde. L'option que nous croyons libre, — sans quoi il n'y aurait pas de loisir, — est souvent déterminée par nos conditions de travail et de vie. Les excitations et les fatigues de la vie urbaine, ses bruits, ses transports mécanisés, l'exiguïté des logements surpeuplés et bruyants ajoutent en effet leur pression à celle du travail.

A travail abrutissant, loisir" appauvri. La fatigue physique du travail professionnel ou ménager est telle parfois que tous les; besoins autres que le repos sont anéantis : on aspire à ne rien faire, à ne plus bouger, à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre. S. Weill a dit dans Condition ouvrière, ces heures de loisirs « absorbées par la fatigue qui va souvent jusqu'à l'abrutissement». ,

Plutôt que le délassement au sens fort du terme, le grand nombre demande au loisir le divertissement qui « distrait » des contrariétés et des obligations quotidiennes. Car beaucoup ne parviennent pas à s'affranchir des tensions latentes que le travail et la vie urbaine entretiennent dans leur psychisme. Ils en prolongent ou recréent la fièvre et. le bruit dans leurs activités de loisirs. Le sport prendra l'exacte suite du travail, réclamant les mêmes gestes, déclenchant les mêmes réflexes. Les énormes spectacles.de football et de boxe n'apporteront pas la détente, mais un aliment supplémentaire aux névroses. Samedis et dimanches, les cadences de la danse maintiendront dans l'atmosphère


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surchauffée et bruyante des bals populaires l'ambiance et l'excitation des rythmes du travail. Les habitués déclarent trouver «un apaisement à danser», comme d'autres à fréquenter presque journellement du mauvais cinéma, à ouïr indéfiniment de la musique de jazz. Pour combien les émissions radiophoniques constituent le fond sonore, sans lequel on ne peut vivre. Il est typique que des centaines de mille citadins, chaque été, aillent librement s'entasser sur les terrains de camping, où l'espace leur est plus mesuré qu'en ville, et s'ingénient à récréer artificiellement en pleine nature l'agitation et les distractions de la ville avec un accompagnement tapageur de jazz et <le fête foraine. Il leur faut la concentration bruyante, même pour le farniente!

D'autres rechercheront la détente du travail ou de la vie sur des rythmes moins frénétiques, plus apaisés. On demande à la radio des chansons, un souffle de poésie; aux magazines, la part du rêve; à l'un et à l'autre, l'évasion qui sépare profondément d'avec une partie du réel. Souvent, cloîtrée chez elle par les occupations ménagères et le soin des enfants, privée par suite de divertissements extérieurs, la femme trouve dans la radio la seule distraction à domicile vraiment conciliable avec ses travaux. Des sondages montrent que l'auditoire est à 74 % féminin. Sa principale autre diversion est la lecture qui lui procure quelques instants d'intense vie sentimentale dans un monde idéal. Les loisirs peuvent agir comme les stupéfiants, et risquent par là d'entretenir ou d'aggraver le névrosisme. Ils sont des « distractions » qui libèrent de façon illusoire de soi-même, de son vide et de son ennui profond.

Il n'en est pas toujours ainsi pourtant, et beaucoup cherchent à réaliser dans leurs loisirs les virtualités qu'ils ne peuvent satisfaire dans leur travail professionnel. G. Friedman a ouvert sur cette fonction créatrice du loisir des perspectives très neuves. La psychanalyse des activités de loisirs révèle que plusieurs sont des réactions de compensation qui aident l'homme à s'équilibrer et à s'accomplir 1.

1. G. FRIEDMAN, Le Travail en miettes, p. 181-196, 251-59. — J. DUMAZEDIEH, dans Encyclopédie Française, t. XIV, 56-6.


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Le bruit des usines ou des grands bureaux mécanisés, les fourmillements humains dans les déplacements et le trarvail lui-même, peuvent provoquer un goût très vif de solitude, de silence et de nature qui justifie des comportements de vacances et explique sans doute le choix des sages qui s'adonnent à la pêche à la ligne.

L'insatisfaction et la sorte d'humiliation que beaucoup éprouvent à voir leur effort réduit à l'exécution de tâches parcellaires, inachevées, standardisées, impersonnelles, — à faire à longueur d'année du « travail en miettes », comme le nomme Friedman, — réveille le goût et les vertus du travail artisanal, du travail qui est une création personnelle. C'est l'une des raisons profondes de la vogue du bricolage qui sévit dans nos sociétés les plus industrialisées. Il y a un plaisir sans prix à réaliser soi-même, aussi bien qu'un professionnel, un objet fini. La passion des modèles réduits d'avions, de trains, de navires, exprime en sa gratuité ce goût de l'ouvrage bien faite qui était naguère l'honneur du travail et la racine profonde de l'être des artisans.

Privés de responsabilité dans l'entreprise, d'autres cherchent en leurs loisirs l'occasion d'affirmer leur personnalité. Telle est l'origine de vocations sportives chez les ouvriers. Ils poursuivent la performance, qui est l'effort pour accomplir une liberté dans la grâce physique et parfois intellectuelle, en même temps qu'une promotion. Car l'exploit sportif au stade renverse la hiérarchie en leur faveur. D'autres se guérissent de la « tristesse ouvrière »• en s'exprimanl par la participation politique ou l'action syndicale. La difficulté des relations humaines au sein du travail moderne développe un désir plus fort de relations amicales qui est à l'origine des conversations qui se nouent souvent, à la sortie, dans les cafés voisins des lieux de travail, et de ces associations spontanées de loisirs qui se multiplient. Travail et conditions de vie n'expliquent pas tous nos choix. Il en est qui relèvent d'autres facteurs psychosociaux. Le jardinage si typiquement français, par exemple, plus pratiqué par les cadres que par les ouvriers, 44 % contre 36 % d'après un sondage, est le rejet d'une vieille souche paysanne. L'élévation du niveau de vie et la pro-


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motion professionnelle n'abolissent pas l'amour de la terre et des gestes qui la cultivent. L'aspiration d'une moitié de la population active urbaine n'est-elle pas de lui consacrer les loisirs de leur retraite? Péguy n'avait point tort, qui voyait dans les Français un peuple de bons, de fins jardiniers. Beaucoup d'options de loisirs sont dictées par le souci d'avoir les gestes de sa classe ou de son milieu, d'autres manifestent le désir d'imiter la classe privilégiée. Prendre des vacances pour un grand nombre, c'est moins se reposer que participer à un genre de vie qui était jusque-là celui de la classe supérieure. « Ce qui frappe, remarque A. Siegfried, c'est l'importance prise par les amusements dans le tourisme de masse, ... cette clientèle vient pour se distraire comme les classes aisées. » De là, pour une part, la fascination du coin réputé « chic », du voyage à l'étranger, des sports d'hiver. Le même sentiment inspire l'activité de loisir plus intense de l'employée d'origine populaire, signe pour elle de promotion. Le goût de la chasse, si répandu chez nous qu'il y a en France plus de chasseurs que dans l'ensemble des autres pays d'Europe, traduit l'envie de participer au privilège des seigneurs, comme disent les manuels d'histoire de nos écoles. Les chiffres parlent : 1844, 44.000 permis de chasse; 1900, 400.000; 1920, 800.000; aujourd'hui 1.700.000, bien qu'il en coûte 1.640 frs. L'égalitarisme français n'est-il pas, comme le notait finement L. Romier, « le fruit naturel d'un individualisme qui s'affirme d'abord en excluant le privilège d'autrui » ?

Il y a aussi, toujours latente dans une civilisation de masse, la tentation de conformisme à laquelle beaucoup cèdent, de choisir de faire comme tout le monde, « c'est-àdire comme la.masse», sans y plus réfléchir. Et c'est grave, parce que les divertissements médiocres, étant volontaires, dégradent infiniment plus que des tâches subies. Mais en même temps, — l'étonnante montée des troupes du théâtre amateur en est un exemple, — réagissant contre la tendance à s'ouvrir sur la foule, des groupes se reforment en société close, meilleure protectrice de la personne.

L'avidité qu'ont trop, de nos contemporains de jouir des


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possibilités de distractions que leur offre une liberté fraîchement acquise empêche tout progrès culturel.

S'il n'est pas de culture sans loisir, le loisir, de soi, ne cultive pas. Et le danger est grand, comme c'est fréquem*- ment le cas, de croire que par les instruments merveilleux qu'elle met en nos mains, la technique soit elle-même une culture. Il ne suffit pas d'avoir un récepteur de radio ou de télévision pour être cultivé. Les divertissements, les voyages, ne peuvent initier à la culture, que dans la mesure où ils ne sont pas pratiqués passivement et sans discernement, mais choisis délibérément et soumis à notre réflexion. Car la culture consiste avant tout en l'exercice de la liberté de l'esprit dans une atmosphère de détente.

Les sociologues déplorent que les loisirs atteignent assez rarement un caractère vraiment culturel. Sans doute, observent-ils, jusque parmi les employés, parmi les personnes originaires des classes moyennes ou bourgeoises, des goûts notamment de théâtre, de concert et de lectures, empruntées aux bibliothèques publiques ou achetées, qui représentent, plus qu'un divertissement, une recherche de culture authentique. Mais elles sont le petit nombre. Combien de bourgeois, en effet, se considèrent trop facilement, en vertu de leur éducation secondaire, comme définitivement cultivés pour la vie.

On trouve, au contraire, parfois dans l'élite des classes populaires et de la petite bourgeoisie une recherché plus avide de la culture, des lectures de qualité ou une vraie' compétence musicale. Mais de tels soucis ne sont pas communs, et les enquêteurs n'ont pas tort de dénoncer sans pitié les équivoques réalisations d'une fausse « culture populaire » : science-fiction, magie pseudo-scientifique, anticipations fantaisistes..., la superficialité et le matérialisme si contraires au recueillement, à la pensée, à l'analyse et à la réflexion, sans quoi il n'y a pas de culture, que favorisent à notre époque, vitesse, bruit et image. On doit donc applaudir aux efforts qui s'appliquent à libérer nos contemporains de l'asservissement, tels ceux des fédérations de Ciné-Clubs, comme la F.L.E.C.G., s'appliquant à donner à leurs adhérents une vraie culture par le Cinéma. C'est


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à eux que des filins comme le Journal d'un Curé de campagne doivent de trouver un public mûr pour les apprécier. L'U.N.A.F. (Union Nationale des Associations Familiales) poursuit par rapport à la télévision en milieu rural un effort analogue. Grâce à des animateurs bien formés, les télé-clubs communaux deviennent des centres dé loisirs intelligents. On ne quitte pas le spectacle sans en avoir discuté en des échanges de vue, qui suscitent chez beaucoup le désir de lectures et de visites réelles.

Les fédérations de Théâtre-amateur mènent une campagne de plus en plus sévère contre les pièces genre mélo, troupier ou gros comique, réputées «deux heures de fou-rire», «feu d'artifice de folle gaieté », au bénéfice d'un répertoire de qualité. L'action des centres dramatiques régionaux, des Instructeurs régionaux et des stages d'Art dramatique, dont notre collaborateur, M. Hubert Gignoux, est depuis l'origine lin des grands animateurs, s'avère très efficace pour rendre au théâtre sa place très importante dans la vie d'un peuple. « Pour retrouver vérité en sa mission profonde », il est sorti. du théâtre pour des célébrations de plein air hautement intellectuelles, assorties aux beaux lieux naturels et aux belles architectures de nos provinces.

De leur côté, les Jeunesses musicales, créées et animées depuis 1939 par nos collaborateurs, MM. Bernard Gavoty et Norbert Dufourcq, ont initié par des concerts commentés un public, de plus en plus, large, à goûter les plus grandes oeuvres, et par suite à tirer grand profit culturel de l'incomparable invention du microsillon.

Bibliothécaires des Bibliothèques circulantes publiques et des Bibliothèques de la Ligue féminine travaillent activement à arracher des milliers de Français et de Françaises à l'influence dégradante de la presse du coeur et des illustrés et à leur donner accès au livre, « pas seulement pour occuper leurs loisirs, mais parce que le livre et la lecture sont à la base de toute civilisation ».

Soulignons enfin la vogue des Musées, la place prééminente qu'ils occupent dans la vie moderne, au bénéfice d'un public qui s'élargit, et que forment des « services éducatifs ». L'action permanente du Musée est prolongée


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par des expositions provisoires... « Apprendre par la vue, est-il rien de plus pressant pour l'homme d'aujourd'hui?» Le succès de ces diverses initiatives, et d'autres que nous n'avons pu citer ici, né saurait masquer l'immensité de la lâche à accomplir afin que les activités de loisirs aient pour la majorité de nos contemporains valeur de. culture. Il ouvre du moins d'encourageantes perspectives sur l'avenir.

Quelles que soient les ambiguïtés des loisirs contemporains, il n'est pas contestable que le loisir ne soit devenu un fait de civilisation capital. On ne peut plus le considérer comme Une activité résiduelle dans l'ensemble des activités humaines, un « poste divers ». C'est une force qui transforme profondément notre société, jouant un rôle perturbateur ou régulateur de la vie économique, familiale, sociale, politique et religieuse. . . .

Qu'on songe à l'énorme développement des industries qui travaillent à produire les instruments de nos loisirs (postes récepteurs de radio et de télévision, autos de tourisme..., industries du cinéma) et des établissements qui les débitent aux consommateurs. L'enquête menée par J. Dumazedier montre qu'à Annecy, ville de 40.000 âmes, sur 650 établissements commerciaux, 300 sollicitent les loisirs des Annéciens : bars, salles de cinéma, photographes, libraires, vendeurs d'articles de sport... L'enquête personnelle du passant constate l'apparition, puis la multiplication, depuis 1946, jusque dans des quartiers résidentiels, de libraires, et plus récemment de vendeurs d'appareils de photo, de télévision ou de disques, des agences dé tourisme... Toute une géographie nouvelle s'élabore autour de nous. Appartements et studios modernes consacrent la nouvelle ' valeur du loisir. On y sacrifie l'ameublement de prestige, qui d'ailleurs aurait peine à y trouver place, au profit de l'équipement de délassement et de divertissement : poste radio et télévision, tourne-disques, skis et matériel de camping... L'examen des budgets familiaux n'est pas moins suggestif. Les besoins de loisirs y exercent une pression croissante au détriment des dépenses de seconde et parfois de première nécessité. Il est typique tqu'en répondant à la


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question : Quelles dépenses effectueriez-vous en premier lieu si vous disposiez de 10.000 francs de plus par mois? 36 % des salariés interrogés se déclarent prêts à accroître leurs achats de livres;^ %, radio; 15 %, pick-up. A l'époque du scooter, des sports d'hiver et des voyages à l'étranger, les besoins de la jeune génération y paraissent plus élevés que ceux des parents. Nos grands argentiers tirent de substantielles recettes de cette mine exploitée par la taxe de la valeur ajoutée (T.V.A.).

La vie familiale elle-même est bouleversée en des sens divers par les loisirs. On assiste d'une part à une individualisation des loisirs familiaux par la participation accrue des divers membres à des loisirs différenciés, en dehors du cadre familial (colonies, camps, sports...). Et d'autre part, le loisir tend à créer une cohésion nouvelle en fixant davantage -le père au foyer, qu'il y jardine ou y bricole. L'auto, le poste de radio et plus encore de télévision rétablissent des liens entre enfants et parents et favorisent la reprise ' du dialogue entre eux. La recherche des loisirs communs s'avère un facteur important d'harmonie et d'entente entre époux, et au contraire la dissociation des distractions oeuvre pour la désunion.

Les activités de loisirs créent de nouvelles formes de relations sociales. Elles suscitent la naissance de nombreux groupements, spontanés ou organisés, généralement ouverts à tous sans distinction de condition sociale. Pour reprendre l'exemple d'Annecy, il y avait, en 1900, 11.000 habitants et 30 sociétés, il y en a aujourd'hui 40.000 et. 200 associations (100 culturelles et 100 sportives).

Cet essor en revanche a grandement favorisé la désertion des obligations sociales de toute nature. Il est en partie responsable d'une moindre participation aux réunions et à la vie politique. Il est également une des causes de la moindre participation à la célébration des fêtes religieuses et civiles. Il n'est pas sans effet sur la pratique du dimanche et le fonctionnement de bien des oeuvres. La pastorale doit tenir compte de la pratique du week-end. Si celle-ci permet à une élite une intensification de vie spirituelle, elle rend difncille de saisir la masse le ssamedi et souvent le dimanche. Nous


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nous rappelons entre autres une retraite pascale fort bien suivie, dont l'auditoire fondit le samedi et le dimanche de clôture, les étudiants qui la suivaient n'ayant pas su renoncer pour une fois à s'en retourner chez eux, comme ils ont coutume de le faire chaque semaine.

Notre paresse d'esprit et notre orgueil limiteraient volontiers cette transformation du monde aux circonstances extérieures. La réalité est plus profonde et plus grave. Nos principales activités de loisirs, cinéma, radio, télévision, magazines, tourisme, installent dans la vie quotidienne du plus grand nombre l'emprise de l'image visuelle ou auditive. Une civilisation de l'image s'instaure qui supplante rapidement la civilisation du livre qui régnait depuis la Renaissance. Avec elle on n'atteint plus la pensée par le développement verbal, mais par l'impression. Le coup d'oeil remplace la méditation, le réflexe la réflexion. L'image supprime le détour par le raisonnement qui juge, établit un rapport direct sensation-action et nous livre à des impératifs psychiques qui excluent notre liberté. Ainsi la vie sensorielle de nos loisirs tend-elle à ravir à la vie intellectuelle son primat. Elle bouscule nos traditions pédagogiques, compromet notre faculté de nous contrôler par la pensée. Mais en même temps que de menaces, la civilisation de l'image est porteuse d'espoirs, son langage est plus universel et plus émouvant, il offre des possibilités de dialogue avec les masses et même avec l'humanité; les heures de loisirs peuvent être des heures de rencontre profonde.

D'immenses problèmes de culture, de pédagogie, d'éducation de l'âme et de l'esprit en résultent auxquels il importe de trouver avec célérité des solutions compréhensives d'une évolution irréversible. D'elles dépendront la sauvegarde d'essentielles valeurs d'humanisme et d'équilibre de la vie intérieure des hommes.

François de DAINVILLE.


LUMIÈRES ET OMBRES D'UNE VOCATION

Mlle Eva von Gadow n'est pas une inconnue pour les lecteurs des Etudes. Ils se souviennent des pages émouvantes, publiées sous sa signature, dans la revue (mai 1953), sous le titre : L'anxiété de mes malades. Une infirmière évoquait son expérience acquise au contact de malades particulièrement difficiles à soigner : les névrosés et notamment les anxieux.

Cet article est l'adaptation en français d'une conférence où Mlle von Gadow, s'adressant à des élèves-infirmières en psychiatrie, leur montre les grandeurs, mais aussi les difficultés de la tâche a laquelle elles se préparent. Service singulièrement délicat en luimême, de surcroît trop volontiers assombri par' les descriptions plus ou moins exactes que donne des hôpitaux psychiatriques une littérature de reportages pu de romans. La vraie grandeur du travail rebutant des infirmières réside dans la qualité de leur dévouement à ces deshérités auxquels elles se.*consacrent.

Eva von Gadow parle d'expérience: infirmière depuis vingtcinq ans, elle commença d'exercer en médecine générale, à Hambourg. Mais, depuis 1939, elle s'est spécialisée dans la psychiatrie. Encore débutante, elle écrivit ce. Journal d'une infirmière aliéniste, que le professeur Weizsâcker acceptait de préfacer. OEuvre de jeunesse, que son auteur déclare aujourd'hui remplie d'inexpérience, et qu'elle renie volontiers. On y remarque déjà, cependant, un don très vif de l'observation et un sens de la présence à autrui, que l'habitude professionnelle ne parviendra pas à mettre en échec. Il reste que, pour un profane,.la lecture de ces pages, quelque peu hallucinantes, est assez pénible., Durant la guerre, Eva von Gadow accompagna l'armée allemande en Russie; elle soigna les grands blessés, puis les contagieux. «Ces années me paraissent aujourd'hui, m'écrit-elle, la plus belle période de ma vie. J'avais le sentiment de ne plus vivre que pour les autres. » Ramenée à Anvers, dont approchaient les Anglais, elle connut l'expérience des camps d'internement. Depuis la fin de la guerre, elle a travaillé dans divers hôpitaux psychiatriques; actuellement, Mlle von Gadow est directrice de la clinique neurologique et psychiatrique de l'Université de Kiel. Parmi les lourdes responsabilités de cette charge, nous confie-t-elle, son souci majeur demeure la formation des'jeunes infirmières.

Cette femme de haute culture et de vraie modestie sait créer autour d'elle, selon le mot du P. de Montcheuil, « une zone de paix et d'équilibre >>. Un simple-trait dira cette bienfaisante influence.


LUMIÈRES ET OMBRES D'UNE VOCATION 311

Eva von Gadow me parlait d'une de ses malades. « Une tristesse qui rappelle celle d'Hamlet pèse sur elle, lourde, désespérée. « Ma chère, ma bien chère! » dis-je spontanément; et déjà ces mots qui m'échappent me causent une sorte d'effroi. Mais Mme Lembach me regarde, et il semble que le brouillard qui l'enserre s'est un instant dissipé... «Ah! chuchote-t-elle en mettant ses bras autour de mon cou, j'ai eu souvent des torts envers la Soeur! Ma chère Soeur! » De quel ton elle prononçait ces mots! J'ai compris alors que personne ne pourrait plus me dire que le soin des aliénés était une tâche ingrate 1 ! »

Henriette BOURDEAU-PETIT.

Tandis que je songeais au thème de notre entretien, un vieux dicton du Mecklembourg me revenait en mémoire : « Chouette aux yeux des uns, rossignol pour les autres. » On reprochera peut-être à mes « lumières » de n'être que des replis d'ombre, et à mes assertions de ne se fonder que sur un pur subjectivisme.

Cependant, l'individu qui, durant une très longue période de son existence, se trouve intensément plongé dans son travail éprouve une difficulté à présenter son rapport autrement que suivant une optique personnelle : fruit d'expériences vécues, son point de vue sera donc, en quelque manière, unilatéral:

Soigner des aliénés est une tâche devant laquelle la plupart des infirmières — malheureusement les meilleures et les plus capables — ressentent une terreur. « Plutôt que dé travailler en psychiatrie, je préférerais abandonner le métier», ai-je entendu déclarer. Une autre fois quelqu'un, hochant la tête, s'apitoya sur moi : « Est-ce donc la seule ressource qui vous reste?» Pourtant les difficultés inhérentes à cette branche de notre profession, et qu'un examen superficiel fait juger rebutantes, sont précisément celles qui exercent sur certaines une sorte de fascination. Ne sont-ce point les tâches compliquées qui, inlassablement, nous attirent et que nous désirons affronter en dépit de tous les échecs? Pour plus de clarté, j'exposerai quelques exemples empruntés à la pratique hospitalière.

!• Cet article a paru dans la revue Deutsche Schuiesternzeitung, Stuttgart, mars et avril 1954, qui en autorise la.traduction et la reproduction.


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Dès l'admission du malade à l'hôpital psychiatrique, ej avant tout essai de contact personnel et intime, il s'agit de franchir des abîmes de résistance et de méfiance. Beaucoup de nos patients, en effet, ne viennent pas de leur plein gré quérir du secours auprès de nous. On les a amenés de force : à l'extérieur, cela ne pouvait plus continuer, ils devenaient dangereux aussi bien pour eux que pour leur entourage. Aussi, à leur arrivée, voit-on souvent, plutôt qu'une famille soucieuse, un policier impassible qui se contente de déposer sur la table les pièces exigées, tandis que sur le bord de la chaise se recroqueville une femme butée, anxieuse et récalcitrante. Elle n'est pas malade, déclaret-elle d'un ton courroucé. Inutile de compter ses vêtements, car elle ne restera pas, même si les portes sont fermées à clef. D'autres demeurent absolument muets, on ne peut rien en tirer. Certains ont un comportement normal, et ce n'est qu'au bout de quelques jours que le «pied-bot», l'infirmité cachée, se révélera. Parfois aussi les malades arrivent agités, criant, ou au contraire abrutis par une piqûre récente. Un de nos médecins déclarait un jour : « Celui qui, en face d'une crise d'agitation, se permettrait seulement de devenir rouge prouverait qu'il est absolument impropre à soigner des aliénés. » Ce propos peut paraître exagéré; il signifie néanmoins que, le cas échéant, nous devons savoir encaisser une gifle sans nous mettre en colère. Vous nous interrogez, sceptique : « Des lumières, dans votre vocation? » — Oui, certes, elles existent, car des expériences de ce genre, apprennent à se tenir soi-même très fermement en main, et, lorsqu'on y est parvenu véritablement, cette inaction procure un calme intérieur et une sécurité qui peuvent influer dans un sens apaisant même sur les agités. Une infirmière qui avait travaillé dix-huit ans en psychiatrie mé confiait que cette auto-éducation représentait, somme toute, le seul côté positif de cette spécialisation, car les malades sont pour la plupart du temps des hyper-sensibles qui réagissent instantanément à nos défauts, de sorte que notre propre intérêt déjà nous conseille de nous en corriger. Cependant, je l'avoue, je ne me sentais point pleinement d'accord avec elle, jugeant que ceci ne constituait pas la seule zone lufni-


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neuse de notre horizon. Certes il est rare de voir un malade quitter l'établissement définitivement guéri, nous nous demandons souvent si les progrès immenses réalisés par la médecine ne permettront pas de trouver quelque remède qui aiderait nos malades mentaux, hôtes des hôpitaux psychiatriques durant de si longues périodes de leur existence' 1. En face de leurs cas, combien il apparaît plus facile de soigner un typhique ou un opéré, car ici l'on constate relativement vite le succès d'un travail pénible! J'en fis l'expérience très nettement au chevet, d'une patiente amenée pour une grave fracture du crâne. Au cours d'une crise d'anxiété elle s'était emparée d'une hache pour se mutiler. Au début du traitement, on avait essayé de greffer un morceau de cuisse sur la plaie béante; mais dès le premier pansement, on put voir que la greffe ne prendrait pas : la blessure était entièrement souillée et l'état général des plus mauvais. Le chirurgien appelé en consultation ne voulut point la prendre dans son service. De tout notre zèle nous nous consacrâmes à. la soigner. Après de longues semaines la blessure guérit, la fièvre tomba, le jpouls et la respiration s'améliorèrent. Le mal corporel avait été conjuré, mais l'anxiété demeurait. Et, une fois de plus, je songeais combien tout patient souffrant de psychose est dans un état d'impuissance en comparaison des autres malades. Roosevelt, en dépit de ses deux jambes paralysées, n'a-t-il point gouverné plus de la moitié de l'univers? Mais le psychotique, dont le corps éclate parfois d'une santé insolente, se trouve livré sans recours à ses impulsions et à ses hallucinations. Derrière lui se profile, menaçant, le spectre de l'angoisse, ce mal du monde contemporain, qui cherche à l'anéantir. N'est-ce donc pas une tâche attachante que de servir des malades en proie à des tourments que notre imagination est incapable de concevoir? Notre patiente fut par ailleurs soumise à un traitement d'électro-chocs; elle est actuellement suffisamment améliorée pour assurer en paix et convenablement, des besognes ménagères. Toutefois on ne peut encore la considérer comme guérie.

1. L'article a été écrit en 1954. En trois ans les choses ont, semble-t-il, beaucoup progressé. Pensons en particulier aux travaux du congrès de Zurich, de l'été 1957 (N. d. T.).


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Dans notre milieu hospitalier nous voyons évoluer des individus dont nous ignorons encore s'ils sont malades ou normaux. On les envoie de prison pour' être soumis à des expertises psychiatriques. Nous nous penchons sur d'étranges destinées qui nous forcent à réfléchir. Sans parler d'expériences récentes, je citerai un exemple qui remonte à plu. sieurs années. J'assurais alors la garde de nuit dans un centre de surveillance pour grandes agitées. Parmi mes malades se trouvait une femme qui sortait de prison. Elle avait tué à coups de couteau sa rivale, au cours d'une crise de jalousie. Si je n'avais connu ses antécédents, je n'aurais jamais pu soupçonner en cette femme une meurtrière. Douce et calme, elle se montra une auxiliaire inappréciable durant les semaines si astreignantes du service de nuit. De sa propre initiative elle m'aidait à soigner les grands malades, veillait à ce qu'une jeune fille sujette à de fréquents accès d'épilepsie ne tombât pas du lit tandis que j'étais occupée ailleurs, et se comportait avec une patience et un soin touchants envers les agités totalement délirants. De ses affaires personnelles elle ne parlait que rarement, grave et concentrée sur elle-même. Elle se refusait à être considérée comme une malade mentale, et préférait subir sa peine. Au bout de six mois elle retourna en prison. Au sens strictement médical du terme, °on ne la considérait point comme une malade; mais elle l'était pour nous, au même titre que les autres. La jalousie et l'excès de souffrance l'avaient rendue misérable, et lui avaient déformé la réalité au point qu'elle ne se repentait même pas de son geste effroyable.

Ainsi nous regardons tous les malades, d'où qu'ils viennent, comme nos pupilles, et cela durant tout le temps qu'ils séjournent auprès de nous. Leur cas relève d'une autre instance. Il est interdit aux infirmières de porter un jugement sur eux. Elles se contentent d'observer et de transmettre ce qu'elles voient et entendent dans lé rapport quotidien, qui joue ici un rôle aussi essentiel que la feuille de température eh médecine générale.

A l'hôpital psychiatrique, l'existence s'écoule en apparence suivant un rythme assez monotone. L'horaire quotidien est strictement réglé, chaque malade doit avoir une occupation


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déterminée; on détermine le travail le plus adapté à chacun, l'activité qui l'absorbera davantage et le détournera de ses rêves éveillés et de ses idées morbides. Dans les différents services de la maison, à la cuisine, au jardin, à la buanderie, au tissage, à la menuiserie, à la cordonnerie, à la lingerie, veillent des infirmiers et infirmières placés là pour aider et diriger leurs patients. Les infirmiers, en dehors de leurs études professionnelles, ont généralement appris un métier manuel. Ceux des malades qui sont reconnus inaptes à un véritable travail sont rassemblés en un petit groupe baptisé «la colonne des boueux» tirant une voiture à bras. Sous la conduite d'une infirmière, ils se rendent de maison en maison et vident les poubelles. Des êtres devenus absolument inutiles en ce monde acquièrent ainsi le sentiment qu'ils ont encore un but, malgré tout. Les visages ravagés ou hébétés s'animent tout à coup. Ici aussi, le résultat acquis dépend grandement de l'attitude adoptée par l'infirmière, et de ce que ses efforts parviennent à obtenir de ses pupilles.

Mais en répartissant les gens valides dans les différents secteurs inférieurs, on est encore loin d'avoir vidé les services. Restent ceux qu'on traite par l'insuline, le cardiazol, les électro-chocs; restent encore les alités, les incurables, les malades dangereux : pour eux-mêmes ou pour les autres, et susceptibles de faire une fugue. Ces derniers aident aux travaux ménagers. Aux très nombreux sujets qui se révèlent impropres à cette besogne les cuisines confient des légumes à couper et éplucher. Les malades dangereux pour euxmêmes disposent d'un couteau: il faut dire qu'une infirmière demeure en permanence, aidant et surveillant du coin . de l'oeil ses auxiliaires qui ne cessent jamais d'être ses malades. .

Le psychiatre suisse Morgenthaler définissait un jour notre tache en ces termes : «Soigner les névroses et les psychoses relève à la fois du métier d'infirmière, de la surveillance et de la rééducation.» Et il ajoutait: «Celui qui soigne doit représenter aux yeux du malade un exemple vivant, Un pont jeté vers les bien-portants. Il ne doit point l'aborder avec suffisance ou pharisaïsme, mais comme serviteur, ami, gardien et guide. Suivant les cas, et les moments, prévau-


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dronl l'esprit de service, le secours fraternel, ou bien l'attitude d'expectative et d'orientation. » Ne soyons donc nj suffisants ni pharisiens... D'ailleurs, comment cela se pourrait-il? Dans leur passé, bon nombre de ces psychotiques ne pourraient-ils justifier.> d'une vie plus riche et plus active que la nôtre? Et par contre, ne s'est-il pas trouvé des gens de réelle valeur pour sourire avec commisération du type d'individu par trop « normal » que nous symbolisons à leurs yeux?

Dans son ouvrage intitulé Hommes de génie, le célèbre psychiatre Kretschmer rapporte les paroles de Nietzsche invectivant la foule dans son délire sacré : « Où est-elle, la folie avec laquelle il conviendrait dé vous vacciner? » Et nous restons songeurs, quand Edgar Poe, dans ses Taies 0/ Mystery, oppose « les êtres qui vivent dans la réalité à ceux qui rêvent le jour, et atteignent dans leurs visions crépusculaires à une connaissance de choses qui échappent à ceux qui sont accoutumés à rêver seulement la nuit».

De grands artistes, des savants, dont la vie nous est relatée par Kretschmer, ont souffert de psychoses. G. F, Meyer 1) deux fois, au cours de son existence, dut être. interné. Personne n'a mieux que lui su décrire le début d'une dépression : « Arrêtées, mes rames, lentement ruissellent, les gouttes tombent dans les profondeurs. Un aujourd'hui sans souffrance, où rien ne m'a contrarié, où rien ne m'a réjoui, s'écoule insensiblement. De moi s'éloignent les petites joies, les minces soucis du quotidien, je ne participe point à ce qui m'entoure, cela ne me concerne plus.»

Cette poésie, je me la rappelle parfois, quand je regarde une déprimée assise dans une attitude si indifférente. Elle ne mange ni ne boit. A quoi bon d'ailleurs? Cela ne mène plus à rien.

L'infirmière n'a pas de peine à se mettre dans la peau d'un malade déprimé, et il en va de même au stade initial d'un léger accès maniaque, avec la différence que celui-ci, comme tout ce qui est agréable dans l'existence, se. produit

1. C. F. MEYER (1825-1898), célèbre romancier et poète suisse, au lyrisme tourmenté, maître du roman historique et dont l'art atteint une rare perfection formelle (N. d. T.).


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beaucoup plus rarement qu'une dépression. L'accroissement de vitalité du sujet exerce un effet quasi-contagieux. Le malade se montre exubérant, plein d'esprit, mille idées lui traversent la tête, rien ne peut entraver son activité créatrice. Mais si la disposition maniaque a atteint son point maximum, les soins deviennent terriblement difficiles, car ces malades-là sont gênants, bruyants, sèment le trouble, et, en fait, relèvent uniquement des sections d'agités. Un artiste, atteint de folie maniaque-dépressive, et qui joue particulièrement bien du violon et du piano, au début de la phase maniaque, me confiait : « Si je n'étais fou de temps à autre, je ne pourrais pas véritablement comprendre la musique! » Un schizophrène, par contre, est la plupart du temps, impossible à analyser. On ne peut essayer de faire sienne, aucune de ses allégations. Nous arrivons cependant à saisir quelque chose du climat d'insécurité où demeure la malade qui déclare : « Me faire peler des fruits? Que me voulezvous donc? Mais je n'existe absolument pas! » Une autre, le ton mauvais, proclame : « Ne me parlez pas. Je ne suis pas qui je suis.» Une autre encore, de la fenêtre, s'épand en injures. J'essaie de l'apaiser, mais elle est agitée. « Comment, s'écrie-t-elle, on exige que j'écoute cela tranquillement? Dehors, ils font à nouveau marcher leur « Heckmeckfahrbann » x et ils étalent devant la foule les secrets de ma . vie. Est-ce que vous toléreriez qu'on vous fasse cela? » Naturellement j'ignore ce que peut signifier le terme de « Heckmeckf ahrbann », aussi ne puis-je guère m'expliquer l'agitation de la malade. Mais je constate suffisamment que ses expériences délirantes sont beaucoup plus puissantes que les phénomènes soi-disant réels perçus par notre entourage. Cette malade, traitée sans succès par électro-chocs et insuline, put être ramenée chez elle au bout de dix-huit mois. Elle n'était pas guérie, mais on était parvenu à la convaincre qu'il n'était guère pratique de parler à d'autres personnes de sa vision, et de crier des insultes par la fenêtre. Elle était de nature très affectueuse, plus tard elle vint nous rendre visite, et lorsque je lui demandai en secret si le

1. Ce terme forgé par la malade doit désigner un véhicule aux formes

étranges (N. d. T.). . ,


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bizarre engin l'importunait encore, elle eut un sourire rusé : « Comme si vous ne le saviez pas parfaitement, soeur Eva! Mais il faut bien que vous fassiez celle qui ne voit ni n'entend! C'est cela, votre métier!» Naturellement, il faut accepter ces choses-là avec l'humour qui reste notre inséparable compagnon dans le traitement des malades mentaux, et, en aucun cas, ne doit nous abandonner.

A l'appui de ceci, je donnerai un exemple. Récemment, vers onze heures du soir, je vois arriver chez moi la veilleuse de nuit, qui me demande de l'aider, ainsi que ma voisine de chambre à rattraper une malade qui s'est évadée dans la journée. Elle avait été internée d'office. Quand des malades de ce genre font une fugue, il règne toujours une grosse émotion dans tout l'établissement. On les y a précisément amenés parce qu'ils peuvent devenir dangereux pour les autres ou pour eux-mêmes. L'infirmière qui a laissé échapper le patient rédige un rapport circonstancié, et jusqu'à ce qu'il soit retrouvé, elle se ronge d'inquiétude et de souci. Dans le cas présent, c'était le médecin qui était en faute. Il avait permis à la malade de se promener dans le parc. Elle ne pensait point au suicide, et on pouvait supposer qu'il ne se passerait rien de grave. Nous fîmes environ quarante kilomètres dans l'auto de la police, cherchant dans l'obscurité la ferme que l'on nous avait signalée. Après quelques enquêtes inutiles nous finîmes par trouver la maison. Notre pensionnaire était étendue sur le canapé de la salle : une paysanne lui avait installé un lit. Lorsqu'elle nous aperçut, une salve d'injures déferla sur nos têtes innocentes; je tâtonnais déjà dans mes poches, en quête de ma seringue, quand le policier entra. Immédiatement notre malade se tut. Oui, elle consentait à partir avec le monsieur, A son bras elle quitta la maison et monta de bon gré dans l'auto.

Je n'oublierai jamais le retour qui suivit, Tous trois, le policier, l'autre infirmière et moi nous demeurions silencieux. La malade, elle, parlait, et exclusivement avec moi, assise en face d'elle. « Qui est-ce qui vous prend, soeur Eva? N'avez-vous pas honte de me traiter de la sorte? Comment; vous osez élever des objections? Fi, que c'est grossier! Ah! mais je ne me laisserai pas faire...» Et cela continua ainsi,


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tout le temps, d'une voix menaçante : dialogue sinistre avec une soeur Eva imaginaire, car tranquillement assise je ne disais mot.

Involontairement un souci m'assaillait : « Comment se fait-il qu'elle m'injurie ainsi? Pourquoi est-elle prévenue contre moi? N'ai-je pas été précisément toujours aimable, particulièrement amicale envers elle? Peut-être ai-je tout de même commis quelque faute, car c'est exclusivement moi qu'elle injurie. »

Je me creusais la tête en vain, car sans arrêt les paroles méchantes crépitaient à mon adresse. Que pouvais-je faire d'autre, sinon attendre dans l'humour et le calme, la fin du trajet? Le policier se faisait plus de souci. Il était livide lorsque nous débarquâmes. « Cette fois encore, cela s'est bien passé», soupira-t-il, soulagé, quand la porte du dortoir se fut refermée derrière la malade. L'humour, ce compagnon essentiel de notre vie, lui avait totalement manqué durant le trajet.

Vous devinez aisément qu'outre cet humour, nous avons besoin d'un certain ordre stable pour pouvoir travailler régulièrement dans l'atmosphère d'un service de psychiatrie.

Peut-être mes propos donnent-ils jusqu'à présent une idée un peu grise de. l'existence telle qu'elle se déroule chez nous : horaire très strict, maîtrise de soi-même, contact avec les plus difficiles d'entre les malades, thérapie par le travail... Mais je n'ai point encore mentionné qu'à côté de ces conditions naturelles et inéluctables, se marquent des efforts inlassables pour embellir le cadre de l'existence. Des fleurs ornent les tables et les appuis des fenêtres ; sur les tables de chevet s'étalent des napperons brodés, tandis que dans les différentes sections, les jardins, entourés de clôtures, et où les infirmières les plus douées déploient le meilleur de leur activité, se parent de couleurs éclatantes.

Durant les récréations, les malades sont assis, ou se promènent heureux, dans ces jardinets. Bien entendu, ils se montrent particulièrement réceptifs après un traitement d'électro-chocs. Ils s'enquièrent du nom des fleurs, observent avec un vif intérêt les crapauds paresseusement étendus au soleil de midi, près des pots de fleurs ou bien ils suivent


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intensément les premiers envols des petits d'un nid de merles. Il existe naturellement des malades déraisonnables, qui cherchent à arracher les fleurs ou à martyriser les animaux. Une infirmière se tient là, en permanence, pour l'empêcher. La plupart du temps, d'ailleurs, les malades veillent entre eux à ce qu'il ne se passe rien. Plus il y a de belles choses à voir, et plus s'estompe le désir de rentrer chez soi. « Ici, l'on peut se remettre, les entendons-nous s'exclamer. Voyez la clématite bleue sur le mur rouge... Ecoutez le murmure apaisant du jet d'eau... » On dirait parfois que bien des malades qui ne peuvent plus trouver de contact avec les êtres vivants tournent leur sensibilité vers la nature. Ils sont assis, paisibles, sur les bancs du jardin, et leur regard va des dahlias flamboyants aux tournesols d'or. Ici, rien de factice. Les fleurs ne parlent pas, elles restent toujours belles. Les arbres, eux aussi, sont beaux. Toutefois, pour certains malades, leur silhouette se transforme : ils se dressent aux abords de la maison, fantomatiques, annonciateurs de malheur. Durant les heures de travail, on n'a plus le temps de songer à ces formes bizarres et à ces visions il faut faire attention, se concentrer, et les phénomènes d'hallucination sont repoussés à l'arrière-plan de la conscience.

Un de nos malades nous contait à ce propos que chacune de ses oreilles abritait un ange. Tous les deux chantaient à tue-tête, jour et nuit. Quand le malade avait à travailler, les anges se fâchaient, leur chant s'affaiblissait, et l'ange de l'oreille gauche commençait à se rabougrir mais l'autre aussi rapetissait, et il était prévisible qu'un jour il se recroquevillerait complètement. Le malade n'expliquait point ses sentiments, s'il déplorait la disparition des anges ou s'en félicitait : en tous cas, ses occupations l'aidaient à les oublier. Mais certains n'arrivent même pas à trouver dans le travail un dérivatif. La catastrophe avance, quoi que nous fassions pour la détourner, en écartant les difficultés. Pour ces âmes fragiles, hyper-sensibles, la parole la plus inoffensive revêt un caractère menaçant. Le monde ténébreux se fait toujours plus proche, et maint malade se débat avec désespoir, dans cet état affreux, lançant même de.s coups de pied à l'ennemi présumé. Alors les médecins par des médicaments ou des


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électro-chocs viennent au secours des malheureux, et les choses s'améliorent temporairement, de sorte que les réalités quotidiennes sont perçues d'un regard plus net. A leur tour, reviennent les. joies : jours d'anniversaire, marqué par les bougies, la couronne de fleurs et le café à la chicorée; veillées du samedi où un chant du soir à plusieurs voix prépare l'atmosphère dominicale; et, au sommet, les fêtes qui viennent illuminer la grisaille des jours et des semaines. Les différents services organisent eux-mêmes des petits divertissements en plein air, avec de la musique, des lampions, un feu d'artifice. Il y a surtout les grandes dates de l'année : Pâques, la fête d'été et d'action de grâces pour la moisson, le carnaval... C'est sans doute Noël qui éveille chez tous ceux qui sont éloignés de leur foyer le plus vif sentiment d'abandon. Ils voudraient retrouver le souvenir de ce qui, jadis, a tant embelli cette époque pour eux; il s'agit alors de découvrir ce qui éveillera des résonances chez les faibles d'esprit aussi bien que chez les psychotiques intelligents. Il faut beaucoup de simplicité, mais dans un registre spirituel élevé. Toute évocation d'un caractère austère doit être évitée; ainsi le personnage d'Hérode peut susciter chez certains sujets des idées fâcheuses, voire des angoisses. Nous n'avons donc répété qu'un « Jeu de la Crèche », d'après des tableaux anciens. Point d'autres paroles que celles du récit évangélique, des mouvements lents et tranquilles, des couleurs belles et éclatantes... L'ange Gabriel apparaît à la Vierge Marie et aux pâtres dans les champs. Marie et Joseph vénèrent l'Enfant, des bergers et des Rois se rendent à la Crèche; leurs gestes sont solennels et fervents. Dans les coulisses retentissent des chants de Noël traditionnels à plusieurs voix. Une fois, nous avions joué dans le quartier des agitées afin que même les malades intransportables participent un peu à la séance, et notre suprême joie, fut de constater que sur les quarante femmes de la section une seule dut être éloignée. Toutes les autres se tinrnet parfaitement immobiles, regardant et écoutant avec intérêt, durant la demi-heure de spectacle. Personne n'eût pu croire que l'on se trouvait dans un service d'aliénés agités et dangereux pour la communauté. D'ailleurs, c'est là, dans chaque hôpital

ÉTUDES, mars 1958. CCXCVI. — 12


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psychiatrique, le but ardemment poursuivi : ne pas éveiller l'impression d'un asile. Il faut que l'existence se déroule calme et confortable, malgré l'importance des services (la plupart comportent plus de 60 patients), le travail urgent et écrasant, le personnel insuffisant. Ainsi les jours de l'Avent et de Noël sont-ils marqués par de belles heures, illuminés par les bougies, la musique, la verdure des sapins, comme cela se passerait « à la maison » ; et beaucoup de malades en ressentent une vraie gratitude.

