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Titre : La Revue critique des idées et des livres

Éditeur : Nouvelle librairie nationale (Paris)

Éditeur : Librairie Bloud et GayLibrairie Bloud et Gay (Paris)

Date d'édition : 1914-03-10

Contributeur : Marans, René de. Directeur de publication

Contributeur : Rivain, Jean (1883-1957). Directeur de publication

Contributeur : Marsan, Eugène (1882-1936). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32856727g

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32856727g/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 24903

Description : 10 mars 1914

Description : 1914/03/10 (T24,N142).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k55961568

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-17924

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/01/2011

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TOME XXIV — 142 10 MARS 1914.

REVUE CRITIQUE

DES IDÉES ET DES LIVRES

O navis! Réfèrent in mare te novi Fluctus ! O quid agis ? Forliter occupa Portum ! HORACE.

Madame de Sévigné à Grignan

1

On aurait, sans doute, fort étonné la marquise de Sévigné, qui était originaire de la Bourgogne et était devenue par son mariage bretonne d'adoption, si on lui avait prédit qu'un jour tout son coeur et tout son être demeureraient attachés à un lointain château situé sur les confins de la Provence et du Dauphiné. Ainsi le voulut la destinée. Et c'est en ce château que la mort vint la surprendre. A l'époque du mariage de sa fille avec François Adhémar de Monteil, comte de Grignan, Mme de Sévigné était persuadée que sa fille n'irait jamais habiter le château des Adhémar et que leurs jours s'écouleraient « comme les eaux de deux sources réunies pour traverser une riante vallée ». Mais ce doux espoir ne fut que de courte durée, carie 29 novembre 1669 Louis XIV nommait le comte de

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Grignan lieutenant général en Provence sous le gouvernement du duc de Vendôme, alors âgé de treize ans, par conséquent incapable d'exercer un gouvernement effectif. Le comte de Grignan se vit donc obligé d'aller résider en Provence. Il laissa sa femme à Paris pendant une année. Malgré son désir de ne point quitter sa mère, Mme de Grignan dut, à son tour, prendre le chemin de Grignan pour y rejoindre son époux. Elle se mit en route le 5 février 1671.

Aujourd'hui, alors qu'un train rapide vous emporte d'un seul bond dans le midi, nous ne nous doutons pas des difficultés et des fatigues que comportait au xviie siècle un voyage de Paris à Grignan. Il fallait, certes, de pressants et impérieux motifs pour entreprendre pareille expédition. Aussi, en dépit du chagrin que lui causait l'éloignement de sa fille, Mme de Sévigné ne se mit en route qu'un an et demi après le départ de Mmc de Grignan.

Elle partit le mercredi i3 juillet 1672. Elle voyagea dans un carrosse attelé de six chevaux. Elle était accompagnée de l'abbé de Coulanges, celui que dans ses lettres elle appelle le « bien bon », qui avait été son tuteur et resta son plus fidèle ami ; de l'abbé La Mousse, aimable homme, philosophe placide et casanier qu'un si long déplacement effrayait quelque peu, et de deux femmes de chambre. En tout cinq personnes.

Le 16 juillet au soir, Mmc de Sévigné arrivait à Auxerre. Elle et ses compagnons avaient fait le trajet en trois jours, parcourant quatorze lieues par jour, la distance de Paris à Auxerre étant de quarante-deux lieues. Cette première étape s'effectua dans les meilleures conditions. Le temps était beau à souhait. La marquise, le bien bon et le fidèle La Mousse devisèrent


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tout le long du chemin avec un parfait agrément. Us prirent grand plaisir a lire Virgile, seule lecture, déclarait Mme de Sévigné, qui fût digne d'eux. Et il ne s'agissait pas du Virgile travesti de Scarron, mais de l'excellente traduction italienne d'Annibal Caro 4.

Six jours après, la marquise de Sévigné atteignait Montjeu. Montjeu, seigneurie située à une lieue et demie d'Autun, était une ancienne baronnie acquise par le célèbre président Pierre Jeannin en 15g6 et apportée plus tard par sa fille en mariage à Pierre de Castille, contrôleur général des finances. Le fils de ce dernier, Nicolas Jeannin de Castille, était l'hôte de Mme de Sévigné. Il avait joint à son nom celui plus illustre de sa mère. Ce Nicolas Jeannin de Castille avait été trésorier de l'épargne. Fouquet l'avait entraîné dans sa chute. Lorsque Mme de Sévigné lui rendit visite, il était encore en disgrâce. Il ne rentra en grâce qu'en 1687.

Mme de Sévigné ne resta a Montjeu qu'une journée. Elle y reçut la visite de sa tante, Françoise de Rabutin, veuve de M. de Toulangeon, qui était accompagnée de son fils et de sa belle-fille.

De Montjeu, Mme de Sévigné se rendit directement à Chalon-sur-Saône. Elle gagna ensuite Lyon, où elle arrivait le 26 juillet. Elle y séjourna quatre jours. De nombreux amis s'empressèrent delà venir voir. Parmi eux on peut citer la marquise de Rochebonne, soeur de M. de Grignan, et son beau-frère, Charles de Chateauneuf, la

1. Elle parut à Venise en I58I et fut réimprimée à Trévise en i6o3. Son titre était : Enéide di Virgilio, tradotta in versi sciolii. Mme de Sévigné, comme beaucoup de beaux esprits de l'époque parlait et lisait couramment l'italien. Elle écrivait un jour à BussyRabutin que sa connaissance de la langue italienne lui donnait de grandes jouissances.


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marquise de Senneterre, parente de Bussy-Rabutin. Enfin, au cours de ce séjour à Lyon, elle fit une visite qui dut lui causer une bien grande émotion : elle alla voir Fouquet, enfermé à la prison d'Etat de PierreEncise, ancien château dominant la rive droite de la Saône à Lyon l. Il est assez curieux qu'elle ne mentionne cette démarche dans sa lettre du 27 juillet, adressée à Mme Grignan, que par ces simples mots : « J'ai été à Pierre-Encise voir F..., prisonnier. » C'est tout. C'est peu lorsqu'on se souvient de la vive amitié que Mme de Sévigné eut toujours pour le surintendant qu'elle défendit avec une ardeur généreuse, tant après son arrestation qu'au cours de son procès.

Le vendredi 29 juillet au matin, Mme de Sévigné et ses compagnons de voyage quittèrent Lyon en bateau. La descente du Rhône s'effectuait à l'époque avec une grande rapidité, puisque Mme de Sévigné écrit à sa fille (lettre du 27 juillet) : « Nous irons coucher à Valence, » et qu'elle lui ajoute qu'elle sera le samedi à Robinet, petit port situé près de Donzère,où Ton débarquait alors pour se rendre à Grignan. A Lyon, les amis de Mme de Sévigné s'étaient ingéniés à lui trouver un bon patron, connaissant bien le fleuve et capable de la mener sans encombre. La marquise tenait tout particulièrement à se confier à des mains habiles, car elle redoutait la navigation sur le Rhône, depuis que sa fille avait failli se noyer, quelques mois auparavant, en arrivant à Avignon, par la faute d'un batelier maladroit.

A Robinet Mme de Sévigné eut la joie de voir sa fille venue de Grignan au-devant d'elle. Le voyage avait duré dix-sept jours. Il est vrai que la marquise de Sévi1.

Sévi1. fut détruit en 1793.


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gné s'était arrêtée deux fois en route. Elle et ses compagnons ne paraissaient pas trop éprouvés. L'abbé La Mousse lui-même avait vaillamment supporté les fatigues de la route.

Cinq lieues environ séparent Robinet de Grignan. Cettedistance fut vite franchie, etla marquise de Sévigné ne tarda pas à apercevoir ce château de Grignan, qui luiétait devenu si cher depuis qu'il était la résidence de sa fille tant aimée et vers lequel si souvent depuis tant de mois, volaient sa pensée et son coeur.

Mme de Sévigné ne dut avoir aucune désillusion, car le château de Grignan était une admirable chose. Dans le pays on dit encore couramment : « Grignan n'était point un château, c'était un palais. » Rien n'est plus exact. La 29 juillet 1672, lorsque la noble demeure des Adhémar apparut pour la première fois à Mmc de Sévigné, elle n'était pas encore dans toute sa splendeur, puisque la belle façade appelée façade des Prélats, oeuvre de Mansart, ne fut entreprise qu'à l'automne de l'année 1688. Le château n'en était pas moins fortbeau. Sa façade Renaissance, construite au xvie siècle par Gaucher Adhémar et son fils Louis, était à elle seule une merveille de grâce et d'harmonie qui suffisait à charmer les regards les plus exigeants.

Enarrivant par la route menant de Donzère à Grignan, Mme de Sévigné ne vit tout d'abord le château que de biais, la façade principale, flanquée de ses deux tours, étant orientée vers Montségur. Son carrosse pénétra dans le château par la grande poterne; il tourna au nord et monta au galop de ses quatre chevaux, comme c'était l'usage à l'époque, pour déboucher dans la grande cour située au couchant, superbe avec son grand bassin dont il ne reste plus aujourd'hui que


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des débris, ses murs décorés aArec une grande richesse, ses fenêtres entourées d'élégantes arabesques dessinant à chaque étage un vaste ruban brodé et séparées par de légères colonnes cannelées. A l'un des angles de cette cour, se dressait la tour du beffroi, surmontée d'un dôme. De cette cour, on accédait directement a la fameuse terrasse qui y faisait suite. Cette magnifique terrasse, qui a subsisté en dépit de la fureur destructive des hommes et des ravages du temps, est le seul vestige delà grandeur passée du château de Grignan qui soit resté intact. Elle sert de voûte à l'église collégiale de Grignan ; sa longueur est de cinquante mètres et sa largeur de vingt-cinq. Elle est dallée à plat et entourée d'une élégante balustrade à jour. De tout temps elle fut un des plus grands attraits du château des Adhémar. Plus que quiconque Mmc de Sévigné l'affectionnait. Le jour de son arrivée, au déclin d'une radieuse après-midi de juillet, elle dut être éblouie par le panorama qu'elle y découvrit. Que de fois depuis elle prit plaisir à s'y promener ! Plus tard elle écrivait à sa fille :

Toutes vos vues sont admirables ; je connais celle du mont Ventoux. J'aime fort tous ces amphithéâtres, et je suis persuadée que si jamais le ciel a quelque curiosité pour nos spectacles, ses habitants ne choisiront pas d'autre lieu pour les voir commodément.

Toutes les vues de Grignan, en effet, étaient familières à Mme de Sévigné. Presque quotidiennement elle venait flâner sur la belle terrasse et, pas à pas, on peut la suivre encore aujourd'hui. Elle s'arrêtait là pour admirer dans l'horizon clair, se détachant sur le ciel bleu, la haute tour de Chamaret le vieux, le château de


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Baume de Transit, Montségur, et dans le fond du tableau, presque accoté aux hautes falaises de la vallée du Rhône, Suze la Rousse et la masse imposante de son château féodal d. Ailleurs, elle se plaisait à contempler, éparpillés et composant un décor charmant, les villages de Grillon, Richerenche, Valréas et Visan. Plus loin, son regard s'arrêtait volontiers sur le mont Ventoux, dont l'hiver, les cimes couvertes de neige étincellent sous le soleil et, plus loin encore, de montagne en montagne, sur la Lance qui s'arrondit en longues pentes. A l'est, lui apparaissaient les sombres cimes des montagnes du Vivarais, tandis que dans le lointain, au sud, elle apercevait la chaîne du Luberon et celle des Alpines. Enfin, au nord, c'étaient les grandes forêts de chênes d'une note plus sombre, derrière lesquelles était le monastère d'Ayguebelle, enfoui dans un morne vallon. Quel merveilleux spectacle — de la terrasse de Grignan on découvre cinq provinces françaises — et comme on comprend queMme de Sévigné l'ait jugé digne de la curiosité des habitants de l'Olympe !

Par exemple, pour jouir du panorama et se promener à l'aise, il ne fallait pas que le terrible mistral se mît à souffler. Mme de Sévigné craignait beaucoup ce fâcheux, dont elle gardait un fort mauvais souvenir.

J'ai peur, écrivait-elle à Mm 0 de Grignan, que le vent ne vous emporte sur votre terrasse ; si je croyais qu'il pût vous apporter ici dans un tourbillon, je tiendrais toujours mes fenêtres ouvertes, et je vous recevrais, Dieu sait !

i. Le château de Suze, que les deux redoutables chefs protestants le baron des Adrets et Dupuy-Montbrun n'osèrent jamais attaquer et qui n'eut pas trop à souffrir de la Révolution, est encore debout.


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La tradition veut que pendant ses séjours a Grignan Mme de Sévigné ait habité la chambre appelée chambre de la Tour *. Elle travaillait de préférence dans une pièce attenante, dite chambre de l'Automne. C'est dans cette dernière qu'elle est morte. Ces deux pièces, situées au second étage de l'une des deux belles et hautes tours flanquant la façade principale du château, étaient ornées de tapisseries et de nombreux tableaux. Dans la chambre de la Tour, on remarquait une cheminée monumentale en pierre, due au ciseau de Pierre Puget.

Quel était l'aspect intérieur du château de Grignan au xviie siècle î La chose est assez malaisée à établir, car on ne possède pas à ce sujet de document formel. Le seul document que nous ayons pu trouver qui soit capable de nous donner une idée assez exacte de cet intérieur est l'inventaire dressé en 1776, à la mort du maréchal du Muy, frère du marquis du Muy, qui avait acheté le château de Grignan quelques années après le décès du gendre de Mme de Sévigné 2.

Cet inventaire se trouve dans les Archives de l'étude de Me Misson, notaire à Grignan, qui a bien voulu nous le communiquer. C'est un acte fort long, très détaillé, qu'il est impossible de reproduire in extenso. Nous nous sommes contenté d'y relever les quelques indications suivantes qui nous ont paru les plus intéressantes.

1. Chaque pièce du château de Grignan avait un nom.

2. Le château de Grignan et ses dépendances furent vendus par Mm» de Simiane, fille de Mm<= de Grignan et petite-fille de Mmc de Sévigné, à Jean-Baptiste de Félix d'Altière, marquis de Muy, commissaire du Roi, sous-gouverneur du Dauphiné, directeur général des économats du Royaume, par acte passé devant M0 Faugier, notaire à Aix, le 9 juillet 1733. Le tout fut payé 290.000 livres.


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Au rez-de-chaussée du château, était une vaste galerie à huit croisées. A côté de cette galerie, étaient la salle à manger, la salle de billard puis la chambre de Simiane, occupée autrefois par Pauline de Grignan.

Au premier étage, se trouvait la salle du roi, vaste pièce dans laquelle on remarquait une superbe cheminée gothique couverte d'emblèmes et de peintures. Ensuite venaient de nombreuses et belles chambres, parmi lesquelles il faut noter : la chambre d'hiver, la chambre des Evêques, aux murs de laquelle, enchâssés dans la boiserie, étaient les portraits de l'archevêque d'Arles, de l'évêque d'Uzès, de Louis Gaucher et de Louis Adhémar, et au-dessus des portes, ceux du coadjuteur d'Arles, de l'évêque de Carcassonne, du marquis de Grignan et du comte Adhémar, la chambre de l'évêque de Carcassonne, également vaste et belle pièce, la chambre d'Ailes, qui, outre ses meubles usuels, contenait une suite de sept tapisseries représentant l'enlèvement des Sabines, ainsi que quatre tableaux : la Samaritaine, le baptême du Christ et deux portraits de famille.

Enfin, la salle de la Revue. Au second étage était la chambre de la Bohémienne, où on remarquait un portrait de la comtesse de Grignan déguisée en bohémienne d, et deux tableaux : VHiver et le Printemps. A côté étaient les chambres de la Tour et de l'Automne, habitées par Mme de Sévigné, dont nous avons parlé plus haut.

Tout ceci assurément ne donne qu'un faible aperçu de

i. Un jour, Mme de Sévigné, ayant rencontré à Grignan une gitane qui ressemblait à sa fille, eut l'idée de faire portraicturer Mme de Grignan en costume de bohémienne.


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ce qu'était le château de Grignan au xvne siècle. En 1776, ce château avait déjà perdu un peu de sa splendeur de jadis. Si nous en croyons les chroniques du temps, à l'époque des Grignan, la demeure des Adhémar, remplie de sculptures, de dorures, de tentures magnifiques et de tapisseries innombrables *, était particulièrement somptueuse. Chacun de ses coins et recoins était merveilleusement orné. Ce n'était donc pas en vain qu'on l'avait surnommé le Versailles delà Provence 2.

Mme de Sévigné, dans une letfre datée de Grignan (i3 novembre 1690), écrite à Bussy-Rabutin, disait à propos du château des Adhémar : « Cette maison est d'une grandeur, d'une beauté et d'une magnificence de meubles dont je vous entretiendrai quelques jours. » Le train qu'on menait à Grignan était quasi royal. Il y avait régulièrement, chaque jour, trois tables de douze couverts dressés à tout venant et desservies par cinquante domestiques. Corbinelli, grand ami de Mme de Sévigné et hôte habituel de Grignan, raconte dans une lettre que souvent la noblesse des environs arrivait par trains. On peut se douter ce qu'au xvne siècle ce mot signifiait !

C'est une chose étrange, écrivait Mme de Sévigné à sa fille, que cinquante domestiques ; nous avons eu peine à les compter. Pour Grignan, je ne comprends jamais comment vous y pouvez souhaiter d'autre monde que votre famille. Vous savez bien que quand nous étions seules, nous étions cent dans votre château.

i.Si nous en jugeons par celles provenant du château conservées à la cure de Grignan,- ces tapisseries devaient être des pièces de grande valeur.

2. M. de Coulanges n'appelait Grignan que « le royal château ».


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On comprend qu'en menant une vie si fastueuse, le comte de Grignan se soit ruiné et qu'il ait laissé à ses enfants une succession obérée ! Les dépenses exagérées de son gendre ont d'ailleurs plus d'une fois causé de gros soucis à Mme de Sévigné. A maintes reprises, dans ses lettres, on trouve la trace de ces soucis.

La vie que menait Mme de Sévigné à Grignan était remplie d'agréments. A cette vie s'ajoutait la joie de posséder sa fille. Comment s'étonner après cela que les jours passés à Grignan fussent pour elle des jours bénis, dont elle gardait un souvenir enchanteur !

Mme de Sévigné aimait du reste à faire part à ses amis de son bonheur. De Grignan, le 20 juillet 1694, elle écrivait à la comtesse de Guitaut :

Je vous ai mandé, Madame, comme j'étais arrivée ici fort heureusement ; je crois vous avoir dit aussi l'aimable vie que j'y fais ; un chapitre et une tribune dont il ne tiendrait qu'à moi de faire des merveilles ; une liberté qui fait que j'ai toujours trois heures pour le moins à lire, et à faire ce que je veux. Quand je rentre dans la société, je trouve mafille et sa fille, M. le chevalier de Grignan, M. le marquis de la Garde, d'une piété et d'un commerce admirables ; M. de Carcassonne et M. d'Arles dans deux ou trois jours ; un beau château, un bel air, de belles terrassés, une trop bonne chère ; Madame, cette vie est trop douce, et les jours s'écoulent trop tôt, et l'on ne fait point de pénitences.

Bussy-Rabutin lui écrivait le 9 août 1691 :

Au reste, ma chère cousine, la peinture que vous me faites de la vie que vous menez en Provence me donne une grande envie d'être avec vous autres.


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La société que Mme de Sévigné trouvait à Grignan •était des plus charmantes et bien faite pour lui plaire. Elle rencontrait en son commerce beaucoup de plaisir. Dans sa lettre à Mme de Guitaut, elle parle de ce que nous pouvons appeler « les familiers de Grignan ».

C'était, en premier lieu, ce marquis de La Garde, ■cousin de M. de Grignan, qui habitait le château de La Garde Adhémar, tout proche de celui de Grignan, situé entre Donzère et Pierrelate, au sommet d'un coteau qui domine la vallée du Rhône i.

Ce marquis de La Garde, que Mme de Sévigné appelait « le sage », et avec lequel elle se plaisait à correspondre, était un homme d'excellente et aimable compagnie 2. Le chevalier de Grignan, un des frères du comte, dit « le petit glorieux », était, lui aussi,un parfait gentilhomme agréable et spirituel. « C'était, dit Saint-Simon, un homme fort sage, de beaucoup d'amis, très considéré, avec beaucoup d'esprit et de savoir. Une goutte presque sans relâche lui fit quitter le service où il s'était distingué et la Cour où il avait figuré sans place. Il était menin de Monseigneur, des premiers qui furent faits », et maréchal de camp en 1688. Il s'était distingué d'une façon toute particulière au passage du Rhin, après la mort de Turenne, assurant la retraite de nos armées.

Mais parmi les commensaux du château de Grignan.il n'en était aucun dont Mme de Sévigné n'appréciât plus la société que des deux autres frères du comte de Grignan,

1. Le château est aujourd'hui en ruines. Il avait été rebâti vers le milieu du xvi° siècle. C'était un chef-d'oeuvre du style de la Renaissance.

2. Il mourut sans enfant, et par testament du 5 juin 1705 et •codicile du 3o juin 1706, il laissa tous ses biens à la petite-fille de Mme de Sévigné, Pauline de Simiane.


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MM. d'Arles et de Carcassonne. Ces deux éminents prélats étaient chez eux dans ce château de famille qu'ils s'étaient plu à embellir.

Gabriel Auge de Grignan, qui succéda, après avoir été pendant plusieurs années son coadjuteur, à son oncle François à l'archevêché d'Arles, était un homme du monde accompli et le plus bel esprit qu'il fût. Il séjournait souvent à Paris et fréquentait la Cour où il était fort apprécié. Mme de Sévigné l'avait surnommé le « Seigneur Corbeau »,. à cause de son teint basané. Elle aimait à deviser avec lui sur toutes choses. Son plus grand plaisir était, le soir, de jouer avec lui d'interminables parties de brelan ; aussi, par manière de plaisanterie, elle le priait de ne point répondre aux lettres qu'on lui écrivait, afin de conserver sa main pour jouer au brelan. Elle raillait souvent son amour de la bonne chère, amour qui provoquait chez lui des accès de gouttefréquents, dont il souffrit toute sa vie, et dont il finit par mourir en 1697.

Louis-Joseph de Grignan, évêque de Carcassonne, fut un grand seigneur de belle allure, fastueux et prodigue. Successivement agent général du clergé pour la province d'Arles, abbé de Saint-Hilaire, évêque nommé d'Evreux, il fut sacré évêque de Carcassonne dans l'église de Grignan, le 21 décembre 1681. Mme de Sévigné eut toujours avec ce prélat les relations les plus amicales. Elle appréciait sa conversation. Elle lui écrivait fréquemment et ne craignait pas de temps à autre de lui reprocher ses prodigalités. Parfois ses remontrances touchèrent l'évêque de Carcassonne, qui dépensait moins pour se montrer plus généreux envers les siens. Enfin, à Grignan, Mme de Sévigné vivait dans l'intimité de sa fille et de son gendre, ce qui était pour elle


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un bonheur sans égal. Mme de Grignan, femme d'un esprit supérieur, n'était pas un des moindres attraits de cette société brillante qui se trouvait réunie au château des Adhémar. Quant au comte de Grignan, c'était assurément un des hommes des plus charmants de cette grande époque qui en compta tellement. Aimable causeur, musicien, amateur d'art, rimeur agréable, il avait su briller partout où il avait passé.

Louis XIV l'affectionnait d'une façon toute particulière. Il le proposa comme modèle aux officiers de son âge. Sa fortune fut brillante, puisque colonel du régiment de Champagne en 1654, il fut nommé en i663 lieutenant général en Languedoc.

C'était, dit Saint-Simon, un grand homme fort bien fait qui sentait fort ce qu'il était, fort honnête homme, fort probe, fort noble en tout, fort obligeant et universellement estimé, aimé et respecté en Provence où à force de manger et de n'être point secondé il se ruina.

Un des attraits de Grignan était la bonne chère qu'on y faisait. Mmc de Sévigné fut loin d'être insensible à cet attrait. Elle avait beau railler « le seigneur Corbeau » à propos de son goût immodéré pour la bonne chère, elle n'en jugeait pas moins que les plaisirs de la table étaient chose délicieuse. Elle était d'un siècle où le bien manger et le bien boire étaient fort en honneur.

Mais puisque nous y sommes, écrivait-elle à Coulanges en septembre 1694, parlons un peu de la cruelle et continuelle chère que l'on y fait, surtout en ces temps-ci ; ce ne sont pourtant que les mêmes choses qu'on mange partout : des perdreaux, cela est commun ; mais il n'est pas commun qu'ils soient tous comme lorsqu'à Paris chacun les approche de son nez en faisant une certaine mine et criant : « Ah ! quel


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fumet ! Sentez-vous un peu ? » Nous supprimons tous ces étonnements; ces perdreaux sont tous nourris de thym, de marjolaine et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets ; il n'y a point à choisir ; j'en dis autant de nos cailles grasses, dont il faut que la cuisse se sépare du corps à la première semonce ; elle n'y manque jamais, et des tourterelles toutes parfaites aussi. Pour les melons, les figues et les muscats, c'est une chose étrange ; si nous voulions par quelques bizarres fantaisies trouver un mauvais melon nous serions obligés de le faire venir de Paris ; il ne s'en trouve point ici ; les figues blanches et sucrées, les muscats comme les grains d'ambre que l'on peut croquer et qui vous feraient tourner la tête, si vous en mangiez sans mesure, parce que c'est comme si l'on buvait à petits traits du plus exquis vin de SaintLaurent, mon cher cousin, quelle vie ! vous la connaissez sous de moindres degrés de soleil : elle ne fait point du tout souvenir de celle de la Trappe.

Quelle délicieuse description ! Comme l'on sent bien que Mme de Sévigné éprouve une vraie joie à détailler les bonnes et succulentes choses qu'on savourait à Grignan ! Encore une fois, comme elle était bien de son époque — et si peu de la nôtre qui perd, petit à petit, tout sens du goût gastronomique si cher à nos ancêtres et de tradition si française 1

Coulanges, lequel était un rimeur impénitent doublé d'un gourmet, avait.chanté la bonne chère de Grignan, dont il avait gardé un souvenir reconnaissant :

La bonne chère Que l'on fait à Grignan !

Se peut-on taire De la bonté du thyan ?

La bonne chère Que l'on fait à Grignan !


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Le lieu le plus fréquenté et le plus affectionné par Mme de Sévigné, lors de ses séjours à Grignan, était assurément les grottes de Rochecourbière :

Vous m'écrivez de Rochecourbière, mandait-elle à sa fille ; la jolie date, la jolie grotte !

Les grottes de Rochecourbière sont situées à i kilomètre environ du château de Grignan. C'est un lieu charmant où le souvenir de Mme de Sévigné subsiste intact. On y voit encore le banc et la grande table de pierre sur laquelle la marquise venait écrire pendant de longues heures ces lettres à Mme deCoulanges, à M. de Coulanges.à la comtesse de Guitaut, à Mme de la Fayette, à Bussy-Rabutin, au Président de Moulceau, lettres qui font aujourd'hui nos délices ; on y admire les beaux et majestueux ombrages sous lesquels elle aimait tant à lire et à méditer. Là, dans cette retraite, elle se plaisait à se laisser bercer par le gazouillis de la petite source qui coule à travers les fissures des rochers et, se glissant parmi les liserons et la mousse, vient tomber goutte à goutte au fond du réservoir creusé dans le roc. Tout autour se dressent de beaux chênes verts, formant un dôme de verdure et tamisant à souhait les chauds rajrons du soleil méridional. Il y a quelques années, à l'entrée de la grotte, on voyait encore un vénérable figuier qui était contemporain de Mme de Sévigné. Parfois, les grottes de Rochecourbière perdaient un peu de leur calme et de leur tranquillité habituels. C'était les jours où de nombreux domestiques descendaient de Grignan chargés de paniers garnis de victuailles. Ces jours-là, on dressait le couvert sur la grande table de pierre, à la table de Mme de Sévigné,


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et tous les hôtes du château de Grignan venaient festoyer gaiement dans cette solitude fraîche et ombragée :

Oh ! que j'aimerais souper à Rochecourbière ! mandait Mme de Sévigné à sa fille. Il me semble que les parties que vous y faites font voir que le temps est beau. Je me souviens d'y avoir fait grande chère, et surtout des ortolans si exquis que j'étais pour eux ce que vous étiez à Hyères pour la fleur d'oranger.

