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Titre : Le Conflit arméno-géorgien et la guerre du Caucase / Mikaël Varandian ; Préface d'Albert Thomas

Auteur : Varandian, Mikael (1870-1934). Auteur du texte

Éditeur : impr. de M. Flinikowski (Paris)

Date d'édition : 1919

Contributeur : Thomas, Albert (1878-1932). Préfacier

Sujet : Question arménienne -- Opinion publique

Sujet : Arméniens -- Caucase

Sujet : Arméniens -- Russie

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31543243r

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : In-16, 153 p.

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5607240t

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-O2B-349

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/08/2009

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MIKAEL VARANDIAN

Membre du Parlement Arménien

LE CONFLIT

ARMÉNO-GÉORGIEN

ET

LA GUERRE DU CAUCASE

Préface d'ALBERT THOMAS

PARIS IMPRIMERIE M. FLINIKOWSKI

2l6, BOULEVARD RASPAIL 1919

Prix : 2 fr. 50





MIKAEL VARANDIAN

Membre du Parlement Arménien

LE CONFLIT

ARMENO-GÉORGIEN

ET

LA GUERRE DU CAUCASE

Préface d'ALBERT THOMAS

PARIS

IMPRIMERIE M. FLINIKOWSKI

216, BOULEVARD RASPAIL

1919



PREFACE

Mon ami VARANBIAN me demande de présenter son livre aux lecteurs de France. Je ne puis résister à sa prière. Je le connais depuis trop d'années. Je sais trop l'effort tenace, acharné, qu'il n'a jamais cessé de faire auprès de tous les socialistes de l'Europe Occidentale en faveur de la noble cause de l'Arménie pour hésiter une minute à lui apporter tout mon concours.

Ce concours,si modeste soit-il, je le dois aussi à l'admirable petite phalange de patriotes de tous Partis qui tentent en ce moment même d'arracher à l'Entente la reconnaissance de leur indépendance et la protection de leur peuple.

Mais, en vérité, en quelle situation me place la demande de mon ami VARANDIAN ?

Il y a quelques mois à peine, je présentais aux lecteurs français les discours prononcés à la Diète transcaucasienne par le subtil et ardent socialiste géorgien TSERETELLI. Je disais mon estime pour les militants géorgiens qui, après avoir participé à la première révolution russe, refoulés ensuite par les bolcheviks, s'étaient peu à peu formé dans le malheur même, la plus délicate et la plus pure des conceptions nationales et qui, après avoir défendu la Transcaucasie


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unie, après avoir proclamé la séparation et l'indépendance de leur pays géorgien, s'étaient enfin dévoués à la tâche difficile de le faire reconnaître par les Nations de l'Entente.

Or, aujourd'hui, voici mes amis en querelle devant l'Internationale Socialiste et devant la future Société des Nations. Arméniens et Géorgiens s'accusent, et c'est un livre qui décrit leurs conflits que VARANDIAN vient me demander ainsi de préfacer.

Certes, les camarades qui me reprochent ce qu'ils appellent ma « politique des nationalités », qui estiment que c'est faire fausse route au socialisme que de reconnaître et, en le reconnaissant, de stimuler et de surexciter le mouvement national, seront sans doute fort tentés de me railler. « Voilà bien, diront-ils, la mésaventure qui attend ces partisans de petites nationalités, dont la politique imprévoyante brise l'unité et la solidité de ces vieux Etats où, par la seule vertu de la Révolution, les peuples pouvaient continuer de vivre unis matériellement et peut-être un jour moralement.

N'en déplaise à nos critiques. Nous sommes moins surpris qu'eux-mêmes des embarras dans lesquels nous nous débattons aujourd'hui.

Il y a longtemps déjà qu'à Londres et à Paris, au sein même de notre petit Comité d'Entente entre Nationalités où nous avons utilement travaillé, les Géorgiens faisaient entendre leurs plaintes soupçonneuses contre certaines publications arméniennes.

Il y a longtemps que nous avons éprouvé la méfiance


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qui existait entre les représentants des deux peuples et que nous avons entendu les Arméniens critiquer les complaisances des Géorgiens à l'égard des Tatares.

Mais les difficultés mêmes qui résultent de la politique des nationalités ne doivent pas nous faire douter de sa vérité. De jour en jour, notre conviction est plus forte que les Fédérations établies artificiellement et qui condamnent certaines minorités ethniques à la dépendance d'autres races en majorité, ne peuvent satisfaire au besoin ardent d'indépendance qui se manifeste jusque dans les couches profondes des peuples.

Un jour, les Unions économiques nécessaires se rétabliront. Bientôt sans doute, la Société des Nations devra intervenir pour imposer certaines relations et, dans ces relations mêmes, le respect de certaines règles.

Mais au point où ils en sont venus aujourd'hui, les peuples des anciens Empires, les peuples des confins russes comme les peuples soumis aux Habsbourg, comme les peuples de l'Empire Ottoman, exigeront la reconnaissance de leur pleine indépendance, une indépendance absolue et isolée. C'est un stade par lequel il faudra presque forcément passer avant que s'établissent dans le monde les grandes Fédérations que les nécessités géographiques et économiques doivent imposer.

Mais si la formation d'Etats isolés, séparés les uns des autres, vivant dans une indépendance jalouse, est aujourd'hui une fatalité historique, c'est le devoir immédiat de tous ceux qui veulent la paix du monde, dans l'indépendance et le respect des droits de chacun,


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de s'employer à la conciliation, à l'entente et de chercher à juger équitablement les griefs que les peuples peuvent invoquer les uns contre les autres.

C'est plus particulièrement le devoir des socialistes. Il est de mode parmi eux de préconiser l'établissement de Fédérations. La Confédération est pour eux la solution de toutes les difficultés internationales : Confédération Balkanique, disait-on au moment de la guerre des Balkans ! Confédération Austro-Hongroise, disait-on hier avec l'illusion d'aboutir plus rapidement à la paix!

Les Confédérations ne naîtront pas d'un simple appel, généreux et amical. Elles ne naîtront pas parce qu'on aura volontairement et en vain nié toutes les difficultés existantes et tous les conflits. Elles ne peuvent naître que dans la volonté de comprendre, de connaître et de régler ces conflits.

Certes, la tâche est difficile. Après avoir lu le mémorandum de la Délégation Géorgienne à la Conférence de Lucerne, après avoir lu le présent travail de VARANDIAN, je ne me sentirais pas moi-même en état de décider, ni à plus forte raison, de juger. Mais, du moins, pouvonsnous désormais comprendre les problèmes qui se posent, entre Arméniens et Géorgiens.

VARANDIAN permet de discerner à l'heure actuelle trois séries de difficultés.

Il y a d'abord une querelle historique. Lorsqu'en mai 1918, après les Conférences de Trébizonde, les


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Turcs ont envahi l'Arménie, les Arméniens se plaignent de n'avoir pas été défendus, bien plus, d'avoir été abandonnés par les Géorgiens.

C'est volontairement, s'il faut en croire VARANDIAN, dans une sorte d'égoïsme sacré, que cet abandon aurait été décidé. Quelques documents publiés par lui sont en ce sens impressionnants.

Par contre, TSERETELLI se plaint que les Géorgiens se soient trouvés seuls et que ce soit dans la solitude de la défaite qu'ils aient dù proclamer leur indépendance.

Querelle toute rétrospective. Ceux qui jugent équitablement estimeront qu'elle doit prendre fin.

Dans l'article qu'il a publié dans La Revue de Paris. le bon Géorgien TGHERKESOFF, jugeant avec toute la sérénité de son âge et de son expérience, a bien expliqué avec une simplicité émouvante comment alors « les forces combattantes de la Géorgie étaient épuisées », comment après avoir donné 200.000 soldats à l'Armée Russe, 200.000 soldats valeureux décimés sur tous les champs de bataille, « la jeune armée de volontaires enthousiastes ne put pas tenir contre les forces régulières turques ».

Que les Arméniens pardonnent donc, généreusement, à ce qu'ils ont appelé, dans leur héroïsme désespéré, « la défaillance géorgienne ». Leur gloire, à eux, fut de continuer la lutte en dépit de tout. L'appoint géorgien aurait-il suffi à les sauver? On en peut douter.

Mais il y a en second lieu une querelle qui n'est pas tranchée et qui persiste dans les relations entre les deux


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peuples : c'est celle que soulève la possession des districts de Lori et Ahalkalak.

Les Géorgiens les occupent. Ils soutiennent que la population accepte d'être incorporée dans leur Etat. Les Arméniens rappellent que la population des deux districts est une population de race arménienne. Ils accusent les socialistes géorgiens qui sont au Gouvernement de vouloir une grande Géorgie, de faire acte d'impérialisme. Ils soutiennent que la population ne veut pas appartenir à un Etat géorgien. VARANDIAN cite comme preuve des révoltes de paysans contre les troupes géorgiennes.

Devant la Commission executive de la Conférence socialiste de Berne, Géorgiens et Arméniens ont apporté leurs protestations. Les Arméniens ont proposé le plébiscite. Après avoir discuté, les Géorgiens l'ont accepté.

Un plébiscite organisé sous le contrôle de la Société des Nations : c'est finalement la solution qu'a choisie la Conférence de Lucerne. Elle est remarquable à deux titres.

D'une part, les Gouvernements acceptent délibérément et spontanément l'intervention de l'organe supérieur qu'est la Société des Nations. Ce n'est plus un plébiscite imposé par un traité : il n'y a pas là des vainqueurs et des vaincus. C'est l'introduction sans réserve de la procédure nouvelle qui réglera les répartitions des peuples entre les Etats.

En second lieu, les deux parties se réclamant du socialisme, elles ont accepté une sorte de contrôle sur le plébiscite lui-même de l'Internationale socialiste. Ainsi,


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dans l'avenir, l'Internationale socialiste, l'Internationale des peuples, mettra en mouvement la Société des Nations et donnera vie à ses résolutions.

Qu'Arméniens et Géorgiens se soumettent donc à la résolution prise. Le pénible conflit qui actuellement encore les divise, aura disparu.

Mais il ne faut pas se dissimuler qu'il y a entre les deux peuples des divergences sentimentales et politiques ou des différences sociales qui sont à l'origine même des difficultés que nous avons examinées et qui peuvent encore en susciter d'autres.

La grosse préoccupation de la Géorgie, c'est la Russie. Depuis 1783, elle a été trompée et violentée par le tsarisme. Ses chefs avaient espéré trouver pour elle une quasi-indépendance dans la grande révolution russe. Le bolchevisme a refoulé leurs aspirations. Il a déçu leurs espoirs. C'est dans la séparation d'avec la Russie qu'ils ont trouvé le moyen de leur liberté. C'est leur haine des oppressions russes qui les a conduits, à diverses reprises, à se tourner vers l'Allemagne, lorsqu'elle leur offrait sa protection intéressée. C'est cette même haine clairvoyante qui leur fait redouter encore les entreprises d'un DENIKINE.

Contre DENIKINE, les Géorgiens avaient fait appel aux Arméniens. Ils leur reprochent aujourd'hui de n'avoir pas répondu à cet appel. En fait, les Arméniens sont aussi soucieux que quiconque de leur indépendance, ils ont lié leur sort officiellement, publiquement, à celui des autres Etats des confins russes.


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Mais les Géorgiens qui ont été engagés avec l'Allemagne et avec les Turcs dans un autre système d'alliance, devront bien se rendre compte que les Arméniens, alliés loyaux, pouvaient hésiter à prêter leur concours contre des hommes qui soutenaient les Gouvernements de l'Entente.

Les Gouvernements de l'Entente — c'est entendu — ont eu tort de soutenir des chefs de bande, des Commandants de « Grandes Compagnies » qui, en dépit de leurs affirmations démocratiques, sont apparus de plus en plus comme des agents de la réaction russe.

On ne saurait faire grief aux Arméniens de leur rectitude et de leur loyauté politique. Mais surtout les Géorgiens n'étaient pas seuls, ils étaient dans la lutte contre DENIKINE les alliés des Tatares. C'est un point sur lequel nous aurons à revenir tout à l'heure. Un peuple massacré peut difficilement pactiser avec ses assassins.

C'est de l'Entente, c'est du Conseil Suprême des Alliés à notre sens que dépend la solution. Qu'il cesse de pratiquer une politique inavouée de pan-russisme qu'il reconnaisse officiellement l'indépendance géorgienne, qu'il protège ce petit Etat démocratique contre les attentats des généraux russes, du même coup il consolidera l'amitié des Arméniens et des Géorgiens. Il ne fut d'ailleurs, ainsi que réaliser la vieille promesse à la France et à l'Angleterre, promesse faite en i855, par le comité Meffroy : « Nous vous apportons l'indépendance : l'Europe veut que vous entriez dans la grande famille des nations civilisées ».


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Mais il ne suffira pas que le Conseil suprême pratique une politique de générosité intelligente, pour que le bon accord se rétablisse au Caucase. Il faudra un effort du peuple géorgien lui-même. Il faudra que les Géorgiens renoncent à une politique décidément trop complaisante aux Tatars et aux Turcs. Il faudra qu'ils modifient le système d'alliance où ils ont cherché en vain, depuis des années, leur sécurité qui leur échappe. Il faudra pour tout dire qu'ils cessent de songer constamment à l'aide des Allemands ou à l'amitié des Turcs.

Les Arméniens envisagent bien, eux aussi, et Varandian tout le premier, qu'en dépit de leur civilisation féodale, un jour les Tatares eux-mêmes devront encrer dans une sorte d'unité transcaucasienne. Ils ne peuvent critiquer tout effort de la Géorgie en ce sens. Mais lorsqu'ils trouvent les Géorgiens complices des Tatares pour lutter contre eux, lorsqu'ils ne peuvent compter sur le secours des Géorgiens pour résister à des attaques criminelles, lorsqu'à Tifiis même ils peuvent redouter des pogroms ils ont le droit de s'indigner. Que les Géorgiens le comprennent.

Le peuple infortuné d'Arménie, dont les souffrances constituent un des plus terribles martyrologes de l'Histoire, ne saurait admettre un seul instant ni complicité ni complaisances entre ceux qui sont ses frères de race, ses frères en civilisation, et les Barbares qui l'ont massacré.

Mais là encore, c'est de l'Entente que dépend la solution du problème. Si elle tarde à constituer l'Arménie


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libre, une et protégée qui ira du Caucase à la Cilicie, si elle laisse sous la menace perpétuelle du sabre turc les populations déjà décimées, elle continuera d'éveiller et entretenir dans le coeur des Arméniens toutes les défiances, toutes les susceptibilités. C'est à elle qu'il appartient de hâter, par une politique intelligente et nette, la nécessaire entente arméno-géorgienne.

Il est d'ailleurs de son intérêt de la faire. Varandian a retracé tout au long dans son livre, l'histoire de la résistance de Bakou en mars-septembre 1918. Si les Arméniens n'avaient pas résisté avec une énergie désespérée, qui pourrait dire ce qui serait advenu de l'Asie, et si des échecs nouveaux n'auraient pas ralenti, de làbas, les succès occidentaux ? Les autorités anglaises elles-mêmes ont reconnu l'efficacité du sacrifice arménien. Que l'Entente se souvienne.

Mais, quelle que soit la politique de l'Entente, tôt ou tard, comme VARANDIAN en exprime l'espoir avec émotion à la fin de ce livre, où il y a certes beaucoup de passion, beaucoup d'amertume, beaucoup de tristesse, mais où il n'y a pas de haine, Arméniens et Géorgiens doivent s'entendre.

La Géorgie a fait, depuis sa proclamation d'indépendance, un effort de démocratie qui vaut d'être noté.

Dans l'article que j'ai déjà cité (article de la Revue de Paris du 1er octobre 1919), TCHEPKESOFF a indiqué le gros effort de démocratie que tente en ce moment le Gouvernement géorgien. Il a rappelé les déclarations du premier Ministre JORDANI sur les relations amicales


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que le Gouvernement veut entretenir avec toutes les Nationalités qui vivent sur son territoire et en particulier avec les Arméniens. Il a rappelé toutes les réformes que le Parlement Géorgien a déjà voté : suffrage universel des hommes et des femmes, liberté de conscience, de parole, d'association, représentation proportionnelle des minorités nationales, instruction obligatoire et gratuite, journée de huit heures, réformes agraires, création d'une Université.

Si la composition sociale des deux peuples n'est pas la même, si l'aristocratie géorgienne et la bourgeoisie arménienne ont pu connaître entre elles quelques frictions, il serait injuste de nier l'oeuvre démocratique déjà accomplie en Géorgie.

Mais d'autre part, est-il une histoire démocratique et révolutionnaire plus belle que celle de la démocratie et du socialisme arménien ? Pour moi, je n'ai pas pu relire sans émotion le bref récit que, dans son amour par sa patrie et pour son parti, VARANDIAN en a fait dans l'avant-dernier chapitre de son livre.

Les Républicains et les Socialistes d'Occident qui depuis quelque trente ans ont en connaissance de cette histoire, reprendront en la lisant une conscience plus vive de leurs devoirs envers l'Arménie. Les jeunes y apprendront comment un grand parti révolutionnaire, animé des plus purs sentiments nationaux, aura pu symboliser jusqu'à l'entière victoire c'est-à-dire jusqu'au jour de l'indépendance les aspirations et la pensée politique de tout un peuple.


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Aujourd'hui, nous ne voulons retenir de cette histoire qu'une chose, qu'un argument : l'éminente dignité et le haut degré de civilisation du peuple arménien. Les Géorgiens sont dignes de les comprendre. Une fois encore, nous le répétons, il faut que l'Entente se fasse.

C'est la conclusion de VARANDIAN. Car c'est par un appel à l'union que se termine son réquisitoire et sa plaidoirie.

C'est la conclusion de TSERETELLI, qui a dit un jour à Lucerne : « Si l'Arménie est étranglée, c'en est fait de l'indépendance de la Géorgie. »

C'est la conclusion des démocrates et des socialistes d'Occident.

Il n'est pas possible que les deux races intelligentes qui ont été à la limite de l'Orient les représentants de la civilisation contre la barbarie, qui ont affiné dans des résistances séculaires leur sens de la culture humaine et qui peuvent faire régner là-bas la paix durable fondée sur l'apaisement de toutes les haines de races, ne commencent pas par établir entre elles une union solide. Ce sont les socialistes d'Occident qui le leur crient : « Tendez-vous la main fraternellement. Nous serons à notre tour plus forts pour exiger de nos Gouvernements qu'ils vous reconnaissent et vous protègent ».

Albert THOMAS. 30 Décembre, Paris.


AVANT-PROPOS

Au Caucase, comme en Turquie, le peuple arménien est entouré d'éléments hostiles qui lui rendent l'existence difficile.

Au Caucase, comme en Turquie, il a durement souffert à cause de ses sympathies et de son orientation politique nettement pro-alliées.

Aux souffrances physiques s'ajoutent aujourd'hui les souffrances morales. Après tant de sacrifices et de douleurs, la nation arménienne se trouve toujours dans la triste nécessité de se défendre non seulement contre les attaques armées de ses vieux adversaires touraniens, mais encore contre les accusations imméritées que ses voisins, les Tatares et les Géorgiens, dirigent sans cesse contre elle dans des brochures et des mémoires, adressés soit aux Puissances, soit à l'opinion européenne.

Le Mémorandum que la Délégation tatare de l'Azerbeidjan a récemment présenté à la Conférence de la Paix, n'est qu'un tissu de contre-vérités, notamment dans les parties ayant trait aux luttes de Transcaucasie et au rôle des Arméniens.

Après avoir exalté les vertus de la race turque et l'organisation de l'État azerbeidjanien, la Délégation tatare lance de virulentes attaques contre les Arméniens, massacreurs impitoyables, dont les Tatares seraient les victimes innocentes.


D'un trait de plume, la Délégation Azerbeidjanienne raye le nom de l'Arménie de la carte du Caucase et réclame les quatre-cinquièmes du territoire de l'Arménie transcaucasienne.

A vrai dire, ces prétentions démesurées et ces insinuations malveillantes des nationalistes tatares ne nous surprennent et ne nous émeuvent pas trop.

Ils ont la même mentalité que leurs corréligionnaires de Constantinople. Nous sommes si habitués à leurs procédés ; les Européens eux-mêmes connaissent si bien la valeur de leurs arguments et de leurs accusations...

Il en est autrement de nos voisins du nord, les Géorgiens, qui sont de beaucoup supérieurs aux Tatares parleur civilisation etleurs moeurs. Eux aussi ont publié, par l'organe de leur Délégation, circulaires, brochures et mémorandums, exposant leurs griefs et leurs revendications. Et dans ces publications géorgiennes nous constatons avec regret le même parti pris à l'égard des Arméniens, la même tendance à les dénigrer et à jeter le discrédit sur la cause arménienne.

Le citoyen Tzeretelli, un des chefs de la Délégation géorgienne à la Conférence de la Paix, a publié une brochure intitulée : Séparation de la Transcaucasie et de la Russie et Indépendance de la Géorgie.

Les tragiques événements de Transcaucasie durant les deux dernières années de la guerre y sont exposés brièvement dans une série de discours que l'auteur a prononcés à la Diète Transcaucasienne en avril et en mai 1918, aux jours sombres de l'invasion turque.

Cet exposé est en flagrante contradiction avec la vérité historique.


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Le citoyen Tzeretelli cherche à assurer l'Internationale socialiste et le public européen, qu'en ces heures critiques de l'histoire du Caucase, en face du péril turc, la Géorgie, guidée par ses chefs social-démocrates, s'est trouvée à son poste de combat, qu'elle a résisté aux envahisseurs Turcs, qu'elle a tout fait pour sauver la Transcaucasie, mais qu'étant abandonnée à ses propres forces, elle s'est finalement séparée de ses voisins et a proclamé son indépendance.

Malgré quelques paroles équivoques où le leader socialiste s'efforce d'être impartial et de rendre justice à la résistance du peuple arménien, le lecteur de cette brochure reste sous la fâcheuse impression que les malheureux Géorgiens ont été réellement et complètement abandonnés, qu'ils ont été le seul élément d'action en face de l'envahisseur, « la partie prête à résister de toutes ses forces à l'invasion et qui s'oppose réellement à l'adversaire »... (1), qu'ils n'ont pu trouver un appui même parmi leurs voisins Arméniens, dans leur lutte contre les Turcs.

Et l'on entend continuellement les gémissements du citoyen Tzeretelli, ses appels désespérés au peuple géorgien:

« Tu es seul en ce moment, abandonné à tes propres forces... On t'a quitté, tu es abandonné à tes seules forces, il faut que tu le saches » etc.

C'est là une contre-vérité évidente qu'il est de notre devoir de rectifier. Les rôles sont renversés par le citoyen Tzeretelli. S'il y a un peuple en Transcaucasie qui, en pleine crise, en pleine invasion turque, a été lâché par tous ses voisins, c'est le peuple arménien.

(1) I. Tzeretelli, Séparation de la Transcaucasie.


fj^ - 20 -

Seul la résisté aux assauts de la tyrannie turque et de la réaction tatare. Seul, après l'écroulement de la puissance russe, abandonné à ses modestes contingents de volontaires, privé de tout concours de la part des Alliés, il a lutté durant huit mois contre un ennemi supérieur en nombre et en organisation; et au prix de sacrifices incroyables, il a pu tenir l'immense front caucasien, jusqu'à la victoire des Alliés, déjouant ainsi les plans de la Turquie et de l'Allemagne impériale, qui faisaient des efforts désespérés pour s'emparer de Bakou et se frayer un chemin à travers le Caucase et la Perse vers le Turkestan, l'Afghanistan et l'Inde.

Ce sont là des faits désormais établis et confirmés par les témoignages solennels des hommes d'Etat britanniques et français.

Le citoyen Tzeretelli a beau propager la légende d'une Géorgie isolée, abandonnée, il a beau nous parler de la résistance géorgienne contre les Turcs et glorifier le rôle du Parti Social-démocrate •— la plus puissante organisation politique de Géorgie — ce rôle apparaîtra au futur historien du Caucase sans noblesse et sans grandeur. Il faut avoir le courage de le confesser : dans la grande lutte menée en Orient pour la cause du Droit contre les puissances d'oppression, le peuple géorgien ne s'est pas trouvé sur le champs de bataille, par la faute de ses dirigeants. Et Albert Thomas a bien raison lorsqu'il écrit dans sa préface à la brochure de Tzereteli :

« ... La Turquie agissait, une armée turque avançait sur les territoires contestés; tandis que les montagnards musulmans trahissaient, attaquaient par derrière l'armée géorgienne (?) et arménienne. L'Arménie était à nouveau envahie.


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Y eut-il à ce moment défaillance ou impuissance des Géorgiens? Un débat est engagé à ce sujet entre ces deux peuples dont il faudra à tout prix ménager l'entente. Toujours est-il que dans la défaite où sombrait la Transcaucasie unie, les Géorgiens proclamèrent leur indépendance » (1).

Qu'il nous soit permis d'ajouter : « sous la protection de l'Allemagne impériale».

Ce n'est pas à titre d'incrimination que nous mentionnons ce fait. Les chefs géorgiens eux-mêmes ne cherchent pas à le dissimuler; ils le reconnaissent et l'expliquent, Les socialistes géorgiens, après tout, n'ont fait qu'obéir aux exigences de « l'égoïsme sacré ». Plus habiles peut-être que leurs voisins, ils se sont mis du côté du plus fort, au lieu de lutter avec les Arméniens contre les assauts de la tyrannie turque.

Après avoir observé une pareille attitude et lorsque le militarisme germano-turc fut anéanti par les forces alliées, on s'attendait à ce que les dirigeants de la Géorgie adoptassent une conduite plus modeste et plus juste à l'égard du peuple voisin, de ce peuple arménien à qui ils avaient promis leur concours, mais dont ils s'étaient détournés au moment du danger.

Il n'en fût rien. Depuis l'Armistice, les social-démocrates géorgiens ont parlé à maintes reprises et en termes dithyrambiques du rôle d'avant-garde joué par la Géorgie et par son parti socialdémocrate dans les luttes pour l'affranchissement du Caucase et de la Russie. Ils ont annoncé que la Géorgie « a seule réussi à réaliser les grands idéals de la

(1) Les italiques sont à nous. M. V.


Révolution russe », que « toutes les libertés civiques et politiques y régnent souverainement (1) », que « la démocratie géorgienne, à l'habitude de tenir le premier rang dans la lutte pour la liberté » etc. etc, (2).

Nous n'éprouvons d'ailleurs aucun ressentiment de ce que les camarades géorgiens glorifient ainsi leur mission émancipatrice et leur Etat démocratique. Ce qui est regrettable, c'est leur tendance à amoindrir en même temps leur voisine, la nation et la démocratie arméniennes, en exposant les événements sous une lumière absolument fausse. Ce qui est déconcertant, c'est que les socialistes géorgiens viennent demander à la Conférence de la Paix, en compensation de leurs luttes et de leurs sacrifices... un agrandissement de la Géorgie aux dépens de l'Arménie.

Après les interprétations tendancieuses de Tzeretelli, dont nous venons de parler et contre lesquelles nous n'avons point réagi jusqu'ici — il nous est pénible d'étaler nos controverses et nos griefs devant le public et l'Internationale — la Social-démocratie géorgienne, sa « Représentation en Europe)) a publié un nouveau Rapport, imprimé en langue française et anglaise, sous le titre : La Géorgie Indépendante. C'est une sorte de requête adressée à l'Internationale et qui était distribuée à la dernière Conférence Socialiste de Lucerne.

A côté des éloges à l'adresse des chefs de la Géorgie, de ses troupes, de sa milice etc., il y a dans cette récente publication des s. d. Géorgiens, de nouvelles et graves inexacti(1)

inexacti(1) y a dans tout cela une grande part d'exagération, ainsi que nous le verrons plus loin.

(2) Voir la « Géorgie Indépendante ».


tu des, ainsi que des accusations injustes contre le Parti arménien « Daschnaktzoutioun ».

