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Titre : Revue pratique d'apologétique / sous la direction de MM. Baudrillart, Guibert et Lesêtre

Éditeur : G. Beauchesne & Cie (Paris)

Date d'édition : 1913-02-01

Contributeur : Baudrillart, Alfred (1859-1942). Directeur de publication

Contributeur : Guibert, Jean (1857-1914). Directeur de publication

Contributeur : Lesêtre, Henri (1848-1914). Directeur de publication

Contributeur : Verdier, Jean (1864-1940). Directeur de publication

Contributeur : Bainvel, Jean-Vincent (1858-1937). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328612033

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb328612033/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 19171

Description : 01 février 1913

Description : 1913/02/01 (A8,T15,N177).

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k55747298

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 19/01/2011

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Apologétique

Apologistes du dehors :

René Boylesve Henry Bordeaux,

Pierre Lasserre,

On se livre un peu plus que de raison peut-être à l'exercice facile de comparer ensemble MM. Bordeaux et Paul Bourget. Il y a sans doute quelque parenté intellectuelle entre ces deux écrivains : les mêmes problèmes les attirent, les mêmes solutions surviennent au bout de leurs analyses. Mais leur écriture n'est pas de même famille. Dans sa marche lente et minutieuse, M. Bourget ne fait pas songer, il me semble, à M. Bordeaux, qui porte en sa manière une sorte de brusquerie mousquetaire, une décision preste, où se retrouve la désinvolte agilité du montagnard alpin. Parmi les jeunes écrivains de la même génération que Bordeaux, c'est René Boylesve, son " plus cher ami », son camarade du café Vachette, qui paraît tenir de plus près à M. Bourget par le goût qu'il a de fouiller les âmes et de pousser longuement sa pointe en elles jusqu'aux extrêmes limites du conscient. Avec plus d'heureuse fluidité dans la phrase, avec cette exquise vénusté tourangelle qu'il tient de son harmonieuse province, Boylesve aime à se jouer dans l'inextricable réseau des complications sentimentales où s'engagent volontiers ses héros. Comme Bourget, il aime à se pencher sur les âmes fébrilement anxieuses, sur celles que travaillent de hautes préoccupations morales, qu'une délicatesse inquiète destine aux pathétiques aventures passionnelles.

Il sait, comme tout Français qui s'est abreuvé aux sources helléno-latines, et dont l'enfance a baigné par surcroît dans une atmosphère catholique, que la passion n'est pas émouvante hormis chez les âmes de conscience morale chatouilleuse. Il a bien vu, comme Bordeaux et comme Bourget, que, pour un être de sens moral atrophié nul problème vraiment tragique ne peut se poser, ni même s'amorcer, puisque la passion se développe librement en lui, sans rencontrer d'obstacle intérieur, sans y éveiller de conflit. L'être amoral n'a pas

REVUE D'APOLOGÉTIQUE. — T. XV. — N° 177. — Ier FÉVRIER 1913 4l


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à lutter contre lui-même, il n'a qu'à se débattre contre des obstacles extérieurs. Quand une passion l'envahit, une seule inquiétude le tient : supprimer les entraves que mettent à sa fantaisie la société, les usages, la famille... En l'absence de débat intime, il donne du front, s'il est violent, avec une brutalité de fauve, contre les barrières qui le maintiennent. Son agitation, pour délirante qu'elle soit, ne peut nous inspirer qu'une émotion physiologique. Nos nerfs en peuvent être ébranlés un instant, nul plaisir esthétique, durable et profond ne peut surgir pour nous d'un tel spectacle 1. Il faut être misérablement étranger à notre race et à notre culture, n'avoir même aucune culture, être Bernstein ou Porto-Riche, pour prétendre nous émouvoir à fond d'âme avec les fureurs déchaînées d'un être sans scrupules de moralité. Quand un de ces êtres frénétise en notre présence, nous ne ressentons qu'une petite excitation physique passagère, pareille à celle que nous donne une bête de proie qui se heurte aux barreaux de sa cage ou qui terrasse son dompteur 1 !

Boylesve connaît les infinies ressources d'art que recèlent les âmes en qui la vie morale n'a pas fléchi. C'est à cette sorte d'âmes qu'il s'intéresse exclusivement depuis des années déjà, évitant néanmoins de les choisir irréelles à force d'émotivité maladive, comme le fit parfois Bourget. Il oriente ainsi délibérément son observation vers les vieilles familles provinciales où subsistent, plus nombreux qu'ailleurs, de ces types humains vénérables, en qui des siècles de vertu bourgeoise s'épanouissent et donnent leur fruit. Il n'eut pas toujours cette sagesse avisée. Il y eut pour lui, comme pour tant d'autres, des années d'erreur où sa plume s'abaissa à des exercices indignes de son talent, où il écrivit des contes légers et même licencieux qui n'auront qu'un destin éphémère parce que, si le métier en est joli, la substance en est vaine. De sa molle Touraine, il ne recueillit d'abord que l'enseignement de volupté ; avec insouciance, il livra sa barque aux flots orageux de la mer Tyrrhénienne; il se laissa captiver au chant des sirènes... Mais il éprouva que si l'Embarquement pour Cythère est toujours triomphal, il y a de prompts et mélancoliques retours pour les âmes profondes !

M. Boylesve revint bientôt vers sa province pour écouter son

I. Ainsi donc une conception matérialiste de l'homme et du monde limite notoirement le champ de l'artiste. Elle' amoindrit le nombre des conflits utilisables, et fait perdre toute profondeur à ceux qui restent. Cette petite considération apologétique, qui s'offre d'elle-même au passage, n'est pas ici déplacée!


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autre voix, sa voix grave, sa voix maternelle, et se faire instruire par elle. C'est aux environs de 1900 qu'il se reploya sur soi pour renouer au passé les anneaux brisés de son âme. Il nous a conté lui-même, dans la préface de La Becquée, ce pèlerinage à la terre des morts qui fut pour lui le point de départ d'une ascension, ou, si l'on veut, d'un approfondissement de son être moral : « Je suis retourné, écrit-il, dans le pays où j'ai été enfant, où mes parents sont morts, où ils étaient nés. J'ai poussé la grille du jardin et la porte d'entrée ; j'ai ouvert des placards; j'ai marché dans un long corridor; et la maison déserte se repeuplait et s'animait dans ma mémoire. J'ai été si ému par tout ce que je voyais que, même longtemps après mon retour à Paris où l'on oublie tout, l'ébranlement de mon petit voyage persista et me parut d'un ordre supérieur à la plupart de mes souvenirs. C'est, je le crois, parce qu'il était fait d'un élément dépassant de haut mes émotions personnelles et que les scènes et les figures que l'air natal évoquait étaient les scènes et les figures communes à la famille provinciale française qui a élevé les hommes âgés aujourd'hui d'environ trente ans. » Ces lignes sont de 1901.

L'ébranlement de son petit voyage en province reçut le complément, semble-t-il, d'un autre ébranlement plus décisif encore. La grande folie de l'Exposition, de cette formidable foire où il vit tout un peuple se ruer vers le bien-être matériel comme vers sa fin unique, où il vit tant d'imbéciles s'emplir la bouche du grand mot de Progrès et proclamer avec emphase que l'homme allait devenir dieu, toute cette orgiaque agitation chiffonna sa naturelle élégance d'âme et l'accabla de dégoût. C'est vers ce temps aussi que Brunetière, Bourget, et d'autres vigoureux esprits, brusquant leur évolution, se préparaient aux démarches définitives. Bordeaux, l'ami de coeur, s'était nettoyé l'esprit des nuées septentrionales, il avait rejeté l'ibsénisme et retrempé son âme à la tradition. Il eût fallu être une petite tête bien vaine pour ne pas réfléchir sur tous ces événements et ne pas se demander si l'homme qui tient une plume n'a pas, plus que d'autres, l'obligation stricte de pénétrer le sens de la vie et d'en inculquer le respect aux lecteurs, ses tributaires. M. Boylesve consentit à entendre la leçon de ses vieilles grand'mères, qui furent fidèles à leur terre, fidèles à leur religion ; il les laissa refaire lentement son âme ; il cessa de sourire quand elles lui redisaient comme Tante Félicie dé La Becquée : «Mon petit, crois-en ta vieille tante qui est tout près d'aller se faire juger par le Bon Dieu. Ce n'est pas vrai; tout n'est pas vain. » Dès lors, les livres de M. Boylesve devin-


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rent plus graves et plus recueillis. M. André Chaumeix nota qu'il allait se spiritualisant.

Lorsque, voici deux ans, il nous donna La jeune fille bien élevée, la critique hésita, déconcertée, devant cette oeuvre complexe qui étudiait un monde peu connu du profane. L'auteur s'était aventuré à décrire une éducation religieuse chez les Dames du Sacré-Coeur. Mal préparé à conduire utilement son enquête en ce jardin fermé qu'est un couvent, il aperçut et nota surtout les côtés mesquins de cette vie claustrale où s'élaborèrent tant d'admirables caractères. Il parut donner comme règle générale ce qui n'était qu'anomalie et dérogation ; il nous montra des religieuses, à l'âme étroite, poursuivant un idéal de piété romantique et repaissant de chimères leurs petites couventines exaltées. Le public catholique s'accorda à tenir cette étude pour parodique et mal observée. Des élèves du Sacré-Coeur élevèrent une juste protestation et représentèrent à l'auteur que ses intentions pouvaient être pures, mais que son information était insuffisante. Je crois que M. Boylesve en convint intérieurement. Il s'est défendu, je le sais, mais assez mollement et sans grande efficace. Dans sa plus récente préface il a écrit : « C'est le problème de l'éducation de la jeune fille que l'on a voulu voir traité dans mon sujet. Ma prétention n'avait jamais été si grande ! Les uns ont cru que j'attaquais les méthodes anciennes ; les autres ont découvert, chez moi, d'incontestables complaisances pour les usages d'autrefois. C'est que je décrivais tout bonnement l'état d'esprit d'une jeune fille à une époque donnée et rien de plus. » Rien de plus ? M. Boylesve ne sent-il pas qu'il réduit ainsi la valeur et la portée de son oeuvre ?Ne se rend-il pas compte aussi que l'état d'esprit dont il parle n'est pas seulement décrit par lui mais expliqué d'une certaine manière, et que c'est précisément de cette manière qu'on lui fait grief parce qu'elle est inexacte ? M. Boylesve plaide innocent et ne veut pas avoir écrit à la légère. Nous comprenons ce souci d'exactitude rétrospective, car avoue-t-on jamais de bonne grâce ses petites inadvertances professionnelles ?

Si l'on me disait néanmoins que, sentant son audace, l'auteur conçut le dessein de faire amende honorable pour son livre un peu frondeur, je ne m'en étonnerais pas et je verrais dans Madeleine jeune femme 1, sa dernière oeuvre, une discrète réparation offerte aux nobles femmes qu'il avait injustement blessées.

I. Madeleine jeune femme, roman par RENÉ BOYLESVE. I vol. 3 fr. 50. CalmannLévy, Paris.


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Je n'entends pas expliquer ce livre tout entier par un dessein préconçu. Comme le dit M. Boylesve, le romancier ne crée pas la vie, il l'observe et la photographie : « Un roman, dit-il, est un miroir magique où la vie, trop vaste pour la plupart des yeux, vient se refléter en un raccourci vivant. » Oui, le romancier qu'est M. Boylesve se plie d'ordinaire à la réalité; il offre son miroir à la vie et fait, avec conscience, sa fonction d'enregistreur. Mais il a le choix du spectacle à refléter; et le choix qu'il fait justement nous ouvre un coin de son âme. Son effort d'objectivité absolue n'est jamais complètement opérant.. M. Boylesve veut bien lui-même en convenir : « Il n'y a point, dit-il, de Littérature totalement impersonnelle.» Nous sommes donc autorisés par lui,à interroger son oeuvre pour savoir d'elle ce que le cerveau qui l'a conçue a pensé de la réalité observée.

Or, je vois que Madeleine jeune femme, c'est la jeune fille bien élevée, sortie de son couvent, mariée et jetée dans un monde hostile et sans moralité, qui mérite tous nos mépris et les obtient d'emblée. En sa douce héroïne Madeleine, l'auteur a mis toutes ses complaisances ; il l'a faite sympathique et séduisante ; il a voulu que nous l'aimions. Selon qu'il le désire, nous l'aimons ! Mais précisément, il se trouve que cette Madeleine, après trois ans que nous l'avons quittée, nous apparaît à peine reconnaissable. On nous l'a changée ! Cette jeune fille, qu'on appelait par une sorte de dérision a la jeune fille bien élevée », nous avons la surprise de constater qu'elle a été véritablement bien élevée. Mise en tentation soudain de trahir ses devoirs d'épouse, elle trouve en elle, à l'heure critique, une force ignorée qui la sauve d'une déchéance. « Ah ! dit-elle, si je n'avais été dressée par ma famille et mon couvent, ma vie conjugale était de ce jour-là flambée ! » L'édifice intérieur de son âme, patiemment élevé par les saintes femmes de son couvent, avait donc été plus solidement construit et plus intelligemment aménagé qu'on ne nous l'avait fait prévoir dans La jeune fille bien élevée. Les Dames du Sacré-Coeur avaient fait de bonne besogne dans cette petite conscience inquiète. Et s'il faut juger l'arbre à ses fruits, concluons, par Madeleine jeune femme, que l'arbre était bon puisqu'il donne un si beau fruit. L'éducation religieuse avait laissé l'aiguillon dans l'âme de la jeune fille. C'était au couvent qu'elle s'était entraînée à fouiller sa conscience, à écouter le commandement intérieur, à extirper le péché, et qu'elle avait imprimé dans ses chastes muscles la séculaire horreur des siens pour le mal, notamment pour le désordre des moeurs. Ce qu'il y a de meilleur en elle


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est religieux. C'est à son couvent qu'elle doit — et qu'elle attribue d'ailleurs — le miracle de salut par quoi elle est un jour préservée de s'avilir : « Mon cher couvent, où j'avais passé dix ans... Dix ans de notre vie sur vingt, c'est un compte, et c'est la période ineffaçable. Là, mon éducation m'avait révélé des joies d'une singulière saveur. Ma piété, jugée même excessive, avait été pour moi une cause de délectation sans égale, et m'avait inspiré un grand dégoût de tous les sentiments qui n'étaient ni très hauts, ni très purs... Je savais refouler mes sentiments les plus vifs, et, au moment où l'on croit qu'ils vont éclater, détourner ma pensée de moimême, la fixer sur quelque chose de très grand ou d'infini, songer, comme on l'enseignait au couvent, aux souffrances de Notre-Seigneur... Notre esprit, notre coeur, et j'oserai dire notre chair même étaient imprégnés d'idées, et de cette idée entre autres que nous étions respectables; respectables, non tant à cause de notre chétive personne et par une vanité sotte, mais à cause de la famille dont nous détenions l'honneur, à cause des moeurs dont nous représentions la fleur, et, par dessus tout, à cause de la grâce divine qui nous avait touchées. » Vraiment, l'éducation qui versait dans les âmes de tels sentiments n'était pas méprisable! Et M. Boylesve, on le sent bien, ne la méprise pas, ou du moins ne la méprise plus. La valeur pragmatique dont il la pourvoit — puisque c'est à cette réserve incomparable de scrupules chrétiens qu'il attribuera le sursaut vertueux de son héroïne — manifeste avec évidence la sympathie secrète qu'il lui accorde désormais 1.

La force d'une âme est dans sa culture chrétienne. L'auteur n'a pas craint de regarder en face cette redoutable vérité, et d'en tirer les conséquences nécessaires. Par la bouche de son héroïne, il pose nettement la question de savoir si l'on est en mesure de remplacer, pour la génération de demain, le divin ferment religieux, grâce auquel la génération d'hier s'était gardée dans une approximative propreté morale. Madeleine avait reçu une forte éducation religieuse. Dix années de couvent avaient accumulé en elle un de ces tenaces parfums de

I. On peut mesurer ainsi le chemin parcouru depuis les romans libertins de sa jeunesse, quand Ernest Charles qui n'est pas une timide pâquerette pouvait écrire : « Les héros dé René Boylesve ne sont guère soucieux que de plaisirs sensuels... Ils sont plus épris de gaudriole, si j'ose dire, qu'ils ne sont amoureux.., René Boylesve pense les représenter mieux dans leur amabilité en multipliant consciencieusement les anecdotes un peu grivoises. » En ce temps-là les romans de M. Boylesve tendaient à prouver «que les bonnes leçons morales ne servent de rien ». Aujourd'hui, ils s'efforcent de prouver justement le contraire! Madeleine jeune femme répare pour La leçon d'amour dans un parc!


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vertu dont l'arome remonte ensuite par bouffées tout le long de la vie, comme dans ces vieux sanctuaires où persiste une très ancienne odeur d'encens. A l'heure grave de la tentation, elle n'eut qu'à s'abandonner à la vague de fond, lentement formée dans son âme par la prière et les sacrements, pour rentrer dans sa ligne droite. Mais, sa fille? Sa fille qui vit dans une lourde atmosphère d'indifférence religieuse, qui n'a sous les yeux que des exemples d'atonie spirituelle, d'insensibilité morale, où puisera-t-elle la force de maintenir son intégrité ? a II vous faudrait être des anges pour ne point vous conduire comme des brutes », dit Madeleine à son mari. Et nul de nous n'est un ange, elle le sait. Que sera donc sa fille ? Elle voit l'abîme, et, rentrant en elle-même un instant, elle ébauche ce terrible examen de conscience qui devrait faire trembler toutes les mères : « Quand un instinct secret, une voix du plus profond de moi m'affirme que ce que je sens de meilleur en moi provient des restes de cette foi candide et parfaite, je pâlis et je tremble à la pensée de ce que vaudra ma fille, élevée par l'ombre que je suis et dans une atmosphère cent fois plus hostile à la cohésion de nos vieux atomes chrétiens, si raréfiés, que ne le fut l'air que j'ai respiré. » Il faudrait avoir, en effet, la candeur d'une très jeune autruche pour imaginer que la génération prochaine vivra efficacement du parfum d'un vase vide, comme disait Renan, alors que le parfum d'un vase débordant ne suffit même plus à la génération présente.

Boylesve n'a pas cette illusion naïve, et sa confiance dans l'aide chrétienne est si entière, qu'il nous montre Madeleine côtoyant l'abîme pour avoir seulement laissé s'appauvrir en elle la sève de sa vie religieuse, pour avoir reployé cette magnifique paire d'ailes dont parle Taine, qui nous élève au-dessus de nous-mêmes : « Nous prîmes l'habitude de n'aller qu'à la messe de midi, c'est-à-dire à une réunion de gens distraits, pressés de déjeuner, ou de courir aux matinées, et qui semblent faire au bon Dieu une suprême concession : on sent que de tous leurs devoirs religieux, ce bout de messe là est le dernier. Je me moquais de ces catholiques négligents,dans les débuts; peu à peu, comme les autres, je m'accommodai très bien de cette formalité réduite, pendant laquelle ma pensée n'avait ni le loisir, ni même le désir de descendre jusqu'à cet arrière-fonds de nous-mêmes où le sens religieux se retrouve. Ma piété naturellement diminua. » La vie morale suivit en Madeleine la fortune de la vie religieuse. La courbe du fléchissement pour les deux vies se déroule toujours parallèlement. M. Boylesve n'a garde d'oublier leur dépendance mutuelle I


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II ne m'échappe pas que la victoire finale de la jeune femme trouve une part de son explication dans cette grande force naturelle que sont les hérédités. Une longue lignée d'honnêtes grand'mères lui a légué, comme à tant d'autres, un trésor inappréciable « de moeurs réservées, force puissante, dit-elle, bien supérieure à nous-mêmes et à notre meilleure volonté 1. » Mais ce legs précieux justement, cette richesse transmise, de quoi donc est-elle faite, sinon d'une séculaire discipline chrétienne, et ne revenons-nous pas toujours au même point? N'est-ce pas dans l'ascèse et les sacrements que les vieilles grand'mères ont acquis cette aptitude à vaincre le mal qu'elles lèguent à leur petite fille ? Il éclate aujourd'hui que M. René Boylesve entend ainsi les choses!

Faut-il donc conclure que ce romancier est un chrétien ? Je ne sais ! Et peut-être serait-il audacieux de l'annexer, sans autre examen, à notre Communion ! J'incline à le croire pourtant, sinon chrétien de fait, au moins chrétien d'aspiration. Il y a dans Madeleine jeune femme un personnage énigmatique dont on nous dit : a Son cerveau seul était chrétien. » J'imagine volontiers M. Boylesve un peu pareil à ce personnage de pensée agile, de dialectique déliée, habile «à faire sans cesse le tour complet de chaque chose ». M. Boylesve pense chrétien, et le résultat de ses analyses à l'heure actuelle impliquerait, en rigoureuse logique, le pur christianisme et même le catholicisme. Mais qui ne sait que l'adhésion de l'esprit précède souvent de bien loin l'adhésion réelle et effective, l'adhésion de toute l'âme avec le complément des actes ? Du personnage auquel j'ai fait allusion on nous dit encore : « A l'occasion des sujets traités autour de lui, il savait d'un tour preste vous ramener, de ce qu'il y a en eux de trompeur et d'éphémère, à ce qu'il y a en nous de fondamental et d'éternel. » Cela est parfaitement vrai de M. Boylesve, mais ceci l'est aussi peut-être autant : « Il y avait en lui des contradictions. Il disait lui-même que ni le monde ni l'homme ne peuvent s'expliquer que si l'on admet des vérités contradictoires. II piquait votre curiosité sans vous satisfaire, mais il

I. Nous pourrions craindre en lisant cette phrase et en l'isolant de son contexte que M. Boylesve ne verse, lui aussi, dans une sorte de fatalisme psychologique, fatalisme auquel M. Bordeaux n'a peut-être pas échappé dans La Croisée des chemins. Mais d'autres textes nous rassurent, et celui-ci notamment : " Je ne dis pas cela pour m'innocenter, je ne suis pas du tout de celles qui n'acceptent aucune responsabilité; je sais trop bien ce que nous pouvons sur nous-mêmes et quelle veulerie se cache sous l'opinion que nous sommes le simple jouet des choses. Non, mille fois non! nous ne sommes pas le seul jouet des choses ! »


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vous avait menés par deux ou trois chemins si curieux ou si beaux, que l'on ne demandait qu'à prolonger le voyage. » Au demeurant, « c'était un homme singulier... fort capable de proclamer en plein Paris la grandeur du catholicisme ».

Je crois que M. Boylesve serait « fort capable, en ce moment, de proclamer en plein Paris, comme son héros, la grandeur du catholicisme ». Quant à tirer de son oeuvre de plus fermes conclusions ! en vérité, je ne sais ! Et pourtant, je ne puis me résoudre à admettre qu'on soit capable d'écrire les pages ardentes qui couronnent son livre, qu'on puisse chanter un tel hymne à la vie chaste, chrétienne, immolée, quand, en soi, « le cerveau seul est chrétien. » ! Il y a là, dans les dernières pages de Madeleine jeune femme, de certains accents dont l'émotion ne trompe pas et qui ne sont accordés, semble-t-il, qu'à une sensibilité religieuse, qu'aux âmes naturellement chrétiennes comme dit Tertullien !

M. Bordeaux naquit certainement un jour faste et sous une constellation favorable. Il n'est encore qu'au milieu de sa course et déjà l'auréole des classiques entoure son front. Son oeuvre est la proie des commentateurs. Autour d'elle, s'élève l'amas des gloses, et,bien avant son achèvement,elle nous a été plus abondamment expliquée que ne le fut celle même de Corneille et de Racine, avant l'heure où ces hommes divins transmirent le flambeau. Toujours heureux, M. Bordeaux tomba, voici quelques mois, entre les mains d'un critique tout d'or, d'un pur lettré, qui, s'étant aventuré à travers son oeuvre avec le dessein d'y faire une rapide promenade d'agrément, s'y attarda et n'en sortit — je comprends si bien cette faiblesse ! — qu'après l'avoir explorée dans tous ses coins, traversée dans tous ses sens. Heureuse musardise, qui nous vaut l'étude critique la plus solide et la plus complète dont écrivain contemporain ait été jusqu'à présent l'objet. M. Joseph Ferchat 1 a pu écrire 400 pages sur M. Bordeaux sans que cet ample vêtement submergeât son héros et étouffât son oeuvre. Pas un moment, nous n'avons l'impression que ce vêtement flotte ou fait des plis. Et cette robustesse d'une oeuvre qui peut soutenir le poids d'un tel commentaire sans en être écrasée,est une admirable chose en littérature. Mais il

faut admirer aussi que le commentaire ne soit pas débordé et

»

1. Le Roman de la famille française, par JOSEPH FERCHAT, I vol. 3 fr. 50. Paris, Pion.


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qu'il tienne de son propre poids : sua mole stat. C'est un grand signe en sa faveur. Il en possède d'autres.

Il dit tout l'essentiel sur l'oeuvre de Bordeaux; et les oeuvres qui viendront désormais ne feront que fournir la vérification des jugements déjà portés. Il y a du définitif dans presque tous les chapitres de ce livre, surtout dans ceux qui s'intitulent : Le paysagiste de la Savoie. — Individualisme et solidarité familiale. — Le directoire de l'Épouse. — Le peintre des épouses et des mères. — Apologie du christianisme par la loi de partage des habitudes morales.— Ce sera décidément la bonne aventure pour M. Bordeaux d'avoir eu comme critique M. Ferchat qui n'a pas fait seulement une étude abstraite de son oeuvre, mais a composé une sorte de florilège où nous pouvons odorer les plus belles fleurs de son jardin. En parcourant le livre de M. Ferchat, il est impossible de ne pas tenir M. Bordeaux pour l'un des plus parfaits écrivains de ce commencement de siècle. Lu de la sorte, en anthologie, il nous apparaît allégé de son plus sensible défaut, de son seul défaut peut-être, qui est la rançon du plus beau don : l'extrême facilité 1 ! La facilité, a-t-on dit, est la plus précieuse des qualités à condition de n'en user jamais. Il arriva, je crois, à M, Bordeaux d'en user et même d'en abuser, Il n'eut pas toujours la patience de remettre sur le métier certaines pages de forme un peu lâchée, écrites à l'improvisade, et qui eussent voulu être filtrées, tamisées, puis recondensées, avant d'être livrées aux presses. Comme les grands écrivains qui puisent au trop plein de leurs richesses, il estima parfois que créer seul est beau, que corriger est

i. Je constate d'ailleurs avec infiniment de plaisir — car M. Bordeaux est un écrivain que nous devons chérir pour son effort de salut public et que nous devons à cause de cela désirer parfait — je oonstate qu'au lieu d'aller empirando, comme la plupart de nos écrivains contemporains qui fléchissent après la maturité, il va en grandissant chaque jour. Il a pris sur lui d'écrire avec plus de lenteur et de faire difficilement des proses faciles. Lui-même nous a fait confidence de cette petite inversion dans sa méthode. Il est allé voir, il y a quelques mois, l'écrivain belge Carton de Wiart qui sait être, avec uue admirable aisance, à la fois orateur politique, avocat, conférencier, poète et romancier ; il lui a demandé le secret de faire tant de choses en si peu de temps, et ce secret M. Carton de Wiart le lui a révélé : c'est la lenteur. « Pour mener de front tous ces travaux divers et les conduire à bien avec égalité, il allait lentement. C'est le secret que je lui dois et que je vous livre ». Depuis que M. Bordeaux a dérobé ce secret a M. Carton de Wiart, et qu'il s'est mis au régime de la lenteur, il écrit avec une perfection croissante. L'évidence de ce perfectionnement éclate dans sa seconde série de Vie au théâtre. J'ai dit ailleurs ce qu'il y avait parfois de court et d'elliptique dans ses démonstrations de la première série. Ici la vigueur critique est merveilleusement soutenue et extensive; elle se déploie dans une forme à peu près sans bavure. Ce livre classe son auteur, et le porte au tout premier rang de la critique contemporaine.


