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Titre : Mémoires de l'Académie des sciences, agriculture, arts et belles-lettres d'Aix

Auteur : Académie des sciences, agriculture, arts et belles lettres (Aix-en-Provence, Bouches-du-Rhône). Auteur du texte

Éditeur : [s.n.] (Aix-en-Provence)

Date d'édition : 1867

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32813144v

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32813144v/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1867

Description : 1867 (T9).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Provence-Alpes-Côte d'Azur

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5543893n

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-276995

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 19/01/2011

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MÉMOIRES



MÉMOIRES

DE

L'ACADÉMIE

DES

SCIENCES, AGRICULTURE, ARTS ET BELLES -LETTRES

D'AIX

TOME IX.

IMPRIMERIE ILLY, RUE DU COLLEGE 20 1867



RAPPORT

FAIT

Par M. le Conseiller FERAUD-GIRAUD,

Président de l'Académie , Vice-Président du Comice agricole de l'arrondissement d'Aix .

SUR

LE PROJET DU CANAL DU VERDUN.

Séance de l'Académie des Sciences , Agriculture , Arts et Belles-Lettres d'Aix, du 5 Mars 186 0.

MESSIEURS,

Notre Académie, après avoir été primitivement une société purement agricole, fondée par les États de Provence, sous le titre de Bureau d'Agriculture, n'a pas oublié son origine, lorsqu'elle s'est reconstituée en 1807; et en agrandissant le cadre de ses études et prenant le titre d'Académie des Sciences, Agriculture, Arts et Belles-Lettres,


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elle a conservé à l'agriculture et aux sciences agricoles une large part dans ses travaux.

Chargé par votre choix bienveillant de présider temporairement à la direction de vos séances, j'ai cru qu'il était de mon devoir d'appeler aujourd'hui votre attention sur un projet dont la réalisation doit avoir une immense influence sur l'agriculture dans nos contrées. Vous avez tous compris que c'est du canal du Verdon dont je vais vous entretenir. Les travaux récents de notre digne collègue M. l'ingénieur deTournadre, ceux de M. l'ingénieur en chef du département, le vote si intelligent et si libéral du conseil municipal d'Aix, auquel, il y a quelques jours à peine, quelques-uns de vous étaient assez heureux pour prendre part, les rapports qui viennent d'être présentés à S. M. par ses ministres et la volonté si fermement exprimée par l'Empereur de venir efficacement en aide à l'agriculture, m'autorisent à croire que jamais moment ne fut plus opportun pour nous, pour faire entendre notre voix dans l'intérêt de la Provence et de notre arrondissement en particulier.

I.

Utilité des Irrigations.

Il est dans la science agricole des vérités qui sont tellement incontestables et incontestées, qu'il


suffit de les énoncer. Je me bornerai dès lors à vous rappeler celles qui sont les plus populaires et qui ont été le plus souvent proclamées dans nos chambres législatives, nos conseils généraux, nos chambres d'agriculture, comme dans les écrits de tous ceux qui se sont occupés d'agriculture.

De tous les moyens dont la main de l'homme peut faciliter l'agriculture, il n'en est pas d'aussi féconds en bons résultats, d'aussi puissamment efficaces que celui des irrigations (1). Les bienfaits des canaux d'arrosage sont immenses, et on ne sait pas assez tous les services que l'irrigation peut rendre et la part d'influence qui lui revient dans la destinée du peuple (2). L'abondance des troupeaux , le développement de la race chevaline et de la race bovine, l'accroissement des engrais, le bon marché des matières alimentaires et animales sont subordonnés à l'étendue et à la fertilité des prairies, et la prospérité des prairies dépend à son tour de la facilité des irrigations (3). C'est à l'in(1)

l'in(1) Mémoire sur les irrigations dans les HautesAlpes.

(2) M. le vicomte Héricart de Thiury, séance de la Société centrale d'agriculture.

(3) Documents produits aux chambres lors de la discussion de la proposition d'Angeville ; rapports aux conseils généraux notamment dans la session de 1842 ; observations présentées à la Société impériale d'agriculture. Voyez encore les journaux d'agriculture passim , et les ouvrages de MM. Na-


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suffisance des arrosages en France qu'on attribue une infériorité fâcheuse dans la production des matières animales, infériorité dont l'effet est de nous rendre tributaires de l'étranger pour les besoins de notre agriculture, de notre, industrie, de notre armée, et d'élever un objet de consommation de première nécessité à un prix qui en rend l'usage habituel à peu près impossible aux classes laborieuses à qui ce genre d'alimentation est le plus nécessaire (1). Si l'infériorité de notre agriculture vis-à-vis de quelques États voisins ne peut pas être rachetée par un système perfectionné d'irrigation, il n'est aucun autre moyen plus propre à approcher du but s'il n'est pas donné de l'atteindre (2). La France bien aménagée et bien arrosée, nourrirait facilement le double des habitants qu'elle a maintenant (3). Pendant

dault de Buffon, Dumont, Farnaud, Jaubert de Passa sur les irrigations ; et les travaux de MM. de Gasparin, d'Esterno, Moreau de Jonnés, Morny de Mornay, Félix Villeroy et Adam Muller, Manuel de l'irrigation, Chauveau Adolphe, Essai sur les eaux, etc.

(1) Rapport de M. Dalloz sur la proposition d'Angeville, séance de la Chambre des députés du 29 juin 1843. En 1843, on a exporté de France 16 millions de productions animales , on en a importé 110, soit en plus 94 millions.

(2) Adrien et A. Dumont, de l'organisation des cours d'eau.

(3) M. Babinet, discours prononcé à la séance des cinq


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les périodes de sécheresse avec ou sans le secours des arrosements on a tout ou rien ; dans les temps ordinaires on a beaucoup ou fort peu (1). Les sources de nos montagnes et nos fleuves majestueux, roulent annuellement des milliards à la mer, et, une pensée et une volonté pourraient les fixer sur notre territoire (2).

Tout ce que je viens de rappeler est si vrai, que le Sénat, jetant les bases du Code rural, a consacré exclusivement à l'organisation légale des cours d'eaux l'un des trois titres de la loi rurale qu'il demande au gouvernement de donner à la France (3).

Académies, le 14 août 1858, sur la sécheresse, les irrigations et les reboisements.

(1) Farnaud, Mémoire sur les arrosages dans les HautesAlpes.

(2) M. A. de Gasparin, séance du Conseil général de l'agriculture du 11 janvier 1842.

(3) Nous ne faisons que suivre en cela l'exemple des autres peuples de l'Europe. Depuis quelque temps, comme l'attestait M. Passyen 1843, dans son rapport sur la proposition d'Angeville; l'Angleterre, l'Allemagne, et même la Suède et la Norwège, ne reculent devant aucun sacrifice pour assurer aux terres le bienfait de l'irrigation, et leurs gouvernements se sont efforcé de seconder ces efforts par de nouvelles lois : je puis citer notamment pour l'Angleterre, le bill de 1843 ; pour la Prusse, la loi spéciale pour les irrigations de 1843 ; pour la Hesse, l'acte de 1830 ; pour la Belgique, les lois des 21 avril 1848 et 20 juin 1855 et le règlement du 22 mars 1856.


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Le ministre de l'agriculture dont la sollicitude pour les intérêts qui lui sont confiés est si active et si vigilante, constatait, lui encore, dans un rapport inséré au Moniteur du 27 février 1860, que l'irrigation triple et quadruple la valeur des terres.

Et la nécessité des irrigations est si impérieuse en France que, dès 1842, M. de Gasparin n'hésitait pas à dire (1) : « Le bon sens national ne s'est jamais mieux fait sentir que par le cri unanime, irrigations, qui est parti de tous les points du territoire, du Midi et de l'Ouest, du Centre et du Nord. Rapporteur de toutes ces pétitions, et, accablé par le nombre, je me vois réduit à formuler un voeu général qui se trouve lié aux intérêts de tous, qui réponde à cet instinct, à cette actualité pressante d'un besoin longtemps inconnu qui se manifeste si vivement aujourd'hui (2). »

(1) Séance du conseil général de l'agriculture du 11 janvier 1842.

(2) Peut-être même M. A. de Gasparin se fait-il illusion lorsqu'il considère la nécessité des irrigations comme un besoin longtemps inconnu. Columelle disait déjà De re rustica, lib. 2 : Cultus prati, cui veteres Romani primas in agricolatione partes tribuerunt. Le dicton populaire qui a du foin a du pain et le proverbe allemand l'eau fait l'herbe sont bien vieux.


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II.

Les arrosages sont indispensables à l'agriculture dans le Midi.

Si les irrigations sont utiles, si elles sont même nécessaires partout, elles sont indispensables dans le Midi ; là elles changent en pays riches et fertiles des contrées arides et desséchées. Tempérant la chaleur excessive du soleil qui, en l'absence prolongée des pluies pendant la saison d'été, frappe de stérilité nos champs, elles rendent cette chaleur féconde à l'infini. Ici, Messieurs, je pourrais VOUS citer encore l'opinion des agronomes, des économistes, des administrateurs qui ont le mieux étudié et le mieux connu nos pays, rappeler ce qui s'est dit devant nos corps administratifs à tous les degrés, et vous verriez qu'à toutes les époques, on a considéré les irrigations dans le Midi, comme indispensables à l'agriculture; je ne veux que vous redire avec M. Michel Chevalier (1) : « Sous l'ardent climat du Midi, l'eau est le plus fertilisant de tous les engrais et l'arrosage des terres le plus productif des usages auquel on puisse consacrer l'eau ; » et, pardonnez-moi si j'ajoute avec l'ingénieur chargé des irrigations

(1 ; Des travaux publiés en France à propos du projet du canal des Pyrénées.


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de la Campine (1), et MM. Farnaud et Jaubert de Passa à la fois : « L'art d'utiliser les eaux en agriculture a dû prendre naissance dans les régions du globe soumises à une température élevée et où il pleut rarement en été ; car là cet art était une nécessité, et sans une habile distribution des eaux accordées à la contrée par la Providence, jamais le sol n'eût pu suffire à l'alimentation des populations. Chez ces peuples, l'irrigation est un besoin de première nécessité. » Aussi, comme on le constatait dans un rapport fait en 1844, au Congrès central d'agriculture : « Dans le Midi, on trouve des terres qui dans leur état naturel, ne valaient pas 100 fr. l'hectare, et qui acquièrent tout à coup une valeur de 8 à 10,000 fr. aussitôt qu'on les a fait jouir du bénéfice de l'irrigation. » Mais il y a des faits bien plus puissants et d'une éloquence bien plus grande que les opinions individuelles les plus formelles et les plus unanimes, et les données les plus exactes de la statistique. L'histoire entière des peuples du Midi, depuis l'antiquité la plus reculée, nous rappelle l'exécution d'immenses travaux destinés aux arrosages et accomplis avec une simplicité et une puissance de moyens dont les anciens ont gardé longtemps

(1) Keelhoff, Des irrigations; Farnaud, Arrosages dans les Hautes-Alpes; Jaubert de Passa, Recherches sur les arrosages chez les anciens et Voyages en Espagne.


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le secret. Des chaînes de montagnes traversées, des vallées franchies, des lacs creusés de main d'homme, des fleuves détournés de leurs cours, des barrages, des aqueducs, des machines hydrauliques établis partout, des canaux se développant à l'infini et allant jusque dans les déserts en soumettre les sables à la culture et à la fécondité ; voilà, Messieurs, ce que nous montre l'histoire des peuples du Midi aux diverses époques, ce que nous trouvons écrit sur le sol des anciens empires d'Asie, en Espagne, en Italie et jusques autour de nous en Provence (1).

III.

La Provence, plus qu'aucune autre contrée, a besoin des irrigations. — Etablissement de divers canaux d'arrosage.

Plus qu'aucun des pays du Midi, la Provence a besoin des irrigations (2). « Sous un climat brûlant où neuf mois s'écoulent quelquefois sans pluie, et où les vents du Nord-Ouest régnent si

(1) Je ne puis m'empêcher de renvoyer, à l'occasion de ces travaux, à l'ouvrage si intéressant, si utile et si riche en documents de M. Jaubert de Passa, sur Les arrosages chez les peuples anciens.

(2) On peut consulter, sur l'importance des irrigations en


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fréquemment, sur un sol-calcaire ou sablonneux, rendu encore plus aride par le déboisement des montagnes, on sent plus particulièrement le besoin d'arrosages ; c'est ce qu'on ne saurait assez répéter ; là tendent toutes les opérations des agriculteurs, et c'est là que doivent aboutir toutes les améliorations dont la Provence est susceptible ; la terre elle-même semble si bien les réclamer, que les vallées sillonnées de crevasses ne montrent, lorsqu'elles ne peuvent être arrosées, qu'une végétation triste et chétive, et des arbres rabougris ayant leurs bois parsemés de noeuds et d'une excessive dureté (1). »

Aussi les moindres sources ou cours d'eau qui sortent des derniers chaînons des Alpes, recueillis avec soin, vont féconder quelques terres privilégiées où la richesse de la végétation contraste heureusement avec l'aridité des fonds voisins.

Dans les Bouches-du-Rhône, plusieurs grands canaux dérivés de la Durance ont porté la fécondité dans le troisième arrondissement, et transProvence

transProvence brochure de M. P. C, ancien ingénieur au service de l'État, publiée en 1841 à Paris, chez BouchardHuzard, sous le litre suivant : De l'influence des irrigations dans le midi de la France ; et le rapport présenté en 1852 à la chambre consultative d'Aix, par M. de Bec, président du Comice, directeur de la Ferme-Ecole départementale.

( I ) Statistique des Bouches-du-Rhône publiée sous les auspices de M. le préfet comte de Villeneuve, t. 3,pag. 714.


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formé en riches plaines une partie de l'aride désert de la Crau.

Le premier arrondissement a enfin réalisé un voeu formé depuis bien des siècles ; Marseille n'a pas craint d'employer environ 40 . millions pour amener sur son territoire et dans ses murs les eaux de la Durance (1).

La plupart des projets de dérivation des eaux de la Durance pour l'irrigation du 1er arrondissement assuraient le bénéfice des arrosages à une partie de l'arrondissement d'Aix, et notamment à la partie inférieure du territoire de cette ville. Ces projets ne se sont pas réalisés ; peutêtre est-ce à tort que nous le regrettons encore aujourd'hui : notre département est très acci(1

acci(1 Une seule chose est à regretter au sujet de ces canaux ; c'est, comme je le disais ailleurs, le mauvais fonctionnement de leurs prises. Le canal de Peyrolles va chercher inutilement à près de deux kilomètres de son ancienne prise une eau qu'il ne peut pas trouver ; le canal du Puy, en promenant sa prise suivant que l'exigent les caprices de la Durance sur les rives de cette rivière, fait aux digues des coupures successives, qui menacent plus ou moins prochainement les terres voisines et la route aux abords du pont de Pertuis ; le canal de Marseille, pour assurer le fonctionnement de sa prise, a établi dans la Durance un barrage excessivement coûteux, qui rend sinon complètement impossible, du moins très dangereux le flottage de cette rivière, et qui jetant les eaux trop vivement dans la cuvette du canal entraîne des graviers qui ensablent continuellement le canal sur un parcours assez long ; Craponne a


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denté ; les plateaux et les plaines s'y trouvent à des niveaux différents ; la partie basse est arrosée notamment par Craponne et les Alpines, le canal de Marseille est destiné, dans un avenir prochain, à l'arrosage de la partie moyenne, la partie haute reste seule sans eaux d'irrigation, et si le canal de Marseille, élevant le niveau de ses eaux, était passé à côté de nos murs, la région élevée de notre arrondissement aurait peut-être été obligée de renoncer définitivement à tout espoir d'irrigation. Cet espoir lui reste, et il se réalisera; j'en ai pour garant les paroles de M. le préfet lui-même qui, dans la dernière session du Conseil général, disait : « La solution de l'affaire du canal du Verdon devient chaque jour plus urgente; soyez certains que mon zèle

changé vingt fois sa prise, et après des travaux coûteux faits chaque année, il n'est pas rare, qu'au milieu de la saison des arrosages, les levées annuelles établies à grand frais sur le lit de la Durance, ne soient emportées, et qu'on ne manque d'eau alors qu'elle est le plus nécessaire.

Il est un moyen bien simple de parer à ces inconvénients, c'est d'établir pour tous ces canaux une prise commune, à frais communs et proportionnels, dans un endroit de la Durance où l'expérience des siècles aura prouvé qu'elle peut bien fonctionner. Ce lieu, c'est le point même où était établie la prise du canal Floquet, à Cante-Perdrix. On suivrait le lit de l'ancien canal Floquet, très facile à rétablir, et de ce canal principal seraient dérivés successivement les quantités d'eau afférentes à Peyrolles, le Puy, Marseille et Craponne.


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ne se ralentira pas, trop d'intérêts sont attachés à ces questions d'irrigation pour que l'administration ne cherche pas à leur donner la satisfaction qu'elles attendent. »

IV.

Nécessité d'établir sur le Verdon la prise d'eau nécessaire à l'arrosage des parties élevées du département. Avantprojet de M. l'ingénieur des ponts-et-chaussées de Tournadre.

Je ne vous ai parlé des divers projets de canaux destinés à arroser le 1er et le 2me arrondissements. L'exécution du canal de Marseille ne leur laisse plus qu'un intérêt historique. Je n'en attribue pas plus au projet, qu'eût en 1790 , M. Fabre, ingénieur hydraulique des États de Provence, de barrer l'Arc à Langesse, et d'en dériver un canal de navigation qui aurait relié Aix à l'étang de Berre. Il est inutile de vous rappeler les projets de dérivations du canal de Marseille, destinés à arroser des parties plus ou moins restreintes de notre territoire ; ni l'idée que d'autres ont eu d'utiliser le souterrain romain de Venelles ; ou d'exhausser, au moyen de machines hydrauliques les eaux dérivées de la Durance. Une mention spéciale est due au canal Zola dont le fonctionnement sera complètement assuré au


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besoin par le barrage du Bimont. « Grâces à ce travail, les besoins d'alimentation de la villeseront satisfaits, ainsi que ceux de l'arrosage des jardins environnants ; ce sera là un grand service rendu par cette oeuvre, mais qui ne suffira pas à remplir le but que doit rechercher le pays, dont tout l'avenir repose sur le développement général de l'agriculture et de l'industrie, largement satisfaits par un canal à fort débit (1). »

La prise d'eau nécessaire à l'irrigation de l'arrondissement, pour satisfaire aux besoins de notre agriculture, doit être établie sur le Verdon. C'est là seulement que nous pourrons trouver l'eau qui nous est nécessaire, et une élévation suffisante pour ne pas faire une oeuvre imparfaite. Parmi les projets de dérivation du Verdon, se présente d'abord comme le plus ancien le projet Michel, posant la prise des eaux vers le pont d'Esparron et les conduisant à S'-Hippolyte. M. l'ingénieur Gendarme-de-Bevotte, chargé par le conseil municipal, en 1840, du soin de faire de nouvelles études, descendit la prise vers l'embouchure du Colostre, à % kilomètres 1/2 en amont de Greoulx ; il conduisait les eaux à Lespougnac, d'où elles arrivaient à Aix, en tra(1)

tra(1) l'ingénieur de Tournadre, Avant-projet du canal du Verdon.


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versant en souterrain le plateau de Venelles. Enfin, un dernier avant-projet a été dressé, sur la demande de la ville d'Aix, par notre collègue M. de Tournadre, ingénieur des ponts-et-chaussées. M. de Tournadre propose d'établir la prise vers le pont d'Esparron, après avoir élevé le niveau des eaux par un barrage, et de les conduire sur le plateau qui domine Aix, vers le point où la route impériale d'Aix aux Alpes passe sur la Touloubre, à l'entrée de l'allée de Saint-Hippolyte. Ce projet satisfait à tous les besoins et concilie tous les intérêts. Le Verdon qui, à l'étiage, a un débit de 10 mètres cubes par seconde, d'après M. de Villeneuve, ingénieur des mines, et qui d'après M. Gendarme-de-Bevotte, ingénieur des ponts-et-chaussées, roulait encore 7 mètres 65 d'eau au moment de la sécheresse exceptionnelle de 1840, suffit à assurer le fonctionnement du canal. La prise, par suite de l'élévation auquel le barrage projeté permettrait de l'établir, dispense de creuser de trop nombreux souterrains, et assure un niveau très élevé aux eaux qui parcourront sans trop de dépenses des collines, où les terrains à acheter seront peu coûteux, et où les ponts et aqueducs à construire seront peu nombreux ; ces eaux arriveront sur le point culminant de notre territoire, où des étendues considérables de terrains se développeront pour les utiliser.


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L'évaluation des dépenses de construction présentée par M. de Tournadre est fondée sur le prix des travaux de même nature exécutés autour de nous. Elle doit être considérée comme un aperçu très sérieux, qui peut être pris pour base des calculs à faire pour fixer le montant de l'entreprise.

C'est donc au travail de M. de Tournadre qu'il faut s'arrêter en principe, sauf à y introduire les modifications de détails qu'un avant-projet subit toujours en passant à l'état de projet définitif.

V.

Les travaux de la dérivation à établir sur le Verdon, pour l'irrigation d'une partie de l'arrondissement, peuvent se combiner avec des travaux préventifs contre les inondations, des travaux de mise en culture, des terres incultes des communes et des travaux de reboisement et gazonnement des collines.

Je crois toutefois que la dérivation à établir sur le Verdon ne doit pas se borner à un simple canal d'arrosage. Ici, Messieurs, j'apporterai dans mes observations une hésitation bien naturelle pour quelqu'un qui examine des matières qui ne lui sont pas familières ; mais je crois utile à notre cause de ne pas passer sous silence les considérations qui suivent.


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Pour assurer la réussite des projets et attribuer le plus d'utilité aux travaux qu'on exécute, il faut, autant que possible, poursuivre à la fois la réalisation de plusieurs buts, et s'efforcer d'atteindre des résultats qui sont corrélatifs. C'est ainsi que de nos jours on combine, autant que possible, des travaux de dessèchement avec les travaux d'irrigation. Enlever à des terres marécageuses les eaux qui les rendent malsaines et stériles, c'est faire un grand bien ; porter ensuite ces eaux sur des parties desséchées, pour y répandre les bienfaits d'irrigations, c'est donner à l'entreprise un but doublement utile, satisfaire tous les intérêts, administrer sagement les deniers publics ou privés. Si ce n'est pas ici le lieu de combiner les dessèchements et les irrigations, la règle que nous posons peut cependant recevoir son application à un autre point de vue. Je lis dans divers ouvrages, et notamment dans les écrits de M. Polonceau : « les moyens les plus sûrs et les plus efficaces pour remédier aux débordements, sont en même temps les meilleurs pour étendre et généraliser les bienfaits des irrigations. » C'est l'application de cette idée que je réclame aujourd'hui. Vous savez combien le gouvernement est désireux de porter remède aux maux causés par les inondations, et combien il y a à faire dans les Alpes et sur les affluents de la Durance, pour détourner ces terribles

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fléaux. Vous pourrez lire, dans les documents qui accompagnent les comptes-rendus des sessions des Conseils généraux, le rapport de l'ingénieur spécial chargé de proposer, pour le bassin de la Durance, les travaux qui peuvent prévenir les inondations dont les riverains du cours inférieur du Rhône et de la Durance ont eu à souffrir. Des barrages et de grands réservoirs sont projetés sur les affluents de la Durance et sur cette rivière elle-même, pour arrêter la violence des eaux au moment des crues, et en leur donnant un écoulement plus lent pour prévenir les débordements et les inondations. Ces réservoirs ne doivent fonctionner qu'au moyen de l'emmagasinement seul des eaux. On a élevé des doutes sur le fonctionnement utile de pareils travaux sur le lit principal de la Durance, au moment surtout où son cours s'est accru de tous ses affluents, à Mirabeau par exemple, où l'un de ces barrages est projeté ; mais ces réservoirs, aux yeux de tous, doivent être beaucoup plus faciles à établir et beaucoup plus efficaces lorsqu'ils sont placés sur les affluents des grands cours d'eau. La position toute exceptionnelle du Verdon permettrait d'y établir un de ces travaux, qui fonctionnerait d'une manière bien plus utile que les réservoirs établis sur les autres affluents de la Durance. Le Verdon, en effet, est placé dans son cours


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inférieur, à l'extrémité sud-est du bassin de la Durance. Le plus souvent, à une distance très rapprochée de son lit, les pentes naturelles des terrains conduisent les eaux en dehors du bassin de la Durance dans les cours d'eau qui sillonnent le département du Var, et se rendent directement à la mer. Il serait donc possible d'établir un canal qui, à son début, servit à la fois pour dériver des eaux d'irrigation du Verdon, et qui fonctionna comme déversoir du réservoir du Verdon. Ce canal, d'une capacité assez grande à son début, perdrait successivement de vallons en vallons par petites quantités, et par des ouvertures pratiquées dans les berges à une certaine hauteur de la cuvette, les eaux qu'il recevrait comme déversoir, pour ne conserver ensuite qu'une capacité suffisante pour conduire les eaux d'irrigation qu'on y aurait maintenues. Ce déversoir pourrait fonctionner, non seulement dans les grandes crues, mais encore à l'époque des arrosages, lorsque la fonte des neiges amènerait dans le Verdon une quantité d'eau inutile, qui pourrait être précieuse pour les pays placés au-dessous des martelières de dégorgement.

Ainsi, la prise du canal du Verdon se rattacherait aux travaux entrepris pour prévenir les inondations, et ce travail pourrait fonctionner d'autant plus utilement qu'il agirait non seulement comme réservoir, mais encore comme dé-


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versoir, ayant pour résultat de distraire définitivement une certaine quantité d'eau de la Durance.

Les localités où le déversement aurait lieu en le fractionnant, n'auraient pas à en souffrir, car ce sont les fontes de neiges qui déterminent les fortes crues, et les cours d'eau du département du Var qui recevraient ces eaux étant peu étendus et étant alimentés par des sources souterraines , calibrées par les accidents de terrain qu'elles ont à traverser, ne grossissent pas beaucoup par l'effet de la fonte des neiges.

Le canal doit, de plus, être utilisé au point de vue du reboisement et de la mise en culture d'un grand nombre de terrains vains, vagues et dénudés qu'il est destiné à parcourir, et il satisferait à un des besoins que signalaient dans un rapport collectif les Ministres de l'intérieur, de l'agriculture et des finances. D'après ce rapport, inséré au Moniteur du 21 janvier, les communes possèdent en France 2,790,000 hectares de terres vaines et vagues dont la valeur ne dépasse pas 100 fr. et les revenus 3 fr. l'hectare. Le gouvernement veut rendre à la production ces terres et leur donner une valeur. Or, sur le chiffre total de 2,790,000 hectares, le département des Bouches-du-Rhône figure pour 38,000 hectares, et, dans ce chiffre, les communes de la partie haute de notre arrondissement apportent un large con-


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lingent ; il serait possible, au moyen des eaux amenées sur ces terres, de les rendre à la culture et à la production.

Le canal du Verdon doit traverser les parties montagneuses de notre arrondissement ; ces territoires sont peu boisés, peu fertiles, quelques-uns sont complètement dénudés. En recueillant en hiver et dans les moments de crue, les terres limoneuses que charrient les rivières torrentielles des Alpes, on pourrait établir des colmatages et faire déposer sur ces collines les terres que ces cours d'eau enlèvent aux Basses-Alpes pour les porter à la mer, au grand détriment de tous. Ces collines, au surplus, ne sont improductives que parce que l'eau manque. Le soleil ardent du Midi dessèche le peu d'herbes qui poussent sur une couche de terre peu épaisse, mais qui serait cependant susceptible de produire, si les arrosages y entretenaient une fraîcheur fécondante. Les rapports entre les eaux et les forêts sont si réels, que pendant longtemps leur administration a été placée dans les attributions des mêmes fonctionnaires et des mêmes corps.

Vous voyez, Messieurs, qu'une dérivation du Verdon est un trafail de la plus haute importance et de la plus grande utilité ; non-seulement au point de vue de l'irrigation de notre territoire, mais comme pouvant se combiner avec des travaux préventifs contre les inondations, avec


des travaux de mise en culture et rapport des terres incultes des communes, avec les travaux de reboisement et de gazonnement des collines ; buts multiples que le gouvernement poursuit, et que, par des actes récents, il manifeste l'intention bien arrêtée d'atteindre.

Placés aux portes d'une grande ville où l'activité du commerce et de l'industrie appellent les matières premières, où une nombreuse population ouvrière a besoin des objets d'alimentation; tout ce qui tend à rendre nos terrains si pauvres et si stériles, féconds et productifs, est d'une sage et prévoyante administration. Il s'agit ici bien moins des intérêts privés de la ville d'Aix, que des intérêts généraux des grands centres de population du Midi où les besoins de l'industrie et du commerce sont si nombreux, où les objets d'alimentation sont à des prix si élevés. C'est avec bien plus de raison qu'il est permis de répéter aujourd'hui, ce que disait dès 1848 M, Passy : « Jamais ne survint une de ces époques où la multiplication des demandes de la consommation n'ait autant nécessité de nouvelles et plus puissantes applications des forces productives dont les sociétés, disposent, sans que la puissance publique ne soit tenue d'en seconder l'usage; depuis quinze ans, des gouvernements qui n'avaient pas eu à s'occuper des questions soulevées par l'irrigation, ont été appelés à intervenir,


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et presque tous se sont hâtés de mettre l'agriculture en possession de ressources dont l'absence, en mettant des bornes à son ressort, eut fini par ralentir et par suspendre la cause des prospérités sociales. »

VI.

Voies et moyens d'exécution. — Concours de l'Etat, des Communes et des Propriétaires.

Quels seront les voies et moyens d'exécution ? Cette question, Messieurs, n'est plus entière; vous connaissez le rapport communiqué à ce sujet au conseil municipal ; d'après ce document, l'État, la commune, les possesseurs de propriétés qui profiteront de l'arrosage, doivent contribuer à l'exécution des travaux. Cette proposition, adoptée avec un patriotique empressement par notre conseil municipal, est, en effet, la combinaison la plus juste.

L'intervention de l'État! Elle a été toujours admise ; sous l'ancien gouvernement, M. Dumont, qui a laissé de si bons souvenirs au conseil d'État et au ministère, en avait proclamé formellement la nécessité. M. Rouher, dans un dernier discours publié par le Moniteur le 27 février dernier, dit formellement en parlant des irrigations : « Ces améliorations, il faut bien le reconnaître, ne peu-


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vent être réalisées que par l'intervention active de l'État. »

La fortune publique, en effet, s'enrichit en même temps que la fortune privée; l'une développe l'autre et réciproquement, et l'État doit son concours à tout ce qui accroît le bien-être des citoyens. Il le doit d'autant plus en ces matières qu'il réalise les plus grands bénéfices par suite de ces travaux. Que l'on établisse une comparaison entre ce que rend au trésor l'hectare de cette plaine stérile et pierreuse que l'on nomme la Crau avec les terres conquises sur ce désert par le canal de Craponne ; d'un côté, sont de vastes contenances entre les mains de quelques rares propriétaires, ces propriétés ont peu de valeur eu égard à leur étendue, elles changent rarement de maîtres, on n'y récolte pas de matières imposables ; de l'autre côté se trouvent des parcelles morcelées à l'infini, objet de mutations nombreuses, rapportant incessamment dans le trésor public de fortes sommes, alimentant les caisses des contributions directes, de l'enregistrement,, des impôts indirects. L'État doit donc intervenir activement dans les entreprises de cette nature, elles sont non moins utiles que les routes et les travaux publics, elles sont plus directement productives pour le trésor. L'intervention de l'État doit être d'autant plus large en ce qui concerne le canal du Verdon, que ce travail sa-


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tisfait à la fois à un besoin plus pressant des irrigations et se rallie à des travaux de défense contre les inondations de mise en culture des terrains vagues des communes, de reboisement des collines dénudées.

On peut donc demander à l'État de larges subventions, et même réclamer justement que l'exécution d'une partie des travaux soit exclusivement à sa charge ; notamment les travaux de la prise et de l'établissement du canal jusqu'au point où il commencera à n'être qu'un canal d'arrosage et cessera de fonctionner pour le déversement des eaux.

Cette dérivation doit aussi profiter d'une manière générale aux communes par l'accroissement des richesses de leurs habitants, l'augmentation des produits de leurs territoires et de la consommation locale. La commune d'Aix l'a compris, en votant une subvention fort large en argent ; de nouvelles subventions peuvent être fournies soit en argent, soit en concession de terrains communaux susceptibles d'être irrigées ; ces concessions étant faites sous certaines conditions de mise en culture avant la revente. Les communes doivent être appelées à renoncer dans tous les cas au paiement du prix des terrains nécessaires à l'établissement des travaux eux-mêmes , et de toute indemnité pour terrains fouillés et matériaux extraits. La désignation dés lieux où ces


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extractions doivent être faites appartenant au préfet, donne l'assurance que ces emprunts n'auront pas lieu d'une manière abusivement dommageable.

Les propriétés appelées à profiter des travaux doivent y contribuer largement; ce sont elles, en effet, qui en retirent l'avantage le plus direct et le plus immédiat. L'irrigation est principalement au profit de ces terres dont elle augmente beaucoup la valeur foncière et les revenus, tandis que ce n'est qu'indirectement qu'elle tourne au profit du public.

On a voulu appliquer aux propriétés qui profitent de l'établissement des canaux d'arrosages, les dispositions de la loi de 1807 sur la plusvalue. En principe, cela paraît raisonnable. Toutefois, dans l'application de cette loi, il faut être très circonspect. Il est rigoureux de forcer un propriétaire à payer une partie des avantages que lui procure un travail public, alors qu'il ne peut réclamer aucune indemnité, à raison des travaux qui lui enlèvent les avantages dont il est déjà en possession ; ce qui a lieu, par exemple, à la suite des modifications de tracé des routes, de changements de ponts sur les rivières, de constructions d'édifices sur les places publiques, qui modifient sensiblement la valeur de certains immeubles, sans qu'il soit ouvert à leur profit un droit à une indemnité. Il est déplus à observer


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que la loi de 1807 autorise les propriétaires frappés de l'indemnité de plus-value, à se libérer par un grand nombre de moyens, quelques-uns peu avantageux, pour le fonctionnement des entreprises. — J'aimerais mieux le concours libre des intéressés, comme le propose M. l'ingénieur en chef Perrier. Les conditions dans lesquelles ce concours est aujourd'hui demandé pour le canal du Verdon, doivent être acceptées avec empressement. On abandonne aux arrosants, moyennant trois millions, un canal qui en coûtera au moins six, et cette somme de trois millions doit être payée au moyen du versement d'une somme de 750 fr. par hectare arrosé ; de sorte que les propriétaires dont les terrains jouiront des bienfaits des eaux, n'auront qu'à faire, par hectare, un sacrifice de 750 francs ; ce qui, en fixant l'hectare non arrosable à 3,000 fr., porte la valeur de l'hectare arrosable à un prix de revient de 4,000 fr. environ pour le propriétaire ; tandis que la valeur réelle de l'hectare arrosable peut être facilement portée à 6,000 fr. au minimum (1).

(1) J'ai fait quelques recherches pour constater les prix auxquels se vendent dans l'arrondissement l'hectare de terrain arrosable et l'hectare de terrain non arrosable; mais, suivant les localités et les convenances particulières, il y a dans ces prix de tels écarts qu'il m'est difficile d'indiquer une moyenne. Le plus souvent, au surplus, dans les ventes, on comprend


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VII.

L'État doit se charger de l'exécution. — Administration de l'oeuvre après l'exécution des travaux.

Qui doit exécuter cette entreprise? La commune? Cela ne me paraîtrait ni prudent ni sage. La tutelle même sous laquelle l'administration communale est placée par nos lois, rend son action si difficile, que l'exécution de pareils travaux ne me paraît pas de nature à lui être confiée. Que l'on ne m'objecte pas que la ville de Marseille a construit directement son canal. Chargé quelque temps du contentieux de cette grande entreprise, si habilement dirigée par M. de Montricher, c'est précisément là que j'ai acquis la conviction crue la constitution légale des comsans

comsans les terres arrosables et celles qui ne le sont pas, et les transactions fournissent ainsi peu de données utiles. Je me borne à indiquer les chiffres de rendement posés par M. l'ingénieur des mines comte de Villeneuve Flayosc, dans son ouvrage sur le Var; la constitution géologique de ce département se rapprochant beaucoup de celle de notre arrondissement.

Arrondissement.

Brignoles

Toulon

Draguignan... Grasse

Revenu net

de l'hectare

irrigé.

176f 80

339 90

177 70

117 15

Revenu net de l'hectare terre arable.

30f 60 53 37 26 25

23 70

Plus-value

due à l'irrigation

par hectare.

146f 20

286 53

151 45

93 45


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munes et leur fonctionnement se prêtaient peu à l'exécution directe de pareils travaux. L'exécution, sous la direction d'un syndicat de propriétaires, me satisferait bien moins encore ; si elle est possible lorsqu'il s'agit d'établir une rigole ou une dérivation sans importance, il me paraîtrait bien regrettable de la tenter pour le travail dont il est aujourd'hui question. Que naîtrait-il de bon de l'intervention de trop nombreux ayants-droit, ayant des intérêts différents, suivant les communes auxquelles ils appartiendraient, ou l'usage industriel ou agricole qu'ils voudraient donner aux eaux ? Quelle peine pour les réunir, pour les consulter dans le cours des opérations ! que de difficultés, de lenteurs, de tiraillements ne créerait-on pas tous les jours? Hélas ! nous avons la constatation de l'incurie, de l'inintelligence, de l'inaction de bien des syndicats appelés à régir les moindres arrosages ; pourrions-nous songer à leur confier l'exécution d'une mission aussi importante que celle de la direction des travaux. Du reste, l'état ne la question ne permet pas de doute et d'hésitation. Il s'agit de l'exécution d'un projet tracé par l'ingénieur de l'arrondissement, au moyen de combinaisons conçues et proposées par l'ingénieur en chef du département. Les arrosants doivent être propriétaires du travail une fois exécuté, mais la ville doit payer un quart de sa valeur, et l'État doit, non


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seulement payer l'autre quart, mais il doit, moyennant une subvention extraordinaire de 500,000 fr. donnée par la ville d'Aix, achever sur les fonds publics l'entreprise, en faisant face à tous les excédants de dépense. C'est donc à lui à diriger les travaux, puisque ce sont les fonctionnaires des ponts-et-chaussées qui en ont dressé les projets, devis et estimations, et que c'est l'État qui doit les subventionner et payer tout ce qui dépassera ces devis.

Les travaux terminés seront remis aux souscripteurs, et alors naîtra la question de l'administration des eaux et du canal. Il faudra bien alors recourir au syndicat. Mais , trop méfiant peut-être pour ces corps administratifs, je voudrais, en leur conférant un droit aussi étendu que possible de contrôle, de surveillance, de révision, de délibération, placer à la tête de l'administration active, un directeur dont l'activité et la vigilance pussent assurer la satisfaction de tous les droits et l'accomplissement de tous les devoirs. Ce directeur, essentiellement responsable de ses actes, devrait conserver vis-à-vis des arrosants une certaine indépendance d'action qui lui permit de ne pas faillir à son devoir, dans la crainte de voir sa position compromise ; je voudrais qu'il fut nommé par le préfet qui, seul pourrait le révoquer, et qui toutefois ne pourrait le prendre que sur une liste de trois


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candidats présentés par les syndics. Pardon « Messieurs, si je vous ai parlé même de l'administration de l'oeuvre, quand tout est encore à créer ; mais l'expérience de ce qui s'est passé pour bien des canaux dans les Bouches-du-Rhône , nous commande d'agir avec beaucoup de prudence. Elle nous enseigne combien une juste prévoyance est nécessaire, dès le début, dans ces entreprises

Voilà, Messieurs, les observations que j'ai cru devoir vous présenter ; j'aurais craint de vous fatiguer, si je ne m'étais adressé à une Compagnie pour laquelle les intérêts du pays sont si chers. Au moment où s'agite une question vitale pour nos contrées, alors que notre chambre d'agriculture, notre comice, notre conseil municipal, le conseil d'arrondissement, le conseil général, nos administrateurs à tous les degrés et les populations demandent si vivement l'exécution du canal du Verdon ; au moment où les paroles d'espérance que fit entendre l'Empereur à son passage à Aix semblent prêtes à se réaliser, je devais vous convier à prendre part à cette pacifique croisade. Je ne vous demande pas d'appuyer telle observation que j'ai pu vous présenter ; mais, allant au-devant de vos désirs, je vous propose de joindre officiellement votre voix à celles qui s'élèvent de tous côtés et de demander au gouvernement, dans sa sollicitude pour les


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intérêts du pays, son intervention la plus large pour la réalisation d'un travail attendu si impatiemment depuis des siècles et qui doit décider de l'avenir de nos contrées.

L'Académie, après avoir écouté avec intérêt le rapport qui précède, déclare en adopter avec empressement les conclusions et en ordonne l'impression. Elle décide qu'une copie de sa délibération et du rapport seront transmis à S: Exe. le ministre des travaux publics, à M. le préfet, à M. l'ingénieur en chef du département et à M. Rigaud, maire d'Aix, député au Corps législatif et membre de l'Académie, au zèle intelligent duquel l'Académie fait un pressant appel dans cette circonstance.



DACUS OLEAE

1 Insecte parfait

2 le Ver ou larve

3 la Chrysalide

grandeur naturelle

4 femelle

5 Abdomen du mâle

6 Tête vue par dessous

gross

A. R. de Forvert del.

Lith.Ranaud A


NOTICE

SUR

LA MOUCHE QUI DÉVORE LES OLIVES

ET

SUR LES MOYENS DE S'EN DÉLIVRER.

S'IL fallait s'en rapporter à un ancien proverbe, le Parlement, la Durance et le Mistral seraient les trois fléaux de la Provence. Mais on sait depuis longtemps que les proverbes ne sont pas toujours la sagesse des nations, et que, s'ils consacrent quelquefois d'utiles vérités, ils accréditent souvent des préjugés nuisibles et fâcheux. Je n'en voudrais pour preuve que le proverbe que je viens de citer. Nous ne pouvons l'attribuer qu'aux vices de l'état social de nos pères, ou à leur humeur chagrine et railleuse ; car il est faux de tout point aujourd'hui. En effet, le Parlement, représenté par notre Cour impériale, rend bonne et prompte justice,

3


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ce premier besoin des peuples civilisés; la Durance , largement saignée à ses deux flancs , répand sur nos plaines un limon, ou plutôt un sable schisteux, qui ameublit et féconde nos terres argileuses et calcaires, tandis que ses eaux couvrent le paysage d'une luxuriante végétation. Le Mistral enfin, que nous maudissons quelquefois dans les moments de sa colère, assainit notre climat, et tempère de son souffle vivifiant les ardeurs de notre soleil : si bien que, pour rester dans le vrai, nous pouvons dire de lui ce qu'un poëte disait de Richelieu :

Il nous fait trop de bien pour en dire du mal, Il nous fait trop de mal pour en dire du bien.

Il est un autre fléau que l'ancien proverbe n'a pas signalé, dont les ravages étaient peut-être moindres autrefois, mais qui fait aujourd'hui plus de mal que n'en firent jadis les trois autres réunis, fléau qui vient périodiquement, tous les deux ans, enlever à la Provence une valeur approximative de cinq millions d'une récolte précieuse, et que nous subissons avec une résignation mêlée de colère, sans nous enquérir des moyens de nous en préserver. Ce fléau est une petite mouche, ennemi ridicule et chétif, véritable moucheron de la fable, contre lequel nous n'avons employé jusqu'à présent que les rugissements impuissants du lion.


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Notre intention, en écrivant ces pages , est de prouver qu'il serait facile , sinon de faire complètement disparaître cet insecte, du moins d'en atténuer considérablement les ravages. Le remède que nous venons proposer fera probablement l'effet d'un paradoxe, car notre intention est d'établir que la mouche qui dévore nos olives ne peut être détruite que par le moyen de la diplomatie. On peut rire d'abord, mais qu'on nous lise, et peut-être le paradoxe deviendra-t-il une vérité tellement évidente, qu'elle semblera démontrée d'une manière aussi certaine qu'un théorème d'algèbre ou de géométrie.

Nous nous aiderons , pour cette démonstration, non seulement de notre expérience et de nos observations personnelles, mais aussi d'excellentes notes manuscrites qui nous ont été données par M. Joseph Castillon, de Salon, homme de sens et d'esprit, et qui joint à une longue pratique de l'agriculture l'intelligence des affaires, appliquée surtout à la production et au commerce des huiles.

Nous avions depuis longtemps l'intention de publier ces pages. Une observation, décisive pour la vérité de notre système, faite à l'occasion de la récolte de 1854, nous avait même décidé à ne plus différer, lorsque des occupations nombreuses et d'autres publications importantes nous détournèrent de notre dessein.


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Quelle n'a pas été notre surprise, nous pourrions dire notre satisfaction, quand nous avons reçu de notre collègue M. Charles de Ribbe, la communication d'une brochure, publiée à Turin en 1843 , dans laquelle nos idées sur la larve qui dévore les olives étaient exposées avec beaucoup de clarté et de logique! Ce mémoire est extrait du Répertoire d'agriculture et de sciences économiques et industrielles de Turin. L'auteur, M. Louis Boubaudi, l'a traduit en italien pour cet estimable recueil ; il l'avait publié la même année, en français, dans un ouvrage important dont il est l'auteur, et qui est intitulé; Nice et ses environs; bassin de Nice, aspect et hauteur des montagnes; sources, ruisseaux; géographie et histoire ; météorologie ; productions territoriales, plantes et animaux; etc., Turin, 1843. Nous emprunterons au mémoire de M. Louis Boubaudi qui s'est lui-même aidé des ouvrages de nos agronomes provençaux, une grande partie de ce qui concerne la physiologie de la mouche de l'olivier. C'est dans nos propres observations, et dans les notes manuscrites de M. Joseph Castillon, que nous trouverons la réponse à cette singulière question que personne ne s'est encore faite: Pourquoi la mouche, depuis 1828 seulement, vient-elle périodiquement, de deux en deux ans, détruire la récolte de nos olives, si bien que les époques de son apparition et


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de ses ravages correspondent exactement aux années qui se terminent par un chiffre pair? La réponse à cette question nous indiquera les moyens de nous préserver de nouveaux malheurs. La cause du mal une fois connue, il est facile d'en trouver le remède.

Notre travail se divisera naturellement en trois parties. Dans la première nous ferons la description de la mouche ;" dans la seconde nous raconterons ses pérégrinations et ses ravages ; dans la troisième, nous exposerons les moyens propres à nous délivrer de cet insecte nuisible.

I.

Physiologie de la Mouche.

Le ver ou la larve qui ronge les olives est appelé ciron dans nos anciens agronomes provençaux. Parvenu à l'état parfait d'insecte , il forme une mouche que les entomologistes ont désignée sous les noms divers de musca oleoe, cinips oleoe, stomoxus keïroni. Sans discuter la convenance de ces différentes appellations, nous adopterons le nom de dacus oleoe, qui a pour lui l'autorité du savant Boyer de Fonscolombe,' de son vivant membre de notre académie, et


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auteur du Traité d'entomologie élémentaire de la collection Roret.

La mouche de l'olivier est un peu plus petite et moins brune que la mouche ordinaire. Sa tête est jaunâtre, avec des points noirs au dessous. Elle porte deux antennes à palette, ayant chacune à leur base un petit poil à peine visible, un peu plus long que les antennes, et qui s'élèvent en s'écartant l'un de l'autre, comme les cornes d'une chèvre. Ses yeux sont d'un vert azur changeant, placés latéralement, comme dans tous les individus de cette grande tribu d'insectes. La trompe est jaune, fendue à l'extrémité, le corcelet brun, marqué au dessous par 1 des lignes ou bandes longitudinales noirâtres. Les ailes sont au nombre de deux, se croisant en partie sur le corps, comme celles des mouches communes. Les jambes sont jaunâtres, avec six articulations. Le corps, jaunâtre au dessous, est brun foncé au dessus, avec des lignes jaunâtres transversales. Le ventre et le corcelet sont couverts de poils extrêmement fins, visibles seulement au microscope. Les femelles ont le corps et l'abdomen terminés par une pointe noire, en forme d'étui , d'où sort par la pression un dard très fin et très aigu. Les mâles diffèrent peu des femelles pour la forme, le port et la couleur; mais leur abdomen est plus arrondi, et ils sont privés d'étui et de dard.


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La femelle perce l'olive avec le dard qu'elle allonge ou retire à volonté. Elle dépose d'ordinaire un seul oeuf sur cette piqûre, dont l'orifice ne tarde pas à se fermer , quoiqu'il reste des cicatrices qui font reconnaître les olives piquées. La larve qui éclot de l'oeuf est blanche, molle, de forme conique; la peau est si fine et si transparente qu'on peut distinguer les mouvements et la couleur d'une partie des viscères. On y compte dix anneaux; on n'y voit point d'yeux. Cette larve n'a point de jambes, mais elle se traîne facilement sur une surface unie. Quand elle a acquis tout son développement, elle a une longueur d'un demi centimètre.

Ces annélides rongent la poulpe de l'olive au moyen de deux crochets noirâtres qu'ils portent à la tête ; celle-ci est un peu plus petite que le corps, et se meut dans tous les sens. Ils tracent dans le fruit une galerie, très peu apparente au dehors quand l'olive est mûre , très visible au contraire quand elle est verte et peu charnue.

Quand vient l'époque de la métamorphose , quand la larve veut d'abord passer à l'état de chrysalide, d'où sortira plus tard l'animal parfait c'est-à-dire la mouche , la larve ronge la poulpe du fruit jusqu'à la peau et la perce. Alors l'animal se contracte et se réduit à quatre millimètres. Sa peau se durcit, devient opaque


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et forme une coque ovoïde, inerte, de couleur jaunâtre, qui passe ensuite au blanc, vers le moment où la mouche , déjà formée dans la coque, fait sauter avec sa tête une petite calotte pour pouvoir sortir. Cet insecte naît de la même grandeur que la mouche qui lui donna la vie. A peine a-t-il développé et étendu ses ailes transparentes, qu'il prend son vol au soleil.

Ces métamorphoses se succèdent dans l'olive même , quand elle est attachée à l'arbre. On trouve dans la galerie creusée par la larve, la dépouille de la mouche , c'est-à-dire la coque d'où est sorti l'insecte ailé. Quelquefois, lorsque la récolte n'a pas été très abondante, on trouve jusqu'à trois ou quatre dépouilles dans la même olive.

Si l'olive tombe, ce qui arrive presque toujours quand elle est rongée du ver, ces annélides, quelques heures avant de passer à l'état de chrysalide , abandonnent le fruit pour aller à la recherche d'un refuge dans la terre, où ils opèrent leur première métamorphose. Ils y restent dans cet état un temps plus ou moins long, suivant le degré de température de l'air ambiant. Mais si l'olive tombe lorsqu'elle est encore verte, peu charnue et coriace, la larve meurt, à moins qu'elle ne soit déjà en état de se changer- en chrysalide. Si au contraire le fruit est percé par la mouche quand il est mûr, le ver


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continue à s'en nourrir et à prendre tout son développement, même lorsqu'au moment où l'olive se détache de l'arbre , l'oeuf qui la renferme n'est pas encore éclos. Ainsi le ver n'abandonne l'olive tombée de l'arbre que lorsqu'il veut passer à l'état de chrysalide ou de coque. Il sécrète alors une liqueur visqueuse, au moyen de laquelle il se fixe contre les corps avec lesquels il se trouve en contact. On remarque toujours une grande quantité de vers et de chrysalides attachés au sol et contre les parois des murs où sont amoncelées les olives piquées.