D'une correspondance anonyme, reproduite dans la dite brochure et dont la source n'est que trop transparente, nous extrayons les passages suivants :

« La guerre entre l'Arménie et la Géorgie a abouti à une défaite de l'Arménie. Elle a été provoquée par la politique agraire du gouvernement géorgien plus encore que par des litiges au sujet des frontières communes.

« Il est notoire que la bourgeoisie arménienne dispose de grandes propriétés foncières dans le gouvernement de Tiflis. Quand le gouvernement géorgien se mit à déposséder le gros propriétaire terrien sur toute l'étendue du territoire géorgien, la bourgeoisie arménienne a commencé à s'agiter et la guerre devint inévitable sous l'oeil d'Albion bénissante.

« A peine la Géorgie eut-elle le temps de bâcler la guerre avec le gouvernement bourgeois de l'Arménie que déjà l'armée volontaire de Denikine occupe Sotchi...

« De nombreux adhérents du parti Daschnaktzakan (parti arménien socialiste nationaliste) luttent dans l'armée de Denikine, ils espèrent ainsi, grâce à l'appui des baïonnettes russes, se venger sur la Géorgie rouge de leur défaite sur le front sud... »

La mauvaise foi perce dans cette analyse marxiste du conflit arméno-géorgien et heurte le bon sens de tous ceux qui sont plus ou moins au courant des événements du Caucase.

Il est pénible de voir des hommes de la réputation du citoyen Tzeretelli se livrer à de pareilles besognes. La brochure en question a été lue par nos frères les représentants


de la démocratie occidentale, et maints chefs socialistes nous disaient au cours de la Conférence de Lucerne : « Les Géorgiens parlent, s'agitent, interprêtent à leur manière le cours des événements et vous traitent sans ménagement, tandis que vous vous enfermez dans le mutisme; vous n'avez donc rien à répondre? ».

Force nous est de sortir de notre silence pour dire en toute sincérité ce que nous considérons comme vrai au sujet des événements qui se sont déroulés sur un des plus vastes et des plus importants fronts de la grande Guerre.

Qu'il nous soit donc permis, à nous aussi, d'exposer brièvement et à l'aide de documents et de témoignages autorisés, les péripéties du grand drame caucasien. C'est une des plus tristes pages de l'histoire mondiale, de celle des partis socialistes en particulier. Le lecteur y trouvera des paroles amères à l'adresse de nos concitoyens du Caucase, socialistes ou démocrates. Ce ne sont pas des paroles de haine, mais de tristesse; le peuple arménien a trop souffert des injustices de ses voisins; après ses douloureuses épreuves, il a au moins le droit à un traitement équitable, surtout de la part de ceux qui se réclament des grandes idées de démocratie et de socialisme.

Nous sommes sincèrement désireux d'aboutir à cette entente arméno-géorgienne dont parle Albert-Thomas.

Depuis trente ans, nous n'avons cessé de prêcher l'idée de solidarité entre les deux peuples de Transcaucasie, liés d'ailleurs par des traditions d'une longue histoire et qui représentent dans cette région lointaine les éléments les plus avancés au point de vue des idées démocratiques et de la culture générale.


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Non seulement les socialistes, mais aussi les partis libéraux arméniens ont depuis longtemps inscrit à leur programme et soutenu avec ardeur l'idée de l'entente et de l'étroite coopération entre les deux peuples, considérant que c'était le seul moyen de résister efficacement aux forces d'oppression extérieures et de relever le niveau général des peuples de ce magnifique pays du Caucase dont quelques-uns se trouvent encore à l'état primitif.

Nous sommes encore et nous resterons toujours partisans convaincus de l'entente arméno-géorgienne et c'est au nom de cette grande idée, caressée chez nous par des générations entières que nous venons signaler à l'Internationale et au public occidental certaines erreurs des dirigeants actuels de la Géorgie qui ont déjà abouti à une guerre fratricide et qui risquent de creuser un abîme infranchissable entre les deux peuples.



Avant la guerre

Les causes de l'antagonisme arméno-géorgien. — Noblesse et bourgeoisie. — Antagonisme de classe dégénéré en antagonisme national. — Nobles géorgiens et hobereaux tatares. — Lutte commune contre l'Arménien. — La question du « Zemstvo ».—Le rôle de la Social-démocratie.— Velléités d'hégémonie.

L'antagonisme entre les Géorgiens et les Arméniens est de vieille date. Il est né de l'antagonisme des deux classes jusqu'ici influentes et presque dirigeantes de ces deux peuples : la vieille aristocratie géorgienne et la bourgeoisie arménienne.

Les Arméniens, on le sait, sont dans leur immense majorité (85 o/o) des cultivateurs et des artisans. Mais il y a une bourgeoisie arménienne, très active et entreprenante, douée d'une grande force d'expansion, une bourgeoisie qui s'est lancée du fond de son propre pays vers les centres les plus éloignés de la Russie, de la Turquie, de l'Egypte, de la Perse et même de l'Afghanistan et de l'Inde. Elle a naturellement pénétré aussi en Géorgie, où elle a puissamment contribué à créer la beauté et la prospérité de certaines grandes villes, notamment de Tiflis, capitale de la Géorgie, où d'ailleurs les Arméniens ont été depuis des siècles un élément important au point de vue du nombre, de la culture et de l'influence. Ils y forment aujourd'hui la majorité relative de la population.


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L'accroissement de la puissance économique de l'élément arménien à Tiflis et dans toute la Transcaucasie a eu pour résultat une augmentation graduelle de son influence sur la vie sociale en général. Et ce fait eut, naturellement, une fâcheuse répercussion sur l'état d'âme des nationalistes géorgiens, surtout de l'aristocratie géorgienne dont les intérêts vitaux se trouvaient directement visés par ces progrès rapides de la bourgoisie arménienne.

Celle-ci fut un des facteurs de la ruine économique de la noblesse, véritable caste de seigneurs féodaux, choyés, comblés d'honneur par l'ancien régime tsariste, mais dont le processus de décomposition était déjà entamé, sous la poussée des mêmes lois universelles de l'évolution économique.

Çà et là quelques-uns des domaines de princes géorgiens tombèrent entre les mains de capitalistes arméniens qui (les achetaient pour les défricher, les cultiver et pour les faire fructifier. Car les princes eux-mêmes, pareils à leurs parents de tous les pays, ne font preuve ni de grand labeur, ni de grandes capacités. Ils sont, en revanche, une force considérable de consommation et de gaspillage. Ayant toujours besoin d'argent, non pas pour en tirer un parti productif, mais uniquement pour accroître leurs jouissances, ils cherchaient à vendre leurs champs et leurs forêts, et, comme ils ne trouvaient pas de capitalistes parmi leurs nationaux (i), ils les vendaient à des capitalistes étrangers.

(1) On fait actuellement des efforts pour créer un capitalisme géorgien. (Il n'y a guère aujourd'hui en Géorgie que 3 ou 4 personnes qui puissent être qualifiées de capitalistes). Et ces efforts sont encouragés par les chefs de la Sociale-démocratie géorgienne, lesquels constatent avec amertume l'état arriéré de l'économie nationale par suite de l'absence presque totale du fameux « tiers-état ».


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De ce fait, l'élément arménien qui était représenté en Géorgie surtout par des hommes d'affaires, capitalistes ou petits commerçants, étaient, aux yeux de la noblesse géorgienne une force d'oppression. L'instinct de généralisation aidant, toute la nation arménienne devenait une nation « d'accapareurs ».

Et c'est cette croyance qui a été depuis un demi-siècle soigneusement cultivée dans la littérature géorgienne, née et développée sous l'égide de la classe supérieure, de la noblesse. Depuis un demi-siècle, cette littérature a eu pour une des principales tâches, la lutte contre le Somekhi (l'Arménien) qui était pour le prince le synonyme de commerçant et d'accapareur.

Et presque toute l'élite géorgienne a fait son éducation sous l'influence souveraine de cette littérature de haine. Ceux-là mêmes d'entre les intellectuels géorgiens qui ont embrassé l'évangile de Marx et n'ont sur leurs lèvres que les mots « d'Internationale » et de « fraternité universelle », font preuve d'une haine, souvent inconsciente, contre la nation voisine, dont ils ignorent complètement le pays, l'histoire, la littérature, les aspirations et les luttes d'affranchissement depuis plus d'un siècle.

Une autre cause de frictions, c'est l'établissement d'une partie des réfugiés arméniens dans les colonies arméniennes de Géorgie. On sait que lors des grands massacres de Turquie, des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, fuyant le couteau turc, sont venus chercher asile en Transcaucasie, principalement en Arménie russe. Il y en a actuellement près de 3oo.ooo qui vivent pour la plupart dans la province d'Erivan (République Arménienne) et n'atten-


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dent que la libération de l'Arménie turque pour rentrer dans leurs foyers.

Un grand nombre de ces réfugiés se sont établis à Tiflis, à Bakou, à Batoum et dans d'autresgrands centres industriels, où il est facile d'être casé chez des compatriotes et de gagner son pain.

Cette « incursion de l'étranger » dans quelques parties de la Géorgie aprovoquéles colères des nationalistes géorgiens, nobles, démocrates, socialistes, fédéralistes etc. Et au cours de la grande guerre, nous avons assisté à d'une campagne violente et impitoyable, dirigée contre ces victimes de la barbarie turque qui avaient échappé à la plus horrible des persécutions et étaient venu demander aide et protection non pas aux Géorgiens, mais à leurs frères arméniens du Caucase. Le monde entier frémissait d'horreur en face des crimes turcs et sur les points les plus éloignés du globe, la philantropie s'empressait d'organiser des secours afin de soulager l'effroyable misère des rescapés arméniens... Notre grande voisine, la nation géorgienne — je ne parle pas d'exceptions individuelles honorables — non seulement contemplait avec indifférence ce spectacle de l'humanité souffrante, mais elle permettait même d'insulter le peuple meurtri; sa grande presse accablait tous les jours de coups et d'outrages la démocratie voisine; elle allait jusqu'à insinuer que cet exode de la population arménienne de Turquie n'était point en realité une conséquence des persécutions turques, mais un complot, une manoeuvre politique, un plan savamment organisé des politiciens arméniens, en vue de renforcer l'élément arménien en Transcaucasie et de conquérir définitivement la Géorgie !


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Cette campagne menée par les organes de la noblesse et de la soi-disant « Démocratie Nationale » (Zakavkazskaïa Retch, Sakartvelo, etc.), était à tel point répugnante et indigne, ces insinuations tellement absurdes, que le journal social-démocrate « Tanamedrovo Azri » ne pouvait s'empêcher de faire entendre de temps à autre des paroles de réprobation.

C'est la noblesse qui a créé ce déplorable état d'esprit dans certaines couches du peuple géorgien. Cette noblesse, dédaigneuse du « négociant » et du travailleur, fière et orgueilleuse dans son ignorance et dans sa pratique traditionnelle du dolce far niente...

Certes, la bourgeoisie arménienne (qui n'est point traitée avec ménagement par la démocratie de son propre pays) ne manque pas de riposter vigoureusement, en qualifiant son adversaire — la noblesse géorgienne — de fainéante et de parasite.

La haine de l'Arménien chez les nobles et les nationalistes de Géorgie a toujours eu pour corollaire une sympathie instinctive pour le Tatare. Tous deux avaient le même adversaire à combattre. Cette sympathie était donc réciproque. En dehors des considérations économiques, la traditionnelle animosité du musulman pour l'Arménien attirait le Tatare de Transcaucasie vers les Géorgiens.

Il y avait aussi des affinités de classes. La classe dirigeante parmi les Tatares, c'est encore une espèce de noblesse. Son influence, renforcée par celle du clergé, est si prédominante que le peuple tatare ne compte pour ainsi dire pas. Il est complètement inféodé à une poignée de Khans et de beys, auxquels il sert souvent d'instrument aveugle et docile pour


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fomenter les mouvements les plus réactionnaires, « des pogromes » et des massacres. Les sanglants événements de 1905-1906 et ceux des dernières années l'ont démontré amplement. Ce peuple tatare se trouve, d'ailleurs, malheureusement, à un stade très inférieur de la civilisation ; il est de la même race touranienne que les Turcs et est complètement acquis à la cause turque, grâce à une campagne de propagande intense, menée depuis de longues années par les agents du panislamisme et du pantouranisme, venus de Constantinople. L'effondrement de la Turquie, la destruction du foyer de despotisme et d'intrigues, enfin l'établissement de la Ligue des Nations en Orient, seront, nous l'espérons bien, une source de relèvement moral et intellectuel pour nos voisins musulmans, dont l'immense majorité, la population travailleuse, souffre, elle aussi, sous la tyrannie des hobereaux.

Il y a un autre motif de discorde. Cette noblesse tatare, ces beys, ces khans,ces aghalars qui, eux aussi, disposent de vastes domaines en Transcaucasie, ne peuvent oublier que le peuple arménien qui est arrivé à un certain degré de prospérité et de développement national au Caucase, était, il y a une centaine d'années, sous la domination persane, leurs propres serfs qu'ils exploitaient et gouvernaient selon leur bon plaisir.

Telles sont les raisons d'ordre économique, social et psychologique qui divisent profondément les deux peuples, l'Arménien et le Tatare, et poussent ce dernier vers le Géorgien.

Tels sont les facteurs essentiels qui ont engendré cette étrange « entente cordiale » entre le Géorgien, possédant un


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niveau relativement élevé de culture, et le Tatare, peuple de moeurs moyennageuses. Il est curieux de constater que chacun de ces deux peuples cherche à imposer sa propre hégémonie à la Transcaucasie, en y supplantant l'influence arménienne. La guerre a dévoilé toutes les tendances. Le Tatare a voulu réaliser son rêve, en appelant le Turc, en lui livrant le pays. Le Géorgien a songé à réaliser le sien, avec l'aide des Turco-Tatares, mais en l'absence du Turc.

La solidarité géorgio-tatare était parfaite à la veille de la guerre. Les social-démocrates géorgiens avaient déjà adopté certains articles essentiels du credo politique de leur noblesse. Ils allaient se substituer à elle dans la poursuite de leur idéal national. Noblesse géorgienne et hobereaux tatares se donnaient des accolades fraternelles, sans jamais se dissimuler leur hostilité irréductible envers l'Arménien, et la Social-démocratie, loin de dénigrer ces manifestations bruyantes de forces réactionnaires, les encourageait souvent par son attitude équivoque. Les faits indéniables sont là pour l'attester.

Dans la question des « Zemstvo » (1), les chefs social-démocrates de Géorgie appuyèrent ouvertement les féodaux géorgiens et les beys tatares contre les intérêts vitaux des masses paysannes arméniennes. Au Congrès des paysans de toute la Transcaucasie, en juin 1918, ces mêmes chefs social-démocrates marchèrent la main dans la main avec M. Djafaroff, délégué des mêmes hobereaux tatares, afin de mettre en minorité le parti soc.-révolutionnaire arménien « Dachnaktzoutioun », représentant de la démocratie paysanne d'Arménie.

(1) Self government provincial.

3


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(Notons que peu avant, au Congrès des paysans de la province d'Erivan, ce même parti arménien avait réuni en un faisceau les masses paysannes arméniennes et tatares contre les beys et les hobereaux).

Ainsi se consolidait toujours de plus en plus l'Union Tataro-géorgienne qui allait devenir à la veille de l'invasion turque, une véritable calamité pour la population arménienne de Transcaucasie.

Une des questions les plus épineuses et les plus brûlantes dans ce pays, était celle de la délimitation des frontières. L'ancien régime avait soigneusement évité de former des unités administratives avec des populations homogènes ; il avait englobé dans un même département, province ou district, des populations foncièrement différentes par leur état social et le degré de leur culture, afin d'entretenir l'antagonisme des races et de les mieux dominer. Aussitôt après la Révolution, le gouvernement de Kérenski décida de remédier à ce vice de l'ancien régime dont se plaignaient amèrement les populations arméniennes, disséminées parmi les masses tatares, même dans une partie de l'Arménie proprement dite.

Les Tatares, eux, étaient opposés à tout changement. Leurs beys possédaient d'importantes domaines dans les provinces arméniennes et exerçaient leurs droits de grands propriétaires sur les masses de cultivateurs arméniens aussi bien que sur le paysan tatare.

Les Tatares tenaient donc au statu quo. Le gouvernement de Kérensky soumit la question à l'examen du « Comité Spécial de Transcaucasie », chargé d'administrer provisoirement le pays. Mais comme au sein de ce Comité les représentants s.-d. géorgiens firent encore cause commune avec les porte-


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paroles des beys Tatares, la solution du problème fut ajourné.

La question de l'introduction du « Zemstvo » dans les régions arméniennes était intimement liée à celle de la délimitation des frontières. Cette dernière ayant été ajournée sine die, le projet du « Zemstvo » échoua également.

Le « Commissariat de Transcaucasie », succédant au « Comité spécial Transcaucasien, » examina la question et déclara à la majorité des voix géorgiennes et tatares que le « Zemstvo » serait introduit en Géorgie et en Tatarie, mais pas en Arménie, où les intérêts de la population arménienne entraient en conflit avec ceux des Tatares.


Au seuil de la Catastrophe

L'orientation politique des Géorgiens. — Accord avec les Turcs. — Texte de l'accord. — National-démocrates et Social-démocrates Géorgiens. -— Contre la Puissance Russe.

Surviennent les graves complications du front caucasien. Les inclinations et les attitudes des trois peuples se précisent. Il est inutile de parler de l'attitude des Tatares; ils étaient l'avant-garde de l'armée turque au Caucase.

Les partis dirigeants de la Géorgie ont pris, eux aussi, une orientation qui n'était, en tout cas, pas pro-alliée; tandis que les Arméniens se sont mis résolument et dès le début de la guerre, du côté de l'Entente. Si nous tenons à relever ces faits, ce n'est pas pour blâmer tel ou tel peuple en raison de ses inclinations politiques; c'est pour mieux faire comprendre le conflit arméno-géorgien et les grands événements qui ont secoué le Caucase au cours de ces dernières années. C'est aussi pour rétablir la vérité historique, défigurée par nos camarades géorgiens.

Il ressort de documents authentiques que, déjà avant l'entrée en guerre de la Turquie, un complot avait été organisé par certains groupements géorgiens (en dehors de la Social démocratie) en vue de briser la Puissance russe au Caucase avec le concours des Turcs.

En 1914, en effet, un accord secret fut conclu entre le


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« Comité pour la libération de la Géorgie » et le gouvernement turc, en prévision de l'entrée des troupes ottomanes au Caucase. Le Comité en question a lui-même divulgué le texte de cet accord et il l'a fait avec quelque ostentation, désirant prouver à ses compatriotes que c'est grâce à ses fines opérations diplomatiques que l'indépendance de la Géorgie a été assurée.

Voici le texte complet du dit accord, tel qu'il a été publié dans le journal géorgien « Cldé » et reproduit par d'autres journaux du Caucase :

« I° La Turquie doit reconnaître l'indépendance de la Géorgie, son droit incontestable sur le territoire réel historique, formé par les localités suivantes : de Tagowsk sur lamer Noire en ligne directe jusqu'à Apicffir, d'Apichir en ligne directe jusqu'à Elbrous, qui se trouvera placé sous la souveraineté de la Géorgie, d'Elbrous, en ligne directe jusqu'à Palta, puis jusqu'à Assagov, d'Assagov jusqu'à la frontière de Daghestan. La ligne descend ensuite jusqu'à Salavatt, de Salavatt en ligne directe jusqu'à Geuktcha, dont la partie septentrionale appartiendra à la Géorgie. De Geuktcha en ligne directe vers le nord jusqu'à Palwan, puis jusqu'à Artanouche, qui entrera dans les frontières de la Géorgie. D'Artanouche à la frontière turco-russe de 1914 jusqu'au fleuve Djorokh. Gantzag, Alexandropol, Kars et Erivan restent en dehors de la Géorgie.

« 2° Le gouvernement de la Turquie n'est pas opposé à la formation d'un gouvernement provisoire dans le premier rayon de la Géorgie qui sera libéré des troupes russes. La Turquie ne s'oppose pas non plus à la formation, si le Comité le juge nécessaire, d'un gouvernement provisoire sur


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la rive gauche du Djorokh, qui entre dans les frontières turques.

« 3° Aussitôt que la Géorgie se sera déclarée indépendante, la Turquie reconnaîtra cette indépendance et recevra le représentant géorgien.

« 4° La Turquie ne s'appropriera pas la fortune que laissera la Russie ; cette fortune sera laissée à la Géorgie en compensation de son asservissement de 100 ans et des dommages causés à la Géorgie.

« 5e Les troupes turques ne paieront pas de contributions lors de leur séjour sur le territoire géorgien.

« 6° La Turquie ne suscitera pas de difficultés à la Géorgie qui pourra recevoir des munitions et des armes à travers le territoire turc ; au contraire la Turquie prêtera son appui.

« 7° Le gouvernement ottoman ne suscitera pas de difficultés au Comité pour la libération de la Géorgie qui pourra organiser des légions sur le territoire turc ; la Turquie promet même de prêter son appui à cette oeuvre.

« Les Légions se forment de trois catégories d'hommes :

« I° Des prisonniers de guerre se trouvant entre les mains de la Turquie, de l'Allemagne et de l'Autriche.

« 2° Des émigrés géorgiens qui, à la suite de la guerre, se sont rendus en Turquie.

« 3° De personnes militaires et civiles, qui se rendent en Turquie.

« Tous les officiers et commandants de la légion sont nommés par le Comité de la Libération de la Géorgie.

« Quant à l'organisation des soldats de la Géorgie et de leur coopération avec l'armée turque, les deux partis ont décidé ce qui suit :


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39« Toute affaire ayant trait aux militaires de la Géorgie entre dans la compétence du gouvernement géorgien.

« 2° Le gouvernement provisoire de la Géorgie nomme et licencie les officiers, les membres de l'organisstion du haut commandement, l'état-major et le commandant en chef. Le Comité devra désigner au poste de commandant de la légion une personne jouissant de la confiance du gouvernement de la Turquie.

« 3° Dans le cas où le commandant de la Légion Géorgienne n'aurait pas le nombre nécessaire d'officiers, il aura le droit de demander au gouvernement turc de compléter ses cadres d'officiers.

« Le commandant en chef des troupes turques et géorgiennes opérant ensemble revient au commandant en chef de l'armée turque se trouvant sur le front du Caucase.

« L'état-major général de l'armée turque du Caucase fixe les opérations militaires à exécuter avec la coopération de la légion géorgienne, afin de maintenir le plan général stratégique ; en même temps la légion a le droit de ne combattre qu'aux alentours des frontières de la Géorgie, afin de pouvoir former un gouvernement provisoire pour soulever la population.

« Le gouvernement turc assistera les troupes géorgiennes dans toute chose ayant une connexité avec la guerre, transport d'armes, etc. La Turquie prêtera aussi un appui financier, en cas de besoin, et les sommes ainsi avancées constitueront une dette de l'Etat géorgien. (Note du « Cldé » : il faut remarquer que cette dette a été éliminée, le Comité pour la libération de la Géorgie ayant organisé la légion par un accord avec l'Allemagne).


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Après la conclusion de la Paix, la Turquie retirera immédiatement ses troupes des territoires géorgiens.

Le gouvernement turc aura les droits suivants :

« I° Pendant la guerre, il utilisera les chemins de fer et autres routes ;

« 2° Il fera des réquisitions pour les besoins de ses soldats, mais par l'entremise du gouvernement géorgien ;

« 3° Il aura le droit de juridiction, le droit de promulguer des lois martiales, mais la juridiction générale civile et criminelle et le droit de l'administration appartiennent au gouvernement provisoire géorgien.

« Le Comité pour la Libération de la Géorgie a le droit :

« I° D'utiliser les chemins de fer au cours de la guerre ;

« 2° De faire des réquisitions pour les besoins des troupes, avec l'assistance du gouvernement géorgien.

« Le Comité pour la libération de la Géorgie se charge :

« I° D'aider les troupes turques par tous les moyens dont il dispose ;

« 2° De faire de la propagande en faveur de la Turquie et contre la Russie ;

« 3° De faire des efforts afin que les troupes turques soient amicalement reçues en Géorgie ;

« 4° De mettre les troupes turques au courant de la situation du front russe ;

« 5° De faciliter les transports et les concentrations des troupes turques pour des opérations militaires. »

Il n'est un secret pour personne au Caucase ou en Turquie qu'une légion géorgienne, dès le début, a combattu dans les


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rangs turcs, contre la Russie, conformément à l'esprit de l'accord ci-dessus.

C'est le parti national-démocrate de Géorgie qui a conclu cet accord avec les Turcs. C'est le même parti qui a en même temps déployé une grande activité en Allemagne; bien avant la guerre un comité géorgien installé à Berlin, publiait journaux et brochures en langue géorgienne, dans lesquels il prêchait à ses compatriotes, surtout aux nombreux prisonniers de guerre séjournant en Allemagne, l'idée de l'entente avec l'Allemagne et la Turquie.

Le parti social-démocrate de Géorgie ne faisait, lui, ni projets, ni accords; mais le moment propice arrivé, c'est lui qui devait assumer le rôle de réalisateur des projets conçus par le parti nationaliste proprement dit. Nous le verrons dans la suite. Notons pour le moment ce détail : lorsque après avoir combattu durant quatre années aux côtés des Turcs, la Légion Géorgienne arriva à Tiflis, en juin 1918, après la proclamation de l'Indépendance de la Géorgie, elle fut reçue avec honneur et solennité par le gouvernement social-démocrate géorgien.


Après la Révolution Bolcheviste

La tendance séparatiste en Géorgie s'accentue. — L'arrivée de Tcheïdze et de Tzeretelli. — Le bloc géorgio-tatare dans le gouvernement de Transcaucasie. — La chasse aux troupes russes. — Le massacre de Chamkhor.

L'attitude de la Social-démocratie géorgienne se précisa davantage après l'effondrement de la puissance russe, à la suite de la Révolution bolchéviste. La séparation d'avec la Russie devint un mot d'ordre. Là encore, géorgiens et tatares firent bloc. Chasser le « guiaour moscovite » du Caucase et y amener le correligionnaire turc — c'était l'ardent désir des beys et des intellectuels tatares, imbus des idées panislamistes ou pantouraniennes. Cela était de toute évidence. Tous ceux qui, dès le début de la guerre, avaient suivi le mouvement turco-tatare au Caucase et dans certaines régions de la Perse, en étaient plus que persuadés.

Les social-démocrates géorgiens eux non plus ne pouvaient l'ignorer. Mais ils espéraient toujours ramener les tatares dans leur propre orbite et créer une République Transcaucasienne sous l'égide géorgienne. Et puis, ils ne craignaient pas trop d'une invasion turque à un moment où une importante fraction de Géorgiens était en meilleurs rapports avec les Turco-Allemands et avait même conclu un accord avec le gouvernement, de Constantinople en offrant un corps de combattants à l'armée turque.


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Non, les Géorgiens n'avaient à redouter ni les massacres turcs, ni les « pogroms tatares ». Il n'y a que peu de tatares en Géorgie et, d'ailleurs les rapports tataro-géorgiens, nous l'avons dit, étaient empreints de la plus vive sympathie.

Pour les Géorgiens comme pour les Tatares, le moment paraissait le plus propice afin de prononcer le mot redoutable: « rupture avec la Russie ». C'était le voeu unanime de tout les patriotes géorgiens.

Quelle a été à ces heures tragiques l'attitude des deux fameux leaders socialistes, Tcheïdze et Tzeretelli qui s'étaient depuis longtemps voués au mouvement russe sans jamais manifester de tendances séparatistes et qui, après le coup bolcheviste, avaient quitte Petrograd pour aller s'établir dans leur pays d'origine, en Géorgie?

Ces rudes militants ont dû éprouver quelque crise de conscience, mais — ainsi que l'atteste la brochure de Tzeretelli — ils ont fini par se résigner et se soumettre au courant ; Tzeretelli s'est même fait, à notre profond regret, l'avocat de toutes les mauvaises manifestations de la politique nationaliste de la Social-démocratie géorgienne.