Décidément la marquise était gourmande !

(A suivre.)

ANDRÉ MÉVIL.

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Viollet-le-Duc

Historien de l'architecture française

Le bon Philibert de l'Orme n'était-il pas trop exigeant, lorsqu'il recommandait aux personnes en mal de bâtir, de s'adresser à « un sage, docte et expert Architecte, qui ne soit du tout ignorant de la Philosophie, des Mathématiques, n'aussi des histoires, pour rendre raison de ce qu'il faict, etcognoistre les causes et progrès d'une chacune chose appartenant à l'Architecture » ? Bien rares sont les hommes qui possèdent un tel savoir, et chez lesquels s'équilibrent harmonieusement les connaissances techniques et Férudition. C'est ce que Ton peut vérifier chez l'un des plus grands de ceux du xixe siècle, Viollet-le-Duc, dont le centenaire est célébré cette année. Autant nous devons reconnaître les services qu'il a rendus à l'archéologie nationale, autant nous devons savoir nous méfier de ses développements historiques. Son Dictionnaire raisonne de rarchitecture, encore que vieilli et incommode, est classique, et ne sera de sitôt remplacé : certaines erreurs, propagées par lui, risquent donc d'égarer ceux


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qui le consultent. Ces erreurs mêmes, en est-il entièrement responsable, ou les doit-il aux préjugés courants entre i83o et 1880? C'est ce qui vaut d'être examiné.

Remarquons que le futur grand homme est le fils d'un lettré, bibliophile et amateur des vieux poètes français, éditeur de Régnier et de Boileau. Son oncle est Delécluze, l'élève de David, qui habite la même maison delà rue Chabanais. Chez l'un comme chez l'autre des deux beaux-frères, fréquentent quelques hommes déjà connus dans le monde des lettres, ou qui devaient s'y faire un nom : Stendhal, P.-L. Courier, Victor Leclerc, Saint-Marc-Girardin, Sainte-Beuve, Mérimée, Vitet, Mignet. Excellent milieu pour former le goût et le jugement d'un adolescent. Mais l'adolescent ne devait pas, en ces premières années, échapper au mal du siècle. Il eut le tort d'écrire un journal dont quelques pages seulement ont été citées par son dernier biographe J : elles figureraient honorablement à côté des confidences ridicules, naguère exhumées par M. Maigron.

Enfant incompris qui se lamente parmi ses camarades déclasse, qui subit le mépris de ses maîtres, qui se sent seul dans le monde, Viollet-le-Duc tient registre de ses indignations de rhétoricien. A seize ans, il construit une barricade au coin de la maison habitée par ses parents. Il refuse d'entrer à l'Ecole des Beaux-Arts ; il y a en lui « de quoi faire quelque chose », et, en i83o, on sait ce que cela veut dire. D'abord, il est de bon ton d'être vieux avant l'âge : « Qui n'a pas l'esprit de son âge a tous les malheurs. Aussi il m'est impossible d'être

1. Viollet-le-Duc, sa vie, son oeuvre, sa doctrine, par Paul Goût. Edouard Champion, éditeur (supplément III à la Revue de l'Art chrétien).


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heureux complètement, même en ayant tout ce qu'il faut pour faire le bonheur d'un homme de dix-huit ans, car j'ai bien plus que cela pour mon malheur. » Puis il sied d'être amoureux : à quelques mois de distance, deux grandes passions enflamment ce jeune coeur. Le journal du jouvenceau est rempli d'invectives contre l'injustice des hommes qui n'avaient pas su le comprendre. La première passion semble avoir rempli deux grands mois de son existence, suivis d'un voyage en Normandie qui calma son incandescence. Alors éclate la deuxième passion, plus durable, puisqu'elle est récompensée par un mariage, célébré en 1834. Viollet-le-Duc avait vingt ans. L'ambition marchait d'ailleurs de pair avec l'amour. «Je crois que, dans les arts, la seule place est la première. La seconde me paraît tellement audessous... que je ne m'en contenterai jamais. »

Insurgé, amoureux, ambitieux, notre parfait romantique s'éprend d'un moyen âge troubadour et truculent. En i835, il est à Chartres qui produit sur lui une profonde impression. Il y crayonne des motifs architecturaux, des statues que l'on retrouve dans quelques volumes des Voyages de Taylor et Nodier, en grande partie illustrés par lui. On pourrait presque douter que l'exact et admirable dessinateur qu'il était déjà à cette époque fût l'auteur des encadrements extravagants des gros in-folio consacrés à la Picardie. Les statues du Portail royal, qui exciteront Huysmàns, perdent sous son crayon leur âpre verdeur et prennent des airs bonasses : peut-être, à vrai dire, les lithographes l'ont-ils desservi en reproduisant ses compositions, qui s'échelonnent jusqu'en 1846.

Mais surtoutil sacrifie aux dieux du jour: châtelaines langoureuses, danses'macabres, bûchersde l'Inquisition,


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fête des fous, voilà qui vous a un bel aspect médiéval ! Et toute l'histoire y passe : depuis le mythe d'Orphée jusqu'à la brusque irruption d'une belle fille aux jambes et aux seins nus, coiffée du bonnet phrygien et foulant aux pieds les insignes du despotisme, au grand effroi d'un benêt de marquis. Ce qui domine, ce sont les sujets empruntés à l'histoire locale : Charles le Téméraire à Nesle, l'histoire du chien de Montargis. Le tout replacé dans un cadre qui veut être « couleur locale », sans atteindre même à la vraisemblance.

Comme tant d'autres de ses contemporains, Viollet-leDuc mène une existence laborieuse. Comme eux, il se dit et se croit volontiers au ban d'une société malfaisante ; il est bien au diapason de ces jeunes gens, aspirants fonctionnaires, et maudits du sort. A le voir refuser avec éclat de suivre la voie tracée, et revendiquer son entière indépendance, nous pensons bien que toute carrière va se fermer devant lui : à vingt-six ans, il est chargé de la restauration de la célèbre église abbatiale de Vézelai.

Il en sera ainsi tout au long de cette vie si remplie : méconnu et combattu, Viollet-le-Duc occupera une situation privilégiée. Recherché de tous les grands de la terre, admis dans l'intimité de Napoléon III, surchargé de travaux infiniment honorables, il sera repoussé seulement par cette Académie des Beaux-Arts à laquelle il ne ménagerajamais les plus rudes coups. Dès ses débuts, il voyage au loin, et souvent, ce qui lui permet devoir, et de comparer, d'amasser notes et dessins, et de faire porter ses recherches sur les monuments de l'antiquité, en Sicile et en Italie, comme sur ceux du moyen âge, dans nos provinces. Il acquiert ainsi les connaissances variées et étendues qui formeront la base de sa doctrine. Nous


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t

n'avons pas à juger ici de la valeur de cette doctrine ne matière de restaurations, non plus que des théories relatives aux leçons que les architectes modernes peuvent tirer de l'étude des procédés en honneur au moyen âge. Mais Viollet-le-Duc voulut encore réhabiliter définitivement, par des démonstrations rigoureuses, les architectures dites romane et gothique; compléter l'oeuvre des archéologues, montrer le développement de l'art national dans ses rapports avec l'histoire de France. Ainsi il fut amené à tenter dans le domaine historique des incursions qui mettent en relief son manque de préparation à ce genre d'études.

L'architecte eût pu s'en tenir, comme la plupart de ses grands devanciers du xvi° au xvme siècle, à ce qui relevait particulièrement de son art. Il a voulu plus et mieux : accompagner ses constatations techniques de toute une espèce de philosophie de l'histoire, qui est vraiment d'une grande pauvreté. Imbu des préjugés de son monde etde son temps, et n'ayant pas le loisir de recourir aux sources pour vérifier les opinions toutes faites que lui apportaient les historiens ses contemporains, il s'en tint à des vues superficielles, adopta et propagea une des plus sottes erreurs dont se soit rendu coupable le xixe siècle romantique.

Ce siècle n'aima point la simplicité : il lui parut que tout changement devait être accompagné de bouleversements. C'est ainsi que l'art roman ayant cédé le pas au gothique, cette transition n'avait pu se faire que grâce à une révolution radicale : d'où la théorie de l'art laïque du xme sièle, en lutte ouverte contre l'esprit théocratique de l'âge précédent. L'observateur superficiel, le simple touriste, n'eussent jamais songé que nos cathédrales marquent une insurrection contre la tradition


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catholique. Et c'est cependant ce qu'a soutenu Violletle-Duc dans plusieurs de ses ouvrages. Le Dictionnaire raisonné de l'architecture, d'abord, puis Y Histoire d'une cathédrale, enfin quelques articles du XIXe siècle, datés de 1875, marquent les étapes de la thèse qui va s'affirmant de plus en plus, à mesure-que les idées de l'auteur lui-même évoluent dans le sens démocratique et anticlérical.

Pour Viollet-le-Duc, l'art gothique, issu des corporations laïques, favorisé par les évêques en haine des moines bâtisseurs d'abbayes romanes, contemporain de l'affranchissement des communes, devient l'expression de la libre pensée. Cet art, élaboré dans des « conciliabules «d'ouvriers, rompt ouvertement avec le passé, et apparaît dans toute la splendeur de sa jeunesse, en face de la décrépitude et de l'impuissance de l'art roman finissant. La plus belle création de la nouvelle architecture est la cathédrale, symbole de l'indépendance communale, lieu de réunion plus que de prière, et aussi signe visible de la puissance monarchique, de l'unité française.

Cette rêverie de visionnaire a été réfutée par Anthyme Saint-Paul, dès 1882, avec une telle netteté et une telle rigueur scientifique qu'il suffit de renvoyer aux articles du Bulletin monumental, ou à la brochure de l'éminent archéologue, pour n'avoir pas à insister sur ce sujet. Mais Viollet-le-Duc, s'il a écrit de longues pages pour établir l'exactitude de cette conception, n'en est nullement l'auteur. On s'étonne seulement de le voir suivre aveuglément des errements auxquels sa connaissance approfondie des monuments eût dû le faire renoncer : la simple comparaison des dates de construction l'eût éclairé.


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Dès I83I, Vitet, dans un rapport au ministre de l'Intérieur, écrivait à propos de l'architecture ogivale :

Son principe est dans l'émancipation, dans la liberté, dans l'esprit d'association etde commune, dans des sentiments tout indigènes et tout nationaux ; elle est bourgeoise, et de plus elle est française, anglaise, teutonique, etc. ; l'autre, au contraire, est exotique et sacerdotale; elle naît du dogme et non du sol, de la foi et non des moeurs ; elle règne par droit de conquête ecclésiastique ; elle n'a d'autres racines que l'Église et les canons. Aussi les architectes, qui sont-ils ? Ici, des moines ou des gens d'Eglise ; là, des laïques des francs-maçons.

A la même heure, Victor Hugo mettait la dernière main à Notre-Dame de Paris, et, naturellement, embouchait la trompette. Dans le fameux chapitre Ceci tuera cela nous pouvons lire :

Le livre architectural n'appartient plus au sacerdoce, à la religion, à Rome ; il est à l'imagination, à la poésie, au peuple:

Et ailleurs le romancier, balançant ses périodes et comparant les églises romanes aux gothiques, fera passer les premières pour une « première transformation de l'art, tout empreinte de discipline théocratique et militaire », les secondes étant au contraire « communales et bourgeoises comme symboles politiques», et relevant d'une architecture non plus hiéroglyphique, immuable et sacerdotale, mais artiste, progressive et populaire.

Un puissant renfort venait, en 1843, à l'appui des dires de ces deux écrivains : le Manuel de l'histoire générale de l'architecture, de Daniel Ramée. Le petit


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volume consacré plus spécialement à l'architecture des peuples modernes abonde en vues originales, et témoigne des connaissances très variées de l'auteur. Mais le courant général l'entraîne, et le voilà qui déraisonne, à propos de cette fameuse « ogive » à laquelle chacun découvrait de mystérieuses origines ou des vertus symboliques : pour Ramée, elle devient « le signe de l'opposition dans les arts contre l'Eglise ». La page où il a condensé le résultat de ses recherches est à citer, pour le curieux mélange de naïveté et de divagation qu'elle révèle.

Selon nous, ce n'est pas un motif de goût, d'esthétique, qui a fait triompher l'ogive sur le plein cintre ; nous pensons que ce résultat est dû à la puissance de l'art séculier qui, au treizième siècle, sut vaincre l'art sacerdotal. C'est l'influence et l'autorité des artistes laïques dans la société, c'est la décadence de l'autorité illimitée de l'Eglise qui a fait fleurir le nouveau style dans la chrétienté... Il est vraiment remarquable que, jusqu'à présent, il n'est aucune chronique, aucune charte, pas le moindre document historique écrit, qui nous atteste cette immense révolution dans l'art ; il n'existe pas la plus petite phrase qui nous en fasse connaître la cause ou les motifs. Il faut donc nous adresser à l'esprit, au caractère de l'époque dont l'art est toujours le plus complet résumé ainsi que l'historien le plus véridique.

Vitet, réconforté sans doute et confirmé dans son opinion par un témoignage d'allure si scientifique, revenait à la charge dans sa monographie de la cathédrale de Noj'on (1845). Michelet ne manquait pas de se rallier à un aperçu aussi conforme à ses dispositions d'esprit.

L'édition de i852 de son Histoire de France jus-


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qu'au XVIe siècle contient un chapitre sur la pensée du xiii 0 siècle : mélange incohérent de vérités et d'erreurs, où il est question du « doute » de saint Louis, de la lutte de l'Université contre l'Eglise, et de bien d'autres choses encore : l'avènement du style gothique est salué en deux lignes qui consacrent définitivement l'erreur.

Henri Martin apporte une légère variante : si les entêtes de ses paragraphes du livre XX (tome III de l'édition de i855) s'intitulent : « l'Ogive, art national; l'Ogive, art laïque ; l'Ogive, art libre, » un autre préjugé bien connu apparaît par surcroît : « L'art chrétien a eu sa phase romaine ou romane ; le voici à sa phase gauloise. »

Nous en sommes arrivés à l'époque exacte où apparaît le premier volume du Dictionnaire raisonné de Varchitecture : 1854. Viollet-le-Duc n'a eu qu'à transporter dans son ouvrage la théorie à l'élaboration de laquelle nous venons d'assister. Contre le concert unanime des historiens, quelle voix se serait élevée ? Le clergé et ses amis les meilleurs (même Montalembert dans son introduction à la Vie de sainte Elisabeth) s'en tenaient à un lyrisme facile, exaltaient la beauté mystérieuse de nosvieilles églises, leur aspect sombre qui porte lésâmes à la méditation. Poésie et mysticisme un peu épais sont les armes des défenseurs naturels de notre art religieux. Entre des mains débiles, ces armes valaient peu, car les adversaires disposaient de talents plus éclatants. Il eût fallu opposer à leur faible argumentation une doctrine mieux appuyée sur l'étude-des faits. On se contenta d'entonner des cantiques. Le public suivit les plus hardis, et Viollet-le-Duc contribua, pour de longues années, à l'égarer. Ses ouvrages sont les


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premiers qui aient eu prise sur la masse des lecteurs. Ses prédécesseurs avaient écrit pour les connaisseurs, les antiquaires ou les architectes. Il atteignit les amateurs, et même les collégiens lorsqu'il publia ses livres de vulgarisation. La brutalité delà solution a laquelle il se ralliait n'était pas faite pour lui aliéner les sympathies de la bourgeoisie anticléricale et républicaine de son temps. Sainte-Beuve {Nouveaux Lundis, VII) se rangeait à la suite de Viollet-le-Duc, tout en choisissant parmi les contradictions de l'auteur ce qui lui paraissait le plus cohérent et le plus sensé. Renan- seul {Discours sur Vétat des beaux-arts au XIVe siècle, i865) apportait à la théorie d'importantes restrictions.

Mais cette erreur n'est pas la seule qu'ait commise le grand architecte. Il a aussi contribué à en accréditer une autre qu'il n'a pas davantage inventée : la méconnaissance, le mépris même de l'art français postérieur au xvie siècle.

On le sait, les romantiques ont haï Versailles dans la proportion même où ils ont exalté ce moyen âge qu'ils comprenaient si mal. Hugo surtout a déclaré la guerre à toutes les charmantes ou grandioses inventions de nos architectes des temps classiques :

Quand le génie gothique s'est à jamais éteint à l'horizon de l'art, l'architecture va se ternissant, se décolorant, s'effaçant de plus en plus... A partir de François II, la forme architecturale de l'édifice s'efface de plus en plus et laisse saillir la forme géométrique, comme la charpente osseuse d'un malade amaigri. Les belles lignes de l'art font place aux froides et inexorables lignes du géomètre. Un édifice n'est plus un édifice, c'est un polyèdre.

Que tous ces « primaires » de l'esthétique ou de l'his-


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toire de l'art aient protesté contre un système si opposé à leurs instincts de révolte et à leur individualisme exaspéré, cela s'explique ; mais Viollet-le-Duc, praticien et professeur, rompu à tous les secrets du métier ! Comment a-t-il pu dire que « l'architecture... ne présentait plus, à la fin du xvme siècle, qu'une exécution abâtardie, molle, pauvre et dépourvue de style, à ce point de faire regretter les dernières productions du Bas-Empire »?L'on sent ici toute la frénésie d'une pensée qui n'est plus maîtresse d'elle-même, et qui partant d'une critique parfaitement admissible en soi, aboutit à des exagérations frisant le ridicule. Cen'est pas une boutade isolée, d'ailleurs. Encore que Viollet-le-Duc n'ait point consacré de très longues pages à cet art qu'il connaissait aussi bien que l'art du moyen âge, on glanerait ça et là des phrases qui pourraient faire douter de son bon sens, comme celle où il honnit « l'engouement pour un art fastueux que personne ne comprend et que personne n'explique, parce qu'il ne saurait être expliqué devant des esprits naturellement clairs et logiques ».

Au fond de cette querelle, il y a autre chose que l'insurrection contre l'art classique : il y a l'opposition de Viollet-le-Duc à l'Académie des Beaux-Arts. Toute sa vie, il n'a cessé de lutter contre l'enseignement mesquin et routinier qui y était prodigué ; et, à vrai dire, il est venu à l'heure où la pire abjection régnait dans l'architecture officielle. Mais il s'est figuré que cette institution, parce qu'elle avait existé avant.1789, était, dès l'ancien régime, la grande responsable de l'avilissement de notre architecture nationale. Vertu des systèmes préconçus et vertu des mots ! Nous commençons seulement, depuis quelques années, à savoir qu'il n'y arien


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de commun que le nom entre notre Académie des Beaux-Arts, l'Ecole des Beaux-Arts qui en dépendit jusqu'en i863, et les Académies d'architecture, de peinture et sculpture détruites par la Révolution. Autant les premières prêtent le flanc à la critique par leur conservatisme exagéré, autant les secondes laissaient aux talents la liberté de se développer : d'où l'originalité, la diversité et le renouvellement perpétuel de l'architecture française sous nos derniers rois. Mais Viollet-le-Duc se contentait de généralisations faciles, et transposait ses passions dans le passé. Il savait fort bien que l'Académie d'architecture, la dernière venue de celles que fonda Louis XIV, n'a pu jouer un rôle qu'après 1670 ; à l'occasion il reconnaissait qu'elle était venue à propos. N'importe : elle était un corps privilégié, et pour lui « les corps privilégiés arrêtent et arrêteront le développement intellectuel, parce que le développement intellectuel tendrait à annuler l'influence des privilèges ». L'Académie était la création d'un despote ; elle ne pouvait devenir qu'une école de courtisanerie et de stagnation.

En dehors de l'Académie, n'y avait-il donc pas d'enseignement ? Il apparaît que notre historien connaît mal ses prédécesseurs, architectes théoriciens du xvme siècle. Qu'eût-il dit de Blondel, fondateur d'une école qui compta cinq cents élèves, et dont le programme comprenait, à côté de l'enseignement technique, celui de l'histoire ? C'était vers 1740 : le maître et ses disciples visitaient sur place les principaux monuments de Paris ; ils étudiaient même l'art gothique, puisque Blondel a fait graver dans son cours une coupe et une élévation de Notre-Dame de Dijon, ce chefd'oeuvre du xme siècle, modèle « d'industrie et d'intel-


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ligence », pour emprunter les termes mêmes de la notice explicative. Toujours dans cette étonnante école, la coupe des pierres était étudiée dans le vieil ouvrage de Jousse, traduction du livre de Viator, lequel remonte à 1509 et est conçu dans la tradition la plus pure du moyen âge.

Là encore, Viollet-le-Duc ne trouvait devant lui que des défenseurs timides ou maladroits d'un art pratiqué par de médiocres plagiaires. Il devait gagner la partie, et ici plus complètement.

Infidèle à sa propre pensée : « Il ne convient pas à une nation de méconnaître son passé, encore moins de le maudire », il a détourné les regards de ses compatriotes de trois siècles glorieux de notre architecture, et poussé à l'extrême une réaction qui pouvait avoir ses raisons. La lecture de sa dernière biographie montre que le dogme est accepté, et que l'intransigeance est absolue, en un tempsquise pique d'éclectisme. Ilsemble pourtant que nous pourrions rendre justice aux constructeurs de l'une et de l'autre époque, tout en réservant nos préférences.

ANDRÉ ROSTAND.


Un reflet de Machiavel

Il y a, dans l'histoire, des figures secondaires, des figures satellites qui gravitent autour des héros ; ce sont des amis, des disciples, parfois des envieux ; mais ils ont tous ceci de commun que la lumière leur vient d'autrui, qu'ils n'ont de valeur, qu'ils ne se perpétuent, que leur existence même ne s'affirme qu'en fonction de celle des héros qu'ils entourent. Ces subalternes nous sont précieux : par eux nous pouvons souvent atteindre l'âme même du grand homme, en eux nous trouvons un peu de sa flamme. Ce sont des hommes-reflets.

S'ils sont intelligents, c'est parfait. Ils savent déclancher la pensée de leur dieu, trouver le point où il s'intéresse, se passionne, mettre sous ses yeux au moment propice l'objet qui convient à la direction de son esprit ; ils sont les excitateurs et les confidents ; ils enregistrent pour nous cette parole vivante : ainsi avec Goethe l'excellent Eckermann. S'ils ont l'intelligence et l'amour, que celui-ci n'annule point celle-là, c'est mieux encore. Les souvenirs qu'ils nous laissent prennent alors une puis-


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sance propre de résurrection; le héros nous semble plus proche, car il saisit ce qu'il y a en nous de sympathie, il se double d'une passion toute spontanée et jeune. En ce. sens, la biographie de Michel-Ange par Condivi est l'un des plus beaux livres qui se puisse lire.

Condivi, Eckermann, et tant d'autres qui furent dans la familiarité des écrivains, des artistes, Colerus qui écrit la vie de Spinoza, Fontenelle, Louis Racine, tous ces hommes de second plan nous invitent à un grand spectacle, nous aident à comprendre sa signification profonde ; leur quasi-médiocrité s'offre à nous mettre de niveau avec cette grandeur encore inconnue : c'est l'allée qui monte au château.

Si nous recherchons la véritable figure de Machiavel, nous n'avons point pareille fortune. Nous lisons ses oeuvres que la postérité a vouées à l'exécration; nous sentons, maintenant mieux que jamais, l'étonnante énergie de cette prose dépouillée ; le Prince nous apparaît comme un prodigieux manuel de philosophie politique, toujours actuel, toujours en contact avec la vie; mais derrière ce monument de Renaissance, cet hymne à la Force, nous ne voyons qu'à peine le constructeur, le compositeur.

Sa figure surgit seule dans l'agonie de Florence. Par où l'atteindre ? Je ne lui vois point d'amis. Biagio Buonaccorsi, qui fut son subordonné à la chancellerie, n'est à tout prendre qu'un pauvre homme- qui se complaît aux affaires domestiques, parfois aux scènes de paillardise, que la peur étouffe. Guichardin est un grand personnage, trop haut placé, qui fait sa carrière sans


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se soucier des autres ; il estime en Machiavel l'écrivain, le dramaturge, mais sa sympathie ne va pas plus avant. On ne peut compter non plus, parmi les amis de l'ancien secrétaire de la République, ce troupeau de médiocres, de cuistres, Casavecchia, Brancacci, dont les noms ne nous restent que parce qu'ils furent, par occasion, ses correspondants.

Pourtant M. Louis Passy, avec la collaboration du savant Léon Dorez, vient de nous restituer un ami de Machiavel, François Vettori 1, ami trop sacrifié, disentils, qui diplomatiquement valait l'auteur du Prince. De fait, les résultats qu'obtint le diplomate Machiavel ne semblent point surprenants ; il échoue presque complètement dans son ambassade auprès de Catherine Sforza, — mais il était si jeune et elle si rude ! — les « grosses heures » qu'il passe en la compagnie de César Borgia n'ont point pour la république l'heureux effet qu'il en attendait ; on pourrait en dire. autant de ses légations d'Allemagne, de France. Les événements étaient plus forts, les sots trop nombreux. Que Machiavel ait été malheureux diplomate, nous l'admettons volontiers. C'est sa valeur humaine surtout qui nous retient.

Le parallélisme de sa vie et de celle de Vettori est pour nous riche d'enseignements, et grâce au livre de M. Passy nous pouvons établir entre elles comme une table de concordance. Tous les deux Florentins, d'origine analogue, presque contemporains, ils sont nés pour le même objet : la chose publique. N'étant ni marchands ni banquiers, — comme les Strozzi par exemple, — ils seront fonctionnaires. Mais Vettori n'entre que tard

i. François Vettori, sa vie et ses oeuvres, 2 vol., Pion, éditeur.

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dans la vie politique ; sa première légation en Allemagne est de 1607. A cette date, Machiavel a déjà beaucoup vu : Savonarole, Borgia, la république chrétienne et l'annonce de la tyrannie; il sait déjà qu'au milieu des intérêts qui se heurtent, des partis qui s'excommunient, sous la menace de l'Empereur, de l'Espagnol, du Français, Florence n'a qu'une sauvegarde possible : armer la nation. C'est cette idée qui l'occupe tout entier durant les cinq dernières années de la république ; mais l'homme qu'il servait, le gonfalonier Soderini, n'avait point la taille nécessaire pour accomplir une pareille oeuvre. En i5i2, les Médicis rentrent dans leur ville sous la protection des Espagnols, la république florentine meurt, Soderini s'enfuit. Machiavel, qui jusqu'au bout lui reste fidèle, est révoqué, emprisonné, torturé. Vettori traverse la crise de façon plus élégante. Entré dans la politique avec le même Soderini, il se ménage la faveur de tous les partis, fait fort convenablement son métier d'ambassadeur, mais sans se compromettre, oscille entre la république et les Médicis, et cela avec tant de sagesse que, quand les Médicis reviennent, « il n'a pas de si fortes attaches avec le gouvernement déchu qu'il ne puisse être bien accueilli du nouveau ».

Tandis que Machiavel traîne une vie misérable dans une auberge, à San-Casciano, n'ayant pour interlocuteurs qu'un boutiquier, un tavernier ou un bûcheron, Vettori est ambassadeur à Rome, aimablement installé dans une villa sur le penchant du Janicule, peu occupé, — car le Pape Léon X (Médicis) met la main à tout, — charmant ses loisirs avec des courtisanes ou des bourgeoises faciles. C'est à ce moment que s'engage le dialogue de l'Homme en place et du Révoqué, dialogue divers, touffu, où les considérations politiques, les diva-


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gâtions amoureuses, la philosophie antique et les nouvelles grivoises s'entrecroisent, se mêlent de la plus étrange façon, où l'humaniste, l'homme d'Etat, le conteur, parlent à la fois, dialogue essentiel dedeuxhomm.es de la Renaissance, que pouvaient seuls engager deux hommes de la Renaissance, où la nature éclate, brise cette écorce humaniste qui les comprimait tout à l'heure. Cette correspondance de deux années a assuré à Vettori une place dans l'histoire des idées : il écrit bien, raisonne mieux, conte à la perfection ; mais l'intérêt primordial de ces lettres est de nous faire connaître les années sombres de Machiavel, ces années mêmes où naît le Prince, où la pensée de ce déchu mûrit dans la misère et la solitude, grandit, s'identifie peu à peu avec la misère de sa nation. Les phases de cette évolution, c'est le drame même de Machiavel, et c'est à Vettori que nous devons de le voir se dérouler sous nos yeux.