A partir de juillet et d'août, époque où l'huile commence à se montrer dans le péricarpe du fruit, jusqu'en novembre et décembre , l'insecte peut accomplir ses métamorphoses trois ou quatre fois, et quelquefois même plus souvent. Le temps qui lui est nécessaire pour passer de l'état d'oeuf à celui de mouche, est d'ailleurs subordonné à l'air atmosphérique, et surtout au degré de chaleur auquel il est exposé. Si le thermomètre se maintient au dessus de dix-huit degrés, quinze jours suffisent. Si au contraire la température reste stationnaire entre dix et quinze degrés, la chrysalide a besoin de vingt et plus, quelquefois de trente jours pour se changer en mouche. Enfin, au-dessous de dix degrés, les larves cachées dans la terre, et les larves nouvelles déposées dans l'olive restent


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Comme endormies ; elles n'opèrent leur métamorphose qu'au retour du printemps, et lorsque le thermomètre marque une température constante au-dessus de dix degrés.

La mouche commence toujours son funeste travail dans les sites les plus abrités, les plus chauds, vers les parties de l'arbre les plus exposées au soleil, et particulièrement sur les oliviers qui ont des olives en petit nombre et avancées dans leur maturité. Au contraire, les oliviers chargés de fruit, et d'une végétation vigoureuse, ce qui retarde toujours la maturité des olives, sont en général les derniers à être attaqués par la mouche.

On remarque de plus que les olives piquées mûrissent plus vite que les olives saines ; il suffit, on le sait, de piquer un fruit avec une aiguille, pour en hâter la maturité. Les figues, les pommes, les poires, piquées par un insecte, mûrissent avant l'heure. Nous devons reconnaître dans ce fait la tendre sollicitude de la nature, qui a voulu presser la maturité des fruits verts, pour procurer plus tôt aux larves la nourriture qui leur est nécessaire.

Au moyen du microscope, on a pu étudier la femelle dans son état prolifique, et constater que son abdomen contient un amas d'oeufs d'une «extrême petitesse. Nous inclinons à croire qu'une


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seule mouche peut en peu de temps piquer des centaines d'olives ; car aussitôt qu'elle a introduit un oeuf au moyen de son dard, elle s'envole, et va piquer d'autres fruits voisins, continuant ainsi sans relâche l'oeuvre de la destruction.

Il n'est donc pas étonnant de voir cette mouche se multiplier à l'infini, lorsque l'état de l'atmosphère le permet. Vers la fin de septembre surtout, lorsque les premiers froids ne sont pas encore arrivés, cet insecte devient pour nos contrées une véritable plaie d'Egypte. Dans les mois de juillet, août et septembre, il n'a pu encore se reproduire que deux fois. La seconde génération sans doute est infiniment plus nombreuse que la première, mais on trouve encore quelques fruits intacts sur les arbres. Les pluies fortes et longues que nous avons quelquefois à l'époque des équinoxes, ou bien trois ou quatre jours d'un mistral violent, peuvent détruire une grande quantité de mouches, repousser les autres vers le sud-est et les noyer dans la mer. Nous avons même vu, en 1856, le mal s'arrêter tout à coup à la suite d'un abaissement subit de la température, qui endormit et fit mourir les mouches en peu de jours. Les larves sont moins sensibles au froid ; elles peuvent même résister à une température de zéro glace ; mais elles deviennent alors inertes et incapables d'opérer leurs diverses métamorphoses.


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Au contraire, lorsque l'état de l'atmosphère permet à la mouche de se reproduire et de voyager sans obstacle, lorsque les mois de septembre et d'octobre ne sont qu'une continuation de l'été, comme cela arrive très souvent, il est bien difficile de trouver dans les années où la larve du dacus oleoe exerce ses ravages, un seul olivier dans nos vergers, une seule olive sur nos arbres, qui ne devienne la pâture de cet insecte malfaisant. Il y a même quelquefois, dans une seule olive, trois, quatre et jusqu'à cinq de ces mineurs invisibles, qui creusent de longues et sinueuses galeries, déchirent les tissus cellulaires qui composent la poulpe de ce fruit précieux, et détruisent ainsi la récolte au moment où elle va être faite. Le propriétaire et le fermier s'empressent alors de cueillir les olives mûres ou non mûres, peu leur importe. Ils se hâtent de disputer aux vers la proie que ceux-ci dévorent avec une effrayante rapidité, et ils s'estiment très heureux de pouvoir, au prix d'un travail forcé, sauver une petite quantité d'huile rougeâtre, épaisse, nauséabonde, que le commerce a beaucoup de peine à accepter sous le nom et au prix des huiles lampantes. Là se trouvent en suspension les débris putrides de l'olive fouillée dans tous les sens et presque pourrie, et les matières animales provenant des larves et des chrysalides qui n'ont pas eu le temps ou la


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faculté de sortir du fruit, et qui ont été broyées par la meule.

Tel est le fléau qu'il s'agit de combattre, non par des moyens individuels toujours coûteux dans l'application et ordinairement impuissants, mais par une mesure générale convenue simultanément entre les deux gouvernements de France et de Sardaigne, dans l'intérêt des deux pays. Nous connaissons maintenant la fatale mouche ; il nous reste à parler de ses voyages, et à donner la raison de son apparition périodique et biennale en Provence , depuis 1828. L'étude de cette seconde question nous indiquera l'unique moyen de suspendre et même de faire complètement cesser ses ravages.

II.

Pérégrinations et ravages de la Bouché.

Pendant le rigoureux hiver de l'année 1819, des gelées fortes et persistantes firent mourir presque tous les oliviers de la Provence et une très grande partie de ceux de la rivière de Gênes et du reste de l'Italie. Il fallut, pour repeupler nos vergers, recourir au remède énergique dont l'expérience a toujours constaté l'efficacité, et qui consiste à couper le pied de l'arbre quelques centimètres au-dessous du niveau du sol. A la


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suite de cette opération, que j'appellerais volontiers césarienne, puisqu'elle sacrifie l'arbre luimême pour assurer la vie des rejetons que la racine produit en abondance, les récoltes furent nulles ou insignifiantes pendant six ou sept ans. Ce ne fut qu'en 1827, que ces rejetons, devenus adultes, se mirent presque tous simultanément en production. La récolte fut si abondante que les bonnes huiles en Provence ne se vendaient qu'un franc le kilogramme, ce qu'on n'a plus vu depuis lors, et ce qu'on ne verra sans doute plus, même en tenant compte, dans la comparaison des prix, de la dépréciation toujours croissante de l'argent et du renchérissement des denrées. Cette récolte merveilleuse prolongea la cueillette au-delà du terme ordinaire. Faute de bras pour ramasser les olives, faute d'usines pour les détriter, les fruits de 1827 étaient encore sur les arbres au mois de juillet 1828, et les olives de la nouvelle année se trouvèrent pendant quelque temps placées à côté des olives noires et flétries de l'année précédente.

Les arbres, épuisés par cet effort vigoureux, durent être, presque partout, taillés d'une manière énergique ; et c'est à partir de cette époque de fécondité excessive que l'Italie prit l'habitude fatale de tailler tous les oliviers la même année. Au lieu d'un aménagement rationel, qui consiste à partager les vergers en deux parties, pour n'en


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tailler chaque année que la moitié, et pour assurer une balance constante de récoltes à peu près égales, nos voisins, cédant aux nécessités présentes sans se préoccuper des intérêts de l'avenir, continuèrent à tailler tous leurs oliviers la même année, et rendirent ainsi périodique la succession biennale des grandes et des petites récoltes.

Mais quel ne fut pas l'effroi de nos propriétaires et de nos cultivateurs, quand ils virent, en 1828, la mouche envahir les vergers de la Provence, se répandre partout en légions innombrables , et détruire complètement la récolte l Cet insecte n'était pas nouveau sans doute ; il était connu des anciens; Olivier de Serres en parle dans son Théâtre d'agriculture, et les agronomes provençaux des derniers siècles l'ont décrit avec une exactitude remarquable. Mais tandis qu'ils ne lui donnent que le troisième ou le quatrième rang dans l'échelle des animaux nuisibles à l'olivier, nous constatons avec douleur que le dacus à lui seul fait plus de ravages que les fourmis, les araignées, les trois chenilles adonide, mineuse et arpenteuse, et tous les autres ennemis qui attaquent l'arbre dans ses racines, dans son tronc, dans ses branches, dans son feuillage et dans son fruit.

C'était donc un fléau connu déjà, mais tout à fait nouveau par l'intensité du mal, qui était


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venu, dans cette fatale année 1828, attaquer ces arbres précieux, dont un auteur italien a dit avec raison qu'ils sont des mines d'or que Dieu a placées dans certains pays sur la surface de la terre. On put croire un moment que le mal n'était qu'accidentel, et qu'il fallait l'attribuer à l'épuisement de l'arbre, souffrant de la production excessive de l'année précédente. La récolte de 1829, respectée par la terrible mouche, augmenta la confiance, et nous commencions à respirer, lorsqu'en 1830, le fléau éclata de nouveau avec non moins d'intensité qu'en 1828, et à partir de cette époque, il est devenu périodique. Les années qui se terminent par un chiffre pair ont reçu le nom lugubre d'année du ver. Chacun prévoit le mal à l'avance, et dans les ménages bien réglés, on ne manque pas de faire pour deux ans une bonne provision de l'huile récoltée pendant les années impaires.

Une observation constante, pendant une période de trente-deux ans, a permis d'établir comme un fait certain que les années impaires sont des années de grande récolte, en Corse, dans la rivière de Gênes et dans tout le reste de l'Italie ; et que les années paires sont au contraire pour nous des années qui ne nous donnent que l'espérance des fleurs sans nous apporter le produit rémunérateur des fruits. La mouche, jadis presque inoffensive, vient régulièrement,


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à heure fixe, prélever dans nos vergers les trois cinquièmes de notre récolte. Il n'est pas besoin de s'appeler Chalcas ou Nostradamus pour prédire d'une manière certaine que nous aurons cette année-ci, en 1860, à payer le terrible tribut. Cependant, les fortes gelées de la fin de décembre 1859, ayant gelé les olives sur les arbres, la cueillette se fera un peu plus vite, et le mal, pour nous, sera probablement moindre qu'en 1858.

Si donc il est démontré que le ver n'a commencé à exercer ses ravages dans des proportions effrayantes qu'en 1828, à la suite de la grande récolte de 1827; que les oliviers sont presque toujours taillés en Italie dans les années paires, et que cette habitude nuisible ne date que de l'année 1828, pour les raisons exposées ci-dessus ; que nous avons régulièrement le ver dans les années qui suivent les années de production chez nos voisins d'au-delà des Alpes : si d'un autre côté il est bien établi, par l'observation des entomologues et des agronomes les plus distingués, que la mouche hiverne à l'état d'oeuf ou de chrysalide dans les olives qui restent pendantes sur les arbres jusqu'au moment où le retour de la belle saison fait monter le thermomètre à une température constante de quinze à vingt degrés, ne nous sera-t-il pas permis d'en tirer cette induction, qu'il faut chercher la cause de l'intensité

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et de la périodicité du fléau dans les retardements que, pour des causes diverses, la cueillette des olives éprouve dans l'arrondissement de Grasse, en Italie et en Corse ?

Mais nous avons à donner des preuves encore plus positives, et qui éclaireront d'un jour nouveau cette question si intéressante pour notre pays. Ces preuves abondent, et nous n'avons, pour ainsi dire, que l'embarras du choix.

S'il est un adage certain, c'est que l'exception confirme la règle, en faisant ressortir et en mettant en saillie la connexion de la cause et de' l'effet. Or, dans la période des années paires qui se sont écoulées depuis 1828, il en est une, c'est l'année 1854, pendant laquelle les olives restèrent intactes, les mouches ne s'étant montrées qu'en petit nombre, et ayant été, pour ainsi dire, inoffensives. Quelle était la cause decette heureuse exception, qui nous consola un peu au milieu du deuil causé par un fléau bien autrement redoutable, le choléra? Cette cause, on peut déjà la pressentir d'après ce que nous avons exposé jusqu'ici. La récolte de 1853 avait été presque nulle dans tous les pays de production de l'Italie. Cette récolte a été chez nos voisins, dans la période trentenaire à laquelle se réfèrent nos observations, la plus petite des grandes récoltes. Les olives étaient entièrement cueillies et détritées au commencement de mars.


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Aussi en février 1854, M. Castillon, qui nous a fourni sur la matière que nous traitons des renseignements précieux, recommandait à ses émondeurs de couper très peu de bois à ses oliviers, afin de profiter de cette récolte exceptionnelle. Bien plus, dès les premiers mois de l'année, il écrivait au Président de la société d'agriculture du département des Bouches-duRhône, une lettre, qui doit être aux archives de cette société, et dans laquelle il annonçait que les olives n'auraient pas le ver. M. Castillon n'a aucune prétention au nom de prophète ; mais son esprit logique tirait cette conclusion toute simple que pour cette année la cause n'existant pas, l'effet devait également disparaître. En effet, l'événement vint justifier la prédiction.

La mouche nous arrive donc de l'Italie ; le foyer d'infection pour les oliviers de la Provence se trouve dans la rivière de Gênes, et un peu aussi, nous devons le reconnaître, dans l'arrondissement de Grasse, où la cueillette des olives se fait tard et avec une déplorable lenteur. Des observations multipliées nous ont permis de suivre pas à pas les pérégrinations et les étapes de l'insecte voyageur. Nous allons entrer dans quelques détails, qui ne manquent pas d'intérêt, et qui viennent à l'appui de notre thèse. Nous allons dire comment les choses vont se passer cette année-ci, car en présentant le tableau de


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l'avenir, nous ferons également connaître l'histoire du passé.

L'année 1859 a été pour l'Italie l'année de la grande récolte. Les olives sont encore maintenant, au milieu du mois dé janvier, pendantes sur les arbres, dans la proportion des trois quarts au moins. La cueillette se fait lentement, non seulement parce que les propriétaires sont dansla fausse idée que la quantité de l'huile augmente à la suite des pluies qui tombent avant ou pendant l'équinoxe de mars, mais aussi parcer que les usines manquent, et qu'il est de règle, en Italie, qu'on ne doit cueillir les olives qu'aprèa avoir pris jour au moulin pour les détriter. Les nouvelles que nous avons reçues d'Italie nous permettent d'affirmer que la récolte ne sera terminée que vers le milieu du mois de juin. Les oeufs déposés dans les olives pendantes et les chrysalides qui attendent le retour de la belle saison, seront parvenus à l'état d'insecte parfait au commencement du mois de mai. Tant que les mouches trouveront dans le pays même assez d'olives mûres pour y déposer leurs oeufs , et travailler, selon la loi de la nature, à continuer leur espèce, elles ne se déplaceront pas, car pour l'insecte comme pour l'homme, ubi bene ibi patria. Mais lorsque les olives commenceront à devenir rares, et que la gaule dont on se sert pour les faire tomber de l'arbre aura compromis


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l'avenir de la récolle prochaine, en détachant, avec les fruits anciens, les poussés, nouvelles et les grappes des fleurs, alors, obéissant à un instinct naturel de conservation, la mouche prendra son essor vers un pays qui lui offrira, dans des olives vertes encore, mais déjà formées, une pâture suffisante pour sa jeune famille. Si le temps est calme et beau, la mouche voyagera lentement. Parcourant les étapes d'Antibes, de Cannes, de Fréjus, de Toulon et d'Aix, elle arrive en dernier lieu à Salon, Mouriès et Maussane, après quoi elle n'a plus qu'à franchir le Rhône pour pénétrer dans le Languedoc. Trois semaines à peu près lui suffisent pour aller du Var au Rhône.

Lorsque pendant les mois de mai et de juin, le vent du sud-est souffle avec violence , des légions entières de mouches, portées sur ses ailes puissantes, arrivent non plus en quelques jours, mais en quelques heures, et la destruction de nos récoltes est d'autant plus rapide, que la température, sous l'influence de ce vent brûlant, est plus favorable à l'éclosion des oeufs, et abrège considérablement le temps que l'insecte met à accomplir ses diverses métamorphoses. Il arrive aussi quelquefois que la mouche apparaît simultanément aux Martigues et à Antibes. Nous avons voulu rechercher la cause de ce fait singulier, qui semble tout d'abord en contradiction avec


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ce que nous venons de dire. Nous nous sommes assuré, par des renseignements fournis par des témoins oculaires, qu'au moment de la dispersion des mouches dans la rivière de Gènes, un assez grand nombre va se placer sur les cordages et sur le pont des petits bateaux qui font un service de cabotage entre les côtes d'Italie et le port de Bouc. La mouche, ainsi que nous le dirons plus tard, ne se nourrit pas de l'olive une fois qu'elle est parvenue à l'état d'insecte parfait. Elle recherche alors, comme tous ses congénères, les matières gluantes et sucrées, et si elle s'embarque, c'est qu'elle est attirée par le goudron des cordages et du bordage, et souvent aussi par les marchandises arrimées sur le pont, ou placées en vrague à fond de cale. Quand le bateau est arrivé au port, la mouche débarque, et elle choisit aussitôt les olives les plus avancées et les endroits les plus abrités contre le vent, pour y établir de nouvelles et actives colonies.

Il est si vrai que le dacus oleoe est un insecte voyageur, et non indigène comme celui qui attaque les cerises par exemple, que dans les lieux où la nature du sol arrête ses pérégrinations par des obstacles qu'elle ne peut franchir, les olives restent saines, même dans les années du ver. Les vergers placés au nord du mont Ventoux sont rarement visités par la mouche. Bien plus, les rares oasis placées dans la Crau sont à l'abri


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de ses ravages. Cet insecte, faible et frileux, n'aime pas à séjourner dans un pays où la bise et le mistral régnent presque toujours ; il craint aussi de s'aventurer dans cette plaine grisâtre de la Crau , si justement appelée par les anciens Campi Lapidei. Remarquons d'ailleurs que la mouche de l'olivier ne s'éloigne pas de plus de vingt-cinq lieues des côtes de la mer.

Sans doute les mouches qui dévastent nos vergers ne viennent pas toutes d'Italie. Quelques larves vont se cacher dans la terre au moment où l'on cueille les olives, et si elles trouvent une position commode, elles s'enveloppent de leur vêtement soyeux , pour attendre le jour où elles pourront déployer au grand soleil leurs ailes diaprées. Mais le nombre en est très petit, et le dommage qu'elles causent ne devient appréciable que lorsque des chaleurs exceptionnelles, le manque de pluie et le silence du vent concourent pour augmenter leur ardeur prolifique et pour rendre plus court le temps des métamorphoses successives de l'insecte. Il n'est pas rare de voir quelques mouches sur les oliviers dans les années impaires ; mais le fléau est, pour ainsi dire, sporadique. Un jour de mistral, une forte averse suffisent pour l'arrêter. C'est ce qui est arrivé .l'année dernière. Les premiers jours d'octobre ont amené de fortes chaleurs et quelques mouches. On se disait avec effroi : Le ver est à l'olive. Mais un


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abaissement subit de température a fait disparaître nos craintes , et la récolte de la bonne année , de l'année impaire, nous est arrivée intacte.

Nous croyons avoir démontré d'une manière suffisante que les mouches provenant des oeufs et des chrysalides qui ont hiverné en Provence, ne sont pas assez nombreuses pour causer à nos vergers un dommage notable, et que c'est en Italie seulement que le funeste insecte trouve ses quartiers d'hiver et toutes les conditions favorables à la multiplication rapide dé son espèce. Nous avons dit à quelle époque et sous quelles conditions il envahit notre province, aussi terrible dans ses ravages que les bandes de lansquenets qui marchaient à la suite de CharlesQuint. Il nous reste maintenant à indiquer le seul moyen que nous croyons efficace pour arrêter le mal et prévenir de nouveaux malheurs.

III.

Moyens de se délivrer de la Mouche de l'olivier.

Il est certain que si dans les pays de production qui avoisinent la Provence, les olives étaient partout, comme chez nous, entièrement cueillies


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et détritées au commencement ou du moins à la fin de mars, les mouches qui désolent nos vergers seraient détruites dans leur germe, ou écrasées dans leur état de chrysalide. Cette population effrayante, que les premières chaleurs appellent à la vie et à la lumière, se réduirait immédiatement à quelques rares individus auxquels les olives oubliées sur les arbres ou une obscure retraite au sein de la terre aurait fourni un asile contre le massacre général de la meule. Cet insecte ne serait pas alors plus nuisible que les autres parasites de l'olivier, et la récolte de ce fruit précieux rentrerait dans ses anciennes conditions. Le véritable intérêt des particuliers devrait suffire pour conseiller et amener cette réforme. Des agronomes éclairés ont vu la cause du mal et découvert le seul remède à employer.Mais ici, comme partout, les efforts individuels sont impuissants, et ce n'est que par une mesure d'ensemble qu'on peut agir d'une manière efficace. Une loi décrétée simultanément en France et en Sardaigne, devrait régler et diriger les volontés éparses, et fixer le commencement du mois d'avril pour la clôture de la récolte des olives. Certes, nous n'aimons pas à voir le gouvernement intervenir en tout et tout réglementer. Mais en matière de police rurale, et quand il s'agit d'un si grave intérêt, la loi doit protéger le bon vouloir des uns, stimuler la paresse des autres et travailler pour l'avantage


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commun , sans écouter les réclamations de la routine. C'est en vertu de ce principe qu'ont été établis les lois et règlements relatifs à l'échenillage, et aux mesures sanitaires à prendre en temps d'épizootie.

Le moment serait opportun pour obtenir le concours de la Sardaigne. Unis par la politique et par la gloire, les deux peuples n'auraient aucune peine à suivre en commun les conseils de la prudence, pour repousser au-delà des frontières et anéantir même l'ennemi de l'olivier. La convention internationale à intervenir ne serait pas plus vexatoire que les bans des vendanges qui se publient chaque année dans certains pays, et les avantages en seraient beaucoup plus considérables.

Le premier de tous serait de rétablir l'usage ancien, malheureusement abandonné depuis 1828, qui consistait à ne tailler chaque année que la moitié des oliviers. La nécessité de terminer la cueillette avant le mois d'avril forcerait les propriétaires à répartir en deux années les travaux qu'ils font maintenant en une seule. Dès lors, ces travaux se feraient dans de meilleures conditions ; les récoltes seraient à peu près toujours égales, et le prix des huiles ne serait plus sujet à ces brusques variations si favorables aux jeux de bourse. L'émondage des arbres produi-


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rait chaque année la même quantité de pâture, et permettrait d'élever chaque année le même nombre de chèvres ou de bêtes à laine. Les engrais et surtout les tourteaux qui rendent l'olivier si vigoureux et si fécond, ne se vendraient pas à des prix exorbitants l'année de la taille des arbres, qui est aussi celle où on les fume. On ne verrait plus enfin le salaire des ouvriers s'élever, dans les années de grande presse, à un taux qui n'est plus en proportion avec les revenus du sol, et quelquefois les bras manquer d'une manière absolue pour les travaux les plus nécessaires.

Les Italiens trouveraient dans ce système un avantage particulier. La récolte de la grande année se fait chez eux d'une manière funeste pour l'année suivante. Ils frappent les branches de l'arbre avec un roseau pour en détacher les olives. Mais dans les mois de mai et de juin, les fruits de l'année précédente se trouvent encore sur les arbres en même temps que les fleurs et les jeunes olives de la récolte nouvelle. Le roseau, moins intelligent que la main, frappe en aveugle, secoue les fleurs au moment où elles vont se nouer, et meurtrit les drupes encore tendres et sensibles. Les branches elles-mêmes souffrent beaucoup de ses blessures violentes. L'arbre devient triste, et semble ne conserver quelques olives que dans l'intérêt de la mouche, qui s'y jette avec avidité et les dévore d'une ma-


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nière si complète, qu'on néglige quelquefois de les cueillir.

Tous ces désordres cesseraient si, au lieu de viser à une récolte biennale excessive, nos voisins, par une culture plus intelligente, régularisaient la production et divisaient le travail en deux années, au lieu de le reporter tout entier sur une seule. Le produit serait certainement plus grand, par cela seul, qu'en ne faisant plus ce qu'on appelle aujourd'hui la grande récolte, on ne détruirait pas dans son germe la récolte suivante. L'usage de la cueillette à la main s'introduirait peu à peu, du moins pour les branches basses, et pour celles qu'on peut atteindre au moyen du chevalet ; la gaule fatale bornerait ses ravages aux branches les plus élevées. C'est à ce mode de cueillette que l'huile d'Aix, c'est-à-dire l'huile récoltée dans tout le département des Bouches-du-Rhône, doit sa saveur et sa bonne renommée. L'olive cueillie et triée à la main arrive flétrie, il est vrai, mais saine et entière sous la meule, tandis que l'olive gaulée n'y arrive que meurtrie et gâtée dans la partie qui a reçu le coup ou la blessure.

Le système vicieux que nous reprochons à nos voisins commence malheureusement à s'introduire parmi nous. La périodicité du fléau a déterminé la plupart de nos propriétaires à reporter toute la production sur l'année impaire, et à faire


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sauter, comme on le dit, l'année du ver. Les inconvénients dont on se plaint en Italie existent en Provence. Une année sur deux les bras manquent pour dépouiller l'olivier de son fruit ; les usines sont insuffisantes pour la fabrication de l'huile ; les olives séjournent trop longtemps au moulin, et, faute d'être détritées à temps, elles donnent un produit moins parfait. L'antique renommée de nos huiles commence à décliner, et sous le prétexte de leur enlever le goût du fruit qui n'est pas en faveur dans le Nord, on leur fait perdre leurs qualités les plus essentielles.

Voilà les tristes résultats auxquels nous sommes arrivés pour avoir abandonné la bonne et sage pratique de nos pères. Un simple accident, la mortalité des oliviers, en 1819, a créé le mal ; une fausse prévoyance , la crainte du ver , l'a maintenu et développé ; la routine le rendra peutêtre définitif. Nous appelons donc de tous nos voeux l'appui de la législation, et le concert des deux gouvernements de France et de Sardaigne pour appliquer le remède, quand il en est temps encore, et pour faire dominer l'intérêt général sur les volontés aveugles et les habitudes mauvaises, des particuliers. Chez nous, les propriétaires qui négligent d'écheniller les pruniers ou les pins, sont passibles d'une amende, parce qu'il n'est pas juste que tous souffrent du mauvais vouloirou de la négligence d'un seul. Pourquoi ne pas


appliquer à des pays limitrophes ces principes de sage police qu'on applique à des héritages voisins, surtout quand les deux peuples y ont un intérêt pressant et commun.

La mesure que nous sollicitons de la sagesse des deux gouvernements sera d'ailleurs d'une application facile. Dans tout le département des Bouches-du-Rhône et dans une grande partie de celui du Var, la récolte, même dans les meilleures années, est terminée au commencement de janvier. Nous demandons à nos voisins de ne pas la prolonger au-delà du mois de mars. En échange d'un peu de bonne volonté, nous leur promettons notre vive reconnaissance et des bénéfices considérables dans un avenir prochain, et pour ainsi dire présent. D'ailleurs, une sage culture de l'olivier intéresse l'économie rurale en général. En agronomie comme en politique, toutes les parties sont solidaires ; un rouage vicieux arrête ou du moins fait varier le jeu régulier de la machine.

On pourrait ici nous faire une objection. En précipitant la cueillette dès olives, il pourrait se faire que le nombre des usines devint insuffisant pour les détriter, et il n'est guère probable qu'il s'en établisse de nouvelles. En effet, les moulins exigent des locaux spacieux et un outillage considérable. Les capitaux représentant la valeur de l'édifice, le prix et l'usure des engins produit un


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intérêt médiocre , attendu que les moulins ne travaillent et ne sont ouverts qu'une petite partie de l'année. On ne peut donc pas espérer que le nombre des usines augmente dans une proportion suffisante pour la quantité d'olives à détriter. On tomberait ainsi d'un inconvénient dans un autre tout aussi grave.

Voilà l'objection; voici la réponse. Il y aurait sans doute de la gêne dans les deux premières années, tant qu'on n'aurait pas rétabli l'équilibre entre les récoltes successives. Mais la balance une fois faite, et la taille des oliviers répartie en deux années, la quantité des olives ne s'élèverait plus à ces proportions excessives où elle arrive maintenant l'année de la grande récolte. Les moulins resteraient régulièrement ouverts trois ou quatre mois chaque année, au lieu de rester à peu près fermés pendant un an, sauf à travailler pendant six mois l'année suivante. Les revenus seraient donc absolument les mêmes , en prenant la moyenne de deux campagnes. L'huile serait mieux fabriquée , et le produit de l'année qui est stérile dans les conditions actuelles, compenserait et au-delà le déchet que subirait l'année d'abondance.

Nous pouvons espérer d'ailleurs que les machines éléotribes se perfectionneront avec le temps.

Si jamais le propriétaire parvient à détriter lui-même ses olives au moyen d'une machine


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peu dispendieuse et d'une application facile, tous les embarras disparaîtront aussitôt, et nos huiles reprendront cette qualité supérieure qui la fait rechercher des gourmets. Quand le producteur pourra lui-même vendre directement ses grignons aux moulins de recense, il y trouvera un profit considérable, et son propre intérêt l'amènera sans contrainte à une culture plus rationnelle. Ces espérances exciteront l'ardeur de quelques constructeurs ingénieux, d'autant plus que le succès d'une bonne machine éléotribe serait une fortune assurée.

Nous terminerons ces considérations par la réfutation d'une erreur généralement accréditée dans nos campagnes. Quelques personnes croient que la mouche vient surtout de la putréfaction des résidus, que les moulins de recense laissent entassés dans leur voisinage, aA'ant de les convertir en mottes. Pour établir la fausseté de cette opinion, nous allons passer la parole à M. Gimon, ancien notaire, suppléant du juge de paix à Salon, qui a fait à ce sujet des expériences décisives, et qui nous a remis la note suivante. Il est impossible d'expérimenter avec plus de sagacité et plus d'intelligence que ne l'a fait l'honorable magistrat :

« C'est une opinion très accréditée chez nous, surtout parmi les cultivateurs, que les marcs d'olives des recenses, exposées à l'air et à l'hu-


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midité, au moment des chaleurs, donnent naissance aux mouches qui piquent les olives. De là des rancunes contre les moulins de recense.

« J'ai expérimenté sur des grignons de 1857 et de 1858. J'ai obtenu des mouches diptères, mais plus petites et plus replètes que celles dés olives. C'est une espèce toute différente sous les trois états de ver, de chrysalide et d'insecte. Le ver du grignon est plus mince. Quand on le regarde au microscope, on lui voit des appendices de pattes, que le ver de l'olive n'a pas. Il a en outre, à l'extrémité du corps, une corne saillante où queue relevée. La coque est plus pointue et plus allongée que celle de la chrysalide de l'olive. La mouche est plus ramassée et moins svelte que le dacus oleoe; elle est plus rousse, et a les anneaux du ventre rayés alternativement les uns de jaune, les autres de noir. Ses ailes sont comparativement plus longues, et lorsqu'elle est en repos ou qu'elle marche, elle les tient allongées sur son corps, qu'elles dépassent à peu près d'un tiers, tandis que la mouche de l'olive tient ses ailes presque toujours en agitation. En un mot, la mouche du grignon, quoique un peu plus grosse que la mouche du marc de raisin, peut être considérée comme la même que cette dernière, tant elles ont de ressemblance entr'elles.

« Au mois d'août dernier (1859), j'ai fait nai-


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tre plus de cent mouches de grignons dans un garde-manger, où j'avais placé un vase plein de marc en fermentation, au milieu duquel pullulaient des vers, ainsi que des chrysalides, dont la plus grande partie était adhérente aux parois du vase, au-dessus de la bourbe des grignons. J'ai eu la patience d'introduire dans le gardemanger, et d'y renouveler, de douze en douze jours, des rameaux chargés d'olives saines, et dont les tiges trempaient dans un pot rempli d'eau fraîche. J'ai continué l'expérience depuis la mi-août jusqu'à la fin de septembre. J'ai remarqué que ces mouches ne piquaient pas les olives, et qu'elles s'arrêtaient de préférence sur des figues et des grains de raisin que j'avais jetés dans le garde-manger. Deux olives seulement se sont trouvées véreuses ; mais elles devaient être déjà piquées, lorsque j'avais introduit dans le garde-manger le rameau qui les portait ; car les vers qu'elles renfermaient étaient de même forme que ceux des olives des champs, et tout à fait différents des vers des grignons.

« D'après ces expériences, je pense que la décomposition des grignons ne produit pas le ver de l'olive. Au reste les écrits des vieux auteurs nous prouvent qu'il y a déjà plus de cent ans que le ver de l'olive excite les alarmes des cultivateurs, et cependant les moulins de recense n'existaient pas encore.


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« Je ne crois pas qu'il soit possible d'empêcher le ver de ronger l'olive, une fois que la mouche l'a introduit dans le fruit. Mais il ne serait pas impossible d'empêcher les mouches, du moins en grande partie, de piquer les olives, en les attirant vers un aliment de prédilection, auquel serait mêlé un toxique. En étudiant l'histoire naturelle des insectes, et la manière de vivre des mouches en général et de la mouche de l'olive en particulier, j'ai observé que les insectes, comme la plupart des animaux, lorsqu'ils sont arrivés à leur état parfait, ne se nourrissent plus des mêmes aliments qui servent à les développer, lorsqu'ils sont à l'état de larves ou d'embryons. Leurs goûts, comme leurs organes, changent du tout au tout ; ils ont même de l'aversion pour la nourriture de leur première enfance. Ainsi les mouches, qui à l'état de ver se nourrissaient de la chair des pommes et des poires âpres, ont de la répugnance pour l'aigreur et pour l'âpreté. De même l'amertume de l'olive répugne aux mouches dont les larves se nourrissent de la chair de ce fruit. Que de sagesse dans les oeuvres du Créateur ! Sa providence ne veut pas que les forts dévorent la pâture des petits et des faibles. Le miel et les matières sucrées ont au contraire un attrait particulier pour toutes les mouches. Ce goût de la mouche pour les matières sucrées, et son hor-


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reur pour les amères, sont tellement instinctifs, tellement dans l'ordre de la nature, qu'ils ont donné lieu au vieux proverbe i On prend plus de mouches avec du miel qu'avec du fiel.

« C'est en considérant ces lois immuables de la nature que j'ai imaginé un procédé très simple et peu coûteux pour la destruction de la mouche qui pique les olives. Cette mouche, à l'instar des autres espèces de mouches, tirant sa subsistance des fleurs, des fruits mûrs, des matières en décomposition, dont elle extrait la partie sucrée, et le miel, le sucre et la mélasse étant une nourriture déjà toute préparée, qui a la propriété de l'attirer, je propose de lui en offrir dans les vergers qu'elle fréquente, en mêlant à ce miel un toxique qui la fasse mourir.

« Voici quelques expériences que j'ai faites dans le courant d'octobre dernier (1859). J'ai retiré d'olives véreuses un certain nombre de chrysalides ; j'en ai fait trois parts, et les ai introduites dans trois verres différents, que j'ai ensuite recouverts d'une toile en canevas. En exposant mes trois verres à une température un peu chaude, j'ai fait naître, dans chacun, des mouches que j'ai traitées de la manière suivante :

Sur la toile du verre n° 1, j'ai déposé quelques gouttes de miel ;

Sur la toile du verre n° 2, j'ai exprimé le jus d'une olive ;


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Et sur la toile du verre n° 3, j'ai versé deux gouttes de miel, mélangé avec du cobalt en poudre.

Chacune de ces substances n'a été mise que sur un point de la toile, au bord du verre.

Il en est résulté que les mouches du n° 1 se sont approchées du miel et en ont sucé avec avidité.

Celles du n° 2 n'ont pas touché au jus d'olive, et sont mortes de faim, le ventre desséché, six jours après leur naissance, tandis que les mouches n° 1, auxquelles je donnais du miel tous les deux jours, ont vécu depuis le vingt octobre jusqu'au vingt-cinq novembre, c'est-à-dire trente sept jours. Peut-être auraient-elles vécu plus longtemps, si je leur avais fourni une température chaude.

Enfin les mouches du n° 3 se sont approchées du cobalt emmielle, en ont mangé, et sont toutes mortes, les unes le même jour, les autres le lendemain.

Dans ce moment, je répète les mêmes expériences.

Le samedi, vingt-six novembre, j'ai placé dans des verres des chrysalides dont le froid avait retardé la naissance. Dès le lendemain, les mouches ont commencé de naître, et le mardi, vingtneuf novembre, j'en ai eu un nombre suffisant pour opérer :


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Les mouches du verre n° 1, traitées avec du miel seul, sont vigoureuses et promettent de vivre aussi longtemps que je leur fournirai du miel et dé la chaleur ;

Les mouches du verre n° 2, traitées avec du jus d'olive renouvelé chaque jour, sont mortes de faim; le deux décembre, il n'y en avait plus de vivantes ;

Les mouches du verre n° 3 étaient au nombre de quinze. Le mardi, vingt-neuf novembre, le cobalt emmiellé a été placé au bord du verre, et le lendemain, trente novembre, à dix heures du mâtin, il 'a été constaté qu'elles étaient toutes mortes.

Je n'ai pas encore pu expérimenter sur des vergers d'oliviers, parce que je n'ai découvert-ce procédé que depuis quelques mois, et que j'ai dû attendre les mois de septembre et d'octobre pour me procurer les chrysalides dont j'avais besoin, pour faire mes premières expériences. Au reste l'année 1859 n'étant pas l'année de la maladie, et le ver ayant sévi d'une manière partielle et presque inaperçue, des expériences en plein champ n'auraient amené aucun résultat saisissable.

Le cobalt pourrait donner lieu à des accidents. Des oiseaux qui seraient morts pour en avoir mangé, pourraient tëtre à leur tour mangés par des hommes, et causer, sinon la mort, ou moins


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des indispositions graves. On pourrait trouver un toxique mortel pour les mouches et inoffensif pour l'homme. »

Ces expériences bien faites, et plusieurs fois répétées, établissent d'une manière certaine que le dacùs oleoe ne provient pas, comme on le croit généralement en Provence, de la décomposition du marc d'olives déposé près des moulins de recense. Elles indiquent en outre un moyen facile de diminuer considérablement le nombre de mouches funestes à l'olivier. En plaçant, dans les parties des vergers, qui sont exposées au soleil et abritées contre le vent, des plats ou de petites planches enduites de miel empoisonné, on arriverait à sauver une partie de la récolte. S'il est vrai que chaque mouche, ainsi que l'ont remarqué les entomologistes les plus distingués, dépose dans les olives plus de trois cents oeufs, et que chaque larve ne demande en été que trente jours pour passer à l'état d'insecte parfait, on peut conclure qu'une seule mouche détruite à la fin de juillet diminue la troisième génération de trois cents fois trois cents individus, soit quatre-vingt-dix mille consommateurs. En supposant une quatrième génération, comme on en voit lorsque l'automne se compose de beaux jours, sans vent, sans pluie et sans abaissement sensible de température, chaque mouche compte vingt-sept millions d'arrière


— 72 — petits-fils, tribu assez nombreuse pour ravager toute une contrée. Le moyen indiqué par M. Gimon, peu dispendieux et facile à appliquer, mérite donc d'être signalé aux cultivateurs de la Provence. Le nombre des mouches tuées fut-il insignifiant, les résultats obtenus compenseront toujours la dépense.

Mais ce n'est pas une guerre partielle, une guerre de guérillas, qu'il faut faire à la terrible mouche. Nous demandons qu'on organise contr'elle une guerre générale, et que tous ceux qui sont exposés à ses attaques, se mettent simultanément en campagne. Nous espérons que les sociétés savantes et les comices agricoles des pays où on cultive l'olivier, voudront bien examiner la question dans les termes où nous l'avons posée, et nous donner leur concours et leur appui pour arriver à une solution.

CONCLUSION.

Ce n'est qu'après dix ans d'observations constantes, de correspondances suivies avec les pays où la culture de l'olivier est en honneur ; ce n'est qu'après de nombreux voyages que nous avons faits en Italie, en Corse et en Afrique ; enfin, ce n'est qu'après nous être entouré des


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documents les plus sérieux et des conseils les plus éclairés, que nous nous sommes décidé à publier ces observations. Ce n'est donc pas pour nous donner le plaisir de soutenir un paradoxe, mais pour tâcher d'être utile à notre pays, que nous proposons lés conclusions suivantes aux réflexions de nos concitoyens et à la sollicitude du gouvernement :

1° Le dacus oleoe conservé à l'état d'oeuf ou de chrysalide dans les olives pendantes sur les arbres durant les mois d'hiver, s'élance au retour du printemps en essaims formidables, et détruit périodiquement tous les deux ans, les trois cinquièmes au moins de la récolte. La perte qu'il cause peut être évaluée pour les trois départements formés de l'ancienne Provence , à une somme approximative de cinq millions ;

2° Le principal foyer d'infection se trouve dans la rivière de Gênes et dans l'arrondissement de Grasse, où, par suite de circonstances particulières et accidentelles, les oliviers, contrairement aux principes d'une sage économie, sont tous taillés la même année. Cette culture inintelligente produit forcément, de deux années l'une, une récolte excessive qui ne peut être terminée avant le retour des chaleurs ;

3° Les cultivateurs, entraînés par l'habitude et par une cupidité mal entendue, ne sauraient


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ou ne pourraient individuellement prendre les mesures nécessaires pour modifier une situation si défavorable.

Nous proposons donc que, par une convention intervenue entre les deux états de France et de Sardaigne, il soit fait, dans les deux pays, un règlement de police rurale, qui fixe au 1er avril la clôture définitive de la cueillette et de la trituration des olives. Les deux pays y ont un égal intérêt ; et cet intérêt, en ce qui concerne la Provence et la rivière de Gênes, est aussi majeur, a tout autant d'importance que le drainage ou l'irrigation.

La dernière lettre de S. M. l'Empereur au ministre d'État, où se trouvent de si bonnes paroles pour l'agriculture, nous fait espérer que nos voeux seront pris en sérieuse considération. Les économistes les plus habiles ont fini par comprendre que dans le bien-être des nations, l'agriculture joue un rôle plus efficace que le commerce ou l'industrie. Le commerce déplace les richesses publiques, l'industrie les transforme, l'agriculture seule peut les créer.


NOTICE

suit

LA FENÊTRE ABSIDALE

DE L'ÉGLISE DE SAINT-JEAN-DE-MALTE

A AIX

ET DESCRIPTION

DE SA NOUVELLE VERRIÈRE

SUIVIES

D'UN EXPOSÉ SOMMAIRE DE L'HISTOIRE

ET DES PROCÉDÉS DE LA PEINTURE SUR VERRE PAR ,

H. ALEXIS REINAUD DE FONVERT.

La restauration de la fenêtre absidale de l'église de Saint-Jean-de-Malte et de sa grande verrière» a satisfait en même temps au sentiment religieux, au goût des beaux-arts si répandu

Cette notice et la précédente sur la mouche de l'olivier ont été communiquées à l'Académie en 1859.


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aujourd'hui, et à l'intérêt qui s'attache aux monuments historiques. Elle a rendu au sanctuaire sa légende symbolique et son jour mystérieux, à l'édifice le couronnement de sa nef et son plus gracieux, ornement, et, faisant enfin revivre à nos yeux l'art de la peinture sur verre, elle nous en a donné un des beaux produits modernes. A ces titres divers, elle a été dans notre ville l'objet d'une approbation générale (1).

Nous n'avons pas à faire ici l'histoire du monument auquel cette réparation se rattache, on la trouve d'ailleurs dans les ouvrages que nous devons aux recherches de nos laborieux chroniqueurs (2) ; il nous paraît utile cependant de décrire les parties les plus importantes de l'édifice, et d'apprécier le caractère de son architecture, pour faire ressortir l'opportunité de la restauration de sa grande fenêtre.

(1) Cette fenêtre a été rouverte et restaurée dans le courant de l'été 1858. La verrière sortie des ateliers de M. Maréchal, à Metz, était posée le 15 janvier 1859. L'inauguration en a été faite le dimanche 16, par Mgr Chalandon, archevêque d'Aix. M. l'abbé Caillât, curé de Saint-Jean-de-Malte, avec l'aide du clergé de la paroisse et de son conseil de fabrique, donnant suite à la pensée de son prédécesseur, M. l'abbé Rouchon, a eu le bonheur d'amener à bonne fin cette oeuvre à laquelle ont aussi concouru les paroissiens par leurs pieuses offrandes.

(2) On peut consulter notamment les Rues d'Aix, de M. Roux-Alphéran, à l'article sur l'église de Saint-Jean, et


— 77L'église

77L'église Saint-Jean que l'ordre des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem devait en grande partie à la munificence du comte de Provence, Raymond-Bérenger IV, fut élevée hors de l'enceinte et à l'est de la ville comtale, dans la première partie du treizième siècle (1 ). Elle est un des monuments de cette époque, assez rares en Provence, où l'influencé du style gothique l'emporte sur celle des traditions romanes. Elle ne se fait point remarquer par sa grandeur ni par la richesse de ses détails ; dans son ordonnance comme dans ses ornements, elle a la simplicité gracieuse qui caractérise les constructions des premiers temps de l'architecture ogivale.

Cette église qui, dans l'origine, n'avait qu'une seule nef sans chapelles latérales, est en forme de croix latine dont les extrémités se terminent carrément. Le mur plat qui les ferme est extérieurement compris entre deux contreforts surmontés de clochetons ; il se prolonge au-dessus du comble en forme de fronton découpé à jour

une notice de M. l'abbé Maurin insérée dans le 5me volume des Mémoires de l'Académie d'Aix. Les précieux documents que M. Roux-Alphéran avait réunis pour la publication d'une histoire du prieuré de Saint-Jean, sont religieusement conservés par sa fille, Mme de Lalauzière. Ce recueil contient des détails curieux et peu connus. Il serait à désirer qu'on les publiât un jour.

(1) Elle fut commencée en 1233 et achevée en 1251.


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par un quatre-feuille et portant au sommet une croix de Malte. La disposition de ces quatre frontons et des pierres ressortant à leurs angles qui ont été considérées comme des pierres d'attente, ont fait adopter à quelques personnes l'opinion que les voûtes de l'église n'avaient pas été élevées à la hauteur primitivement calculée, hauteur qui devait se combiner avec celle des frontons. Cependant on retrouve dans plusieurs autres édifices, et surtout au-dessus de leurs façades latéraies, des frontons isolés de cette manière, presque toujours découpés à jour, et qui n'y ont été élevés que comme ornements. Ceux de l'église de Saint-Jean n'ont pas été considérés autrement, il y a près de deux cent cinquante ans, d'après les termes du procès-verbal de visite rédigé en 1613 par les frères de Mauléon de La Bastide et Anne de Naberat, et cité par M. Roux-Alphéran dans les Rues d'Aix, pages 314 à 321 ; dans ce procès-verbal la partie supérieure de l'édifice est ainsi décrite : « Et par le dessus y a plusieurs « pointes de pierre de taille faites en forme de « pyramide qui est belle chose à voir. »

L'architecte avait ainsi établi une relation parfaite entre le chevet de l'église, les transepts et la façade principale (1). La forme carrée que

(1 ) Cette façade a été modifiée de 1670 à 1695 par le prieur Viany.


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l'abside tenait de cette disposition n'était pas cependant une particularité propre à cet édifice, car dès la fin du douzième siècle elle avait été employée au lieu du rond-point et des pans coupés, principalement dans les petites églises. On la retrouve autour de nous, dans l'abbaye de Silvacanne, dans la belle église d'Hyères et dans plusieurs autres, avec une différence cependant très notable pour les fenêtres qui sont romanes dans ces derniers monuments.

Les fenêtres de l'église de Saint-Jean sont ogivales. Dans la nef et dans les transepts elles sont à lancettes géminées et trilobées, celles-ci surmontées d'un quatre-feuille. Les meneaux sont de forme prismatique, assez grossièrement taillés, s'appuyant à leur base sur un cordon également prismatique qui régnait autrefois tout autour de l'église, ainsi qu'on le voit encore dans les transepts. Ces fenêtres furent toutes ouvertes de onze mètres de hauteur sur deux mètres de largeur ; plus tard les arcades des chapelles latérales ont diminué la longueur de celle de la nef. Dans les transepts elles ont encore leur hauteur primitive ; elles y sont de chaque côté au nombre de trois, une sur chaque face, mais celles des faces principales ont seules conservé leur jour,

Comme ces fenêtres, la baie absidale a onze mètres de hauteur, mais elle a près de cinq mètres et demi de largeur et elle présente un


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tout autre aspect. Le rapport peu heureux qui existe entre son arcature et celle de la grande voûte, la qualité exceptionnelle des pierres employées à la construction de ses meneaux, la délicatesse de leur coupe comparée à celle des autres fenêtres, la présence des tores et des colonnettes qu'on ne retrouve pas dans ces dernières, les chapiteaux de feuillage dont le style peut être rapporté à une époque postérieure, la disposition même de la découpure totale qui se rapproche beaucoup de celle de la fenêtre qu'on voit à Saint-Sauveur au-dessus de la chapelle sépulcrale de Mgr de Beausset et que l'on sait être du quatorzième siècle, pourraient faire penser que l'abside n'avait pas été primitivement percée de cette manière et donner lieu à diverses suppositions.

Trois fenêtres juxta-posées furent-elles ouvertes d'abord sur le fond, ou bien le mur dans l'origine aurait-il été sans aucune ouverture, ou bien encore aurait-il été percé d'une seule fenêtre pareille à celles des transepts?

Aucun document ancien n'étant à citer pour ou contre ces différentes conjectures, nous ferons observer, pour répondre à la première, qu'il était difficile de ranger trois fenêtres dans cet espace tel qu'il est limité par l'arc de la voûte, à moins qu'on eut adopté pour elles des dimen-


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sions inégales ; or, l'aspect général du plan de l'église détourne tout d'abord de cette idée.

Il est encore moins possible d'admettre l'absence totale d'ouverture, car alors déjà l'usage s'était introduit de pratiquer au fond de l'abside des églises une ou plusieurs fenêtres en nombre impair. Une pensée mystique se rattachait à l'existence et au nombre de ces ouvertures qui dominaient toujours le maître-autel, soit qu'il fut placé contre le mur terminal, soit que s'avançant sous la voûte il laissât derrière lui un prèsbyterium, qu'elles étaient, en outre, destinées à éclairer. Ces motifs ne permettent donc pas d'accepter la seconde supposition.

La dernière hypothèse serait la plus naturelle, quoique jusqu'à présent aucun indice ne soit venu la justifier. Ce qui tient peut-être à ce que toute trace en a disparu dans les remaniements postérieurs.

Si on était tenté d'expliquer la différence dans la nature des pierres et de l'ornementation par le dessin qu'a pu avoir l'architecte de soigner davantage une fenêtre située dans la partie la plus importante de l'édifice, il faudrait alors regarder avec attention l'effet que produit le rapprochement de son ogive avec celle de la voûte. Cet examen conduirait à penser que dans le principe on dut éviter la disproportion qui en résulte, et que postérieurement à la construction

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de l'église, peu de temps après, si l'on veut, l'usage des grandes verrières s'étant de plus en plus répandu, sans tenir compte de cette disproportion et dans la seule pensée de mieux orner le sanctuaire, on modifia la forme de cette fenêtre. Du reste quelle qu'en soit l'époque, en ouvrant celte grande baie au chevet de l'église, tourné vers l'est, comme le voulait le système d'orientation généralement adopté, on eut évidemment l'intention de lui donner ce caractère symbolique attribué, d'après les idées mystiques du temps, à la présence en cet endroit, de trois fenêtres juxta-posées. Elle est, en effet, divisée par des colonnettes à chapiteaux de feuillage appuyées sur des meneaux prismatiques, en trois arcades géminées dont les lancettes séparées par des meneaux simplement prismatiques sont trilobées. L'arcade médiane est surhaussée ; comme dans les deux autres, elle renferme dans l'angle de son ogive un quatre-feuille, et au-dessus des trois, l'espace compris dans l'ogive que forme l'archivolte est rempli par trois autres quatre-feuilles de plus grandes dimensions. On orna sans doute cette fenêtre d'une belle verrière, s'il faut en juger par les débris qui ont été retrouvés quand on a rétabli l'ouverture. Parmi ces débris, on a recueilli des morceaux d'une épaisseur de trois à cinq millimètres et de fort belles teintes rouges, bleues et violettes.