Un gouvernement central, antibolchévik, représentant les principaux groupements ethniques du pays, s'est établi à Tiflis. L'unité, hélas ! n'était que fictive. Bien que liées par un commandement général, les petites armées des trois peuples, arménien, géorgien, tatare, gardaient chacun une certaine autonomie. Le bloc tataro-géorgien dominait dans le gouvernement ainsi que dans le « Seyme », sorte de Parlement transcaucasien. Il disposait à sa guise des destinées de la Trancaucasie.

Les Géorgiens, social-démocrates, avaient la direction de


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la machine gouvernementale. Plus unis que jamais et étant la majorité, les deux éléments distribuèrent à leur gré les portefeuilles. Ils s'attribuèrent naturellement les postes les plus importants : Présidence, Guerre, Affaires Intérieures, Affaires Etrangères, Postes et Télégraphes. Les quatre premiers portefeuilles furent confiés aux Social-démocrates géorgiens. Un Russe était d'abord placé à la tête du Ministère de la Guerre, mais peu après il fut remplacé par un Géorgien. Les trois ministres Arméniens (contre huit géorgiens et tatares) n'obtinrent que des postes secondaires.

Le Ministère des Postes etTétégraphes et celui des Voies et Communications avaient une importance capitale à cette époque orageuse où le transport des troupes, le succès des opérations militaires de tel ou tel peuple dépendaient grandement du bon fonctionnement de ces organes et surtout des bonnes dispositions de ceux qui étaient à leur tête. Les deux ministères en question furent confiés aux Tatares. Telle était la décision du bloc dirigeant. Et ce fut un grand malheur pour le peuple arménien qui devait seul lutter contre l'avalanche turque grondant à la frontière. Livrer aux Tatares la direction des voies et communication et des postes et télégraphes, c'était d'avance paralyser les efforts arméniens contre les Turcs.

Malheureusement, ces question angoissantes intéressaient fort peu les leaders géorgiens, dont la grande préoccupation était d'abord de chasser « le vrai ennemi », de briser définitivement la Puisssance russe en Transcaucasie. Dans cette oeuvre de « purification » ils trouvèrent un puissant auxiliaire parmi les Tatares. Ensemble, ils commencèrent la chasse aux troupes russes, revenant du front. Une grande partie de ces


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troupes avaient, il est vrai, salué avec joie la révolution bolchéviste qui les libérait du pénible service. Surmenés, épuisés par trois années de campagne, ces soldats ne demandaient qu'à rentrer dans leurs foyers.

Sous prétexte de combattre le bolchévisme, le gouvernement central de Transcaucasie, c'est-a-dire le parti y dominant,la Social-démocratie géorgienne,avait décidé de désarmer ces masses russes et de les renvoyers le plus vite possible en Russie. Toute trace de l'armée russe devait disparaître de la Transcaucasie... Inutile de dire que ces mesures radicales trouvaient un écho enthousiaste de l'autre côté de la frontière, dans le coeur du Grand Turc qui apprenait avec allégresse la disparition du terrible « Moscow » de ses frontières caucasiennes et voyait déjà toute proche la réalisation de son rêve séculaire, la reprise du Caucase !

Le retour des troupes russes devait s'effectuer par la ville d'Elisavetpol, grand centre musulman qui était le quartier général des Tatares.

Il y avait là un Conseil National qui était en quelque sorte le pouvoir exécutif des Tatares. Le désarmement des troupes russes — « au besoin par la force armée » — ayant été, en principe décidé à Tiflis parle bloc géorgio-tatare, le Conseil National d'Elisavetpol se mit à l'oeuvre avec une hâte fébrile et une effrayante simplicité ds moyens.

Afin de mieux réussir dans sa tâche, le Gouvernement de Tiflis fit expédier les soldats russes par petits paquets.

Ainsi il serait plus facile à les faire obéir et à les désarmer. Mais les Tatares n'entendaient pas seulement enlever les armes et les munitions aux soldats russes ; ils en voulaient aux soldats eux mêmes.


-46Des

-46Des furent creusées près de la ville ; des bandes tatares bien armées furent chargées d'exterminer les échelons, à mesure qu'ils s'approcheraient d'Elisavetpol. Des massacres épouvantables eurent lieu dans la localité désormais célèbre de Chamkhore. Plus de 1000 soldats russes tombèrent victimes de ce guet-apens.

Ces massacres de Chamkhore fournirent un énorme butin à l'état-major tatare, à la puissante organisation contrerévolutionnaire des khans et des beys. Ses positions furent désormais consolidées, la ville d'Elisavetpol devint la grande citadelle tatare qui allait jouer son rôle dissolvant, néfaste dans la vie politique de la Transcaucasie.


L'invasion turque

Après Brest-Litovsk. — Les pourparlers de Trébizonde. — L'angoisse des Arméniens. — Tchenkely « convaincu » par les Turcs. — La volte-face des Géorgiens. — Ils proclament leur indépendance sous la protection allemande. — L'Arménie abandonnée à son sort.

L'armée géorgienne et l'armée tatare accumulaient toujours armes et munitions, arrachées aux troupes russes. Pendant ce temps, encouragés par la disparition presque totale de l'armée russe, les Turcs avancèrent vers le Caucase, afin de prendre possession de Kars, Batoum et Ardahan, que le traité de Brest-Litovsk leur avait livrées. Ils avançaient en ravageant les territoires arméniens, en exterminant des milliers de survivants de l'Arménie turque, hommes, femmes et enfants.

Dés pourparlers furent engagés à Trébizonde (1) (mars,1918). Des délégués des trois peuples, géorgien, tatare, arménien, y furent envoyés par la Diète de Transcaucasie. A contrecoeur, les Arméniens, eux aussi, participèrent à cette députation. Ils allaient à Trébizonde la mort dans l'âme. Ils connaissaient le Turc à fond, ils le connaissaient par une expérience séculaire. Ils savaient ses ruses et son absolu

(1) Les délégués des deux pays s'étaient déjà rencontrés sur l'invitation des Turcs, à Erzindjan et un armistice avait été signé le 5 décembre 1917. Mais ce ne fut qu'une manoeuvre de la part des Turcs qui continuèrent leur marche vers le Caucase, en dépit de l'armistice.


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manque de scrupules. Ils savaient aussi que les délégués tatares qui les accompagnaient, étaient d'avance acquis aux Turcs, qu'ils étaient tout prêts à livrer le Caucase à l'empire du Croissant. Et ce qui inquiétait le plus les délégués arméniens, c'est qu'ils n'avaient pas grande confiance en la solidité de l'amitié géorgienne. Les événements postérieurs confirmèrent hélas! pleinement la légitimité de ces doutes.

Le couteau sur la gorge, faisant bonne mine à mauvais jeu, espérant contre toute espérance que l'Unité Transcaucasienne ou du moins l'unité arméno-géorgienne se maintiendrait encore quelque temps dans la tourmente, les Arméniens consentirent â faire avec leurs voisins le triste pélerinage de Trébizonde, après les horreurs sans nom que la Turquie avait fait subir à leurs frères en Arménie turque... Jamais peuple ne s'était trouvé dans une situation aussi inextricable et aussi angoissante.

L'inquiétude des Arméniens augmentait encore du fait qu'à la tête de la Délégation était placé Tchenkely, un des principaux leaders du parti social-démocrate qui est en même temps un des protagonistes les plus ardents et les moins scrupuleux du nationalisme géorgien. Il était connu par ses sympathies tataro-turques et était l'homme de confiance de tous les chauvins de son pays pour lesquels l'Allemagne impériale était la suprême idole. Il n'y avait rien à faire : toutes les nominations étaient faites et toutes les dispositions étaient prises par le bloc géorgio-tatare, tout puissant dans la Diète, aussi bien que dans le gouvernement transcaucasien.

Enfin, une triste nouvelle vint, au cours des négociations, surprendre et alarmer les Arméniens; par une décision du


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Seyme transcaucasien, Tchenkely fut investi de pouvoirs discrétionnaires, afin de hâter la solution de la crise.

Inutile de s'arrêter longuement sur les pourparlers turcocaucasiens à Trébizonde. Ce ne fut d'ailleurs qu'une atroce comédie. Les Turcs avaient décidé non seulement d'occuper Kars, Ardahan, Batoum, mais d'envahir toute l'Arménie russe, d'aller ensuite jusqu'à Bakou et continuer la poussée vers la Perse et l'Afghanistan, en vue de soulever le monde musulman. Ce plan avait été élaboré par Pétat-major de Ludendoriï, dont les premiers éclaireurs s'approchaient déjà, par la Mer Noire, des confins de la Géorgie.

C'était uniquement pour « causer », pour établir des « liens d'amitié » que le gouvernement turc avait engagé les Caucasiens d'aller à Trébizonde. C'était surtout pour les inciter à se séparer de la Russie, à proclamer l'indépendance formelle de la Transcaucasie. Et ils y aboutirent.

Les pourparlers se terminèrent comme ils devaient se terminer. Tchenkely fut « convaincu » par les Turcs. Il comprit parfaitement que la cession aux Turcs des forteresses de Kars, d'Ardahan et même de Batoum ne mettait pas en grand danger la sécurité de la Géorgie. En dehors de toute autre considération, (accord turco-géorgien avant la guerre, existence d'un corps géorgien dans les cadres de l'armée turque, etc.), la puissante Alliée des Turcs avait déjà virtuellement pris la Géorgie sous sa protection... Von Kuhlmann ne disait-il pas dans son discours mémorable au Reichstag à propos de l'arrangement de Brest-Litovsk, que les Géorgiens étaient les amis de l'Allemagne et devaient être traités comme tels ?

Batoum lui-même pouvait être rendu à la Géorgie, par

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l'Allemagne, après sa victoire. Tel était, à coup sûr, le calcul des délégués géorgiens à Trébizonde. Car, aux yeux de Tchenkely et de ses compagnons, l'Allemagne était indomptable, et déjà à cette époque-là (printemps de 1918 l'armée du Kaiser remportait des victoires retentissantes et semblait tout près de son triomphe final.

De toute façon, Tchenkely a décidé de transiger avec les Turcs, en leur livrant Kars, Ardahan et Batoum. Lorsque la nouvelle en arriva à Tiflis (le 31 mars 1918) il y eut un soubresaut dans les milieux géorgiens ; la Diète protesta énergiquement et fit rappeler la Délégation de Trébizonde. C'était la rupture et la guerre. Les leaders géorgiens avaient-ils réfléchi? Des hommes raisonnables parmi les social-démocrates s'étaient-ils rendu compte des inconvénients d'une invasion turque... Ou voulait-on simplement intimider l'adversaire? Toujours est-il que la guerre fut déclarée. Les Arméniens, enchantés de la collaboration géorgienne, se préparèrent à la lutte suprême sur les deux fronts, contre les Turcs et contre les Tatares qui n'attendaient que l'arrivée des Turcs pour s'unir à eux.

Les chefs géorgiens annonçaient au monde qu'ils allaient mobiliser toutes les forces vtves de la nation et que la Géorgie coordonnerait ses efforts à ceux de l'Arménie. La victoire semblait d'avance acquise, car les troupes turques décimées, affaiblies par une longue campagne, n'auraient pu, même avec le concours des Tatares, résister à l'action combinée des Arméno-Géorgiens.

Malheureusement, toutes ces manifestations belliqueuses de nos voisins ne furent que de vaines bravades et au moment critique, lorsqu'il fallut agir, lorsque le Conseil


National Arménien, ayant décrété une levée en masse en Arménie, implora l'aide militaire des Géorgiens, ceux-ci déclarèrent par la bouche de leurs chefs social-démocrates qu'ils ne pouvaient marcher.

C'est qu'entre temps, Tchenkely, convaincu par les Turcs à Trébizonde, était rentré à Tiflis et avait convaincu à son tour ses camarades de la Social-démocratie.

La fièvre belliqueuse se calma, les Géorgiens abandonnèrent la lutte, sans même l'avoir commencée. L'armée géorgienne, riche en armes et en munitions, n'opposa presque point de résistance aux troupes ottomanes dans le fort de Batoum qui fut pris par quelques centaines d'askers turcs. Ce fut la plus facile des promenades militaires.

Sur le territoire arménien, Kars, la fameuse citadelle, résistait encore. Volontaires et troupes régulières arméniennes, s'y étaient retranchés sous le commandement du général Nazarbekian, fermement résolus de défendre à tout prix la grande forteresse qui est considérée comme la clef de l'Arménie. Les Arméniens étaient soutenus par un fort détachement de soldats russes commandés par le vaillant général Deeff. Le généralissime arménien annonçait déjà à Tiflis, au gouvernement central, des combats victorieux contre les Turcs sous Kars. Mais la Social-Démocratie géorgienne, toujours arbitre de la situation, avait déjà décidé de livrer Kars, après avoir livré Batoum.

Le 23 avril 1918, peu de jours après la rupture des pourparlers à Trébizonde, lorsque les optimistes gardaient encore quelque espoir de sauver la Transcaucasie de l'invasion turque par l'alliance des deux peuples, on annonça à Tiflis un changement de cabinet. Le poste du premier ministre fut


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confié à Tchenkely. Et le même jour un télégramme partit de Tiflis à Kars à l'adresse du général arménien Nazarbekian, lui annonçant, au nom du gouvernement transcaucasien, que l'armistice était signé et lui enjoignant de livrer Kars aux Turcs. Ce télégramme était signé du géorgien Tchenkely et du général Odichelidze, également géorgien. Ils avaient envoyé cette néfaste dépêche sans même attendre que le cabinet fût au complet, sans consulter les Arméniens, les principaux intéressés. L'ordre d'évacuer Kars fut une douloureuse surprise pour le général Nazarbekian qui était en train de refouler les Turcs. Il tenta à plusieurs reprises de communiquer télégraphiquement avec le Conseil National Arménien, mais toutes ses tentatives échouèrent ; ses dépêches furent interceptées et supprimées. Le télégraphe, nous l'avons dit, était entre les mains des Tatares.

Lorsque la fatale nouvelle se répandit à Kars et dans la région, une effroyable panique s'empara de la population de la ville et du district. Prévoyant la ruée imminente des hordes turques et se sentant abandonnées par le gouvernement du pays, les masses arméniennes, citadins et paysans, abandonnèrent précipitamment la région et s'en allèrent vers Alexandropol, après avoir brûlé leurs maisons.

L'affreux bouleversement, produit par le télégramme de Tchenkely, est tout exposé dans cette brève dépêche du Commissaire de la région, adressé au Président du Commissariat Transcaucasien à Tiflis.

« La reddition de Kars s'étant effectuée d'une manière inattendue pour nous tous et avec une grande précipitation, la population paisible qui se préparait tout entière à défendre la citadelle de la Transcaucasie, fut forcée d'abandonner


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littéralement tout et d'évacuer le 12 (25) avril à 5 h. du soir, quittant la ville en flammes ; les plus beaux édifices ont brûlé, le tableau de l'exode de la population est indescriptible. »

Le Commissaire du District

DZAMOEFF.

Kars devait être livré. L'ordre de l'état-major de Tiflis éfait formel; et c'est lui, cet état-major qui détenait les moyens de défense, presque tout l'héritage de la Russie, l'énorme provision d'armes et munitions, de trains blindés, etc. Les Arméniens n'avaient qu'à se résigner. Et Kars fut livré.

Est-il besoin de dire que les généraux d'Enver Pacha ne tinrent aucun compte des engagements pris par eux lors des pourparlers? Ils franchirent la ligne fixée par le traité de Brest-Litovsk et envahirent la plaine d'Ararat, une grande partie de l'Arménie russe. Leur premier exploit sur ce territoire fut le massacre de 8000 habitants paisibles à Karaklis.

Ce n'était qu'un préambule. Des événements plus terribles devaient suivre aux hécatombes de Karaklis. Le sang devait couler à flots durant plusieurs mois, de Kars à Alexandropol et à Nahidjevan, jusqu'à Bakou, où une lutte à vie et à mort s'était engagée entre Tatares et Arméniens. Après avoir dévasté et ensanglanté l'Arménie turque, le gouvernement TalaatEnver avait décidé d'en finir aussi avec les Arméniens du Caucase. Le rêve pantouranien eût été ainsi partiellement réalisé ; depuis le Taurus jusqu'à la grande chaîne Caucasienne, jusqu'à la vallée de l'Araxe, il n'y aurait eu désormais qu'uamonde homogène turco-tatare, parlant la même langue, appartenant à la même race, ayant la même religion et reconnaissant le même Etat — la Turquie.


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Et tandis que les Turcs piétinaient et ravageaient ainsi des régions entières de la Transcaucasie, les troupes allemandes au nombre de quelques milliers, vinrent s'installer en Géorgie et la Social-démocratie géorgienne, sentant ses positions assurées, proclama solennellement l'indépendance de la Géorgie sous la protection allemande (le 26 mai 1918).

Reprenons le mot d'Albert Thomas : :c Dans la défaite où sombrait la Transcaucasie unie, les Géorgiens proclamèrent leur indépendance. »


L'effort Arménien

Seuls, contre les Turcs et les Tatares. — Levée en masse et rencontres sanglantes. — Le « Bloc » cherche à paralyser la résistance arménienne. — Durant plusieurs mois les Arméniens seuls tiennent le front du Caucase. — Témoignages britanniques. — Une lettre de Lord Robert Cecil. — Une question du citoyen Ramsay Mac Donald à la Chambre des Communes et la réponse de M. Balfour. — Une déclaration de M. Lloyd Georges. — Une opinion de M. Gérard. La République d'Arménie.

Par bonheur, tout n'avait pas « sombré » en Transcaucasie. Le peuple arménien était encore debout, quoique affreusement mutilé et décimé. Il continuait à résister à la fois contre le Turc envahisseur et le Tatare, son allié. Après la prise de Kars, les troupes arméniennes se replièrent sur Alexandropol et poursuivirent la lutte avec les ressources misérables d'armes et de munitions qu'elles possédaient. Leur situation était épouvantable; en butte aux attaques furieuses des hordes sanguinaires, ils faisaient vainement appel à la Géorgie démocratique et socialiste.

Si au moins on leur avait donné les moyens de se défendre!... Déjà avant la proclamation de l'indépendance de la Géorgie, tous les efforts des Arméniens pour obtenir quelques secours, se heurtaient à la sourde opposition du Gouvernement transcaucasien qui gardait encore une fictive unité à Tiflis, et des Soviets, dans lesquels dominaient encore les Géorgiens. Le Commissariat créait toutes sortes d'entraves au recrutement


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des troupes arméniennes, dont le projet, formé par le Conseil National Arménien, ne fut sanctionné par le gouvernement central qu'après deux mois de tergiversations et de chicanes; et pendant ce temps les Turcs marchaient sur la Transcaucasie. Les renforts arméniens, les troupes de réserve n'arrivaient pas à temps, parce que les voies de communication se trouvaient entre les mains d'un ministre tatarc. Il en fut de même des munitions que le gouvernement central et les Soviets refusaient obstinément aux Arméniens. La pénurie du matériel roulant, elle aussi, aggravait la situation des troupes arméniennes. Tiflis leur refusait tout : trains blindés, locomotives, wagons, etc..

Dans ces conditions extrêmement défavorables, les Arméniens continuaient à tenir tête à une armée beaucoup mieux organisée et de beaucoup supérieure en nombre; ils poursuivaient cette lutte inégale, fermement convaincus que la grande Victoire viendrait tôt ou tard, que la cause du Droit finirait par triompher. Toute la jeunesse arménienne, depuis l'âge de 18 ans, tous les éléments valides de la race étaient enrôlés sous le drapeau national, la plupart sans aucun apprentissage militaire. La vallée d'Arpatchaï, Alexandropol, Karaklis,Sardarabad furent témoins de rencontres sanglantes, où les Turcs n'étaient pas toujours vainqueurs. Dans d'autres régions de la Transcaucasie, les volontaires arméniens, guidés par leurs chefs héroïques, Mourade, Andranik, Dro, Sepouh, Hamaçaspe, poursuivaient la lutte de guérillas et infligeaient des coups rudes aux Tatares et aux Turcs. De vastes régions montagneuses de l'Arménie, Karabagh, Zanguézour ont pu ainsi maintenir leur indépendance jusqu'à la


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signature de l'Armistice, en dépit des assauts continuels des Turco-Tatares.

Un nouveau front fut créé par les Arméniens à Bakou. En juin 1918, les Turcs, voyant l'impossibilité de dompter la résistance arménienne dans l'Arménie proprement dite, firent semblant de renoncer définitivement à la conquête de ce pays, reconnurent l'indépendance de la République d'Arménie qui venait d'être proclamé à Erivan et dirigèrent le gros de leurs forces sur Bakou, le grand centre pétrolifère que convoitait depuis longtemps et avec tant d'obstination l'impérialisme turco-germanique.

Bakou étant en plein pays tatare, l'armée turque eut le concours le plus large et le plus actif de toute la population musulmane. De mars à septembre 1918, des luttes d'une violence extrême se déroulèrent dans cette région entre les deux vieux adversaires : les Tatares auxquels se joignit peu après une armée turque de 30000 hommes et les Arméniens. Les forces du parti arménien « Daschnaktzoutioun », une quinzaine de milliers de volontaires, dirigés par Mourade, Rostome et le général Bagratouni, y étaient soutenus par les Russes, principalement des ouvriers, appartenant à toutes les fractions, bolchévistes, menchévistes, soc.-révolutionnaires, etc., Ceuxci étaient pour la plupart révoltés contre le Commissariat de Tiflis et résolus de défende à tout prix Bakou, « le dernier Iront russe », contre l'invasion germano-turque et le mouvement réactionnaire tatare, lequel avait éclaté déjà en mars, sous la haute direction du parti « Moussavath », des seigneurs féodaux et des « rois du pétrole ».


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Le rôle joué par la Social-démocratie géorgienne durant ces luttes entre les révolutionnaires bakiniotes et la réaction musulmane, a été déplorable. Sous prétexte d'anéantir le « foyer du bolchévisme », elle n'a pas hésité à soutenir la contre-révolution tatare. Sous sa direction, le Commisariat Transcaucasien s'est employé à briser les efforts des socialistes arméno-russes et à livrer Bakou aux Turco-Tatares. Il a même envoyé des détachements armés et des trains blindés au secours de ces derniers, au lieu de les diriger sur le front. Un détachement du Commissariat, commandé par le général géorgien Magalof, a combattu dans les rangs de l'armée turque contre les militants de Bakou, parmi lesquels il y avait aussi quelques nobles figures géorgiennes.

Les chefs bolchevistes, Schahoumian, Djaparidze, etc., cherchaient, de concert avec les autres fractions, à sauver la grande ville et les conquêtes de la Révolution des périls d'une invasion turque. A la fin de juillet, ces bolchevistes disparurent complètement de la scène, mais les dirigeants de Tiflis n'en continuèrent pas moins leur besogne.

Et c'est en vain que les socialistes de la région exhortaient leurs camarades géorgiens de Tiflîs d'abandonner leur tactique anti-socialiste et anti-démocratique. L'un de ces socialistes de marque, Ayollo, menchevik lui-même, télégraphiait aux dirigeants de Tiflis :

« L'organisation s. d. menchevik de Bakou considère qu'il est de son devoir de prêter un concours actif au Conseil, dans la lutte qu'il a déclarée à la contre-révolution. Les attaques des Tatares et des musulmans de Daghestan ont, à nos yeux, un caractère contre-révolutionnaire et nous prions le Seyme d'appuyer le Conseil de Bakou. »


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Un autre s. d. menchevik, arménien celui-là, Ter-Gazarian, membre du Commissariat de Transcaucasie, télégraphiait de Bakou aux citoyens Jordania, Tcheïdze, Gueguetchkori, Ramichvili :

- « Nous sommes informés que des troupes sont envoyées de Tiflis contre Bakou. Tous les partis socialistes et démocratiques révolutionnaires, sans distinction de nuance, se sont ralliés au Conseil de Bakou pour défendre la région. Il est nécessaire de faire cesser immédiatement l'envoi de troupes et de trains blindés contre Bakou. Le Seyme doit s'abstenir de toute intervention; sinon les conséquences seront funestes pour tout le Caucase ».

L'impérialisme germano-turc avait conçu un plan grandiose: faire de Bakou une base d'opérations pour les armées turco-allemandes contre la puissance britannique en Asie, soulever les masses touraniennes de Daghestan, du Nord de la Caspienne, les millions de Circassiens, de Tchétchènes, de Sarthes, de Turcmènes, de Kirguizes, les rallier aux Musulmans de l'Azerbeidjan, en former une puissante armée, afin de tenir la Perse et d'envahir l'Afghanistan et l'Inde, en fomentant partout des insurrections musulmanes.

C'est ce plan que les Arméniens du Caucase firent échouer par la résistance longue et opiniâtre de leurs modestes contingents, par leurs incessantes guérillas durant plusieurs mois dans la vaste région tatare, depuis Bakou jusqu'à Kurdamir, Guioktcha et Chemakha, jusque dans l'Azerbeidjan persan.

Et c'est à cette époque là que M. Balfour et Lord Robert Cecil, ont tenu à signaler « la vaillante résistance des Arméniens » par des déclarations publiques que nous citons plus loin.


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Si les combattants arméniens, cédant à la pression de l'ennemi, avaient déposé leurs armes et livré Bakou quelques mois plus tôt, en mai ou en juin 1918, c'eût été un gain énorme pour les Puissances Centrales qui avec leur « Drang » au Turkestan, en Perse et en Afghanistan, auraient créé des difficultés incalculables aux forces britanniques en Mésopotamie. La guerre serait prolongée et l'Armistice n'aurait, certainement, pas été signé en novembre 1918.

Car, en dehors des avantages politiques, la possession de Bakou fournirait à la Turquie et à l'Allemagne impériale les richesses immenses de la région pétrolifère et de l'industrie cotonnière du Turkestan.

Bakou tomba le 17 septembre 1918, peu de temps avant la signature de l'Armistice.

La petite armée de la Défense de la Révolution avait épuisé toutes ses ressources. Coupée du reste du monde, privée du concours des Alliés, manquant d'armes et de muni" tions, décimée, affaiblie par des luttes de sept à huit mois, cette armée ne put tenir plus longtemps contre les flots des Turcs qui grandissaient sans cesse par l'arrivée de troupes fraîches de Syrie; contre les montagnards musulmans qui se précipitaient comme une avalanche des hauteurs du Daghestan au secours de leurs coreligionnaires; contre les Tatares, enfin qui, en même temps qu'ils ravitaillaient l'ennemi et facilitaient ses mouvements, tendaient continuellement des embûches à l'armée révolutionnaire, coupaient les communications, détruisaient les conduites d'eau, etc.

Le Haut Commandement Britannique avait expédié de Mésopotamie quelques secours aux combattants de Bakou. Mais ils furent insignifiants: deux ou trois bataillons en tout; et le


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Commandant anglais, après une résistance de trois semaines, voyant la supériorité numérique de l'ennemi, jugea prudent de rebrousser chemin par la Caspienne.

L'arrivée des Britanniques avait été saluée avec allégresse par les défenseurs de Bakou; leur départ subit, en pleine lutte, jeta la consternation parmi les troupes et la population arméniennes.

Les Turcs en profitèrent pour porter le coup décisif. Ils entrèrent dans la ville et, une fois de plus, se vengèrent sur la population civile. Les scènes sanglantes d'Anatolie se reproduisirent dans la capitale de l'Azerbeidjan. Dans une rage indescriptible, Turcs et Tatares massacrèrent durant -deux jours et deux nuits, femmes, enfants, vieillards. Les tueries furent accompagnées de l'habituel cortège d'atrocités et d'infamies. On compte environ vingt mille victimes.

La République de l'Azerbeidjan a proclamé ce jour de l'entrée des Turcs à Bakou, jour de délivrance et fête nationale. Elle l'a célébré récemment avec enthousiasme et solennité.

Tel est en quelques mots le fond de cette sanglante épopée transcaucasienne. Le peuple arménien a été à son poste de combat jusqu'au bout. Il a même été, malgré les conditions exceptionnellement difficiles, malgré les revers et les saignées, le plias fort élement de résistance en Transcaucasie et dans l'Azerbeidjan persan contre les ennemis de l'Entente. Il a disputé avec acharnement à la Turquie et à ses alliés la possession du Caucase et de la grande voie de la Perse. Vehib pacha, le généralissime de l'armée turque, n'a-t-il pas déclaré avec un terrible accent de dépit : « Oui, nous avons une haine irrésistible contre vous, Arméniens, parce que


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c'est vous qui contrariez tous nos projets et nous empêchez de conquérir le Caucase ! »

Les généraux et les hommes d'Etat britanniques euxmêmes ont attesté les services rendus à la cause des Alliés par les efforts persévérants des populations arméniennes.