On pourrait croire à une amitié. Machiavel demande à être employé, fût-ce à la plus humble besogne, rouler des pierres, si l'on veut ; c'est la formule constante de sa détresse : être employé. Mais l'ambassadeur, dans sa paresse d'homme heureux, dans le calme de sa vie romaine, ne trouve pour réconfort que de bonnes paroles, lui dépeint un avenir de paix et de joie, un Eldorado de célibataire, — et ne bouge point. A peine montret-il au Pape quelque rapport de Machiavel sur les affaires du moment ; l'autre attend et ne voit rien venir. Quand Vettori rentre à Florence, plus en faveur que jamais, la situation ne change point. Il s'agit bien de sortir « un malheureux de la vermine » ; Vettori a autre chose en tête, il a trouvé son homme, celui qui fondera le principat de Florence, Laurent de Médicis, le neveu du Pape. Machiavel a prévu, lui aussi, l'ascension de ce nouveau


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maître, a envoyé à Rome un éloge académique où il le donne en exemple à ses contemporains, mais cela sans profit. L'ambassadeur fait plus et mieux : il part pour la France négocier le mariage de son duc avec une princesse du sang, négociations pénibles où se montre à plein la rapacité des marchands florentins : on veut la princesse, mais avec de l'argent, « la chair avec de la sauce », comme l'écrit avec sa distinction habituelle le cardinal Jules de Médicis. Enfin en 1518 le mariage de Laurent de Médicis avec Madeleine de Boulogne est célébré. Vettori rentre dans sa ville, glorieux et satisfait : ce mariage est un peu son oeuvre ; il a fait un bon tyran ; l'avenir est à lui. De Machiavel, plus un mot.

La Fortune, pour les humanistes, est une déesse énigmatique et fantasque qui se plaît à bafouer le courage, la vertu, la sagesse. Vettori, qui lui portait une dévotion particulière, s'aperçut en i5ig qu'elle était autre chose qu'un simple lieu commun. Cette même année moururent, en effet, Laurent de Médicis et sa jeune femme ; seule, leur fille, la future Catherine de Médicis, survécut. C'était l'écroulement, mais l'homme qu'est Vettori apparaît aussitôt : « Prendre des précautions pour n'être pas pris au dépourvu. » Laurent mort, le cardinal Jules l'emploiera : si la faveur est moins haute, la vie reste assurée.

C'est par des traits semblables que nous pouvons saisir la distance de Vettori à Machiavel. Le premier, ondoyant et souple, s'attachant à la fortune d'un homme, gonfalonier ou prince, peu importe mais en se réservant toujours la faculté de servir un autre maître, ne s'interdisant jamais le bénéfice d'une autre servitude. Le second, en apparence circonspect, jugeant les choses et les gens sans littérature, tâchant de modeler sa con-


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duite sur « l'ordre des temps », au fond maladroit, réduit à rien par sa fidélité naïve à un politicien peureux, mais aussi tout de flamme, dépassant les événements, prévoyant et souffrant.

On raconte qu'au moment où Machiavel présentait à Laurent de Médicis son livre du Prince, quelqu'un offrait au duc un couple de chiens « et Laurent fit plus reconnaissants sourires et plus aimables réponses à celui qui lui avait donné les chiens qu'à Machiavel l ». Ce courtisan qui sait flatter les goûts de son maître, offrir des chiens et non de la doctrine, n'a-t-il pas un peu le visage de François Vettori ?

Les Impériaux descendent en Italie, les Allemands vont à Rome. Ils disent tout haut qu'ils détruiront la grande Babylone, qu'ils purifieront la sentine de tous les vices avec la flamme de la vertu allemande !

Florence est sur la route. Du coup, les politiques de cabinets, les savants auteurs de réformes constitutionnelles, les ambassadeurs trop habiles, perdent la tête. Vettori est découragé, ne voit plus clair ; Guichardin, le plus avisé de tous, avoue tout uniment « qu'il ne retrouve plus sa boussole ». Machiavel, lui, avait prévu: dès i525, il rappelait à Guichardin ces vers du Dante :

Veggio cTAlagna tornar lo fiordaliso 2. Il suppliait les Florentins de se souvenir de lui, de son

i. Extrait d'un manuscrit de la Biblioteca Riccardiana cité par Alvisi, Letiere familiari di N. Machiavelli, p. xiv.

a. «Je vois rentrer d'Anagnile fleurdelisé. » Allusion à Philippe le Bel et à Boniface VIII. Lettre CXCIX de l'éd. Alvisi.


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idée : s'armer et libérer l'Italie. Il le disait un jour dans un latin admirable : Liberate diuturna cura Italiam i... A force de travail, d'opiniâtreté, il est redevenu fonctionnaire ; c'est lui qui fortifie Florence, qui recrute des troupes dans le territoire, qui passe la revue au camp de la Ligue... En 1527, Rome est prise, mise à sac. Tandis que Machiavel retourne à Florence, après une mission auprès du Pape, une révolution éclate dans la ville, les Médicis sont chassés, la république proclamée. Machiavel, ancien républicain, mais devenu très tard le très modeste serviteur des Médicis, meurt, haï de tous, universellement méprisé. Vettori laisse passer l'orage ; il n'apparaît même pas, quoi qu'en dise M. Passy, qu'il ait été fidèle « aux sentiments qu'il avait toujours témoignés à Machiavel » ; nous le retrouvons à Rome, conseiller du Pape.

Triste spectacle que celui du déclin de ce haut fonctionnaire. Machiavel est mort, et il semble qu'avec lui ait disparu tout ce qui faisait à Vettori comme une façade de noblesse. Ne le cherchez pas à Florence pendant le siège de t53o : il est auprès du Pape, et bien qu'il ait déclaré naguère que de sa patrie il aimait tout, « les hommes, les lois, les moeurs, les rues, les maisons», il se montre partisan convaincu de la manière forte. En cela d'ailleurs il n'a point le mérite de l'originalité : Guichardin l'a devancé et avec plus d'autorité. Après le siège, Florence prise, Vettori participe à la répression et son historien observe que « la besogne n'était ni belle ni honorable » ; il trouvait devant lui d'anciens amis qu'il devait frapper au nom du nouveau pouvoir. Fautil le suivre plus loin ? Sa vie désormais est l'image de la

i. Lettre CCVII, 17 mai 1526.


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chute de cette ville ardente qui devient le grand duché mort du xvie siècle. C'est lui qui indique la méthode nouvelle : « un État où les magistrats de la ville gouvernent nominalement, mais où en fait le duc gouverne tout », qui est l'organisateur de la bonne tyrannie, celle de ce douteux Alexandre de Médicis. Dans un instant de sincérité, il nous a donné toute sa pensée : ce dont il faut régaler le peuple, c'est d'apparences; pour avoir le calme, la paix, « qu'on nous repaisse d'espérances, de paroles, de gestes » !

Tel est Vettori vieux, Vettori conseiller d'Etat. Il a beaucoup vu, il a cru à peu de choses, c'est un homme de peu de foi. La nation armée de Machiavel le faisait sourire ; il ne cherchait pas autrefois de quelle façon l'Italie pourrait devenir libre, mais plus positivement de quelle façon elle serait esclave. Maintenant il était fixé : Florence était calme, mais elle était morte. Dans le crépuscule, entouré d'une ombre de paix, cet ancien ambassadeur me rappelle certaines figures de conventionnels qui ont traversé la Révolution, qui ont vécu et que nous retrouvons sous la Restauration, noblement engoncés dans une austère redingote, l'oeil grave et nul, le visage gras, alourdi de fanons, assagis.-—-Vettori, c'est l'homme du Marais.

Son historien nous dit qu'il eut trois amitiés : Machiavel, Laurent de Médicis, Strozzi. Passe pour Laurent qui fit sa situation, mais pour lequel il ne put avoir en somme que l'amitié d'un subalterne pour un supérieur. Pour Strozzi, s'il ne joua pas avec lui le rôle d'un espion vulgaire, il semble bien qu'il le trahit, et l'on m'accor-


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dera que cette amitié est au moins de qualité douteuse. Reste Machiavel. En vérité, après avoir suivi les tribulations de ces deux hommes, avoir essayé d'établir les points de contact de leurs lignes d'existence, je ne puis, comme M. Passy, décorer Vettori du beau nom d' « ami de Machiavel ». Qu'on y réfléchisse, en effet : ils ont presque toujours vécu sur des plans différents. L'un tout voué à une idée : l'Italie forte et libre, homme de flamme. L'autre républicain, puis médicéen, homme en place qui se défie de l'enthousiasme, homme double, questo doppione, dit un contemporain. Leur correspondance dure deux ans, puis s'interrompt dix ans, et jamais Machiavel n'a vu les effets de cette pseudoamitié. L'homme qui convient à Vettori, la figure d'histoire qui lui répond, qui l'équilibre, c'est Guichardin l'avisé.

Vettori n'est pas un ami, c'est un satellite. S'il vaut quelque chose, c'est par Machiavel. Ses meilleures lettres sont celles qu'il lui écrit ; ses meilleures dépêches, celles qu'il rédige en sa compagnie. Machiavel absent, elles deviennent pâles et banales, car l'autre n'est plus là pour renforcer le ton. Sa doctrine politique n'est en somme qu'un machiavélisme plus mollement exprimé, un développement parfois assez heureux des chapitres du Prince, singulièrement du fameux chapitre xviu : « En quelle manière les Princes doivent garder leur foi. » Mais Machiavel mort, Vettori perd toute lumière. C'est qu'à lui seul, il ne pouvait soutenir un grand rôle, se maintenir à un certain niveau de sublime. Il était trop esclave de ses médiocrités et l'avouait ingénument. Ce qu'il voulait, c'était durer, et pour cela il ménageait. «Je'n'ai jamais offensé personne ni en actions, ni en paroles, ni publiquement, ni privément »,


UN REFLET DE MACHIAVEL 553

dit-il dans une de ses lettres 1. Et c'est bien là le grave : je redoute ceux qui n'ont jamais offensé personne : c'est un aveu de platitude. Machiavel avait offensé tout le monde parce qu'il voyait plus haut que tout le monde. Dans son ascension à l'héroïsme, Vettori n'avait pas assez de souffle pour le suivre.

Je ne voudrais pas déprécier l'homme d'Etat distingué que fut Vettori, le sacrifier délibérément à une haute renommée : c'est son coefficient humain qui me paraît contestable. Par ailleurs, il fut assez honnête, sut ne pas s'enrichir au milieu des révolutions, et pourtant il avait des charges de famille, des filles à doter.

Littérairement, il semble un écrivain de premier ordre, a de l'esprit, n'est point dupe des gens, sait fort bien par exemple ce que vaut Clément VII, ce Pape qu'il a servi et « qui s'est donné beaucoup de peine pour devenir de grand cardinal un petit Pape peu estimé ». Son Voyage d'Allemagne, que M. Passy a eu l'heureuse idée de traduire, illustre merveilleusement le malheur des temps : cette succession de scènes rapides, d'histoires d'amour et de mort, contées droitement, nettement, mérite de prendre place dans un florilège des nouvelles italiennes. Son Sommaire de l'Histoire d'Italie a parfois un accent aussi profond que les Discours sur Tite-Live. Mais vous ne trouverez pas chez lui de ces élans, de ces transports sacrés, de ces élévations, qui ennoblissent les dernières lettres de Machiavel.

Aucun homme de cet âge pourtant, aucune énergie de ce temps n'a connu la mort dans la paix. Le conseiller Vettori voit le duc Alexandre assassiné par Lorenzaccio ; aussitôt, avec Guichardin, il refait un

i. LettreCXXIII, ai avril i5i3.


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nouveau prince : Côme, le fils de Jean des Bandes Noires, le dernier condottiere italien. Le sort de la Toscane est fixé ; elle sera une province autrichienne. Un homme restait : Strozzi. Il tente un soulèvement, est battu et pris. Tandis qu'on se dispute sa tête, cet élève des humanistes revoit, traduit les histoires de Polybe dans sa prison, puis, la tâche terminée, désespérant de voir jamais renaître sa patrie d'autrefois, il se suicide.

Cette nouvelle, dit un contemporain, accabla Vettori : « Il ne sortit plus vivant de sa maison. » Remords, dégoût des nouveaux maîtres, vision trop claire d'un avenir sans gloire ? Un peu de tout cela sans doute. Il mourut dans une misère morale absolue, et ce n'était plus la misère de Michel-Ange :

Miseria, di speran^a piena i.

J. LUCAS-DUBRETON. i. Sonnet 109.


LA FRANCE DES ÉTRANGERS

Les couloirs de la Sorbonne, à l'heure de certains cours réputés, s'emplissent d'une foule d'étrangères élégantes : Américaines du nord et quelquefois du sud, Anglaises, Scandinaves, Russes ou Italiennes dont les toilettes tapageuses illuminent les vestibules sombres et dont le babil amplifié par l'écho commente renseignement de professeurs qui ne prévoyaient pas leurs auditrices. On y médit, à haute voix, des interprétations d'Apollonius de Rhodes ; on y échange les plus récentes critiques des textes d'Aristote ; on y récapitule des dépouillements d'archives, — les dernières fiches de MM. Aulard et Lanson. S'il est quelques hommes dans cette foule, la mémoire retient plus volontiers l'image de robes aux tons clairs ou vifs, empressées à l'entrée d'un amphithéâtre pour entendre une leçon de métrique ou de philosophie. Nul danger qu'on la confonde avec la cohue mal vêtue des juifs de Russie ou d'Orient qui, au sortir des cours, s'attardent dans les bibliothèques dont ils estiment les calorifères. Trop d'automobiles au moteur impatient encombrent pour l'attendre les alen-


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tours de laSorbonne,et ces habitués des cours libres se rencontrent aussi dans les meilleurs tea rooms. Ne les mêlons point aux métèques, car on les peut tenir pour des admirateurs sincères de la culture française qui refuseraient de participer à nos luttes civiles. Ils viennent d'entendre à la Faculté des lettres de Paris les leçons des maîtres français, comme ils iront demain s'instruire à nos théâtres du dernier état de notre art dramatique. Nos journaux leur apprennent la politique qui règle les destinées de la France ; ils fréquentent trop de salons pour ne pas deviner les opinions de la masse d'après les jugements de l'élite. Ils s'appliquent à pénétrer l'âme collective de la nation française. N'essayez point de les détromper s'ils ne vous en présentent qu'une caricature grossière.

La France officielle fabriquée par l'administration, les partis politiques, les journaux stipendiés, les salons des oligarchies au pouvoir, et qui s'offre à l'étranger, pour ainsi dire, dès sa descente du train, lui compose une fois pour toutes un visage de notre pays que jamais il ne se résignera à reconnaître mensonger. Tout éclaircissement ne servira qu'à fixer et préciser son erreur, comme un détail véridique qui s'insère dans un tableau de fiction. Par penchant naturel pour le moindre effort d'analyse, par préjugés tenaces, pour la commodité de sa vie, et par peur des scrupules que lui inspirerait toute autre attitude, il acceptera pour véridique l'aspect de la France telle que la dépeignent les quotidiens nourris par les fonds anonymes, l'insaisissable opinion publique et quelques centaines de milliers des


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voix électorales. Dans cette illusion d'optique qui transfigure entièrement l'objet de sa vision, aucune ligne du réel ne peut se dessiner dans sa courbure exacte. S'il est vrai, comme le prétendait un grand peintre de la nature, que l'art de bien voir se réduise à l'art de bien choisir son point de vue, un étranger, jamais, nepourra voir la France, s'obstinant toujours à la regarder du seul lieu d'où elle n'apparaisse point, je veux dire de sa capitale.

Les façons de sentir et de penser d'une salle de première, d'un bureau de rédaction, d'une assemblée de parlementaires, d'un groupe de professeurs ou d'une réunion d'oisifs lui serviront, par une généralisation ingénue, à reconstituer l'esprit et le caractère français. Encore, et fût-ce en les choisissant dans ce Paris cosmopolite et artificiel où la vie n'est vraiment facile qu'aux déracinés et aux exilés, découvrirait-on, par une sage recherche, certaines indications de la sensibilité nationale. Les étrangers, qui les peuvent rarement discerner, leur substituent aussitôt des mythes dont ils ignorent l'origine, mais dont la fable fut presque toujours inventée pour servir les desseins des ennemis intérieurs de la France. C'est ainsi qu'une bonne part de ses plus perfides calomniateurs se trouve fournie par ses plus sincères amis.

Pour comprendre quelles blessures ces amitiés maladroites font à la substance vitale du pays qu'elles prétendent servir, il faut les concevoir comme la conséquence d'une substitution persévérante de chimères injurieuses à des réalités. Tout étranger en France se


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comporte à l'égard de celle-ci comme un amoureux romantique devant l'objet de son amour. Et le danger de son illusion vient non seulement de l'apparence réelle qu'il lui donne, mais aussi des idées factices dont il la compose. Il n'y aurait sans doute pas grand mal à ce que noshôtes ne connussent pas la France authentique, si dans l'état contemporain de nos moeurs et de notre régime la méconnaître n'équivalait à la remplacer par une autre France, pour le plus grand bénéfice des factions qui représentent celle-ci.

Le choix des élémentsqui lui permettent delà feindre ne peut s'opérer que sur ce que Paris livre de la société française, et le Paris superficiel et mondain n'en laisse guère émerger qu'une surface surajoutée et trompeuse, vernissée d'exotisme et de dilettantisme. C'est, dès lors, le Paris de Jean Lorrain ou d'Abel Hermant qui manifeste à l'étranger le caractère essentiel de notre police et de notre culture. Non qu'il convienne, certes, de le désavouer par une pudeur imbécile. Il est des corruptions et un cosmopolitisme nécessaires à la civilisation, et ce qu'il en faut déplorer n'est point son existence, ni même son éclat, mais seulement que sa place n'est plus mesurée par des formes plus nobles d'une sensibilité véritablement nationale. De quelque côté que se tourne dans Paris l'étranger le plus curieux dépensée française, il n'en peut apercevoir que le travestissement, en même temps que lui échappentlesvérités qu'il désire. On l'obligera de prendre Edmond Rostand pour notre plus grand poète et Henry Bataille pour notre plus puissant dramaturge. Et s'il est, tout de même, dans la France actuelle, des résistances peu négligeables à ces courants de notoriété mal acquise, gardons-nous de mépriser nos hôtes s'ils se refusent encore à les considérer.


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Si judicieuses seront-elles, quelle que soit la santé de leur instinct et l'intelligence de leur critique, c'est un fait que ces soulèvements de la nation française ne réussissent point encore à atteindre l'étranger.

De ce mal, on peut donner, on a donné mille raisons tirées de notre désordre politique.

Il semble démontré que la démocratie affligeant une nation la prépare à la tyrannie de minorités étrangères et que leur barbarie recouvre, ou paraît recouvrir, la culture et la civilisation indigènes. Il n'est pas surprenant qu'un étranger n'aperçoive dans la France républicaine qu'un reflet de lui-même, une image métamorphosée mais encore ressemblante des idées qui fleurissent dans sa steppe ou dans ses toundras. L'étrangeté du phénomène est qu'il ne puisse rien distinguer en deçà de ce mirage. Mais c'est qu'il lui manque une éducation faite en France et qui l'eût habitué par degrés à démêler les qualités purement françaises des conceptions orientales, germaniques ou slaves. Ce n'est pas avec des concepts qu'on atteint la connaissance d'une sensibilité nationale, mais par une expérience assidue, et l'admirateur étranger qui croit vénérer la culture française parce qu'il a lu passionnément plus de romans et de poèmes que nous ne trouverions le loisir d'en parcourir notre vie durant, demeure infiniment distant de nos sentiments profonds, précisément par son goût de la France où se devraient rejoindre nos sympathies communes. Mais c'est qu'il n'y a pas de sympathie ! Il aime dans la France ce qui n'est point français, de la


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littérature française ce que nous nous garderions de naturaliser, et de notre territoire quelques panoramas machinés pour le spectacle des cosmopolites. Le raisonnement a peu de prise contre une telle erreur de perception. Que ne peut-on lui refaire tous ses filets nerveux !

Outre que la plupart des étrangers, jugeant notre régime d'après le leur, ne mesurent nine soupçonnent la différence qui sépare chez nous la pensée nationale, si anarchique soit-elle, des doctrines officielles, trop de préjugés sur la France les priveront de comprendre les plus irrésistibles vérités dès que c'est l'opposition, c'est-à-dire, à leurs 3reux, une minorité de mécontents ou d'énergumènes, qui se soucie seule de les exprimer et de les proclamer. Ces préjugés antifrançais reposent sur une interprétation inavouée ou inconsciente, mais toujours implicite, de notre passé historique qui apparaît généralement à l'étranger comme une série d'expériences hardies invariablement suivies de réussite. Une billevesée française, nous la nommerons billevesée ; mais le gallophile, qui se croit plus perspicace que nous, n'y voit qu'un élan de la France vers une vérité nouvelle que toute l'humanité dans quelques siècles la remerciera d'avoir su conquérir. Vive la démocratie, par conséquent, et vive le pacifisme ! Il devient inutile de parler de bon sens ou d'expérience à quiconque invoquera, pour répondre, l'évolution et le progrès.

Sans doute les chimères révolutionnaires pour lesquelles s'enthousiasment tous les déracinés européens ne sont-elles pas à proprement parler des idées françaises. Il faudrait enseigner à nos impertinents admirateurs que les Français de race ne s'en tiennent pas pour responsables ; que tout esprit cultivé en notre


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époque ne peut que leur témoigner son mépris; que nous ne sommes pas près de reconstruire les barricades de 1848, et qu'il est dupe d'un régime qui, pour maintenir son prestige, entretient à grands frais des idéologies à demi consumées. Il faudrait refaire son instruction politique ; malheureusement dans ces visions brouillées il est des intuitions de vérités indéniables. S'il est naturel de présenter la philosophie de Rousseau comme une importation étrangère, de toutes façons, le succès du sentimentalisme issu de Rousseau à la fin du xvnie siècle appartient à l'histoire de notre pensée.

Nous, Français, nous avons le droit d'y marquer une erreur, — une rupture, une déviation de notre tradition philosophique et littéraire ; mais l'évolutionnisme simpliste sous lequel un étranger considère à la fois notre histoire politique et l'histoire de notre esprit l'empêchera de nous accorder clairvoyance ni bon goût. Parti pris tiré de mauvaises leçons d'histoire, mais qui serait encore remédiable s'il était, pour le combattre, d'autres armes que des arguments. Il conviendrait ici de faire appel à l'expérience ; cette expérience sousentendue permet aux Français de se comprendre à demimot, mais les étrangers, ne l'ayant éprouvé, ne peuvent non plus se rendre à cet appel. Encore cette expérience en notre époque réduit-elle sa fréquence, le fait-elle rare et peu décisive, se dérobe-t-elle à notre recherche. La vraie France aujourd'hui, ce n'est pas seulement aux étrangers qu'elle est inaccessible : les plus authentiques Français, si j'ose dire, sont réduits à courir après.

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A chacun de nous, je pense, il est arrivé de feindre une existence harmonieuse, qui paraissait possible et durable, sur le témoignage mensonger de quelques instants furtifs. Vous connaissez certaines intimités sous la lampe où des compagnies médiocres se révèlent appréciables dans certains accords de sensibilité. L'autre soir, vous étiez bien assuré de vous sentir en France, dans cette salle d'auberge auvergnate dont la fenêtre ouvrait sur le versant d'un puy... et c'était la même assurance qui réconfortait vos éveils de convalescent dans cette chambre normande où le soleil désignait chaque heure d'un reflet différent sur la paroi luisante des vieux meubles cirés. Ailleurs encore, des communions soudaines vous firent oublier le protestantisme de l'un, le catholicisme de l'autre, et vos propres opinions qui vous parurent mesquines. Mais les voici qui maintenant reprennent sur vous tout leur empire ; vous vous estimez plus singulier que jamais. Vous êtes isolé au milieu d'âpres discordes. Et moi aussi, redevenu tout intellectuel, je suis moins éloigné peut-être que je ne pense de sacrifier une réalité nationale au vain plaisir, d'une discussion; intellectuelles, elles le sont autant que moi, les classes même illettrées dont une rente favorise le caprice de se composer une bibliothèque.

Or,sil'onsupposeunétranger curieux installé en France pour estimer notre culture, force est bien de le situer dans des milieux où l'on discute et dont lui apparaîtront d'abord les puissances dissolvantes. Mais si nous l'en voulons détourner, me voici bien embarrassé pour lui proposer un autre spectacle. Où l'introduirai-je au sortir de tel salon métèque ? Que voulez-vous qu'il


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entende aux propos fastidieux d'une famille de bourgeois honnêtes ?

Je sais qu'il est encore dans certaines villes de province, dont les larges places moussues n'ont ni trottoirs qui les bordent ni tramways qui les traversent, des intérieurs paisibles où les traditionnelles armoires recèlent un linge rude parfumé de lavande. Et je n'ignore pas tout ce qu'eux-mêmes renferment de noblesses obscures et de sagesse héréditaire. Mais on s'y ennuie désespérément au sein de ces familles vertueuses et sages ; leur habitude de l'épargne du reste amoindrit vite les qualités naturelles dont les dota la race. Ils achèvent de les annuler par de complaisantes routines, et la peur de l'opinion d'autrui, le souci exclusif du bienêtre, la méfiance devant les impôts nouveaux, finissent par composer les seules règles de leur morale. J'imagine que des enfances précoces s'y préparent au déclassement. J'ai toujours eu grande pitié surtout pour les petites filles trop bien élevées. Elles n'ont pas pour s'évader de leur éducation les facilités du collège et les premières années au voisinage des Facultés. Mais même en reconnaissant dans ces moeurs bourgeoises, sans élégance, mais solides, un fondement nécessaire, on souhaiterait voir des élites respectueuses, mais infiniment plus libres, s'élever au-dessus d'elles etparvenir à les dominer. Or vous savez que, par définition, notre régime s'oppose à la constitution des aristocraties. Sur le plan « intellectuel » où se placent nos admirateurs étrangers, la France paraît alors se scinder en deux foules inégales : un troupeau de bons citoyens trop préoccupés de leurs traitements et de leurs rentes pour disperser leur temps à lire et une cohue de faux savants qui des professeurs et des hommes de lettres descend


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jusqu'aux instituteurs, et qui a le tort de trop écrire. Entre eux, et contraints de choisir leur public parmi eux, s'agitent peut-être quelques vrais écrivains, quelques sincères artistes. Mais demain ce ne seront plus que des commerçants réduits à vendre leur pensée pour vivre et qui la falsifieront pour les besoins de la vente.

Spectacle confus pour nous, bien plus confus encore pour les yeux de nos hôtes ! Ils y .choisiront tout de même « leur » France, et il va de soi que la France qu'ils choisiront sera la plus accueillante pour eux, la moins éloignée d'eux, la moins française par conséquent. Et cependant, s'il prenait à l'un de nous fantaisie de. redresser leurs jugements trop hâtifs, de quelle France leur proposerions-nous l'expérience ? Nous ressemblerions à des guides diserts dans un musée de peinture qui ne garderait plus que des cadres.

Les groupes naturels de la nation sont aujourd'hui si bien dissous qu'on serait excusable de les croire réduits à leurs faux éléments individuels. Les divisions politiques tracées à coups d'idées fausses prennent l'aspect d'une classification où se répartissent naturellement les forces contrariées de notre vie nationale ; on assoit à gauche et à droite non seulement quelques bavards de parlement, mais tout écrit et même toute oeuvre d'art. On ne laisse à qui veut penser que le choix de reproduire les '; inepties de tel ou tel parti politique. Un étranger en tout cela ne distingue qu'une France intelligente ou révolutionnaire et une France stupide qu'il nomme réactionnaire. Et s'il est un esprit logique, plutôt que de se troubler devant l'oeuvre d'un Barrés, il aimera mieux nier son génie éclatant, et pour nous


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prouver qu'il n'est point un barbare, commencera aussitôt l'éloge de Maeterlinck.