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Pourquoi donc cette fenêtre avait-elle disparu ?

Il est probable que pendant le siège de la ville par le duc d'Épernon, de 1593 à 1594, elle avait été dégradée par les projectiles dont il reste encore des traces sur l'édifice, et ce fut alors, sans doute, qu'on en réduisit la longueur en élevant sur sa base et jusqu'à la hauteur de deux mètres, le mur en pierre de taille qui a été retrouvé lorsqu'on a entrepris dernièrement sa restauration ; il est possible encore que cette réduction de la fenêtre n'ait été faite qu'à la suite de l'agrandissement de la ville en 1646, alors que l'église de Saint-Jean et son prieuré furent enveloppés par la nouvelle enceinte. Ce qu'il y a de certain, c'est que de 1694 à 1695, le prieur Jean-Claude Viany qui, plusieurs années auparavant, avait ordonné des travaux considérables pour la commanderie, répara entièrement l'église et y fit de grands changements. On trouve à ce sujet des renseignements très détaillés dans l'histoire manuscrite du grand pieuré de Saint-Gilles par Jean Raybaud qui en était l'archiviste. D'après cette chronique, avant les changements que fit le prieur Viany, l'autel principal était contre le mur, sous la fenêtre, devant lui le presbytère, et à la suite le choeur qui s'avançait dans la nef (1).

(1 ) Le choeur était la partie de l'église où se tenaient les


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Le prieur Viany déplaça l'autel pour le mettre plus en avant dans le presbytère, au lieu où il se trouve actuellement, et il transporta le choeur derrière l'autel ; .il fit boucher la grande vitre et effacer les deux peintures qui étaient l'une à sa gauche et l'autre à sa droite pour leur en substituer d'autres (1). Le tracé des rues nouvelles avait laissé autour de l'édifice des emplacements qui, restés vides pendant quelques temps, furent ensuite vendus comme terrains à bâtir. On sait avec quelle facilité, dans ces temps là, on laissait établir contre les plus beaux monuments des constructions parasites qui remplissaient les moindres replis des contre-forts, enlevaient les jours et masquaient totalement leur ordonnance extérieure. Le prieur Viany avait préféré à la restauration de la fenêtre une disposition nouvelle qui la sacrifiait, il put alors aliéner le terrain laissé en dehors et au pied de l'abside et celle-ci, bientôt après, devint un mur de séparation entre un foyer domestique et le sanctuaire.

choristes, et le presbytère celle qu'occupaient les prêtres. On voit encore à Saint-Sauveur, derrière le maître-autel, l'ancien presbytère dont les stalles sont indiquées par de petites colonnes en marbre.

(1) L'une de ces deux peintures représentait les armoiries de frère Bérenger Monge, commandeur d'Aix et de Manosque.


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Heureusement on n'eut pas alors la pensée d'abattre les meneaux de la baie et d'en enlever les principales traverses en fer, on se contenta de les combler de plâtras ; la partie extérieure fut quelque peu mutilée, mais la face intérieure a été retrouvée presque intacte.

Les parois de la nef furent couvertes de badigeon , et voici ce qu'on lit, à ce sujet, dans le manuscrit de l'archiviste Jean Raybaud (il s'agit d'un mémoire où l'on récapitule les faits constants qui font voir comment le prieur Claude Viany a fait les réparations de l'église et du

prieuré) : « Le jaunissement des murailles,

« 100 livres ; bien loin que cette nouvelle cou« leur que l'on a donnée aux murailles puisse « être regardée comme un ornement, au con« traire, il est certain que la couleur naturelle « de la pierre de taille était plus belle et en « faisait voir l'ancienneté. » A combien d'autres monuments cette réflexion pourrait être justement appliquée !

Le prieur Viany plaça les bustes en pierre que supportent encore les piliers, et sur toute l'étendue du mur absidal il fit exécuter une peinture en détrempe d'un mérite médiocre. Cette peinture produisit la plus grande disparate, tant par la crudité de son coloris que par le style tourmenté du dessin.

Elle représentait le baptême de N.-S. par saint


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Jean. Le paysage au milieu duquel coulait le Jourdain était encadré par un portail peint en camaïeu jaunâtre, à colonnes torses et cannelées et dont l'arceau supportait des anges qui retenaient la boule du monde. C'était l'oeuvre de Veyrier, neveu du sculpteur de même nom, et elle fut détériorée en 1793, alors que l'église servit de magasin pour les fourrages (1).

Il ne faut pas s'étonner que la choquante opposition, résultant de cette décoration nouvelle avec le caractère du monument, ait été acceptée alors et conservée jusqu'à nos jours : l'architecture gothique avait depuis longtemps perdu tout son prestige, et l'on dut voir avec indifférence enter les plus lourds ornements sur ses gracieuses nervures, car c'est ainsi qu'on agit dans les époques où l'art est en décadence, alors qu'il ne reçoit plus ses inspirations que de l'ignorance, de l'amour de la nouveauté et des caprices de la mode. Notre époque est revenue à de plus justes appréciations et l'on ne voudrait plus approuver aujourd'hui de telles surcharges. Dans quelques monuments la réunion de constructions élevées à différents âges intéresse l'archéo(1

l'archéo(1 Veyrier le sculpteur, était élève de Puget. La mort l'empêcha de mettre la dernière main au nouveau maîtreautel qui lui avait été commandé par le prieur Viany ; ce fut le fils qui acheva l'oeuvre commencée par le père.


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logue, mais c'est à la condition que chacune d'elles ne soit pas altérée par des ornements étrangers au caractère qui lui est propre, et cependant malgré l'attrait accidentel qu'offrent ces bizarreries curieuses, il est de beaucoup préférable de conserver à l'architecture le caractère de beauté qu'elle tient de son unité et d'une harmonieuse ordonnance.

Le hors-d'oeuvre du prieur Viany avait fait son temps ; depuis plusieurs années un élan vers la restauration bien entendue de l'église de SaintJean s'étant manifestée, on songeait à faire reparaître l'ouverture dont on avait toujours remarqué les traces ; enfin la maison qu'on y avait adossée fut achetée par la ville et bientôt les gracieux contours de la fenêtre ont été mis à nu et leurs brèches réparées avec solidité et précision (1).

Aucun dessin ne restait de l'ancienne verrière ; s'il en eût été autrement, sans aucun doute il eut fallu le reproduire fidèlement sur la nouvelle. Il y avait lieu de penser que quelques scènes de la vie du saint précurseur, patron des hospitaliers et de l'église, y étaient représentées, et que suivant les usages du temps, on avait fait

(1) Cette restauration a été exécutée par MM. Orange et Jardin , sous la direction de M. Beisson, architecte de la ville.


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entrer dans le tableau les portraits des fondateurs ou bienfaiteurs du monument et les figures des grands personnages qui se rattachaient à son histoire. Le sentiment pieux qui présidait à la composition de ce tableau devait donc accepter ces données archéologiques et les combiner avec des scènes religieuses (1).

Un autre usage, plus particulier aux grandes verrières placées comme celle-ci au milieu de l'abside, réservait l'espace le plus apparent audessus de l'autel, à la représentation des mystères de la religion ou aux traits de la vie du saint sous l'invocation duquel on avait consacré l'église. Cette partie du vitrail remplaçait ainsi le tableau qui était anciennement posé sur le lieu le plus en évidence et presque toujours sur le rétable du maître-autel, comme un livre ouvert pour l'enseignement des fidèles. La figure de l'Être-Suprême apparaissait presque toujours à la partie la plus élevée du tableau. On s'est rattaché autant que possible à ces diverses traditions.

Dieu le Père domine dans le quatre-feuille supérieur; en cette place, son action se relie

(1) M. l'abbé Espieux, vicaire de Saint-Jean-de-Malte, membre de l'Académie d'Aix, et qui a beaucoup contribué par ses connaissances et son zèle à l'oeuvre de restauration de la fenêtre, a expliqué, dans une notice, lé sens mystique de cette combinaison.


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parfaitement à la scène du baptême de JésusChrist pour compléter la représentation du mystère de la Trinité. Ce mystère qu'on avait toujours soin de figurer est, d'ailleurs, comme il a été dit plus haut, rappelé par toutes les divisions de la fenêtre, agencées trois par trois, conformément au caractère symbolique des ouvertures absidales.

La figure de l'Éternel, reproduite d'après des peintures anciennes, est d'un grand caractère ; couronnée de la tiare, insigne de la suprême puissance, entourée du nimbe de la divinité qui se détache sur un fond d'or, drapée d'un riche manteau sur lequel tombe une longue barbe blanche, elle bénit de la main droite et porte sur sa main gauche la boule du monde.

Immédiatement au-dessous de la divinité et dans le quatre-feuille qui est à sa droite, est réprésenté Raymond-Bérenger IV, comte de Provence , qui ordonna la construction de l'église et fit à cette occasion des dons considérables au prieuré. Il tient à la main l'effigie du temple dont il fait hommage à Dieu (1). Le quatrefeuille opposé est occupé par la figure de Béa(1)

Béa(1) commission chargée de déterminer les sujets dont se devait composer la verrière, avait indiqué pour la figure de Raymond-Béranger IV, sa représentation traditionnelle en cotte-de-mailles telle qu'elle a été donnée par nos histo-


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trix, fille de Raymond-Bérenger IV et de Béatrix de Savoie et femme de Charles d'Anjou. Cette princesse fut, comme son père, bienfaitrice de l'Ordre des hospitaliers et de leur église.

Au-dessous sont représentés dans le costume des chevaliers de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem : au milieu, Gérard des Martigues, appelé aussi Gérard Tenc, que l'opinion la plus accréditée reconnaît pour son fondateur (1 ) ; à droite, Hélion de Villeneuve, d'abord grand prieur de Provence et plus tard grand maître de l'ordre ; ce chevalier se fit remarquer par sa piété et par sa charité, et il fonda sous le vocable de SaintLouis, évêque de Toulouse, la chapelle qui est tout auprès du transept de gauche; en regard d'Hélion de Villeneuve, le frère Béranger-Monge ou Monaehi, commandeur d'Aix et de Manosque, qui fit achever l'église en 1264 et élever le clocher. La place importante qu'occupent dans la verrière les figures de ces trois chevaliers, est autant justifiée par leur origine provençale que par le

riens de Provence et telle qu'elle était en relief sur le tombeau de ce prince, nous ignorons par quelle méprise on a copié la figure du comte d'Anjou. Nous avons cru devoir signaler cette erreur et reproduire le dessin du vitrail tel qu'il avait été arrêté par la commission.

(1 ) Le portrait de Gérard a été reproduit d'après son buste en argent, fait par Puget et que possède la ville de Manosque.


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rang qu'ils ont eu dans cet ordre célèbre, à la fois religieux et militaire.

La partie de la fenêtre qui devait être réservée aux sujets religieux est découpée, ainsi qu'il a été dit, par trois arcades subdivisées elles-mêmes par deux lancettes qui forment des compartiments très allongés. Suivant les dispositions adoptées au treizième siècle dans la peinture des vitraux, chacune de ces lancettes devait recevoir une seule ou deux figures séparées, l'une au-dessus de l'autre et placées dans une niche se détachant sur un fond semé d'ornements ; on pouvait cependant relier toutes les figures à une même idée mystique.

Le patronage de saint Jean-Baptiste , sous lequel est placée l'église, a naturellement inspiré la pensée de représenter les mystères de la vie de Jésus-Christ auxquels se rattachait l'action de son précurseur, et cette pensée a trouvé son complément dans la série des grandes figures des patriarches et des prophètes qui ont annoncé l'avènement du Messie.

La première partie de cette composition a été exprimée par trois scènes que forment les personnages de la plus haute rangée en se groupant de deux en deux dans chacune des trois arcades. Au milieu est placée la scène principale, le baptême de N.-S.-J.-C. par saint Jean, dans les eaux du Jourdain ; l'Esprit-Saint, sous la


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forme d'une colombe rayonnante, apparaît audessus de leur tête, et la figure de Dieu le Père, au haut du tableau, complète la représentation du mystère. A gauche du spectateur est la visite de la sainte Vierge à sainte Elisabeth ; Marie est peinte dans l'attitude du ravissement au moment où elle chante l'hymne de sa joie et de sa reconnaissance. Enfin, la scène de droite représente saint Jean prêchant dans le Désert et annonçant la venue du Sauveur ; les paroles Ecce agnus Dei sont écrites sur la banderole qui s'enroule autour de son bâton traditionnel ; la figure de Jésus-Christ rédempteur est à sa gauche, d'une main tenant un livre symbole de l'enseignement, et de l'autre bénissant et sanctifiant le genre humain ; le type de cette figure est très remarquable au triple point de vue des traditions religieuses les plus reculées, de l'histoire et de l'art ; il existe intact sur les monnaies bysantines les plus anciennes , sur les mosaïques à fond d'or des plus vieilles basiliques et jusque sous les voûtes des catacombes ; il est très heureusement rendu, et par la noblesse des traits, par le style des draperies, la perfection du dessin et la vivacité du coloris , cette peinture rivalise avec ce qu'on voit de plus beau dans les vitraux anciens les plus achevés. Les autres figures sont aussi très belles, celle de la Vierge surtout, dont l'attitude est si expressive et les draperies si bien


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disposées. Elles sont toutes nimbées : le Christ a le nimbe crucifère qui est réservé à la divinité ; la Vierge , sainte Elisabeth et saint Jean ont le nimbe circulaire propre à tous les saints. Dans le nimbe de la Vierge est écrit Virgo Maria, dans le suivant, sancta Elisabeth, et dans ceux des deux figures de saint Jean, sanctus JoannesBaptista.

Ces trois scènes sont la partie fondamentale du tableau, et se font tout de suite remarquer par une plus grande finesse de dessin et de coloris.

La rangée inférieure de personnages est une série de patriarches et de prophètes. Leur nom est écrit autour de leur tête en forme d'auréole et ils tiennent en main, excepté Moïse, une banderole où est inscrite une légende qui les distingue. Le premier, en commençant par la gauche, au-dessous de la scène de la Visitation, est Abraham avec sa devise credidit Deo. Après lui, Sloïse avec les Tables de la loi ; les Prophètes ensuite, montrant un verset de leurs prophéties qui se rapporte aux mystères représentés au-dessous d'eux : Isaïe, vox clamantis in deserto ; Jérémie, germinare faciam David ; Ézéchiel, vidit conspectum Dei ; Daniel, filius hominis veniebat. Chacun de ces personnages a reçu le caractère de majesté et de sévérité qui lui convenait. Le dessin des draperies se rapproche de celui des anciennes pein-


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tures à plis serrés, les contours sont fermes, le coloris est d'une grande vigueur ; il le fallait pour faire ressortir encore mieux les scènes supérieures et soutenir l'harmonie de cette grande page de verre, en proportionnant la force des traits et le ton de la couleur à la gradation de la lumière qu'elle reçoit. Mais si, par la manière dont elles sont exécutées, ces figures de second ordre produisent un bon effet dans l'ensemble du tableau, elles satisfont, par la place qu'elles occupent, à un principe que l'on observait presque toujours et qui consistait à développer de bas en haut les compositions légendaires.

Le fond du vitrail est semé de fleurons dont le centre est orné d'une croix de Malte de couleur rouge ; peut-être il eût été mieux de laisser en blanc (couleur héraldique de cette croix) les deux qui se trouvent isolées au sommet des deux lancettes médianes. Disons, toutefois, que l'effet général de la couleur et du jeu de la lumière est la qualité essentielle d'une verrière, et que toutes les autres ne sont, que secondaires.

Les niches qui renferment les personnages ont une base fort simple ; elle est formée par une partie de mur de rempart, percée sur le milieu d'une ouverture triangulaire ou trilobée, et de chaque côté d'une meurtrière arrondie. Leur fond imite une étoffe damassée et leur dais est sur-


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monté de pinacles, de clochetons peu élevés, de tours et de murs crénelés. Ces ornements sont du style large et sévère qui est propre au treizième siècle.

Sur le milieu de la base de chacune des niches de la rangée inférieure sont armoiries les écussons de Provence, de Malte, de Bérenger Monachi, d'Aragon, de la ville d'Aix et d'Hélion de Villeneuve (1).

Cette oeuvre capitale, indépendamment du mérite d'exécution qui frappe les moins connaisseurs , est encore au point de vue de l'histoire des beaux-arts extrêmement intéressante pour nous, en ce qu'elle a fait revivre à nos yeux l'art de la peinture sur verre, naguères encore dans l'oubli et pour lequel notre siècle est une

(1 ) PROVENCE, — d'azur à une fleur de lis d'or, surmontée d'un lambel de gueules.

MALTE, — de gueules à la croix d'argent.

BÉRENGER MONACHI, — échiquetées d'argent et de gueules.

ARAGON, — d'or à quatre pals de. gueules.

Aix, — d'or a quatre pals de gueules qui est d'Aragon, au chef tiercé en pal; au premier d'argent à la croix potencée d'or, cantonnée de quatre croisettes de même qui est de Jérusalem ; au second d'azur semé de fleurs de lis d'or brisé au chef d'un lambel de gueules qui est d'Anjou-Sicile, et au troisième d'azur semé de fleurs de lis d'or à la bordure de gueules qui est d'Anjou moderne.

VILLENEUVE, — de gueules, frelté de six lances d'or semé à'écussons du même dans les claires-voies.


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époque de véritable renaissance. D'autres oeuvres de même nature se sont produites en même temps dans notre ville ; il ne sera donc pas hors de propos d'ajouter ici quelques notions sur cet art si longtemps abandonné, de résumer son histoire en caractérisant les différentes modifications qu'il a subies depuis son origine jusqu'à sa décadence, et de donner une idée de la fabrication des vitraux. Ces aperçus, pour rapides qu'ils soient, serviront, nous l'espérons, à faire apprécier à chacun le mérite de nos récentes verrières. Nous y donnons avec d'autant plus de confiance le résultat de nos appréciations personnelles, qu'elles sont appuyées sur l'analyse que nous avons faite des écrits des bons auteurs et des traités spéciaux de la matière (1).

L'art de fabriquer le verre remonte à la plus haute antiquité, et il paraît même qu'on trouva dès lors le moyen de le colorer, mais il n'est pas possible de préciser l'époque où l'usage de faire des vitres prit naissance.

Les écrits qui datent des commencements de l'ère chrétienne sont les premiers qui parlent

(1 ) Nous citerons entre autres : Le Vieil Art de la peinture sur verre ; Alex. Lenoir, Musée des monuments français ; Batissier, Art monumental dans l'antiquité et au moyen-âge ; . Champollion-Figeac, le Moyen-âge et la Renaissance; ÉmericDavid, Histoire de la peinture ; E. Thibaud, Considérations historiques et critiques sur l'art de la peinture sur verre


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de matières translucides placées dans de petites ouvertures servant de fenêtres, et l'on sait que des vitres colorées ont été retrouvées dans les ruines de plusieurs monuments de l'ancienne Rome et dans celles d'Herculanum et de Pompéïa.

En avançant avec la progression des âges, on voit, au quatrième siècle, la basilique de SaintPaul, hors des murs de Borne, s'enrichir de verres de couleurs. Plus tard, au sixième siècle, l'empereur Justinien fait placer dans Sainte-Sophie des vitraux dignes d'être remarqués au milieu de la magnificence de cette basilique ; Childebert Ier en décore l'église de Notre-Dame de Paris et celle de Saint-Vincent, connue plus tard sous le nom de Saint-Germain-des-Prés ou SaintGermain-le-Doré ; au huitième siècle, Charlemagne ajoute cet ornement au temple qu'il fait ériger à Aix-la-Chapelle ; enfin, sous les rois Louis-le-Débonnaire et Charles-le-Chauve, au neuvième siècle, les verres de couleur deviennent d'un usage très répandu pour l'ornement des églises.

Ce genre de décoration, une fois appliqué aux édifices chrétiens, n'avait pas cessé d'être mis en usage. Il dut se perfectionner par une constante pratique ; cependant on croit généralement que jusqu'au neuvième siècle les vitraux n'étaient pas autre chose qu'un assemblage de

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verres colorés, qui devaient resplendir de teintes très variées sous l'action de la lumière.

On a fait remonter à cette époque l'art de peindre des sujets sur le verre teint. Cette opinion a été combattue, mais les monuments antérieurs au onzième et même au douzième siècles, laissent peu de vestiges qui permettent d'éclaircir les doutes à cet égard.

Quoi qu'il en soit, la peinture sur verre une fois mise en oeuvre, ne cesse de se développer ; elle suit le courant ascensionnel qui, donnant un essor nouveau à la civilisation, agrandit le cadre de l'art monumental à partir du douzième siècle, et alors elle devient florissante.

Dès l'instant où l'Europe avait cessé d'être désolée par les invasions des conquérants du Nord, dès qu'elle put aspirer à sa régénération, elle vit revenir à elle les artistes que le torrent de la barbarie avait refoulés vers l'Orient. Ceuxci rapportaient de Byzance, où était demeuré lé dépôt presque intact des traditions anciennes, les pratiques d'un art raffiné et le goût des riches ornements.

Sous cette impulsion, au douzième siècle, l'architecture se développa pour se transformer ensuite, sans cesser pourtant d'emprunter à l'art oriental les détails de ses ornements et principalement ceux de ses verrières. A cette époque, tous les arts de décoration étaient subordonnés


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à la pensée des architectes qui en combinaient les effets avec le plan général de leurs édifices, et les verrières devaient être en harmonie complète avec les constructions dont elles n'étaient qu'un accessoire. La disposition des vitraux byzantins satisfaisait pleinement à cette pensée ; c'était un assemblage de verres diversement colorés, une sorte de mosaïque semée de fleurons et de rosaces, découpée par des baguettes ou par des réseaux, encadrée d'une bordure perlée ou richement ornée de feuillages. A travers ce prisme élégant, la lumière du jour, prenant toutes les nuances de l'iris, brillait des plus vives couleurs et jetait ses reflets mystérieux sous les voûtes des nouvelles nefs.

Ces merveilleux effets, en attirant tous les regards sur les verrières, firent naître, sans doute, la pensée de les embellir de plus en plus, et d'y représenter enfin des sujets religieux qui en augmentèrent l'intérêt ; d'ailleurs la religion chrétienne, dans ces temps surtout où l'instruction était assez étrangère au peuple, cherchait à parler aux yeux et à représenter ses mystères dans des images peintes aux lieux les plus apparents de ses églises. Peut-être trouva-t-on ainsi le moyen de remplacer les peintures murales, si répandues dans les siècles antérieurs, mais que la rareté et la faiblesse des artistes rendaient, de jour en jour, plus difficile à faire exécuter.


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Il est impossible pourtant, à l'aide des documents historiques, de fixer l'époque de cette innovation, précisément peut-être parce qu'elle fut insignifiante à son origine.

Les sujets religieux que l'on voit sur les vitraux du douzième siècle, se détachent au milieu des arabesques, et le plus souvent ils sont peints dans des médaillons circulaires, trilobés ou elliptiques. Les figures sont presque toujours de petites dimensions, indiquées par un simple linéament noir, sans ombres, et d'un dessin incorrect. Le style de leurs draperies appartient à l'art byzantin. Les vitraux les plus curieux qu'on ait conservés de cette époque sont ceux de l'église de Saint-Denis. Ils furent ordonnés par l'abbé Suger, et peints avec des matières exquises qui lui coûtèrent des sommes énormes. Sur un fond en mosaïque, on y voit des médaillons représentant divers sujets des Croisades. On cite encore les vitraux de l'abside de la cathédrale de Bourges, et, avec moins de certitude, ceux du choeur de la cathédrale de Lyon, dont le caractère se rapproche davantage de ceux du siècle suivant.

Au treizième siècle, les dispositions du fond du vitrail, en forme de mosaïque, restent les mêmes ; mais les proportions des figures s'agrandissent. Celles-ci conservent la raideur, la gravité de l'époque précédente, les draperies à


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plis serrés à la manière bizanline ; on leur fait porter des bandes avec devises, et, sur les ornements qui les encadrent, on inscrit le nom du personnage représenté. On commence ensuite à rectifier les poses, à donner de l'expression aux têtes, à mieux dessiner les contours, à ombrer les figures par une sorte de lavis, on introduit les portraits des fondateurs et des bienfaiteurs du monument, et, dans les ornements, on retrace leurs armoiries.

Comme art s'identifiant avec l'architecture , c'est au treizième siècle que la peinture sur verre arrive à sa perfection. C'est alors qu'elle fait le mieux ressortir l'esprit religieux des monuments sacrés. La Sainte-Chapelle de Paris nous offre le plus admirable type de l'art à cette époque.

L'influence byzantine s'évanouit au quatorzième siècle; l'exécution des verrières devient plus savante, mais elle perd sa naïveté. Les médaillons légendaires sont abandonnés, les personnages sont plus grands : ils se détachent encore isolément, non plus sur une mosaïque, mais sur un fond le plus souvent rouge ou bleu, uniforme ou bien imitant des étoffes damassées. Le dessin est plus correct, les draperies parfaitement agencées ; on essaie les ombres avec des hachures ; on tente d'imiter les reflets. On peint des scènes religieuses, de grandes figures de saints, de prophètes, d'abbés, de prélats, de


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personnages historiques debout ou agenouillé^. Les rinceaux, les ornements des bordures prennent des formes plus gracieuses. On introduit les détails architectoniques de l'époque ; les dais découpés d'ogives, les pinacles en forme pyramidale, hérissés de clochetons, surmontent les niches des personnages; des détails analogues ornent la base de ces niches ; enfin, l'on commence à dessiner tous ces ornements à l'aide de la grisaille rehaussée de tons jaunes. Mais ces perfectionnements du dessin, on ne les obtient qu'au détriment des effets harmonieux de la lumière, et, à partir de cette époque, les verrières ne brillent plus du merveilleux éclat que nous admirons dans les anciennes.

Le vitrail qu'on voit au-dessus de l'arcade de la chapelle sépulcrale de Mgr de Beausset, dans l'église métropolitaine de Saint-Sauveur, a été attribué par quelques personnes au quinzième siècle, et l'on a même pensé que sur les dessins du roi Bené, il fut exécuté dans une fabrique que ce prince avait établie à Goult, entre Apt et Vaucluse, fabrique d'où seraient également sortis les vitraux qui ornaient l'église de Pertuis. Mais à défaut de preuves à l'appui de cette opinion, il faut le rapporter au quatorzième siècle.

La peinture sur verre prend, dans ce siècle, une très grande extension, et elle recrute ses


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artistes dans les plus hautes classes de la société. Plusieurs édifices civils, le Louvre, d'autres châteaux sont décorés avec des vitraux.

L'artiste verrier s'était déjà séparé de l'architecte au quatorzième siècle ; il exécute sans contrainte, dans le siècle suivant, tous les genres de composition. Dans ses figures, il cherche à imiter par la correction du dessin, par la dégradation des ombres et par le fini du modelé les productions de la peinture dont les procédés ont suivi à la même époque un développement parallèle. Il peint des paysages, des édifices, des bouquets de fleurs; il s'éloigne tout à fait du sens mystique, des vieilles peintures religieuses ; les détails architectoniques prennent le caractère très orné du style fleuri; les bordures qui rappelaient l'ancienne ornementation deviennent très rares, elles finissent même par disparaître, tandis que les grisailles se multiplient. La forme des fenêtres a d'ailleurs changé d'aspect : le haut des arcades est maintenant subdivisé par une multitude de nervures qui enlacent de petits panneaux en forme de flammes, de coeur, de trèfle ou d'ellipse. On ne peut plus y représenter que des chérubins, des écussons, des emblèmes et plus rarement quelques scènes de légende. Les figures se développent, dans la partie inférieure, toujours plus finement dessinées et ombrées. Enfin, les verrières tendent de plus en plus à


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ressembler à des tableaux ; mais on peut dire qu'elles manquent de naïveté et d'élégance ; que, dans l'aspect général, elles produisent, comme décoration, un effet médiocre, et qu'elles perdent en éclat ce qu'elles gagnent en perfection du dessin.

L'excès de cette tendance amène la décadence de la peinture sur verre ; on oublie complètement au seizième siècle, combien dans le principe cet art était subordonné aux exigences de l'unité et, de l'harmonie dans la décoration monumentale; chaque verrière est un tableau complet où les figures sont dessinées et modelées avec une grande science, drapées d'étoffes aux riches broderies et parsemées de pierreries et de fleurs. C'est dans les tableaux des grands peintres de la renaissance que les artistes verriers prennent leurs, inspirations pour leurs compositions; ce sont les élèves, de ces écoles qui fournissent eux-mêrnes: les cartons d'après lesquels la peinture est exécutée sur le verre, et les vitraux rivalisent alors par le fini du travail avec les oeuvres les plus parfaites de ces grands mal-, très. Les dernières verrières que produit cette époque demandent à êtee vues de très près; la vivacité des teintes est complètement affaiblie et sacrifiée à l'exigence des; détails.

Enfin, au commencement du dix-septième siècle, l'usage des verrières, qui se soutient encore


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en Allemagne et en Suisse, se perd complètement en France. Sous Louis XIV, la peinture sur verre n'est plus employée que pour représenter quelques emblèmes dans les impostes et et sur les frises. On n'en retrouve plus de traces au dix-huitième siècle, et les procédés de cet art sont même regardés comme des secrets perdus. Ils n'en était rien cependant, car on en avait conservé de précieux traités, et d'ailleurs que ne peut l'esprit de recherches aidé du progrès des sciences. Toutefois, lorsqu'au commencement de notre siècle on fit de premiers essais pour faire revivre la peinture sur verre, on voulut trop tôt innover, et pour ne pas étudier ou suivre les anciens errements, on se condamna à de longs tâtonnements. On est revenu aujourd'hui à l'étude des procédés abandonnés et l'on marche rapidement vers le progrès. On imite les productions anciennes de toutes les époques, tantôt par la copie servile, tantôt d'une manière approximative ; on s'essaie dans des combinaisons nouvelles en rapport avec le goût moderne et dans lesquelles on recherche peut-être trop la perfection du dessin. S'il faut s'en rapporter à l'opinion générale, on n'a pas encore atteint le degré de beauté des admirables verrières des âges passés ; on n'a surtout pas encore reproduit cette magie de la couleur qui nous charme tant dans leurs ravissantes mosaïques ; sous ce rap-


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port l'effet produit par les vitraux ne tient pas seulement à une habile combinaison des teintes, il dépend aussi des procédés de la fabrication, ce qu'il nous reste à faire connaître.

Le verre employé dans les vitraux est appelé, suivant la manière dont il est coloré, verre teint, verre peint ou verre èmaillé.

Le verre teint est celui qui a été coloré dans la masse en fusion ; il est facile de le distinguer à sa couleur uniforme.

Le verre peint est d'abord pris à l'état de lames ou tablettes de verre incolore et quelquefois de verre teint, et la peinture qui est étendue sur l'une de ses faces lui est incorporée par l'effet d'une nouvelle cuisson dans des fours à réverbère qu'on nomme aussi moufles.

Les verres émaillés sont des plaques ou tablettes de verre incolore et quelquefois de verre teint auxquelles on a incorporé par l'action du feu des parties d'émail, ou bien une seconde couche plus ou moins épaisse de verre teint. On use à différents degrés de profondeur les parties qui doivent être plus transparentes et l'on obtient ainsi avec une grande variété de tons beaucoup de force et d'éclat. C'est avec une meule de bois et de l'émeri ou par des moyens analogues qu'on procède à cette dernière opération.

L'émail est un cristal pilé et broyé, puis me-


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langé avec des oxydes métalliques réduits euxmêmes en poudre et soumis à une fusion produite par le feu. Lorsque dans le mélange on fait entrer le blanc, qui s'obtient par l'oxyde d'étain, le cristal perd sa transparence et l'émail devient opaque, son emploi est réservé aux obobjets d'orfèvrerie et de bijouterie, et en général à l'application sur métaux. Le peintre verrier ne se sert que des émaux dont le cristal coloré par des oxydes métalliques n'a rien perdu de sa translucidité.

La coloration du verre dans la masse se fait également à l'aide des oxydes métalliques mêlés avec des fondants comme le borax, le salpêtre, le silicate de plomb et autres, et les couleurs dont on fait usage pour peindre sur le verre sont ces mêmes substances vitrifiées. On les broyé sur des plaques de verre avec de l'essence de thérébentine, on les mêle avec des fondants et on les applique sur les tablettes de verre, comme on ferait sur une toile, à l'aide de brosses et de pinceaux.

La composition et la préparation des différentes couleurs dans ce genre de peinture, comme les procédés plus particuliers de leur application, dépendent trop de l'habileté et de l'exercice du praticien, pour qu'on puisse en donner une théorie, et comme l'action du feu fait changer considérablement la nuance des ma-


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tières colorantes, c'est un art de prévoir en les combinant les effets qu'elles produiront lorsqu'elles seront fondues. Voici cependant, pour en donner une idée, par quelles substances on peut obtenir les couleurs primitives : le violet par l'oxyde de manganèse et par le peroxyde de fer, le bleu par l'oxyde de cobalt, le vert par l'oxyde de cuivre, le jaune par l'antimoine de plomb, le rouge par un mélange d'oxyde de fer et de manganèse. On a conservé des recettes pour obtenir cette dernière couleur par l'oxyde d'or ou pourpre de Cassius, mais il parait qu'elles n'ont jamais été employées que pour de petits essais, ou encore pour la fabrication des émaux d'orfèvrerie. Quelques autres teintes fort riches n'ont pu être produites qu'au moyen de matières très précieuses, aussi ne les trouve-t-on que rarement dans les vitraux. On a coloré le verre en rouge avec du protoxyde de cuivre, et pour qu'il fut transparent on le soufflait à deux couches, l'une de verre blanc et l'autre de verre coloré d'une ténuité extrême. On pense que ce procédé était employé dès le douzième siècle ; il était certainement connu au quatorzième. C'est à cette dernière époque que fut inventé le jaune qu'on employa à rehausser les ornements d'architecture, et dont on peignait surtout les niches des personnages. L'emploi exclusif des verres teints sans aucune


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peinture doit nécessairement produire, dans un vitrail, les effets de couleur les plus vifs, et leur disposition peut se varier à l'infini. C'est ce qui était pratiqué avant le douzième siècle. Les dessins qui furent, dès cette époque, ajoutés aux verrières, en augmentèrent sans doute la beauté et le prix et même les rendirent tout d'abord plus harmonieuses, mais ce perfectionnement poussé à l'excès finit par détruire la vivacité du coloris et amena l'art des vitraux à sa décadence. Au quinzième siècle, l'emploi des verres émaillés et plusieurs procédés nouveaux qui furent mis en usage pour obtenir certains effets de détail, contribuèrent encore à cette dégénération en compliquant le travail et en y jetant de la confusion.

Lorsque le sujet d'une verrière est arrêté, on le dessine, on le peint de grandeur réelle sur un champ appelé carton, où l'on a soin de tracer par des lignes noires tous les liens de plomb qui doivent retenir les divers morceaux de verre dont le vitrail sera composé. Les traits noirs indiquant la résille de plomb, suivent d'abord les grands contours des figures et des principaux ornements, puis ils partagent les masses en suivant de préférence les grands plis des draperies ; ils détachent les détails et les accessoires ; les coupures qu'ils déterminent sont subdivisées à volonté, mais toujours elles séparent les diffé-


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rentes teintes locales en suivant les contours qui en circonscrivent l'étendue.

On reproduit le carton à trois exemplaires. L'un d'eux, ordinairement fait de bois mince, est découpé suivant les traits noirs en tenant compte de l'épaisseur du lien de plomb qui sera employé dans l'assemblage, et l'on obtient ainsi des morceaux qui servent de modèles, à l'ouvrier chargé de découper le verre. Celui-ci, après avoir choisi un verre conforme à la nuance qui lui est indiquée par le carton, le coupe sur son modèle à l'aide du diamant et du grésoir, ou grugeoir. L'usage du diamant pour couper le verre ne remonte qu'au seizième siècle. On se servait auparavant d'une pointe d'acier à trempe très dure ; on la promenait sur le trait à découper, on humectait légèrement le contour entamé et on appliquait du côté opposé une tige de fer rougie au feu ; une fêlure ou langue se formait, on la faisait suivre avec le même fer rougi et on détachait le morceau à petits coups avec un maillet de buis ; on enlevait ensuite les bavures avec des pinces ou griffes en fer.

Quand toutes les tablettes sont découpées, on les assemble sur le second des cartons réservé pour cet objet, et, en les assujettissant à l'aide de liens en plomb qui présentent deux rainures opposées, on forme différents panneaux. On emploie aussi la cire dans cette première opération '


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pour relier entre eux les morceaux de verre. Les panneaux sont placés sur des chevalets contre te jour de l'atelier de manière à se présenter éclairés ainsi qu'ils le seront sur les lieux pour lesquels ils sont destinés. Le peintre verrier dessine alors et peint en se conformant au carton principal qui reste sous ses yeux comme modèle. Il est assujetti à quelques procédés particuliers de décalque pour obtenir un tracé correct, et à de certains lavages pour faciliter l'application des couleurs, opérations qui demandent une main sûre et exercée.

Les lignes, les contours des figures et des ornements, les traits principaux sont peints au moyen d'une couleur brune ou noirâtre dont la composition s'obtient par un mélange de zinc, de fer, de cuivre ou de cobalt. L'effet des ombres s'obtient par le moyen des hachures ou par des nuances plus foncées de la teinte fondamentale ; le ton franc de celle-ci produit les clairs ou même les rehauts par une forte opposition. On peint aussi sur le verre blanc en ménageant les clairs, et lorsqu'on a passé la teinte principale, on obtient des jours et des rehauts par le grattage, et des effets de reflet en recouvrant ces jours d'une teinte légère qui imite les glacis des autres genres de peinture.

On a employé au quatorzième siècle un procédé qui consistait à étendre tout d'abord sur


-112le

-112le là où l'on voulait donner plus de puissance aux ombres, un fond noir ou d'une nuance très foncée sur lequel on appliquait la couleur locale.

C'est à partir de cette même époque qu'on a fondu des verres de toutes couleurs à deux couches, dont la première était de verre incolore et la seconde de verre coloré qu'on usait en certaines parties et qu'on enlevait quelquefois entièrement, pour obtenir des jours très brillants.

Bientôt après, sur le fond champ-levé, on appliqua des émaux d'or, d'argent et de toutes couleurs. On put obtenir, par ce moyen, une grande variété de tons juxta-posés sur la même tablette, sans employer, comme autrefois, un morceau de verre pour chaque couleur.

Au seizième siècle, par le moyen des verres à plusieurs teintes et des émaux, on représenta des étoffes d'une grande richesse, on couvrit les draperies de magnifiques ramages, on les enrichit de superbes broderies, on sema partout des guirlandes de fleurs et de fruits, des perles et des pierreries.

Lorsque les panneaux sont peints, on les place tels qu'ils ont été formés avec leurs liens en plomb, sur des plaques en fonte couvertes de chaux et on les introduit ainsi dans les fours. Ceux-ci sont des espèces de moufles maçonnées,


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hermétiquement fermées, mais où l'on ménage une lucarne qui permet au verrier de suivre l'opération de la cuisson. On soumet les panneaux à l'action d'un feu réglé qui ramollit et fond jusqu'à un certain point le verre à sa surface peinte, laquelle se trouve la plus exposée à la chaleur, tandis que l'autre côté n'en est aucunement altéré et reste poli. A l'aide de ce ramollissement, la couleur qui elle-même s'est mise en fusion, s'incorpore au verre, et celui-ci est aussitôt retiré du four.

Après cette première cuisson, les tablettes de verre sont assemblées dans de nouvelles résilles de plomb, les premières ayant été fondues. On remet le panneau sur le chevalet pour y faire les- retouches nécessaires ; les verres sont de nouveau mis dans le four, et cette opération est répétée plusieurs fois jusqu'à ce qu'on ait obtenu le fini qu'on désire donner à la peinture.

La cuisson du verre dans les fours produit deux effets qui contribuent beaucoup à la beauté des verrières ; il se trouve dépoli à la face qui a été peinte, et, en outre, il est ondulé ou gondolé, suivant l'expression technique ; il en devient moins diaphane et il offre ainsi des teintes plus puissantes et plus harmonieuses.

L'épaisseur du verre est encore une des causes principales des effets plus ou moins remarquables du jeu de la lumière, car la vigueur des

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tons augmente avec cette épaisseur, tandis qu'un verre mince ne donne que des nuances faibles et souvent des tons criards. On varie donc l'épaisseur des verres dans les différentes tablettes qui composent un vitrail, suivant l'intensité propre à chaque couleur et suivant la transparence qu'on veut obtenir. Les anciennes verrières ont des verres de cinq à dix millimètres d'épaisseur.

Quand la peinture est achevée, toutes les jointures des liens de plomb sont très soigneusement soudées et la tige elle-même est contresoudée. Enfin les panneaux sont munis d'un encastrement en plomb, et, cela fait, ils sont prêts à être mis en place.

Les grandes ouvertures des fenêtres sont divisées par des barres de fer appelées barlotières, qui traversent ordinairement tous les meneaux et sont scellées dans l'encadrement de la baie. Ces barres sont armées de nilles percées de manière à recevoir des clavettes et les meneaux portent, sur le milieu de leur épaisseur, une rainure qui suit toutes leurs sinuosités. C'est par un scellement au ciment dans les rainures des meneaux et au moyen des clavettes des barres de fer, que les panneaux sont solidement assujettis. Ils sont de plus soutenus par des tiges de fer mince auxquelles on a soin de donner la courbure nécessaire pour qu'elles se confondent avec les contours du sujet représenté, ou en-


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core afin qu'elles se dissimulent dans les plis et dans les ombres des draperies.

Les lignes noires que produisent les plombs et les tiges de fer par leur opacité, font un contraste avec la lumière que les verres laissent passer, et ce contraste est encore une des causes du bel effet des couleurs. Cependant, au quinzième siècle, on chercha à les éviter comme ayant quelque chose de disgracieux à l'oeil, mais ce fut plus facile pour les vitraux de petites dimensions que pour les grandes verrières. On voulut ensuite, toujours dans le même but, peindre en différentes couleurs et en diverses nuances une même tablette de verre de grande dimension. De cette manière le nombre des tablettes était considérablement réduit et elles exigeaient une moins grande quantité de liens de plomb ; leur forme était carrée et on les assemblait comme les cases d'un échiquier. Les Anglais ont fait avec succès usage de cette méthode ; elle n'a produit cependant que des peintures sans transparence et sans richesse de couleur. La comparaison des vitraux des douzième et treizième siècles avec ceux des siècles suivants démontre la nécessité de la résille de plomb et de l'armature de fer qui, par leur opposition vigoureuse, ajoutent à l'éclat de la lumière.

Ainsi, la beauté des vitraux dépend beaucoup de la richesse des substances colorantes, de l'é-


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paisseur du verre qui doit cependant être irrégulière, de l'éclat et d'une habile gradation des teintés., de la vivacité des rehauts et des effets d'opposition entre la lumière et les ombres.

Là disposition des arabesques, la formé des rinceaux, les baguettes rouges ou bleues formant des réseaux sur un fond uni et de teinte opposée, le cerne qui se forme principalement autour des filets blancs et des cordons de perles sur des bandelettes à fond noir, l'emploi des couleurs primitives ou de nuances toujours très vives bien combinées et assemblées en forme de mosaïque, paraissent jouer un grand rôle dans le magique effet des vitraux anciens ; tandis que les nuances composées et les teintes pâles, le trop grand fini dans le modèle des figures, la recherche des effets de clair-obscur poussée à l'excès, le perfectionnement exagéré des détails, sont autant dé causes de l'ïnfériorité dés vitraux modernes. Il est à croire aussi que l'oeuvre du temps n'est pas étrangère à cette magie du coloris qui donne jusqu'ici la supériorité aux anciennes verrières ; son action corrosive a dû nécessairement détruire toute discordance entre les différents tons de couleurs et ajouter ainsi de l'harmonie à l'effet général. Le retour aux traditions des bdïfnes époques de la peinture sur verre nous vaudra saris doute dés produits qui riva-


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liseront avec les vitraux les plus remarquables des âges passés.

En attendant, félicitons-nous de la régénération de cet art pour la décoration de nos édifices religieux. A peine la verrière de Saint-Jean étaitelle inaugurée, que nous avons pu contempler les nombreux vitraux de la chapelle du nouveau Petit-Séminaire, sur lesquels on remarque un grand nombre de détails d'un admirable effet, et, parmi les figures: celles de saint Honnorat, archevêque d'Arles, sous les traits de Mgr Darcimoles, archevêque d'Aix, qui posa la première pierre de cet édifice et contribua généreusement à sa construction; celle de saint Césaire, autre archevêque d'Arles, sous les traits de Mgr Chalandon, qui a succédé à Mgr Darcimoles, et qui, reprenant l'oeuvre interrompue par la mort prématurée de son prédécesseur, a pu l'accomplir par son zèle et par son inépuisable générosité ; celle encore de saint Virgile, archevêque d'Arles, portant sur sa main l'église de Saint-Trophime, qu'il fît construire ; enfin celles de saint Hilaire, archevêque d'Arles, de saint Léonce, évêque de Fréjus, de saint Sidoine, évêque d'Aix, de saint Louis, évêque de Toulouse, et de saint Maximin , premier évêque d'Aix, qui sont belles et très richement drapées. La rosace est une imitation des anciennes verrières à médaillons légendaires avec des ornements dans le goût


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byzantin ; elle représente la vie de la SainteVierge. Ces vitraux sont sortis des ateliers de M. Martin, à Avignon; ils ont ajouté à l'aspect gracieux de la chapelle qu'ils décorent et qui sort avec élégance du milieu d'un grand cloître, heureuse idée qui donne beaucoup de caractère à cette partie du monument.

Bientôt après, la chapelle mortuaire de l'église métropolitaine a fait paraître à nos yeux une autre verrière d'un style plus sévère et que commandait la destination du lieu ; elle est aussi très remarquable par son travail et par l'intensité de son coloris, le rinceau qui l'encadre est surtout d'un goût parfait. Cette peinture est l'oeuvre de M. Didron, de Paris.

Puisse l'élan qui se manifeste ainsi vers les bonnes traditions pour l'ornementation de nos églises, ne pas s'arrêter là ; puissions-nous lui devoir un jour la réparation de tous les vitraux de notre cathédrale et la suppression des ornements disparates qui surchargent quelques arcades de ses nefs, comme aussi la complète restauration déjà si bien commencée et le dégagement extérieur de l'église de Saint-Jean-deMalte.


UN PROVENÇAL OUBLIE

RECHERCHES BIOGRAPHIQUES

SUR

PIERRE ARÉOD

PAR M. L. DE BERLUC-PERUSSIS.

MESSIEURS (*),

Il s'opère, depuis peu d'années, un singulier travail d'exploration dans les couches profondes du passé. La mode est aux exhumations littéraires. C'est à qui, rassemblant d'une main curieuse, et parfois indiscrète, les débris épars de quelque vieux personnage, tantôt illustre, tantôt inconnu, cherchera à le reconstituer de toutes pièces, et à le remettre au grand soleil. Nos dépôts d'archives, longtemps obstrués par le pêlemêle, aujourd'hui accessibles et classés, sont

(*) Lu, le 22 avril 1866, à la séance publique et annuelle de l'Académie.


— 120 — comme les riches et merveilleuses catacombes où s'élabore cette oeuvre patiente, que j'appellerais volontiers les petits côtés de l'histoire.

Un tel mouvement de l'érudition ne pouvait être que diversement apprécié. Les uns n'y voient qu'un puéril amusement de l'esprit, et semblent ne considérer les mille détails intimes dont on cherche à entourer aujourd'hui toute physionomie que l'on ressuscite, que comme des broderies inutiles au grave canevas de l'historien. D'autres, s'exagérant, au contraire, la portée et le rôle des infiniment petits, croient que c'est dans ces faits, longtemps dédaignés par la critique, que l'on doit trouver en leur germe les causes de toutes les révolutions humaines. Et de même que la science, en ses témérités, demande aux infusoires le secret des générations primitives, ceux-ci veulent que l'événement le plus colossal ait pour point de départ l'incident le plus inaperçu. Ils font, comme on le voit, assez bon marché des lois générales que. suivent les faits historiques dans leur enchaînement et leur marche, et qui sont, par contre, l'unique guide de l'école adverse.

Pour ma part, en cette lutte, si j'avais à prendre parti, je croirais sans peine que la vérité n'est, selon l'usage, ni dans l'un ni dans l'autre des deux camps extrêmes. La science ne saurait mépriser le secours du microscope ; elle ne sau-


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rait davantage en faire son unique moyen d'observation.

Surtout, ce me semble, il faudrait distinguer avec soin les cas où peut s'appliquer le précieux instrument. Étudier les grandes choses trop en détail serait regarder à la loupe les tours de Notre-Dame. Ce qui est large et élevé veut être vu de loin et d'ensemble. Je ne vois guères, à vrai dire, ce que la postérité pourra gagner à savoir les manies, les misères, les faiblesses, les ridicules de nos héros. L'idéal, ce type absolu et factice, que l'homme doit poursuivre toujours, sauf à ne l'atteindre jamais, ne peut que perdre de son prestigieux attrait à tant de révélations décevantes. Or, ce né saurait être qu'un vrai danger social, que de compromettre et de corrompre ainsi ce respect, j'allais dire cette religion des grands hommes, l'un des stimulants les plus efficaces peut-être de notre défaillante nature. Si vous levez imprudemment la toile du fond, le Cid n'esf plus qu'un histrion empanaché. Quel profit retirera l'humanité de ces désillusions inattendues ? Celui de se mépriser elle-même dans ses personnifications les moins imparfaites, et de perdre à toujours le sentiment, hélas ! trop émoussé déjà, de sa dignité.

Je ne saurais comprendre les procédés contemporains de la critique, que lorsqu'il s'agira des faux grands hommes, des demi-dieux in-


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ventés après coup, créations malheureuses de nos passions d'un jour ; l'historien alors devra, par une analyse sévère et complète, émietter sans merci l'idole d'emprunt.

Toute autre encore sera l'application du verre grossissant aux objets qui, par leur ténuité, échapperaient à la vue. Qu'il faille étudier un grain de poussière, j'aime, en ce cas, que la science vienne, sa lentille à la main, à la recherche des atomes. Ainsi et bien mieux, quand s'offrira l'occasion de révéler aux regards un souvenir obscur, mais digne de lumière, un mérite à tort laissé dans le silence, une renommée manquée injustement, on saura gré au chercheur scrupuleux qui s'en ira, à travers la poudre amoncelée, à la poursuite d'un nom » d'un fait, d'une date, et qui, à côté et au-dessous des hauts modèles, placera quelque individualité moindre, qu'il sera plus facile à notre infirmité d'atteindre, comme au narrateur de peindre d'un trait.

C'est un de ces inconnus, un de ces oubliés que Ton a surnommés (1) avec une irrévérence spirituelle, les fossiles littéraires, que je voudrais aujourd'hui ressusciter en peu de pages.

(1 ) Recherches sur les fossiles littéraires de la vieille Provence, par un bibliophile savant et bien connu, M. de Crozet.