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plat, mais il n'échappa pas à la petite mésaventure d'une intermittente faiblesse.

Nous ne devinerions pas cette menue misère à lire M. Ferchat. Toutes les pages qu'il cite sont parfaitement exquises. Il a mis M. Bordeaux en bouquet! Et je prie qu'on donne ici tout son sens à bouquet,car M, Ferchat n'a pas jeté, au hasard, sous nos pas la jonchée confuse de ses fleurs. A l'exemple de la bouquetière Glycera,il les a « disposées, diversifiées ». Il a reconstruit et mis en système la pensée sporadique de M. Bordeaux, dispersée à travers vingt ouvrages, et il a écrit un livre qui s'intitule à bon droit : Le roman de la famille française. Ce livre a un centre, un sujet et ce sujet, c'est la famille. Bien souvent, il arriva que des auteurs furent littéralement mis en pièces par leurs critiques et présentés au public déchiquetés, méconnaissables, disjecta membra poetse. Plus heureux, M. Bordeaux a été coordonné, simplifié, unifié par son critique. Et nous ne sommes pas ici en présence d'une tentative d'unification rétrospective, comme en essaye maint écrivain qui, vers la quarantaine, se fait honte à lui-même de ses oscillations passées et tente de nous faire prendre ses étourderies pour une évolution logique et délibérée. M, Ferchat n'eut pas besoin de recourir aux artifices d'une captieuse herméneutique pour nous montrer dans l'oeuvre de M. Bordeaux un dessein préconçu, une idée directrice vers quoi tout s'oriente. Voilà vingt ans que ce polygraphe de très grand talent, tour à tour essayiste, romancier, critique, novelliste, emploie sans désemparer les divers modes de son activité à construire ou reconstruire le magnifique édifice de la famille française où s'abrita son enfance. Son traditionalisme est aussi ancien que son oeuvre. Il n'eut point comme le fier Sicambre à brûler ce qu'il avait adoré, car il ne dressa jamais d'autel aux fausses divinités d'une heure : anarchisme, individualime, cosmopolitisme. Ces turlutaines éphémères, dont tant de pauvres têtes s'affolèrent chez nous, lui furent odieuses dès le premier jour.

Ai-je bien dit : dès le premier jour? Et ne vais-je pas recevoir un démenti de M. Bordeaux lui-même qui confessait, il y a quelques mois, dans une nouvelle préface de ses Ames modernes, avoir subi jadis l'engouement des ibséniens pour les nébuleuses rêveries Scandinaves, pour les frénésies déclamatoires d'un tolstoïsant individualisme ? Il est vrai — et pour être tout, à fait exact, il convient de l'avouer — son cerveau d'adolescent, aux heures ardentes du quartier latin, n'échappa pas complètement à la séduction des nuées septentrionales. Mais ce ne fut qu'une passagère ivresse, anodine coqueluche d'enfant,


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petit accès de fièvre romantique dans la griserie d'un départ à l'aube. Il ne fut pas vraiment entamé. L'étude qu'il a consacrée à Ibsen dans Ames modernes 1 est le seul vestige de cette courte minute où, chevauchant la Chimère, le jouvenceau jeta sa gourme. Quinze ans de lutte pour la tradition ont noblement effacé cet instant de folie ! Il la republie aujourd'hui, cette étude, mais il lui inflige la marque de sa réprobation. « La lecture, écrit-il, m'en est devenue particulièrement pénible ! » A nous, au contraire, elle nous cause une sorte de joie complexe, parce que nous y trouvons un motif de nous réjouir deux fois de l'adhésion que donne aujourd'hui l'auteur à nos idées les plus chères.

Ne l'oublions pas, en effet, c'est tout un paganisme pernicieux qui s'impliquait dans l'individualisme du dernier siècle finissant. Si cette doctrine, venue du Nord, avait été recueillie et couvée par nos cerveaux latins, exaltée par nos sensibilités plus vibratiles d'hommes du Midi, elle eût déchaîné chez nous une campagne furieuse d'anticatholicisme. Si cette campagne est suspendue momentanément, c'est parce que la glorieuse phalange des Bourget, des Brunetière, des Barrès, entraîna presque entière, à sa suite, la jeune génération littéraire à laquelle appartenait Bordeaux. Tous ses amis du café Vachette : Albalat, Jacques des Gâchons, Charles Maurras, Edmond Pilon, René Boylesve... sont devenus les champions d'une tradition qui sert indirectement la vérité. Plusieurs parmi eux ne sont pas chrétiens, mais ils aident les autres à le devenir.

C'est en rentrant dans le grand courant traditionaliste que Bordeaux s'est acheminé vers le catholicisme. Avant de rentrer à l'église, il est rentré d'esprit et de corps dans sa province, dans son village, dans sa maison... Et là, voyant que tous les êtres chers ou familiers continuaient de se rendre à l'église et qu'ils y puisaient le meilleur de leur vie spirituelle, il les a suivis, par habitude d'abord, puis par goût et par besoin. « Notre naissance, écrit-il dans sa récente préface d'Ames modernes, a créé notre dépendance. Une maison, un clocher, un horizon familier, de chers visages penchés, voilà ce que nos yeux ont commencé par voir. Ainsi nous avons pris contact avec la réalité. Cette réalité-là, française et catholique, elle est la couleur de notre vie. » De cette réalité française et catholique, il n'est pas douteux qu'il se détacha un instant, nous l'avons

l. M. Henry Bordeaux vient de rééditer ce petit livre, premier ouvrage sorti de sa plume, dont il avait lentement laissé s'écouler l'édition, et qui constitue un document de premier ordre pour l'étude de son âme et de son temps,


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assez dit, mais il n'est pas douteux, non plus, qu'il s'y est redonné de tout lui-même. « Que je devais être bientôt ressaisi par ma terre et mes morts ! » dit-il. L'éducation qui avait rythmé son âme selon le voeu de Platon eut vite fait de réduire les maléfiques puissances étrangères qui faillirent la gâter. En dépit de son biographe, M. Britsch, qui incline à ne le pas croire touché à fond par le catholicisme et ne lui veut supposer qu'une inopérante sympathie pour les réalités chrétiennes, nous pouvons être assurés que sa pensée est nôtre comme sa sensibilité. Si je n'en avais pas reçu confirmation personnelle de qui seul pouvait la donner, j'en trouverais la preuve encore dans la préface d'Ames modernes : « Le lecteur qui consentira à me suivre de ce premier livre de jeunesse jusqu'à La neige sur les pas, écrit M. Bordeaux, mesurera aisément le chemin parcouru. Mais ce chemin fut parcouru d'un seul élan. Ainsi le Pascal Rouvray de La Croisée des chemin entendit brusquement l'appel qui fixait son choix. » Nous pensions bien, avant même que l'auteur nous y invitât, que c'était en La Croisée des chemins qu'il fallait aller chercher les éléments d'une autobiographie morale. Il n'était pas facile de se méprendre ! Nous nous rendions compte que le Pascal Rouvray, ressaisi soudain « par sa terre et par ses morts » après une dernière flânerie d'étudiant au jardin du Luxembourg, réprésentait largement l'auteur lui même, que son père avait aussi, quinze ans plus tôt, rappelé vers la Savoie et que la poussée de ses hérédités, après un court déchirement, avait livré « à la chère autorité de la terre natale ». Mais pour qu'aucun doute ne subsiste en nous, il écrit le 10 novembre 1911: a C'était un soir de novembre comme aujourd'hui. Peut-être suis-je au quinzième anniversaire ; peut-être est-il échu il y a deux ou trois jours. Dans les allées — du Luxembourg — j'errais, cherchant ma détermination. Les branches nues des arbres se découpaient en noir sur un couchant de sang et d'or. Les roulements du tambour qui préviennent les promeneurs de la prochaine fermeture des grilles retentirent à l'autre bout du jardin. Il fallait me hâter. Je croyais que je n'étais pas encore décidé quand je savais, en toute certitude, que je n'entendrais plus ce tambour qui me chassait... En Savoie, je retrouvai dans mon cabinet d'avocat, où une autre main qui s'en était souvent servie les avait laissés, de vieux maîtres trop oubliés, un Joseph de Maistre, un Bonald, un Le Play, sans compter l'Iliade et l'Enéide que mon père me racontait dans l'herbe, à la campagne, quand j'étais petit, en sorte que j'ai eu pour camarades d'enfance les héros d'Homère et de Virgile. J'ai mieux compris la délicatesse et le tact d'un éducateur in-


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comparable, dont l'autorité savait se tempérer de patience, et qui, loin de brusquer un caractère, lui donnait le temps de revenir de lui-même avec sa fierté intacte. » Ce père, dont l'intelligente autorité s'exerçait ainsi par personne interposée et reconquérait totalement son fils par l'intermédiaire de Bonald et de Le Play, était un catholique c'estoc et de taille. M. Descotes nous a tracé le portrait de cet intègre juriste, de ce militant que fut maître Lucien Bordeaux, père d'une admirable tribu où nous rencontrons une Soeur de charité missionnaire, un officier colonial déjà glorieux, et un écrivain qui lui-même est un soldat...

Il est bien rare que des hommes de sa valeur ne transmettent pas, comme héritage à leurs fils, leur pensée intégrale. Le grand Savoisien Joseph de Maistre estimait avec raison que c'est aux genoux de la mère que se façonne tout entier cette merveille qu'est l'Homme de bien. On lègue ses tares physiologiques, mais on lègue aussi ses richesses spirituelles, et si l'âme du père est saine, il n'est pas commun que l'âme du fils soit médiocre et « rhumatisante ». Comment M. Bordeaux, dont l'admiration filiale est si profonde et si justifiée, n'aurait-i] pas « aspiré », comme on disait à Port-Royal, l'âme chrétienne de son père. La qualité de ses adhérences familiales nous garantit la direction de son esprit. S'il vint à la vérité d'un seul élan, ainsi qu'il l'affirme, c'est que la vérité catholique était incluse pour lui dans la tradition savoisienne et dans la tradition paternelle, c'est que, du point où il est aujourd'hui parvenu, les diverses vérités ressaisies lui semblent se confondre en un seul courant.

Pourtant j'incline à croire qu'il y eut un temps où son christianisme était plus virtuel qu'explicite, où la profession de notre foi, lui apparaissant comme une inéluctable éventualité, était ajournée par lui, justement parce qu'il savait avec certitude qu'elle surviendrait un jour. On ne se hâte pas vers les biens assurés. On les sent à portée de la main, et l'on attend parfois, comme Brunetière, jusqu'au suprême avertissement de la mort pour les cueillir. M. Bordeaux fut plus sage. D'un second élan, sans crise tragique, ayant écouté plus attentivement la voix de ses morts, il entra un matin en communion totale avec ceux « dont l'inspiration secrète parle aux vivants, dans la substance de l'âme, un merveilleux langage à la fois divin et humain ». Je sais combien sont périlleuses les investigations dans ce jardin mystique qu'est l'âme religieuse, mais je sais aussi n'être pas téméraire en signalant une transformation récente et définitive chez M. Henri Bordeaux. Le « lan-


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gage humain » de ses morts, il l'entend depuis quinze ans, mais leur " langage divin » ne l'entend-il pas surtout depuis... la Robe de laine? Avec quelle symptomatique insistance, en ces derniers mois, n'a-t-il pas noté que, chez l'homme de quarante ans comblé de gloire, un travail intérieur se fait qui le pousse à « changer de vie », à prendre des résolutions décisives? Je me plais à penser que cette quarantième année, franchie récemment par M. Bordeaux, fut aussi pour lui une année climatérique, et que les sollicitations du Démonde midi, si elles se firent entendre à lui, n'eurent pour effet que de le rejeter décidément dans la direction suivie par ses pères, dans la voie sans retour.

Puisque lui-même nous indique La Neige sur les pas comme le terme de son évolution, ne tenons pas pour indice négligeable que la scène finale de ce livre se passe dans une église, au pied d'un autel catholique.C'est au sortir d'une messe et, pour ainsi dire, sous la bénédiction du prêtre, que se réconcilient et rentrent dans la paix deux âmes ravagées. Ferons-nous une vaine hypothèse en imaginant que le tumulte passager de la quarantième année fut apaisé en M. Bordeaux par le bienfait d'une religion mieux connue et plus complètement vécue?

Quiconque lira d'une âme bienveillante la dernière série de La Vie du théâtre percevra nettement, dans ces pages vigoureuses, le son d'une âme catholique. Un souffle chrétien a traversé ce livre. Je ne sais quel critique inattentif avait cru pouvoir, à l'apparition de l'ouvrage, reprocher à M. Bordeaux des complaisances excessives pour ces judaïsants dramaturges qui ont fait de la scène française un étal de corruption : PortoRiche, Bernstein, Bataille... La méprise était forte, et si flagrante vraiment, que M. Bordeaux demanda et obtint une rétractation. N'est-ce pas à chaque page que, dans sa belle langue rapide, dense et péremptoire, vêtement d'une pensée très ferme, il donne des verges à ces écrivains étrangers qui campent sur le sol de la Patrie et la désagrègent ? Il qualifie de « répugnante » leur « audace physiologique » et s'indigne de ce que,pour eux, «la religion,l'honneur, la délicatesse morale, le sens de la durée, de la continuité, de la responsabilité humaines sont choses abolies ». Il n'y a qu'un écrivain chrétien pour sentir avec cette vivacité les atteintes faites à la morale !

Et d'ailleurs, les aveux le plus explicitement marqués de. christianisme abondent dans ce livre et j'en pourrais faire toute une gerbe : « L'amoralité, dit M. Bordeaux à la page 317, ne saurait donner la perfection esthétique qu'aux petites oeuvres bornées. Toutes les grandes oeuvres se sont ruées à l'assaut de


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Dieu. » A Maurice Maeterlink il souhaite « une âme catholique », et, cueillant sur les lèvres de son héros Tyltyl ce bien joli mot : « il n'y a pas de morts », il ajoute aussitôt : « Combien le sens religieux élargirait une telle parole! Elle deviendrait la paraphase de cet Ego sum resurrectio et vita que je ne puis entendre pour ma part sans un frisson d'espérance. » Un peu plus loin il écrit : « Je ne goûte guère les spectacles sacrés que l'on a accoutumé de donner pendant la semaine sainte. Je préfère relire l'un ou l'autre Evangile. » Le Saint-Sébastien de ce cabotin d'Annunzio qui, un matin, nous apporta d'Italie ses névroses mystiques, lui inspire cette juste et rude réflexion: « Les saints qui reçurent les stigmates n'en firent pas des conférences ou des grimaces : ils se contentèrent de souffrir avec joie de cette marque de l'amour divin. » Cette réflexion porte plus loin qu'il ne paraît, si l'on y prend garde. M. Bordeaux ne dit pas : " Les saints dont on raconte dans la légende... » Crânement affirmatif, il prend le fait à son compte et ne l'envoie pas dire. In hoc laudo.

Je ne le louerai pas moins d'avoir écrit La Neige sur les pas, car la veine d'où a jailli ce livre est saine et l'inspiration en est chrétienne encore. Un écrivain qui m'est cher et dont les jugements m'impressionnent toujours a fait une vive querelle à l'auteur pour nous avoir donné, dans ce roman, le spectacle du désordre moral. Je n'entre pas parfaitement dans l'intelligence de tous ses griefs. Si plusieurs pages du livre me paraissent, en effet, périlleuses pour certains, à cause de leur précision descriptive trop poussée, il faut pourtant avouer que l'impression d'ensemble est salutaire, et que bien peu de romans donnent autant que celui-là la sensation de l'âpre et implacable désenchantement qui s'abat un jour ou l'autre sur tout amour irrégulier. L'artiste ne peut pas conter éternellement de liliales idylles. La réalité presque entière est l'objet de son art, et, s'il veut tirer pour nous de son observation des leçons de vie, il ne doit pas seulement considérer ce qui fait s'épanouir les foyers mais ce qui les corrompt et les fait crouler. Il traverse un champ de bataille et doit se pencher sur les blessés. Nous conter Philémon et Baucis est certainement une manière, la meilleure même, d'exalter la poésie des accords sans nuages, des lunes de miel sans déclins, mais nous faire sentir l'acre tristesse qui monte de toutes les immoralités, de toutes les mésententes conjugales, en est une autre d'une efficacité non moins certaine. L'Ecriture nous offre les deux types d'histoire pédagogique. L'artiste peut peindre le désordre, sous la condition que sa manière soit chaste et que ce désordre


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nous soit donné comme tel. Il faut que les personnages vicieux portent au front le signe de leur déchéance et qu'ils en aient le sentiment dans le coeur; et il faut encore que l'écrivain les marque de sa réprobation. C'est à quoi M. Bordeaux n'a pas manqué. Les deux couples qui évoluent dans La Neige sur les pas crient leur misère du fond de leur désordre; l'improbation de l'auteur est sur eux. Dans leur dégoût d'eux-mêmes, ils aspirent d'ailleurs à remonter.

Ils remontent, en réalité, et leur ascension s'accompagne, se scelle même d'un acte religieux, ce qui en élargit la signification. Toutes ces histoires de divorce, de fugue, de discorde, s'achèvent en un triomphal épithalame, en un hymne à la vie saine et droite, réglée par la Cité, sanctionnée par la Religion. Sur les débris du foyer renversé, un foyer nouveau se reconstruit. Nous ne campons pas sur des ruines. Du haut des cimes, M. Bordeaux a fait descendre un air vif et pur qui balaye les miasmes où nous avons passé. On a dit que le livre n'était pas pour les âmes délicates et pures. Je ne sais, et il se peut. Mais, il est pour toutes les autres et j'ai l'idée que cela fait bien du monde. Et puis, parmi les âmes pures, n'oublions pas celles qui furent, qui sont, ou qui seront tentées. — Qui donc est à l'abri de la tentation ? — Il est bon que ces âmes, avant d'être entamées, sachent vers quelle désolation elles s'acheminent si elles faiblissent. En vérité, sauf quelques pages de description trop vive, ce livre est bon, et tout l'apparente littérairement aux chefs-d'oeuvre. Son art sobre et dépouillé, son affabulation ingénieuse, sa caractéristique exacte et pénétrante, son analyse profonde, en font une oeuvre de tradition classique qui touche jusqu'au fond résistant de l'âme humaine universelle. C'est par de telles oeuvres que s'établit dans le monde le bienfait de notre magistrature littéraire. M. Bordeaux est savoyard et nous peint la Savoie, mais, comme tous les hommes supérieurs, il dépasse de loin sa race et, pénétrant jusqu'au tuf humain, il fait revivre devant nous ce que l'on a justement appelé l'Homme éternel.

La personnalité littéraire de M. Pierre Lasserre ne peut laisser personne indifférent. Cet écrivain pugnace est un tempérament, une intelligence, au service d'une doctrine entreprenante. Il est loisible de le discuter, non pas de le dédaigner. La place brillante qu'il occupe à présent dans la critique il la conquit il y a quelques années par un âpre livre de combat qui, engageant une guerre d'extermination contre le Romantisme français,

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mit en effervescence le petit Landerneau universitaire et déchaîna des passions encore aujourd'hui mal apaisées. Ce coup d'éclat vouait M. Lasserre à des haines implacables. Sonner l'hallali contre une école que Victor Hugo, passé dieu, avait couverte de son autorité sainte, c'était un crime inexpiable. Pour un universitaire comme Iui, offenser les grandes ombres de Rousseau, de Michelet, de Hugo, c'était s'envelopper d'hostilité éternelle, c'était noyer les poulets sacrés. P. Lasserre le savait. Il ne parut pas inquiet de son audace.

Ce professeur adore le bruit des batailles, le parfum de la poudre. Pugiliste d'instinct, ivre d'action, comme les contrebandiers béarnais ses compatriotes, il incline aux offensives hardies. En ses veines, il faut le croire, coule un peu du sang de ces reîtres ferrailleurs qui suivaient le roi de Navarre à son panache blanc. Il est prêt aussi pour les défensives obstinées et ne craint pas les assauts. Il en eut de redoutables à subir après son Romantisme français, mais il sut tenir le coup, sentant sur sa poitrine une armure trempée aux eaux du Styx. Je crois qu'il a gagné la bataille et que, si le néo-classicisme triomphe aujourd'hui, c'est lui qui fut un des meilleurs ouvriers de la victoire.

Je ne suis pas aussi animé que lui contre les romantiques français et je ne leur ai pas voué une haine personnelle; mais n'est-ce pas parce qu'il leur a porté des coups rudes, peut-être excessifs, que nous pouvons user de rémission à leur égard et Tes accueillir avec une bienveillance relative? En mettant le Romantisme à sa place il l'a rendu inoffensif. Nous pouvons maintenant sans péril, selon le voeu de Barrès, l'annexer à notre patrimoine littéraire, et faire notre miel de ses richesses verbales. Il suffit que nous nous soyons immunisés au préalable contre son déséquilibre intime par une forte culture classique. Si nous le rangeons au service du classicisme, qui seul est une doctrine d'art légitime, nous pouvons utilement nous enrichir de ses dépouilles pour aecroître notre matériel littéraire et perfectionner nos moyens d'expression.

C'est ce qu'a fait sans doute M. Lasserre lui-même. Je ne pense pas qu'il eût écrit de la même encre si le hasard l'eût fait naître en 1750. Sa phrase chargée d'électricité, son vocabulaire riche de mots explosifs, sont d'un écrivain sur qui la grande tourmente romantique a passé et fait son oeuvre, d'un écrivain qui a discipliné ses puissances, organisé ses richesses, mais qui a fart un gros héritage. La raison gouverne en lui une sensibilité vigoureuse, une imagination abondante et fleurie. Dans lâme de P. Lasserre, ainsi que dans toute âme


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bien tenue, lai faculté souveraine est obéie comme une reine par les facultés subalternes.

Je trouve la preuve de ceci dans le roman qu'il nous donne aujourd'hui : Le Crime de Biodos 1. II y chante la nature, la riante nature pyrénéenne, avec une émotion qu'on sent vibrante, mais qui se contient exactement dans les limites imposées par le récit, La loi du genre est sur lui. Il accepte, et bride sa faculté imaginative. Si Mélibée, dans une églogue, peut s'abandonner à sa rêverie bucolique, le romancier dans un récit doit s'asservir aux nécessités de l'action ; il n'a pas le droit, par simple fantaisie, de s'arrêter au nid du buisson, ni de flâner dans des oasis. Disons d'ailleurs qu'à Lasserre, cérébral et classique par tempérament, cette servitude ne pèse pas, La nature n'étant pas pour lui une confidente mais une conseillère, il va vers elle, non pour s'attendrir, se perdre et se dissoudre en mélancolie, mais pour se viriliser au contraire et puiser dans le spectacle de sa noble beauté une exaltation nouvelle de se» énergies. Les description» chez M. Lasserre ne sont pas à côté du récit, elles se fondent en lui. Le paysage est un aliment de la vie mentale de ses héros : « Mais quand, sorties du couvert ombreux, elle» pénétrèrent dans les prairies qui entourent Poyanne, un grand spectacle les attendait qui exaltait toujours l'imagination de la jeune fille... Elle aimait surtout — c'est la grâce unique de nos vallées béarnaises — ces saulaies qui peuplent les rives du gave et qu'il emporte par morceaux, terre et arbres pour les déposer au milieu des eaux comme s'il voulait embellir d'un vaporeux archipel son cours démesurément élargi. Le temps de la moisson approchait et la nappe argentée du torrent, les teintes pâles des arbres aquatiques faisaient ressortir la chaude flavescence des grands champs de blé mûr. Certes, tous ces aspects, tous ces objets eussent été beaux sous d'autres cieux. Mais il y avait sur eux comme un surcroît de beauté et de lumière qu'ils empruntaient au reflet partout répandu d'un lointain sublime, à la splendeur de l'horizon montagneux qui les environnait. » Toute cette page respire la santé et la joie de vivre. M. Lasserre n'est pas l'héritier des poètes poitrinaires, chantres des feuilles mortes, et des pâles clairs de lune.

Mais encore une fois quand on lit de telles descriptions, on sent que le romantisme a passé là et fourni des couleurs à la palette de l'écrivain. Seulement, l'on voit aussi comment l'au1.

l'au1. Crime de Biodos, roman par PIERRE LASSERRE, 3 fr. 50. Paris, Plon Publié d'abord par la Revue Hebdomadaire.


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teur a refondu et « frappé à son effigie, comme dit Barrès, l'or des tributaires ». Le classicisme de M. Lasserre apparaît jusque dans le titre qu'il adopte, jusque dans le sujet qu'il traite. Comme nos vieux maîtres qui ne se faisaient pas scrupule de recourir à « l'homicide acier », il n'a pas balancé à nous conter une histoire, une histoire d'allure mélodramatique avec assassinat, instruction judiciaire, fausse piste, réhabilitation de l'innocent, châtiment du coupable... Ce faisant, il s'est mis en bonne compagnie, avec Bordeaux et Bourget, qui suivent stoïquement la vieille tradition balzacienne, classique, et donnent à leurs études de moeurs le support d'un conte romanesque. M. Lanson qui a des fiches plein ses tiroirs, mais qui n'a qu'une petite once de goût littéraire, traite avec une altière arrogance les intrigues de Balzac. C'est une bien fine bouche ! M. Lasserre n'a pas de ces délicatesses, et, sachant que nous sommes tous, en dépit de nos airs supérieurs, de grands enfants, il nous fournit avec raison l'appas d'une fable habilement tissée.

J'ai évoqué le grand souvenir de Balzac. Je ne voudrais pas en écraser M. Lasserre, mais il faut bien dire pourtant que ses personnages à lui aussi, très vivants et fortement caractérisés, nous laissent deviner par delà leur individualité tout le groupe social auquel ils appartiennent. Ce sont des individus, mais des individus d'une province, d'une profession, d'une classe. Toute la province, toute la profession, toute la classe, revit en eux. Voici le Magistrat si profondément marqué du pli professionnel, voici le jeune Gentilhomme qu'une erreur judiciaire jette en prison et qui voit la nuée des ennemis ignorés surgir autour de lui, hurler à ses chausses et esquisser la danse du scalp, et voici la Tenancière de cabaret louche... puis dans le lointain, servant de fond à cette toile, la multitude amorphe, la molle pâte humaine, lente à s'émouvoir « bovinement apathique », comme dirait Huysmans, qui s'immobilise dans une apparente indifférence, jusqu'à ce qu'un homme d'action, un conducteur de foule, se lève et la lire de sa léthargie. En sorte qu'une belle leçon d'énergie se dégage spontanément des faits simplement notés, une leçon que l'auteur ne semble pas avoir cherchée, tant elle fait corps avec le réel et se mêle au récit, mais qui s'harmonise pourtant merveilleusement avec ses doctrines les plus chères!

J'ignore quelles sont les idées religieuses de M. Pierre Lasserre; et rien dans son livre ne me permet de conjecturer qu'il soit nôtre par la croyance. J'aurais voulu qu'il nous fît sentir plus nettement sa réprobation personnelle pour les libres moeurs


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de ses héros. On sent pourtant, je dois le dire, qu'il ne les tient pas pour exempts de reproche, tant qu'ils ne sont pas rentrés dans la moralité et dans la ligne droite du mariage chrétien. Les moeurs irrégulières sont pour lui erreur et misère, sinon péché. M. Lasserre est-il catholique autrement que Charles Maurras qui honore le Catholicisme comme l'armature morale de la Patrie, sans lui donner l'adhésion de son esprit? Je ne sais, mais je vois que, du moins, il engage de brillantes passes d'armes avec les ennemis les plus haineux du catholicisme, je considère qu'il porte de bien jolis coups aux têtes réputées pensantes du parti libre-penseur. Dans son dernier livre La Doctrine officielle de l'Université1,il passe par les verges etfouette jusqu'au sang les solennels et creux docteurs qui ont forgé les maximes pernicieuses dont l'état de choses actuel n'est que la traduction en actes. Une certaine sottise sorbonnique en est, si je ne m'abuse, pour toujours dégonflée. MM. Durkheim, Seignobos, Lanson, Aulard, Baldensperger auront de la peine à se radouber! Le pire tour que M. Lasserre leur ait joué, ce n'est encore pas de les avoir attaqués, mais de les avoir cités ! Que nous avions donc tort de médire des textes ! Rien n'est beau comme un texte!... J'entends comme un texte de Durkheim ou de Seignobos. M. Lasserre offre à notre admiration toute une flore merveilleuse de ces textes fameux qui firent délirer une génération entière de petits fichomanes. Cueillonsles ces textes inestimables, insérons-les au meilleur endroit de notre portefeuille, et portons-les sur notre poitrine. Quand un de ces Messieurs, par qui ces textes furent perpétrés, fera mine de vouloir nous brimer, nous n'aurons pas besoin, comme l'Enfant grec, de demander de la poudre et des balles, nous n'aurons qu'à rendre à la lumière un des monuments de sa sottise.