Le principal désordre de ses notions provient de son entêtement à reconstituer toute la réalité française avec des aspects éparpillés, contradictoires et souvent insignifiants de ce qu'on a coutume de nommer la pensée contemporaine. Pourtant il n'est que trop certain qu'on ne peut établir aucune équivalence entre l'opinion moyenne d'un peuple et les produits de sa typographie. Mais nulle réalité nationale concrète n'apparaît plus à l'étranger lecteur de nos journaux et spectateur dans nos théâtres. Ne lui dites pas qu'il demeurera longtemps, et sans doute toujours, en France un sentiment religieux dont une politique nationale devrait tout au moins tenir compte. Il sait que le catholicisme est inconciliable avec le progrès et que l'élite française ne vise qu'à supprimer les dogmes oppresseurs. Ne lui dites pas que l'incroyance, le scepticisme ou- l'athéisme n'ont rien qui soit nécessairement commun avec l'anticléricalisme des loges maçonniques. Il vous répond que cet anticléricalisme officiel est l'expression et comme la consécration de cette même pensée d'une élite mystérieuse. Ne lui demandez pas aussi de croire sans discuter à la conception générale des moeurs françaises ; les romans français lui ont appris à ne plus faire de distinction entre une maison bourgeoise et un promenoir de music-hall. Enfin n'essayez pas de lui prouver que toute doctrine officielle n'est qu'un maquillage et une déformation de notie pensée spontanée ou indépendante ; il rira comme d'une fable aussi grossière de la théorie des quatre États confédérés. Mais c'est qu'encore une fois nul raisonnement ne peut le détromper. Il y faudrait une expérience. Et l'étranger qui


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mériterait qu'on lui accordât cette épreuve, je voudrais l'entraîner dans un voyage à travers la France qui des chaînes de l'est et des massifs du centre le conduirait aux rives de la Méditerranée. Les paysages d'abord ont une éloquence directe qui le préparerait à m'entendre ; et surtout j'aurais choisi, à chaque étape, des amis sûrs pour la conversation.

Nous éviterions d'entrer dans les grandes villes par les couloirs des gares ; une promenade aux environs nous désignerait la porte du faubourg qui jusque dans la ville sait prolonger la campagne appauvrie. D'ailleurs plus que les villes où les affiches inscrivent sur les murs l'état de nos discordes, nous parcourrions les champs labourés ou moissonnés, les coteaux de Arigne, les richesses massives des bois, les tranquilles prairies où les canaux scintillent. Leur parfum, leur lumière, leur brume, matérialisent et font surgir du terroir ces sentiments subtils et forts qui pour s'exprimer fabriquèrent notre langue incomparable. Mais serai-je bien certain de les retrouver intacts-. Je prévois qu'à travers les vitres du wagon où je l'inviterais à contempler la course des paysages, d'immenses réclames embusquées devant les plus beaux sites les confondraient dans sa mémoire avec la louange de produits alimentaires. Et ce ne serait plus qu'un défilé de prix d'hôtels et d'articles de toilette. Et peut-être, jusque sur les routes que je croyais silencieuses, retentirait le tumulte de nos querelles électorales.

Je prévois aussi la victoire de ma nonchalance. Le souci de nos aises, après quelques heures de trajet,


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nous fixerait dans une plage cosmopolite où nous ne chercherions plus qu'un suffisant confort. Le terme de notre voyage serait décidément le parc d'un hôtel sur la Côte d'Azur, que nous nommerions Riviera. Alors, tout au plaisir de fumer des cigarettes anglaises en suivant la traduction d'un roman étranger, nous prendrions bientôt tous les deux la même image de la France accueillante : un grand « palace » international avec jardin et salons de lecture.

GILBERT MAIRE.


Sylvie et son village

— SES CHAMPS ET SES BOIS * —

VI. — ADRIENNE.

Il n'y a poix qui tienne comme ces imaginations mélancoliques...

MALHERBE.

Quoi qu'il en soit, le soir de la fête du Bouquet, après le repas dans l'île, il conte qu'il reconduisit Sylvie et son frère à leur hameau, puis qu'il se mit en route pour rentrer chez lui, par un beau clair de lune.

« En quittant le chemin pour traverser un petit bois qui sépare Loisy de Saint-S... », il s'engage « dans une sente profonde qui longe la forêt d'Ermenonville », et qui doit le mener « aux murs d'un couvent », lesquels s'étendent sur un quart de lieue. « A droite et à gauche, des lisières de forêts, sans routes tracées et toujours, devant moi, ces roches druidiques de la contrée qui gardent le souvenir des fils d'Armen exterminés par les Romains. » Du sommet de « ces entassements sublimes », il découvre les étangs lointains qui brillent sous les rayons de la lune dans la plaine brumeuse. Mais il perd son chemin, et, se sentant égaré, il se décide à passer la nuit en plein air. Le lendemain, au soleil

i. Voir la Revue critique du 10 février, p. 3i3, et du 25 février, p. 444.


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levant, il s'oriente : à gauche, « la longue ligne des murs du couvent de Saint-S... ; puis, de l'autre côté de la vallée, la Butte aux Gens d'Armes avec les ruines ébréchées de l'antique résidence carlovingienne ; près de là, au-dessus des touffes de bois, les hautes masures de l'abbaye de Thiers ; au delà le manoir de Pontarmé ; enfin, au midi, « le hautdonjon de la Tourelle et les quatre tours de Bertrandfosse sur les premiers coteaux de Montmélian ».

J'ai pieusement refait le trajet de l'auteur de Sylvie : cela est aisé. Près de Loisy, derrière un bois enclos dans la propriété, s'étend l'ancien couvent, maintenant château, de Saint-Sulpice-du-Désert. Gérard longe les murs et gravit sur les hauteurs qui le dominent. Je les ai gravies à mon tour ; pourtant, c'est en vain que j'ai cherché à découvrir tous les lieux qu'il énumère : les vues sont partout dérobées par les arbres. Mais n'oublions pas que ce terroir n'avait nullement l'aspect qu'il a aujourd'hui : Saint-Sulpice était vraiment dans un désert, nous l'avons dit ; les plants de la forêt ne l'atteignaient pas comme ils font à cette heure, et il n'est pas douteux que, du haut des éminences nues dont parle Gérard, on ne dût alors jouir d'un beau coup d'ceil. Au reste, Gérard décrit fort exactement ce que serait encore le panorama, comme on peut s'en assurer sur la carte. Au nord, la Butte aux Gens d'Armes ; un peu au-dessous, les ruines de Thiers et le manoir de Pontarmé, — toujours environné d'eau, mais, hélas ! défiguré depuis peu ; puis les étangs de l'Epine, de ' Vallière, de Colbert, de la Grange ; plus au sud, Bertrandfosse, encore muni à cette époque de ses quatre tourelles ; enfin, au sommet du coteau, la tour ruineuse de Montmélian. — Une seule inexactitude, mais étrange : « les ruines ébréchées de l'antique résidence carlovingienne » sur la Butte auxGens d'Armes. Jamais,à notre connaissance, la Butte aux Gens d'Armes n'a été couronnée de la moindre ruine, pas plus que les autres buttes avec lesquelles Gérard aurait pu la confondre. Veut-il parler des vestiges de l'île Molton ? Thiébaut de Berneaud nous entretient de la belle vue que l'on avait « du sommet de cette tour ruinée », et cela porte à croire que les ruines étaient à cette époque en beaucoup meilleur état qu'elles ne le sont à présent. Néanmoins, confondre la


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Butte aux Gens d'Armes et l'île Mohon, c'est un peu fort tout de même.

Autre inexactitude, mais voulue, celle-là. Gérard dit : « L'aspect du couvent me donna un instant l'idée que c'était celui peut-être qu'habitait Adrienne. Le tintement de la cloche du matin était encore dans mon oreille et m'avait sans doute réveillé. » Or Saint-Sulpice-du-Désert, ancien ermitage, devenu prieuré de Brigittains au milieu du xvn° siècle, est sécularisé depuis 1778, et aussi parfaitement qu'un couvent peut l'être, puisque les trois ou quatre religieux qui l'avaient habité furent remplacés à cette époque par un dragon, le lieutenant-colonel Valfroy de Salorney. Acquis par le roi Joseph en i8i3, qui en accrut sa terre de Mortefontaine, il passa dans la famille Clary, à qui l'acheta le prince de Condé en 1827 et 1829; à son tour, Mmc de Feuchères, en ayant hérité, le vendit le 4 avril 1835 à M. Auguste-Victor-Hippolyte Ganneron qui le conserva jusqu'en i85o. Si bien qu'au temps où Gérard place ses souvenirs, Saint-Sulpice n'était plus couvent depuis quarante ou cinquante ans. Assurément, il ne l'ignorait point ; mais c'est à dessein qu'il a fait vivre Adrienne dans ce site qui lui convenait si bien.

Un jour, a-t-il conté ailleurs, le petit Gérard Labrunie dansait une ronde avec Sylvie et d'autres fillettes. Tout à coup, selon les règles de la danse, Adrienne, une blonde, grande et belle, se trouva placée seule avec lui au milieu du cercle. « Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le choeur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m'empêcher dé lui presser la main... » La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. Elle s'assit, et tous les enfants prirent place autour d'elle ; le jour tombait. Gérard cueillit deux branches de laurier, tressées en couronne et nouées d'un ruban, il les posa sur les cheveux d'Adrienne ; sur la tête blonde, pâlie parla lune, les feuilles lustrées luisaient... Enfin Adrienne se leva : « Développant sa taille élancée, elle nous fit un salut gracieux et rentra en courant dans le château. » Et Gérard, revenant près de Sylvie, s'aperçut qu'elle pleurait.

Où dit-il que se passait cette scène ? Sur « une grande


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place verte encadrée d'ormes et de tilleuls », devant « un château du temps de Henri IV, avec ses toits pointus couverts d'ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies », dont le parterre était orné de lauriers plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu. Adrienne était l'enfant des maîtres du château ; « petite-fille d'un des descendants d'une famille alliée aux anciens rois de France, le sang des Valois coulait dans ses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler à nos jeux ; nous ne devions plus la revoir, car le lendemain, elle devait repartir pour un couvent où elle était pensionnaire. » Et quand Gérard revint dans le pays, aux vacances de l'année suivante, il apprit que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse.

Il la revit pourtant : c'était à une sorte de représentation allégorique organisée à Châalis par « une personne de très illustre naissance qui possédait alors ce domaine ». Dans une salle du château, quelques jeunes filles, « pensionnaires d'un couvent voisin », jouaient une sorte de mvstère.

Les costumes, composés de longues robes, n'étaient variés que par les couleurs de l'azur, de l'hyacinthe ou de l'aurore. La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l'ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l'abîme, tenant en main l'épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c'était Adrienne, transfigurée par son costume comme elle l'était déjà par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa tête angélique nous paraissait bien naturellement un cercle de lumitre ;.sa voix avait gagné en force et en étendue ; et les fioritures du chant italien brodaient de leurs gazouillements d'oiseau les phrases sévères d'un récitatif pompeux.

Mais il dit ailleurs que cette représentation eut lieu « à Senlis, dans une pension de demoiselles », et Adrienne, il la nomme Delphine. Elle « était d'une des plus grandes familles du pays », ajoute-t-il.


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Il nous apprend, dans un autre passage de Sylvie, que le château, avec la place verte où pour la première fois il avait vu cette belle fille, se trouvait « près d'Orry »... Est-ce donc celui de Goye, qui appartint à Andryane, le carbonaro, le prisonnier du Spielberg? Est-celui de la Chapelle-en-Serval, qui fut aux Franclieu et aux Gontaut-Biron ? Ne serait-ce pas plutôt celui de Mortefontaine ? Je croirais que oui : Mortefontaine semble couvert aujourd'hui d'un badigeon d'aspect « Restauration », mais il a des « encoignures de pierres jaunies» et une grande pelouse semblable à celle dont parle Gérard le précède ; surtout il se trouve bien près du hameau de Sylvie et de la maison du petit Labrunie ; même, avec de la bonne volonté, on lui pourrait trouver un faux air Henri IV. Mais il y faut delà bonne volonté, je l'avoue. Et je ne sache pas que le sang des Valois ait coulé dans les veines d'aucun de ses propriétaires, pas même dans celles de Mmc de Feuchères.

Pour tout dire, il me paraît qu'il vaut mieux ne pas trop chercher à identifier Adrienne. Cette blonde enfant qui fut son premier amour, Gérard ne la confondait-il pas un peu, dans sa tête, avec cette reine de Saba dont il rêva si longtemps ? C'était Adrienne, dit-il, qu'il aimait sous la forme de Jenny Colon ; mais c'était aussi la belle Reine. Résignons-nous à n'en pas deviner davantage : cela est sage.

VII. — CHÂALIS.

Gérard enfant avait bien souvent dansé sur la pelouse du château de Châalis, du moins il le dit. Mais il n'est pas aisé de savoir à quelle époque il y refit par la suite les promenades qu'il a contées. Il y est allé, dit-il, avec Sylvain et avec Sylvie, mais il nous a laissé deux récits de sa première visite et il se peut qu'il n'ait jamais fait la seconde. Lorsqu'il se rendit à Châalis avec Sylvain, c'était dans le temps que des gens de Paris venaient d'acheter le domaine, et la dame avait déclaré qu'elle dépenserait 400.000 francs à le mettre en état. J'imagine que cette dame est la baronne de Vatry, néeHainguerlot,


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à qui l'on doit les « restaurations », dont beaucoup sont bien fâcheuses. Malheureusement, j'ignore à quelle date exacte MmC de Vatry est devenue propriétaire de Châalis : les titres n'ont pas encore été retrouvés ; c'est bien dommage d;

Gérard etSylvain, qui venaientde SenlisparMont-l'Évêque, s'arrêtèrent comme de juste à la maison du garde. L'entrée, en ce temps-là, n'était pas tout à fait à l'endroit où on la voit aujourd'hui, mais plus à gauche, vers le nord, et des maisons, des communs, s'élevaient entre la route et le château. Tout cela a été fort judicieusement abattu par Mme de Vatry,. et remplacé par des arbres. Sur la porte du garde, un grand cygne déployait ses ailes ; à l'intérieur de la loge, on voyait quelque haute armoire en noyer sculpté, une horloge dans sa gaine et des arcs et flèches d'honneur disposés en trophées au-dessus d'une « carte de tir» rouge et verte, où «un nain bizarre, coiffé d'un bonnet chinois, tenant d'une main une bouteille et de l'autre une bague, semblait inviter les tireurs à viser juste ». Encore un coup, rien de tout cela n'est plus.

Etant entré dans la propriété, Gérard découvrit à sa gauche « un bâtiment dans le style du xvin" siècle, restauré sansdoute plus tard selon l'architecture lourde du petit château de Chantilly » (comprenez du « château d'Enghien » de Chantilly). Or, cette construction date tout entière du xvni 0 siècle : vers 1736, les moines — ils n'étaient que quatreà Châalis — entreprirent de l'élever à la place des anciensbâtiments conventuels qu'ils trouvaient apparemment d'un gothique affreux ; et, pour réaliser ce beau dessein, ils s'endettèrent si fort qu'à la fin leurs créanciers firent saisir leurs biens et que Louis XVI chargea les abbés de Pontivy et de Clairvaux de liquider leurs terres. Celles-ci étaient immenses, car l'abbaye possédait des maisons à Senlis, à Argenteuil, des fermes, des bois surtout : la plus grande partie de la forêt d'Ermenonville, un beau morceau de la forêt de Coye, d'autres plantations encore, en tout 3.000 arpents environ, la plui..M.

plui..M. Gillet, l'aimable conservateur du Musée, a bien voulu me faire le plus bienveillant accueil et me fournir des renseignements précieux.


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part d'un terroir sablonneux et plus propice aux bruyères qu'aux arbres il est vrai, mais donnant néanmoins un bon revenu. La vente de ce domaine aurait-elle couvert les 1.400.000 francs que devait la communauté ? On ne sait, car à la Révolution, elle n'en était pas encore commencée. Les dettes, au reste, n'empêchaient pas le prieur de mener une vie agréable : il ne manquait pas d'inviter à sa table les voyageurs de distinction qui passaient, et M. F.-Y. Besnard garda toute sa vie le souvenir de cette « collation valant souper » d'une élégance et d'une propreté surprenantes, qui lui fut offerte à Châalis en 1789, et servie par « une demoiselle d'environ trente ans, également distinguée par une heureuse physionomie et des manières aisées », et qui semblait plutôt, comme il dit, « la femme de chambre d'une grande dame » que la servante d'un couvent de moines. Au surplus, l'estimation des terres de Châalis, faite en raison de la loi sur les biens nationaux le 2 juillet 1791, fut encore de 33i.io5 livres, en sorte que le sieur Romtàin, qui acquit le domaine, le 12 octobre 1793, pour 15g.000 livres, dut faire ce que d'aucuns nomment une magnifique affaire.

L'architecte du xvme siècle n'est pas coupable de la monotonie que nous trouvons aujourd'hui à la façade sud de son monument : celle-ci était destinée à former le quatrième côté d'un carré ; elle aurait donc été moins longue qu'à présent de toute la largeur des ailes qui devaient s'élever à angle droit sur elle, et dont Gérard put voir encore les amorces. Car c'est l'architecte de Mme de Vatry qui les a rasées.; mais il ne les a remplacées par aucune saillie, aucun avant-corps, de sorte que la façade a maintenant beaucoup plus d'étendue que le premier constructeur ne lui en voulait, et qu'elle s'allonge bien plate et ennuyeuse. Quanta la disposition intérieure, ce que nous en dit Gérard paraît exact: voici la cuisine etPescalier conduisant aux appartements, qui donnaient, en effet, sur les bois, puisque le jardin français du nord ne date que de 1860 ; voici encore, « dans une salle basse », ce qu'il prit pour le portrait de Henri IV à trente-cinq ans et qui est celui de Henri de Montmorency : on pouvait s'y tromper ; voici dans l'escalier une peinture sinon du grand Condé à cheval, du moins de son père ; seules, les « vues de la forêt » ne sont plus là, ■—


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ni le squelette du moine : et il se comprend assez que Mm° de Vatry ne l'ait point conservé si cette dame, n'ayant rien d'un Jeune France, ne donnait point dans le macabre, comme tout le porte à croire.

C'est la Révolution qui a ruiné le cloître, l'église, et toutes les admirables constructions du xmc siècle qui s'élevaient là, pures et harmonieuses, au milieu des bois, au bord des eaux. Dès 1794, le misérable Romtain fit commencer la démolition. Pourtant, au moment que Gérard vint à Châalis, les ruines étaient beaucoup plus abondantes qu'elles ne le sont à cette heure ; et ici encore, c'est Mnlc de Vatry la coupable, il n'en faut pas douter. Des vues, faites par Ciceri avant la « restauration » du domaine, nous montrent que bien des pierres vénérables se dressaient encore là où l'on ne voit plus à cette heure que du gazon et des arbustes mesquins : seul, le massif principal a été jugé intéressant. D'ailleurs, écoutons Gérard :

— On veut, nous dit le fils du garde, abattre le mur du cloître, pour que, du château, l'on puisse avoir une vue sur les étangs. C'est un conseil qui a été donné à Madame.

— Il faut conseiller, dis-je, à votre dame de faire ouvrir seulement les arcs des ogives qu'on a remplies de maçonnerie, et alors la galerie se découpera sur les étangs, ce qui sera beaucoup plus gracieux.

Il a promis de s'en souvenir.

Hélas ! Mmc de Vatry ne l'a pas écouté, et ce qui demeure du cloître fait regretter ce qui n'en est plus.

J'avoue d'ailleurs que ce passage de Gérard m'avait fort étonné, car il est tout à fait impossible de découvrir maintenant aucune partie des étangs sous les arcs et entre les piliers. Mais j'ai appris que, naguère, une belle pièce d'eau s'étendait au-delà des ruines, là où s'ouvre maintenant un ravin marécageux. Cette fois, n'accusons pas trop vite Mmc de Vatry ; il se peut que ce soit quelque autre châtelaine qui ait supprimé, je ne sais pourquoi, le petit lac où le clocher de l'église s'était si longtemps miré. Pourtant, les ruines avec l'étang faisaient « un paysage de Walter Scott quand les galeries du cloître, la chapelle aux ogives élancées, la tour féodale et le château se teignaient des rougeurs


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du soir sur le vert sombre de la forêt » ; Sylvie, du moins, en jugeait ainsi.

La chapelle a beaucoup souffert. MM. Paul et Raymond Balze, élèves d'Ingres, l'ont cruellement restaurée de 1875 à 1881. Gérard put la voir telle que le xmc siècle l'avait créée (et non le xvc ou le xvie, comme il le pensait, car seule la rosace est du xve siècle). Mais, depuis lors, les architectes improvisés l'ont affublée de gargouilles d'un romantisme déplorable, et alourdie d'un escalier latéral qui produit un effet désastreux. Que ne se sont-ils bornés à rapiécerles peintures intérieures 1 Gérard s'émerveillait de les. trouver si libres : « Tous ces anges et toutes ces saintes, dit-il, faisaient l'effet d'amours et de nymphes aux gorges et aux cuisses nues. » Ne connaissait-il point encore les fresques italiennes lorsqu'il écrivait ces lignes, ou si ces galanteries l'étonnèrent quand il les revit fleurissantes dans le pays le plus mesuré, le plus français du monde ?

En sortant, il remarqua au-dessus de la porte un écusson fort endommagé, où il crut reconnaître, au 1 et au 4, « des aigles éployées, des merlettes ou des altérions ou des ailettes attachés à des foudres » ; au 2 et au 3 « des fers de lances ou des fleurs de lis, ce qui estla même chose. Un chapeau de cardinal— ajoute-t-il — recouvrait l'écusson et laissait tomber des deux côtés ses résilles triangulaires ornées de glands ; mais, n'en pouvant compter les rangées parce que la pierre était fruste, nous ignorions si ce n'était pas là un chapeau d'abbé... Seraient-ce les armes du cardinal de Lorraine, qui fut proclamé roi de ce pays sous le nom de Charles X, ou celles de l'autre cardinal qui aussi était soutenu par la Ligue ? »

Non pas, assurément. Au reste, quelqu'un écrivit à Gérard, après avoir lu cela, pour lui faire observer que ces armoiries qu'il avait eu tant de plaisir à montrer qu'il savait lire, devaient être plutôt celles d'Hippolyte ou de Louis d'Esté qui furent abbés de Châalis durant toute la moitié du xvie siècle ; et de la meilleure grâce du monde, l'auteur -ajouta à la fin. d'Angélique :

Je me suis peut-être trompé dans l'examen de l'écusson du fondateur de la chapelle de Châalis.


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On m'a communiqué des notes sur les abbés de Châalis... Il faut remarquer que les d'Esté n'ont qu'un alérion au 2 et au 3, et que j'eu ai vu trois au 1 et un au 4 dans l'écusson écartelé...

L'écusson a été repeint par les Balze, en sorte que nous ne pouvons savoir ce qu'il représentait au temps de Gérard ; toutefois je suppose que l'auteur de Sylvie avait mal vu, puisqu'une note manuscrite de l'impeccable Don Grenier dit :

On admire surtout dans cette abbaye de Châalis une chapelle dite chapelle du Roy, ornée de peintures à fresque depuis la voûte jusqu'au pavé... Elles furent faites aux frais du cardinal de Ferrare, premier abbé commendataire de cette abbaye, dont les armes, qui s'y voient sous la voûte au-dessus de la porte, sont écartelées de France au 1 et au 4, et d'un aigle d'argent au 2 et au 3. Elle est devenue chapelle abbatiale de l'abbaye.

D'ailleurs ces mêmes armoiries sont ciselées telles que le bénédictin les décrit sur un mur voisin qui fut apparemment celui du cimetière ou du jardin de l'abbé, et derrière lequel on aimerait tant à trouver aujourd'hui quelque noir bosquet à l'italienne. « Pardon de ces détails, mais la connaissance du blason est la clef de l'histoire de .France... Les pauvres auteurs n'y peuvent rien ! »

VIII. — ERMENONVILLE.

Aujourd'hui encore, on n'arrive à Ermenonville qu'en voiture ou à pied : il ne s'en faut pas plaindre; c'est ainsi que nos grands-pères y venaient adorer la tombe de Rousseau. En i856, il leurfallait gagner en diligence Senlis ou Dammartin, et là louer un véhicule qui les conduisît à Ermenonville : c'était chose aisée à Senlis, car. les cochers n'y manquaient pas, mais moins facile à Dammartin : le seilier voisin du bureau des voitures de Paris n'avait pas toujours de chevaux disponibles,, en effet, et il était prudent d'avoir écrit à l'avance à Sarron, l'aubergiste d'Ermenonville, qui se chargeait, sur commande, de transporter les voyageurs. Au surplus, la plus classique façon d'aller à Ermenonville n'a jamais été aucune de ces deux-là : il convient de s'y rendre

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par Morfontaine, car c'est par la forêt qu'il est beau d'aborder ce magnifique domaine ; du moins René de Girardin l'entendait ainsi : son fils Stanislas l'a dit, et l'on en peut croire cet homme de goût. Sous la Restauration, une voiture publique faisait le trajet de Paris à Morfontaine, et après ce village la route était charmante, par Montaby, à travers bois 1. Suivons-la, sur les pas de Gérard de Nerval, par un beau matin d'été : il fait encore frais ; les oiseaux se taisent et l'on n'entend que le pivert qui frappe les arbres de son bec ; autour de nous le vert uniforme des chênes n'est varié que par l'argent des bouleaux. Sans risquer de nous perdre, puisque la route est maintenant fort nettement dessinée, — aussi bien l'on a rafraîchi, il y a peu d'années, les inscriptions des poteaux, — nous arriverons à une barrière qui ferme l'une des portes du parc ; au delà, à quelque cinquante mètres, c'est le rond de la danse ; si nous pouvions franchir cette barrière pour suivre la route

1. « A une demi-lieue de Mortefontaine, après une descente très rapide, on trouve un poteau sur lequel est écrit Chemin d'Ermenonville; « suivez-le jusqu'à la vue de l'abbaye de Saint-Sulpice qu'on doit laisser sur la droite, et après avoir traversé une pelouse, en côtoyant les bois, on entre dans une route de la forêt qui mène à Ermenonville. » (Girardin, op. cit., p. 5.) Thiébaud de Berneaud indique que cette route passe Montaby, (op. cit., i8ig,p. ?86). Enfin l'auteur de Trois jours en voyage (1828), p. n3, décrit ainsi le chemin à suivre d'Ermenonville à Mortefontaine : « En passant sur le pont et devant le château d'Ermenonville, prendre la route de Mortefontaine que] l'on laisse sur la droite pour prendre celle de Montaby. Au sortir de la forêt, se diriger, en partant à droite, à travers la plaine, sur l'ancienne abbaye de Saint-Sulpice ; on la laisse à gauche. Le clocher de Montaby se présente bientôt à la vue et, quelque temps après, les murs de clôture de Mortefontaine. Une route borde ce mur ; il faut la remonter en tournant à gauche. » — Tous ces renseignements concordent à merveille. Pour bien les comprendre, il ne faut pas oublier que la forêt d'Ermenonville n'arrivait pas comme aujourd'hui jusqu'à Saint-Sulpicedu-Désert qui se trouvait, comme son nom l'indiquait, dans un désert. Parvenu au poteau d'Ermenonville, on continuait droit devant soi à travers la lande, on passait au nord de Saint-Sulpice, et l'on gagnait en droite ligne Montaby.


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directe, comme fit Gérard, nous traverserions cette clairière, et bientôt nous verrions comme notre guide les eaux du lac briller entre les feuilles. Mais les jardins d'Ermenonville sont aujourd'hui fermés de ce côté, et il nous faut les contourner pour gagner le château.

A vrai dire, le marquis de Girardin préférait qu'on se rendît chez lui par l'avenue du château, laquelle s'étend un peu au-dessus de la route que nous venons de suivre et passe près de l'ancien rendez-vous de chasse. C'était là, en effet, le chemin le plus propre à préparer l'esprit aux impressions qu'il allait recevoir, et l'on pressentait, d'abord qu'on y était entré, quelque chose du dessin que le créateur du domaine s'était proposé. C'est que cette avenue n'était pas droite et régulière comme ces allées à la française par lesquelles le sieur Le Nôtre introduisait à ses jardins (lesquelles « n'inspirent dès le commencement que le désir d'en voir la fin», comme chacun sait), mais courbe voluptueuse et si agréablement tracée à travers les bois qu'on arrivait à l'entrée du parc avant que de s'être aperçu de sa longueur.