Je veux encore évoquer un divertissement d'une nature très différente : le carnaval! Déjà, aux autres fêtes, les malades semblent détendus, mais au moment des jours gras, il devient impossible de les distinguer des bien-portants. Un long cortège se met en branle dans le parc : chevaux, voitures, bicyclettes, orchestre, et toute une foule étonnamment travestie! Les médecins, infirmiers, infirmières, et jusqu'au directeur et à la surveillante générale sont aussi méconnaissables que leurs pupilles. La salle des fêtes est décorée de couleurs bariolées. Le prince Carnaval fait son entrée. Il entame une Polonaise avec sa princesse, et, après plusieurs discours et toutes sortes d'invitations, le bal commence. Une infirmière ne doit refuser aucune danse à un malade, si bizarre que soit son comportement, c'est là une règle tacite strictement observée. On se promène à travers la salle et on surveille ses patients. Sont-ils encore au complet? Certes, oui, ils ne pensent pas à s'enfuir, ils s'amusent de trop bon coeur! Les médecins nomment «thérapies» ces festivités, et, de fait, les joies semblent vraiment faire oublier la maladie et la supporter plus légèrement. Collaborer à ce genre de traitement, n'est-ce pas là également un des côtés lumineux de notre profession?

Quant aux austérités inévitables que celle-ci comporte, je m'en voudrais de les dissimuler.

Une des grandes ombres qui plane sur une telle vocation, c'est l'absence de traditions. Nos chroniques ne nous ont laissé en modèle aucune figure éminente : point de religieuses ni de diaconesses, de Florence Nightingale ou d'Eisa Braudstrom. Il y a cent ans, notre tâche était assumée par des gardiens brutaux; des exceptions se rencontrèrent cer-


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tainement, mais elles restèrent isolées et ne marquèrent point. Aujourd'hui encore, l'infirmière psychiatrique reste peu considérée, le public s'en défie, elle a du mal à s'imposer. Tout naturellement, on attend d'elle de très hautes qualités de caractère, une extraordinaire habileté avec des malades dangereusement impressionnables, et beaucoup de connaissances techniques. Elle doit être au courant des prin-r cipales névroses et psychoses, du traitement par l'insuline, le cardiazol, l'azoman, par Féleetro-choc, savoir pratiquer l'alimentation par sonde, l'encéphalographie, etc. A ceci s'ajoutent bien entendu maintes notions de médecine générale, anatomie et physiologie, pratique des instruments, soins aux alités chroniques et aux infectieux, secourisme, observation clinique, et parmi mille autres choses, la connaissance des plus récentes médications : il existe par exemple des hôpitaux où le traitement d'électro-choc est précédé d'une paralysie des muscles par action du curare ou du suxil; afin que la crampe épileptiforme se produise avec moins d'intensité.

Néanmoins, le soin des aliénés semble trop souvent une branche peu relevée de la profession. On y rencontre des infirmières zélées et convaincues, mais aussi de celles qui n'abordent leur tâche /qu'en vue d'un gain temporaire et dans le but de se « caser ». La « relève » étant numériquement faible, le directeur d'établissement se voit parfois très limité dans ses choix; les infirmières qui passent de la médecine générale à la psychiatrie sont souvent uniquement attirées par les heures de loisir plus nombreuses et la liberté plus grande qui leur est accordée. Certes, je considère les loisirs comme nécessaires, mais l'accroissement de liberté me paraît une lourde servitude pour des gens qui ne savent en faire un juste usage...

Par ailleurs, on hésite souvent, en Allemagne, à accorder à l'infirmière de psychiatrie le beau titre de Schwester (Soeur), qui, en France, en Amérique et parfois en Angleterre, est réservé aux religieuses, mais qu'en pays de langue allemande on donne à toutes celles qui sont pourvues de certains diplômes hospitaliers. Ce caractère d'austérité et de dévouement, presque sacré, que nous confère notre profes-


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sion, serait-il fonction de la réussite à un examen? Une telle différenciation tend à rabaisser aux yeux du public et des infirmières elles-mêmes la spécialisation de psychiatrie, alors que, précisément, ce titre est éyocateur de la générosité qu'exige le service de nos malades.

Beaucoup de gens s'imaginent qu'à la longue, notre métier exerce sur nous une sorte de contagion; plus d'une, parmi nos collègues, pense de même. Pour moi, je n'en crois rien. Les maladies mentales ne sont point contagieuses, et il n'est plus question, aujourd'hui, de ces hystéries collectives que connut le Moyen Age. Tout comme les infirmières des autres services, nous essayons de faire passer sans cesse dans notre travail ce qui emplit notre coeur : du meilleur de nos forces, donner appui et sécurité aux créatures les plus misérables et les plus désemparées.

Sur notre route, sans doute, nous rencontrerons toujours des obstacles, que nous exercions en chirurgie, en médecine générale ou en psychiatrie. Ils viendront de notre entourage, ou de nous-même. Et chacune de nous pourra faire sienne la parole d'Hermann Hesse : « Je voulais seulement vivre selon l'impulsion profonde de mon être. Pourquoi donc est-ce si terriblement difficile? »

Eva von GADOW. Adaptation d'Henriette Bourdeau-Petit.


A LA RECHERCHE DE DIEU

Pages extraites du Journal de Jean de Pange (28 avril - 14 mai 1931)

Le 10 février dernier, le président Robert Schuman présidait une soirée consacrée à la mémoire du Comte Jean de Pange, rappelé à Dieu en juillet 1957. C'était l'occasion de dégager les traits d'un homme dont la disparition fait mieux mesurer à la fois la grandeur et la signification. Né à Paris en 1881, il était de vieille souche lorraine ■—-Pange est situé entre Metz et Sarrebourg. — Cela le prédestinait au rôle qui fut le sien. L'Europe n'était pas pour lui une nécessité économique, mais une tradition spirituelle. Le drame de' sa vie a été de voir se briser cette Europe du XVIII" et du xix" siècles, par la montée de nationalismes d'abord, puis par le national-socialisme. Ce drame, il l'a vécu dans sa chair, durant la guerre de 1914-1918 d'abord, où il fut commandant de batterie, puis durant l'occupation, où ses liens avec les Allemands suspects au régime naziste le firent arrêter et déporter. .

Son oeuvre, comme sa vie, a été consacrée à ce problème de l'Europe. Ancien élève de l'école des Chartes, il a laissé un héritage d'historien considérable. On mentionnera avant tout L'Allemagne depuis la Révolution française (1789-1945), qui est de 1947. Il laisse inédits une Histoire de la Maison de Lorraine et une Histoire du Saint-Empire. Sur le plan politique, il a consacré aux problèmes rhénans de nombreux articles dont plusieurs ont paru dans les Etudes. Mais le plus original de cette' oeuvre est constitué par une série d'essais où l'évocation historique, la réflexion politique et la méditation personnelle convergent autour de la même question. Ce sont Les soirées de Solcure (1927), Mes prisons (1945), Les meules de Dieu (1951). Ce dernier livre se termine par cette phrase : « L'accord de la France et de l'Allemagne ne se réalisera que dans l'union européenne dont Strasbourg devient le foyer. Cette ville ne pouvait remplir sa mission, tant que les meules de Dieu n'avaient pas broyé l'esprit d'usurpation et de conquête et permis l'avènement de la liberté. »

Tel est le visage de Jean de Pange que son oeuvre publiée faisait connaître. Mais le Journal qu'il rédigea quotidiennement de 1925 à 1957 nous en découvre un autre. D'abord celui d'une intelligence inquiète et attentive à tous les courants de son temps. Son mariage avec Mlle dé Broglie avait fait de lui le beau-frère de deux grands savants. Sa profonde honnêteté intellectuelle le rendait sensible aux difficultés suscitées par la science à une foi à laquelle il était par ailleurs profondément attaché. Le Journal témoigne de ce dialogue quotidien avec lui-même et avec ses contemporains. Mais, plus profondément, ce qui apparaît c'est la qualité exceptionnelle d'une âme soucieuse du bien jusqu'au scrupule, incomparablement haute dans


326 JEAN DE PANGE

ses affections, d'une vie intérieure intense. De cela, que beaucoup ne soupçonnaient pas, j'ai eu le privilège d'être le confident durant ses dernières années. Le Journal, à mesure qu'il sera publié, le révélera. Nous sommes reconnaissant à Mme la Comtesse de Pange d'avoir bien voulu nous en assurer la primeur.

Jean DANIÉLOU.

28 AVRIL

Sentiment de détresse. Incapacité d'agir. Doute. J'ai été jadis trop confiant, et c'est la réaction inévitable. La timidité est faite d'orgueil. Si l'on pouvait arracher l'orgueil, peut-être arriverait-on à juger les hommes. Je vais au temple de la rue Cortambert aux funérailles de Mme Bonzon. Comme ces cérémonies protestantes sont froides! C'est le pasteur Boegner qui lit les textes sacrés. De là à Chaillot pour les obsèques de Mme de Blacas. Le pauvre M. de Blacas, suivant le cercueil en boitant fait peine à voir. Il est un des rares hommes qui m'inspirent le respect. A déjeuner l'abbé Bottinelli, l'abbé Picard de la Vacquerie et Gandillac qui viennent nous parler du voyage de la mission universitaire en Irlande... Musée Guimet pour essayer les clichés pour ma conférence. Fatigué. Comme le pessimisme est nécessaire! Sans la crise que Louis 1 traversa de 1920 à 1922 il n'aurait peut-être pas eu l'énergie de se concentrer dans les recherches qui l'amenèrent à sa découverte.

29 AVRIL

Pauline téléphone à Maurice 2 pour sa conférence de ce soir. Il répond tristement : « Il n'y aura pas foule. » Louis n'y assistera même pas. Naïve ingratitude des enfants à l'égard de leurs pères spirituels! Plus je vais, plus je suis attristé par l'ingratitude, la tromperie; Pauline en rit et me dit que si l'on veut vivre « mitmachen » il faut accepter les règles du jeu. C'est ce que me dira la Karvina pendant le passage de Suez 3. Elle incarne la vie animale, son ondoiement rapide et nacré. Cortier, qui assiste à notre entretien,

1. Louis de Broglie.

2. Maurice de Broglie.

3. Dans un roman inachevé de J. de P.


A LA RECHERCHE DE DIEU 327

dit mélancoliquement : « A mon âge rien ne va plus. Les jeux sont faits. » Est-ce que La danse de Siva l ne pourrait pas être un drame en un grand nombre de tableaux? Je déjeune ici avec les Robert de Traz et le pasteur Boegner. Après déjeuner nous parlons de la prière pour les morts chez les protestants. Ils la pratiquent presque tous. Elle serait inutile si l'on admettait, comme les protestants primitifs, que le Purgatoire n'existe pas et que dès la mort l'âme va au ciel ou en enfer. Pourtant Boegner estime que cette sévérité, faite pour réagir contre l'abus des indulgences, doit être amendée. Il cite la première Epître de saint Pierre, ch. m, disant que le Christ est allé « prêcher aux âmes en prison » c'est-à-dire dans l'autre monde. Je vais chez les Pourtalès. Keyserling y parle de son enfance en Livonie, où la Ritterschaft gardait tous ses privilèges, élisait son Grand-Maréchal, avait des traditions de Haute Culture (Kant fut précepteur dans sa famille). Toutes ces familles venaient de Nieder Sachsen (Hanovre, Westphalie et partie de Hollande) par qui furent colonisées la France, l'Angleterre, la Livonie, etc.. Il dit que c'est à la perte de ses propriétés qu'il doit d'être devenu ce qu'il est. Tous les grands hommes étaient pauvres, du moins en esprit. Il faut surtout se faire un métier comme tous ceux qui sont là : Keyserling, Maurois, Pourtalès, qui font des conférences et deviennent des professionnels. A 5 h. 30 Maurice fait aux Arts et Métiers une conférence sur le noyau de l'atome. C'est le noyau qui donne à l'atome sa personnalité chimique. Si on lui arrache ses électrons il les reprendra le plus tôt possible. Mais il peut faire explosion comme dans le cas de la radio-activité. Il est défendu par le champ d'électricité positive qui l'entoure; on ne peut y faire pénétrer que des particules des corps radio-actifs.

30 AVRIL

Pendant une longue insomnie, je me disais que le seul tien dont on dispose en ce monde, c'est la vie. Mais elle

1. Cf. note précédente.


328 JEAN DE PANGE

n'a de valeur que par l'emploi que nous en faisons. Quelle discipline me suis-je proposé? Avant guerre je me pré. parais à être un homme du monde et un homme de lettres. Mais ces produits brillants d'une civilisation raffinée sont destinés à être asphyxiés dans l'atmosphère nouvelle de la démocratie. Leurs qualités mêmes hâteront leur disparition, comme il arrive aux espèces qui ne sont plus dans leur milieu originel. On n'admet plus que les métiers, comme au Moyen Age, c'est-à-dire des corporations qui prennent l'homme tout entier. Beauté du métier tel qu'il est décrit par Piuskin et Kipling. Pourquoi ne pas essayer de revenir à la conception de l'Ordre en tant que sacrement, caractère indélébile imposé sur la vie et la conscience, tel que l'ont gardé les Ordres de chevalerie? — Travaillé à La danse de Sîva. A 3 ti. 30 à l'Institut pour la réception de Chaumeix. Le centre était plein, on me fait monter dans la tribune Sud, au-dessus des bureaux; elle est presque vide mais j'y retrouve Jean de Boislisle. Chaumeix et Madelin font l'éloge de Clemenceau sans beaucoup de chaleur. Réception à la salle Decaen-Bellessort. — Au théâtre 1932, Pauline 1 parle sur les livres d'enfants. François 2 fait une lecture sans se troubler. Le soir, je retourne à ce théâtre pour la répétition générale de «Le Sacrement». Le 1er acte représente le bureau d'un professeur d'Université qui enseigne la critique des Evangiles : Luc et Marc dérivent de saint Mathieu, qui lui-même est douteux. L'Eglise repose sur une imposture. Il faut la détruire, etc. La fille du professeur est demandée en mariage par Luc de Nivert. La scène entre la mère de ce dernier et le professeur est très bien faite. Son embarras, son hostilité contre l'Eglise font soupçonner peu à peu qu'il est un ancien prêtre. Le problème est bien posé, mais la conclusion est mélo-dramatique. Au lieu de montrer l'influence des circonstances et des volontés extérieures (la fille, l'agent électoral, etc.), il aurait fallu montrer le prêtre se croyant sorti de l'Eglise mais en ayant gardé le sens, et finissant par reconnaître le caractère surnaturel de sa mission. Il faudrait traiter ce sujet d'après les mêmes procédés

1. Comtesse Jean de Pange.

2. François de Pange âgé de 12 ans.


A LA RECHERCHE DE DIEU 329

qUe « Rotatives ». Discussions d'exégèse. Puis l'ex-abbé, voué à l'action sociale et politique paraît dans des réunions publiques où l'auditoire est formé par la salle de théâtre, dans laquelle sont répartis des acteurs. Il veut construire la société future, la Cité de Dieu, et constate qu'il ne peut le faire sans l'Eglise.

2 MAI

Déjeuner chez Pierre de Luppé avec les Nadaillac auxquels il veut montrer ses porcelaines. Puis je vais voir l'exposition de la bibliothèque Rahir. J'aurais eu le goût des oeuvres d'art et des livres « en amateur » mais non en commerçant. Terrible spécialisation qu'impose la vie d'aujourd'hui. Thé chez le comte Podewilz. Causé avec un frère de Kùhlmann, et la fille de Cramer-Klett. Vieux souvenirs I Il faut vivre comme l'on pense, si l'on ne veut pas finir par penser comme l'on vit. Il faut lutter dans l'ordre de l'esprit, se fixer un but et tout y subordonner.

3 MAI

A 8 heures, messe aux Missions Etrangères. Je prends de plus en plus vivement conscience du Mal. Il a entièrement broyé certaines existences, comme celle d'un de mes frères. La mienne elle-même, relativement heureuse, a été assombrie par l'impossibilité de réaliser (et de garder quand elle est réalisée, comme pour Maurice) la perfection dont j'ai besoin en tout. Le Mal nous étreint de toutes parts. Comment nous en affranchir? Maurice 1 vient me chercher pour me conduire à Sceaux où je visite Péguy. Il habite, 10, rue Houdan, en face du Lycée Lakanal, une maisonnette sans étage où demeure sa mère. Il est couché. Par sa fenêtre ouverte, la vue s'étend sur des jardins et sur Arcueil. A propos des visites qu'il reçoit du P. Lebreton, guéri de la même maladie, il m'annonce qu'il est atteint de tuberculose. Tous les jours à 11 heures la fièvre commence à monter jusqu'à 5 heures, où elle atteint 39°. Il garde une admirable

1- Maurice de Broglie. ■ .. . ....- _. w.


330 JEAN DE PANGE

sérénité. Il ne doute pas que la Providence n'intervienne dans les plus petits détails et qu'elle n'assure toujours le triomphe du bien. «Si je dois mourir, je suis convaincu que ce sera pour mon bien ou pour celui de ma fiancée, parce qu'elle est réservée pour une autre oeuvre, ou parce qu'un de nos descendants aurait mal tourné. J'aboutis ainsi à la prédestination, mais qu'importe? La seule grande énigme est celle du mal moral, du refus d'écouter la voix du Bien de la part d'un grand nombre d'hommes.» Nous parlons ! de la réversibilité des mérites des enfants. En me reconduisant,

reconduisant, mère m'explique qu'il s'est surmené en travaillant à la fois pour le bulletin Joseph Lotte et pour sa thèse. Il k veillait jusqu'à 2 heures du matin. Il est de ces natures

| comme Maurice, qui se dépensent sans compter jusqu'à

| l'épuisement. Elles ont quelque chose d'angélique. En ren;■

ren;■ je téléphone à M. de Peslouan qui a été le camarade

i; de Charles Péguy et qui, bien qu'il ait passé par Polytechnique

Polytechnique Péguy par Normale, n'a pas cessé de le suivre dans ;; la vie. Il me parle de l'incroyable évolution de cette famille,

^ Mme Péguy s'opposant jadis à ce que ses enfants fussent

f baptisés, puis convertie sous une autre influence, et l'acti|

l'acti| de Péguy transformée chez Pierre en un mysticisme

| angélique. Comment le faire entrer dans un sanatorium?

I Téléphoné à Goyau, puis à Baldensperger.

I:

f 4 MAI '

:£' Je rejoins Pauline chez la tante de l'Aigle, qui raconte

J| la mort de son mari. Il avait quatre-vingt-sept ans, avait tra|i

tra|i dans la journée, dîné gaiement avec ses enfants et

| petits-enfants. A 3 heures du matin on appelle sa femme :

il il étouffait. Il dit : « C'est la mort. » Tandis qu'on allait

U, chercher un prêtre il expire sur l'épaule de sa femme. H

f| lui avait dit peu de jours avant qu'il ne craignait pas la

|| mort, n'ayant jamais voulu de mal à personne. Quelle fin

|j sereine! Préparé conférence en choisissant des photogra§§v

photogra§§v phies. Je suis obligé de me reporter au livre de Nettancourt.

Êi/ Comme notre personnalité est peu de chose, pour que nous

tf ne la retrouvions que dans les livres! I w

| 1


A LA RECHERCHE DE DIEU 331

5 MAI

Mal travaillé. La grande difficulté est de sortir de moi. N'est-ce pas la Grâce? Comment l'obtenir? Tant qu'on n'a pas appris à renoncer à soi-même pour se dévouer à une oeuvre, on n'est bon à rien. C'est ce qui fait la beauté des existences que nous envions, qui forment vraiment des centres, comme celle de Maritain.

Après-midi chez Berdiaeff, où le P. Augustin Jacubiac parle du libre arbitre et de la prédestination. Le libre arbitre ne peut être démontré par une catégorie de preuves qui satisfassent tout le monde. Mais son existence est démontrée par des preuves très différentes, dont chacune est adaptée à une nature d'esprit. Il consiste en un pouvoir de choix : action sur telle ou telle alternative ou abstention. La volonté ne crée pas, elle ne fait que libérer des forces. Il ne faut pas chercher à concilier la liberté et la prescience divine, car toutes deux sont irréductibles et incommensurables.

Berdiaeff n'aime pas l'expression de libre arbitre, qui a quelque chose de pélagien. Elle ne laisse qu'une liberté de choix et exclut toute création. Comment concilier la théorie de la liberté et celle de la Grâce? Alors elle n'est plus qu'un mot. En ce cas, comment admettre que Dieu se complaise dans la contemplation de toute la création, y compris l'enfer? Dostoïewski fait demander par un des frères Karamazov : « Aurais-tu créé le monde si tu avais prévu qu'il dût faire couler les larmes d'un petit enfant? »

Maritain remplace le mot de prescience divine par celui de vision actuelle, de présentialité. Le libre arbitre peut s'associer à l'impeccabilité pour les élus qui agissent dans l'autre monde.

Berdiaeff : Calvin est le seul qui ait osé dire qu'il pourrait être bon pour Dieu de créer un homme destiné à l'enfer. Comment se fait-il, si l'homme a si peu de mérite pour le bien, s'il ne peut rien sans la grâce, qu'il soit si grand pour le mal? La seule manière d'échapper à l'athéisme est de croire en Jésus-Christ. Au fond, le Christianisme


332 JEAN DE PANGE

n'est pas monothéiste, mais trinitaire, et il faut réintégrer cette notion dans la création. D'ailleurs le Javeh de l'Ancien Testament est le Christ qui, dit \'Apocalypse, est l'agneau immolé depuis le début du monde. N'est-ce pas lui qui est désigné dans le troisième chapitre de la Genèse : « Je suis celui qui est et qui reviendra? » Le soir avec Pauline préparé clichés pour conférence. Occupation énervante.

6 MAI

Beau soleil. Je m'installe dans le kiosque de la terrasse et écris ceci. Il faudrait que La danse de Siva eût pour base un problème religieux. Montrer l'ivresse de créer qu'on éprouve dans la jeunesse : l'amour, les affaires, la politique indigène. En remaniant les Appels de l'Orient pour ma conférence de demain, je pense à la discussion d'hier. Le seul moyen de résoudre l'antinomie ne serait-il pas d'admettre que l'individu n'existe qu'en fonction de l'humanité (cf. débats à la Société de Philosophie à propos de Louis x et de l'individualité de l'électron). L'humanité étant le corps mystique du Christ, celui-ci ne se complaît pas dans la contemplation de la création et de l'enfer. Il en souffre. La théorie de l'impassibilité divine se trouve dans les théologies asiatiques, jusqu'au Bouddhisme. Mais est-elle de l'essence du Christianisme? La doctrine de la Trinité, du Dieu incarné et souffrant semble résoudre toutes les contradictions. A 5 h. 30 à la Sorbonne, conférence de M. Hellpach, professeur à l'Université de Heidelberg sur l'Allemagne d'après 1918.

I) L'Etat : les Alliés ont imposé l'abolition de la monarchie, peut-être à leur détriment, car la démocratie est plus sensible aux revendications nationales. Mais il est probable que l'Allemagne reviendra à sa plus ancienne tradition : celle du chef à vie élu par le peuple, comme les Tchèques en ont donné l'exemple par Masaryck.

II) Le Volkstum : il se réalise aujourd'hui seulement pour la race germanique, dont l'unité n'était empêchée depuis des siècles que par la monarchie des Habsbourg.

1. Louis de Broglie.


A LA RECHERCHE DE DIEU 333

III) L'Esprit : pour la jeune génération Goethe est un passé défini. On n'étudie pas l'histoire, on la fait. Aussi ces jeunes gens ne cherchent-ils pas à connaître Paris ou Florence, mais New-York ou Moscou. Ils sont séduits par le goût de l'action, le pragmatisme américain, mais ils sont surtout anti-bourgeois et anti-capitalistes. Depuis la Réforme, l'Allemagne se détourne de la Latinité et se rapproche du Slavisme, qui représente pour elle la passion et les forces inconscientes.

Nous sommes invités à dîner au cercle Volney par Henri Lichtenberger, avec les Hellpach, les Boucher, les Geert, les Vibraye et Tonnelot.

8 MAI

Je pense à la conception calviniste des Hollandais, peutêtre aussi des Anglais, selon lesquels l'homme blanc a des devoirs sévères envers l'homme de couleur, sans que celuici ait aucun droit. N'est-il pas vrai que suivant Calvin personne n'a de droits? Il n'y a que des devoirs pour tous et la dépendance voulue par Dieu. C'est une conception pleine de grandeur, mais qui est très menacée à Java où le bolchévisme est en progrès. L'après-midi, ayant peu d'inspiration pour La danse de Siva, je vais voir Jacques Boulangeï*. Il est en robe de chambre bleue, au milieu de sa bibliothèque et de ses fiches. Nous parlons de Faust, de l'impossibilité pour les honnêtes gens de ne pas approuver notre programme. Il recommande la pièce de Bernard Shaw : La charrette de pommes. Admirable don d'amuser en parlant de choses sérieuses, dialogue étincelant. Cela ne s'acquiert pas. (Cf. Fabre-Luce.) A 5 heures je retrouve Fouret dans le cabinet de M. Fabre, administrateur de' la Comédie-Française. Il est à une répétition mais nous rejoint. Il doute que les sociétaires consentent à jouer Faust, n'arrivant même pas à interpréter Hamlet que l'on prépare depuis dix ans. Pourtant il demande le texte à leur soumettre. Il insiste sur la précarité des subventions accordées par l'Etat Français. Adenauer donne aux théâtres de Cologne 12 millions et demi de francs. A l'Union je lis dans la Revue Hebdomadaire des


334 JEAN DE PANGE

articles de Maurois sur Lyautey. Projet d'écrire pour les Débats: «Lyautey le Protecteur». Souvenirs d'Aïn Sefra (avant l'accord avec l'Angleterre sur le Maroc).

9 MAI

Je commence à rédiger cet article. Contrariétés au courrier. Déjeuner chez la mère de Nicole Xantho avec les Robert d'Harcourt, un diplomate qui revient de Rome (SaintSiège) et Mlle Vacaresco. Goûter ici en l'honneur de Thomas Mann. Le temps couvert et frais empêche de se tenir sur la terrasse. Arrivent les Kùhlmann, les Eisler, Mme de Constant, du Bos, et l'ambassadeur d'Allemagne. Celui-ci parle du parfait équilibre économique de la France, tel que Nicolay le lui exposa hier : « Mais, ajouta-t-il, si vous pouvez vous isoler, vous replier sur vous-même, n'empêchez pas les autres de former des unions douanières régionales. » « ...Il se peut en effet que le projet d'union douanière austroallemande favorise l'union douanière européenne en obligeant la France à le pousser plus activement. » Je cause avec la Comtesse Jean de Castellane qui me raconte l'accueil exceptionnellement aimable que les Anglais firent à elle et à son mari lorsqu'il se rendit à Londres comme président du Corîseil municipal. Il fut reçu au banc des vingt-six Aldermen, où se recrutent les Lords-Maires. Cela eût paru impossible il y a vingt ans. A mesure que les privilèges sociaux de l'aristocratie disparaissent, ses qualités naturelles peuvent se manifester librement.

10 MAI

A 8 heures, messe aux Missions Etrangères. Article Lyautey. A 5 heures chez le P. Laberthonnière, exposé de l'abbé Klein sur l'Eglise catholique. Par une singulière ironie le début de son exposé est interrompu par une musique militaire en l'honneur de Jeanne d'Arc que l'on fête aujourd'hui. L'Eglise est l'ensemble des baptisés (tout au moins de désir) qui croient au Christ et fondent sur lui leur vie religieuse. C'est de plus une société dont les membres sont


A LA RECHERCHE DE DIEU 335

unis au Christ au point de vivre de lui et d'être unis entre eux. Il y a en elle une circulation de vie spirituelle plus grande que partout ailleurs. La formation des Apôtres tient la place principale dans les instructions du Sauveur. L'Eglise préexiste à l'Ecriture. Consulter l'âbbé Brugère : De Ecclesia et De ver a religione. Comment concevoir l'autorité de l'Eglise quand elle semble contradictoire? Par exemple dans le Concile du Vatican, en ce qui concerne l'existence de Dieu, les Pères n'admettent pas qu'elle pût être démontrée, mais « certo cognosci ». Or en rédigeant le serment anti-moderniste, le Cardinal Billot exigea que les professeurs d'université affirmassent croire qu'elle pouvait être démontrée. En ce qui concerne le verset des Trois Témoins dans saint Jean (l'Eau, le Feu et l'Esprit) qui mentionne explicitement la Trinité, Rome ordonna d'en croire l'authenticité, alors qu'il ne figure dans aucun manuscrit grec ancien, qu'on ne l'a pas cité dans les anciennes controverses et que Rome elle-même admet maintenant que ce soit une interpolation.

Convient-il de se soumettre au delà du nécessaire? Quand l'abbé Klein fit à l'église de l'Institut catholique des conférences sur « le phénomène religieux, les manières de l'observer», le nonce Lorenzelli écrivit au supérieur des Carmes de les interrompre. L'abbé Klein dit qu'en ce cas il en indiquerait la raison, et le nonce n'insista pas. Mais il avait écrit à Rome d'où vinrent de nouveaux ordres. Le Cardinal Richard obtint une enquête pour étouffer la chose. Le P. Laberthonnière dit qu'il faut savoir supporter des injustices, sinon on est révolutionnaire, mais il n'est pas nécessaire d'y coopérer. Quand le Cardinal Richard lui transmit la condamnation de Rome, il répondit qu'il n'avait eu ni les croyances, ni les intentions qu'on lui prêtait, et refusa la soumission sans condition que lui demandait le Cardinal Amette.

L'hôtesse du P. Tyrrell 1, Miss Petre, à laquelle son évêque demandait de souscrire aux encycliques Lamentabili et Pascendi déclara qu'elle appartenait à une vieille famille catho1.

catho1. de Tyrrell, ses méditations spirituelles : Nova et Vetera.


336 JEAN DE PANGE

lique et que plusieurs de ses ancêtres étaient morts pour la foi. Elle demanda si on pouvait lui assurer que ces encycliques méritassent qu'on mourût pour elles. L?abbé Maignin fait remarquer que la Trinité nous donne le prototype de l'oeuvre c'est-à-dire de la multiplicité dans l'unité. Le P. Laberthonnière conseille de consulter Bérulle : Mémoire sur la direction des supérieurs. Dieu a fait le monde non pour lui mais pour les âmes. Il nous a accordés à nousmêmes pour nous permettre de nous donner à autrui. Il faut concevoir l'autre monde comme une communion de toutes les âmes où pourtant chacune d'elles garderait une certaine conscience de son passé. Bergson a une conception bouddhique de l'individualité, qui serait faite uniquement avec la matière. Dieu nous veut chacun avec notre individualité . propre, qui grâce à la résurrection des corps restera toujours associée à notre personnalité. Le mystère de la charité c'est que chacun, en restant lui-même, puisse vivre de la vie de tous.

Pierre 3 vient dîner. A propos de Lyautey, nous parlons de la psychologie du chef. C'est celui qui se fait suivre, même par la douceur. C'est un guide, un apôtre.

11 MAI

Continué La danse de Siva (baie d'Along). A 5 h. 30 à la Sorbonne. Conférence de Thomas Mann. L'amphithéâtre Richelieu est comble. Je suis auprès d'Eisler et de Jean Baruzi dont la suppléance au Collège de France finit cette année, Loisy reprenant sa chaire. Thomas Mann entre avec l'ambassadeur, le recteur, etc.. Ovation. Je remarque les traits énergiques de sa figure. Il commence en allemand une conférence sur Freud. Celui-ci continue la réaction contre l'Aufklârung que Nietzsche avait commencée. Sentiment de la puissance de l'instinct, de l'irrationnel, de ces éléments troubles qui ne pénètrent pas toujours jusqu'à la conscience. Le soir je reprends mon roman. Je retrouve dans un vieux cahier le touchant billet au crayon que ma belle-mère

1. Pierre de Pange.


A LA RECHERCHE DE DIEU 337

écrivit en quittant Broglie, à la fin de septembre 1910, et qu'elle glissa dans un buvard à notre intention « Quand vous serez ici, mes chers enfants, pensez à ceux qui s'aimaient et qui ont été séparés, et que Dieu vous laisse longtemps ensemble.» Que j'ai été heureux dans ce temps-là! Pourquoi étais-je déjà attristé par une sorte de pressentiment?

13 MAI

Roman (Macao-Hong Kong). A déjeuner Max Joly qui apporte des romans d'aventures sur lesquels il doit faire une lecture au théâtre 1932. Pauline fait au Lycéum une conférence sur l'éducation des enfants. Je vais au PalaisRoyal, à la coopération intellectuelle, je vois M. Coeuroy, qui pour la représentation de Faust m'engage à m'adresser à un imprésario comme Delagrange et à demander un subside à la caisse des jeux. A l'Union, le Général Henry avec qui je parle de Lyautey : de notre première rencontre à Aïn-Sefra, chez le maréchal. Lyautey avait profondément subi l'empreinte de Galliéni dont il se demandait toujours : «Que ferait-il en ce moment?» Je reviens à pied par une chaude soirée, la première que nous ayons eue. Rue Royale une pancarte et un haut-parleur annoncent le résultat de l'élection présidentielle de Versailles. Doumer vient en tête avec 441 voix. Briand n'en a que 401. Le haut-parleur annonce que l'élection n'ayant pour objet que la politique intérieure, il garde son posté de Ministre des Affaires Etrangères, et part demain pour Genève. Comme le monde intérieur est plus beau que tout cela! En rentrant je trouve Cavenel auquel je paye la moitié de son voyage pour MonteCarlo. Il parle de ses études d'astronomie, de sa foi dans l'action de la Providence sur tous les êtres. « Je suis plus croyant que bien des prêtres, mais ma messe à moi c'est de regarder le ciel par un beau soir d'été. » Singulier hôtelier philosophe!


338 JEAN DE PANGE

14 MAI

Ascension. A 8 heures, messe aux Missions Etrangères. J'écris une longue lettre d'affaires qui me prend une grande partie de la matinée. Jadis je traitais ces questions de trop haut; peut-être maintenant suis-je tombé dans le défaut contraire? Après déjeuner je vais avec François à l'exposition coloniale de Vincennes. On est choqué par la disproportion des motifs. L'étage central d'Angkor Wat a été reproduit à sa dimension naturelle, mais les nagas qui le précèdent sont au tiers de leur grandeur 'à Angkor et les étangs sont remplacés par de misérables bassins. Nous visitons le pavillon du Maroc, dont les murs portent des devises de Lyautey et de ses successeurs sur le protectorat, l'association avec les indigènes étant l'objet de la politique française, et non leur suppression comme on la tenta au début de l'occupation de l'Algérie. En rentrant je trouve ici Maurice de Broglie qui prend le thé. R... vient dîner. Nous montons ensuite sur la terrasse. Il dit que j'exerçai une grande influence sur lui l'an dernier en lui disant qu'on se devait à ses enfants plus qu'à ses parents. Cela le décida à ne pas épouser Mlle J... et à se rapprocher de sa femme. Du côté de Saint-Sulpice le ciel entre peu à peu dans l'ombre, mais l'éclairage de la ville forme encore des bandes mauves au-dessus desquelles traînent des pans d'azur. Nous parlons de l'autre monde, de l'Incarnation dont les théologiens admettent qu'elle a pu se produire dans d'autres planètes, de l'immortalité qui est peut-être un sentiment collectif. R... raconte qu'il n'y eut que lé P. de Grandmaison qui osât lui avouer qu'il n'était pas fait pour la Compagnie de Jésus. « Devant la vie d'un homme il n'y a pas d'intérêt religieux qui compte, car il n'est responsable de son développement que devant Dieu. » J'insiste sur la grandeur que donne au Christianisme le dogme de la Trinité et de l'Incarnation par laquelle un Dieu souffrant, qui est en agonie jusqu'à la fin du monde, s'intègre à l'humanité pour la relever. Quelle admirable association de la Pitié et de la Justice ! Je devrais écrire un livre : « le Dieu souffrant ».

Jean de PANGE.


QUEL FÉDÉRALISME?

L'Union française est entrée dans une passe de sénescence ou de transformation, selon les jugements plus ou moins prophétiques portés par chacun. Certains rêvent, dit-on, que tout puisse continuer comme par le passé; d'autres préconisent le simple éclatement en poussière de neuves et totales indépendances : extrémistes de tempérament qu'une mythologie de primitifs s'obstine à classer d'après les symétries dextre ou senestre du corps humain. Mais ceux-là ne sont qu'une minorité; entre les autres, «les antagonismes sont en partie artificiels et viennent de procès d'intentions x ». La plus grande part des Français de la métropole et des autochtones de l'Union pense, au moins pour le moment, à un aménagement neuf de la vie politique en commun. Beaucoup prononcent le mot, un peu magique, de fédéralisme. Il n'est pas inutile d'explorer l'avenir possible dans cette direction. En quoi consiste le phénomène fédératif? Comment cette forme étatique peut-elle s'appliquer à ce qu'on appelait l'Empire français?

1 * ■ * *

Les hommes se trouvent groupés en nations par le fait qu'existent des affinités de race, de langue, d'usages et d'intérêts qui tendent à les rassembler en communautés plus ou moins étendues. Ces seules accointances sont plutôt, conditions que causes. Il faut qu'il s'y ajoute une volonté, au moins diffuse, de vie en commun. Plébiscite quotidien, comme disait Renan, le phénomène national n'existe pas sans cet élément intentionnel, sans cette volition qu'a sollicitée ou extorquée l'Histoire. Mais cette description très générale et très classique ne se vérifie dans la réalité qu'avec des modalités extrêmement variées. Il se peut

1. Edgar Faure, au reporter de Combat, 3 février, p. 9.


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d'abord que les affinités et les ressemblances ne soient que fragmentaires et demeurent loin de l'uniformité. Il se peut que les intérêts ne coïncident que partiellement. Ensuite le vouloir-vivre collectif peut comporter des nuances, s'assortir de conditions, et surtout se limiter à certains domaines de la vie en commun.

L'Etat, en devenant l'armature institutionnelle de la nation et comme sa projection juridique, tiendra compte de cette complexe réalité qu'il a charge de traduire. Il devra découvrir pour lui-même une forme capable de se modeler sur ces diverses exigences. Un groupement de culture très homogène, où les intérêts sont en gros concordants, que les pressions de l'histoire ont rendu serré, tendra à engendrer un Etat unitaire, dont le type est pour nous la France telle que l'ont faite la Monarchie administrative, la Révolution et l'Empire.

En revanche, un groupement peut naître par le rassemblement d'unités d'abord distinctes, dont certaines tendances s'avéraient divergentes, mais qui ont senti en même temps la pression d'intérêts communs et entrevu l'utilité d'une agrégation ou fusion partielle. Un traité (foedus) a généralement présidé à ce mariage de raison. Certaines compétences ont été réservées aux autorités primitives, d'autres attribuées à l'Etat nouveau qui les coiffe en quelque sorte. C'est l'histoire de la fondation des Etats-Unis d'Amérique et de l'Etat fédéral suisse. Ou bien, à l'inverse, un appareil unitaire se révèle inadapté et cède à des forces centrifuges; des compétences, jusque-là réservées au centre, passent à la périphérie. Ainsi en fut-il de l'Empire britannique durant une période de son histoire fluide et difficile à canaliser dans des catégories juridiques, période aujourd'hui révolue. Ainsi encore de la Russie unitaire devenue Union fédérale, dans la mesure où la constitution stalinienne n'est pas un trompe-l'oeil.

Le phénomène fédératif peut revêtir dans l'histoire des formes diverses, mais on y observera toujours les traits suivants. D'abord un partage de la puissance étatique et des attributs de la souveraineté entre les Etats fédérés et l'Etat fédéral. L'Etat membre, dit fédéré (Texas ou Illinois


QUEL FÉDÉRALISME? 341

par exemple) jouit de l'autonomie législative et édicté ses propres lois qu'appliquent ses propres tribunaux. Il est régi par de véritables gouvernants et non par des agents soumis à la tutelle du pouvoir central, comme l'est un préfet français. L'Etat fédéral n'a aucun droit d'immixtion dans cette administration de l'Etat membre. Ainsi est assurée l'autonomie qu'appelait la diversité des unités fédérées et leur souci de garder une individualité propre — premier objectif des constituants.

En outre, l'Etat fédéral édicté une législation commune aux citoyens des Etats membres et dispose de pouvoirs administratifs en ce qui regarde les matières de sa compétence. Cette compétence est fixée en général limitativement par la Constitution, ce qui signifie que la compétence de l'Etat membre constitue le droit commun et celle de l'Etat fédéral l'exception. Ainsi on atteint le second but visé par les constituants : parvenir, en dépit des diversités conservées, à une unité supérieure supposée l'avantage de tous. Les matières réservées à la compétence de l'Etat fédéral sont celles qui intéressent l'ensemble de l'Union. Sans doute il est toujours assez arbitraire de distinguer des buts locaux et nationaux, puisque des services comme l'enseignement, la police, l'assistance, concernent à la fois la population locale et l'ensemble du pays. Mais en pratique, par la médiation des nécessités historiques, il s'opère une distinction des tâches qui laisse toujours à l'Etat fédéral les grandes responsabilités de la défense nationale et des relations étrangères. L'expérience montre d'ailleurs que cette compétence fédérale a tendance à s'élargir, à mesure que s'accentue le caractère commun des problèmes à résoudre, comme il arrive dans presque tous les Etats modernes.

Le phénomène fédératif se caractérise non seulement par cette division des compétences, qui est respect de la diversité, mais aussi par un aspect sociétaire qui est aménagement de l'unité. Les Etats membres participent, en tant que tels, à la formation de la volonté de l'Etat fédéral, qui n'a d'existence que par eux. Ici gît la différence avec des Etats unitaires où la décentralisation a donné aux diverses provinces ou départements (Aube ou Aude) des organes


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propres de décision locale, sans que ceux-ci aient part comme tels aux décisions centrales. Cet aspect sociétaire se manifeste classiquement à la tête de l'Etat fédéral par l'existence d'une seconde assemblée qui représente les Etats fédérés : Sénat américain, Bundesrat allemand, Conseil des Etats en Suisse, Soviet des nationalités en URSS. La première chambre étant choisie par la totalité de la nation et proportionnellement à la population de chaque Etat membre, cette seconde chambre est au contraire composée d'un nombre de délégués égal pour chaque Etat, quelle que soit sa population.

L'égalité entre Etats membres est-elle essentielle à la conception fédéraliste? Il est de fait qu'en Suisse et aux Etats-Unis, l'Union n'aurait pu s'accomplir que sur la base de cette égalité et que l'esprit public y demeure attaché. La République fédérale allemande actuelle a suivi la même voie. Mais on ne peut oublier que l'Allemagne a connu une forme fédérale avec prépondérance de la Prusse, l'Etat le plus peuplé dont le roi était empereur et le ministre-président chancelier; fédéralisme encore mais avec glissement net vers une forme unitaire.

Le phénomène fédératif, dont on vient d'indiquer les grandes lignes classiques est susceptible de formes variées. Plutôt qu'une construction juridique unique, il représente un ensemble d'aspirations qui peuvent se couler dans des moules analogues mais pourtant assez diversifiés.

Ce sont ces aspirations et ces besoins du complexe français actuel qui appellent peut-être un appareil fédéral. On l'entend proposer sans trop de précisions par beaucoup qui se soucient d'un changement de notre structure constitutionnelle.

Les faits imposent-ils une évolution dans l'organisation interne de l'Union française? On n'en peut guère douter, d'autant que ce processus est déjà amorcé par la loi-cadre destinée à l'Afrique française. Il faut bien avouer que dans


QUEL FÉDÉRALISME? 343

ces projets ou propositions d'un nouveau statut, aussi bien ceux qui sont l'oeuvre d'Africains que de Français, règne une certaine confusion d'idées ou au moins de vocabulaire.

Ecartons d'abord les méprises dues aux ressemblances de termes. M. Senghor a parlé récemment 1 d'une « Union confédérale française avec des abandons réciproques de souveraineté », d'une « République confédérale française » où il désirait rester « pour l'éternité », d'une « indépendance qui ne peut se concevoir finalement que dans une République confédérale française ». On voit mal comment une indépendance se concilie avec des abandons de souveraineté. Surtout on soupçonne une confusion entre la Confédération d'Etats indépendants et la forme fédérative. On peut concevoir en effet qu'un Dahomey indépendant s'entende avec la France et avec d'autres pour établir un statut analogue à celui qui a régi l'Allemagne pendant des siècles et la Suisse quelques années : des entités souveraines conviennent de former un groupement de caractère international, sans rien sacrifier de leur souveraineté interne ou externe. Il n'existe pas alors de pouvoir central, d'Etat fédéral superposé, de pouvoir législatif ou exécutif commun, mais un organe de rencontre (une Diète) où chacun délègue des ambassadeurs. Cette forme d'union reste très faible, à peine plus serrée qu'une alliance. Elle ne répond pas au besoin d'unité avec la métropole que nombre. d'Africains ressentent encore. Elle ne peut être que la préface, sans doute superflue, d'une séparation totale, ou encore le vestige, un peu hypocrite, d'une union ancienne. Elle suppose une indépendance complète déjà acquise; et il semble que les leaders africains réunis à Bamako, tout comme l'opinion française, n'acceptent pas cette idée.

C'est, pensons-nous, une méprise du même genre qui se dissimule derrière la formule d'un « ensemble francomaghrébin ». On peut être sûr que les anciens protectorats de Tunisie et du Maroc devenus indépendants ne veulent ni ne peuvent accepter aucune limitation d'une souveraineté nouvellement acquise. Cela les exclut d'un ensemble fédéral

1. Rapporté par le Monde, 8 février 1958.


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quelconque. Ils ont refusé d'entrer dans l'Union française comme Etats associés et se défieraient sans doute d'une simple confédération, malgré la lâcheté du lien purement international qui la relierait. L'idée d'un ensemble francomaghrébin paraît surtout un instrument de lutte tactique pour obtenir un statut algérien proche de celui de la Tunisie et du Maroc, c'est-à-dire proche de l'indépendance, dont on a scrupule de prononcer le nom.

En revanche la formule de «l'autonomie interne», malgré son peu de précision, nous ramène à la technique même du fédéralisme. L'actuelle loi-cadre pour l'Afrique constitue évidemment un pas dans cette direction. Puisqu'on propose cette espèce de vêtement juridique pour habiller les transformations de l'Union française, on doit essayer de voir de près les formes qui en sont concevables et comment elles peuvent s'adapter au corps à couvrir. Travail indispensable, si l'on ne veut pas en rester aux mots dont le vague étonne ou rassure et dont les amphibologies servent si bien les tactiques du jeu politique.

Imaginons ce que serait une Union française moulée dans la forme classique du fédéralisme. La France, le Sénégal, le Dahomey (ou peut-être une AOF unifiée sur elle-même au premier degré) y figureraient comme Etats membres. Chacun aurait son gouvernement propre; et une Assemblée fédérale composée de représentants des Etats fédérés et une administration fédérale commune siégeraient au centre de cette Union (Paris, ou un « district fédéral » comme celui de Washington). La France, aujourd'hui dite métropolitaine, serait un Etat de New-York ou un canton de Bâle, l'AOF et l'AEF seraient Carolines du Nord et du Sud ou cantons de Lucerne et du Tessin.