Nous n'entendons pas d'ailleurs, non plus que M. Lasserre, que cette action de guerre contre une Sorbonne germanisante soit considérée comme une campagne contre l'érudition. Récemment, dans La Revue bleue, M. Alfred Croiset s'est donné la tâche facile de venger l'érudition qui n'était pas attaquée. Le Temps répondit avec raison : « La question est précisément de savoir si d'autres personnes que M.Alfred Croiset n'ont pas poussé la méthode jusqu'à la manie, et si, par passion maladive pour l'érudition, elles ne sont pas allées jusqu'au mépris des idées générales et au mépris de la beauté. » C'est justement

I. La Doctrine officielle de l'Université, par PIFRRE LASSERRE, 7 fr. 50. Mercure de France, Paris.


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« la passion maladive » que poursuit M. Lasserre, c'est la « manie » et les maniaques qu'il a souffletés. Et il l'a fait, disons-le pour conclure, avec une abondance de verve, une gaieté persifleuse qui nous met incessamment le sourire aux lèvres. L'écrivain n'est pas parfait, je le sais. Cet intellectuel passionné a une sorte de vigueur tourmentée qui n'arrive pas toujours à trouver, pour vêtir sa pensée, une expression parfaitement limpide. Il se contente parfois de formules épineuses, apoplectiques et légèrement obscures à force de compression. Mais ce n'est que le petit revers de très beaux dons. Si M. Lasserre ne cherche pas d'ordinaire pour sa phrase la majesté des contours, il obtient sans peine la force pénétrante, la vigueur condensée qui communique à ses tours comme une vibration d'airain. Il a des mots soudains, des formules éclatantes dont le discours reçoit un scintillemet et comme un bref éclair métallique. On croit entendre, en le lisant, le petit crépitement rauque d'une lointaine fusillade ou d'une flambée d'herbes sèches. Vraiment, M. Lasserre n'est pas un écrivain quelconque, ni un cerveau banal! Il n'aime pas les saules pleureurs et n'est pas amateur de musique sur l'eau ; mais il professe énergiquement avec Chamfort que les écuries d'Augias ne se nettoient pas avec un plumeau. Aussi joue-t-il allègrement d'un vigoureux balai !

FRANCIS VINCENT.

L'oeuvre artistique des Ordres mendiants

L'histoire de l'art religieux, si en vogue aujourd'hui, est en partie inséparable de celle des ordres monastiques. Les moines n'ont pas été seulement, comme on le croit parfois, les conservateurs des trésors littéraires de l'antiquité, des défricheurs de forêts ou des colonisateur» de solitudes ; ils ont couvert l'Europe d'une admirable variété de chefs-d'oeuvre : ils sont les maîtres de l'art du moyen âge. Ceux de Cluny mirent leur puissance au service de l'art roman ; ceux de Citeaux propagèrent hors de France l'architecture dite a gothique » ; on connaît moins l'oeuvre artistique des disciples de saint François et de saint Dominique ; et cela s'explique. Il semble, en effet, au premier abord, que les mendiants, de par l'esprit même de leur Ordre, aient dû rester totalement étrangers aux


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choses de l'art. Ne sont-ils pas les fidèles amants de Dame pauvreté, avec qui saint François contracta naguère de si touchantes fiançailles ? A supposer d'ailleurs qu'ils en eussent les moyens, avaient-ils le droit d'imiter leurs confrères des ordres voisins?

La question n'est pas superflue, puisqu'elle se posa à Assise le jour où quelques frères s'avisèrent de recueillir des dons pour élever une basilique à leur fondateur. Les disciples de la première heure s'opposèrent énergiquement à ce dessein. ils prétendaient que les « bâtisseurs » violaient l'esprit de l'Ordre, compromettaient son admirable souplesse par la rigidité de leurs installations permanentes et rivaient à la terre les âmes. La querelle se termina, comme il fallait s'y attendre, par la défaite des intransigeants. Aussi bien les communautés agrandies ne pouvaient-elles plus se calquer sur les groupes restreints du début. Si l'attrait de l'ascétisme invitait les Mineurs à revivre la vie semi-nomade de saint François, les nécessités de leur apostolat les obligeaient à se rapprocher des villes, où gîtait le menu peuple objet de leur prédilection ; aux ermitages de roseaux devaient succéder les monastères urbains. Mais quand leurs chefs se furent rendu compte de cette nécessité, ils s'efforcèrent du moins de bannir de leurs constructions le luxe qu'ils flétrissaient ailleurs. Chez les Dominicains comme chez les Franciscains, les églises ellesmêmes furent dépourvues des plus humbles ornements; défense fut faite de les voûter, de les peindre, d'y placer des vitraux, etc. — interdictions qui font songer à celles de saint Bernard et qui n'eurent d'ailleurs pas plus de succès. Dès la fin du XIIIe siècle, on les violait partout, du consentement même des supérieurs. Hâtons-nous de le dire cependant, alors même que les mendiants n'auraient bâti ni couvents, ni églises, leur oeuvre artistique n'en serait pas moins considérable. Au moyen âge, en effet, pour agir sur l'art et enrichir son domaine, il n'était pas nécessaire de disposer de richesses matérielles, ni d'être au courant des formules esthétiques; il suffisait d'offrir aux artistes de nouveaux thèmes d'inspiration. L'art n'était alors que la traduction très exacte de la pensée ou de la sensibilité chrétienne et derrière chaque peintre ou sculpteur, on peut découvrir un théologien, un prédicateur ou un liturgiste. Or, nous allons le voir, à partir de la fin du XIIIe siècle, les Mendiants ont été les inspirateurs préférés des artistes ; c'est à eux que durant trois siècles l'art religieux emprunta ses thèmes les plus originaux et les plus touchants.


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Dans le livre si précieux qu'il a consacré à l'Art religieux de la fin du moyen âge en France, M. Emile Mâle, avait indiqué à maintes reprises l'importance artistique de l'apparition des Mendiants. Il faisait entrevoir la fécondité magnifique et durable des écrits de leurs mystiques et des sermons de leurs prédicateurs ; et il souhaitait qu'on coordonnât les conséquences artistiques de leur apostolat du XIIIe au XVIe siècle. Un de nos jeunes historiens de l'art, M. Louis Gillet, vient de faire ce travail d'ensemble 1.

Le sujet était vaste, complexe et souvent délicat. Si M. Gillet ne peut prétendre l'avoir épuisé, il en a donné du moins un tableau suffisamment complet, où tous les points essentiels sont mis en relief. Peut-être aurait-il dû insister davantage sur l'architecture des Dominicains et, tout en réservant à la peinture italienne la place prépondérante qui lui revient, faire une part un peu plus grande à celle des autres pays. Mais ce léger exclusivisme qui s'explique aisément — M. Louis Gillet a surtout pratiqué l'Italie et ses peintres, — ne tire pas à conséquence. Tel quel, l'ouvrage est remarquable par les qualités de mise en oeuvre et de synthèse qu'il suppose. Il faut surtout louer son auteur de n'avoir pas séparé l'histoire artistique de l'histoire sociale, d'avoir su montrer leur compénétration réciproque durant ce moyen âge, où l'art fut vraiment le miroir fidèle des sentiments du peuple, « l'indice de sa santé ou de son malaise, la mesure de son idéal ou de sa moralité ». Ainsi comprise, l'histoire de l'art prend sa véritable signification. Au lieu de se réduire à n'être qu'un catalogue d'une désespérante sécheresse ou un recueil d'impressions plus ou moins factices, elle apparaît comme l'histoire même de la civilisation et ses révélations sont autrement précieuses que les textes des traités officiels ou les récits de batailles, car elle a pour documents « la mystérieuse et touchante écriture, où nos pères ont déposé le secret de leurs émotions et les mémoires de leur coeur ».

C'est en nous inspirant de cette méthode que nous voudrions résumer — d'après les ouvrages déjà cités — l'oeuvre artistique des Mendiants. Il ne s'agit donc pas ici de critiquer des oeuvres ou d'écrire des monographies d'artistes, mais plutôt de montrer comment les sentiments nouveaux répandus dans le monde par les disciples de saint François et de saint Dominique furent pour l'art une source inépuisable de représentaI.

représentaI. GILLET, Histoire artistique des Ordres Mendiants, I vol. in-8°. Paris, Laurens, 1912.


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tions inédites. Quelles que soient les différences très réelles qui existent entre les deux grands ordres mendiants, nous ne séparerons pas leur action artistique, qui fut le plus souvent analogue. Qu'il suffise de noter que les oeuvres plus spécialement inspirées des Dominicains ont en général un caractère savant et symbolique qu'on chercherait en vain dans les productions si simples, si humaines et si touchantes du génie franciscain.

L'oeuvre architecturale des Mendiants est moins originale et bien moins riche que celle des Bénédictins ou des Cisterciens. Leurs monastères, hâtivement et pauvrement bâtis, n'offrent en général rien de comparable aux splendides édifices qui firent jadis le renom de Saint-Denis ou de Cluny. Leurs modestes églises ont disparu presque toutes, aisément renversées par le temps, souvent aussi — surtout celles des Dominicains — par la haine des hérétiques. C'est peut-être en Italie qu'il en subsiste le plus ; dans le reste de l'Europe elles sont très clairsemées.

Il est difficile de les ramener à un type unique. Différents en cela des autres ordres, les Mendiants n'ont pas eu d'architecture propre ; le style de leurs églises a dépendu le plus souvent des ressources du pays ; ils ont visé avant tout à l'économie et à la commodité. De là certains caractères qu'on retrouve dans la plupart de leurs églises et qui, à défaut de style commun, leur donnent un certain air de ressemblance. Elles favorisent admirablement la prédication et le service divin. L'architecte devait faire en sorte que tous les fidèles pussent apercevoir le prêtre à l'autel et le prédicateur en chaire 1 : aussi rien d'inutile ni d'encombrant, des piliers aussi minces et aussi rares que possible, ce qui obligeait à supprimer les . vastes chapiteaux sculptés et les voûtes pesantes, à supprimer de même les colonnes aux larges bases. Nous sommes loin du programme des architectes des cathédrales : l'utilité remplace ici la virtuosité 2.

I. La chaire était naturellement l'élément essentiel du mobilier de ces églises. M. Gillet se demande avec raison si la chaire fixe, conçue comme faisant corps avec l'architecture, n'est pas due aux mendiants. Les chaires de ce genre ne semblent apparaître dans les cathédrales que vers 1260, auparavant on parlait d'un petit escabeau ou encore du jubé.

3. Ce que nous venons de dire ne s'applique évidemment qu'à l'ensemble des églises des Mendiants. Mais ils ne se sont pas contentés de cette multitude de frêles édifices. Au temps de leur puissance ils ont bâti, eux aussi, un certain nombre d'importantes églises. C'est en Italie que s'élevèrent les plus belles.


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Cette sobriété ne devait pas être sans charme, à en juger par l'église si curieuse des Jacobins de Toulouse, qui subsiste encore. Elle se compose d'une double nef séparée dans le sens de la longueur par une file de sept colonnes qui supportent les arcs des voûtes de briques. Dans le choeur, les deux voûtes se fondent en une seule et leur quarante nervures retombent sur un pilier central, d'où elles semblent rejaillir comme un bouquet de palmes. C'est sans doute le chef-d'oeuvre de l'architecture dominicaine en France.

A partir du XVe siècle, apparaît dans les églises dominicaines un membre nouveau, la chapelle et souvent même la nef du Rosaire. Les Prêcheurs, qui avaient organisé et propagé la dévotion nouvelle, réunissaient dans ces nefs séparées les nombreux membres de la confrérie, car les laïques ne tardèrent pas à célébrer la Vierge avec autant d'ardeur que les moines.

Ces églises si simples, qui font faire parfois la moue aux admirateurs exclusifs du grandiose, furent extrêmement populaires et l'on peut se demander si les cathédrales excitèrent plus de sympathie. Est-ce parce que les fidèles, les plus humbles surtout, s'y sentaient plus à Taise ou par attachement aux Mendiants ?Toujours est-il qu'elles furent littéralement pavées de tombeaux et que le nombre est infini de ceux qui désirèrent y dormir leur dernier sommeil. Les rois de France eux-mêmes aimaient à y faire inhumer une partie de leurs restes et les familles illustres en vinrent peu à peu, en Italie surtout, à réserver pour leur sépulture une chapelle dans une église des Mendiants. Sur les morts planait ainsi la prière ininterrompue des moines.

Sans parler de la doubla basilique d'Assise, immortalisée par les fresques de Giotto, ils firent construire, près de leurs principaux couvents, des églises qui comptent parmi les plus curieuses de la péninsule. Elles nous montent combien l'Italie resta réfractaire au gothique et comment, dès le XIXe siècle, la Renaissance s'y préparait. M. Thode, qui les a spécialement étudiées (Cf. Saint François d'Assise et les origines de la Renaissance en Italie) croit pouvoir diviser les églises italiennes des Mendiants en quatre familles. Mais dans toutes on retrouve déjà ce goût des lignes horizontales et des vastes espaces qui caractérise les édifices imités de l'antique et qui s'oppose aux principes gothiques. Faut-il s'en indigner et reprocher à ces églises de n'être pas chrétiennes ? Nous nous garderons bien d'intervenir dans un débat qui n'est pas près de finir et nous nous contenterons de faire remarquer que ces églises italiennes des Mendiants ne ressemblent pas plus à celles qu'ils bâtirent en Allemagne qu'à celles de France ou d'Espagne, ce qui revient à dire qu'ils n'eurent pas, comme certains autres ordres, d'architecture spéciale et qu'ils sa bornèrent à adopter celle du pays où ils s'installaient.


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Assez restreinte sur l'architecture, l'influence des Mendiants fut au contraire considérable sur la peinture et la sculpture du moyen âge finissant.

Avant d'aborder ce qui constitue l'oeuvre de l'ordre tout entier, il faut dire quelques mots de l'influence toute personnelle exercée par saint François d'Assise sur la peinture italienne du XIV siècle. Elle est indéniable, mais il ne faut pas en chercher le secret dans de prétendues théories esthétiques du saint, dans son génie si naturellement poétique ou encore dans son amour de la nature. Il réside uniquement, écrit M. Gillet, dans le don miraculeux des stigmates dont fut honoré saint François et qu'on ne découvrit qu'après sa mort.

Nous avons peine aujourd'hui à comprendre l'effet de cette révélation. Du jour où l'on sut que le saint était marqué des signes, du Christ, il apparut comme une créature à part. On ne vit plus en lui que le « second exemplaire » du Christ dont il portait le sceau. C'est ce qui explique son inamense popularité. C'est de là aussi qu'est sorti pour la peinture italienne un fécond renouveau.

Depuis de longues années les peintres religieux se contenitaient de travailler d'après d'antiques formules, inlassablement transmises d'atelier en atelier : c'était le règne de la copie, A de rares exceptions près, on ne songeait plus à regarder la nature et il semblait que la source de l'art fût tarie. Mais quand il fallut sur les murs neufs 1 de la basilique d'Assise raconter la merveilleuse histoire de saint François, les formules se révélèrent insuffisantes et force fut d'innover, de créer.

Il s'agissait, en effet, de reconstituer, dans le pays même où elle s'était écoulée, une vie dont le souvenir hantait toutes les mémoires et qui apparaissait, de par le miracle des stigmates, comme une « traduction moderne de l'Evangile ». Ses moindres détails et ses plus humbles réalités revêtaient par le fait même une valeur considérable ; il importait donc de les recueillir. Mais ces détails, ces réalités, cette atmosphère, ce décor en un

I. Les partisans intransigeants du gothique seraient peut-être moins hostiles à l'architecture italienne de la fin du moyen âge, s'ils voulaient bien remarquer que c'est précisément à sa méconnaissance du gothique que nous devons les plus belles fresques des primitifs. Du jour où en France les églises, grâce à la croisée d'ogive, s'étaient transformées en « lumineuses maisons de verre », la fresque avait disparu : les murs évidés n'offraient plus de champ à peindre au décorateur. En Italie, au contraire, où l'on était resté fidèle à la vieille forme basilicale, les peintres eurent toujours de larges espaces à leur disposition.


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mot, où fallait-il les chercher, sinon à Assise même et dans les endroits familiers où le saint avait passé ? C'est dans le cadre même où elle s'était déroulée qu'il importait de reconstituer cette vie, il fallait, « lutter de réalité avec les faits euxmêmes ».

Voilà l'exigence qui s'imposait aux peintres d'Assise ; elle nous parait toute naturelle : elle allait pourtant amener une révolution artistique.

Ceux qui firent les premières fresques d'Assise n'eurent pas assez de génie pour répudier entièrement les poncifs archaïques. Après quelques tentatives, ils retombèrent dans la convention, en sorte qu'à la fin du XIIIe siècle le programme était encore à réaliser — quand arriva Giotto.

On connaît les fresques qu'il consacra, à partir de 1296, au patriarche d'Assise. Tout de suite elles furent célèbres et firent école. Ce qui émerveilla surtout les contemporains ce fut leur puissance créatrice et réaliste. Le jeune maître avait osé regarder la nature et refléter la vie. Dans ses fresques toute une société revit avec ses costumes, ses moeurs, son mobilier, ses armes et l'imposante hiérarchie de ceux qui la composent. Le décor où elle évolue c'est Assise féodale serrée dans ses remparts, telle que la vit Giotto. Pour la première fois depuis des siècles un peintre donnait « l'impression d'une chose vue » 1. Les froides abstractions étaient désormais périmées, l'art magnifiquement rajeuni— grâce à l'apparition d'une seule figure humaine et vivante marquée du sceau divin.

L'influence personnelle de saint François tient donc surtout au fait des stigmates. Pour se rendre compte de la révolution artistique opérée par ses idées religieuses, il faut suivre à travers l'Europe les cohortes de ses moines. Et ce que nous allons dire des Franciscains s'applique aussi aux fils de saint Dominique : l'action apostolique de ces grands ordres est analogue. Il serait exagéré de ne voir parmi les Prêcheurs que des « savants et des scolastiques » pour les opposer aux Mineurs « ignorants et passionnés ». Les Domini canes, ces chiens du

I. Giotto n'a pas aussi parfaitement rendu la physionomie morale de son héros, « Dans une oeuvre si neuve et si puissante, écrit M. Gillet, rien ne manque tant que l'esprit franciscain. »


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Seigneur 1, avaient plusieurs façons de ramener au bercail les brebis égarées : ils argumentaient avec les hérétiques ; ils écrivaient de formidables traités ; mais, pour frapper les masses, ils ne tenaient pas un autre langage que les Franciscains : ils parlaient au coeur.

Les uns et les autres exploitent et canalisent l'incroyable débordement de sensibilité qui se manifeste un peu partout et menace d'aboutir à de malsaines ou stériles doctrines 2. Aux foules troublées ils apportent la consolation et la paix, « l'Evangile de tendresse et de pitié » qu'ils savent retrouver sous la théologie et les symboles. Ils suppriment la distance parfois désespérante que les spéculations avaient établie entre le ciel et la terre. Ils font réapparaître « l'humanité du christianisme » ; à leur voix le Christ semble redescendre ici-bas. Fautil rappeler les inventions singulières, mais si suggestives, dont usait Saint François pour faire comprendre l'Evangile ? Ses sermons scandalisaient peut-être les intellectuels ; ils avaient du moins l'immense avantage de ranimer par le sentiment et l'image ce que le raisonnement menaçait de flétrir.

Le succès de ces prédications fut extraordinaire, et dès la fin du XIIIe siècle, on peut en constater les premiers effets. La littérature religieuse de cette époque renferme d'étranges nouveautés : « La sensibilité jusque-là contenue s'y exalte... Une tendresse inconnue détend les âmes. On dirait que la chrétienté tout entière a reçu le don des larmes 3. » Le sujet favori des méditations c'est désormais le drame émouvant de la Passion. A considérer sans cesse les souffrances du Christ, on en arrive à un réalisme incroyable et à d'épouvantables précisions. Olivier Maillart ne nous affirme-t-il pas alors que le Sauveur reçut cinq mille quatre cent soixante-quinze coups de verges!

Par contre les délicieuses scènes de l'Enfance se dévoilent et excitent dans les âmes des émotions jusque-là ignorées. On aime, à l'exemple de saint François, à pénétrer dans l'intimité de la Sainte Famille pour approcher de la Vierge et contempler l'Enfant.

Il nous est resté de cet état d'âme un produit admirable, un

I. Nous ne signalerions pas ce calembour, s'il n'avait son importance iceno-" graphique. Les Dominicains sont, en effet, souvent représentés dans les peintures sous la forme de chiens de garde tachetés de noir et de blanc qui donnent la chasse aux mécréants figurés par des loups.

a. Le XIIIe siècle, le siècle émotif par excellence, a été périodiquement secoué par des crises de piété désordonnée. Qu'on relise à ce sujet le livre charmant de Gebhart sur l'Italie mystique.

3. Cf. MALE, op. cit., p. 77.


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livre tout imprégné du parfum de la piété franciscaine. Ce sont les Méditations sur la vie de Jésus-Christ, qu'on attribua longtemps à saint Bonaventure et qui sont l'oeuvre d'un franciscain italien du XIIIe siècle. Elles diffèrent profondément de tout ce qui avait été écrit jusqu'alors sur l'Evangile ; les autres livres s'adressaient à l'intelligence, celui-ci parle au coeur. L'auteur écrit pour une religieuse de Sainte-Claire et lui présente une suite de tableaux « où l'imagination complète à chaque instant l'histoire ». Soucieux de lui faire vivement sentir les réalités, évangéliques, il recherche des détails susceptibles d'éveiller son imagination. Il n'hésite pas an besoin à descendre jusqu'à la puérilité. Ce que les Evangiles résument d'un trait sommaire, il l'analyse et le décompose en une série de scènes que les peintres n'auront plus qu'à copier. Tout ce qui concerne l'Enfance et la Passion est particulièrement fouillé.

Cette oeuvre pittoresque et dramatique eut un succès inouï, elle devint en quelque sorte un cinquième évangile. C'est par elle que la prédication des Mendiants, dont elle était l'authentique produit, pénétra dans les ateliers des artistes et fit succéder à l'art symbolique et serein du XIIIe siècle des représentations plus réalistes, plus pathétiques et plus tendres.

Cette transformation fut assez lente à se faire. Si l'on en trouve les premières traces dans les fresques célèbre» de l'Arena, où Giotto raconte la vie de la Vierge et de Jésus, il faut attendre au XVe siècle pour en voir l'achèvement. Jusqu'alors, si l'on excepte l'Italie, l'art religieux reste tel qu'il était au XIIIe siècle ; le miroir fidèle de l'enseignement des docteurs scolastiques. C'est un livre gigantesque où les intelligences les plus humbles peuvent apprendre tout ce qu'il est utile à l'homme de connaître, depuis les dogmes de la religion jusqu'à la variété des sciences, des arts et des métiers. Un calme étrange s'en dégage, un accent d'absolue certitude : autour du Christ enseignant, si noblement sculpté au trumeau des portails, qui donc aurait douté ? Les artistes traduisent l'Evangile sans commentaire, uniquement préoccupés d'en dégager le riche symbolisme. S'agit-il, par exemple, de représenter Jésus mourant sur la croix, ils songent surtout à faire ressorti? l'enseignement que les docteurs en tirent. Aussi leur tableau est-il tout schématique ; trois, parfois cinq personnages : le Christ au centre, la Vierge à droite, saint Jean à gauche et, de part et d'autre, deux figures de femme qui sont l'Ancienne et la


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Nouvelle Loi 1. Cela suffit pour nous rappeler le dogme de la chute et de la rédemption, la naissance de l'Eglise et la fin de la Synagogue. Rien de plus ; l'artiste ne doit chercher ni à raconter, ni à émouvoir ; il ne représente pas un drame, mais un dogme.

Dès le début du XIVe siècle, cet art ne correspondait donc plus aux sentiments passionnés qui animaient les âmes. Il disparut le jour où les Mystères fournirent aux artistes la traduction vivante des livres des Mendiants, Ces vastes représentations, où étaient vigoureusement mis en relief les côtés humains,, sensibles et touchants de l'Evangile, sont d'inspiration francïscaine 2. M. Mâle a définitivement prouvé qu'ils ne font en général que développer des scènes tirée» des Méditations sur la vie de Jésus-Christ : « A partir de Mercadé fauteur du début du XVe siècle) tous nos écrivains dramatiques relèvent plus ou moins des Méditations... A l'étranger il en est de même 3. » Les auteurs y trouvaient, en effet, les principaux éléments de leurs drames : mise en scène et dialogue, imagination, poésie, émotion. Il est impossible de noter ici la multitude d'épisodes et de détails qu'ils leur empruntèrent et qui pour la plupart sont entrés dans le domaine de l'art.

Comme tout le monde, les artiste» allaient au théâtre et non seulement il»assistaient aux Mystère, mais ils y collaboraient. Quoi d'étonnant à ce qu'ils aient peint ensuite ce qu'ils avaient vu représenter ? Si l'art du XVe siècle marque un pas décisif sur celui du siècle précédent, et nous apparaît comme profondément imprégné de l'esprit des Mendiants, il le doit à l'influence des Mystères. C'est par eux que le double aspect de la sensibilité franciscaine : la tendresse et la pitié, a transformé les représentations artistiques et les formules iconographiques, surtout en ce qui concerne les délicieuses scènes de la Nativité et de l'Enfance, et celles, si pathétiques, de la Passion. Nous nous contenterons de citer deux de ces nouveaux

I. Les figures de L'Eglise et de la Synagogue ne sont pas ici indispensables. Aux yeux des théologiensf en effet, Marie représentait l'Eglise; quant à saint Jean, si étrange que cela paraisse, il incarnait la Synagogue. Cf. MALE, L'art religieux du XIIIe siècle, p. 226.

2. Il n'est pas inutile de rappeler que les Mendiants firent souvent euxmêmes métier d'impresarii et organisèrent des représentations de drames et de mystères.

3. Cf. L'art religieux de la fin du moyen âge, p. 11. M. Mâle écrit en note « M. Franz Thode (Franz von Assisi) a bien vu l'importance qu'avaient ces Méditations pour l'histoire de l'art, mais ce qu'il n'a pas vu, c'est que ces Méditations avaient surtout agi sur les artistes par l'intermédiaire du théatre »;


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thèmes, les plus saisissants et les plus simples de l'art du XVe siècle. Le premier se place avant la crucifixion ; il est comme le résumé douloureux de toute la Passion. « Jésus, nu, épuisé, est assis sur un tertre. Ses pieds et ses mains sont liés avec des cordes. La couronne d'épines déchire son front et ce qui lui reste de sang coule avec lenteur. II semble attendre, et une tristesse profonde emplit ses yeux qui ont à peine la force de s'ouvrir. » Ce n'est pas l'Ecce homo, comme on le croit souvent, c'est le Christ attendant la mort sur le Calvaire : le Christ de pitié. Emouvante image suggérée aux artistes par le théâtre, où, avant l'instant de la crucifixion se passait une scène muette ; les bourreaux préparaient le supplice cependant que le Christ, dépouillé de sa robe, attendait avec résignation.