C'est un type parfaitement représentatif que le marquis René de Girardin, et qui résume à merveille les seigneurs idéologues de son temps. L'Homme de la Nature lui avait tourné la tête. Il éleva ses enfants selon VEmile, dessina ses jardins selon la Nouvelle Héloïse et conçut la souveraineté du peuple selon le Contrat social. Le plus beau jour de sa vie fut sans doute celui où le vieux Jean-Jacques et sa compagne acceptèrent l'hospitalité qu'il leur offrait dans ce domaine qui semblait fait pour illustrer en estampes les oeuvres du philosophe. Hélas ! six semaines après son arrivée, Rousseau y mourait d'une « attaque d'apoplexie séreuse » ; du moins M. de Girardin eut-il la consolation de lui dresser dans l'île des peupliers un bien touchant tombeau. Et le marquis continua de vivre dans sa terre selon l'esprit de son maître, vêtu de toile bleue comme ses enfants, sa femme et ses domestiques, adonné à la musique, méditant sur la justice et la bonté des hommes et juchant le déjeuner de ses fils sur un mât de cocagne où il les obligeait de grimper. Quand la Révolution éclata, il en conçut un grand espoir: la France n'allait-elle point réaliser les principes de Jean-Jacques ?


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Malheureusement il put bientôt observer que les révolutionnaires s'écartaient fort de la vraie doctrine : il lutta, fut luimême porter la bonne parole aux Jacobins et aux Cordeliers, et fit acclamer deux de ses discours. Mais rien n'en alla mieux, et le marquis de Girardin annota tristement son Contrat social. Un jour vint qu'on arrêta ses fils, sa fille, sa femme et lui-même ; les patriotes dévastèrent ses jardins et mirent à bas la pyramide des poètes bucoliques qu'ils prirent apparemment pour des <i séides des tyrans étrangers ». Ainsi le souvenir de Jean-Jacques n'avait pas protégé Ermenonville ! Pour tout achever, le Directoire fit tirer de la tombe les restes du grand homme qui furent conduits au Panthéon... Thermidor avait libéré M. de Girardin ainsi que sa famille ; mais il ne voulut plus vivre au milieu de son rêve en miettes, et se retira à Vernouillet, chez un de ses amis. C'est là qu'il expira en 1808, toujours fidèle à son cher Rousseau. Or, bien longtemps avant la Révolution, M. de Girardin, voyageant en Angleterre, avait un jour visité, près de Birmingham, la propriété du poète W. Shenstone : ce n'étaient que ruisseaux murmurants et bosquets pleins de fraîcheur, prairies arcadiennes parsemées de blancs moutons et de paisibles bestiaux, chaumières, rochers, cascades, moulins et ruines, tout cela groupé avec art et formant des sites les plus propres du monde à ravir un coeur sensible, le décor même des idylles du propriétaire. M. de Girardin revint enthousiasmé. Justement il venait d'hériter de son aïeul maternel une partie d'Ermenonville ; il s'empressa d'acheter le reste de la terre à ses cohéritiers f, et entreprit bientôt d'y

i. Jusqu'au xvc siècle, Ermenonville semble avoir suivi la destinée de Chantilly : c'est ainsi que la terre appartint depuis i386 aux d'Orgemont, puis aux Montmorency. En i42i,elle fut achetée par les De Vie, puis érigée en vicomte en i6o3, par Henri IV, en faveur du brave Dominique de Vie, le « capitaine Sarrède ». Geneviève-Eugénie, arrière-petite-fille de celui-ci, étant morte en 1701, le domaine fut acheté par Gédéon-François Lombard, bailli d'épée de Saint-Pierre-le-Moustier, puis, le 22 juillet 1754, par René Hatte, écuyer, conseiller du roi en ses conseils, greffier des Conseils d'état et privé. C'est de celui-ci qu'il passa à Catherine Hatte, mère du marquis de Girardin qui en fit la merveille que


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faire naître les jardins qu'il rêvait. Il en conçut le plan en 1763 ; d'autres avant lui, une Mm 0 du Boccage, par exemple, avaient décrit le charme de Richemond ou de Stowe, que la traduction de Thomson évoquait dès 1759; mais il fut sans doute l'un des premiers en France à réaliser aussi complètement l'idéal nouveau Jet à créer un grand domaine à l'anglaise. Et à Ermenonville, ce n'était pas facile.

Au milieu d'une vallée que bornaient à l'est un plateau fertile et à l'ouest les côtes sablonneuses de la forêt, s'élevait, au nord d'une vaste enceinte crénelée du moyen âge, un fort noble château. Au sud de ses murailles fortifiées, passait la rue du village, entre deux murs, celui de la cour et celui du grand potager. Que si l'on pénétrait dans celui-ci, on y voyait par les travers, au delà des légumes et des arbres fruitiers, une chaussée plantée de tilleuls, où l'on montait par un grand escalier de pierre, et qui bornait un étang. De l'autre côté, la façade nord du château donnait sur un marais qui emplissait toute la vallée, et l'oeil n'avait pour se récréer que quatre petits carrés de fleurs, entourés d'arbres taillés en boule et ayant pour centre un bassin avec un jet d'eau. M. de Girardin s'empressa de bouleverser tout cela.

Au midi, les murs de l'enceinte et ceux du potager furent détruits ; la cour et l'avant-cour du château jfurent dépavées ; un « gazon vint les lier au paysage dont elles firent partie : des arbustes, des fleurs, formèrent de la cour un jardin agréable, et sur le tapis de verdure qui s'étend au milieu, on planta un groupe d'ormes qui servit de repoussoir au paysage ». La rue, auparavant encaissée entre les deux murs, apparut ainsi à découvert ; on la fit passer sur un pont de bois qui servit de communication aux deux parties du village désormais cachées. Dans l'ancien potager, la digue fut rompue en son centre, et à la place du grand escalier de pierre on vit une belle chute d'eau, forl'on

forl'on Les Girardin n'étaient nullement d'origine suisse, comme le dit Gérard de Nerval, mais florentine, et leur nom était Gherardini. C'est pourquoi Stanislas, dans la première édition de sa Promenade ou Initéraire, imprime encore Gérardin.


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mant une rivière qui, plus loin, après avoir coulé sous le pont, vint tomber en cascade dans les fossés du château. Les deux tronçons de la digue devinrent des collines fort boisées qui s'unirent aux plants de la forêt, et sur celle de droite, pour rompre la ligne, on éleva un temple rond copié sur celui de Tivoli qui fut dédié à la Philosophie... C'est ainsi qu'à la place des murs mornes et des verdures avares qui s'étendaient jadis de ce côté, on put jouir du plus riant et du plus gracieux paysage, d'un tableau composé avec autant d'art que ceux de ce Claude Lorrain pour qui M. de Girardin avait un goût que je ne lui reprocherai pas. De l'autre côté, au nord du château, le marquis avait fait éclaircir les pentes boisées qui bornaient à gauche la vallée : de la sorte, on aperçut au loin la tour et la hauteur de Montépilloy, « dont la couleur vaporeuse et l'éloignement donnent une grande profondeur au tableau ». Des fenêtres, on découvrait maintenant une vaste prairie où serpente la rivière qui vient de baigner le château ; elle forme plusieurs îles, et à la pointe de l'une d'elles s'est élevée jusqu'à ces dernières années une fabrique gothique, la tour de la belle Gabrielle, que M. de Girardin avait dressée là pour « mettre les fonds dans leur point de perspective ». À l'endroit qui paraissait être l'extrémité de la rivière, il avait construit un moulin à l'italienne. Plus près et sur la gauche, un joli hameau se dessinait agréablement à travers les arbres. Enfin le clocher de l'abbaye de Châalis, qui s'érigeait à droite, semblait faire partie de ce plan, quoiqu'il en fût très éloigné, « car ce qui mérite d'être remarqué dans la composition du tableau du Nord, c'est la manière savante dont il est lié au pays : on dirait que celui-ci appartient tout entier au seigneur d'Ermenonville : le grand art, en effet, est de savoir, par la disposition des masses et des plans, s'approprier, pour ainsi dire, le bien de ses voisins. »

Hélas ! tous ces charmants décors sont bien gâtés ! Un jardin, c'est un tableau qui vit, qui meurt un peu chaque jour. Le marquis de Girardin avait mis dix ans à composer le sien, à transformer ses landes et ses marécages, à faire verdoyer ses prairies, à arrondir le cours de ses rivières, à mé-


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nager ses cascades, à planter ses bocages, à creuser ses grottes, à construire ses fabriques, enfin à choisir ou inventer les centaines de vers et de sentences qu'on lisait dans tous les sites de son ravissant jardin. Pendant dix ans, les ouvriers l'avaient vu se promener parmi eux, avec son chapeau mou, ses bottines et sa canne, dont le « Père Tapette », comme ils l'appelaient, usait volontiers pour les hâter. Car, non seulement il avait inventé, composé, dessiné ses paysages, mais encore il avait veillé en personne à leur réalisation, choisissant la place du moindre bosquet, disposant ses arbres, réglant ses eaux et ses fontaines, plaçant dans un harmonieux désordre ses temples et ses chaumières, ses autels et ses rochers ; et c'est pourquoi, dans ces jardins d'Ermenonville, les moindres détails concouraient à l'effet de l'ensemble, et tout était inspiré du même sentiment. Malheureusement, sous la Révolution, les parcs demeurèrent à l'abandon ; une inondation les dévasta fort, et aussi les injures des hommes ; puis leur maître, découragé, ne les soigna plus avec autant de piété lorsqu'ils ne continrent plus la dépouille de Rousseau ; enfin M. de Girardin mourut...

Nulle histoire ne montre plus clairement que celle de l'art des jardins les variations de la sensibilité française au XVIII 0 siècle : c'est que le romantisme parut dans les jardins bien avant de paraître dans la littérature. On sait assez que dans les parcs de Le Nôtre les allées étaient tracées, les arbres taillés, les parterres dessinés de manière à prolonger, à accentuer l'effet architectural du bâtiment ; ce n'était pas la nature pour ainsi dire qui tenait le premier rôle dans ces ensembles classiques, mais plutôt l'oeuvre de l'homme, le château, qu'on lui assignait pour mission d'accompagner et d'embellir. Or voici que les contemporains de M. de Girardin divinisent la nature : ils veulent trouver chez eux toutes les beautés nouvelles : des arbres et des eaux en liberté, des roches éparses, des campagnes irrégulières ; la maison n'est plus dans le décor qu'un accident du terrain, en quelque sorte, qu'on s'efforcera de rendre heureux, qu'un des accessoires du jardin, que la plus importante des fabriques ; ce n'est plus elle qui fait toute l'unité du tableau. Et puis désormais on veut éprouver et sentir sans discipline plutôt que


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réfléchir et ordonner : l'architecte, le jardinier, s'adressent moins à la raison qu'à l'imagination etau sentiment : « Cherchons à parler à l'âme », dit le prince de Ligne, créateur de Beloeil.

Malheureusement on conçoit un peu l'art des jardins comme Diderot la peinture ; on ne veut pas que le jardinier soit un simple décorateur qui travaille pour le plaisir des yeux. : comme le poète, il faut qu'il exprime certains sentiments, qu'il se propose de traiter tel ou tel sujet, à la manière d'un homme de lettres ; on regarde son art comme une « métaphysique », en effet, qui permet, « par la manière de diriger les terrains, de se donner, à sa volonté, des sentiments et des pensées ». Le jardinier s'efforcera donc d'inspirer « l'horreur ou la gaieté » ; il disposera le bosquet du calme de l'âme, celui de la volupté, de la paresse, delà coquetterie, de l'indifférence ou de la jalousie ; ici, il fera la « touchante peinture du premier bonheur des hommes et des vrais plaisirs de la vie champêtre » ; là, il placera une allée sombre destinée aux « rêveurs tristes » ; ailleurs, le chêne de Palémon, la cabane de Philémon et Baucis, le tombeau de l'Inconnu, le Désert, le Verger de Clarens, ou le Monument des Anciennes Amours ; il y aura le « jardin poétique, le romanesque, le pastoral » ou encore « l'imitatif »... Et la littérature finira même parfois, dans ces jardins anglais, par faire oublier tout à fait le paysage,— car tantôt « c'est un filet d'eau qu'on appelle rivière, et la Seine coule aux pieds de ce jardin » ; tantôt, un petit pont sur une ornière, aux parapets formés de bois de cerfs, et le beau pont de Neuilly est à deux lieues ; tantôt, quelques arbustes qu'on nomme forêt, et à cent toises se dresse l'un des plus beaux bois du royaume ; •— car. dans un terrain étroit, on voit maintenant rassemblés une mosquée, une église gothique, une pagode chinoise, un temple grec, divers tombeaux, un obélisque, un castel en ruines, des urnes, des autels, que sais-je ? — car, sur un acre de terrain, M. du Barry fait tenir, dans son jardin de la place Saint-Sernin, à Toulouse, « des collines en terre, des montagnes de carton, des rochers de toile ; des abbés, des vaches et des bergères, des moutons de plomb, des singes et des paysans, des ânes et des autels en pierre, des belles dames et


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des forgerons, des perroquets en bois ; des moulins à vent, des chaumières, des boutiques et des villages », — en sorte que Walpole écrit en souriant : « C'est quelque chose de si sociable que de pouvoir se serrer la main par-dessus la rivière, du sommet de deux montagnes ! »

Ermenonville n'eut jamais de ces ridicules-là ; mais l'oeuvre romanesque de Girardin fut le modèle de ces jardins littéraires ; et sous l'Empire, quand la Révolution eut passé sur cet optimisme romantique, sur ces espérances sentimentales dont nos jardins anglais étaient le témoignage irritant, on commença de ne les goûter plus guère. Dès i8o3, le citoyen Cambry se moquait, chez Girardin, de « ces grottes qu'on disoit profondes et qui n'étoient que des abris d'enfance qui laissoientpénétrerles rayons du soleil » ; de ce « désert dans la profondeur duquel on arrivoit en un quart d'heure », et où l'on entendait encore le bruit des cloches, le fouet des rouliers et les chants du village ; de « cet éternel rappel vers l'Italie, vers les roches de la Meilleraie, vers les scènes gigantesques de la Suisse, sur un théâtre presque plat, sur des rochers qui ne sont que des pierres » ; et, tout en constatant qu'Ermenonville n'était plus soigné comme autrefois, il le préférait ainsi : « La nature a gagné par le temps, disaitil, ses arbrisseauxsont devenus des arbres; ses pins, ses épices, ses mélèses à peine sortis de terre, il y a vingt ans, sont des géants qui nous étonnent; ce jardin, qui n'était à cette époque que l'esquisse de ce qu'il devoitêtreun jour, esta présent dans toute la pompe et dans toute la vigueur qu'il pouvoit obtenir...» Sans doute, mais il ne se peut qu'un historien ne regrette le témoignage incomparable qu'offrait le jardin sentimental de M. de Girardin sur le romantisme du xvine siècle. En 1828, l'auteur de T'rois jours en voyage constate à Ermenonville les ravages du temps :

Maintenant l'île des Peupliers est déserte ; la tombe muette est profanée par une foule de noms obscurs inscrits sur la pierre ; les eaux du lac sont troublées ; la forêt s'éclaircit tous les jour.-; sous la hache du bûcheron ; on chercherait en vain toutes les inscriptions en différentes langues effacées par le temps ; l'ermitage, le tombeau de l'inconnu sont cachés sous des broussailles qui croisent et encombrent les allées ; Ermenonville n'est plus...


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A cette heure, les jardins paraissent, si l'on peut dire, plus morts encore; ce n'est que par l'imagination qu'on peut essayer de les faire revivre tels qu'ils étaient encore à l'époque où Gérard de Nerval les connut.

Nous ne savons pas à quelles dates Gérard fit les excursions à Ermenonville qu'il a contées. Il y en a deux. La première est rapportée dans Angélique (lîe leure) et dans la Bohême galante (ch. xn) : c'est la suite de la promenade à Châalis, avec Sylvain. La seconde, on en trouve le récit au chapitre ix de Sylvie, dont la scène principale se passe vers i836 ; mais rien ne prouve que Gérard ne la fit pas en réalité plus tard, voire même qu'il ne l'avait pas fane plus tôt. En sorte qu'à défaut d'autre indice, nous ne savons rien, encore un coup.

René de Girardin avait agrandi sa terre qui renfermait 820 hectares, rapportant net 6o.23o francs. Par son testament, la propriété en resterait indivise entre ses trois fils, qui devraient avoir un seul régisseur : sans doute espérait-il ainsi assurer la conservation du domaine. Pourtant en janvier 1819, Ermenonville fut mis en vente sans doute afin de régler des affaires de famille, mais racheté aux enchères, en juillet 1821, par Stanislas et Alexandre de Girardin pour 1.484.700 francs. Malheureusement ceux-ci en cédèrent la jouissance en viager au duc de Bourbon, le dernier prince de Condé, seigneur de Chantilly, qui, ne s'intéressant qu'à la chasse, laissa se dégrader l'oeuvre admirable.

L'accès des jardins avait toujours été libre : René de Girardin était trop bon disciple de Rousseau pour empêcher ses semblables de goûter les plaisirs innocents de la Nature. Malheureusement, ces plaisirs innocents, les visiteurs d'Ermenonville en jouissaient avec sauvagerie, forçant les grilles, mutilant les arbres, écrivant « des horreurs » sur le tombeau de Jean-Jacques et essayant même d'en détruire les sculptures, si bien que le marquis-, après avoir interdit aux bateliers d'aborder dans l'île des Peupliers, menaçait en 1788 de fermer ses jardins au public. Toutefois la Révolution l'em-


SYLVIE ET SON VILLAGE 587

pécha d'en rien faire. En 1789, tous les abords étaient encore sans barrières, sans fossés, sans clôture, et chacun pouvait entrer librement dans la propriété. En 1813, on y était admis après la formalité de donner son nom à la grille du château. Enfin, en 1826, les personnes curieuses de parcourir à leur aise les jardins n'avaient qu'à s'adresser au concierge Dollé, qui leur donnait la clef du cadenas amarrant la barque qui conduisait à l'île des Peupliers ; pour la visite du petit parc seulement, on était astreint à suivre un conducteur. Gérard de Nerval, lui, n'eut pas de chance : dans le temps qu'il vint, les maîtres résidaient au château ; on lui permit d'errer à sa guise dans le grand parc, qu'au reste il avait déjà traversé en arrivant par le rond de la danse ; mais, dans le petit parc, on ne lui laissa voir que la tour de Gabrielle : « Les artistes ont plus de bonheur dans les châteaux princiers, dont les hôtes sentent qu'après tout ils doivent quelque chose à la nation », s'écrie-t-il amèrement.

Les principales rues du village étaient alors pavées et les maisons assez bien bâties, paraît-il ; près de la moitié avaient des toits en belles tuiles rouges de Fleurines ou de Montmélian, si les autres demeuraient couvertes de chaume. Gérard passa la nuit à l'auberge de la Croix-Blanche. Le sieur Lefèvre, en 1815, nous apprend qu'on y mangeait très finement ; il est malheureusement impossible de savoir s'il en était encore ainsi au temps de Gérard ; ignorons-le. puisqu'il le faut. Au reste, il est évident que l'auteur de Sylvie avait trop d'imagination pour être véritablement gastronome ; et puis, à Ermenonville, pour tout dire, les souvenirs de Rousseau, en raison des distractions qu'ils donnent, auront toujours nui aux plaisirs de la table. Gérard conte que Jean-Jacques demeura à la Croix-Blanche quelque temps à son arrivée. « Ensuite, ajoute l'auteur de Sylvie, il logea de l'autre côté du château, dans une maison occupée aujourd'hui par un épicier. M. René de Girardin lui offrit un pavillon inoccupé, faisant face à un autre pavillon qu'occupait le concierge du château. Ce fut là qu'il mourut. » Contes de l'aubergiste, probablement. En réalité, dès le premier jour qu'il passa à Ermenonville, Jean-Jacques habita dans une maisonnette qui s'élevait à l'entrée du château ; mais il aimait à fréquenter


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l'auberge, et c'est pourquoi l'hôtelier avait grand soin, en I8I5, de tapisser son établissement de toutes les gravures relatives à Rousseau qu'il avait pu rassembler : nul doute que ses successeurs ne se soient appliqués à répandre une légende qui leur était profitable.

Hélas ! avant ces bienfaiteurs qui ont nom Bedaîker et Jeanne, les auteurs de voyages, d'itinéraires et de promenades ont trop souvent fait paraître un goût pour la rhétorique qui ne laisse pas de nuire beaucoup à la précision de leurs récits : Rousseau singulièrement a déchaîné chez eux des torrents d'émotion, qu'ils se sont malheureusement appliqués à traduire, en sorte que nous avons peu de descriptions utiles d'Ermenonville. Grâce à Dieu, il en est une pourtant : c'est celle de ce petit guide qui nous a servi déjà à Mortefontaine. Son auteur écrivait sous Charles X. Promenons-nous sur ses pas : en complétant ce qu'il dit par ce que nous savons d'autre part et ce que l'on peut voir aujourd'hui, peut-être imaginerons-nous ce qu'était le domaine au temps où Gérard y venait poursuivre ses songes.

(A suivre) JACQUES BOULENGER.


NOTES POLITIQUES

La politique et les classes.

M. Barthou, qui prend tant de soin de se garer du reproche de cléricalisme, n'échappera pas du moins à celui de réaction: il est allé présider le banquet de clôture du Congrès des Classes Moyennes pour y faire la critique des projets financiersde M. Caillaux. Qu'un ministre tombé attaque les projets de son successeur, rien de plus commun. Mais quelle vive réaction antidémocratique mesure le seul nom, la seule existence de ce groupement ! Rien ne scandalisait plus naguère l'opinion, dans le socialisme révolutionnaire, que de l'entendre se poser en parti de classe, et ce n'était pas du mot parti que l'on s'indignait. Tout au moins, jusqu'à ces derniers temps, les socialistes seuls avaient revendiqué l'esprit de classe comme un élément de la vie sociale ou publique, et l'étonnement de beaucoup de catholiques n'avait pas été petit quand les Souverains Pontifes avaient rappelé la distinction des classes comme le propre d'un Etat bien constitué.

Le mouvement dont M. Colrat s'est fait le protagoniste se


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présente ainsi comme une des réactions les plus caractéristiques du temps présent contre l'individualisme égalitaire qui est l'essentiel de la Révolution.

Les projets financiers du parti radical font beaucoup pour développer cette conscience de classe dans quelques-uns des éléments de la nation qui refusaient le plus de se connaître autrement que comme des citoyens égaux à tous les autres. L'impôt personnel est, en effet, par définition, un impôt de classe, et c'est sur les classes moyennes — M. Caillaux l'a reconnu un jour d'imprudente franchise — qu'il retombe de tout son poids, les toutes petites fortunes y échappant par les exemptions, et les très gros capitaux disposant de moyens d'évasion auxquels de médiocres patrimoines ne sauraient recourir sans imprudence.

Cette substitution de taxes personnelles et progressives à l'égalité proportionnelle peut se défendre, mais elle suppose une organisation de l'Etat qui ne supprime pas toute corrélation entre les fonctions sociales et les fonctions politiques. Naturel dans la Prusse aristocratique, l'impôt sur le revenu ne peut manquer d'être dans notre démocratie parlementaire un instrument de confiscation et de spoliation, un moyen de guerre aux riches, comme cela s'est vu dans les cités de la Grèce et à Florence. M. Poincaré a attaché son nom à l'introduction d'une loi fiscale d'inégalité, au milieu de toute une législation universellement égalitaire, et l'on n'a pas oublié qu'il a fait cette expérience sur les taxes successorales, les moins sensibles aux intérêts particuliers, mais les plus destructives de la durée des patrimoines. M. Caillaux poursuit sa fortune politique par le même moyen, mais tandis que M. Poincaré liait la réalisation de son dangereux programme à des réformes techniques du premier mérite, comme la déduction des dettes dans l'évaluation des successions, M. Caillaux agrémente son programme fiscal des


NOTES POLITIQUES 5QI

plus indignes jongleries. Jongleries politiques que toute cette discussion menée à la veille des élections avec le ferme propos de ne pas aboutir et de ne présenter à l'électeur que des promesses et non des réalisations. Jongleries financières comme cet incroyable procédé qui a consisté à omettre quarantehuit heures la rente française de la liste des revenus imposables et àpermettre ainsi le plus scandaleuxcoup de bourse. Mais ces malfaçons ne doivent pas distraire de la gravité fondamentale du problème. Il s'agit de faire un impôt de privilège, alors que la constitution politique ignore les classes, et proscrit tout privilège. Longtemps les avocats libéraux et démocrates de ceux qui se sentent menacés par les projets financiers ont essayé d'opposer à ceux-ci cette charte d'égalité. La Cour Suprême y a réussi aux Etats-Unis, mais en France les arguments de légistes ne s'adressent à aucune institution historique qui puisse écouter, pas plus que les intérêts à aucune qui les puisse défendre.

Les mots reconnus impuissants, l'instinct des réalités s'est réveillé, et les classes moyennes se sont décidées à se répéter leur nom, que nul n'avait sans doute prononcé depuis la chute du cabinet de M. Guizot. Grand symptôme, mais qu'il faut comprendre. L'esprit de classe est la conscience d'une diversité naturelle et féconde autant que l'esprit de parti est la passion d'une diversité factice ; mais l'un comme l'autre sont égoïstes et diviseurs. Si l'espritde classe retrouvaitdes organes politiques dont l'espritde parti est seul aujourd'hui pourvu,, il risquerait comme lui de déchirer la patrie, si l'intérêt national ne retrouvait en même temps son organe : la représentation des intérêts pas plus que la représentation des opinions ne doit constituer la souveraineté qui incarne la

Patrie.

M. DE Roux.


CHRONIQUES

« L'Esprit de Maurice Barrés. »

Le petit livre que vient de publier le « Marquis de Z*** » sur 1:'Esprit de Maurice Barrés est tout à fait délicieux 1. Certains le trouveront un peu bâclé ; comme si un recueil d'anecdotes devait être composé avec le soin que l'on apporte à la confection de gros in-octavo critiques ! Le charme de ces ouvrages réside justement dans leur légèreté, leur sansgêne, leur bonhomie. Pour moi, je les place très haut dans mon estime, et à la portée de ma main sur un rayon de ma «c librairie ».

Une certaine désinvolture dans la façon de s'exprimer ne doit pas nous tromper : il y a peut-être plus de véritable amour, certainement plus d'intelligence dans le ton blagueur du marquis de Z*** que dans les exclamations éperdument admiratives de certains biographes qui font bâiller. Pourquoi nous offusquerions-nous, par exemple, de ceci : « On raconte beaucoup de choses plus ou moins vraies sur M. Barrés. Elles sont toutes vraisemblables, car cet homme

i. Albert Messein, éditeur.


CHRONIQUES 5Q3

a cent âmes, dont il joue à merveille, en bon violoniste qu'il est» ? L'auteur écrit plus loin cette autre phrase qui corrige la première : « Continuons à parcourir cet article 1, écrit à vingt et un an, et nous verrons quelle fermeté intellectuelle déjà donne de l'assurance à ce jeune homme maigre, et comment quelques pages de début peuvent contenir tout le programme d'une vie. » Et ces deux appréciations, qui semblent d'abord se contredire, nous font mieux entrevoir la riche complexité d'âme de Maurice Barrés et l'unité de sa vie.

Ce petit livre, les barrésiens se doivent de l'acheter, comme les amis du poète des Stances se sont déjà procuré les Souvenirs sur Moréas recueillis par M. Louis Thomas *. Le marquis de Z*" a feuilleté les Taches d'encre ; il à raison d'en rééditer, dans son opuscule, quelques pages excellentes qui nous montrent quel maître écrivain fut Barrés dès son entrée dans les Lettres. Il nous rapporte certains « jugements littéraires d'une justice sans façon qui est la véritable forme de la justice en littérature ». Qu'il est d'actualité, le croquis de Renan, dessiné par ce jeune homme {Taches d'encre, du 5 novembre 1884) :

Renan aime à faire accepter des âmes simples les plus parfaites immoralités ; il les trouble et il les charme. C'est un parfait rhéteur et celui qui aura fait le plus pour le nihilisme moral de la génération que nous sommes. Les paradoxes de Gautier étonnaient jadis ; que sont-ils. auprès de ceux-ci ?