Dans une lettre adressée à Lord Bryce, le 3 octobre 1918, lord Robert Cecil, un des dirigeants du Foreign Office, écrivait entre autres :

« Dès le commencement de la guerre, la moitié de la nation arménienne qui vivait sous la souveraineté russe, a organisé des corps de volontaires qui, sous le commandement d'Andranik, leur chef héroïque, ont soutenu le choc de quelques-uns des plus lourds combats de la campagne du Caucase.

« Après l' écroulement de l'armée russe, à la fin de l'année dernière, les mêmes forces arméniennes se chargèrent de la défense du front du Caucase et retardèrent pendant cinq mois l'avance des Turcs, rendant ainsi un service signalé à l'armée de Mésopotamie. »

A la suite d'une interpellation du citoyen Ramsay Macdonald (député de Leicester, travailliste) sur la situation en Arménie, M. Balfour, ministre des Affaires Etrangères de la Grande-Bretagne fit, le 11 juillet 1918, la déclaration suivante à la Chambre des Communes :

« Le gouvernement de Sa Majesté Britannique suit avec la sympathie et l'admiration la plus profonde, la vaillante résistance des Arméniens dans la défense de leurs libertés et de leur honneur. Il fait tout son possible pour leur venir en aide. »

Mr. Lloyd George, lui aussi, a tenu à rendre un solennel


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hommage à la vaillance et à la ténacité des Arméniens au milieu des plus grands désastres.

Lors de son passage à Manchester, le 26 août 1918, recevant une députation de la colonie arménienne de cette ville, le premier Ministre britannique lui adressa les paroles suivantes :

« Ce qui donne à la nation arménienne le plus grand titre à l'appui sf,ns réserve de ceux qui combattent pour les liber tés de l'humanité, c'est que la détermination de ses fils à atteindre leur but n'a jamais faibli. En dépit des persécutions, des désastres et des répressions sans pitié, l'Arménie revendique toujours la justice devant le monde et dédaigne d'implorer son oppresseur pour qu'il lui fasse grâce. »

Voici enfin un témoignage américain. M. Gérard, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Berlin, dans un Mémoire adressé tout récemment à la Commission extérieure du Sénat, écrit ce qui suit :

« Dans son livre, von Ludendorff affirme que le facteur principal de la débâcle de l'armée de l'Ouest, fut le manque de combustible... Caries Turcs n'ont pu occuper Bakou en temps opportun.

« Les Turcs, continue M. Gérard, n'ont pu prendre Bakou jusqu'en septembre 1918, c'est-à-dire huit mois après l'effondrement de la Russie. Que les Américains réfléchissent un instant à ce qu'eût été le sort et la durée de la Guerre en Occident, si les Turcs avaient pris Bakou huit mois plus tôt... Et ils l'auraient fait, s'il n'y avait eu la résistance des Arméniens. »

Les flots de sang que la nation arménienne a versés durant la guerre, n'ont pas été en vain. Elle a conquis son droit


-64imprescriptible

-64imprescriptible l'indépendance. Par ses luttes et ses sacrifices innombrables, par l'héroïsme de ses fils, elle a sauvé une grande partie de son territoire et, lorsque l'Unité Transcaucasienne fut brisée par la trahison des Tatares et la séparation des Géorgiens, lorsque la Social-démocratie géorgienne proclama à Tiflis l'indépendance de la Géorgie sous l'égide de l'Allemagne, lorsque l'Azerbeidjan tatare, suivant l'exemple des Géorgiens, proclama sa propre indépendance, sous la protection de la Turquie, les Arméniens, dans leur tragique isolement, loin de leurs alliés occidentaux, privés de toute assistance matérielle ou morale, fondèrent à leur tour, au pied du mont Ararat, leur République Indépendante (le 28 mai 1918) qui à son origine n'embrassait qu'un tout petit territoire, mais dont les limites se sont considérablement élargies après la retraite des troupes turques. L'étendue de son territoire actuel, une cinquantaine de milliers de kilomètres carrés, ne forme que 1/5 du territoire de l'Arménie toute entière; la République Arménienne de Transcaucasie n'attend que la libération de l'Arménie turque pour se joindre à elle et pour ne former avec elle qu'un seul Etat Arménien.

Cette République Arménienne que le gouvernement turc, lui-même fut obligé de reconnaître, existe depuis environ dix-huit mois avec son gouvernement, son parlement et son armée. Un Parlement élu au suffrage universel, un gouvernement imbu des principes de la démocratie moderne, respectueux des droits de la minorité musulmane, laquelle ai ses représentants à l'Assemblée Législative d'Erivan.


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Tout citoyen de l'Arménie ayant l'âge requis a le droit de participer à toutes les élections, quelque soit son sexe et sa religion. Le vote est direct et secret et les élections sont basées sur le principe proportionnel.

L'instruction obligatoire et gratuite est une des devises de la jeune République; laquelle, dès les premiers jours de son existence, a institué la liberté de conscience, de presse, de parole et d'associations.

Le territoire de la République Arménienne dans ses limites actuelles, comprend les parties suivantes de la Transcaucasie (nous employons les noms des anciennes divisions administratives russes) :

a. La totalité de la province d'Erivan.

b. La province de Kars, sans la partie nord du district d'Ardahan.

c. La partie sud de la province de Tiflis, comprenant le district entier d'Akhalkalak et la partie sud du district de Bortchalou.

d. Les régions de la province â'Elizabetpol (Gandzak), comprenant la partie sud des districts de Kazakh et d'Elisabetpol, le district entier de Zangueour et les hautes régions des districts de Djevanchir, de Choucha et de Kariaguine (Djébrail), connues sous le nom du Karàbagh Arménien.

Voici en quelques mots la situation de cette République Arménienne au moment où le Gouvernement Arménien s'installa à Erivan, en Mai 1918 :

L'Armée turque occupant la plus grande partie de l'Arménie transcaucasienne avait placé des canons à tir rapide à 7 kilomètres d'Erivan.

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L'Azerbaïdjan tatare, enhardi par la présence de l'armée turque, pressait les frontières est et nord de l'Arménie et menaçait de passer le peuple arménien au fil de l'épée.

La Géorgie, appuyée sur la protection et les troupes allemandes, tenait sous la menace d'anexion les provinces essentiellement arméniennes Ahalkalak et Lori.

L'Arménie était ainsi complètement isolée, assiégée de forces hostiles, sans aucune aide extérieure.

La situation intérieure échappait à toute description. Plus de la moitié de la population était des réfugiés, sans nourriture, sans vêtements, sans abri. Les villages et les fermes étaient ruinés et les travaux de culture suspendus. Les paysans étaient obligés de manger le grain qu'ils devaient semer et de tuer leurs boeufs, pour s'en nourrir. La famine régnait avec toutes ses horreurs, toutes les maladies contagieuses qui l'accompagnent. Les médicaments étaient rares et les phamacies vides.

Les communications avec le monde extérieur étaient coupées, les Turcs tenant l'unique voie ferrée. L'importation de marchandises avait cessé, puisqu'il n'y avait aucune relation avec la Russie, la Perse, l'Europe. Le mécanisme gouvernemental du régime russe était complètement brisé ; toutes les fonctions administratives dans un état d'anarchie et de chaos. Il fallait commencer par le commencement, reconstruire une nouvelle vie nationale sur les ruines de l'ancienne.

Lorsqu'en Décembre 1918, en conformité avec les conditions de l'armistice signé avec les puissances alliées, l'armée turque fut obligée d'évacuer la Transcaucasie, y


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compris les territoires de l'Arménie Russe, elle s'en alla, mais en achevant l'oeuvre de la dévastation.

Les Turcs emportèrent avec eux tout ce qu'ils purent, grain, fourrages, coton, cuir, animaux domestiques, wagons, automobiles, instruments télégraphiques et téléphoniques, outils et machines d'usines et d'ateliers, jusqu'aux portes et châssis de fenêtres; et ce qu'ils ne purent prendre, ils le détruisirent.

Avec le départ des Turcs, le territoire de la République arménienne s'élargit et les dangers de complications extérieures diminuèrent. Mais le Gouvernement se trouva en face de nouveaux soucis, car il fallait rétablir l'ordre et la paix dans le nouveau territoire et secourir les populations dépouillées et exténuées.

C'est dans ces conditions que la République Arménienne vécut la première année de sa vie.

Sans se décourager, le gouvernement arménien, fit face à cette situation terrible. Il devait courir au plus pressé.

1. Il organisa une police centrale et locale, pour protéger la vie, la propriété et les moyens de communication.

2. Réorganisa le système judiciaire et rétablit les sessions régulières des tribunaux ;

3. Réorganisa l'armée;

4. Rouvritles écoles ;

5. Rétablit, autant que possible, le communications postales, télégraphiques et téléphoniques, ainsi que les communications par voie ferrée.

6. Remit les finances en ordre et organisa un système d'imposition et de perception d'impôts ;


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7. Réorganisa les institutions médico-sanitaires pour lutter contre les épidémies etc., etc.

Ainsi, durant la première année de son existence, la République Arménienne a donné des preuves suffisantes de sa vitalité et de la capacité du peuple arménien de se gouverner.

Un système de gouvernement ferme et régulier est établi. Le peuple apporte une obéissance toute spontanée aux autorités qu'il a librement choisies. Aucun événement n'est venu jusqu'ici troubler l'ordre intérieur. Les soldats arméniens des deux côtés de l'ancienne frontière, unis au sein d'une même armée nationale, ces soldats mal vêtus, mal nourris, la plupart pied-nus, luttant sans cesse contre les Tatares et Kurdes, font preuve d'un esprit d'abnégation remarquable.

Ce renouveau de vie et d'activité au milieu des plus effroyables ruines— ruines matérielles et spirituelles — ne manque pas de frapper l'observateur étranger. Il est impossible de trouver un autre coin de globe, aussi désolé par la guerre, l'invasion, les atrocités des hordes primitives, la famine et les épidémies. On a écrit des volumes sur les méfaits turcs en Arménie, on en écrira beaucoup d'autres, mais jamais on n'épuisera l'immense, l'incroyable tragédie qui s'est déroulée là-bas.

Epur si muove !... Le peuple arménien peut jeter aujourd'hui la terrible boutade à la face de ses bourreaux. La plus sanglante repression qu'une tyrannie ait jamais organisée contre un peuple aspirant à la liberté, n'a pu brisé l'élan et la puissante vitalité de ce peuple... Les Arméniens ne connaissent pas le désespoir. Hier encore, au milieu de leur


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profonde détresse, ils fêtaient avec enthousiasme le premier anniversaire de leur République Indépendante, cette République qu'ils ont attendue avec angoisse depuis plus de cinq siècles, depuis le temps (année 1 393) où l'Arménie a perdu son indépendance.

Pour cette République, née en pleine invasion turque, dans le sang et l'épouvante, pour ses institutions démocratiques, si profondément ancrées dans l'âme de la race, pour cette jeune armée, petite par son nombre, grande par son moral et sa discipline, le peuple arménien est prêt à consentir, sans murmures, tous les sacrifices.


Après la proclamation de l'Indépendance Géorgienne

Un discours de Tzeretelli. — La légende d'une Géorgie « abandonnée à ses seules forces ». — La Géorgie indépendante et l'Arménie en détresse. — Les drames de Bakouriani et de Lagodagh. — Le nationalisme militant. — Appuyée par la mission militaire allemande, la social-démocratie géorgienne cherche à annexer des territoires arméniens. — Il en résulte un conflit armé.

Revenons aux différends arméno-géorgiens.

Donc, la Géorgie proclama, la première, son indépendance, se séparant ainsi du reste de la Transcaucasie qui se débattait dans une crise sans précédent. Comme toujours, c'est le parti social-démocrate qui présidait à l'événement. Et c'est à ce moment que le citoyen Tzeretelli, dans son discours inaugural, eut le courage de déclarer que les Géorgiens avaient proclamé leur indépendance parce «qu'ils étaient abandonnés à leurs seules forces. »

Presque simultanément la « Erthoba », organe du parti social-démocrate, désirant, lui aussi, justifier l'acte de séparation de la Géorgie, écrivait que les Arméniens et les Tatares n'avaient pas voulu marcher avec les Géorgiens et les avaient poussés à la séparation.

En face de ces lamentations et de ces artifices, voici la franche et sincère déclaration du « Sakartvélo », organe des natio-


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nalistes géorgiens. Celui-ci écrivait quelques jours avant la proclamation de l'Indépendance géorgienne, au moment où les Turcs avaient déjà envahi le coeur de l'Arménie et où la démocratie caucasienne se trouvait dans cette terrible alternative : s'engager sérieusement dans la grande bataille contre la sanglante tyrannie turque, ou abandonner la lutte :

« Maintenant, disait le « Sakartvélo » (I), l'indépendance complète et irrémissible de la Géorgie est le seul moyen de salut qui puisse la tirer d'une situation extrêmement grave ».

Et, rappelant l'occupation par les Turcs de la ville d'Alexandropol et de la voie ferrée de Julfa, l'organe géorgien continue :

« Bien entendu, ce sont les Arméniens qui en subissent le poids, mais la Géorgie elle aussi souffrirait dès à présent, si elle ne traçait pas ses frontières d'Etat. Ces dernières formeraient une ligne de démarcation pendant les conflits entre Turcs et Arméniens.

« Nul doute, que les Arméniens ne céderont pas sans lutte. La République Transcaucasienne a déjà eu une guerre avec la Turquie dans laquelle la Géorgie a subi un échec. Si la guerre arméno-turque est aussi inévitable, la Géorgie peut de nouveau être entraînée dans la mêlée, à moins qu'elle ne proclame son indépendance, car autrement, elle sera forcée de participer à la guerre; tandis que la proclamation immédiate de l'Indépendance nous sauverait de cette calamité ».

Est-il besoin de dire que nous préférons ce langage brutalement franc du « Sakartvélo » qui exhortait ses compatriotes

(I) 1918, n° 91. Cité par le journal « Horizon ».


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à sauver leur peau en abandonnant leurs alliés, aux artifices oratoires de Tzeretelli qui allait répétant :

« Tu es seul, peuple géorgien, abandonné à tes propres forces... On t'a quitté, il faut que tu le saches »...

Le représentant de la fraction socialiste-révolutionnaire russe, au cours de la même séance historique de la Diète transcaucasienne, répliqua courageusement à Tzeretelli, dénonçant l'inexactitude de sa déclaration, rappelant que la Géorgie n'était nullement seule, que les Arméniens continuaient la guerre et qu'ils demandaient le concours des Géorgiens. L'orateur russe ajouta que c'étaient les Géorgiens eux-mêmes qui s'isolaient volontairement et laissaient les Arméniens seuls.

Un autre leader géorgien, du même parti social-démocrate, Noï Jordania, consolait les Arméniens, en leur annonçant publiquement que l'indépendance de la Géorgie servirait aussi les intérêts des Arméniens et que ceux-ci trouveraient aide et protection auprès de l'Etat Géorgien.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette mission protectrice de la Géorgie Indépendante.

En mai 1918, peu de jours après la proclamation de l'Indépendance Géorgienne, 80.000 arméniens d'Ahalkalak, échap. pés à l'invasion et aux persécutions turques, se dirigèrent avec leurs bagages et leur bétail vers les montagnes avoisinantes de Bakouriani et Dzalka pour aller trouver un refuge provisoire dans les villages de Géorgie. Les troupes géorgiennes reçurent l'ordre de barrer le chemin à ces fugitifs, femmes, enfants, vieillards. En vain ceux-ci supplièrent-ils de les autoriser au moins à traverser le territoire géorgien pour se rendre en Russie. L'ordre des autorités était formel; les fugitifs armé-


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niens ne devaient pas même provisoirement, pénétrer dans l'intérieur de Géorgie. Le bétail et même une partie des vivres qu'ils avaient pris avec eux, leur furent enlevés par des bandes de pillards et les malheureux restèrent plusieurs mois dans la montagne, exposés à toutes les intempéries, et moururent en masse, dans les camps de concentrations, faute de logement et de nourriture, victimes d'épidémies et de privations de toutes sortes. On a compté près de 3o.ooo morts.

Deux mois après, 15.ooo autres arméniens des districts de Noukha et de Shemakha, pour la plupart encore des femmes et des enfants (car les hommes valides étaient restés pour combattre l'envahisseur turc) fuyant le massacre, traversaient la rivière d'Alazani et arrivaient au village de Lagodakh, en Géorgie. Là un sortplus terrible encore attendait les réfugiés arméniens. Les troupes géorgiennes chassèrent ces hôtes indésirables, dont la plupart furent refoulés au-delà de la rivière ; ils retombèrent ainsi sous les coups des bandes turques et furent anéanties jusqu'au dernier.

Arrivons maintenant au point le plus douloureux. A mesure que les germano-turcs avançaient en Transcaucasie et y établissaient leur domination, les Géorgiens, forts de la protection allemande, se montraient de plus en plus agressifs à l'égard de leurs voisins méridionaux.

Au milieu du désarroi et de la plus profonde détresse des Arméniens, le gouvernement de Tiflis annonça sa ferme intention d'occuper militairement les provinces arméniennes Lori et Ahalkalak en vue de les incorporer à la Géorgie.

Cependant, peu de jours après la séparation de la Géorgie,


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dans la première moitié de juin 1918, le Président du Gouvernement et celui du Conseil National Géorgien, Noé Ramishvili et Noé Jordania, se rendant auprès du Conseil National Arménien, y déclarèrent à son Président Avétis Aharonian, ainsi qu'à Ovannès Katchaznouniet à Alexandre Khatissian que les frontières arméno-géorgiennes devaient être tracées selon le principe ethnique. Les dirigeants socialistes de Géorgie reconnaissaient par cela même que les régions sus-mentionnées et notamment la partie méridionale de la province de Bortchalou, appelée Lori, appartenaient à l'Arménie, puisque l'immense majorité de la population y est arménienne. Les porte-paroles de la Géorgie ne le contestaient point quelques mois auparavant, si bien que lorsque au printemps de 1918, les Géorgiens, avec l'aide des forces militaires allemandes occupèrent la partie méridionale et arménienne de la province de Bortchalou et lorsque le gouvernement de la République Arménienne protesta contre cet empiétement, le gouvernement Géorgien répondit que l'occupation de Lori n'auraitqu'un caractère provisoire, entreprise dans un but de défense contre les Turcs et les Tatares, et que la province serait plus tard rendue aux Arméniens, comme il en avait été convenu à plusieurs réprises. Cette réponse du gouvernement de Tiflis était-elle sincère?... Quelques mois après, le gouvernement géorgien devait entreprendre une campagne militaire pour annex à la Géorgie non seulement laprovince arménienne de Lori, où il n'y a presque pas de géorgiens, mais aussi celle d'Ahalkalak et la circonscription de Phambak dans la province d'Alexandropol. Dans tout ce territoire, convoité par nos voisins, il n'y a que 6 à 7.000 Géorgiens contre environ 200.000 Arméniens).


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C'était là le projet de « la Grande Géorgie », caressé par nos camarades internationalistes géorgiens, et, en premier lieu, par Tzeretelli lui-même. Car, lorsque, au lendemain même de la déclaration solennelle faite au Conseil National Arménien par Ramishvili et Jordania, sur l'invitation de ces derniers, les délégués arméniens — Kartchikian, G. Khatissian et le général Korganorf— se rendirent auprès des Géorgiens, afin de discuter le problème de la délimitation, Tzeretelli leur déclara au nom du Conseil National Géorgien que les provinces d'Ahalkalak, de Khazakh et de Bortchalou devaient être entièrement incorporées à la Géorgie, ainsi que la circonscription de Phambakdu district d'Alexandropol, et que ces limites étaient indispensables autant pour les intérêts vitaux de la Géorgie que pour le peuple arménien, car après l'accord de Batoum les Arméniens ne pouvaient plus former un Etat plus ou moins viable (I) et ils avaient tout intérêt à renforcer la Géorgie, afin qu'il y eut au Caucase un Etat chrétien lequel, avec l'appui des Allemands, se fût défendu lui-même, ainsi que les Arméniens (2).

(1) Il y a eu, après Trébizonde, une seconde Conférence turco-transcaucasienne à Batoum dont les décisions ne furent, certes, pas favorables aux Arméniens. Tout en étant obligés de faire certaines concessions au peuple arménien qui par ses interminables guérillas et par la résistance acharnée de ses troupes ruinait les projets de Constantinople, tout en reconnaissant aux Arméniens leur droit à l'indépendance, les Turcs par cet accord de Batoum, leur enlevaient plusieurs provinces et ne leur laissaient qu'une petite bande de territoire autour d'Erivan qui lut le noyau de l'état indépendant d'Arménie. Pour les socialistes géorgiens cet état de choses était définitif... Le bloc germano-turc n'allait-il pas imposer sa volonté aux Puissances de l'Entente?... Aussi les Socialdémocrates géorgiens semblaient-ils crier aux oreilles des socialistes arméniens — ces éternels et incorrigibles optimistes — Finis Armenife !...

(2) Le citoyen Tzeretelli ne peut nier avoir tenu ces propos devant les


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Sur quoi, un des délégués arméniens, Kh. Kartchikian, fit remarquer qu'il voyait dans la proposition de Tzeretelli l'ancien projet de partage de l'Arménie entre la Géorgie, l'Àzerbeidjan et la Turquie....

Les plans des socialistes géorgiens étaient désormais clairs. Et leur « réalisation » n'allait pas tarder. Elle commença par la province arménienne de Lori (I). Le gouvernement géorgien proclama son annexion à la Géorgie et se mit à traiter les Arméniens de la région comme ses propres sujets ; il procéda même à un recrutement, en dépit des protestations du gouvernement d'Erivan. L'annexion des autres régions arméniennes allait suivre.

L'Allemagne Impériale, par l'organe de sa mission militaire à Tiflis, se déclarait alliée des Géorgiens et encourageait leur rêve d'une plus grande Géorgie, s'étendant jusqu'au coeur de l'Arménie russe, jusqu'à la ville de Karaklis. Et lorsque, en pleine invasion turque, les représentants de l'Arménie, inquiets, angoissés, protestaient auprès de la mission allemande contre les entreprises du gouvernement géorgien, le chef de la mission, le général Von Kress répondait que « L'Allemagne en sa qualité d'alliée de la Géorgie, s'est engagée à soutenir les revendications géorgiennes. »

La situation des Arméniens était indescriptible. Les hordes turques, campées sur leur territoire, terrorisaient et dévas

personnalités sus-mentionnées dont l'une, le général Korganoff, se trouve actuellement à Paris. Le leader géorgien a d'ailleurs apporté ce projet de « la Grande Géorgie > à Paris et l'a présenté à la Conférence de la Paix. Nous en reparlerons plus loin.

(I) Il y a dans cette province quelques centaines de Géorgiens contre cent mille Arméniens.


taient desprovinces entières, la population non combattante, fuyant le fléau, avait gagné les montagnes, où la famine et l'épidémie fauchaient chaque jour des milliers d'existences ; les volontaires et les troupes, peu nombreuses, de la République Arménienne, en butte à des difficultés innombrables, fiaisaient des efforts suprêmes pour maintenir leurs positions et sauvegarder le reste de la nation.

En ces jours critiques, le gouvernement arménien, plus affligé par les procédés de la Géorgie socialiste que par les ravages et les atrocités des troupes d'Enver pacha, ne se découragea point.

Le 21 octobre 1918, le citoyen Djamalian, chargé d'affaires de la République Arménienne à Tiflis. remit au Ministre des Affaires Etrangères de Géorgie une note dans laquelle il disait textuellement :

... « Le point de vue du gouvernement arménien est tel que non seulement les territoires annexés par les Turcs, mais aussi la partie de Bortchalou habitée par des Arméniens doivent appartenir à l'Arménie ; cependant le gouvernement arménien entend défendre ses droits non par la force des armes, mais par voie diplomatique. »

Mais les Géorgiens, eux, entendaient tout d'abord occuper les territoires qu'ils convoitaient. Ils faisaient déjà des préparatifs pour une campagne militaire et lançaient des ultimatums. Le conflit devenait inévitable. Le 22 octobre le gouvernement arménien adressa un télégramme à Tiflis, adjurant le gouvernement géorgien de s'abstenir d'actes hostiles; je tiens à le citer textuellement :

« Tiflis, à M. Jordania, Ministre Président : copie à M. Djamalian chargé d'affaires de l'Arménie.


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« Le chef du Détachement de Dilijan rapporte qu'il a reçu un ultimatum du Commandement Géorgien demandant l'évacuation de la station Chagali (I). L'ordre a été donné de ne pas évacuer la station et, si les Géorgiensprenaient l'offensive, de la défendre. Afin d'éviter des complications capables d'entraîner de nouveaux malheurs, je prie, pour le bien de la Géorgie et de l'Arménie qui sont si exténuées et déchirées par la guerre, je prie au nom du Droit et de la Justice, de vous garder d'actes agressifs et d'arrêter, les troupes géorgiennes sur les lignes où elles se trouvent actuellement ; la question des frontières sera résolue par une entente pacifique. Je vous rappelle la déclaration solennelle faite personnellement par vous au mois de juin, en présence de Noé Ramishvili, d'Aharonian et de Khatissian que la Géorgie n'aura pas de prétentions sur Lori et qu'elle l'occupe provisoirement. »

Ministre Président KATCHAZNOUNI.

Si le conflit ne fut pas élargi en octobre, ce n'est que parce qu'aux premiers jours du choc l'étoile de l'Allemagne impériale commençait à pâlir; chaque jour et chaque heure apportaient aux troupes du Kaiser de cruelles défaites sur les champs de bataille occidentaux; et déjà vers la fin du même mois, quelques jours après le commencement des opérations militaires à Lori, le Haut Commandement Allemand ne pouvait plus songer à défendre les intérêts de la Géorgie ; cette dernière ne pouvait plus compter sur l'appui de l'Allemagne.

(I) Dans la région arménienne de Lori.


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Mais une fois en campagne, les Géorgiens ne s'arrêtèrent plus. La victoire paraissait quand-même facile à l'état-major de Tiflis et la perspective « d'une Grande Géorgie » lui souriait encore. Legouvernement soc.-démocrate parlait volontiers de « conférence », d' « entente », d' « arrangements pacifiques», il adressait à Erivan des notes charmantes, pleines d'esprit de conciliation, mais en même temps, avec une hâte fébrile, il poursuivait ses conquêtes. Ayant déjà occupé Lori, les troupes géorgiennes marchèrent sur Ahalkalak, en vue d'occuper cette autre province arménienne. Nouvelles protestations du gouvernement arménien. Au nom de ce dernier, le citoyen Tigranian, Ministre des Affaires Etrangères, adressa la note suivante au représentant de la République Géorgienne à Erivan (le 2 décembre 1918) :

« Informé par les communications que vous m'avez faites aujourd'hui pendant notre entrevue que le gouvernement géorgien a nommé un gouverneur général pour AhaltzikAhalkalak et qu'il prend des mesures pour occuper militairement la région d'Ahalkalak, je proteste au nom du gouvernement de la République Arménienne, contre ces actes du gouvernement géorgien dirigées contre les droits territoriaux de l'Arménie dans le district d'Ahalkalak. »

Trois jours après, le 5 décembre, Tigranian envoya au citoyen Mdivani — (Représentant de la Géorgie à Erivan) une seconde note ainsi conçue :

« Au nom du gouvernement de la République Arménienne je vous prie de communiquer au gouvernement de la République Géorgienne de s'abstenir de l'envoi des troupes à la frontière du district d'Ahalkalak, jusqu'à une solution pacifique de la question de cette région. »


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Ce jour même, le 5 décembre, la ville d'Ahalkalak fut occupée par les troupes géorgiennes que les Turcs venaient d'évacuer et le général Makaef, par un télégramme au gouvernement géorgien lui annonçait sa victoire et le félicitait de l'annexion du district d'Ahalkalak « sans effusion de sang. »


Le conflit armé

L'occupation par les Géorgiens des territoires arméniens provoque une insurrection des paysans et une guerre entre les deux Républiques. — L'intervention des Alliés.— Refoulé sur le champ de bataille, le nationalisme militant se venge sur les populations paisibles. — Les pogromes de Tiflis du janvier 1919. — Une lettre du s. d. Zouraboff stigmatisant les brutalités du régime s. d. — Une protestation des socialistes-révolutionnaires russes. — Les excès des troupes géorgiennes dans la province arménienne. — Les élections municipales à Tiflis boycottées par les Arméniens et les Russes. — La Douma géorgianisée. La fièvre de nationalisation.