L'autre scène est empruntée à la passion de la Vierge. Giotto l'avait déjà esquissée à l'Arena de Padoue ; le XVe siècle devait la rendre plus pathétique : c'est la Vierge de pitié. Elle vient de recevoir sur ses genoux le corps de son Fils et le contemple en silence, soutenant sa tête d'une main et de l'autre le serrant contre sa poitrine. Et sa douloureuse attitude, si poignante et pourtant si naturelle, n'est que la reproduction d'une scène des Mystères — selon ce passage des Méditations : « Mais bientôt Notre-Dame le reçut dans son giron ; elle a sur elle sa tête et ses épaules, tandis que Madeleine se tient près des pieds. Les autres sont debout à l'entour et versent des larmes. » Parfois l'artiste a représenté tous les personnages du drame, mais ces Pitiés complètes, qui sont plus pittoresques, sont infiniment moins touchantes que le simple groupe de la mère et du fils.

En même temps qu'ils inspiraient les auteurs dramatiques, les Mendiants, par leurs prédications et leurs livres, faisaient naître une foule de dévotions nouvelles dont chacune a sa place dans l'histoire de l'art. Ce sont en général des dévotions collectives desservies par des confréries. Ces associations charitables et pieuses, qui se multiplièrent surtout à partir du XVe siècle, se retrouvaient partout, jusque dans les plus humbles villages. Les historiens les dédaignent ; on pourrait cependant en montrer la bienfaisance et le caractère éminemment « social » : « Les confréries, pour la roture, étaient une noblesse. » Mais nous n'avons à signaler ici que leur rôle artistique, qui est considérable.

Elles avaient pour siège une église, ou au moins une cha-


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pelle et c'était naturellement à qui posséderait la plus riche et la mieux ornée. Cette pieuse émulation fut féconde. Autels, statues, verrières, tableaux, bannières, insignes de toute sorte ; on ne compte plus, même aujourd'hui, les oeuvres d'art que nous devons aux confréries 1.

Celles qui reflètent le plus parfaitement l'esprit des Mendiants furent exécutées pour les confréries vouées au culte de la Passion et de la Vierge. Elles témoignent du morcellement, de la « spécialisation » de ce culte. On vénère chaque principe de souffrance du Christ; chaque épisode de sa passion. C'est alors que se créent les confréries des Cinq plaies, du Précieux sang, du Saint Sépulcre, etc. Les artistes sont obligés de s'associer à ces sentiments et de s'en inspirer. Dès le XIVe siècle, ils avaient commencé à représenter les emblèmes de la Passion; au XVe, ils s'ingénient à faire entrer les plaies divines dans des blasons ; ils s'efforcent enfin de peindre le sang qui coule de ces plaies et d'en exalter la vertu rédemptrice. Ils imaginent alors le thème étrange de la Fontaine de vie, où l'on voit l'humanité se plonger avidement dans une vasque sanglante, alimentée par les blessures toujours ouvertes du Christ en croix. Ils vont même plus loin et pour faire entendre que Jésus a bien versé son sang jusqu'à la dernière goutte, ils le mettent sous la vis d'un pressoir d'où le sang coule, comme le jus du raisin : c'est le Pressoir mystique — suprême trouvaille de ce génie réaliste et pathétique, dont saint François était si éminemment doué, émouvante manifestation d'une sensibilité qui facilement aurait pu tourner au pessimisme, si elle n'avait eu comme un dérivatif dans le culte apaisant de la Vierge et des Saints.

Auprès du Christ souffrant, les derniers siècles du moyen âge placèrent la Vierge sans tache, dans le dyptique idéal qu'ils n'ont cessé de contempler. Là encore les Mendiants furent les précurseurs. C'est eux qui ont fait descendre la Vierge sur terre et qui l'ont revêtue de tendresse. Leurs prédicateurs ont exalté partout sa maternelle sollicitude ; l'auteur des Méditations a su pénétrer dans son intimité et donner sur elle d'abondants détails ; les mystiques ont composé en son honneur d'innombrables poèmes de tout genre, dont parfois

t. Ces oeuvres sont d'ailleurs loin d'avoir toutes la même valeur : il y en a de très belles et beaucoup plus de médiocres, il n'y en a pas de grandioses. Elles ont toutes ce caractère parliculariste qui tient à leurs origines : ce sont les productions de petits groupes distincts les uns des autres. Le XVe siècle n'est plus capable de bâtir les cathédrales des âges précédents ; il se contente d'y ajouter des chapelles.

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l'ardente poésie nous étonne. Et les artistes comme toujours ont traduit dans leurs oeuvres ces sentiments nouveaux. Il suffit pour s'en convaincre de suivre, du XIIIe au XIVe siècle, l'évolution du groupe de la mère et de l'enfant. On le voit se rapprocher progressivement de l'humanité. Au XIIIe siècle, la Vierge assise porte avec une gravité sacerdotale son fils, en qui apparaît déjà le maître qui commande et qui enseigne. Puis l'enfant commence à ressembler aux fils des hommes ; il a bientôt leurs caprices et leurs aimables fantaisies. La Vierge, longtemps si respectueuse, et qui semblait ne voir en lui que sa divinité, ose peu à peu lui prodiguer les soins qu'une mère donne à son fils. De là une foule de gracieuses et touchantes attitudes : la Vierge allaite, emmaillote, console, embrasse, sourit — car l'auteur des Méditations, toujours bien renseigné, a écrit : « La mère appliquait son visage sur le visage de son petit enfant, l'allaitait et le consolait de toutes les manières qu'elle pouvait, car il pleurait souvent, comme les petits enfants, pour montrer la misère de notre humanité. »

La Vierge n'est plus seulement la mère de Dieu, mais la mère de tous. Elle devient la patronne de choix des confréries. Pour échapper à la justice divine ou aux fléaux de la terre, les hommes se serrent autour d'elle et nous la voyons étendre sur eux les plis de son manteau : c'est la célèbre Vierge au manteau si souvent peinte par les artistes.

A mesure que son culte s'enrichit de dévotions nouvelles, l'art imagine des représentations inédites : Notre-Dame de Liesse, Notre-Dame des Sept-Douleurs, Notre-Dame de Lorette, et surtout Notre-Dame du Rosaire —cette dévotion dominicaine dont la popularité fut si prompte. Les artistes vont même plus loin et, sous l'influence des écrits des mystiques et des théologiens, on les voit dès la fin du XVe siècle, essayer d'exprimer le dogme de l'Immaculée Conception 1. Ils nous montrent d'abord la Vierge surgissant du croissant de la lune, comme la femme mystérieuse de l'Apocalypse. Elle apparaît ensuite, sous la forme d'une toute jeune fille suspendue, les mains jointes, entre ciel et terre, tandis qu'au-dessus d'elle Dieu, la voyant si pure, prononce la parole du Cantique des cantiques : a Tota pulchra es arnica mea et macula non est in te. » Nous la voyons enfin symbolisée par l'arbre de Jessé, dont elle est la floraison suprême. Le moyen âgé n'avait plus rien à ajouter à son idéale figure.

I. On sait qu'au début Franciscains et Dominicains ne furent pas d'accord sur ce point.


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A la même époque les Saints changent d'aspect : comme la Vierge ils se rapprochent de l'homme. Le XIIIe siècle les avait retranchés de l'humanité; on les sentait à jamais détachés du monde, et en eux tout, jusqu'à leur costume, paraissait éternel 1. Au XVe siècle, au contraire, ils semblent descendre sur terre. Leur costume est celui de l'époque ; leurs traits ont perdu la beauté hiératique et uniforme de l'âge précédent, ils sont le reflet de leur physionomie morale. Rares sont les Saints en qui l'on puisse reconnaître la perfection plastique que la Renaissance imposera aux siens ; mais ils sont tous vivants, tous abordables. Une foule de détails familiers et naïfs les entourent et rappellent la situation qu'ils eurent autrefois sur la terre. Aussi les différentes classes de la société n'ont-elles pas de peine à trouver parmi eux des modèles et des protecteurs : il y a des saints soldats et des saints laboureurs ; des saints chez les rois et des saints chez les pauvres ; des saints pour la vie, et des saints pour la mort. Et tous sont passionnément aimés ; individus et collectivités leur ont voué un culte incessant et ont fait exécuter en leur honneur une quantité d'oeuvres d'art « qui tient du prodige ».

D'où vient cet amour, cette dévotion familière et volontiers importune — sinon encore des Mendiants ? Dans leurs sermons ils ont raconté les vies de Saints comme ils interprétaient l'Evangile ; ils les ont présentées sous leur aspect le plus capable de frapper les auditeurs ; ils ont insisté de préférence sur les côtés pittoresques et touchants ; ils ont multiplié les anecdotes ; en un mot, ils ont montré que ces héros chrétiens avaient été des hommes et que, par conséquent, chacun pouvait les imiter. C'est ainsi qu'ils ont ramené les Saints sur terre 2.

I. « Au XIIIe siècle, de longues tuniques, des draperies simples et nobles les revêtent de majesté et d'une sorte de caractère d'éternité. » MALE, op. cit., p. I59.

2. Les mendiants avaient à leur disposition, comme tout le monde alors, la Légende dorée du dominicain Jacques de Voragine. Nous nous contentons de la signaler car, quoique son auteur soit un Mendiant, elle ne nous semble pas être un produit original des ordres nouveaux, au même titre que les Méditations sur la vie de Jésus-Christ. Ce n'est en réalité qu'un résumé des vieux Lectionnaires qu'on lisait dans les églises. Aussi M. Gillet nous paraît-il aller un peu loin quand il donne la Légende dorée comme une production dominicaine.

Il serait exagéré d'autre part d'expliquer le profond changement que l'on constate au XVe siècle dans les images des saints par l'influence des seuls mendiants. Il est dû pour une bonne part aux confréries, qui, en organisant des représentations dramatiques, des tableaux vivants ou des processions en l'honneur de leurs saints, proposèrent sans cesse des modèles aux artistes. Aussi « dès le XVe siècle, les artistes n'avaient plus besoin de recourir à la Légende dorée, elle venait à eux » par le théâtre. Cf. MALE, L'art religieux de la fin du moyen âge en France, ch. IV.


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Pour émouvoir salutairement les foules, les Mendiants ne se sont pas contentés de leur dépeindre les souffrances du Christ. Ils ont dû, comme tous les prédicateurs, insister sur les fins dernières 1, et leurs sermons nous ont valu des oeuvres artistiques, dont le réalisme terrifiant ne paraît pas déplacé aux époques tourmentées qui le virent naître.

Les artistes du XIIIe siècle n'avaient pas voulu représenter la mort sous son aspect effrayant. Leurs chevaliers couchés sur les tombeaux attendent avec une indéfectible espérance l'éternité bienheureuse ; ils sont uniformément jeunes et beaux, déjà presque transfigurés, et leurs yeux grands ouverts semblent voir la lumière du ciel.

Au XVe siècle, au contraire, la mort apparaît dans toute son horreur. A vrai dire, on avait écrit déjà de sombres pages sur sa toute puissance et, aux XIIIe et XIVe siècles, avait circulé la légende funèbre ou « Dit des trois morts et des trois vifs ». Mais, malgré sa célébrité, cette légende ne semble pas avoir inspiré les artistes avant le XVe siècle, du moins en France 2. La mort, telle qu'on la conçut à la fin du moyen âge n'est vraiment entrée dans l'art que le jour où l'on commença à peindre des Danses macabres.

Ces oeuvres si originales, dont bien peu sont restées intactes, se rattachent directement à la prédication des Mendiants. M. Mâle a prouvé que la plus ancienne fut « l'illustration mimée » d'un sermon sur la mort. Après avoir raconté la chute de nos premiers parents et l'entrée de la mort dans le monde, le prédicateur s'efforçait d'en montrer les terribles effets. A son appel, des figuran ts qui représentaient tous les âges et toutes les conditions de la vie s'avançaient dans l'Eglise à travers la foule, entraînés chacun par un mort enveloppé dans son linceul. Cette exhibition, si conforme à la tournure d'esprit des Mendiants, devait être un de leurs procédés habituels. Dans la Danse macabre de Guyot Marchand 3, on lit à ce sujet

I. Les Franciscains y étaient d'ailleurs obligés. Les premières bulles pontificales leur interdisaient d'aborder la théologie. Ils devaient se borner à parler des questions de morale les plus pratiques et les plus simples : de virtutibus et vitiis, de poena et gloria.

2, On en retrouve des traces dans les fameuses fresques du Campo Santo de Pise, où, en 1370, sans doute à l'inspiration des Prêcheurs d'un couvent voisin, des artistes inconnus représentèrent un Triomphe de la Mort, qui annonce nos Danses macabres. Cf. Gillet, p. 170.

3. Imprimeur parisien qui fit paraître, en 1485, une édition illustrée de la Danse macabre.


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un vers très significatif ; le mort, emmenant un Franciscain, lui dit : " Souvent avez prêché de mort. » On a remarqué aussi qu'un grand nombre de Danses macabres se trouvent représentées dans le voisinage des couvents dominicains. Dans certaines Danses enfin, on voit un religieux parlant à des auditeurs groupés au pied de sa chaire : c'est le prologue du drame.

Jouée dans les églises dès le XIVe siècle, la Danse macabre ne fut peinte qu'au XVe siècle. Il est certain désormais que la plus ancienne est celle qui subsista jusqu'au XVIe siècle à Paris, sous les cloîtres du cimetière des Innocents. Pas plus que l'architecture dite gothique la Danse macabre n'est donc allemande. C'est de la France qu'au XVe siècle ce saisissant motif s'est répandu en Europe.

La plupart de ces peintures ont disparu; deux seulement, celles de Kermaria (Côtes-du-Nord) et de la Chaise-Dieu (HauteLoire) sont assez conservées. On y voit, comme à l'église, un défilé de couples formés d'un vivant et d'un mort. Les vivants s'avancent suivant les lois d'une hiérarchie parfaite : pape, empereur, cardinal, roi, patriarche, connétable, etc. ; ils ne dansent pas, ils marchent pesamment et tous se plaignent car ils ne veulent pas mourir. Les morts 1, au contraire (représentés non par des squelettes mais par des cadavres desséchés), dansent, sautillent et font mille grâces. Une implacable ironie se lit sur leur visage; de leur mâchoire semblent sortir d'amers reproches.

On ne se contenta pas de peindre dans les églises la Danse macabre; pour la mettre d'une façon permanente à la portée de tous on en fit des gravures, dont la vogue fut immense. Leur plus célèbre éditeur Guyot Marchand, encouragé par le succès, imagina des variantes et publia une Danse macabre des femmes. Un autre donna une Danse aux aveugles; puis parut le Mors de la pomme, qui nous montre la mort naissant dans le paradis terrestre, au moment même où nos premiers parents commirent leur faute ; enfin fut publié dans toutes les langues de l'Europe le livre le plus célèbre de la fin du moyen âge : l'Ars moriendi, dont les saisissantes gravures apprenaient à résister aux tentations de la dernière heure et à mourir en paix. En ces années qui virent pourtant l'aurore de la Renaissance, la mort était donc toujours présente, sous son aspect le plus

I. Le cadavre qui entraine le vivant n'est pas la personnification de la mort, mais l'image de ce que sera bientôt le vivant. C'est la figure de ce que nous serons un jour, notre second moi, « notre avenir qui marche devant nous ». (Mâle.)


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réaliste, et, jusque sur les cheminées, on en voyait la terrifiante image.

Le symbolisme n'a cependant pas disparu. S'il n'occupe plus, comme au XIIIe siècle, la place principale, il continue, du moins, à inspirer une bonne partie des oeuvres artistiques; et là encore nous constatons l'influence des Mendiants, ou plus exactement celle des Dominicains.

Les Dominicains étaient les plus « intellectuels» des Mendiants; ils ont toujours eu le goût des controverses; ils aimaient à brasser les idées. Alors que leurs confrères mineurs se préoccupaient avant tout de raconter et d'émouvoir, les Dominicains se plaisaient à enseigner. Ils ont eu le culte de l'enseignement ainsi qu'on peut en juger par les oeuvres si originales qu'ils conçurent pour glorifier leur ordre. Leur grand docteur, saint Thomas, a éclipsé leur fondateur. C'est lui, c'est toujours lui qu'ils ont représenté comme le type idéal et la glorieuse incarnation de l'ordre, dans ces Triomphes et dans ces Disputes, qui reflètent si parfaitement leurs tendances et leur génie. Il apparaît d'ordinaire au milieu du tableau, assis sur un trône, ses livres épars sur ses genoux. Au-dessus de lui, le Très-haut; autour, les prophètes, les apôtres et les évangélistes ainsi qu'Aristote et Platon; sous ses pieds, les hérésiarques et les païens confondus; sur la terre, enfin, l'assemblée des fidèles. Des rayons lumineux sillonnent la toile; émanés de Dieu et refléchis par les prophètes, les évangélistes, les philosophes, ils viennent se concentrer sur le saint docteur, d'où ils se répandent sur l'Eglise1. Majestueux symbole, complété à Florence dans une fresque bien connue par la représentation des sciences profanes et sacrées, selon les traditions du XIIIe siècle.

Les Dominicains ont conservé jusqu'à la fin du moyen âge le goût des représentations symboliques. On s'accorde à leur attribuer le Spéculum humanse salvationis, cet ouvrage si curieux qui fut, à partir du XVe siècle, le manuel des artistes.

C'est un livre d'images où est racontée la vie de Jésus-Christ et celle de la Vierge. L'auteur s'est efforcé de juxtaposer à chaque scène de l'Evangile trois scènes de l'Ancien Testament, qui en sont les « figures »; inutile de dire que beaucoup de ces rapprochements sont forcés. Edité en 1314, le Spéculum fut

I. Le Louvre possède une de ces Disputes, qui est une copie presque textuelle du tableau de Francesce Traini à Pise,


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copié un peu partout, surtout lorsqu'on en eut publié des éditions xylographiques. A partir du XVe siècle, les sculpteurs, les peintres verriers, les brodeurs de tapisseries, les émailleurs même, s'en inspirèrent et M. Mâle en a retrouvé des traces jusque dans Van Eyck et Rogier Van der Weyden.

Il n'y avait rien de bien original dans le Spéculum ; l'auteur, qui avouait d'ailleurs n'être qu'un compilateur, s'était contenté de recueillir et de compléter les traditions du XIIIe siècle. Mais dans la seconde moitié du XVe siècle, un dominicain italien, Filippo Barbieri, enrichit le symbolisme de conceptions nou-: velles, en rajeunissant la vieille légende des Sibylles. Le xme sièele connaissait les Sibylles, mais il n'en avait représenté que deux, sans leur attribuer d'ailleurs toute la mystérieuse clairvoyance qu'elles eurent à la fin du XVe siècle. Barbieri au contraire, les décrivait avec une étonnante précision et fixait l'âge et le costume de chacune. Aux dix sibylles dont avait jadis parlé Lactance, il en ajoutait deux autres, pour les opposer ensuite, avec une symétrie parfaite, aux douze apôtres, dont elles formaient le pendant. Chacune d'elles émettait, en effet, un oracle où l'on pouvait lire l'annonce du Sauveur; car pour Barbieri comme pour certains théologiens de son temps, les Sibylles avaient rempli chez les païens le rôle des prophètes chez les Juifs, Elles reliaient ainsi le paganisme au christianisme; elles étaient comme une preuve de la concordance qui n'avait cessé d'exister entre la pensée antique et la foi chrétienne. Et c'est ce qui explique l'immense influence qu'eut, sur les représentations symboliques d'Italie et de France, le livre de Barbieri.

Quand il parut, en 1481, l'Europe s'extasiait devant l'antiquité renaissante. Et au spectacle de tant de génie et de tant de beauté, les chrétiens du XVe siècle se demandaient anxieusement si ces sages et ces artistes avaient pu mourir en ignorant le vrai Dieu. Touchante préoccupation qu'on retrouve dans les oeuvres qui parurent alors, comme ce traité de « La- Foi chrétienne prouvée par l'autorité des païens », où un théologien prétend que tous les dogmes de la religion chrétienne ont été entrevus,parfois même énoncés, par les sages de l'antiquité; ou encore celui du grand Marsile Ficin, qui n'hésite pas à mettre Platon au nombre des prophètes, car « pour cette âme généreuse, écrit M. Mâle, tout ce qui est beau est chrétien. » Vers la même époque apparaît dans l'art une nouvelle composition symbolique, inspirée elle aussi de l'antiquité : le Triomphe de la foi, où l'on voit le Christ, monté sur un char de victoire, s'avancer précédé des hommes de l'Ancienne Loi et


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suivi des héros de la Nouvelle. Ce motif grandiose, très répandu au XVIe siècle et immortalisé par une gravure du Titien, est tiré du livre d'un autre dominicain italien du xve siècle : le Triumphus Crucis de Jérôme Savonarole, essai d'apologie rationnelle de la foi. Pour glorifier le Christ, ce moine austère n'avait rien trouvé de mieux que de le travestir en héros romain. Mais ce n'était là qu'un humanisme de surface; Savonarole restait hostile à l'esprit de la Renaissance et l'on sait avec quelle intransigeance il le prouva. Quand la faveur populaire l'eut porté à la dictature et qu'il put à Florence faire régner la vertu il se hâta, de procéder au « brûlement des vanités ». Les artistes1 ne lui ont pas pardonné les autodafés qu'il provoqua par deux fois et où périrent sans doute, avec des oeuvres païennes et impures, des chefs d'oeuvre simplement profanes. Mais, pour Savonarole, qu'était ce vandalisme matériel comparé à celui dont la Renaissance menaçait les âmes! La question si délicate des rapports de l'art et de la morale venait de se poser et elle s'ouvrait par un conflit.

Au moyen âge, nous l'avons vu, l'art n'avait été conçu qu'en fonction de la religion : il était à son service pour instruire et édifier; il visait à l'âme sans trop se soucier de charmer les sens ; il sacrifiait en un mot la forme à l'idée. L'art de la Renaissance, au contraire, attribue à la forme une importance souveraine, alors même qu'elle n'enveloppe qu'une idée mesquine ou malsaine. La beauté plastique devient ainsi le critérium suprême de la perfection artistique; c'est déjà — moins la formule — l'art pour l'art. Pour les artistes de la Renaissance, comme pour ceux de l'antiquité, a la plus haute expression de l'art, c'est le corps humain sans voile»; ils en glorifient sans cesse la force et la beauté, en cachent les tares et veulent en ignorer les fatalités. Dans leur peinture orgueilleuse et triomphante, on chercherait en vain la douleur, la souffrance et la résignation que les Mendiants introduisirent dans les oeuvres du moyen âge finissant. Et l'on comprend sans peine leur dédain pour l'art si profondément humble de cette époque; et l'on ne s'étonne pas que Savonarole les ait maudits.

Et pourtant ce ne furent pas eux qui tuèrent l'art religieux du moyen âge. M. Mâle a démontré qu'en France la Renaissance « ne modifia en rien les vieilles dispositions iconograI.

iconograI. d'aujourd'hui surtout, car Savonarole fut si persuasif que les artistes d'alors, Botticelli entre autres, n'hésitèrent pas à apporter eux-mêmes leurs oeuvres au bûcher.


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phiques » et M. Gillet a prouvé qu'en Italie — surtout dans l'Italie du Nord — les artistes continuèrent à représenter les scènes douloureuses et pathétiques du XVe siècle 1. La Renaissance n'a exercé qu'une influence superficielle sur les masses ; à côté de ses productions, comprises et goûtées d'une élite, continue à se développer l'art religieux, le seul à la portée de tous. Il est permis de se demander si, malgré l'opposition de leurs principes, on ne serait pas parvenu à faire coexister longtemps encore ces deux écoles artistiques; si mêmequelques peintres de génie n'auraient pas réussi de nouveau à introduire dans les vieux thèmes du moyen âge ce je ne sais quoi de nouveau qu'y sut mettre Fra Angelico — quand se manifestèrent les premières conséquences de la Réforme.

Elles ont été pour l'art autrement désastreuses que les autodafés de 1497 ; et quand on accuse Savonarole de vandalisme, on oublie trop le gigantesque écroulement dont Luther fut la cause.

L'opposition était complète entre l'esprit de la Réforme et celui des Mendiants. Comment des chrétiens qui s'interdisaient de dépasser la lettre de l'Evangile, en auraient-ils admis l'interprétation si humaine et si large donnée par ces moines ? Tout ce qu'il y avait de familier, de théâtral, nous dirions presque avec M. Gillet de « forain, » dans la prédication des Mendiants choquait les protestants, adeptes trop austères d'une religion juridique et abstraite. Les catholiques eux-mêmes en vinrent peu à peu à partager, dans une certaine mesure, leur manière de voir sur l'art et pour ne pas prêter flanc à leurs railleries se décidèrent à bannir de l'art religieux tout ce qui n'était pas strictement historique ou enseigné par les théologiens. C'est alors que disparut l'oeuvre artistique des Mendiants.

On commença par supprimer les Mystères, auxquels les novateurs reprochaient de rabaisser la religion. Il faut avouer que ces représentations n'avaient pas gardé leur simplicité et leur naïveté primitives ; mais elles étaient encore pour les artistes une riche source d'inspiration.

Au concile de Trente on avait décidé de se montrer désormais plus sévère, sur le choix des oeuvres d'art. Quelques

I. M. Gillet explique cette persistance par la réaction de Savonarole, qui fut bien plus efficace dans l'Italie du Nord qu'à Florence et & Rome. N'est-ce pas exagérer l'influence artistique du prieur de Saint-Marc ?


682 REVUE PRATIQUE D'APOLOGETIQUE

années plus tard, un savant théologien de Louvain, Jean Molanus développe longuement la nouvelle discipline de l'Eglise à ce sujet, dans son fameux Traité des saintes Images 1. Il se fait d'abord l'avocat de l'art religieux contre les iconoclastes protestants, qui se livraient alors en Hollande .— comme ils firent un peu partout — à une destruction systématique des oeuvres artistiques. Puis il expose les principes qui doivent le régir : c'est un véritable réquisitoire contre l'art du moyen âge. Ce théologien catholique tient à peu près le même langage que les, réformés ; on sent chez lui le constant souci de ne pas leur donner matière à critique 2.

L'Evangile lui paraît assez clair pour qu'on n'ait pas besoin de l'annoter et de le compléter, aussi réprouve-t-il les additions imaginées par la piété des mystiques. A grand renfort de citations, il démontre le peu de fondement des trouvailles les plus pathétiques et les plus touchantes des Mineurs ; le symbolisme des Dominicains lui est indifférent sinon suspect ; quant à la Légende dorée il ne voit guère en elle qu'une «légende de plomb » (plumbeam). Il n'ose encore bannir des églises toutes les oeuvres d'art qui, jaillies de la piété des foules, l'ont ensuite entretenue ; mais les réserves qu'il a soin de faire équivalent à une condamnation. La ruine est proche,

Elle est d'autant plus fatale qu'en cette fin du XVIe siècle, les Mendiants violemment combattus par les protestants 3, méI.

méI. clergé n'avait jamais cessé de surveiller les oeuvres d'art. Jusqu'à la Réforme, il guida les artistes dans le choix et la composition de leurs sujets. Mais il n'eut pas les scrupules des protestants et toléra dans certaines oeuvres les créations triviales de l'imagination populaire, parfois même les innocentes grossièretés de l'esprit gaulois. Qui osera l'en blâmer? (Cf. à cp sujet les justes remarques de M. MALE, op. cit., p. 530 eq.)