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Le nom que je vais dire n'éveillera certainement pas l'écho le plus léger dans la mémoire de ceux qui m'entendent, et nul d'entre eux, je gage, ne s'offrirait à l'écrire correctement. Et cependant PIERRE ARÉOD (1) fut, au XVIme siècle, un auteur loué. Il fit de sa vie austère une triple part à la médecine, à la physique, à la philosophie, et sut, en un jour difficile, en faire une quatrième, plus méritoire encore et plus belle, à ses concitoyens en péril. -

C'est dire, je crois, que notre Provencal était né d'une de ces simples , mais laborieuses et énergiques familles municipales, en qui nos franchises regrettées développaient de si mâles vertus. Chaque ville, chaque village de Provence comptait jadis quelques-unes de ces humbles et

(1) Ce nom a subi les transformations les plus diverses. Il s'est écrit d'abord, dans les actes latins, Araudi, peut-être de l'italien Araldi. Une première altération eu fit Areudi, oe qui amena, par suite de la prononciation provençale, une nouvelle forme, Areoud. Enfin, au XVIme siècle, il fut francisé à Grenoble par notre auteur lui-même, et prit l'orthographe définitive sous laquelle il nous est resté.

Les Àréod étaient connus encore sous le surnom de Carlet, probablement en souvenir de quelque Carie Araudi dont ils étaient issus. Ce fait n'a rien que de très-normal à cette époque ; c'est ainsi que nous voyons les Talon et les Garret, seigneurs de Limans et de Beaujeu, surnommés Thomas et


— 124 — fortes races, qui trouvaient, dans le jeu paisible de nos libres institutions, l'aliment de leur zèle, l'aiguillon de leur travail et un prix qui suffisait à leur ambition tempérée. - C'est ainsi que les ancêtres d'Aréod, — que je trouve tour à tour investis, à Forcalquier, de la double et modeste charge de notaires et de greffiers de la Cour royale (1), — eurent l'honneur plus d'une fois, si je ne me trompe, et notamment en une circonstance mémorable, d'être appelés au chaperon municipal. C'était l'heure où se débattait, à coups d'arquebuse, la question de la nationalité même de la Provence. La fidélité de Forcalquier au nom de Lorraine lui avait été fatale ; les troupes de Louis XI avaient porté, dans ses murs rebelles, le massacre et la flamCathin,

flamCathin, prénom de l'un de leurs auteurs, et désignés, indifféremment, dans les contrats les plus solennels, de leur nom patronymique ou de ce sobriquet.

Remarquons en passant que le nom des Aréod est aujourd'hui oublié dans leur pays d'origine, mais que celui de Carlet désigne encore, à Niozelles, les biens qui leur ont appartenu.

(1) Antoine Araudi, notaire à Forcalquier en 1448, fut probablement le père de Jacques Areudi, que nous trouvons en 1474 notaire et greffier de la cour royale de la même ville, et dont il va être parlé. — Un Bertrand Areudi, qui habitait Forcalquier en 1497, et qui pourrait bien être un frère de Pierre, ne paraît pas avoir laissé de postérité.


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me. Ce fut en 1482 (1), au lendemain de ce désastre, que Jacques Aréod fut élu syndic de cette ville ; il sut, en ces jours calamiteux, bien mériter de son pays et l'aider à sortir de ses ruines fumantes encore. Jacques Aréod fut, selon les vraisemblances les plus plausibles, le père de mon héros modeste. Je n'en voudrais au besoin d'autre preuve que les vertus civiques que celui-ci devait déployer à son tour. Mais ce devait être sur un autre théâtre ; car, venu au monde vers celte même et triste date, qui fut celle de la décadence de l'ancienne capitale du haut-comté, ni les fonctions héréditaires des siens, ni le complément d'honneur que les dignités de l'Hôtel-de-Ville auraient pu y ajouter, ne le retinrent dans la cité natale.

À cette époque déjà, la désertion des petits centres au profit des grands allait commencer. Forcalquier surtout, placé, pour son malheur, entre le Dauphiné et la Basse-Provence, devait, plus d'une fois voir, d'un oeil attristé, Aix ou Grenoble attirer à eux et s'approprier ses rares illustrations. C'est ainsi, pour m'en tenir à ce double et semblable exemple, que deux hommes laborieux qui honorèrent l'un la médecine et

(1 ) Archives municipales de Forcalquier : Délibérations du conseil de ville, registre n° 1, années 1474 et ss.


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l'autre le barreau Dauphinois, tous deux nés à Forcalquier, fixés dès leur jeunesse à Grenoble, tous deux encore anoblis par nos rois pour leurs mérites divers, semblent, au XVIme et au XVIIme siècles, personnifier cette absorption désespérante. Vous avez reconnu, dans l'avocat, l'éloquent et disert Jean-Antoine Gassaud, qui, lui du moins, revint en Provence pour y fonder une famille aujourd'hui encore entourée d'estime, et, dans le médecin, notre Pierre Aréod, de qui la désertion devait être plus complète et le nom ne se continuer désormais que dans son pays d'adoption.

Il nous serait difficile de préciser à quelle date le jeune transfuge s'établit dans le Dauphiné. On peut supposer sans invraisemblance que ce fut aussitôt qu'il eût conquis l'anneau doctoral, c'est-à-dire dès les premières années du siècle. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il se fit de bonne heure une place remarquée, dans le collège médical de Grenoble, puisque, dès 1515, son savoir profond, ce sont les termes même de Guy-Allard (1), lui valait de François 1er des lettres, peu prodiguées alors, d'anoblissement.

(1) Dictionnaire du Dauphiné, publié par M. Gariel, 1864, tom. 1, col. 55, v° Areoud, et 511.


— 127 — Récompense précoce peut-être, mais qu'il sut, du reste, justifier plus tard.

Ici se place une première et singulière publication d'Aréod. On sait que l'histoire naturelle du Dauphiné est riche en curiosités de plus d'un genre, curiosités expliquées aujourd'hui, mais qui jadis mettaient en déroute la sagacité des savants, en même temps qu'elles tenaient en éveil la crédulité de la foule. Qui n'a ouï parler des sept merveilles du Dauphiné, chantées par le premier président Salvaing de Boissieu et par Mentel (1) ? Qui surtout n'a rencontré quelque mention de cette légendaire fontaine qui brûle, de ces flammes qui surgissent non seulement du sol, mais encore de la surface des eaux, et dans lesquelles « les torches allumées s'éteignent ; éteintes, se rallument ? » J'emploie les expressions même de saint Augustin (2), dont

(1) On ne citait jadis que trois curiosités dauphinoises. Les Sylvoe quatuor de Boissieu en portèrent le nombre à quatre en 1638 ; plus tard, l'auteur jugea à propos de l'élever à sept, comme celui des merveilles du monde, et réédita son livre en 1656 sous le titre de Septem miracula Delphinatûs_. Quelques écrivains font pourtant honneur de cette idée à Mentel, dont l'ouvrage est de la même année. D'autres la disent plus ancienne.

(2) ..... de fonte illo, ubi faces extinguntur ardentes, et accenduntur extinctoe. (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 7.)


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l'esprit avait été vivement frappé du récit de ce lointain prodige. On assure (1) que saint Hilaire d'Arles, plus émerveillé encore, lui avait consacré tout un poème. Après les poètes, vinrent les raisonneurs. Déjà, au temps d'Aréod, la physique, toute pleine encore, par malheur, des hérésies scientifiques du moyen-âge, mais s'éveillant, peu à peu, à l'inquiète curiosité moderne, se demandait le pourquoi de ces phénomènes si simples et si élémentaires. Un savant du Viennois, Jérôme Monteux, sieur de Miribel et médecin de l'abbaye Saint-Antoine (2), ayant, dans ses voyages, passé par hasard auprès de cette fontaine, chercha, dans un opuscule qui fit beaucoup de bruit, à résoudre les « Problèmes » que personne n'avait osé se poser jusques là. Aréod, qui avait pu étudier de plus près la merveille, puisqu'elle n'est - située qu'à trois lieues de Grenoble, n'accepta qu'à moitié la solution de Monteux, et publia un examen sévère de son système. Ni l'un ni l'autre des deux opuscules n'est parvenu jusqu'à nous : leur date éloignée (1525) et leur mince format expli(1)

expli(1) la Gallia christiana de C. Robert, 1626, p. 333.

(2) Histoire de l'ordre de St-Antoine, par Aymar de Falcoz. —Bibl. du Dauphiné de Guy Allard, p. 153. — Dictionnaire du Dauphiné du même, tom. 2, col. 176.


— 129 — quent suffisamment cette double disparition. Quelques lignes d'Aréod ont seules échappé au temps, perdues et enfouies dans un in-4° de l'Académie des Inscriptions (1); elles suffisent pour nous apprendre que l'auteur écrivait purement la langue érudite d'alors, le latin ; mais on n'y trouve aucune trace dé sa théorie. La science, à dire vrai, peut, sans trop de peine, s'en consoler ; elle n'a rien à emprunter aux livres de cette époque. Mais par leur naïveté même, Monteux et Aréod seraient intéressants à lire. Le rapprochement de leurs écrits, où sans doute les deux adversaires s'écartaient l'un autant que l'autre des vraies lois de la physique, nous aurait sans doute fourni une conclusion instructive et piquante. Et c'est ce qu'un auteur postérieur, Jean Tardin, qui a consacré, lui aussi, tout un volume .d'explications bizarres à la fontaine qui brûle, nous permet aisément de conjecturer, quand il nous apprend (2) que

(1 ) Discours sur les sept merveilles du Dauphiné par Lancelot, 1721 ; inséré dans les Mémoires de l' Académie dès inscriptions et belles-lettres, tom. 6, 1729, p. 759.

(2) Histoire naturelle de la fontaine qui brûle près de Grenoble. Tournon, 1618, p. 30. —Voir aussi l'ouvrage déjà cité de Boissieu, édition de 1656, p. 3 ; l'Histoire générale du Dauphiné de. Chorier, Grenoble, 1661, t. 1,


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Monteux et Aréod admettaient, tant l'un que l'autre, comme point de départ incontesté, que, de la même source, s'échappaient à la fois de l'eau et du feu. Dans cette bataille de Terreur contre l'erreur, peut-être aurions-nous appris combien faillible est le savoir humain, et quelle sage mesure doit présider à la controverse scientifique, où le vrai d'aujourd'hui sera si souvent le faux de demain.

Il me tarde, Messieurs, de montrer Aréod sous un jour autre et meilleur. Certes, je n'aurais point entrepris sa biographie, si à son nom ne se rattachait que l'incolore souvenir de cette querelle sans portée. Mais un second écrit, quoique perdu aussi, nous prouve, par son titre seul, que notre auteur fut autre chose qu'un physicien naïf et arriéré. La physique, on le sait /était alors considérée, à l'instar de la métaphysique, comme une branche de la science par excellence ; or, c'est la philosophie

p. 47 ; la Bibliothèque du Dauphiné de Guy Allard, 1680, v° Aréod ; et l'Histoire naturelle du Dauphiné de Faujas St-Fond, 1781, tom. 1, p. 405. Tous ces auteurs rapportent la querelle scientifique d'Aréod et de Monteux.— On peut consulter encore, au sujet de la fontaine qui brûle, l'Histoire de l'Académie des sciences, 1699, p. 23, et les Observations sur la physique, tom. 6, juillet 1775, p. 124.


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surtout qui fut l'occupation constante et le charme prolongé de la vie d'Aréod. Le vieil et éminent auteur des Antiquités de la Provence (1) nous parle comme d'une oeuvre remarquée et consciencieuse, d'un commentaire du Timée de Platon, qui placerait Aréod parmi nos penseurs. Le livre de Timée ou De la nature traite précisément des lois de la physique envisagées au point de vue élevé du philosophe, et le commentaire disparu nous aurait permis sans doute de découvrir, dans notre Provençal, un observateur plus heureux des choses de l'esprit que

(1) V. le précieux mst autographe Rerum antiquarum que possède la Bibliothèque Méjanes sous le n° 797, pp. 125 et 127. Grâce aux quelques lignes que Raymond de Soliers y consacre à notre écrivain, — et qui, chose singulière, ne sont reproduites ni dans la copie, de la main de M. de Méjanes, qui se trouve à la Bibliothèque sous le même numéro, ni dans celle qui appartient à M. Rouard, — l'origine provençale d'Aréod, que les auteurs dauphinois n'indiquent pas, a pu échapper à l'oubli ; c'est là, en effet, que nos écrivains postérieurs ont puisé le peu qu'ils disent de lui. V. de Haitze, Vie de Jules-Raymond de Soliers, mss. Bibliotb. Méjanes, n° 27, 380, p. 84 ; Bouche, Chorographie de Provence, t. 1, p. 238; Piolle, Vie de St Mary; Achard, Dictionnaire des hommes illustres de la Provence, v° Soliers; Feraud, Biographie des Basses-Alpes, p. 341, v° Aréode (sic), et Histoire des Basses-Alpes, p. 717. Par une distraction étrange, ce dernier auteur fait vivre Aréod au XVIIe siècle.


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de celles de la matière. Qu'un jour la main de quelque bibliophile, guidée par un de ces hasards rares autant que fortunés, découvre, sous un lit de poussière et dans son linceul de parchemin, cet introuvable volume, et, qui sait? peutêtre, après trois siècles d'obscurité, Aréod serat-il inscrit, dans nos fastes provençaux, après Gassendi et Vauvenargues.

En attendant, et je le constate avec douleur, aucun des ouvrages du savant, non plus que du philosophe, n'est arrivé jusqu'à nous ; de quelques-uns même nous ignorons jusqu'au sujet. Mais si, provisoirement ou à toujours, l'écrivain est condamné à l'oubli, à l'indifférence au moins, il ne saurait, sans injustice, en être de même du citoyen. Voici venir, en effet, une occasion où le dévouement le plus patriotique va éclater en lui.

La peste envahit Grenoble en 1534 ; ses ravages sont implacables. Maxima populi pars interiit, disent les registres municipaux (1). Dans cette conjoncture, Aréod laisse là les livres et les méditations ; il redevient tout entier médecin. Plus le fléau étend sur la ville son voile

(1) Nous devons communication de ces renseignements et de ceux qui vont suivre à l'obligeant et savant M. Gariel, bibliothécaire de Grenoble, auteur estimé des Delphinalia.


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de mort, plus il est prodigue de lui-même. Le disciple chrétien de Platon ne pouvait se montrer autre. Impuissant à guérir un mal qui est une énigme, il parvient du moins, par d'heureuses mesures, à en conjurer le retour. Les délibérations du conseil de ville constatent qu'au milieu de cette navrante épreuve, il fut consulté comme un oracle (1). — Certes, si, depuis vingt ans déjà, François 1er n'eût signé ses parchemins, il les aurait signé ce jour-là. Les Grenoblois, pour leur part, surent lui montrer leur reconnaissance : dès l'année d'après, le suffrage public l'appelait à siéger, malgré son titre d'étranger, dans ce conseil qui avait trouvé en lui un concours si efficace. Ce furent, en quelque manière, les lettres de naturalisation d'Aréod en Dauphiné. A partir de ce jour, il devint de coeur Grenoblois. Nous le trouvons, bientôt après, parmi les membres de l'assemblée où fut organisée la représentation du Mystère de la Passion à Grenoble, assemblée que Berriat-St-Prix raconte avec détails dans ses « Remarques sur les anciens jeux et mystères (2). »

(1) Registre mts des conclusions du conseil de la ville de Grenoble, 12 janvier et 13 avril 1534, fol. 263 et 285.

(2) Registre de 1535, fol. 328.


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On se tromperait pourtant si on le soupçonnait d'avoir été jamais oublieux de sa patrie première. Chaque année le voyait revenir parmi ses compatriotes et promener ses doctes rêveries sous les héréditaires ombrages de Gagnaud ; l'âge put seul le forcer à renoncer à ces pieux pèlerinages vers son berceau, et à signer (1542) l'acte de vente de l'héritage paternel (1). Il s'en dédommagea par un constant échange de lettres avec les Provençaux les plus éminents de son siècle : lié d'une affection étroite à un homme qui fut, en ce temps, le type du Provençal et l'explorateur le plus épris des choses locales, — qu'est-il besoin de nommer notre Strabon, Raymond de Soliers ? — il demeura toute sa vie son correspondant assidu et le confident jaloux de ses travaux sur la géographie de Provence (2).

Là s'arrête tout ce que nous savons de cette noble, mais simple vie. A partir de 1542, nous

(1) Acte reçu par Me Anthoine Chabot, notaire royal et delphinal à Grenoble. — La terre de Gagnaud, connue aujourd'hui sous le nom de la Grand'Bastide, est située au terroir de Forcalquier, dans la pittoresque vallée du Beveron. Notons comme un fait peu commun que la famille qui en fit l'acquisition la possède encore aujourd'hui.

(2) V. les biographes provençaux déjà cités.


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perdons Aréod de vue ; il touchait alors à la vieillesse. Ce fut évidemment vers le milieu même du siècle que dût s'achever cette existence que l'étude et le patriotisme s'étaient partagée.

Le nom d'Aréod fut dignement continué à Grenoble pendant trois générations. Déjà , en 1532, nous trouvons dans cette ville un Antoine Aréod, sans doute son fils, qui écrit quelques vers latins, parmi les pièces liminaires d'un missel imprimé par l'ordre de l'évêque Laurent Alamand (1). En 1548 et 1549, Pierre Aréod, qui ne peut être que le fils d'Antoine, figure parmi les avocats au parlement de Dauphiné (2). Enfin, Louis et Claude Aréod, arrière-petitsenfants de l'anobli de 1515, terminent, d'après Guy Allard (3), cette lignée honorable, qui portait pour armes : de gueules, à la bande d'argent, accompagnée de trois têtes et cols de licorne coupés d'or (4).

Presque tous les biographes ont ignoré Aréod ;

(1) Missale secundum usum Gratianopolitanum, Grenoble, 1532 ; cet ouvrage se trouve à la bibliothèque d'Aix. Antoine Aréod y est dit Forcalqueriensis. Il fut avocat au Parlement, et vivait encore en 1560.

(2) Notes communiquées par M. Gariel.

(3) Dictionnaire du Dauphiné, loc. cit.

(4) Id. Le texte, assez incorrect, de Guy Allard, porte : « .... de trois têtes de licorne et de cols coupés d'or. » Nous

2


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un article écourté dans Guy Allard et Feraud, une mention en passant dans quelques autres, et c'est tout. Heureux encore quand son nom, sous la plume de l'écrivain, ne se transforme pas en Arcod ou Aureolus. C'est ce laconisme injuste, ce sont ces erreurs répétées qui m'ont porté à recueillir les quelques traits de cette physionomie que le temps n'avait pas effacés encore. J'ai cru que le Dauphiné ne pouvait revendiquer à lui seul l'homme qui dut sans doute les qualités saillantes de son caractère à son éducation provençale, non moins qu'au sang qui coulait en lui. Il m'a semblé que mêler aux grands visages de notre histoire littéraire, cette miniature modeste serait une prétention qui vous trouverait indulgents, puisque c'est aussi une résurrection pieuse. A ceux qui me feraient un reproche de les avoir entretenus d'un sujet si humble et si mince, je ne serai certes pas embarrassé de donner une réponse, et vous la feriez, au besoin, vous-mêmes : In débiles debilis incidi. Aux petits peintres, les petits portraits.

croirions volontiers que ces têtes de licorne étaient originairement des têtes de bélier, en provençal Aret. C'est inutilement, du reste, que nous avons cherché le nom des Aréod dans les divers nobiliaires locaux, qui sont tous postérieurs à leur extinction.


SOUVENIRS HISTORIQUES DE LA VILLE D AIX

LA COMPAGNIE DE L'AROUEBUSE

DITE DE SAINTE BARBE

par H. L. MOUAN.

SECRÉTAIRE-PERPÉTUEL.

Nos anciennes coutumes et nos vieux documents historiques auront toujours le droit d'exciter notre intérêt quant au fond, indépendamment de la forme sous laquelle ils sont reproduits.

A ce titre, la Compagnie de l'arquebuse de la ville d'Aix m'a paru mériter de fixer pendant quelques instants l'attention des amis de notre histoire locale.

Un mot avant tout sur ces associations militaires que la révolution a abolies comme tant d'autres anciens usages.


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Elles furent successivement appelées Compagnies d'archers, d'arbalétriers et d'arquebusiers, suivant les différentes armes en usage. Le nom d'arquebusiers leur resta définitivement aussitôt que parurent les armes à feu. Ces sociétés se formaient en général de l'élite des citoyens qui s'exerçaient à tirer avec adresse pour fatiguer l'ennemi dans les approches. Souvent le roi les obligeait,à prêter leur concours dans les expéditions militaires où plus d'une fois les arquebusiers eurent occasion de se signaler.

Ainsi en 1214, Philippe-Auguste puissamment secondé par leur bravoure remportait la mémorable victoire de Bouvines sur Othon et ses confédérés.

Ainsi encore les arquebusiers de Dijon se rendaient en 1674 au siège de Besançon et arrivaient le 10 mai au camp où le roi les passa en revue. Leur conduite fut tellement remarquable que Louis XIV remit une épée d'honneur au lieutenant et une somme d'argent à chaque chevalier.

Au reste nos souverains dignes appréciateurs du mérite de ces compagnies leur accordaient certaines immunités dont jouissait encore en 1789 celui qui, à certains jours de l'année, abattait le papegai, oiseau de carton ou de bois peint que l'on plaçait au bout d'une perche pour servir de but. L'heureux vainqueur était


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décoré du titre de roi, d'empereur ou de grand maître. On donnait en outre le titre de chevalier à celui qui abattait l'aile droite de l'oiseau et celui de baron au tireur qui emportait l'aile gauche.

Quant à l'origine et à l'organisation de ces compagnies , on la place ordinairement aux premières années du XIIIme siècle. En 1245, Saint-Louis autorisait non seulement la société par des lettres patentes, mais il réglait les exercices et fixait à 180 le nombre de ses membres. Charles IV confirmait ces règlements en 1322 et Charles V rendait, en 1369, une ordonnance par laquelle il défendait les jeux de hasard et excitait à tous ceux d'adresse et de force tels que l'arc et l'arbalète capables de former le corps et d'exercer aux armes.

Déjà ce dernier prince, par son ordonnance du mois d'août 1367, avait conféré divers privilèges aux arbalétriers de la ville de Laon : après avoir rappelé les services rendus par ses bien amez les compagnons de la connestlablie des arbalétriers de la dite cité , « nous voulons , « disait-il, et nous leur octroions que pour « quelconques denrées, vivres ou marchandises « qu'ilz aient en leurs hostieulx et ailleurs, ou « qu'ilz vendent ou achètent, ou que ilz main« nent ou conduisent, ou facent conduire ou « mener, ès-mettes (frontières) de notre royau-


«me...; ils ne paient travers, passages, pon« tanages, etc. ou autres exactions ou débites « quelzcunques... ; item les voulons estre frans « et quittes de toutes tailles, collectes ou assiet« tes... ; item nous voulons que ilz ne puissent « estre abstrains de faire aucuns pretz pour « nous, ni pour la dicte ville de Laon, mais « le défendons expressément ; proveu toutes- . « voies que ce ne soient pas bourgeois nota« blés, ne gros marchans (1). »

Les successeurs de Charles V confirmèrent les compagnies de l'arquebuse dans leurs exercices et privilèges, notamment Henri IV, Louis XIII et Louis XV dont les lettres-patentes étaient conservées dans les archives de la ville de Paris.

Quelques-unes de nos cités ont publié des documents aussi complets que possible, tels que statuts, règlements et notes historiques concernant ces sociétés. A Paris, le règlement contient plusieurs chapitres relatifs à l'uniforme et aux armes, à la compétence du gouverneur de la compagnie, aux réceptions des officiers et chevaliers, à la bourse commune, aux fonctions du secrétaire ou du trésorier, à la discipline militaire, etc. Ces divers statuts furent dressés

(1) Ordonnances des rois de France de la troisième race recueillies par M. Secousse. Tome V, pag. 67, 68.


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par les ordres de Mgr d'Albert, duc de Luynes colonel, approuvés par le conseil et arrêtés dans une assemblée générale du 2 mars 1763. (1).

En 1774, les officiers et chevaliers de la compagnie de l'arquebuse de Saint-Quentin demandaient au gouvernement de la province de Picardie et en obtenaient l'autorisation de rendre commun à diverses provinces voisines le prix qu'ils avaient à accorder. Plusieurs articles furent dressés sur les conditions et l'ordre du concours dont le prix devait consister pour celui qui aurait fait le plus beau coup, en une somme d'argent outre une épée d'une valeur inappréciable. La relation de ce concours fut publiée en termes pompeux et nous demanderons la permission d'en détacher ce court passage comme tableau des moeurs du temps : « Parmi les ob« jets qui ont embelli la fête, nous ne devons « point oublier celui qui en a fait l'admiration . « et le plus bel ornement : Mademoiselle Renotte « de Gruyère, chevalière, amazone de la coin« pagnie de l'arquebuse de Mezières, est l'hé(1)

l'hé(1) de la compagnie royale de l'arbalète et de l'arquebuse de Paris arrêté en leur hôtel le 2 mars 1763 et enregistré au gouvernement de Paris le 22 mars et au siège de la connétablie de MM. les maréchaux de France le 26 avril suivant. Paris 1763 in-8°.


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« roïne que nos poètes ont le plus célébrée... « Son air modeste, sa démarche grave et majes« tueuse ont fixé tous les regards... Le casque « et l'armure soutenus des grâces qui lui sont « naturelles inspiraient le respect dans tous les « coeurs (1). »

La compagnie de l'arquebuse de la ville de Tonnerre avait une certaine importance, et il était d'usage de mentionner dans la plupart des actes, même sur les registres de l'Etat civil, le titre de chevalier de cette société. Le jour où on tirait l'oiseau était un jour de réjouissance publique. Lors de la suppression de cette milice, les arquebusiers avaient sollicité la faveur de rester en association instructive et école publique pour former les citoyens à l'exercice, dextérité et usage des armes. Le comité de constitution tout en approuvant le zèle qui avait dicté la demande ne crut pas pouvoir donner une solution (2j.

(1) Recueil de pièces concernant le prix général de l'arquebuse royale de France rendu par la compagnie de la ville de Saint-Quentin le 5 septembre et jours suivants 1774. Saint-Quentin, F. T. Hauloy, in-12.

(2) Chronologie Tonneroise. Les chevaliers de l'arquebuse de la ville de Tonnerre, par M. L. Lemaislre, correspondant du ministère de l'instruction publique. Tonnerre, 1845. Broch. in-8°.


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A Anxerre, la compagnie remontait au XIVme siècle. Celui qui avait abattu l'oiseau une fois prenait le titre de roi ; on donnait la qualification d'empereur à celui qui l'avait abattu pendant trois années consécutives. Les statuts de cette société furent rédigés en 1730 et on y voit que les questions de préséance y remplissent un grand rôle (1).

D'après Millin, le corps des arbalétriers d'Orange se montrait soigneux de veiller à la conservation des monuments de cette ville.

Cet auteur cite une inscription placée sur le côté oriental de l'arc de triomphe d'Orange rappelant que le corps des arbalétriers contribua en 1706 à la réparation de l'édifice , sous le règne de M. Mure roy. Il ajoute que la bravade, ou la compagnie des arquebusiers, avait subsisté à Orange plus longtemps qu'ailleurs (2).

(1) Histoire de la compagnie de l'arquebuse d'Auxerre, par M. Ad. Lechat, publiée dans l'Annuaire statistique du département de l'Yonne, année 1840, pag. 104 et suivantes.

Je dois ces deux derniers documents à l'obligeance de M. Lemaislre et au bienveillant intermédiaire de mon confrère M. de Berluc-Perussis.

(2) Voyage dans les départements du midi de la France, tom. II, pag. 138. Millin donne quelques détails sur la société de l'arquebuse à Aix, et mentionne l'existence


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Mais j'ai hâte d'arriver au sujet principal de cette notice, l'histoire de la société de l'arquebuse à Aix.

L'historien de Haitze en fait remonter l'origine à l'année 1256, mais au XVe siècle, le roi Bené la régularisa et en devint comme le second fondateur. Ce prince érigea cette compagnie d'arquebusiers ou coulevriniers sous le titre de Sainte-Barbe pour instruire la jeunesse à l'exercice des armes et il fonda une chapelle dans l'église des Grands-Carmes en l'honneur de la patronne. En outre il fit construire un bâtiment pour l'exercice de l'arquebuse le long des murailles de la ville et dans les fossés entre la porte Notre-Dame-de-Consolation et celle des Cordeliers. Quelques vestiges de cette construction subsistaient encore au dernier siècle dans le lieu dit de la Butte. Pour mieux assurer l'existence de la compagnie, René la pourvut d'un capitaine perpétuel gentilhomme auquel il accorda diverses prérogatives ; il voulut encore que toutes les années on nommerait roi des arquebusiers celui de la compagnie qui donnerait au papegai un coup présumé mortel, ledit

d'un règlement donné par Charles 1er d'Anjou. Millin ne confondrait-il pas ce prétendu règlement avec les statuts de 1519 dont nous allons parler ?


— 145 — roi étant déclaré franc de toutes tailles, rêves et impositions de la ville pendant un an; de plus il munit la compagnie d'un lieutenant, d'un enseigne et autres officiers pour la conduire le jour de la Fête-Dieu et la veille de la Saint-Jean, au feu de joie, et encore d'un secrétaire, d'un trésorier et de quatre prieurs pour l'entretien de la chapelle des Carmes et y faire célébrer la messe. Pour exciter d'autant le zèle des jeunes gens, il ordonna que la ville donnerait annuellement à la compagnie quinze livres pour des joyes ou prix devant être décernés tous les dimanches et fêtes de l'année (1).

En 1519 seulement et le 18 du mois de juin, les statuts de la compagnie de l'arquebuse d'Aix furent dressés conformément aux principales prescriptions du roi René. Il est surprenant, fait observer de Haitze (2), que cette compagnie qui avoit pris naissance en 1256 se fut continuée pendant si longtems sans aucun règlement du moins qui fut par écrit et qui eut passé en terme de statut. Le roi René y en avoit introtroduit de sa façon comme très expert qu'il étoit en ces sortes de compagnies d'honneur, mais le tout ne se conservoit que par tradition. Comme

(1) Histoire d'Aiz, mste, livre VI, § 40. (2] Histoire d'Aix, ibidem.


— 146 — donc on prévit que le premier esprit de cet établissement pourroit se changer dans la suite du temps, on crut qu'il falloit le fixer par une loi écrite.

Ces statuts en langue provençale et composés de vingt-quatre articles sont aux archives municipales d'Aix (1); ils offrent tout à la fois un intérêt linguistique et un tableau des moeurs et usages de notre ville aux premières années du XVIme siècle. Tout y est prévu jusqu'aux moindres détails pour-la parfaite régularité du jeu de l'arquebuse. Quelques dispositions rappelent les règlements de ces anciennes corporations dont un de nos confrères les plus érudits et les plus laborieux nous présentait, l'année dernière, un tableau aussi fidèle que piquant (2). Nous reproduisons ces statuts textuellement avec la traduction française :

Las ordonances estatutz et cappitols das arquebutiers sive colobriniers de la pnte ville et ciéutat dAix faichz et ordonnas en la

Les ordonnances, statuts et chapitres des arquebusiers ou coulevriniers de la présente ville et cité d'Aix faits et dressés dans la maison commune

(1) Livre noir, fol. 39, armoire des documents, section 1re.

(2) Les corporations ouvrières de l'ancien régime en Provence, discours d'ouverture de la séance publique de l'Académie d'Aix du 19 juin 1865, prononcé par M. Charles de Ribbe, président.


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maion commune de la dicto villo enseguent le bon voiler de messus les consolz et conseil et dal cappitani et rey dalz dichz arquebutiers en lan mil cinq cens dex et nou et lo dex et huech dal mesdejuing.

de ladite ville suivant le bon vouloir de messieurs les consuls et conseil ainsi que du capitaine et roi desdits arquebusiers, en l'année mil cinq cent dix-neuf et le dix-huit du mois de juin.

Et premierament que en toutes las assemblados que faran lous d. arquebutiers sive colobriniers tant per banquetar ou feslivar ensemble que per autres despensas ou contributions seran tengutz desfrayar lou cappitani senso quel pague ren sinon que fosso de sa liberalilat et bon voiler.

Et premièrement qu'en toutes les assemblées que feront lesdits arquebusiers ou coulevriniers pour banqueter, festoyer et pour toutes autres dépenses ou contributions, ils seront tenus de défrayer le capitaine qui n'aura rien à payer, à moins que ce ne soit par pure libéralité et bon vouloir de sa part.

2. Item que degum arquebutier sive colobrinier de que estât qualitat ou condition que sio non anne jurar ou blaphemar le nom de Dieu en la buto sur la peno de beaure très veyres daigo davan la compaignio ou ben a pagar très soûls a la boito et aquo per affin que chascun si garde de jurar tant en la d. buto corne per souvenyr et aultra part.

Item que nul arquebusier ou coulevrinier de quel état ou condition qu'il soit n'aille jurer ou blasphémer le nom de Dieu dans la butte, sous peine de boire trois verres d'eau devant la compagnie ou de payer trois sous à la boîte et cela pour que chacun se garde de jurer soit dans ladite butte soit autre part.

3. Item que degun arquebutier sive colobrinier non anne nomar lou diable en la dicto buto ou dire paraulos desonestos sur la peno de pagar ung patat a la dicto boito.

Item que nul arquebusier ou coulevrinier n'aille nommer le diable dans ladite butte ou dire des paroles deshonnêtes sous peine de payer un patat à ladite boîte.


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4. Item que aqucl que donara au pabegay ou ausel lo jourt que la compaignie y tirara per ordonance dal cappitani ou de son luoctenent non porra estre rey que non ly donna au corps cop mortal tal ou per local cop lausel poguesse morir seguent lou judici dal cappitani et de talz que ly plasera prendre per avis.

Item que celui qui donnera au papegai ou oiseau le jour que la compagnie y tirera par ordonnance du capitaine ou de son lieutenant ne pourra être roi, à moins qu'il ne porte à l'oiseau un coup tel que ledit oiseau put en mourir selon le jugement du capitaine ou de . ceux dont il croira devoir prendre l'avis.

, 5. Item des puys le jourt que lo rey sera ressauput jusques a lan venent que ung autra ou el mesme sio nouvel rey sera franc de tailho revo ou imposition facho en la dicto villo.

Item depuis le jour que le roi sera reçu jusqu'à l'année d'après où aura lieu sa réélection ou la nomination d'un nouveau roi, il sera franc de tailles, rêves et impôts de ladite ville.

6. Item que cadun de la compaignie que non si atrobara quant lo bandol ou crido sera faich per autoritat dal cappitani ou de son dicl luoctenent tant per lacompagnar le jourt que devran tirar au dict ausel ou lou jourt de la festo de Dieu et au fuoc de johos per fayre honor alz consolz et cappitani talz desfaillens seran privas durant tout aquel an de las joyos sinon que ajon legitimo escuso.

Item que ceux de la compagnie qui ne seront pas présents lorsque le ban ou la criée se feront par autorité du capitaine ou de sondit lieutenant pour l'accompagner soit le jour qu'on tirera à l'oiseau, soit le jour de la Fête-Dieu et au feu de joie brûlé pour faire honneur aux consuls et au capitaine, tels manquants seront privés des joies pour toute l'année, sauf légitime excuse de leur part.

7. Item que toz lous arquebutiers de la dicto compaignie si devon atrobar lous jours des festas acoustumados a tirar a larquebuto sive colobrino a la

Item que tous les arquebusiers de ladite compagnie devront se trouver les jours de fêtes où il est d'usage de tirer à l'arquebuse ou coulevrine, à l'église des Carmes, à sept heu-


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gleio dalz Carmes a sept horas lestieu et livert a huech per ausyr la sancto messo como tout veray crestian deu far a Ihonnor et reverensio de Dieu et souvenensi de daino sancto Barbo et aquel que sera desfailhent non aura aulcuno causo en las joyos per tout aquel jour et aquo per la premyero ves et la segono vegado que tal personage sera desfailhent senso légitime ou degudo excuso sera condamnât a tallo asmendo que sera avisado per lou cappitani mitât as paures de Jésus Christ mitât a la boito et si desfailhe per la terso vegado corne dessus tal personnaigi sera cassât de la d. compaignie a perpetuum.

res pendant l'été et à huit pendant l'hiver, pour ouïr la sainte messe comme doit le faire tout vrai chrétien, a l'honneur de Dieu et en souvenir de dame sainte Barbe et celui qui y manquera ne participera en rien aux joies pour toute cette journée et cela pour la première fois ; la seconde fois qu'une telle- personne manquera sans excuse légitime elle sera condamnée à telle amende que le capitaine jugera convenable et qui sera appliquée moitié aux pauvres de JésusChrist moitié à la boîte, et en cas de manquement pour la troisièmeïois, la personne sera expulsée de la compagnie à perpétuité.

8. Item la et quand y aura qualque différent entre lous dietz arquebutiers sive colobriniers consernant lou joc de larquebuto ou fach daquel en que sorte ou manyera que si sio sera jugat et desfini tal différent per lo dict cappitani et non per autra.

Item quand il y aura quelque différend entre lesdits arquebusiers ou coulevriniers au sujet du jeu de l'arquebuse, le fait quel qu'il soit sera jugé d'une manière définitive par ledit capitaine et non par autre.

9. Item que negun arquebutier ou colobrinier non anne ny presumisco en la buto dire aucun autragi ny paraulos fachoas lung contre de laultre sur la peno de pagar très gros a

Item que nul arquebusier ou coulevrinier n'aille prendre sur lui dans la butte de proférer des paroles outrageantes envers un autre, sous peine de trois gros pour la première fois et six gros à la seconde,


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la premiera ves et la segono sieix gros et sy ly retourno a la tersso siejo tal personaigi privât de la d. compagnio.

et s'il y a récidive pour la troisième fois, cette personne sera exclue de ladite compagnie.

10. Item que degun arquebutier sive colobrinier non anne ny presumisco jugar dos cops en la partido mas tant solament ung cop et aquot sur la peno de très soûls a la boito de la compagnio aplicas.

Item que nul arquebusier ou coulevrinier n'aille prendre sur lui de jouer deux coups pendant la partie mais qu'il en joue un seul et cela sous peine de trois sols appliqués à la boîte de la compagnie.

11. Item que negun arquebutier ou colobrinier non anne.tenyr fuoc dedins la dicto buto entro solament que la partido sy jugara sinon lo fuoc de la compagnio que sera tengut sur la paret ou foro la buto et aquo sur la peno de ung soult aqui fara faulto appliquar a la dicto boito.

Item que nul arquebusier ou coulevrinier se garde de tenir du feu dans ladite butte seulement pendant que la partie se jouera, sauf le feu de la compagnie qui devra être tenu sur la paroi ou en dehors de la butte, et cela sous peine, pour le délinquant, d'un sol appliqué à ladite boîte.

12. Item si calque arquebutier ou colobrinier vol assayar son arquebuto ou colobrino per la descargar non vo porra faire senso licenci da cappitani et aquo sur la peno dung soult bota a la d. boito.

Item si quelque arquebusier ou coulevrinier veut essayer son arquebuse ou coulevrine et la décharger, il ne pourra le faire sans la permission du capitaine, et cela sous peine d'un sol pour ladite boîte.

13. Item que negun arquebutier ou colobrinier non anne ny presumisco durant la partido si boiar per anar veyre son cop mays en istara en aquel ou aquellos que seran depputat

Item que nul arquebusier ou coulevrinier n'aille prendre sur lui de bouger durant la partie pour aller vérifier son coup, ce que feront celui ou ceux qui seront députés, à moins qu'il y soit autorisé par


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sinon que ayo licenci dal cappitani et aquo sur la peno dung soult botat a la dicto boyto.

le capitaine, et cela.sous peine d'un sol pour ladite boîte.

14. Item lo arquebutier ou colobrinier que aura mes fuoc et desparra lou roet a larquebuto et non aura arrapat a la tersso ves aura perdut son cop per aquello partido.

Item l'arquebusier ou coulevrinier qui aura mis en jeu le rouet de l'arquebuse par trois fois sans que le feu ait pris, perdra son coup pour cette partie.

15. Item que tal arquebutier ou colobrinier non aven pogut botar fuoc en la premyere segono ou tersso ves a son arquebuto ou colobrino ayo a la vyrar tout incontinent vers lo barri ou vers los chams aussant foro la dreyssiero de las gens aquo sur la peno de ung soûl per la d. boito.

Item tout arquebusier ou coulevrinier qui n'aura pu mettre feu une première, seconde ou troisième fois à son arquebuse ou coulevrine devra la tourner tout incontinent vers le rempart ou vers les champs, la relevant au-dessus de la direction des personnes, et cela sous peine d'un sol pour ladite boîte.

16. Item que negun arquebutier sive colobrinier après que aura jugat son cop non anne si lornar mesclar ambe aquels que son a jugar mais si mettra a part per que si cognoysso qui aura jugat et a jugar et aquo sur la peno de ung cart a la d. boyto.

Item que nul arquebusier ou coulevrinier après qu'il aura joué son coup n'aille point se mêler à ceux qui ont à jouer, il se mettra à part pour que l'on puisse connaître qui a joué et qui doit jouer, et cela à peine d'un quart pour ladite boîte.

17. Item que negun de la d. compaignie non anne ny presumisco prendre ou desrobar aulcune cauvo lung a laultre sensso licencio daquel de qui sera sur la peno destre privât tout

Item que nul de ladite compagnie n'aille prendre sur lui de dérober à un autre quoique ce soit sans sa permission, sous peine d'être exclu tout incontinent de ladite compagnie et si tel fait était connu de

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incontinent de la d. compaignie et si tallo cauvo ero sapudo per aulcung aultre et non lo digua serio privât ambe aquel que sario colppable.

tout autre et qu'il ne le révélât point, il serait puni de la même peine que le coupable.

18. Item que negun estrangier ny de la villo non anne ny presumisco tira a la buto ou a lausel que prer myerament non syo passai arquebutier et ressouput de la compagnie ou ben ague licenci dal cappitani et aquo sur la peno de siex gros a la d. boyto,

Item que nul étranger ou habitant de la ville n'aille prendre sur lui de tirer à la butte ou à l'oiseau sans qu'au préalable il ait passé arquebusier et reçu dans la compagnie ou bien qu'il ait obtenu la permission du capitaine, et cela sous peine de six gros pour ladite boîte.

19. Item que toz lous ans après que lou rey nouvel des arquebutiers pu colobryniers sera ressouput au premyeir festin ou banquet que si fara aqui lo cappitani ambe lou dict rey faran los officyers en compagnio de la d. assemblado soes lo conestable la malograci ques autant que tresoryer gardant la boyto et avent cargo de elegir los amendos et impos senso paupar degun.

Item que tous les ans au premier festin ou banquet après la réception du nouveau roi des arquebusiers ou coulevriniers, Je capitaine avec ledit roi nommeront les officiers en compagnie del'assemblée.c'eslà-savoir le connestable et la malograci qui tout comme le trésorier garde la boîte et a charge de recueillir les amendes et impots sans épargner personne.

20. Item que lou premyer jourt après la création dais officiers la compagnie incantara au plus offrant et dernier mettent la targo per

Item que le premier jour après la création des officiers, la compagnie mettra à l'encan au plus offrant et dernier enchérisseur la targe (1) pour

(1 ) Sorte de bouclier dont l'oiseau occupait le centre, — On conserve à la mairie d'Aix le papeguay en bois assez grossièrement sculpté, avec cette étiquette : papeguay


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tirar a la buto et tal a qui damorara sera tengut ben et degudoment farrar la dicte targo toutes las festos que si jugara a Iarquebuto et tenyrla buto entiero etnovo a la vengudo dal nouvel rey ques au bout de son terme.

tirer à la butte. Celui à qui elle sera adjugée devra bien et dûment ferrer ladite targe toutes les fêtes où il se jouera à l'arquebuse, comme aussi tenir la butte entièrement déblayée à l'arrivée du nouveau roi qui a lieu au bout de son terme.

21. Item que seguent lo bon voiler de la compaignie et ordonnance dal cappitani aquel aqui sera delivrado la targo dessus dicto aura tous et chascuns lous maillats que si tiraran contra lad. targo et buto senso que negun autre lous ayo ny lous puesquo sercar après que sera tout tirât sinon que sio de son bon voiler et aquo sur la peno de pagar ung soult per cadun que fara lo contrari.

Item que d'après le bon vouloir de la compagnie et ordonnance du capitaine celui à qui la targe susdite sera délivrée aura pour lui tous les maillets qui se lireront contre ladite targe et butte sans que personne autre puisse les rechercher après que le tir sera fini entièrement, à moins du consentement de l'adjudicataire, et cela sous peine de payer un sol pour quiconque fairale contraire.

22. Item que tal a qui sera delivrado la targo sera tengut fayre et acomplir so ques contengut a larticle de la delivranci ajustant toutes ves que sera tengut venyr

Item que celui à qui la targe aura été délivrée sera tenu de faire et accomplir ce qui est contenu en l'article de la délivrance, en ajoutant néanmoins qu'il sera obligé de venir luioiseau

luioiseau de but pour l'élection du roi de SaintJean.

Dans le manuscrit de la compagnie de Sainte-Barbe que nous relatons plus bas, on a collé un feuillet au verso de l'image de la sainte où sont tracés deux ronds, on lit au-dessous : pour empescher les abus qui se pourroient commettre à la largeur du coup des joyes a esté trassé les ronds ci-dessus qui seront insculptés à la grand carte.... et nul ne pourra prettendre aux joyes qui ne soit tout franc dans le noir sans toucher les lignes.


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vo mandar acotenir la d. targo tout incontinent que sera une hpr'o âpres miech jourt tant destieu que divert et aquo sur la peno duno asmendo tallo que sera avisado per lo cappitani.

même ou d'envoyer quelqu'un pour fixer ladite targe, à une heure précise après-midi, pendant l'été comme pendant l'hiver, et cela sous peine d'une amende telle que le capitaine la fixera.

23. Item que degun arquebutier sive colobrinier non anne aretenir lo cop de Sancto Barbo et aquo sur la peno de pagar lo doble.

Item que nul arquebusier ou coulevrinier n'aille pas retenir le coup de Sainte-Barbe, et cela sous peine de payer le double.

24. Item que toz et chascuns arquebutiers sive colobriniers ayon a tenyr gardar et observar le contengu.t en lous presens estatutz et, ordonnances fachs a la maion comune de la d. villo, et cieutat dAix lan et le jour que dessus et aquo sur peno destre cassas et privas de la compagnio des d. arquebutiers sive colobriniers.

Item que tous et chacun des arquebusiers ou coulevriniers aient à tenir, garder et observer le contenu en les présents statuts et ordonnances faits à la maison commune de ladite ville et cité d'Aix l'an et le jour que dessus, et cela sous peine d'être expulsés et privés de la compagnie desdits arquebusiers ou coulevriniers.

Ainsi organisée, la compagnie de l!arquebuse ou de Sainte-Barbe s'est, constamment maintenue dans la ville d'Aix, nous ne dirons pas toujours avec le même zèle qu'elle déploya à ses premiers temps, mais grâce aux moyens mis en usage pour exciter son activité, elle ne s'éteignit que devant les exigences de ,la loi comme nous le verrons plus tard : « Les gouverneurs de la « province, dit l'historien de Hailze, se faisoient « un plaisir d'assister le plus souvent qu'ils


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« pouvoient à ces sortes de jeux. Aussi sont-ils « en coutume de se faire recevoir dans celte « compagnie d'abord qu'ils ont pris possession « du gouvernement, dont l'inspection des armes « est un des premiers attributs. Comme donc « leur charge leur donne autorité sur les armes, « par là ils sont en droit de pourvoir à la capi« tainie perpétuelle de cette compagnie, mais « ils sont obligés en même temps de.remplir « la place et la personne d'un gentilhomme. « Il n'en est pas ainsi du roi des arquebusiers : « tous les états peuvent y prétendre , puisque « cette dignité n'est que pour couronner le plus « adroit au maniement de l'arquebuse ou du « fusil. Aussi bien que ce roi fut un bourgeois « ou un artisan, pourtant il pouvoit se nommer « des subalternes gens de qualité, pourvu qu'ils « fussent reçus dans la confrérie ; les consuls « ne peuvent se mêler de ce choix sans le con« sentement du capitaine et du roi. Cette con« frérie a encore en propre un lieu pour y faire « les exercices au jeu de l'arquebuse, et dont la « ville est chargée de l'entretien, de sorte qu'on «ne peut donner cet espace à cultiver qu'à « condition que la compagnie des arquebusiers « n'en sera point incommodée pour ses fonc« tions. Ils sont obligés de marcher pour la « défense du pays et sous le commandement « du capitaine perpétuel, au premier ordre du


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« gouverneur. C'est là une autre prérogative â « cette première charge de la province (1). »

Un manuscrit déposé aux archives d'Aix intitulé : Compagnie de Sainte-Barbe (2), contient une foule de détails plus ou moins curieux sur l'objet qui nous occupe ; c'est un petit in-folio .de 317 feuillets en tête duquel est peinte l'image de la patronne , véritable recueil de procèsverbaux ou journal tenu jour par jour des faits et gestes de la compagnie de 1611 à 1739, Tout y est consigné avec un soin minutieux. Ainsi nous y trouvons des notions sur le mode d'élire les divers fonctionnaires, le paiement des employés et jusqu'aux quittances du sacristain de l'église des Carmes.où se célébrait la messe de la confrérie. Ce manuscrit nous fait encore connaitre le prix de diverses fournitures, le rôle des personnes qui ont gagné les joyes accordées par la ville, les divers modes de réceptions , comment avait lieu l'ouverture de la boite et l'emploi de l'argent qu'elle contenait ; notre volume signale, en outre, les abus qui se glissaient au sein de la société et les moyens adoptés pour arriver à leur suppression, les noms de ceux qui avaient tiré à l'oiseau, etc., etc.

(1) Histoire de la ville d'Aix, liv. VI, § 40.

(2) Armoire des documents, section 1re, registre 10.


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Je puiserai dans ce manuscrit quelques faits principaux qui m'ont paru dignes de l'attention du lecteur :

Toutes les classes de citoyens avaient le droit de faire partie de la société de l'arquebuse et à côté de personnages plus ou moins éminents figurent des noms obscurs, et cela , depuis le gouverneur de Provence jusqu'au plus modeste artisan. A Charles de Lorraine duc de Guise, au comte d'Alais, à noble d'Escalis chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, aux Desmartins sieurs de Puyloubier, aux Villeneuve-Bargemon , aux Melchior de Forbin, se trouvent associés le praticien, le marchand, l'apothicaire, le gippier, le serrurier, le tailleur de pierres et autres gens de métier.

Tous les confrères de la compagnie devaient prêter ce serment à leur réception :

« Au nom de Dieu, de la Très-Sainte-Vierge « Marie et madame Sainte-Barbe, vierge et « martyre, je promets et je jure de ne porter « jamais les armes contre la foy catholique, « apostolique et romaine, ni contre le roy de « France et d'observer les statuts et règlements « et usages de la compagnie (1). »

(1) Cette pièce est imprimée et se détache du manuscrit de la compagnie Sainte-Barbe.


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Voici en quels termes le procès-verbal constatait la nomination du roi des arquebusiers qui avait lieu chaque année :

« Le dix-septième jour du mois de juing mil « six, cent douze, jour du s' dimanche et de la « St-Trinité, la compagnie a tiré loizeau pour « faire la création du roy nouveau là où sont « esté présents le sieur Viguier de Bourdon, « Messieurs les consuls et. Monsieur le com« mandeur de Chastueil, cappe perpétuel, là où « apprès avoir tiré beaucoup, ledit pisseau a « esté frappé à la teste du cousté droict que a « esté jugé que moyennant led. coup qu'a esté « fait par Jean Apvril, marchant dud. Àix, a « esté créé roy de la dicte compaignie pour « une année (1). »

A la différence du roi et autres officiers de la compagnie, le capitaine perpétuel devait toujours faire partie dn corps de la noblesse pomme l'avait, prescrit le roi René. Cette charge fut successivement remplie par Messire Mariane de Chastueil, commandeur de Roville, noble Jean de Seguiran, noble Sextiùs de Durand sieur de Fuveau.