Qu'on puisse seulement ouvrir de pareilles perspectives, certains s'en indigneront comme d'un blasphème contre la patrie. D'autres y verront peut-être une intention parodique et le désir tortueux d'ériger un épouvantail. Pourtant c'est à une organisation de ce genre qu'on doit songer tout d'abord, si l'on parle sincèrement de fédéralisme. Mais il faut bien dire tout de suite que l'opinion publique, tant africaine que française, répugnerait à un projet qui, tel


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quel, ne répond pas du tout aux impératifs de l'histoire et de l'économie.

Cette organisation suppose en effet que ce qu'on appelait la métropole et ce qu'on n'appelle plus les colonies constituent des entités similaires, fongibles, en quelque sorte interchangeables et se trouvant prêtes à entrer à égalité clans le schéma fédéraliste. Or il n'en est rien.

Il ne s'agit pas d'une imaginaire supériorité raciale qui interdirait de réunir en faisceau un Etat membre blanc et des Etats membres noirs. Il s'agit d'abord de psychologie historique. Les Français, happés depuis deux mille ans par les courants de l'histoire européenne, sont-ils prêts à laisser la direction de leur barque à un Etat fédéral issu pour une grande part de la volonté d'Etats fédérés africains? On ne peut guère songer à le leur imposer. Imaginer que les rapports franco-allemands ou franco-russes dépendent . d'un Congrès où les élus africains seraient près de la moitié, est-ce autre chose qu'une vue de l'esprit? Par ailleurs l'attention des Africains paraît bien, et légitimement, centrée sur les problèmes de leur continent; les tâches à accomplir y réclament toutes leurs forces; tournés vers leur passé et leur avenir à eux, ils ont conscience que seul un accident historique assez récent les a associés à la France plutôt qu'à l'Angleterre ou au Portugal, comme certains de leurs voisins... Les treize colonies affranchies de l'Amérique du Nord, se trouvaient séparées par de fortes dissensions, sur lesquelles on a peut-être trop insisté pour montrer que le fédéralisme était oeuvre>de raison; elles n'en avaient pas moins une culture et un passé communs, qui rendirent possible la Convention de 1787. Qui ne voit combien le problème franco-africain se révèle différent?

L'inégalité économique présente un autre obstacle. Les pays qu'on voudrait unir à la métropole par un lien nouveau, se trouvent en retard sur elle dans leur développement. C'était même là une des causes, et peut-être des justifications, de la colonisation. Le fait d'être plus riche ne s'oppose pas évidemment à une association avec un moins favorisé. Mais il entraîne cette conséquence que le plus avancé doit fournir une aide en capitaux et en techniciens,


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ce qui n'achemine pas vers l'égalité fédérale. Dira-t-on ■— vieille formule des avocats du suffrage censitaire — que c'est à ceux qui paient les impôts de les voter? Non, sans doute. Mais il resterait qu'un budget fédéral alimenté surtout par des contributions ex-métropolitaines dépendrait peur une grande part de parlementaires africains. Est-ce que les uns le demandent? Est-ce que les autres sont prêts à l'accepter? Il ne semble pas. On ne prône pas le geste d'une boulangère, Marianne, qui s'accroupit sur ses écus, mais on la voit mal confier les clefs du coffre à un consortium de cousins germains, et on n'entend pas ceux-ci réclamer cela.

On peut donc conclure que l'Union française ne peut se couler dans la forme classique du fédéralisme, quelque attirant que soit ce mot. Il s'agit de faits. Les âmes bien nées et bien parlantes peuvent émouvoir en évoquant une communauté de peuples, et revêtir cette émotion de concepts assez prestigieux. Encore faut-il que leur succèdent quelques artisans aux prises avec la matière même pour oeuvrer dans le possible et le réel.

Mais justement tout espoir n'est pas perdu, car le phénomène fédératif on le sait, peut affecter des formes diverses. Certains ont donc entrepris d'amender le schéma classique pour l'adapter aux besoins de l'Union française 1.

L'un des moyens consiste à élargir dans le Sénat fédéral la représentation métropolitaine et par conséquent à y pondérer en quelque sorte les suffrages. Qn y parvient en groupant les départements métropolitains en 35 territoires fédérés, l'Afrique noire formant 12 ou 14 territoires fédérés et l'Algérie 4. Chaque territoire envoie, selon sa population quatre ou six représentants au Sénat fédéral. Il n'y a pas d'autre assemblée fédérale (différence avec le bicamérisme

1. Par exemple le projet établi d'après les travaux dirigés par le Conseiller d'Etat Blocq-Mascart, et édité l'an dernier par La Fédération (9, rue Auber) sous le titre : « La République française, Etat fédéral ».


QUEL FÉDÉRALISME? 347

américain ou suisse). Mais les territoires fédérés sont en même temps regroupés en régions qui élisent chacune leur assemblée législative régionale : une pour la France et une aussi respectivement pour l'Algérie, Madagascar, l'Afrique orientale, centrale, équatoriale. Le président de la République est chef du gouvernement fédéral. Il existe un conseil des ministres fédéral et des conseils de gouvernement auprès des assemblées législatives de chaque région. Une Cour suprême juge les différends entre assemblées. Quelques territoires moins évolués (Tchad par exemple et Sahara) n'accèdent pas encore au rang de territoire fédéré,' mais restent sous la dépendance directe de l'administration fédérale.

Il y a là certainement des vues aussi ingénieuses que fécondes. En particulier l'absence d'une assemblée fédérale analogue à la Chambre des Représentants américains valorise certainement les assemblées législatives régionales, et répond ainsi à un désir africain sans apporter grand changement interne en ce qui concerne la France métropolitaine. En même temps la présence d'un Commissaire de la République à la tête des Conseils de gouvernements régionaux assure la liaison nécessaire entre les exécutifs.

Si prudemment et délicatement que ces plans soient élaborés par des juristes, ils n'ont chance de passer dans les faits que si une psychologie politique a été préparée pour les recevoir. L'Assemblée nationale française se résignerait-elle au rôle qu'on lui assigne et qui est plutôt effacé relativement à sa prépondérance actuelle? L'opinion politique de nos gouvernants et du public est-elle prête à ce saut généreux dans l'inconnu qu'est la création du Sénat fédéral, même si les Français de race n'y sont plus éclipsés? Les partis si jaloux verront-ils sans inquiétude leur mouvance affectée par l'irruption de tant de nouveaux élus qu'ils craindront de voir s'enrôler sous des bannières adverses ?

Surtout, les hommes d'Etat africains paraissent peu disposés à accepter une construction rigoureuse et faite pour durer. Certains se plaignent déjà que la loi-cadre de 1957 soit conçue comme une forme rigide. Ils la disent dépassée.


348 ANDRÉ BONNICHON

Or un stade ne peut être dit dépassé que par référence à un but ultime. Certains pensent que ce but, proche ou lointain, c'est l'indépendance et que tout fédéralisme ne constitue qu'une étape qui doit y mener. C'est bien sûr la solution qui demande le moins d'imagination et ébranle le plus de sensibilité. De là une part de son succès. Mais est-elle celle qui maintenant répond le mieux aux besoins et aux aspirations des peuples?

Une solution fédérale au problème de l'Union française n'a d'utilité que si elle peut constituer une forme stable et durable. Si l'indépendance totale des territoires ultramarins est à prévoir pour demain ou après-demain, ces recherches constitutionnelles ne valent pas une heure de peine. On renonce alors au mariage de raison, qui aurait pu s'accompagner d'attachement sincère. Il suffira, au gré des pressions, des marchandages et des lassitudes, de s'approcher, à petits coups de réformes empiriques, du terme fatidique rêvé ou subi : le divorce.

Ce n'est pas ce qu'escomptent les amis de l'Afrique; et la foi des Fédéralistes se fonde au contraire sur la conviction qu'une communauté est désirable et qu'il faut la rendre viable. La question se pose aujourd'hui plus pressante. Les hommes de l'art sont prêts à faire des plans, comme celui dont nous venons, trop brièvement, d'indiquer les grandes lignes. Ce qui manque encore c'est un essor de la psychologie de communauté, une confiance mutuelle, un réalisme sain, un goût du neuf. Que ce climat s'établisse, et, en place de repliements trop faciles, un grand ensemble plurinational peut naître.

André BONNICHON.


I/ÉCUMÈ DES JOURS

Forteresse blindée de verre, érigée au sommet de l'horizon, le sana semble posé là, de toute éternité, pour défendre les avancées du ciel. Ou ne garde-t-il les défilés terrestres de quelque invasion ailée? Territoire sans mandat, il bénéficie de tous les inconvénients de l'ex-territorialité. Ce n'est pas encore l'absolu, certes, mais ce n'est pas non plus la terre. Les nuages l'assiègent, et les brumes du sol. Des écharpes d'oiseaux enserrent ses tourelles, et, des quatre points cardinaux, les arbres se pressent vers lui.

Navire échoué au plus haut d'un récif, le sana attend quelque marée géante qui le rendra à son destin errant. Les embruns emperlent ses haubans et le soleil fait luire sur sa coque des croûtes de sel. Le vent, dans la mâture, joue des hymnes tristes que scande une quinte de toux.

Equipage pétrifié, garnison statufiée, les malades du sana expient-ils quelque faute personnelle? Ou chargés de tous les péchés du monde, et de toutes les laideurs, ne formentils pas plutôt sur leurs chaises-longues, face au ciel, les premiers maillons d'une longue chaîne d'intercessions? Nul n'est innnocent, s'il a participé aux luttes, toujours impures, des hommes. Et dans le grand silence des soirs de juin, c'est toute l'orgueilleuse misère humaine, qui rampe dans les veines de ce corps exsangue.

Heures volées, qui ne sont ni d'hier, ni d'aujourd'hui, ni de demain, heures tendues aux écoutes du mal qui ronge, saisons de défaite, longue attente immobile au bord du gouffre noir d'où montent les cris et les parfums de la vie. Jours tissés de regret, d'espoirs et de craintes, postés au seuil d'une éternité factice; jours qui recèlent de fragiles beautés, nous rendrez-vous notre regard d'enfance, qui, au sein des villes trapues, faisait naître de grands jardins odorants et sauvages? Nous rendrez-vous l'accent des mots que mil jamais, n'a prononcés...


350 FLORENT RAES

De lourds nuages difformes campent dans le ciel, les piquets de leurs tentes mollement enfoncés dans l'humus du soir. D'étoile en étoile s'éloigne le vol lent des ramiers. Bercé de rafales, le sana, tous feux allumés, domine la grande plaine silencieuse.

Paix sur terre... Puisque en ce haut lieu, des hommes emmitouflés de fatigue et de fièvre prospectent patiemment et l'espace et le temps, afin qu'à l'aube nouvelle jaillissent de claires sources de tendresse et de pardon.

LE CIEL EST CALME ET BLANC...

Le ciel au-dessus du sanatorium est calme et blanc. Les grosses cloches du vent se sont tues, immobilisées par le gel. Au loin, un croissant de lune luit faiblement. Par la fenêtre ouverte sur le grand vide du soir, le malade couché, voit monter comme chaque jour à la même heure, un paysage de steppes et d'océans figés.

Le monde est pauvre et nu, dépouillé par l'hiver de sa toison de récoltes et de forêts, il étale les plaques livides et les cicatrices de sa vieille peau ridée, sous laquelle on devine une ossature lourde et de grands trous noirs.

Le malade au sana, couché pour des mois et des mois, n'a que son passé pour se distraire. Il lui faut, pour oublier son mal et les menaces de l'avenir, retourner vivre bien en arrière, en de lointains pays où dans le ciel bleu voguent de doux nuages, où la terre brune est élastique et souple sous son pas. Il doit, ce malade, s'élancer à la poursuite d'images dont les contours deviennent flous, mais où se distinguent encore, au milieu de hautes plages, des silhouettes harmonieuses et de claires constructions.

Muré dans son alvéole de béton, d'acier et de verre, il vit dans un univers étrange. Le relent pharmaceutique des jours se mêle à des parfums venus du fond de la mémoire : senteurs fraîches des aubes d'autrefois, odeurs d'herbes brûlées, de marées et de bon pain chaud. La robe austère


h:: L'ÉCUME DES JOURS 351 l

des infirmières et leur ridicule bonnet blanc s'intègrent dans la ronde des féminités où de charmants fantômes esquissent encore des pas figés depuis des années entre les pages des vieux albums...

Le ciel au-dessus du sanatorium est calme et blanc. Les grosses cloches du vent se sont tues...

Mais voici qu'un orchestre prélude au lointain. Des notes liquides rebondissent sur les dalles des couloirs comme des billes de mercure. Un piano, de toutes ses dents blanches, mordille le silence. Puis la musique s'élargit, irradie des lignes de couleurs, brosse des tableaux fugitifs qui glissent le long des murs, sculpte des masses d'air et de silence... Des violoncelles libèrent des essaiins de guêpes qui bourdonnent dans la chambre, se heurtent aux vitres, au plafond puis se précipitent au dehors où ils se transforment soudain en escadrilles d'étoiles minuscules dont le plaincliant fait vibrer longuement les lignes courbes de l'horizon. Il en surgit de partout; chaque escadrille, à son tour, créant de nouveaux violoncelles dont les cordes vibrent sous l'archet du froid.

Le ciel pâle n'est plus qu'une paroi sonore criblée de flèches de cristal.

La musique s'en est allée dans le soir, porter vers d'autres rivages son message de craintes et d'espoirs. Le malade émerge de sa torpeur comme d'une eau tiède. La toux, à petits coups prudents, heurte la frêle cloison des poumons. Dehors, encadré par la fenêtre, s'étend un paysage glaciaire, vision venue d'âges depuis longtemps révolus.

Mais naît un nouveau bourdonnement qui lentement s'approche. Un avion, tous feux allumés, s'en vient d'une contrée bénie. Il va sans souci des régions survolées vers des pa}^


352 FLORENT RAES

d'ombre et de clarté où les roses s'épanouissent en toute saison, où les jeunes filles marchent sur les routes, par bandes, en chantant, où le printemps est toujours proche.

Il va, sans souci des régions survolées, parce que sa mission est de bonheur et de clarté, parce qu'il relie une forme de vie ardente à une autre forme de vie. Ses hélices brassent des cercles de lumière, elles exaltent toute la joie et toute la force du monde.

Longuement, le malade a suivi l'avion des yeux, Ses grandes ailes dont l'ombre, une seconde, a effleuré son lit, ce chant brutal et passionné des moteurs, cette affirmation de puissance et d'orgueil humains exaltent en lui des forces obscures.

Demain la guérison, l'espoir...

Le ciel au-dessus du sanatorium est calme et blanc...

Florent RAES.


LES EFFETS DES ARMES ATOMIQUES

Depuis quelques mois, l'opinion publique mondiale est alertée par une grave question. Les explosions atomiques se multiplient, tant en Amérique qu'en U. R. S. S. ; qu'elles soient clandestines ou publiquement annoncées, elles sont détectées à des milliers de kilomètres de distance par la radio-activité anormale de l'atmosphère. C'est dire qu'elles produisent une quantité non négligeable de poussières radioactives. Or, nous savons depuis longtemps que les radiations émises par de telles substances sont nuisibles pour l'espèce humaine. Chaque jour, la presse publie des informations, pas toujours concordantes, il faut l'avouer, mais qui n'en jettent pas moins le désarroi dans tous les esprits. Avec la fréquence actuelle des explosions atomiques, l'humanité court-elle un réel danger? — Et même les installations pacifiques que constituent les « piles » ne risquent-elles pas, à la longue, d'augmenter le nombre des individus tarés? -— Si bien que certains n'hésitent pas à parler de « la grande peur » suscitée par l'ère atomique.

Les données expérimentales, déjà complexes par elles-mêmes, sont bien souvent faussées par la passion politique. Aussi nous semble-t-il utile de préciser ce que l'on sait exactement des effets des armes atomiques. Les mieux connus sont, évidemment, les effets immédiats de destruction brutale par le souffle ou la chaleur dégagée. On connaît également assez bien l'action des fortes doses de rayons gamma sur le corps humain. Notre ignorance grandit quand la dose reçue diminue :. répercussions génétiques, mutations, sénescence, tous .ces effets tardifs nécessitent encore certain recul pour qu'on puisse en parler avec certitude. Nous tâcherons, néanmoins, de faire le bilan de nos connaissances actuelles dans ces divers domaines.

Après un bref rappel des unités employées dans le monde atomique, nous exposerons donc très simplement les deux catégories d'effets produits par les explosions nucléaires.

Avec l'arme atomique, la puissance destructrice de l'homme franchit

un seuil; on l'exprime d'ordinaire par le poids d'explosif (trinitrotoluène,

(trinitrotoluène, N. T.) qui dégagerait la même quantité de chaleur. Alors qu'un

obus de canon porte, tout au plus, une dizaine de kilos de poudre, qu'une

ÉTUDES, mars 1958. CCXCVI. — 13


354 JEAN MORETTI

bombe d'avion en contient quelques centaines, la puissance d'une bombe atomique se chiffre par milliers de tonnes. Les deux premières les tristement célèbres bombes de Nagasaki et Hiroshima, avaient une puissance évaluée à 20.000 tonnes ou 20 kilotonnes de T. N. T. L'apparition des bombes à hydrogène obligea les physiciens à créer une nou-> velle unité encore mille fois plus forte : on chiffre leur puissance en Mégatonnes. Cela ne veut pas dire qu'une seule bombe d'une mégatonne aurait exactement les mêmes effets destructeurs qu'un million de bombes classiques d'avion, car on pourrait répandre ces bombes sur une plus grande surface à détruire; mais, en gros, au point de vue thermique, la puissance est comparable. Or, les dernières nées des bombes H atteignent une puissance de 50, voire 100 Mégatonnes et plusl

Quand une bombe atomique explose, qu'il s'agisse d'une bombe A à Uranium, ou d'une bombe H à Hydrogène, de nombreux produits radioactifs prennent naissance qui sont projetés dans l'air à l'état de fines poussières. Or tout corps radioactif se signale par l'émission de rayonnements appelés a, (3 et y. Les rayons a sont des particules relativement lourdes, à faible parcours, peu pénétrantes. Les rayons (} sont formés d'électrons dont la vitesse peut atteindre les 2/3 de celle de la lumière; étant donné leur faible volume, ils peuvent pénétrer facilement les corps dits opaques, comme le corps humain. Les rayons y, enfin, sont constitués par un rayonnement électromagnétique, du même genre que les ondes de T. S. F., les ondes lumineuses et les rayons X, mais de longueurs d'onde encore plus courtes, ce qui leur donne un pouvoir de pénétration encore plus grand : certains rayons y peuvent traverser, sans être arrêtés, un mètre de plomb ou davantage I

Ces trois sortes de rayonnements produisent dans l'organisme des effets identiques : ils ionisent les molécules, c'est-à-dire, ils les coupent en deux fragments chargés électriquement, appelés ions, ce qui, évidemment ne va pas sans troubler profondément les réactions chimiques indispensables à la vie des cellules. On appelle Roentgen la quantité de rayons X ou y qui produit dans 1 cm 3 d'air environ 2 milliards de paires d'ions. Pour fixer les idées, retenons qu'un individu, recevant 500 roentgens R en une seule fois est condamné à brève échéance. Un examen radioscopique de la poitrine nécessite une dose de 0,1 R environ, ce qui correspond à la dose que nous recevons de la radioactivité naturelle du sol et de l'air en un an, au niveau de la mer; cette dose augmente avec l'altitude, puisque les rayons cosmiques Y sont plus intenses. Ce rappel rapide va nous permettre d'exposer plus clairement ce qui se passe quand explose une bombe atomique,


LES EFFETS DES ARMES ATOMIQUES 355

I, — Effets immédiats.

Qu'il s'agisse d'une bombe à Uranium ou d'une bombe à Hydrogène leur éclatement à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol engendre sensiblement les mêmes effets, au rayon d'action près, évidemment. D'abord se produit une « boule de feu » dont la température dépasse le million de degrés. La chaleur ainsi dégagée provoque des effets sur lesquels nous reviendrons. L'air brusquement comprimé par l'explosion transmet cette compression : une « onde de surpression » se propage à grande vitesse, comme un projtectile. Elle frappe violemment tous les obstacles qui se trouvent sur son passage. Sans doute sa durée est fort brève, une seconde environ, mais comme la pression qu'elle exerce atteint des centaines de milliers d'atmosphères, les dégâts produits sont considérables. Quelques secondes après, le sens du vent se retourne, c'est « l'onde de dépression » dont les conséquences sont moins graves bien qu'elle dure plus longtemps. On connaît fort bien les effets des bombes de 20 KT lancées en août 1945 sur le Japon. Dans un rayon de 600 m, le souffle à détruit les bâtiments les plus solides; à 1.200 m, les maisons de pierres et de briques furent renversées. Les toitures, les cloisons légères, les fenêtres furent arrachées à plus de 2 km du point d'explosion; des carreaux furent cassés à près de 4 km. Canalisations d'eau, câbles électriques, conduites de gaz, inutile de le dire, tout fut coupé dans un cercle de 2 à 3 km de rayon.

La boule de feu, nous l'avons indiqué, formée de gaz surchauffés, atteint une température voisine de celle du soleil ; sa luminosité est bien supérieure à celle de cet astre. Le rayonnement calorifique qu'elle émet (rayons infra-rouges) se propage à la vitesse de la lumière. Il dure une seconde environ, mais cela suffit pour produire une température de 1.800» à 1.500 m, de 900° à 4 km.

L'effet de ce rayonnement dépend de l'écran qui le reçoit. (Deux calories par cm 2 brûlent légèrement la peau; trois calories provoquent des brûlures du premier degré, enflamment du papier noir et du nylon. Il en faut 6 pour du papier blanc, 8 pour la rayonne, 17 pour brûler des tissus de coton). Quant à sa portée, elle dépend et de la puissance de la bombe, et des conditions atmosphériques. Alors qu'on ressent à, peine la chaleur d'une bombe de 20 KT à 8 km du point d'explosion, une bombe thermonucléaire provoque des brûlures de la peau à 45 km, ceci par temps clair; plus l'atmosphère est humide, nébuleuse, plus vite l'onde thermique sera arrêtée. ,

On' peut se protéger facilement contre l'effet thermique direct ; un simple écran, un simple journal suffit, à partir d'une certaine distance


356 JEAN MORETTI

évidemment. Mais l'onde thermique ne tarde pas à allumer des incendies, activés par le souffle dont nous avons déjà parlé. Si bien que les blessures et les brûlures, à elles seules, furent la cause de 80 % des décès au Japon.

Les deux effets que nous venons de décrire, souffle et chaleur, rie sont pas spécifiques des armes atomiques ; toute explosion les produit. L'effet radioactif est, lui, caractéristique de cet engin. Dans, la seconde qui suit l'explosion, la boule de feu est le siège d'une extraordinaire émission de rayonnement : rayons gamma et neutrons. Les ■ premiers, tels des rayons lumineux ou des rayons X^ parcourent plusieurs kilomètres; la portée des seconds dépasse rarement le kilomètre. Tous deux, on le sait, produisent des effets physiologiques sur lesquels nous allons nous arrêter un peu, car ils sont moins bien connus et souvent très discutés.

II. — Effets biologiques.

L'organisme humain est une usine chimique d'une extraordinaire complexité. Des milliers de réactions s'y■• produisent à chaque instant, selon des processus minutieusement réglés, coordonnés, imbriqués les uns dans les autres. Des centaines de catalyseurs, spécifiques chacun de telle réaction, entrent en jeu tour à tour, celui-ci pour oxyder, celui-là pour hydrogéner, celui-ci pour transporter de l'énergie, tel autre pour, échanger des groupements d'atomes entre deux molécules. L'étude de ces mécanismes confond d'admiration.

De même qu'un grain de poussière suffit pour arrêter une montre de précision, de même la moindre modification des produits chimiques de l'organisme risque d'entraîner de graves perturbations sur l'ensemble du corps. Or, précisément, les rayons y et les neutrons démolissent les édifices chimiques en arrachant des électrons aux molécules. L'eau, par exemple, qui constitue les 2/3 du poids de notre corps, est coupée en radicaux OH et H et donne même HO 2 et O, produits oxydants capables d'agir sur quantité d'autres composés indispensables à la vie,; comme les protéines. Les enzymes, ces fameux catalyseurs dont nous avons parlé plus haut, les protéines, les gênes, les chromosomes, -toutes ces molécules chimiques peuvent subir les atteintes des rayons, y. Tout se passe comme si, sur un réseau ferroviaire à grande circulation, on détruisait les centres régulateurs. Ce serait la catastrophe à brève échéance.

Les effets subis par l'organisme dépendent de la dose reçue et du temps pendant lequel il la reçoit. A 900 m du point d'explosion d'une bombe de 20 KT, une personne non protégée reçoit une dose instantanée de


LES EFFETS DES ARMES ATOMIQUES 357

600 roentgens. C'est la mort certaine en quelques jours, après des hémorragies, vomissements, diarrhées, etc.. Si la dose reçue ne dépasse pas 400 R, dans la moitié des cas seulement l'issue est fatale, mais immédiate. Le malade peut survivre 2 ou 3 mois à l'irradiation; mais il a perdu une forte proportion de ses globules blancs, ce qui ouvre la porte à l'infection. D'où entérites, infections du tube digestif, des voies respiratoires, etc.. Une dose de 200 R n'entraîne pas la mort, mais les troubles décrits ci-dessus apparaissent au bout de 2 ou 3 semaines : faiblesse, diarrhée, amaigrissement, chute des cheveux. Au-dessous de 50 R, on ne constate aucun trouble important, au moins immédiat.

Les chiffres ci-dessus ne sorit qu'une indication d'un ordre de grandeur ; la dose mortelle varie selon la résistance de l'individu atteint, c'est bien évident.

* * *

Jusqu'ici, il n'a été question que des effets immédiats de l'explosion atomique, c'est-à-dire de ceux dus aux rayons y émis par la boule de feu. L'arme nucléaire, hélas, peut également agir sur l'organisme d'une autre façon, plus sournoise, dont nous voudrions dire un mot pour terminer. Lorsqu'une bombe éclate au voisinage du sol, les produits radioactifs qu'elle contient (uranium, plutonium) et leurs produits de fission, également radioactifs, sont réduits à l'état de poussière. De plus, sous l'influence des neutrons émis, certains atomes du sol sont rendus à leur tour radioactifs. L'explosion de la bombe crée dans le sol un cratère de plusieurs centaines de mètres de diamètre, de plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Des milliers, parfois des millions de tonnes de matière sont alors projetées dans l'atmosphère. Les gros morceaux retombent aussitôt. Mais les poussières les plus fines montent jusqu'à 15 ou 20 ou même 50 km de hauteur et mettent, pour retomber, un temps qui peut aller de quelques jours à quelques années selon leurs dimensions (5 microns : 10 jours pour tomber de 20.000 m). Le vent transporte ces particules parfois fort loin, si bien qu'une seule bombe atomique peut contaminer en quelques jours une zone de 300 km de long sur 50 km de large. Comment vont agir sur l'organisme les poussières retombées sur le sol?

Puisqu'elles sont radioactives, elles vont encore agir par leur rayonnement, oc, p, y. Si l'on absorbe ces poussières par voie buccale ou respiratoire, elles émettent dans l'organisme ces rayons qui sans cesse ionisent les molécules et créent les troubles déjà décrits. Par irradiation externe, seules les poussières émettrices de rayons y seront dangereuses. Considérons d'abord le cas des poussières absorbées. Selon leur nature,


358 JEAN MORETTI

elles vont se fixer de préférence dans tel ou tel organe. Le calcium, par exemple, se retrouve dans les os où il demeure plusieurs mois, puisque la moitié seulement s'élimine au bout de 150 jours. L'iode est fixé par la glande thyroïde où il émet des rayons y qui vont peu à peu diminuer l'activité de cette glande dont lés sécrétions hormonales sont indispensables à la bonne marche de l'organisme. Le phosphore est fixé en partie par la moelle épinière, génératrice de globules rouges. Le taux de ceux-ci va progressivement baisser. Et de même pour les autres éléments : le fer fixé par le sang, le cobalt et le nickel par le foie, le zinc, le strontium, le molybdène, l'étain fixés par les os comme le phosphore et le calcium; sans parler du chlore et du sodium qui, eux, sont répartis dans l'organisme entier, tous ces corps radioactifs vont, pendant des jours, des mois, des années, émettre leur rayonnement destructeur. Les rayons a sont très vite arrêtés par les tissus, comme les (3, mais leur action ionisante est très forte, beaucoup plus que celle des y qui, eux, agissent par contre à plus grande distance. Le résultat est facile à deviner : peu à peu l'organe qui a fixé le produit radioactif cesse de fonctionner normalement. Des troubles croissants apparaissent dans l'organisme, pouvant entraîner la mort à plus ou moins longue échéance.

Le mécanisme de l'irradiation externe n'est pas le même. Ce n'est plus tel organe qui est attaqué préférentiellement, c'est l'ensemble du eorps. Mais dans l'organisme toutes les cellules n'ont pas la même sensibilité. On a pu ériger en loi le fait que les cellules sont d'autant plus sensibles aux radiations ionisantes que le rythme de leur multiplication est plus rapide^ Les radiations agissent sur l'acide désoxyribonucléique (le fameux A. D. N. rendu célèbre par des expériences récentes sur les canards) et cette action est surtout sensible au moment de la mitose (c'est-à-dire au moment où les cellules se multiplient par bipartition). Les plus sensibles sont d'abord les cellules sexuelles (un mois après l'irradiation se déclare l'azoospermie), les cellules de la moelle osseuse, sanguiformatrices (peu de temps après l'irradiation le nombre des globules blancs diminue); les cellules de l'intestin grêle et les cellules souches de la peau. Comme on le sait, les leucocytes (globules blancs) sont les défenseurs de l'organisme contre l'agression microbienne. Si leur nombre vient à décroître, le corps tombe à la merci de l'ennemi qui se multiplie sans peine. C'est pourquoi après une irradiation générale du corps de l'ordre de 400 R, on constate une poussée de fièvre chez l'irradié; tout le tube digestif est infecté, les défenses de l'organisme s'effondrent, la mort arrive au bout d'un à deux mois.

Dans ce chapitre des effets biologiques des radiations, nos connaissances actuelles sont loin d'être exhaustives. Il n'est pas question, bien entendu, d'expérimenter directement sur l'homme; mais on exploite au maximum les conséquences des deux bombes lancées sur le Japon et


LES EFFETS DES ARMES ATOMIQUES 359

celles de la bombe de Bikini dont les cendres radioactives ont contaminé les pêcheurs japonais du Fukuryu Maru. On expérimente bien sur les animaux, mais de l'animal à l'homme, l'extrapolation n'est pas toujours possible.

Alors, par exemple, qu'une dose inférieure à 1 Roentgen, reçue par les gamètes du chien, provoque des anomalies graves, une dose de 100.000 R n'entraîne aucune perturbation dans les embryons de certains poissons. Le saumon peut recevoir 100 R impunément, la truite 500, alors que l'homme réagit à 25.

Nous sommes également encore mal renseignés sur les effets tardifs de l'irradiation bien que les premières explosions remontent déjà à 13 ans. On sait cependant qu'elle entraîne la sénescence, c'est-à-dire un vieillissement précoce. Il ne faut pas s'en étonner, car certaines radiolésions sont irréversibles, les fonctions ainsi atteintes sont altérées de façon définitive, irréparable. Les yeux semblent particulièrement sujets à ces accidents tardifs. L'opacité du cristallin, la cataracte, peuvent se déclencher des années après l'irradiation.

On a beaucoup parlé des effets génétiques des irradiations et, comme il arrive dans ces cas, en des sens contradictoires. Les pessimistes affirment que l'humanité va bientôt disparaître si les expériences atomiques continuent d'augmenter la radioactivité de l'air, les optimistes, au contraire, s'empressent de nier toute action héréditaire des radiations. Qu'en est-il au juste?

Il est certain qu'en ce domaine, nos connaissances sont très en retard. On peut cependant affirmer quelques propositions avec certitude. D'abord, Mûller l'a montré dès 1927, les gênes sont sensibles aux radiations ionisantes ; une seule irradiation peut entraîner une mutation, dès l'instant qu'elle atteint un chromosome d'une cellule reproductrice. Ensuite, il semble démontré que l'effet des irradiations est cumulatif : plusieurs petites irradiations agissent autant qu'une seule dose forte. Enfin la fréquence des mutations est proportionnelle à la dose d'énergie ionisante. Il ne semble pas qu'il y ait de seuil de limite inférieure d'action. On a montré qu'un seul photon suffisait pour provoquer une mutation. Du fait des expériences nucléaires et du développement de l'énergie atomique, le patrimoine héréditaire de l'humanité est-il en danger? La réponse doit être nuancée. S'il est certain que toute irradiation entraîne une mutation, inversement toute mutation ne vient pas forcément d'une irradiation : une sur 5 ou sur 10 seulement-, à l'heure actuelle, est imputable à la radioactivité. Par ailleurs, toute mutation n'est pas forcément léthale, ni très visible : il existe des caractères récessifs qui n'apparaissent dans la descendance que si le père et la mère en sont porteurs. Le véritable danger des explosions nucléaires nous paraît bien ailleurs : il réside dans la diffusion des produits radioactifs que


360 JEAN MORETTI

l'homme absorbe, soit directement, soit par l'intermédiaire d'animaux et de végétaux qui en ont fait leur nourriture.

Si rapide et si incomplet que soit cet exposé des effets des explosions atomiques, il nous montre quelle catastrophe mondiale entraînerait une guerre atomique. La nouveauté de cette arme réside, non pas dans le fait de son extraordinaire puissance, des millions de fois supérieure à celle des armes anciennes, mais bien dans le fait que ses répercussions sont incontrôlables dans le temps et dans l'espaee : on ne peut savoir ni où ni quand tel atome radioactif lancé dans l'atmosphère ira dévaster un organisme humain.

De tous côtés s'élèvent des voix qui réclament l'abolition de la guerre atomique. Puisse l'ensemble des chefs de nation s'accorder au moins sur ce point.

Jean MORETTI.


LA FORMATION DES EXPERTS

DE L'ASSISTANCE TECHNIQUE INTERNATIONALE

Si le terme d'assistance technique est d'utilisation récente, le fait n'est cependant pas une invention des temps modernes et tout au cours des siècles, depuis les premières civilisations de l'Extrême et du Moyen-Orient, l'humanité a connu les échanges de connaissances, d'idées, de marchandises. Commerçants, philosophes et missionnaires ont toujours sillonné les routes du globe transportant d'un pays à un autre leurs dieux, leurs civilisations, leurs techniques.

Ces échanges internationaux se sont intensifiés au cours des siècles et ont joué un rôle considérable dans la vie des peuples, que ce soit par l'action sociale des oeuvres missionnaires fondatrices d'hôpitaux et d'écoles, l'action économique qui a permis la découverte et l'exploitation des richesses naturelles ou l'action politique créatrice de structures administratives. Cependant c'est surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale que la coopération technique internationale a pris une vaste ampleur. Trois raisons principales en sont à la base :

— La prise de conscience de l'inégalité économique, culturelle et sociale existant entre les peuples les plus développés et ceux qui végètent encore dans la misère et l'ignorance.

Si nous représentons schématiquement la population du globe (environ 2 600 millions d'habitants) par 26 individus, chacun « valant » environ 100 millions d'habitants, nous obtenons le tableau suivant :

4 individus (400 millions d'habitants) impeccablement vêtus et en bonne santé sont les brillants ambassadeurs des régions les plus développées.

6 individus (600 millions d'habitants) d'apparence physique moins bonne et portant des vêtements plus ou moins mal ajustés représentent les régions semi-développées.

16 miséreux (1 600 millions d'habitants) maigres et pâles, mal vêtus, mal nourris, analphabètes, sont les tristes représentants des régions les plus défavorisées. '

A la fin du siècle dernier ces trois groupes d'hommes n'auraient eu que peu de chances de se trouver côté à côte et de se comparer. Depuis cinquante ans, le développement des communications et des échanges d'idées a multiplié les occasions de rencontres. Les plus misérables


362 ETIENNE BERTHET

s'interrogent sur les raisons de ces différences, ils essaient de comprendre les causes de cette inégalité qu'ils ressentent souvent avec rancoeur. Cela d'autant plus que ces inégalités ne sont pas seulement économiques, mais qu'elles ont des conséquences sociales, qu'elles touchent les peuples dans leur chair même, la vie et la santé de leurs enfants : un enfant sur cinq meurt avant son premier anniversaire dans de nombreuses régions d'Asie, taux qui en Europe est inférieur à un pour cinquante.

Alors que dans certains pays il suffirait d'un bol de riz ou d'un verre de lait supplémentaire chaque jour pour réduire de moitié la mortalité infantile, dans d'autres on gaspille la nourriture et pour soutenir le cours des matières premières on limite la production ou on la détruit.

Ces faits expliquent que pour la majeure partie de l'humanité, le problème le plus urgent n'est pas celui des menaces de guerre, ni celui de l'opposition politique entre l'Est et l'Ouest, ni celui du coût de la vie, ni celui des impôts. C'est le problème de la faim, de la maladie' et de la misère, habituelles compagnes des deux tiers de la population du monde, de plus d'un milliard et demi d'hommes.

— La nécessité de combler ce fossé existant entre les peuples s'est imposée aux hommes tant pour des raisons d'humanité que d'intérêt et de sécurité. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et l'indépendance politique sont des notions vides de sens si les peuples vivent dans la misère et dans l'ignorance et s'ils n'ont comme liberté que celle d'un vocabulaire politique et la jouissance d'un bulletin de vote dont souvent ils ne connaissent ni le rôle, ni le pouvoir.

Jusqu'à ces dernières années cette inégalité était acceptée avec une sorte de fatalisme. La misère des peuples faisait partie du cours habituel de l'existence, du destin tragique qui frappe les uns et non les autres, sans que nous en connaissions les raisons. Aujourd'hui nous nous sommes rendu compte que cette inégalité était souvent due aux imperfections de notre organisation sociale, que dans l'atténuation de la misère humaine, chaque individu, chaque communauté, chaque peuple avait une part de responsabilité personnelle.

— Les hommes ont compris au cours de la première moitié du xxe siècle l'étroite interdépendance existant entre le progrès social et le progrès économique. Le progrès économique permet le progrès social, le progrès social stimule le progrès économique, mais il serait faux de croire que l'un est la conséquence obligatoire de l'autre. Les temps de prospérité économique ne sont pas toujours des temps de bienêtre social, la richesse acquise pouvant ne profiter qu'à une caste de privilégiés. Qu'il suffise de citer comme exemple les fabuleuses richesses qu'amassent certains émirs orientaux, témoignages de reconnaissance que leuroctroient les puissants trusts pétroliers internationaux.

La solution des problèmes économiques, culturels et sociaux a été


FORMATION DES EXPERTS 363

une des premières préoccupations de l'O. N. U. qui a pris l'engagement aux termes de l'article 55 de sa Charte de contribuer au relèvement des niveaux de vie, au plein emploi, et de promouvoir les conditions de progrès et de développement des peuples les moins favorisés.

M. Jaime Torres Bodet, ancien Directeur général de l'UNESGO, actuellement ambassadeur du Mexique à Paris, a parfaitement défini les objectifs de la coopération technique :

« Il convient », a-t-il écrit, « d'établir une distinction entre la notion de mise en valeur économique, où il ne s'agit que de l'exploitation des ressources, et celle du développement économique qui implique un progrès social non seulement ultérieur mais concomitant et même préalable. Envoyer dans un pays des machines pour l'industrialiser sans, en même temps, l'aider à créer ses propres laboratoires, ce serait faire oeuvre d'expansion plutôt que de développement. Sans doute on donnerait à ce pays une prospérité momentanée, mais cette prospérité n'entraînerait pas une évolution générale et durable de sa population. Il ne suffirait pas non plus de créer des laboratoires si l'on ne complétait l'effort en envoyant des spécialistes pour orienter les recherches et instruire sur place les techniciens dont manquent les nations déshéritées. L'objectif final ne saurait être de fournir à ces nations des équipes étrangères, mais de les aider à former leurs propres équipes, à dresser elles-mêmes l'inventaire de leurs ressources et à perfectionner ellesmêmes leurs moyens de recherche ». L'assistance technique internationale a trois exigences essentielles : —■ L'acceptation et la collaboration des gouvernements et des populations bénéficiaires, qui seuls doivent déterminer la nature et la portée de cette assistance;

— l'absence de toute ingérence économique ou politique dans les affaires intérieures des états bénéficiaires; ■— la création d'un cadre d'experts qui seraient choisis non seulement ■ pour leur compétence technique, mais aussi pour leurs qualités humaines, leur compréhension de la culture, des besoins et des possibilités des pays sollicitant une assistance, leur aptitude à adapter leurs méthodes de travail aux conditions locales, psychologiques, sociales et matérielles, C'est pour répondre à cette dernière exigence que le Ministère des Affaires Étrangères a créé à Paris par arrêté du 4 juillet 1957 un centre de formation des experts de la coopération technique internationale. Le texte de cet arrêté comporte cinq articles : Article 1er. — H est créé un Centre de Formation des experts français de la Coopération Technique Internationale, chargé de préparer des experts à l'accomplissement des missions qui pourraient leur être confiées au titre de l'Assistance Technique des Nations Unies et des Institutions spécialisées ou de la Coopération Technique bilatérale.


364 ETIENNE BERTHET

Article 2. — Le Centre est administré par un Conseil composé de représentants du secteur public et de l'activité privée ainsi que de personnalités choisies en raison de leur compétence et de leur activité dans le domaine de la coopération technique.

Le Conseil est compétent pour toutes questions relatives à la formation ci-dessus définie. Il en élabore notamment les conditions générales, détermine le programme des stages et les règles de recrutement des stagiaires.

Le Conseil comprend quarante membres au maximum.

Article 3. — Le Conseil est assisté d'un Comité de Direction composé de cinq à dix membres comprenant obligatoirement un représentant du Ministère des Affaires Étrangères, un représentant du Secrétariat d'État aux Affaires Économiques, un représentant de la Fondation des Sciences Politiques.

Article 4. —• Les membres du Conseil et ceux du Comité de Direction sont nommés par arrêté du Ministre des Affaires Étrangères.

Article 5. ■— Les sessions du Centre de Formation sont organisées en collaboration avec la Fondation des Sciences Politiques.

Une convention entre le Ministre des Affaires Étrangères et la Fondation Nationale des Sciences Politiques détermine les conditions techniques, administratives et financières dé cette collaboration.

* * *

Depuis 1947 la France a apporté une contribution croissante au programme d'assistance technique des Nations Unies et des institutions spécialisées (Organisation Internationale du Travail, Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture, UNESCO, Organisation de l'Aviation Civile Internationale, Organisation Mondiale de la Santé, Organisation Météorologique Mondiale et Union Internationale des Télécommunications). Près de mille experts français ont été recrutés pour conseiller et aider les gouvernements de plus de quarante États. En outre, au cours des dernières années, le Gouvernement a lancé des programmes de coopération technique bilatérale avec un certain nombre de pays.

Le centre de formation d'experts français de la coopération technique internationale est dirigé par un conseil d'administration composé de représentants des grandes administrations publiques, des principaux secteurs de l'activité privée et de personnalités choisies en raison de leur compétence en matière d'assistance technique internationale. M. René Cassin, vice-président du Conseil d'État, en assure la présidence, le secrétariat général étant confié à M. Pierre Juvigny, maître des requêtes au Conseil d'État, assisté de M. Sylvain Lourié.


FORMATION DES EXPERTS 365

Une première session de formation de six semaines a été ouverte le 13 novembre 1957 à la Fondation Nationale des Sciences Politiques à Paris. Elle réunit une quarantaine de participants appartenant à diverses disciplines, la plupart ayant la longue expérience professionnelle qui est habituellement exigée des experts internationaux.

Les horaires de l'enseignement ont été aménagés de façon à permettre aux participants de continuer à assumer l'essentiel de leurs activités au sein de leurs administrations ou de leurs entreprises. En dehors des conférences, des séminaires ont pour objet l'étude concrète de missions d'assistance technique accomplies dans les diverses régions du monde.

Le programme d'étude de cette première session qui se terminera le 8 février 1958, comprend trois parties principales : 1° Étude des problèmes du développement économique et social :

—- Les grandes régions du monde : Afrique, Amérique latine, Asie, Moyen-Orient.

— Les principaux secteurs d'activités des experts internationaux : Économie (Découverte et extraction des matières premières, agriculture et élevage, sources d'énergie, communications). — Problèmes sanitaires et sociaux (Démographie, hygiène du milieu et lutte contre les maladies transmissibles, alimentation et nutrition, éducation de base et formation professionnelle, aménagement des communautés, sécurité sociale). -- Administration et finances publiques (moyens de financement du développement technique : ressources intérieures et aide internationale).

2° Étude des mécanismes de l'assistance technique :

— Objectifs et limites de la coopération technique.

— Assistance technique multilatérale (les Nations Unies et leurs institutions spécialisées).

—■ Assistance technique française (coopération à l'extérieur et à l'intérieur de la zone franc, rôle du Ministère des Affaires Étrangères et du Ministère des Affaires Économiques). 3° Étude des aspects pratiques des missions de coopération technique :

— Psychologie des experts et conditions des missions (statut des experts, rapports avec l'administration et les populations locales, difficultés rencontrées, rapports de fin de missions).

— Étude de cas concrets, analyses de rapports d'assistance technique.

— Rencontres et entretiens avec des fonctionnaires internationaux.

- * *

Un très vaste champ d'action s'est ouvert à la coopération internationale dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale,.


366 ETIENNE BERTHET

Le but était d'effacer les horreurs de la guerre, de redonner aux populations les plus atteintes par le conflit des conditions de vie matérielles et morales stables. Nourrir, habiller, loger, réadapter ceux qui avaient le plus souffert furent les premiers objectifs de l'assistance technique. Lorsque l'existence redevint à peu près normale en Europe, les Nations Unies se trouvèrent placées devant l'immense misère des peuples d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine. La conscience des hommes se révolta contre les frontières inhumaines que créaient entre les peuples la misère, l'ignorance et la maladie.

C'est alors que furent élaborés les premiers projets d'assistance technique, que des experts internationaux furent envoyés à travers le monde pour « aider les peuples à s'aider eux-mêmes », que des démonstrations techniques furent effectuées dans les domaines les plus divers.