Je ne sais pourquoi ce génie jésuitique de Renan, ces phrases insidieuses à réticences, ce Sainte-Beuve qui fait des sermons, évoque toujours à ma mémoire Tartufe. Il caresse si doucement le coeur de sa lectrice !

Mais comme elle repose des brutalités du journal, des amé1.

amé1. les Taches d'encre■z. E. Sansot, éditeur.

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nités de la politique, cette souriante hypocrisie des sceptiques ! Et que nous chérissons tout cela !

Que de joyeuses boutades encore le marquis de Z*** a bien voulu nous rapporter :

— On demandait à Maurice Barrés ce qu'il pensait de Paul Adam, qui se présentait à l'Académie. — « Paul Adam ? répondit négligeamment M. Barrés. L'homme qui a mis le plus de désordre dans le Larousse !... »

— Il y a quelques années, M. Maurice Barrés monta à la tribune de la Chambre pour demander que l'on transférât au Panthéon les cendres de M. Jules Simon, qui à ce même moment siégeait au Sénat. Floquet, qui présidait, interrogea : « M. Barrés demande-t-il l'urgence ? — Oh ! je ne suis pas pressé ; mais s'il tarde un peu, il n'aura plus de place, » fit l'ami de Bérénice !...

Ah ! on ne s'ennuie pas à feuilleter les pages de cette bro•chure ! Parfois cependant on ne peut se défendre d'un peu de mélancolie, lorsqu'on tombe sur ces lignes : « M. Maurice Barrés a annoncé autrefois le Nihilisme contemporain (essais) et le Départ pour la vie (fictions). Livres qui ne parûtes jamais, nous vous regretterons toujours. » Ou bien encore : « Barrés a préparé également un ouvrage sur la Sensation en littérature (Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rollinat, des Esseintes) dont certains fragments ont paru dans les Taches d'encre. »

Mélancolie certes de ce que ces livres n'aient point paru ; mais quelle admiration stupéfaite nous éprouvons devant cette destinée ! Barrés fut un Maître à vingt ans ; il força d'un seul coup l'attention. Ils ne sont pas nombreux, par siècle, les hommes qui possèdent à la fois génie et talent, qui savent imposer leur nom sans rien sacrifier de leurs idées, sans appauvrir le vêtement dont ils les habillent. Mistral, seul, remporta le même triomphe foudroyant. Quant à


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Maurras, qui dès son premier livre affirma sa maîtrise, il lui fallut plusieurs années pour conquérir son public.

Ces trois hommes, nos contemporains, représentent trois générations et dessinent à nos yeux la courbe harmonieuse de la France d'hier et d'aujourd'hui. Quelle magnifique leçon vivante !

Au retour d'une visite que je venais de faire au patriarche de Maillane, Barrés voulut bien m'envoyer un mot : « Oui, c'est un beau pèlerinage. Et moi aussi, je suis allévisiter le Maître ! C'est Maurras qui me conduisait. Nous venions des Martigues. Il y a de cela quelques longues et rapides années. Et le flot continue de passer sur Maillane. »

Déjà l'auteur des Déracinés avait écrit : « Jour inoubliable, celui où je causais avec Leconte de Lisle et Anatole France dans la bibliothèque du Sénat et qu'un petit vieillard vigoureux — c'était le Père, c'était l'Empereur, c'était Victor Hugo — nous rejoignit ! Je mourrai sans avoir rien vu qui m'importe davantage. Ah ! si quelque jour je pouvais mériter que l'Histoire acceptât ce groupe de quatre âges littéraires ! »

Le souhait de Barrés, nous n'en doutons pas, sera exaucé. L'histoire conservera toutefois bien plus précieusement lé souvenir de la rencontre, dans une maison de Maillane, de ces trois hommes chéris par toute une jeunesse enthousiaste : Mistral, Barrés et Maurras. Il ne s'agit pas là de littérature seulement, mais des destinées de la France.

JEAN-MARC BERNARD.

Rabindranath Tagore,

Lauréat du Prix Nobel.

Un grand poète nous est né dans ce pays féerique de


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l'Inde si riche en beauté et en poésie : Rabindranath Tagore, le plus jeune fils et le plus aimé des enfants du grand Maha Rishi, Devendranath Tagore. Lorsqu'il n'était encore qu'un petit garçon, Rabindranath Tagore accompagnait souvent son père en ses longs voyages que celui-ci consacrait à la méditation dans les montagnes ou le long du fleuve, et le jeune Rabindranath s'émerveillait.

A l'âge de dix-neuf ans Tagore écrivit son premier roman, suivi de plusieurs pièces qui composent encore le répertoire des théâtres de Calcutta, et plus tard, vers sa trentième année, il publia un poème d'amour, le plus beau, d'après ses compatriotes, qui fût jamais écrit en langue bengalie.

Quoi qu'il soit un poète mystique, adonné au rêve cher à tout Hindou, Tagore est d'une activité remarquable. Par ses soins, l'instruction s'est rapidement répandue dans la province du Bengale ; lui-même dirige à Bholpour une école, à laquelle il consacre une grande partie de son temps.

Au point de vue social, le prophète du nationalisme hindou pourrait se classer parmi les grands réformateurs sociaux en raison de la part si importante qu'il prit au développement moderne du Bengale, et aussi pour les nombreuses réformes qui l'ont rendu célèbre dans l'Inde entière. Il pourrait aussi prendre rang parmi les leaders socialistes ; mais disons vite que le socialisme qu'il pratique prend sa source dans l'amour :de l'Humanité : « L'Inde, nous dit Tagore, s'est toujours efforcée d'établir un lien de parenté entre toutes les créatures. Nous ne pouvons sous aucun prétexte traiter un être humain comme un simple automate, fait pour exécuter nos ordres. » — Et, dit-il encore : « L'Inde ne peut rester insensible au charme qu'apportent les relations des créatures entre elles. La religion hindoue a indiqué à chacun le chemin par lequel celui-ci communie avec l'Univers. Tout Hindou doit accomplir chaque jour l'acte


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des cinq offrandes, lui rappelant sa parenté avec les dieux, les sages et les ancêtres, la race humaine, les animaux et les oiseaux. »

L'oeuvre littéraire de Rabindranath Tagore se compose principalement de poèmes ; ceux-ci ne suivent pas les règles de la versification ordinaire et sont écrits en prose rythmée. Comme nos anciens troubadours, le poète a composé luimême la musique de ses poèmes, et il est connu dans l'Inde pour être aussi un grand musicien. La majeure partie de ses oeuvres est empreinte d'un profond mysticisme et d'un grand sentiment religieux. Gitanjali (Chant des offrandes) en est un exemple. Ce poème, très oriental d'expression, révèle à la fois la sensibilité, la délicatesse et la force : c'est l'offrande de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

Un poème exquis, le Croissant de Lune, dédié aux enfants, nous montre avec toute la simplicité de l'art vrai la grande place qu'occupe l'enfant en ce monde. Son dernier ouvrage, le Jardinier, — qui cette fois n'a rien de mystique,— fut écrit en langue anglaise et dédié à l'écrivain irlandais W. B. Yeats. C'est un recueil de souvenirs — souvenirs de jeunesse, souvenirs d'amour tendre et passionné — exprimé en un langage symbolique, avec tout le charme subtil et pénétrant de l'Orient.

Rabindranath Tagore fit un séjour de quelque temps en Angleterre et donna d'abord une série de conférences qui euren 1 pour objet de nous montrer, sous un jour nouveau, la vie de cette Inde si mystérieuse et si incompréhensible pour notre esprit occidental, nous initiant aussi à la pensée et à l'idéal qui l'inspirent. Ces conférences ont été publiées en un volume intitulé : Sadhânâ.

Le poète hindou mit à profit le temps qu'il passa en Europe pour étudier notre civilisation et la comparer avec la civilisation asiatique : « Votre civiisation, dit-il, absor-


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bant toutes vos énergies dans cette lutte à la conquête de l'or, de la position et des plaisirs matériels, m'étonne beaucoup ; elle est si contraire à l'esprit contemplatif et imaginatif de l'Hindou. Votre vie est trop remplie de sensations multiples pour vous permettre de jouir pleinement et profondément de la beauté de l'Art, ne pouvant non plus vous donner la tranquillité que réclame la vie spirituelle. »

Rabindranath Tagore s'est fait le porte-voix d'un peuple qui a vécu pendant des siècles dans la torpeur d'un long sommeil, et qui, lentement, se réveille à lumière d'une civilisation nouvelle.

M. VIGOUREUX.

Erratum.

Dans notre Mise au point du dernier numéro, il faut lire Page 466, ligne 1, le public, au lieu de notre public.


NOTES ET DOCUMENTS

Un trait du réalisme de Louis XI.

« Louis XI était un roi purement, sèchement politique. »

DE ROSNY : Histoire du Boulonnais.

Un vitrail de la cathédrale de Boulogne-sur-Mer représente le roi Louis XI agenouillé, sans éperons ni épée et offrant à la Sainte Vierge un coeur d'or posé sur un coussin. Le mayeur et les échevins de Boulogne, avec les officiers de la cour, entourent le roi, cependant que l'abbé de NotreDame s'apprête à recevoir le présent royal, signe d'hommage et de vassalité.

Interpréter cette cérémonie comme une simple manifestation de particulière dévotion à la patronne des Boulonnais serait tout à fait inexact. Si Louis XI a consacré le comté de Boulogne à Notre-Dame, c'est parce que sa piété très profonde et sa politique très déliée se trouvaient exiger un pareil geste, Il suffira de rappeler les conditions dans lesquelles était placé le Boulonnais en 1478.POU1- comprendre l'attitude de Louis XI. En même temps que la tête du roi s'inclinait pieusement devant la Reine des cieux, son intelligence obéissait à des préoccupations très positives, et s'inspirait de très précises réalités.


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Propriétaire du comté de Boulogne depuis 1261, la maison d'Auvergne en avait été dépouillée en 1419 par Philippe le Bon, duc de Bourgogne. La force priva de ses domaines la légitime héritière, Marie de la Tour, alors que devant les tribunaux Georges de la Trémoille lui en disputait la possession. Néanmoins, elle et ses descendants ne cessèrent de revendiquer leurs droits sur le Boulonnais qui, à la mort de Philippe le Bon (1467), devint la propriété de son fils et successeur Charles le Téméraire.

Le puissant duc de Bourgogne ne tarda pas à entrer en lutte avec le roi de France. Aussi, lorsqu'il fut tué à Nancy (janvier 1477), ne laissant pour héritière qu'une jeune fille de vingt ans, la princesse Marie, Louis XI comprit l'avantage d'une pareille situation et profita de l'abattement causé par la mort du duc pour envahir ses domaines de l'Artois et des Flandres.

A l'instigation de Philippe de Comines qui, depuis quelques années, avait abandonné le parti du duc de Bourgogne pour suivre celui du roi, les gouverneurs de plusieurs villes de Picardie et d'Artois s'étaient déliés de leur serment. Louis XI put occuper sans difficultés Abbeville, Hesdin et Péronne. Desvres ne résista que deux jours. L'armée royale arriva devant Boulogne qui était fortifiée de . telle sorte qu'elle aurait pu soutenir un long siège. Mais le gouverneur, Philippe de Crèvecoeur, était gagné à la cause du roi, et le sixième jour de l'investissement la ville capitula. Louis XI en prit possession immédiatement (20 avril 1477).

En droit, la ville et le comté de Boulogne devaient revenir à Bertrand VII, seigneur de la Tour, fils de Bertrand VI, comte d'Auvergne, et petit-fils de Marie de la Tour. Les traités d'Arras 0435) et de Conflans (1463), conclus entre le roi de France et le duc de Bourgogne, avaient reconnu ses droits; le roi de France s'était même obligé à l'indemniser


NOTES ET DOCUMENTS 601

de la perte de son domaine. L'heure semblait venue où Bertrand VII, fidèle serviteur de Louis XI, allait rentrer en possession de l'héritage familial, perdu quelque soixante ans auparavant.

Il n'en fut rien. Louis XI avait compris toute l'importance stratégique du Boulonnais, placé entre l'Angleterre et l'Empire. Il lui semblait imprudent de restituer ce comté qui pouvait servir de base d'opérations contre le Calaisis à un seigneur qui y était sans influence par suite de son éloignement. A remettre Bertrand en possession de ses domaines, l'on risquait de l'en voir évincé à bref délai soit par l'Empereur, soit par le roi d'Angleterre. Le roi de France avait, au contraire, grand intérêt'à rester maître du comté et à le posséder en vertu d'un titre qui, prévenant par son authenticité toute revendication ultérieure, mît la couronne face à face et sans intermédiaire avec le ravisseur étranger, campé dans Calais.

Après avoir fait dresser par trois commissaires l'état des revenus du comté qui furent estimés à 5.467 livres 19 sous 6 deniers, Louis XI proposa à Bertrand VII de la Tour d'échanger le comté de Boulogne contre la jugerie de Lauraguais. Il y ajoutait, afin d'arriver à un égal revenu, des bénéfices à Carcassonne, à Béziers et dans la sénéchaussée de Toulouse. Le contrat d'échange fut passé à la fin de l'année 1477 au château de Montferrand. Bertrand VII — qui n'eut vraisemblablement pas la faculté d'option que lui reconnaît l'acte — se déclare très content d'être délivré « des charges de garnison et défense du Boulonnais. Il remercie le roi qui avait ouï son humble requête » et lui avait accordé la jugerie de Lauraguais. De son côté. Louis XI se disait excité par son zèle pour la protection des frontières du royaume — ce qui était très vrai - et mû par sa singulière dévotion à la très glorieuse Vierge Marie, Notre-Dame, Mère de Dieu-; dévote-


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ment adorée et servie à Boulogne— ce qui l'était peut-être un peu moins.

Voilà donc Louis XI propriétaire du comté de Boulogne «t propriétaire légitime, comme étant aux droits de Bertrand VII. Les commissaires enquêteurs ont laissé un état fidèle du nouveau domaine royal. Long de dix lieues, large de sept, le comté se compose des trois villes et châteaux de Boulogne, Desvres etEtaples, de huit bailliages et de plus de 2.800 fiefs et arrière-fiefs. Les villes de Wissant et d'Ambleteuse, « désolées par les guerres », ne sont toutefois pas déchues de leur rang ; car, avec leur titre, elles conservent leur mayeur, leurs échevins et leurs coutumes, lois et privilèges. Les abbayes de Notre-Dame et de Saint-Wulmer à Boulogne, de Samer, de Longvilliers, de Doudeauville et de Beaulieu, les trois prieurés du Wast, de Rumillyet de Beussent, douze baronnies, chacune payant 10 livres parisis de relief et 20 sols de chambellage, quatre pairies et quatre •châtellenies font également partie du comté. Les revenus de ces domaines sont minutieusement dressés tant à l'aide des titres fournis aux commissaires que par les témoignages oraux recueillis au cours de l'enquête. Le comté comprenait enfin les forêts de Boulogne, de Desvres et d'Hardelet, « se coupant à trente ans » et quelques bois où l'on «prend les quilles de navires et reversies », se coupant de neuf en neuf ans.

« Le comté de Boullongne, concluaient les commissaires, a seulement ses revenus et rentes ordinaires, et quant aux tailles, aides ou exactions et subsides sur les féodaux et sujects, il n'a nul autorité ne preheminence de faire. »

Légalement substitué dans tous les droits de Bertrand, le roi fit prendre possession du comté le 24 février 1478 par Guillaume de Gaunay et confirma les privilèges dont jouissaient les Boulonnais.


NOTES ET DOCUMENTS 6o3

C'était déjà beaucoup que d'avoir rattaché à la couronne ce beau domaine. Mais une difficulté se présentait à laquelle Louis XI échappera avec une hardiesse singulière : le comté de Boulogne relevait du comté d'Artois, dont le seigneur était l'archiduc Maximilien, époux de Marie de Boulogne, seule héritière de Charles le Téméraire. Comme seigneur du Boulonnais, Louis XI allait être le vassal de son rival, alors que celui-ci, pour le comté d'Artois, serait le vassal du roi de France. Louis XI avait à un trop haut degré la conscience de sa dignité de roi pour consentir à devenir le vassal de son plus dangereux ennemi. C'est alors que son génie, fertile en expédients, lui inspira le moyen de se délivrer de ce vasselage et de soustraire le Boulonnais à la suzeraineté de l'Empereur.

Au mois d'avril 1478, Louis XI se rendit à Boulogne. En présence des abbés et des religieux, du mayeur et des échevins, des magistrats et fonctionnaires de la ville et du comté, réunis dans l'église collégiale de Notre-Dame, il s'agenouilla devant la statue miraculeuse de la Vierge et fit hommage du comté de Boulogne à la glorieuse Vierge Mère par l'intercession de laquelle « se faisaient chaque jour de grands et beaux miracles ».

Il promit que ses successeurs feraient le même hommage « de ladite comté de Boulogne devant l'image de ladite Dame en ladite Eglise, es mains de l'abbéd'icelle église », et qu'ils acquitteraient les droits- seigneuriaux dus en raison de leur qualité de vassal de la Sainte Vierge que lui, Louis XI, reconnaissait pour l'unique souveraine de la ville et du comté de Boulogne. En témoignage de cette pieuse vassalité 1, « nous offrons et présentons à ladite Dame de Boulogne notre coeur en espèce et figure de métail d'or fin. »

1. Ce coeur pesait treize marcs d'or et valait 2.000 écus. Les


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Procès-verbal de cette consécration fut dressé et enregistré au Parlement de Paris.

Afin de rompre les derniers biens qui pouvaient encore rattacher le Boulonnais à l'Artois, Louis XI abolit la cour d'Artois et le bailliage d'Amiens dont relevait le comté pour certains cas échappant au sénéchal. Puis, le 18 avril 1478, la sénéchaussée de Boulogne fut déclarée souveraine pour tous les cas de première instance et d'appel des justices seigneuriales. Elle ne devait plus relever que du Parlement de Paris pour les affaires dont on pouvait appeler.

Désireux d'achever son oeuvre et de se concilier l'affection de ses nouveaux sujets, Louis XI confirma Philippe de Crèvecoeur dans ses fonctions de gouverneur et accorda aux habitants de Boulogne le droit d'établir dans les faubourgs des moulins à fouler et à teindre les draps.

La consécration officielle de la diplomatie de Louis XI ne se fit pas attendre longtemps : au traité d'Arras, le 23 décembre 1482, furent décidées les fiançailles de Marguerite, fille de Maximilien d'Autriche et de Marie de Bourgogne, avec le Dauphin, fils de Louis XI. La jeune princesse apportait en dot le comté d'Artois.

L'engagement pris par Louis XI au nom de ses successeurs fut scrupuleusement observé. Tour à tour, Charles VII, (1493), François Ier (i52o), Henri II * (i55o), Henri IV (1596), Louis XIII (1620), Louis XIV (1657), Louis XV (1744), et Louis XVIII (1814) vinrent' s'agenouiller devant la statue de Notre-Dame de Boulogne, que la souple politique de Louis XI avait fait participer à la formation de l'unité du royaume. JEAN BRICHET.

Anglais, en t544 détruisirent l'église Notre-Dame où il se trouvait.

1. Cf. la Revue Critique du i5 mars 1913 : le rachat de Boulogne en i55o.


NOTES ET DOCUMENTS 6o5

Conférences de la « Revue hebdomadaire » Le cours de Pierre Lasserre sur Renan.

Au cours de sa sixième leçon, qui avait pour sujet la politique de Renan, M. Pierre Lasserre a donné lecture de ces deux textes :

Toujours grande, sublime parfois, la Révolution est une expérience infiniment honorable pour le peuple qui osa la tenter ; mais c'est une expérience manquée. En ne conservant qu'une seule inégalité, celle de la fortune ; en ne laissant debout qu'un géant, l'Etat, et des milliers de nains ; en créant un centre puissant, Paris,.au milieu d'un désert intellectuel, la province; en transformant tous les services sociaux en administrations ; en arrêtant le développement des colonies et fermant ainsi la seule issue par laquelle les Etats modernes peuvent échapper aux problèmes du socialisme, la Révolution a créé une nation dont l'avenir est peu assuré, une nation où la richesse seule a du prix, où la noblesse ne peut que déchoir. Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire ; un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute oeuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où l'homme et la femme sont jetés dans l'arène de la vie aux mêmes conditions, où la propriété est conçue non comme une chose morale, mais comme l'équivalent d'une jouissance toujours appréciable en argent ; un tel code, dis-je, ne peut engendrer que faiblesse et petitesse... Avec leur mesquine conception de la famille et de la propriété, ceux qui liquidèrent si tristement la banqueroute de la Révolution, dans les dernières années du dix-huitième siècle, préparèrent un monde de pygmées et de révoltés. Comment des juristes, quelque habiles qu'on les suppose, comment de médiocres hommes politiques, échappés par leur lâcheté aux massacres de la Terreur, comment des esprits sans haute culture comme ceux qui composaient la tête de la France en ces années décisives,


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eussent-ils résolu le problème qu'aucun génie n?a pu résoudre : créer artificiellement et par la réflexion l'atmosphère où une société peut vivre et porter tous ses fruits ?

En opposition, maintenant, cette vue sur les origines territoriales de la France :

La politique capétienne arrondit ce lambeau incorrect et en huit cents ans fit la France comme nous l'entendons, la France qui a créé tout ce dont nous vivons, ce qui nous lie, ce qui est notre raison d'être. La France est de la sorte le résultat de la politique capétienne continuée avec une admirable suite. Pourquoi le Languedoc est-il réuni à la France du Nord, union que ni la langue, ni la race, ni l'histoire, ni le caractère des populations n'appelaient ? Parce que les rois de Paris, pendant tout le xme siècle, exercèrent sur ces contrées une action persistante et victorieuse. Pourquoi Lyon fait-il partie de la France ? Parce que Philippe le Bel, au moyen des subtilités de ses légistes, réussit à le prendre dans les mailles de son filet. Pourquoi les Dauphinois sont-ils nos compatriotes ? Parce que, le dauphin Humbert étant tombé dans une sorte de folie, le roi de France se trouva là pour acheter ses terres à beaux deniers comptants. Pourquoi la Provence a-t-elle été entraînée dans le tourbillon de la Carolingie, où rien ne semblait d'abord faire penser qu'elle dût être portée? Grâce aux roueries de Louis XI et de son compère Palamède de Forbin. Pourquoi la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine, se sont-elles réunies à la Carolingie, malgré la ligne méridienne tracée par le traité de Verdun? Parce que la maison de Bourbon retrouve, pour agrandir le domaine royal, le secret qu'avaient si admirablement pratiqué les derniers Capétiens. Pourquoi enfin Paris, ville si peu centrale, est-elle la capitale de la France ? Parce que l'abbé de Saint-Denis est devenu roi de France... Voilà ce que ne comprirent pas les hommes ignorants et bornés qui prirent en main les destinées de la France à la fin du dernier siècle. Us se figurèrent qu'on pouvait se passer de roi ; ils ne comprirent pas que, une fois le roi supprimé, l'édifice, dont le roi était la clef de voûte, croulait. Les théories républicaines du dix-huitième- siècle avaient pu réussir en Amérique, parce que l'Amérique était une colonie formée par le concours


NOTES ET DOCUMENTS 607

volontaire d'émigrants cherchant la liberté ; elles ne pouvaient réussir en France, parce que la France avait été construite envertu d'un tout autre principe.

Ces pages sont célèbres. On peut dire qu'elles ont donné le laau concertd'empirisme contre-révolutionnaire qui, pour l'observateur sagace, demeure le phénomène politique le plus important depuis la guerre. « Renan, remarque Lasserre, ne va pas chercher dans les abstractions et les idées pures l'inspiration de ses options en politique : il se demande ce qui est nécessaire pour relever et conserver la patrie, et il raisonne à partir de là. »

Cette méthode, cette habitude de l'esprit, qui caractérise une lignée intellectuelle, de Renan et Fustel à AugusteLongnon, comme elle n'est l'apanage de personne, doit moins à Renan que Renan ne lui doit. Elle vaut par ellemême, et c'est tout bénéfice pour qui la pratique. Maintenant, que le même homme, habile à discerner le bon parti, désespère de le faire prévaloir, ce n'est plus ici affaire de têteseulement, mais de coeur. Pierre Lasserre a conclu sa leçon en ces termes :

Jusqu'au bout, Renan continue de définir, comme il le faisait, après la guerre, la nature et les propriétés des divers régimes politiques et leurs degrés respectifs d'aptitude à relever le pays. Seulement sa volonté est retombée très au-dessous de sa penséeet, voyant que ce qui triomphe, c'est ce qu'il a jugé le pire, il se répand en discours où, sans ôter au pire sa vraie figure, il se demande, en mille manières, si, après tout, ce ne serait pas le-, meilleur. Il se paie, par exemple, de cette absurde doctrine que,, si la grandeur nationale est un admirable but en soi-même, ce but est en contradiction avec le bonheur des individus, lequel; demande dès lors une politique faisant de plus en plus abstraction de la patrie. Mais alors, que désirer, que poursuivre ? Il n'en décide pas. « Selon-le point qu'il s'agit d'atteindre, dit-il dans un de ses derniers écrits (1890), ce que fait la France est excellent ou.


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détestable... Nul ne sait, dans l'ordre social, où est le bien. Ce qu'il y a de consolant, c'est qu'on arrive nécessairement quelque part. »

C'est par ces mots, les plus décourageants qu'on puisse écrire, qu'il a conclu en politique. Ils peignent purement et simplement le découragement, l'affaissement final de son coeur. Ils n'ôtent rien à la force des idées qu'a pu lui inspirer l'observation et l'analyse des événements publics, et que j'ai voulu simplement livrer à vos réflexions. Mais ils nous montrent aussi combien peu de vertu ont des idées fortes dans une âme vague.

Dans la septième et dernière leçon, le conférencier a tenté une synthèse ou, pour mieux dire, il a recherché l'explication qui pût le plus généralement et constamment lever l'énigme de Renan. Tout d'abord il écarte les griefs d'égoïsme, d'épicurisme, de volupté intellectuelle, par lesquels une génération de critiques a voulu définir le vice essentiel de cet esprit.

L'égoïsme intellectuel est une entité, explique Lasserre, une chose qui n'existe ni ne se conçoit, à vrai dire, une contradiction dans les termes. Entre les actions de l'égoïste intelligent, celles de l'intelligence sont si peu incluses dans son égoïsme qu'elles sont précisément celles par où il en franchit les bornes. Connaître, comprendre, c'est sortir de nous-mêmes pour nous transporter dans l'objet ; c'est nous rendre participants d'une lumière qui existerait quand même nous n'existerions pas ; et comme toute activité qui nous fait dépasser les frontières de notre existence individuelle, vivre et être en autre que nous, celle-ci est essentiellement saine, noble et pure. Qu'elle puisse être utilisée au profit de quelque entreprise perverse, s'exercer sous l'inspiration de quelque dessein coupable, c'est certain, et les cas où l'intelligence est mise au service du bien sont assurément les moins nombreux dans la vie de l'humanité. Mais l'intelligence ne perd pas plus dans ce fâcheux emploi sa pureté de nature qu'un cristal ne cesse d'être limpide en reflétant des objets hideux, ou l'or d'être de l'or quand il rétribue


NOTES ET DOCUMENTS 609

un crime. L'acte intellectuel est par lui-même étranger au mal et à la corruption. La corruption et le mal résident dans le désir, la tendance, la volonté.

C'est là aussi que doit être recherché le péché de Renan.

Il y a des esprits qui ne choisissent point, parce qu'ils voient confus. Celui-ci voit clair et ne choisit pas. Il veut posséder tout; mais plutôt tout s'empare de lui alternativement. Et dans cette oscillation, qui caractérise ordinairement des têtes faibles, il porte toute sa puissance de tête qui est grande. Preuve que ce qui défaille en lui, c'est bien la volonté, et que son vice tient à un flottement de l'être même. L'effet le plus considérable de cette disposition, c'est quand il adopte, pour n'y jamais renoncer en théorie, mais sauf à lui rompre sans cesse en visière dans les applications concrètes de sa finesse psychologique et critique, ce panthéisme hégélien, grande tentation d'imagination qui mène au néant et à laquelle il faudrait que nous eussions enfin la fermeté de résister, quelques oripeaux nouveaux que nous le voyions revêtir pour séduire l'époque contemporaine.