Notre manuscrit relate de la manière suivante la création du premier de ces fonctionnaires :

(1) Manuscrit déjà cité, fol. 13.


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« Charles de Lorraine duc de Guise, pair de « France, gouverneur et lieutenant général pour « le roy en Provence, etc., sur la réquisition « qui nous a esté faisle par Laurens Legris, « bourgeois de la ville d'Aix, roy des arque« busiers, que suivant les antiennes coustumes « et conformément aux estatutz et règlementz « faitz par le feu roy René et confirmés par « autres roys touchant la nécessité de pourvoir « d'ung cappitaine à la compagnie desdictz ar« quebusiers , qui soit gentilhomme zellé et « affectionné au service du roy et bon catholi« que, affin d'en donner la charge à personne « suffisante et capable pour la pouvoir exercer, « et que par ce moien la jeunesse puisse s'ap« pliquer à l'exercice des armes..., avons re» cognu n'y avoir personne plus capable pour « exercer icelle que messire Mariane de Chas« tueil, chevalier de S'-Jehan de Hierusalem, « et à mesme instant estant assemblés au jeu «desdictz arquebusiers pour tirer à l'oiseau « avons pourveu icelluy de ladicte charge de « cappitaine pour icelle exercer sa vie durant « confiant de sa vertu et fidellité au service de « sa dicte majesté, zellé en la foy catholique, « apostollique et romaine, en expériance en « ceste charge et bonne dilligence, et pour ce «. faire luy avons faict prester le serment de bien « et fidèlement exercer icelle et de faire garder


— 160 — « et observr les estatutz et règlements de point « en point sellon leur forme et teneur, etc.; « donné à Aix le douzième jour du mois de « juing mil six cent onze. Signé Charles dé « Lorraine (1). »

Le 27 novembre 4 611, le duc de Guise ayant fait présent à la compagnie d'une épée en argent pour être exposée à la manière accoutumée et donnée en prix, le tir de l'arquebuse eut lieu en sa présence et avec le concours d'une nombreuse assemblée. Lors des réunions ordinaires le prix n'était que de quinze sols payé sur le champ à celui qui faisait le meilleur coup, mais ici comme il s'agissait d?un prix offert en présent à la société; il fut décidé qu'il ne serait accordé qu'après que le but aurait été atteint par trois fois (2).

Les statuts mentionnent la boîte de la compagnie dont les fonds s'alimentaient soit par les amendes soit au moyen d'une modique rétribution payée par les membres nouvellement admis. L'ouverture en était faite en présence de la compagnie à des époques indéterminées. Le contenu ne dépassait guère 12 à 15 livres lesquelles étaient affectées aux dépenses courantes.

(1) Ibidem, fol. 1.

(2) Ibidem, fol. 7.


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Ici se place le récit d'une contestation au sujet de la boite entre le roi et la compagnie. Nos arquebusiers ne se bornaient pas à être braves et adroits ; ils étaient encore soigneux de leurs intérêts quand l'occasion s'en présentait.

Or, le 10 juin 1644, jour où la compagnie tirait à l'oiseau et devait procédera la création d'un nouveau roi, M. le gouverneur présent témoigna le désir de faire une offrande à la société et comme le bassin pour la recueillir ne se retrouvait pas, la boite de la compagnie lui fut offerte et il y déposa trois pièces d'or. Le roi prétendit que ces pièces lui appartenaient de plein droit ; en effet, disait-il, de toute ancienne coutume, le jour où il est procédé à la nomination d'un nouveau roi, tout l'argent du bassin donné par libéralité est pour son compte. Mais on lui répondait : la boite n'a rien de commun avec le bassin et le plus souvent c'est l'argent du bassin qui entre dans la boite, ainsi le gouverneur à voulu faire ce don en faveur de la compagnie pour l'employer à ses plus urgentes dépenses. Le roi insistant alléguait que l'intention du gouverneur était de déposer l'argent dans le bassin qu'on aurait dû lui présenter et à défaut il l'avait mis dans la boîte. Enfin ce grave conflit fut soumis à l'appréciation du capitaine et de son lieutenant


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qui ordonnèrent l'ouverture de la boite pour vérifier quelles pièces de monnaie le gouverneur y avait versées. Ils constatèrent que c'étaient; trois pistolles d'Italie et vidant le débat comme amiables compositeurs, ils adjugèrent au roi deux de ces pièces et la troisième à la compagnie (1).

La ville, avons-nous dit, accordait annuellement une gratification de quinze livres pour les joyes distribuées par la compagnie. Cette somme figure dans les comptes; des trésoriers de la cité qui « se déchargent de quinze livres payées au trésorier de la compagnie des arquebuziers pour pareille somme que la ville a accoutumé de donner toutes les années pour maintenir et obliger la dite compagnie de faire l'exercice et tirer à l'arquebuse tous les dimanches. 1 » Quelquefois et dans des cas exceptionnels la somme était portée au double. « 30 livres à noble Hie« rosme de Durant eseuyer roy de la compagnie «des arquebuziers nouvellement esleu pour << avoir bâillé et tiré le coup mortel à l'oiseau « destiné à raison de ce. »

La veille de la Saint-Jean, la compagnie faisait brûler un feu de de joie et le roi devait en supporter les frais. La ville contribuait ordi(1)

ordi(1) 143étsuiv.


— 163 — nairement à celte dépense. « Se décharge le « dit trésorier, de la somme de trente livres à « Jehan Marguerit roi du papegay de la con« frérie Sainte-Barbe que la ville lui baille pour « couvrir partie de la dépense que fault faire « à l'occasion du feu de joye de la veille de « M. Saint Jehan-Baptiste. » (1)

Vers le milieu du dix-septième siècle la ville se faisait un peu prier pour le paiement de la modique contribution de 15 livres, sous le prétexte banal que l'emploi devait en être affecté à des dépenses plus utiles. Aussi « le 8 octobre « 1637 1e sieur Dauribeau cappitaine et An« thoine Cocullat roy de la. compagnie ayant « remonstré la peyne que toutes les années y « avoit de recouvrer des dits sieurs consuls les « quinze livres des joyes durant l'année disant « iceux sieurs consuls vouloir employer cet ar« gent a d'autres nécessités de la ville, ce qui « seroit l'entière perte de l'exercice des arque« busiers pour ladresse de la jeunesse a tirer « a la butte, oultre que ceste compagnie a esté « fondée par le roy René dheureuse mémoire « confirmée par tous les autres roy successeurs « a la couronne dit quil ne seroit raisonnable

(1) Voir aux archives d'Aix l'armoire des comptes trésoraires et notamment les registres 14, dépenses de juin, et 48, chap. 16.


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« que les d. consuls fissent abollir tel exercice " a este resoleûquil seroit prins ung escu de « largent de la bouétte pour donner au sieur « Gazel greffier pour avoir extrait de tous les « mandats des d. quinze livres faictz puis vingt « ans et ça pour les faire voir aux d. sieurs « consuls et leur remonstrer que la coustume « de les donner doibt estre continuée sans aul« cune difficulté (1). »

Malgré les règlements propres à assurer la bonne discipline d'une compagnie, les négligences et les abus se glissent plus d'une fois dans son sein, et la société de l'arquebuse nous en offre un nouvel exemple. Ainsi de 1639 à 1644, l'exercice des armes était tellement délaissé que personne ne se montrait plus à la butte pour tirer à l'oiseau et concourir aux prix ordinaires. De plus, quelques administrateurs des deniers de la compagnie tenus de rendre compte de l'argent en leur pouvoir alléguaient toujours leur bonne volonté de restituer à la société Ce qui lui était dû sans toutefois se mettre en mesure d'effectuer leur promesse; une ordonnance fût en conséquence rendue par le capitaine portant qu'il sera enjoint aux sieurs Dalmas et Achard entiens trésoriers et secrétaires

(1) Mstcité, fol. 124.


— 165 — de se rendre dans sa maison a tel jour et heure pour rendre compte de leur administration a peine de 25 livres d'amende contre ceux qui se rendront refaisants (1).

Quelle était la cause de ce regrettable relâchement qui au reste devait se reproduire plusieurs années après? Il serait d'autant plus difficile de la préciser que le prix des joyes avait été porté au double dès le 24 juin 1618 (2). En effet ce jour-là, « jour du saint dimanche et de SaintJehan-Baptisle, M. de Chastueil, capitaine, délibéra avec plusieurs de la compagnie d'augmenter les joyes de la ville qui estoient de quinze sols à trente pour occasionner les arquebuziers et la compagnie à continuer plus volontiers au jeu de larquebuse, et que tous ceux qui tireront aux dites joies mettront ung soûl pour les trois coups et que le dit argent seroit de deux tiers pour la boitte et lautre tiers pour celui qui auroit fait le second coup et aussi par mesme moïen ont augmenté les réceptions qui estoient de dix soûls a seize pour survenir aux dictes joyes. »

Nous avons déjà dit que la compagnie choisissait ses membres dans les diverses classes de

(1) Ibidem, fol. 135, 136.

(2) Ibidem, fol. 44.


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la société. Toutefois le roi des arquebusiers aurait voulu exclure les sergents, et cela parce que leurs fonctions les obligeaient à donner la torture. Un arrêt du Parlement du 8 mai 1626, ordonna que les sergents seraient reçus et débouta le roi de son opposition (1).

Le 8 juin 1645, il était procédé à l'installation, comme capitaine perpétuel, de noble Jean de Seguiran, escuyer, : en remplacement de feu monsieur Dauribeau, son oncle, que Dieu absolve. Lecture fut d'abord donnée des lettres de provision expédiées à M. de Seguiran le 1er juin, parle gouverneur de Provence. Ces lettres insérées dans notre manuscrit étaient conçues de la sorte :

. « Louis; de Valois comte d'Alais, etc., au sieur « de Seguiran cappitaine d'une compagnie d'in« fanterie dans le. régiment de Provence qui est « soubz notre commandement salut, estant ne« cessaire pour le service de Sa Majesté et le « bien et advantage de ceste ville que la charge « de cappitaine des arquebusiers vacante soyt « remplie dune personne dont la condition la " rend considérable aux personnes notables et « de qualité qui composent la dite compagnie

(1) OEuvres de Scipion Dupérier, édition de la Toutoubre, tom. 2, pag. 558.


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« et qui soyt vaillant et expérimenté au fait des « armes, et sachant par la preuve que vous nous « en avez donnée de vostre fidélité et affection « au service de Sa Majesté, et de vostre cou« rage valeur expérience et capacité en la pro« fession des armes que nous ne scaurions choi« sir une personne qui puisse plus dignement « et avec plus dhonneur remplir la dite charge « que vous a ces causes et autres bonnes con« sidérations Nous en vertu de nostre pouvoir « vous avons pourveu et pourvoyons par ces « présentes de la dite charge de cappitaine de « la d. compagnie d'arquebusiers soubs le titre « Sainte Barbe de ceste ville pour doresnavant « l'exercer et en jouir aux honneurs authorité « prérogatives, prééminences franchises, profilz « et esmolumens qui y appartiennent et en dé« pendent etc. — »

« Ce faict, ajoute notre procès-verbal, M. de Sallignac assesseur a faict une harangue a la louange du dit sieur cappitaine par laquelle a remonstré la valeur et mérite d'iceluy. »

Ensuite Mgr le gouverneur en présence du dit assesseur, quantité de gentilshommes et des dits confrères de la d. compagnie et plusieurs autres personnes a commandé au dit secrétaire « fere « lecture des estatutz de la dite compagnie, ce « qu'ayant esté faict mon dit segneur a iceux « approuvés et confirmés de point en point et


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« promis ny contrevenir en aulcune façon ny « manière quelconque et neansmoings appres « avoir fait prester serment au dit sieur de Se« guiran luy auroit enjoint de rien inover à « iceux et de les observer et fere maintenir au « corps de la d. compagnie ce qu'auroit promis « fere etc. Signé Louis de Valois (1). »

La compagnie se montrait très sévère pour ceux de ses membres qui, investis par ses suffrages d'une charge, refusaient de l'accepter. Ainsi le dernier may 1621, il étoit ordonné en présence des consuls que M. Jehan Gazel sera rayé de la confrérie Ste-Barbe pour avoir refuzé la charge denseigne à luy advenue par la pluralité des voix et conformément a la déclaration par luy verballement faicte en présence de toute la d. compagnie avec inhibitions et deffenses a luy de prétendre a ladvenir destre agrégé en la d. compagnie pour quelle cause et considération que ce soit (2). Il y a plus : dans ce même cas de refus, la cour devait rendre un arrêt pour décharger les non acceptants. Ainsi le 20 juin 1696, il était représenté que les sieurs Simon Daubergue et Antoine Breugner, Mes perruquiers nommés pour lieutenant et enseigne, avaient été

(1) Mst cité, fol. 154 et suivants.

(2) Ibidem, fol. 57.


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relevés sur leur refus par arrêts signifiés à la compagnie qui dut faire de nouveaux choix (1).

Il est vrai que ceux de la confrérie qui étaient investis d'une charge se trouvaient exposés à certaines dépenses. Déguisées sous les apparences d'un impôt volontaire elles n'en devenaient pas moins obligatoires, surtout quand on avait soin de mettre .en jeu leur amour-propre, comme dans le cas suivant :

Le 22 juin 1644, le sieur Dauribeau cappitaine remonstroit « que le drappeau de la com« pagnie est tellement frippé et en sy mauvais « estât quil ne peut ny mérite destre porté en « parade la veilhe de monsieur Saint Jean qui « sera appres demain, de sorte qu'il est très « nécessaire fere en sorte pourvoir a un austre « drappeau requérant la compagnie estre or« donné pour que la boyste sera ouverte et « largent dicelle compté.... advant que fere le « dit achept seroit fort a propos que la compa« gnie deputte deux ou troys de ses membres « a M. de St Jean père de monsieur lenseigne « affin de ly fere cognoistre que le drappeau qui « doibt estre porté par monsieur lenseigne son « fils n'est pas digne de luy et pressentir le dit « sieur sil seroit dans la vollonté de contribuer

(1) Ibidem, fol. 264.


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« quelque chose pour ensemblement en fere un « neuf. Les députés rapportèrent à la compagnie « que M. de Saint Jean vouloitbien contribuer « à la dépense d'un autre drapeau, ayant pro« mis donner deux reailes dans un moys mais « qua présent il ne pouvoit les bailher et que « pour assurance a la compagnie promettoit « signer l'offre gratuite quil en fait. Sur quoy « il fut délibéré que l'achept du dit drappeau « se fera au prix de cinq realles desquelles la « compagnie en payera deux realles et demy, et « les autres deux et demy par M. de St Jean père « et atandu quil nest de commodité les bailher « présentement a este ordonné quil sera prins « dargent a la boyste pour payer les d. cinq « realles a la charge que le dit sieur de St Jean « père signera la présente délibération avec pro« messe payer les deux realles et demy dans un « moys et que le sieur son fils rendra au bout « de lannée a la compagnie le dit drappeau, « pour appartenir à perpétuité a la d. confrérie « madame Ste Barbe et pour tesmoignage de ce « que léffigie de la dite sainte y sera depainte « dun costé avec les armes acoustumées (1). » J'opposerai à cet acte, digne d'éloges, un trait des plus outrageants envers ce même drapeau de la compagnie :

M) Ibidem, fol. 147, 148.


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En 1654 , l'assemblée étant réunie à la bulle, M. Teissier roy exposa « qu'il pleust a la com« pagnie l'année dernière eslire pour porter le « drapeau Jean Bastide tailheur lequel ayant « accepté la charge plustot par mespris que par « honneur comme il le témoigna dans diverses « occasions, auroit marché le jour de la veilhe « de St Jean mais avec de desdain et de pos« tures quil fit cognoistre par toute la ville quil « ny alloit que par force. Pour mieux mons« trer et descouvrir sa mallisse il fit brûler tout « le d. drapeau qui estoit tout neuf par les « sourdatz qui l'accompagnoient... N'ayant des« puis le d. temps ledit Bastide frequanté la d. « compagnie et exercice des armes et Ihors quon « lui demandoit le sujet de tel refroidissement « il ne respondoit que des injures et de mes« pris contre les officiers de la d. compagnie.... « Il fut délibéré que le dit Bastide seroit rayé « de la compagnie et poursuivi en payement du « drapeau (1). »

Nous voyons par le procès-verbal de la réunion du 14 juillet 1686 que de violents débats s'élevaient sur la valeur du coup porté au papegai:

« Estant venu a tirer a Auban Serin iceluy

1) Ibidem, fol. 178, 179.


— 172 — « de son coup auroit donné au dessous du noir « de la carte duquel coup il pretandict avoir « gagné le prix et vouloit sen saisir en despit « de toutle la compagnie quoy qu'on luy eut « représanté que le coup n'estoit pas bon et leu « a cet esfaict lordonnance faicte a ce subject « portant que nul ne pourra prétandre aux joyes « que le coup ne soit tout franc dans le noir « sans toucher la ligne et comme il insistoit avec « violence et insolence quil vouloit le prix la « compagnie sestant assemblée auroit este deli« beré que le d. prix et carte seroient portés « chez mons. de Fuveau capitaine perpétuel pour « juger sy le coup estoit bon.... lequel M. de « Fuveau a fait la presante ordonnance : Nous « capitaine perpétuel après avoir veu le coup « faict par Auban Serin et veu les entiennes or« donnances avons ordonné conformément à « icelles que nul ne pourra prétandre aux joyes « que le coup ne soit tout franc dans le noir « sans toucher la ligne (1). »

Quelques procès-verbaux attestent que le prix n'était pas gagné, soit par défaut d'adresse, soit par l'inconstance du temps, soit à cause de l'absence totale ou peu s'en fallait des arquebusiers. Ainsi le 7 septembre 1686, le secrétaire

(1) Ibidem., fol. 216.


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Augery relatait ce qui suit : « De lordre de M. « le capitaine ayant faict battre le tambour pour « assembler la compagnie me suis porté au jeu « et faict porter la table, tapis, chaise et livre « et donné à ceux qui l'ont porté 2 sols 6 de« niers, y ayant demeuré plus de deux heures « et tiré moy mesme divers coups pour obliger « les confrères à s'assembler pendant lequel « temps ne seroit venu que deux des confrères « ce qui ma obligé de me rettirer (1). »

Lorsqu'une société est arrivée à ce point d'indifférence le désordre ne tarde pas à s'en emparer. Dans la réunion du 24 novembre 1686, le même secrétaire Augery représentait « quil avoit faict tout son possible pour tacher de remédier aux desordres ou la compagnie se trouve et obliger les confrères de s'animer pour l'interest de la compagnie et continuer l'exercice des armes : que ce grand abandonnement et nonchalances des confrères estoit cause que les précédants trésoriers n'avoient rendu aucun compte et que le secrétaire avoit oublié de coucher dans le livre de la compagnie plusieurs réceptions ce qui est cause que touttes les fois que nous avons esté au jeu on nous a faict des incidents, et que mesme il ne se trouve rien descrit de tout ce

(1) Ibidem, fol. 218.


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qui a esté faict pendant tout le temps quils ont esté en charge. Tout ce grand desordre provient en partie de ce que la compagnie nestoit pas pourveue d'officiers zélés ; que depuis plus de quinze ans on n'avoit faict aucuns prieurs, quon ne celebroit plus la feste de madame Sle Barbe, que le lieu de la butte estoit tout rompu et quil estoit nécessaire et mesme de l'honneur de la compagnie de maintenir une société sy entienne qui a esté sy fleurissante pour le passé.... » A cet effet une réunion générale fut convoquée pour le 1er décembre suivant, au couvent des RR. PP. Grands-Carmes (1).

Là il fut délibéré que pour « restablir la compagnie il seroit faict et créé tous les ans le jour de madame Ste Barbe après le divin service quatre prieurs un trésorier et un secrétaire pour durant l'année prendre soin des affaires de la compagnie, et que pour survenir a la despense nécessaire pour restablir bien les choses chasque confrère payera ceste année trois sols six deniers pour sa cotte et affin quelle soit payée plus ponctuellement nul des confrères ne pourra prétendre aux joyes quil n'aye tout premièrement payé sa cotte Qu'il sera tenu en outre

comparant a messieurs les consuls au nom de

(1) Ibidem, fol. 218.


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M. le capitaine et de la compagnie, par lequel on représentera la nécessité quil y a de faire restablir nostre jeu et de payer à la compagnie les arrérages des quinze livres attendu quil n'y a rien dans la boite (1 ). »

Mais un événement bien plus sérieux que tous ces détails intimes concernant la compagnie devait surtout contribuer à ranimer son zèle pour le maintien de la discipline et l'observation des règles. La confrérie, conformément à un des principaux buts de son institution, allait fournir un concours actif pour la défense du pays et se retremper, sinon de fait, du moins d'intention, dans les hasards des combats.

Vers la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle, la guerre était déclarée contre le duc de Savoie, menaçant d'envahir la Provence.

Or, le 28 juin 1690, la compagnie des arquebusiers s'étant assemblée, le sieur Augery, secrétaire, représenta qu'en conséquence de cette guerre, M. de Fuveau, capitaine avait reçu de Mgr le comte de Grignan, lieutenant-général pour Sa Majesté en cette province, un ordre ainsi conçu :

« Nous ordonnons au sieur de Fuveau capi« taine de la compagnie des arquebusiers de

(1) Ibidem, fol. 219.


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« cesté ville d'Aix soubz le tittre de Saincte Barbe « de choisir cinquante hommes de la dite com« pagnie pour estre en estat de marcher au « premier ordre que nous en donnerons. Fait à « Aix le 27 juin 1690, signé Grignan (1). »

En conséquence de cet ordre reçu, dit le procès-verbal, avec tout l'honneur et révérence possible , deux des confrères sont commis pour conjointement avec ie secrétaire dresser un rôle fidèle de tous ceux de la compagnie pour être ensuite choisy par M. le capitaine le nombre quil trouvera à propos pour marcher. En outre plusieurs personnes zélées pour le service de Sa Majesté et affectionnées pour notre compagnie désirant être reçues et comprises dans le nombre de ceux qui doivent être choisis par M. le capitaine, on décida qu'il était à propos de les . recevoir gratis attendu ce dont s'agit, sans tirer en conséquence ni préjudicier aux règlements et usages de la compagnie (2).

Notre manuscrit donne Testât-et rolle des arquebusiers choisis par M. de Fuveau. La liste était de 63 noms, parmi lesquels nous signalerons : Joseph David fils de l'imprimeur, François Alpheran bourgeois, Joseph Roux frère du

(1) Ibidem, fol. 235.

(2) Ibidem, fol. 235, 236.


— 177 — procureur en la Cour de parlement, Honoré Gilles fontainier, André Perrin bourgeois, etc. etc. « Ainsi non seulement le nombre de cinquante étoit remply, comme le faisait observer M. de Fuveau, mais s'il étoit besoin de faire une compagnie de cent hommes il la fairoit avec autant de facilité, alors que plusieurs personnes de qualité de ceste ville s'empressoient pour estre reçues dans la compagnie et que divers estrangers de Marseille, du Martigues et autres villes de la province s'estoient déjà fait recevoir et fait des dépenses considérables pour faire plus d'honneur à la compagnie (1). »

M. de Grignan se trouvait à Grasse et annonce au secrétaire de la compagnie, député vers lui, qu'il va faire toutes les dispositions voulues pour diriger à leur destination les hommes qui fairont partie de l'expédition projetée.. A son arrivée à Aix, M. de Grignan assista, le 18 juin 1691, à la création du nouveau roi des arquebusiers. « La compagnie alla prendre messieurs les consuls en la maison commune et tous ensemble Mgr le comte de Grignan pour faire le nouveau roy de la butte, ayant Mgr le comte ordonné de tirer loyseau au manège attendu que le lieu de la butte ou de l'exercice

(1) Ibidem, fol. 237, 238.


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aux armes se trouve ruiné... il auroit fait poser loyseau sur les murailles de la ville et tiré le premier coup et donné un louis dor neuf au bassin... et estant venu au rang du sieur Augustin Orcel bourgeois, iceluy auroit de son coup donné au dit oyseau duquel coup il auroit esté déclaré roi etc. (1). »

Dans l'assemblée du 1er août 1692, il fut donné lecture d'un ordre de M. de Grignan prescrivant de choisir cent hommes de la compagnie pour se disposer à marcher au premier commandement. Le lieutenant et l'enseigne reconnus incapables aux armes et n'étant point de la qualité requise furent remplacés d'après le choix que fit M. de Grignan (2).

La petite troupe commandée par MM. de Fuveau, capitaine, et Amat Cousin, lieutenant, se mit en route le 13 août 1693. Notre registre relate tous les détails de cette expédition dont nous nous bornerons à mentionner les principales circonstances (3).

Nos arquebusiers se dirigèrent d'abord sur Trets, puis sur Tourves et de là à Camps où la

(1) Ibidem, fol. 242.

(2) Ibidem, fol. 254,

(3) Ibidem, fol. 256.


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compagnie reçut ordre de M. de Grignan de se rendre le lendemain à Brignolles pour y être passée en revue ; elle traversa ensuite le Val, Barjoulx, Quinson, Biez, Mezel et Digne, et dans cette dernière ville on eut avis que les ennemis avaient pris Guillestre et qu'ils venaient pour assiéger Embrun, et comme ils s'emparèrent de cette localité et de la ville de Gap et qu'ils se tournèrent du côté de Sisteron, la compagnie fut commandée de se rendre en ce lieu où elle fut reçue avec beaucoup de joye, le capitaine et tout son équipage étant logés chez le premier consul, les lieutenant, enseigne et tout le reste de la troupe chez les personnes les plus qualifiées de la ville. Les arquebusiers séjournèrent à Sisteron jusqu'à ce que les ennemis eussent abandonné ce canton et qu'il n'y eut plus aucun danger pour la ville. Le détachement campait à un petit fort au bas du Labouret lorsqu'on apprit que l'ennemi, après avoir brûlé quelques villages de la Provence, s'était entièrement retiré. La compagnie se mettait en route pour Fréjus, parce que l'on appréhendait quelque descente de l'armée navale d'Espagne sur les côtes voisines, mais sur la nouvelle que cette armée s'était aussi retirée et qu'il n'y avait plus rien à craindre ni à faire pour la sûreté de la province, la compagnie reçut ordre le 20 du mois de septembre de se retirer et arriva à Aix


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en fort bon ordre le 1er octobre où elle fut reçue avec beaucoup de joye, et on put dire quelle a esté commandée par tous les endroits de la province où les ennemis menaçaient d'entrer, ayant pour cet effet dressé le présent procès-verbal le jour que dessus et continué ensuite jusques au jour de nostre arrivée en cette ville pour servir d'étemelle mémoire à la compagnie. Signé Augery secrétaire.

Ainsi cette expédition de Sisteron ne fut qu'une promenade militaire. Je me plais à croire que si les circonstances avaient été plus graves nos braves arquebusiers auraient vaillamment payé de leur personne et justifié amplement les termes élogieux du procès-verbal du secrétaire de de la compagnie.

Notre registre ne dil pas que la société de l'arquebuse ait attaché son nom à quelque autre prise d'armes pour la défense de nos frontières. Il ne contient plus que des détails de simple administration, et peu susceptibles d'intérêt. A la fin, sont insérés deux cathalogues : le premier, de tous ceux qui ont esté receux depuis le 12 juin 1611 jusqu'en 1698; le second, des roys, lieutenants et enseignes depuis l'année 1611 jusqu'en 1691. Ces listes comprennent plus d'un nom recommandable dont le pays aime à garder le souvenir.

Je termine par un document puisé dans un


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des registres des délibérations de notre conseil de ville (1).

« Le 12 juin 1752, M. l'assesseur a exposé qu'on a de la peine toutes les années à trouver un roy des arquebusiers ou de Saint Jean, parce que peu de personnes se présentent pour tirer l'oiseau ; on attribue cet inconvénient à la modicité de la rétribution qui est donnée en cette occasion et qui est de nonante livres seulement, et il semble qu'il y aurait lieu de l'augmenter pour inviter les particuliers à se présenter. Sur cette proposition, le conseil a délibéré qu'il sera donné au roy des arquebusiers ou de Saint Jean la somme de cent cinquante livres. »

Il n'existe plus aujourd'hui de corporations d'arquebusiers : elles ont été abolies par l'article 28, section 2 du décret de l'Assemblée nationale du 29 septembre 1791, converti en loi le 14 octobre suivant. Ledit article ainsi conçu :

« Les anciennes milices bourgeoises, compa« gnies d'arquebusiers, fusiliers, chevaliers de « l'arc ou de l'arbalètre, compagnie de volon« taires et toutes autres sous quelque forme et « dénomination que ce soit, sont supprimées. »

Cette mesure avait pour objet l'incorpora(1)

l'incorpora(1) municipales d'Aix. Armoire des délibérations. Conseil du 12 juin 1752.


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lion de toutes les anciennes compagnies dans la garde nationale et les milices françaises.

En 1797, plusieurs amateurs sollicitèrent du Directoire. l'autorisation de s'assembler pour l'exercice au tir du fusil et de la carabine. La permission leur en fut accordée à condition qu'ils ne jouiraient d'aucuns privilèges, qu'ils n'assisteraient pas en corps aux cérémonies publiques et ne porteraient point d'uniforme (1).

Aujourd'hui dans presque toutes les villes de nos anciennes provinces qui possédaient des compagnies d'arquebuse, des sociétés de tir se sont formées et donnent des prix.

Ainsi, en 1864, une société dite des FrancsTireurs se constituait définitivement dans le cheflieu du département des Vosges. Elle adoptait le choix des armes de précision, l'emplacement du tir Spinalien, la forme des cibles, les distances et la manière de noter les coups, les insignes dont les membres seraient revêtus et ceux particuliers aux commissaires de la société (2).

(1) Les tirs d'autrefois, notice de M. Guérin communiquée par M. Lemaislre.

(2) Extrait de l'Impartial de la Meurthe, cité dans le Messager du Midi du 9 septembre 1864.— Cette société des Francs-Tireurs s'est fait remarquer par sa belle tenue, lors des fêtes récentes de la ville de Nancy.


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Dans d'autres localités, une pensée philanthropique vient s'unir au but principal de l'institution : ainsi les Chevaliers de l'Arc, mus par un sentiment commun de prévoyance et de charité fondaient, il n'y a pas longtemps, une société de secours mutuels dont le siège est à Paris. Une feuille hebdomadaire, le Vrai Chevalier, est l'organe des intérêts de l'association (1).

Sans doute, et pour le plus grand intérêt de l'art militaire, de telles sociétés ne sauraient être trop encouragées, mais la loi ne leur accorde plus ni privilèges ni exemptions, et c'est là ce qui établit une différence remarquable entre ces modernes compagnies et les anciennes confréries et corporations.

(1) Notice de M. Guérin.

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L'AMI DES HOMMES

ET

LES ECONOMISTES GRANDS SEIGNEURS

PAR

L. CABANTOUS,

Doyen do la Faculté de Droit d'Aix.

MESSIEURS,

Vers le milieu du dix-huitième siècle, à côté et en dehors de l'école philosophique qui tendait à renverser l'ancienne société, il se produisit une doctrine moins agressive et moins violente, qui avait seulement pour but de réformer le gouvernement et l'administration. Cette doctrine, d'où est sortie plus tard l'économie politique, eut le docteur Quesnay pour fondateur, le ministre Turgot pour principal représentant, le marquis de Mirabeau pour un de ses plus ardents et plus habiles propagateurs.

Le marquis de Mirabeau eut une place à part entre ses contemporains. Singulier mélange d'obstination aristocratique et de zèle novateur,


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il réunit tous les contrastes dans sa personne et dans sa conduite. Sévère et dur pour les membres de sa famille, il témoignait aux étrangers une indulgente bonté. Partisan acharné de la division des classes et de la séparation des rangs, il désirait vivement voir tomber les obstacles qui s'opposaient à l'accroissement du bien-être général. Ami de la royauté qu'il discréditait par les plus incisives attaques, il se proclamait surtout l'ami du genre humain qu'il censurait avec une insultante hauteur. L'action qu'il exerça sur son siècle ne fut dénuée , ni d'utilité, ni de grandeur. Elle eut été bien plus remarquée sans l'incomparable gloire et la toute - puissante influence de son illustre fils, dont il prépara les destinées, en refusant de les prévoir et en essayant de les combattre.

Ce bizarre et très peu sympathique personnage était avant tout et resta toujours grand seigneur. Dans ses plus enthousiastes élans de philanthropie, il ne s'éleva jamais au-dessus des intérêts et des préjugés de sa caste. C'est ce qu'attestent, presque à chaque page,, ses mémoires sur les Etats provinciaux, où il résuma ses idées politiques sous une forme didactique et précise.

Il veut l'extension du régime des pays d'Etats à toutes les provinces du royaume ; mais il ne la désire qu'avec le maintien de la division par


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ordres, et sans aucune atteinte aux privilèges du clergé et de la noblesse. Il répèle à satiété qu'il ne prêche en rien la confusion, le mélange des Etats; qu'il n'entend point supprimer les charges qui pèsent sur les pauvres , et qu'il travaille seulement à en mieux régler le poids et surtout la distribution ; que le paysan doit borner son ambition à labourer en paix, le bourgeois à faire son commerce, tandis que le noble a pour mission d'élever sa famille et de la soutenir au service.

Il conseille aux princes de se tenir toujours en garde contre leur cour, et jamais contre leurs peuples ; mais il ne comprend les garanties des peuples qu'au moyen de corps distincts et privilégiés. La conception d'un droit commun national n'entre pas dans son esprit, et il ne se préoccupe que de rendre les privilèges moins odieux, en les réglant et les généralisant.

Tel fut le système politique du marquis de Mirabeau. Ses doctrines économiques eurent plus d'originalité et de portée. S'il se rattachait à l'école des physiocrates par la prédominance qu'il donnait à l'agriculture sur les autres agents de la richesse publique , il s'en séparait avec éclat par ses opinions beaucoup moins défavorables à l'industrie manufacturière et au commerce. S'il ne trouva pas la meilleure solution de tous les problèmes sociaux, il eut le rare


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mérite d'en prévoir et discuter le plus grand nombre avec une remarquable sagacité.

L'ouvrage , où il réunit et condensa toutes ses idées sur l'économie politique, fut publié sous le titre suivant : L'ami des hommes, ou traité de la population.

Dans cet ouvrage , le marquis de Mirabeau s'efforce d'établir les trois propositions ci-dessous, qui forment le résumé de son système, et qui servent de prémisses à sa conclusion finale :

1° La vraie richesse ne consiste qu'en la population ;

2° La population dépend de la subsistance ;

3° La subsistance ne se tire que de la terre.

De ces trois propositions l'auteur conclut logiquement que toutes les faveurs , tous les encouragements des gouvernements doivent être pour l'agriculture ; que le commerce et le travail industriel ne méritent quelque attention, qu'autant qu'ils vivifient et éclairent l'agriculture.

Le point de départ de la théorie économique du marquis de Mirabeau est justement le contrepied de celui que plus tard adopta Malthus. Le marquis de Mirabeau supposait que l'accroissement de la population avait besoin d'être encouragé, et que l'agriculture, suffisamment perfectionnée et protégée, serait toujours en état de fournir les ressources nécessaires à la population


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croissante. Malthus, au contraire , a posé en principe que la population tendait spontanément à s'accroître dans une proportion plus forte que les moyens de subsistance, quels que pussent être les encouragements accordés au développement de ces moyens.

Il serait difficile d'imaginer deux points de départ plus contraires, et par suite, comme l'un et l'autre auteurs ont une logique également rigoureuse, deux conclusions plus diamétralement opposées entre elles. Tandis que Malthus préconise l'abstention des gouvernements et la contrainte morale des individus, en fait de propagation de l'espèce humaine , le marquis de Mirabeau conseille aux princes de favoriser les mariages, et aux particuliers de se donner les familles les plus nombreuses possibles.

Malgré cette divergence fondamentale, le marquis de Mirabeau n'en a pas moins été le précurseur de Malthus, en ce sens qu'il a, le premier, clairement vu et profondément analysé les rapports intimes qui existent entre la question des subsistances et celle de la population. Son ouvrage renferme, sur ce point délicat, d'ingénieux aperçus, de savantes recherches et de judicieuses réflexions, dont s'est évidemment inspiré Malthus.

Sur la question de l'intérêt du capital, le marquis de Mirabeau, trop influencé par la lé-


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gislation civile et canonique de son temps, se met en contradiction avec les principes les plus élémentaires de la science, en condamnant le prêt à intérêt partout ailleurs que dans le commerce, et en émettant cette singulière proposition que la suppression radicale de - l'intérêt inaugurerait, pour les peuples, le comble de la félicité. Qu'il y a loin de ces utopies surannées aux savantes études de Ricardo et de l'école anglaise sur la légitimité rationnelle du loyer des capitaux, et sur les lois naturelles qui en déterminent le prix et en font varier le cours !

Il est d'autres points où le marquis de Mirabeau prend sa revanche, et se place hardiment en avant de son siècle. Il n'a aucun des préjugés sur la balance du commerce ; il demande la suppression des barrières artificielles qui s'opposent à la libre communication des peuples ; il condamne absolument toutes les prohibitions douanières. Sous ces divers rapports, il dépasse de beaucoup Turgot, et par moments, semble atteindre Richard Cobden. Ce fier aristocrate de l'ancien régime prévoit et approuve la grande révolution démocratique du libre échange.

En résumé, avec ses affections féodales et ses aspirations philanthropiques , également hostile à l'omnipotence de la Cour et à l'émancipation politique du peuple , le marquis de


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Mirabeau n'est ni le chef, ni l'adeple d'aucune école particulière. Il se tient dans un superbe isolement, en contemplation du bien public, tel qu'il le comprend, et réalise un des types les plus complets de l'économiste grand seigneur. A ces- traits, on reconnaît aisément en lui, dans l'ordre des idées et de la logique non moins que selon la nature, le père du puissant tribun qui, des coups de son éloquente parole, ébranla les assises de l'ancienne société et posa celles de la nouvelle. Mirabeau fils , c'est Mirabeau père enflammé d'indignation, débordant de colère et portant dans la politique les audaces et les dédains de l'économisle.



DISCOURS

Prononcé par M. le docteur BOURGUET,

LE JOUR DE SON INSTALLATION COMME MEMBRE TITULAIRE DE L'ACADÉMIE.

Séance du 17 Avril 1866.

MESSIEURS,

En prenant place, pour la première fois, au milieu de vous, j'éprouve le besoin de vous offrir tout d'abord l'expression de ma profonde gratitude pour l'honneur inattendu que vous avez bien voulu me faire en m'associant à vos travaux et en m'appelant à remplacer M. le professeur Ouvré.

L'Académie d'Aix comprenant tout à la fois dans ses attributions les sciences, l'agriculture, les arts et les belles-lettres, il lui eut été facile, en regardant autour d'elle, de choisir des hommes investis de fonctions élevées dans l'administration ou le haut enseignement, ayant rendu de nombreux services à leur pays et pouvant lui en rendre encore davantage, en un mot plus


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capables que moi de la représenter avec éclat et qui eussent mérité, à un plus haut degré, l'honneur d'être appelés à remplir la vacance que le changement de domicile et la démission de mon prédécesseur la mettait dans l'obligation de combler.

Notre ville, en effet, semblable en cela à quelques universités de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Angleterre et même à un petit nombre d'autres villes en France, possède, malgré sa modeste population, toutes les ressources nécessaires au point de vue littéraire, scientifique et artistique ; et la seule société savante qu'elle renferme dans son sein, faisant appel à ces diverses branches du savoir humain, ne saurait être un seul instant embarrassée dans le recrutement de ses membres ; elle est au contraire constamment assurée de pouvoir réaliser des choix qui perpétuent L'excellente réputation qu'il lui a été donné d'acquérir dans le passé et qu'elle a pu heureusement augmenter encore beaucoup dans le présent.

. Mais vous avez pensé, dans cette circonstance, que les sciences médicales, quoique comptant dans cette enceinte plusieurs membres distingués, pourraient avoir un représentant de plus qui viendrait concourir avec eux et avec vous à l'élucidation de quelques-uns des sujets qui se rattachent de près ou de loin à l'étude de cette


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science, et vous avez bien voulu vous souvenir de mes faibles efforts pour contribuer aux progrès de la médecine et de la chirurgie, en même temps que de ma participation plus ou moins active au succès de plusieurs questions intéressant l'hygiène publique et la Provence.

Votre décision, Messieurs, témoigne d'une façon trop éclatante de l'estime que vous portez à la science médicale et de l'intérêt que vous prenez à ses progrès. Elle fait voir, d'une autre part, avec trop d'évidence l'utilité de cette dernière en face de quelques-uns des problèmes sociaux de notre époque, pour que je ne me sente fier et heureux de vos suffrages, comme membre du corps médical d'Aix.

Mais, tout en vous remerciant de la distinction flatteuse que vous avez bien voulu m'accorder, tout en ressentant et en appréciant vivement les sentiments de bienveillante sympathie dont j'ai été l'objet à celte occasion de la part de l'Académie, je ne saurais oublier, Messieurs, combien j'avais peu le droit d'y prétendre, et surtout combien mes mérites personnels me placent dans une infériorité relative vis-à-vis de mon éminent prédécesseur.

Vous ne rencontrerez chez moi, en effet, ni la parole élégante, correcte et pure, ni la conception vive et brillante, la solidité de pensée,


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la hauteur de jugement, le coup-d'oeil créateur de l'écrivain et de l'historien que possède à un si haut degré M. le professeur Ouvré. Ce sont là des qualités que Dieu réserve au très petit nombre et que l'on retrouve dans l'enseignement oral aussi bien que dans les divers écrits sortis de la plume de mon prédécesseur. Son Histoire de Poitiers sous la Ligue et depuis la fin de la Ligue jusqu'à la prise de la Rochelle ; ses notices biographiques sur d'Aubéry, sieur de Maurier et Jean Bouchet, historien et poète du XVIme siècle ; sa dissertation sur le traité de Dante : De Monarchia ; son discours d'installation à la Faculté des lettres d'Aix sur l'Importance des études historiques; enfin celui prononcé à la séance de rentrée des facultés de Théologie, de Droit, des Lettres de notre ville, en 1862, sur l'Enseignement au moyen-âge et les facultés des lettres, témoignent tous à l'envi de l'étendue, de la variété et de la solidité de ses connaissances, de la rectitude de son esprit et de son jugement, de sa haute impartialité dans l'appréciation des faits historiques, de sa puissance de travail et de son désir constant de mettre en lumière les faits obliés, méconnus, ou faussement interprêtés. On y reconnaît à chaque page que l'auteur appartient à cette phalange de chercheurs persévérants qu'aucune investigation ne rebute, aux yeux desquels la vérité seule mérite


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nos hommages, doit planer au-dessus de toutes les autres considérations, et qui ne sauraient toucher à une question sans la faire considérer sous un aspect tout nouveau.

L'histoire aujourd'hui, plus qu'aucune autre branche de l'érudition, change en effet de face comme science et comme méthode. Toutes les sources auxquelles s'alimente le récit des temps passés : les archives, les mémoires, les correspondances ont été plus curieusement interrogés par de laborieux et puissants esprits. La critique des documents tirés de leur poussière séculaire est devenue un seps nouveau acquis par l'historien, et, devant la sévérité et l'exactitude de ses procédés, se sont évanouis et s'évanouissent chaque jour les préjugés traditionnels, les points de vue exclusifs, les jugements pour ainsi dire stéréotipés, les récits surannés qui se transmettaient de génération en génération sous le nom d'enseignement historique. Un souffle nouveau a passé sur cette féconde étude, une des plus riches en enseignements et en expérience que l'esprit humain puisse aborder. Le passé avec sa complexité vivante, avec ses passions, ses grandeurs et ses vices, avec ses figures héroïques ou médiocres, avec ses hommes et ses instincts populaires, s'est relevé devant nous et a repris l'existence. La science, l'imagination, les recherches patientes sont parvenues seules à opérer


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cette résurrection. Aussi, désormais, l'histoire n'est-elle plus une pâle série de faits et de noms indistincts ; elle marche et se déroule sous nos yeux, nous y avons, peu s'en faut, nous-mêmes part, et les âges écoulés présentent à nos regards presque le même intérêt que les événements contemporains. — Nous n'avons pas ici de noms propres à placer à côté de ce portrait de l'historien moderne. Ces noms sont dans toutes les mémoires, et notre ville a eu l'honneur de fournir les plus illustres. — Qu'il nous suffise de dire qu'à tous ces titres, surtout par l'exactitude de la forme et du fond et par l'esprit qui l'anime, l'enseignement oral et les ouvrages écrits de M. Ouvré appartiennent à cette école et y occupent une place distinguée.

Ces divers mérites réunis rendent plus regrettable encore son absence au sein de l'Académie d'Aix. Ajoutons que la franchise de son caractère, la sûreté de ses relations, la simplicité et la droiture de ses manières, sa conception rapide et nette, son aptitude à juger sainement les questions qui ne rentrent pas dans le domaine habituel de ses études favorites, lui eussent permis d'apporter bien souvent la lumière sur une foule de sujets soumis à vos discussions. Il est vrai, Messieurs, que notre confrère n'est pas complètement perdu pour nous; si son domicile n'est plus à Aix, sa parole s'y fait encore en-


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tendre ; la Faculté des lettres est toujours heureuse de le compter au nombre de ses meilleurs professeurs, et les amitiés vives qu'il laisse derrière lui, à l'Académie et hors de l'Académie, nous permettent de conserver l'espoir qu'il viendra de temps en temps prendre part à nos modestes travaux.

Après ce premier et beaucoup trop faible tribut d'éloges accordé à mon prédécesseur immédiat, je désirerais, Messieurs, me reportant plus en arrière, rappeler devant vous, d'une manière succincte, la mémoire des membres de cette Académie qui avaient eux-mêmes occupé, avant M. Ouvré, le siège dont je viens de prendre aujourd'hui possession.

Le premier d'entre eux est M. Defougères, professeur à la Faculté de droit, député de l'arrondissement de Tarascon, sous la Monarchie de juillet, plus tard recteur des académies d'Aix et de Lyon. M. Defougères joignait à une véritable habileté oratoire des connaissances très étendues en jurisprudence. Dans les diverses fonctions qu'il eut à remplir, comme professeur à la Faculté de droit, comme député et comme recteur de deux académies importantes, son zèle et son activité ne se démentirent jamais. Il portait à notre ville et à ses institutions universitaires, à la fondation de plusieurs des6

des6


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quelles il avait puissamment contribué, le plus sincère et le plus vif intérêt, et son souvenir est encore vivant parmi bien des membres de cette Académie. Il y avait été admis le 30 janvier 1828; il continua à en faire partie jusqu'à sa mort, arrivée le 8 octobre 1849.

Le successeur de M. Defougères fut M. Pons, professeur d'histoire et doyen de la faculté des lettres. Non moins remarquable par la droiture et l'élévation de son caractère que par sa simplicité toute antique, ses principes sévères de délicatesse et d'honneur, sa grandeur d'âme en face de la mort, son extrême modestie, son jugement sûr, la finesse de son esprit, sa parole facile et imagée, sa verve un peu railleuse, enfin sa haute impartialité comme historien et l'étendue de ses connaissances sur les matières qui formaient la base de son enseignement, M. Pons avait été reçu membre de notre Académie en décembre 1849; il mourut à Aix le 17 octobre 1853.

A M. Pons succéda M. Zeller, qui avait également succédé au premier dans sa chaire d'histoire à la faculté des lettres. Sa réception eut lieu le 6 février 1855. Appelé à Paris en 1858, M. Zeller n'occupa que pendant trois ans son siège à notre Académie ; mais, pendant ce temps, chacun de vous, Messieurs, put apprécier le charme de sa conversation, l'éclat de sa parole, sa haute perspicacité et sa connaissance pro-


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fonde des hommes et des événements de l'histoire. La collection de vos Mémoires qu'il a enrichis d'une partie de son étude politique et morale sur l'empire et les empereurs romains, est là d'ailleurs pour attester la part importante qu'il savait prendre à vos travaux. M. Zeller est aujourd'hui maître de conférences à l'école Normale supérieure et professeur d'histoire à l'école Polytechnique. Il a publié sur l'histoire ancienne, celle du moyen-âge, celle d'Italie et l'histoire moderne, de nombreux ouvrages qui sont entre les mains de tout le monde, et dans lesquels on voit briller, à côté d'une grande érudition, un jugement parfaitement sûr et des appréciations toujours motivées.

Enfin le dernier membre dont j'ai à vous entretenir, prédécesseur immédiat de M. Ouvré, a été M. Ayma, principal du collège de notre ville, qui, en dehors de ses fonctions universitaires importantes, trouvait encore le temps de se livrer à l'étude et à la culture des belleslettres. M. Ayma avait été reçu membre de l'Académie le 13 avril 1858; son départ d'Aix ayant eu lieu l'année suivante, il fut nommé membre correspondant le 30 mai 1859. M. Ayma a publié plusieurs ouvrages de poésie ; un livre d'éducation traduit de l'anglais : Les devoirs des mères de famille ; enfin un dernier ouvrage devenu populaire : La vie du vénérable J. B. de La Salle, fondateur des Ecoles chrétiennes.


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Je regrette, Messieurs, que le temps ne m'ait pas permis de remplir le cadre que je métais tracé aussi complètement que je l'eusse désiré. Je reconnais d'ailleurs toute mon incompétence pour apprécier à leur juste valeur des hommes qui se sont distingués en parcourant des carrières complètement différentes de la mienne. J'ai voulu seulement rappeler les traces de leur passage à l'Académie d'Aix, montrer que le culte du souvenir se perpétue au milieu de nous, et que l'Académie est heureuse de pouvoir rendre justice aux vivants aussi bien qu'aux morts, à ceux qui sont loin en même temps qu'à ceux qui sont près de nous.

Que si maintenant je me considère moi-même, le sentiment de mon insuffisance m'apparaît plus manifeste encore et pèse sur moi de tout son poids. En présence de pareils prédécesseurs, je crains de rester au-dessous de la tâche que j'ai volontairement acceptée et de laisser péricliter entre mes mains l'héritage qu'ils m'ont transmis. J'ai besoin, pour me relever et prendre courage, d'être soutenu par le souvenir de votre indulgence passée et par cette conviction, que dans une Société savante, comme dans toutes les positions sociales et dans les diverses circonstances de la vie, on peut être.utile, malgré l'inégalité du talent. Je n'oublie pas d'ailleurs que le con-


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cours que je puis vous offrir et que vous attendez de moi est exclusivement médical, par conséquent circonscrit dans des limites un peu restreintes'.

Quel peut être ce concours ? Quels services peut rendre le médecin dans une académie de province, qui comprend, comme celle d'Aix, les sciences en général, et en outre l'agriculture, les arts et les belles-lettres? Telle est la dernière question que je me propose d'examiner avec vous.

Considérée à un point de vue purement scientifique, la médecine embrasse un certain nombre de sciences particulières dont la connaissance lui est avantageuse, sinon indispensable, et auxquelles elle fait des emprunts fréquents, en vue d'amener la guérison ou le soulagement des maux qui affligent l'humanité. Mais les appels journaliers que le médecin fait à la physique, à la chimie, à l'histoire naturelle, à la météorologie, par exemple, ne sauraient le transformer en physicien, en chimiste, en naturaliste, en météorologiste de profession. Or, ce qu'il faut à une société comme la nôtre, ce sont des membres qui joignent à une culture littéraire suffisante, des notions approfondies sur l'une quelconque des diverses connaissances humaines. Les sciences dont je viens de parler sont d'ail-


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leurs assez importantes par elles-mêmes, pour avoir le droit d'être représentées ici par un savant spécial ou tout au moins par une personne qui en fasse le sujet de ses méditations habituelles.