Après dix ans d'efforts, nous devons nous poser la question ' de la poursuite de cette action. Est-elle suffisante?

L'assistance internationale depuis dix ans a été pour les pays les plus déshérités l'équivalent d'une transfusion sanguine, soulageant les besoins les plus urgents, apportant aux populations les plus misérables un espoir de vie meilleure. II est maintenant nécessaire de passer de la thérapeutique symptomatique au traitement de fond de cette maladie de l'humanité que l'on appelle le sous-développement.

A quoi auront servi tous les efforts accomplis, toutes les expériencespilotes réalisées, toutes les dépenses engagées si, après la fin de la mission des experts internationaux, les gouvernements n'ont pas la possibilité de poursuivre et d'intensifier l'oeuvre amorcée?

La plupart des gouvernements des pays les moins favorisés ont la volonté de transformer les conditions de vie économiques et sociales de leurs pays, mais ils se heurtent habituellement à deux écueils qu'ils ne peuvent que difficilement surmonter :

— le manque de personnel qualifié nécessaire à la modernisation de leurs structures techniques et administratives;

— le manque de capitaux dont l'investissement est indispensable pour poursuivre l'action entreprise par l'assistance technique.

La coopération technique internationale doit maintenant envisager un développement nouveau et réaliser l'aide internationale à long terme. De très beaux résultats ont déjà été obtenus, il importe de les parfaire par une action plus profonde et plus durable donnant aux peuples les moins favorisés de réelles possibilités de progrès économique et social. Cela pour deux raisons essentielles :

— C'est une question de loyauté et de solidarité. Nous avons donné aux populations les plus déshéritées des espoirs de vie meilleure, il serait déloyal de ne pas poursuivre l'oeuvre amorcée avant son total aboutissement. Un médecin abandonrie-t-il son malade lorsque les analgé-


FORMATION DES EXPERTS 367

siques ont calmé les douleurs les plus aiguës? La transformation des conditions de vie économiques et sociales d'un pays où depuis des siècles régnent la misère, la maladie et l'ignorance ne peut se faire rapidement; il suffit pour s'en convaincre de penser au temps qui a été nécessaire aux nations occidentales pour arriver à leur stade de développement actuel.

— C'est une question d'intérêt économique et politique. La rapidité du développement technique, l'augmentation croissante de la productivité qui en est la conséquence amèneront la saturation de certains marchés. On brûlera dans telle région du monde les excédents de blé alors qu'à quelques heures d'avion ce sera la famine. Ce stupide déséquilibre creusera chaque jour plus profondément le fossé qui sépare les peuples les uns des autres, cela d'autant plus que la population des pays les moins développés augmente à un rythme accéléré. Le résultat ne peut être qu'une permanente menace pour la paix et la sécurité du monde.

La coopération technique internationale, si elle a pour tâche d'implanter des techniques et des idées nouvelles susceptibles d'améliorer la condition humaine des populations les plus déshéritées, doit être plus large et plus ambitieuse. Elle doit démontrer ce que peut avoir de richesse profonde une collaboration internationale dans laquelle chacun apporte le maximum de ses possibilités pour l'édification du.bien commun, elle doit être non seulement technique mais humaine et .elle pourrait faire sienne la formule de Bergson : « l'homme agrandi par la technique a besoin d'un supplément d'âme ».

C'est l'esprit dans lequel a été fondé le centre de formation des experts de la coopération technique internationale de Paris qui répond à une impérieuse nécessité à une époque où les relations internationales entrent dans une voie nouvelle, où les échanges culturels et techniques remplacent de plus en plus les dépendances politiques. •'•

Etienne BERTHET.


LE VITRAIL

Esprit cultivé, âme d'artiste, le vénérable abbé de Saint-Denis, celui que l'on a été jusqu'à appeler « le premier architecte gothique », faisait si grand cas des expressions sensibles de la beauté qu'il aimait à en multiplier les signes. Aussi le nom de Suger est-il dans toutes les mémoires moins comme celui de conseiller de Louis VII, de prudent politique et de fidèle argentier, que comme celui du créateur d'un nouvel art religieux. « Mens hebes ad verum per materialia surgit », notre esprit débile, écrivait-il, par l'intermédiaire des choses sensibles s'élève au vrai. Sous ses multiples aspects, l'art religieux vérifie cette assertion, et particulièrement, semble-t-il, au moyen du vitrail.

La vue, ce contact à distance né de la contemplation, cet appui de l'esprit sur la matière façonnée, retrouve ici une fonction véritable. OEil multiple sur le ciel ouvert, et que nous ne contemplons, nous, que de l'intérieur, comme' en coupe et nous redistribuant, transformée à travers ses réfringences, son humeur blanchâtre, le bleu de son iris et la rutilance de ses bâtonnets, une lumière aux éléments dissociés et fondus, accordée aux variations de notre âme à toute heure du jour, le vitrail s'anime, flamboyant de colères mystiques ou s'apaisant en indulgences assourdies dans les larmes du pardon.

Voyez ces ors si assurés de leur éclat qu'ils ne semblent rayonner que pour eux-mêmes, ces bleus inaltérables, ayant la profondeur des nuits d'Orient ou la légèreté d'un ciel d'Ile-de-France et, sous leur apparence de froideur tranquille, indomptés, débordants et d'abord funeste ; voyez ces fraîcheurs d'émeraude, ces jades opalescents, ces rouges éclaboussures, ce ruissellerhent et ces diaprures, et convenez qu'une âme de méthodiste seule pourrait résister à pareil enchantement.

Spectacle lumineux de notre foi, de nos raisons de vivre et d'espérer, comment une église pourrait-elle se passer du vitrail?

Beaucoup, cependant, le mésestimèrent pour des motifs aussi surprenants que discutables. Les xvne et xVme siècles s'acharnèrent contre les verrières polychromes, pour « y voir clair », pour « avoir de l'air », par préjugé anti-gothique, pour suivre la mode... Cathédrales, basiliques, églises de villages, modestes chapelles, rien n'est épargné. Faut-il rappeler


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ce chanoine consacrant une page de ses chroniques à la dépose des vitraux de Saint-Rémi de Reims (1755-57), pour célébrer le triomphe du verre blanc auquel il ajoute, le malheureux! celui du badigeon, de sorte que la basilique devint ainsi « aussi blanche, aussi nette que si elle était neuve » 1. Faut-il rappeler ces « courseurs de losanges », la plupart venus de Suisse avec leur matériel portatif, qui battaient la campagne et en un tournemain Vous démontaient verrières et vitraux et les remontaient en verre blanc losange? La manie s'exaspère et tourne au fanatisme pendant la Révolution. Ne fallait-il pas « du plomb et des balles »? Ainsi fondirent au même creuset armatures de vitraux, éteuf des jeux d'orgue, cloches des angélus.

Le xixe siècle s'efforça de réparer ces pertes, de cicatriser ces blessures. Il y apporta du soin, de l'émulation, de la piété. Il fallut rechercher, trier, recomposer parmi ces milliers de morceaux colorés, empilés en désordre, puzzle gigantesque dont les maîtres-verriers, pourtant, se disputaient l'honneur de la reconstitution. Sait-on que pour la restauration des vitraux de la Sainte-Chapelle, en 1847, vingt-cinq concurrents se présentèrent? Après lés épreuves du concours, le jury en élimina treize. Les douze retenus subirent un classement avant le choix de l'élu. Songeons combien il est redoutable, pour un artiste consciencieux, que de s'attaquer à de telles réfections qui ont nom Paris, Amiens, Chartres ou Bourges... et que, de nos jours, pareillement, vu le caractère de l'édifice, la surface dont on dispose, la renommée qui doit s'ensuivre, doter une cathédrale d'une verrière ou de vitraux demeure une tâche exceptionnelle.

De bons esprits, habitués à la netteté des lignes architecturales, en viendront peut-être à craindre la substitution des vitraux au verre blanc par peur d'un obscurcissement trop prononcé de la nef, par crainte aussi d'une réalisation médiocre. Ne soyons pas trop timides. Les cathédrales pourvues de leurs vitraux y perdent-elles en réputation 2? Tamiser, atténuer, colorer sans obscurcir, tel est le rôle du vitrail. Dans l'église béante au jour, où pensez-vous être? à la halle? à la Bourse? ou simplement dans quelque vaste salle de réunion? Le vitrail demeure ornement principal de l'architecture religieuse; il la revêt et la pare comme la

1. O. MERSON. Les vitraux, — Sans doute, comme nous l'indiquons plus loin, l'intention du chapitre était-elle justifiable si les vitraux de la célèbre basilique s'étaient, par le vieillissement, obscurcis au point non plus de tamiser la lumière mais de l'intercepter. Ce que nous critiquons ici, c'est la destruction systématique là où il eût fallu porter remède.

2. Pour ma part je ne me suis jamais expliqué cette levée de boucliers contre les vitraux modernes posés aux fenêtres hautes de Notre-Dame de Paris, quelques années avant 1940. On pouvait en discuter, mais leur effet décoratif valait mieux que le jour blafard des vitres blanches que certains ont cru devoir leur préférer.


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dalmatique le diacre, la chasuble le prêtre. C'est la cappa magna de la fenêtre.

•■_.***

Nous n'avons pas l'intention de tracer ici l'histoire du Vitrail. Nous nous bornerons à présenter au lecteur quelques remarques et observations qu'il pourra vérifier par lui-même.

Nous rappellerons d'abord que le vitrail doit être translucide et non pas transparent. A cela, des raisons esthétiques et des raisons mystiques. Un vitrail transparent, généralement mince et parfaitement plan, donne des teintes sans profondeur et n'a que peu (ou pas) de modelé. Les jeux de lumière y sont réduits au minimum. Un vitrail transparent laisse voir, à travers ses verres colorés, le grillage extérieur qui le protège, l'architecture d'un arc-boutant, les toits, lés pignons, les cheminées des immeubles voisins, bref un fond de laideur qui le perce de part en part. Un vitrail transparent ne me retranche pas du monde. Il ne parvient pas à retenir pleinement mon attention et ajoute des fausses notes à la symphonie.

Le vitrail translucide — nous ne disons pas opaque — par l'épaisseur de son verre et ses irrégularités, s'assure des jeux de lumière du plus bel effet (Cf. Chartres, Le Mans, Bourges). Suivant l'éclairage, les teintes s'exaltent, s'adoucissent, dans un scintillement qui est une joie pour l'oeil, une détente pour l'âme. Contre sa paroi lumineuse viennent mourir le désordre et la confusion de l'extérieur. Le vitrail translucide me préserve du monde. Il me retient dans le sanctuaire, il guide mon imagination, il compose les thèmes de ma symphonie. « Mens hebes ad verum... » notait le bon abbé Suger.

Est-ce- à dire que le vitrail translucide est exempt de tout défaut? qu'il est à l'abri des poussières, des oxydations, des mousses? Certes non. Il est même probable que ces altérations de matière au cours des siècles, obscurcissant certains vitraux jusqu'à les rendre opaques, ont été l'une des causes de leur destruction systématique par le clergé à partir du xviie siècle. Aujourd'hui, une matière mieux élaborée, un entretien judicieux doivent éviter ces inconvénients et laisser ainsi toute facilité de lecture au prêtre et aux fidèles *.

Lé vitrail transparent ne peut-il rendre aucun service? Tout dépend de la place qu'il occupe, de son éloignement par rapport au spectateur, des couleurs, des doublages, du degré de transparence effective, en un

1. VIOIAET-LE-DUC estimait que les vitraux fabriqués de son temps conserveraient leurs qualités deux cents ans environ. On doit d'ailleurs pouvoir se rendre compte du vieillissement de certains vitraux et de l'éternelle jeunesse de certains autres datant de la même époque mais de qualité différente.


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mot, de l'effet obtenu qui, en fait, doit demeurer celui du vitrail translucide.

Quelles sont, aujourd'hui, les possibilités de la technique? A-t-on retrouvé ce fameux secret des verriers du moyen âge? Disons que, grâce aux progrès incessants de ia chimie, la technique moderne est en mesure de résoudre tous les problèmes, soit d'imitation, soit de procédés et que l'on peut en espérer des combinaisons nouvelles. Quant au « secret » perdu, il n'a guère existé que dans l'imagination des amateurs de pittoresque. Alors qu'il dégénérait en France, l'art du vitrail se conservait selon les traditions en Angleterre, en Allemagne, en Suisse. C'est la désaffection, le mépris pour une forme d'art religieux dont on avait pourtant de magnifiques exemples sous les yeux, qui, en France, ont pu faire croire à la perte de cette technique. Dès le second Empire, après quelques essais malheureux, les procédés mis au point permettent la restauration des vitraux anciens et de nouvelles créations. De nos jours, la question technique n'est pas celle qui peut embarrasser. Ce serait plutôt, hélas! la question financière dont les conséquences seraient d'autant plus désastreuses que l'on aurait tendance à céder à la tentation du bon marché et du travail industrialisé.

Le vitrail d'église est une parure. En aucun, cas il ne saurait le céder à la pacotille. En pareille matière, le but seul importe et le lieu oblige.

Nous disposons donc d'une technique plus complète que celle des anciens maîtres. A la palette des bleus, des rouges, des violets, des verts, des jaunes, des blancs, des bistres, nous ajoutons les mauves, les lilas, les roses, les bruns, et toutes les nuances. Pour la façon, le givré, le nacré, le réticulé, le craquelé, le pailleté, etc.. Pour le dessin, on vous le donnera aussi pur qu'au xvie siècle ou bien aussi surréaliste ou aussi faussement archaïque que vous pourrez le désirer. Toutefois, en ce qui concerne les couleurs, pour des raisons basées sur des lois physiques, seuls les bleus et les rouges translucides, dépourvus de modelé et de surcharge, offrent une surface colorée capable d'arrêter le regard. C'est pourquoi ils constituent la plupart des fonds unis. Aucun ton composé ne peut remplir un vitrail d'une manière aussi soutenue que ces deux couleurs employées à l'état pur. N'oublions pas que lé vitrail qui n'est ni une sculpture, ni une peinture, murale ou sur toile, a sa lumière et son optique propres. De plus,


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par sa translucidité, il s'oppose au dessin perspectif, au trompe-l'oeil qui déséquilibrent ou détruisent son harmonie colorante.

Cette harmonie demeure l'essentiel du vitrail. Aussi les teintes qui la composent ne sont-elles pas réparties au hasard, suivant l'inspiration ou la fantaisie, mais d'après des lois éternelles qu'il est extrêmement périlleux de vouloir transgresser.

Orientation d'abord. Les fonds bleus de grande surface se placent au nord, les fonds rouges au sud. Répartition correspondant à l'équilibre lumineux des dominantes rouges et bleues. Un fond bleu uni prend toute sa douceur ou toute sa prodondeur sur un ciel sans soleil, donc au nord. Transportez ce fond bleu au sud : touché par le soleil, il s'assombrit; il ne tamise plus la lumière, il l'intercepte. Pâle, il ne parviendra pas à se réchauffer. Les rouges, de surface plus réduite, atténués au nord, prennent, au sud, de la gaîté et de l'éclat : c'est la joie de la Bonne Nouvelle. Aussi le moyen âge réservait-il ce côté sud et sa dominante rouge au Nouveau Testament. Les Prophètes, les messagers de l'attente figuraient au nord, dominante bleue. Admirable concordance entre l'esthétique et la mystique.

Savoir régler l'infinie variété des bleus, savoir les maîtriser est l'un des problèmes les plus délicats de l'art du vitrail; Le bleu outre-mer rayonne de façon tellement intense qu'à son contact les autres teintes se trouvent modifiées. Jaunes tournant au vert, rouges annihilés, verts absorbés... que de déconvenues à éviter!

Veut-on délibérément s'affranchir de ces contraintes, de ces précautions? On peut en mesurer les conséquences, par exemple, à Nantes, en pleine ville, dans cette église où les verrières du choeur, nord et sud, sont devenues la proie du bleu. Quelle que soit la saison, ce choeur baigne désormais dans une atmosphère où flottent les tuyaux du buffet d'orgue et verdissent les ors de l'autel. Loin d'en tirer avantage, les vitraux à grands personnages de l'abside en demeurent attiédis et confondus 1. L'on imagine ce qu'une pareille erreur deviendrait transposée à l'échelle cathédrale.

Cela ne veut aucunement dire que le bleu ne puisse entrer comme élément décoratif au sud, s'il est fortement serti, en quelque sorte jugulé, nuancé convenablement et compensé.

Certaines compositions modernes, délaissant les tons purs, présentent une recherche décorative originale basée sur les bistres et les jaunes, vieux ors soutenus de verts, bronze et flèches d'argent, tels ces vitraux

1. Nous citons des exemples locaux que nous avons eus sous les yeux durant la composition de cet article. Nous souhaitons que, de son côté, le lecteur prenne ou reprenne contact avec les réalisations artistiques qui décorent l'église (ou les églises) de la localité où il se trouve, notre but étant bien de l'inciter à se rendre compté par lui-même, cette remarque valant pour tous les exemples cités. *


LE VITRAIL 373

de Saint-Sébastien-les-Nantes où l'on peut voir avec quel souci tonal, pour le vitrail figurant le martyre du saint, l'auteur a cherché à équilibrer une carnation de grande dimension (teinte rosée du corps de saint Sébastien) avec les archers de couleur placés à la partie inférieure, ce qui ménage également un éclairement progressif de bas en haut.

D'une manière générale, rappelons cependant que l'effet décoratif du

vitrail demeure la résultante d'une savante répartition des tons purs

agrémentés des tons composés et qu'il repose sur l'opposition des tons

et non sur leur juxtaposition. Tentation à laquelle on ne résiste pas

toujours ; trop de couleurs affaiblit le vitrail, défaut sensible dans la

peinture sur verre chargée d'émaux pour reproduire aussi fidèlement

que possible telle toile célèbre, défaut qui aboutit alors à une double

trahison, le peintre ni le verrier n'y trouvant leur compte. En revanche,

une opposition de tons, à la manière d'une mosaïque, sans personnage

ou scène, quelconque, est toujours d'un bel effet (Cf. rose d'Amiens,

roses de Bourges, et, en fait, rose de Chartres dont les médaillons haut

perchés et rendus minuscules par la distance ne permettent plus au

spectateur d'en distinguer les représentations figuratives, mais d'en

apprécier le scintillement coloré).

Autre aspect du vitrail : la grisaille. Tout en conservant la translucidité, elle donne du jour à la nef. Elle s'adapte à toutes les dimensions, à tous les styles .(ou presque). Elle se prête aux savants entrelacs, aux treillis, quadrillés, guirlandes, etc.. Elle garnit les lancettes si hautes qu'un personnage ne parvient plus à remplir. Et l'on en fait de ravissantes, diffusant un éclairage nacré, argenté, doucement verdâtre, de caractère apaisé. Enfin, elle est moins coûteuse que le vitrail à personnages. D'où une tendance à en abuser, sans se soucier des ruptures d'équilibre lumineux qu'elles peuvent amener avec une abside ou avec les fenêtres hautes d'une nef déjà garnies de vitraux polychromes. Là, comme partout, le goût de l'artiste doit guider l'artisan.

Elle utilise aussi, avec une aisance souveraine, les « plombs » comme élément décoratif, ces plombs qui assemblent et maintiennent entre eux les morceaux de verre coloré et qui doivent faire partie intégrante du décor. Si la chose est relativement facile avec la grisaille, on conçoit qu'elle l'est beaucoup moins avec le vitrail polychrome à personnages. Les plombs relèvent alors du dessin pour souligner les formes, cerner les contours, accuser un certain relief et aviver les couleurs. Le xme siècle en a laissé marquant une grande habileté, encore que dès cette époque la production se révèle inégale, travail hâtif, négligences, visages maladroitement sectionnés. Par la suite, le goût du tableau l'emportant sur la décoration, on emploie de plus en plus les panneaux colorés maintenus par tringles et bandes de fer avec un évident parti pris d'ignorer leur place par rapport à la composition. Toutes les scènes sont vues à travers


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une espèce de réseau fort peu esthétique. Mains coupées, corps décapités, balafres, chefs scalpés, bandes insolentes, larges comme des meneaux, déparent les plus belles compositions, que ce soit à Bourges, à Vincennes ou ailleurs. Heureux encore si une Renaissance fantaisiste ne vient y ajouter le simulacre d'une brisure et d'un grossier raccommodage 1 L'oeil en demeure gêné, l'attention divisée, la contemplation impossible \ On a vu, de nos jours, des essais de plombs asymétriques, inspirés (ou copiés) d'après nature, figurant par exemple, un embrouillamini de branches mortes et qui, par leur manque d'équilibre, laisseront toujours l'oeil insatisfait et l'âme en déroute. Au contraire, les savantes combinaisons cisterciennes d'Obazine et de Bonlieu, remontant au xne siècle, feront toujours l'admiration des connaisseurs.

Signalons enfin la technique moderne des verres enchâssés dans le ciment. Elle permet l'emploi des verres irréguliers, épais, bossues, éclatés, à travers lesquels, même par temps sombre, la lumière invente mille incidences. D'où leur grande luminosité. L'armature, nécessairement forte, permet un bon voisinage entre bleus et rouges. L'assemblage favorise les progressions colorées, par exemple de l'or cuivré à l'or pâle, tirant sur la teinte du vermeil.

On ne se recueille pas devant ce qui est par trop singulier ou par trop irrégulier. Ce qui grimace, ce qui grince, ce qui hurle, ce qui fatigue les sens chasse la prière. Les expressions violentes, les gestes exagérés que l'on trouve parfois dans les vitraux anciens relèvent le plus souvent d'une .insuffisance technique, d'un travail hâtif exécuté par des verriers surchargés de commandes. Il est moins difficile, en effet, de tracer une caricature que de peindre la Joconde, d'obtenir une tête grotesque que le sourire de Reims.

Les grands siècles du vitrail présentent, respectivement, des vitraux supérieurement exécutés, d'autres moins réussis, les visages perdront même leur style décoratif pour une copie conforme, selon l'école. Observations de détails propres à nuancer nos jugements, à nous porter à rechercher les chefs-d'oeuvre là où ils existent et qui nous rappellent que rien — pas même dans une oeuvre d'art — n'est absolu.

1. Ces fantaisies ne concernaient guère que des vitraux de châteaux ou d'hôtels particuliers. (Chantilly-Cluny).


LE VITRAIL 375

Parler.de l'évolution du vitrail selon les écoles de Paris, Chartres, Lyon, Toulouse, de Champagne ou de Normandie nous entraînerait au delà de notre but. Nous rappellerons maintenant quelques observations si évidentes que l'on se demande pourquoi elles ne sont pas toujours respectées. Par exemple, que les fenêtres hautes sont tout indiquées pour accueillir les personnages de grandes dimensions, destinés à être vus de loin et d'en bas, conditions dont le dessin et la couleur doivent tenir compte. Les bas-côtés s'orneront des rosaces, médaillons, petites scènes à voir de près qui, rejetées au-dessus du triforium, deviennent imperceptibles et confuses (Cf. Le Mans, Tours). Ajoutons que cette erreur n'est qu'un moindre mal lorsque l'impression décorative colorée demeure, le déchiffrage des médaillons dans leur détail ne venant qu'après (Cf. rose de Chartres).

Quant aux sujets, on sait qu'ils étaient réservés à l'approbation des clercs. Souvent ces derniers les indiquaient suivant des traditions religieuses et artistiques. Sujets théologiques, enseignement par l'image, saints locaux, sujets légendaires, forment le fond de l'iconographie. Une iconographie dirigée, mais qui laisse à l'artiste une grande liberté d'interprétation, en particulier pour les costumes. Les maîtres-verriers du Moyen Age n'hésitaient guère à revêtir leurs personnages de parures somptueuses, délaissant l'ordinaire pour la féerie des couleurs. Ils n'auraient pas, plus tard, représenté un Vincent de Paul, ou, de nos jours, un curé d'Ars en soutane noire et surplis blanc sous prétexte de respecter une réalité même aux dépens de l'art. L'or d'une chasuble ou telle autre couleur empruntée et vraisemblable se seraient imposés à leur esprit. Qui nierait l'effet décoratif d'un saint Ignace en costume militaire espagnol, alors que l'habit de la Compagnie ne serait en regard et dans un vitrail, qu'une tache opaque et discordante?

Si notre costume civil, spécimen de laideur, est à éviter, pourquoi, dans les églises modernes, n'utiliserait-on pas la richesse des costumes locaux, vestes de couleurs, gilets éclatants, et des dizaines de coiffes?... Je songe à l'Alsace, la Normandie, à nos provinces, à l'inépuisable Bretagne... A condition, bien entendu, d'éviter tout réalisme et de conserver un style hautement décoratif x. Ne pourrait-on aussi faire un appel plus large à l'exotisme par des

1. Peut-être conviendrait-il d'ajouter qu'il serait souhaitable que l'Administration des Beaux-Arts, dont le siège est à Paris, tînt plus grand compte dans ses directives des traditions locales. Lorraine, Alsace, voire Bretagne ou Catalogne, et les provinces qui ont donné naissance à une forme d'art, à un style, doivent pouvoir continuer leur épanouissement dans ce sens.


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représentations choisies de l'activité missionnaire? Les Pères Brébeuf, Damien, de Foucauld, les apôtres de l'Inde, de la Chine, du Japon, appellent non seulement le souvenir d'héroïques sacrifices, de martyres, mais des somptuosités florales, des décors de temples, de pagodes, de personnages et de scènes pittoresques qui, utilisés avec tact et à leur place, enrichiraient le Miroir du Monde de nos universelles cathédrales. « Mens hebes ad verum per materialia surgit... » Et qui sait si de telles images, dans leur actualité constante, ne susciteraient pas des vocations? Car le vitrail n'est pas destiné à la dilection d'un seul, encore moins à devenir une espèce d'hiéroglyphe, expression d'une pensée ésotérique. Il a été créé pour l'édification et l'enchantement de tous, y compris l'élite des connaisseurs et, par là, il doit rester intelligible pour tous sans rien sacrifier de sa beauté. Autrement dit, c'est le chef-d'oeuvre, avec toutes ses caractéristiques, qui réalise l'unanimité.

Un mot encore. N'allez pas, Maître-verrier, vous contenter de déposer au bas de votre oeuvre votre carte de visite, en négatif, pour signature. Si vous y tenez, composez-vous plutôt un chiffre élégant, un monogramme caractéristique, intégré dans le décor et cependant visible, qui s'imprimera agréablement dans l'esprit du spectateur. Qui ne se souvient du fameux A. D. de Durer? de l'R. de Rembrandt?... Mais est-il moins beau, pour un artiste, d'être seulement connu sous le nom de Maître à l'oeillet?, Maître de la Pieta?, Maître de Moulins?. Quant à moi, j'ignore le nom de l'auteur de l'Arbre de Jessé de Chartres et celui de l'artiste qui a doté la rose nord de Paris de ses bleus ineffables, mais par ces expressions suprêmes, leur voix dans mon coeur chante à jamais.

Maurice DAUGE.


QU'EST-CE QU'UN AUTEUR DE FILMS?

Au mois de juin 1957, un de mes étudiants de l'I. D. H. E. C, Claude Nahon, a présenté un Mémoire intitulé La notion d'auteurs de films. Rien de plus opportun, dans l'état actuel d'inculture du grand public, que de bien distinguer les véritables auteurs (ceux qui méritent pleinement le nom de créateurs) des artisans plus ou moins doués qui s'adaptent à un sujet souvent imposé par le producteur. Notons tout de suite que quand un créateur authentique se voit imposer un sujet — ce fut le cas d'Orson Welles pour l'admirable Dame de Shanghaï — son génie transfigure la donnée conventionnelle, voire même commerciale, qui lui a été livrée, pour en faire l'expression originale de sa vision du monde à lui, de son inaliénable univers intérieur. Dans un ordre d'idées analogues, quand un auteur de films adopte une pièce ou un roman, il les plie de façon plus ou moins impérieuse à ses coordonnées esthétiques et intellectuelles : c'est ce que fit Renoir avec Le Fleuve et Hitchcock avec les médiocres romans policiers qui ont inspiré quelques-uns de ses meilleurs films. Renoir et Hitchcock sont précisément les deux exemples que Claude Nahon a choisis pour'illustrer son point de vue. Mais il cite aussi Bunuel qui a manifesté à travers ses premières oeuvres surréalistes (Chien andalou, Age d'or), ses chefs-d'oeuvre mexicains (los Olvidados, El, Archibald de la Cruz) ou ses toutes dernières réalisations (Cela s'appelle l'aurore, La mort en ce jardin) une angoisse devant l'hostilité d'un univers étranger à l'homme, une révolte éclatante ou rigoureusement orchestrée, une recherche de l'insolite qui puisse aboutir à la découverte de tout ce qui demeure caché aux humains. Bunuel est aujourd'hui, pour la jeune génération de spectateurs, avec Renoir, Hitchcock, Huston, Welles, Bresson, Fellini, Rossellini, Visconti, Bergman, Tati, Hawkes, Lang, Sternberg, Chaplin, Dreyer, Gance, Clair, Sjoëberg, Kurosawa — pour se limiter aux vivants — un des plus grands auteurs en septième art. Si nous ne faisons point figurer dans cette liste des cinéastes par ailleurs fort estimés comme Carné, Clouzot ou quelques autres, c'est qu'ils sont cruellement atteints par la sévérité des moins de trente ans — spectateurs ou critiques — dont le goût me semble à prendre en considération avant tout autre critère.

Mais puisque c'est de cinéma français que je viens de parler, il me semble urgent d'établir vis-à-vis des lecteurs de cette Revue une discrimination capitale entre les cinéastes de notre pays qui méritent vraiment de s'inscrire dans le groupe des auteurs de films et ceux qui ne


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peuvent, quel que soit leur renom ou leur efficacité commerciale, ambitionner ce titre.

Dans son livre par ailleurs remarquable, Pierre Leprohon a entretenu une confusion qui exige d'être dénoncée : Présences contemporaines 1 nous présente vingt-cinq metteurs en scène français. Les analyses certes sont d'une grande clairvoyance et permettent de faire la différence entre les artisans besogneux et les créateurs inspirés. Mais il me semble qu'une histoire de la musique établit, ne serait-ce que par des artifices de mise en page et de typographie, un écart rigoureux entre les musiciens comme Bach,. Vivaldi, Mozart et les minores qui, si habiles, si séduisants qu'ils aient pu se montrer, ne révèlent dans leur composition ni la vision du monde ni la qualité d'écriture qui est celle des grands maîtres. De même, un historien de la littérature ne mettrait point sur le même plan Mme de La Fayette et les romanciers précieux, Racine et Quinault ou même Diderot et Grimm. Or, il m'apparaît que la présentation du livre de Leprohon favorise la paresse ou la légèreté du public (même le plus cultivé en d'autres matières) qui met sur un pied d'égalité l'auteur d'Èlena et celui de Pot-Bouille. On me dira que c'est bien de la prétention de vouloir trancher en la matière, surtout quand il s'agit de deux hommes qui ont déjà une oeuvre abondante et connue derrière eux et qui ont su tous deux gagner (quoique sur des longueurs d'ondes bien différentes) la sympathie du public. Je me baserai donc sur les appréciations des grands élèves de l'I.D.H.E.C., des jeunes revues de cinéma et de l'opinion des ciné-clubs les plus sérieux pour dégager les lignes de partage des eaux.

On pourrait envisager trois catégories : les hommes qui ont imposé grâce à un style profondément original une vision de l'univers, une conception de la vie et des rapports humains qui supporte la comparaison avec les fresques de Balzac, Dostoïevsky ou "William Faulkner; les cinéastes doués d'une sensibilité personnelle et déjà maîtres d'un style assez envoûtant mais dont l'originalité intellectuelle et la richesse humaine sont beaucoup plus contestables; enfin ceux qui ont été les habiles metteurs en images de scénarios souvent conventionnels et dont l'habileté (parfois plus apparente que réelle) a pu faire illusion même sur des éléments avertis du public. Nous élargirons un peu ce classement en y faisant entrer soit des réalisateurs morts au cours de ces dernières années soit des cinéastes prématurément disparus pendant l'entre deux-guerres et qui auraient eu une grande influence sur les destinées du cinéma.

Premier groupe : Jean Epstein qui se rattache à l'avant-garde de 1925 mais dont le seul Tempestaire (1947) pourrait assurer la grandeur; Jacques Feyder, inégal mais dont ni La Kermesse héroïque (1936) ni

1. Nouvelles ttditions Debresse.


QU'EST-CE QU'UN AUTEUR DE FILMS ? 379 ,

Pension Mimosa (1935) n'ont été atteints par le temps; Jean Vigo, un des plus grands de l'histoire du 7e art et qui, avec trois films échelonnés de 1929 à 1934 (A propos de. Nice, Zéro de conduite, L'Atalante) a conquis l'admiration unanime de tous les amateurs de cinéma; Abel Gance auquel une émission de T. V. du mois de janvier a rendu justice, en permettant aux spectateurs de revoir des fragments de Mater Dolorosa (1917), La Roue (1922), J'accuse (1919), Napoléon (1927)j Un grand amour de Beethoven (1936); René Clair dont il n'est pas nécessaire d'énumérer les oeuvres et dont l'inspiration poétique et burlesque montre une remarquable continuité depuis Paris qui dort (1924) jusqu'aux Belles de Nuit (1953), ses deux derniers films montrant une indéniable volonté de renouvellement (Les grandes manoeuvres, Porte des Lilas) ; Jean Cocteau, dont l'Orphée (1950) a repris les thèmes essentiels du Sang d'un poète (1931); Jean Grémillon, un des plus grands et des plus méconnus parmi les créateurs de l'École Française et qui a montré avec L'amour d'une femme (1954) qu'il n'avait rien perdu des vertus de composition et d'expression qui firent de son chef-d'oeuvre, le Ciel est à vous (1944) un des plus beaux classiques de l'écran; Max Ophuls, Sarrois, qui avait choisi la France et qui disparut en pleine maturité l'an dernier après avoir donné quelques-uns des plus rares produits du mariage entre la sensibilité d'Europe centrale et l'intelligence latine (la Ronde, le Plaisir, Madame de, Lola Montés) ; Robert Bresson dont nous avons présenté l'oeuvre dans ces colonnes; Georges Rouquier qui, après une série de courts et moyens métrages exemplaires, s'est classé parmi les tout premiers avec Farrebique, Lourdes, S. O. S., Noronha; Jacques Tati dont deux films, universellement connus même des moins de quinze ans, ont fait rayonner la gloire dans les deux continents. Ajoutons un des « jeunes » dont l'oeuvre est encore en devenir, Alexandre Astruc dont nous avions ici même étudié Les mauvaises rencontres et qui, avec Une Vie, va sans doute renouveler son inspiration.

Contestés, souvent même attaqués ou honnis par les intégristes du 7e art, un groupe d'ailleurs fort disparate de cinéastes français offre ce caractère commun d'être fort sérieusement remis en cause après une notoriété plus ou moins longue. En tout cas, beaucoup leur dénient la qualité d'auteurs et mettent en doute leur puissance d'imagination créatrice ou la sincérité de leur oeuvre; pourtant chacun de ces cinéastes a donné au cinéma français des films importants : Autant-Lara (Douce, le Diable au corps, le Rouge et le Noir, la Traversée de Paris); Marcel Carné (Quai des brumes, le Jour se lève, les Enfants du Paradis) (ne mentionnons les Visiteurs du soir que pour justifier la sévérité des témoins à charge qui dénoncent le primarisme de Carné et les déficiences de son inspiration); Julien Duvivier, un des plus célèbres de l'entredeux-guerres et dont la production passée semble chaque année vieillir


380 HENRI AGEL

à une cadence accélérée (la Bandera, Pépé le Moko, la Belle équipé, Carnet de Bal, Marianne de ma jeunesse, Pot-Bouille) qui semble permettre de classer Duvivier non point même chez les auteurs contestables mais parmi les simples artisans prolifiques et industrieux (notons toutefois que le Temps des assassins avait produit l'impression contraire); Sacha Guitry, Marcel Pàgnol, phénomènes forains du cinéma, cas d'exception à la fois séduisants et monstrueux; Marcel L'Herbier dont le glorieux passé a été démenti par dix ans de production commerciale et dont un seul film depuis l'occupation mérité la curiosité (la Nuit fantastique) ; Jacques Becker qui se haussa au premier rang avec Casque d'or (1952) mais dont Touchez pas au grisbi semble bien désuet, de même qu'Antoine et Antoinette, pour ne rien dire des Aventures d'Arsène Lupin; René Clément, porté par les uns au premier rang des auteurs de films mais violemment récusé par les autres et qui paraît en tout cas être un styliste plus qu'un homme véritable (Bataille du rail, Jeux interdits, M. Ripois, Gervaise).

■ Ferons-nous figurer dans cette liste deux personnages dont le nom suscite encore dans beaucoup de milieux chrétiens, une sympathie manifeste? Tous deux ont semblé montrer une grande sincérité dans la peinture de la vérité religieuse mais la maladresse de leur écriture, leur souci commun d'accuser le trait pour toucher le grand public, enfin l'arrière-fond de commercialisme d'une partie de leur production, rendent bien difficile la promotion que certaines âmes candides souhaitent leur accorder : Maurice Cloche qui avec Monsieur Vincent et Docteur Laënnec donna de si beaux (et si téméraires) espoirs a provoqué le scandale même dans des séminaires- par la lourdeur et la gaucherie d'Un Missionnaire, avant de retomber dans la bluette insignifiante (Adorables démons) d'où il n'aurait peut-être dû jamais sortir; Léo Joannon, réalisateur du Défroqué et du Secret de Soeur Angèle et qui prépare un film sur l'aumônier des filles de Pigallé, aurait sans doute voulu être le Balzac du christianisme cinématographique mais il n'en est même pas l'Eugène Sue. Encore reste-t-il bien sympathique en regard de certains fabricateurs de films religieux auxquels on a fort imprudemment fait crédit et qui méritent tout juste de figurer dans la troisième liste : au premier rang de ceux-ci il faut mettre le responsable de Dieu a besoin des hommes.

L'erreur d'appréciation touchant Jean Delannoy s'est poursuivie pendant assez longtemps : l'incompréhensible engouement provoqué par l'Éternel Retour (qui subsiste en partie à cause de Cocteau et Georges Auric et malgré la pétrifiante mise en scène) a rejailli sur la Symphonie pastorale et Dieu a besoin des hommes, qui sont pourtant de consternantes pasteurisations des romans adaptés. Chiens perdus sans collier et surtout Notre-Dame de Paris ont enfin dissipé l'équivoque. Ce réalisateur mono-


QU'EST-CE QU'UN AUTEUR DE FILMS ? 381

lithique est un artisan laborieux, érudit et doué de sens commercial, mais rien de plus.- Est-ce le cas de Yves Allégret qui avait donné de sérieuses garanties avec Manèges, Nez de cuir, Les orgueilleux? Ses films récents semblent révéler une singulière déficience d'inspiration et de style (Oasis, La meilleure part, Méfiez-vous fillettes, Quand la femme s'en mêle). Pas le moindre doute en tout cas sur André Cayatte, spécialiste du digest juridique et sociologique (Justice est faite, etc..) et qui a si piteusement échoué dans l'ambition tragique avec OEil pour OEil. Il y a lieu d'être beaucoup plus accueillant pour Le Chanois, qui n'est certes pas un créateur, mais dont l'artisanat probe et dépouillé commande l'estime (L'École buissonnière, Papa, maman, la bonne et moi, Le cas du Dr Laurent). Christian-Jaque peut être sympathique si on voit en lui un agréable fabricateur de films (Nathalie, Fanfan la Tulipe). Il s'effondre quand ses visées sont plus hautes (La Chartreuse de Parme, Nana). Abrégeons, car cette énumération risque d'être fastidieuse : Henri Decoin, l'un des plus féconds réalisateurs français — du point de vue de la diversité et du nombre, est le type même de l'habile ouvrier, pas toujours bien inspiré (Folies Bergère, Le feu aux poudres) mais le plus souvent solide et estimable (Trois télégrammes, Razzia sur la Schnouf) et exceptionnellement (en fait une fois dans sa carrière) original et insolite (La vérité sur Bébé Donge). On chercherait vainement chez lui, tout comme chez Delannoy, Cayatte, Christian-Jaque, un ensemble de thèmes qui composât sa constellation psychologique et dramatique. Ne méprisons pas ces adroits fournisseurs (il y a, au-dessous d'eux, trop de tâcherons du 7e art qui encombrent le marché). Mais sachons les remettre à leur place. Il reste à faire une histoire du Cinéma qui, par la simple mise en page, rétablira les vraies hiérarchies.

Mais il est une autre confusion que le livre de Pierre Leprohon entrelient, plus grave encore puisqu'elle est liée à une omission : les spectateurs moyens, s'ils s'intéressent un peu plus qu'il y a vingt ans aux courts métrages, ne témoignent toutefois pas d'une attention assez soutenue à ce qu'on nomme encore aujourd'hui le « documentaire », pour qu'il puisse y avoir en Europe des salles spécialisées dans la projection des films courts. Or, il est absurde d'évaluer une oeuvre à sa longueur : Guernica d'Alain Resnais est un film aussi puissant et aussi efficace que des bandes à grande mise en scène étirées sur trois heures. Cet essai sur Picasso, qui est aussi un pamphlet brûlant contre la violence, restera encore quand de grandes machines comme Autant en emporte le vent où Les dix commandements seront noyés dans l'indifférence. Pourquoi donc ne pas faire une place — et une place de choix — à un homme comme Alain Resnais qui, avec Van Gogh, Guernica, Nuit et brouillard, les Statues meurent aussi, Toute la mémoire du monde, révèle un tempérament obsédé par la condition de l'homme prisonnier et élève


382 HENRI AGEL

jusqu'à la dimension cosmique le mythe concentrationnaire. L'angoisse de Resnais, transcrite en un style aigu et vigoureux mérite notre intérêt. A côté de Resnais, il faut faire figurer Cousteau qui jusqu'au Monde du Silence avait dû se cantonner dans le documentaire de quinze ou vingtcinq minutes (cela nous avait valu Épaves, Par 18 m. de fond, Paysages du silence) ; Jacques Dupont, spécialiste de l'Afrique Noire (Au pays des pygmées, Pirogues sur l'Ogoué, la Grande Case) qui avait si heureusement renouvelé son inspiration avec l'Enfant au fennec ; Pierre Kast qui vient d'aborder (de façon contestable) le long métrage avec Un amour de poche et qui a su façonner des essais denses et acérés (les Femmes du Louvre, la Guerre en dentelles, les Horreurs de la guerre). Tout à fait à part et, à mon sens, l'égal des meilleurs auteurs de grands films, Georges Franju qui a su infuser au cinéma français trop intellectuel et bien souvent même désincarné, un sang d'une richesse et d'une générosité assez exceptionnelles. Le drame de Resnais, c'est que la plupart de ses courts métrages ont été programmés par les distributeurs avec des navets notoires : pour voir Hôtel des Invalides, il fallait supporter Le bon Normand; pour voir En passant par la Lorraine, Si Versailles m'était conté; Au fil d'une rivière formait tandem avec Mademoiselle et son Gang ou quelque chose du même genre. Quant au Sang des bêtes, magnifique évocation des abattoirs parisiens... il ne fut jamais programmé dans le circuit commercial. Les plus récents films de Franju (le T. N. P., Notre-Dame de Paris et la bouleversante Première Nuit, inspirée par le Métropolitain) ne sont pas inférieurs à ses premiers chefsd'oeuvre ; ils révèlent seulement toute la tendresse meurtrie dont le goût apparent de l'horrible n'était jusqu'ici que la forme inversée. Toute la jeunesse de l'I. D. H. E. C. et des ciné-clubs voit en lui un homme d'une acuité de vision et de sensibilité extraordinaire, possesseur d'un style à la fois lyrique et dépouillé, magnifique explorateur de l'insolite et continuateur original de Jean Vigo. Le monde de Franju est aussi net, aussi détonant que celui d'un Soutine ou d'un Renault. L'expression d'une intelligence douloureusement perméable accordée à un regard étonnamment vierge et lucide donne à ses images une intensité comparable à celle qui se dégage des meilleurs films de Bunuel, encore que la résonance en soit bien différente. Si je faisais un tableau du cinéma français depuis dix ans, je citerais d'abord Franju et Resnais à côté de Bresson et de Tati, de Renoir et de Rouquier. Ajouterai-je, si l'on me permet un témoignage un peu plus personnel, que l'homme, l'interlocuteur amical et chaleureux, qui se révèle chez Rouquier et Franju, est à la hauteur de l'arti.ste. Une heure passée avec l'un ou l'autre apprend, mieux peut-être qu'une patiente exégèse, ce qu'est un auteur de films amoureux de la création, au sens le plus large du terme.

Henri AGEL.


PSEUDO-CHRONIQUE D'ÉDUCATION

Propos sur quelques questions d'inégale importance

Le plaisir de la chasse, disait un vieux chasseur, s'il tient d'abord à ce que le gibier se défend, tient aussi aux fantaisies de la fortune. En battant les buissons, il faut s'attendre à la surprise. Au lieu du lièvre attendu, s'envole une bécasse goguenarde, quand ce n'est pas une grive qui vous siffle au nez. Nos pseudo-chroniques ont quelque chose de la chasse. Les problèmes les plus divers se lèvent sous nos yeux. Tantôt l'un d'eux s'impose par son importance ou son urgence. Tantôt des questions diverses sollicitent notre attention pour la seule raison qu'on en parle. Un amour immodéré de la logique ou du discours nous pousserait à leur trouver un" lien qu'elles n'ont pas. Résistons-y et battons, aujourd'hui, les buissons.

Les Baccalauréats de 1957.

Le nombre des candidats a augmenté encore par rapport à 1956. De 2 % en Première Partie, où ils ont été 95.000. De 12 % en Deuxième Partie, avec 73.000. Les séries modernes rencontrent la même faveur grandissante. Les séries classiques de Première Partie se maintiennent grâce à la section G. En Deuxième Partie, les séries mathématiques marquent un progrès. La philosophie perd du terrain, au profit surtout des sciences expérimentales.

Si nous laissons de côté les séries qui ne comptent pas 100 candidats pour toute la France, la proportion des admissions, pour la Première Partie, est toujours supérieure dans les sections classiques : 88 % en A 1, 68 en C, 66 en A; 60 en B. Dans les séries modernes : 58 en technique, 55 en M 1, 50 en M. Rien ici de nouveau. Mais, en Deuxième Partie, pour la première fois, la série sciences expérimentales arrive en tête avec 71 %, contre 69 en philosophie, 61 en mathématiques techniques, 60 en mathématiques élémentaires. Toutes sections réunies, la proportion des admissions a baissé pour la Première Partie, 57 %, augmenté pour la Deuxième, 67 %.