L'Arménie, saignée à blanc par les Turcs, a tout fait pour éviter un conflit avec ses voisins. D'ailleurs, l'idée d'une guerre avec la Géorgie répugnait au peuple arménien. Même lorsque les troupes géorgiennes, au mépris des engagements pris par leurs dirigeants socialistes et en dépit d'énergiques protestations arméniennes, occupèrent Ahalkalak, ce qui était un véritable casus belli, le gouvernement arménien résolut de s'abstenir de toute contre-attaque, confiant dans son bon droit, espérant trancher un jour la question de la frontière par un arrangement pacifique. Le cabinet d'Erivan expédia quelques détachements dans le voisinage d'Ahalkalak en leur enjoignant d'observer la plus stricte neutralité. En effet, il n'y eut dans cette région aucune collision entre Arméniens et Géorgiens.

Cependant, ailleurs, dans la province arménienne de Lori,

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l'administration et les troupes géorgiennes avaient entrepris une campagne de vexations systématiques, dans le but d'intimider la population paysanne de cette région et d'y établir définitivement la domination géorgienne. Mais les rudes campagnards de Lori ne voulaient aucune domination étrangère dans un pays qui appartient à l'Arménie depuis plus de vingt siècles, qui est couvert de monuments de haute antiquité, tours, forteresses, églises et monastères, dont quelques-uns ont été des foyers de culture arménienne au moyen âge; un pays où la population géorgienne ne compte que quelques centaines d'âmes contre une centaine de mille arméniens. Sous la menace des représailles, soldats et officiers géorgiens sommaient les paysans arméniens de leur livrer non seulement les armes et les munitions, mais aussi les vivres qu'ils possédaient, farine, beurre, choux, foin, etc.. Le commandant d'une brigade géorgienne, Ramazov (ou Ramazoshvili), attestait lui-même dans un rapport au général Zouloukidze, le 21 novembre 1918, que les soldats géorgiens avaient réellement maltraité et provoqué les paysans arméniens.

Nous tenons à reproduire ici entièrement ce rapport secret qui montre en même temps l'exaspération des campagnards arméniens et leur ardent désir de se débarrasser de l'administration géorgienne... Car, ainsi que nous le verrons dans la suite, le citoyen Tzeretelli n'a pas hésité à déclarer en notre présence aux délégués autorisés de l'Internationale qu'à son avis, la population arménienne de Lori aurait préféré être attachée à la République de Géorgie.

Voici le rapport du commandant géorgien du 21 novembre 1918 :


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« Au général Tzouloukidze, gouverneur du district de Bortchalou.

« Je rapporte qu'aujourd'hui vers les 15 heures le bruit d'une fusillade se fit entendre dans la direction du village d'Ouzounlar (I). J'envoyai une patrouille avec le lieutenant Choubladzé pour éclaircir la chose et mettre fin à la fusillade. A l'apparition du lieutenant Choubladzé, la fusillade cessa. Il est arrivé que nos soldats d'escorte et les habitants du village d'Ouzounlar avaient engagé entre eux une fusillade, pendant laquelle le commissaire du village fut fortement battu, un milicien d'Ouzounlar tué, un cheval blessé. J'envoyai un Arménien à Ouzounlar pour voir ce que c'était, pour tranquilliser les paysans et inviter le commissaire à des explications. Il promit de revenir, mais il ne reviendra que demain soir très tard. J'ai demandé à rédiger un procès-verbal sur cette affaire, ce qui est déjà en train de se faire. J'en présenterai un rapport lorsque le procèsverbal sera terminé. D'après ce qu'on dit, nos soldats étaient coupables, mais l'attaque insolente et ouverte des paysans qui se battaient en ordre de bataille (2) fait penser qu'il y a beaucoup d'armes dans le village. 77 est nécessaire d'organiser des perquisitions minutieuses dans toutes les maisons du village ; en même temps il faudrait éloigner d'ici nos deux sotnia de soldats et les remplacer par d'autres troupes, car les soldats sont très turbulents et provoquent la population locale par leurs pillages. Après l'éclaircissement des circonstances et avec le consentement des paysans, je compte envoyer à

(I) Village arménien.

(2) C'est nous qui soulignons. M. V.


-84Ouzounlar

-84Ouzounlar détachement de la section frontière d'Ouzounlar et à nommer le chef de cette section commandant du village. En ce qui concerne la perquisition, j'attendrai vos ordres et le renforcement du détachement de Sanahine.

Signé : Ramazov, Intérimaire du gouverneur général, commandant la IIIe section Vorontzovskaia, du Détachement-frontière de Manglis ».

Une vive effervescence régnait dans la contrée par suite de ces pillages, de ces perquisitions et de ces désordres systématiques. Une rencontre eut lieu à Ouzounlar entre soldats géorgiens et paysans arméniens. Il y eut quelques tués et blessés de part et d'autre. Parmi les tués se trouvait l'adjoint du commissaire du village. Ce fut le signal d'une répression sévère. Une députation de paysans qui se rendait à Sanahine auprès du commandant pour se plaindre des agissements des troupes géorgiennes, fut arrêtée à la station de Sanahine par ces mêmes troupes et en réponse à leurs plaintes, d'autres détachements géorgiens furent expédiées à Ouzounlar avec canons et mitrailleuses. Durant deux jours, le village fut bombardé avec la dernière violence. D'autres villages, tels que, par exemple, Agri, Amoutch, Akori, etc., subirent également le feu de l'artillerie.

Dans toute la région les paysans arméniens se levèrent comme un seul homme, contre les troupes et l'administration géorgiennes. Rien ne pouvait briser la résistance de ces montagnards, résolus d'éloigner l'étranger de leur territoire.

Pour faire ressortir cette ferme résolution de nos paysans, nous recourrons encore à un témoignage géorgien. Ce n'est plus un rapport secret; il est publié dans la « Borba », or-


gane du parti social-démocrate géorgien. Le voici textuellement (I) :

« Le chef du train blindé n- I, M. Khoutchia a communiqué télégraphiquement à Pétat-major des trains blindés, que le 9 décembre, à huit heures du matin, notre détachement s'est dirigé vers le village d'Ouzounlar. En route, le détachement fut attaqué par le feu des Arméniens (2) qui occupaient la montagne. On leur répondit par le feu d'artillerie et de mitrailleuses du train blindé. Notre infanterie n'a pu gagner la montagne et s'est retirée en abandonnant une mitrailleuse, dont le servant fut blessé. Notre infanterie a beaucoup souffert. Les Arméniens jetaient de grandes pierres vers la station et ainsi ils provoquèrent l'explosion de trois wagons turcs chargés de munitions. La station est (3)... Il

(3) Illisible, est nécessaire que le train blindé roule sans cesse entre Sanahine et Airoum ».

Ces tristes évènements, au lieu de ramener les dirigeants social-démocrates à la raison, stimulaient au contraire leur ardeur combative.

Sous le feu des canons et des mitrailleuses, les habitants d'Ouzounlar envoyèrent le télégramme suivant à Erivan :

« Au Ministre de la Guerre d'Arménie.

« Nous rapportons que le 8 décembre les troupes géorgiennes se disposaient à occuper le village d'Ouzounlar.

(1) Nous reproduisons la citation faite par les journaux de Tiftis. M. V. (2) Il s'agit toujours de la population paysanne M. V.


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Nous n'avions pas la possibilité de les placer et la population l'a refusé. Les troupes résolurent alors de l'occuper de force. Depuis deux jours Ouzounlar se trouve sous le feu de l'artillerie. Les géorgiens menacent de massacrer les habitants. Un village de 1.000 maisons vous prie de prendre des mesures urgentes pour venir au secours du peuple en détresse.

Les élus des habitants d'Ouzounlar : Tadian et KaratchiKichian ».

Ces faits étaient confirmés par d'autres communications, arrivées à Erivan. Après avoir fait preuve d'une extraordinaire longanimité, le gouvernement arménien, par l'organe de son Président, le citoyen Katchaznouni, adressa le 12 décembre une dernière note au citoyen Jordania, Président du Conseil Géorgien, dont voici le texte :

« La conduite des troupes géorgiennes, dans la partie arménienne de la province de Bortchalou, occupée de force par la Géorgie, a créé dans cette région une situation intolérable. Seul, l'éloignement immédiat des troupes géorgiennes de cette région pourrait prévenir de nouvelles effusions de sang et rétablir des relations amicales et durables entre la Géorgie et l'Arménie. A cet effet, le Gouvernement d'Arménie a l'honneur de proposer au Gouvernement de Géorgie d'éloigner sans aucun retard les troupes géorgiennes de la partie arménienne de la province de Bortchalou. En cas de refus ou de tergiversations de votre part, le Gouvernement arménien sera obligé de prendre les mesures nécessaires, en vue de protéger les citoyens d'Arménie contre les violences et l'indiscipline des troupes géorgiennes ».

Le cabinet de Tiflis n'acceptant pas la proposition d'Eri-


-87van

-87van les troupes géorgiennes de Lori, le gouvernement arménien se vit obligé d'agir. Quelques bataillons arméniens furent chargés de déloger les troupes géorgiennes des territoires arméniens. Des combats eurent lieu. L'adversaire évacua précipitamment les dits territoires et battit en retraite dans la direction de Tiflis, abandonnant aux Arméniens ses trains blindés et un millier de prisonniers. La guerre cessa sur l'intervention des missions militaires alliées qui firent du territoire contesté une zone neutre, sous leur surveillance, jusqu'à la décision de la Conférence de la Paix.

C'est ainsi que « la guerre entre l'Arménie et la Géorgie a abouti à une défaite de l'Arménie », suivant l'expression de la « Géorgie Indépendante », publiée par le parti s.-d. géorgien.

Dans la même publication, la responsabilité du conflit est rejetée sur la « bourgeoisie arménienne », sur le « Gouvernement bourgeois de l'Arménie ». En réalité, c'est contre le le parti Daschnaktzoutioun que sont dirigées toutes les accusations de la presse s.-d. géorgienne.

Cependant, c'est à l'unanimité que le Parlement et le Gouvernement d'Erivan, qui ne sont pas moins démocrates que ceux de Tiflis, ont pris la décision de réagir contre les visées annexionistes des social-démocrates géorgiens. (Ceux-ci savent parfaitement que « la bourgeoisie » est loin d'être dominante dans la vie politique arménienne et que son influence est fort réduite, ainsi que nous le verrons plus loin.)

Nous ne cesserons de déplorer cette guerre stupide entre les deux peuples qui pendant de longs siècles ont vécu en


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parfaite intelligence, malgré les provocations, d'ailleurs, de date récente, de la noblesse et d'autres éléments nationalistes. Il est hors de doute que les provinces contestées sont foncièrement arméniennes. Les socialistes géorgiens eux-mêmes ne le contestaient point à un certain moment. Mais, plus tard, favorisés par les événements, ils changèrent d'avis, oublièrent le principe ethnique, linguistique, etc. et invoquèrent l' argument stratégique...

Et si les Puissances Centrales avaient été victorieuses, les dirigeants de la Géorgie auraient, sans aucun doute, réalisé leurs « aspirations nationales », ils auraient incorporé à leur pays une grande partie du territoire arménien, sans se préoccuper le moins du monde du sort de la démocratie voisine, de la détresse du peuple arménien qu'ils avaient laissé, durant l'invasion des barbares, cuire dans son propre jus. Ils étaient d'ailleurs, tout près d'achever cette odieuse opération, lorsque survint la victoire des Alliés et les Arméniens commencèrent à respirer.

C'est là un de ces égarements d'un parti démocratique et socialiste, une de ces aberrations morales que les peuples oublient difficilement et que nous enregistrons sans haine, sans passion, mais avec une infinie tristesse.

A en juger d'après les publications géorgiennes de toute sorte — recueils de pièces diplomatiques, articles de presse, parus dans les journaux de Tiflis et de l'Europe — le gouvernement géorgien représenterait en Transcaucasie, au milieu d'éléments antagonistes, un facteur de reconciliation générale... Il aurait pu jouer ce rôle noble et glorieux, notam-


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ment dans l'interminable et sanglant duel qui se livre entre l'Azerbeidjan et l'Arménie. Mais il est lui-même animé d'hostilité à l'égard des Arméniens.

Ce n'est, certes, pas lui qui était vraiment désireux de trancher, par un arrangement pacifique, le différend arménogéorgien qui eut une fin si tragique. C'est le gouvernement arménien qui l'a proposé nettement, clairement par le télégramme de Katchaznouni, premier ministre d'Arménie, au ministre-président de Géorgie, en date du 22 octobre 1918, télégramme que nous avons déjà cité :

Le ministre arménien priait son collègue géorgien de maintenir les troupes géorgiennes là où elles étaient et proposait de résoudre la question des frontières par un accord mutuel.

C'est le même gouvernement arménien qui, par l'organe du même Katchaznouni, télégraphiait au- Premier géorgien, quatre jours après, le 26 octobre, cette formule précise :

« Je propose de convoquer une Conférence arméno-géorgienne, pour résoudre à l'amiable la question des frontières ».

Le Cabinet de Tiflis, nous l'avons dit plus haut, tout en organisant sa campagne militaire en vue d'occuper les régions contestées et de mettre les Arméniens devant un fait accompli, adressait- lui aussi des notes conciliatrices au Cabinet d'Erivan. Par une note du 19 octobre il lui annonçait qu' « il était toujours prêt à arranger la question à l'amiable, par une entente mutuelle, avec la République amie d'Arménie ».

Mais tandis que le Gouvernement Arménien proposait de réunir une Conférence arméno-géorgienne, seule compé-


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tente en matière, le cabinet de Tiflis déclara qu'il entend soumettre la questions une Conférence générale des peuples de Transcaucasie, avec la participation des Tatares de l'Azerbaidjan et des Musulmanes de Daghestan. Voici le texte de cette étrange dépêche du Ministre des Affaires Extérieures de Géorgie en date du 30 octobre et en réponse au télégramme du Premier ministre arménien, lequel proposait de réunir une Conférence arméno-géorgienne :

« Puisque vous avec accepté notre proposition de résoudre la question des frontières par voie d'entente (I), j'ai l'honneur de vous informer que cette question est inscrite à l'ordre du jour de la Conférence Transcaucasienne, laquelle est fixée au 10 novembre ».

La question avait été « inscrite à l'ordre du jour de la Conférence Transcaucasienne », sans même que le gouvernement arménien fût consulté.

Il était désormais évident que le gouvernement géorgien esquivait la convocation d'une Conférence arméno-géorgienne et cherchait une diversion. Il demandait de soumettre à l'examen d'une Assemblée arméno-géorgio tataro-daghestanienne, une question qui ne regardait que les Arméniens et les Géorgiens. Ils voulaient faire sanctionner leurs revendications territoriales par l'autorité d'un aréopage transcaucasien. Les Tatares et les autres musulmanes y auraient été des arbitres... et l'on connaît leurs sympathies et leurs préférences.

(I) Dans sa note du 19 octobre, le Gouvernement géorgien n'avait formulé aucune proposition ; il avait simplement dit qu'il était prêt à arranger l'affaire par une entente. Mais ce n'est qu'un détail, quoique assez caractéristique.


Ainsi, l'idée d'une Conférence arméno-géorgienne, suggérée par le Gouvernement d'Erivan pour trancher le différend entre les deux peuples, se heurta à l'opposition du gouvernement géorgien et échoua.

Nous lisons encore dans la Géorgie Indépendante :

« A peine la Géorgie eût-elle le temps de bâcler la guerre avec le Gouvernement bourgeois de l'Arménie que l'armée volontaire de Denikine occupe Sotchi... De nombreux adhérents du parti Daschnaktzakan (Parti arménien socialiste-nationaliste) luttent dans l'armée de Denikine. Ils espèrent ainsi, grâce à l'appui des baïonnettes russes, se venger sur la Géorgie rouge de leur défaite sur le front sud... »

Une fois de plus, les rôles sont intervertis... C'est le nationalisme militant de Géorgie qui, après avoir essuyé un échec sur le champ de bataille, exerça sa vengeance... sur la population inoffensive de Tiflis et des villages arméniens du district qui étaient à la portée de ses mitrailleuses.

Une véritable chasse aux Arméniens fut engagée à Tiflis, la capitale de la Géorgie; elle dura plusieurs jours et atteignit son point culminant le 5 janvier 1919. Les troupes géorgiennes cernèrent la grande ville et une nuée de miliciens, délirants d'enthousiasme, se jeta sur les quartiers arméniens. Il ne s'agissait nullement de calmer des habitants révoltés. Il n'y avait pas l'ombre d'une insurrection. Ces miliciens ou gardes social démocrates pénétraient dans toutes les maisons arméniennes, perquisitionnaient, pillaient et molestaient les paisibles habitants ; ils arrêtaient en masse les


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Arméniens dans les rues, les jetaient en prison, ou les déportaient en province, dans l'intérieur de la Géorgie. Près de 4.000 personnes furent déportées sous escorte à Koutaïs. Le Conseil National arménien fut dissous ; la presse muselée, les journaux socialistes arméniens, « Horizon », « Achatavor », suspendus, de même que les journaux russes « Znamia Naroda », (soc.-rev.), « Kavkazskoe Slovo », (modérément cadet) qui n'approuvaient pas les excès du régime socialdémocrate.

Ces procédés qui rappelaient l'ancien régime, exaspérèrent ceux-là même parmi les intellectuels arméniens et russes qui avaient été jusque là les amis et collaborateurs intimes des leaders socialdémocrates géorgiens. Un de ces intellectuels, Archak Zouraboff, de nationalité arménienne, ami et compagnon d'armes de vieille date de Jordania et de Tzeretelli, exprima publiquement son indignation dans une lettre ouverte, adressée au même Jordania qui était premier ministre géorgien lors de ces pogroms anti-arméniens. Zouraboff est lui-même membre de la fraction social-démocrate et ancien député de la deuxième Douma; un de ses discours prononcé en 1907 avait été cause de son exil en Sibérie et de sa condamnation aux travaux forcés.

Voici les passages essentiels de cette lettre ouverte, publiée dans le journal arménien « Mschak » et reproduite dans la presse russe :

« Noï Nicolaïevich ! (nom de Jordania, premier ministre géorgien).

« Dimanche, le 5 janvier, les rues de Tiflis ont été témoins de faits tellement scandaleux, que je me permets de vous adresser cette lettre ouverte. Il n'y a aucun doute, après ce


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qui s'est passé, qu'à l'intérieur de la Géorgie une guerre est déclarée à tous les habitants arméniens.

« Dans tous les quartiers, des perquisitions, des arrestations se multiplient qui ne diffèrent aucunement des méthodes du tzarisme envers vous, moi, et toute la population israélite..

« Toutes les arrestations d'Arméniens ont été maintenues. Dans les rues, des gendarmes, revolver au poing, demandaient à tous les passants : « Es-tu Arménien ? » Et toutes ces malheureuses victimes, qui ne pouvaient prouver une nationalité autre que l'arménienne, étaient conduites en prison. En d'autres circonstances, la religion entrant en jeu, beaucoup de ces Arméniens, menottes aux mains, étaient amenés au séminaire arménien, où, une fois les menottes enlevées, on obligeait ces détenus à rester les mains en l'air pendant un temps indéterminé.

« Les arrestations, les railleries et les persécutions ont régné dans toute la ville et cela au moment où vous, Noë Nicolaïevich, au « Palais Blanc » assistiez à la séance du Parlement démocratique.

« Je me permets d'insister particulièrement sur ce fait que les provocations et les souffrances endurées par les Arméniens dans la capitale de la Géorgie, où d'après la croyance de certains pédants, la révolution a toujours été victorieuse, ont dépassé en intensité les persécutions des époques les plus néfastes de la monarchie russe.

« Ces rafles sauvages, commencées le matin, ont duré jusqu'à deux heures et demie, heure à laquelle probablement,. « la journée ouvrière des défenseurs de l'ordre public » a été considérée comme terminée.


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« Les faits scandaleux du 5 janvier prouvent encore que les Arméniens de Géorgie et particulièrement ceux de Tiflis, sont considérés comme hors la loi. C'est un gouvernement socialiste qui persécute toute une nation. Pouvions-nous croire que nous verrions un jour cette calamité ? « Pouvions-nous entrevoir, nous qui avons collaboré si étroitement à l'édification d'un même idéal pour réduire à leur plus simple expression les antagonismes entre nationalités, qu'un de nous deviendrait le représentant d'un gouvernement, tandis que l'autre vivant sur le même territoire, ne devrait sa liberté qu'à un vague papier (I) dans lequel il est dit qu'Archak Zohrabian ne doit pas être arrêté comme Arménien.

« Quelle honte ! Depuis dimanche, ce document impie me brûle les doigts.

« Je ne puis le conserver plus- longtemps, du moment que la masse arménienne, considérée comme criminelle, est traquée par vos soudards infâmes. Cela m'est impossible, car quelle que soit l'opinion qu'on a de moi, malgré toutes les influences qu'on peut mettre en action pour effacer mon passé, le rôle que j'ai joué m'incite à être avec la masse. Et si cette masse doit être jetée dans les cachots comme coupable, je ne peux et ne veux en aucune manière faire exception et je crois de mon devoir de me trouver là où sera la masse, pour partager ses souffrances et sa misère. « En conséquence, prenant congé de vous, je m'empresse de vous retourner ce sauf-conduit, vous priant instamment

(I) Sauf-conduit.


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de prendre des mesures pour mon arrestation ou, dans le cas contraire, mettre fin à ces persécutions. »

Citons un témoignage russe.

Voici ce qu'écrivait au sujet des mêmes événements, la « Naché Znamia », organe central du Parti Socialiste-révolutionnaire russe de Transcaucasie, dans son article de fonds du 9 janvier 1919 :

« Dès le matin, dans les principaux centres populeux, dans les marchés et les carrefours, sur les places publiques, sur les ponts à travers le Koura, partout, soldats et miliciens procédaient à des arrestations en masse de citoyens de nationalité arménienne. On arrêtait, comme dans les premiers jours de la guerre arméno-georgienne, vieillards et jeunes gens, ouvriers et bourgeois, artisans et négociants ; on voyait parmi les détenus des avocats, des médecins, des ingénieurs, des membres notoires des partis social-démocrate et social-révolutionnaire, des membres d'autres fractions, des élèves d'écoles, de gymnases et même des élèves d'écoles municipales. De plus, les miliciens récalcitrants faisaient des incursions dans les maisons et enlevaient presque tous les Arméniens du sexe masculin.

« C'était, on peut le dire, sans exagération, une espèce de sadisme qui s'était emparée de l'administration de Tiflis et du gouvernement géorgien. Tout cela se faisait avec une sorte d'entraînement, de passion... et nulle part ou n'entendait le mot de protestation : « c'est honteux ! »

« C'est une honte pour le gouvernement composé de socialistes, ayant dans ses rangs des militants de mérite pour la liberté et l'inviolabilité de la personne... C'est une honte


-96d'aller

-96d'aller des appels des représentants du nationalisme sauvage (I), de le cultiver, de l'abriter sous l'étendard de la démocratie et du socialisme. C'est une honte de profiter des complications militaires entre la Géorgie et l'Arménie et de liquider ses comptes avec toute une nation, d'attiser ainsi davantage l'antagonisme national, de donner libre cours à l'instinct de vengeance, mesquin et brutal.

« Vous unissez la noblesse des idées à la bassesse des actions. Vous vous conduisez plus mal que les Galitzine, les Nakachidzé, les Tolmatchoff (2).

« Si cependant, les anciens régimes de toutes sortes se sont appuyés, pour la plupart, sur les hautes couches de la société et ont perverti celles-là seules, vous, vous entraînez derrière vous la masse des ouvriers, des paysans, des intellectuels, des petits bourgeois des villes, et votre oeuvre, criminelle au point de vue du démocrate et du socialiste, amène la débauche politique dans le fond même du peuple...

« La honte nous saisit, la honte non pour vous, pour votre gouvernement socialiste, mais pour nous-mêmes ; nous sommes honteux d'être obligés d'écrire tout cela, de rappeler des vérités si élémentaires ».

La lutte contre les paisibles habitants arméniens continua avec plus de violence dans le district. Des villages entiers, tels que Daghet-Klatchou, Choulavère, furent bombardés, détruits et saccagés, les habitants chassés dans la montagne.

(1) Dans le texte : zoologique.

(2) Fameux satrapes d'ancien régime. M. V.


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La chasse organisée à Tiflis, à la suite des revers subis par le gouvernement social-démocrate dans sa campagne de Lori, avait en même temps pour but de terroriser la population arménienne de la capitale de Géorgie à la veille des élections municipales et d'éliminer ainsi l'élément arménien de la Douma de Tiflis. Ce but fut pleinement atteint.

Le gouvernement ordonna de faire enregistrer toutes les personnes qui désireraient, après accomplissement de certaines formalités, devenir citoyens de la Géorgie et avoir par conséquent le droit de participer aux élections. Les Armé_ niens, en règle générale, ne répondirent pas à cet appel. Beaucoup d'entre eux cachèrent leur nationalité, pour ne pas s'exposer aux vexations policières. Beaucoup de citadins, même des Tiflissois de vieille date, préférèrent renoncer à leurs droits civiques, soit par crainte, soit par répugnance... Les méfaits du régime géorgien ne les disposaient point à se faire inscrire « citoyens » de la Géorgie. Ils s'apercevaient clairement qu'on les traitait non pas comme des citoyens, mais comme des sujets, mis hors la loi.

Les Russes aussi, boycottèrent pour la plupart ces élections municipales. Et les socialistes géorgiens en furent enchantés. Ils ont ainsi « géorgianisé » le Conseil municipal de Tiflis qui est aujourd'hui presque entièrement composé de députés géorgiens... dans une ville où l'élément géorgien ne représente qu'un quart de la population totale.

La campagne de « géorgianisation » continue toujours et nous réserve peut-être encore des surprises douloureusesTel est le bilan de la politique arménienne du parti géorgien au pouvoir depuis une année et demie, de ce parti social7

social7


_98démocrate,

_98démocrate, le drapeau porte encore la fière inscription : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

En théorie, la Social-démocratie géorgienne a toujours professé le plus pur internationalisme ; en réalité elle a poursuivi une politique grossièrement nationaliste. Elle a fini par adopter la ligne de conduite des purs nationalistes géorgiens, celle du parti « Sakartvélo ». Elle en a exécuté les projets.

« Sakartvélo » lui-même, a relevé cette prodigieuse métamorphose du parti marxiste. Voici ce qu'il écrivait peu de temps avant la guerre arméno-géorgienne (Nous citons d'après la Naché Znamia, du 9 janvier 1919) :

« Ne contestons plus le fait que la Social-démocratie géorgienne n'est plus un parti de classe et qu'il a cessé de poursuivre, une politique de classe. Ces messieurs se sont imprégnés de pathos et d'idéologie nationale qui n'ont presque rien de commun avec le socialisme marxiste.

« De qui le gouvernement de Jordania et de Ramichvili défendait-il les intérêts, lorsqu'il nationalisait les écoles, l'administration, les tribunaux? De qui soutenait-il les intérêts, lorsque, à cause de Lori, de Djavakhète et de Tzalki, il se préparait à la guerre contre la République d'Ararat? (1) Ils ne peuvent plus désormais poursuivre une lutte d'idées contre nous, du moment qu'ils ont adopté tous nos principes ».