Une notion radicalement étrangère à un caractère si inconsistant est la notion de responsabilité. « On peut dire que, si Renan a vu clair en beaucoup de choses, il est une notion qui n'a pas acquis dans son esprit la précision désirable : celle de ses responsabilités. C'est là un trait qui ne va pas sans priver de quelque dignité sa physionomie. » Rien ne montre mieux cette légèreté de caractère et cette désinvolture que l'attitude de" Renan dans le temps qu'il composait la Vie de Jésus.

La vérité est que Renan a composé le livre qui marque aux yeux de la foule sa position à l'égard du christianisme, sous l'inspiration — passez-moi le mot, il convient ici — de la subjectivité la plus insouciante à la foi et la plus composite. Que d'éléments n'a-t-il point mêlés dans cette oeuvre dont on a pu dire qu'elle est fade (elle ne manque point, en effet, de fadeur), mais qui offre

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aussi quelque chose d'extrêmement corsé. Le Jésus pâle et romantique dont il s'était formé l'image au sortir de Saint-Sulpice, et dans lequel il avait incarné ses mélancolies de jeunesse, les impressions d'un paysage idyllique et fiévreux, la philosophie germanique de l'Inconscient, les idées méprisantes de Dupuis et de Voltaire sur l'origine des cultes, des lambeaux ou des ressouvenus d'une piété perdue, tout cela s'est fondu et comme cristallisé en lui. Il en est résulté une composition que beaucoup ont jugée belle ; mais une telle réunion d'ingrédients ne peut produire delà beauté. Comme toutes les compositions romantiques (celleci. est de beaucoup la plus romantique de Renan), la Vie de Jésus nous offre des beautés (c'est tout autre chose) qui s'efforcent vainement d'enrichir une substance faible et incertaine par ellemême. Ce qui devrait être le centre et le fond du livre cède et fléchit sous l'analyse. Le personnage principal ne tient pas, il n'a qu'une ombre d'existence. Cette figure, que le lecteur cherche avec passion, ne se dégageant pas en lumière, et, malgré les efforts et intentions de l'écrivain, ne dominant pas l'ensemble qui l'entoure, elle prend la couleur de cet ensemble même, et en apparaît barbouillée. Voilà ce qui a soulevé les esprits. Et quand un livre touche comme celui-ci au fond même de la religion et a cette façon d'y toucher, quand, en outre, il ne se présente pas au public sous la forme discrète du volume savant et coûteux, mais « en édition populaire », ce n'est pas, je le suppose, aux indifférents et aux sceptiques d'en apprécier le caractère religieux. La foi des catholiques en sera meilleur juge et, à sa manière aussi, la passion anticatholique. Or l'une a été remplie de douleur et l'autre s'est jetée sur la Vie de Jésus comme sur un instrument au service de ses desseins de prosélytisme. Tel est le fait dégagé de tout voile. 11 suffit de le définir.

A ce Renan fourré, chattemite et papelard, Pierre Lasserre oppose l'autre Renan, tout cru et franc, qui est le plus souvent celui de la vieillesse, car c'est seulement sur le tard que l'auteur des Drames philosophiques a osé se permettre une liberté de pensée et de propos à peu près entière.

J'aime mieux le Renan nihiliste, ironique, agitant tout, corrodant tout de 1880 que le Renan grave, vertueux et onctueux de


NOTES ET DOCUMENTS 6l I

1860, le Renan à son aise que le Renan composé. Il peut être malfaisant pour des têtes insuffisamment défendues, et il l'est. Il peut faire réfléchir les autres sur les âpres conditions de la réalité.

Oui, le nihilisme et l'ironie sont les muses de ce dernier Renan, du Renan des Drames philosophiques (je parle de l'Eau de Jouvence et du Prêtre de Némi), un de ses ouvrages, littérairement parlant (je dis : littérairement) les meilleurs, la plus sincère peutêtre de toutes ses compositions, celle où il s'est accordé, quant au fond, toutes les licences. La fantaisie du cadre et de la forme favorise son inclination à penser par fragments et par points de vue et la manière dont il incarne dans des sortes de marionnettes demi-abstraites, demi-vivantes, les idées et les sentiments entre lesquels il n'arrive pas à établir la concorde dans son propre esprit, le dispense des responsabilités d'une conclusion. Il est là comme un poisson dans l'eau. Mais cette eau est un acide.

Conclusion générale : sur l'influence que mérite d'exercer Renan :

Je n'ai cessé de distinguer dans la personnalité intellectuelle et dans l'oeuvre de Renan deux éléments d'inégale valeur qui, par malheur, se mêlent et se compénètrent, non pas dans tout ce qu'il a écrit, mais dans l'action générale qu'exerce un contact un peu prolongé et varié avec lui.

Il y a chez Renan une intelligence de bonne et forte trempe, de beaucoup d'étendue et de souplesse, nourrie de la meilleure culture et de la plus large et solide érudition. C'est elle qui le rend puissant observateur et analyste des réalités humaines ; elle à qui nous devons notamment sa belle contribution à la réaction anti-romantique et critique du milieu du siècle, la Réforme intellectuelle et morale, toute cette riche matière d'aperçus et de généralités éparsedans l'oeuvre de l'historien. J'ai dit ce que je pensais de son génie d'écrivain, de narrateur, d'artiste.

Il y a chez Renan une âme inférieure à cette intelligence, une volonté éparse, une sensibilité complexe et versatile, une imagination avide et effrénée, une humanité, non certes sans délicatesse, mais sans énergie, sans concentration, sans fixité et dépourvue de certaines réactions nobles et viriles. En quoi d'ail-


6l2 REVUE CRITIQUE DES IDÉES ET DES LIVRES

leurs Renan est le pareil de plusieurs grands hommes littéraires de son siècle que l'on n'a pas de beaucoup tant maltraités.

La combinaison de ces deux éléments a produit un résultat étrange que je voudrais pouvoir formuler de la manière suivante, si paradoxale soit-elle : Renan a connu des lois dans l'exercice de son intelligence ; il n'en a guère connu dans les directions de sa pensée.

Aussi ne peut-il être pris comme un guide. Ce grand écrivain) cet esprit si brillant ne nous offre pas un maître. Je le comparerais à un flacon plein d'essences précieuses mêlées à des essences vénéneuses et qu'on ne doit déboucher qu'avec prudence. Des esprits formés, en possession de leurs principes et de leurs moyens de défense, des coeurs solides et fermes trouveront auprès de lui infiniment à s'instruire et à se plaire, infiniment à s'irriter aussi. Il est dangereux pour la jeunesse et l'inexpérience. C'est un grand séducteur de l'intelligence. Ce peut être un défaiseur d'âmes.

Pour terminer, nous formulerons le voeu que le cours de M, Pierre Lasserre soit bientôt réuni en volume.

P. G.


NOTES DE THÉÂTRE

L'Epervier, comédie eu trois actes de M. Francis de Croisset (Nouvel Ambigu). — Je ne trompe pas mon mari, comédie en trois actes de MM. Georges Feydeau et René Peter (Athénée). — Le Diable à quatre (Châtelef). — Le testament du Père Leleu, trois actes de M. R. Martin du Gard (Vieux-Colombier).

Me verrai-je quelque jour sur les gradins d'un cirque, suivant d'un regard halluciné la lutte de deux boxeurs? Je ne me sens plus le droit de répondre non avec assurance depuis que je me suis découvert l'âme d'un arbitre qui enregistre en dilettante les coups bien assénés. Je me suis surpris dans l'exercice de cette fonction tandis que j'écoutais la nouvelle pièce de M. Francis de Croisset. Quel adroit, quel élégant champion ! je doute que Dasetta, son inquiétant héros, déploie, à réunir les quatre as, autant d'habileté que l'auteur à mettre tous les atouts scéniques dans son jeu. Et pourtant M. de Croisset observe rigoureusement les lois du théâtre, trop rigoureusement peut-être à mon gré, tandis que Dasetta ne se fait pas scrupule de transgresser les règles du poker. Comment il s'y prend, ce Dasetta, c'est ce que je ne me chargerai pas de vous expliquer, même après avoir assisté à la


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scène de la tricherie. Tirer des cartes de sa chaussure pour compléter une quinte royale, voilà qui me paraît peu pratique et fort dangereux. M. Francis de Croisset ignore sans doute les beautés du poker ? Ah ! qu'il a de la chance !

Donc Dasetta, qui est un gentilhomme hongrois, triche au jeu. Nous ne le savons pas tout de suite, mais nous pressentons dès les premières scènes qu'il y a quelque chose de louche dans son cas. Cependant on le reçoit partout, ainsi que sa femme, puisque nous les voyons chez un jeune diplomate français, René de Thierrache. René a renoncé à un mariage, parce qu'il s'est épris à Rome de Marina. La scène, qui est jolie, où il lui rappelle leurs communs souvenirs de la Ville éternelle, nousapprend, outre cet amour, que Marina ne possède point une conscience morale très développée, et que sa Hongrie native est fort éloignée de Koenigsberg. Elle battait ses domestiques et volait dans les magasins, mais en prenant du goût pour l'honnête René, elle en a pris du même coup pour l'honnêteté. Elle garde pourtant une inexplicable tendresse à son mari. Etrange mari, qui tint justement dans sa vie l'emploi de l'amant, la choyant, la caressant, mais ne s'occupant guère, et pour cause, d'ennoblir son âme instinctive et capricieuse. Il aurait été amusant peut-être, intéressant en tout cas, de développer cette paradoxale — et très vraisemblable — situation psychologique où les rôles sont intervertis : M. de Croisset n'eut garde d'y insister, désireux qu'il était de précipiter l'action de sa pièce. L'espèce de fascination exercée sur Marina nous est indiquée par un rapide dialogue au téléphone entre elle et son mari. A ce moment, elle est chez René, qui s'inquiète de quelques mots prononcés en langue étrangère, des mots d'amour. Il en demande la signification ; on lui ment ; il le sait. Qu'est donc cette femme ? A la fin de ce premier acte, nous partageons son incertitude.


NOTES DE THÉÂTRE 6l5

Elle se dissipe bientôt; Au cours d'une soirée, Dasetta et sa femme dépouillent au jeu un parent de René, l'Américain Drakton. René a surpris Marina, qui maintenant est sa maîtresse, passant des cartes au tricheur. Seul avec elle, il l'accuse ; elle avoue. Dasetta ne vit que du jeu, et elle est sa complice. Mais à présent, elle en a honte. L'instant d'après, elle le déclare à son mari, qui s'étonne de ce changement. Quelles sont ces idées nouvelles ? Mais quel est le visage de ces idées ? Marina se hâte de dire qu'ils ont été surpris, qu'il faut donc cesser... Surpris par qui ? Par René ? Mais pourquoi l'a-t-il dità Marina, non à lui, Dasetta ? N'est-ce pas la preuve que René est l'amant de sa femme? D'ailleurs, il le saura bien vite : René va venir ; s'il accepte la main que l'escroc lui tendra, comment douter encore ? René hésite, accepte la main de Dasetta. Celui-ci lui saute à la gorge. Aux cris de Marina, ils se séparent, et Dasetta ordonne à sa femme de le suivre ; elle se réfugie dans les bras de René ; il part donc seul, jurant de se venger.

Et c'est du théâtre, je pense. C'est la grande scène violente entre deux gentlemen qui se prennent au collet, comme de simples palefreniers ; c'est la grande scène type qui valut à M. Bernstein d'innombrables succès de mauvais aloi. Je fais un rapprochement, bien entendu, entre les situations ; je ne compare pas des auteurs. Oui, c'est du théâtre, et le public en a manifesté sa joie. Quand Dasetta, pour se défendre et garder son prestige aux yeux de sa femme, explique qu'il ne fait que continuer, en un siècle bourgeois, les exploits de ses nobles ancêtres, eux rançonnant, ladague au poing, les voyageurs sur les routes, lui « maquillant » les cartes ; eux les aigles, lui l'épervier, — c'est encore du théâtre. Le père Hugo eût très bien mis en vers ces arguments-là. C'est du théâtre, et M. Francis de Croisset vient de nous prouver, s'il était besoin de preuve, qu'il sait son métier autant que quiconque.


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C'est du théâtre, enfin, que le caractère de Drakton, le.deus ex machina du troisième acte ; ce Drakton contribue largement à mettre le public knocked ont ; ah ! qu'il aime donc le théâtre, le public parisien !

Drakton est l'Américain riche, rude et bon enfant. Il a sans doute des loisirs, puisqu'il a entrepris de retrouver Dasetta, dont le consentement est nécessaire pour que René puisse épouser Marina. Il le retrouve, en effet. Le voici. Il est minable. Il n'a plus le sou. Et pourtant il refuse les offres dorées que lui font Drakton et René. On veut son consentement au divorce ? Il le donnera — pour rien — si Marina le lui demande. Marina le lui demande donc, mais vous devinez bien, n'est-ce pas, ce qui va se passer ? A celle qu'il n'a jamais cessé d'aimer, à celle qui vient de le renier, Dasetta fait sa confession complète. C'est pour elle qu'il volait, pour qu'elle ait du luxe, de la joie. Mais comme à Des Grieux, pour voler, il lui fallait Manon; maintenant qu'il ne l'a plus il est devenu honnête, et il est devenu pauvre. Le bonheur qu'il devrait goûter dans cette première métamorphose ne suffit tout de même pas à lui faire oublier l'amertume de la seconde, puisque c'est à la morphine qu'il demande l'oubli.

Argument décisif ! Marina se sent la vocation de repêcher ce noyé. Le public pense : elle l'aime toujours, et il emploie même une expression un peu brutale qui définit bien cette sorte d'amour épidermique.. Mais M. de Croisset fait dire à son héroïne : « C'est la femme que vous avez créée, René, qui va au secours de ce malheureux. » Ainsi, une fois de plus, M. Francis de Croisset, qui excelle à ces jeux périlleux et charmants, nous fait assister, en enfer, au triomphe de la vertu. Soufre et encens, agrément des parfums combinés... Dasetta ira refaire sa vie en Amérique : espérons qu'on trouve encore, dans ce pays que je n'aurais pas cru si romantique,


NOTES DE THÉÂTRE 617

des places pour les criminels par amour. Quant à René, il épousera, je pense, la jeune fille qu'il avait sacrifiée à Marina.

Etpuis, s'il ne l'épouse pas, ça m'est égal. Je n'ai pas essayé de vous faire croire que je prenais un intérêt très vif au sort de ces personnages. A leurs actions, c'estautre chose, je vous l'ai dit, et je vous ai dit en commençant le genre de plaisir que m'ont procuré les habiletés répéiées de l'auteur. Elles ne me font, certes, pas oublier son talent, un dialogue qui est souvent d'une qualité excellente ; mais je ne puis m'empêcher de considérer surtout cette pièce si heureusement accueillie comme une étape dans la carrière de Francis de Croisset. Il n'a pas voulu demeurer seulement l'auteur de Chérubin. Il s'est proposé de nous montrer qu'il pouvait ordonner les péripéties d'un drame, provoquer chez le spectateur des émotions plus fortes que celles qui se traduisent par un murmure d'épithètes : « exquis... spirituel... » L'épreuve lui a réussi, et c'est une ambition louable de l'avoir tentée. Les interprètes l'ont bien secondé : Mlle Dorziat, M. Jean Coquelin, M. André Brûlé. La diction de ce jeune premier n'est pas sans défaut, ni son jeu sans monotonie ; mais il plaît dès qu'on le regarde. Il plaît davantage quand on le compare.

L'autre quinzaine, la place m'a manqué pour rendre compte de la nouvelle comédie de l'Athénée. Il n'est, certes, pas trop tard pour en parler encore, car son succès est sans doute loin d'être épuisé. L'intrigue a toute la folie désirable, et les caractères, poussés naturellement à la caricature, gardent souvent assez de vérité pour que des scènes de vaudeville s'apparentent à de bonnes scènes de comédie. Dés Saugettes, l'ami trop empressé que l'on utilise et que l'on rabroue, est


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un personnage bien observé. M. Paul Ardot, dont la seule vue sur une scène me met en joie, lui ajoute encore de la drôlerie. Naturellement, l'un des auteurs étant Georges Feydeau, nous assistons à une de ces disputes qu'il sait si bien faire naître et nourrir. C'est à croire que cet homme-là sait l'exacte raçon dont raisonnent, si l'on peut dire, les femmes. Commentl'a-t-il apprise ? J'en reste béat d'admiration.

Il faudrait beaucoup de mémoire pour raconter la pièce dans ses détails, et ce sont naturellement les détails qui valent, la pièce ne prétendant point par ailleurs à marquer une date dans l'évolution du genre.

Au Châtelev, le Diable à quatre semble indiquer une orientation de la pièce à grand spectacle (où êtes-vous, féeries de notre enfance !) vers la simple revue de music-hall, moins bêtement grivoise, cela va sans dire. Une vague intrigue, et, insérés là dedans, toutes sortes de tableaux épisodiques, de ballets, de numéros de cirque. MlieValta, danseuse ou comédienne, aune verve très plaisante.

Au théâtre du Vieux-Colombier, le Testament du père Leleu, de M. R. Martin du Gard, rappelle par sa donnée un nombre considérable de nouvelles de l'école réaliste. Ces trois actes, à défaut de grande originalité, prouvent du moins des qualités d'observation. Mais l'usage constant que font les personnages du patois berrichon allonge ce spectacle un peu plus qu'il n'est raisonnable. Cette pièce est très bien jouée.

ANDRÉ DU FRESNOIS.


NOTES D'ART

Le vieux Montpellier.

Souvenirs, coutumes et costumes.

Arles glorifie la Provence dans le Museon Arlatan. Toulouse abrite dansunvieilhôtel de brique rouge,près de Saint-Sernin, son Musée Toulousain. Montpellier, lui, n'a pas son Museon Mountpelierenc. Cette ancienne capitale provinciale, cheflieu administratif du Languedoc, possède un musée de peinture, le plus beau peut-être de province, mais n'a pas de musée local, de musée où soient recueillis ces objets familiers, témoins de la vie intime et personnelle des ancêtres, que le cruel progrès moderne condamne et détruit... Les Montpelliérains ont senti cette lacune et l'on peut croire qu'elle sera bientôt comblée. Des hommes actifs veillent, amoureux de leur pays et de toutes ses traditions : les érudits d'une part et de l'autre les félibres qui rédigent la Campana de Magalouna et font sonner joyeusement la claire langue d'oc pour la défense du midi. Ce sont ces derniers qui ont pris l'initiative de l'exposition du vieux Montpellier qui s'est ouverte le dimanche n janvier 1914. Exposition «péripatéticienne », a dit Ch. Ponsonailhe, dispersée par toute la ville


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dans les vitrines momentanément débarrassées de leurs mercantiles étalages.

L'idée était bonne, et si le résultat n'a pas été tel qu'on l'aurait souhaité, si cette exposition n'est qu'une faible image de ce que réalisera, nous l'espérons, le musée, cet appel du passé vaut cependant qu'on s'arrête et qu'on se souvienne.

Des objets d'abord, reliques pieusement conservées dans les familles. Ainsi des cuivres : huiliers aux armes et aux devises des familles Montpelliéraines, chaudrons, salières, vases, lampes et « lums ». C'est très languedocien, ces grands chaudrons polis, étincelants témoins de l'activité domestique

des aïeules qui ne sont plus Qu'une pâle effigie dans un cadre fragile ',

ces chaudrons où l'automne venu cuisait en masse brunâtre le raisiné parfumé. Orgueil des ménagères, alignés comme à la parade sur les étagères des vastes cuisines voûtées des mas, ils reflètent aux soirées d'hiver le rutilement de la claire flambée de sarments dont la flamme semble danser sur les bosses et disparaître au creux du métal. Les uns sont nus, n'ayant pour eux que leur netteté et leur éclat ; les autres, couverts de dessins enfantins au pointillé : longues frises de feuillage, laurier ou olivier, oiseaux invraisemblables, personnages. Dans les vieux intérieurs, on trouve souvent, à côté des chaudrons, les fontaines à main, au double robinet en col de cygne, comme eux précieux travail du cuivre et offrant les mêmes ornements.

Des costumes : un habit complet du marquis Beylon de Ricard (iy3o) ; un gilet de Bonnier delà Mosson, le fastueux financierdu xvinc siècle; trois gilets d'Alfred Bruyas, le collectionneur dont le legs a tant enrichi le musée de la ville. Les

r. José Vincent, les Poèmes du Terroir.


NOTES D'ART 621

gilets de Bruyas sont célèbres : les quatorze portraits de l'amateur dont s'orne le musée Fabre — signés d'ailleurs de noms illustres : Delacroix, Courbet, Ricard, etc. — nous conservent avec l'obsession de sa face pâle, aux profonds yeux clairs, à la barbe et aux cheveux roux, quatorze superbes gilets.

Mais surtout des pièces du costume et de là toilette féminines de la première moitié du xixe : pointes, fichus, bonnets, châles, cotillons, piqués, dentelles, et les bijoux qui en étaient le complément obligatoire : chaîne de cou et croix,'sautoirs d'or. Ce pimpant ajustement, non sans analogie avec celui des Arlésiennes, a été longtemps porté par les grisettes de Montpellier. C'étaient, ces grisettes, les élégantes du menu peuple, les filles de ces travalhadous (travailleurs des champs) ou des petits boutiquiers qui habitaient dans les vieux quartiers, « les hautes et étroites maisons que l'on y voit encore, avec leurs trois étages, leur escalier étroit et tournant, leur terrasse en haut, leur écurie pour l'âne en bas ».

Gaies et légères, promptes à suivre les étudiants tandis que leurs mères les croient aux vêpres ou à la courdura (coulure), le poète Benoît Gaussinel nous les montre pimpantes dans leurs atours:

Quan faoù telleta ay toujours paoù D'estre pas assès ben renchada : Cargue moun dezabilié nooù E mette ma coïfl'a broudada. Porte moun mantaoù lou pu beoù E pioi ma poulida dentela, Sus lou front place mon. bandeoù, Alors semble una doumaïzella.

Moun clavie d'or a moun coustat Et mous pendens fan ma parura ; Pioi moun fichu tan ben renchat Donna de graça à ma tournura. De chaînas ay un double tour,


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Emb una crous d'or qu'es fort bêla, Mette moun ruban de velour : Alors semble una doumaïzella i.

Dans les vieilles estampes, les vieilles gravures, les dessins, nous les voyons, ces grisettes, accomplir tous les actes d'une vie simple et provinciale.

Elles se pressent à l'entrée du Musée Fabre ; s'amusent au carnaval du faubourg Boutonnet, ou se rendent à la cathédrale Saint-Pierre dont les hautes tours et le curieux porche sont dorés par le soleil.

Elles bavardent autour des fontaines : fontaine des Trois Grâces, fontaine des Licornes, glorieux souvenir delà victoire de Clostercamp. Elles y bavardent et remplissent d'eau les cruches de terre à deux anses qu'elles porteront ensuite sur la hanche d'un geste harmonieux et souple.

Voilà que, sans que je l'aie cherchée, la transition — chère à Faguet — est venue ; elle me permet de passer aux oeuvres peintes dessinées ou gravées, partie la plus intéressante de l'exposition et qui nous restituent les aspects les

i. Publié par L.-J. Thomas, Montpellier il y a cent ans, 1912 — : « Quand je fais toilette j'ai toujours peur — de n'être pas assez bien ajustée : —je prends mon «déshabillé» neuf

— et coiffe mon bonnet brodé ; —je porte mon manteau le plus beau— et puis ma jolie dentelle; — sur le front je mets mon ruban

— alors j'ai l'air d'une demoiselle.

« Mon « clavié » (chaîne et crochet pour suspendre les ciseaux ou les clefs) d'or à mon côté — et mes boucles d'oreille sont ma parure.

— Puis mon fichu si bien arrangé— donne la grâce à ma tournure.

— De chaînes j'ai un double tour — avec une croix d'or très belle ;

— Je mets mon ruban de velours : — Alors j'ai l'air d'une demoiselle. »


NOTES D'ART 623

plus caractéristiques du vieux Montpellier depuis le milieu du xvine siècle.

Parmi les lithographies de Boilly : le Peyrou, la Cathédrale, la Halle aux colonnes récemment démolie, les fontaines et, inévitablement, le bureau des diligences. Dessins nets et documentaires animés de ces petits personnages si vivants dont l'auteur de la Précaution utile a le secret. Etranger de marque, Boilly est néanmoins parmi ces artistes un étranger. Les autres sont des Montpelliérains, de naissance ou de coeur, peintres attendris de leur ville, de sa vie, de ses types, de ses réjouissances. Dans le tableau de Bimar, ■— exécuté sous l'influence et dans la manière de Courbet, tant et si bien connu à Montpellier, — voici les « Chevaliers du Boisroulant », les joueurs du noble jeu de Mail. Voici les processions de Pénitents qui firent tant d'impression sur le jeune Verlaine pendant le temps de garnison que son père, capitaine au 2e génie, fit à Montpellier de 1845 à 1848, si je ne me trompe.

A l'époque de ma toute petite enfance, écrit-il, les régiments se déplaçaient fréquemment. Celui de mon père dut quitter Metz après ma naissance et rejoindre Montpellier. De ce séjour, j'ai surtout à la mémoire de très somptueuses processions religieuses où des jeunes gens de la ville, en robes monacales de diverses couleurs, la plupart du temps blanches, avec des cagoules rabattues sur la tête, percées de trois trous pour la vue et la respiration, se joignaient, qui m'effrayaient passablement. C'est Pénitents qu'on les nommait et qu'on les nomme encore ; moi, je les appelais « les fantômes ' ! »

Ailleurs, la très belle argenterie de procession, complète sauf les encensoirs, rappelle encore la « Dévote et respectable confrérie des Pénitents blancs » dont Cambacérès fut membre.

i.P. Verlaine, OEuvres complètes, t. V, Vanier, 1900.


624 REVUE CRITIQUE DES IDÉES ET DES LIVRES

Je dois à plusieurs titres une mention spéciale aux oeuvres et à la personne de Fortuné Ferogio (i8o5-i888), oncle de Francis Garnier, dont Théophile Gautier — dit le Journal des Goncourti — possédait dans son cabinet de travail plusieurs dessins. C'est par lui que je terminerai. Fils d'un professeur de mathématiques d'origine piémontaise, élève à Montpellier de François Matet, excellent portraitiste qui dirigeait une académie célèbre vers le milieu du siècle dernier, puis à Paris, de Gros, Ferogio fut surtout un dessinateur et un lithographe. Il a exécuté les lithographies les plus grandes de son époque, paysages et scènes de moeurs. Le Languedoc surtout exerçait sa verve; témoin ces quatre tableautins, illustration piquante d'une histoire d'amour contée en quatre légendes patoises : se counouyssou —se frequentou —se maridou — se tiistoic... (Ils se connaissent —■ ils se voient — ils se marient — ils se battent...) On ne prend pas les choses au tragique sous le ciel d'azur du midi, et le récit de cette aventure conjugale n'a rien de l'amère satire du Mariage à la mode. Et l'un peu berninesque et toujours amusé Ferogio n'a rien d'Hogarth.

MAURICE LUTHARD.

1. Première série, t. II, p. i5.


REVUE DES REVUES

Il faut lire dans la Revue hebdomadaire du 14 février l'émouvante histoire de Mmc de Grignan, par M,nc Mary Duclaux. La fille de la célèbre marquise aimait à graver sur l'écorce des chênes cette devise :

Dieu, que j'aime la tigrerie !

c'est-à-dire ma cruauté ! Mal lui en prit. La belle indifférente se maria un jour au comte de Grignan, lequel avait eu le temps, dans la vie, d'être déjà deux fois veuf, ce qui faisait dire à sa nouvelle belle-mère : « Toutes ces femmes sont mortes pour faire place à votre cousine (la lettre est à Bussy), et même son père et son fils par une bonté extraordinaire ; de sorte qu'étant plus riche qu'il n'a jamais été, et se trouvant ailleurs, et par sa naissance et par ses établissements et par ses bonnes qualités tel que nous le pouvions souhaiter, nous ne marchandons pas, comme on a accoutumé de faire ; nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. » On ne saurait penser à tout et, à force de se fier, un beau jour on se trouve pris. Le comte avait un frère chevalier, « beau comme un héros de

REVUE CRITIQUE 40


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roman, digne d'être l'image du premier tome ». Mme de Grignan était elle-même d'une beauté éblouissante.