. Cet article était composé quand a paru, dans le journal des ébats du janvier 1913, un article de M. André Michel, où l'éminent historien de l'art reproche à M. Emile Mâle d'avoir donné trop d'importance artistique à la disparition des Mystères et soutient, d'autre part, que les Réformateurs ne furent pas hostiles à l'art, « mais à l'abus des images dans le culte et principalement à ces images, tantôt d'un réalisme indiscret, tantôt d'un paganisme dangereux, que le XVe et le XVIe siècles avaient multipliées. » Comme M. A. Michel fait ces importantes réflexions à propos d'un livre consacré à l'art de la contre-réforme, sur lequel nous aurons sans doute à revenir, nous nous contenterons aujourd'hui de faire remarquer que si Molanus prit la peine de défendre contre les Réformateurs les droits de l'art religieux — et nous savons ce qu'il entend par art religieux — c'est sans doute que cet art lui-même et non seulement ses manifestations exagérées, était en butte à leurs attaques.

3. Il suffît pour s'en rendre compte de feuilleter les pamphlets tels que l'Alcoran des Cordeliers ou l'Apologie pour Hérodote, que les protestants osèrent publier contre les Mendiants. Il y a cependant des critiques modernes qui n'hésitent pas à faire de saint François un précurseur de la Réforme !


LA PREDICATION 683

prisés par les humanistes et, il faut bien le dire., abandonnés par une partie du clergé, n'ont plus dans l'Eglise la situation magnifique qu'ils occupaient depuis trois siècles. Un ordre plus jeune et mieux adapté à l'état social nouveau les remplace au premier rang. Ils semblent alors se replier sur euxmêmes et l'on voit peu à peu, dans leur ordre, les historiens et les annalistes succéder aux théologiens et aux mystiques.

Ainsi donc, au moment même où l'Eglise déployait dans sa surveillance une sévérité inaccoutumée et rejetait comme apocryphe la floraison artistique qu'ils avaient fait éclore, les Mendiants semblaient avoir perdu leur puissance créatrice : tout conspirait à ruiner une oeuvre qu'ils n'étaient plus capables de renouveler. Elle ne disparut cependant pas tout d'un coup et M. Gillet a su en retrouver, jusque dans les plus fortes innovations des Jésuites, d'indéniables survivances. Mais à quoi bon dépasser la Renaissanoe et ajouter encore au somptueux monument élevé durant trois siècles par les fils de saint François et de saint Dominique ? Leur oeuvre est assez vaste et assez belle pour défier celle du plus puissant des monarques, du plus averti des mécènes. Elle a fait passer dans les âmes assez d'idéal et d'espoir, pour rester à jamais entourée de respect et d'amour. On peut la trouver moins grandiose et moins sereine que l'oeuvre si noble du XIIIe siècle ; il est permis de lui préférer les créations si pondérées de la Renaissance ; mais on en chercherait en vain de plus profondément chrétienne, de plus véritablement populaire, de plus salutairement émouvante.

FRANÇOIS PINARDEL.

La Prédication,

La manière : le ton.

Rien ne compromet plus sûrement la meilleure prédication qu'un ton de voix défectueux ; par contre, rien ne met mieux en valeur un discours tout ordinaire que le ton naturel et agréable avec lequel il est débité. Il y a donc, pour le prédicateur, nécessité absolue de bien se servir de sa voix.

Certaines voix sont impropres à la prédication. Ce sont les voix trop grêles, trop faibles, la voix de fausset, la voix sourde et caverneuse, rauque, nasillarde ou glapissante. Cependant, avec de l'exercice, on peut améliorer ces sortes de voix et les


684 REVUE PRATIQUE P'APOLOGÉTIOUE

rendre capables de se faire entendre passablement, sinon dans un grand vaisseau, qui en accentue les défectuosités, du moins devant un auditoire restreint. Il n'est aucun prêtre, si disgracié de la nature qu'il soit sous ce rapport, qui ne puisse arriver à remplir convenablement son ministère de prédicateur, à condition de se surveiller soi-même et de s'imposer un exercice méthodique.

D'autres voix sont affligées d'un accent qui les rend ridicules et insupportables en dehors des provinces où cet accent est endémique. Quelques-unes enfin souffrent de défauts d'articulation qui leur rendent difficile le ministère de la parole publique : elles bégaient, zézaient, bredouillent, etc. Chez certains orateurs, les mots se pressent sur les lèvres comme les moutons à la porte d'une bergerie ; c'est à qui sortira le premier. La plupart de ces défauts peuvent et doivent être corrigés, ou du moins atténués dans la mesure désirable \

Mais la plupart des prêtres appelés à annoncer la parole de Dieu ont une voix très sortable, capable de se faire bien entendre. Pourquoi donc y en a-t-il un si grand nombre dont la diction est déplorable? Cela tient à différentes causes qu'il importe de signaler et dont il faut chercher le remède.

I° Il y a d'abord le défaut de prononciation et d'articulation. Les voyelles et les consonnes françaises ont chacune leur valeur spéciale. Les voyelles sont fermées (appuyées fortement;, moyennes (prononcées légèrement) ou bien ouvertes (avec un son qui se prolonge). La dernière voyelle d'un mot, sans compter l'e muet final, est tonique, et les autres sont atones. On appuie sur la syllabe tonique, et on coule doucement sur les syllabes atones. On dit : véritable et véritablement. Intervertir la valeur des voyelles, allonger les brèves, abréger les longues, c'est parler un français incorrect. Négliger les toniques, c'est parler comme l'enfant qui épèle sa leçon et donne la même valeur à toutes les syllabes.

Chaque consonne a aussi son caractère particulier, dont il faut absolument tenir compte pour constituer la syllabe. A part celles qui sont quiescentes et n'interviennent pas dans l'articulation, toutes doivent être prononcées d'autant plus énergiquement et distinctement que le son, en se propageant dans une enceinte étendue, a tendance à sacrifier les conI.

conI. Bernardin de Sienne (20 mai), appelé au ministère de la prédication, obtint par miracle la modification de sa voix, naturellement grêle et rauque. Le prêtre à voix défectueuse peut se recommander à Dieu, par l'intercession de ce saint, et obtenir au moins le succès des moyens naturels qu'il emploiera pour modifier sa voix.


LA PRÉDICATION 685

sonnes au profit des voyelles. Si, par exemple, on n'articule pas suffisamment les trois consonnes constitutives du verbe former, on n'entendra plus guère à distance que les deux voyelles o é.

Il convient d'apporter une particulière attention à la prononciation des syllabes finales qui comportent un e muet. Si, dans la conversation privée, on peut se contenter de dire terribV carnag', il faut appuyer bien davantage sur cet e muet dans la parole publique, sans cependant affecter de prononcer, comme certains orateurs, terribleu, carnageu 1 .

Il faut des exercices multipliés pour arriver à bien prononcer le français en public. Chaque prédicateur, il est vrai, n'a pas à sa portée un professeur de diction. Mais il peut avoir recours à un confrère intelligent qui, dans un local approprié, l'obligera à répéter les mêmes phrases tant qu'elles n'auront pas été convenablement articulées. Il apprendra ainsi à proportionner l'effort physiologique à l'effet qu'il est nécessaire de produire sur l'auditoire.

2° A supposer correctes la prononciation et l'articulation, il faut encore veiller sur la marche de sa parole. Trop précipitée, elle n'arrive aux auditeurs que confuse, indistincte et par conséquent inintelligible 2. Trop lente, elle fatigue et endort. D'ailleurs, plus le vaisseau est étendu, moins la précipitation est de mise, plus l'articulation est nécessaire.

Il faut tenir compte, dans chaque local, des conditions les plus favorables à l'audition. Le prédicateur étranger se renseigne avec soin sur ces conditions. Chaque prêtre doit être au courant des nécessités qu'impose à l'orateur la conformation particulière de son église. Ici, il y a des échos qu'il ne faut pas ameuter par des éclats de voix intempestifs et dont il faut respecter l'intervention ; là, au contraire, surtout quand l'auditoire est dense, les sons s'amortissent comme dans une cave et il est indispensable de les timbrer plus fortement.

I. On peut voir des exemples très instructifs d'articulation et de prononciation dans M. DE SAINT-GENÈS, Cours de gramophonie, Paris, 1911.

a. « Il y a deux choses dans le débit qu'il faut assurer à tout prix : une diction distincte et une attention suffisante à la liaison des mots. Si la première fait défaut, une grande partie du discours est fatalement perdue pour les auditeurs; si c'est la seconde, les mots cessent d'exprimer leur plein et véritable sens. On peut dire en toute assurance que rien n'aide mieux l'auditeur, rien ne donne plus de force au langage parlé, qu'un groupement des mots parfaitement d'accord avec le sens, une judicieuse division des phrases, un heureux ménagement de repos ou prolongés ou presque imperceptibles, qui ponctuent le discours à l'oreille, comme les signes conventionnels de la ponctuation facilitent l'intelligence du discours écrit ou imprimé. » HOGAN, Les études du clergé, p. 409.


68ô REVUE PRATIQUE D'APOLOGÉTIQUE

Dans la plupart des églises, la voix doit être émise dans une certaine direction, pour rebondir contre un pilier ou une surface, et de là se répandre dans toute l'enceinte. La connaissance de ces menus détails est utile pour faciliter l'audition de la parole tout en épargnant à l'orateur une fatigue excessive.

Le prédicateur doit régler avec un certain art l'usage de sa voix. S'il débute sur un ton trop élevé, il est bientôt incapable de poursuivre. S'il crie dès l'exorde, il ne peut plus nuancer sa parole. Il faut commencer sur un ton modéré, qui obligera l'auditoire à l'attention et permettra au prédicateur d'apporter plus d'animation dans les passages où la pensée le réclame.

Les grands éclats de voix sont toujours déplacés en chaire, surtout quand le prédicateur, par principe ou par fatigue, reprend ensuite sur un ton tellement affaibli qu'on ne l'entend presque plus. Ces contrastes violents n'ont rien d'oratoire. Il serait puéril d'ailleurs de se régler sur l'appréciation d'auditeurs incompétents, pour lesquels un sermon est d'autant plus éloquent qu'il est plus Griard.

Il est à noter que les voix les mieux entendues ne sont pas les plus fortes, mais bien les plus distinctes et les plus soigneusement articulées.

3° Il faut enfin maintenir sa voix sur le ton naturel qui convient à la parole parlée. Un trop grand nombre de prêtres ne font entendre en chaire qu'une parole chantée sur les tons les plus variés, les plus inattendus, les moins naturels qui se puissent imaginer. Chez l'un, le débit est monotone, mais chaque phrase se termine sur une chute de voix analogue à celle qui est prescrite pour le chant des leçons liturgiques. Chez l'autre, chaque phrase se débite sur une sorte de cantilène, ordinairement en mineur, qui donne à sa parole une allure pleurnicharde et dolente. Celui-ci n'ignore pas que le recto tono ne convient pas à la parole publique; aussi monte-t-il ou descend-il au petit bonheur sur l'échelle des tons, sans autre règle que le besoin de varier son débit monotone. Celuilà met beaucoup d'art à très mal débiter ; sa voix caresse, minaude, chantonne, fait des exercices chromatiques sur la gamme, s'enfle, tonne, s'apaise, s'humilie, se cabre, imite des instruments divers, semble attendre un accompagnement d'orgue, pour le plus grand plaisir de certaines oreilles féminines et l'horripilation des auditeurs sérieux.

Toutes ces variétés constituent ce qu'on appelle le « ton de la chaire »; l'orateur qui s'en sert ne parle pas, il «prêche ». Il prêche de parti pris, bien persuadé qu'un sermon donné sur un ton naturel ne serait plus un sermon. De même que le prêtre


LA PRÉDICATION 687

n'officie pas avec ses vêtements ordinaires, de même ne peut-il se faire entendre en chaire avec sa voix de tous les jours et son ton habituel. Il faut quelque chose qui tranche avec le profane; on dirait que si là parole sainte n'était pas annoncée sur un mode tout à fait singulier, les fidèles ne la reconnaîtraient plus. De fait, il suffirait de débiter devant certains auditoires coutumiers des sermons, la table de Pythagore sur le « ton de la chaire », pour leur donner l'illusion qu'on leur a « prêché ».

Or, après l'erreur doctrinale, rien ne saurait être banni de la chaire à meilleur droit que le « ton de la chaire ». Le vrai ton de la chaire, au dire du P. Monsabré 1, est le « ton naturel d'une conversation haute, solennelle, animée et à longue portée ».

Sur quel ton converse-t-on avec un interlocuteur? Sur un ton naturel; autrement l'interlocuteur croira qu'on se moque de lui. Pourquoi donc cet excellent prêtre, qui converse avec ses ouailles d'une manière si simple, si variée, mais toujours si naturelle, s'oblige-t-il à prendre un ton conventionnel et faux sitôt qu'il est séparé d'elles par la hauteur de quelques marches?

Les auditeurs des villes aiment avec raison qu'on leur parle sur un ton naturel ; ils supportent celui qui « prêche », mais ils ne viennent pas volontiers l'entendre. Dans les campagnes, en subit le « prêche » comme partie intégrante d'un office obligatoire, mais on est ravi quand le prêtre se met en communication directe avec ses auditeurs en leur parlant sur un ton naturel. Ils ont alors l'impression qu'on s'adresse à eux personnellement, qu'on traite d'une affaire qui les regarde, et le prône cesse d'être pour eux une pièce chantée en solo, inférieure comme exécution au kyrie et au credo des chantres. « Il prêche comme on cause ! » disaient des paysans émerveillés à la suite d'un prône qui leur avait été fait par un prêtre parlant sur un ton naturel.

Ceux mêmes qui d'ordinaire parlent naturellement, sans verser dans le « ton de la chaire », ont à se surveiller pour se garantir des tons faux, surtout dans la finale de leurs phrases. Il est à regretter que des hommes d'Eglise, appelés à prendre la parole dans des circonstances solennelles, déparent quelquefois leurs discours par des intonations tout à fait défectueuses. Ici encore, chacun pourrait demander à un confrère de lui signaler ce qu'il y aurait à corriger dans son ton habituel ; avec quelque effort, il réussirait peu à peu à modifier ce qui a besoin de l'être.

I. En Prédication, p. 346.


688 REVUE PRATIQUE D'APOLOGÉTIQUE

Ces détails sont minimes, sans doute. Mais si les anciens ont dit que

Pulchrior estpulchro veniens in corpore virtus,

il est incontestable que la parole sainte ne peut que gagner en influence sur les âmes, quand elle est présentée avec le style et sur le ton qui conviennent.

H. LESÊTRBE.

Informations

l. — Faits.

La criminalité juvénile.

Dans le numéro du 15 octobre (p. 136) nous relations que 36 pour 100 des accusés poursuivis devant le jury en 1910 étaient des mineurs. Voici quelques détails plus précis que donne le rapport adressé au Président de la République sur l'administration de la justice criminelle en France pendant cette même année 1910, relativement toujours à la criminalité juvénile :

« Si on divise la population de la France en groupes d'âge présentant, d'une part, les mineurs répartis en quatre catégories et, d'autre part, les majeurs de 21 ans, on trouve des proportions qui ne laissent aucun doute sur la prédominance de la criminalité juvénile, comparativement à celle des adultes. Le maximum de criminalité féminine, comparée à la criminalité masculine, atteint une proportion beaucoup moins élevée. On relève, pour les hommes âgés de 18 à 21 ans, 301 prévenus sur 10.000 habitants de même sexe et de même âge, soit un chiffre trois fois plus fort que pour les majeurs de 21 ans. »

Ces chiffres avec leur précision brutale signifient que les enfants en viennent à commettre des crimes plus souvent et plus facilement que les grandes personnes !

Conclusion : 1 enseignement de la « morale sans Dieu » est insuffisant à préserver la jeunesse d'une dépravation précoce.

Le progrès du catholicisme en Angleterre.

Le Gatholic Directory pour 1913 vient de paraître 1. On se souvient que l'an dernier le Saint-Siège subdivisa la province ecclésiastique

1. The Catholie Directory, 1913. Burns and Oates, 25, Orchard Street, London W.


FAITS (389

de Westminster, qui embrassait toute l'Angleterre, en trois provinces: Westminster avec quatre évêchés suffragants : Birmingham, avec cinq suffragants, et Liverpool, avec quatre suffragants. L'Ecosse demeura partagée en deux provinces : Edimbourg avec quatre évêchés suffragants, et Glasgow, sans suffragants. Ce qui faisait pour toute la Grande-Bretagne (Angleterre et Ecosse) cinq archevêques et évêques, en comprenant les deux auxiliaires du cardinal archevêque de Westminster et l'évêque auxiliaire de Salford. Celte année, on compte six archevêques, un coadjuteur ayant été donné à Msr l'archevêque de Glasgow, et vingt et un évêques par suite de l'auxiliaire attribué à l'archevêque de Birmingham.

Le nombre des églises et chapelles dans la Grande-Bretagne est de deux mille cent cinquante-deux; celui des prêtres, de quatre mille quatre cent un.

Sur ce nombre, deux mille cinq cent vingt-quatre appartiennent au clergé séculier, et mille cinq cent soixante-dix-sept au clergé régulier. Parmi ces derniers, beaucoup sont des religieux français exilés.

Le nombre total des catholiques dans l'Empire britannique tout entier est de douze millions neuf cent soixante-cinq mille cinq cent quatorze; c'est-à-dire tout près de treize millions. Pour la première fois, le Directory nous donne quelques détails statistiques sur les conversions ; il nous donne le relevé de celles qui ont eu lieu pendant l'année 1911 en Angleterre, à l'exclusion de l'Ecosse. Dans le cours de cette année, sept mille quatre cents personnes ont abjuré le protestantisme dans les trois provinces de Westminster, Birmingham et Liverpool et ont été reçues dans le sein de l'Eglise catholique. Si l'on ajoute à ce chiffre les conversions opérées en Ecosse, et celles sur lesquelles le secret a été gardé pour un motif ou pour un autre, on arrive aisément à huit raille.

Les catholiques des Beaux-Arts.

Les catholiques des Beaux-Arts ont eu le 12 janvier 1913, leur cinquantième dîner mensuel : M. René Bazin le présidait. De l'allocution qu'il y prononça détachons ce passage d'une véritable portée apologétique :

a Vous vous nommez : Catholiques des Beaux-Arts. Titre magnifique! Il exprime le meilleur de l'âme, sa foi religieuse, et avec elle son plus bel amour, l'art, qui est du voisinage de Dieu et un peu de sa lumière. Sans doute, au siècle passé, le XIXe, on a vu de grands artistes catholiques. Mais un mouvement d'ensemble et de jeunesse, une assemblée liée par une grande espérance commune, toute une fraternité d'ouvriers de l'oeuvre attendue, nécessaire et prochaine, voilà qui est nouveau. Vous êtes des précurseurs, de jeunes chefs de file. Bien d'autres hommes s'engageront après vous dans la voie où vous êtes. Et déjà nos adversaires ont le sentiment de ce renouveau qu'ils n'ont pas appelé de leurs voeux. Un député socialiste, un de ceux qui ne vont pas la visière toute baissée, M. Marcel Semhat, a dû penser à quelques-uns d'entre vous, quand il a écrit : « Le

REVUE D'APOLOGÉTIQUE. —T. XV. — N° 177. — I er FÉVRIER 19l3. 44


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sentiment religieux est en grande faveur dans les cercles poétiques et les jeunes revues littéraires. Surtout, et ceci est un symptôme très significatif et un indice révélateur, surtout la libre pensée n'excite plus, dans ces milieux, aucun enthousiasme. Osons dire plus : il y a des jeunes gens distingués, des artistes tout frémissants de vie, tourmentés de l'oeuvre prochaine, auxquels l'irréligion inspire une véritable horreur... Quand ce vent religieux souffle en littérature, c'est qu'il souffle aussi dans tous les domaines de la pensée et de la vie sociale. » C'est cela, ou à peu près. Dans ce pays, qu'on a tout fait pour abêtir et pour salir, un miracle — est-ce que tous les printemps n'en sont pas un? — a préparé une élite puissante, décidée, enthousiaste, de catholiques, qui doit revivifier toute la France.

Autour de l'Ecole libre.

Un débat va s'ouvrir à la Chambre contre l'école libre. On ne va pas manquer d'alléguer l'éternel argument des faits de pression cléricale et capitaliste. Ne nous enfermons pas dans une molle défensive. Mais sachons par une féconde offensive annuler l'effet des cas problématiques que l'adversaire essayera de nous opposer. Nous lisions justement ces jours-ci dans La Libre Parole ces lignes :

« L'Eclair de l'Ouest publie une lettre très formelle, très précise, accusant « certain délégué du préfet », dans le canton de Châtellonsur-Sèvre, d'avoir exigé d'un candidat au poste de facteur qu'il retirât sa petite fille de l'école libre.

« Le même journal a établi que le gros propriétaire qui préside le comité républicain radical démocrate oblige, par bail, son fermier à placer ses enfants à l'école laïque !

« Un propriétaire radical du canton de Gerizay met huit de ses fermiers à la porte en raison de leurs convictions religieuses.

« Et nous entendrons nos blocards parler de la pression des propriétaires pour remplir les écoles libres I »

Les faits de ce genre sont infiniment précieux à recueillir. On en sera convaincu si l'on veut bien se souvenir que toute la tactique de nos adversaires est d'en découvrir d'analogues contre nous. Ce n'est pas de la grande guerre, nous le savons ; aussi n'est-ce de notre part qu'une réplique. Ce genre de guerre qu'on a inauguré contre nous est le seul qui soit à la taille de certains anticléricaux. Ils n'ont rien pu imaginer de plus élevé. On fait la guerre que l'on peut !

II. — Apologétique au jour le jour.

L'« Annnario Pontificio » de 1913.

Les nomenclatures de l'Annuario Pontificio, présenté au SaintPère le 1er janvier, par S. E. le cardinal Merry del Val, ont été mises à jour jusqu'à la deuxième quinzaine de décembre.


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A parcourir cet état officiel du gouvernement central de l'Eglise et de son organisation, on relève des données intéressantes. On y voit, par exemple, que le Souverain Pontife garde, avec la préfecture des Congrégations du Saint-Office et de la Consistoriale, la présidence de la Commission pontificale pour la réunion des Eglises dissidentes, qu'il garde personnellement l'abbaye de Subiaco, le protectorat de l'abbaye grecque de Grottaferrata, de l'Ordre de SaintBenoît, de celui des Frères-Prêcheurs et de celui des Frères-Mineurs de l'Union léonine. On y remarque que le nombre des cardinaux est aujourd'hui de 61, plus un, qui a été réservé inpectore au consistoire du 27 novembre 1911 ; que 27 d'entre eux ont été créés par Léon XIII et 33 par Pie X ; que 33 cardinaux sont d'origine italienne, que, parmi les 28 autres, il y a 6 Français, 6 Espagnols, 1 Allemand, 6 d'Autriche-Hongrie, 1 Belge, 1 Hollandais, 1 Portugais, 1 Brésilien.

La hiérarchie comprend 14 sièges patriarcaux, 190 archevêchés de rite latin, et 299 des rites orientaux ; 769 évêchés résidentiels de rite latin, et 53 de rites orientaux, 5 délégations apostoliques dépendent de la Consistoriale et 6 de la Propagande,parmi lesquelles celles de Constantinople et d'Athènes.

155 vicariats apostoliques régissent les missions, et 68 préfectures apostoliques. On sait que les préfectures apostoliques précèdent et préparent les vicariats apostoliques, comme ceux-ci annoncent, pour l'avenir, les diocèses proprement dits. S. S. Pie X a érigé, durant les dix années de son pontificat, 10 archevêchés, 38 évêchés, 18 vicariats apostoliques, 14 préfectures apostoliques et 4 abbayes nullius qui ne sont rien d'autre que des missions confiées à des Ordres monastiques, analogues aux préfectures apostoliques.

Brunetlère et Bossuet,

La librairie Hachette publie un Bossuet de Ferdinand Brunetière. Ce volume recevra bon accueil du public, car Brunetière fut sans doute en son temps l'homme de France qui connut le mieux Bossuet. Ce fut lui qui, il y a vingt ans, remit le grand orateur à la mode et le releva aux yeux du monde intellectuel de la défaveur où Renan — lequel osait écrire que démolir Bossuet était « une de ses idées fixes » — avait en partie réussi à le faire tomber. Le livre est un recueil d'Essais. Les articles qui le composent ont été écrits à diverses époques de la vie de Brunetière. Mais un plan intérieur les relie et leur donne l'unité qui semblerait leur manquer, à s'en tenir aux titres. Brunetière avait un jour tracé à ses élèves de l'Ecole normale supérieure le plan possible d'une étude d'ensemble sur Bossuet, et il se trouve, chose étrange, que ces essais, composés par lui, semble-t-il, au hasard, réalisent le plan qu'il avait jadis fixé.

Sans doute, s'il eût été de loisir, l'ouvrage qu'il nous eût donné sur Bossuet eût été de plus d'ampleur et de plus d'unité ; mais tel qu'il se présente ce recueil n'est pas un miroir brisé ni un sac d'épaves. C'est M. Victor Giraud, un des plus chers élèves de


692 REVUE PRATIQUE D'APOLOGETIQUE

Brunetière, qui a rédigé la préface, préface substantielle et suggestive comme tout ce qu'il écrit. Le disciple nous prévient qu'il ne va pas aussi loin que son maître dans l'admiration de Bossuet. Il connaît, dit il, d'autres écrivains du même temps, qui ont eu plus que Bossuet la hardiesse des vues et la profondeur du génie. Et il n'est pas difficile de deviner que M. Giraud pense à Pascal, car nul n'ignore qu'il est, depuis des années, l'un de nos plus fervents pascalisants. Peut-être a-t-il raison en ce qui concerne Pascal ! Mais en dehors de ce génie unique, qu'il faut toujours mettre à part, en voit-il beaucoup d'autres au XVIIe siècle, qui dépassent ou même égalent Bossuet ? Nous n'oserions prononcer aucun nom !

L'excès d'admiration dans lequel serait tombé Brunetière n'a-t-il pas entraîné M. Giraud à donner une trop grande part à son si justement cher Pascal dans la conversion de Brunetière ? Il veut que ce soit l'auteur des Pensées plus encore que l'auteur de l'Histoire des Variations qui ait donné le grand ébranlement à l'âme de Brunetière. Et parmi les raisons qu'il en donne — raisons tirées toutes d'une plus grande conformité de tempérament avec Pascal qu'avec Bossuet — il note que Bossuet n'était pas pessimiste alors que Pascal l'était profondément. Nous craignons que M. Giraud ne s'abuse ici. Bossuet est de tendance pessimiste. Dans la question capitale, où se reconnaissent les tempéraments théologiques, dans la question du péché originel, il a carrément penché vers l'interprétation rigoureuse du dogme. Il est allé beaucoup moins loin que Port-Royal, moins loin même que saint Augustin, dans la croyance à la corruption foncière de l'homme par la faute d'Adam, mais il est resté bien en deçà de saint François de Sales et de Fénelon qui sont, eux, les vrais optimistes. Il a subi l'influence du jansénisme sur ce point et il fut toujours de nuance augustinienne très marquée malgré les divergences de détail.

D'ailleurs, pour ce qui est de Brunetière, pourquoi ne pas en croire son propre témoignage, témoignage que cite M. Giraud luimême ? « Quand je me suis mis à l'école de Bossuet, dit-il, rempli que j'étais des idées de mon temps et des leçons de mes maîtres, j'ai résisté et j'ai résisté longtemps. Puis, quoi qu'on dise, cependant à la fin, dans cette fréquentation j'ai trouvé, et chaque fois que j'y reviens, je retrouve tant de bon sens, tant de génie, tant d'autorité, tant de probité intérieure, que j'ai fini par me laisser faire, et je crois que quiconque de vous renouvellerait la même expérience aboutirait an même résultat. » On ne se met pas impunément, en effet, à l'école de Bossuet. L'aventure de Brunetière s'est reproduite bien des fois depuis deux cents ans. Mais la conquête de ce noble esprit est une des plus belles victoires de Bossuet. Ne la lui enlevons pas !

La séparation de l'Eglise et de l'Etat devant le Parlement et les tribunaux.