(1) Il s'agit de la République Arménienne. Par une grave indiscrétion, l'organe nationaliste géorgien confirme la thèse que nous avons développée dans cet ouvrage : à savoir que la Socialdémocratie géorgienne s'est préparée à une guerre contre l'Arménie, dans le but d'acquérir les régions arméniennes de Lori, Djavakhétie (Ahalkalak) et Tzalka. Ça a toujours été notre conviction et, bien entendu, cette conviction est basée sur des faits et non pas sur les témoignages de ournaux géorgiens. M. V.


Azerbeidjan, Géorgie et nouvelles offres d'alliance

Alliance tataro-géorgienne. — Social-démocrates et beys. — Une déclaration de Soukhomline sur la démocratie tatare. — Le cercle de fer autour de l'Arménie. — Le blocus géorgien. — Un article du Temps. — L'inquiétude des Arméniens. — Les forces respectives des trois Républiques. — Le parti social-démocrate cherchant un rapprochement avec l'oligarchie tatare. — Cette orientation anti-socialiste est une menace perpétuelle pour la paix du Caucase et la cause de la démocratie.

Le lecteur apprendra avec étonnement qu'après la tragique expérience d'hier, après tant de misères et de déceptions, la Social-démocratie géorgienne vient maintenant nous offrir une nouvelle alliance avec les Tatares et les Géorgiens. L'ennemi n'est plus la Turquie, c'est Denikine.

Les dirigeants socialistes de la Géorgie nous annoncent qu'ils ont déjà contracté une alliance défensive avec le gouvernement — non ! avec la « démocratie » — de l'Azerbeidjan tatare. Les mots perdent complètement leur sens dans le langage de nos camarades marxistes qui les emploient avec une extrême liberté. La « démocratie tatare » a été inventée par eux pour le besoin de leur cause. Le camarade Soukhomline, délégué du parti socialiste-révolutionnaire russe, a bien caractérisé l'Etat tatare à la Conférence internationale de Lucerne, en déclarant à la séance plénière :


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« Il n'y a point de démocratie en Azerbeidjan, c'est la domination des beys et des hobereaux et c'est le règne de l'arbitraire et de la violence ».

Et cela est malheureusement la vérité. Qui a la moindre connaissance des événements du Proche-Orient sait bien que le « mouvement azerbeidjanien », de date toute récente, n'a rien de démocratique en soi, qu'il n'a aucun rapport avec la civilisation moderne et qu'il est uniquement le produit d'une propagande panislamique et pantouranienne, entreprise par les agents de la Jeune-Turquie.

Y a-t-il une « nationalité azerbeidjanienne » ? Les délégués tatares qui ne manquent pas d'imagination et qui revendiquent la plus grande partie de la Transcaucasie, y compris la presque totalité du territoire arménien, affirment, dans leur Mémorandum présenté à la Conférence de la Paix, qu'une telle nationalité existe en Transcaucasie « depuis des temps immémoriaux » avec sa « physionomie propre », son « individualité », son histoire, sa « littérature », ses « traditions » et ses « souvenirs culturelles. »

La vérité est que ces soi-disant « azerbeidjaniens » sont simplement des Turcs orientaux qui sont venus des steppes de l'Asie Centrale entre le XIe et XIIIe siècles de notre ère, et se sont établis dans les régions les plus riches, les plus fertiles de la Transcaucasie, en exterminant et en refoulant les populations indigènes de moeurs pacifiques, les Arméniens et les Iraniens. Ces Turcs orientaux ou Tatares ont récemment baptisé leur pays du nom persan Azerbeidjan pour ne pas l'appeler Tartarie. Leur langue n'est qu'un idiome du turc occidental avec un développement moins avancé des formes grammaticales. Cette langue est parlée dans le


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vrai Azerbeidjan qui est la province septentrionale de la Perse.

Ce qui parait exister « depuis des temps immémoriaux », depuis que la race turque a entrepris ses émigrations et ses conquêtes retentissantes, c'est la constitution féodale de la société tatare, c'est la classe des khans, des beys, des aghalars, véritables parasites, vivants du produit de travail des masses chrétiennes et musulmanes.

Dans d'autres pays, même en Géorgie, la noblesse a joué en certain rôle culturel, en stimulant l'oeuvre de l'instruction et du progrès de son peuple. La noblesse tatare, pareille au « dérébeyligh » kurde ou au « pachaligh » turc, n'a rien créé dans aucun domaine de la culture spirituelle ou matérielle, elle n'a fait durant des siècles que consommer et ravager, persécuter et exploiter les populations surtout chrétiennes.

C'est là toute son histoire et celle de la communauté tatare. Ce sont là ses « traditions » et ses « souvenirs culturels ». Ce n'est que depuis 20 à 25 ans que la classe dirigeante tatare a commencé à manifester une espèce de conscience nationale et à faire des efforts pour amener le peuple tatare dans l'orbite de la civilisation moderne. Il ne serait pas exagéré de dire que c'est surtout la guerre tataro-arménienne de 1905-1906 qui a secoué la torpeur médiévale des Musulmans de Transcaucasie et a puissamment contribué au réveil de la conscience tatare. Cette guerre, dont nous parlerons brièvement plus loin et que les classes dirigeants tatares avaient entreprise pour abattre l'élément arménien et établir leur domination incontestée dans la Transcaucasie méridionale et orientale, démontra clairement à nos voisins


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que la seule force brutale n'est pas capable de vaincre l'adversaire, supérieur en culture et en organisation, et qu'il est nécessaire d'acquérir les mêmes qualités pour rivaliser avec succès.

C'est alors que les richards et les hobereaux tatares se mirent à l'oeuvre, ouvrirent leurs bourses, multiplièrent écoles, journaux, institutions de bienfaisance, etc.

Mais ce mouvement national était vicié dans sa base même ; dépourvu de tout souffle populaire, de toute tendance vraiment démocratique, dirigé par les pires éléments réactionnaires qui prenaient leurs mots d'ordres à Constantinople, le mouvement de régénération tatare pris dès le début le caractère d'un courant foncièrement rétrograde, panislamique et plus tard, pantouranien. Il persiste encore dans cette voie qui mène non pas en Europe, mais en Asie et en Afrique...

Oui, malheureusement, c'est Soukhomline qui a raison contre Tzeretelli : Le peuple ne compte pas dans l'Azerbeidjan tatare, pas plus qu'il ne compte dans la Turquie turque. De rares jeunes gens sympathiques, épris des idées modernes, ne constituent pas encore une démocratie tatare, capable de résister à la formidable oligarchie des beys féodaux. Le libéralisme lui-même, est encore dans son germe. Nous le constatons avec une profonde douleur. Nul autre peuple au Caucase et en Orient ne déplore plus sincèrement cette absence presque totale de la démocratie parmi les TurcoTatares que les Arméniens qui en souffrent le plus. Nul autre peuple ne saluera avec autant d'enthousiasme la naissance d'un parti démocratique plus ou moins influent dans la vie politique de ces populations arriérées !


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Comme il faut tenir un langage acceptable devant l'Internationale, nos camarades de Géorgie s'empressent de démocratiser le gouvernement des beys tatares et proclament qu'il est l'allié de la démocratie géorgienne.

Les deux alliés — Géorgie et Azerbeidjan — ont donc proposé à la République d'Arménie de se joindre à eux. Et comme le gouvernement arménien n'a pas accueilli la combinaison avec empressement, la presse social-démocrate géorgienne nous a de nouveau couverts ^d'outrages. La « Borba » de Tiflis a dirigé de furieuses attaques contre le « Daschnaktzoutioun », le parti dirigeant en Arménie. Ces attaques sont reprises en Europe, dans le pamphlet, édité par la Délégation du même Parti s. d... dans lequel il est dit que de nombreux Daschnaktzakans se sont enrôlés dans l'armée de Denikine. Si de jeunes gens arméniens, indignés par la conduite du gouvernement socialiste de Géorgie et émus par le sort de leur peuple isolé, abandonné, ont couru vers Denikine, le parti « Daschnaktzoutioun » n'y est certainement pour rien.

Nous autres Arméniens, nous ne pouvions pas nous enthousiasmer pour une alliance avec les Tatares qui hier encore dans la « Transcaucasie unie » nous ont trahis, et ont passé au camp de l'envahisseur turc. Ce n'est pas avec des phrases, ni des menaces qu'on peut reconstituer une confiance si fortement ébranlée.

Les deux Etats, l'Azerbeidjan et la Géorgie, continuent à traiter la République Arménienne en ennemie.

Depuis plusieurs mois, le gouvernement géorgien a décrété le blocus de l'Arménie. Les marchandises — vivres,


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vêtements, médicaments, etc. — expédiés pour les populations arméniennes, soit d'Europe et d'Amérique, soit du nord du Caucase (I), doivent passer via Batoum et la Géorgie, pour arriver à leur destination. Le Gouvernement de Tiflis en a interdit le transport et l'on a vu s'accumuler d'énormes provisions de farine et d'autres marchandises sur les confins de la Géorgie, alors qu'à l'intérieur de l'Arménie la famine et les épidémies exterminaient des populations entières. Si de temps à autre, sous la pression extérieure, Tiflis autorisait le libre transit des approvisionnements, un tiers seulement de ces derniers arrivait, avec mille difficultés en Arménie, le reste devenant la proie des pillards et des maraudeurs sur tout le trajet de chemin de fer.

Il y a quelques jours, le correspondant du Times, peu suspect d'animosité envers les Géorgiens et de tendresse _pour les Arméniens, stigmatisait en termes violents, dans une dépêche de Constantinople (2), cette attitude des autorités de Tiflis à l'égard des populations arméniennes. Voici la conclusion textuelle de cette dépêche du correspondant anglais :

« Le blocus de l'Arménie qui a pour but d'affamer le pays et de lui empêcher d'obtenir des armes et munitions nécessaires, confirme la croyance qu'on a ici dans beaucoup de milieux, qu'il y a une entente entre les Géorgiens et les Turcs. »

M. Clemenceau, Président de la Conférence de la Paix,

(1).C'est surtout l'admirable générosité de la Nation Américaine qui a ravitaillé et soutenu le peuple arménien aux jours les plus sombres de son histoire.

(2) Voir le Times du Ier novembre.


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ainsi que les représentants des Alliés en Transcaucasie, très au courant de la politique de la nouvelle Géorgie, ont dû intervenir et faire des représentations à Tiflis au sujet du blocus. Nous ne voyons pas encore l'effet salutaire de ces interventions.

Pour nous Arméniens, il n'y a pas de doute que ce « blocus de la faim » institué par le gouvernement socialdémocratique de Géorgie, ne poursuit qu'un but : acculer la nation et le gouvernement arméniens au désespoir et leur arracher des concessions territoriales, c'est-à-dire, les régions arméniennes que le nationalisme géorgien convoite depuis dix-huit mois et qu'il n'a pu obtenir par la force des armes.

Certes, les camarades géorgiens au pouvoir finiront par se rendre compte qu'on ne peut pas se réclamer du socialisme et affamer tout un peuple. Mais, à coup sûr, ils ne lèveront pas le blocus inique, sans imposer au peuple arménien de lourds sacrifices.

Le Colonel Américain Haskell, Haut-Commissaire des Alliés en Arménie a, à maintes reprises, averti les gouvernements de l'Azerbeidjan et de la Géorgie, de ne pas empiéter sur les droits du peuple arménien, dont le grand malheur est d'avoir une position géographique défavorable et d'être privé de ressources économiques, ainsi que d'armes et de munitions en face de ses adversaires réunis.

En effet, l'Azerbeidjan et la Géorgie, surtout le premier, sont de beaucoup supérieurs à l'Arménie, tant en armements qu'en richesses nationales. Déjà avant la guerre, les Tatares possédaient des quantités d'armes et de munitions, ainsi que


— —

des produits très variés. Occupant les plaines les plus fertiles de la Transcaucasie, ils n'ont jamais manqué de blé et de divers autres produits de première nécessité.

La puissance russe effondrée, ils en héritèrent Bakou avec ses inépuisables richesses pétrolifères. Ils s'emparèrent aussi des grandes quantités d'armes et de munitions que les Russes avaient abandonnées à Bakou et à Elizavetpol.

Les Turcs eux-mêmes, avant de se retirer du Caucase ont livré à leurs coreligionnaires, du matériel de guerre en abondance. Les officiers et soldats turcs restés en grand nombre dans l'Azerbeidjan ont formé des cadres et le noyau d'une puissante armée turco-tatare qui opère actuellement contre la République Arménienne.

En dehors de ces richesses, les Tatares du Caucase, dispensés du service militaire russe, ont gardé à l'état intact tout leur matériel humain (i). La jeunesse tatare n'a pas quitté son pays pendant la guerre, tandis que les Arméniens ont fourni un contingent de 180.000 hommes à l'armée russe et toute la fleur de la jeunesse arménienne a été fauchée sur les champs de bataille de la Galicie et de la Prusse Orientale.

Notons enfin que l'Azerbeidjan a fait main basse sur un important matériel roulant, wagons et locomotives, en grand nombre.

En même temps que les autres richesses laissées par les Russes, les moyens de transport furent accaparés par les Géorgiens et les Tatares. Voici une petite statistique fort édifiante :

Les Géorgiens ont obtenus 9.000 wagons et 600 machines

(1) La population tatare en Transcaucasie compte environ 2.000.000 d'âmes. Les Géorgiens et les Arméniens sont en nombre presque égal, soit respectivement environ 1.800.000.


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locomotives, les Tatares 5.000 wagons et 400 locomotives.

Le bloc tataro-géorgien n'a laissé aux Arméniens que

3oo wagons et 25 machines en tout...

Nous ne faisons pas entrer en ligne de compte la flotille commerciale russe de la Caspienne et de la Mer Noire, partagée entre l'Azerbeidjan et la Géorgie.

Ainsi, les deux Etats désormais alliés, ont accaparé presque tout l'héritage de l'ancien Empire russe en Transcaucasie, tous deux hostiles à la République Arménienne dont ils tolèrent l'existence avec peine.

L'Azerbeidjan est même continuellement en guerre avec l'Arménie dont il cherche à effacer le nom sur la carte de Transcaucasie. Ouvrons une parenthèse et examinons brièvement les ambitions de cet Etat qui représente la cause de la Turquie au Caucase. Les prétentions qu'émet la Délégation Azerbeidjanienne sur la partie montagneuse (sud), de la province d'Elizavetpol et le Karabagh arménien, ainsi que sur toute une série de territoires faisant parties des provinces d'Erivan et de Tiflis et de Kars, ne se justifient par aucune raison historique, ethnographique ou autre.

Voici le nombre exact des Arméniens et des Tatares dans ladite région de la province d'Elisavetpol, dans le Karabagh

arménien et dans le Zanguézour.

Arméniens Tatares

Province d'Elisavetpol, rég. mont.

du sud 52.000 16.500

Disirict de Djévanchir 22.000 17.000

— Schouscha 98.000 30.000

— Djébraïl (ou Kariaguine). 22.000

— Zanguézour 100.000 50.000

Total 294.000 113.000


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Ainsi, dans les régions en question, le nombre des Arméniens est presque le triple de celui des Tatares.

Historiquement, ces régions ont toujours fait partie de l'Arménie, sous les noms de Siounik, Arrzakh et Oudik. '

Les monuments et inscriptions de toutes sortes, découvertes dans ce pays, prouvent d'une manière indiscutable que depuis des temps immémoriaux la culture de Karabagh arménien a été identique à celle de Van. Encore au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, lorsque la plus grande partie de l'Arménie, après une lutte inégale, était tombée sous le joug des hordes turques, venues de l'Asie Centrale, des principautés indépendantes arméniennes continuaient à exister au Karabagh, sous le nom de « mélikoutioun » (gouvernements de mélik ou prince).

Certains districts de la province de Kars font également partie de l'Arménie, contrairement aux prétentions de l'Azerbeidjan. Dans ces districts il y a 122 056 Arméniens et 73321 turco-tatars. Depuis le haut Tchorokh près d'Artvine, ; sur tout le territoire de la province de Kars, on rencontre encore aujourd'hui, de nombreux monastères, églises, tours, des restes de l'ancienne domination des Bagratides Arméniens dont la fameuse capitale Ani, fondée au vine siècle, A est actuellement en pleine ruine.

Que dire des prétentions de l'Azerbeidjan SUT la partie sud de la province de Bortchalou et de Kazakh, où il y a près de 125.000 Arméniens contre 19.000 Tatares seulement?

Tout ce territoire était compris dans l'ancien royaume d'Arménie, sous le nom de Gougark. Après la désagrégation de la Grande Arménie, il continuait à faire partie de la


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Principauté de Lori, fondée par le roi arménien Gourguène (951-977). Le monastère Sanahine avec sa bibliothèque, le monastère Aghbath et nombre de vieux temples majestueux, disséminés dans la région, sont des preuves éclatantes que ce pays a été depuis des siècles un des centres de la culture nationale arménienne.

Cherchant à encercler l'Arménie, l'Azerbeidjan demande à s'incorporer toutes les régions périphériques de la province d'Erivan. Même les Turcs, après leurs succès sur le front caucasien, à la suite du départ de l'armée russe, tout en envahissant la Transcaucasie, se sont abstenus de marcher sur Etchmiadzin, le siège du Catholicos d'Arménie, où se trouve le fameux monastère, au pied du mont Ararat, fondé en 330.

Dans toute la province d'Erivan les Arméniens forment l'énorme majorité de la population (669.000 Arméniens contre 374.000 turco-tatares). Cette région qui est le berceau de la race arménienne, est également couvert de toutes sortes de monuments historiques, ainsi que de ruines d'anciennes capitales de l'Arménie, Dvine, Artachate, Vagarchapate, Armavir, etc. Seul, dans trois districts de la province d'Erivan, Nakhidjevan, Sourmanlou et Charour, les turco-tartares forment une faible majorité relative. Si l'élément arménien ne prédomine pas dans ces trois districts, c'est parce que, au XVIIe siècle, le fameux Schah-Abbas, roi de Perse, afin de prévenir l'invasion de son pays par les Turcs, convertit, par un coup de force, toute l'espace entre Erivan et Tébriz en un vaste désert, en arrachant près de 200.000 arméniens à leurs foyers et en les transportant à Guilan et à Ispahan (en Perse).

Nul doute que dans un avenir non éloigné, les Armé_


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niens constitueront la majorité aussi dans ces districts là, étant donné que la race arménienne, une des plus prolifiques au monde, se multiplie plus rapidement que les autres races habitant les mêmes contrées.

Voici quelques chiffres éloquents :

D'après le savant investigateur Chopin, il y avait en 1830-32 dans la province d'Erivan 82.000 Arméniens. Or, le nombre de la population arménienne dans la même province est, de nos jours, suivant le Calendrier Caucasien, de 670.000 environ. En 85 ans cette population s'est donc multipliée plus que 8 fois.

En comparant les chiffres donnés par le savant Haxthausen dans son ouvrage « La Transcaucasie » (volume II) pour l'année 1838, avec les données du Calendrier Caucasien, nous constatons que dans ce laps de temps, le nombre des Arméniens en Transcaucasie s'est augmenté 6 fois, celui des turco-tatares 3 fois L/2.

Le taux de l'accroissement annuel de la population arménienne dans toute la Transcaucasie est de 2, 31 0/0, c'est-àdire 23,I habitants sur 1.000. Dans les provinces d'Erivan et et de Kars, de 1884-1894, l'augmentation annuelle a été de 2,88 °/o, ou 28,8 habitants sur 1.000.

Grâce à un tel accroissement (25 % en moyenne), la population arménienne se doublerait tous les trente ans, (On comprendra la valeur de l'argument, invoqué si souvent par les Turcs et tous les adversaires de la cause arménienne qui vont répétant : « On ne peut créer une Arménie indépendante, puisque les Arméniens dans leur propre pays sont partout en minorité!... ») Les visées de l'Azerbeidjan sont-elles réalisables?... Nous


ne le croyons pas. La puissance tatare, malgré sa supériorité en armement et en ressources économiques, malgré l'appui des Turcs, ne parvient pas à dompter la résistance de son adversaire ; ses troupes sont même continuellement repoussées par les troupes arméniennes qui ont la supériorité en organisation et ont aussi la conscience de combattre pour une idée.

Le Gouvernement de l'Azerbeidjan n'a remporté jusqu'ici qu'un succès provisoire dans la région du Karabagh arménien, qu'il a occupée, profitant de l'absence dans cette région des troupes régulières arméniennes et des complaisances du général anglais Thomson, lequel avait laissé pleine liberté d'action aux troupes tatares dans la province en question, tandis que les forces du général arménien Andranik qui marchaient sur Karabagh, obéissant à l'ordre du même Thomson, avaient déposé leurs armes.

Les troupes de l'Azerbeidjan, dirigés par des officiers turcs, eurent toutes les facilités d'occuper les principaux points stratégiques du Karabagh et de s'emparer de toute la province, en dépit de violentes protestations des populations arméniennes qui y forment une grosse majorité (137.000 Arméniens, contre 47.000 Tatares).

Le Général Thomson fit nommer alors Gouverneur de cette province un fameux chef de bande tatare, Sultanoft, qui avait trempé dans tous les complots tataro-turcs, dirigés contre les Arméniens et les Alliés... C'était là, il est vrai, un arrangement provisoire, en attendant le verdict de la Conférence de la Paix. Mais Sultanoff, afin de rendre cette situation définitive et briser la résistance passive de la population arménienne, eut recours à la vieille méthode turque : il


ordonna quelques petites « saignées ». Un beau jour (avril 1919), les bandes armées, escortés d'officiers tatares, attaquèrentcinq villages arméniens aux environs de Schuscha, les détruisirent et tuèrent près de 600 habitants des deux sexes.

Le général Thomson fut éloigné de Transcaucasie, ce qui d'ailleurs ne changea en rien la situation des Arméniens au Karabagh. Résignée provisoirement sous le joug, décidée à ne jamais faire partie de l'Azerbeidjan, cette population arménienne de 137.000 âmes, un des fragments les plus sains, les plus vivaces, les plus précieux de la nation, est convaincue que la Conférence de la Paix ne tardera pas à la libérer et à rattacher cette province, ethniquement et historiquement arménienne, à sa mère-patrie, à la République d'Arménie.

Revenons aux offres d'alliance, faites par l'Azerbeidjan et la Géorgie.

Au Caucase, la social-démocratie géorgienne invite les Arméniens à former ensemble avec les Tatares « un seul front révolutionnaire » contre Denikine et la Délégation Géorgienne, apporte à l'Internationale les discours et les résolutions grandiloquentes des assemblées de Tiflis. En voici quelques extraits :

« Tous en avant pour le front révolutionnaire contre la réaction de Denikine!

« La démocratie géorgienne a déjà l'habitude de tenir le premier rang dans la lutte pour la liberté. Pour elle, nous


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sommes prêts à faire les plus grands sacrifices conformément à la glorieuse tradition de notre pays.

« C'est lutter pour une cause sainte que défendre les petits peuples contre la spoliation éhontée. Ainsi nous travaillons aux grandes tâches de l'humanité et suivons les aspirations du monde civilisé.

« Conformément aux grandes traditions du passé, notre République continuera à soutenir vaillamment l'étendard glorieux d'un Etat indépendant.

« Nous sommes certains que le peuple géorgien va se lever tout entier opposant un mur d'airain aux ennemis de la République.

« Au cours de cette année notre démocratie s'est aguerrie dans la lutte, a acquis une vigueur puissante qui lui permet d'envisager l'avenir avec une confiance sereine et héroïque... (1) etc. etc.

Tout cela nous rappelle les manifestations géorgiennes de la veille de l'invasion turque.

Et ces braves camarades géorgiens ont l'air de se demander, comment nous autres socialistes arméniens pouvons encore hésiter à marcher avec eux et leurs alliés tatares, avec cette Social-démocratie géorgienne qui est si désireuse de défendre les petits peuples de Transcaucasie contre une « spoliation éhontée » et qui est prête à lutter avec une résolution si héroïque ?

Nous, nous demandons à notre tour, comment se fait-il que ces champions des petits peuples et de l'humanité n'aient pas marché avec nous pour une cause au moins

(1) La « Géorgie Indépendante ».


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aussi sainte, contre les assauts de la réaction turque, contre la puissance la plus sanguinaire que l'histoire ait jamais connue?

Comment se fait-il que les socialistes géorgiens qui s'épouvantent à juste titre en face de 1' « Impérialisme du Nord » et nous invitent à une résistance commune contre elle, ne songent-ils point aux dangers de 1' « Impérialisme du Sud », bien autrement barbare et féroce que le premier? Est-ce parce que l'Impériaisme du Sud ne menace que l'existence du peuple arménien?...

Les camarades géorgiens connaissent-ils les appétits des turco-tatares, leurs revendications territoriales dont nous venons de donner une idée plus haut? Ont-ils lu le mémorandum adressé à la Conférence de la Paix par la Délégation de l'Azerbeidjan?

Voici ce que nous y lisons sous la rubrique :

UNITÉS ADMINISTRATIVES DIVERSES.

« L'Azerbaïdjan du Caucase embrasse le territoire des Khanats, énumérés plus haut, qui maintinrent leur indépendance jusqu'en 1813-1828. Sous la domination russe, le pays fut divisé, comme du reste tout le Caucase, pour les buts du Gouvernement, en unités administratives séparées portant le nom de gouvernements ou de régions. Ces derniers furent à leur tour subdivisés en districts ou arrondissements.

« Voici les unités administratives qui composent l'Azerbaïdjan du Caucase :

« I. Le Gouvernement de Bakou tout entier avec la ville de Bakou et sa région et les districts de Bakou, Djevad, Ghéoktchaï, Chemakha, Kouba, Lenkoran;


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II. « Le Gouvernement d'Elisabethpol (Gandja) dont font partie les districts d'Elisabethpol (Gandja) Djevanchire, Nouha, Arèche, Choucha, Djabraïl, Zanguézour et Kazakh, dont la partie montagneuse est le sujet d'un litige entre l'Azerbaidjan et la République Arménienne ;

GOUVERNEMENTS DE TIFLIS ET ERIVAN.

III. « Le Gouvernement d'Erivan avec les districts de Nakhitchevan, Charour-Daralagueuz, Sourmali et une partie des districts de Bajazed-Nouveau, Erchmiadzin, Erivan, Alexandropol ;

- IV. « Dans le Gouvernement de Tiflis, certaines contrées des districts de Bortchalou, Tiflis et Signakh;

V. « L'arrondissement de Zakatal ;

VI. « Dans la région de Daghestan, une partie de territoire renfermant les régions de Kourine et Samour. ainsi qu'une partie de l'arrondissement de Kaitago-Tabassaran avec la ville de Derbent et sa région.

« Dans les districts énumérés ci-dessus des Gouvernements d'Erivan et de Tiflis, de même que dans l'arrondissement de Zakatal, il se trouve des territoires parfois peu considérables en étendue, dont l'Azerbaidjan, l'Arménie, la Géorgie et le Caucase septentrional se disputent la possession.

« Pour ce qui est de la région de Daghestan, sa population dont une partie est apparentée aux Azerbaidjaniens, a toujours eu une tendance à s'associer à l'Azerbaidjan. Des intérêts économiques la relient si fortement aux villes de Kouba et de Bakou qu'il serait difficile de se représenter l'existence du Daghestan s'il était privé de ce lien politique


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et économique. Les habitants en ont fourni la preuve en adressant au gouvernement de l'Azerbaidjan des suppliques pressantes où ils le priaient d'annexer le Daghestan â l'Azerbaidjan jusqu'à la rivière Soulak.

« Il va de soi quelle Gouvernement Azerbejanien ne saurait négliger la prière aussi clairement exprimée d'un voisin apparenté, dont le sort est lié de si près au sien, et qu'il sera obligé d'aller au devant de la volonté du Daghestan, reconnaissant que les sentiments de fraternité unissant ces deux pays exigent des soins tout particuliers pour la meilleure organisation de la vie politique et économique de ses proches voisins.

« A ce point de vue toutes les questions de conflits territoriaux ou limitrophes pouvant éclater, de même que les questions touchant en général au sort politique de Daghestan devront être résolues d'un commun accord avec la République du Caucase septentrional.