Je ne crois pas que ces jeunes gens aient eu à se reprocher aucune faute, aucune violation de la fidélité envers le mari. Mais qu'ils aient ressenti l'un pour l'autre un tendre penchant, cela, tout me paraît l'indiquer. Un jour, à Livry, c'était à la Toussaint de cette première année de mariage, le chevalier parut devant sa belle-sceur, monté sur un cheval trop fougueux ; la bête fit un écart, le jeune homme chancela sur sa selle, et, de saisissement et de crainte, la jeune M™" de Grignan perdit connaissance. Elle était alors enceinte ; elle en fit une fausse couche ; pendant plusieurs jours, sa vie parut en danger...

Sachez à présent que Mmc delà Fayette, amie toute particulière de la jeune femme, était jour par jour informée des progrès de cette fatale passion et suivait toutes les phases d'une lutte dans laquelle il paraît à peu près certain que la pauvre Sévigné ne perdit que le repos.. Or la Princesse de Clèves venait d'être mise sur le métier : l'épisode du tournoi, avec la chute terrible de M. de Nemours et ce regard de mortelle douleur, premier aveu de M1Ie de Chartres, n'en connaissez-vous pas mieux à présent les héros véritables ?

Le même recueil publie dans son numéro du 28 février une brillante étude du comte Jean d'Elbée sur Alexandre Tilly, page de Marie-Antoinette et auteur de Mémoires que Stendhal appréciait, je ne sais plus en quelle année, comme « le livre le plus amusant qui ait paru depuis un an en France ». M. d'Elbée cite ce jugement sur Louis XVI :

La première fois qu'il vit le roi, sa présence ne l'intimida point et Tilly le regrette : « Sa figure, dit-il, ne me tenait pas ce que je m'en était promis : elle était simple et bonne ; je l'aurais désirée-


REVUE DES REVUES 627

caractérisée et majestueuse ; ces regards étaient ceux d'un père qui fixe ses enfants ; j'aurais voulu qu'on pût y lire : « Et s'il le faut, je saurais vouloir, commander et punir. » Et il ajoute: « Hélas ! nous le savons tous aujourd'hui, une juste sévérité d'un roi est une vertu cardinale, une vertu conservatrice de sa puissance. » Et pourtant quel était encore, à ce moment-là, le pouvoir du roi de France ! Tilly nous le dit à propos du voyage de Joseph II à Paris. Ce dernier en partit mécontent, ne pouvant « cacher son humeur d'avoir un beau-frère si puissant... Il fut épouvanté des moyens et des ressources de l'État, de la situation florissante des provinces, du nombre des villes, des fortifications, des arsenaux, des chantiers, des forts, etc., etc., il fut surtout offusqué de l'éclat de la capitale. » Tilly ne reparle de Louis XVI qu'à propos de la Révolution... « Pénétré d'horreur et d'une insurmontable tristesse », comme tous ceux qui ont vu le passage de l'ancien régime à la Révolution, Tilly quitte la France et il s'écrie — dernière touche, plus juste, plus observée que toutes les autres et chargée de sens politique, à son portrait de Louis XVI : « Un roi, pétri de défauts, nous eût sauvés peut-être ; nous allions périr par celui dont la faiblesse neutralisa toutes les vertus... »

Il faudra quelque jour publier un « Recueil de Maximes d'Etat par des libertins ».

M. Francis Vincent trace, au Correspondant, un rapide et sympathique portrait de M. Henry Bordeaux, dont il apprécie surtout le don d'exciter l'intérêt et de créerla vie.

Il a reçu l'étincelle sacrée et cette sève jaillissante, cet habilis vigor, ce diable au corps, qui permettent de concrétiser des idées et de les faire vivre en des personnages de chair. Il est de la famille des grands romanciers ; il ace coeur chaud et cette tête pensante qui font les créateurs de vie.

Et, dans le rayonnement de ce don, que nous font, je vous prie, quelques métaphores inquiétantes, quelques épithètes chiches et quelques expressions fanées ? On n'exige des grâces que du calamiste diligent qui cultive les élégances laborieuses. A qui


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peint la vie, on ne demande que de voir juste et de communiquer la vision nette et vive des choses. Il arrive même que le flou et le vaporeuxpeuvent servir son dessein.

Sarcey, qui n'était pas un génie mais qui avait du sens critique et des vues justes sur l'art d'écrire, 'disait un jour : « On peut abonder en négligences comme Corneille et Molière, en phrases tortillées et amphigouriques comme Beaumarchais, en fadeurs quintessenciées comme Marivaux, il n'importe ; si l'on a le mouvement dramatique de la période, le relief de la phrase, le coloris du mot, une je ne sais quelle sonorité de langage qui aille par l'oreille jusqu'au coeur, on est en dépit de toutes les constructions de phrases vicieuses, de tous les mots impropres, de toutes les métaphores incohérentes, de tous les tours surannés ou bizarres, on est un écrivain de théâtre, et même un grand écrivain. » Et ce que dit Sarcey du théâtre, nous pouvons le dire du roman, car les deux formes d'art sont apparentées et n'ont d'autre fin l'une et l'autre que de reproduire, avec leurs moyens propres, le mouvement et la vie. A l'écrivain qui dérobe au monde une parcelle de vie et la fixe en son oeuvre, nous pardonnerons un tour barbare, une syntaxe vacillante, un vocable usagé.

...Si l'on tolère que je propose mon sentiment sur ce style vu du dehors, je dirai, dans la langue de M. Prudhomme, qu'il a les qualités de ses défauts. Il est exactement le jaillissement d'une pensée : il en a les heurts et les sursauts. N'étant pas traité pour lui-même et selon les scrupules parnassiens, il va d'une marche rapide et brusque, désinvolte et cavalière. Style, en somme, d'excellente santé, qui ne se tire pas à quatre épingles et n'abuse pas des papillotes, style alerte et musclé, style d'un homme qui fait du sport et gravit les pentes escarpées d'un jarret souple et vigoureux.

M. Henry Bordeaux ignore l'écriture artiste. Eh bien, tant mieux !

Dans le numéro du 25 février du recueil de la rue SaintGuillaume, signalons encore un exposé très complet de la


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question suédoise (anonyme) et de vivants récits de guerre navale, signés de M. Marc de Germiny.

La Renaissance, organe du parlementarisme réformiste publie ces informations :

On parle beaucoup d'une avance de 200 millions que ferait Krupp au gouvernement ottoman ; la plus grande partie resterait entre les mains delà grande maison allemande qui bénéficierait de nouvelles commandes de matériel de guerre et le surplus serait mis à la disposition du trésor turc ; cette nouvelle a été faiblement démentie par le Berliner Lokal An^eiger, qui prétend ignorer si la maison Krupp a avancé de l'argent et si le gouvernement allemand est derrière lui dans cette opération financière. Celle-ci ne porterait pas le nom d'emprunt, pour que les détenteurs de bons turcs ne puissent pas en réclamer le remboursement, ce qui ne ferait pas l'affaire de la maison Krupp.

Pendant ce temps, Djavid Bey s'efforce d'obtenir l'admission à la cote sur le marché de Paris d'un emprunt de 45o millions.

Si nos ministres des affaires étrangères et des finances ne prennent pas la précaution d'exiger, au moment de l'emprunt turc, — s'ils se décident à l'autoriser, — qu'une bonne partie soit réservée à des commandes à l'industrie française, notre argent servira tout d'abord à payer les 200 millions avancés par l'Allemagne.

On peut, sans se tromper, affirmer que la maison Krupp, informée de la volonté bien arrêtée du gouvernement français d'obtenir des garanties pour l'emploi de l'emprunt turc, au moins d'une bonne partie, a trouvé ce moyen de s'assurer de fortes commandes qui pourraient passer aux chantiers français si le gouvernement turc est obligé, à cause de sa situation financière assez précaire, d'en passer parles exigences françaises.

Et bientôt ce sera le tour du Japon, mis en goût depuis longtemps :

Depuis l'année dernière, le gouvernement japonais cherche à négocier un emprunt formidable sur la place de Paris ; il serait


63o REVUE CRITIQUE DES IDÉES ET DES LIVRES

émis en février ou en mars par l'intermédiaire de la Banque Franco-Japonaise. Le gouvernement de Tokio sait bien que le moment est défavorable, notre épargne étant sollicitée de tous côtés : Turquie, Grèce, Bulgarie, Serbie, etc. ; mais le Japon est acculé à la nécessité d'arrondir sa réserve en or. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que ce pays s'est adressé à l'épargne française qui lui a déjà avancé plus d'unmilliard. Sur ce milliard, notre industrie n'a reçu aucune commande, et tout notre argent servità payer les bâtiments construits en Angleterre et les fournitures militaires demandées à l'Allemagne ; il a également permis d'acheter un immense outillage en Angleterre et en Allemagne, grâce auquel le Japon peut se passer presque complètement des constructeurs européens.

A propos du récent scandale des Archives et de l'étrange désinvolture dont fut convaincu un historien officiel, VIntermédiaire des Chercheurs et des Curieux publiait le 10 janvier le document suivant, découvert aux Archives (Série T, 1679, doss. i63i):

ÉCOLE DE SANTÉ DE PARIS

LIBERTÉ-ÉGALITÉ.

Paris, ce 3o fructidor de l'an IV dé , la République, une et

indivisible.

Le directeur {de l'Ecole de santé aux membres composant le Bureau du Domaine National.

Nous avons souvent besoin, citoyens, de vieux parchemins, tant pour fermer les locaux que pour les différents usages des Cabinets de recollections et des laboratoires de l'Ecole de Santé. Nous avons pensé qu'on pourrait éviter à la Nation cet article de dépense et qu'il vous serait facile de subvenir à cet égard à nos besoins ; je vous prie en conséquence de vouloir bien faire mettre à ma disposition cent livres pesant de vieux parchemins pour l'Ecole de Santé.

Salut et Fraternité.

Signé :

THOURET.


REVUE DES REVUES 63I

« Il serait intéressant, demandait A. B. S., à qui revient l'honneur de la trouvaille, de savoir dans quelle mesure on a donné satisfaction au désir exprimé par le savant Thouret. »

Dans le numéro du 10 février, Britannicus répond :

Si notre confrère veut être édifié sur l'utilisation des archives, aux temps révolutionnaires, ilpeut se reporter à l'étude de M. Boutade, dans la Revue des Questions historiques d'octobre 1872. — On en fit surtout des gargousses, ce qui permit, — étonnant paradoxe, — de sauver ainsi quelques parchemins, le Second Empire s'étant avisé, en 1854, qu'il y aurait intérêt pour l'érudition à rendre aux archivistes ce qui restait des vieux coups de canon économisés sous le Grand Empereur. 4.000 gargousses rendirent ainsi 3.000 pièces relatives surtout à la Chambre des Comptes, de saint Louis à François Ier. Quelle manière de conserver les archives que d'en faire des gargousses ! Et quand on songe au nombre de coups de canon qui ont été tirés pendant la Révolution et le Premier Empire, on est stupéfié, et certes on n'est pas consolé par la grande et belle phrase de Chateaubriand, que ces « canons chargés avec notre vieille gloire firent éclater une gloire nouvelle » . (Boutaric, pp. (3n-2, 35o.)

Encore les gargousses révolutionnaires explosaient-elles contre l'ennemi. Les munitions que M. Aulard confectionne à huis clos, dans son oabinetdes Archives, sont pour alimenter les combats des Français entre eux. Vraiment, nous les payons deux fois.

W


LES LIVRES

HISTOIRE.

De la Terreur au Consulat 1. — Dans les riches archives de la période révolutionnaire, nombreux sont les documents que d'irréductibles obscurités rendentà peu près inutilisables pour l'histoire. Pour tirer des faits fragmentaires qu'ils établissent un récit cohérent et vraisemblable, il faut joindre à la parfaite connaissance du temps l'imagination brillante du romancier. M. E. Daudet a l'une et l'autre. Les six nouvelles dont se compose son volume, dramatiques à souhait, ne heurtent point l'histoire. Il y a bien la générosité désintéressée du triste Barras, qui laisse très sceptique, mais quel joli sujet qu' « un amour de Barras » pour ce qu'on appelle, si improprement d'ailleurs, un drame historique ! — F. R.

Histoire des chemins de fer 2. — Belle matière pourphilosopher fût-ce un peu à bâtons rompus : l'extension des voies ferrées a eu dans ce dernier demi-siècle tant de conséquences variées ! A tout pourtant il faut une limite, et l'auteur parait l'avoir par endroits dépassée. Les réflexions se pressent en style rapide, elliptique même, exigeant du lecteur un effort pour suivre le développement du sujet. Des aperçus intéressants.— F. R.

i. Par Ernesl. Daudet. Emile Paul, éditeur.

a. Par Kernoel Masson, Union industrielle et commerciale.


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Petite Histoire universelle : Des origines à nos jours '. — Une pareille synthèse en 200 pages est une manière de tour de force. M. Ernest Granger n'y a pas mal réussi. Son récit, qui va du paléolithique (!) à 1913, présente sans doute quelques lacunes (saint Thomas d'Aquin, par exemple, passé sous silence), et des vues singulières : ainsi l'acceptation de la Succession d Espagne tenue pour « une des catastrophes de notre histoire » (!), mais dans l'ensemble, jusqu'au xvm° siècle, les généralisations sont satisfaisantes, larges et positives. Pour la période contemporaine, les nuées démocratiques obscurcissent parfois le jugement de l'auteur. A tant faire que de mener l'exposé jusqu'à hier, il aurait pu s'apercevoir de la régression actuelle de l'idéologie révolutionnaire. — F. R.

1812 : Souvenirs d'un médecin de la Grande Armée 5. —

Parmi les publications auxquelles a donné lieu le centenaire de la campagne de Russie, les Souvenirs, que vient de traduire Mm« Lamotte, méritent de tenir une bonne place ; ils sont à la fois intéressants et sincères. Peu de brillants tableaux : de la guerre le médecin ne voit guère professionnellement que les tristesses, et d'autre part la situation dans l'armée du régiment wurtembergeois où servait Heinrich Roos ne le mit qu'exceptionnellement en présence des grands événements. Mais cette situation même, à l'arrière-garde, contribua à lui rendre plus pénibles les souffrances de la retraite. Il les conte avec gravité, précision, et sans nulle exagération. A noter, comme un trait caractéristique, la confiance que, Français et alliés, tous gardent au milieu de leurs misères dans le génie de l'empereur. Mais lui parti, tout se dissout. Heinrich Roos fut fait prisonnier avant ce moment, et les premières heures de sa captivité furent atroces. Mais la situation s'améliora bientôt : les Russes avaient trop besoin de médecins. Eux aussi souffrirent beaucoup. Roos prit chez eux du service, volens nolens, et ne revit son pays qu'en 1815. Ses Souvenirs, publiés en 1802 et demeurés longtemps ignorés, valent l'excellente traduction qu'en a donnée M" 10 Lamottc. C'est dans toute la force du terme un document. — F. R.

1. Par Ernest Granger. Hachette, éditeur.

2. Par Heinrich Roos, traduits par M"'" Lamotte. Perriiï, éditeur.


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LETTRES.

Paroles d'un croyant '. — On se demanderait par quel excès d'audace La Mennais donna un tel titre à ce livre, « petit par son volume, immense par sa perversité », comme le définissait le pape dans sa condamnation, à cette « Apocalypse du démon », si l'on ne songeait que le démon a, en effet, ses dévots, ses dévots furieux, parfois à leur insu même (c'est le cas ici), et que les huguenots se pensaient les vrais croyants du Christ en déclarant antéchrist le pape. Ce pamphlet fiévreux, triste mélange de lait et de fiel, respire le désespoir, qui est, dit-on, le signe des anges déchus. Ecrit, dit-on, en huit jours, on ne conçoit que trop combien son éloquence volcanique dut secouer les imaginations dévoyées de i833. C'est l'oeuvre d'un malade, c'est l'oeuvre d'un malheureux. L'infortuné compatriote de Chateaubriand, à l'âge où les enfants apprennent le catéchisme (il ne se décida qu'à 22 ans à faire sa première communion), se pervertissait solitairement avec les écrits de Jean-Jacques Rousseau. Il est remarquable que les recenseurs et imprimeurs de cette nouvelle « Petite Bibliothèque romantique », dont le second volume paru est Rousseau lui-même, sont des Suisses. — F.

Arthur Imhofi 2. — La plupart des romans étrangers, qui ne pèchent point par le compact et le prétentieux de la composition, ne se recommandent guère en revanche par l'originalité ni l'élégance des idées. On ne peut faire de reproches bien graves à la forme à.'Arthur Imhoff : le récit y est bref, un peu épars en fragments, mais rapide, précis et plein d'aisance. On y trouvera peutêtre étrange la minutie puérile des détails familiers, le texte reproduit tout entier des lettres et billets d'affaires. Mais le fond de l'histoire est aussi intéressant qu'agaçant ; cette aventure du grand chirurgien, époux quinquagénaire d'une toute jeune fille qui l'accepte par faiblesse et le trompe ensuite par héroïsme, elle était curieuse pour le problème initial qu'elle recouvre. On pouvait regarder comme pathétique le combat, chez un homme, des

1. Nouvelle édition, revue par Pierre-Paul Plan et Ch. Martyne. Librairie Payot.

2. Par Hans Land, traduit de l'allemand, Fontemoing, éditeur.


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tendresses de chair et de l'austérité scientifique. Pareillement, c'est d'une vraie psychologie que le drame des retours de sentiment, des refus et des avances chez cette femme qui l'admire et le veut respecter. Mais l'intrigue accessoire verse dans un romanesque niais et dans une grossière philosophie : le chirurgien soigne et guérit son rival assassiné par une jalouse, et lui laisse enfin sa propre femme adultère, nantie de bénédictions. Les lecteurs français prendront quelque intérêt au dénouement ; il est, en effet, singulier : les élèves du célèbre opérateur fêtent son jubilé à grand vacarme, et lui font obtenir bourgeoisie de Berlin et titre de noblesse, aussitôt qu'est répandue la nouvelle de son beau sacrifice tolstoïque. La Fontaine vous dirait que cela sert à quelque chose d'être trompé, battu et content. — A. T.

La douce France i . — Dans ce livre pour la jeunesse, M. René Bazin a su faire passer le souffle de la « grande France ». Ces pages, qui parurent en articles à 1' Echo de Paris, feraient défiler, sous vos yeux charmés, la diversité de nos « pays de France ». Comme de juste, l'Alsace-Lorraine ni le Canada n'y sont oubliés. Nos grands hommes, Jeanne d'Arc, Pasteur, Millet, y ont leur place : la bravoure des armées coloniales est représentée dignement par le capitaine Fiegenschuh et le lieutenant Paul Henry. Enfin la beauté des « métiers de France » apprendra aux enfants et peut-être à quelques personnes d'âge, à ne rien rejeter de notre patrimoine national. Je ne dis rien du style, qui est une « musique ». L'ouvrage est merveilleusementillustrépar des ornements de Giraldon et des reproductions de tableaux célèbres. C'est donc un régal pour les yeux et l'esprit que nous offre la nouvelle oeuvre de M. René Bazin ! — C. B.

BEAUX-ARTS.

Voyage au pays des sculpteurs romans -. — C'est un beau livre d'abord, un très beau livre à ravir tous ceux qui aiment les sites

i. Par René Bazin, de l'Académie française. Pion, éditeur. 2. Par Alexis Forel. Illustré par Emmeline Forel. Chez Boissonas (Genève) et Champion (Paris), tome I.


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familiers et grandioses du Midi de la France et de l'Auvergne. Il faut louer Mme Emmeline Forel, qui l'illustra, d'une singulière maîtrise dans l'art du pastel et du goût avec quoi elle sut choisir, parmi les aspects de nos cathédrales romanes, à la fois les plus caractéristiques et les plus pittoresques. Une grande fermeté de dessin sans la moindre sécheresse distingue ces « architectures ». On s'arrête à chacune des planches et l'on revient en définitive au rude pont du Gard qui se reflète à Espalionendes eaux sombres et transparentes. La perfection du procédé typographique laisse goûter la fleur même de ce talent : les tons les plus fugitifs, le grain même du pastel, y sont conservés.

C'est un bon livre aussi. Un culte faux des gothiques fait à quelques-uns négliger leurs prédécesseurs. Au service des architectes, des sculpteurs romans, M. Forel a mis ensemble un goût d'artiste, une science d'archéologue. Le tribut d'admiration qu'il leur paie est certes mérité. On eût aimé pourtant qu'il s'exprimât en des termes plus simples. On croit sentir que l'auteur fut sans cesse partagé entre la crainte du pédantisme et celle de l'imprécision. Et il est vrai que l'archéologie est une science d'aspect souvent rébarbatif. Mais son vocabulaire est le seul possible pour la description. M. Forel aurait donc tort de croire qu'on pût lui faire grief de l'avoir employé. Par contre, si l'enthousiasme du spectateur se peut soutenir en face de la douzième cathédrale romane, comme en face delà première, une série deprosopopées et d'élans admiratifs risque de fatiguer le lecteur. Et le langage lyrique de M. Forel n'a pas toujours la précision et la propriété de son langage archéologique. — P. C.

POLITIQUE.

Une lourde tâche '. — Fort lourde, en effet : l'administration de l'empire colonial démesurément accru par la Troisième République pèserait lourdement sur un gouvernement sérieux ; avec le nôtre, qui ne l'est pas du tout, la difficulté devient inextricable. Spécialiste en la matière, M. Gabriel Bonvalot essaie de faire toucher

I. Par Gabriel Bonvalot. Pion, éditeur.


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du doigt aux indifférents l'étendue du mal, et il préconise des remèdes. On ne peut que gagner à méditer l'exemple de l'Espagne et de l'Angletere. A noter surtout, pour cette dernière, les néfastes conséquences de la politique indienne des derniers cabinets radicaux : les praticiens du Civil Service s'en liraient autrement mieux que les politiciens idéologues, les véritables auteurs de la dangereuse agitation actuelle : à chaque peuple ses moeurs et ses institutions est une vérité d'expérience par eux par trop dédaignée. Nos administrateurs coloniaux, que les fantaisies ministérielles font valser sans trêve d'une colonie à l'autre, l'ignorent plus que les autres. Qu'il s'agisse de nos possessions d'Afrique ou d'IndoChine, il faudrait pourtant reconnaître que noirs ou jaunes, nos sujets ont une organisation sociale qui ne répond pas si mal à leur situation, et que l'administration doit s'en inspirer. M. Bonvalot voudrait que les fonctionnaires fussent formés sur place, — et Stabilisés ; il rêve d'un ministre compétent et qui ne changerait pas. Mais il n'y compte guère. Napoléon, rappelle-t-il, lisait le Journal d'Adlerfeld pendant la campagne de Russie, et les fautes de Charles XII ne lui servirent pas. Les Français font comme Napoléon. Trop juste. Et si ce n'était qu'au sujet des colonies !... — F. R.

Barcelone et les grands sanctuaires catalans '. — En somme, c'est une étude sur la Catalogne qu'aurait dû nous donner M. Desdevises du Dezert. Il faut regretter qu'il ne l'ait point fait expressément, et qu'il n'ait consacré qu'un court chapitre aux caractères généraux, géographiques et historiques de cette province.

Ainsi le mérite de l'unité semble manquer à ce livre où l'élégance ne le cède point à l'érudition. Barcelone, comme ville d'art, a beaucoup perdu lors des incendies provoqués par les troubles de igio. Et quoi qu'il s'agisse d'une cité industrielle en pleine croissance, il est à craindre que le. xx« siècle remplace mal ce qu'il a détruit. Il sévit là-bas un singulier architecte, M. Gandi, dont les créations semblent atteindre — au dire de notre auteur, d'ordinaire indulgent — les limites du monstrueux. Ceux qui

i. Par G. Desdevises du Dezert. Un volume de la collection : les Villes d'art célèbres, chez Laurens.


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veulent étudier l'architecture moderne feront mieux de l'aller faire en Allemagne, où elle est beaucoup trop décriée.

La deuxième partie de l'ouvrage — la plus intéressante et la plus neuve — est consacrée aux grands sanctuaires catalans. Les amateurs d'art, et même les amateurs de romantisme pittoresque, y trouveront leur compte. Aux derniers je recommande deux photographies éloquentes : le Seo de Manrèse, et les âpres rochers de Montserrat. — P. C.

Livres reçus. — FERNAND LAUDET : La vie qui passe (Perrin).

— ANTOINE BAUMANN : L'union dans la famille (Perrin). — PIERRE LAVEDAN : Léonard Limosin et les émailleurs français (Laurens).

— HENRI DE CURZON : Mozart (Alcan). — LIEUT.-COL. D'ANDRÉ : Les franges du drapeau (Berger-Levrault). — COMTE DE MAUGNY : Cinquante ans de souvenirs (Pion). — HENRY BELLUE : Le carquois empoisonné (Crès). •— BERNARD BARBERY : Le -fils unique (Figuière).— DANIEL THALY: Nostalgies françaises (La Phalange).

— F.-J. THIRY : Théorie du point de départ (L. Lacroix). — F.-J. THIRY : Une colonie (L. Lacroix). — ADMENNE CAMBRY : La Correspondance (Colin). — FRIEDRICH HEBBEL : Les Niebelungen (Figuière). — Louis TEXIER : Aux morts pour la patrie (Messein).

— JEAN PIOT : Le village (Figuière). — SYLVAIN BONMARIAGE : Les caprices du maître (Figuière). —: Louis TÉNARS : Le curé Bourgogne (Figuière). — ROSITA : Parce que (Maurice Bauche). — YOUSSOUF FEHMI : Considérations sur là Turquie vaincue (Chez l'auteur).— RENÉ D'ALSACE : Les cendres bleues (Ernest Devillers.

— EDMOND STOFFLET : Le bois chenu de Domrémy-la-Pucelle (Crépin-Leblond). — GASTON PICARD : Quatre figures de cirque (Le jardin fleuri). — ISAAC BLÛMCHEN : Le droit de la race supérieure (La Renaissance française). — RENÉ-LOUIS DOYEN : Un passé mort (Figuière). — P. HUSSON : La Quotidienne Aventure (Figuière).


LA PLACE DE GRÈVE

Elégances germaniques.

Une des plus importantes maisons de produits chimiques de Berlin publie un catalogue en français dont nous serions désolés de ne pas faire connaître la préface à nos lecteurs :

Après un intervalle relativement long nous avons le plaisir de présenter à nos chalands estimés une édition nouvelle de notre catalogue chimique.

Le développement des diverses branches de la science chimique etlefaiten résultant que par làlenombre des appareils et ustensils, qui y seraient à énumérer, ne cesse d'augmenter, nous à engagés à faire abstraction d'une énumération alphabétique des articles isolés — comme nous l'avions fait auparavant - et à donner une forme nouvelle à nos catalogues. Dès lors nous nous rapportons au groupement donné sur le revers du titre de ce catalogue.. D'après ces groupes nous comptons partager nos catalogues à l'avenir. Dans la division du catalogue présent nous nous sommes donnés bien delà peine de compiler autant que possible des articles homogènes.

Par cette nouvelle division nous espérons avoir augmenté l'aperçu synoptique de notre catalogue, tout en pourvoyant à son commode maniement par nos chalands. Mais si dans cette nouvelle division se montraient des imperfections, nous demanderions à nos.


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chalands estimés de 1 indulgence ; et nous leur serions bien obliges s'ils appelaient notre attention sur une meilleure et plus avantageuse division du catalogue.

Un nouvel arrangement de plus que nous y avons fait dans l'intérêt surtout de nos chalands en gros, c'est le tarif mobile introduit pour des cas que de grosses quantités fussent achetées. Par ce tarif mobile nous disposons de tous les avantages d'achat en gros et de notre fabrication propre en grosses quantités immédiatement en faveur de nos chalands.

En tout cas nou (sic) ne voulons pas laisser passer cette opportunité sans remercier sincèrement nos chalands estimés de bien des impulsions et de l'énergique support dans le développement de nos entreprises, et nous esprimons (sic) par la présente le désir et l'espoir que nos catalogues, même dans leurs formes nouvelles, soient chez vous les bien venus en amis anciens.

Nous vous prions de vouloir bien agréer l'assurance de notre parfaite considération.

On voit encore dans cet étonnant catalogue que le mot allemand qui signifie tube de caoutchouc est traduit par outre. Outre, boufre !

LE BOURREAU.

L Administrateur gérant : EUGÈNE MARSAN.

Poitiers. - Société française d'Imprimerie