J'en dirai autant de la zoologie, de la zootechnie, de l'anatomie et de la physiologie comparées, de la médecine vétérinaire. Les questions assez nombreuses qui peuvent se rattacher à chacune de ces sciences, non moins que leur importance au point de vue agricole, rendraient désirable, ce me semble, la présence au sein de l'Académie d'un membre particulier pour cette section. Évidemment, le médecin ne saurait remplir une pareille lacune.

Quant aux services que les sciences médicales proprement dites peuvent rendre à l'agriculture, aux arts, aux belles-lettres, tout en reconnaissant qu'il existe entre ces diverses branches sur lesquelles s'exerce l'intelligence et l'activité de l'homme, des points de contact multipliés, et qu'il peut se présenter plus d'une circonstance où l'intervention du médecin soit utile, je ne saurais me dissimuler cependant que les cas de ce genre ne doivent être ni aussi fréquents ni aussi nombreux qu'on pourrait le croire de prime abord et qu'ont pu le penser de fort bonne foi des hommes trop pénétrés de l'importance du rôle qu'il convenait d'assigner à


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cette dernière science ; à moins toutefois que le médecin ne soit lui-même, en pareil cas, un agronome, un artiste ou un littérateur distingué, ce qui heureusement n'est pas chose rare à l'honneur de notre profession, et ce que l'Académie d'Aix a eu la bonne fortune de rencontrer maintes fois parmi les membres du corps médical, morts et vivants, qui m'ont précédé dans cette enceinte.

Les sujets sur lesquels le médecin peut s'exercer plus particulièrement au milieu de vous, ce que j'appellerai volontiers ses attributions académiques, sont :

1° L'étude des maladies locales (endémies) ;

2° Celle des épidémies ;

3° Les questions qui se rattachent à l'hygiène publique ou privée ;

4° Enfin, un petit nombre de questions relatives à la statistique médicale.

Les maladies endémiques, vous le savez, Messieurs, ont pour caractère de régner constamment ou à des époques fixes dans une contrée ou dans une localité particulière. Elles sont le résultat de causes exclusivement locales, et, à ce titre, elles peuvent fixer avantageusement l'attention d'une société savante comme la nôtre, dont la plupart des membres connaissent les lieux où ces maladies prennent naissance et


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peuvent dès lors parfaitement apprécier les causes qui les provoquent ou les entretiennent et les moyens que la science permettrait d'employer pour en obtenir la disparition.

Quant aux épidémies, quoique leurs causes soient plus générales, elles présentent néanmoins dans leur marche, leurs symptômes, leur degré de gravité, l'époque de leur apparition ou de leur disparition, parfois même dans leur traitement ou leur prophylaxie, des circonstances qu'il peut être avantageux de signaler à l'attention publique. Or, la juste influence dont jouit une Académie de province, dans la circonscription qu'elle embrasse, me paraît justifier pleinement qu'un pareil sujet soit porté devant elle.

Mais l'utilité de son intervention est surtout évidente à propos des diverses questions qui se rapportent à l'hygiène publique et privée. Étudier les influences nuisibles ou favorables des agents qui nous entourent, prévenir les maladies et conserver la santé des individus aussi bien que des masses, représente un but trop élevé, trop social, trop humanitaire, pour que j'aie à développer devant vous les motifs qui peuvent engager l'Académie à se livrer à cette étude; mieux que moi, chacun de vous en comprend les avantages, et tous, tant que nous sommes, avons à coeur de lui voir porter des fruits. La plus pure, comme la plus douce des


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récompenses n'est-elle pas pour les sociétés savantes, aussi bien que pour chacun de ses membres, le sentiment d'un devoir accompli et d'un service rendu... !

Enfin la statistique médicale, qui n'est qu'une branche de la statistique générale, en disposant de chiffres authentiques sur les morts, les naissances , les maladies, les épidémies, dans une contrée, une ville, un rayon limité, permet de réunir des faits du même ordre, de les rapprocher, de les grouper ensemble, d'établir sur des bases solides les résultats de l'observation médicale, et d'en déduire des conclusions, qui, fécondées par l'intelligence, conduisent à la découverte des lois régulatrices de l'humanité. A tous ces titres encore, la statistique me parait avoir sa place marquée parmi les sujets qui peuvent fournir matière à des communications académiques.

Vous le voyez, Messieurs, j'avais raison de le dire, le concours que le médecin peut apporter au milieu de vous est essentiellement limité. Toutefois, dans les limites mêmes où son action se trouve circonscrite, il lui reste encore une part assez belle et dont il serait injuste qu'il ne se montrât pas reconnaissant, puisqu'elle lui procure l'occasion de rendre quelques services. En coopérant à vos travaux, il peut d'ailleurs, et


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ce n'est pas une de ses moindres prérogatives, il peut, dis-je : recevoir plus encore qu'il ne donne.

Ainsi, en cultivant avec vous les sciences soeurs de la médecine, il trouve le moyen de se tenir au courant de leurs progrès, de juger plus sainement les découvertes qu'elles font chaque jour, et d'en mieux apprécier les résultats pratiques.

Les questions agricoles débattues par vous lui permettent à leur tour de s'initier aux faits nouveaux qui se produisent dans celte science, fondement de la vie humaine et source de tous les vrais biens, selon l'expression d'un grand orateur chétien (1 ) ; elles lui fournissent de plus la possibilité d'étudier de près quelques-unes de ses applications au pays qu'il habite, et font ainsi passer dans son esprit des vues et des idées que l'expérience a déjà sanctionnées et qu'il lui sera donné plus d'une fois de faire prévaloir dans ses rapports journaliers avec toutes les classes de la société.

Les arts et les belles-lettres, qui élèvent le niveau de l'intelligence, polissent les moeurs, et procurent à ceux qui les cultivent des satisfactions si douces et si pures, viennent de leur

(1) Fénélon, Télém. XIX.


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côté tempérer et corriger, chez le médecin, ce que la science de la vie présente elle-même d'aride et parfois de trop exclusif.

Cet échange continuel de pensées élevées, de vues utiles, d'enseignements pratiques, ne peut que tourner au profit commun. Dans le commerce des choses de l'esprit, tout le monde gagne : celui qui donne aussi bien que celui qui reçoit ; et le propagateur d'une vérité utile ne sert pas moins l'humanité, s'il ne la sert même davantage, que celui qui a eu le mérite d'en faire la découverte.

Servir l'humanité, la servir avec dévouement et désintéressement, chacun selon ses forces et ses moyens, telle doit être, telle est notre devise à tous ; être utiles à notre pays, à la Provence, à la ville d'Aix, telle me paraît être la mission spéciale de l'Académie. Les corps savants, comme les individus, doivent avant tout tendre vers ce but. La considération qui les entoure, l'influence qu'ils peuvent exercer autour d'eux ne se maintiennent et ne s'accroissent qu'à ce prix.

Depuis longtemps, Messieurs, l'Académie d'Aix s'est engagée dans cette voie. Les résultats et les encouragements qu'elle y a obtenus démontrent que c'est la seule bonne. Toutefois, passé de même que noblesse obligent, les efforts d'une autre époque ne sauraient nous dispenser d'ef-


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forts actuels et même futurs. Le progrès est la loi de l'humanité, et le succès nécessite un travail incessant : c'est un combat dans lequel on ne triomphe qu'en restant toujours sur la brèche... Quelque beau que puisse être le rôle de l'Académie, lorsqu'elle recherche la vertu qui se cache et le dévouement qui s'ignore lui-même, elle ne doit pas oublier cependant que ce rôle ne saurait entièrement lui suffire. La défense des besoins et des intérêts des populations de la Provence, la recherche des moyens capables d'améliorer leur sort, l'introduction et la propagation des idées et des pratiques utiles ; les conseils et les mesures qui pourraient prévenir ou rendre moins graves quelques-unes des maladies qui les affligent, ne sont pas moins dignes de toute notre sollicitude et de nos méditations sérieuses.

Dans cette direction, parcourue par vous jusqu'ici avec bonheur, il reste encore, cela n'est pas douteux, beaucoup à glaner. Le bien, comme l'espace, est sans limites. Unissons-nous donc pour travailler à lui faire produire des fruits en commun, et n'oublions jamais que si l'union fait la force, l'isolement et l'inaction font aussi la faiblesse.


DISCOURS DE RECEPTION

PRONONCÉ

Par le Comte GASTON DE SAPORTA.

Séance du 29 Mai 4866.

MESSIEURS,

L'honneur d'être admis au milieu de vous me touche d'autant plus qu'il réalise pour moi une sorte de tradition de famille, à laquelle je suis heureux d'être demeuré fidèle. Vous me pardonnerez de vous signaler cette circonstance toute personnelle, tellement il est naturel que je me souvienne en ce moment que mes parents, depuis trois générations (1), ont fait partie de

(1 ) Le récipiendaire a voulu désigner Emmanuel-HonoréHippolyte Boyer de Fonscolombe, ancien conseiller au Parlement, Elienne-Laurent-Hippolyte et Marcelli7i Boyer


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votre société. Peut-être même penserez-vous, non sans quelque fondement, que ceux dont je parle ont justifié le choix de vos prédécesseurs, puisque aux qualités du coeur et de l'intelligence ils ajoutèrent l'exemple des occupations utiles, dont -ils ont perpétué le goût dans leur famille, en même temps que l'espoir des distinctions flatteuses par lesquelles vous savez si bien les couronner. C'est vous dire, Messieurs, que je considère comme une récompense des travaux obscurs, mais persistants, auxquels je me suis livré depuis plusieurs années, le droit que j'obtiens aujourd'hui de vous suivre de loin, et de puiser auprès de vous de précieux enseignements.

3'ai encore cette heureuse chance de ne combler aucun vide irréparable, de pouvoir vous entretenir de mon prédécesseur sans y mêler la tristesse d'un dernier adieu, mais en vous rappelant au contraire les liens qui continuent à le rattacher à l'Académie. L'aimable caractère de M. Méry, son esprit qui semble lié au nom

de Fonscolombe, ses bisaïeul, aïeul et grand-oncle maternels, membres-fondateurs de l'Académie, auteurs de plusieurs travaux insérés dans ses Mémoires ; ainsi que son propre père, présenta la séance.


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qu'il porte, ses connaissances variées vous sont trop connues pour que j'essaie d'en tracer le tableau. M. Méry appartient à notre ville par la chaire qu'il occupe avec distinction depuis tant d'années à la Faculté des Lettres. Nous avons suivi et souvent applaudi ses brillantes excursions dans le domaine des diverses littératures. Intelligence ornée et féconde, il entraîne par le charme d'une parole facile, d'un style coloré, d'une imagination pleine de vie et de hardiesse, d'une science assez solide pour instruire , assez aimable pour se dérober sous des voiles attrayants. On se sent attiré vers lui par un accueil plein de grâce et de bonté ; indulgent pour la jeunesse, il joint à tant de qualités les dons du coeur, une gaité douce et enfin une modestie que je craindrais d'offenser si j'achevais cette esquisse ; d'ailleurs , Messieurs, puisque l'Académie forme une grande famille, elle doit craindre qu'on ne l'accuse de se louer elle-même, en insistant trop sur le mérite de chacun de ses membres.

Par un contraste complet tout à mon désavantage, loin de ressembler à celui que je remplace, je vis renfermé dans une sphère spéciale, dont je ne saurais franchir impunément les étroites limites. Désireux d'essayer auprès de vous cet échange d'idées qui fait le charme et constitue le but des réunions savantes, c'est aux objets


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même de mes études que je devrai recourir. Si quelque chose, il est vrai, a fixé sur moi votre bienveillance, je le dois uniquement à la géologie, à la paléontologie, à la botanique ; vous ne sauriez donc vous étonner que je reste fidèle à ces sciences, lorsque je vous parle pour la première fois. Malgré tout, je n'ai cependant que trop de motifs de craindre mon insuffisance. Il faut l'avouer, les sciences naturelles, quand elles sont purement spéculatives, ne conviennent qu'à un petit nombre de personnes dominées par un penchant d'une nature particulière. Quelque vaste que soit le champ ouvert devant elles, ce champ est presque toujours un endroit clos et réservé, auprès duquel peuvent passer avec indifférence les esprits les plus élevés et les plus sérieux.

Sans vouloir expliquer les causes de cet éloignement, sans chercher même à s'en étonner, il est permis pourtant d'invoquer, en faveur des sciences naturelles et de la géologie en particulier, la considération des immenses progrès qu'elles ont accomplis en peu d'années. Appuyées sur l'esprit d'analyse, levier dont la puissance est incalculable, elles ont tellement élargi le cercle de leurs découvertes, que les faits recueillis par elles affectent l'esprit de l'homme tout entier. Loin de moi la pensée de développer en quelques lignes un point de vue dont la gran-


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deur étonne à mesure qu'on l'approfondit, ni même de préciser le nombre et la nature des problèmes successivement abordés ; je voudrais cependant, tout en négligeant l'ensemble de la question, en effleurer Certains côtés, et faire voir comment les notions tirées de la géologie et de la paléontologie, qui n'en est qu'une branche, peuvent être appliquées à la connaissance de nos traditions locales, de nos monuments, du passé de notre pays et des races d'hommes qui l'ont habité autrefois.

Et d'abord, Messieurs, il existe une étroite analogie de procédés entre la géologie en général et les sciences d'érudition historique ou critique, qu'on peut désigner sous le nom d'archéologie, en prenant ce terme dans son acception la plus étendue.

Que fait l'archéologue? A l'aide de documents le plus souvent incomplets, il rassemble les éléments épars d'anciens édifices matériels ou moraux ; il les rapproche, et suppléant aux lacunes, il restaure les lignes d'un monument, il recompose une inscription ou un manuscrit ; bien plus, il retrouve la formule rigoureuse des moeurs et des idées d'une époque oubliée, qui le plus souvent a suivi son chemin inconsciente des passions et des mobiles qui l'entraînaient. A la voix de l'archéologue cette époque semble pourtant se redresser comme une statue intacte, en secouant la poussière des âges lointains.


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Le géologue n'agit pas autrement ; comme l'antiquaire, le critique et l'historien, il observe les traces d'un passé qu'il cherche à reconstruire ; attentif aux assises des anciens âges, il retrouve à la surface du sol ou dans ses profondeurs les vestiges accumulés des états successifs par lesquels la terre a passé, et qui furent pour elle ce que les diverses civilisations ont été pour l'homme, depuis que sa race est réunie en société.

Les procédés sont identiques de part et d'autre; mais on peut dire sans crainte que le bût de la paléontologie est un des plus élevés qu'il soit donné à l'homme de poursuivre ; puisque se plaçant au-dessus de la partie technique et matérielle de ses recherches, elle agite nécessairement le problème encore si obscur de l'origine des espèces, et qu'elle entretient l'espoir, peut-être chimérique, d'en sonder un jour la profondeur. La paléontologie, en effet, dès qu'elle sort du domaine étroit de la classification, ne recherche pas seulement l'individu, ni l'espèce ou le genre, dans les restes fossiles qu'elle étudie, mais plutôt l'ensemble des phénomènes de la vie. En recomposant la longue série des êtres d'autrefois, elle en retrouve les rapports et en établit les enchaînements. C'est ainsi qu'elle fixe le mode d'apparition, de développement et de déclin des divers groupes orga-


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niques des deux règnes ; qu'elle détermine la mesure des modifications qu'ils ont successivement éprouvées ; enfin, c'est ainsi qu'elle s'efforce de remonter de phénomène en phénomène jusqu'à l'origine même de la vie. Celle-ci lui apparaît alors comme une force à la fois active et mystérieuse, inconnue dans son principe, mais qui, une fois introduite dans le monde, n'a cessé d'y circuler et d'y manifester sa puissance, en produisant des êtres de plus en plus compliqués et diversifiés, à travers une foule de déviations, de luttes et d'éliminations partielles ou générales.

C'est là, Messieurs, le grand côté de la paléontologie, celui par lequel elle touche réellement à l'homme ; elle nous le montre, en effet, venant à son tour sur la terre pour accomplir sa destinée, après que tant de générations antérieures ont achevé la leur ; s'agitant là où d'autres se sont agités avant lui ; traversant le même théâtre ; mais supérieur à tous puisque seul il a pu l'explorer en entier, et que seul il a la conscience de ce qu'est le monde, de ce qu'il est luimême et des devoirs qui lui sont imposés.

La paléontologie se rattache directement à l'homme, non seulement parce qu'elle observe la trace des époques qui précédèrent sa venue, mais encore parce qu'elle le considère dans son passé le plus reculé ; et par là elle se confond


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réellement avec la science archéologique, puisque après avoir abordé successivement des temps que leur éloigneraient dérobe à nos calculs, en s'avançant toujours du fond du passé, elle rencontre enfin ces frontières indécises qui d'une part communiquent avec les âges antérieurs à l'homme, et de l'autre touchent à celui où il a commencé à se répandre sur la terre. Alors seulement la paléontologie atteint les limites extrêmes de son domaine. Parvenue à ce point, elle aperçoit de loin l'histoire assise aux confins de l'humanité primitive, encore indécise et la face voilée, semblable à ce fleuve dont le cours devient d'autant plus mystérieux qu'on remonte davantage vers son origine, mais que des voyageurs marchant dans une direction inverse ont enfin rencontré sur leurs pas.

Je me hâte d'abandonner ces hauteurs, où les perspectives qu'on entrevoit pourraient aisément troubler par leur immensité des regards mal assurés ; je rentre dans un cercle plus modeste, et je me renferme dans mon pays. Vous verrez, Messieurs, quelque rapide que soit l'esquisse que je vais tracer, combien la géologie touche, à notreinsu, à ce qui compose nos souvenirs, aux objets même qui sont les plus familiers à chacun de nous.

En premier lieu, elle préside nécessairement à l'origine de notre cité, dont le nom est inti-


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mément lié aux eaux thermales qui furent la raison d'être de la colonie romaine. Florus abrégeant Tite-Live dit en propres termes (1) : que le proconsul Calvinus fut déterminé à fonder la ville à laquelle il donna son nom, par l'abondance des eaux chaudes et froides qui surgissaient de tous côtés, ob copiam aquarum e calidis frigidisque fontibus. Ces eaux que l'antiquité, selon le témoignage de Strabon (2), accusait d'avoir depuis diminué de chaleur et de volume, la géologie cherche à en deviner le cours souterrain. Plusieurs problèmes relatifs soit à leur régime, soit à leur force ascensionnelle, soit aux profondeurs auxquelles elles doivent atteindre pour s'échauffer, soit enfin aux dislocations du sol qu'on remarque dans le voisinage du point où elles surgissent, s'agitent encore aujourd'hui parmi les hommes spéciaux qui s'occupent de ces questions. M. Rouard, dans sa notice sur la bibliothèque Méjanes (3), a dressé sa longue liste d'ouvrages médicaux ou descriptifs qui ont eu pour objet les eaux thermales d'Aix dans le cours des deux siècles

(1) Epitome, liv. LXI.

(2) Strabon, liv. IV.

(3) Notice sur la bibliothèque d'Aix dite de Méjanes, précédée d'un essai, etc., par E. Rouard, bibliothécaire. Aix, 1831, p. 236 à 238.


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précédents. Le dernier est celui du docteur Robert, publié en 1812. Parmi les contemporains, je citerai seulement le nom des célèbres géologues anglais Murchison et Charles Lyell qui, après avoir visité Aix au début de leur carrière en 1828, consignèrent leurs observations dans une notice curieuse accompagnée d'une coupe, extraite du Nouveau journal philosophique d'Edinburgh (octobre 1829) et devenue aujourd'hui très rare. Récemment M. François, inspecteur des eaux minérales, en a fait l'objet d'études toutes particulières. On ne saurait dire pourtant qu'il existe encore une explication satisfaisante du surgissement de nos eaux thermales. Mais il faut l'avouer, en géologie c'est la partie historique, celle qui raconte les modifications successives éprouvées par le globe à sa surface qui se trouve la mieux connue ; tandis que ce qui tient aux phénomènes intérieurs, bien qu'ils agissent encore sous nos yeux, se laisse plus difficilement pénétrer.

Il est cependant certain qu'en examinant la charpente de notre sol, le géologue aperçoit plusieurs crevasses profondes, affectant sur bien des points la correspondance naturelle des couches ; ces crevasses sont plus ou moins prononcées ; les unes, peu visibles à la surface, ne sont reconnaissables qu'à certains replis du terrain. Il faut un oeil exercé pour marquer la


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place et la direction de ces lignes de dislocation cachées sous des alterrissements superficiels. Il existe probablement une fissure de ce genre, se prolongeant sous notre ville à l'endroit même où sourdent les eaux thermales. D'autres crevasses, comme celle à qui est dû l'escarpement et le plateau d'Entremont, ne se sont produites qu'en déchirant la continuité primitive des couches, dont le niveau a été déplacé de telle façon, que les unes se sont affaissées en désordre, tandis qu'une autre partie a été relevée à un niveau relatif bien supérieur.

Sur ce plateau couronné par un banc continu de calcaire lacustre, vous le savez, Messieurs, les Salyens avaient assis leur oppidum, ou plutôt l'enceinte irrégulière, protégée sur les points accessibles par des murs en pierres brutes, qui leur tenait lieu de cité. Cette enceinte fortifiée servait de refuge à ces peuples à cas d'attaque ; ils y abritaient leurs troupeaux, leurs richesses, leurs provisions et les objets de leur culte. Ce lieu remarquable par bien des recherches savantes (1) et surtout par les bas-reliefs qu'on y

(1) V. Recherches sur les ruines d'Entremont, situées près d'Aix (Bouches-du-Rhône), par E. Michel de Loqui, avocat à Aix, 1839.

Notes d'un voyage dans le Midi de la France, par Prosper Mérimée. (Paris, 1835, p. 235-240).


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a découverts et que l'un de vous a décrits (1), perd malheureusement de plus en plus sa physionomie distinctive par les changements que la culture y opère. L'enceinte même envahie par la végétation ne subsiste plus qu'en partie ; les blocs grossièrement équarris, assez régulièrement appareillés, mais non cimentés, qui servaient de revêtement extérieur, se montrent ça et là vers la base des talus ; partout ailleurs ils ont disparu, et des amas confus de pierres entassées, mêlées à des débris de poteries grossières à pâte rougeâtre pétrie de grains de quartz, marquent l'emplacement des anciens remparts, dont ces moëlons servaient peut-être à former la masse intérieure.

Il est singulier qu'on soit amenda reconnaître, par l'observation des empreintes fossiles, que ce même calcaire du plateau d'Entremont a dû fournir les matériaux de plusieurs monuments en grand appareil romain, remontant au haut empire, dont les vestiges se retrouvent sur divers points de la cité. Le mur entièrement antique, surmonté encore de sa corniche et percé de baies

(1) Mémoires de l'Académie des sciences, agriculture, arts et belles-lettres d'Aix, t. vi, p. 341. — Mémoire sur les bas-reliefs gaulois, trouvés à Entremont, par M. Rouard, bibliothécaire de la ville. — Ce mémoire a été couronné par l'Inslilul, en 1851.


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en plein ceintre, qui prolonge lès bâtiments de la Maîtrise sur la place de l'Université et reparait en retour sur celle de l'Archevêché, est bâti en blocs réguliers, taillés en bossage, de ce même calcaire lacustre. On le retrouve à la tour de l'horloge, dont il constitue la base, et à l'entrée de plusieurs des rues adjacentes. Toutes ces pierres, à quelque usage qu'on les ait appliquées depuis, remontent certainement à la cité romaine ; la dureté de leur grain atteste les soins qui étaient alors apportés au choix des matériaux destinés aux monuments publics ; on pourrait même conjecturer, sans invraisemblance, à cause de l'identité de la roche, qu'elles furent empruntées à l'ancien oppidum devenu désert et converti en carrière. La ruine de la localité salyenne n'a dû être ni immédiate, ni totale ; elle a pu subsister assez longtemps à l'état de bourgade démantelée, à côté de la jeune colonie. Les débris de poterie fine à patine noire, appartenant à un art plus délicat, qu'on y rencontre quoique rarement (1), attestent qu'elle a

(1) J'ai recueilli, dans une excursion récente, plusieurs morceaux de ces poteries minces à vernis noir. M. Mérimée et M. Rouard en ont également rencontré, ainsi que M. Ch. Lenormând. — Ces observations répétées semblent marquer une certaine abondance, surtout si l'on tient compte de la fragilité de ces poteries. (V. dans le Mémoire de l'Académie


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continué à être habitée pendant quelque temps ; plus tard elle n'était plus, sans doute, qu'un souvenir; le souvenir lui-même a cessé depuis des siècles, et les derniers vestiges, prêts à disparaître, témoignent à peine d'une existence effacée de la mémoire des hommes.

Les vicissitudes du sol reproduisent le même tableau que les révolutions humaines ; celui que nous foulons, même en se renfermant dans le périmètre immédiat de notre ville et dans les limites d'une période récente en géologie, s'est élevé ou abaissé à plusieurs reprises et en divers sens, tantôt pour admettre les eaux douces et devenir un lac, tantôt pour laisser pénétrer la mer, tantôt enfin pour passer à l'état de terre ferme.

Esquissons, à grands traits, le tableau de ces événements. Transportons-nous d'abord en pensée au bord du lac, où se sont déposés nos gypses; il fut le théâtre de nombreux phénomènes, dont les vestiges subsistent au sein des couches qui constituent le massif des plâtrières. Ce lac venait mourir aux portes de la ville acd'Aix,

acd'Aix, vi, p. 413 une note à ce sujet insérée par M. Rouard à la suite de l'ouvrage précité, et comparez avec p. 371, 372 et 375). L'absence complète de médailles est certainement une preuve de grands poids pour faire admettre une destruction presque immédiate, du moins comme centre de population ayant quelque.importance.


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tuelle, où cependant des dépôts d'un âge plus récent dérobent les attaches de l'ancien littoral. Sur l'emplacement que nous habitons s'étendait une plage basse et limoneuse, aisément envahie par les eaux, et dont la pente, disposée en sens inverse de celle du sol actuel, ne pouvait rien avoir d'escarpé, ni même de très élevé. — Plus loin cependant, particulièrement vers la butte des Trois-Moulins qui constituait sans doute une sorte de promontoire, dans le quartier de SaintDonnat et des Pinchinats, les amas détritiques accumulés le long des rivages, quelquefois encore bien reconnaissables, semblent marquer des bords plus accidentés, plus exposés du moins au choc des vagues, à l'érosion des eaux courantes et à l'apport des affluents torrentiels. Ce lac se prolongeait à travers les terroirs d'Éguilles, de Saint-Cannat, de Puyricard, de Venelles, du Puy-Sainte-Réparade, jusque vers les bords de la Durance, et recouvrait par conséquent de ses eaux la région connue sous le nom de Trévaresse. Il était peuplé de poissons de divers genres, habité par des grenouilles très voisines de celles d'aujourd'hui (1); des oiseaux (2), des chauves-souris (3) volaient sur ses bords. On y

(1) Rana aquensis, Gerv.

(2) Leur présence est attestée par des plumes.

(3) J'ai observe des traces importantes de ces animaux qu'on a rencontrés également dans le gypse de Montmartre.


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voyait une foule d'insectes (on en compte plus de cent espèces décrites) (1), parmi lesquels on doit distinguer des papillons (2), des libellules, un grand nombre de coléoptères, de mouches, de fourmis, des carabes, des sauterelles, des araignées, etc. Ces animaux atteints par une cause délétère sont venus s'ensevelir au sein des couches en voie de formation ; tandis que les eaux courantes, l'action des vents et des pluies y amenaient. les débris d'une foule de végétaux. C'est en étudiant leurs organes réduits à l'état d'empreintes, que l'on est parvenu à connaître et à décrire les principaux éléments de cette flore curieuse. On y distingue en première ligne des Palmiers (3), des Rananiers, des Dragonniers (4), des Thuyas et des Pins (5), des Lau(1

Lau(1 Les insectes d'Aix ont été l'objet de travaux importants de la part de M. John Curtis entomologiste de Londres, et de M. Oswald Heer, professeur à Zurich.

(2) Cyllo sepulta, Boid. Thaites ruminiana, Heer.

(3) L'espèce principale a été signalée depuis longtemps sous le nom de Flabellaria Lamanonis Brongt.

(4) Les Bananiers sont représentés parle Musophyllum speciosum sap. Les Dragonniers ou Dracaena par deux grandes espèces comparables à celle qui existe aujourd'hui dans les îles Canaries.

(5) Callitris Brongniartii EndL, Widdringtonia brachyphylla Sap.— Pinus Coquandii Sap., Pinus aquensis Sap., Pinus diversifolia Sap., etc.. Les Pins diffèrent très


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riers (1), des Plaqueminiers (2), des Jujubiers (3), des Acacias (4); mais on y remarquait aussi des

peu de ceux de la nature actuelle ; mais quelques-uns appartiennent à des sections qu'on ne retrouve plus en Europe ; le genre Widdringtonia est maintenant relégué dans l'Afrique australe ; quant aux Callitris, on n'en connaît plus qu'une seule espèce vivante, dont le Callitris Brongniartii différait très peu, c'est le C. quadrivalvis Vent, qui vit en Algérie et fournit à l'ébénislerie le bois de thuya si élégamment moucheté. Les anciens le connaissaient sous le nom de bois de cèdre; ils en faisaient des tables-du plus grand prix, mensoe cedrinae. Pline, liv. XIII, ch. 15, De Atlantis arboribus et cedrinis mensis, décrit la nature de ce bois et l'aspect de l'arbre qui le produit, et qu'il compare au cyprès, avec tant de vérité ; il marque sa provenance avec tant d'exactitude, qu'on ne saurait le confondre ni avec les Cèdres de l'Atlas, ni encore moins avec le Citronnier, comme on l'a fait quelquefois. Ce dernier arbre était alors inconnu en Europe où ses fruits étaient apportés du fond de l'Asie par le commerce. Le Thuya d'Algérie ou Callitris étant d'une taille médiocre et d'une croissance très lente, on conçoit que son bois devait atteindre à des prix très élevés, dès qu'il s'agissait de meubles d'aussi grande dimension que ceux dont parle Pline.

(1) Ce sont principalement des Cinnamomum, voisins du Camphrier et du Cannelier actuels. — Cinnamomum camphoroe folium Sap., C. lanceolatum Heer, C. aquense Sap., C. sextianum Sap., etc.

(2) Diospyros rugosa Sap.

(3) Zisiphus paraditiaca Heer.

(4) Acacia julibrizoides Sap., mimosa deperdita Sap.


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Chênes (1), des Ormeaux (2), des arbres de Judée (3), et même des Aubépins, des Bouleaux et des Peupliers (4), qui vivaient alors réunis dans un singulier assemblage, sans parler d'une foule de plantes entièrement exotiques ou même tout à fait inconnues de nos jours (5). Ces végétaux presque tous le port grêle, la taille médiocre, avaient les feuilles petites, étroites, coriaces ; ils n'ont rien par conséquent des dimensions gigantesques que l'imagination prête ordinairement aux productions des anciens âges. A la même époque se rapporte l'apparition du volcan de Beaulieu, éruption sous-lacustre et passagère, à qui est

(1) Quercus salicina Sap., Q. eloena Ung. —'Ce sont des chênes à feuilles entières et allongées, analogues à ceux de l'Amérique et de l'Inde.

(2) Ulmus plurinervia Ung. — Il n'en existe à ma connaissance qu'une seule feuille ; le fruit vient d'être trouvé dernièrement et ne diffère par aucun caractère bien sensible de celui de notre Ormeau indigène.

(3) Cercis antiqua Sap.

(4) Crataegus nobilis Sap. — Betula gypsicola Sap. — Populus Heerii Sap. — Ces espèces sont très rares; mais leur existence n'est pas douteuse.

(5) Il faut citer le groupe des Protéaccés dont les similaires n'existent plus qu'à la Nouvelle-Hollande, des Araliacées et des Anacardiacées de physionomie complètement tropicale; enfin le singulier genre Rhizocaulon qui a depuis totalement disparu.


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due la connaissance exacte des phénomènes ignés de ce temps. Le basalte de Beaulieu a été utilisé plus tard par les Salyens d'Entremont pour la fabrication des moulins à bras, si usités dans l'antiquité. On rencontre de nombreux fragments de ces ustensiles dans l'ancienne localité celto-ligurienne.

Ce lac prit fin à son tour, et fut remplacé par la mer; la contrée changea d'aspect, et les nouvelles eaux, dans leur élan capricieux, s'étendirent en un golfe étroit, couvrant l'espace occupé maintenant par la ville. C'est aux dépôts de cette mer, connue sous le nom de Mollasse, que nous devons la pierre de taille la plus généralement employée dans la construction de nos hôtels et de nos principaux monuments. C'est encore à la Mollasse qu'il faut rapporter la roche du Dragon qui joue un rôle dans nos traditions locales, et devint au moyen-âge l'objet d'une sorte de culte. Plus tard les ossements qu'on en retira donnèrent lieu à des recherches et des controverses de la part de plusieurs savants qui voulurent les déterminer. Guettard (1) et Pierre de Lamanon (2) les décrivirent en 1760 et 1764,

(1) Mémoire de VAc. roy. des sciences, 1764, p. 493.

(2) Mémoire sur la nature et la position des ossements trouvés à Aix dans un rocher. — Journal de Physique, vol. XVI, p. 468.


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et y reconnurent des restes de poissons et de cétacés. C'est à l'occasion de ces fossiles que les règles qui président aujourd'hui à la paléontologie furent appliquées pour la première fois, fait sur lequel je dois insister d'autant plus que Lamanon est une des illustrations de notre pays. L'existence de cette mer n'est pas la dernière vicissitude que notre sol ait subi avant de prendre l'aspect qu'il a maintenant. Un nouveau lac vint remplir une partie des dépressions qu'elle abandonnait. A cette époque vivait le Mastodonte, animal d'un genre, éteint voisin de celui des Éléphants, dont il a été trouvé des débris dans le creusement de la piscine gymnastique. Alors vivaient aussi de nombreuses espèces de mammifères, particulièrement des ruminants, boeufs, antilopes, cerfs, gazelles, et enfin la sorte de cheval fossile connue sous le nom générique d'Hipparium, dont les restes abondent près de Cucuron ; des Carnassiers et même probablement des Singes, observés en Grèce par M. Gaudry dans un dépôt célèbre, contemporain des nôtres, complétaient cet ensemble. La nature dans les deux règnes, passant par une série d'échelons gradués, tendait à se rapprocher de ce qu'elle est maintenant. L'Europe d'abord peuplée de végétaux étranges, puis de végétaux similaires de ceux des tropiques, nourrissait alors des plantes semblables à celles


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qu'on observe dans les îles Canaries et le sud des États-Unis, et combinés à peu près dans le même ordre.

Ainsi, à travers les siècles, la géologie nous amène jusqu'à des temps déjà plus voisins des nôtres ; arrivés à ce point, nous touchons presque au seuil de l'ère moderne. Les alentours de notre ville offrent des traces incontestables de ce qu'était la Provence après l'écoulement des derniers lacs, et immédiatement avant l'arrivée de l'homme. On observe sur bien des points , entr'autres à Meyrargues, à Saint-Antonin , aux Aygalades, etc., des dépôts formés à la façon de nos tufs, et comprenant des feuilles, des troncs, des tiges, accumulés en grand nombre et réduits à l'état d'empreintes. On y rencontre quelquefois des ossements de grands animaux : ce sont des Éléphants distingués par les noms spécifiques d'antiquus et de meridionalis (1), un peu antérieurs au Mammouth ou Éléphant de Sibérie, peut-être en partie contemporains de cette es(1)

es(1) découvertes remontent à quelques années. L'Elephas antiquus a été trouvé à la suite de travaux de terrassement opérés aux Aygalades, près de Marseille ; i'El. meridionalis non loin de là, à la montée de la Visto. Ce sont des dents assez bien conservées pour que le savant M. Falconer, qui les a eues entre les mains, ait pu les déterminer sans hésitation.

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pèce, et habitant principalement le sud de l'Europe, tandis que l'autre errait dans les plaines centrales et septentrionales de ce continent, aussi bien qu'en Sibérie. Ces animaux hantaient alors nos vallées peuplées en grande partie des mêmes arbres que maintenant, plus fraîches et plus ombreuses cependant.

Le Chêne, le Noisetier, l'Aune, le Tremble, l'Ormeau, le Micocoulier, les Érables et le Tilleul, la Clématite, le Lierre et le Sanguin, le Pommier, la Vigne et le Figuier existaient déjà tels que nous les connaissons, associés pourtant à quelques essences qui ont depuis quitté notre sol, tandis que le Pin d'Alep ne s'y montrait pas encore.

Vers ce même âge ou un peu après, la géologie, par une série de déductions rigoureuses, obtenues à l'aide de travaux dont il est impossible de contester la portée, a placé l'existence d'une période glaciaire, c'est d'une extension générale des glaciers, suivie d'un refroidissement commun, à ce qu'il parait, aux deux hémisphères. L'arrivée de l'homme en Europe coïncide certainement avec la fin, peut-être avec le début, plus probablement avec le milieu de cette période, caractérisée par des phénomènes très variés et très complexes, et dont l'ensemble porte en géologie le nom de terrain quaternaire ou de


— 233 — diluvium , à cause du grand rôle que les eaux courantes ont alors joué presque partout.

C'est dans les couches du diluvium au fond d'amas détritiques régulièrement stratifiés, et le plus souvent à un niveau que nos cours d'eau actuels ne sauraient atteindre, qu'on a recueilli des instruments en silex taillés par éclats, à l'aide d'un travail grossier, exigeant pourtant un procédé particulier, assez symétriques, assez pareils entr'eux pour qu'on ne puisse y méconnaître la main de l'homme. A côté de ces instruments on a également trouvé, à plusieurs reprises, des dents, des fragments d'os, de crâne et de mâchoire, réellement humains, et des restes de grands animaux aujourd'hui disparus, particulièrement deYElephas primigenius ou Mammouth. Ces découvertes dues entièrement à l'initiative et à la persévérance de M. Boucher de Perthes (1) ont été depuis consacrées par le

(1) Voyez les Antiquités celtiques et antédiluviennes, dont les données un peu trop conjecturales prêtent parfois à la critique. On ne saurait assez insister sur les titres de M. Boucher de Perthes à la reconnaissance des amis de la science, tant il a eu à lutter contre des préjugés enracinés et souvent injustes pour faire accepter sa découverte et arriver à la constatation des preuves qui en ont établi la réalité.

On peut dire que c'est à lui qu'on doit en grande partie la révélation d'un monde nouveau.


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concours et l'assentiment des hommes les plus compétents, et se sont renouvelées dans les mêmes conditions et à plusieurs reprises sur des points très éloignés des environs d'Amiens et d'Abbeville, où opéraient les premiers explorateurs (1).

Telles sont, Messieurs, les plus anciennes observations relatives à l'espèce humaine ; elles nous reportent à une époque évidemment voisine de son berceau. Il n'est pas douteux que les recherches en se multipliant ne jettent enfin un jour précieux sur cet âge encore si obscur où notre race faible, errante, mal défendue, luttait pourtant déjà avec persévérance contre les éléments et les animaux puissants qui dominaient sur elle et qu'elle devait soumettre à son tour. C'est en développant cette loi du progrès qui est la sienne, et qui semble destinée à le conduire à travers les siècles, que l'homme a pu sortir d'un état aussi précaire pour conquérir peu à peu les bienfaits de la civilisation dont il jouit pleinement aujourd'hui. N'est-il pas singulier

(1) Voyez principalement : Bull, de la Société géol:, 2me série, t. 20, p. 698, pi. XI, Note sur un silex taillé trouvé dans le diluvium des environs de Madrid, par MM. E. de Verneuil et L. Lartet. — Fossiles et cailloux travaillés des dépôts quaternaires de Clermont et de Venerque (HauteGaronne), par le dr J. B. Noulet, Toulouse 1865.


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de remarquer la place que les combats contre les animaux féroces et les forces brutes de la nature personnifiées par des êtres fantastiques, tiennent à l'origine de toutes les mythologies. Ce sont là les traces légendaires des premières et des plus indispensables conquêtes de l'homme, de celles qui précédant toutes les autres, lui ouvrent la voie de l'avenir, en déblayant le chemin devant lui.

Cette période est la plus reculée des trois qui paraissent diviser ce qu'on est convenu de nommer l'âge de pierre. Je ne sache pas qu'on ait encore signalé aux environs d'Aix, ni même en Provence, des instruments qui puissent remonter jusqu'à elle.

Ce que je nomme la seconde période, quoiqu'en réalité on ne puisse marquer entr'elles que des limites indécises, est surtout caractérisé par la présence des espèces animales actuelles, autrement combinées, il est vrai, puisque le renne est presque toujours associé à l'homme, et que d'autres comme le bos primigenius ont disparu plus tard de l'Europe. Les découvertes relatives à ce temps ont été faites, soit à la surface du sol, soit à une faible profondeur, soit principalement dans les cavernes à ossements, très nombreuses dans certaines contrées. Ces cavernes qui ont servi, tantôt de lieu de refuge, tantôt de demeure permanente aux races


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de l'âge de pierre, ont fourni une longue suite d'objets de toute nature qui jettent plus de lumière sur les habitudes et la structure physique de ces hommes, que les haches isolées et les rares ossements recueillis dans le diluvium. Ce sont, s'il faut entrer dans quelques détails, des instruments en silex taillés par éclats, d'un modèle un peu différent, ordinairement plus étroits que les précédents, et que l'on a nommés couteaux, des sortes de grattoirs, de gouges, de scies, de poinçons, etc.. en pierre ou en os; des spathules; enfin des pointes de dard, de poignard et de javeline, unies ou barbelées. Ces instruments souvent empâtés dans un limon durci par les infiltrations qui suintaient des parois de la caverne, se trouvent mêlés à des débris humains, fort rares à cause du soin que l'homme a toujours eu d'isoler le lieu de sa sépulture, mais surtout à des os de divers animaux, à des résidus de foyer, à des morceaux de charbon et de poterie grossière, mal cuite et non tournée ; le tout associé pêle-mêle, comme provenant d'un intérieur misérable. Les dents de Cheval et les ossements de Renne sont surtout abondants,, comme si, après s'être nourris de la chair de ces mammifères, ces hommes eussent pris le soin de conserver les parties dures afin de les façonner à divers usages ; les os longs, quelquefois en quantité innombrable, sont près-


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que toujours ouverts, soit par le milieu, soit au moyen d'une fente longitudinale pour l'ex.traction de la moelle.

Les régions accidentées de l'est, du centre, de l'ouest de la France sont devenues pour les explorateurs, parmi lesquels il est juste de citer les noms de MM. Lartet, de Vibraye, Mortillet, Touzé de Longuemar, etc., une mine féconde de richesses. Le versant méditerranéen a fourni aussi son contingent ; les cavernes de l'Hérault, de l'Aude, surtout celle de Bize, près de Narbonne, explorée par M. Tournai et ensuite par M. Paul Gervais, ont donné des silex allongés nommés couteaux, des os travaillés, des coquillages percés et des preuves incontestables de la présence du Renne. Des objets analogues ont été extraits dés tourbières du nord de la France, de plusieurs dépôts superficiels de l'ouest, et tout dernièrement des environs de Lyon et de Châlons-surSaône.

Grâce à M. Marion, jeune géologue plein d'intelligence et d'avenir, les environs. d'Aix doivent être cités au même titre que les localités précédentes ; et on ne saurait douter de la présence sur notre sol, à une époque anti-historique, des peuplades de l'âge de pierre. A SainteCatherine-lès-Trets, sur la rive gauche de l'Arc, au-dessous du sol arable, au fond d'une couche épaisse de limon noir qui contraste par sa cou-


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leur obscure avec celle de la terre cultivée rougeâtre qui la recouvre, M. Marion a rencontré des silex minces, allongés, taillés par éclats et finement travaillés, pareils par leur forme et leur dimension à ceux des cavernes de l'Aude et de l'Aveyron, des débris de poterie grossière, non tournée, et enfin une dent de Cerf. Une caverne située dans la chaîne de l'Étoile lui a fourni, avec des instruments semblables, des dents de Renne et de Cheval ; enfin il a encore recueilli les mêmes instruments avec les matrices et les blocs-marteaux qui servaient à les fabriquer, dans des alluvions situées auprès de l'étang de Berre. M. Marion signale de plus une pointe de flèche en silex trouvée à Martigues, sans que la provenance précise de cet objet ait pu être constatée.

Ces découvertes suffisent pour établir l'universalité et en même temps l'uniformité des observations poursuivies à la fois sur un si grand nombre de points, et amenant partout des résultats identiques.

Les pointes de flèche, parfaitement régulières et finement taillées par très petits éclats, ont été observées également partout ; partout aussi elles sont rares, et semblent indiquer une arme de luxe. M. E. Flouest, naguère notre compatriote, vient d'en recueillir quelques-unes dans une ancienne station fortifiée de Saône-et-Loire,


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et M. de Longuemar, membre distingué de la Société des Antiquaires de l'Ouest, en a retiré plusieurs de dessous les dolmens (1). Ces objets paraissent indiquer par leur fini une société moins sauvage, et leur usage a dû se continuer pendant la période suivante, celle des instruments de pierre polis, à laquelle on arrive par une transition insensible..

Craignant de fatiguer votre attention, j'abrège forcément, Messieurs, les développements qui seraient nécessaires pour établir ce que je vais ajouter comme un corollaire légitime des recherches dont je viens de vous présenter le court résumé. D'abord, quoique déjà moins ancienne, cette seconde période précède encore les âges historiques les plus éloignés ; les indices tirés de l'observation des diverses parties du corps dénotent une race très petite, à boite crânienne très épaisse, plus ou moins déprimée, élargie d'avant en arrière ; enfin les instruments et les os trouvés dans les cavernes sont identiques dans beaucoup de cas avec ceux qu'on a retirés à plusieurs reprises de dessous les dolmens, qui paraissent décidément constituer des sépultures.

(1) Voyez : Compte-rendu de quelques explorations archéolog. Ext. du Bull, de la Soc. des Antiq. de l'Ouest, 4e trim. de 1863.


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M. Alexandre Bertrand, secrétaire de la commission de la carte des Gaules, le savant M. Tournai, à Narbonne (1), M. de Longuemar, à Poitiers (2), s'accordent tous pour attribuer l'érection des dolmens et des autres monuments prétendus celtiques à une race inconnue, ignorant l'usage des métaux, façonnant la pierre, associée au Renne et vivant à l'état sauvage, comme les Lapons actuels, auxquels ces hommes paraissent avoir ressemblé à plusieurs égards.

Il est impossible de ne pas mentionner ici le magnifique dolmen qui existe, à peu près intact, à côté de Draguignan. D'après le témoignage de M. Doublier (3), consigné dans une notice qu'il a publiée dernièrement, les fouilles faites au pied de ce monument auraient amené la découverte d'objets en silex et en os ; malheu(1)

malheu(1) : Catalogue du musée de Narbonne et notes historiques sur cette ville, par M. Tournai, corresp. du minist. de l'instr. publ. Considér. génér. sur la période anti-historique, p. XVII et suiv.

(2) Mémoire sur la distrib. et la nat. des monuments primit. dans le dép. de la Vienne, par M. Touzé de Longuemar. (Ext. du Congrès scient, de France, 28e session, t. IV).

(3) Notice sur le dolmen de Draguignan, par J. D. Doublier et E. Fournier. (Ext. du Bull, de la Soc. archéologique).


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reusement ces objets ne paraissent pas avoir été conservés.

Selon toutes les probabilités, on devrait distinguer plusieurs âges dans ces sortes de monuments ; les uns plus anciens ne renferment que des armes en silex taillés, d'autres plus modernes des coins en pierre polie; le bronze et l'or ne se rencontrent que très rarement et dans les plus récents. Telle est à leur égard l'opinion de M. Tournai, d'accord avec celle de M. Bertrand; quant à M. de Longuemar, il affirme hautement que dans l'ouest on n'a jamais rencontré, dans ces sépultures, d'autres débris que ceux de l'âge de pierre.

Ainsi le peuple sans nom qui élevait les dolmens et y couchait ses morts, aurait commencé à construire ces monuments pendant notre seconde période, et continué pendant la troisième dont il me reste à dire quelques mots.

C'est l'âge des haches polies, des habitations lacustres de Suisse et d'Italie, des kjokkenmoddings ou rebuts de cuisine de Scandinavie (1). On trouve ces nouveaux vestiges du séjour de l'homme à la superficie du sol, dans le limon des lacs, dans les tourbes, dans des amas arti(1)

arti(1) Introduction à l'étude de la paléontologie straligraphique, par A. d'Arcbiac, membre de l'Institut, t. 2, p. 410 et suiv.


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ficiels de coquilles comestibles, et cependant, en suivant les calculs les plus modérés, par la supputation du temps qu'exige la formation des couches tourbeuses, on est obligé de remonter encore au-delà des premières données historiques.

Les instruments et les débris qui se rangent dans cette période sont répandus dans toute l'Europe. En Suisse ils ont été recueillis par milliers dans les restes d'habitations montées sur pilotis, que ces peuplades se construisaient au bord des lacs et à l'entrée des grandes vallées. A cette époque les principaux animaux domestiques, le mouton, le porc, le chien accompagnent l'homme ; il connut même le blé et se livrait par conséquent à des travaux agricoles, tout en vivant surtout des produits de la chasse et en utilisant pour sa nourriture une foule de fruits sauvages, poires, pommes, fraises, framboises, macres ou châtaignes d'eau, cornouilles dont il faisait même des provisions pour l'hiver ; enfin il se tissait de grossières étoffes avec des fils de lin, plante dont on a retrouvé fréquemment les graines. Le pain grossier qu'il mangeait était à peine cuit, mêlé de fragments de paille, de glumes et de grains à moitié concassés ; souvent même on se contentait de faire rôtir les grains sans les écraser.

Les instruments d'alors sont des fragments de


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matières dures , amphiboliques, trapéennes, quartzeuses ; des jades , des serpentines , des euphotides, des silex, non plus seulement éclatés, mais régularisés et polis, quelquefois avec un soin tout minutieux et à l'aide de procédés très pénibles. Ces instruments avaient une sorte de tranchant; ils étaient emmanchés suivant un mode très compliqué et à l'aide de plusieurs pièces ajustées l'une à l'autre. Ces hommes cependant entreprenaient, avec ces faibles moyens, des ouvrages considérables ; taillaient et enfonçaient des pilotis, façonnaient des planchers et se construisaient des cases couvertes. Tels sont les traits principaux de cette société que la découverte des habitations lacustres de Suisse a permis de connaître. Il est singulier de retrouver dans Hérodote, au sujet des Poeoniens des environs du lac Prasias, des détails absolument conformes à ceux que l'on a observés au bord des lacs de Suisse. Voici comment cet auteur décrit les moeurs de ces peuples, vers le sixième siècle avant J. C. (1) : « Mégabaze essaya de soumettre les Paconiens du lac Prasias (2), dont les maisons sont ainsi construites. Sur des

(1) Hérodote, Terpsichore, XVI, trad. de Larclier, t. 4, p. 9. Paris 1786, in-8.

(2) Ce lac était situé en Thrace, non loin du golfe Slrymonien.


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pieux élevés, enfoncés dans le lac, on a posé des planches jointes ensemble : un pont étroit est le seul passage qui y conduise. Les habitants plantaient autrefois ces pilotis à frais communs; mais dans la suite il fut réglé qu'on en apporterait trois du mont Orbelus à chaque femme que l'on épouserait. La pluralité des femmes est permise en ce pays. Ils ont chacun sur ces planches leur cabane avec une trappe bien jointe qui conduit au lac ; et dans la crainte que leurs enfants ne tombent par cette ouverture, ils les attachent par le pied avec une corde. » Il ne faudrait pas trop s'étonner de ce curieux passage, ni vouloir en tirer des conséquences trop rigoureuses ; il est vrai que le genre de vie si bien décrit par le grand historien a pu se prolonger longtemps avec les peuplades qui l'avaient adopté ; mais il est également vrai que les mêmes nécessités amènent partout chez l'homme les mêmes habitudes et font naître la même industrie. La construction de cabanes sur pilotis est appropriée à des hommes vivant à portée des lacs ; ailleurs les mêmes hommes ont dû vivre différemment ; ce qui le prouve, c'est que des instruments en pierre polie, pareils à ceux qu'on recueille en Suisse, se retrouvent dans d'autres pays très éloignés des lacs, et particulièrement en Provence, où ils marquent le séjour de la même race d'hommes.