Tel est le titre d'une « étude sociale documentaire » très suggestive que M. Paul Bureau a récemment donnée à La science sociale


APOLOGETIQUE AU JOUR LE JOUR 693

(89 et 90 fasc. (1912), 152 pages), et sur laquelle nous voudrions appeler l'attention des lecteurs de la Revue.

Le but de ce travail est de mettre en relief l'échec complet infligé par les faits sociaux au législateur de 1905. Le culte ne pourra s'exercer que par des associations cultuelles, disait la loi : sur l'ordre du pape, aucune association ne se constitue, et en présence de ce fait social, le législatenr est obligé de s'incliner : il donne à choisir aux catholiques entre les associations cultuelles, les associations de droit commun, ou les réunions publiques après déclaration préalable (loi du 2 janvier 1907). Mais les catholiques persévèrent dans leur attitude, et « le gouvernement, impuissant à réprimer ces innombrables rébellions », doit encore supprimer par une nouvelle loi (28 mars 1907) cette déclaration préalable 1. Une fois de plus le fait social devenait le droit (p. 28).

« Mais ce n'est qu'un début, et cette même réalité sociale va, comme en se jouant, extraire des textes les diverses déductions dont elle a besoin pour se maintenir dans l'harmonie de son développement. » Ce que le legislateur de 1905 avait voulu par dessus tout, c'était opérer la séparation des églises d'avec l'Etat, ne plus s'immiscer dans les affaires intérieures des églises, garder à l'égard de tous les cultes la plus stricte neutralité, « rester complètement étranger, externe, extraneus, aux affaires des religions et aux litiges qui pourront surgir soit entre fidèles et non fidèles, soit entre fidèles attachés à un même culte » (p. 11). Et voilà que par la force des choses, jamais les tribunaux n'ont eu à s'occuper de tant d'affaires religieuses.

Ces ministres du culte, cette hiérarchie, que le législateur ne voulait plus connaître, il a fallu en tenir compte. Les tribunaux ont dû affirmer que le prêtre régulièrement nommé par son évêque pour administrer, une paroisse, « cet occupant sans titre juridique », comme M. Briand aimait à l'appeler, a seul droit à la libre disposition de l'église, et qu'il doit être préféré à tout autre (association cultuelle, prêtre ayant passé un contrat de jouissance avec le maire, etc.),même s'il ne réside pas dans la commune, même s'il n'y accomplit pas exactement les cérémonies de l'année liturgique. Bien plus — ironie des choses — le seul fait pour un prêtre de s'être soumis à la loi de 1905, et de dépendre d'une association cultuelle, est une preuve certaine qu'il n'est pas en communion avec l'Eglise « catholique, apostolique, et romaine », et qu'il n'a aucun droit à la jouissance de l'église, « Les très rares associations cultuelles qui se sont constituées, conformément aux articles 18 et suivants de la loi de 1905, se sont, par le fait de leur constitution même, mises en contradiction avec l'article 4 de cette loi, et ce sont au contraire les fidèles, qui ont refusé de faire usage des facultés légales que leur accordent les lois de 1905 et de 1907, qui sont seuls capables d'invoquer certaines des prérogatives que leur reconnaissent ces textes. Parce

». Voir, pour plus de détails, F. CIMETIER, L'exercice public du culte catholique, Paris, Beauchesne, p. 1-12.


694 REVUE PRATIQUE D'APOLOGETIQUE

qu'ils n'ont pas répondu à l'invitation des législateurs, ils obtiennent gain de cause devant les tribunaux, et leur docilité eût été au contraire le gage le plus certain de leur perte ! L'imbroglio est à son comble, et, à notre connaissance, aucune autre situation juridique, prévue par notre législation, ne peut lui être comparée » (p. 66).

« Ces affectataires +qu'un ministre déclarait ne devoir être que des détenteurs précaires, simples occupants sans titre juridique, sont au contraire investis d'un titre très précis qui prévaut contre les contrats en bonne forme qu'auraient pu conclure avec l'autorité municipale des prêtres schismatiques ou des associations cultuelles. Ce droit est même exclusif de tout autre et élimine par le seul fait qu'il se pose tout autre prétention concurrente » (p. 76). « Nous ne connaissons aucun culte, répétaient à l'envi les réformateurs, nous ne voulons et pouvons connaître que des citoyens français pratiquant librement leur culte, suivant les exigences de leur conscience. Les faits se sont chargés d'écarter sans retard ces distinctions subtiles : ils ont montré qu'il ne dépend d'aucun citoyen, en dépit de l'autonomie de sa conscience, de se donner une qualité religieuse qu'il n'a pas, et ce petit fait, qu'on avait oublié, a suffi pour mener nos magistrats jusque devant cette hiérarchie religieuse qu'on voulait ignorer » (p. 80).

Si l'on envisage les relations de l'autorité religieuse avec les fidèles, on voit mieux apparaître encore « cette action sereine et puissante des forces sociales ». C'est aux fidèles, plus encore qu'aux ministres du culte, que le législateur avait songé pour leur assurer le libre exercice de leur religion, et c'est précisément cette conception toute laïque qui autorisait à tout craindre d'un conflit possible entre ces fidèles, détenteurs de tous droits, et la hiérarchie, volontairement ignorée par la loi. Or ces fidèles, la jurisprudence ne leur reconnaît de droits que si ce sont des catholiques romains en communion avec la hiérarchie, et un des critères de leur orthodoxie est justement qu'ils se soient « abstenus de toute participation à une association cultuelle prévue et souhaitée par la loi de 1905 » (p. 83). Même si ce sont de vrais fidèles, ils ne peuvent user collectivement et publiquement de l'église mise à leur disposition, que sous la direction et avec le ministère du prêtre préposé par l'évêque pour le service de la paroisse ; c'est ce prêtre qui a seul la direction des cérémonies religieuses, la « police intérieure » de l'église, et a si quelques paroissiens méconnaissent cette règle de la théologie, les tribunaux de la République sont là pour le leur rappeler » (p. 96). Les fidèles sont tenus d'accepter l'application qui leur est faite des statuts et des règles de l'Eglise, et le curé en les leur appliquant n'est soumis qu'au seul contrôle de ses supérieurs hiérarchiques. Que nous voilà loin de ce qu'avait voulu le législateur de 1905 ! « En chaque espèce, les droits de l'orthodoxie et de la hiérarchie obtiennent rapidement et sans difficulté la consécration la plus exacte... Cette consécration est à la fois si spontanée et si ferme qu'on pourrait presque donner à notre étude ce sous-titre ; Histoire


APOLOGÉTIQUE AU JOUR LE JOUR 695

des perpétuels succès remportés par l'Eglise catholique devant les tribunaux français » (p. 125). Aussi bien le législateur de 1905 avait-il pris, vis-à-vis des Eglises, un parti voué d'avance à un échec certain : le parti de l'ignorance et de l'omission par prétérition. « Entre l'Etat français et ces fidèles qui rendent à Dieu un culte public, et qui ont stipulé qu'ils le voulaient rendre suivant des règles rituelles et des formules dogmatiques minutieusement déterminées, aucune séparation n'est possible... L'Etat peut rester neutre, en ce sens qu'il recommande à son personnel de l'ordre administratif de se désintéresser du succès de leurs efforts religieux et de leur propagande, mais à ce point précis s'arrête son désintéressement » (p. 151), car les Eglises sont des institutions sociales qui s'imposent bon gré mal gré à la « connaissance » des pouvoirs publics.

F. C. Une petite sainte.

Dans l'abondante littérature fleurie qui s'est déjà épanouie autour de l'exquise figure de notre Soeur Thérèse, il n'y a peut-être rien de plus charmant, après l' Histoire dîme âme écrite par la petite sainte elle-même, que l'élégante plaquette publiée par M. Jean Saint-Yves à la librairie Lethielleux. Ce bon écrivain qui, si nous sommes bien informé, sert le pays par la plume et par l'épée, a exercé son beau talent, naguère honoré des suffrages académiques, sur un bien séduisant sujet. Il est toujours excellent que les saintes vies nous soient contées par de purs artistes. La vérité embellie par l'art reçoit d'eux une force de pénétration incomparable. M. Saint-Yves avait entrepris avec défiance, nous raconte- t-il, la lecture des notes toutes parfumées de piété laissées par Soeur Thérèse. On lui avait dit : lisez cela. Il s'exécuta d'assez mauvaise grâce d'abord : « Vous connaissez ce genre, la littérature de bonne soeur, dit-il. Il en existe malheureusement de trop nombreux exemples. Aussi j'en vins, avec cette idée préconçue, à me défendre de toute sensibilité aux récits des premières pages. Ces souvenirs d'enfance étaient bien jolis cependant. Je le reconnais tout bas. Et je poursuivis, quelque temps encore, me gardant, rn'abandonnant, me reprenant tour à tour. » M. Saint-Yves était un esprit trop délicat et trop élevé pour n'être pas gagné bien vite par' toute la surnaturelle poésie qui se dégage de notre petite carmélite française. Il s'abandonne au charme : " Cette littérature-là venait du coeur. C'était une chose délicieuse et très émouvante... Il y a des pages où l'on a envie de joindre les mains et de prendre une attitude de prière... Le livre clos, longtemps après on rêve dans le silence et l'on n'ose bouger, de peur de s'éveiller du rêve merveilleux, tout blanc, plein de clartés d'aube et de rayons que cette âme d'enfant évoquée, passant dans le mystère, laisse après soi dans votre air. On a envie de murmurer tout bas, avec Eugénie de Guérin : « Il me semble qu'un «lis s'est posé sur ma joue.» On a un peu la même impression quand on ferme le petit livre de M. Saint-Yves.


Chroniques

Chronique sociale.

(Suite1.)

Le clergé et les questions sociales. — L'attitude de plus en plus sociale du clergé et de l'épiscopat français est un élément de force pour les catholiques qui, dans les milieux populaires, travaillent à répandre les saines idées.

A titre d'exemples, entre beaucoup d'autres, nous citerons deux ou trois faits.

C'est Mgr l'archevêque d'Auch qui prend en mains la défense des domestiques. Au mois d'août dernier, la Semaine religieuse du diocèse publiait le communiqué suivant : " Monseigneur a reçu, et ce n'est pas la première fois, une lettre par laquelle un groupe de serviteurs implorent son intervention... Elle se résume en ceci : « Monseigneur, obtenez que le dimanche ne soit pas pour nous un « jour plus chargé que les autres par les exigences de nos maîtres ; « que l'on nous permette de donner, ce jour-là, satisfaction à notre « piété. » Cette doléance est trop juste, elle est hélas ! souvent trop justifiée, pour que sa Grandeur ne la transmette pas à qui mérite de l'entendre. »

Ce sont encore Mgr l'évêque et un groupe de prêtres du diocèse de Fréjus qui témoigneat leur intérêt à des ouvriers en grève. Les cordonniers de Brignoles avaient cessé le travail depuis plusieurs semaines lorsqu'eut lieu, dans cette loealité,un Congrès sacerdotal. Parmi les ecclésiastiques réunis, une collecte fut faite pour les familles dès grévistes. Le président des cordonniers en grève écrivit à Mgr Guillibert une lettre qui se terminait ainsi : «... Les cent onze francs que vous nous avez remis serviront à donner du pain à nos femmes et à nos enfants. En leur nom et au nom de nos malheureux camarades, je vous adresse nos remerciements, et puisque c'est dans le malheur que l'on reconnaît les amis, laissez-nous vous dire en toute sincérité que nous sommes vos amis.. » Mgr l'évêque de Fréjus répondit en ces termes : «Je suis profondément touché de la lettre de remerciements que vous m'adressez de la part des femmes et enfants des ouvriers de votre corporation et au nom de vos camarades. Le clergé a l'honneur depuis 1906 de ne vivre que par les offrandes du peuple. Il est bien juste qu'il partage avec ceux qui, par des circonsI.

circonsI. N° du 15 janvier 1913.


CHRONIQUE SOCIALE 697

tances fatales que nous n'avons pas à juger, ont vu depuis plusieurs semaines à Brignoles leur foyer privé de pain. Ce geste si naturel de la part des ministres du Christ qui a appris au monde que nous sommes tous enfants de Dieu et frères, n'appelait aucune publicité. Nous aurions été heureux de vous donner davantage ; vous avez compris que les cent onze francs offerts l'étaient très spontanément et de grand coeur. Merci de la noble franchise avec laquelle votre bon coeur me l'a exprimé. »

De cet acte de Mgr Guillibert, nous rapprocherons volontiers ce que la Croix rapportait récemment 1 au sujet de S. Em. le cardinal Cassetta.

S. Em. le cardinal Cassetta possède des propriétés très étendues dans la campagne romaine. Récemment, il distribuait des' lots de terre à ses paysans, en leur fournissant les matériaux pour y construire de petites maisonnettes. La propriété de ces terrains restera collective et sera administrée par les communes de l'endroit. Cette générosité du cardinal lui a valu la colère des gros propriétaires ; ils ont fait parvenir leurs plaintes au Pape, en accusant le cardinal d'encourager les théories socialistes. Le Pape appela le cardinal; il entendit ses explications et, quand il eut fini, il lui dit : « Eminence, vos théories sont celles du Christ ; je bénis tout ce que vous faites pour les travailleurs de la terre. »

Cène sont là que quelques traits, mais ils éclairent, d'une manière vive et originale, l'attitude d'ensemble dont les Congrès diocésains nous offrent l'expression incessamment renouvelée. Partout, le clergé s'occupe d'oeuvres sociales catholiques — de ces oeuvres qui, selon l'expression de Mgr l'évêque de Poitiers, « font aimer le prêtre comme l'homme du dévouement sous toutes ses formes ». Tout récemment, de nombreux ecclésiastiques, sous la direction de Mgr Arlet, prenaient une part active à l'assemblée régionale de l'oeuvre des cercles tenue à Angoulême 2.

Franc-maçonnerie et Syndicalisme. — En ces Chroniques, nous avons soigneusement noté le mouvement qui, depuis trois ou quatre ans, éloigne de plus en plus de la maçonnerie bon nombre de syndicalistes révolutionnaires. Nous avons à enregistrer aujourd'hui un nouveau fait.

Dans son dernier congrès, tenu à la fin de septembre, la Fédération du tonneau a voté l'ordre du jour suivant :

Le congrès constatant les menées maçonniques qui tendent à attirer dans le secret de ses Loges tous les militants susceptibles d'exercer sur la classe ouvrière une certaine autorité morale ;

Considérant qu'il ne peut tolérer, en ce qui le concerne, que ses militants se dérobent, ne serait-ce qu'une minute de leur vie publique, au contrôle qu'est en droit d'exercer une organisation sur ses fonctionnaires ;

I. Cf. La Croix, 5 octobre 1911.

a. Cf. Le Mouvement social, décembre 1912, p. 1125.


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Que les militants rentrant dans la Franc-Maçonnerie compromettent leur organisation en même temps qu'ils se compromettent en allant, avec leur titre de fonctionnaires de telle ou telle organisation, sympathiser dans le secret des Loges avec les ennemis de la classe ouvrière (juges, policiers, officiers, gouvernants, mouchards, etc.);

Décide, en conséquence, d'interdire l'accès de toutes les fonctions fédérales et syndicales à ceux des membres de sa profession adhérant à la Franc-maçonnerie.

Cet ordre du jour — dont on comprendra que nous ne discutions pas les termes — est intéressant parce qu'il est le premier où s'affirme nettement la résolution d'exclure les Frères Trois Points de la direction des syndicats ouvriers.

Commentant cet ordre du jour, l'organe du syndicat des ouvriers des P. T. T. écrit :

Vous avez ignoré que des secrétaires d'organisation ou des membres influents aient été pressentis d'entrer dans la franc-maçonnerie sans payer de cotisations.

Vous avez ignoré aussi que des membres francs-maçons influents d'organisations syndicales, en lutte contre leurs patrons ou leur administration, ont touché du Veau d'Or franc-maçonnique des secours pécuniaires et qu'en retour ces membres influents ont pu être pressentis de rendre quelque service à l'Ordre du Grand Orient.

Par ces brefs extraits, on peut constater que la franc-maçonnerie continue à être suspecte, en France, à bon nombre de syndicalistes qui la regardent comme une organisation au service des intérêts bourgeois.

Les divisions des révolutionnaires français. — Chez les révolutionnaires, les divisions sont plus profondes et plus ardentes qu'elles ne l'ont jamais été.

Nous n'avons pas la prétention en ces quelques lignes d'énumérer tous les groupes et sous-groupes qui s'arrachent les militants et correspondent d'ailleurs plus à des ambitions personnelles qu'à des divergences de doctrines.

Toutefois, il y a deux tendances dont l'opposition domine toute l'évolution du parti de la Révolution Sociale : d'une part, le « Parti socialiste unifié » dont l'organe officiel est l'Humanité et dont le représentant le plus en vue est M. Jaurès ; ce parti attend beaucoup pour le triomphe de ses idées de l'action parlementaire et du concours des pouvoirs publics ; d'autre part, la Confédération générale du travail 1 dont la Bataille Syndicaliste est le journal quotidien et qui comprend les éléments anarchistes et syndicalistes, rêvant de détruire l'Etat moderne pour lui substituer une vague organisation professionnelle.

Ces deux tendances essentiellement divergentes se sont affirmées en des polémiques récentes entre les deux journaux révolutionnaires. Nous les trouvons très nettement exposées, dans une « Lettre

I. Sur le Congrès que la C. G. T. a tenu au Havre en septembre 1911, cl. Annales du Musée social, oct. 1912, p. 342 et suiv.


CHRONIQUE SOCIALE 699

ouverte au citoyen Jaurès », publiée dans la Bataille syndicaliste. En voici quelques passages particulièrement significatifs : «...Le syndicalisme, y lisons-nous, a brisé les cadres professionnels! C'a été pour vous dépasser : parce qu'il a saisi le mouvement de la vie, il est en avance sur vous. Tandis qu'en théorie, vous agissez au nom et pour un Etat de demain, et qu'en pratique vous agissez pour fortifier l'Etat présent, nous agissons du dehors, ayant pour direction générale la disparition de l'Etat et, pour pratique, le détachement progressif de notre action de tout contact avec l'Etat. Un parti comme le vôtre n'a sa raison d'être que s'il gravite autour de l'Etat ; un mouvement comme le nôtre ne se justifie que s'il agit du sein même du prolétariat, dressé contre l'Etat. Votre objectif est de fortifier, aux yeux de la classe ouvrière, l'autorité morale de l'Etat afin d'augmenter sa capacité révolutionnaire ; le nôtre est de grandir la classe ouvrière, d'affaiblir l'Etat, la puissance de l'un refoulant la puissance de l'autre. Croyez-vous que, sur de tels chemins, nous puissions marcher côte à côte, ou, plus exactement, derrière vous ? Nous pouvons nous rencontrer à quelque détour de chemin, certes ; nous pouvons marcher aussi dans un sens opposé... » Et, en terminant, la Bataille Syndicaliste rappelle que, dans la récente question des retraites ouvrières, M. Jaurès et ses amis « unifiés » ont cherché à accroître, avec l'argent des travailleurs, la puissance de l'Etat tandis que les « syndicalistes » de la C. G. T. ont lutté énergiquement pour refuser un privilège nouveau à ce même Etat. Bref, entre les dirigeants de la C. G. T. et ceux du parti unifié, il y a l' abîme qui, au point de vue théorique, sépare les socialistes visant à l'omnipotence étatiste et les anarchistes rêvant de la suppression de tous les pouvoirs publics : toute la souple habileté de M. Jaurès n'a pu parvenir à prolonger l'équivoque qui essayait de grouper, pour une même oeuvre, des gens d'opinions aussi radicalement discordantes.

Pour compliquer la situation, M. Gustave Hervé et son journal la Guerre Sociale sont venus jeter dans le débat une troisième note aigrement discordante. Tant que cet antimilitariste farouche était en prison, son influence n'était guère redoutée des frères et amis. On se plaisait même à le considérer presque comme un martyr de la Révolution Sociale. Mais aujourd'hui qu'il est hors des geôles et qu'il manifeste la volonté de se mêler activement au mouvement, les meneurs de la C. G. T. voient en lui un concurrent d'autant plus redoutable que l'homme du « drapeau au fumier » ne saurait être suspect de modérantisme. Il se pose, non en anarchiste proprement dit, mais en « insurrectionnel » : la différence est sensible. Parfois même, il n'hésite pas à quelque peu atténuer, en les commentant, ses déclarations antipatriotiques de jadis qui ont fait sa réputation. On comprend dès lors que le prestige de M. Hervé effraie un tantinet les dirigeants du syndicalisme révolutionnaire ; aussi dans la Bataille s'éléve-t-on violemment contre les « personnalités sans mandat et sans responsabilité » qui « à l'action organisée des syndicats veulent substituer l'acte personnel, esquissé dans une pose


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théâtrale ou traduit par une expression violente,souvent grossière». Et, entre toutes ces rivalités, entre tous ces hommes passionnés qui se disent de cuisantes vérités, la clientèle socialiste hésite, ne sachant quel « mauvais berger » elle finira par suivre...

A la « Verrerie ouvrière » d'Albi. — Ces mêmes divisions irritantes, le grand public a pu en constater l'existence dans une des plus fameuses organisations économico-sociales des socialistes français : à la Verrerie ouvrière d'Albi.

Nos lecteurs n'ont pas oublié les origines de cette usine d'un type vaguement coopératiste. Les verriers de l'établissement de M. Rességuier soutenaient avec ténacité une grève contre leur patron également tenace. Grâce au don d'une somme de 100.000 francs que leur fit une vieille dame philanthrope par l'intermédiaire de M. Rochefort, grâce aussi à quelques prêts et souscriptions, ils réunirent un capital suffisant pour construire une nouvelle verrerie qui, celle-là, appartiendrait aux ouvriers. Mais pour éviter que l'établissement nouveau pût jamais devenir la proie d'un groupe de capitalistes, les fondateurs décidèrent que les actions de la verrerie appartiendraient, non à des particuliers, mais à des groupements professionnels, à des syndicats et à des coopératives.

L'usine fut ouverte le 25 octobre 1896. Les premières années furent marquées par des déficits ; toutefois, à partir de 1898, la situation s'améliora considérablement et les excédents de recettes apparurent. Cependant, il y a quelque sept ou huit mois, les administrateurs ouvriers estimèrent qu'il était indispensable de mettre à la tête de la partie technique un homme vraiment compétent. On le choisit en la personne de M. l'ingénieur Spinetta dont les idées socialistes inspiraient toute confiance. Mais le nouveau chef voulut, tout naturellement, introduire dans l'organisation les réformes qui lui paraissaient nécessaires pour assurer la bonne marche de l'établissement. Ces réformes ne furent pas du goût de la majorité des ouvriers qui résolurent de se mettre en grève. Le différend fut porté, au début de novembre, devant l'assemblée des actionnaires qui étaient, en majorité les délégués des syndicats adhérant à la C. G. T. Et, spectacle qui eût été vraiment comique si,par certains côtés, il n'était profondément triste, ces militants révolutionnaires firent âprement le procès des verriers d'Albi — leurs salariés ! qui, dans leur naïveté socialiste, appliquaient la théorie du sabotage... Et l'on entendit M. Pataud lui-même déclarer que les ouvriers devaient se démettre... ou se soumettre aux exigences des actionnaires syndicalistes. C'est cette seconde solution que, devant le vote de l'assemblée, ils ont adoptée — pour le moment tout au moins. L'ingénieur Spinetta, qui avait démissionné, est revenu sur sa décision- et les choses ont repris apparemment leur ancien cours à la Verrerie ouvrière. Mais je vous laisse à penser les sentiments de colère qui doivent gronder au fond des coeurs de ces travailleurs brutalement maîtrisés par les dirigeants de la C. G. T. qui se montrent plus dominateurs et plus exigeants que les capitalistes et les patrons les plus honnis !


CHRONIQUE SOCIALE 701

II°. A L'ÉTRANGER. Deux encycliques. — Le Pape et les Indiens d'Amérique. Depuis notre dernière Chronique, SS. Pie X a publié deux Encycliques qui touchent plus particulièrement aux questions sociales.

C'est d'abord, par ordre de date, l'Encyclique adressée aux évoques de l'Amérique du Sud sur les conditions d'existence imposées aux Indiens dans cette partie du monde. Après avoir rappelé les enseignements de Benoit XIV sur ce sujet, le Saint-Père constate que quelque chose a été tenté en faveur des Indiens, en premier lieu l'abolition de l'esclavage au Brésil et en d'autres régions. Cependant il reste énormément à faire. Pour le montrer le pape expose les violences et les abus dont les Indiens sont encore victimes. Sans doute, il faut féliciter les gouvernements sud-américains de leur action en faveur de ces misérables populations : malheureusement, dans ces régions éloignées, les efforts des pouvoirs civils restent trop souvent inefficaces. SS. Pie X recommande aux évêques de se préoccuper, plus activement que jamais, de la situation des Indiens : il les exhorte à organiser des institutions en leur faveur et à créer des stations de missionnaires. En terminant, le pape exprime sa confiance dans le concours des gouvernements sud-américains, des missionnaires et de tous les bons chrétiens.

Cette Encyclique est un nouvel acte de la Papauté en faveur des populations opprimées par des maîtres inhumains : Pie X vient d'écrire une nouvelle page de l'histoire de la croisade chrétienne contre l'esclavage.

L'Encyclique sur les Associations ouvrières d'Allemagne. —Nous avons plusieurs fois entretenu les lecteurs de la Revue pratique d'Apologétique du différend qui séparait, de plus en plus vivement, en Allemagne, les syndicats interconfessionnels chrétiens des associations ouvrières exclusivement catholiques. Des deux côtés, on trouvait des hommes dont le dévouement à l'Eglise et aux intérêts populaires ne pouvait faire doute. Et cependant, chacun des deux partis devenait de plus en plus ardent — pour ne pas dire plus.

Comme la question était arrivée à l'état extrêmement aigu, SS. Pie X résolut de la trancher afin de ramener la paix entre les catholiques allemands si divisés : c'est le but de la récente Encyclique adressée à S. Em. le Cardinal Kopp, aux archevêques et évêques d'Allemagne.

Nos lecteurs connaissent certainement le document pontifical qui a été publié in extenso, non seulement dans les journaux catholiques mais même en plusieurs autres organes : ce fait seul suffit à en montrer la très grande importance.

Notre Chronique serait cependant vraiment incomplète si nous ne rappelions ici les décisions principales prises par le Saint-Père.