RÉGIONS DE BATOUM ET DE KARS.

« En plus des provinces et régions énumérées, la République Azerbaijanienne se croit en droit d'ajouter à son territoire une partie du district d'Akhaltzik dans le Gouvernement de Tiflis, la « région de Batoum » et surtout celle de Kars. Les habitants surtout de ces dernières régions appartiennent au même groupe etnographique, leur religion, leurs moeurs, leurs coutumes, leurs façons de vivre sont absolument conformes à ceux des Azerbaidjaniens. On comprend donc pourquoi les musulmans de ces régions envoyèrent, à plusieurs reprises, des pétitions au Gouver-


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nement azerbaidjanien, le priant de les faire inclure dans le territoire de l'Azerbaidjan. Ces demandes sont devenues particulièrement pressantes depuis que les troupes turques ont abandonné la contrée, que les Gouvernements et les Parlements locaux ont été supprimés par les représentants du commandement des Alliés et depuis que leur pays a été partagé entre les Républiques voisines : l'Arménie (Kars) et la Géorgie (Ardahan).

« La République azerbaidjanienne considérant ce partage comme arbitraire, trouva opportun de protester énergiquement contre l'injustice d'un acte pareil, contraire à la volonté de la population aborigène qui avait clairement exprimé son refus de se soumettre au pouvoir des républiques voisines. Cette population s'adressa donc, comme on vient de le lire, au Gouvernement de l'Azerbaidjan, le priant de l'inclure dans le territoire de la République azerbaidjanienne.

« Ces considérations obligent notre République à déclarer que la population des régions de Batoum et de Kars, ainsi que celle du district d'Akhaltsik, sont appelées à décider de leur avenir selon leur gré et que la création d'un république indépendante serait, à son avis, le meilleur moyen de résoudre cette question tout en répondant aux désirs et aux intérêts de la population des régions en question.

« Ce n'est qu'au cas d'une solution défavorable que l'Azerbaidjan pourrait, avec plus de droit, faire valoir ses revendications sur ces pays qui ont accès à la mer.

« Le territoire soumis de fait au Gouvernement de la République Azerbadjanienne occupe 83.278.66 verstes carrées ou 94.137.38 kilomètres carrés. Cet espace représente près de 39 % de toute l'étendue de la Transcaucasie égale


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à 217.408 verstes carrées ou 247.376 kilomètres carrés.

« En y ajoutant les terrains non encore en possession de l'Azerbaidjan, on obtiendra une étendue de 132.oo3.25 verstes carrées ou 150.184.88 kilomètres carrés, ce qui forme 60% de toute la Transcaucasie ».

« Voici ce que revendiquent ces alliés des Turcs, en faussant délibérément le tableau ethnographique, historique et statistique de la Transcaucasie. En réclamant presque toute l'Arménie transcaucasienne, ils n'ont pas l'air de se préoccuper des droits des Géorgiens eux-mêmes... Mais ceux-ci ont encore des illusions sur leur amie et alliée, la « Démocratie de l'Azerbeidjan ».

L'alliance militaire entre la Géorgie et l'Azerbeidjan est un fait accompli. Nous en ignorons le sens et la portée. Le Temps fait à ce sujet des réflexions qui ne sont pas rassurantes. En parlant, dans son leader du 10 septembre, de la concentration des troupes turques sous le commandement de Moustapha Kémal dans les régions d'Erzeroum et de Sivas, le journal parisien qui, d'habitude, prend ses informations aux premières sources, ajoute ceci :

« ... Certains indices font penser que l'agitation dépasse déjà les limites de l'ancien empire ottoman. Une entente secrète paraît avoir été conclue entre le gouvernement géorgien et les Tatares qui ont fondé, à l'ouest de la Caspienne, la « République d'Azerbeidjan ». Il s'agirait de bloquer les régions habitées par des Arméniens. Entre les deux associés qui ont signé cette entente et les Turcs, il y a pour le


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moment une communauté d'intérêts évidente et il y a probablement aussi quelques échanges de communications ».

Nous ne voulons rien affirmer sur la valeur de ces hypothèses. Nous ne savons pas si réellement l'alliance tatarogéorgienne cache une pointe dirigée contre les Arméniens, comme le fait remarquer le Temps.

Ce que nous apprenons de sources bien informées, c'est que des conciliabules ont eu lieu, ces temps derniers, entre les représentants de la Géorgie et les Turcs, qu'un délégué du Gouvernement géorgien a assisté, en même temps qu'un délégué de l'Azerbeidjan, au Congrès de Sivaz, convoqué par le chef des nationalistes turcs, Moustapha Kémal...

Nous savons parfaitement à quoi visent tous les accords conclus entre la Turquie et l'Azerbeidjan. Turcs occidentaux et Turcs orientaux n'obéissent qu'à un mot d'ordre : étrangler l'indépendance de l'Arménie, refouler ou supprimer l'élément arménien afin d'opérer la jonction de la Turquie et de l'Azerbeidjan. Mais nous ignorons l'attitude prise par les Géorgiens dans ces conciliabules, dont nous ignorons, pour le moment, les décisions et les résultats pratiques.

Toujours est-il que les nuages restent amoncelés sur l'horizon caucasien et que les Arméniens sont inquiets. Et faut-il, vraiment, s'étonner que ce peuple soit inquiet? Il observe depuis des années, avec un mélange de douleur et d'indignation, l'attitude décourageante de la démocratie socialiste géorgienne, subissant l'attraction des beys et des aghalars tatares, de ces éléments rétrogrades qui subissent à leur tour l'irrésistible attraction des Turcs, qui n'ont que du mépris pour toute démocratie, qui tiennent en servitude les masses travailleuses tatares et dont le premier article


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du credo politique est d'extirper la nationalité arménienne. Et tant que la démocratie géorgienne persistera dans cette orientation d'esprit profondément antidémocratique, tant que les dirigeants socialistes de Géorgie, au lieu de chercher loyalement un rapprochement avec la démocratie arménienne, leur alliée naturelle, flirtera avec les hobereaux au pouvoir à Bakou et avec leurs corréligionnaires d'Anatolie, il n'y aura jamais de paix au Caucase ; toute la Transcaucasie orientale sera périodiquement ensanglantée par des conflits arméno-tatares et la Géorgie elle-même en subira fatalement les répercussions.


La Démocratie Arménienne et le parti « Daschnaktzoutioun »

Constitution de la société arménienne. — La charte constitutionnelle de 1863 en Arménie turque. — L'apostolat de Mikael Nalbandian en Arménie russe. — L'influence de Rafifï. — Les partis politiques arméniens et l'action révolutionnaire. — La carrière du « Dachnaktzoutioun ». — En Turquie, en Perse, au Caucase. — La campagne du Prince Galitzine et l'insurrection arménienne. — Les pogroms tatares de 1905-06 et la résistance du « Dachnaktzoutioun ». — L'attitude du parti social-démocrate géorgien. — L'épopée arménienne en Perse.— Efrème. — Le procès-monstre contre leparti « Daschnaktzoutioun ». — Social-démocrates et Dachnaktzakans.

Depuis vingt ans la Social-démocratie géorgienne poursuit d'une haine irréductible le parti arménien « Daschnaktzoutioun » qui incarne la démocratie de son pays et obtient toujours l'immense majorité des votes de son peuple aux élections législatives, municipales, etc. C'est une haine instinctive, invétérée, dans laquelle, cependant, il est aisé de discerner, entre autres, de mesquines considérations de parti. D'ailleurs, ainsi que nous le disions plus haut, les socialistes géorgiens connaissent mal la démocratie arménienne, dont ils ignorent totalement les origines, le caractère et les tendances. Et c'est là un autre obstacle au rapprochement des deux peuples.

Cette démocratie arménienne est une des plus vieilles en Orient. Elle est aussi une des plus originales.


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La « classe noble » est inexistante en Arménie ; le clergé arménien n'a rien des privilèges et de l'influence des clergés occidentaux, catholique, protestant ou anglican. La Constitution de l'église arménienne est une des plus démocratiques au monde. En vertu d'une tradition séculaire, le chef de l'Eglise, le Catholicos ou Patriarche suprême, est élu par le peuple, au suffrage universel.

Sont également élus par le peuple, les évêques, les prêtres et les autres dignitaires de l'église.

L'oppression de la tyrannie asiatique, la dure lutte pour l'existence et la supériorité de l'élément arménien vis-à-vis de l'oppresseur, tout cela a réveillé de bonne heure au sein des communautés arméniennes, la conscience de leurs droits nationaux qui presque partout se sont identifiés avec les droits du Peuple.

Déjà, en 1863, le parti démocratique arménien, à la faveur du mouvement d'émancipation des peuples de Turquie et des interventions européennes, a arraché au sultan la fameuse Charte de la Constitution (plus tard supprimée par Abdul Hamid) laquelle instituait une sorte de parlement et de gouvernement arméniens, pour gérer les affaires intérieures de la nation, créer et administrer des oeuvres d'éducation et de culture nationale.

Simultanément, le mouvement démocratique s'est développé en Arménie russe, sous l'action d'une pléïade d'écrivains et de publicistes. L'un d'eux, Mikael Nalbandian, s'était même converti au socialisme, sous l'influence de la littérature socialiste occidentale et des grands promoteurs du mouvement révolutionnaire russe, Herzen et Bakounine, dont il était le collaborateur et l'ami. Il laissa plusieurs


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ouvrages ; son apostolat révolutionnaire fut de courte durée. En 1863, à son retour de Londres qui abritait alors les illustres proscrits russes, Nalbandian, accusé de complicité avec Herzen, fut arrêté par le gouvernement tzariste et passa trois années dans la forteresse de Petropavlowsk ; il en sortit pour mourir quelques mois après, des suites de la tuberculose qu'il avait contractée dans la Bastille russe.

Nalbandian fut ainsi le protagoniste et la première victime du mouvement révolutionnaire et socialiste arménien. Travailler à la fois à l'affranchissement politique et social, libérer la nation du joug étranger et de l'oppression intérieure, — c'était là la double devise de son activité. Cette double tendance se retrouvera plus tard dans les programmes des grands partis politiques de l'Arménie : le Hindchak et le Daschnak, ou plus exactement le Daschnaktzoutioun (i).

Animés du souffle patriotique des Nalbandian, des Khrimian, des Alischan et surtout de Raffi (2) — qui par ses romans subversifs donna un puissant essor à la démocratie militante arménienne —- les deux partis entreprirent, il y a une trentaine d'années, une action révolutionnaire contre le despotisme turc, en vue de libérer l'Arménie turque, soumise depuis cinq siècles à la plus dégradante des servitudes. L'entreprise était téméraire. Hindchak, ou le parti socialdémocrate arménien, disparut bientôt de la scène de la politique active, n'ayant été qu'une création des colonies arméniennes. L'autre parti, demeura. Il avait poussé de profondes

(1) Le mot signifie Fédération. L'organe central du Parti, le Droschak (1' « Etendard ») est publié depuis 1892 à Genève.

(2) Voir, pour plus de détails sur ce sujet, notre ouvrage : l'Arménie et la Question Arménienne.


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racines et de puissantes ramifications dans toutes les parties de l'Arménie: au Caucase, en Turquie, en Perse.

Imbue des idées de justice et de fraternité humaine et en même temps profondément indignés par les convoitises et les éternelles intrigues des puissances capitalistes en Turquie, par leur attitude peu humaine en face des horreurs d'Arménie qu'elles pouvaient et ne voulaient pas empêcher, la.jeunesse intellectuelle arménienne groupée autour du « Daschnakzoutioun », adopta dès le début un programme radical qui proclamait, déjà en 1892, lorsqu'il n'y avait encore au Caucase aucun parti socialiste ou social-démocrate plus ou moins organisé, que l'émancipation totale du peuple arménien ne se ferait qu'avec l'effondrement de l'ordre capitaliste universel et le triomphe du monde du travail.

Toutefois, le parti travailliste arménien ne saurait poursuivre une action socialiste au sens occidental de ce mot, vu que l'Arménie est une démocratie essentiellement paysanne, sans grande industrie ni grande propriété. Par un jeu exceptionnel des circonstances historiques, la bourgeoisie arménienne, la classe commerçante et industrielle, s'est formée hors du pays et a établi ses sièges à Bakou, à Tifiis, à Rostov, à Constantinople et dans d'autres grands centres de l'Orient et de l'Europe.

D'ailleurs, pendant de longues années, la préoccupation dominante du Parti était d'abattre le joug ottoman, afin d'obtenir la sécurité de vie et de bien, les conditions d'une existence normale pour la plus grande fraction de son peuple; c'est vers ce but qu'était dirigée l'attention de l'élite intellectuelle et militaire du « Daschnaktzoutioun », recrutée parmi les Arméniens de la Turquie, du Caucase et de la Perse.


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Durant plus de trente années, le pays arménien fut le théâtre de luttes garibaldiennes d'un caractère exceptionnellement tragique, où un petit peuple, seul parvenu à la conscience de ses droits, seul devenu majeur dans le vaste Babylone de l'Asie turque, entouré de toutes parts d'ennemis, de peuplades primitives, nomades, semi-nomades et barbares, traqué sans cesse par des bandes kurdes, turques ou tatares, par la tyrannie turque, russe et parfois persane, a dû défendre son droit primordial à l'existence, à travers des difficultés inimaginables. Une lutte corps à corps de tous les jours, des complots terroristes, des insurrections périodiques et des démonstrations armées, depuis Erzeroum jusqu'à Sassoun et Constantinople — contre un despotisme puissant et sans scrupule qui avait l'habitude de se venger sur la population inoffensive, sur des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants !

Jamais aucune démocratie, aucun parti socliaiste et révolutionnaire n'a lutté dans des conditions aussi désespérées. Grecs,Serbes, Roumains, Bulgares, soumis autre fois à la même tyrannie, ont eu leur puissant protecteur slave, lequel intervenait au premier acte du drame, au premier geste de révolte et de répression. Les Arméniens n'avaient pour eux que leur juste droit et l'opinion publique occidentale, hélas! impuissante. Des milliers de jeunes gens, la fleur de la nation, se jetaient à corps perdu dans la mêlée, des générations entières furent fauchées, les chefs du Parti, eux-mêmes, périssaient sur les champs de bataille, sur les potences ou dans les géoles d'Anatolie, mais le Parti restait debout. Il trouva même le moyen, il y a une quinzaine d'années, de transporter la lutte armée en Arménie russe et au Caucase.


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Nous disons : lutte armée; car c'est presque toujours cette forme de lutte que l'histoire et le milieu ont imposé au parti « Daschnaktzoutioun. »

Il y a quelque quinze ans, le fameux prince Galitzine, gouverneur général du Caucase, par une violente campagne de russification, par des mesures draconiennes — fermeture des écoles, musellement de la presse, arrestation en masse d'intellectuels arméniens, confiscation de biens nationaux — provoqua un soulèvement général dans toute la Transcaucasie arménienne (en 1903-04) (1). C'estencore le « Daschnakzoutioun » qui mobilisa le peuple, en vue de défendre un droit séculaire et d'empêcher l'acte inique de la confiscation des biens qui alimentaient les églises et les écoles arméniennes. La cause était éminemment nationale et le Catholicos Khrimian lui-même, chef suprême de l'Eglise, adhéra au mouvement. Des conflits armés eurent lieu entre les Daschnaktzakans (2) et les troupes gouvernementales, à un moment où le tout-puissant von Plehve était maître de la Russie et où les partis révolutionnaires russes euxmêmes donnaient à peine signe de vie.

L'insurrection arménienne fut étouffée pour reprendre un an après, contre le formidable mouvement de contre-révolution que les masses tatares, guidées par leurs beys et leur

(1) Ce n'est un secret pour personne que les Arméniens, à tort ou à raison, ont toujours été considérés par toute la camarilla de Petrograde, ainsi que par la presse animée de l'esprit de la « Novoié Vreimia », comme le plus redoutable des peuples du Caucase au point de vue du maintien de la monarchie dans cette importante région. Et, soit sous le régime Lobanovo-Galitzinien, soit sous celui de Stolypine-VorontzofDaschkof, ce sont les Arméniens qui ont été l'objet des plus violentes persécutions de la part de la bureaucratie tsariste.

(2) Membres du « Dashnaktzoutioun ».


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clergé, avaient fomenté sous la haute direction des princes Nakachidze, Takaïshvili et de la police elle-même, à l'époque de la grande tourmente révolutionnaire qui secouait le Caucase et toute la Russie (1905-06}.

La campagne contre-révolutionnaire tatare visait exclusivement les Arméniens. La ville de Bakou, citadelle de l'Azerbeidjan tatare, en donna le signal. Un beau jour, sans provocation aucune, les bandes armées de tatares, sous l'oeil bienveillant de la police, attaquèrent la paisible population arménienne. Et successivement, à Schouscha, à Elisavetpol, à Nahidchévan, à Erivan, partout la populace tatare répondant à l'appel des beys et des hobereaux, se rua sur ses voisins, dans le but bien arrêté d'en finir une fois pour toutes avec l'élément arménien.

Rarement crise avait été aussi périlleuse, même dans l'histoire de l'Arménie. L'existence même de la nation était en jeu au Caucase. L'adversaire, de beaucoup supérieur en nombre, était armé jusqu'aux dents et soutenu par le gouvernement.

Le « Daschnaktzoutioun » réapparut sur la scène. Après avoir, pendant plusieurs jours, adressé de véhéments appels aux Tatares par lesquels il les exhortait vainement à se ressaisir et à ne pas obéir aux provocations des beys et de la police, le parti arménien se mit à organiser la'contre-offensive. Il fallait enrôler des milliers de volontaires, apprendre l'exercice d'armes aux paysans, former des bataillons disciplinés, trouver des quantités d'armes, en organiser le transport de lieu en lieu, tout cela clandestinement, au milieu d'obstacles innombrables. La tâche était rude ; le « Daschnakzoutioun » n'y manqua point.


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Une lutte terrible s'engagea entre les deux peuples. Des villes entières, Schouscha, Nahitchévan et même une partie de la ville de Bakou, avec ses énormes réservoirs de naphte, furent livrées aux flammes, des milliers de cadavres arméniens et tatares jonchèrent les rues. Des centaines de villages furent ravagés et incendiés.

La capitale du Caucase, elle-même, ne fut pas ménagée. Les hordes tatares de Bortchalou marchèrent sur Tiflis, où la population arménienne est compacte et prospère. Les Géorgiens furent inquiets. Il y avait déjà à cette époque une Social-démocratie géorgienne, bien organisée et disciplinée. Durant tout ce conflit qui déchirait les deux peuples voisins et ensanglantait des provinces entières, elle ne faisait que répéter des phrases heureuses sur la fraternité humaine, adressser des appels au prolétariat et invectiver sans cesse le parti « Daschnaktzoutioun ». Lorsque le fléau envahit Tiflis, elle trouva un peu plus d'énergie, tenta d'intervenir dans le duel et s'offrit comme arbitre aux deux partis belligérants. Mais les fusils du prolétariat tatare partirent aussi dans la direction des arbitres; deux camarades géorgiens furent tués. La Socialdémocratie, sagement, se retira alors de l'arène.

Et le « Daschnaktzoutioun » resta seul contre le fléau qui menaçait de s'étendre de plus en plus. Il resta seul, comme il avait été seul dans la grande tourmente d'hier, en pleine invasion des Barbares, en face de la trahison des uns et de la défaillance des autres. Cette guerre arméno-tatare dura, avec de courtes interruptions, dix-huit mois, pendant lesquels le gouvernement lui-même observait l'attitude du Terlium gaudens.


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Néanmoins, l'Organisation de la défense Arménienne, commandée par des militants éprouvés, assistée de toutes les forces vives d'un peuple en proie au désespoir, finit par refouler l'assaut de l'ennemi inconscient, sauvant ainsi la nation, peut-être même l'honneur et la civilisation du Caucase, d'un grand désastre.

L'orage passé, la section terroriste du « Dashnaktzoutioun » exécuta un nombre considérable de hauts fonctionnaires qui s'étaient particulièrement distingués par leur cruauté lors des pogroms et des représailles. Parmi ces grands malfaiteurs abattus, se trouvait le général tatare Alikhanof-Avarsky, le « Mouraview de la Géorgie », qui en 1906, à la suite de l'affaire de la « République de Gourie », avait, à la tête de détachements d'exécution, parcouru le pays et semé la mort et la terreur dans des provinces entières, sans être inquiété par la puissante Social-démocratie géorgienne (1).

(1) Les paysans organisés par le parti s. d. n'opposèrent qu'une résistance tolstoïenne aux bandes d'Alikhanof-Avarsky.

L'organisation s. d. géorgienne qui entendait faire une grande révolution dans une monarchie despotique, n'avait même pas pris soin de fournir quelques armes à ses troupes et de leur donner quelque discipline militaire. Assurément c'était là une besogne moins facile que la publication de brochures et les tournées oratoires. Nous avons entendu dire des Géorgiens eux-mêmes, des personnalités de marque, que cette tactique malencontreuse de leurs marxistes qui, pendant de longues années, ont prêché d'une manière un peu trop simpliste l'évangile d'antimilitarisme et ont concentré leur attention presque exclusivement sur la propagande, ont fini par inculquer dans les cerveaux un pacifisme mol et paresseux : ils ont émoussé les énergies, tué l'esprit militaire dans le peuple géorgien et paralysé la défense nationale. Cela est malheureusement exact. Et c'est là une des raisons de la défaillance géorgienne de l'an dernier et de la terrible calamité qui en fut la conséquence. Nous n'ignorons certes, pas, les côtés positifs de cette pro-


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La guerre d'affranchissement éclata en Perse. Les Arméniens ne pouvaient rester neutres dans cette lutte ardente pour les libertés constitutionnelles contre un despotisme asiatique qui les opprimait eux aussi et les forçait de prendre parti pour ou contre la Constitution. Le parti « Daschnakzoutioun » qui avait ses fortes organisations dans le pays, fit naturellement cause commune avec la Jeune Perse et resta à l'avant-garde du mouvement pendant plusieurs années, jusqu'au triomphe de l'ordre constitutionnel. Il donna à ce mouvement quelques-uns de ses meilleurs militants : Rostome qui dirigeait l'action révolutionnaire à Tebris (Azerbeidjan persan), Efrème et Kery qui la dirigeaient à Téhéran.

On connait l'étonnante carrière d'Efrème, qui fut le Commandant en chef de l'armée constitutionaliste persane, l'âme et le leader du mouvement libérateur dans toute la Perse. Appuyé principalement sur une élite de militants daschnaktzakans et bachtiares, cet homme, génie militaire, en même temps que dirigeant intellectuel, devint bientôt le dictateur du vaste empire, organisa partout la résistance, fut des années durant aux prises avec les forces contrerévolutionnaires de la vieille Perse, avec les hordes innombrables auxquelles répugnait le nouvel ordre, remporta des succès retentissants, détrôna et chassa hors du pays le shah Mahomet Ali et finit par trouver lui-même une mort héroïque sur le champ de bataille (en 1911). La Perse libre fit des funérailles grandioses à notre camarade qui fut surnommé le Garibaldi de l'Orient.

pagande, généralement pacifique, de la Socialdémocratie géorgienne qui a donné tant de valeureux militants pour la liberté et la démocratie.


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Rien d'étonnant que le parti « Daschnaktzoutioun » se soit attiré la haine et les persécutions des maîtres de Constantinople, de Téhéran et de Petrograd.

Cette haine de l'ancien régime tsariste s'est manifesté dans le procès-monstre qu'il a intenté au Parti de la défense nationale d'Arménie (2) à l'époque sombre de la réaction stolypinienne. Ce fut un des procès les plus retentissants dans l'histoire des mouvements révolutionnaires de l'empire Russe.

En raison de l'exceptionnelle gravité du cas, la Haute Cour du Sénat elle-même fut érigée en tribunal; 5oo intellectuels arméniens, professeurs, avocats, écrivains, médecins et même beaucoup de paysans et de commerçants furent transportés de la lointaine Transcaucasie à Petrograd pour être jugés. Plusieurs centaines de témoins les accompagnaient. Sous le nom de « Daschnaktzoutioun », c'est toute la nation arménienne qui était accusée de menées subversives, de « haute trahison. » L'élite du barreau russe, des dizaines d'avocats les plus renommés, parmi lesquels Kérensky, plaidaient la cause des Daschnaktzakans. Toute la presse libérale russe avec une touchante unanimité défendait le petit peuple et son Organisation de Combat. En dépit de l'absence des preuves palpables et de nombreux faux révélés dans l'enquête de l'instruction qui était dirigée par un furieux réactionnaire nommé Lygine, une cinquantaine d'intellectuels arméniens furent condamnés à des peines variées (quatre aux travaux forcés); la majorité fut acquittée après avoir subi quatre années de détention préventive.

(2) En 1909-1912.


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La grande Guerre survenue, le parti « Daschnaktzoutioun » organisa au Caucase des corps de volontaires qui combattirent pendant quatre années aux côtés des Russes et des Alliés et participèrent aux campagnes les plus périlleuses avec un héroïsme et un esprit de sacrifice qui forcèrent l'admiration de tous.

En 1915, (l'Année Terrible de l'Histoire de l'Arménie) lorsque, après avoir désarmé les populations arméniennes et enrôlé toute la jeunesse dans l'armée turque, la folie sangui naire des Talaat et des Enver transforma l'Arménie en un immense abattoir, c'est encore le même parti Daschnaktzoutioun qui a organisé la résistance partout où il y avait quelques armes et quelques chances de réussite, à Van, à Sassoun, à Chapine-Karahissar, en Cilicie, etc. Il a pu sauver Van et les 200.000 Arméniens du vilayet qu'il a transportés en Transcaucasie.

C'est enfin lui qui a été l'âme de la défense nationale, de la défense de la cause des Alliés, en Arménie. Après la désagrégation du front caucasien et le départ de l'armée russe, à la suite de Brest-Litovsk, ce sont ses militants qui combattaient l'armée turque et dirigeaient les luttes à Erzinghian, à Karaklis, à Sardarabad, à Nahitchévan et dans les montagnes du Karabagh.

La Guerre fit de terribles ravages dans les rangs du « Daschnaktzoutioun ». En Turquie il partagea le sort de son peuple. Ses meilleurs combattants, des centaines d'intellectuels furent déportés en 1915 dans les déserts de l'Anatolie, de Syrie et de Mésopotamie et, sans jugement, exécutés.


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La ruche arménienne qui hier encore bourdonnait d'un bout à l'autre de l'Empire, la vaillante phalange qui travaillait à la régénération de la Turquie, qui couvrait le pays de toutes sortes d'institutions culturelles, écoles, coopératives, syndicats, unions de paysans, etc., qui portait l'évangile de la démocratie jusqu'aux coins les plus reculés de l'Asie Mineure, qui rêvait même d'une vaste confédération des peuples d'Orient, fut en quelques jours exterminée par un gouvernement de bandits qui par ce crime monstrueux, sans précédent dans les annales humaines, scella son propre sort et celui de la Turquie !

Mais le « Daschnaktzoutioun » est encore debout, après le terrible ouragan qui a bouleversé l'Orient et le monde ; et la Ruche reprend anjourd'hui son activité féconde en Cilicie, à Constantinople, à Smyrne, à Van, à Erivan, surtoute l'étendue de la République d'Ararat, ainsi qu'à Tiflis, à Bakouet dans la vaste Diaspora arménienne. Le parti continue à diriger les destinées de l'Arménie qui est maintenant à l'aurore de sa vie nouvelle, libre et indépendante. Il est toujours à la tête de la démocratie arménienne, il dominait hier dans la Constituante du pays, il domine aujourd'hui dans le Parlement arménien et dans presque toutes les municipalités de la République.