Qu'il s'agisse du nombre des candidats ou de celui dés admissions, l'Éducation Nationale (2 janvier 1958) constate avec satisfaction le progrès des diverses séries scientifiques. On sent quelque étonnement et un moindre contentement devant la faveur de la série sciences expérimentales. Inquiéterait-elle nos maîtres? On nous annonce un remaniement de l'examen pour cette série par l'introduction d'une épreuve


384 JEAN RIMAUD

écrite de mathématiques. Cette mesure, croyons-nous, aura pour effet de rejeter un certain nombre de candidats vers la philosophie. Dans le monde où nous vivons, pourquoi refuser une place à des jeunes gens qui, n'étant ni philosophes ni mathématiciens, intéressés par les sciences et en particulier celles de la nature, ont droit à une culture répondant à leurs goûts et aptitudes? On a bien distingué deux séries techniques : mathématique et économique. Et la reconnaissance d'une culture technique permettait d'espérer que nous sortirions enfin du faux dilemme d'hier : grec ou mathématiques.

Malheureusement, les inspirateurs de notre Éducation Nationale n'arrivent pas à concilier deux intentions qu'ils affirment les leurs avec une égale énergie, parfois dans un même projet de réforme, celle de respecter et cultiver la personnalité originale de chaque enfant, celle de le préparer par l'école à l'orientation professionnelle, ordonnée au bien de la cité, selon une conception discutable de ce bien. Or, cette deuxième intention aboutit à méconnaître des formes d'esprit qu'on condamne alors sous le nom de préjugés sociaux. Mais elle conduit aussi à distinguer les milieux sociaux qui ont droit à l'existence et à une culture, et ceux qui n'y ont pas droit. Nos lecteurs ont lu le remarquable article du P. de Dainville sûr l'enseignement moyen et les cours complémentaires (Études, septembre 1957). Ils savent que la nature résiste aux simplifications des idéologies. Faisons-lui confiance pour la sauvegarde de la légitime et nécessaire diversité des cultures^ Chercher le bien de la cité en sacrifiant des personnalités serait une grave erreur.

Pendant que nous parlons du baccalauréat, notons, sans surprise aucune, que les dates en sont encore avancées. Quand il fut décidé que les vacances commenceraient dès le 1er juillet, on nous avait fait pourtant de belles promesses... Elles n'ont pas été tenues. Or, le nombre des candidats croissant sans cesse et donc le temps requis pour les examens, il n'y a pas de raison d'arrêter à mi-juin la date du baccalauréat. L'année scolaire tant des étudiants que des écoliers continuera donc à se réduire. C'est folie pure.

Pour ou contre le jeudi.

Depuis longtemps déjà, la question du jeudi est débattue. Que le repos du dimanche ne suffise pas aux enfants, éducateurs, psychologues et médecins l'affirment unanimement. Mais pourquoi l'après-midi du samedi ou le samedi tout entier ne • remplaceraient-ils pas le jeudi? La plupart des enseignants tiennent pour la nécessité d'un repos au milieu de la semaine, donc pour le jeudi. Plus nombreux qu'hier, sans cesser d'être une petite minorité, les partisans du samedi font valoir des raisons et des expériences qui ne sont pas négligeables. Beaucoup


PSEUDO-CHRONIQUE D'ÉDUCATION 385

de parents se rallieraient volontiers à cette opinion. Mais, jusqu'à ce jour, le débat restait limité au monde de l'Enseignement libre et n'avait aucun caractère d'urgence. Des données nouvelles le font rebondir et l'étendent à l'Enseignement public. Ni les locaux ni les maîtres ne suffisent au nombre toujours croissant des élèves.^Remplacer le jeudi par le samedi n'est pas une solution. Celle-ci ne pourrait donc être cherchée que dans une division des classes, les unes laissant la liberté du jeudi, les autres, celle du samedi.

Oui, mais pour l'Enseignement public, la question est moins simple qu'il ne paraît. L'école ayant été laïcisée, une loi du 28 mars 1882 a décidé que les écoles primaires publiques vaqueraient un jour par semaine en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner à leurs enfants l'instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. A la suite de difficultés et plaintes, une autre loi du 9 décembre 1905 a rappelé que l'enseignement religieux ne peut être donné « aux enfants de 6 à 13 ans inscrits'dans les écoles publiques » qu'en dehors des heures de classe. Enfin, se référant à ces deux lois, une circulaire du 18 décembre 1924 a confirmé l'usage qui fait du jeudi le jour de vacation. « C'est donc le jeudi, jour réservé par application de cette disposition légale, que l'instruction religieuse doit être donnée aux enfants. » Les choses étant ainsi, la question du jeudi est double. Il s'agit d'organiser au mieux la semaine scolaire. Il faut ainsi maintenir là liberté de l'instruction religieuse, la possibilité pour les enfants de la recevoir. Il est pour le moins étonnant qu'en ces derniers mois, dans des journaux respectueux de la religion et des hebdomadaires catholiques, l'incidence d'une organisation nouvelle des horaires scolaires sur le catéchisme n'ait même pas été envisagée. Il est pourtant facile de comprendre quel problème serait posé au clergé si le jour de vacation des classes n'était pas le même pour tous les enfants d'une paroisse. Et si l'on remplaçait la liberté du jeudi par celle du samedi comme certains le demandent, il est évident que le catéchisme n'en serait pas facilité.

S'agit-il de l'enseignement libre, la question se pose autrement. Les cours et écoles qui n'assurent pas l'enseignement religieux à leurs élèves et profitent cependant de la liberté pour confisquer le jeudi rendent fort malaisé le catéchisme. L'expérience prouve hélas que la plupart des enfants, élèves de ces cours, n'ont aucune instruction religieuse solide. Il arrive qu'on doive les refuser à la Communion Solennelle, au grand déplaisir des parents, pour ignorance crasse. Mais aux parents de prendre leurs responsabilités. Dans les institutions libres confessionnelles, la situation est différente. Au directeur des études d'aménager ses horaires. Pourquoi, si l'enseignement religieux est donné à l'intérieur, serait-il plus difficile de dégager le samedi que le jeudi? Reste à décider quel jour est plus favorable à la santé et au travail des enfants, plus agréable aux ÉTUDES, mars 1958. ÇCJCÇVI. — 14


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parents. Réfléchissons cependant aux conséquences de ce chacun pour soi. Les mouvements de jeunesse, les associations sportives, les groupements de loisirs divers, les patronages organisent leurs activités en tablant sur la liberté du jeudi après-midi qui est la règle générale. Aux enfants qui ne jouissent pas de cette liberté, il devient très difficile, et souvent pratiquement impossible, de faire partie de ces mouvements et groupements. Est-ce un bien? En fait, les collèges ainsi conduits à prendre en charge les loisirs de leurs élèves et l'éducation qui se donne par eux rede*- viennent plus ou moins le collège-citadelle du siècle dernier. Il avait certes des avantages. N'était-il pas néanmoins trop fermé? Et nous ne sommes plus au dix-neuvième siècle. L'évolution de la vie va dans le sens d'une civilisation de plus en plus collective où les petites communautés, la famille elle-même, risquent, en étant des îles, de ne pas suffire à leur tâche. Nous ne prétendons pas,.parlant ainsi, résoudre une question complexe, juger à la place des directeurs de collèges de ce qu'ils devraient faire. Mais ne laissons pas les journalistes partir en guerre contre le jeudi, à l'étourdie.

Il y a cinquante ans.

En octobre 1907, après un premier essai d'un an, Mme Danièlou fondait, rue Oudinot, son École Normale Libre. En 1913, elle la transportait à Neuilly où s'ouvrait le premier collège SainterMarie. Les élèves et maîtresses, anciennes élèves, parents et amis ont célébré, le 2 février, ce jubilé par une messe d'action de grâces. Depuis 1913, l'École Normale a eu 2 200 élèves, les divers collèges Sainte-Marie, 17 000. Une fois de plus, un grain de sénevé est devenu un arbre. Mais les chiffres ne sont rien. Ce qui compte, c'est l'exceptionnelle qualité de l'oeuvre, une éducation religieuse et intellectuelle où la foi pénètre la culture, où la culture rend un libre et fier hommage à la foi.

Il y a cinquante ans... De passage dans un séminaire, j'entendais lire, pendant le repas, l'histoire de la loi sur les congrégations et de son application par Emile Combes. La plupart des séminaristes étaient visiblement stupéfaits; et chez beaucoup l'étonnement se nuançait d'incrédulité. Pour comprendre cependant ce que voulut et réalisa Mme Danièlou, il faut se reporter à ces années sombres. Ceux qui ne les ont pas vécues ne peuvent pas savoir par quels héroïsmes a été sauvée la liberté de l'enseignement. A peine fermés, collèges et écoles rouvraient. Mais dans quelles conditions de pauvreté et de précarité! Sauver ce qui pouvait être sauvé, maintenir coûte que coûte, telle était l'ambition commune. Mme Danièlou entreprend de créer. C'est par des études supérieures que, dans son École Normale, elle préparera des professeurs à l'enseignement libre. Le collège Sainte-Marie donnera l'enseignement


PSEUDO-CHRONIQUE D'ÉDUCATION 387

secondaire classique. Elle n'est ni la seule, ni peut-être la première à remplacer la préparation du brevet pour les filles par celle du baccalauréat. Mais, à cette époque, jusque dans les maisons religieuses où les études étaient les plus fortes, on hésitait à leur faire apprendre le latin. Quant à l'Enseignement public, il n'y viendra qu'après la guerre de 1914. Contre ceux qui dénigrent systématiquement l'enseignement libre, l'exemple de Mme Danièlou montre que la liberté est principe de progrès. Elle est aussi condition d'originalité. Car un des traits de l'éducation des collèges Sainte-Marie est que la tradition la plus authentique y a pris un visage nouveau.

Un jour viendra, nous l'espérons, où s'écrira une véritable histoire de l'enseignement catholique en France. Les éducateurs y prendront la place occupée jusqu'ici par les théoriciens de l'éducation qui ne sera pas elle-même la cendrillon de la pédagogie. Alors seulement on pourra situer la création des Sainte-Marie dans une tradition de sainteté, de labeur, de progrès tentés ou réussis, d'adaptation à des conditions et des besoins nouveaux.

Ayant aimé le Livre de Sagesse pour les filles de France et l'ayant dit, je reçus de Mme Danièlou un courtois remerciement où elle manifestait quelque surprise de la joie que son livre m'avait donnée. Je chercherais en vain à cacher que je suis un vieil aumônier scout. Méchant scout qui a été, depuis, ravi d'apprendre que la fondatrice des Sainte-Marie n'avait commencé que tard ses études, et que la première éducation qu'elle entreprit, à 12 ans, a été celle d'un bébé tigre. De quoi faire rêver, en étude, les élèves de Neuilly, si elles n'étaient pas plus raisonnables que leurs frères 1

Vous attendiez peut-être que je vous parle du lycéen de 14 ans qui a joué à Christophe Colomb. Le tapage fait autour de cette aventure m'en ôte le goût. Pauvre gosse 1 Pourvu qu'il ne se prenne pas pour un héros, ni même un personnage 1 S'il avair réfléchi et deviné l'inquiétude de ses parents, il ne serait pas parti. Mais il a fait preuve d'un cran dont il lui reste à user mieux.. Quant aux professeurs qui imposent des punitions interminables pour le dimanche, jour du Seigneur, jour aussi de repos protégé par la loi républicaine et laïque, il n'est pas mauvais qu'ils aient à réfléchir également. Ce qui a été, dit le Sage, sera. Pourquoi donner à tant de garçons excédés la tentation de s'embarquer pour l'Amérique? Ne suffit-il pas que tous les adolescents aient, un jour, à disserter sur les voyages qui forment le jeunesse? Si, dit-on, ils ne lisaient pas Jules Verne, Tintin et les Signes de Piste... Mais ils apprennent par coeur les deux Aventuriers et le Talisman. C'est en classe que les enfants apprennent le chemin de l'école buisspnnière.

Jean RIMAUD.


LA VIE RELIGIEUSE

L'enseignement du Souverain Pontife.

Nous retiendrons ici trois des principales allocutions prononcées par S. S. Pie XII au cours du mois de janvier et qui rappellent des points importants de la doctrine morale et sociale de l'Eglise.

D'abord, un Discours aux dirigeants des Associations italiennes de familles nombreuses (Osservatore Romano, 22 janvier). Le Pape s'y élève contre les sociologues qui considèrent la fécondité humaine comme une maladie sociale qu'il faut guérir et qui préconisent un Birth Control systématique et généralisé. S. S. Pie XII rappelle avec force que c'est aller à rencontre d'une de ces lois de la nature, c'està-dire une loi du Créateur, que l'on ne peut pas violer longtemps, l'expérience historique le prouve abondamment, sans attirer sur la société des périls mortels. Certes, pour autant, le Pape ne se dissimule aucunement qu'aujourd'hui, dans certaines parties du monde au moins, la croissance démographique pose d'angoissants problèmes : toute une partie de l'humanité est largement sous-alimentée. Mais, déclare Pie XII, ces graves dangers viennent de l'homme, de l'égoïsme collectif des nations et des peuples nantis. Plutôt que de recourir à une réduction anti-naturelle des naissances, il vaudrait mieux répartir, à travers la terre, les moyens de subsistance : « Avec le progrès de la technique, avec la facilité des transports, avec les nouvelles sources d'énergie dont on commence à peine à recueillir les résultats, la terre peut promettre la prospérité à tous ceux qui l'habiteront, pour encore une longue durée... »

Plutôt donc que de s'illusionner sur les périls de la surpopulation, le Pape conclut :

Il serait plus raisonnable et utile que la société moderne s'appliquât, plus résolument et universellement, à corriger ses errements; qu'elle obvie aux causes de la famine dans les zones «faibles» ou surpeuplées en utilisant plus activement, à des lins pacifiques, les découvertes modernes, en adoptant une politique plus large de collaboration et d'échange, une économie à vues plus lointaines et moins nationalistes; surtout, qu'aux suggestions de l'égoïsme elle oppose la charité, qu'aux suggestions de l'avarice elle réponde par une application plus concrète de la justice...

Ce sont des problèmes de justice ou d'équité sociale qu'aborde S. S. Pie XII dans deux autres discours, adressés à des auditoires bien différents, l'un à des dirigeants d'industrie chimique, l'autre à un pèlerinage de 15.000 employées de maison.


LA VIE RELIGIEUSE 389

Dans le premier de ces documents {Oss. Rom. 11 janvier, en français), Pie XII parle de la nécessité d'assurer au travail en usine des conditions humaines.

C'est une exigence même de la production de ne pas traiter l'ouvrier comme une machine matérielle :

Les chefs d'industrie éclairés par une connaissance plus exacte des exigences réelles du travail humain, de ses facteurs psychologiques, individuels et sociaux, en viennent, de plus en plus, à subordonner les éléments purement économiques de la production aux impératifs issus de la nature spirituelle de l'homme, des légitimes aspirations de son esprit et de ses dispositions affectives. Les gens compétents reconnaissent que, devant un travail inadapté, qui méconnaît ou avilit sa personnalité au lieu de l'épanouir, le travailleur ralentit son effort producteur...

Mais cette considération, qui reste encore basée sur le seul intérêt économique, ne saurait suffire à un chrétien :

Respectueux des personnes et de leurs droits inaliénables, conscient de la solidarité profonde qui le relie au plus humble de ses semblables, l'homme de coeur, le chrétien surtout, ne permet pas qu'on juge des faits économiques et des situations sociales à la lumière du déterminisme de lois aveugles ou d'une évolution historique inexorable. Il souffre profondément de voir que l'ouvrier d'aujourd'hui reste trop souvent étranger à son travail, enchaîné à un labeur qui l'enserre comme un carcan, au lieu de lui donner, si modeste soit-elle, une possibilité d'épanouissement...

Dans son allocution aux employées de maison (Oss. Rom., 21 janvier), le Pape reprend un enseignement qu'il a déjà souvent donné. Le terme même d' « employées de maison », substitué à celui de « domestiques », marque toute une évolution sociale où l'on peut voir, dit Pie XII, l'expression d'une tendance légitime à l'autonomie personnelle et économique qui ne laisse pas d'être un progrès. Mais, pour autant, il ne faut pas méconnaître la dignité du travail domestique, qui implique des relations humaines comparables à celles des fonctions d'infirmière ou d'enseignante, de lourdes responsabilités, en conséquence, en particulier vis-à-vis des enfants de la famille où l'on travaille. Cette haute dignité doit entraîner des. rapports de respect et de charité mutuels entre employeurs et employées, des rapports qui ne soient pas réglés par la seule justice commutative mais, également, par un sens élevé de l'homme. En particulier le Pape rappelle que les employeurs doivent, en conscience, appliquer - à leurs domestiques les enseignements sociaux de l'Eglise :

Les employeurs ne sont pas seulement tenus à assurer à leurs domestiques tout ce qui est prescrit par la loi, mais ils doivent aussi, conformément à l'équité, leur faciliter l'accès à un système de sécurité qui doit comprendre la possibilité de fonder une famille. En tel cas, il n'y aurait aucun motif qui


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justifierait le refus du salaire familial à ceux ou celles qui consacrent toute leur activité à une famille ou à une institution...

L'A.C.I. et d'autres groupements analogues ont fait, en France, ces dernières années, de gros efforts pour éclairer l'opinion de la bourgeoisie catholique, en particulier sur le problème de celles qu'il est convenu d'appeler les « petites bonnes ». De considérables progrès ont été faits. Mais, trop souvent encore, des familles catholiques, voire des communautés religieuses, exploitent abusivement les adolescentes à leur service, ou gémissent sur les charges sociales qu'entraîne l'emploi de domestiques. Le clair enseignement du Pontife romain est donc nécessaire.

Politique italienne et catholicisme.

Il n'y a pas lieu, selon toute probabilité, d'attacher grande importance aux paroles adressées le 10 janvier par M. Gromyko, ministre des Affaires Etrangères d'U.R.S.S., à une délégation de communistes italiens, envisageant la possibilité de relations diplomatiques entre le Vatican et l'U.R.S.S. Le seul fait que ces paroles aient été prononcées en réponse à une question posée par un ex-Oratorien communisant, réduit à l'état laïque et excommunié, permettent de dire que la proposition n'est pas sérieuse, et qu'elle n'est qu'une manoeuvre pour influer sur les prochaines élections législatives en Italie. ■ Quant à l'article du Cardinal Ottaviani, secrétaire du Saint-Office, publié dans le Quotidiano (journal catholique) du 21 janvier, autour duquel la presse italienne a fait tant de bruit, il est difficile à un Français d'en discerner exactement le but et la portée. Au cours de cet article assez général, le cardinal a déploré que des hommes politiques catholiques servissent parfois leur ambition plus que l'avènement du monde meilleur où le Christ veut mener l'humanité. Il a regretté qu'en Italie des catholiques, occupant des positions politiques importantes, s'associassent à ceux qui persécutent l'Eglise et cherchent à l'anéantir. La presse communiste a prétendu que ces attaques visaient un ministre démo-chrétien, M. del Bo. L'article du Cardinal Ottaviani représentait-il une prise de position du chef du Saint-Office différente de celle de la Secrétairerie d'Etat? Entendait-il favoriser une évolution de la démo-chrétienne sur sa droite? Comprenons simplement que nous ne pouvons pas juger avec notre optique française et nos habitudes françaises. Il n'est pas niable que l'Eglise exerce en Italie une influence politique que le peuple français ne supporterait pas. Mais, d'une part, nous sommes trop laïcisés pour admettre que la politique n'est pas complètement soustraite au pouvoir indirect du spirituel. D'autre part, nous avons peine à réaliser que la répartition des forces politiques est telle en Italie que, pour le christianisme, c'est une question de vie où de mort que d'empêcher une pos-


LA VIE RELIGIEUSE 391

sible victoire politique du parti communiste : partout où une telle victoire a été remportée, une guerre à mort a été déclarée, par l'Etat, à la religion et plus particulièrement au catholicisme.

Cependant, YOsservatore Romano du 26 janvier a publié une courte mise au point. L'article incriminé est présenté comme l'expression d'une opinion personnelle du cardinal. D'autre part, la Démocratie chrétienne est louée pour avoir été, souvent, presque la seule à défendre les intérêts vitaux de la conscience chrétienne; acte est donné que rarement parti a eu à faire face à d'aussi grandes difficultés. Ce qui revient à reconnaître discrètement qu'il ne faut pas le juger sévèrement.

L'archevêque anglican de Gantorbéry condamne l'insémination artificielle.

On a déjà souligné ici les courageuses prises de position du Dr Fisher, primat anglican, contre le divorce, qui lui ont valu tant d'attaques dans la presse britannique. En ce mois de février, devant la Convocation (sorte de synode) de Cantorbéry, il a vigoureusement condamné l'insémination artificielle par donneur anonyme. L'occasion de ce discours a été une décision d'une cour écossaise 1 refusant de reconnaître un cas d'adultère capable de motiver un divorce, dans le fait qu'une femme, qui avait quitté son mari depuis seize mois, avait donné naissance à un enfant après insémination artificielle.

Le Dr Fisher condamne l'insémination artificielle par donneur anonyme pour une double raison. D'une part, il y voit un attentat contre le mariage lui-même; d'autre part, il y dénonce un grave danger social, du fait que l'enfant ne connaîtra jamais son père, et sera élevé dans une atmosphère de mensonge sur sa naissance. Il rappelle qu'en 1945 déjà, une commission anglicane, présidée par l'évêque de Londres, avait jugé l'insémination artificielle contraire à la morale chrétienne et demandé que la loi civile la considérât comme un délit.

La presse et la télévision ont passionnément discuté cette condamnation du primat anglican. Si, en général, on a été d'accord pour considérer qu'une insémination artificielle, opérée sans le consente1.

consente1. est juste de noter que le juge, d'ailleurs catholique, Lord "VVheatley, qui a prononcé ce jugement, a, dans ses attendus, nettement indiqué que le fait pour une femme de recourir à l'insémination artificielle à l'insu de son mari est un graVe manquement au contrat de mariage; mais, selon lui, dansl'état actuel de la législation britannique, cet acte, moralement coupable, ne constitue pas un adultère légal. Evidemment, le juge n'avait pas à se prononcer sur la moralité intrinsèque de l'insémination artificielle. En tant que catholique, il ne pouvait que la réprouver. En 1949, le Pape, dans un discours à un Congrès médical, a absolument condamné toute forme d'insémination par donneur autre que le mari. L'insémination artificielle où le donneur est le mari peut être licite, si elle n'est que l'achèvement d'un acte naturel, ce qui en limite extrêmement l'application.


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ment du mari, est un grave manquement au mariage, il semble qu'une large partie de l'opinion est incapable de dépasser une morale purement individualiste qui ne vise que le bonheur immédiat- et particulier de la mère et qui n'envisage aucunement la portée sociale éthique et religieuse de l'action.

Quant à la possiblité, en Grande-Bretagne, d'une mesure législative interdisant l'insémination artificielle par donneur anonyme, il suffira de citer ici l'opinion fort sage d'une femme-médecin catholique, le Dr Letitia Fairfield, dans le prudent Tablet (25 janvier, p. 78-79) :

Une mesure législative semblerait inévitable, même s'il y a peu de chance que l'insémination artificielle se répande (bien qu'on dise qu'en Amérique, il y a quelque ioo.ooo enfants qui en sont nés). Tous ceux que j'ai pu rencontrer pensent qu'il serait tout à fait conlre-indiquô d'en faire un délit. L'opinion publique est trop divisée et l'application d'une telle mesure serait pratiquement impossible, étant donné le sentiment du public. Comment pourrait-on poursuivre une femme pour avoir voulu un enfant, ou un docteur au bon coeur pour avoir fait en sorte qu'elle en ait un ? (Mrs. Fairfield traduit dans cette dernière phrase l'opinion du public, le reste de l'article montre qu'elle ne l'approuve pas.) Sauf dans les milieux qui manifestent une complète indifférence à l'intérêt général, on semble, généralement, d'avis qu'une forme quelconque d'enregistrement, officiel (des naissances par insémination artificielle) est nécessaire, si le procédé continue à être admis. De nombreuses difficultés surgissent. Doit-on y mentionner le nom du donneur ? Faut-il indiquer d'une manière ou d'une autre l'origine de l'enfant sur le certificat de naissance P Si on ne le mentionne pas, l'enregistrement ne suffira pas à empêcher les fraudes; si on le mentionne, l'enfant pourra facilement découvrir son origine et tout le monde (y compris ceux qui tiennent que l'insémination artificielle par donneur anonyme est un procédé bénéfique et décent) semblent considérer une telle découverte comme désastreuse.

Un jugement anglican sur le Désarmement Moral.

Récemment, l'Osservatore Romano (9 décembre) a publié un article déclarant que sont toujours valables les réserves faites, en 1955, par le Saint-Office contre la participation de catholiques au Réarmement Moral. Ce mouvement d'origine protestante, mais qui entend être aconfessionnel, a pour but, d'une part, un renouvellement spirituel des individus, d'autre part une amélioration des relations entre les hommes et les groupes sociaux.

Comme le Pape Pie XII l'a souvent rappelé, il est souhaitable que les catholiques collaborent avec tous les hommes de bonne volonté qui cherchent à améliorer le monde en se fondant sur les exigences de la loi naturelle. Mais, pour autant, il n'est guère admissible qu'un catholique milite dans un mouvement proprement religieux non catholique.

Tel est bien le cas du Réarmement Moral qui tend au syncrétisme et qui atténue, de plus en plus, les principes chrétiens, pour atteindre les civilisations non chrétiennes. En 1948, l'évêque catholique de


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Lausanne et Genève et l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France avaient, sans interdire aux catholiques de participer au mouvement, signalé le danger dogmatique que pouvait présenter leur adhésion. En 1952, le cardinal Schuster, archevêque de Milan, avait pris une position plus sévère : il déclarait que le mouvement était dangereux, tant pour les catholiques que pour les non catholiques, à cause du «piétisme» subjectif qui l'anime. Enfin, en 1955, le SaintOffice, sans condamner absolument l'adhésion au mouvement, défendit aux prêtres, religieux et religieuses, de prendre part sans permission du Saint-Office à des réunions du Réarmement Moral et il s'opposa à ce que les laïques y assumassent des postes de direction. Cependant, en 1957, l'évêque de Lausanne conclut avec le Réarmement Moral, un accord sur les conditions auxquelles les catholiques pouvaient participer. D'après la Documentation catholique du 5 janvier, cet accord aurait été récemment dénoncé par le Réarmement Moral, je ne sais pas en quelles circonstances.

L'article de l'Osservatore Romano du 9 décembre 1957 ne fait que rappeler les mesures prises par le Saint-Office en 1955. Il en donne les raisons : minimisation -des principes chrétiens, équivoque des fondements doctrinaux, danger du recours à l'inspiration divine directe, telle qu'elle est présentée dans le mouvement, danger de la mise en commun morale et psychologique préconisée.

Il ne sera peut-être pas sans intérêt de savoir que, en dehors du catholicisme, une commission officielle de l'Eglise Etablie d'Angleterre a porté, il y a quelques années, sur ce mouvement, un jugement sévère dont les motivations rejoignent celles du Saint-Office. Ce document peu connu, publié en 1955, est un rapport de la Commission pour les questions sociales et industrielles de la Church Assembly, comprenant deux évêques, plusieurs clergymen et laïcs. Sur les dixhuit membres, deux seulement, dont un général, ont refusé de signer le document. Ce texte n'engage pas l'Eglise anglicane, sa publication officielle est cependant significative.

Il comporte trois parties : la théologie du mouvement; la psychologie du «Réveil» collectif; la doctrine sociale du mouvement.

Théologie du mouvement? Il s'agit d'une théologie implicite : aussi bien, le rapport reproche-t-il au Réarmement de mépriser la pensée en général, et la théologie en particulier. (Notons, d'ailleurs, en passant, qu'il y a ici l'équivoque courante dans le protestantisme et l'anglicanisme entre dogme et théologie : affirmation officielle de l'Eglise comme Corps du Christ, et systématisation par les théologiens.) Cette théologie implicite n'en est pas moins fondamentale : «Un credo n'est pas moins charge de puissance pour rester implicite... » Le rapport reproche au mouvement de tendre à exténuer les affirmations vitales du christianisme. Au lieu de voir, dans la recherche d'un monde meilleur, la réalisation du dessein de Dieu, il réduit Dieu et la religion à n'être que des moyens; la fin essentielle à quoi servent ces moyens étant la construction d'un monde bon à


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vivre. D'autre part, ce Dieu, moyen pour l'homme, est surtout considéré comme une sorte de distributeur direct de guidance in the quiet time, d'inspirations pratiques, individuelles et intérieures, saisies dans la méditation personnelle, ce qui, érigé en règle générale de conduite, implique le grave danger de prendre pour des révélations et des impulsions divines ce qui n'est que l'affleurement à la conscience de désirs et de déterminismes psychiques plus ou moins latents 1.

Dans une seconde partie, qui ne laisse pas d'être assez superficielle, le rapport tente de caractériser, à l'aide des procédés modernes d'investigation des profondeurs, la psychologie de la « foule » (où l'individu perd sa personnalité et sa liberté de jugement) et la psychologie ' de la « communauté » (où l'individu se libère de ses complexes d'infériorité, de peur, et transpose toute sa libido sur le groupe). Sans identifier le Réarmement Moral à une «foule», le rapport note justement qu'il s'en rapproche et que comme tout « Revival », il risque de se transformer en « secte » exclusive et tyrannique. En même temps, ce rapport, loyalement, essaie de dégager les leçons qu'une pastorale peut tirer des Réveils de ce genre : en particulier, ils présentent, dit-il, un all-out commitment, ce que nous appelons, dans notre jargon d'Action Catholique, un engagement total dans la vie réelle. Ils permettent à la multitude de ceux qui ignorent tout, non seulement du christianisme, mais de la religion, une première ouverture sur les problèmes essentiels de l'homme.

Quant à la doctrine sociale du Réarmement Moral, le rapport anglican lui reproche d'être trop sentimentale et utopique. Le mouvement professe qu'une conversion des coeurs, une conversion des égoïsmes changerait la face du monde, ce qui est indéniable, mais il semble ne pas se préoccuper de la transformation pratique des structures concrètes, politiques, sociales et économiques qui ne sont pas de simples manifestations du péché individuel; il ne cherche pas à analyser les causes profondes et complexes, permanentes, du mal du monde. Il rêve trop d'un nouveau paradis terrestre réalisable d'où serait définitivement banni le péché. Reconnaissons, d'ailleurs, que, souvent, les prédicateurs, les lettres pastorales, les sociologues catholiques, voire les mouvements d'Action catholique, n'évitent pas toujours cet idéalisme simpliste, abstrait et sentimental.

1. Non pas qu'on puisse nier l'action directe et intérieure du Saint-Esprit sur l'intelligence et la volonté des individus. Mais, pour éviter les dangers, trop réels et trop fréquents, de l'illuminisme et de l'illusion, il est nécessaire que ces inspirations individuelles soient objectivement soumises au contrôle d'un magistère ecclésial, ferme et bien déterminé, ce qui n'existe que dans le catholicisme; il faut que, subjectivement, elles soient pesées selon des règles psychologiques qui sont le résultat de la longue expérience de la sainteté catholique, ce que l'on appelle les règles du « discernement des esprits». (Sur ce «discernement», on consultera avec profit le cahier 14 de la Revue Christus : Volonté de Dieu et décisions humaines.)


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Ces critiques, conclut le rapport anglican de 1955, ne tendent pas méconnaître les mérites des adhérents du Réarmement Moral :

C'est une preuve de notre désir d'être aussi objectifs que possible et de rie pas éviter une auto-critique, que nous ayons posé des thèses qui, au premier abord, semblent contradictoires : par exemple, que les adhérents du Réarmement Moral sont des hommes de bonne volonté, sincères et bien intentionnés et que, cependant, le mouvement est dangereux psychologiquement et que sa doctrine sociale est grandement insuffisante. De même, il n'est pas illogique d'admettre que les individus ont été aidés à vivre plus généreusement, ce qui a eu d'heureuses conséquencs sociales et, en même temps, de maintenir qu'il peut être désastreux de faire d'une espèce particulière de changement individuel, un plan total et universel de régénération sociale...

Cette position, si lucide, si courageuse, si équilibrée, adoptée par des anglicans, peut nous aider à comprendre les réticences prudentes de l'Eglise catholique devant un mouvement où bien des catholiques ont pu effectivement trouver un principe de vie plus donnée i.

15 février 1955. Robert ROUQUETTE.

1. Parmi les livres récemment parus, signalons le premier volume d'une étude du P. Spicq, o.p., sur le mot Agapê dans le Nouveau Testament (coll. Etudes bibliques, Gabalda) : par l'analyse des textes, il s'efforce de préciser la signification de ce mot. Ce premier tome est consacré aux emplois du substantif dans les Synoptiques, saint Jacques, et du verbe agapân dans saint Paul. Aux Editions du Cerf, deux livres de valeur sur la Vierge : du P. Bouyer, Le trône de la Sagesse. Le sous-titre précise l'intention de l'auteur et l'originalité de son point de vue : essai sur la signification, du culte mariai. En fait, un intéressant essai d'anthropologie chrétienne. De M. Lochet, un petit livre, Apparitions, qui suggère le sens religieux, dans l'Eglise, des apparitions mariales. Le Cerf nous présente également un livre suggestif de dom Leclercq, qui envisage le problème spirituel de l'humanisme : Amour des lettres et désir de Dieu. Enfin, parue simultanément dans la revue internationale catéchétique Lumen vitae (vol. XII, n° 4 octobre-décembre 1957; en fait janvier 1958) et dans la Nouvelle revue théologique, janvier 1958, une étude informée et nuancée du Père G. Delcuve sur « le récent communiqué de la commission épiscôpale de l'enseignement religieux et le mouvement catéchétique en France ».


ACTUALITÉS

Naissance et perspectives de l'État arabe unifié

La fusion de la Syrie avec l'Egypte en un « Etat arabe unifié » aura été, pour l'Occident, une surprise presque générale. Nul n'ignorait les ambitions égyptiennes; mais on faisait généralement fond sur le particularisme national syrien. Non sans raison d'ailleurs : ce particularisme existait réellement 1; mieux encore, il existe toujours, mais les circonstances l'ont éclipsé.

Bien des choses opposaient hier, et continuent d'opposer, la Syrie à ses voisins immédiats, mais guère à l'Egypte. Appliquée à développer, par la protection, sa production agricole et industrielle, elle se défie du Liban courtier, transitaire et importateur; seule la culture du coton pourrait la rendre rivale de l'Egypte; mais celle-ci l'incitera à se consacrer aux céréales. La Turquie lui a ravi le Sandjak d'Alexandrette et continue, croit-on à Damas, de la menacer de pressions politiques et militaires, concurremment avec l'Iraq, qui rêve assurément de l'absorber dans le «Croissant fertile». Républicaine, la Syrie déteste les dynasties hachémites de Bagdad et d'Amman, et ne voit dans le pays du Jourdain qu'une de ses provinces naturelles. Contre ces voisins arabes suspects, et plus encore contre Israël et son armée toute proche, l'Egypte lui semble un parfait « allié de revers ».

D'ailleurs, le patriotisme local a toujours coexisté en Syrie avec le culte de l'Àrabisme; fortement attaché à l'indépendance syrienne, le Général Chichakli lui-même avait dénommé son parti unique : « Mouvement de libération nationale arabe ». Damas, avec son ambitieuse et remuante bourgeoisie, cultive sans doute la fierté d'une vieille capitale historique; mais l'orgueil qu'elle a mis, jusqu'à ces derniers temps, à conduire un Etat, lui inspire aujourd'hui un exaltant sacrifice sur l'autel de l'union, ce qui est encore une manière de se pousser au premier rang. •

Les circonstances ont déterminé cette évolution syrienne et, ces derniers temps, l'ont accélérée de façon prodigieuse. Quelques mois après la conclusion du Pacte de Bagdad, qui lui semblait constituer une menace directe, la Syrie nouait avec l'Egypte une alliance militaire que le Parlement de Damas, en dépit de la désunion des partis, ratifiait à l'unanimité; et lors de la crise syro-turque de l'été 1957, un secourable bataillon égyptien débarquait à Lattaquié et était accueilli en libérateur. Voici quelques semaines, dans le désarroi renouvelé des partis syriens, l'idée d'une Fédération avec l'Egypte pouvait derechef faire l'accord; aux yeux des conservateurs, Nasser faisait figure d'homme fort, rempart idéal contre la subversion; aux socialistes, il offrait à la fois la caution d'un réformiste agraire et,

1. Voir les Etudes, t. 288, février 1956, p. 236-246,


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contre la surenchère d'exlrême gauche, le concours d'un champion de l'ordre; aux officiers très divisés, conscients sans doute d'êtremanoeuvres par les communistes, les frères d'armes égyptiens apportaient un utile appui et le moyen de se serrer les coudes. Enfin, pour le Président Choukri Kouàtli, s'effacer noblement, au nom de l'Arabisme, devant le héros de Port-Saïd, ce Stalingrad arabe, constituait une plus belle fin que tomber devant un Khaled Azem. Qui eût pu, dès lors, s'opposer au prestigieux Nasser, lorsqu'en réponse à l'offre syrienne de Fédération il suggérait l'union totale?

Raisons permanentes et mobiles occasionnels, motifs réalistes et entraînements sentimentaux, voire mystiques, auront donc également, du côté syrien, contribué à la naissance presque instantanée de l'Etat arabe unifié. Les premiers enthousiasmes une fois éteints se manifesteront sans doute, à Damas surtout, de vraies difficultés, qu'alimenteront concurremment les intérêts lésés et les amours-propres blessés. A long terme, le destin de l'Etat arabe unifié peut donc paraître aventureux. Mais avant que ne surgissent ces délicats problèmes, il risque de provoquer en Orient bien des bouleversements.

Par sa seule existence, l'Etat arabe unifié pose la question du débouché des pétroles arabes; il tient, en effet, le Canal de Suez, comme les pipe-lines qui vont de l'Arabie Séoudite et de l'Iraq à la Méditerranée.

D'aufre part, les terres arabes de Palestine, naguère réunies à la couronne hachémite par le Roi Abdallah, ne devraient-elles pas, selon la logique de l'Arabisme, rejoindre comme entité distincte cette Union arabe en gestation?

Enfin, Israël redoute dorénavant le danger d'un encerclement plus tragique encore que celui qui a suscité de sa part, dans l'automne 1956, la « campagne préventive » du Sinaï.

Le nouvel Etat arabe repose sans doute, en partie, sur des équivoques, mais il va être animé par une puissante force passionnelle : le prestige de Nasser auprès des masses arabes, hors d'Egypte plus encore qu'en Egypte. De ce prestige, l'opinion occidentale n'a pas encore pris la mesure; elle voit en Nasser le vaincu du Sinaï et l'auteur d'un pamphlet médiocre; mais les peuples arabes, nourris d'une intense propagande cairote, et en vive réaction contre le conservatisme de la plupart de leurs gouvernements, ignorent le désastre des armées égyptiennes, dont la junte du Caire a su faire un succès politique; ils rêvèrent dans «la Philosophie de la Révolution» * un nouveau « Mein Kampf », et dans le Président égyptien un réformateur hardi qui, pour distribuer des terres aux paysans, n'hésite pas à jeter un pacha au bagne.

Aussi ne faut-il pas voir dans l'Etat arabe unifié une sage Fédération statique et bien équilibrée, mais un infatigable principe de mouvement. Le nassérisme, déjà répandu comme une passion dans tout

1. Traduit par « La Documentation Française », août 1956.


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l'Orient arabe, va y devenir une idée force, un actif principe d'Etat. On ne peut calculer encore toutes les conséquences probables de pareil fait, qui dominera, dans les semaines à venir, l'évolution du inonde arabe. Mais il est caractéristique de le voir, d'ores et déjà, susciter des surenchères plutôt que des réactions. Il a mis en marche, avec plus de force que jamais, l'idée unitaire : autour de lui comme en lui-même, cette force fourmille désormais. C'est elle qui, deux semaines exactement après la proclamation de la République, lui donne pour réplique la Fédération monarchique hachémite d'Iraq et de Jordanie.

Et, nouvelle surprise pour beaucoup en Occident : au lieu de s'indigner et de jeter l'anathème sur le roi Fayçal, le président Nasser le félicite et applaudit. A Londres, où l'on n'ignore rien des détours de l'Arabisme, une explication pertinente est proposée : « La raison, écrit le Times, pour laquelle l'Egypte s!est hâtée d'approuver et de bénir la nouvelle union iraqo-jordanienne, est qu'à la longue cette union facilitera l'adhésion du nouvel Etat à la République arabe unifiée. Un jour, se disent les Egyptiens, Nouri Saïd et Rifaï s'en iront, mais l'unité restera aux Arabes. »

En absorbant la Jordanie, l'Iraq a déjoué les probables ambitions de Damas sur cette «province syrienne », ainsi que les vraisemblables rêves égyptiens de continuité géographique du Caire à Alep par Aqaba et Amman; il devrait, de la sorte, susciter les griefs de l'Etat arabe unifié. Mais il y a une considérable contre-partie, qui sans doute le fait excuser : par le fait même l'Iraq remet en cause, à terme du moins, cette appartenance au pacte de Bagdad, qui le singularisait en le plaçant aux côtés de l'Occident. Tout compte fait, donnant un sens précis aux atermoiements des cabinets Ayoubi et Mourgan, il réintègre enfin le camp de l'Arabisme, ou du moins s'en donne l'apparence.

La République unifiée accueille donc en souriant ce premier émule, mais elle n'a pas dit son dernier mot. Désormais, les Arabes palestiniens pourraient se réclamer d'elle, par exemple à l'instigation de l'ancien Mufti de Jérusalem, Hadj Aminé Husseini, dont on annonce précisément un renouveau d'activité.

Enfin, si l'imam du Yémen semble vouloir s'affilier à la République unifiée, le roi Séoud d'Arabie, après avoir paru favoriser la Fédération monarchique, reste sur la réserve. Il pourrait, soit retarder ou doser habilement son adhésion à l'un des camps, soit longtemps prolonger une attitude d'arbitre et constituer une sorte de « Troisième Force ». Les Etats-Unis se sont contentés d'émettre une déclaration de principe favorable à l'union arabe, analogue jusque dans les termes au discours de sir Anthony Eden en mai 1941. Pourtant, depuis lors, l'Orient a changé... Les récents, événements devraient au moins persuader l'Occident de la réalité de cette évolution. .

Pierre RONDOT.


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L'expansion soviétique en Afrique

Ce que nous disions ici même en janvier 1956 tend à se confirmer dans les faits : l'ombre soviétique s'étend de plus en plus sur l'Afrique. La simple énumération des initiatives russes en ce domaine est parlante. Le Conseil Mondial de la Paix s'est réuni à Colombo en juin 1957; il comportait des délégués venus de vingt-quatre pays, notamment du Soudan, de Tunisie, du Maroc, de Madagascar et d'A.O.F. Les délégués africains ne manquaient pas et furent particulièrement choyés au Festival Mondial de la Jeunesse Démocratique (Moscou, 28 juillet-11 août), au IVe congrès de la Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique (Kiev, 16-23 août), à la Conférence des Educateurs Mondiaux (Varsovie, 20-25 août). On sait la part de l'Afrique à la Conférence afro-asiatique du Caire, en décembre. De son côté, la Russie multiplie les travaux scientifiques et les études sur des sujets africains (cf. la dernière livraison de Présence Africaine).

L'un des pays spécialement visés par la propagande soviétique est le Soudan indépendant. L'ambassade russe de Khartoum a un personnel renforcé, elle octroie de nombreuses bourses à des sujets soudanais, multiplie les contacts sous forme d'expositions, de conférences, de déplacements d'équipes de foot-ball, etc. Le Gouvernement s'en est ému et se prépare à combattre l'influence communiste par des mesures législatives; il réclame par ailleurs des Etats-Unis une aide économique.

En février, l'UJft.S.S. prêtait à l'Egypte 70 milliards de francs. Un poste de radio établi au Caire est équipé de nouveaux émetteurs tchèques très puissants et veut se faire entendre dans toute l'Afrique. D'après le Times du 25 janvier, « les émissions en swahili peuvent être entendues maintenant au Congo belge et dans les territoires britanniques de l'Est africain, d'autres sont destinées à la pointe orientale du continent, et sont faites en langue Somalie et amharique. Et on s'attend prochainement à des émissions en ashanti pour l'Ouest africain». Angleterre, Etats-Unis et France y sont l'objet d'attaques continuelles. Le terrain est préparé ainsi à l'influence communiste. Le Parti communiste italien agit en Somalie. « On y constate un flot continu de littérature d'extrême gauche ainsi qu'une affluence de jeunes instituteurs endoctrinés en Italie... En A.O.F., l'influence communiste est très grande. Des positions-clef sont tenues par des Africains dressés par la C.G.T. et toute une série de grèves a été minutieusement organisée. Des délégués assistant aux conférences d'inspiration communiste prennent contact avec leurs confrères d'au-delà le Rideau de fer, tout cela sous l'égide du parti communiste français. » (Time and Tide, du 28 septembre 1957.) En Ethiopie, sont arrivés quatre médecins tchèques et une infirmière; une légation polonaise a été établie à Àddis-Abbeba en juin dernier; cinq éducateurs éthiopiens sont allés en août faire une tournée de trois semaines en U.R.S.S.


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à l'invitation du gouvernement soviétique. Délégation russe commerciale au Libéria en septembre... Partout l'influence communiste est présente; il serait criminel de la sous-estimer.