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M. Marion, que j'ai déjà cité, a trouvé dernièrement des haches en serpentine polie, à SaintMarc et à Trets, dans la terre arable ; j'en ai rapporté moi-même des environs de Sault (Vaucluse), pays reculé et peu accessible, où elles ne sont pas rares. Elles consistent en cailloux de matière dure, serpentines, euphotides, diorites, étrangères au pays, taillées en bizeau poli à l'une de leurs extrémités ; la collection communale de Sault en possède une suite assez nombreuse ; quelques-uns de ces objets présentent un beau fini.

La race dont je vous parle et dont on a pu constater aussi la petite taille, a fini par disparaître, sans doute devant des hommes plus forts et plus intelligents, en possession d'une industrie plus avancée et connaissant l'usage des métaux, du bronze d'abord dont l'emploi exclusif précède le fer de plusieurs siècles. On ne saurait guère en douter, ces hommes conquérants et envahisseurs furent les Celtes et les Ligures, nos pères. Mais la destruction des peuples de l'âge de pierre fut-elle subite et universelle ? je ne le pense pas, et bien des raisons portent à croire que seulement refoulés par les envahisseurs, ils ont longtemps vécu côte à côte de ces derniers, retirés dans les massifs montagneux et dans les cantons les moins immédiatement accessibles. C'est ainsi qu'obligés de se défendre, ces peuples ont dû


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perfectionner leurs armes, connaître et adopter le bronze et peut-être se maintenir pendant des siècles sur certains points. L'histoire ne fournit aucune lumière à cet égard, et nous devons nous taire comme elle.

J'ai glissé sur une pente insensible qui du sein même de la géologie m'a amené jusque vers des temps historiques plus ou moins voisins de notre ère. La paléontologie se lie à l'archéologie, celle-ci se confond avec l'histoire.

Vous le voyez, Messieurs, les diverses branches du savoir humain tendent de plus en plus à devenir solidaires ; c'est cette solidarité que j'invoque en terminant ces lignes trop longues peut-être, mais qui témoignent au moins du désir que j'éprouve de vous communiquer mes pensées en échange des vôtres, et d'acquérir dans cet échange fécond les forces nécessaires pour m'associer à vos travaux, et me rendre digne de votre estime et de votre bienveillance.


ÉTUDE

SUR

LA LITTÉRATURE ET LA POÉSIE PROVENÇALES

Le latin qui avait conquis le monde, avec lés armes de Rome, ne tarda pas à s'altérer au contact des différentes nationalités assujetties, mais non assimilées à la nation conquérante. La langue de Cicéron et de Virgile perdit de sa pureté, à partir du grand siècle d'Auguste, et devait, de défaillance en défaillance, aboutir à la formation de l'idiome roman. On pourrait la comparer à un fleuve déchaîné, dont les inondations ont envahi de vastes surfaces, qui, après l'orage, cause de son débordement, ne retrouve plus le chemin de son lit primitif, et roule, sous d'autres cieux et à travers de nouvelles campagnes, son cours détourné, mais se rattachant toujours aux ondes maternelles. Telle est notre Durance, dont les méandres capricieux se

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livrent à toutes sortes d'arabesques liquides, sous la dénomination locale de Durançoles , sans cesser d'appartenir à notre grande rivière provençale.

Même à l'apogée de la civilisation romaine, au-dessous du latin élégant et pur parlé par les orateurs, chanté par les poètes, déclamé sur les théâtres, il y avait, dans les couches inférieures de la société, un langage corrompu qu'on nommait latin rustique, à l'usage des esclaves, des travailleurs et des gens de la campagne. Ce patois, le plus répandu parce qu'il était l'organe du plus grand nombre, devait nécessairement submerger la langue sous les assauts de sa marée toujours montante, se modifier et se transformer par ses mélanges successifs , et donner naissance au roman, tronc commun d'où sont issus trois magnifiques rameaux, le français, l'italien et l'espagnol, les trois plus belles expressions de la pensée et de la voix humaine, triple et splendide épanouissement du riche radical latin.

Le roman, devenu plus tard la langue d'Oc ou le provençal, a joué un grand rôle dans la linguistique, l'histoire, la poésie et les idées des peuples. Loin de moi la prétention téméraire d'en entreprendre l'étude complexe ! Je me hasarderai seulement à essayer une rapide esquisse de la poésie romano-provençale. Mais je


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Les révolutions qui bouleversèrent la Provence, depuis son annexion à l'empire romain, jusqu'à son annexion à la monarchie française, les différentes races qui traversèrent cette contrée ou en occupèrent, tour à tour, le sol, en se superposant ou se juxtaposant les unes aux autres, ont nécessairement laissé dans le langage des traces diverses et ineffaçables.

Quand les Romains s'emparèrent de la CeltoLygurie, ils y trouvèrent l'idiome indigène, le celtique déjà mélangé du grec importé par les Phocéens qui avaient fondé Marseille. Le latin conquérant, devenu officiel, et seul littéraire, créa partout des écoles qui le vulgarisèrent rapidement. La langue des autochtones se réfugia dans les forêts druidiques et chez les peuplades salyennes les plus réfraclaires et les plus récalcitrantes à plier le front sous le joug de la civilisation. Mais lorsque la dégénérescence du latin devint générale, malgré les efforts tentés pour le galvaniser, le celtique s'était attaché à lui comme le gui au chêne et rien ne put l'en arracher.

Les invasions successives des Barbares, les migrations et l'établissement des Visigoths dans l'Aquitaine et la Septimanie, la conquête mérovingienne, l'affranchissement du joug de cette race,


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la longue lutte avec les Carlovingiens, les incursions des Arabes et des Sarrasins qui saccagèrent la ville d'Aix au IXe siècle, leurs stations sur plusieurs points, entre autres dans les Maures du Var, inoculèrent par force ou entèrent par la greffe en approche une foule de vocables et d'expressions dans le vieux tronc de l'arbre celto-latin, et engendrèrent le roman, splendide fleur du moyen-âge, panachée de visigoth, de gallique, d'ibérien, de francisque et de teutonique. Les travaux et les investigations de quelques philologues tendent à démontrer la coexistence du roman ou provençal avec le latin, et même la préexistence du premier, comme langue indigène et vulgaire. Ils invoquent le témoignage d'un assez grand nombre de radicaux, de locutions et d'idiotismes romans, n'appartenant ni au latin, ni au grec, ni au celtique, et qui doivent être nécessairement des reliques du langage des peuplades autochtones établies, depuis un temps immémorial, sur le littoral européen de la Méditerranée. Le savant historien de la poésie des troubadours, M. Fauriel, se rallie implicitement à cette opinion qu'il corrobore par quelques observations inédites. Je ne fais qu'indiquer ce point de vue nouveau, et je n'ai pas la présomption de l'aborder, encore moins de le discuter. La langue romane compte deux périodes bien


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distinctes et bien caractérisées : la période de formation, du VIIIe siècle à l'année 1080; et la période d'apogée, de l'an 1080 à l'an 1350, de la fin du XIe au milieu du XIVe siècle. Cette dernière phase dura deux cent cinquante années et brilla d'un lustre éclatant; elle donna le jour à plus de deux cents poètes d'une influence et d'une célébrité incontestables ; et resplendit comme un météore intellectuel, entre les ténèbres de l'invasion des Barbares et celles des guerres religieuses de la réformation.

Dès le VIIIe siècle, les idiomes locaux se substituent, en grande partie, au latin, et ne tardent pas à le supplanter presque entièrement. La principale innovation qui en résulte consiste dans la déclinaison des substantifs, à l'aide des articles, et la conjugaison des verbes, au moyen des pronoms et des verbes auxiliaires être et avoir.

Au milieu du XIe siècle, le roman est entièrement formé. Il a ses règles fixes, son caractère individuel, son originalité, ses expressions et ses locutions pleines de sève, sa littérature jeune et féconde, sa poésie rajeunie de forme et de fond. Le mot trobar, trouver, composer, est inventé, et la pléiade des troubadours chante le renouveau. Le système de la versification latine, basé sur la césure et la quantité, est abandonné et remplacé par une nouvelle formule


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qui a pour base l'accent syllabique et la rime , adoptée depuis par toute l'Europe.

La religion fut un des principaux véhicules de l'idiome nouveau. La foi évangélique, avec sa morale austère et ses pratiques simples , pénétrait difficilement ou ne pénétrait que superficiellement parmi les populations méridionales, dont l'imagination ardente avait été et demeurait séduite par les pompes et les sensualités du culte païen.

Les prêtres et les moines, pour vaincre cette résistance, firent des concessions et des transactions successives. On versa l'eau baptismale sur des chants et des danses empruntés au paganisme, qui purent entrer dans l'église avec le signe de la croix. La langue romane s'introduisit ainsi dans les cérémonies catholiques ; le peuple ne comprenant plus le latin , la religion parla son langage pour faire venir le peuple à elle. Les épisodes de l'histoire du christianisme furent mis en scène, instrumentés, exécutés et mimés dans le sanctuaire même. C'est là l'origine des mystères et de l'art dramatique moderne. Les jeux de la Fête-Dieu, créés par le roi René, et devenus célèbres à Aix, ne furent qu'une conséquence de ces prémisses.

Les chants liturgiques de l'église servirent aussi de types aux rythmes et aux différentes formes de la versification laïque. Dans les loisirs


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du cloître, ou au milieu des élans de l'exaltation mystique, la rime naquit, dit-on, et la strophe fut ciselée et découpée avec amour. La prière paraissait plus efficace, lorsqu'elle s'envolait vers le ciel sur l'aile de stances bien cadencées et au tintement mélodieux de riches consonnances. L'emploi des assonnances remonte, il est vrai, à l'origine des peuples ; on le retrouve dans la poésie indoue et celtique, et les Arabes, ces enfante de l'harmonie et du soleil, en aimaient le cliquetis sonore au bout des vers. Que la rime soit d'origine celtique ou un écho des cantilènes de Grenade et de Séville, il paraît certain que les scholies latines et les versets pieux la vulgarisèrent en Provence.

La littérature romane, ce magnifique trait d'union entre les lettres latines et les lettres modernes, se résume dans la poésie des troubadours , et la poésie des troubadours se relie étroitement à l'histoire morale, politique et religieuse des deux siècles et demi où elle brilla de tout son éclat. La poésie des troubadours fut l'organe et la glorification de la chevalerie, institution de foi, d'honneur et d'amour, palladium de la faiblesse, dans ces temps de violence et de perturbation sociales , dont notre époque se rend difficilement compte. Sa voix inspirée en exprimait les idées, les sentiments et les actions héroïques, et lui servait en quelque


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sorte d'illustration. Elle fut aussi la protestation de la liberté et de la dignité humaines contre les excès de la force brutale, du doute contre les crédulités superstitieuses, du patriotisme contre la conquête et l'usurpation. C'était, à la fois, la presse et la tribune, la Némésis vengeresse et la justice distributive. Née dans un pays où le municipe romain ne cessa jamais d'exister, et conserva la liberté civique et politique en prenant le nom de commune, cette puissance fut toujours prête à lutter avec le trône et l'autel, quand ils sortaient de leurs prérogatives. Les rois et le pape même étaient soumis à sa haute juridiction, qui était celle de l'opinion générale. Les velléités et les tendances d'empiétement de la monarchie ou de la féodalité, les aspirations et les prétentions du Saint-Siège à se servir du spirituel comme instrument de convoitises temporelles, reculèrent bien souvent devant le cri de l'indignation publique jeté par le troubadour dans ses philippiques rimées. De nos jours, on a paru se complaire à attribuer à la réforme la propagande de l'esprit d'examen. Qu'on prenne la peine d'étudier l'époque, un peu confuse, il est vrai, du moyen-âge et surtout l'histoire des troubadours , et l'on verra que , dans tous les temps, le bon sens, la foi véritable et l'amour de la liberté ont protesté solennellement contre les excès, l'ambition, la simonie, la cupidité, l'immo-


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ralité sous quelque nom et quelque costume qu'ils aient revêtu. Mais dans les siècles des troubadours surtout, que de précurseurs de Jean Hus, de Luther, de Calvin, de Mirabeau et de Foy, s'armèrent du vers vengeur pour flageller les vices titrés ou mitres, n'épargnant ni les hôtes couronnés des rives de la Seine, ni les puissants empereurs d'Allemagne, et osant même croiser leurs foudres poétiques avec les foudres du Vatican.

Voilà le côté moral, grandiose et patriotique du cycle des troubadours. La littérature alors fut un mouvement général de restauration sociale, une réaction unanime contre l'oppression et la barbarie. Aussi les pays de la langue d'Oc, comprenant toute la zone entre la Loire, la Méditerranée, les Alpes et les Pyrénées, où se fit sentir son influence bienfaisante, étaient restés au degré de civilisation avancé qu'avait atteint la période de la domination romaine. Les arts, les lettres, les institutions civiles et ecclésiastiques, l'agriculture, le commerce et l'industrie y florissaient, sous le sceptre paternel de princes éclairés, l'administration démocratique ou oligarchique de petites républiques qui servirent de modèles à celles de l'Italie. Aix était devenu, sous les dynasties des comtes des maisons de Barcelone et d'Anjou, le centre intellectuel du Midi, et partageait avec Toulouse la palme du


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Gai savoir. C'est surtout pendant le règne de Raymond-Béranger IV et de Béatrix de Savoie, son épouse, que la capitale de la Provence s'éleva à l'apogée de cette gloire littéraire. Les troubadours affluaient, de tous côtés, à la cour d'un monarque ami de la poésie et des arts, libéral et plein de munificence, d'une princesse réunissant tous les dons de l'esprit à ceux de la beauté, donnant le ton à la politesse et à la courtoisie, et dont la muse gracieuse se mêlait aux luttes littéraires de l'époque. Les Cours d'amour, dont la première fut tenue à Aix, en 1160, florirent dans les châteaux célèbres de Signes, de Pierrefeu et de Romanil, et formulèrent le code de la galanterie la plus raffinée. Les tournois, les fêtes, les assauts poétiques se succédaient sans interruption. Plusieurs rois et empereurs se faisaient gloire, non-seulement de protéger et d'encourager les troubadours , mais encore d'être troubadours eux-mêmes. Tels furent l'empereur Frédéric III ; Alphonse II, comte de Provence ; Pierre III, roi d'Aragon ; Frédéric III, roi de Sicile ; Guillaume IX, comte de Poitiers ; Roger-Rernard, comte de Foix ; Guillaume des Raux, prince d'Orange ; le roi d'Angleterre Richard Coeurde-Lion, qui chantèrent l'amour, l'honneur et la guerre dans l'idiome provençal. Le roi de Provence Robert comptait, dans sa bibliothèque, les oeuvres de quatre-vingt-dix poètes


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considérés comme les plus renommés, parmi lesquels figuraient les noms les plus illustres. Plusieurs dames se firent une célébrité dans le Gai saber. Nous citerons la comtesse de Die, Azalaïs de Porcairagues, Claire d'Anduze, etc. Le roman se généralisa en Europe, grâce aux pérégrinations des troubadours, allant de castel en castel, accompagnés de leurs jongleurs qui récitaient leurs oeuvres à l'instar des rapsodes de la Grèce ou des bardes de la Celtique. Il devint le langage des cours et de la chevalerie; la poésie fut l'organe obligé de toutes les pensées, de tous les sentiments nobles et délicats du coeur et de l'esprit.

La poésie des troubadours se divisait en deux genres principaux : la poésie savante et la poésie populaire. Le premier genre s'appelait dus (serré, clos), car, rimas car as (cher, rimes de haut prix), et le second leu ou leugier (léger), plan (facile). Ce dernier n'avait pas de règles et de formes bien arrêtées et suivait tous les caprices de l'imagination et tous les courants des idées. Dans la poésie noble, on donnait la dénomination générique de cansos, chants, aux épopées, aux morceaux lyriques consacrés à l'amour, à la gloire, à l'honneur, à la guerre, et à tous les sujets élevés. L'expression de sirventes désignait un genre inférieur et principalement la satire, contre la noblesse féodale et le clergé régulier surtout.


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Comme toute poésie était destinée à être chantée, on comprenait les paroles sous la dénomination de motz et l'air ou la musique sous celle de son ou sonnet. Parmi les différentes formes où se moulait l'idée poétique, on peut citer le lenson, souvent dialogué, où l'on posait une question qui était discutée et résolue à la fin ; le descort, pièce à couplets de coupe et souvent de langues différentes; l'alba, aubade; la serena, sérénade; la ballade (du grec balizein, danser), parce qu'elle était mimée et souvent dansée ; la corole (de koros, rond), parce que ceux qui l'exécutaient formaient le cercle ; la pastourelle, les messages d'oiseaux, etc., gracieuses expressions qui n'ont pas besoin de commentaires.

Les troubadours, en général, composaient les paroles et l'air, les motz et le son de leurs productions, et les chantaient eux-mêmes, en s'accompagnant d'un instrument à cordes ; quelques-uns s'attachaient des compositeurs spéciaux pour mettre en musique leurs vers ; un grand nombre tenaient à gage des jongleurs ou chanteurs et musiciens chargés d'interpréter et d'accompagner leurs oeuvres. Il y avait également des jongleurs libres, qui exécutaient, pour leur compte, les compositions des troubadours. Il existait aussi des écoles où l'on faisait des cours de poésie et de littérature, et où se donnait le haut et bas enseignement de l'art de trobar,


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d'après les règles et les meilleures traditions orales ou écrites.

La poésie des troubadours a brillé surtout dans le genre lyrique, qui a été porté au plus haut degré de perfection et même de raffinement quelquefois puéril. L'enthousiasme, l'exaltation chevaleresque, l'amour de la gloire et de la liberté ou les sentiments les plus doux et les plus tendres, les délicatesses les plus exquises de l'âme, y font résonner des cordes habiles qui se prêtent à tous les tons et trouvent des idées, des rythmes et des expressions si appropriées au sujet et si bien accentuées, qu'elles frappent l'intelligence et l'imagination ou pénètrent aux plus profonds replis du coeur humain. Un grand esprit d'observation se mêlait, chez les troubadours, à une nature ardente et à toute la fougue et l'impressionnabilité des races méridionales.

La littérature des troubadours a produit beaucoup d'épopées sur les croisades, les grandes guerres contre les Carlovingiens et les Sarrasins, des compositions chevaleresques de pure imagination, des fabliaux ou nouvelles de chevalerie appelés romans, du nom de la langue dans laquelle ils étaient écrits, et des poèmes mythologiques à l'époque de la décadence. Elle n'a donné le jour à aucune composition dramatique proprement dite, à l'exception de Mystères ou drames religieux, de Sotties (farces comiques) et de panto-


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mimes allégoriques, traditions conservées du théâtre romain. Elle a laissé aussi des chroniques historiques et politiques en prose et eu vers, dont la Chronique des Albigeois est un remarquable échantillon, et, sous la dénomination de Trésors, des recueils rimes, espèces d'encyclopédies renfermant toute la science et toutes les connaissances de l'époque.

Les troubadours les plus célèbres de la langue d'Oc sont Bernard de Ventadour, Bertrand de Born, Pierre Vidal, Arnaud deMarueil, Gancelme Faydit, Giraud de Borneil et Aimery Peguilland. Parmi ceux de la Provence proprement dite qui furent les plus renommés, on peut mentionner : Rimbaud, de Vaqueiras ; Folquet, de Marseille ; Rimbaud d'Orange; GuillaumeRamenols d'Apt; Porcellet; Richard, de Tarascon ; Bertrand, d'Avignon ; Raymond, de Salon ; Gui, de Cavaillon ; Guillaume, des Baux ; Durand, de Pernes ; Blacas et son fils Blacasset.

Plusieurs causes amenèrent et hâtèrent la décadence de la poésie des troubadours : la guerre des Albigeois, la haine que lui avait vouée le clergé, l'élude du Code de Justinien, la prise de Constantinople y ont principalement contribué.

La prise de Constantinople fit émigrer, en Italie et dans le midi de la France, une foule d'Hellènes qui y apportèrent les auteurs classiques et les mirent en vogue. Cette époque historique est


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connue sous le nom de Renaissance. On refit du grec et du latin dans les lettres comme dans les arts ; on déserta les chants de la patrie et les auteurs indigènes pour les chefs-d'oeuvre de l'antiquité nouvellement importés ou exhumés. En architecture, le style improprement dit gothique abaissa ses ogives élancées en arcatures de plein cintre ; les tourelles et les clochetons firent place au fronton et à la colonne de Vitruve. En musique, les vieux airs naïfs, les bons refrains gaulois durent s'effacer devant les compositions savantes. La convention et l'imitation furent substitués, en tout et partout, aux inspirations primesautières, à l'originalité provençale et au génie du Midi.

L'élude du Code de Justinien, rendu obligatoire dans les universités, fit abandonner les idiomes locaux pour le latin, devenu la langue officielle de l'enseignement. Cet abus acquit une telle puissance, qu'il s'est perpétué jusqu'à nos jours. On oblige encore la jeunesse des écoles à soutenir les thèses de droit romain dans la langue de Cicéron, étrangement accommodée par des étudiants oublieux de leurs cours d'humanités et peu initiés au mécanisme savant et aux idiotismes de langage de Virgile et d'Horace.

Le clergé et les ordres monastiques détestaient le roman, qui avait servi d'instrument à tant de satires violentes contre eux, à tant de sirventes


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aiguisés pour fustiger la corruption et l'ambition qu'on leur reprochait. Aussi ne leur fut-il pas difficile d'obtenir du pape Innocent X une bulle qui déclarait le roman hérétique et l'interdisait à tous les étudiants.

Mais c'est surtout la croisade contre les Albigeois qui porta le coup le plus funeste à la littérature romane et à la poésie des troubadours. Ce grand crime de lèse-nation, commis à la face de l'Europe complice, cette sanglante hécatombe humaine ne fut, en réalité, que le pillage organisé, la spoliation inique accomplie sous le manteau de la religion. Les provinces de la langue d'Oil, au nord de la Loire, livrées encore à la rudesse et à la barbarie, pressurées par l'hydre à mille têtes du despotisme féodal, jalousaient, depuis longtemps, celles de la langue d'Oc, qui avaient conservé le flambeau de la civilisation romaine et jouissaient, sous des gouvernements modérés, de la liberté communale, de la prospérité agricole, commerciale et industrielle. L'instruction et le raisonnement y avaient amené le libre examen et la tolérance dans les esprits. Il y surgit une doctrine nouvelle, qui demandait la réformation des abus, et ébranlait la hiérarchie sacerdotale, tout en minant les bases du symbole catholique. Un long cri d'alarme retentit alors chez les puissances menacées, qui résolurent d'anéantir les aspirations naissantes au berceau.


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On fil appel aux convoitises des uns, on stimula le fanatisme des autres, et les nations du Nord se ruèrent sur celles du Midi. La croisade fut prèchée contre les hérétiques, et Simon de Montfort renouvela, dans le Languedoc et la Provence, les horreurs d'Attila et les dévastations des Sarrasins. Il crut étouffer l'idée au milieu des massacres, des incendies et des bûchers ; il ne fit que l'exalter et ajourner son réveil. Mais il put devancer, au milieu des ruines amoncelées, les mots solennels prononcés, de nos jours, sur la Pologne expirante : Finis Polonioe ! — Fin de la poésie des troubadours !

Je me suis étendu, peut-être un peu longuement, sur ces pages trop méconnues de notre ! histoire locale, ignorées même par le plus grand nombre. Si j'avais le souffle assez puissant, je voudrais évoquer, à Aix, ces grandes figures poétiques de nos aïeux, si oubliées aujourd'hui et si célèbres jadis. J'essayerais de faire revivre ce cycle mémorable, d'éveiller ces lyres endormies, de galvaniser ces volontés énergiques et de faire entendre ces voix retentissantes, ces accents patriotiques ou ces cantilènes amoureuses qui seront l'éternelle gloire de notre pays. Mais ma plume est inhabile à produire ce miracle. J'ai tenté du moins de réhabiliter, auprès de notre génération railleuse et blasée, ces héroïques physionomies que la romance sentimentale, l'opéra

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comique efféminé et les romans frelatés ont rendues ridicules, de nos jours. Le mot de troubadour n'éveille pas d'autre idée, chez bien des gens, que celle d'un personnage de convention avec un maillot rose, un justaucorps abricot, les cheveux en saule-pleureur, et Autant des fadeurs quintessenciées, — tout en s'accompagnant d'un instrument de fantaisie. Voilà comme on écrit l'histoire, dans une certaine littérature malsaine qui a eu sa vogue. Ah 1 de quels éclats de rire stridents et sardoniques ils poursuivraient leurs mesquins Sosies de notre temps, ces rapsodes du moyen-âge qui portaient le heaume et la cotte-de-mailles, chevauchaient le destrier des combats, et maniaient l'estoc et la dague de la même main qui faisait frémir la corde sur la viole et la plume sur le velin. Quels sirventes caustiques ils décocheraient contre les auteurs et les lecteurs de ces élucubrations mauvaises, qui faussent à la fois la vérité, l'esprit et le goût La langue romane et la littérature des troubadours ont un passé trop glorieux pour qu'on les laisse dans un oubli profond. Elles sont la souche-mère, -— aima parens, — de nos langues néo-latines et de notre poésie moderne; la mamelle inépuisable qui allaita Dante et Pétrarque ; la matrice féconde où s'est moulée l'épopée de Roland furieux. Des circonstances accidentelles seules ont empêché les trois grands poètes de


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l'autre côté des Alpes d'écrire leurs chefs-d'oeuvre en roman, au lieu de les chanter dans l'idiome italien auquel ils ont donné la fixité. Si ces grands génies , façonnés à l'école des troubadours, avaient chanté dans leur langue, comme ils en avaient la velléité, qui pouvait prévoir et présager l'avenir du provençal ?

Un monument de la langue romane était resté dans la liturgie de la cathédrale de Saint-Sauveur à Aix ; ce sont les Planchs de sant Eslève ou Plaintes de saint Etienne, dont le texte primitif date de 1318.

Le peuple ne comprenant plus ce texte, il en fut fait une seconde version, en 1655, dans la langue modifiée. C'est celle qu'on dialogue encore, chaque année, la seconde fête de Noël.

Le roi René, que M. de Quatrebarbes, éditeur moderne des oeuvres du poète couronné, appelle le dernier des troubadours, fit monter sur le trône les traditions de la chevalerie et du Gay saber. Mais il a éerit dans la langue d'Oil, et sa poésie échappe à cette étude.

Si, depuis le cycle des troubadours jusqu'au XVIe siècle, les annales provençales n'enregistrent aucune illustration poétique, la chronique a transmis jusqu'à nos jours les noms ou les sobriquets de rapsodes qui, par leur verve caustique, obtinrent une grande popularité chez nos aïeux. Nous pouvons citer le Carreteyron, ou


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petit charretier vivant, par approximation, vers l'an 1519, qui fustigea jusqu'au sangles vices de son époque et fit des couplets mordants contre les parasites, les exploiteurs et les fraudeurs de la ville d'Aix, au XVIe siècle, qu'il appelait des rongeurs, Ratuns ; et Balthazar Roman, dit le Caladaire, dont les jovialités et les refrains incisifs eurent une vogue longtemps soutenue.

Les Momons d'Aix, institution satirique du moyen-âge, renouvelée du char de Thespis, chansonnèrent aussi, avec une liberté d'allure qui allait jusqu'à la licence, et poursuivirent le vice ou le ridicule, dans la capitale de la Provence, par des crudités et des brocarts par trop aristophanesques.

Enfin Bellaud de La Bellaudière vint, au XVIe siècle, et avec lui commence une nouvelle ère de la poésie provençale. La langue a subi des variations et des modifications profondes : ce n'est plus le roman avec ses idiotismes charmants, son mécanisme compliqué et ses combinaisons ingénieuses. Le long règne des dynasties des maisons de Barcelone et d'Anjou sur nos contrées, et enfin l'annexion de la Provence à la France ont amené bien des perturbations, des changements et des néologismes dans la langue de nos pères. L'idiome provençal, tel que le temps l'a produit et façonné, à travers les révolutions politiques et sociales, a conservé, cepen-


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dant, le radical primitif, son autonomie et son originalité native, malgré ses alliances ou ses mésalliances avec le catalan, le français et l'italien. Il est profondément enraciné dans le pays et se parle encore aujourd'hui divisé, comme le grec, en plusieurs dialectes.

La poésie s'est transformée aussi, à l'époque de Bellaud de La Bellaudière. La riche versification des troubadours a perdu ses moules variés et ses rythmes harmonieux. Le vers s'habille à la française. L'alexandrin a pris pied en Provence, et la pensée s'habitue à l'hémistiche et à l'entrave de la césure. Les beaux esprits du XVIe siècle, qui bégayent un français peu orthodoxe, ne pouvant détruire la langue provençale, inséparable de notre sol et de notre climat, croient faire oeuvre de goût et de zèle en là dénaturant et en la francisant autant que possible. Mais leurs efforts sont impuissants, et leurs vaines tentatives échouent, submergées sous les flots de la tradition et de l'idiome populaires.

Bellaud de La Bellaudière eût pour contemporains et émules en poésie Bernard Zerbin, procureur au siège d'Aix ; Marc-Antoine d'Espagnet, conseiller au Parlement de Provence ; Honorât Meynier, de Pertuis ; Etienne d'Hozier, père du célèbre généalogiste ; Balthazar de La Burle, auteur d'un poème sur la Sainte-Baume ; Jacques Fontaine, de Saint-Maximin, qui fut médecin de


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Louis XIII ; Robert Ruffi, aïeul et bisaïeul des deux historiens de Marseille ; Pierre Cordier, frère du député de cette ville aux États généraux de la Ligue, en 1593, et Charles de Nostradamus, second fils du célèbre médecin-astrologue de Salon.

En 1575, Jehan de Nostradamus, fils aîné de l'auteur des fameuses Centuries, avait fait imprimer une biographie intéressante des troubadours et des poètes provençaux. Il s'était exercé luimême, avec quelques succès, à faire résonner la lyre nationale. Son ouvrage ne serait, à ce qu'on prétend, qu'une traduction ou une réduction de celui de Carmentieres ou le Monge des Iles-d'Or. Il contient des faits curieux, mais il manque de critique et d'autorité, et le style de Nostradamus n'est souvent guère plus clair que les sentences apocalyptiques du prophétique auteur de ses jours.

Un des plus curieux monuments de la langue provençale est le manuscrit de la bibliothèque d'Aix intitulé : Histoiro joumaliero d'Honorat de Valbello, fils de noble seignhor Rorthomiou de Valbello, de la Gardo, et de noblo damo Margarido de Candollo.

C'est une chronique historique, de 1483 à 1538, où sont retracés les événements qui ont précédé la naissance de l'auteur et ceux dont il fut contemporain.


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Honorai de Valbelle s'exprime ainsi, au commencement de son livre :

« Tot lou temps de ma vido, ay près plaser de saber historios et chroniquos des gests des tems passas, et principallament las guerros et dissentions d'aquest rialme,— quceque if se, en ma jouinesso, — miserrima vidi et quorum ipse pars fui.

« Régnant lou bon rey Loys XI. »

Un extrait de cette chronique fut imprimé t en 1649, chez Paul Roize, à Aix, sous le titre de « Generatien de Valbella,, extracho de l'histori journaliero de Messire Nourat de Valbella, quand viviè, chivalier, signour de la Gardo, de Raumello, gentilhome de la chambro don rey et capitani de galero. »

Bellaud de La Bellaudière, né à Grasse en 1532 et décédé en 1588, fut, au XVIe siècle, le Malherbe de la poésie provençale, dont il posa les nouvelles règles et donna les meilleurs exemples. A cette époque de transition, l'inimitable langue romane avait disparu sous la marée montante des autres idiomes néo-latins. Le provençal, frêle épave échappée au naufrage, flotta longtemps indécis entre le catalan et le français, se couvrant, tour à tour, des mousses et des algues que le vent poussait de l'Océan ou de la Méditerranée. Bellaud ancra notre langue au port, et en fut à la fois le sauveur, le législateur et le poète. Ses Obros et rimos provuensalos, le premier ou-


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vrage imprimé à Marseille, en 1595, par Mascaron , le premier imprimeur établi dans cette ville, aïeul de l'illustre évêque de Tulle qui fut rival de Massillon, sont très remarquables par la facilité de la versification, la richesse de la rime, la finesse et la grâce de la pensée. Elles se composent, en grande partie, de sonnets et d'épîtres. Doué d'une précocité prodigieuse, ce poète fit des vers à 7 ans et des sonnets à l'âge de. 10 ans. Il était un des membres les plus actifs d'une réunion de viveurs qui s'appelait les Rons arquins, espèce de Caveau de l'époque, académie du rire, de la chanson et des francs-buveurs.

Le chevalier Paul, de Marseille, fut le continuateur de Bellaud de La Bellaudière. Il publia, en 1595, les oeuvres de son ami et les siennes en un volume, édition unique, excessivement rare. Ce recueil se compose de quatre parties : 1 ° Obros et rimos provuenssalos de Lovis de La Rellavdiero, gentilhome provuenssav, reuiovdados per Pierre Pavl, escvyer de Marseillo, dedicados as vertvovzes et generouzes seignours Lovis d'Aix et Charles de Casavlx, viguier et premier conssou, capitanis de duos galeros et govuernadours de l'antiquo cioutat de Marseillo. 2° Le Don Don infernal, où sont décrits, avec toute la vigueur du langage provençal, les misères et les horreurs d'une prison de ce temps-là. 3° Lous passatens de Lovis de La Rellavdiero,


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genlilhome provuenssau, mes en sa luzour per Pierre Pavl, escvyer, de Marseillo. 4° Rarbovillàdo et phantaziès jovrnalieros de Pierre Pavl, escvyer, de Marseillo.

Marseille d'Altovilis, fille d'un consul de Marseille, tenue sur les fonds baptismaux par celte ville, dont elle reçut le nom, donna suite aux traditions de Bellaud et du chevalier Paul, et fut célèbre par sa beauté, ses grâces et ses talents. Celte Sapho méridionale rimait, avec une égale facilité, en français et en provençal. Elle eut une grande influence, à son époque, et fut chantée dans toutes les langues par ses contemporains.

Pompée Raspaud, d'Apt, composa une pièce allégorique sur la mort dramatique du maréchal d'Ancre, imprimée par ordre du roi Louis XIII, à qui elle fut dédiée, lors de son voyage en Provence.

D'Agard, de Cavaillon, a laissé plusieurs pièces curieuses, entre autres : La bello païsano, Mignardet Lou capitani Fanferlu. Il écrivit aussi des stances plaintives sur la peste de 1631, dont il fut une des victimes.

Reynier de Rriançon, d'Aix, avocat au Parlement, composa de nombreuses poésies. Malheureusement, il ne nous reste de lui que L'ai de Paulet ou lou crebo-couar d'un païsan à la mouart de soun ai, pièce remplie d'un comique de bon aloi et d'un naturel charmant.


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Claude Brueys, écuyer d'Aix, né dans cette ville en 1570 et mort en 1636, était fils d'un consul. C'est la plus grande personnalité de la poésie provençale du XVIIe siècle jusqu'à nos jours. Pour le fond et pour la forme, il aura toujours le premier rang. La part faite aux joyeusetés qui tiennent aux moeurs de son époque, on trouve chez lui une originalité de pensée, un ragoût du terroir, une verve pétillante et primesautière qui sont admirablement mis en relief par un style vif et imagé, une expression toujours heureuse et incisive. Son idée neuve se moule naturellement dans un mot à effet. On trouve, dans cet auteur, le nerf, la souplesse, la mélodie de l'idiome provençal, qu'il écrivait dans toute sa pureté native et sans aucun mélange parasite.

Claude Brueys fit imprimer ses oeuvres à Aix, en 1628, chez Roize, sous le titre de Jardin deis musos prouvençalos, â vol. in-12. Cette édition est la seule complète, authentique et originale ; elle contient plusieurs comédies en cinq actes et une infinité d'épitres, de chansons, satires dialoguées , couplets , épigrammes et pièces dédicatoires.

Mais les limites de ce travail m'obligent à restreindre, à localiser mon sujet, et à citer seulement les noms les plus saillants des poètes provençaux composant les pléiades d'étoiles et


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même de nébuleuses qui ont brillé ou ont percé l'obscurité jusqu'à nos jours.

Honorat Meynier, de Pertuis , compose, en 1608, une gerbe de poésies provençales sous le titre de Rouquet bigarra.

Gaspard Zerbin, fils du procureur Bernard Zerbin, avocat au parlement d'Aix, mort en 1650, a laissé cinq pièces de théâtre publiées, en 1655, dans un recueil intitulé : La perlo deis musos et coumédies prouvençalos. Les cinq pièces de Zerbin, que l'on croyait perdues, furent récitées à Jean Roize , imprimeur, par les auteurs qui les avaient jouées.

Charles Feau, oratorien à Marseille, écrivit aussi pour le théâtre provençal. Il ne reste de lui qu'une oeuvre assez médiocre : Coumedie de l'interez ou de la ressemblanço.

Louis-Scipion Puech, chanoine de Saint-Sauveur, à Aix, né dans cette ville en 1624, mort en 1688, est l'auteur d'un grand nombre de poésies provençales et surtout de Noëls, entr'autres de celui des Rohémiens, populaire encore de nos jours. La plupart ont été imprimés sous le nom de Saboly, organiste à Avignon , qui en avait fait les airs. Sic vos non vobis !

Le capitaine Seguin, né à Tarascon, en 1640, composa plusieurs comédies qu'il jouait lui-même avec un art parfait.

Un autre militaire, Jean de Cabanes, d'Aix,


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après avoir abandonné la carrière des armes, se distingua dans la poésie provençale. On a de lui cinq pièces de théâtre en cinq actes et en vers de huit syllabes, pleines de verve et d'observation : Lisetto amourouso, — Leis bigots, — Lou jugi avare, — Marra ou lou fouil fa sagi, — Lou païsan astrotogùo. — Il avait encore écrit La saliro contro la sur de la croix, mordante philippique au sujet des moeurs des couvents à son époque, et surtout contre une abbesse qui faisait subir les plus affreuses tortures aux nonnes dont elle avait la direction ; — et l'Histourien sincère sur la campagno dou duc de Savoye en Prouvenço , en 1707. Ce poème historique seul a été imprimé. Toutes les autres poésies sont inédites, et forment un recueil intéressant, complété par des sentences et cent énigmes. Jean de Cabanes avait commencé à écrire en 1697.

En 1675, Carvin donne à Marseille plusieurs pièces de théâtre, entr'autres : Lou barbier raso fin et Misé Galinetto.

En 1676, Pierre Vespier, foumier, des Baux, livre à la publicité un poème provençal sur l'obélisque d'Arles.

En 1677, de La Tour, de Digne, fit paraître un recueil curieux de poésies provençales, latines et françaises.

En 1684, Tronc de Codolet, de Salon , fait


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jouer dans cette ville une curieuse comédie sous le titre de Leis fourbaries dou siècle ou lou troumpo qu poù. C'est une admirable reproduction de la célèbre farce du moyen-âge de Maître Pathelin.

On peut encore citer, parmi les adeptes de la Muse provençale au XVIIe siècle, Charles du Périer, Pierre de Galaup Chasteuil , Honoré Bouche, Gaspard de Venel, Chaudon de Gaillard, Jean de Chazelles, d'Aix ; le jésuite Jean Bertet, de Tarascon ; Muraire, Rosset, Laurent d'Arvieux, de Marseille ; Barthélémy Forjon, curé de Flassans, surnommé l'Ovide provençal ; Limojon de Saint-Dizier, d'Avignon ; Remerville de StQuentin, d'Apt ; Pierre Chabert, de la Valette, etc.

Il y eût aussi une pléiade de poètes religieux, qui écrivirent des cantiques et des chansons pieuses sur des airs populaires, pour servir de contre-poison aux gravelures et aux impiétés rimées, colportées par des rhapsodes grossiers qui hantaient les foires et les marchés où ils débitaient ou chantaient leurs productions malsaines. On peut citer parmi ces écrivains moralisateurs : Jean-Jacques Gautier, supérieur de l'Oratoire de Marseille ; le P. Cameron , autre oratorien ; Jacques David, de la même ville ; Natte, bénéficier de Saint-Sauveur, et LouisScipion Puech, chanoine de la même église, à Aix ; Jean-Baptiste d'Isnard, de Salon, et Jean


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Sicard, de la Tour-d'Aigues. On doit y joindre les deux célèbres noélistes Peyrol, d'Avignon, et Nicolas Saboly, de Monteux.

Le théâtre provençal comprend aussi, au XVIIe siècle, plusieurs pièces anonymes parmi lesquelles on peut signaler La tasso , comédie pour être exhibée en temps de caresme-prenant, Le mariage de Colin et de Nizaletle, macédoines dramatiques dialoguées en français, provençal, languedocien et italien ; Louproucèz de Carmentran, farce carnavalesque en 4 actes et en vers ; Viandasso, farci-coumedio, pèço galanto et grotesquo, coumpousado per un bouen garçoun, en vers et en cinq actes, jouée devant Louis XIV, qui se vantait de connaître et de parler la langue provençale. Mais le grand roi fut complètement pris à défaut, un jour qu'il se flattait, devant un gentilhomme de Provence, de comprendre la première expression venue prononcée devant lui et d'y répondre immédiatement : — Ressai, lui répliqua simplement son interlocuteur. — Le roi-soleil fut interloqué, et ce mot suffit' pour éclipser complètement sa prétendue érudition en linguistique.

En 1743, Arles vit éclore les oeuvres de Coye, entr'autres sa comédie du Novi para et le poème du Délire. Coye a un entrain très plaisant et une rare énergie.

En 1750, les noëls de Peyrol eurent vogue à


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Avignon. De nos jours, Aubanel et Roumanille en ont fait de nouvelles éditions.

En 1755, paraît une pièce de vers , curieuse par son caractère historique, intitulée : Cansoun nouvello sur leis desastres que la villo d'Arles et soun lerraire an eyssuya per l'inoundacien dou Rose.

En 1760, Germain, de Marseille, se fit connaître par sa Rourrido deis Dious, poème héroïcomique, écrit avec autant de verve que de jovialité. Ce poème est précédé de cette épigraphe appétissante :

Horaço, si l'avies tastado, Bén luen de l'avè blastemado,

L'auries douna toun amitié ; Auries raies estima ta tèsto courounado

D'un rès d'aillet que de lauzié.

Il existe encore une production fort curieuse et très rare de Germain intitulée : Apoulougio de la Rourrido deis Dious, en formo de plaideja, sans date ni nom d'imprimeur, et l'Arrest de la souveraino cour deis poétos, séant à Ploumbièros dou dès febrier 4769, extrat lira deis carrier os de la Cour.

Ces deux pièces, en prose provençale nerveuse, d'un style vif et imagé, pétillent de malice, d'humour, et d'esprit. Ce sont des modèles du genre, et l'orthographe, simplifiée et débarrassée des lettres parasites, se rapproche singulièrement


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de celle adoptée, de nos jours, par l'école des Félibres, qui est similaire de celles des Troubadours, de Bellaud de La Bellaudière et de Claude Brueys.

En 1763, chanta, dans la même ville, Gros, un des poètes les plus remarquables et les plus originaux de notre littérature, qui rima avec succès dans tous les genres. Ses oeuvres, publiées plusieurs fois, sont devenues en quelque sorte classiques.

L'abbé Favre, né en 1718 et mort en 1788, abbé de Cellenove, près de Montpellier, est l'auteur d'un poème comique des plus désopilants, intitulé : Lou siège de Cadaroussa, dont Roumanille a publié, en 1866, une nouvelle édition, suivie du Sermoun de moussu Sistre et de La fam d'Eresitoun, joyeusetés du meilleur acabit. L'abbé Favre a composé également deux vaudevilles en prose provençale : Lou trésor de Sustancioun , l' Opéra d'Aubai. Il a écrit aussi les cinq premiers livres de l'Odyssée travestie, des traductions en vers des Satires d'Horace, des Métamorphoses d'Ovide et des Épigrammes de Martial.

Parmi les productions pieuses ou religieuses en langue provençale nous mentionnerons : en 1644, l'Odo en l'hounour de Santo-Magdaleno, par le P. J. D. T.; en 1649, Paraphraso en vers prouvençaux sus lei sept Psaumes de la


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pénitenci de David, par P. J. ; en 1669, Poème de Sainte-Marie-Madeleine, envers provençaux ; en 1673, Paraphraso prouvençalo sur leys sept psaumes pénitenciaux, per Jean Sicard, de la Tourre-d'Aigues ; en 1695 , Les vespres des dimanches et fêtes, avec complies, mises en rimes provençales pour être chantées; en 1702, Cantiques provençaux, les psaumes, hymnes et prières de l'église, par J.-B. d'Isnard, chanoine sacristain de la collégiale de Salon ; en 1711, Cansouns spirituelos en prouvençau, à l'usagi deis missiens deis PP. de l'Oraloiro ; en 1716, Le voyage des pasteurs en Retlhéem, par Plomel, noëls patois sur vingt-huit airs différents ; en 1717, Noëls nouveaux et choisis sur les plus beaux airs, pour l'année 4141 ; en 1718, Les bergeries de Rethléem, noëls nouveaux, sur les plus beaux airs du temps, par Plomel ; en 1721, Chanson provençale du pèlerin de Saint-Roch, parP.-M. Grégoire, d'Avignon, qui contient d'intéressants détails historiques; en 1731, les soupirs du pêcheur contrit et humilié aux pieds de la croix, cantiques provençaux, par Plomel, prêtre, chanoine et prieur de l'église collégiale de Montpellier; en 1734, Cantiques spirituels à l'usage des missions de France; en 1735, Cantiques spirituels à l'usage des missions de Provence ; en 1748, Noëls provençaux sur la naissance du Sauveur; en 1750, Nouveaux cantiques

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— 280 — spirituels provençaux ; même année, Epitre provençale au R. P. de Castelet, religieux Jacobin et docteur en théologie à Arles ; en 1770, Cantiques et noëls, par Nalis, d'Arles ; en 1753, Prières et cantiques imprimés par ordre de M. de Voconce, évêque de Sênez ; en 1777, Cantiques spirituels à l'usage des missions ; en 1780, Poème, en vers patois, sur les saintes paroles : Dieu soit béni. Citons encore : Lou Jansénisto demascat, en vers prouvençaux, per un curât à seis paroissiens , eme uno introducien en proso, anonyme et sans nom d'imprimeur ; et YAuresoun funèbro de Messire Cardin Lebret, counseiller d'Etat, premier Président, Intendan de justici, de pouliço, deis finanças, dou coumerço, et coumandan per lou rey en Prouvenço, prounounçado, lou 4S mai 4135, dins l'egliso paroussialo de Sant-Laurènt, à Marseillo, per messire Pourrières, cura de la paroisso Sanl-Ferréol. Cette dernière pièce est un curieux échantillon de prose provençale, édité à Marseille chez Sibié, imprimeur-libraire.

Un Aixois, qui fut un des ornements de la société provençale par son esprit, ses connaissances et son aimable causerie, Honoré d'Estienne de Blégier, consul d'Aix en 1706, composa des poésies mordantes et aristophanesques où il n'épargna point ses contemporains. Le public malin reconnut les portraits burinés dans sa Tirado prouvençalo sur la fourtuno precipitado de


— 281 — quauqueis particuliers de la villo d'Aix, et les originaux, estampillés dans cette violente satire, ne pardonnèrent point à son auteur, auquel ils suscitèrent toutes sortes de désagréments.

Lou Chinchou-Merlinchou, ou l'âge de puberté, gracieuse imitation de Daphnis et Chloé, roman grec de Longus, est un ravissant petit poème composé, à peu près à la même époque, par Royer, d'Avignon, docteur en droit romain.et en droit canon.

Leis desastres de Rarbakan, chin errant dins Avignoun, par un religieux marseillais, le.P. Michel-Ange Marin, avaient obtenu un succès de fou rire en 1722.

Artaud et Olivier, de Marseille, contemporains de Gros, se firent connaître par des poésies pleines de verve, dont la plupart sont inédites. On cite, du premier : La bataillo de Parmo, et du second : La louangeo deis troubadours, comme deux pièces remarquables.

Boutinel, médecin à Carpentras, avait publié, en 1740, un poème comique intitulé : La pato enlevado.

Un poème satirique ayant pour titre : La maroto, en onze chants et renfermant plus de sept mille vers, fut écrit, en 1748, par Durand, potier à Toulon.

Laget de Bardelin, d'Aix, chevau-léger du roi, composa La Henriado travestido en vers prou-


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vençaux, poème en dix chants, plein de verve et de gaîté.

Gaspard Grégoire, de la même ville, auteur de l'Explication des cérémonies de la Fête-Dieu, écrivit une Ode au roi René, une piquante pièce intitulée : Vers d'un cadet d'Aix conlro moussu ïarchevesque (Mgr de Brancas), et des poésies badines rimées avec facilité.

En 1758, Lejourdan fit paraître à Aix, chez Adibert, un singulier poème intitulé : Leis avanturos dou lebrau, ou Lou lebrau poursuivi, près et vendu, et Remountranço à moussu Louis Sextius de Jaranto, evesque d'Orléans.

Mentionnons aussi Lou tableou de l'amour sacra et prou fane, du chevalier de Baptendier, de Marseille, en 1775 ; La tissotado ou lou capeiroun, de Coltier, de Carpentras, composée en 1781, publiée en 1857 ; Relatioun dei siège soutenguper la villo de Carpentras contro l'armado dei brigand Avignounès, en 1791, par Rolland Devillario, secrétaire des trois États du Comtat Venaissin, les productions de Remusat, de Marseille, et de l'avocat Astier, de Saint-Remy, dont la Muse salua la Révolution par sa voix patriotique.

Signalons enfin un poème en trois chants, sans nom d'auteur et d'imprimeur, intitulé : Gaspard de Resso, paru un peu avant 1789, à l'époque où fut rompu, à Aix, le brigand chevaleresque


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et légendaire de la Provence. Ce poème, écrit d'une manière pittoresque et naïve à la fois, relate, avec des détails curieux, les exploits, la capture, l'arrêt du Parlement et l'exécution de Gaspard de Resse.

En 1764, les Noëls de Saboly avaient obtenu le plus grand succès en Provence, et ont eu un grand nombre d'éditions depuis cette époque. M. Seguin, d'Avignon, en a publié une de luxe, il y a quelques années, avec la musique, qui est à la fois une oeuvre de goût et d'intelligente érudition.

En 1775, Marseille avait vu représenter deux comédies dues à la plume de deux de ses enfants : Lou fortuna Marseillès, par Àudibert, maître de musique, pièce mi-partie française mi-partie provençale, et Lou retour dou Martegau, par Mayer. Lou mariagi de Margarido, par Routtier, fut aussi fort applaudi à cette époque.