Telle est la carrière et l'oeuvre du « Daschnaktzoutioun ». Durant trente années, il s'est dépensé sans compter. Il a sans cesse stimulé les énergies, concentré les forces, scellé l'union entre les trois fractions de son peuple. Il s'est trouvé partout où il y avait une population arménienne souffrant et aspirant à la libération. Et partout il s'est donné entièrement à la tâche, partageant les douleurs et les


.34durs

.34durs des masses arméniennes. De là son immense popularité. Les héros qu'il a appelés des entrailles d'un vieux peuple intelligent et asservi, les héros qu'il a élevés et grandis — les Efrème, les Kery, les Mourade, les Andranik— sont les purs symboles des qualités de la race, de sa ténacité indomptable et de son énergie farouche.

Pendant sa longue et pénible carrière, le « Daschnaktzoutioun » a pu commettre des fautes, il n'a jamais failli à son devoir. Il a peut-être péché par trop d'idéalisme. Il a peutêtre gaspillé parfois l'énergie nationale. Les modérés, les conservateurs arméniens le lui ont reproché. N'at-on pas fait le même reproche à l'illustre phalange du Risorgimentoitalien, au parti de Ma^inil L'analogie est frappante. Toutefois, l'épopée et le martyr du peuple arménien sont infiniment plus douloureux, plus poignants. Quelle jcomparaison entre les deux, situations politiques, entre les deux milieux géographiques et ethnographiques et surtout entre les deux tyrannies : le Hasbourg et le Turc ? A-t-on jamais vu des monstres humains tels qu'Abdul Hamid, Talaat, Enver? Que sont les persécutions néroniennes contre les premiers chrétiens, en face des atrocités turques en Arménie ?... Si l'on mesure la grandeur de la lutte à celle des obstacles qu'elle rencontre sur sa route, l'épopée daschnaktzakane, la lutte d'émancipation politique du peuple arménien, ne manque, certainement pas de grandeur.

Ces obstacles insurmontables tiennent à notre situation géographique extrêmement défavorable. Nous touchons de trop près aux hordes primitives et sanguinaires qui nous accablent de leurs assauts perpétuels. Toutes les calamités de l'histoire arménienne s'expliquent par ce fait.


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« Chaque fois — disait Francis de Pressensé dans sa dernière conférence sur la Question Arménienne (1) quelques semaines avant sa mort — chaque fois que les barbares se précipitaient du fond de leurs déserts ou de leurs steppes sur l'Asie Occidentale et de là sur l'Europe, l'Arménie était un des premiers pays qui recevait un choc formidable et subissait le joug ».

Et après chaque invasion, l'Arménie était ravagée de fond en comble, sa population décimée, sa culture anéantie.

En ce moment même, où nous écrivons ces lignes, le télégraphe annonce que les tribus de Kurdes, de chahsevanes persans et de nombreuses bandes tatares dirigées par des agents turcs du Comité Unioniste, profitant de l'éloignement des troupes britanniques, ont repris leurs razzias contre la République d'Arménie, que de violentes rencontres ont eu lieu dans la région de Nahidjevan avec les troupes arméniennes et qu'une fois de plus, l'ennemi s'est attaqué aux populations inoffensives, aux femmes et aux enfants et en a tué une huitaine de milles.

Oui, même aujourd'hui, onze mois après l'armistice, lorsque toutes les petites démocraties, libérées de leurs chaînes séculaires, ont entrepris, dans la paix l'oeuvre de reconstruction intérieure et s'efforcent d'acheminer le plus rapidement possible leurs peuples vers la voie du progrès et de la prospérité sociale, la démocratie arménienne, le parti « Daschnaktzoutioun » est encore condamné à lutter pour son droit à l'existence, à poursuivre la plus brutale et la plus épuisante des guerres.

(i) Publiée en une brochure.


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Une implacable fatalité a voulu que nous fussions seuls à combattre les assauts des ennemis de la civilisation, en Orient, à amortir les chocs de la barbarie asiatique, avant que ses flots parviennent à d'autres -tarions civilisées. L'Arménie a été de ce chef, plus d'une fois, au cours des siècles, la cuirasse de sécurité de la Géorgie. Loin de le nier, les Géorgiens ont souvent proclamé cette vérité. Le citoyen Tzeretelli lui-même nous disait récemment à Lucerne :

« Si l'Arménie tombe, c'en est fait de l'indépendance delà Géorgie ».

Malheureusement, ceux qui dirigent les destinées du peuple géorgien, font juste le contraire de ce qu'ils devraient faire, conformément à ce raisonnement. Au lieu d'aider la démocratie arménienne à se reconstituer et à se consolider pour le bien commun, le parti s. d. géorgien ne fait que lui tendre des embûches, en encourageant continuellement les ennemis jurés du peuple arménien. Ce parti qui s'entend si aisément avec les réactionnaires tatares de « Moussavath », n'a que des paroles de haine pour l'organisation soc.-révolutionnaire arménienne. Toute la politique dû parti s. d. géorgien depuis l'affaire de Zemstvo (en 1917) — pour ne parler que de cette période-là — a été une provocation systématique à la démocratie arménienne, provocation qui a abouti à l'extraordinaire aventure de Lori, à la tentative d'accaparement des terres arméniennes et, finalement, à la guerre.

El c'est ce parti qui nous accuse de nationalisme et de politique agressive, lui qui a tant de mansuétude pour le nationalisme éternellement agressif et meurtrier des


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tatares (i). Il nous accuse de nationalisme, nous qui n'avons jamais aspiré à l'héritage d'autrui, jamais songé à une politique de conquêtes, jamais demandé autre chose — dans nos luttes contre les tyrannies orientales — que l'affranchissement de notre peuple honnête et laborieux, de ce peuple arménien qui a connu toutes les formes de supplice et qui, au cours de la Guerre mondiale, a brûlé comme une torche vivante pour illuminer les routes de parcours des armées alliées en Arménie, en Syrie, dans tout l'Orient.

L'accusation de « nationalisme », dirigée contre les socialistes arméniens, n'est pas sérieuse, elle n'est même pas

(i) Même en 1905-1906, lors de l'explosion de la fameuse « Vendée Tartare » et de ses furieux assauts contre la paisible population arménienne, les s.-d. géorgiens n'ont jamais voulu reconnaître que c'était là une oeuvre suscitée et organisée exclusivement par le nationalisme tartare et la police. Ils ont accusé également les Arméniens d'avoir déchainé ces orgies bestiales qui visaient à l'anéantissement de leur race. Et c'est surtout le parti « Daschnaktzoutioun » qu'ils ont combattu avec un extrême acharnement, ce parti qui a fait des efforts désespérés pour protéger les populations arméniennes contre la ruée des hordes sauvages. Parce que les Dachnaktzakans défendaient tous les citoyens arméniens sans distinction de classe, prolétaires, bourgeois, ecclésiassiastiques, etc., ainsi que l'industrie arménienne et les églises, les monastères contre l'oeuvre de destruction et de mort entreprise par la Vendée Caucasienne, on les accusait de « nationalisme », on leur lançait les épithètes de « bourgeois », « clérical », « réactionnaires », « cent-noirs » La presse social-démocratique géorgienne de cette époque là est pleine de ces manifestations outrageantes. Elle n'a pas beaucoup changé depuis.

Nous avons vu ces terribles accusateurs à l'oeuvre, nous les avons vu faire une besogne autrement nationaliste dans leur pays, au cours des trois dernières années. Qu'auraient-ils fait — nous demandons, nous — s'ils se trouvaient dans nos conditions ? Jusqu'où irait la vague . de nationalisme de la social-démocratie géorgienne, si elle était traquée, comme nous le sommes depuis trente ans, par des puissances et des peuplades semi-barbares et si elle avait à mener les luttes interminables et sanglantes qu'un sort atroce nous a imposées à nous?...,


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sincère ; car les camarades géorgiens ne sont pas à ce point ignorants des choses du Caucase et d'Orient pour ne pas connaître la mentalité des puissances et des populations qui nous entourent et les difficultés inextricables dans lesquelles nous nous débattons depuis une trentaine d'années.

L'accusation de « nationalisme » n'est ni sérieuse ni sincère à l'égard d'une nation et d'un parti qui se trouvent à l'état permanent de légitime défense et qui ont tant souffert de i'action ultra-nationaliste de la Socialdémocratie géorgienne elle-même.

La vérité est que cette Social-démocratie géorgienne, de même que le « Moussavathe » tatare et « l'Union et le Progrès » turc — ne tolère pas l'existence du grand parti arménien, parce que celui-ci empêche la réalisation de son rêve d'hégémonie; 1). Autrefois, le parti s. d. géorgien, partie inté(1)

inté(1) moment, durant la Guerre, les social-démocrates avaient réalisé, avec l'appui des Tatares, cette hégémonie géorgienne, et ils l'enregistrent avec une visible satisfaction, dans leur mémorandum, adressé au Conseil Suprême. Nous trouvons de nouvelles et intéressantes indications dans ce document, rédigé par la Délégation Géorgienne à une date relativement récente et qui n'est point destiné à une large publicité. Nous y lisons, par exemple, les lignes suivantes :

« Elle (la démocratie géorgienne) prit sur elle l'initiative (après la révolution bolcheviste) de sauvegarder les intérêts nationaux et militaires de Transcaucasie...

« Devenue dès lors (après sa séparation d'avec la Russie) la force dirigeante dans la vie de l'Etat Transcaucasien, la démocratie géorgienne, aidée des Arméniens, employa toute son énergie à garder intact contre les Turcs le front du Caucase ».

Ainsi, la thèse fondamentale que le citoyen Tzeretelli, membre de la Délégation Géorgienne, avait développée autrefois dans sa brochure, Séparation de la Transcaucasie et de la Russie, se trouve légèrement modifiée dans ce document officiel. Ici, du moins, les leaders géorgiens daignent attribuer aux Arméniens un rôle accessoire, celui d'une « aide». Ils ajoutent ensuite que « malheureusement, les forces militaires de la


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grante de la Social-démocratie panrusse, avait enrôlé et incorporé dans ses rangs un petit nombre de social-démocrates arméniens a fait de grands efforts pour augmenter leur nombre et les rendre maîtres de la situation en Arménie, afin de s'en servir ultérieurement pour sa politique nationale géorgienne. Ces efforts ont échoué, l'influence du « Daschnaktzoutioun» étant trop prédominante dans la vie politique et sociale de l'Arménie. C'est là une des raisons principales de l'animosité des marxistes géorgiens envers le « Daschnakzoutioun ». Le groupement social-démocrate arménien, généralement incolore, anational, assez indifférent à l'égard des revendications essentielles du peuple arménien, surtout des graves problèmes de ses luttes quotidiennes, le groupe s. d. arménien dont la politique nationale est tirée uniquement du « Manifeste Communiste «de 1848, après quinze années de propagande intense, faite avec l'appui de la Social-démocratie géorgienne, est aujourd'hui complètement insignifiante et ne joue qu'un rôle effacé dans la vie politique arménienne.

Transcaucasie se trouvèrent désorganisées...» Mais ils se gardent de dire que la Géorgie « a été abandonnée à ses seules forces», qu'on l'a quittée », etc. Il ne serait pas sage de le dire dans un document adressé aux Puissances bien informées sur les événements du Caucase. Ces choses peuvent se dire dans des brochures ou rapports adressés au monde socialiste, peu au courant des réalités orientales.

Néanmoins, même dans ce Mémoire, présenté à la Conférence de la Paix, les camarades géorgiens, dont l'orgueil ne connaît pas de bornes, ne peuvent s'empêcher de s'attribuer le premier rang dans la lutte contre la Turquie. L'histoire impartiale constatera que la démocratie géorgienne n'a pris aucune initiative efficace pour enrayer l'invasiop turque et qu'elle n'a « sauvegardé » que « les intérêts nationaux et mil 1" taires » de la Géorgie. L'histoire dira encore que le peuple arménien a lutté contre les Turcs, sans être aidé de ses voisins.


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Les masses travailleuses — paysannes ou ouvrières — marchentsous le drapeau du «Daschnaktzoutioun», lequel, de ce fait, sans même user d'efforts particuliers, empêche la croissance de la social-démocratie anationale parmi les arméniens, de même qu'il a enrayé tout mouvement anar. chiste en Arménie.


D evant 1 'International e

L'accord de Berne. — A la réunion de la Commission Executive de la Conférence de Berne. — Les social-démocrates géorgiens demandent de résoudre la question de frontières par un arbitrage. — Refus de la Commission Executive. — Le plébiscite, seul moyen. — Les camarades occidentaux suggèrent l'envoi d'une Commission en Transcaucasie. — Une condition sine qua non posée par les socialistes arméniens. — Débats sans résultat. — La question est reprise à Lucerne. — Plébiscite sous le contrôle de la Ligue des Nations. — Réflexions sur l'avenir. — Les peuples s'entendront.

Socialistes arméniens et socialistes géorgiens se rencontrèrent à la Conférence Socialiste Internationale de Berne (février 19191. Ils tombèrent d'accord pour solutionner le différend arméno-géorgien — la question territoriale — conformément à la résolution de cette Conférence de Berne, c'est-à-dire, au principe d' auto-décision, formulé depuis longtemps par le socialisme mondial et, tout récemment, aussi par la diplomatie wilsonienne.

La Conférence socialiste Internationale de Berne précisait comme il suit une des conditions essentielles d'une paix durable entre les peuples.

« Une stricte application du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire qu'aucune collectivité ne peut être transférée ou annexée à une autre, sans une consultation en bonne forme » (Article 2 de la Résolution de Berne).


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C'est donc la volonté de la population qui, d'après l'Internationale, doit trancher le problème territorial.

Pour les socialistes arméniens, cet accord signifiait d'ores et déjà l'affirmation des droits de l'Arménie sur les provinces de Lori et d'Ahalkalak où la volonté de la population s'est prononcée plus d'une fois et de la façon la plus nette en faveur de leur union à la République Arménienne (A Lori, nous l'avons vu, cette volonté s'est traduite par une insurrection des paysans arméniens contre la domination géorgienne).

Quelques mois après, à la Conférence socialiste internationale d'Amsterdam, en l'absence des délégués d'Arménie, les représentants soc.-dém. géorgiens annoncèrent, à la grande satisfaction de nos camarades occidentaux, que l'accord est complet entre les deux Républiques — la Géorgie et l'Arménie — en ce qui concerne la question territoriale.

Malheureusement, cette déclaration des camarades géorgiens ne correspondait nullement à la réalité. Car nous savions d'une source certaine que, loin de reconnaître les droits de l'Arménie à la possession des provinces de Lori et d'Ahalkalak, la Délégation Géorgienne réclamait à la Conférence de la Paix non seulement ces deux provinces, mais encore une partie du Pambak arménien, sachant bien qu'aucun accord n'était possible, dans ces conditions, avec les Arméniens.

Nous en avons informé le citoyen Camille Huysmans.

La Commission Executive de la Conférence de Berne fut saisie de la question ; et une réunion eut lieu à Paris, dans la première quinzaine de Mai (919, sous la présidence du citoyen Henderson, en présence des citoyens Ramsay Mac-


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donald, Renaudel, Jean Longuet, Stuart Bunning, Camille Huysmans et des délégués arméniens et géorgiens.

Répondant à une question du secrétaire de l'Internationale, nous avons dit que l'accord était loin d'être fait entre nous et les Géorgiens, étant donné que ces derniers continuent à soutenir leur projet de la « grande Géorgie » aux dépens de la République Arménienne. Les délégués géorgiens ne pouvaient le nier. Ils ont, en effet, étalé devant les membres de la Commission Executive leur carte géographique de la Transcaucasie, dans laquelle la Géorgie englobait non seulement les deux provinces contestées, dont le sort devait être décidé par « un plébiscite en bonne forme », suivant la Résolution de Berne, mais encore une large bande de territoire arménien au delà des limites des dites provinces, jusqu'à la ville arménienne de Karaklis.

Nous avons déclaré que le désaccord persiste entre nous et les Géorgiens plus profond que jamais.

Tzeretelli prit la parole au nom de la Délégation Géorgienne et commença par demander l'arbitrage (non plus le plébiscite).

La Commission Executive de la Conférence de Berne, d'accord avec les socialistes arméniens, repoussa la proposition de l'arbitrage comme peu rationnelle et difficilement applicable.

« Les populations peuvent ne pas accepter la décision des arbitres, le seul moyen de procéder c'est le plébiscite », fit remarquer Ramsay Macdonald.

La délégation arménienne, elle-même demandait le plébiscite, en conformité avec la décision de la Conférence de Berne.

Le citoyen Tzeretelli, oubliant que ses camarades social-


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démocrates avaient eux-mêmes signé l'accord de Berne, formula des objections au sujet du plébiscite et nous posa une question pour le moins étrange :

» Puisque vous demandez le plébiscite, dit-il, êtes vous disposés à appliquer le même principe en Arménie turque?... »

On sait que dans cette partie de notre pays les arméniens forment presque partout une minorité, grâce au système politique des gouvernements turcs, lesquels, depuis plusieurs décades, ont cherché à vider l'Arménie de ses habitants arméniens par des saignées périodiques, par une oppression sauvage, par la famine et l'émigration forcée (i).

On comprendra ce que valait l'argument de Tzeretelli qui, sachant bien qu'un plébiscite dans les régions de Lori et d'Ahalkalak ne serait point favorable aux Géorgiens, avait l'air de vouloir tirer profit des méfaits de la tyrannie turque pour faire valoir devant l'Internationale ses objections contre le plébiscite et son projet d'agrandissement de la Géorgie, aux frais du voisin.

Henderson, le président, fit observer qu'il ne s'agit pas de l'Arménie turque et que le différend arméno-géorgien ne concerne que la Transcaucasie.

Après quoi, les délégués géorgiens se résignèrent à accepter le plébiscite. En réponse à une question de Longuet et de Renaudel, le citoyen Tzeretelli n'hésita même pas à déclarer

(1) Que les Géorgiens ne s'inquiètent pas trop des projets de l'agrandissement de l'Arménie par la réunion dés deux parties de ce pays. Nous ne savons pas encore ce que nous offrira la diplomatie européenne qui ne se fait jamais guider par des raisons sentimentales et qui est en train de reprendre son vieux jeu avec le Grand Turc.


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que les p opulations arméniennes de Lori et d'Ahalkalak (probablement aussi celles des autres districts arméniens, convoités par les géorgiens. M. V.) se prononceraient en faveur de leur annexion à la Géorgie... « parce que le gouvernement géorgien a réalisé la réforme agraire ».

A l'unanimité, fut adoptée la proposition d'envoyer une Commission Socialiste en Transcaucasie, afin d'organiser et de surveiller le référendum sur les territoires contestés.

Les délégués arméniens qui avaient déjà fait une importante concession aux Géorgiens en acceptant le plébiscite dans un pays où il n'y a que 5 à 6000 géorgiens contre environ 200.000 arméniens, posèrent une condition à l'envoi de la Commission Internationale. Ils demandèrent à la Commission Executive d'admettre en principe que les troupes et l'administration géorgiennes fussent préalablement éloignées de ces régions contestées, afin d'éviter des pressions et d'organiser la sincérité de la consultation populaire.

La Commission Executive, contrariée par cette proposition des délégués arméniens, demanda à ceux-ci défaire crédit à la Commission Internationale, nommée par elle et qui se rendrait en Transcaucasie pour procéder au référendum.

Les délégués arméniens avaient des raisons sérieuses pour insister sur leur proposition. La réunion se dispersa sans aboutir.

La question fut soulevée, deux mois après, à la Conférence de Lucerne (Août 1919) par le délégué arménien, et il fut décidé que le différend arméno-géorgien, ainsi que les questions territoriales soulevées partout ailleurs, serait tranchées par un plébiscite, organisé sous le contrôle de la

Ligue des Nations.

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En attendant une solution équitable, les deux peuples — il est navrant de le constater — vivent moralement séparés, dans une atmosphère lourde, chargée de suspicions, d'inquiétudes, de colère et d'orages.

Nous avons exposé, à l'aide de preuves matérielles, les péripéties de ce grave conflit arméno-géorgien qui continue à peser sur la vie politique de toute la Transcaucasie. Nous en avons précisé les responsabilités. Le lecteur impartial jugera.

Nous ne désespérons pas de notre cause. Malgré tout, nous sommes convaincus que sur ces épineuses questions de frontière nous arriverons à un arrangement amiable avec le peuple géorgien.

Nous en sommes convaincus d'autant plus qu'il ne manque pas parmi les socialistes et démocrates géorgiens, des hommes qui, tout en étant de bons patriotes, restent fidèles aux vraies traditions démocratiques et reconnaissent, certes, dans leur for intérieur le mal immense que la démocratie géorgienne a fait à ses voisins arméniens. Il ne manque pas dans les rangs de la Social-démocratie géorgienne elle-même des camarades qui reconnaissent les mêmes torts et font preuve de plus d'équité et d'un plus large esprit de conciliation.

Il faut résoudre ce problème territorial de manière à ne pas créer une Armenia irredenta, à ne pas laisser dans l'âme de la population des mécontentements et des rancunes... Tôt ou tard, tout cela se retrouve à l'état de force comprimée et d'explosifs redoutables.

Les deux peuples voisins sont fait pour s'entendre. Tous deux possesseurs d'une vieille culture de source aryenne, tous deux sentinelles et porte-drapeaux de la civilisation


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occidentale, au cours de longs siècles, sur les confins de l'Europe, alliés presque toujours, contre les flots intarissables de la barbarie asiatique, tous deux épris d'un haut idéal de démocratie et de liberté.

Aux raisons de sentiments s'ajoutent les raisons d'intérêt. Rappelons-nous les graves paroles que le citoyen Tzeretelli nous adressait à Lucerne:

« Si l'Arménie est étranglée, c'en est fait de l'Indépendance de la Géorgie. »

Nous nous entendrons finalement aussi avec nos autres voisins : les Tatares et les Kurdes. Un jour viendra où ces tristes controverses ne seront que « de l'histoire ». La Délégation Azerbeidjanienne elle-même écrit dans son Mémorandum, présenté à la Conférence de la Paix :'

... « Ces discussions perdront leur âpreté et, dans la vie commune des voisins séculaires, grâce aux concessions mutuelles, au nom des intérêts communs, auront, nous en sommes certains, un dénouement favorable au bonheur de tous les Caucasiens.

« S'il se trouvait toutefois quelque question dont la solution paraîtrait difficile aux Caucasiens, l'arbitrage international de la Société des Nations leur viendrait en aide par sa voix autoritaire et consoliderait encore plus l'unité et la solidarité des peuples du Caucase ».

Paroles d'or!... Que les actes suivent ! Que les dirigeants de PAzerbeidjan sachent une fois pour toutes que « le bonheur de tous les Caucasiens », «l'unité et la solidarité des peuples du Caucase » dépendent surtout d'eux-mêmes, de leur attitude de demain, de l'orientation qu'ils vont prendre.


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Depuis des dizaines d'années, les Tatares de Transcaucasie, ainsi que les Kurdes ont été travaillés, empoisonnés par la tyrannie de Constantinople. Du jour où celle-ci disparaîtra des horizons orientaux et où, par la force irrésistible de l'évolution universelle, une démocratie assez puissante s'affirmera au sein de ces peuples, ce jour là disparaîtra aussi la tyrannie moyennageuse des beys tatares et des cheikhs kurdes et une ère de paix et de fraternité s'ouvrira, enfin, pour les infortunés peuples d'Orient.


TABLE DES MATIERES

PRÉFACE 5

AVANT-PROPOS 17

Avant la guerre

Les causes de l'antagonisme arméno-géorgien. — Noblesse et bourgeoisie. — Antagonisme de classe dégénéré en antagonisme national. — Nobles géorgiens et hobereaux tatares. — Lutte commune contre l'Arménien. — La question du « Zemstvo ». — Le rôle de la Social-démocratie. — Velléités d'hégémonie 27

Au seuil de la Catastrophe

L'orientation politique des Géorgiens. — Accord avec les Turcs. — Texte de l'accord. — National-démocrates et Social-démocrates Géorgiens. — Contre la Puissance Russe 36

Après la Révolution Bolcheviste

La tendance séparatiste en Géorgie s'accentue. — L'arrivée de Tcheïdze et de Tzeretelli. — Le bloc géorgio-tatare dans le gouvernement de Transcaucasie. — La chasse aux troupes russes. — Le massacre de Chamkhor 42


— 150 — L'invasion turque

Après Brest-Litovsk. — Les pourpalers de Trébizonde. — L'angoisse des Arméniens. — Tchenkely « convaincu » par les

Turcs La volte-face des Géorgiens. — Ils proclament leur

indépendance sous la protection allemande. — L'Arménie abandonnée à son sort 47

L'effort Arménien

Seuls, contre les Turcs et les Tatares. — Levée en masse et rencontres sanglantes. —Le «Bloc» cherche à paralyser la résistance arménienne. — Durant plusieurs mois les Arméniens seuls tiennent le front du Caucase. — Témoignages britanniques. — Une lettre de Lord Robert Cecil. — Une question du citoyen Ramsay Mac Donald à la Chambre des Communes et la réponse de M. Balfour. — Une déclaration de M. Lloyd Georges. — Une opinion de M. Gérard. — La République d'Arménie 55

Après la proclamation de l'Indépendance Géorgienne

Un discours de Tzeretelli. — La légende d'une Géorgie «abandonnée à ses seules forces ». — La Géorgie indépendante et l'Arménie en détresse. — Les drames de Bakouriani et de Lagodagh. — Le nationalisme militant. — Appuyée par la mission militaire allemande, la Social-démocratie géorgienne cherche à annexer des territoires arméniens. — Il en résulte un conflit armé 70

Le conflit armé

L'occupation par les Géorgiens des territoires arméniens provoque une insurrection des paysans et une guerre entre les


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deux Républiques. — L'intervention des Alliés. — Refoulé sur le champ de bataille, le nationalisme militant se venge sur les populations paisibles. — Les pogromes de Tiflis de janvier 1919. — Une lettre du s. d. Zouraboff stigmatisant les brutalités du régime s. d. — Une protestation des socialistes-révolutionnaires russes. — Les excès des troupes géorgiennes dans la province arménienne. — Les élections municipales à Tiflis boycottées par les Arméniens et les Russes. — La Douma géorgianisée, — La fièvre de nationalisation 81

Azerbeidjan, Géorgie et nouvelles offres d'alliance

Alliance tataro-géorgienne. — Social-démocrates et beys. — Une déclaration de Soukhomline sur la démocratie tatare. — Le cercle de fer autour de l'Arménie. — Le blocus géorgien. — Un article du Temps. — L'inquiétude des Arméniens. — Les forces respectives des trois Républiques. — Le parti social-démocrate cherchant un rapprochement avec l'oligarchie tatare. — Cette orientation anti-socialiste est une menace perpétuelle pour la paix du Caucase et la cause de la démocratie 99

La Démocratie Arménienne et le parti « Daschnaktzoutioun »

Constitution de la société arménienne. — La charte constitutionnelle de 1863 en Arménie turque. — L'apostolat de Mikael Nalbandian en Arménie russe. — L'influence de Raffi. — Les partis politiques arméniens et l'action révolutionnaire. — La carrière du « Dachnaktzoutioun ». — En Turquie, en Perse, au Caucase. — La campagne du Prince Galitzine et l'insurrection arménienne. — Les pogroms tatares de 1905-06 et la résistance du « Dachnaktzoutioun ». — L'attitude du parti


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social-démocrate géorgien.— L'épopée arménienne en Perse.— Efrème. — Le procès-monstre contre le parti «Daschnaktzoutioun ». — Social-démocrates et Dachnaktzakans .... 121

Devant l'Internationale

L'accord de Berne. — A la réunion de la Commission Executive de la Conférence de Berne. — Les social-démocrates géorgiens demandent de résoudre la question de frontières par un arbitrage. — Refus de la Commission Executive. — Le plébiscite, seul moyen. — Les camarades occidentaux suggèrent l'envoi d'une Commission en Transcaucasie. — Une condition sine qua non posée par les socialistes arméniens. — Débats sans résultat. — La question est reprise à Lucerne. — Plébiscite sous le contrôle de la Ligue des Nations. — Réflexions sur l'avenir. — Les peuples s'entendront ..................... 141


IMP. M. FLINIKOWSKI 2l6, BOUL. RASPAIL PARIS - 14 —


ÏMP. M. FLINIKOWSKI

2l6, BOUL. RASPAIL

— PARIS - 14e—