A. R.

Congrès américain d'histoire des religions

Les 17 et 18 décembre 1957 s'est réunie à Washington, dans une salle de la Bibliothèque du Congrès, une Conférence of the History of Religion in the Neii> World during Colonial Times. Il ne me semble pas douteux qu'elle a été un succès, et les bons artisans de cette rencontre peuvent en éprouver une légitime satisfaction. Je crois savoir cependant que les organisateurs — la Commission Panaméricaine d'Histoire, qui a son siège à Mexico, et YAcademy of American Franciscan History de Washington ■—• n'étaient pas sans appréhensions sur l'issue de l'entreprise. II ne semblait pas facile de faire venir de différents points d'Europe et d'Amérique les vingt-cinq ou trente historiens que l'on voulait rassembler. Il y avait là un obstacle financier qui fut heureusement levé par la générosité de la Fondation Rockefeller. On s'interrogeait aussi sur la possibilité et la fécondité d'un dialogue entre des agnostiques, des protestants — dont un ministre anglican ■— et des catholiques, parmi lesquels figuraient un certain nombre de prêtres et de religieux, au sujet du thème qui était proposé à leur examen. Ici aussi l'obstacle fut levé je ne dirai pas seulement par la courtoisie qui est toujours de mise en pareil cas, mais aussi par l'esprit de collaboration scientifique et d'amitié compréhensive qui domina les entretiens. Le troisième obstacle était d'.un ordre plus particulier. Le continent américain comporte des traits communs, mais il ne constitue pas un tout homogène, et, à l'époque coloniale, la variété des métropoles rendait cette hétérogénéité encore plus sensible. Cette situation se reflétait parmi les historiens réunis. Bien rares étaient ceux qui. pussent prétendre connaître aussi bien l'histoire religieuse du Canada ou des Etats-Unis que celle de l'Amérique espagnole ou du Brésil. Mais c'était là précisément que résidaient l'audace, l'intérêt et l'originalité de la Conférence, et, comme il arrive habituellement, celle-ci fournit aux assistants une heureuse occasion de confronter leurs connaissances et leurs conclusions et d'élargir leurs horizons respectifs. Toutefois — et l'on ne saurait s'en étonner — ni l'esprit de collaboration ni le désir de s'instruire ne suffirent à résorber les inévitables différences d'optique et de «mentalité». Il était visible, par exemple, que certains historiens nord-américains, qu'inspirait peut-être un souci inconscient ou secret d'apologétique en faveur de leur démocratie nationale, s'intéressaient surtout à ce qui


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concernait les problèmes de la liberté religieuse et des droits des minorités. Au contraire, les Européens et les Hispano-Américains, qui participaient aux débats dans des conditions psychologiques bien différentes, s'attachaient davantage à l'interprétation historique des faits concrets.

L'objet primitif de ce petit congrès était limité. Il s'agissait d'examiner le texte provisoire du chapitre sur la religion rédigé par le professeur Silvio Zavala, du Collège National de Mexico, pour le •; tableau général de l'époque coloniale destiné au Programa de Historia de America que prépare la Commission d'Histoire de l'Institut Panaméricain de Géographie et d'Histoire. Mais il apparut que cet objet était trop restreint. Au surplus, comme le sujet traité était immense et d'une extrême complexité, le professeur Zavala risquait d'être submergé par une multitude de remarques ou d'objections de portée très inégale et parfois contradictoires dont il lui eût été impossible de tirer un vrai profit. Il sembla finalement préférable de lui apporter des matériaux sous la forme de rapports qui auraient une existence propre et autonome, mais dont il pourrait ensuite faire librement usage. Assurément, on n'a pas entièrement évité un écueil fréquent : l'inégalité des sujets. Il est évident que les rapports sur l'histoire religieuse des deux Canada et des Etats-Unis, sur l'évangélisation de l'Amérique espagnole, voire sur les relations de la culture et de la religion en Amérique espagnole ou sur les comparaisons qu'on peut établir entre celle-ci et le Brésil, avaient une valeur synthétique tout autre que tel exposé sur un point épisodique comme la politique religieuse des Hollandais durant leur éphémère occupation d'une partie du Brésil septentrional. Mais il faut reconnaître que la plupart des études présentées portaient sur des sujets d'ensemble comme l'imposaient la nature et les buts de la réunion.

Il est encore trop tôt pour apprécier l'apport de ces deux journées. Il ne semble pas que l'on soit parvenu à dégager avec certitude une histoire commune pour l'ensemble du Nouveau Monde. Aussi bien n'était-ce pas la fin à laquelle on visait. A l'époque coloniale, les liens de l'Amérique, avec l'Europe restent encore trop étroits : chaque pays regarde surtout vers la métropole dont il dépend. L'Amérique anglaise, l'Amérique française, l'Amérique hispano-portugaise représentent des cultures et des traditions trop différentes. Le contraste est surtout frappant entre l'Amérique anglaise, essentiellement protestante à l'époque coloniale, avec son pullulement de sectes et d'Eglises, et l'unité majestueuse que conserve, au moins dans ses grandes lignes, la catholique Amérique espagnole. Le Brésil lui-même, quelles que soient ses affinités avec celle-ci, demeure alors un gigantesque pays rural, pratiquement sans villes — l'essor urbain ne commencera que dans la seconde moitié du xixe siècle —, tandis que l'Amérique espagnole fonde rapidement des cités, telles que Mexico et Lima, qui sont de puissants foyers de culture et d'irradiation religieuse, puisque, à ce moment, les deux choses s'ont étroitement liées. L'unité dû conti-


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nent américain durant la période coloniale est d'autant moins réelle que celle-ci, de son côté, ne forme une unité chronologique que par rapport à ce qui la précède et à ce qui la suit. L'expression représente une de ces étiquettes que l'on peut qualifier de « pédagogiques » et dont nous ne pouvons nous passer sans risque de confusion, mais qu'il importe d'employer avec prudence et réserve et dont il ne faut pas oublier la signification toute relative. En Amérique espagnole, par exemple, l'avènement des Bourbons en 1700, le développement de la centralisation et du régalisme, la création des Intendances et la diffusion des « lumières » font naître peu à peu au xvnr siècle une atmosphère toute différente de l'époque des Habsbourg, et qui ne contribua pas faiblement au mouvement d'émancipation. Encore une fois, on ne prétendait aucunement introduire dans l'histoire du Nouveau Monde une unité artificielle. On cherchait simplement à mieux connaître et à mieux se connaître, et à cet égard le bilan fut incontestablement positif.

Robert RICARD, professeur à la Sorbonne.

La " Gloire " de Bernard Buffet?

Des ombres d'une Galerie qui n'a pas pignon sur le « Faubourg », Bernard Buffet passe cette année, face à l'Elysée, dans ce salon qui consacre les gloires. L'audace a fait grand bruit. Ajoutez le fameux « Ballet » des Champs-Elysées, avec Françoise Sagan, et enfin une fulgurante Jeanne d'Arc, avenue Matignon, ce n'est ,pas seulement un quartier mondain, c'est la France entière qui s'émeut. L'un des journaux littéraires les plus considérables annonce en gros titre : Un jeune peintre de trente ans a conquis la gloire. « Si jeune, précise le Catalogue de l'Exposition Charpentier, qu'il n'a pas encore trente ans. » Tout cela est bien touchant. Mais aussi quelque peu irritant. Cet éclat risque d'égarer à jamais un talent qui naguère témoignait d'une force et d'un charme assez rares. On comprend que le Monde ait prononcé à ce propos un très sévère jugement. « Paris, écrit son Chroniqueur, donne la mesure de sa légèreté en faisant de ces « grandes machines », dont la substance tiendrait sur une feuille, l'événement de la saison. » On voudrait que ce ne fût, en effet, que légèreté. Impitoyable le Monde poursuit : « Quel mauvais génie sardonique a suggéré à Bernard Buffet de faire subir (à ces imagés) le sort affreux et la torture froide dont il a le curieux privilège?... » A propos de Jeanne, le mot est cruel. Mais le plus cruel, c'est la torture que Bernard Buffet a, depuis quelques années, infligée à son propre talent de peintre. L'intérêt de l'Exposition Charpentier est de nous révéler


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la puissance saine de ses premières oeuvres. De 1944 à 1950; avant qu'il n'eût inventé la peinture (?) au tire-ligne, les paysages avaient une substance et, avec leurs blancs étonnants, un éclat qu'on serait tenté de dire magique. Et puis, à la recherche d'un stylé qui lui fut personnel, Bernard Buffet a créé le poncif «fil de fer», cravachant de sinistres hachures noires aussi bien les corps, les visages, que le Grand Canal de Venise! Il a choisi l'horreur. C'est un parti, à la condition de ne pas en infliger le masque à tout ce qu'il touche : hommes ou femmes, animaux ou fleurs, uniformément. Le plus monotone artifice inscrit dans le même triangle les faces grimaçantes, coupées d'une bouche taillée au sabré, sous un front bas, et ne disant que la haine ou la colère quand ce n'est pas le vice. L'effroyable rhétorique de ses Calvaires ou de ses pendus, où la douleur de l'homme n'est plus que celle de la bête! Les amas de corps squelettiques des camps de concentration, faut-il dire qu'ils respiraient, autrement bouleversante que ces crispations, une surhumaine paix. Il serait fort triste que les succès dont on le fête ne permettent pas à Bernard Buffet de se délivrer de ses cauchemars, et que, furieusement, un travail, qu'on dit acharné, ne reproduise indéfiniment que les mêmes formules. Quant à sa peinture religieuse, on souhaiterait que Grûnewald lui apprît de quelles tendresses et de quelles lumières la foi chrétienne humanise et divinise les mystères de la Passion, lorsqu'elle les compose, comme à Colmar, avec la musique de la Nativité, ou la radiance dé la Résurrection.

Paul DONCOEUR.

Le Rendez-vous manqué

Le Rendez-vous manqué, donné au Théâtre des Champs-Elysées du 20 janvier au 2 février, a suffisamment défrayé la chronique pour que certains jugent peu nécessaire de lui consacrer un article. Si le nom de Françoise Sagan créait autour de ce spectacle toute la publicité désirable, la part prise par la, jeune romancière se limite à peu de chose. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement. Dans un ballet les interprètes ne s'exprimant que par gestes, l'argument doit être simple. Il n'entre que pour une faible part dans le succès de l'oeuvre, car le problème ne consiste pas à trouver une idée mais à savoir l'exploiter. C'est au décorateur, au musicien, au chorégraphe et aux danseurs de montrer leur talent, beaucoup plus qu'à l'auteur du scénario, que nous résumons en quelques lignes, pour l'intelligence du texte.

Un jeune homme attend, un soir, sa bien-aimée. Des amis joyeux et décidés arrivent impromptu chez lui pour organiser une surpriseparty. Malgré les protestations du jeune homme, ils s'imposent et par-


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viennent même à le dérider. A là fin du premier acte, ils se retirent. Au second acte, le jeune homme est de nouveau seul. Il évoque ses premières rencontres avec celle qu'il aime. Ils se sont connus devant un kiosque à musique, se sont perdus puis retrouvés. Mais le champ des souvenirs est limité et l'attente, déprimante, continue. Finalement des idées noires assaillent le jeune premier qui, désespéré par ce rendez-vous manqué, se suicide. Son Egérie arrivera cependant, mais ne pourra le voir qu'un court instant avant sa mort.

C'est au peintre Bernard Buffet qu'avaient été confiés les décors. Ennemi de la couleur, il a conçu en grisaille une demeure bourgeoise, vieillotte, terne, mais cossue. Malgré l'absence de praticables, Buffet atteint un réalisme extraordinaire. Tout est peint sur ces toiles, y compris le plafond aux poutres apparentes; les meubles y semblent présents à la manière des meilleurs trompe-l'oeil, tel ce portemanteau sur lequel on s'attend toujours à voir l'un des invités déposer son duffle-coat. Au début du spectacle, un grand panneau, représentant d'un côté le jeune homme, de l'autre sa bien-aimée, au centre une pendule et sur le tout quelques phrases de l'écriture pointue de Buffet, sert de prologue. Il en est de même au deuxième acte. Un kiosque à musique, une bijouterie, etc.. évoquent avec quelques mots les premières rencontres des deux amoureux. L'art du peintre consiste à donner aux objets une valeur appropriée au rôle qu'ils jouent dans la pièce et non à leur taille réelle. Le ballet est conçu de telle sorte qu'un accessoire domine chaque scène et lui donne sa raison d'être. Le portemanteau, le kiosque à musique, la bijouterie font partie du drame. Ils doivent être immenses puisque sans eux il n'y aurait pas d'histoire. Cette conception est évidemment celle d'un peintre. Un décorateur aurait construit un. intérieur aux proportions harmonieuses, mais, dans une optique plus classique, le réel n'aurait pu se mélanger à l'irréel avec autant de bonheur. Plus travaillé que certaines de ses toiles faites un peu vite, à la commande, ce décor témoigne d'une nature merveilleusement douée.

Malgré quelques longueurs, principalement au début du premier acte, la mise en scène et la chorégraphie sont intéressantes. Les scènes de la surprise-party sont les mieux réussies. Les invités arrivent à pas de loup, portant religieusement d'imaginaires plateaux ou quelques fines bouteilles. Ils passent et repassent sur la scène avec des mines de conspirateurs, se cachent les uns derrière les autres, collant à tour de rôle leur oreille contre la porte et finalement se précipitent dans le salon non sans avoir déchaîné plusieurs fois le rire des spectateurs. Tout de suite ils se mettent à danser. Un jitterbug enflammé est seul capable de les satisfaire. Bientôt, attiré par le bruit, un voisin en pyjama fait irruption. Le pianiste de la bande, l'ayant entendu monter, change immédiatement de genre. Il attaque un menuet que ses camarades interprètent avec les figures traditionnelles et force saluts. Le voisin, mystifié, ne sait que dire. Pour le réconforter, on le fait boire. Il s'excite alors et se lance dans une démonstra-


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tion fort réussie. Son épouse, étonnée de ne pas le voir redescendre, entre à son tour en robe de chambre et papillottes; elle tance du regard ces. jeunes qui ont abusé de son mari et emmène ce dernier avec autorité.

Une nouvelle danseuse, Noëlle Adam, occupe dans les scènes de la surprise-party un rôle de premier plan. C'est elle qui déride le jeune homme envahi par ses amis et ses évolutions avec Wladimir Skouratoff sont pleines de souplesse et de grâce.. Les journaux ont abondamment commenté la naissance de ce talent, et ce avec raison.

Tony Lander, la danseuse étoile de ce ballet, ne se manifeste qu'au deuxième acte. L'excellente interprète du London City Ballet y figure seule avec le jeune premier. Servie par une technique éprouvée, elle séduit le spectateur par la plastique de ses gestes. C'est dans la scène illustrant la première soirée des deux amoureux qu'elle donne la plénitude de sa mesure dans un pas de deux de coupe classique qui n'est pas sans évoquer le duo d'amour de Roméo et Juliette dans le ballet de Prokofieff.

Si la chorégraphie et les décors méritent un commentaire favorable, il n'en est pas de même de la musique. Le choix du compositeur, Michel Magne, ne fut pas heureux. Ses dons en effet paraissent limités. En fermant les yeux, au début du spectacle, on se croirait dans une salle de cinéma à l'heure des attractions, l'oreille distraite par le pianiste de service à la recherche d'une ritournelle. C'est d'autant plus pénible qu'à ce moment-là (scène de l'attente) le danseur étoile évolue sur une scène uniquement meublée par la toile de fond. Une musique ayant quelque consistance aurait été indispensable. Pendant la surprise-party l'agitation des danseurs permet d'oublier ce qui se passe dans la fosse, mais au deuxième acte cette faiblesse réapparaît. Dans les scènes où le jeune homme évoque ses premières amours, Michel Magne cherche le lyrisme. Il voudrait, comme Tchaïkowsky dans le Lac des Cygnes, trouver une belle phrase aux contours mélodieux. Cela aurait donné un sens aux évolutions des danseurs. N'étant pas soutenus, ils s'agitent dans le vide, ce qui est très gênant. Paris ne manque pourtant pas de bons compositeurs.

On a fait beaucoup de reproches à ce ballet. Le nom seul de son auteur a divisé le public. Il faut néanmoins reconnaître le bien-fondé de certaines critiques. Françoise Sagan et son metteur en scène (Vadim) ont insisté sur des passages dont on aurait pu sans difficulté atténuer l'immoralité. Le ballet n'y gagne rien. L'effet désiré est même imparfaitement atteint car les évolutions d'un danseur classique ne se prêtent guère à cette fantaisie. Le choix d'un chorégraphe, formé par plusieurs années au service du Marquis de Cuevas (John Taras), d'un des meilleurs danseurs de son ex-troupe (Wladimir Skouratoff), et d'une étoile du London City Ballet, indiquait l'importance que la jeune romancière attachait à la qualité du spectacle. Pourquoi donc l'avoir terni? Tout réside dans l'intention et le livret le plus scabreux peut paraître anodin si on sait l'utiliser. Tel est le cas de Shéhérazadet


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créé il y a quarante-huit ans (4 juin 1910) à l'Opéra de Paris. Les spectateurs lés plus rigoristes le voient toujours avec plaisir et il a fait la fortune de toutes les troupes du monde. Personne pourtant ne conterait l'histoire de Zebeïda et de la Sultane devant de chastes oreilles.

Malgré quelques scènes contestables et une musique inexistante, le Rendez-vous manqué méritait d'être vu, pour les décors de Bernard Buffet, quelques trouvailles chorégraphiques, la découverte d'une danseuse et le plaisir de revoir Wladimir Skouratoff et Tony Lander.

Henri de CARSALADE DU PONT.

Le pont de la rivière Kwaï

Le pont a sauté, les héros sont morts, la vallée apaisée que hantent les vautours défile lentement sur l'écran. De quelque part, montent un chant héroïque et grêle et des pas cadencés. Cette finale du film de David Lean, avec sa musique militaire sur le vide, symbolise la leçon qui se dégage d'une oeuvre tout entière consacrée à dévoiler l'ambiguïté d'une certaine forme d'esprit militaire, fût-elle le fait d'un héros authentique. Lean n'a pas triché. Le colonel britannique Nicholson, dont il nous raconte l'aventure à la fois admirable et absurde, n'est jamais ridicule : il est pathétique, et, tout en le condamnant pour ce qu'il faut bien appeler sa bêtise, nous ne pouvons jamais oublier' l'homme qu'il a été, voire qu'il est encore : l'incarnation du plus mâle courage et de la ténacité britannique.

Sommé par le colonel nippon Saïto, dont il est le prisonnier avec ses hommes, de travailler lui-même ainsi que ses officiers à la construction d'un pont stratégique, qui doit relier les capitales thaïlandaise et birmane, il refuse en se fondant sur.les conventions internationales. Gifflé, frappé jusqu'au sang, couché en joue par les fusils mitrailleurs, puis emprisonné des jours durant dans une cabane où il ne peut se tenir debout, il se manifeste alors comme le héros qui risque la mort de la main de son vainqueur. Long moment de pure grandeur, dans laquelle il s'impose progressivement comme maître, et se libère de son esclavage. Les prisonniers anglais, commandés par les nippons incompétents et débordés, sabotent allègrement le travail. Le colonel ennemi s'avoue vaincu, et renonce à faire travailler les officiers. C'est en vainqueur que Nicholson —■ admirablement interprété par Alec Guiness —- sortant de son cachot hâve, tenant à peine sur ses jambes, est porté en triomphe par ses hommes.

C'est au moment où le héros est ainsi au summum de son éclat, qu'il va être mis en question. Un grand projet se précise en lui. Ses hommes sont des esclaves, il en refera des soldats par la discipline Acceptée sous des chefs de leur race. Devant les nippons, il manifes-


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tera la supériorité de la civilisation occidentale et.du travail britannique, en prenant lui-même en main la construction du pont. Il laissera ainsi dans ce coin perdu de la jungle birmane un monument impérissable du génie de son peuple. Et tant est grande l'autorité qu'il s'est acquise sur les nippons et sur ses propres hommes, qu'il a carte blanche et construit son pont en un temps record.

A ce point du film, où nous sympathisons encore avec lui, une inquiétude commence à poindre en nous. Nicholson nous apparaît habité par un fanatisme quelque peu inhumain, quand il parcourt l'infirmerie afin d'y ramasser les éclopés dont il a besoin pour accélérer son travail. Notre inquiétude est encore accrue par la révélation des préparatifs que fait, à partir de Ceylan, l'Intelligence Service, pour acheminer vers la rivière Rwaï un commando qui fera sauter le pont. On n'a pas oublié là-bas que l'on était en guerre, et qu'un pont qui doit améliorer les communications de l'ennemi est chose à détruire...

Le moment approche où l'héroïsme et l'esprit de discipline de Nicholson auront à faire la preuve de leur intelligence.

Le pont est terminé; le commando est parvenu à le miner dans la nuit. Un train nippon doit s'y engager dans quelques instants. Une dernière fois Nicholson, suivi de Saïto, le parcourt amoureusement; son regard s'attarde sur la plaque commémorative qu'il y a fait apposer, à la gloire de son régiment. Mais, en britannique qui veut s'assurer de tout, il se penche au-dessus du parapet, et aperçoit, dans le fleuve qui a baissé au cours de la nuit, des masses noires accrochées aux piliers, puis un fil insolite, là-bas dans le sable de la grève. Son pont, « leur » pont — car à ce moment il est aux côtés de l'ennemi •— est menacé. Flanqué du nippon, il court vers la ligne qui doit le mener au détonateur. Un coup de poignard, et Saïto tombe, la gorge tranchée par un officier du commando. Nicholson va-t-il reconnaître son frère d'armes, obéir aux ordres? Il est frappé comme par la foudre : son idole va être détruite. On comprend qu'en ce point Pierre Boulle, auteur du roman dont a été tiré le film, lui ait fait crier « au secours » vers les Japonais. David Lean n'a pas osé aller jusqu'au bout de cette implacable logique de la grandeur devenue folle. A la dernière seconde, Nicholson, frappé à mort, s'effondre volontairement sur le détonateur, et fait sauter le pont.

On a parfois vu dans ce film une dénonciation de l'absurdité de la guerre. Sa leçon nous semble plutôt résider dans la manifestation progressive d'une sorte d'ambiguïté fondamentale inhérente à l'héroïsme et à la discipline militaires. Elevés à l'état d'idoles symbolisées par le pont, ils peuvent aller à rencontre des impératifs du patriotisme. Pour chargé qu'il soit de références britanniques, le message de ce film, par les échos qu'il éveille chez ceux qui ont vécu un passé récent, et par la question essentielle qu'il pose, est largement humain.

Louis BEIRNAERT.


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QUESTIONS RELIGIEUSES

Joseph LEMARIÉ, moine bénédictin. — La manifestation du Seigneur. La liturgie de Noël et de l'Epiphanie. Coll. Lex orandi n° 23. Editions du Cerf. 1957. 533 pages.

Trop de présentations du cyle liturgique de Noël et de l'Epiphanie demeurent folldoriques ou anecdotiques : elles ne dépassent pas le niveau d'une piété affective. Cet ample commentaire, qui rappelle le livre fondamental que le P. Bouyer consacrait, dans la même collection, au Mystère pascal analyse les dimensions théologiques de la célébration de la Manifestation du Seigneur. Contemporaine des querelles christologiques et des conciles d'Ephèse et de Chaloédoine, l'instauration dans l'Église des deux fêtes de Noël (d'origine occidentale) et de l'Epiphanie (d'origine orientale) a valeur d'une adhésion de la piété chrétienne au mystère de l'Incarnation : c'est l'apparition du Verbe incarné dans sa crèche que nous célébrons, et sa « manifestation » aux juifs d'abord, puis aux Gentils, représentés par les Mages. Adorant l'Enfant de Bethléem, nous rendons grâce de notre salut et de notre divinisation. Les Mages évoquent l'Église en sa pleine dimension catholique. La fête du baptême de Jésus, désormais fixée à l'ancien jour octave de l'Epiphanie, nous rappelle la manifestation de l'Agneau qui porte le péché du monde, et qu'authentique la voix du Père. Cana, enfin, est signe de l'eucharistie et du festin eschatologique des élus. Tout le mystère chrétien, centré autour de « l'épiphanie » du Verbe incarné, est signifié et vécu dans ce temps liturgique. .

Dom Lemarié analyse ces différents aspects d'une liturgie peut-être trop familière. 11 s'y emploie en citant largement les Pères des iv" et v» siècles, les Pères latins (notamment saint Léon), mais surtout les Pères grecs, admirables commentateurs du

mystère de notre divinisation. Il cite aussi les liturgies anciennes (sacramentaires léonien et gélasien) et les liturgies orientales, mal connues des « latins » que nous sommes. En appendice, il a traduit les hymnes et la bénédiction des eaux baptismales de la litugie arménienne. Ensemble très riche, et qui serait un peu écrasant si une présentation claire et analytique ne distribuait, en chapitres assez courts, dont il convient de répartir la lecture sur les différentes semaines de décembre et de janvier, cette ample méditation. Notre réflexion en sera rénovée et notre prière aidée à se transformer « en contemplation savoureuse et pacifiante ». H. HOLSTEIN.

Yves de MONTCHEUIL, S. J. ■— Le Royaume et ses exigences. Les éditions de l'Épi, 1957, 122 pages. Ce petit livre reproduit pour l'essentiel le canavas d'une retraite prêchée à des étudiants en 1943. En écrivant ces pages le P. de Montcheuil ne pensait certainement pas à une publication. Dans leur style sobre, dépouillé, elles nous mettent peut-être encore plus directement en présence de la vérité évângélique, de ces exigences du Royaume que le Père ne cessait de rappeler à tous ceux auxquels il s'adressait. C'est un complément précieux aux Problèmes de vie spirituelle et aux pages de doctrine spirituelle contenues dans les Mélanges théologiques, en particulier au chapitre sur « La loi d'amour ». On y retrouve développée l'idée que la vie chrétienne n'admet pas de partage : c'est « une vie qui perd son sens si la charité n'est pas la vérité » (p. 33), une vie dont la croissance est la loi, qui ne saurait se satisfaire d'aucun « c'est assez », d'aucun compromis. Et en décrivant à plusieurs reprises (pp. 27-28; 108 sq„.) cette croissance dans l'amour, qui est aussi découverte toujours renouvelée


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d'une vérité plus totale, le Père souligne avec vigueur l'importance des dispositions j de l'homme pour une intelligence véritable des choses religieuses

Sous son aspect modestej ce livre est un de ceux que l'on peut le mieux conseiller à qui cherche à rencontrer sans détour les réalités de la foi.

René MARLÉ.

Jean CARMIGNAC. — Le Docteur de justice et Jésus-Christ. Editions de l'Orante. 1957. 158 pages.

Dans l'émotion des premières lectures, nécessairement très fragmentaires, des manuscrits de la mer morte, un savant a lancé une hypothèse troublante : n'y aurait-il pas une sorte de parallélisme spirituel entre le « Docteur de Justice » des Esséniens et Jésus-Christ? Mieux encore> « le chef spirituel des Esséniens n'aurait-il pas inspiré à la première communauté chrétienne l'image qu'elle se faisait de son fondateur »? Ayant lu les documents avec plus d'attention, M. Dupont-Sommer a sinon rétracté, du moins fortement nuancé cette « interprétation sensationnelle ». Mais elle a été reprise par d'autres, moins circonspects ou moins respectueux de la vérité historique. Elle a été vulgarisée par des journaux à grand tirage, annoncée à la télévision... Il était donc nécessaire, que, sur textes, elle soit discutée. C'est à ee travail que s'est appliqué M. l'abbé Carmignac dans ce petit livre de probité et de calme loyauté. Analysant patiemment les textes qui parlent du Docteur de Justice, les confrontant, pesant leurs affirmations et le degré de certitude qu'elles possèdent, il montre que, si le christianisme naissant a connu l'Essénisme, et, sans doute, s'est situé par rapport à lui (en marquant fortement les différences), l'examen loyal et objectif des documents ne permet aucune de ces comparaisons mises en avant pour aligner Jésus au « Docteur de Justice ». « Aucun texte ne parle de façon certaine ni ni de l'incarnation, ni de la messianité, ni de la divinité, ni de la crucifixion, ni de la Parousie du Docteur de Justice ». Si « plusieurs textes chrétiens ont subi l'influence littéraire des textes esséniens, et si certains comportement du Christ ou des premiers chrétiens imitent ceux des Esséniens, ces dépendances n'atteignent que des points secondaires^ et leur pourcentage reste faible vis-à-vis des divergences nombreuses qui affectent les points essentiels ».

Quant aux « éléments doctrinaux », point essentiel de la comparaison,-» on n'enregistre à peu près que des oppositions d'autant plus radicales qu'elles portent sur des croyances plus fondamentales ». Dans l'ensemble, conclut M. Carmignac, « l'Essénisme est, parmi les divers courants du judaïsme, celui qui s'écarte le plus de l'orientation prise par le Christianisme » (p. 157).

H. HOLSTEIN.

Jean-Paul BONNES. ■— David et les psaumes. Collection Maîtres spirituels. Éditions du Seuil, 1957. 192 pages.

Ce livre se divise en deux parties : la première est consacrée à David, la seconde aux psaumes, dont 25 environ sont traduits. L'histoire d'Israël est d'abord brièvement rappelée, non sans inexactitudes : la reconstruction du temple en 515, par exemple, contrairement à ce que laisse entendre l'auteur (p. 21), n'est pas l'oeuvre de Néhémie et d'Esdras. Étudiant ensuite les documents bibliques concernant David, l'auteur prétend discerner la légende de l'histoire, reconstituer les événements et analyser le caractère de ce roi « sanguin ». Certaines investigations psychologiques ne sont pas à dédaigner, mais les analyses historiques, conduites sans rigueur scientifique, semblent ignorer les méthodes exégétiques modernes. Par ailleurs les perspectives mêmes de cette étude paraissent vouloir minimiser la transcendance véritable de la Révélation. L'auteur nous promet également des « aperçus assez nouveaux sur la conception que Jésus se faisait de sa messianité », mais ici encore ni la méthode employée, ni l'argumentation discutable, aboutissant d'ailleurs à peu de résultats, ne répondent aux exigences de l'exégèse.

Au contraire, la traduction des psaumes, mis à part quelques passages difficiles à justifier (v. g. Ps. 46 : « Yahvé le Sabaot »), présente de réelles qualités stylistiques. On pourrait sans doute souhaiter que le texte L hébreu avec ses thèmes propres et ses effets L littéraires soit plus fidèlement suivi, mais il est normal qu'une traduction s'attache à mieux rendre tel aspect d'un original t intraduisible plutôt que tel autre. Enfin s des illustrations tirées de psautiers et de bibles du moyen-âge, et bien situées dans 3 le texte, aident agréablement à réaliser e l'éclat des images bibliques. Il est assez clair cependant que, malgré ces qualités >. de présentation et de traduction, la lecture


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de ce livre ne peut être recommandée pour une étude exégétique ou un approfondissement religieux,

P. LAMARCHE.

Jacques LECLERCQ. — Le Chrétien devant l'Argent. A. Fayard. Collection Je sais. Je crois. 1957. 120 pages. 300 francs.

La position morale du chrétien devant l'argent est toujours en équilibre instable, même s'il n'en perçoit pas toujours le risque. Et les avis qui lui sont donnés n'ont pas toujours la précision requise par une conscience inquiète.

M. le chanoine Leclercq rend donc un yrai service en rappelant avec netteté certaines données premières et leur adaptation aux conditions de la vie moderne.

Il reprend d'abord les exigences évangéliques sur quoi ont à se régler les sentiments du chrétien. Le disciple du Christ ne doit pas aimer la richesse et même il doit savoir que la pauvreté (non la misère) est un bien tandis que la richesse est une dangereuse épreuve.

La question pratique, résultant de ces dispositions intimes, n'est donc pas, pour le riche chrétien : <■ que dois-je donner »? elle est plutôt : « que dois-je garder mais comme les ressources nécessaires pour remplir les obligations familiales, professionnelles, sociales qui m'incombent »?

Et le don sera moins aujourd'hui l'aumône, toujours d'ailleurs requise, que l'adhésion effective aux conditions qui, par les progrès d'une production et d'une répartition meilleures, rendent de plus en plus possible la disparition de la misère sur le globe.

Par ses précisions, par ses aperçus - sur le confort et la gêne, l'instruction, l'hygiène, la prévoyance, le petit livre, qui pourra sembler sévère aux étroitessés bourgeoises, ouvrira des perspectives suggestives aux chrétiens désintéressés ou soucieux de l'être.

Henri DU PASSAGE.

La souffrance, valeur chrétienne. Casterman, 1957. 256 pages.

Problème et mystère, le mal demeure la permanente question qui ne se peut esquiver. Sous sa forme concrète de souffrance éprouvée, il tient une place cruciale dans la philosophie moderne, attentive à l'expérience de la douleur, de l'échec, de l'absurdité. Réunis au collège dominicain de

La Sarte (Belgique), un groupe de théologiens et de philosophes se sont efforcés de cerner le problème et de l'éclairer à la lumière de la foi chrétienne. Les diverses monographies de ce recueil collectif, écho de cette rencontre, se répartissent en deux groupes : étude de la souffrance comme fait humain, comme prise de conscience phénoménologique du problème personnel du mal; exposé du sens chrétien de la souffrance, dans la perspective du sacrifice rédempteur du Christ et de notre participation à sa mort et à sa résurrection. Un chapitre terminal conclut en montrant la signification et la place de la souffrance dans un sain humanisme chrétien. « Le Chrétien ne recherche pas la souffrance pour elle-même. Il n'y a pas de dolorisme chrétien. Le chrétien, même sur la terre, recherche le bonheur »... Mais ce bonheur est joie de racheté, « heureux de combattre le mal à la suite du Christ en croix, dans la douleur et jusque dans la mort ». De tous ces essais, le plus remarquable nous semble la très longue et scrupuleuse analyse que tente le P. Geiger de 1' « expérience du mal ». Procédant par méthode phénoménologique, le philosophe distingue l'expérience personnelle de notre mal de la saisie objective du mal ; il pose ainsi le problème de la nature du mal, qui est privation, à travers la multiplicité des expériences concrètes. Sa réflexion, qui se prolonge à travers la théodicée, débouche au seuil de la foi : la réponse définitive ne peut être attendue que de la révélation de l'Amour crucifié. C'est cette révélation qu'étudiera, jusqu'en ses conséquences de vie spirituelle, la seconde partie de l'ouvrage.

Il n'est pas de solution au problème du mal, qui dispense d'accueillir dans sa vie le mystère du Christ en croix, et sa résurrection rédemptrice. Les auteurs le savent bien, et le disent, invitant le lecteur à « en trouver la solution pour soi, dans sa vie », à la lumière du « grand amour que Dieu nous a témoigné en livrant son Fils... » H. HOLSTEIN.

Gaston SALET, S. j. — Plus près de Dieu. Brèves réflexions pour les fêtes et les dimanches. II. Lethielleux, 1957. 155 pages.

Genre littéraire traditionnel et difficile, l'homélie sur l'évangile du dimanche prolonge normalement la liturgie. Le pasteur y rompt le pain de la parole divine. Les


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fidèles l'attendent et la désirent, manifestant, d'ailleurs, de grandes exigencesNous avons dit, à l'occasion du premier volume (Éludes, juin 1955, p. 406) que ces textes courts, directs, méditations adaptées aux besoins des hommes d'aujourd'hui, et leur commentant sobrement l'Évangile, aidaient à vivre la succession des dimanches liturgiques, qui ponctuent notre itinéraire vers Dieu. D'autres ont partagé notre avis, et demandé au P. Salet de compléter son oeuvre. Réjouissonsnous d'avoir maintenant, pour chaque dimanche de l'année, et pour les principales fêtes, une lecture spirituelle de qualité. La présente série, après les grandes dates du Temporal (Avent, Noël, Pâques, Quasimodo, Pentecôte, Trinité, Fête-Dieu), parcourt les dimanches après la Pentecôte, ces « dimanches verts », qui risquent de moins retenir l'attention. La sobriété du style et l'intériorité des applications aideront à entendre le Seigneur nous parler par ces « évangiles » que l'Église nous fait lire à la messe dominicale. H. HOLSTEIN.

Thomas MERTON. — La vie silencieuse. Traduit par Marie Tadié. coll. La vigne du Carmel, Éditions du Seuil, 1957. 185 pages.

Vocation Cistercienne. La Trappe et son mystère, par un moine de notre Dame de Timadeuc, par Bréhan Loudéac (Morbihan) 1957. 51 pages.

Le dernier volume traduit de Thomas Merton est une présentation vivante, adressée à un monde qu'elle étonne par son apparente * inutilité », de la vie monastique. Il définit heureusement le moine « comme celui qui quitte tout pour chercher Dieu » : les dimensions de la vie monastique sont celles-même de la « quête de Dieu » : liberté intérieure de la pureté du coeur, travail et vie liturgique, harmonie communautaire de la charité où se reflète l'unité du Corps mystique. Une seconde partie décrit les diverses formes de la vie monastique : cénobitisme des fils de saint Benoit, dont les différentes familles sont successivement présentées; érémitisme des Chartreux et des Camaldules. Les références historiques essentielles, sobrement rappelées, donnent vie à cette esquisse de la physionomie des ordres monastiques, dont les principales abbayes ou congrégations sont silhouettées d'une plume alerte. Comme il est normal, frère Louis insiste un peu plus sur l'ordre cistercien, évoquant une fois encore son

expansion aux Etats-Unis. Il conclut en montrant ce qu'est le moine dans le monde moderne : son isolement n'est ni oubli ni dédain, mais témoignage de la charité du Christ et intercession pour le salut de tous ses frères les hommes, rachetés par le sang du Christ.

L'abbaye cistercienne de Timadeuc nous envoie une élégante plaquette où l'un de ses moines présente avec une émouvante simplicité la vie des trappistes. De petits dessins, au recoin des pages, illustrent avec . un discret humour un texte sobre et plein. Destinées à ceux qui se posent la question d'une possible vocation, ces pages les aideront à discerner cet appel, et, s'il vient de Dieu, à répondre généreusement. Et, à tout lecteur, elles laisseront le souvenir d'un bienfaisant contact avec le silence de la Trappe.

H. HOLSTEIN.

Mère CATHERINE-THOMAS. :— Au sommet du Carmel. Histoire d'une Carmélite américaine. Trad. par l'abbé L. Brevet. Mulhouse, Edit. Salvator, 1957. 1957* 2 500 pages.

Pour faire connaître à ses compatriotes la vie carmélitaine, une religieuse américaine raconte avec beaucoup de simplicité et d'humour sa propre vocation, ses contacts avec des religieuses cloîtrées, finalement son entrée au Carmel de NewYork et ses années de postulat et de noviciat. Elle évoque les années déjà longues (elle est entrée en 1927) passées au monastère, et, à travers mille détails pittoresques, elle présente, dans sa vraie et mystique lumière, la vocation des filles de sainte Thérèse. Ce reportage, fait du dedans, rappelle, par sa bonhomie sans apprêts, la manière de Thomas Merton, qui en a visiblement inspiré le ton. Récit attachant qui dissipe bien des ignorances et des préjugés; souhaitons qu'il mette quelque âme appelée sur la route qui doit la conduire « au sommet du Carmel ». Quelques photos, prises au Carmel de Verdun, illustrent cette traduction.

H. H.

Robert SERROU et Pierre VALS. — Le Carmel. Carmélites et Carmes. — Préface de son Eminence le Cardinal Piazza. ■—■ Editions Pierre Horay, 1957. Un vol. 17 x 23, 20S pages, 125 photographies. Après s'être fait ouvrir les portes dé la Chartreuse et de la Trappe, Robert Serrou a franchi celles du Carmel. Le reportag-


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ainsi compris est une exploration spirituelle, un témoignage aussi. Ce volume connaîtra-t-il le succès des deux précédents? Nous le souhaitons, car le Carmel est peutêtre moins connu que la Chartreuse et que la Trappe, parlant moins à l'imagination. Beaucoup de nos contemporains ont lu l'Histoire d'une Âme, quelques pages de sainte Thérèse d'Avila, une strophe ou deux de saint Jean de la Croix; mais il leur manque, pour comprendre ces lectures, ce que saint Ignace appelait la « composition de lieu ». Ce livre la leur apporte dont le texte a été revu à l'intérieur des grilles. La première partie nous présente les carmélites d'aujourd'hui chez nous, avec deux chapitres sur Thérèse d'Avila et sa fille de Lisieux. La deuxième, nos carmes, Elie le prophète et Jean de la Croix. Pour finir une bonne petite bibliographie et la liste des carmels de France. Où nous emmèneront, la prochaine fois, nos explorateurs? De la curiosité éveillée au goût de Dieu, bien des chemins restent encore à découvrir. Jean RIMAUD.

Louis J. LEKAI. — Les Moines Blancs. Histoire de l'Ordre cistercien. Traduit de l'américain par le monastère Sainte-Marie-de-Boulaur. Éd. du Seuil. 1957. In-12. 384 pages, 750 francs.

Voici une « somme », nous dit-on, sur l'histoire et la vie cisterciennes. Entendez un manuel, clair et compétent en même temps que nuancé, encore que le ton y reste assez scolaire, voire ecclésiastique, et que l'évolution récente de la Stricte Observance (pourtant trois fois plus nombreuse que la Commune Observance à laquelle appartient l'auteur) y soit quelque peu négligée. Il faut louer la sûreté de l'information tenue fort à jour, la sereine modération des jugements, la précision et l'ampleur des indications statistiques et bibliographiques, l'adjonction de cartes (sur la carte d'Allemagne, p. 377, il aurait été bon de donner à la frontière française son tracé actuel et non celui de 1871). Par contre, le plan déroute et déçoit : il relègue dans une seconde partie l'étude de la « culture » cistercienne (spiritualité, art, économie...) qui s'étiole et perd en précision à être ainsi arrachée à son contexte historique tandis qu'une certaine sécheresse envahit l'étude historique proprement dite. Ces limites une fois posées, l'ouvrage vient combler une lacune et son utilité incontestable ne peut manquer de le faire

bien accueillir. Signalons quelques inadvertances : l'ouvrage de H. Bremond (et non Brémond, pp. 121, 348) s'intitule L'Humanisme dévot et non « le dévot humanisme »; on aurait pu indiquer l'édition française de F. Vernet, La Spiritualité médiévale (Paris, 1929) au lieu de la traduction anglaise (p. 350); surtout les expressions de « despotisme illuminé » et « illuminisme » sont bien fâcheuses, s'agissant du Siècle des lumières (pp. 142, 144, 148, 216). Etienne CELIER.

L'apostolat. Problèmes de la religieuse d'aujourd'hui. Éditions du Cerf. 1957 (Hors commerce). 239 pages.

Apostolat et vie religieuse féminine : question complexe et chargée d'imprécisions. Pour l'éclairer, les organisateurs des journées d'études dont ce volume publie les rapports ont justement pensé qu'il fallait faire largement appel à l'histoire des faits et des institutions canoniques; opportunément, une étude fort documentée de dom Rousseau évoque cet Orient chrétien qui nous est si mal connu. Une première série de rapports, bibliques, historiques et canoniques trace des perspectives éclairantes, parfois assez neuves. A partir de ces bases, plusieurs exposés, théologiques et spirituels, s'efforcent de cerner le problème actuel, étudiant divers aspects de l'apostolat de la religieuse d'aujoud'hui. Sans avoir la prétention naïve de donner des solutions définitives, ce livre fournit " des éléments valables d'information et do réflexion. Il insiste notamment sur la « mission » dans l'Église de la religieuse consacrée à l'apostolat.

Henri HOLSTEIN.

Mgr Francis TROCHU. — À Lourdes. Les Apparitions de Massabielle.

Vitte, 1957. 13 X 18,5; 137 pages de

texte, 12 pages de photographies à

la fin du volume.

Entre une très brève présentation de Bernadette, et quelques pages sur sa vie après les apparitions, ce petit livre n'est que le clair et sobre récit des dix-huit apparitions de Massabielle. Il s'adresse aux pèlerins de cette année séculaire et à ceux qui, ne pouvant aller s'agenouiller à la grotte, voudront s'unir aux pèlerins, n'ayant les uns et les autres que le désir de simplement prier et remercier la Sainte Vierge d'avoir daigné, comme disait un poète, venir « en son pays de France, rendre visite à ses amis ». Jean RIMAUD.


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HISTOIRE ET BIOGRAPHIES

M. H. VICAIRE O. P. — Histoire de Saint Dominique. Tome I. Un homme évangélique. Tome II. An coeur de l'Église. Éditions du Cerf, 1957. Deux vol. in-8°, 398 et 412 pages, planches et nombreuses illustrations hors-texte. 2 490 francs.

Quels que soient les mérites des biographies antérieures de saint Dominique, celle-ci l'emporte sans conteste pour l'ampleur de son information, comme pour la perfection de la mise en oeuvre. L'enquête du R. P. Vicaire n'a pas seulement porté sur la vie du Saint, elle s'est faite très attentive également pour atteindre l'époque, les conditions politiques et religieuses des milieux évangélisés. Les jugements des historiens précédents, notamment ceux de Jean Guiraud, sur la diffusion du catharisme et sur l'état du clergé en Languedoc, ont été soigneusement révisés, critiqués, tempérés, après une étude approfondie des sources. Ainsi replacée dans son cadre, la vocation de saint Dominique n'en apparaît que plus admirable et providentielle.

L'historien a pris son temps, il n'a négligé aucun détail — peut-être même s'attarde-t-il à l'excès sur les milieux espagnols qui ont vu naître et grandir son héros —, mais l'oeuvre est tracée de main de maître, comme une grande fresque d'histoire.

Les débuts sont assez humbles. Dominique n'est tout d'abord que le second de Diego d'Osma. La prédication dans la pauvreté, il l'a apprise de son évêque. Mais voici qu'en 1208, il reste seul pour assurer les tâches apostoliques. Ses initiatives vont encore rester modestes dans les années qui suivent. C'est d'ailleurs la triste époque de la Croisade des Albigeois. L'Ordre des Prêcheurs qu'il fonde à Toulouse, en 1216, ne semble fait que pour évangéliser les populations du Languedoc. C'est seulement à Rome, en 1217, que les horizons de Dominique vont s'étendre à toute la chrétienté et même au-delà. Il n'a plus que quatre ans à vivre; c'est pourtant dans ce court laps de temps qu'il va définitivement organiser son Ordre, lui donner ses constitutions, et lancer ses Prêcheurs dans

tous les grands centres du monde chrétien : Paris, Bologne, Milan, Rome... Il y a chez lui une sainteté rayonnante, une ardeur apostolique admirable, mais on demeure frappé par cet esprit méthodique de conquête et d'organisation qui le met en sérieux contraste avec le Pauvre d'Assise, son contemporain. Ce n'est pas par hasard que les deux premiers chapitres généraux de l'Ordre (1220, 1221) ont eu lieu à Bologne : n'était-ce pas la capitale des études juridiques?

On sera reconnaissant au R. P. Vicaire d'avoir si bien campé le fondateur de son Ordre. Sans concessions à l'hagiographie « pieuse », il a su mettre en relief la solide architecture de son oeuvre et les traits originaux de sa sainteté.

Joseph LECLER.