Tout d'abord, le Pape marque très nettement ses fortes préférences pour les groupements purement catholiques : « Quant aux associations ouvrières, bien que leur but soit de procurer des avantages temporels à leurs membres, celles-ci méritent une approba-


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tion sans réserve et doivent être regardées comme le plus réellement et efficacement utiles à leurs membres, qui s'appuient avant tout sur le fondement de la religion catholique et suivent ouvertement les directions de l'Eglise... Il s'ensuit qu'il est nécessaire d'établir et de favoriser de toute manière ce genre d'Associations confessionnelles catholiques, comme on les appelle, dans les contrées catholiques certes, et, en outre, dans toutes les autres régions partout où il paraîtra possible de subvenir par elles aux besoins divers des associés. S'agit-il d'associations qui touchent directement ou indirectement la cause de la religion et les moeurs, ce serait faire oeuvre qui ne pourrait être approuvée dans les pays susmentionnés que de vouloir favoriser et propager des associations mixtes, c'est-à-dire composées de catholiques et de non-catholiques... En conséquence, à toutes les associations purement catholiques d'ouvriers qui existent en Allemagne, c'est du fond du coeur que nous adressons tous nos éloges, nous faisons des voeux pour le succès de toutes leurs entreprises en faveur des ouvriers, et leur souhaitons des développements toujours plus heureux. »

Mais SS. Pie X ajoute : « D'ailleurs, tout en parlant ainsi nous ne nions pas qu'il soit permis aux catholiques, toute précaution prise, de travailler au bien commun avec les non-catholiques, pour ménager à l'ouvrier un meilleur sort, arriver à une plus juste organisation du salaire et du travail, et en vue de tout autre but utile et honnête. Mais, pour cela, nous préférons la collaboration de sociétés catholiques et non-catholiques unies entre elles par ce pacte opportunément imaginé qu'on appelle le cartel. »

Le Pape rappelle alors la demande qui fut adressée par beaucoup d'évêques allemands en vue de tolérer les syndicats chrétiens, tels qu'ils sont établis aujourd'hui dans les diocèses d'Allemagne : les raisons qui furent principalement données à l'appui de cette requête « c'est que le nombre des ouvriers que ces syndicats comprennent est bien supérieur à celui des associations purement catholiques et que, faute de celte autorisation, de graves inconvénients s'ensuivraient. » Le Saint-Père accueille cette demande dans les termes suivants : « Nous déclarons qu'on peut tolérer et permettre que les catholiques entrent aussi dans les syndicats mixtes existant dans un diocèse, tant que de nouvelles circonstances n'auront pas fait que cette tolérance cesse d'être ou opportune ou juste, à condition toutefois que soient prises des précautions capables de prévenir les dangers auxquels on est exposé dans ce genre d'associations. »

Voici les principales de ces précautions telles qu'elles sont exposées dans l'Encyclique : « Avant tout, on veillera à ce que les ouvriers catholiques, membres de ces syndicats, soient inscrits également dans les sociétés d'ouvriers catholiques appelées Arbeitervereine. Que si, pour cela, ils doivent faire quelque sacrifice, surtout un sacrifice d'argent, nous sommes convaincu que, dans leur zèle pour la pureté de leur foi, ils le feront sans peine. Car c'est un fait constaté que les Associations catholiques, sous l'impulsion du clergé qui les conduit et gouverne avec vigilance, con-


CHRONIQUE SOCIALE 703

tribuent, pour une grande part, à sauvegarder la pureté de la foi et l'intégrité des moeurs de leurs membres, comme elles fortifient l'esprit religieux par de multiples exercices de piété. Aussi n'est-il point douteux que les directeurs de ces Associations, conscients des besoins du temps, voudront enseigner aux ouvriers, en particulier sur les devoirs de justice et de charité, les préceptes et lois qu'il leur est nécessaire ou utile de bien connaître pour se comporter dans les syndicats selon le droit et les principes de la doctrine catholique. »

Les syndicats interconfessionnels devront aussi remplir certaines conditions au respect desquels les évêques devront veiller. « En outre, ces mêmes syndicats — pour qu'ils soient tels que les catholiques puissent s'y inscrire — doivent s'abstenir de toute tendance et de tout acte qui ne concorderait pas avec les enseignements et les ordres de l'Eglise ou de la puissance religieuse légitime, et ne présenter rien qui paraisse tant soit peu repréhensible de ce chef ou dans leurs écrits, ou dans leurs paroles, ou dans leurs actes. »

Enfin, les catholiques qui font partie de ces syndicats sontsoumis à certaines obligations : « Quant aux catholiques inscrits dans ces syndicats, qu'ils ne permettent jamais aux syndicats, même comme tels, dans la recherche des avantages temporels de leurs membres, de professer ou de faire chose quelconque en opposition, d'une manière ou de l'autre, avec les ordres donnés par le suprême Magistère... Dans ce but, chaque fois que seront soulevés des problèmes sur les questions qui ont trait à la morale, c'est-àdire à la justice ou à la charité, les évêques veilleront, avec la plus grande attention, à ce que les fidèles ne négligent pas la morale catholique, ni ne s'en écartent si peu que ce soit. »

Telle est, dans ses dispositions pratiques essentielles, l'Encyclique destinée à terminer la controverse qui passionna l'Allemagne catholique depuis des mois et des mois. Nous n'en commenterons aucune des parties, voulant de tout point, d'esprit et de coeur, obéir aux prescriptions pontificales : « Nous ordonnons, déclare en effet Notre Saint-Père le Pape, à tous les hommes de bien qui comptent dans les rangs catholiques de s'abstenir désormais de toute discussion sur ce point. » La cause est donc entendue.

Le Congrès d'Essen et l'attitude des syndicats chrétiens allemands. — Au lendemain de la publication de l'Encyclique, un Congrès extraordinaire des syndicats chrétiens a été organisé à Essen, le 26 novembre : il avait pour but d'apporter aux syndiqués des précisions sur l'attitude à prendre.

L'unique rapport sur l'Encyclique fut présenté par le secrétaire général Stegerwald qui, pour élucider certains points, s'appuya sur l'interprétation donnée dans une lettre par l'évêque de Paderborn, approuvée par S. Em. le cardinal Kopp et paraît-il, aussi, par l'ensemble des évêques allemands réunis à Fulda.

Comme conclusion, les congressistes décidèrent de poursuivre l'action syndicale d'après le type d'organisation que le succès avait


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consacré et que le Saint-Père autorisait : ce serait d'ailleurs, un moyen des plus efficaces pour lutter contre la Social-Démocratie.

Les Trade- Unions et l'enseignement neutre. — Les ouvriers catholiques anglais viennent de remporter un beau triomphe au quarantecinquième Congrès annuel des Trade-Unions, tenu à Newport.

Depuis plusieurs années, quelques anticléricaux avaient coutume de proposer à chaque Congrès trade-unioniste une motion réclamant l'enseignement neutre. Cette motion soulevait naturellement une vive opposition de la part des congressistes catholiques. L'ardeur de ceux-ci produisit cette année un effet profond sur les membres du Congrès : c'est ainsi que l'on vit les mineurs, formant la plus puissante des associations ouvrières, exprimer le désir que l'on biffât de l'ordre du jour la question irritante. Les mineurs sont assez puissants pour imposer leur volonté ; aussi la proposition fut-elle retirée.

Jusqu'ici, le voeu en faveur de l'enseignement neutre était admis chaque année à une forte majorité. Il est vrai que les délégués au Congrès votaient plutôt en leur nom personnel qu'au nom de leurs mandants, car les dirigeants des Trade-Unions avaient toujours refusé de solliciter préalablement l'avis des ouvriers sur celte question spéciale. Il était donc impossible de savoir si la majorité des travailleurs était favorable à la neutralité scolaire; on ne connaissait que le sentiment du mandataire et l'on supposait seulement que ses électeurs étaient d'accord avec lui.

Grâce à l'activité des catholiques, le nombre des partisans de la prétendue neutralité de l'enseignement diminua dans les Congrès annuels des Trade-Unions. En 1910, ce chiffre s'était abaissé d'un million, à compter les votes d'après le système habituel de représentation des syndicats. La fédération catholique de Salford exigea la disparition de ce malencontreux article du programme, « sinon l'ouvrier catholique serait forcé de retirer aux Unions son appui moral et financier ». Cette menace produisit de l'effet. On comprit qu'il était dangereux de froisser davantage les convictions religieuses des catholiques et de maintenir un voeu qui était la cause de profondes dissidences.

Ce qu'il faut retenir de cet incident, c'est la vaillance des ouvriers catholiques et de leurs chefs professionnels. S'ils s'étaient désintéressés de la question et s'ils n'avaient pas travaillé sans répit, les meneurs socialistes antichrétiens l'eussent emporté ; on eût conclu que les ouvriers britanniques réclamaient tous l'école sans Dieu. Fort de cet argument, un gouvernement radical ou non-conformiste aurait vite fait d'introduire dans l'enseignement public le régime nonconfessionnel.

Le mouvement syndical chrétien en Belgique. — Ce mouvement continue à se développer d'une façon très marquée : lors du Congrès annuel de la Ligue démocratique belge, qui s'est tenu à Namur dans les premiers jours d'octobre, le P. Rutten — qui est l'âme de


CHRONIQUE SOCIALE 705

ce mouvement — a établi, dans un rapport très documenté, la situation actuelle et mis en lumière les progrès accomplis. Durant le dernier exercice, les I. 113 syndicats fédérés comptaient 82.761 ouvriers adhérents, ayant payé leurs cotisations : les effectifs avaient augmenté de 16 p. 100 durant l'année écoulée.

Voici d'ailleurs des chiffres qui montrent la marche ascendante du mouvement :

1er août 1904 10.000 syndiqués environ

— 1905, 15.000 —

— 1906 20.231 —

— 1907 30.281 —

— 1908 9517 —

— 1909 40.537 —

— 1910. 49.478 —

— 1911 71.235 —

Ier juillet 1912... 82.761 —

Du rapport présenté à Namur par l'éminent dominicain, nous nous contenterons d'extraire les lignes suivantes qui sont bonnes à connaître hors des frontières belges : «... Il faut dire bien haut et partout que ceux qui continuent à user de leur influence ou de leur autorité pour intimider les ouvriers syndiqués commettent une réelle injustice... Les ouvriers qui s'unissent font exactement la même chose que les actionnaires, poursuivant le même but par le même moyen, et beaucoup d'industriels sont fort mal venus d'empêcher leurs ouvriers de les imiter... Personne au monde n'a le droit d'obliger un ouvrier, surtout un père de famille, d'attendre exclusivement, et pendant toute sa vie, de la bienveillance patronale l'amélioration de son sort, la date et le mode de cette amélioration. Ce n'est pas méconnaître l'autorité légitime et nécessaire du patron que de proclamer le droit absolu de l'ouvrier de considérer le travail comme un élément inséparable de sa personnalité, comme l'unique garantie de son bien-être matériel et de ne plus admettre qu'il n'a rien à dire lorsqu'il s'agit de la fixation des conditions de ce travail. »

Le 30 juin 1912 s'est tenu à Malines le premier Congrès syndical chrétien auquel assistèrent plus de 600 délégués, représentant toutes les régions industrielles du pays : on y reconnut la nécessité de fédérer toutes les forces syndicales autour d'un centre fortement constitué;

Durant le mois d'octobre, s'est réuni à Bruxelles le premier Congrès syndical féminin chrétien : c'est le P. Rutten qui en fut l'âme. Ces réunions ont montré que les ouvrières et les employées catholiques, en Belgique, commençaient à comprendre l'utilité pour elles de se grouper en des Unions professionnelles.

L'association internationale des syndicats chrétiens de l'industrie textile.— Les ouvriers d'une même profession, bien qu'appartenant à des nationalités différentes, ont néanmoins des intérêts comREVUE

comREVUE APOLOGÉTIQUE: — T. XV. — N° 177. — Ier FÉVRIER 1913. 45


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muns : de là, l'idée de fédérations internationales de gens du même métier, groupant autour d'un secrétariat commun les diverses organisations nationales qui gardent leur autonomie, mais s'unissent pour se renseigner et, au besoin, se soutenir les unes les autres.

Les socialistes ont organisé plusieurs fédérations internationales. Les syndicats chrétiens ont reconnu la nécessité pour eux de créer semblable entente. Ce sont les ouvriers chrétiens du textile qui ont commencé parce que peut-être leurs groupements sont plus fortement constitués.

Ils ont tenu à Vienne leur sixième Congrès ; le précédent avait eu lieu en 1909 à Milan. Depuis lors, ils ont gagné environ 15.000 membres. Voici d'ailleurs par pays leurs effectifs et le montant de leurs ressources financières :

Allemagne.... 40.535 membres 797.288 fr.

Autriche 10.164 — 48.706 fr.

Belgique 9.662 — 90.000 fr.

Suisse 8.675 — 103.902 fr.

Italie 4.076 — 4-831 fr.

Hollande 3.I99 — 18.861 fr.

Ce qui donne un total de 76.812 syndiqués fédérés. On peut faire à ce sujet quelques remarques. En Suisse, les ouvrières constituent la presque totalité des adhérents (8.000 environ sur un total de 8.675). La France et l'Espagne ne figurent pas dans cette statistique d'ensemble ; mais il paraît que cette situation va cesser et que des syndicats de notre pays ont envoyé leur adhésion 1.

Les Semaines sociales. — A l'étranger, comme en France 2, les Semaines sociales constituent maintenant une des manifestations ordinaires du mouvement catholique social : en certains pays, elles sont devenues une institution régulière.

En Espagne, la sixième semaine s'est tenue, cette année, à Pampelune, au commencement de juillet : on l'avait fait coïncider avec les fêtes du centenaire de la bataille de las Navas de Tolosa. Les cours furent très suivis : ils se donnèrent dans la vaste et belle église Saint-Dominique. Plusieurs évêques y prirent la parole, notamment Mgr de Pampelune auquel on doit en grande partie les oeuvres de Navarre et qui, dans une leçon très solide, démontra que

1. Voir le compte rendu du congrès de Vienne dans Le Mouvement social, octobre 1912, p. 932 et 933.

2. Nous venons de recevoir, au moment où nous corrigeons ces épreuves, le Compte Rendu in extenso de la Semaine Sociale de Limoges (1912) : dans ces 600 pages, nos lecteurs trouveront traitées les principales questions qui touchent à la famille. Ils y trouveront également quantité de renseignements sur plusieurs autres problèmes sociaux, tels que le crédit, l'alcoolisme, l'émigration, les caisses de retraite, etc. Nous reviendrons d'ailleurs sur ce Compte Rendu dont nous nous bornons aujourd'hui à signaler la publication (J. Gabalda, éditeur, Paris, ou aux bureaux de la Chronique Sociale de France, 16, rue du Plot, Lyon).


CHRONIQUE SOCIALE 707

le clergé ne devait pas se contenter de disserter sur l'Encyclique Rerum novarum, mais qu'il devait aussi avoir une part active dans les organisations populaires. Parmi les autres leçons, signalons encore celles du sénateur Raphaël de Cepeda, l'un des promoteurs du catholicisme social en Espagne, qui parla de «l'organisation du travail au moyen âge et dans les temps modernes par les corporations », de don Raphaël Marin Lazaro sur le coopératisme, de don Francisco Moran sur les syndicats agricoles, de don Victoriano Flamarique sur la participation du clergé aux oeuvres sociales, puis le discours retentissant du P. Gérard, etc 1.

En Belgique, comme tous les ans, il y eut deux semaines sociales : l'une à Fayt-les-Ménages, pour la partie wallone du pays, et plus spécialement consacrée aux questions syndicales ; l'autre, pour les Flandres, à Louvain. L'une et l'autre furent très suivies : comme toujours, on y fit du travail pratique et les quelques centaines d'auditeurs recueillirent, au cours de ces journées, quantité de renseignements précis. A Fayt, le ministre de la Justice, M. H. Carton de Wiart, prononça le discours de clôture; à Louvain, M. Van de Vyvere, ministre de l'Agriculture, prit la parole à la première réunion. Ce double fait montre l'accord du gouvernement belge avec les catholiques sociaux — accord qui se manifeste dans l'élaboration de projets de loi tels que celui réglementant plus strictement le travail des femmes et des enfants ou bien encore le texte relatif à l'organisation de pensions ouvrières obligatoires.

En Hollande, à Bréda, au commencement de septembre, eut lieu avec succès la Semaine sociale dont le thème général fut « la justice et la charité » 2.

En Italie, les cours se tinrent à Venise et furent consacrés au problème de l'Ecole 3 qui est, on le sait, une des questions qui préoccupent à bon droit les catholiques de la Péninsule.

Enfin nos amis de l'Uruguay viennent d'avoir, avec un vif éclat, à Montevideo, leur première semaine sociale, du 10 au 17 novembre. Parmi ceux qui prirent la parole et développèrent les thèses du catholicisme social, plusieurs avaient participé à une Semaine de France. On voit donc que l'institution des Semaines sociales rayonne, peu à peu, dans toutes les nations chrétiennes.

1. Dans la Chronique sociale de France d'aout-septembre 1912, on trouve un compte rendu fort intéressant et vivant de M. l'abbé A. Lugan.

2. Dans quelques diocèses de Hollande, les associations ouvrières catholiques organisent chaque année, pendant deux jours, des cours sociaux, qui ont pour but d'initier une élite populaire aux questions et organisations syndicales. Les leçons sont données par des hommes qui jouent un rôle important dans'le mouvement social ; habituellement, les cours ont lieu le samedi et le dimanche, ou le dimanche et le lundi.

3. Sous le titre : Après la Semaine sociale de Venise, Mgr Vanneufville publie une étude très renseignée sur les leçons de la semaine italienne de cette année. (Cf. Chronique sociale de France, novembre I912);cf. aussi le compte rendu de M. Quirico dans le Mouvement social de décembre 1912.


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L'action sociale des femmes et la Fédération des Ligues catholiques féminines. — Dans tous les pays, les femmes se donnent de plus en plus aux oeuvres sociales : c'est là certainement un des faits caractéristiques du mouvement catholique à l'heure présente. Assez rapidement, les oeuvres féminines ont reconnu les avantages qu'elfes retireraient d'une fédération internationale de leurs ligues nationales. Cette fédération s'est constituée à Bruxelles, il y a deux ans, et, quelques jours avant le Congrès Eucharistique, elle a tenu sa troisième assemblée à Vienne. On s'y est occupé, entre autres sujets, de la franc-maçonnerie, de la mode, du théâtre, des jeunes filles dans les Universités, de l'instruction religieuse à l'école, du travail de la femme dans l'industrie.

Les femmes catholiques montrent, on le voit, un sens pratique et un dévouement qui expliquent la confiance dont elles viennent d'être l'objet de la part du ministère catholique belge. Battus aux récentes élections législatives, les socialistes, pour faire pièce au gouvernement, ont réclamé le suffrage universel. A quoi le cabinet a répondu qu'il fallait alors se décider à aller jusqu'au bout et accorder aux femmes le droit de vote. Mais les socialistes, qui avaient pourtant inscrit le suffrage féminin dans leur programme, trouvèrent, pris au mot, que ce n'était pas précisément ce qu'il leur fallait pour triompher. Et ils en sont venus à dénoncer le vote des femmes comme une manoeuvre cléricale 1 !

Chez les socialistes italiens. — Un nouveau parti vient de se former au sein du socialisme italien; il s'appelle le parti réformiste et a tenu son premier Congrès à Rome.

Rappelons comment est survenue la scission entre les socialistes intransigeants et les socialistes réformistes. Après la déclaration de guerre de l'Italie à la Turquie, plusieurs députés socialistes, entre autres le député de Rome, M. Bissolati, qui s'était déjà compromis en se rendant au palais royal lors d'une crise ministérielle, firent acte de nationalisme en prenant parti pour le gouvernement. Ils furent expulsés par le Congrès socialiste de ReggioEmilia. C'est alors qu'ils décidèrent de fonder un nouveau parti et de rompre définitivement avec leurs frères ennemis.

Le nouveau parti réformiste est-il viable? Sur une quarantaine de députés socialistes, il en compte seulement treize ; le nombre de ses affiliés est encore fort restreint, environ 3.000. Il y a donc un brillant état-major formé des personnalités socialistes les plus en vue, mais cet état-major court le risque de n'être pas suivi par des troupes nombreuses. Le programme du nouveau parti n'est pas clair : celui-ci veut être socialiste et cependant il ne l'est plus guère : On ne voit pas bien ce qui le sépare du parti radical avancé.

Les réformistes adhèrent encore, en principe, à l'Internationale

I. Cf. compte rendu de la 3e réunion du Conseil international des Ligues catholiques féminines dans le Bulletin de l'Association catholique des oeuvres de protection de la Jeune Fille, octobre 1912.


CHRONIQUE SOCIALE 709

et font des voeux pour le désarmement général, mais, en même temps ils parlent de « la défense des collectivités nationales »; ils disent qu'ils tiendront compte des « conditions réelles de la vie « internationale » ce qui signifie que, en temps de guerre, ils sauront faire leur devoir de patriotes et voteront même les dépenses militaires au Parlement.

Les masses ouvrières, toujours un peu simplistes, ne comprendront rien à ces subtilités. Ce bloc enfariné du réformisme ne leur dira rien qui vaille ; elles y flaireront une ruse du président du conseil Gioliti, qui, par ses avances et ses promesses, a réussi à diviser profondément les socialistes italiens. A l'heure actuelle, on ne compte pas moins de trois partis socialistes en Italie : les syndicalistes ou révolutionnaires, les modérés qui ne veulent cependant pas de compromissions avec le gouvernement et les éléments bourgeois, et enfin les réformistes de droite qui n'ont plus guère de socialiste que le nom. On voit à quel point le socialisme italien est divisé.

Les socialistes allemands. — Le socialisme allemand est lui-même partagé entre des tendances divergentes. En deçà du Rhin, comme dans la plupart des pays, on constate deux orientations dominantes; d'une part, les réformistes et, d'autre part, les intransigeants. Au congrès annuel qui s'est tenu, en septembre 1912 à Chemnitz, les deux groupes se sont trouvés aux prises, comme tous les ans. L'avantage est resté aux réformistes qui, malgré la résistance des intransigeants, ont fait décider l'organisation, à côté du bureau directeur, d'un comité de 33 membres, habitant les diverses régions de l'empire et devant 'se réunir à Berlin au moins tous les trois mois. C'est la modification la plus grande apportée dans la constitution du parti depuis 1875 : elle équivaut à la création d'une sorte de conseil fédéral du parti socialiste.

Désormais l'Allemagne rouge ne sera plus dépendante d'un ordre arbitrairement lancé de Berlin par un membre du bureau directeur, souvent fort ignorant de la situation si différente des diverses régions. Les décisions devront être approuvées par tous les membres du comité qui aura un égal intérêt à se protéger contre le despotisme de Berlin. Le comité directeur n'aura plus le droit d'intervenir à tous moments dans les affaires de la circonscription des députés qui lui déplaisent. Il ne pourra recourir, pour satisfaire des rancunes personnelles, à cette arme terrible que constituent les difficultés locales. Le représentant du comité aura pour tâche de résoudre dans sa région les problèmes secondaires. Maintenant que les grands chefs du socialisme allemand sont morts, les jeunes leaders ont voulu s'assurer l'indépendance. La province s'émancipe de Berlin, ou plutôt le Sud s'affranchit de la domination du Nord, les réformistes de celle des intransigeants. C'est la revanche, calme, pacifique, mais écrasante des vaincus de Dresde.

Les socialistes contre la guerre : le congrès international de Bâle. — Dans tous les pays, les socialistes se déclarent opposés au milita-


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risme et rêvent de rendre désormais impossible la guerre entre les nations.

En ces derniers temps, la situation européenne étant devenue extrêmement grave, le bureau socialiste international crut opportun de tenter une démonstration internationale. Bâle fut choisi comme siège de ce congrès où l'on devait chercher à établir « une entente pour une action commune contre la guerre ». Ce choix s'explique par cette raison que le chef du gouvernement bàlois, le Dr Blocker, est membre du parti socialiste. Sous son impulsion, il a été fait un grand effort pour donner à ces démonstrations le plus vif éclat. Pour seconder le comité d'organisation, que présidait un conseiller d'Etat, on créa un comité de réception, un comité de logement, un comité de l'ordonnance du congrès, un comité de l'ordonnance du cortège et même un service sanitaire. C'est qu'on espérait pour le Congrès lui-même plusieurs centaines de délégués étrangers, et des milliers et des milliers de participants amenés par trains spéciaux des principales villes de Suisse et de l'Allemagne du Sud pour la manifestation qui, le dimanche 25 novembre, devait se dérouler à travers la ville et se terminer par un meeting tenu sous les voûtes de la vieille cathédrale du prince-évêque de Bâle, aujourd'hui en la possession des protestants et abandonnée une après-midi au socialisme internationaliste. L'attente des promoteurs ne fut pas déçue.

Au cours des réunions préparatoires, les délégués des partis socialistes des divers pays finirent par se mettre d'accord — non sans grande difficultés, paraît-il, — sur le texte d'un manifeste qui fut présenté aux congressistes et voté par eux : on ne put obtenir l'unanimité qu'en retranchant, parmi les moyens proposés pour empêcher ou arrêter la guerre, certains procédés révolutionnaires préconisés par les antipatriotes les plus ardents : ainsi, dans le manifeste, il n'est point question de la grève générale. En somme, le texte adopté resta forcément dans les généralités vagues : c'était pour les congressistes le seul moyen de ne pas se diviser.

De toute cette manifestation, la partie la plus originale fut assurément le meeting tenu le dimanche après-midi, dans l'antique cathédrale de Bâle. Nous en empruntons le récit au Temps 1 : « Quand il n'y eut plus une place inoccupée à l'intérieur — et il était entré alors environ sept mille personnes — on ferma les portes et le reste du cortège dut se répandre sur la place et sur la terrasse où quatre tribunes avaient été préparées. Et c'est devant le magnifique panorama de la vallée du Rhin et de la Forêt-Noire qu'ils entendirent, jusqu'à la tombée de la nuit, anathématiser la guerre et les gouvernants qui en acceptaient les conséquences... Dans la cathédrale cependant, une fois que les membres du gouvernement bâlois eurent pris place dans les somptueuses stalles en bois sculpté, on vit un orateur paraître en chaire... Les orateurs, comme impressionnés par l'atmosphère de la cathédrale, furent généralement modérés... M. Jaurès parla presque comme un des pasteurs qui officient

I. Cf. Le Temps, 26 novembre 1912.


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à l'ordinaire en ce lieu ; il fit honte aux chrétiens de ne pas se souvenir des préceptes de Celui qu'ils appellent leur Maître : « les chré" tiens qui nous ont ouvert celte église, a-t-il dit, ont voulu faire « entendre un avertissement aux mauvais chrétiens qui par égoïsme « sont prêts à livrer des multitudes humaines aux griffes d'airain du « démon de la guerre... » Chaque orateur est vivement applaudi... Après l'audition d'une cantate, chantée par une chorale, groupée autour de l'orgue, au-dessus du vieux jubé, la foule s'est écartée dans un ordre, avec une discipline que nous ne connaissons pas chez nous. »

Et, dans cette foule, combien y avait-il d'hommes sachant ce qu'au cours des siècles l'Église avait fait pour établir et conserver la paix dans la chrétienté ?.. Mais, ajouterons-nous aussi, ne sommes-nous pas responsables, dans une certaine mesure, de celte générale ignorance ?

MAX TURMANN.

Revue des Revues

BEVUES FRANÇAISES

Bulletin de l'Institut catholique (Numéro supplémentaire) : Messe du Saint-Esprit. Discours du Recteur. — Assemblée générale annuelle : Rapport de M. Périer sur les Facultés canoniques, de M. Lemaire sur la Faculté de Droit, de M. Boxler, doyen, sur la Faculté des Lettres, de M. Branly, doyen, sur l'Ecole des Sciences. Discours du Recteur. — Discours de S. Gr. Mgr Gauthey, archevêque de Besançon.— Fête de saint-Thomas d'Aquin. —Séance de fin d'année des Facultés canoniques. — Publications des Professeurs.

Le Correspondant (10 janvier 1913). — EUGÈNE DUTHOIT : La pensée sociale de Frédéric Ozanam. — E. DE GEOFFROY : Les explosions sous-marines et les dreadnoughts modernes. Le canon sous-marin. — DR LANZAC DE LABORIE : Une famille française à travers les âges. — FRANÇOIS DE WITT-GUIZOT : Une loi nouvelle. L'Etat surveillant de la bienfaisance privée. — R. P. LAGRANGE : Les fouilles de Suze. — GABRIEL LOUIS-JARAY : De la Macédoine d l'Adriatique. — AUGUSTE FQRTIER : Les étudiants dans l'Inde.

Revue Biblique (Janvier 1913). — R. P. D. DE BRUYNE : Un nouveau document sur les origines de la Vulgate. « Cette note authentique de saint Jérôme, écrite à la fin de son volume, qui nous a été conservée par deux manuscrits après Esther, à sa vraie place, malgré tous les bouleversements et les interpolations qui défigurèrent l'oeuvre du grand homme, cette note précieuse, qui n'a pas


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été comprise des anciens puisqu'ils ne respectèrent pas la volonté de Jérôme, et qui a été négligée par les modernes, jette un nouveau jour sur les premiers temps de la Vulgate. » — R. P. DHORME. La religion des Achéménides : Ces pages établissent combien la religion des Perses Achéménides était « transcendante parmi les autres religions païennes de l'Orient » et comment elle « les prédisposait non seulement à témoigner aux fidèles de Iahvé un sentiment de tolérance, mais encore à user à leur égard d'un traitement de faveur. » — A. BRASSAC : Une inscription de Delphes et la chronologie de saint Paul. — DOM Z. BIEVER : Au bord du lac de Tibèriade. — EUGÈNE TISSERANT : Un fragment d'onomasticon biblique.