Marthe de HÉDOUVILLE. — Monseigneur de Ségur, sa vie, son action, 1820-1881. Nouvelles Éditions latines, 1957. In-8, 699 pages. Cette grosse thèse de doctorat ès-lettres est un modèle d'érudition scrupuleuse bien dominée. Elle ressemble à ces tapisseries au petit point qu'ont dû faire patiemment les aïeules de l'auteur. Rien de clinquant, pas de vastes synthèses, mais une parfaite honnêteté et un remarquable effort d'impartialité objective auquel ne nuit pas la sympathie de l'auteur pour son personnage. M" de Ségur, tel qu'il apparaît en cette étude, est un homme d'intelligence et de culture théologique fort ordinaires. Mais il a des dons humains et surnaturels indéniables : une faculté de sympathie et d'accrochage et aussi une authentique sainteté faite d'une vie de prière profonde et d'une totale abnégation. Ainsi s'explique l'action extraordinaire qu'il a exercée au XIXe siècle, souvent avec des vues de précurseur, action toute personnelle et qui tente d'apporter un remède aux effets de la déchristianisation, sans- chercher à en discerner les racines profondes. Son oeuvre apologétique, ses petites brochures de propagande, connurent un succès de librairie inouï : le fond en est pauvre; tout spécialement, ses petits livres anti-protestants sont d'une informa-


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tion courte et partiale que ne suffit pas à excuser le danger réel que présentait alors le protestantisme; pas plus en apologétique qu'ailleurs la fin ne justifie les moyens.

V inconvénient, peut-être, de la méthode scrupuleusement honnête et solide de Mlle de Hédouville c'est que tout semble sur le même plan. Cependant, quelques traits majeurs se dégagent. Particulièrement intéressantes les pages consacrées à la position de Ségur entre les ultramontains fanatiques et les gallicans : Ségur se veut romain, non ultramontain. Capitales aussi pour l'histoire générale les pages sur l'opposition, sans grande nuance d'ailleurs, du prélat au libéralisme. Les développements consacrés au sens qu'il a eu de l'importance de l'évangélisation du prolétariat urbain mériteraient d'être repris et approfondis, étant donné l'actualité du problème; on aimerait que soient mieux discernées les causes profondes, mesquines, semblet-il, qui ont fait échouer les initiatives si modernes qu'il avait prises en ce domaine. Ce livre consciencieux apporte une incomparable contribution à l'histoire religieuse du xixe siècle français, à l'histoire de l'apostolat; il faudra désormais s'y reporter pour tout ce qui touche aux origines de nos. recherches « missionnaires ».

R. ROUQUETTE.

Michel GASNIER, O. P. — Jacques Cathelineau (1759-1793) promoteur de la Résistance vendéenne. Préface de S. E. Mgr Chappoulie, Évêque d'Angers. Ed. Lussaud frères, Fontenay-le-Comte et Éditions Salvator, Mulhouse, 1957. 264 pages et 6 horstexte. 600 francs.

Ce livre vient à son heure. Parce qu'il prépare le bicentenaire de ce Promoteur de la Résistance vendéemie. Parce que Jacques Cathelineau n'avait pas encore trouvé son historien. Et parce qu'il fait le point avec objectivité, et sans passion partisane, sur tout ce qui concerne celui que ses compatriotes nommaient le saint de l'Anjou ; ses origines familiales, les principes de la guerre qu'il entreprit, le titre de généralissime qui lui fut octroyé par ses pairs. Ce dernier point est peut-être la partie là plus neuve du livre, car l'honnête homme de notre temps ne sait peut-être pas qu'avec les découvertes récentes, la thèse de Célestin Port, qui contestait le titre de généralissime accordé à un paysan, est devenue surannée. Ajoutons que l'auteur a consacré un chapitre à la famille de Jacques Cathelineau et

à sa descendance; enfin il signale l'iconographie et les souvenirs concernant son héros. Le caractère populaire du soulèvement de mars 1793 n'avait pas échappé à Michelet ; « ils sortirent vingt-sept; au bout du village, ils étaient cinq cents. C'était toute la population. Tous bons hommes, bien solides, une population honnête et brave immuablement, noyau des armées vendéennes, qui presque toujours fit le centre, l'intrépide vis-à-vis du canon républicain ».

J. ï>.

Sir Samuel HOARE. •— Neuf années de crise. Amiot-Dumont, 1957. 372 p.

M. Churchill, en de copieux volumes, a déjà narré l'histoire de la guerre 19391945 du point de vue britannique.

Sir Samuel Hoare, qui fut longtemps ministre, livre ses souvenirs sur la période antérieure, les « années de crise », depuis 1931 jusqu'à 1940.

Ce cadre comprend l'invasion de l'Ethiopie par Mussolini, malgré les injonctions de la Société des Nations, l'annexion par Hitler de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie malgré les vagues résistances anglo-françaises, l'accord soviétique avec l'Allemagne malgré la démarche à Moscou des Alliés dupés par Molotov.

C'est donc un bilan qui enregistre surtout des reculs. Sir Samuel Hoare les explique et les excuse par l'état d'esprit longtemps et violemment pacifiste de ses compatriotes et le délai ainsi imposé aux réarmements britanniques en face des empiétement nazis. Les éditeurs français ont mis, en tête de ce volume, avec une préface de l'exambassadeur français à Londres, M. Corbin, deux commentaires de MM. Paul Reynaud et Georges Bonnet. Ces anciens ministres y développent les raisons de leur attitude, en sens opposé.

Le premier préconisait la fermeté, le second faisait siens les atermoiements de la diplomatie anglaise.

Problèmes que l'on pourra discuter longtemps, et assez en vain, les données en sont au moins ici clairement exposées.

Henri du PASSAGE.

Waltef SCHELLENBERG. — Le Chef du Contre-Espionnage nazi parle, 19331945, Julliard, 1957. 514 pages.

Maintenant que les fourneaux sont éteints, les portes s'ouvrent sur les officines où s'élaboraient, durant la dernière guerre, les


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recettes des services secrets. Auteur, éditeur s'empressent d'en faire les frais ou, plus exactement, invitent le public, moyennant finances, à visiter ces arcanes naguère jalousement fermées.

M. Schellenberg, qui longtemps présida au fonctionnement du laboratoire, en explique aujourd'hui le maniement.

On y voit un appareil où la fée électricité, complice des manoeuvres sournoises ou brutales, avec ses tours les plus savants (radio, microphones), joue sur tous les tableaux.

On y constate l'enchevêtrement d'une organisation dont le lecteur suit avec peine les ramifications mais dont, par contre, les méthodes ne s'embarrassent pas de scrupules.

Et, de ces arrière-plans, jaillissent des lueurs qui éclairent encore les physionomies d'Hitler et consorts, figures déjà sinistres dans des perspectives moins occultes.

C'est évident ailleurs qu'il faut chercher de l'air pur.

Henri du PASSAGE.

Simone "WEIL. — Ecrits de Londres et dernières lettres. Collection • Espoir. Gallimard, 957. In-8° soleil, 260 pages. 650 francs.

Ces écrits et dernières lettres rassemblent sans doute l'ultime gerbe tombée des mains défaillantes de Simone Weil. Le message de l'étrange «sainte laïque » y garde sa puissance d'émouvoir malgré la dent du temps. On a eu raison de passer au crible la pensée de S. Weil, mais personne ne met en doute, avec son pouvoir de fascination posthume, la pathétique sincérité de cette personnalité uniquement habitée par la soif de la Justice et la passion de l'Absolu. C'est ce qui rend gênant tout jugement partisan sur ces textes tendus qui joignent la prévision aiguë à l'utopie. Et puis les lettres finales de la malade qui cache son mal et maintient le ton léger et affairé bouleversent par le simple héroïsme que leur détachement suppose.

X. T.

Général KOELTZ. —■ Comment s'est joué notre destin. Hitler et l'offensive du 10 mai 1940. Hachette, 1957. 256 pages. 945 francs.

A l'aide des documents qu'ont livrés, après la défaite et après le procès de Nuremberg, les archives des États-Majors allemands, le général Koeltz a reconstitué l'histoire des mois où se préparait Outre-Rhin l'offensive sur la France.

C'est une histoire pour spécialistes où abondent les plans et les cartes stratégiques.

Mais c'est aussi une étude psychologique détaillant l'état d'esprit d'Hitler au cours de cette attente fiévreuse.

A travers ses hésitations, ses volte-face, ses colères, le Fiihrer apparaît comme l'inspirateur, au moins partiel, de l'attaque germanique et victorieuse sur Sedan.

Dès lors son orgueil ne connut plus de bornes. Et, convaincu de son génie militaire il montra l'obstination qui devait notamment conduire les armées allemandes à la catastrophe de Stalingrad.

Dans les traits qui ont ensanglanté l'Europe, apparaît, une fois de plus, la marque ou la signature de la folie d'un homme.

Henri du PASSAGE.

Peter BAMM. — Sous l'étendard invisible. Traduit de l'allemand par J. et Y. Weiland. Pion, 1957. Un volume gr. in-12 de 312 pages. 945 francs.

Chirurgien allemand mobilisé dans l'armée qui part à la conquête de la Russie, l'auteur de ces pages nous apporte, avec quinze ans de recul, un témoignage particulièrement émouvant. Engagé dans une aventure héroïque qui se termine en un enfer difficilement imaginable, il a voulu et su rester jusqu'au bout au service de la souffrance humaine, qui n'a ni patrie ni frontières. Sans doute l'auteur communie-t-il fortement aux joies comme aux désenchantements de tous ses concitoyens; comme eux il a vécu cette aventure extraordinaire qui les a entraînés jusqu'aux confins de l'Asie, il a participé à toutes les espérances qui l'accompagnaient. Mais, dans le récit objectif des laits qu'il narre comme dans les réflexions (qu'on eut peut-être aimé un peu moins grandiloquentes) que ceux-ci lui inspirent, on voit avant tout l'homme tout entier dévoué à l'homme, sous l'étendard invisible de la charité. Un livre qui, malgré tant de souffrances, donne la fierté d'être homme parmi les robots et les tyrans.

A. LAURAS.

Yvonne PAGNIEZ. — Ailes françaises au Combat. La Palatine, 1957. 234 p.

M m e Pagniez, dont on connaît, par ailleurs, le talent littéraire, s'est orientée, depuis quelques années, vers les grands reportages. Elle les a menés en Indo-Chine, en Amérique, elle les continue aujourd'hui en Afrique du Nord.


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Une note originale de ces enquêtes est dans leur fréquente tonalité militaire. Pourvue de nombreuses autorisations officielles, M"' Pagniez est devenue une hôtesse de l'air, si l'on désigne, cette fois, par ce terme, l'habituée des randonnées au moins aventureuses.

Son information ne redoute pas les détails techniques, tout en gardant la richesse d'un coloris qui capte les teintes changeantes des oasis et du désert.

Mais surtout son sentiment patriotique s'exprime en une admiration chaleureuse pour les escadrilles et leur dangereux service.

Le livre, dont nous parlons ici, offre ces caractéristiques, Mme Pagniez n'y discute pas les problèmes politiques, économiques, moraux qui se posent au sol algérien.' Il lui suffit de saluer les vaillances que déploient les « ailes françaises », dans les conditions, spéciales mais toujours dures, que leur impose l'actuel combat.

Henri du PASSAGE.

Charles HARDT. — Quatre conversions : Martin Giebner, Georges Klùnder, Rodolphe Goethe, Henri Schlier. Traduit de l'allemand. Mulhouse, Ed. Salvator, 1957. 202 pages.

Charles Hardt n'a fait qu'écrire la préface de ce livre qui est la réunion de quatre récits autobiographiques de pasteurs luthériens allemands récemment convertis au catholicisme : un évêque luthérien, un professeur d'exégèse du Nouveau Testament à l'Université de Bonn, deux pasteurs de paroisses. Les trois premiers se rattachent au mouvement Haute-Église ou au groupe catholicisant fondé par Heiler.' Tandis que le professeur ScMier a été amené au catholicisme par l'exégèse néo-testamentaire, les trois autres ont été introduits à l'Église romaine par une réaction contre l'anarchie doctrinale et disciplinaire des Landenlrirchen, par. l'appel de la vie sacramentelle, par le désir de la « plénitude » de l'Église. Les deux témoignages les plus intéressants sont ceux de R. Goethe et de H. Schlier : le premier avec sa description de la communauté revivaliste groupée autour d'une sainte femme; le second avec sa découverte des traits essentiels du catholicisme dans l'Église primitive. Les pages de G. Klunder, denses et abstraites, risqueront de dérouter, je le crains, le lecteur français. La traduction est bonne, mais, comme il arrive souvent,

souvent, français n'arrive pas à rendre les pages un peu plus subtiles du texte allemand.

R. ROUQUÉTTE.

Roberto RIDOLFI. — Savonarole. Traduit de l'italien par F. Hayward. Fayard, 1957. In-8". 320 pages. 1 000 francs.

Le Procès de Savonarole Édition établie et présentée par R. Klein avec une introduction de A. Renaudet. Le Club du Meilleur Livre. 1957. 20 x 17 cm, 412 pages, 8 hors-texte.

Michel BREITMAN. — Le Mal de Dieu. Roman. Denoël, 1957. 216 pages. 520 francs.

Voici trois ouvrages de caractère différent consacrés à Savonarole. Le personnage est actuel. Son intransigeance, son ardeur à défendre les valeurs spirituelles au milieu d'un monde corrompu, son accent prophétique, plaisent à notre époque lasse des conformismes et des demi-mesures. Certains voudraient le voir canonisé et ont entrepris des démarches en ce sens. Nous doutons qu'elles aboutissent. Ce témoin de Dieu a certaines des qualités qui font les saints; et sa fin tragique, en 1498, après un jugement inique, nous le font apparaître presque comme un martyr. Mais il y a chez lui un manque de mesure, de jugement, et aussi de soumission à l'autorité du Pape, qui nous empêchent de le considérer vraiment comme un modèle. Il reste que Savonarole est une des figures les plus significatives de ce quinzième siècle italien où s'associaient de façon si complexe et déconcertante la vertu et le vice, et où les passions politiques conduisaient aux pires désordres.

C'est un récit très objectif et très sûr de la vie du dominicain florentin que nous offre l'ouvrage de Ridolfi. Nous "n'avons ici, en français, que le texte proprement dit. Les notes et les documents, très développés n'ont pas été traduits, ce dont nous ne ferons nullement grief à M. Hayward. Telle quelle, cette traduction française nous permet de bénéficier très largement du travail de premier ordre du marquis Ridolfi, fruit d'enquêtes érudites et de patientes recherches et qui a renouvelé notre connaissance de la vie de Savonarole.

Le recueil de texte concernant le procès de Savonarole que nous offre le Club du Meilleur livre forme un ensemble étonnamment vivant, d'un puissant intérêt pour la connaissance de l'âme de SaVonaroJe


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et de tout le mouvement d'idées dans < lequel il se situe. Le choix des textes, le s contrôle sur l'original, la traduction et le s commentaire, ont été assurés avec soin et ] compétence par l'excellent spécialiste des courants spirituels de la Renaissance qu'est M. Robert Klein. Dans une préface péné- i trante, M. Renaudet a mis en évidence les orientations essentielles qui nous permettent de nous retrouver dans ce foisonnement de témoignages, de source: et de ton si divers. Quant à la présentation matérielle de l'ouvrage, elle a cette qualité qui a fait déjà depuis plusieurs années l'a réputation du Club du meilleur livre.

Le roman de M. Breitman, jeune écrivain de trente ans, prend pour cadre les événements de la vie de Savonarole et de son époque et y place l'histoire d'une amitié douteuse de deux adolescents. Ce qui n'ajoute rien à une réalité trop connue, la valeur littéraire de ce récit étant des plus ordinaires.

F. Russo.

Nonciatures de Russie, d'après les documents authentiques, par M. J. ROUET de JOURNEL, S. J. Tome V. Intérim de Benvenuti (1799-1803). Collection : Sludi e Tesli, n° 194. Bibliothèque Vaticane, 1957, In-4°, 472 pages.

Ce volume complète la série des Nonciatures de Russie (1783-1806), dont nous avons rendu compte antérieurement (Études, septembre 1953, p. 267-268). Les documents qu'il renferme concernent l'Intérim de Benvenuti, simple chargé d'affaires entre le nonciature de Litta et celle d'Arezzo (1799-1803). On lira avec intérêt l'introduction du P. Rouët de Journel sur les principaux événements de cette période. Le nonce Litta avait dû quitter brusquement la Russie à la suite du grave différend que provoqua l'affaire de l'Ordre de Malte : Paul Ier prétendait devenir effectivement le Grand-Maître d'un Ordre catholique, lui, Empereur orthodoxe! Le nonce avait pu laisser à Saint-Pétersbourg son auditeur de nonciature, l'abbé Benvenuti, qui reçut dans la suite le titre de chargé d'affaires. La mission de Benvenuti fut de reprendre les négocistions avec l'empereur ' sur cette malheureuse affaire, de garder lé contact et d'obtenir en fin de compte l'admission d'un nouveau nonce. Il s'en acquitta avec une rare prudence. Sa tâche fut rendue moins lourde d'ailleurs par le changement de règne, en 1801 : ETUDES, mars 1958.

cette année-là Paul l«r fut assassiné et son fils Alexandre, legnouveau souverain, se montra plus conciliant. Un règlement pacifique fut enfin obtenu en 1803.

Les 232 documents inédits rassembles par le P. Rouët de Journel, se présentent, comme dans les Volumes précédents, > munis de notes et de brèves analyses qui facilitent beaucoup la consultation. Ils concernent non seulement l'affaire de Malte, mais aussi toutes les questions demeurées pendantes après le départ de Litta. Ainsi se termine l'importante publication que l'auteur a patiemment poursuivie depuis près de quarante ans : pour l'histoire des rapports du Saint-Siège avec la Russie, elle apporte aux historiens une ensemble documentaire de premier ordre et d'une remarquable présentation.

Joseph LECLER.

Charles de Foucauld. Textes et légendes de G. GORRÉE. Lyon, Éditions du Chalet, 1957. 1.800 francs.

A l'occasion du centenaire de la naissance de Charles de Foucauld (15Jseptembre 1858), ses amis ont eu l'heureuse initiative de publier un album réunissant toutes les photographies que l'on possède. C'est une vivante biographie qui nous est ainsi offerte. Il est regrettable que les légendes n'accompagnent pas les gravures souvent difficiles à interpréter sans ce. discret commentaire.' Rejetées à la fin des chapitres, la lecture en est moins agréable.

P. DONCOEUR.

T. Lobsang RAMPA. —Le troisième oeil. Traduit de l'anglais par Jacques Legris. Albin. Michel, 1957. 270 pages. 690 francsPrésente comme autobiographie d'un lama tibétain, The thitd eye risque de bénéficier de la faveur d'un certain public engoué d'ésotérisme et de « mystérieux » à bon compte. Le récit du pseudo-Rampa poursuit cependant un tout autre'fobjet. Négligeant toute introspection valable, il s'atI tache seulement à décrire. Tel quel, l'ouvrage « constitue un témoignage sur l'édu' cation et la formation d'un jeune Tibétain

> . au sein de sa famille et dans une lamaserie », ' nous précisent les éditeurs, soulignant le

> caractère grand public et les limites du livre. 1 La presse à révélé récemment que ce bestseller est l'oeuvre d'un mystificateur, C. H.

• Hoskin, fils de plombier et faux moine tibétain... : Pierre M. FONDEVILLE.

CCXCVI. — 15


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Henri TEMERSON. — Biographies des principales personnalités françaises décédées au cours de l'année 1956. Paris, chez l'Auteur, 13 bis rue Beccaria, 1957. In-8°, 153 pages. 855 francs.

M. Temerson a entrepris de publier chaque année ces notices biographiques sur les principaux représentants des professions libérales décédés au cours de l'année précédente. Il. rendra grand service aux journalistes,-aux écrivains et à bien d'autres encore. Aux renseignements d'ordre biographique sont joints, pour les auteurs d'Ouvrages littéraires et scientifiques, des listes plus ou moins complètes de leurs publications, avec les dates de parution. Signalons seulement un curieux lapsus sur le R. P. Lebreton : celui-ci est entré dans la compagnie de Jésus, non en 1943 (!) mais en 1890.

Joseph LECLER.

Lucien FEBVRE. — Au coeur religieux du XVIe siècle . S.E.V.P.E.N. 1957. In-8", 360 pages. 1 600 francs.

Ce livre est un recueil d'articles que Lucien Febvre avait rassemblés lui-même, quelques mois avant sa mort, en vue de leur publication. Les articles sont groupés autour de quelques grands thèmes : « Problèmes d'ensemble », « Autour d'Erasme », « A travers la Réforme française », « Aux approches des temps modernes ». A côté d'études techniques proprement dites, dont l'une des meilleures concerne l'excommunication pour dettes en Franche-Comté, se trouvent des esquisses plus ou moins poussées sur divers personnages (Erasme, Dolet, Briçonnet, Calvin), enfin des recensions et des conférences. L'ouvrage est intéressant pour les historiens : il met bien en évidence les qualités et quelques défauts de l'auteur. Nul ne contestera l'originalité de Lucien Febvre, sa façon très personnelle de reprendre et de repenser les problèmes. Son célèbre article : a Une question mal posée. Les origines de la Réforme française » (Revue historique, 1929), caractérise exactement sa manière : ne jamais s'en tenir aux affirmations courantes, mais les soumettre délibérément à une nouvelle enquête. Cette préoccupation critique a bien servi l'historien en plusieurs occasions; elle l'a amené à frayer des voies nouvelles, à orienter les esprits vers d'autres horizons. Elle avait ses écueils néanmoins. Elle a

développé chez lui l'habitude du paradoxe, des jugements hautains et péremptoires. Dans son style même, il vise trop à l'effet; les sentences bien frappées lui plaisent; il s'en gargarise. Disons tout net enfin que cet historien de la pensée religieuse était lui-même trop étranger à la foi chrétienne pour traiter, en pleine connaissance de cause, les problèmes théologiques du xvie siècle. .

Il reste que Lucien Febvre a été, jusqu'à la fin de sa vie, dans le domaine des recherches historiques, un pionnier enthousiaste et un animateur incomparable. Il s'est acquis à ce titre d'incontestables mérites.

Joseph LECLER.

Martin LUTHER. — OEuvres, publiées sous les auspices de l'Alliance nationale des Eglises luthériennes de France et de la revue Positions luthériennes. Tome I. Genève, Labor et Fides, 1957. In-8", 308 pages. Prix de souscription : broché, 1060 francs; relié, 1440 francs.

Dans la grande édition de Weimar, les OEuvres de Luther remplissent plus de 70 volumes. Pour l'usage courant, il existe, en Allemagne, deux collections partielles, en 8 ou 10 volumes. Jusqu'à présent, on n'avait édité, en traduction française, que des ouvrages isolés. Nous aurons bientôt en notre langue —10 volumes sont prévus — l'équivalent des OEuvres choisies allemandes. Un tel recueil rendra de précieux services aux historiens, aux professeurs et aux théologiens. Le tome I qui vient de paraître, est d'une présentation impeccable, selon la tradition des Editions Labor et Fides, de Genève. On y a réuni plusieurs traités des années 15171520 : oeuvres de piété, comme l'explication, des Psaumes de la Pénitence et celle du Notre Père; oeuvres polémiques, comme le traité des Bonnes OEuvres (1520), très important pour comprendre la signification des « oeuvres » dans le système de Luther, à partir de la doctrine de la justification par la foi seule. Des introductions assez courtes mais précises, quelques notés brèves, une table biblique, un ■ index des auteurs et des matières, feront de cette édition française de Luther un instrument de travail fort utile. Si les éditeurs donnaient la pagination de l'édition de Weimar, comme dans les OEuvres choisies en allemand, ils faciliteraient sans nul doute la tâche des spécialistes.

Joseph LECLER.


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EDUCATION

Science et Enseignement : d'Hier à Aujourd'hui. Paris, Centre d'Etudes Pédagogiques, 5, rue Louis-David, Paris 16°. 21x18 cm, 124 pages. 13 pi. h. t. 600 francs.

Cet ouvrage réunit des études publiées en février 1957 dans « Entre Nous », revue du Collège Saint-Louis de Gbnzague, à l'initiative du R. P. Maucorps. Sur le problème si actuel de l'enseignement des sciences et de l'orientation vers les carrières scientifiques, il nous apporte non point un ensemble exhaustif mais, des exposés touchant, dans le passé et le présent, des questions particulièrement importantes : enseignement des sciences dans les Collèges jésuites de l'Ancienne France (F. de Dairiville), les mathématiques dans le secondaire aux xix« et xx» siècles (M. Charron), les besoins de l'Économie française en ingénieurs et cadres de direction (J. Mignon), les Grandes Écoles (B. de Boissière), Humanisme classique et sciences (X. Tilliette), Géographie et Mathématiques (Cl. Mazure), Mathématiques et philosophie (X. Tilliette). Enfin une chronologie d'histoire des sciences et des Techniques (F. Russo) évoque de manière rapide mais frappante l'évolution qui depuis quatre siècles a si profondément modifié notre culture et notre civilisation.

H. N.

M. PRUDHOMMEAU. •—• Les enfants déficients intellectuels. Bases psychopédagogiques de leur dépistage et de l'enseignement spécial. — Bibliothèque de là Revue Enfance. Presses Universitaires, 1956. In-8, 305 pages.

Auteur d'une Batterie de dépistage des enfants déficients intellectuels d'âge scolaire, dont l'utilisation s'est aujourd'hui trop répandue pour qu'il puisse la contrôler, l'auteur a souci qu'elle soit cependant correcte, car le maniement d'un test est chose délicate. La première partie de cet ouvrage expose donc les problèmes psychopédagogiques que pose l'enseignement de ces enfants. Beaucoup plus considérable, la deuxième partie est consacrée à sa Batterie de dépistage et à la façon de l'utiliser. En le publiant, le but de l'auteur est

de faire progresser l'Enseignement spécial. Il s'adresse et sera utile avant tout aux maîtres de cet Enseignement.

Jean RIMAUD.

Sheldon et Eleanor GLUECK. — Délinquants en herbe. — Traduit de l'américain par M. Verdun. •— Collection animus et anima. Vitte; 1956. 14,5 x 19,5; 274 pages.

Dr R. DELLAERT et Dr E.A.DE.E. CARP. —:. Nouvelles orientations de là psychiatrie infantile. — Traduit du néerlandais par H. Lùyckx. Collection animus et anima. Vitte, 1956. 14,5 x 19,5; 189 pages.

Qu'il s'agisse de psychologie ou de pédagogie, ou, le plus souvent,, de psychopédagogie, le souci des directeurs de cette collection est de faire connaître au public français des « courants de pensée » qui lui sont inconnus ou moins connus. C'est pourquoi, des huits premiers volumes, cinq sont des traductions. Nous avons déjà rendu compte de l'un ou de l'autre. Les deux que nous signalons aujourd'hui méritent de retenir l'attention mais ne s'adressent pas, nous semble-t-il, aux mêmes lecteurs. Si la pensée maîtresse des Drs Dellaert et Carp, que « la santé psychique de l'enfant est liée à l'épanouissement de sa personnalité sur le plan des valeurs morales », est intelligible à tout éducateur tant soit peu psychologue, seuls, ' croyons-nous, des psychiatres ou des psychologues très au courant de la psychologie pathologiqu eét de la psychologie de l'enfant seront capables de lire leur livre avec un réel profit, parce que pouvant porter sur lui un jugement critique. Nous ne nous reconnaissons pas cette compétence. Le livre de Sh. et Glueck peut et doit atteindre un public beaucoup plus large. A côté de tant d'ouvrages sur la délinquance juvénile qui se lisent avec intérêt mais n'apportent rien de nouveau, celui-ci ouvre une voie à la réflexion. Il rend compte et tire les conclusions d'une enquête originale qui a porté sur 500 enfants délinquants et 500 enfants nondélinquants d'un même milieu de quartiers déshérités d'une grande ville, ces enfants étant comparés deux par deux de


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même âge, de même origine ethnique, d'une égale intelligence générale, de même milieu de quartier urbain. On voit immédiatement que pareille méthode conduit à préciser ce qui, dans le comportement des enfants, s'explique par l'influence du milieu, ou par d'autres causes. Il intéressera sans doute les éducateurs qui le liront autant qu'il nous a personnellement intéressé.

Jean RIMAUD.

Didier ANZIEU. — Le psychodrame analytique chez l'enfant. Presses universitaires de France, 1957.1S3 pages. 720 francs.

Voici lu première étude sérieuse- en français consacrée au psychodrame. On connaît l'importance du moyen d'investigation et de normalisation des relations sociales que Moreno a élaboré sous ce nom. Dans un premier chapitre Anzieu nous expose avec clarté ce qu'il est pour son inventeur : un théâtre psychothérapeutique dans lequel les individus, sous la direction d'un meneur de jeu assiste d'auxiliaires, sont amenés à dramatiser spontanément leurs conflits. En assumant des rôles divers, en voyant ceux-ci joués devant eux par d'autres, ils sont entraînés à une libération enthartique et à une correction d'attitude.

Avec l'équipe de psychothérapeutes du Centre psycho-pédagogique du lycée Claude Bernard, Anzieu applique, depuis plusieurs années, le psychodrame au traitement des enfants. Mais il a été amené à le modifier en s'inspirant de la psychanalyse freudienne. C'est l'exposé de cette expérience, et les réflexions théoriques qu'elle lui a suggérées que nous livre Anzieu dans les chapitres suivants. De Moreno il retient l'improvisation de scènes plus ou moins proches du drame personnel, l'assomption et l'inversion des rôles; il abandonne par contre les interventions autoritaires du.meneur de jeu, suspectes à ses yeux de paternalisme. De la psychanalyse il prend le climat permissif, la liberté des associations jouant dans la spontanéité des improvisations, et les interprétations sous la forme le plus souvent implicite d'une attitude revêtue par l'un des psychodramatistes.

Reconnaissant que le psychodrame ainsi conçu a une portée thérapeutique, Anzieu, avec beaucoup d'intelligence et de savoir, en fait une théorie intéressante qui le

rapproche des dramatisations mythiques propres aux sociétés archaïques. Le groupe psychodramatique exerce une action efficace dans la mesure où il représente, sous une forme symbolique, la structure relationnelle dont l'enfant n'a pu se dégager, et celles dans lesquelles il doit se réinsérer pour rentrer dans un ordre humain valable. Il rapproche l'efficacité symbolique du psychodrame de celles des réalisations symboliques de Mm° Scchehaye, et du rêve éveillé de Robert Desoillc.

Toute la question est de situer cette eeffiacité au regard de celle des verbalisations de la psychanalyse individuelle. En parlant de symbole, tantôt à propos des images ou des mythes qui désignent la réalité, et tantôt à propos de la parole qui constitue cette réalité en tant qu'humaine, Anzieu pose le problème même d'une distinction et d'une articulation entre dramatisation et verbalisation. Dire que ce problème n'est. pas pleinement résolu dans son ouvrage ne retire rien à la valeur de celui-ci. Il a l'immense mérite de tenter de mettre en forme une expérience et des recherches rigoureuses sur un sujet qui touche à la situation même de l'homme dans l'univers, en même temps qu'à la psychothérapie pratique. Il n'est, pouf s'en convaincre, qu'à lire les cas et les commentaires rapportés par Anzieu dans un livre qui instruit autant qu'il fait réfléchir.

Louis BEIHNAERT.

Shirley JACKSON. ■— Dénions en herbe. Roman traduit de l'américain par Sioney Martin. Coll. « Pschitt ». Pierre Horay, 1957. 12 X 19, 222 pages.

Ouverte par Treize à la douzaine, cette collection reste fidèle à un tendre et cocasse humour. Roman? Si l'on veut, bien que ce récit commence brusquement sans qu'on sache pourquoi et s'arrête sans finir. N'y cherchez pas surtout des lumières sur une éducation raisonnable. Les enfants, qui ne sont d'ailleurs que de gentils démons, ont tous les droits. Ils font la joie de leur maman, et cela suffit. Quant au papa, sa seule raison d'être est de régler les factures. . Si vous avez un moment à perdre, lisez comme on lit un conte un peu fou. Mais, si cet humour vous lasse, celui qui vient de lire ce livre.pour vous n'en sera ni surpris, ni scandalisé.

Jean RIMAUD.


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QUESTIONS ECONOMIQUES ET SOCIALES

Emile RIDEAU,S.J. —Euratom,Marché commun et C.E.C.A : bilan, espoirs et risques. Les Éditions ouvrières, 1957.. 157 pages. 480 francs.

Ce livre a pour but d'attirer l'attention sur les problèmes posés par les institutions naissantes de l'Europe. L'auteur nous présente d'abord l'historique du mouvement européen, puis dresse le bilan de la C.E.C.A., en exercice depuis quatre ans. Il aborde ensuite les problèmes posés à la France par le Marché commun. Enfin une longue étude est consacrée à l'Euratom : déficits d'énergie, relais de l'énergie atomique, programmes envisagés. La dernière partie du livre traite des problèmes humains posés par les traités en se référant aux grands principes du christianisme et de l'enseignement social de l'Église.

Cette étude sûre et pertinente domine et clarifie une documentation considérable et des questions complexes. Elle doit permettre à un public étendu d'aborder ces problèmes, jusqu'ici très mal connus en dehors du cercle étroit des spécialistes, alors qu'ils sont d'une importance humaine, sociale et économique extrême.

Au moment où entrent en application les traités de l'Euratom et du Marché commun et où s'affirme la portée de la C.E.C.A., ce volume sera particulièrement apprécié. Remercions le Père Rideau d'un effort si méritoire et si opportun.

F. Russo.

J. CHOMBART de LAUWE et J. POITEVIN. ■— Gestion des exploitations agricoles. Paris, Dunod, 1957. In-8° 222 pages, graphiques et figures. 1.180 francs.

Cet ouvrage marque une étape dans la science de l'économie rurale française. A la différence de nombreuses agricultures étrangères, où les techniques de gestion avaient fait l'objet d'études comparables à celles des entreprises industrielles, l'agriculture française se contentait souvent de méthodes empiriques. Toutefois, depuis une dizaine d'années, des centres de gestion ou de comptabilité rurale se développent en France. Utilisant leurs premiers résultats, J. Chombart de Lauwe, professeur

d'Économie Rurale à Grighon, les systématise magistralement dans un ouvrage qui est destiné à rendre service, non seulement aux exploitants, mais à ceux qui, ayant affaire aux paysans, cherchent à mieux comprendre les impératifs de la production agricole.

Henri DE FARCY.

Docteur Jacques BOREL. — Le vrai problème de l'alcoolisme. Chez l'auteur. Hôpital psychiatrique de Villejuif, et dans les librairies (services Hachette). 1957. 184 pages. ■ La France doit écarter les faux problèmes, entretenus à grand bruit, comme celui de l'alcoolisme, qui n'existent en fin de compte que dans les esprits prévenus et les mentalités anachroniques. » Telle est la conclusion de l'ouvrage du Dr Borel, un des médecins chefs des hôpitaux psychiatriques de la Seine. Au service de cette thèse, plutôt surprenante, l'auteur apporte, dit-il, son expérience de psychiatre : c'est à tort que, le plus souvent on attribue une origine alcoolique à des troubles psychiques, qui procèdent de prédispositions sans rapport avec l'alcoolisme. Que l'on puisse discuter certains diagnostics concernant les maladies mentales et leur rapport avec l'alcoolisme, nous le reconnaissons volontiers; et nous pensons que certains cas cités par le Dr Borel prouvent qu'il y a parfois de la légèreté dans l'établissement des statistiques. Mais de là à conclure, aussi radicalement, qu'il n'y a pas de problème de l'alcoolisme et que les travaux statistiques publiés sur la question, notamment par M. Ledermann, sont sans valeur, il y a une distance appréciable que le Dr Borel franchit allègrement. Dans une discussion aussi grave et aussi délicate, il ne suffit pas de citer des « cas ». Il faut aboutir à des conclusions d'ensemble. Ces conclusions, le Dr. Borel ne les apporte pas. Il s'agirait d'autre part de savoir si cette position paradoxale est acceptée par l'ensemble des psychiatres. Les interrogations auxquelles il a été procédé ont montré jusqu'ici que la position du Dr Borel était celle d'un isolé.

F. Russo.


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LITTERATURE

Actes du Congrès Montesquieu, (Bordeaux, 1955). Delmas. 1956. In-8°. 366 pages.

Le deuxième centenaire de la mort de Montesquieu a donné lieu à un . brillant Congrès, dont les communications émanant de spécialistes constituent une précieuse contribution à notre connaissance de l'homme et de son oeuvre. Les premières font revivre l'homme dans sa bibliothèque de la Brède. M. Forton retrace l'histoire de la médaille de J. Dassier, son unique portrait jusqu'à, la récente découverte du lavis de Carnavalet. Les minutes notariales révèlent l'habile gestion de sa fortune terrienne et l'ameublement de son logis parisien. P. Barrière évoque le voyageur.

Sur son oeuvre : voici les ratures inédites des Lettres persanes; l'identification de l'héroïne du Temple de Gnide avec la marquise de Grave; un carnet de notes inédit, les Bigarrures ; une étude sur les caractères originaux dé son orthographe. Du point de vue des sources, plusieurs études ont décelé les influences de Vico, de Machiavel et d'une documentation imparfaite du monde Musulman.

D'autres exposés ont dégagé les idées constitutionnelles de Montesquieu et leur influence sur le droit étranger, notamment en Amérique, et ses divergences avec les doctrines des économistes.

Une dernière partie aborde un thème capital pour l'intelligence de l'oeuvre de Montesquieu, sa pensée sur la religion. Sur textes, M. R. Shackleton voit en lui un esprit imprégné de Christianisme. R. Caillois au contraire conclut qu'il avait le sens de l'importance primordiale de la religion dans les institutions humaines, que « s'il fut croyant, il était à là limite de ne pas l'être ». M. Fletcher examine ses idées sur la politique religieuse et P. Bastide ses rapports avec les jésuites : son éclectisme naturel ne l'empêchait pas d'entretenir avec certains Pères dès relations d'amitié, d'apprécier telles de leurs oeuvres, de polémiquer avec le journal de Trévoux et de n'aimer point leur tournure d'esprit et leur corps dont il se défiait. F. de D AINVILLE.

Pierre SCHNEIDER. — Jules Renard par lui-même. Coll. Ecrivains de Toujours. Editions du Seuil. 1956. in-12 illustré de 192 pages. 350 francs.

Encore une réussite à mettre à l'actif de la collection. L'auteur de Poil-de-Carolte a déteint sur son chroniqueur, et ce style d'orfèvre, brillant, pailleté, convient à l'évocation de la soi-disant Belle Époque qui, vue par ses petits endroits mondains et ses petits coins littéraires, méritait mieux le surnom discret d' « ère vespasienne » que Jules Renard justement lui accolait. Tout un milieu artiste, citadin et sentimental, dessine autour de « l'écornifleur » un cortège décadent et inoubliable. Pourtant, de ce livre l'érudition mariée à l'ironie laisse intacte la figure très secrète, mélancolique au fond, d'un écrivain mineur extrêmement attachant. P. Schneider souligne avec raison les préciosités désuètes de l'écriture artiste. L'illustration est étincelante.

' X. T.

Raymond ESCHOLIER. — La Neige qui brûle... Marie Noël. Fayard. 1957. 428 p. 1 000 francs.

Ce livre était préparé, annoncé, attendu, depuis longtemps. Nous sommes comblés. Pour parler d'un poète, de son vivant, il faut un ami. Raymond Escholier est cet ami. L'un des premiers (après l'abbéMugnier, mais dès 1921), il « découvrit », et fit connaître, Marie Noël. Ce livre qu'il lui consacre résulte visiblement de très nombreux entretiens et d'une sorte de coeur à coeur. Grave et enjoué, il est écrit aux couleurs de celle dont il parle. Les anecdotes abondent : elles peuvent amuser la curiosité des superficiels, mais il n'en est aucune qui n'éclaire l'oeuvre et la vie — intérieurement mouvementée — du poète. Des silhouettes apparaissent, les unes attendues : Mugnier et Bremohd, les autres moins : Edouard Estaunié par exemple. Tous ceux qui ont parlé de Marie Noël — j'ignorais qu'ils fussent si nombreux — sont cités, et appréciés. (Je signale à Raymond Escholier un oubli : aux trois


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articles des Etudes qu'il connaît, il faut ajouter celui du Père André Bremond, le 5 juin 1936).

Enfin le volume contient tant d'inédits, prose et poèmes, qu'on pourrait presque parler d'un nouveau livre de Marie Noël. M'ont surtout frappé par leur alacrité — certains sont impayables! — les récits autobiographiques.

On ne peut être que navré d'avoir écrit sur Marie Noël (Etudes de mai dernier) si peu de temps avant ce livre, dont je finissais par désespérer, et qui m'oblige à une rectification. Marie Noël a-t-elle « refusé » l'amour humain? Je l'ai dit. Je me suis trompé. Une lettre d'Auxerre m'en a d'ailleurs aussitôt averti. Il est vrai que j'entendais la chose d'une façon qui dépasse — et ne saurait donc contredire — l'histoire consciemment vécue.

André BLANCHET.

Jacques DELESALLE. — Cet étrange secret. Poésie et philosophie à la recherche de Dieu. Études Carmélilaines, Desclée de Brouwer, 1957. 316 pages.

Le titre de cet ouvrage est emprunté à Pascal : « Cet étrange'secret, dans lequel Dieu s'est retiré, impénétrable à la vue des hommes... » En réalité, la pensée de Pascal oscille entre une négation et une affirmation solidaires l'une de l'autre. L'enquête de M. Jacques Delesalle à travers la littérature et la philosophie montre qu'il en est de même pour nos contemporains, et que leur négation de Dieu est une affirmation retournée.

Formé par des siècles de christianisme, l'Occident ne parvient pas à conjurer la nostalgie de la transcendance. Mais enfin c'est bien l'absence de Dieu qui est avant tout proclamée par les non-chrétiens. Elle est éprouvée par les chrétiens eux-mêmes : c'est ainsi que l'oeuvre de Graham Greene va à nous persuader qu'on ne peut trouver Dieu en ce monde.

La première partie de l'ouvrage est descriptive, et c'est pourquoi elle fait appel à des romanciers, dont les principaux sont Dostoïevski, Kafka, Bernanos et Graham Greene. Comment la pensée européenne, nourrie de saint Augustin et de saint Thomas, en est-elle arrivée là? C'est ce que tente d'expliquer la seconde partie, en montrant comment le problème philosophique se

déplace de Descartes et Malebranche à Jaspers et Gabriel Marcel, en passant par Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel, Kierkegaard et Nietzsche.

« Il y a convergence, nous dit l'auteur, entre ce que les philosophes enseignent et ce que montrent les romanciers. » Sans doute. Mais on eût aimé qu'une conclusion ferme mît en meilleure lumière cette » convergence » : les monographies juxtaposées la suggèrent plus qu'elles ne l'établissent.

Les analyses sont riches, personnelles et d'une parfaite probité. L'ouvrage de M. Delesalle est appelé, croyons-nous, à rendre les plus grands services aux professeurs de lettres comme à ceux de philosophie.

André BLANCHET.

Philippe LALANNE. — Mort ou renouveau de la langue française. Édi■ tions André Bonne, 1957. 235 pages. 780 francs.

Ce livre étudie le recul actuel — après l'expansion — de la langue française dans le monde; il analyse les raisons de ce recul; il propose des remèdes. Le tableau est des plus sombres. Dans la compétition avec l'anglais, la partie n'est pas égale : soixante millions de francophones contre deux cent cinquante millions d'anglophones. Même si nous gagnons ici. ou là, nous perdons relativement, car l'anglais, ou plutôt l'américain conquiert, chaque jour, de vastes zones. Le français « basique »? Le bilinguisme? Faux remèdes, et même pièges. Un espoir pourtant : l'Europe. « L'occasion unique existe encore, en refaisant l'Europe, de donner à la langue française le rôle unificateur que nous lui avons vu jouer à chaque époque de grandeur européenne. » Il faudrait pour cela que nos gouvernants prennen t ' la chose à coeur. Ils donnent l'exemple de l'abandon. Ce dont l'auteur cite des exemples navrants. En France même, le français s'effondre-t-il? Ce second danger ne se compare pas au premier, car enfin, contre les forces de désagrégation, d'autres forces s'exercent, plus vives, et attentives, et décidées que jamais. Témoin, justement, après beaucoup d'autres, ce nouveau livre, nullement fanatique, remarquable au contraire par sa mesure et sa probité convaincantes. C'est un coup de tocsin, qu'on ne peut pas ne pas entendre.

André BLANCHET.


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J. CHAIX-RUY. — Luigi Pirandello. Coll. Classiques du XXe siècle, édit. Universitaires. 1957. 125 pages.

Un tel livre ne pouvait être écrit que par un philosophe : rendre claire en si peu de pages la technique subtile de ce maître en ambiguïté n'était point tâche aisée. L'auteur, qui a consacré à la pensée, à la littérature italiennes la plus grande partie de son oeuvre et qui connaît d'expérience ce dont il parle, nous montre d'abord les origines siciliennes du drame pirandellien : tempérament, climat extrême, contrastes inouïs de l'opulence et de la misère, poids insoutenable des conventions qui imposent leur masque et, en corrélation, exigence frénétique d'évasion : « -Tous les Siciliens, écrit Pirandello, ont un sens tragique de la vie », un peu, diraiton, comme l'Espagne grouillante, misérable et violente. « L'art, dit-il encore* venge 'de la vie », et c'est pour se venger de la vie, en effet, qu'il a écrit.

Car le drame de sa vie ,c'est la folie jalouse de sa femme Antoinette. Pirandello a vu l'aliénation s'emparer de sa compagne et transformer son existence en un enfer. Il a vu se sceller le monde du fou aussi logique et solide que l'autre. Il a perçu ainsi dans sa vie' privée cette insistance de la personne qui sera le thème burlesque et tragique de son oeuvre. De notre conduite il y a toujours plusieurs explications possibles : nous ■ choisissons celle que les autres nous imposent... et l'auteur n'a pas de peine à nous montrer, dès 1920, chez Pirandello les thèmes existentialistes de la situation, de la facticité et de la liberté. Théâtre cruellement pessimiste : nous ne sommes rien, strictement « personne » : ce sont les • person' nages de théâtre qui existent puisqu'ils ont pour eux la solidité de leurs rôles... Dès son premier roman, Pirandello nous montre Mattia Pascal survivant à sa propre vie : en fait, il échange un masque pour l'autre; tout n'est finalement que jeu de masques...