Etudes franciscaines (janvier 1913). — P. RAYMOND : Duns dcot et le modernisme.'— P. HUGUES : Le Rationalisme et la critique de l'histoire èvangélique. Etude du livre de M. L. Cl. Fillion : Les Etapes du rationalisme dans ses attaques contre les Evangiles et la vie privée de N. S. J. C. — P. CONSTANT : La valeur des lois de succession.

— H. MATROD : Trois mosaïstes franciscains au XIIIe siècle : Jacques, frater sancti Francisci, Fr. Jacques Torriti et Fr. Jacques de Camerino. — P. UBALD : Notice et extraits d'un manuscrit du musée britannique Add. 19.994 relatif aux Cordelières de Noyon. —F. C. : Un confesseur de la foi au XIXe siècle.

Recherches de science religieuse (janvier-février 1913).— PIERRE ROUSSELOT : Note historique sur le concept de Foi scientifique.

— LÉOPOLD CADIÈRE : Les religions de l'Annam. — JEAN RIVIÈRE et PAUL GALTIER : La mort du Christ et la justice envers le démon. — ALBERT CONDAMIN : L'inerrance biblique d'après saint Bède. ■—Louis DE MONTADON : Du doute méthodique chez saint Augustin. — PIERRE D'HÉROUVILLE : Nostrorum primus Maro (Lactance, Dir. Inst. I, 5).

— JEAN CALÈS : L'ancienne religion d'Israël.

Etudes (5 janvier 1913). — JOSEPH BRUCKER : Cinquante ans d'Etudes. — Avec la date 1913, les « Etudes » inscrivent sur leur couverture la cinquantième année de la publication. Cette circonstance invite M. J. Brucker à «jeter un regard en arrière» pour « fixer dans un breftableau les principaux moments d'une carrière qui, pour une revue, peut être estimée déjà longue ». Il rappelle le but poursuivi : «défendre toutes les « saintes causes », l'Ecriture, le dogme et la morale catholiques, les institutions de l'Eglise », tout en ne donnaut à son programme « d'autres limites que celles qui sont tracées par saint Paul lui-même à l'activité intellectuelle des chrétiens: Qusecumque sunt vera, quxcumque pudica, quxcumque justa, quxcumque sancta, quxcumque amabilia, quaecumque bonae famx, si qua virtus, si qua laus disciplinx, hxc cogitate ». Il rend hommage à tous ceux qui, depuis la première heure, et en dépit des difficultés et des luttes, ont apporté à la Revue le concours de leur talent et de leur zèle ; et conclut en ces termes : « Une revue est un organisme vivant, dont chaque partie se modèle et se développe sous l'influence directe d'une âme. A juger de cette âme


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par le corps lentement édifié à travers cinquante années de labeur, les Études auraient le droit d'affronter l'avenir avec quelque confiance : comme ceux qui les ont précédés, les rédacteurs actuels peuvent espérer de servir sans servilité, de parler sans crainte, de luire sans aveugler, de ne pas chercher d'autre intérêt que la gloire de leur Maître. » — FERDINAND PRAT : La question synoptique. — Date et caractère des Evangiles selon saint Marc et selon saint Luc. — PIERRE TBILLARD DE CHARDIN : La préhistoire et ses progrès. — JOSEPH THERMES : Les petites soeurs des malades. — Récits du Début. — Louis CHERVOILLOT : Un poète italien pessimiste. — M. Arturo Graf. — GUILLAUME DE JERPHANION : Le nimbe rectangulaire en en Orient et en Occident.

Revue de la Jeunesse (10 janvier 1913). — S. IGNACE d'ANTIOCHE : Apostolat de l'exemple (Pages choisies). — A. D. SERTILLANGES : Les exigences de l'Eglise : l'obéissance religieuse. Poursuivant sa justification des Exigences de l'Eglise (n° du 25 décembre : L'Eglise exige la foi), le R. P. Sertillanges nous démontre aujourd'hui la nécessité de l'obéissance religieuse. Après avoir exposé les raisons sur lesquelles l'Eglise fonde cette exigence et réfuté les objections qu'on lui adresse à ce sujet, particulièrement en notre siècle de « science sociale » qui « croyant avoir détruit la vie religieuse s'essaie à la remplacer, en constituant des théories d'unité morale, de monopole et de collectivisme spirituel qui ne peuvent exprimer quelque chose qu'à condition d'inviter les hommes à ériger de nouveau — mais arbitrairement cette fois — l'autorité qu'on avait prétendu abattre », prouvant bien par là que « plus on sort de l'autorité légitime, c'est-à-dire normalement constituée, soit par Dieu, soit par la nature des choses, plus on doit retomber dans l'autoritarisme arbitraire », le R. P. Sertillanges conclut en nous montrant la punition de ceux qui s'insurgent contre l'autorité de l'Eglise, punition légère en apparence, mais « de toutes la plus terrible » : être livré à soi-même. « Cela veut dire livré au néant de ce que nous sommes sans Dieu, quand nous rejetons sa main rédemptrice. Livré à soi-même, cela veut dire jeté à la mer, naufragé minuscule et orgueilleux qui se débat un instant, lève la tête et s'enfonce, roulé, brisé par ce qui avait offert de le porter, englouti par la mort anonyme et cruelle qui s'appelle Dieu aussi, mais Dieu outragé, Dieu

méconnu et délaissé qui, à son tour, délaisse L'Eglise est un

vaisseau qui mène au port Chacun à son poste, nous sommes de

l'équipage qui obéit et qui vogue. En se soumettant notre coeur se sent rassuré, car c'est le vôtre, ô Dieu de charité, qui, en le conduisant, le garde. L'autorité qui vient de vous, dès qu'elle s'inspire

de vous, en devient pleine d'amour ». — H. LABOUREAU : La

messe à ses origines. — L. Rouzic : Le choix dans le mariage. — J. PIOLUNOWSKI : La mutualité chrétienne. —R. P. CH. JOURDAN : Nos préjugés de jeunesse : III. mes préjugés religieux. — NOTRE ENQUÊTE : Les signes d'une renaissance catholique dans la jeunesse contemporaine.

L'Ecole (10 janvier 1913). —P. SÉJALON : Evangile du Dimanche.


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— H. HEMMER : Le mystère de l'Incarnation. —Langue française, histoire morale et instruction civique, arithmétique, géométrie, leçons de choses, dessin, enseignement commercial. — Préparation aux examens.

L'enseignement chrétien (1er janvier 1913). —A. MOUCHARD : Oremus pro discipulis. — DIOCÈSE D'ANGERS : Les directoires des maîtres de l'enseignement secondaire libre. — J. CALVET : L'enseignement secondaire féminin.

Revue des Institutions Cultuelles (Octobre-Novembre-Décembre 1912). — Associations : association des pères de famille.— Biens ecclésiastiques. — Police des cultes : Sonnerie des cloches. — Exercice public du culte : droit des pauvres. — Manifestations extérieures du culte. — Discours dé M. MAURICE BARBES : La question de la protection des églises à la Chambre. — M. GEORGES LAGRÉSILLE : La sotte laïcité.

La Réforme sociale (1er janvier 1913). — CHARLES DEJACE : Auguste Beernaert et son oeuvre sociale. — MAUBICE BELLOM : Le travail à domicile et le contrat collectif. — La société d'Economie sociale en 1912. Rapport de M. F. Lepelletier.

REVUES ÉTRANGÈRES

The Ecclesiastical Review (décembre 1912). — GEORGE METLAKE : The growthof Christian Art in Germany. —THE REV. PATRICK CUMMINS : The Small Host « Extra corporale ». — A bit of casuistry. — THE RIGHT REV. Mgr FRANCIS D. BICKERSTAFFE DREW : Sermons. Taste and Tolérance. — W. H. GRATTAN FLOOD : Cardinal Netvmann asa Hynm- Writer and Hynm-Composer. — AUSTIN O'MALLEY : The cure of intempérance. II. The alcoholic insanities. — THE REV. JOSEPH H. Mc. MAHON : Reactions and By-producfs of the decree on Fréquent Communion. — THE REV. WALTER DRUM : Récent Bible Study. —E. C DONNELLY : Metrical translation of Psalm I, VII, XVIII, XXII. — THE REV. H. T. HENRY : The présent status of Calendar reform. — THE REV. L. F. SCHLATHOELTER : Daily Communion and Priests Retreats. — (January 1913). — THE REV. J.-B. CEULEMANS : The Restatement of Theology in America. V. Studies in American philosophy. — THE REV. F. M. DE ZULUETA : The control of children's First Communions. — BERTRAM GBOSVENOR GOODHUE : Religions sculpture in relation to architecture. — THE REV. HUGH POPE : Is it practicable to preach the epistles of St Paul. — AUSTIN O'MALLEY : Heredity and the médical treatment of alcoholism. — WILLIAM H. ATHERTON : Gatholicizing modem sociology. — THE REV. ANDREW. V. BYRNE : Catholical social work in France.

The Month (janvier 1913). — FATHER JOHN GÉRARD : (In memoriam). — TH. HERBERT THURSTON : The new breviary. — THE REV. C. C. MARTINDALE : « The half' of a broken hope ». — H. SOMERVILLE : The worh before the Caiholk social Guild. — ALICE DEASE : The Dago's poet. — JAMES BRITTEN : Convent Inspection. —JOHN AYSCOUGH : Gracechurch papers, XII, Lessons.


REVUE DES REVUES 715

Studies (Décembre 1912). — JOHN J.-H. COYNE : Hellenism and the oriental réaction. — W. A. SCOTT : A University school of Architecture in Ireland. — PETER Mc. BRIEN : The God of Wine. Apoem. — STEPHEN J. BROWN : The question of Irish nalionality. — LÉONCE DE GRANDMAISON : The Louvain Congress of Religious Ethnology. — M. ESPOSITO : The knowledge of Greek in Ireland during the Middle Ages. — H. P. W. : The evidence for the Agape. — WILLIAM DAWSON : My Dublin year. — GERALD F. CORR : Johannes Jorgenson and his Franciscan Trilogy.

La Ciencla Tomista (Janvier-Février). — VALES FAILDE : (D. Javier) : La Union internacional para el estudio del Derecho de génies. — MARIN SOLA (Fr. Francisco) : La homogeneidad de la Doctrina catolica (continuaciôn). — CUERVO (Fr. J.) Carranza y el Doctor Navarre. — TRAPIELLO (D. Francisco) : Fray Pedro de Topia y su tiempo. — ALCADE (Fr. Lesmes) : El elemento revelado en la Suma Theolôgica.—G. ALONSO GETINO (Fr. LUIS) : Historia de los Papas del Renacimiento por Ludovico Pastor.

Rivista di Apologia Cristiana(Décembre 1912). — S.SCAGLIA: Costantino. — F. M. CAPPELLO : Le Relazioni fra la Chiesa e lo stato nell'or a présente. — G. MASI : Alcoolismo e Religione. — G. MONETTI : Preti « Religiosi parassiti dell'umanita ?

La Scuola Cattolica (Décembre 1912). — ORAZIO PREMOLI : Sopra il valore dell'apologetica cattolica tradizionàle. — P. ALFONSO M. ORLICH : L'usodei béni nella morale di San Tommaso. — DOTT. AGOSTINO GEMELLI : Anima e Cervello. —ADOLPHOCELLINI : S. Giovanni Apostolo èlo stesso che Giovanni diElesoî — P. HARIO RINIERI : L'altitudine storico-logica dei Sinoltici secondo Vultima sentenza délia Commissione biblica pontificia. — EMILIANO PASTERIS : L'insegnamento religioso inItalia. — F. DI CAPUA : Il « Cursus » e le clausule metriche da osservarsi nella riforma e nella compilazionedegli « oremus » e delle prose liturgiche.

Revue de Fribourg (Décembre 1912).— A. ROUSSEL : Derniers jours et mort de Lamennais (suite et fin). — PIERRE DE LABRIOLLE : Les vicissitudes de l'opinion française sur Napoléon (suite et fin).— GASTON CASTELLA : La Suisse politique au XVe siècle. — ANDRÉ DELACOUR : Spectacles et reflets.

Zeitschrift fur katholische Théologie. — JOH. DÔLLEU : Der Bann (Herem) im Allen Testament und im spâterm Judenlum. — BERNHARD POSCHMANN : Zur Bussfrage in d. cyprianischen ztit. — ANTON LINSMEIER : Der Galileiprozess v. 1616 in nalurwissenschaftlicher Beleuchtung. — JOSEF HONTHEIM : Die chronologie der Richterzfit inderBibelund dieägyptische chronologie.

Théologie und Glaube. — DR. KONRAD LUBECK : Die liturgischen Gewander der Griechtn. — WII.HELM STEIN,BRUCK : Gedanken iiberKonviklserziehung. —Da. THEODOR SCHERMANN : Rubrizistische Vorschriften fur die Kirche und Messe nach ägyptischen Queilen vom


716 REVUE PRATIQUE D'APOLOGÉTIQUE

Iahrh. — DR. JOHANNBS GSPANN : Weihnachtsgedanken in der Summa contra gentiles.

Bibliographie.

L'idéal monastique et la vie chrétienne des premiers jours par un Religieux bénédictin de l'abbaye de Maredsous. Paris, Beauchesne, 1912. Un vol. in-12, 2 fr. 50. — Tous ceux qui veulent se rendre compte des inépuisables richesses spirituelles que recèle la vie monastique liront ce petit livre. Ecrit avec amour, dans une langue très agréable, il montre le but que se propose tout moine : il cherche à devenir un homme et un chrétien dans toute la force de l'expression. Aux âmes assoiffées d'idéal, qui malgré les tristesses de l'heure présente se rencontrent toujours si nombreuses, ces pages ouvriront bien des horizons. On s'y initiera tout particulièrement à la méthode de spiritualité qui a réussi à faire du moine bénédictin une des plus heureuses incarnations du christianisme.

BAUSTERT (abbé J. P.). —Lourdes und die Gegner vordem Forum der Wissenschaft. (Lourdes et ses adversaires devant le tribunal de la science.) Réponse aux plus récentes attaques contre Lourdes. In 8°, 198 pages, 33 illustrations, prix: 2 fr. 60 franco contre mandat postal, 1913. Chez l'auteur à Rindschleiden, p. Grossbous. Luxembourg.

Petite Correspondance Apologétique.

Q. — Un prêtre a-t-il le droit de prendre chez lui plusieurs élèves d'âge scolaire, pour leur donner des leçons de latin ou d'autres leçons pendant les heures de classe!

R. — L'article 66 de la loi du 15 mars 1850 permettait expressément aux ministres des cultes reconnus, moyennant une déclaration préalable au recteur d'académie, de donner l'instruction secondaire à quatre jeunes gens au plus qui se destinaient aux études ecclésiastiques, en dehors de toute autre condition comme capacité ou formalités. Depuis la loi de séparation qui ne reconnaît plus aucun culte, ce texte est considéré par la jurisprudence comme abrogé et non invocable par un prêtre catholique (Trib. corr., Grenoble, 4 mai 1910, Rev. culte cath., 1910, p. 277). Deux circulaires ministérielles des 4 avril et 9 mai 1906 se sont prononcées dans le même sens, conformément, il faut le reconnaître, à l'esprit général de la loi de 1905. Donc un ecclésiastique encourrait une condamna-


PETITE CORRESPONDANCE APOLOGÉTIQUE 717

tion correctionnelle s'il réunissait actuellement 3 ou 4 enfants pour leur donner un enseignement quelconque rentrant dans les programmes officiels.

Mais, après comme avant 1903, les ministres du culte catholique conservent le droit qu'ont tous les citoyens de donner l'enseignement domestique. Tout père de famille en effet, à la condition, quand il reçoit l'avis prescrit par l'article 8 de la loi du 28 mars 1882 sur l'enseignement obligatoire, d'aviser le maire qu'il entend donner à ses enfants l'enseignement domestique, peut, par lui-même ou par tout délégué qu'il choisit librement en dehors de toute formalité ou condition de capacité, instruire ses enfants.

Seulement ce droit n'existe, en ce qui concerne le délégué notamment, le prêtre dans notre cas, que si ce délégué réunit les enfants d'une même famille exclusivement. Sans doute ledit prêtre peut légalement donner ces leçons chez lui ; sans doute encore il peut en donner aux enfants de diverses familles mais à la condition stricte de ne jamais les réunir. Y eut-il cinq ou six frères, son enseignement est très légal, même donné en commun. Mais il est réputé ouvrir une école et est dès lors passible d'une peine quand il groupe plusieurs enfants de familles différentes. Pratiquement, on a dit parfois qu'il en fallait au moins trois et qu'à deux élèves il n'y avait pas école. Souvent en effet l'administration a admis cette règle, mais par tolérance, et nous ne conseillerions pas à notre correspondant de s'y fier.

Bref, tout prêtre peut donner renseignement primaire ou secondaire à un enfant, si le père de famille y consent. Mais il lui est interdit par la loi, s'il n'a pas rempli les formalités de déclaration d'ouverture d'école et s'il n'a pas les titres requis, de donner un enseignement de quelque nature qu'il soit à des enfants n'appartenant pas à la même famille à la fois.

HENRY TAUDIÈRE.

professeur à l'Institut catholique de Paris.

Q. Une ordonnance épiscopale défend aux prêtres du diocèse de confier des intentions et des honoraires de messes à tout prêtre étranger au diocèse. Comment interpréter cette défense?

R. N'ayant pas le texte exact de l'ordonnance, nous ne pouvons mieux faire que de rapporter ici, sur la question qui nous est posée, l'opinion si autorisée de M. Boudinhon. Etudiant précisément le cas où a les statuts diocésains défendent de transmettre des honoraires hors du diocèse », l'éminent canoniste écrit : « Si les statuts ne contiennent qu'une exhortation, une direction en vue du bien général des prêtres du diocèse, on pourra sans scrupule remettre des honoraires à un prêtre ami et bien connu, les conseils et recommandations n'obligeant pas strictement en conscience. Si les statuts défendent de transmettre des honoraires hors du diocèse sans s'assurer d'abord des garanties de la parfaite célébration des messes, ils ne font que rappeler la loi commune, et on doit y obéir, puisque aussi bien on devrait agir ainsi même en l'absence de statuts. De même


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encore si les statuts défendent seulement, comme ceux de Paris (art. 303), d'envoyer hors du diocèse des messes remises par les fidèles à la sacristie : ces messes, en effet, ne sont pas à la disposition personnelle d'un prêtre quelconque. Mais lorsque les statuts défendent positivement toute transmission d'honoraires hors du diocèse, cette défense atteint-elle la transmission d'honoraires dont le prêtre aurait la libre disposition? Ici l'hésitation est permise. Sans doute, il est bien, évident que le prêtre muni d'honoraires en excès ne pourra les remettre à un autre Ordinaire que le sien, ni à un supérieur de Réguliers ; il irait contre les prescriptions expresses de nos décrets. II est évident aussi que la parvitas materix innocente pleinement certains cas, et que la. transmission de quelques honoraires ne peut être sévèrement prohibée. Mais un prêtre peut-il, malgré la défense des statuts, envoyer à un de ses amis, appartenant à un autre diocèse et parfaitement honorable, un nombre considérable d'honoraires de messes, à lui directement remis?

D'une part, le décret Ut débita lui en reconnaît expressément le pouvoir, sans faire aucune réserve pour le cas où l'évêque diocésain l'aurait interdit; de plus, par le fait que des honoraires sont remis à un prêtre, celui-ci y a un certain droit personnel, qu'il peut, qu'il doit même, dans certains cas, céder à d'autres, mais qui paraît assez sérieux pour qu'il puisse le céder à qui bon lui semble. En outre, interdire à un prêtre de transmettre à un confrère d'un autre diocèse des honoraires de messes, sous peine de manquement, serait interdire également au confrère de les recevoir, sous peine d'un égal manquement ; or cette conséquence pourra à bon droit sembler sévère et même excessive. On peut le constater par une comparaison : un prêtre ne peut remettre des honoraires à un autre Ordinaire ' ; celui-ci serait tenu, le cas échéant, de refuser ou de demander l'autorisation de l'Ordinaire compétent. En dira-t-on autant du confrère en question?

D'autre part, la prohibition des statuts s'inspire de l'intérêt général du clergé diocésain; de plus, on doit présumer la valeur de toutes les prescriptions émanées de l'autorité compétente, jusqu'à preuve du contraire. Dans ces conditions, on comprendra que je n'ose donner une solution ferme à la question, tout en ne dissimulant pas mes préférences pour l'opinion qui permet la transmission d'honoraires. » (Ganoniste contemporain, 1904, p. 460-461).

Rien dans les réponses postérieures de Rome n'est venu infirmer cette solution, car si le décret Recenli (22 mai 1907) exige, pour la transmission des honoraires hors du diocèse, le consentement de l'Ordinaire, c'est de l'Ordinaire du destinataire qu'il parle, et non de celui qui transmet les honoraires. Il semble même que l'article premier du décret Recenti, ayant précisé les règles à suivre pour envoyer des messes hors du diocèse, sans faire allusion au consentement de l'évêque a quo, ce serait restreindre la liberté qu'il con1.

con1. B. ne parle évidemment que des messes qui doivent être remises in. fine anni à l'Ordinaire; ces messes, d'après le Décret Ut débita (art. 4), doivent être remises propriis Ordinariis.


PETITE CORRESPONDANCE APOLOGETIQUE 719

cède que d'exiger ce consentement. C'est du reste l'enseignement du P. FERRERES : « De cet article il paraît résulter clairement que l'évêque ne peut défendre d'envoyer des messes de son diocèse dans un autre quel qu'il soit, puisqu'il restreindrait la liberté que concèdent les décrets Ut débita et Recenti : le premier, en exemptant de toute responsabilité quiconque envoie des messes à un Ordinaire 1, le second en traçant les règles auxquelles doivent se soumettre ceux qui veulent envoyer des messes hors du diocèse ». (J. B. FERRERES, S. J., Ce qu'il faut observer et éviter dans la célébration des messes manuelles, 3e édition, traduction française, Paris, Bonne Presse, 1908, p. 152.)

F. C.

Q. Le droit canonique interdit-il à un ecclésiastique d'écrire des articles non signés sans l'autorisation écrite de son évêque?

R. Le droit commun défend seulement aux ecclésiastiques « de prendre la direction de journaux ou autres périodiques sans la permission préalable de leur Ordinaire. Prohibentur quominus, absque praevià Ordinariorum veniâ, diaria vel folia periodica moderanda suscipiant ». (Const. Officiorum, n. 42.)

Pour ce qui est de la collaboration (habituelle ou accidentelle), la même constitution leur défend, plus encore qu'aux laïques, « d'écrire quoi que ce soit dans les journaux ou autres périodiques qui attaquent à dessein la religion ou les bonnes moeurs, à moins d'une cause juste et raisonnable. Nemo e catholicis, prxsertim e viris ecclesiasticis, in hujusmodi diariis, vel foliis, vel libellis periodicis [i. e., cçaïreligionem, aut bonos mores data operd impelunt, n. 2i]quidquam, nisi suadente justà et rationabili causa, publicent » (ib., n. 22). Quant aux autres journaux ou revues, l'encyclique Pascendi (§ IV, in fine) a réglé comme il suit ce qui regarde les prêtres correspondants ou collaborateurs. « Comme il n'est pas rare qu'ils glissent dans les journaux ou revues des articles entachés de modernisme, il appartient aux évêques de les surveiller, et, s'ils les prennent en faute, de les avertir d'abord, puis de leur interdire toute espèce de collaboration. Videant episcopine quid hipeccent, si peccarint moneant, atque a scribendo prohibeant ». Ainsi donc, de droit commun, un ecclésiastique n'a pas besoin de l'autorisation préalable de son évêque pour écrire un article. La question ne peut donc concerner que le droit particulier : à chacun de voir sur ce point ses statuts diocésains. Notons toutefois que ce droit particulier comporte une interprétation large. Déjà en 1898, M. Boudinhon écrivait. « Si les statuts diocésains conseillent [ou prescrivent] de demander l'autorisation ou l'avis de l'évêque pour la collaboration à un journal ou à une revue, ils méritent tout respect; toutefois, ils ne doivent régulièrement s'entendre que d'une collaboration impor1.

impor1. premier argument ne prouve pas : car le décret Ut débita ne décharge de toute responsabilité que les prêtres qui transmettent des honoraires « proprio Ordmario aut S. Sedi » (art. 6).


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tante ou habituelle, et non de l'envoi d'une simple note ou d'un court article isolé » (Canoniste contemporain, 1898,; p. 315). A plus forte raison, depuis que le droit commun a déterminé avec précision ce qui concerne les prêtres correspondants ou collaborateurs (encycl. Pascendi), les déterminations diocésaines plus sévères doivent-elles être interprétées « ad mentem juris communis ». Cependant, si la défense épiscopale visait plus spécialement les articles de doctrine, elle aurait un appui dans l'article 41 de la constitution Officiorum, soumettant à la censure préalable « generaliter scripta omnia, in quibus religionis et morum honestatis specialiter intersit», bien que, de droit commun, pour les journaux et revues, la censure préalable, ait été remplacée par la désignation d'un censeur, chargé d'en parcourir les numéros après leur publication (encycl. Pascendi). Mais supposons l'existence d'une défense épiscopale justifiée : un ecclésiastique échappe-t-il à cette défense en ne signant pas son article? Nous ne le pensons pas. Envisageant l'hypothèse où un ecclésiastique, pour se soustraire à l'interdiction portée par l'article 42 de la const. Officiorum, recourrait à l'interposition fictive d'un laïque comme directeur d'un journal ou d'une revue, le P. Vermeersch écrit : « Arbitramur parum referre utrum id faciant aperte an alieni nominis specie » (De prohibitione et censura librorum, 4e ed., Rome, Desclée, 1906, p. 146). Là même solution est généralement donnée par les commentateurs. Or si, dans ce cas, l'expédient peu loyal de l'anonymat ne permet pas d'échapper à la loi, il semble bien qu'il en soit de même là où, de droit particulier, non seulement la direction, mais la collaboration est interdite. Autre raison. Il y a deux ans, la Congrégation des Religieux eut à résoudre le doutesuivant. « Un religieux, à qui ses supérieurs ont interdit la publication d'un manuscrit, ou refusé l'imprimatur, peut-il livrer ce même manuscrit à un imprimeur qui le publiera sans nom d'auteur, avec l'imprimatur de l'Ordinaire du lieu ?» La réponse (2 juin 1911) approuvée par le Pape (11 juin) fut négative (A. A. S., III, p. 270). Or, sans vouloir établir une parité complète entre les deux cas, il semble bien que le prêtre à qui le droit particulier interdit la collaboration à un périodique est dans une situation analogue à celle du religieux dont il s'agit. Le religieux a l'obligation personnelle d'obtenir l'imprimatur de ses supérieurs religieux, tout comme le prêtre, dans l'hypothèse, aurait l'obligation personnelle d'obtenir l'autorisation de son évêque. Et de même qu'il ne suffit pas au religieux de taire sa qualité de religieux pour être exempté de ce droit spécial, et ne plus être soumis qu'au droit général concernant la publication des livres, de même il ne suffit pas à un ecclésiastique de taire sa qualité d'ecclésiastique, pour être affranchi de l'obligation personnelle qui lui incombe en cette qualité, de demander à son évêque l'autorisation prescrite par le droit particulier.

F. C.

Le Gérant: GABRIEL BEAUCHESNE

PARIS. — IMP. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.