En deux chapitres essentiels, J. ChaixRuy étudie l'humour (dont il montre qu'il est tension entre rire et larmes) et la pitié qui peu à peu harmonise ce théâtre douloureux, foncièrement cruel. Voilà une excellente introduction à Pirandello. Elle nous manquait. TJue petite bibliographie complète l'ouvrage. Souhaitons que J. Chaix-Ruy nous donne

d'autres études d'égale valeur sur les auteurs italiens qu'il connaît si bien.

Jean ONIMUS.

Thomas MANN. ■— Déception et autres nouvelles, suivi de Fiorenza. Traduit de l'allemand par Louise Servicen. Éditions Albin Michel, Paris. 1957. Un vol. in-8° écu de 272 pages. 690 francs.

Nous avouons une secrète prédilection pour le premier Thomas Mann, celui des Buddenbroolcs et de Tonio Kroger. Aussi est-ce avec un plaisir rafraîchi que nous avons retrouvé en français dix nouvelles empruntées à la période de jeunesse. Ce ne sont pas toutes les plus belles, ni les plus mélancoliques : Louise Servieen à choisi plutôt celles où percent déjà l'ironie, le ton narquois et amer de l'auteur de Félix Krull. On remarquera la technique sûre et uniforme de ces courts récits, la lente mise en place du temps, du cadre et des personnages, et le dénouementbrusqué, comme une pointe qui s'enfonce et fait vibrer indéfiniment une onde de pénétrante tristesse. La maîtrise de la traductrice n'est plus à louer. On la félicite d'avoir entrepris la traduction du drame « renaissant » .Fiorenza, un hapax dans l'oeuvre mannienne ■— morceau de virtuose, peu connu et guère enthousiasmant, malgré ses thèmes électifs, et qui a attendu ces années pour être mis en scène.

X. T.

Georges ZAYED. — Lettres inédites de Verlaine à Cazals. Genève. Droz. 1957. 314 pages.

En 1947, la Bibliothèque Nationale achetait pour un million de francs à M. Lucien Cazals, concierge à Paris, un ensemble de documents ayant appartenu au dessinateur et chansonnier F. A. Cazals, et concernant Verlaine. Parmi ces documents se trouvaient de nombreuses lettres adressées par Verlaine à F. A. Cazals, lequel se trouve avoir été son dernier grand ami.

Les cent trente-quatre lettres de Verlaine •publiées ici et qui se situent entre 1887 et 1895, comblent en partie les lacunes de l'édition Messein. M. Georges Zayed a enrichi son édition de dessins de Cazals et de Verlaine, et de. documents inédits. Ses notes sont véritablement exhaus* tives, et dans un sujet parfois scabreux, d'une délicatesse jamais en défaut.

A. B.


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ARTS

Le Haut Moyen Age, du quatrième au onzième siècle. Collection : Les grands siècles de la peinture. Texte d'André GRABAR et Cari NOBDENPALK. Grand album Skira.

Dans l'admirable Collection d'Histoire comparée de la Peinture, qui compte aujourd'hui quatorze volumes, ce dernier, qui sera suivi d'un volume consacré à la peinture romane, révélera à beaucoup un monde absolument inconnu. C'est certainement le volume le plus riche en documents inédits. Les auteurs sont des historiens d'une immense érudition qui ont exploré les monuments et les bibliothèques de tout l'Occident. C'est de la mosaïque à la miniature, en passant par la fresque, la plus expressive vision de l'art du Haut Moyen Age. Évocation non seulement de ses mythes ou de sa foi, mais surtout de sa sensibilité, de son imagination, et des valeurs qui ont le plus de prix à ses yeux. Art expressionniste, s'il en fut. 11 n'est pas possible de pénétrer l'âme de ces siècles, que nous nommons obscurs — dark âges — parce que nous ne comprenons pas leur langue. Mais les images, si nous savons les interroger, nous diront leur sens du mystère, le goût de la couleur et de la somptuosité des ors, l'extrême subtilité de leur esprit, un raffinement, auprès duquel nous ferions figure de barbares, et ce respect des choses saintes qui prodigue les trésors pour les honorer. Peut-être les auteurs ont-ils été trop préoccupés de rechercher les généalogies d'écoles, les relations secrètes entre les ateliers et les influences exercées. Questions après tout qui détournent l'attention des vrais objets. Il faudra regarder d'un oeil frais ces merveilleuses miniatures en qui culmine l'art de ces moines sans nom. On retiendra que leur enluminure est soeur de l'orfèvrerie scintillante d'émaux et de joyaux. Il en résultera souvent une rigir dite qui nous déçoit. Mais un hiératisme a aussi une passion. En tout cas, le miracle inattendu ce sont ces prestigieux dessinateurs de Reims au ixe siècle, dont la plume a la fougue des maîtres du xvi* siècle, et dont le pinceau brûle le parchemin comme celui de Cézanne ou de Van Gogh, Le sentiment sacré, dans les trop peu connus

manuscrits d'Epernay ou d'Utrecht, ose se dégager des conventions venues d'Orient, pour faire chanter la vie sur les modes les plus passionnés que nous eussions crus proprement modernes. Ce grand ouvrage est le témoin direct d'une ère très secrète de la Chrétienté d'Occident.

Paul DONGOEUR.

Les merveilles du monde. Hachette.

Collection Réalités. Album in-4°,

1957. 430 pages.

Les centaines de photographies de cet album vont, des merveilles de la nature, à celles dues au génie de l'homme. Cette collection énorme, présentée à la manière des Illustrés, fait un peu l'impression d'une Exposition universelle aux innombrables pavillons. La sagesse est de limiter ses visites pour ne pas fatiguer le regard et accabler l'attention. Lu à petites, très petites 'doses, cet ouvrage ouvrira l'esprit sur cet univers dont nous devenons citoyens par-delà les frontières. Les photos en noir sont excellentes. Quant aux planches en couleurs, elles réussissent à produire les accords les plus faux que l'on connaît aux magazines. Les Réalités sont hélas ! maquillées et trahies.

Paul DONCOEUR.

La Peinture Flamande. Le siècle de Van Eyck. — Texte de Jacques LASSAIGNE. Éditions Skira. Grand album in-folio, 190 pages. Nombreuses planches en couleurs, 1957. Après la peinture hollandaise, les Éditions Skira avaient annoncé la Peinture flamande. En voici le premier volume, qui sera suivi d'un second, allant de Jérôme Bosch à Rubens. Il est inutile d'en louer la présentation. Les reproductions en couleurs doivent leur perfection au fait que, nombre des tableaux ayant été nettoyés et rtvernis, ils s'offrent à nous dans toute leur jeunesse. Pour rendre mieux compte des pièces majeures, on leur a consacré une double page et l'on a donné à grandeur des détails, tels que portraits ou paysages. Jacques Lassaigne, avec une érudition très attentive, s'est appliqué à mieux établir les biographies des Maîtres et l'attribution des oeuvres.


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Restent bien des problèmes. Mais le texte aidera le lecteur à regarder avec plus de discernement des tableaux qu'il croyait connaître. Ce qui s'affirme en cette évocation, qui va du Maître de Flémalle à Gérard David, en s'arrêtant longuement à Jean Van Eyck, à Roger de la Pasture, à Memlinc, c'est l'extrême souci de la facture qui s'en tient toujours aux principes de la miniature. Admirables portraits, mais d'une inaltérable froideur, et dont les traits sont aussi silencieux que les lèvres. Il semble que cet art s'enfonce dans une impasse, qui l'éloigné de plus en plus de la vie. Il faudra le souffle violent du xvie siècle pour rompre avec une tradition qui tient le génie en servitude et l'épuisé en ciselures d'orfèvrerie.

Paul DONCOEUR.

A. MASSERON. — Saint Jean-Baptiste dans l'art. Arthaud, 1957. 186 pages, 152 planches. 2.290 francs.

A. Masseron nous fournit une riche documentation qui devra être doublée par celle que le R. P. Plus avait rassemblée dans son Sainl-Jean-Baptiste dans l'art (Alsatia, 1937) qui a échappé à l'auteur. Les gravures de Braun pour Arthaud sont très supérieures à celles qu'on obtenait il y a vingt ans. Mais le P. Plus offrait une centaine de documents que A. Masseron a négligés, plus intéressé aux oeuvres anciennes qu'à celles des siècles derniers. Il est fort regrettable que les images se présentent sans tenir compte de la marche du texte. Ce qui rend pénible la lecture; car le texte, très riche d'information, appelle sans cesse le recours à l'image. Ces deux ouvrages se complètent très heureusement.

Paul DONCOEUR.

Henri AGEL. — Esthétique du Cinéma.

Collection Que sais-fe? P. U. F., 1957.

Petit in-12 de 128 pages. 200 francs.

Notre ami Henri Agel fait une nouvelle fois la preuve de son extraordinaire érudition de critique de cinéma et de sa virtuosité d'écrivain. Habitué à tenir les gageures, il réussit à enfermer dans le cadre de Procuste de la collection Que sais-je à peu près tous les problèmes de l'esthétique du cinéma tels qu'ils se sont présentés aux cinéastes et ont été traités par les théoriciens. Agel se réfère surtout à ces derniers. J'aurais aimé, pour ma part, que le contact fût plus étroitement maintenu avec les problèmes généraux de l'Esthétique, et, en ce sens, l'ourage ne remplit pas la promesse de son introduction. Mais le temps d'une philosophie

philosophie cinéma, qui d'ailleurs s'élabore à travers mille recherches diverses, n'est pas encore venu; et, à tout prendre, ce petit livre intérieur au cinéma, condensé et supérieurement informé, contribue à faire avancer une réflexion plus englobante, plus

distante de son objet.

X. TILLIETTE.

Pierre LEPROHON. — Cinéma. Collection Présence Contemporaines. Nouvelles Editions Debresse, 1957. 524 p.

Un excellent critique cinématographique, connu en particulier par une étude approfondie sur Charlie Chaplin, présente ici vingt-cinq cinéastes français. A regret il a dû en laisser de côté, et non des moindres, comme Jean Vigo. Mais il trace un portrait fouillé et net des réalisateurs qui ont peu à peu créé ce qu'on peut appeler l'école, diverse et riche, du cinéma français. L'évolution de chacun est décrite, les influences subies, la place dans le cinéma mondial. Le style est alerte, les jugements neufs abondent, l'observation psychologique est sans cesse en éveil. Cet important ouvrage constitue une véritable somme du cinéma français et sera toujours consulté avec profit. Soixante-dix pages de filmographie fournissent de précieuses références. Lé cinéma est l'une des présences contemporaines les plus envoûtantes et les plus marquantes. Il a trouvé pour la France son historien attentif et personnel, les lecteurs y apprendront beaucoup et comprendront mieux lé rôle de l'homme et de la création humaine dans le septième art. André RÉTIF.

Annette BOUGIER. — Le Message des arts. Bloud et Gay, s. d. In-8°, 348 pages. 1 500 francs.

Un traité d'esthétique? Si l'on veut. Â condition d'écarter toute idée de didactisme et de sécheresse.

L'histoire des doctrines (laquelle va de Pythagore à Merleau-Ponty) se réfère sans cesse à toute la variété des oeuvres d'art, présentées avec une sensibilité vive, pure et sûre. Familier de la beauté, l'auteur sait nous la rendre familière. Les reproductions (trente planches horstexte) ne sont pas de celles qu'on trouve partout : choisies avec un goût très original, elles sont accompagnées de corn-, mentaires qui n'ont rien de livresque. Les professeurs ne trouveront pas ici i un cours tout fait, mais plutôt un faisceau très riche de suggestions. A.B.


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ROMANS ET RECITS

Juliette LE'SAUZE. — Tourmentes sur le Causse. Editions Sic, P.XHervieux et R. Voyeux. 19, rue Littré^ Paris 6e, 1957. 202 pages.

Ce livre, qui inaugure une collection -Documenfs humains, est un reportage ' romancé, ou mieux un récit, inspiré par une enquête menée sur place. Il nous fait connaître les conditions difficiles des petites écoles de villages de Lozère, perdus dans la montagne, isolés du reste du monde durant les mois d'hiver, et dépeuplés par un exode que la pauvreté et la sévérité, du climat n'expliquent que trop. L'auteur estime, avec ceux qui l'ont conduite en ces taudis insalubres, dépourvus du plus élémentaire confort (rarement d'eau potable dans la maison, et parfois ni électricité ni chauffage modernisé), où doivent commencer leur carrière des institutrices de vingt ans, que l'école est un des grands moyens de combattre la désertion des campagnes lozériennes. L'émouvant récit qui nous met en présence de la détresse morale d'une jeune fille, durant son premier hiver de montagne, veut attirer l'attention sur le problème scolaire dans les villages de la montagne. OEuvre d'une jeune romancière, Tourmentes sur le Causse manifeste, au plan littéraire, une certaine inexpérience : le ton trop continûment lyrique, une tendance à la grandiloquence, la contamination du récit par le plaidoyer, autant de défauts qui gênent un vrai talent. Car Mnc Le Sauze excelle à évoquer un cadre et un climat : âpreté des longs jours où on peut à peine sortir de chez soi; où il est interdit de quitter le hameau sous peine de s'égarer et de mourir de froid, comme il arriva, ces dernières années, à deux jeunes filles, dont on raconte la mort, dans une nuit de tempête, à quelques centaines de mètres de leur demeure; méfiance des fermes, qui se ferment à la jeune intellectuelle venue de la ville; angoisse des soirées glaciales, où la pauvre institutrice, sans famille et sans amis, connaît le désespoir. Souhaitons que d'autres romans, plus sobres et plus ramassés, confirment les promesses de ce livre.

H. H.

Jean PAULHAC. —Un Bruit de Guêpes. Denoël. Coll. Présence du Futur. 1957. 208 pages. 500 francs.

Dans une longue nouvelle — suivie de cinq courts récits de valeur inégale — Jean Paulhac imagine un curieux spécimen d'humanité possible... en 1963. Les Krols, énormes insectes dont ■ le bruit de guêpes » menace la terre, ont réussi à y implanter quelques « mutants », moitié-hommes, moitié monstres. Georges est doué d'une mystérieuse prescience dont il doit, par prudence, masquer l'affolante perfection. Comme son génie, qui se limite au calcul, cohabite avec une intelligence humaine, cet être hybride est constamment « partagé ,». Son « strabisme spirituel < le fait osciller entre « deux abîmes incomparables ». Véritable « complexe des deux natures », il doute de pouvoir choisir l'une ou l'autre. Mais ce doute même, « preuve de sa liberté », l'empêche de sombrer dans le désespoir. Cette ingénieuse donnée eût pu être exploitée plus largement que ne l'a fait Jean Paulhac, lequel sait pourtant maintenir un climat étrangement angoissant. Le personnage du camarade confident (qui sera sacrifié) est bien venu. Plus sommaires apparaissent ceux du professeur et de la maîtresse de Georges (une pure Krol). La fin était difficile, et l'auteur n'a pas franchement choisi entre l'humour et le drame. Le meilleur du livre demeure la lutte de Georges entre ses deux natures : logiquement, il devrait tuer sa mère lorsqu'elle entrevoit la vérité, mais il parvient à fuir cette tentation.

Le frisson qui court sur notre échine, nous le connaissons. Ne nous arrive-t-il pas d'imaginer jusqu'où iraient les progrès de la biologie s'il n'existait le frein de la terreur? Les anticipations comme celle-ci paraissent bien aller dans un sens salutaire.

Madeleine DÉ GALAN.

Aimé DE VIRY. — Etienne et les mathématiques. Denoël. 1957.

Ce premier livre d'un jeune auteur étonne, par la précision et la netteté du style, et mieux encore par l'insolite expé-


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rience, chez l'enfant qui en est le centre, s d'une vision mathématique du monde. ] Car c'est avant tout le déploiement d'une i optique singulière, qui occupe ces pages i dédiées à la genèse d'un esprit adolescent. i Le mouvement • est la grande découverte ! des garçons : il se construit chez Etienne ■ selon les linéaments d'une spéculation géométrique. Qu'il s'agisse, de la « petite guerre », livrée sur le tapis de la nursery entre deux armées de soldats de plomb, ou du jeu de cache-cache exaltant, dont l'envolée s'élève dangereusement au faîte d'un sapin, c'est à l'intérieur des formes mathématiques, cylindre, angles, verticales, que s'ordonne l'aventure d'un enfant contemplatif.

Il est rare qu'une vue aussi exclusive puisse se développer, sur un plan tout intellectuel, et comme à l'écart du contexte humain. A cet égard, l'audacieuse ascension d'Etienne, dans l'axe d'un arbre peu accessible, prend l'allure d'une fuite, et le battement de coeur victorieux dont elle s'accompagne suggère un mystère émouvant de solitude. Au monde des adultes, qui semble n'avoir été pour lui qu'une sorte de théâtre, Etienne n'a fait que des emprunts superficiels. L'ironie qui les marque n'est pas toute candide. Il y a là ce que les anglais nomment « an after thought », superposée à l'authentique projection des forces profondes et naïves. L'exactitude heureuse des impressions et de l'expression annonce des dons auxquels on souhaite une perspective plus ample, plus ouverte sur la vie des autres.

Hedwige LOUIS-CHEVRILLON.

Annette BORAUD. — Quand la cloche s'arrêtera. Denoël. 1957. 170 p. 450 francs.

Le cas mérite d'être signalé : voici un roman qui coupe le soufie. Certes, un vigoureux talent s'emploie à cultiver le mystère jusqu'au bout de cette insolite aventure. Mais il y a plus : le problème de l'égoïsme — ce haut mal de l'humanité — est posé de façon dramatique. Que l'auteur ait retrouvé un fait historique ancien de plusieurs siècles, cela nous autorise-t-il à penser que le coeur, de l'homme ait sensiblement changé? Que le récit nous semble poussé au noir, devons-nous en nier pour autant la vérité profonde? Sans doute, un petit village campagnard ne laisserait plus mourir de faim, à sa porte, une quarantaine de religieuses dont l'unique ressource

ressource de sonner la cloche. Mais si la prudence de l'Église a rendu la chose impensable aujourd'hui, nous sentons bien que la question reste entière et qu'il fallait un certain courage pour la soulever. Bien sûr, les excuses ne manqueront jamais : ce « prétendu renoncement » des entreprises héroïques, « n'est-ce pas finalement de l'orgueil »? Par surcroît, il est tristement humain de se révolter contre le chantage, fût-il de la plus noble espèce. Mais l'émùtion que cette cloche éveille au plus profond de nous est aussi lourde de pitié que de mauvaise conscience.

Depuis Les Enfants aux mains vides, le style d'Annette Boraud s'est affermi.et enrichi. Plus fluide, il garde une sorte de sécheresse impitoyable. Les passages à vide sont rares dans ce récit sans complaisance, un peu squelettique, mais étrangement attachant. L'atmosphère pesante reflète à merveille la honteuse mais opiniâtre dureté des êtres indifférents. Quelques silhouettes sont tracées d'un burin sûr : en face du « voyageur » survenu en plein drame, qui « se révolte contre la souffrance » sans avoir « jamais su assumer » et qui partira sans avoir rien dénoué, la Minette est une force de la nature. Cette vieille paysanne judicieuse que dépassent les grands problèmes, « conduite par son coeur, par sa peur aussi », demeure la seule humaine dans le village affolé, inerte et veule. Peut-être est-ce parce qu'elle n'y est « pas née » qu'elle trouve l'audace de se singulariser. En tous cas, c'est elle qui sauvera la dernièfe religieuse d'une mort abominable, et du même coup, le livre du désespoir.

Madeleine de CALAN.

Georges AUBIN-. — Nous, les CapHorniers. Flammarion. 1957. In-8° illustré. 225 pages. 800 francs.

Pour les marins, qui, dans leur jeunesse, ont connu la navigation à voile, l'époque des trois-mâts qui, par le Cap Horn, faisaient le tour du monde, demeure « le bon temps ». Georges Aubin, qui fut, à 14 ans, mousse à bord d'un long-courrier, a déjà conté, dans l'Empreinte de ta Voile, une de ces croisières tragiques. Ce nouvel ouvrage réunit des récits de la dure navigation à voiles. L'auteur nous associe aux efforts, aux angoisses des équipages que le vent poussait, dérivait ou secouait à mort sur la route du Cap Horn.

i H. H.


LES DISQUES

Ludwig- VAN BEETHOVEN : Messe solennelle en ré, op. 123 pour soli, choeurs et orchestre.

Lois MARSCHALL, soprano, Eugène CONLEY, ténor, Chorale Robert SHAW, direction A. Toscanini. Maria STADER, soprano, Anton DERMOTA, ténor, Von MERRIMAN, mezzosoprano, Jérôme HÏNES, basse.N.B. C. Symphony orchestra (R. C. A., A-603.207 /8, 1954). Mariana RADEV, contralto, Josef GREINDL, basse. Choeurs de la cathédrale Sainte Edwige de Berlin. Orch. philharmonique de Berlin, direction KarlBÔHM (Deutsche Grammophon : 18.224/5 LPM, 1955). Uta GRAF, soprano. Helmut KRETSCHMAR, ténor. Grâce HOEFMAN, contralto. Erick WENK, basse. Choeurs NDR. Orch. Symphonique de l'Allemagne du Nord, direction Walter GOEHR avec a les ruines d'Athènes, op. 113 ». (Guilde internationale du Disque, 20, rue de la Baume, Paris 8° — 2 d. 33 tours — M. M. S. 2085.

La Missa Solemnis en ré est la deuxième des trois messes de Beethoven, et la plus importante de ses oeuvres religieuses. Elle a été écrite avec une âme chrétienne et a demandé à Beethoven un travail considérable : presque cinq années. C'est un testament, une confession. Comme dans ses derniers quatuors, Beethoven y livre le fond de son âme. Il est trop facile de lui reprocher le caractère théâtral de cette oeuvre, le déisme imprécis et excessivement romantique qui à certains moments s'y révèle, l'absence d'unité dans la composition... ^

La Messe en ré est un monument qui ne supporte pas une critique purement analytique : même par ses défauts elle est « beethovénienne », elle exprime l'élan d'amour qui porte le romantique tour à tour confiant et désespéré vers « la grande Force qui mène l'univers ». OEuvre -chrétienne, avons-nous dit... oeuvre païenne aussi par ' son excès d'humanisme, son pessimisme fondé non pas sur le péché, mais sur la constatation de la misère humaine, ressentie comme absurde parce que non rattachée à la notion chrétienne

du péché. Parce que le péché comme source du malheur des hommes n'est pas à l'origine, ne tient aucune place dans l'angoisse beethovénienne, la rédemption ne paraît pas apporter à Beethoven le soulagement, l'Espérance qu'elle doit apporter aux chrétiens. C'est là une immense différence entre la _5nusique de Beethoven et celle de Bach. Même dans ses mouvements joyeux, la musique de Beethoven n'est pas sereine. Malgré le malheur, malgré le péché, quand il- contemple le Christ ressuscité, quand il implore sa pitié (Kyrie, Agnus Dei), Bach est transporté d'allégresse.

. Et pourtant Beethoven a la foi... il veut l'avoir. Écoutez dans son Credo l'affirmation de la Vie éternelle : *- le règne de Dieu n'aura pas de fin, je le crois, je le crois », répètent inlassablement les choeurs... Écoutez l'Amen immense qui réaffirme cette croyance...

Mais combien plus nombreux sont les passages qui trahissent l'épouvante : le début du Sanctus où la transcendance de Dieu est bien marquée, mais où Beethoven met trop exclusivement l'accent sur la crainte de l'humanité devant le mystère terrible de la Sainteté divine; l'Agnus Dei, lamentation douloureuse où seules quelques notes marquent l'acceptation de notre destinée; A la fin de l'Agnus, le « Dona nobis pacem », prière pour la paix extérieure et intérieure, est encore plus caractéristique à cet égard : les roulements du tambour, les crescendo angoissés des violoncelles et des violons disent l'épouvante de la guerre; craintive, la voix d'alto implore l'Agneau, bientôt couverte par un fortissimo aux trompettes; une dernière fois l'humanité implore la paix, avec angoisse, et c'est sur ce cri d'angoisse que se termine la Messe. Rien ne manifeste que le Seigneur ait répondu. Jamais Bach, Haendel, ou Palestrina qu'admirait tant Beethoven, n'eussent terminé une oeuvre religieuse de cette manière. Le catholique Beethoven est moins « orthodoxe » que Bach le protestant! La Neuvième Symphonie, écrite immédia-


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LES DISQUES

tement après la Messe en ré, se termine, elle, par une affirmation confiante. Qui sauve alors l'humanité? La fraternité des hommes chantée dans l'Hymne à la joie... piètre réponse dont nous savons que Beethoven ne s'est pas satisfait : il suffit, pour en être convaincu, d'écouter les derniers quatuors.

11 n'est pas possible ici d'analyser la Messe en ré page par page. Nous renvoyons nos lecteurs aux beaux commentaires de Romain Rolland (Beethoven, les grandes époques créatrices : le chant de la Résurrection).

Nous possédons plusieurs versions récentes de la Missa Solemnis : celle d'Otto Klempercr (Pâthé-Vox, PL - 6992, 1950) est magnifiquement interprétée, mais gâchée par une prise de son défectueuse, même pour l'époque.

La version dirigée par Walter Goehr (Guilde internationale du Disque) est satisfaisante sur le plan de la conception musicale. L'interprétation et l'exécution sont acceptables, mais la prise de son et l'enregistrement sont bien médiocres : il n'est pas question de haute fidélité.

Très belle sur le plan de l'interprétation, la version Toscanini est trahie par la prise de son; il est vrai que l'enregistrement de cette oeuvre est particulièrement ardu. Un équilibre difficile à doser et surtout à maintenir doit être réalisé entre l'orchestre (dont il faut respecter les perspectives sonores), les choristes (plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de voix) et les solistes. Dans le Kyrie et l'Agnus cet équilibre est presque impossible à atteindre puisque trompettes et percussions interviennent en même temps que le ténor. Malgré ses imperfections, la version Toscanini emporterait nos suffrages si nous n'avions pas le splendide enregistrement Deutsche Grammophon : Karl Bôhm dirige l'orchestre Philharmonique de Berlin et les choeurs de la Cathédrale SainteEdwige; il semble qu'il ait retrouvé l'esprit mystique de Beethoven, qu'il ait su rendre parfaitement ses accents désespérés, ses élans dramatiques... Il est secondé par d'admirables solistes, en particulier Anton Dermota dont nous avons eu récemment l'occasion de faire l'éloge pour une magistrale interprétation du Don Juan de Mozart. La prise de son, la gravure de cette version — et même sa présentation ■— sont tout à fait réussies. Il est peu probable qu'une autre version éclipse totalement cette réalisation magnifique.

Giovanni Baptista PERGOLÈSE (17101736).

Six Concertinos pour cordes. Sonate dans le style concertant. Symphonie pour violoncelle et cordes.

Ensemble instrumental I Musici. Félix AYO, violon solo. (Columbia F C X — 478 /479).

A la fin du xvnc siècle, l'opéra créé par Monteverdi a gagné toute l'Italie. Après Monteverdi lui-même, Ferrari et Cavalli le font triompher à Venise, Masochi, Luigi Rossi, Vittori le développent à Rome. Provenzale et surtout Alessandro Scarlatti lui donnent un caractère particulier à Naples. Scarlatti, outre sepq. cents cantates et oratorios, a écrit plus d'une centaine d'opéras, d'un style assez nouveau, fastueux, riches en couleurs, jusqu'à la fin du siècle adorés du public italien. A sa suite, Pergolèse s'affirme comme le plus important représentant de l'école napolitaine.

Giovanni Baptista Pergolèse a vécu 26 ans; il a laissé un nom à la fois dans l'histoire de l'opéra (La servante mattresse), dans celle de la musique religieuse (un Stabat, des Messes, des Motets et des Cantates) et dans celle du violon puisqu'il a été le dernier représentant de la première grande école de violon, créée par Archsngelo Corelli.

Nous savons très peu de choses de la vie de Pergolèse. Il est né en 1710 près d'Ancône, son grand-père était cordonnier, son père sergent de la milice locale et occasionnellement arpenteur. Il fut au service du prince Stigliano Colonna et la municipalité de Naples lui commanda en 1731 une Messe dédiée au patron de la ville, en reconnaissance de sa protection lors d'un tremblement de terre. On a prétendu que le jeune Pergolèse avait eu de nombreuses aventures amoureuses, et un &mour malheureux... Atteint de tuber cul ose pulmonaire, il mourut à Pouzzoles le 16 mars 1736 et y fut enterré dans la fosse commune. S'il avait vécu, Pergolèse aurait peut-être été un émule de Bach ou de Haendel.

Les Concertinos ont été publiés quatre ans après la mort de Pergolèse et les musicologues ont quelquefois pensé qu'ils étaient de Haendel. Il semble pourtant que leur style, leur atmosphère très méditerranéenne et certains détails, de chronologie permettent d'en maintenir l'attribution à Pergolèse.

Deux de ces concertinos sont en fait


LES DISQUES

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des sonates, l'une pour violon, l'autre pour violoncelle. Chacune des oeuvres débute par un mouvement lent dans le style français avec ensuite une alternance d'allégros et d'andante; tantôt les cordes exposent les thèmes à l'unisson, comme dans le concerto grosso, tantôt les violons se détachent et déroulent d'émouvants dialogues chargés de tendresse. Cette musique, tour à tour caressante et mélancolique, est bien dans la tradition du concerto italien : équilibre expressif, mélodie élégante et simple, jeunesse... c'est toute la fraîcheur des fontaines de Naples sous le soleil brûlant.

L'interprétation d'I Musici est presque parfaite ; un petit peu plus chaude et colorée, elle eût satisfait les critiques les plus pointilleux.

Hommage à Pablo Casais. Répétition et concert donnés dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 10 octobre 1956. Gabriel FAURÉ : Élégie pour violoncelle et orchestre. Pablo CASAIS les Rois mages; Sardane. Jean Sébastien BACH : Sarabande de la 5e suite pour violoncelle seul. (Collection Philips-Réalités C. 2).

Après la Révolution espagnole, le grand violoncelliste et chef d'orchestre Pablo Casais s'est réfugié à Prades. Chaque année, depuis 1950, il y dirige un festival, Pablo Casais est très connu comme violoncelliste, beaucoup moins comme chef d'orchestre... Les éditeurs d'Hommage à Pablo Casais ont eu l'heureuse idée d'enregistrer une partie de la répétition du concert donné par le Maître dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne le 10 octobre 1956. Pour connaître un chef d'orchestre il faut assister à ses répétitions; c'est là qu'il marque une oeuvre de sa personnalité : thème après thème, il l'explique à ses musiciens et la remodèle

patiemment. Les commentaires de Pablo Casais feront comprendre ce travail de re-création à bien des mélomanes... : ce mouvement doit être pris plus lentement. Ici, respirez-la, donnez plus d'ampleur. — « Touchez la corde seulement... Au lieu de pianissimo, piano accentué! — c'est trop égal... un diminuendo, alors ça devient expressif... ça, c'est la musique! Allez! » Pour indiquer aux instruments les nuances exactes qu'il attend d'eux, Pablo Casais chante... et accompagne l'orchestre de sa voix un peu fausse...

Comme il serait passionnant de disposer d'enregistrements de répétitions dirigées par les grands chefs d'orchestre! Les éditeurs qui cherchent à renouveler le catalogue trouveraient là un vaste champ d'action pour leur profit et pour le nôtre. A la fin du concert, Pablo Casais, très ému sous les acclamations, s'est emparé du violoncelle que lui tendait l'un des musiciens de l'orchestre et il a joué la Sarabande de la 5e suite pour violoncelle seul de Bach. Inconsciemment il accompagnait de plaintes et de soupirs le chant de l'instrument... Ce fut sans doute pour les assistants un moment de plénitude et la voix rauque de Casais devait ajouter à l'émotion générale. Avoir poursuivi l'enregistrement pendant ces minutes privilégiées nous semble avoir été une erreur, presque une indélicatesse : l'auteur du disque ne peut être dans les mêmes sentiments que celui qui était porté par la tension collective qui électrisait les assistants du concert du 10 octobre 1956; il éprouve la pénible impression de violer l'intimité d'un grand musicien qui est aussi un vieillard. Faut-il dire que les oeuvres données à ce concert sont toutes magnifiques, merveilleusement jouées? Prise de son et gravure sont de premier ordre.

Jean-Pierre et Maïc MADENGUE.


TABLE DES MATIÈRES

François de DAINVILLE. . Loisirs d'aujourdhui et de demain. 289

Eva von GADOW Lumières et ombres d'une vocation. 310

Jean de PANGE A la recherche de Dieu : extrait du

" Journal" . 325

André BONNICHON Quel fédéralisme? 339

Florent RAES L'écume des jours 349

Chroniques

Jean MORETTI L'effet des armes atomiques 353

Dr. Etienne BERTHET. ... La formation des experts de l'assistance technique internationale.. 361

Maurice DAUGE Le vitrail 368

Henri AGEL Qu'est-ce qu'un auteur de films? .. 377

Jean RIMAUD Pseudo-chronique d'éducation 383

Robert ROUQUETTE La vie religieuse 388

Actualités

Naissance et perspectives de l'État arabe unifié. — L'expansion soviétique en Afrique. — Congrès américain d'histoire des religions. — La gloire de Bernard Buffet ? — Le rendez-vous manqué. ■— Le pont de la rivière Kwaï 396

Les Livres

Questions religieuses : J. LEMAIUÉ; Y. de MONTCHEUIL; J. CARMIGNAC; J. P.

BONNES; J. LECLERCQ; La souffrance, valeur chrétienne; G. SALET; T.

MERTON; Vocation cistercienne; R. SERROU et P. VALS; L. L. LEKAI;

L'apostolat; F. TROCHU 408

Histoire et biographies : M. H. VICAIRE; M. de HÉDOUVILLE; M. GASNIER;

Sir S. HOARE; W. SCHELLENBERG; S. WEIL; Gai. KOELTZ; P. BAMM; Y.

PAGNIEZ; C. HARDT; R. RIDOLFI; Le procès de Savonarole; M. BREITMAN;

Nonciatures de Russie; Charles de Foucauld; T. L. RAMPA; H. TEMERSON;

L. FEBVRE; M. LUTHER 413

Éducation : Science et enseignement; M. PRUDHOMMEAU; S. et E. GLUECK;

R. DELLAERT et E. CARP ; D. ANZIEU ; S. JACKSON 419_

Questions économiques et sociales : E. RIDEAU; J. CHOMBART de LAUWE et

J. POITEVIN; J. BOREL; 421

Littérature : Actes du Congrès Montesquieu; P. SEHNEIDER; R. ESCHOLIER;

J. DELESALLE; P. LALANDE; J. CHAIX-RUY; T, MANN; G. ZAYED 422

Arts : Le haut Moyen Age ; Les merveilles du monde ; La peinture flamande :

le siècle de VanEyck; A. MASSERON; H. AGEL; P. LEPROHON; A. BOUGIER. 425 Romans : J. LE SAUZE; J. PAULHAC;,>-A;"d^'VjRY; A. BORAUD.; G. AUBIN. 427

Les disques /^'fe#^>, 429

(r-':p r^A

Le Directeur gérant : J.-M. LE BLOND! jmpi; F,i|i^iN> |)IDOT, Mesnil-sur-1'Estrée (Eure) Dépôt légal : l°r trimestre 1958. \^;, y'^ J d'éditeur : 170



"A tant dé chrétiens inquiets et s'inquiétant, le Père Valensin apprendra comment prier..."

Jean RIMAU D, les Études

"Témoignage direct et bouleversant d'une âme mue par l'esprit d'amour."

A. TILLET, C/ortés-Lyon

"On ne sera pas déçu en s'en inspirant pour ses méditations." Mgr WEBER, évêque de Strasbourg

"Il est vrai que partout le Père Valensin cherchait et trouvait cette joie dans.la lumière qui caractérisait et unifiait toute sa vie de penseur et de spirituel." R. JOL1VET, Bulletin des Fac. de Lyon

"Prière simple, confiante, joyeuse. Tous pourront s'y associer."

L'Union

"Son livre, n'est-ce point, joyeux et confiant, le cheminement sur la route

de l'amitié divine ?"

Henri POURRAT, j'ai (i

"Cette joie surabonde dans les médita tions du Père Valensin..." Jean SOULAIROL, Semaine religieuse

"Ce livre, qui est d'un philosophe, j

crois que sainte Thérèse de l'Enfar

Jésus l'aurait aimé si elle l'avait connu,

H. V., Pêcheurs d'hommes

"Trésor de spiritualité vraiment chr tienne."

Cahiers du clergé rural

"C'est tout le charme d'une correspo dance, celle d'un homme intelligei fin, généreux et zélé, avec Dieu." A. DE PARVILLEZ, Livres et lectures

"Le Père Valensin porte sur le catht cisrrie une optique libre de toute conv< tion."

Nouve//es littéraire'.


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SES RUBRIQUES : Bible et Liturgie (Dom j. Gaillard, o.s.b.), Bible et Mission (Chanoine Denis), Cercle Biblique (R.R.P.P. Besnàrd et Dumont, o.p.). Chroniques (Dom Charlier, Chanoine Leconte, R.P. D. Mollat s.j., Mgr A. Vincent), le livre du mois (Chanoine Dusquesné), Le Prophète du mois (Abbé Poix), les Saints de Palestine (R.P. Dalmais o.p.), les textes du mois (Chanoines Gélin et Osty, p.s.s.) préparent à une utilisation pratique et spirituelle de la Sainte Écriture.

SES REPORTAGES PHOTOGRAPHIQUES vous feront réaliser le tour du Monde Biblique • Sont déjà parus : L'exode des Hébreux (Avril); Pâques à Jérusalem (Mai); Saint Paul en Macédoine (Juin) ; Les Manuscrits de le Mer Morte, par MM. Milik et Starcky (juillet) ; Saint Paul à Athènes, par M. le Professeur dé WAELË (Novembre) ; La Capitale de-ta Terre Promise retrouvée dans le plus grand champ de fouilles du Moyen-Orient : Hatsor (l'histoire de Josué, de Salomon et des rois d'Israël éclairée d'une manière ihnatendue), par M. le Docteur Yigaël YADIN, Professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem (décembre). Vient de paraître : Bethléem, les fouilles au Champdu Pasteur ; Nazareth au temps de Jésus, parle R.P. Bagatti, o.f.m.. Directeur de l'Institut Biblique de Jérusalem. En préparation : un numéro sur le thème du "Témoignage" avec la collaboration de. MM. André Brien, Pierre Biard, André Albert, Pierre Bockel, le R.P. Châtelain, et nos collaborateurs habituels de l'exégèse et de l'archéologie bibliques; Saint Paul à Corinthe, par M. le Professeur de WAÉLE ; les dernières découvertes en Israël près de Bèershéba, par M. PERROT, chef de la mission archéologique française en Israël, etc...

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A vous qui désirez connaître le saint, titulaire de votreëglise, ceux dont; vous gardez les reliques, ceux vers qui. se tourne la piété de "vos fidèles.

A vous, prédicateurs qui savez que le panégyrique d'un saint ancien ou très moderne sera fructueux s'il est fondé sur des faits concrets et certains.

À vous, supérieurs de communautés religieuses pour qui le choix. d'une lecture intéressante et instructive est souvent difficile.

A Vous, liturgistes qui avez besoin d'un commentaire intégral du martyrologe romain et de données exactes sur là diffusion du culte des saints.

A vous, historiens qui voulez identifier les saints par des faits précis, soigneusement datés, contrôlés . :- et garantis par des références claires.

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87, boulevard Raspail, PARIS (VIe)








J. DANIÉLOU J. ONIMUS J. RIMAUD C. COUTURIER

JANVIER 1958

DÉFENSE DU PRATIQUANT

FOLANT1N, SALAVIN, ROQUENT1N

LES PETITES FILLES MODÈLES ONT CENT ANS

TYPHONS SUR LA CHINE (I)

CHRONIQUES

J.-M. LE BLOND C. A. ZEBOT P. RONDOT

L. CHAIGNE L. BARJON E. TESSON R. ROUQUETTE

CONSACRER L'EFFORT HUMAIN

LUMIÈRES SUR LE COMMUNISME : DJILAS

LES ISMAÏLIENS ET L'ISLAMISATION DE L'AFRIQUE

EUSÈBE DE BREMOND D'ARS

PRIX LITTÉRAIRES

RÉANIMATION ET CASUISTIQUE

LA VIE RELIGIEUSE

ACTUALITÉS

UN THÉOLOGIEN CATHOLIQUE DEVANT KARL BÀRTH. — LE CORAN ET LA BIBLE. — DEUX ESPÈCES DE TUEURS ? — ARTS ET ARTISTES D'EXTRÊME-ORIENT. — CONGRÈS INTERNATIONAL DE MUSWJE JUIVE. — CE. R.E.C.

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Revue mensuelle fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus

TARIFS DES ABONNEMENTS

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FRANCE (et Union Française). 1.500 fr. 900 fr.

ÉTRANGER 2.000 fr. 1.200 fr.

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U. S. A. CANADA .... $6.50 fr.

Abonnement de soutien : à partir de 2.000 fr.

le N" 170 fr. 200 fr.

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Les abonnements partent du début de chaque trimestre.

Le montant de l'abonnement peut être réglé par mandat, chèque bancaire ou postal à l'ordre de M. l'Administrateur des ÉTUDES, 15, rue Monsieur, PARIS (7e) C. C. P. Paris 155-55.

L'échéance de l'abonnement est indiquée sur la bande-adresse, la bande rose signale la fin de l'abonnement.

Selon l'usage, prière de joindre l'ancienne étiquette et 30 fr. à toute demande de changement d'adresse; et à toute demande de renseignements, un timbre pour la réponse.

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FÉVRIER 1958

LE MESSAGE DE NOËL DU PAPE LA C. E. C. A. APRÈS CINQ ANS LES SERVICES COMMERCIAUX DE

L'AGRICULTURE TYPHONS SUR LA CHINE (//) LOURDES

M. PONTET P. RONDOT D. DONATH A. BENNIGSEN R. ABIRACHED H. de CARSALADE R. R.

CHRONIQUES

IMAGES DE NEW YORK

ARABISME ET SOLIDARITÉ ORIENTALE

LA SITUATION DES JUIFS EN U. R. S. S.

LA TURQUIE FACE A SON DESTIN

RETOUR A PIRANDELLO

LES BALLETS CAUCASIENS

LA VIE RELIGIEUSE

ACTUALITÉS

A LA MÉMOIRE D'HENRI BËDARIDA. — DOROTHY SAYERS. — NOUVELLES PERSPECTIVES SUR L'ART FLAMAND DU XVe SIÈCLE. — LA FRANCE DEPUIS LA GUERRE.—LES " CAHIERS CHARLES DUBOS".

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FRANCE (et Union Française). 1.500 fr. 900 fr. 170 fr.

ÉTRANGER 2.000 fr. 1.200 fr. 200 fr.

BELGIQUE (et Congo belge) . 280 fr. belges 150 fr. belgei 30 fr. bclgu

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Abonnement de soutien : à partir de 2.000 fr.

Les abonnements partent du début de chaque trimestre.

Le montant de l'abonnement peut être réglé par mandat, chèque bancaire ou postal à l'ordre de M. l'Administrateur des ÉTUDES, 15, rue Monsieur, PARIS (7<0 C. C. P. Paris 155-55.

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Les dépositaires sont notés d'un astérisque.

AUTRICHE : Wien, Herder. — ALLEMAGNE : Berlin, Elwert und Meurer; Koln, Herder; Mùnchen, K. Zink; Offenburg, Dokumente-Verlags. — ANGLETERRE : London, Duckett; Oxford, Blackwell.— BELGIQUE : Anvers, Standaard Bockhandel, Veritas*; Bruxelles, Craps*, Ed. Universelle*, Editions Universitaires*, Lib. St-Luc*, Vanderlinden*; Charleroi, Lib. Rive Gauche*; Lib. St-Christophe*; Gand, Dubrulle*; Liège, Demarteau*. Henry*; Louvain, Desbarax*; Tournai, Decallonne*. Grison*. — BRÉSIL : Bahia, A. C. Queiroz. — CANADA : Montréal, Périodica, Tisseyre; Québec, H. Charlotin. — EGYPTE : Le Caire, Centre du livre J. Glaser. — ESPAGNE : SanSebastian : Easo. — ETATS-UNIS : Boston, Faxon; North Gohocton, N. Y., Moore-Cottrell ; St-Paul, Minn., Aquinas Subs. Ag. — HOLLANDE : Amsterdam, Meulenhoff, Swets et Zeitlinger; Haarlem, Goeberg; Nijmeguen, Bestelcentrale des V. S. K. B. — IRLANDE : Dublin, Gill and Son. — ITALIE : Brescia, Queriniana; Genova, Soc. Ed. Internazionale; Milano, Ledi; Roma, Agence du livre français, Desclée*, — LUXEMBOURG : Bruck, Schummer. — MEXIQUE : Guadalajara, Font. — SUISSE : Saint-Maurice (Valais), OEuvre St-Augustin*; Fribourg, Lib. St-Paul*; Genève, Méroz*, N avilie, Trono*; Lausanne, Lombard et Ryter; Neuchâtel, J. Jacob; Zurich, Lib. Française.


MARS 1958

F. de DAINVILLE LOISIRS D'AUJOURDHUI ET DE DEMAIN (I)

E. von GADOW LUMIÈRES ET OMBRES D'UNE VOCATION J. de PANGE EXTRAIT DU "JOURNAL"

A. BONNICHON QUEL FÉDÉRALISME?

F. RAES L'ÉCUME DES JOURS

CHRONIQUES

J. MORETTI L'EFFET DES ARMES ATOMIQUES

Dr. E. BERTHET LA FORMATION DES EXPERTS DE L'ASSISTANCE TECHNIQUE INTERNATIONALE

M. DAUGE LE VITRAIL

H. AGEL QU'EST-CE QU'UN AUTEUR DE FILMS?

J. RIMAUD PSEUDO-CHRONIQUE D'ÉDUCATION

R. ROUQUETTE LA VIE RELIGIEUSE

ACTUALITÉS

NAISSANCE ET PERSPECTIVES DE L'ÉTAT ARABE UNIFIÉ. — L'EXPANSION SOVIÉTIQUE EN AFRIQUE. — CONGRÈS AMÉRICAIN D'HISTOIRE DES RELIGIONS. — LA GLOIRE DE B. BUFFET? — LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ. — LE PONT SUR LA RIVIÈRE KWAI.

LES LIVRES — LES DISQUES

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