Citons encore, parmi les pièces de théâtre : Moussu Fresquiero, Lou pour ce de l'ai de meste Mauchuan, Monsieur de Rovina ou L'ane musicien, Le Conseil de village, de l'abbé Thobert, de Gemenos ; Moussu Jus et leis doues coumaires, de Jacques Cailhol, de Marseille ; Lou groulier bel esprit, d'EtiennePelabon, de Toulon, oeuvre charmante, dont le succès s'est perpétué jusqu'à nos jours. Pelabon est encore l'auteur de trois autres compositions scéniques : Réunion patriotique ou Minerve à Toulon ; Mathiou et Anno, corné-


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die pastorale provençale et française, et Le sansculotte à Nice. Les poésies fugitives d'Etienne Pelabon furent englouties dans un naufrage de son fils, près de Cadix, après la bataille de Trafalgar. En 1803 et les années suivantes, Sauze, d'Aix, composa plusieurs poèmes provençaux anti-révolutionnaires. Après avoir chanté ses artichaux, le poète jardinier aixois éleva le ton de sa Muse et fit paraître, tour à tour, les poèmes suivants : Pouemo prouvençau, en très chants, per un prouprietari dou lerradou d'Aix, — I. Sus leis homes noun recouneissents deis bountas de Diou ; — II. Sus leis sept pecats mourtaus et sus l'incredulita en Jesus-Christ ; — III. Sus la desunien dou mariagi qu oucasiouno lou divorço, et sus leis vertus et lou genio de Bonaparto ; — IV. Sus leis defensos que fasien de travailla leis jours dei decado ; — V. Sus leis remboursaments en assignats.

Sauze publia encore : Détail en pouesio sus leis atroucita que s'es fach à la villo d'Aix dins lou coumençament de la Revoulutien.

Cantico sus la neissenço dou Fiou de Diou. Responso d'uno critico facho per un gargameu de la villo d'Aix, sus lei vers prouvençau dei sept pecats mourtau.

Epitro facho per un ami de la religien que applaudis lou même ouvragi qu'es esta critica per un gargameu.


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Sauze était un esprit peu cultivé qui devait sa verve à la nature. Sa versification est faible, et sa rime quelquefois insuffisante. Mais il y a dans ses écrits de la naïveté et de la bonhomie mêlées à une causticité toute provençale, et on y trouve des détails historiques et locaux qui ne manquent pas d'intérêt sous leur forme abrupte et leur écorce rugueuse.

En 1806, l'éditeur Pontier imprima plusieurs contes du malheureux abbé Vigne, ancien minime, pendu pendant la Révolution, à Aix, et qui avait laissé un recueil assez important de poésies badines souvent au gros sel.

L'abbé Ravanas, curé de la Madeleine à Aix, excella dans le même genre. On a de lui des contes et des facéties parmi lesquelles on peut mentionner l'Escoumesso, un vrai modèle de ces compositions un peu crues et d'une odeur équivoque. C'était l'époque où les gens, même d'intelligence et d'esprit, croyaient que le provençal n'était bon que pour la grosse farce et les choses qu'on n'aurait pas osé dire en français. Il était convenu alors que cette langue, comme le latin, pouvait impunément braver l'honnêteté. Les écrivains d'aujourd'hui ont bien fait revenir de cette aberration.

En 1816, fut joué à Marseille, Jan de Cassis au Martegue, parodie de Jean de Paris, par C. aine, auteur d'une autre pièce intitulée : Meste


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Rama et Dou retour deis Rourbouns.

En 1822 et 1824, Michel deTruchet, d'Arles, fait successivement paraître ou représenter les comédies : La Pastresso ou Les Escoufestre, La ruso inoucento, Lou trioumfe de Nonolo, vaudevilles, Cansouns prouvençalos, Nouliço poeticobiografico de quauqueis troubadours d'anlan, et JJOU verme, poème didactique.

En 1828, Jacinthe Morel charme Avignon par les accents de son Galoubet. Une nouvelle édition en a été publiée par Roumanille en 1864.

En 1829, Diouloufet, bibliothécaire d'Aix, qui a occupé un fauteuil à l'Académie de cette ville, édita ses fables charmantes, ses épitres remplies de sens et d'esprit, ses contes pleins d'humour et son beau poème des Magnons, sur les vers à soie.

En 1833, fut représentée à Toulon la comédie de Benonin Mathieu, intitulée : Patroun Praire ou Lou pescadou toulounen.

J'en passe, et des meilleurs, pour ne point fatiguer l'attention par une énumération trop prolongée.

Arrivons à l'ère contemporaine ; ce n'est pas une des moins favorisées et des moins fécondes de la Muse méridionale. Je pourrais me constituer ici l'historiographe du mouvement de la littérature provençale, à notre époque, et le dépeindre dans toutes ses phases et tous ses détails.


— 287 — Mais une esquisse à grands traits suffira, je l'espère, pour terminer ce tableau déjà trop développé, sans doule, à cause de l'insuffisance de celui qui a entrepris cette oeuvre ardue.

Le bon père Bellot, le quasi-homonyme du restaurateur du provençal au XVIe siècle, ouvre la liste de nos poètes contemporains les plus remarquables. Il eut une vie tourmentée et remplie de cruelles épreuves ; pourtant son aménité, sa verve et sa courtoisie né se démentirent pas un seul instant. L'auteur du Poeto cassaire, du Poeto pescaire et de tant d'autres gracieuses ou piquantes productions, chanta à Marseille, où il vécut honoré et acquit une renommée légitime par ses oeuvres, qui resteront comme des modèles d'inspiration heureuse, d'aimable philosophie et de franche gaîté. Bellot s'est essayé dans tous les genres, et y il a généralement réussi. Il fit jouer, avec succès, plusieurs pièces de théâtre, et, en 1841, publia, en collaboration avec M. Louis Méry, un journal en vers, mi-partie provençal et mi-partie français, sous le double titre du Tambourinaire et du Ménestrel. Cette feuille poétique groupa, pour la première fois, les poètes provençaux qui répondirent avec empressement à l'appel de Bellot. On peut citer parmi eux Théodose Achard, Barthélémy-Lapommeraye, de Marseille ; Aubert, Roumanille, de Saint-Remy ; Camille Reybaud, Dupuy, de Carpentras ; Chalvet,


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de Ponthias ; Seymard, d'Api ; Maillet, de laTourd'Aigues ; Ricard-Berard, de Pélissanne, etc. En 1849, Bellot fit paraître un autre journal intitulé: Lou Descaladaire qui, malgré son titre de barricadeur, prêchait la modération et la conciliation aux partis. Cette feuille vécut ce que vivent les révolutions, l'espace d'un matin. La popularité de Bellot lui a survécu au-delà de la tombe. Sa mémoire sera perpétuée, non seulement par la juste réputation de ses oeuvres, mais encore par un monument que lui ont élevé les sympathies posthumes de ses confrères de la gaie science, et une épitaphe en vers provençaux, couronnée dans un concours poétique. Peu de poètes ont eu autant de vogue que Bellot. Ses productions , qui paraissaient souvent par petites feuilles, sous les titres de : Lou Rouquen, L'Ermito dou pous tapa, La Counfessien d'un Jacot, l'Ermito de la Madaleno, Lou Rouillabaisso poétique, étaient enlevées à Marseille. Elles ont eu plusieurs éditions. Celle de 1841, en 4 vol. in-12, eût un grand succès. Parmi ses pièces de théâtre on peut citer : Moussu Canulo ou Lou Fiou ingra, Leis Rouquetieros, Les Deux Magots, Les Pécheurs catalans ou La Soupe fantastique, en provençal et en français. Bellot publia, en outre , en 1847, Les Veillées provençales ; en 1851, la Crèche pastorale; en 1853, Leis Dernieros belugos poeticos, Jan dei pelos; en 1854,


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Leis radierospensados ; en 1855, Lou Galejaire. Il rimait avec la même facilité en français et en provençal, et les deux langues se mariaient harmonieusement dans Les Veillées provençales, La Crèche pastorale, et d'autres oeuvres du poète marseillais.

Désanat, de Tarascon, élargit, en 1840, le cadre ouvert par Bellot à la littérature provençale dans le Tambourin et le Ménestrel. Son journal hebdomadaire en vers, Lou Bouillabaisso, groupa tous les jeunes athlètes du Gai saber. C'est là que Roumanille, de Saint-Remy, Crousillat, de Salon, Mistral, de Maillanne, etc., celui qui écrit ces lignes, — si parva magnis componere licet, — et bien d'autres rimeurs contemporains ont fait leurs premières armes. Désanat était plutôt versificateur que poète, journaliste que troubadour. Il avait une faconde intarissable, toujours prête à tout dire et à tout écrire avec une rare indépendance de caractère. Il eut le mérite, et ce sera un titre pour lui à la gratitude de la postérité, d'avoir puissamment contribué à rapprocher la jeune génération des poètes et de leur avoir créé un organe de publicité. Outre le Rouillabaisso, on peut mentionner parmi les oeuvres de Désanat : Coursos de la Tarasco, Leis Daubos pochos grassos, Counfessien d'uno vieio guso, Grando revuo d'uno pichouno villo, A la memori de Rellot, Lou Travai et la


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Feniantiso, Sermoun dou cura Rufi, Leis Republicainos prouvençalos, La Saucissounado.

A peu près à la même époque , Rénédit, le spirituel feuilletoniste musical du Sémaphore, fit une profonde sensation par la publication de ses poèmes de Chichois, plusieurs fois imprimés, tableaux des vices populaires d'une frappante vérité, satires énergiques, où le vers fustige avec les lanières de Némésis et tue avec les flèches du ridicule. Bénédit est également auteur de contes et d'épîtres pleins de naturel et d'humour provençale. Ses oeuvres complètes ont paru en deux volumes en 1852.

Dans le même temps, Gelu gravait à l'eau forte, à Marseille, les moeurs des couches inférieures de la population, avec les tons hardis et les crudités de Juvenal, ou les chansonnait dans des vers d'une verve et d'une vigueur inimitables. Gelu restera comme un type dans la littérature provençale ; car il joint à l'iambe d'Archiloque un couplet tranchant, qui découpe dans le vif et emporte le morceau ; c'est aussi un observateur profond et un peintre énergique des travers et des vices populaires. Les poésies de Gelu ont eu plusieurs éditions enlevées par le public. La censure, dans un accès de zèle exagéré, supprima la plus importante. Les rares exemplaires échappés à la saisie ont acquis une grande valeur.

Cheylan, auteur des Amour de Vénus, des


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Quichies, des Ragadieros et de bien d'autres études piquantes, a obtenu une vogue méritée,

Thouron, président de l'académie de Toulon, lauréat de plusieurs concours, auteur du Naufrage de la Méduse, de contes, de fables et de traductions fort réussis, a égayé et charmé cette ville par les accents de sa Muse facile ; le docteur Laidet, le spirituel fabuliste de Marseille; Marius Bourrelly, d'Aix, aussi fécond que bien inspiré, auteur de la Vido d'uno gourrino, des Cigalos, des Congrès, etc., et bien d'autres encore ont enrichi notre langue d'une foule de productions originales et pleines d'attrait.

En 1843, M. Anselme Mortreuil, un marseillais aussi érudit qu'homme de tact, édita des Poésies provençales du XVe et du XVIe siècles, colligées avec autant de soin que de goût.

J. Roumanille, de Saint-Remy, après avoir fait imprimer, en 1847, son volume des Margaridetto, fraîche et gracieuse gerbe de fleurs des champs, fit aussi appel aux Troubaires contemporains, qui s'empressèrent d'apporter leur tribut poétique dans le recueil périodique des Prouvençalo. Là, avec Mistral, de Maillanne, et Crousillat, de Salon , se groupent Aubanel, Tavan , Cassan, Brunet, Giera, d'Avignon ; Anselme Mathieu, de Chateauneuf-du-Pape ; J.-B. Gaut, d'Aix ; Garcin , d'Allein ; Chalvet, de Ponthias ; l'abbé Àubert, et toute une pléiade harmonieuse.


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Roumanille éleva sans cesse de nouvelles assises à sa renommée par la publication successive des Sounjarello, de La part dou boun Dieu, véritables perles littéraires, et d'une nouvelle édition des noëls de Saboly et de Peyrol, avec un bouquet choisi des siens et une charmante couronne de noëls des principaux Troubaires du Midi.

En ,1848, un poète-ouvrier, Alphonse Maillet, tailleur à la Tour-d'Aigues, devenu ensuite maître d'étude à l'école normale d'Aix, fit imprimer un volume de poésies françaises et provençales. Ses productions dans notre langue se recommandent par le naturel, la grâce et la couleur. Nous citerons, comme pièces d'un mérite réel, l'Avuglo, l'Odo à la luno et surtout La Dourguetto.

Un congrès se réunit à Arles, en 1852, et mit en contact une trentaine de poètes provençaux, dont les chants firent retentir les rives du Rhône, et frémirent sous les voûtes sonores de l'amphithéâtre des Césars. On y remarqua MM. d'Astros, d'Aix, président, Gelu, Mistral, Roumanille, Aubanel, Giera, Désanat, J.-B. Gaut, Mathieu, Brunet, Aubert, etc.

Au mois d'août 1853, le Roumavagi deis Troubaires amena à Aix, de tous les points de la Provence, soixante - cinq rimeurs, sous la présidence du vénérable M. d'Astros, membre de l'Académie de cette ville, qui, pendant trente


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ans, y a fait applaudir ses apologues ou ses imitations de fables de Lafontaine, pleins de naturel et de piquante bonhomie. Aix conservera le souvenir de la séance publique où ces soixante - cinq modernes Troubaires se firent entendre, tour à tour, dans notre idiome national. On comptait parmi eux quatre ecclésiastiques : le chanoine Eméry, d'Aix, les abbés Aubert, de Mallemort, aumônier des Troubaires, Lambert, de Beaucaire, et Richard, de Toulon, et deux aimables Muses : Reine Garde et Hortense Rolland. Bellot, Mistral, Roumanille, Aubanel, Mathieu , Tavan, l'auteur des Frisoun de Mariette , Marius Rourrelly, le docteur Laidet, Marius Décard , J.-R. Gaut, Mathieu Lacroix, mineur, de la Grand'Combe, qui arracha des larmes à l'auditoire en pleurant son élégie de Pauro Martino, Rrunet, Lejourdan et bien d'autres vinrent à cette fête de la poésie, qui se termina par un banquet fraternel dans la grande salle de l'Hôtel-de-Ville.

Les poésies écloses au Roumavagi dei Troubaire furent recueillies par J.-B. Gaut, et publiées, en 1854, en un beau volume par M. Aubin , éditeur à Aix. On trouve, dans ce livre, toutes les variétés de la flore provençale, et les corolles splendides à côté des modestes fleurettes des prés et des collines.

Le Gay-Saber, feuille bi-mensuelle , organe


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de la littérature et de la poésie méridionales, fut fondé à Aix, à la suite du Roumavagi, et dirigé, pendant quelque temps, par l'auteur de cet opuscule, avec la collaboration de tous les poètes du Midi.

L'Armana Prouvençau, publié, en 1855, par Mistral, Roumanille, Aubanel et les principaux troubadours modernes, réunis sous le nom de Félibre, eût un succès au-delà de toute espérance. Il est arrivé aujourd'hui à sa treizième année , s'imprime à 5,000 exemplaires , et sa vogue va toujours en croissant dans les villes et surtout dans les campagnes où il popularise les beautés et les délicatesses de la langue méridionale.

Dans l'intervalle du Roumavagi et de la publication de Mireio , Roumanille composa La Campano mountado , poème héroï - comique rempli de verve et de fine observation.

Je citerai encore, au hasard de la plume, et sans ordre de date, parmi les productions modernes : les Contes, fables et historiettes d'Eusèbe Reymonenq, de Varages, et sa comédie du Prouvençau enganat ; Le Parnasse provençal, fables et contes, par Garcin, de Draguignan ; Lou retour ou lou Sarjant la Gargousso, par Ricard-Bérard, de Pélissanne ; La Carita, de Mathieu Lacroix ; les poésies de Peyrottes, le potier poète de Montpellier ; les contes de Gai,


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Feraud, Guieu, Blanc, de Marseille ; Jita peirin, Lou Cholera-Morbus, Misè Pignoun, La Randiero dou mariagi, Lou Testament dòu paure mouart, et un grand nombre de productions énergiques de Lejourdan , de la même ville ; La Sauço d'espinar, Lou Dernier plat, Nouvè, et Contes par Cassan ; Garbelo de fablo, Lou Soupa de Saboly, La Crècho de la santo enfanço, par Augustin Boudin, d'Avignon ; Li Grisetto et li Bourgadiero, de Bigot et Roumieux, de Nîmes; les mordantes satires de Décard, d'Aix, intitulées : La Fournigo et lou Griet, Lou Prègo-Diou juja à la Cour d'assisos, Requisiloiro de Meste Cabridan , et la traduction en vers provençaux de l'Évangile, par le même écrivain ; Paul, Marieto, Madeloun, Leis pins, Leis vieis camins, de Casimir Dauphin, de Toulon, compositions où la grâce, la couleur et le goût reflètent les beautés de la nature et les plus doux sentiments ; les poésies provençales de Charles Poncy, de la même ville, et de Pelabon, petit-fils de l'auteur de Maniclo ; Véritables saucissots d'Arles, par Estay, de Saint-Chamas ; Leis Auvari de Roustan, d'Autheman, de l'Isle ; Lou Delugi d'histourietos en vers prouvençaux, de Polyeucte Figanières, de Cotignac; les publications marseillaises : Leis tracas dòu païsan à Marsiho, de Toussaint Payan ; Lou loupin, de Granier, poète forgeron ; l'Abeio prouvençalo,

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oeuvre collective renfermant plus d'une pièce gracieuse, Lou Rabaiaire, puis Lou Cassaire, feuille périodique, par Feraud, avec la collaboration de divers Troubaires ; l'Almanach provençal, de Gueydon, qui paraît tous les ans et contient des poésies provençales : Lou Cat de Misè de Lary, poème comique en cinq chants, par M. le docteur Bernard, maire d'Apt; Lou Gala de Moussu Flari, Uno Canastèlo de bouquets de Santo-Ano d'Apt, de M. Perrin ; Scèno de bugadiéro, et une foule de contes plaisants du docteur Seymard, de la même ville ; SouenSouen, La Cresarello, et autres jolies romances de F. Martelly, de Pertuis.

On peut diviser géographiquement la république des lettres provençales, à notre époque, en deux circonscriptions bien distinctes.

La Musapedestris, dont parle Horace, et ce qu'on aurait appelé à Rome les vers fescennins, dominent sur les bords de la Méditerranée et surtout à Marseille. Le goût et la vogue de la poésie badine et même décolletée y sont entretenus par de nombreux rimeurs qui ne savent pas faire vibrer d'autre corde, et surtout par des chanteurs comiques pleins d'entrain tels que Reverlégat, David et Brossard, dont les joyeux refrains font la bonne fortune du Casino, de l'Alcazar, du Château-des-Fleurs, estaminets lyriques très fréquentés dans un grand centre à la population cosmopolite comme la ville de Marseille.


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A partir d'Aix, la Muse s'enveloppe dans ses pudiques draperies et a des accents plus élevés. A Salon, elle est douce comme une réminiscence virgilienne, et sur les bords de la Durance et du Rhône, elle est à la fois un écho de la belle antiquité et des suaves cantilènes de Pétrarque, pour la forme, et, pour le fond, un reflet de l'originalité native et de la verve prime sautière du cycle des Troubadours.

L'apparition de Mireio, par F. Mistral, en 1851, fut un véritable évènement littéraire et le magnifique couronnement de la poésie provençale contemporaine parvenue à son apogée. Je ne dirai qu'un mot de ce poème, qui a soulevé l'admiration de l'Europe entière, a été traduit en une douzaine de langues, dont plusieurs éditions se sont rapidement écoulées, auquel Lamartine a consacré une livraison entière de ses Entretiens littéraires, que l'Académie Française a récompensé par un prix décerné en séance solennelle, dont Gounod a fait un opéra et qui a valu à son auteur la croix de la Légion-d'Honneur. Depuis Daphnis et Chloé et Paul et Virginie , on n'avait rien vu d'aussi simple, d'aussi frais, d'aussi touchant et d'aussi gracieux à la fois. C'est, en même temps, une idylle, une épopée et une admirable description de la nature méridionale et de la Provence pastorale. Après Mireio, Mistral pouvait se reposer ; il avait assez fait pour


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sa gloire. Mais le jeune athlète n'abandonne pas l'arène, et Mireio aura un frère, à la naissance duquel tous les Troubaires accourront, comme les rois mages, guidés par la bonne étoile du poète. Nous n'insistons pas davantage sur le chef-d'oeuvre de Mistral. Ce serait faire injure aux lecteurs. Le monde entier admire les amours printaniers de Mireio et de Vincent et toutes leurs péripéties, tous leurs épisodes tantôt tendres, tantôt passionnés, tantôt élégiaques, tantôt épiques, mais toujours empreints des plus fraîches couleurs, irisés des reflets prismatiques de la plus riche imagination, d'un poème écrit avec la sève de la jeunesse et du coeur, au souffle des plus riantes ou des plus mélancoliques inspirations. Tout le monde s'est extasié devant les splendides perspectives, les paysages ravissants, les descriptions si vraies et si chatoyantes à la fois de la Provence, de sa nature merveilleuse, de son climat privilégié, de son histoire naturelle, de ses moeurs traditionnelles, de ses usages, de ses coutumes, de son individualité, en un mot, et de son autonomie. Nous serions impuissants à ajouter une note de plus au concert d'éloges que ce livre a fait éclater. Il s'est placé désormais au premier rang des grandes productions de l'esprit qui font la gloire des belles époques littéraires. En 1860, Roumanille réunit toutes ses oeuvres


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en vers dans un volume, sous le titre de Lis Oubreto, gracieuse gerbe de fleurs poétiques , comprenant Li Margarideto, Li Sounjarelo, Li Nouvè, La part de Dieu et Li flous de Sauvi.

La même année vit épanouir La Miougrano entreduberto, de Théodore Aubanel, d'Avignon, héritier de la mélancolie et de la lyre amoureuse et plaintive de Pétrarque. Ce livre, précédé d'un avant-propos saisissant par Mistral, est la suave mélopée d'un coeur épris qui s'entr'ouvre, comme la grenade mûre, laissant échapper, au lieu de rubis végétaux, ses soupirs ardents et ses inspirations ailées. Il se divise en trois parties, dont les titres caractéristiques indiquent suffisamment le ton et la note dominante : Lou libre de l'amour, l'Entrelusido et Lou libre de la mort.

Aubanel est également l'auteur d'un drame inédit, intitulé : Lou pan dòu peccat, charpenté avec habileté, dialogué et écrit avec autant de naturel que de vigueur, et où les caractères et les sentiments sont peints de main de maître.

Une commission d'amis des lettres provençales, sous la présidence de M. Augustin Fabre, juge de paix à Marseille, après avoir élevé, par souscription, un tombeau à Bellot, eut l'ingénieuse idée de mettre au concours l'épitaphe de l'aimable poète marseillais. Quatre-vingt-onze concurrents produisirent 113 inscriptions funéraires. Le jury adopta celle due à M. Charles


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Kothen, de Marseille, qui a été gravée sur la pierre tumulaire. En voici le texte :

Vaquit dounc, ô Bellot ! cher poueto-cassaire, Lou posto ounte la mouart t'a coucha de soun dai ! Fin qu'au darrier moument sies esta galejaire, Et pamens de malhurs n'as proun pourta toun fai. Bouen crestian, senso feù, franc et galoi troubaire, Toun noum et teis bèus vers durarant cent coups mai Que l'humble mounument que venen de te faire. Lou frejaù perira Ta memori jamai !

Si cette pièce n'est pas la plus poétique, elle peint, du moins, le plus exactement le caractère, l'existence et l'oeuvre de Pierre Bellot.

En 1861 , les épitaphes de Bellot ont été publiées en un volume et forment une curieuse mosaïque mortuaire, une triste et intéressante guirlande de fleurs des tombeaux.

Anselme Mathieu, de Châteauneuf-du-Pape, le Catulle et le Tibulle de la poésie provençale, le chantre mélodieux de l'amour heureux et des baisers, fit paraître, en 1862, sa joyeuse Farandoulo , avec un remarquable avant-propos de Mistral. Ce volume de poésies, qui se distingue par la fraîcheur du coloris et la vivacité d'une imagination toute juvénile, se divise en trois parties qu'on pourrait surnommer les trois Grâces : Lis Aubado, Li Souleiado et Li Serenado : les chansons de l'aube, les hymnes du soleil, les refrains du soir.


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La même année, les jeux floraux d'Apt font entrer en lice, dans un tournoi littéraire, quarante-six concurrents qui sont jugés, à Arles, par les sept mainteneurs: Frédéric Mistral, de Maillanne ; Roumanille, de Saint-Remy ; Crousillat, de Salon; Aubanel, d'Avignon; J.-B. Gaut, d'Aix ; Ludovic Legré, de Marseille ; Anselme Mathieu, de Châteauneuf-du-Pape.

La ville d'Apt organisa des fêtes solennelles, à l'occasion du concours de poésie provençale ; les autorités et la population firent un accueil triomphal aux modernes troubadours. Les lauréats proclamés reçurent les prix de la joute au milieu des applaudissements. Une jeune fille, Mme Anaïs Gras, devenue plus lard Mme Roumanille, de Mallemort (Vaucluse), obtint un bouquet de violettes en argent émaillé, pour son cantique à Sainte-Anne ; M. Vidal, d'Aix, un rameau d'olivier d'argent, avec une abeille de vermeil, pour son livre du Tambourin; M. Roumieux, de Nîmes, une fleur de grenadier pour sa comédie intitulée : Quau voù prèndre dos lebre à la fes n'en prèn giès. Une branche d'olivier supplémentaire fut accordée à M. Thouron, de Toulon, poète septuagénaire. La pièce de M. Roumieux, publiée bientôt après, justifie la préférence de l'aréopage des Felibres. C'est une oeuvre remarquable par le naturel, la verve, le sentiment, le style et un intérêt toujours soutenu.


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La Muse provençale élève aussi la voix du côté du Var, et une autre poème de longue haleine éclôt, en 1862, sur les bords embaumés où l'oranger mêle ses fruits perpétuels à ses fleurs et à ses feuilles perpétuelles. Nous voulons parler de Margarido, par Marius Trussy. Louis Jourdan, rédacteur du Siècle, et compatriote de l'auteur, appelle cette charmante production le Paul et Virginie de la Provence, et Lamartine lui délivre aussi des lettres de naturalité poétiques. Margarido est l'histoire de l'amour de deux beaux enfants du Midi, se révélant instinctivement dès le berceau, grandissant avec les années , dans toute sa naïve et primitive expansion, et descendant dans une tombe prématurée , avec les deux jeunes héros qui meurent à la même heure , au printemps de leur vie, au milieu de la floraison de leur adolescence et de leurs tendres sentiments, au moment où la branche nuptiale de l'oranger semblait prête à couronner de si gracieuses et de si constantes flammes. Cette idylle provençale, qui reflète, dans de frais tableaux, la zone méridionale où l'auteur a vu le jour, est une peinture de moeurs attrayante, pleine d'heureux détails et d'un intérêt soutenu. Cette oeuvre, remarquable à plus d'un titre, est une preuve de plus de la permanence dans notre climat d'un courant poétique continu, d'un souffle inspirateur, de vagues


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mélodies qui volent dans l'air et font vibrer instinctivement toutes les âmes tendres, toutes les vives imaginations dans le langage suave et imagé que nous ont légué les troubadours.

En 1862, M. Damase Arbaud, de Manosque, correspondant de l'Institut, publia chez Makaire, éditeur à Aix, le premier volume des Chants populaires de la Provence. Le tome deuxième n'a paru qu'en 1864. Ce sagace et laborieux érudit a élevé ainsi un monument impérissable à la poésie traditionnelle et impersonnelle de notre pays, à ces inspirations sans nom, oeuvre de tout le monde, d'une époque, d'un siècle, à cette Muse primitive qui vient s'asseoir au berceau des nations, les suit à travers les siècles, mesurant l'essor de ses ailes à leur élan, de génération en génération, se faisant l'organe légendaire des populations illettrées, l'écho de leurs sentiments, de leurs passions et de leurs préjugés , de leurs regrets ou de leurs aspirations, reflétant les moeurs, les usages et les coutumes, photographiant, en un mot, les sociétés dans leurs diverses étapes à travers le temps. M. Damase Arbaud a rendu un grand service à l'histoire, à l'archéologie, aux lettres et à la linguistique en colligeant ces reliques du passé, et en les conservant dans le cadre savant dont il les a entourées, où il les a groupées et mises en relief comme des objets d'art précieusement enfermés


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dans un musée. Les chants populaires de la Provence sont une oeuvre de recherches, d'intelligence , de discernement et de choix, dont M. Damase Arbaud a doté noire région ; c'est une assise complète du travail qu'un ministre de l'instruction publique , notre compatriote, M. Hippolyte Fortoul voulait généraliser dans toute la France, afin d'élever, comme il le disait avec vérité, un grand monument au génie anonyme et poétique du peuple.

Une Académie Provençale a été fondée, en 1863, sous le titre de Felibrige, et" embrasse, dans ses attributions, la poésie, la littérature, les sciences et les arts. Mistral en est le président , Roumanille le secrétaire et Aubanel le trésorier. Aix y a compté et y compte encore plusieurs membres : M. d'Astros ; M. Bonafous, professeur à la Faculté des lettres ; M. Charles de Ribbe, avocat; M. Félicien David, le célèbre compositeur, auteur du Désert et d'Herculanum; M. Audran, musicien ; M. Vidal, auteur du Tambourin, et celui qui écrit ces lignes. A l'instar des anciennes cours d'amour, plusieurs dames font partie de l'Académie du Félibrige.

L'Académie d'Aix, cette représentation intellectuelle de l'ancienne capitale des Troubadours, a voulu se joindre au mouvement contemporain de la poésie provençale. En admettant Mistral au nombre de ses membres correspondants, elle


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s'est associée une gloire moderne, a renoué la chaîne des générations en se rattachant aux Irar ditions du temps des Raymond-Béranger, et a donné une nouvelle consécration au génie de l'auteur de Mireio.

La Felibresso dòu Caulon, pseudonyme qu'a pris une jeune et gracieuse Muse de Cavaillon, publia, en 1863 , un charmant recueil de vers sous le titre de Lis amouros di ribas, (Les mures sauvages des ravins). Ces fruits poétiques ont la saveur de la nature. Les aromes des champs, les odeurs balsamiques de nos collines en émanent, s'y mêlant aux émanations printanières d'un jeune coeur qui s'épanche au murmure des brises. On respire, en lisant ces feuilles, qui semblent détachées des arbres, un vague parfum de framboises et de fraises des bois. La mure sauvage s'est transformée au souffle poétique et sous la baguette d'une charmante fée. Ce livre est, pour le fond, l'écho d'une âme tendre qui soupire ses sentiments et ses sensations ; et pour la forme, une gracieuse broderie, une fine dentelle que des doigts féminins ont seuls pu travailler avec tant de délicatesse.

La même année voit livrer à l'impression quelques chansons provençales assez bien réussies de M. Philippe Chauvier.

Roumanille donne la publicité, en 1864, à ses


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Oubreto en prose, recueil piquant et plein d'intérêt, contenant : Lou Colera, — Galejado, — Un brave enfant, — Li Clube, — Un rouge em'un blanc, — La Santo-Raumo, — La Farigoulo , — Li Partejaire, — Per Nouvè, — Quand devès faut paga, — Li Capelan, — Bachiquelo. Nous n'aimons pas voir la littérature se mêler aux luttes intestines, et la plupart des morceaux que nous venons de mentionner sont de véritables pamphlets politiques, empreints de l'exagération de l'esprit de parti. Mais cette réserve faite, on peut les signaler comme des modèles de prose provençale nerveuse, concise; serrée, alerte, incisive. L'ironie darde ses pointes sous le couvert d'une bonhomie pleine de malice. La vieille verve gauloise y prend ses franches coudées et s'en donne à coeur joie, en éclaboussant, à droite et à gauche, les éclats de son rire franc et communicatif. Dans les Galejado et les Bachiquelo, les éclats redoublent, et on assiste, en les lisant, à un véritable feu d'artifice de joyeusetés et de plaisanteries qui, pour ne pas être toutes d'une entière nouveauté, n'en sont pas moins fort réjouissantes par la façon originale et piquante dont elles se trouvent exprimées. Les Oubreto en prose, de Roumanille, sont un véritable monument de la traditionnelle gaîté de nos aïeux.

1864 sera aussi une date mémorable pour les


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lettres méridionales dans la ville d'Aix. A l'occasion du concours agricole départemental tenu dans l'ancienne capitale de la Provence, la municipalité aixoise eut l'excellente pensée d'organiser un concours de poésie provençale. L'exécution de ce projet fut confiée à une commission composée de MM. J.-B. Gaut, membre de l'Académie d'Aix et de celle des Felibres, président, Bonafous, professeur à la Faculté des Lettres, et membre des mêmes académies, secrétaire, Mouan, secrétaire perpétuel de l'Académie d'Aix, le chanoine Emery, curé de la paroisse Saint-Jérôme, Hermitte, membre du conseil d'arrondissement, Carbonnel, professeur au collége, et Constant-André, avoué. Cette commission forma aussi le jury, avec l'adjonction de M. Marius Bourrelly, poète provençal d'Aix, habitant Marseille.

Trois sujets furent mis au concours : l'Éloge du roi René ; l'Éloge de l'agriculture, et une pièce de vers plaisante, au choix des concurrents.

Quatre-vingt-six pièces entrèrent en lice dans celte lutte poétique : vingt-deux pour l'Eloge du roi René ; dix-neuf pour l'Éloge de l'agriculture, et quarante-cinq Pièces plaisantes.

La distribution des prix du concours eut lieu, avec beaucoup de solennité, le 17 septembre, dans la grande salle de l'Hôtel-de-Ville, insuffi-


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sante pour contenir la foule qui se pressait jusque dans l'escalier et dans la cour. Les dames et les notabilités de la ville composaient la majorité de l'assistance. M. P. Roux, maire, en compagnie de MM. de Philip et Barrême, adjoints, en costume officiel, présidait celte fête poétique, entouré du conseil municipal, et ayant les membres du jury à sa droite et à sa gauche.

M. le maire ouvrit la séance par un discours plein d'actualité, véritable glorification de la Provence et de la langue provençale.

M. J.-B. Gaut, président de la commission d'organisation et du jury, fit entendre ensuite des strophes provençales où il chanta les louanges de la poésie contemporaine, souhaita la bienvenue aux concurrents du tournoi, félicita la ville d'Aix de sa protection éclairée pour les lettres et les arts et de son initiative à distribuer d'intelligentes couronnes aux successeurs des troubadours. La pensée et les tendances de cette allocution en vers se condensèrent ainsi dans la stance finale :

Nautre, gènt dòu Miejour, enfant de la Prouvènço, Avèn au couer tres fe, nourrissèn tres cresènço ; Jouine ou viei, riche ou paure, à tout près nous lei faù, Car fan, despuis loungtèms, nouesto boueno chabènço : Sian Crestian, sian Francès, subretout Prouvençau !

Enfin, M. Bonafous présenta un rapport, aussi


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spirituel que plein de tact et d'érudition, sur le concours et les mérites des concurrents. Il finit par donner d'excellents conseils aux jouteurs tombés dans la lice, et les résuma de la manière la plus ingénieuse dans la phrase suivante : « Que les vaincus ne se découragent pas, et qu'ils n'oublient jamais ces trois mots de Virgile, si souvent mal cités : Audentes fortuna juvat ! La fortune vient en aide à ceux qui osent ; elle ne fait défaut qu'aux audacieux. »

M. le maire proclama les noms des vainqueurs et leur remit les médailles décernées par le jury, après les avoir félicités et leur avoir donné l'accolade.

Voici la liste des lauréats du concours poétique d'Aix :

Éloge du roi René.

Médaille d'or à M. Antoine Biaise Crousillat, de Salon, pour sa pièce intitulée : Élogi dòu bon rei Reinié.

Médaille d'argent à M. Joseph-Marius Girard, architecte à Saint-Remy, pour sa pièce intitulée: Elogi dòu rei Renié.

Mentions honorables à MM. le docteur Camille Bernard, maire d'Apt, pour sa pièce intitulée : Aubado au rei René, et Lucien Geoffroy, à Paris, pour sa pièce intitulée : Odo au bon rei René.


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Éloge de l'Agriculture.

Médaille d'argent à Mme Rose-Anaïs Gras , épouse Roumanille, à Avignon , auteur de la pièce : Li meissoun.

Médaille d'argent à M. Emile Ranquet, de Villeneuve-les-Avignon , pour la pièce sous le titre : I Lavouraire prouvençau.

Médaille d'argent à M. Albert Arnavielle, employé aux mines, à Bessèges (Gard), pour la pièce : Élogi de l'agriculturo prouvençalo.

Mention honorable à M. Remy Marcelin, voyageur de commerce, à Carpentras, pour la pièce : A travès champ.

Pièces plaisantes.

Médaille d'argent à M. F. Peise, d'Aix, contrôleur des contributions directes à Marseille, auteur d'une pièce intitulée : Lou rescontre en Paradis.

Mention honorable à M. Joseph Huot, d'Aix, pour sa pièce ayant pour titre : Lou vilagi.

L'ouvrage couronné aux Jeux Floraux d'Apt, le Tambourin, par M. F. Vidal, d'Aix, a paru en 1864. C'est un livre d'une originalité toute exceptionnelle pour la conception et pour l'exécution, pour le fond et pour la forme. Il résume tout ce qui a été fait, dit et écrit sur le tambou. rin, et cela en prose provençale vive et alerte,


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avec la traduction en regard. L'auteur, qui est poète, trouve mille occasions d'introduire des vers de son cru, lestement tournés, ou des citations rimées dans la narration. Le volume se divise en trois parties distinctes. L'histoire de l'instrument provençal est une notice pleine d'intérêt, émaillée d'anecdotes curieuses au sujet du tambourin et du galoubet, ces deux frères Siamois de notre musique nationale, ces deux inséparables boute-en-train de nos danses et de nos plaisirs. On y trouve l'origine, la description, la fabrication, l'usage du fluilet à la voix perlée, et du tambourin dont la peau tendue sur la caisse moresque accompagne, en pédale, la flûte de Provence ; leur rôle dans la musique et la poésie ; les noms et l'influence des plus fameux tambourinaires, ainsi que l'indication de leurs principales productions ; bien d'autres détails intéressants, et enfin la glorification du tambourin, faite avec un enthousiasme et une exagération juvéniles qui plaisent, à notre époque d'indifférence prosaïque, dont l'atmosphère délétère asphyxie trop souvent les nobles inspirations.

La seconde partie comprend la méthode pour jouer du galoubet, depuis les principes les plus élémentaires jusqu'aux exercices où l'on s'amuse des difficultés du doigté et de l'embouchure. Les batteries du tambourin y sont aussi consignées

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d'après toutes les règles de l'art et les leçons de l'expérience. Ici les explications du professeur sont élucidées, mises en relief et vulgarisées au moyen des notes de musique, intercalées dans le texte même, ou alternant avec ses démonstrations, qui permettent ainsi de s'initier à tous les arcanes de la science et à tous les modes théoriques et pratiques de manier la baguette ou de placer les doigts sur les trous du buis creux.

Enfin la troisième partie, qui forme le couronnement de tout l'ouvrage, est un recueil des plus attrayants des airs nationaux, traditionnels et originaux de la Provence, usités depuis un temps immémorial, qui se sont transmis jusqu'à nous, et jouissent encore d'une vogue méritée dans nos fêtes de village et de campagne. Ces airs étant tous notés, celui qui connaît la musique peut s'en rendre compte immédiatement, en étudier la facture simple, et en apprécier la mélodie ou l'harmonie naïves et primitives, mais toujours empreintes d'un charme indéfinissable et de ce vague parfum du souvenir si doux au coeur.

Ainsi Vidal a fait, à la fois, une oeuvre utile et agréable , et notre génération lui doit de la gratitude pour la conservation de notre musique nationale, dont plusieurs morceaux n'étaient pas même écrits, et pour leur avoir donné de la fixité et de la pérennité en les colligeant précieuse-


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ment dans son livre, et en les notant, au moyen des types musicaux mobiles, qui ont servi à imprimer cette curieuse partie de son travail.

Vidal prépare un recueil de poésies, sous le titre de Lou Tambourinaire.

L'année 1865 est féconde aussi en productions poétiques provençales. La muse des troubadours s'y couronne, tour à tour, des roses de la gaîté ou des tristes fleurs des tombeaux ; elle a des refrains joyeux, des accents d'amour ou des larmes de douleur ; le saule-pleureur, le myrte et le laurier entrelacent sur son front une triple couronne, dont le symbole résume tous les sentiments et toutes les sensations de notre fragile et passagère humanité.

Voici d'abord Crousillat, de Salon, lauréat du concours d'Aix, une véritable abeille laborieuse, diligente et pleine de douceur qui, après avoir butiné à travers la flore de la Provence, dépose, dans la Bresco, son miel dont la saveur et l'arôme sont sans pareils. La Bresco signifie, en provençal, les rayons de miel, et ses alvéoles laissent ruisseler les flots du nectar élaboré par une âme tendre, méditative et concentrée. Crousillat est un poète doublé d'un érudit nourri des littératures latine et italienne. Aussi ses productions, si elles n'ont pas toujours l'élan et l'éclat dus à la spontanéité d'une inspiration primesautière, si elles ne s'en-


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volent pas constamment sur les ailes irisées de l'imagination, sont toujours l'expression d'une grande profondeur de pensée, d'une philosophie douce et aimable, de sentiments pleins d'un émoi communicatif, d'une exquise délicatesse de coeur et d'esprit, vrais bijoux enchâssés dans la bordure d'une forme irréprochable. Crousillat est un styliste d'une correction, d'une pureté, d'un fini incomparables ; c'est un ciseleur qui enrichit le vers d'une ornementation aussi habile que gracieuse. L'atticisme et l'harmonie sont chez lui des dons de nature perfectionnés par l'étude. Aussi les poésies de Crousillat semblent un écho de Mantoue, de Tibur ou de Vaucluse ; Virgile, Horace et Pétrarque sont ses maîtres ; la mélodie virgilienne, la finesse et l'élégance de l'auteur de l'art poétique, l'amoureuse mélancolie du chantre de Laure ont marqué ses oeuvres de leur sceau et les embellissent de leurs heureuses réminiscences.

F. Peise, autre lauréat des jeux Floraux d'Aix, poète facétieux, à la verve facile et mordante, a fait imprimer à Marseille, sous le titre de Leis Talounados, un recueil de contes désopilants, où la gaité folle et populaire, la bouche fendue jusqu'aux oreilles, rit à ventre déboutonné. Ce livre amusant , mais d'une jovialité gauloise quelquefois assez crue, est un bouquet de fusées de plaisanteries, de joyeusetés , de pointes, de


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traits, de malices dont les explosions n'ont pas toujours le même éclat ; mais si elles produisent assez régulièrement les effets pyrotechniques prévus par leur auteur, elles laissent toujours après elles l'odeur de la poudre. La Musa pedestris est ici dans son élément, et sa grosse hilarité est communicative parce qu'elle est naturelle, bonne fille et sans façon, faisant sauter le bonnet par-dessus les moulins , et relevant alertement sa jupe, sans craindre de montrer les mollets.

F. Peise a fait jouer aussi, au théâtre du Gymnase, à Marseille, le 9 février 1867, une comédie - vaudeville intitulée : Leis amours de misé Còutau, qui a obtenu un succès de fourire.

Passons du rire à la tristesse, de la vie à la mort. Voici, sous le titre de Un liame de rasin, une corbeille de fruits détachés de l'arbre, une gerbe poétique formée par Roumanille et Mistral avec des fleurs posthumes. Il est des poètes provençaux dont la mort a empêché le complet épanouissement, et il en est d'autres qui ont peu produit, mais dont les oeuvres sont toutes de choix. Ces poètes, que les Latins auraient appelés poetoe minores, mais que je n'amoindrirai point par cette qualification , ont laissé leur sillon dans le champ des Muses, et Mistral et Roumanille ont pris des mesures conservatoires


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pour qu'il ne s'effaçât point sous les pieds destructeurs du temps. Ils ont consacré leur réputation en leur élevant un cippe commémoratif durable.

Parmi ces troubadours arrachés à l'oubli par Un liame de rasin, citons d'abord Castil-Blaze, né à Cavaillon en 1784, mort à Paris en 1857. Le célèbre critique musical, l'auteur de tant d'oeuvres spirituelles en français, l'introducteur sur notre scène du Barbier de Séville , de Rossini, et de Robin des bois, de Weber, est peu connu comme poète provençal, et pourtant il est l'auteur de productions du meilleur acabit, d'une originalité toute méridionale. Castil-Blaze est un réaliste dans toute la force de l'expression ; sa Muse sent le terroir ; elle mène, en jupon court, la farandole, et sa bouche rose ne craint ni l'ail ni l'oignon. On peut citer, parmi les oeuvres qu'il a laissées sous le titre piquant de : Revihet di magnanairis, vendemiairis et òulivairis, les pièces : Lou Renaire, Lou Vioulounaire, Li Pipaire, Lou musicien, comme des types de franche et piquante gaité. Castil-Blaze a un point de rapprochement de plus avec les anciens troubadours : c'est qu'il avait mis la plupart de ses productions en musique.

Un autre littérateur, qui s'était acquis une brillante réputation à Paris, a des grappes nombreuses et dorées par le soleil de la Provence


— 317 — pendues au Liame de rasin. C'est Adolphe Dumas, de Cabanes (Vaucluse), né en 1806, décédé le 15 avril 1861. Adolphe Dumas, l'ami de Victor Hugo, de Lamartine, de Béranger, d'Alfred de Vigny, l'un des héros du mouvement littéraire et romantique de 1830, l'auteur de : Les Parisiennes, La Cité des hommes, La mort de Faust et de don Juan, Le camp des croisés et d'autres oeuvres remarquables, se délectait d'écrire en langue provençale et consacrait une partie de son gracieux talent à la poésie du Midi. Les oeuvres d'Adolphe Dumas, recueillies par Mistral et Roumanille, se distinguent par le patriotisme, la verve, l'entrain et le véritable accent du terroir, relevés d'une pointe d'esprit et d'humour, ou bien enveloppées d'un crêpe de tristesse qui jette un voile de mélancolie sur ses gracieuses inspirations.

Le célèbre poète boulanger de Nîmes, Jean Reboul, a trois pièces, trois perles d'ambre, dans Lou liame. L'auteur inspiré de l'Ange et l'enfant, du Dernier jour, des Traditionnelles et de Vivia, a mis dans la poésie provençale la même âme, les mêmes sentiments, la même délicatesse et le même entrain que dans ses inspirations françaises. Il est fâcheux que ses héritiers aient couvert de l'éteignoir bien de vives étincelles provençales que Reboul appelait ses Brouqueto.


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Glaup, dans le Liame de rasin, est un pseudonyme qui cache un excellent coeur et un esprit charmant. Il était né à Avignon, le 22 janvier 1820, et fût enlevé prématurément le 16 avril 1861. Le véritable nom de ce poète était Paul Giera. C'était l'ami et le compagnon de tous les Felibre. C'est à sa bastide de Font-Segugno qu'est éclos le Felibrige. Mistral, Roumanille, Aubanel, Crousillat, Mathieu, Tavan ont chanté, sous les frais ombrages de cette villa poétique, dont il était à la fois l'hôte aimable et le gracieux Mécènes. Glaup, esprit foncièrement poétique et religieux, joignait le sentiment et la piété à une verve comique intarissable. C'était un conteur désopilant et il avait une diction plaisante à laquelle le plus grand sérieux ne pouvait résister. Li mau parteja et Li mau partejado, l'ode I Granouio et le noël Lis avoucat sont des modèles de satire provençale et de fine ironie. Est-il une idée plus comique que celleci ? Les avocats se présentent à la crêche où est né l'enfant-Dieu, et saint Joseph les repousse en disant :

An trop peca.... Fan trop paga Lis avoucat, Li voulen pa !

L'ode A la Santo Viergi Mario, Li fianço de


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Margarido respirent, par contraste, un parfum idéal et du plus pur spiritualisme.

Le dernier troubadour dont les oeuvres ont été pieusement embaumées dans la nécropole poétique du Liame est Toussaint Poucel, médecin d'Avignon, né le 31 octobre 1795, mort le 15 janvier 1859. Il fut possédé, à l'automne de sa vie, d'une passion heureuse pour la Muse provençale, qui le payait gracieusement de retour. Les oeuvres de ce Felibre sont empreintes d'une douce gaîté et d'une aimable philosophie, mises en relief par des vers d'une excellente facture. Toussaint Poucel eut le pressentiment de sa mort dans une pièce mélancolique dont le refrain est :

Caroun, vène me lèu passa !

Un mois avant son décès, et plein de santé, il remit cette production à Roumanille, en lui disant : Voilà mon contingent de vers pour l'Armana de l'an prochain. Roumanille lui ayant témoigné son étonnement de ce qu'il apportait autant à l'avance son tribut poétique, Poucel lui dit : Prenez-le toujours..., on ne sait pas ce qui peut arriver ! La pièce A Caroun fut le chant du cygne de ce poète, et quand l'Armana la publia, c'était une oeuvre posthume.

Li belugo d'Antounieto de Beùcaire eme la courouno trenado per li felibre forment un vo-


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lume d'elégies pleines de larmes, couronné par une guirlande de fleurs amies embrassant un cippe funéraire.

Antounieto de Beùcaire, la Felibresso de l'èurre, autrement dit Antoinette Rivière, a été enlevée, à vingt-cinq ans, à la poésie du coeur qui lui avait prodigué tous ses dons, et dont les fraîches primeurs s'étaient épanouies pour elle au printemps de la vie. C'était une blonde et gracieuse créature, fille unique, appartenant à une famille honorable de Beaucaire, que sa mort prématurée a plongée dans un deuil éternel.

« Jouineto encaro, dit Roumieux, son biogra« phe, se devinavo en èlo uno naturo tendro, « un esperit, uno avenenço, un gaubi delica que « la fasien recerca de touti. Poulido coumo un « iòu, bono coumo lou pan, douço e risènto « coumo l'Estello d'or qu'a tant graciousamen « cantado, a soun entour jitavo un perfum « angeli que voulien touti respira. »

Antoinette de Beaucaire avait une âme de sensitive et une organisation trop frêle pour résister à l'aiguillon de la douleur. Elle ensanglanta de bonne heure son coeur à la couronne d'épines de l'existence, et la blessure étant toujours saignante elle laissa échapper son dernier souffle avec son dernier soupir. Victime douloureuse de l'amitié et de l'amour, elle fut atteinte mortellement par la mort prématurée d'une amie qui semblait être


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Aussi l'oeuvre poétique d'Antoinette de Beaucaire est une élégie sans fin , une source de larmes intarissable, un écho continuel de soupirs étouffés, un rosaire de plaintes sans cesse égrené d'une voix plaintive. La mort était l'ange inspirateur de cette vierge éplorée qui tenait si peu à la terre, et son âme déchirée et endolorie s'est envolée avec délices, sur son aile rapide, pour fuir vers les régions éthérées. Mais que de grâce, que de tendresse, que d'émotion, que de délicatesse, que de mélodie dans ces hymnes d'un jour! C'est un doux roucoulement de tourterelle blessée, un murmure de colombe gémissant sous la feuillée, un chant de cygne plein d'accents inouis et de navrantes modulations.

Louis Roumieux a pieusement recueilli les soupirs poétiques de la pauvre Felibresso de l'èurre dans un volume édité avec luxe et orné du gracieux portrait de la jeune poétesse. C'est un monument qui éternisera la mémoire de cette dolente Muse provençale. Il a complété ce culte du souvenir, en conviant les Felibres à déposer des couronnes sur cette tombe prématurée, et à entonner leurs nénies funèbres dans


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la triste enceinte où la brise murmure à travers les cyprès.

Vingt-sept Felibres ont répondu à cet appel, et leurs chants de regrets, sous le titre de Doù d'Antounieto, forment un concert sympathique, une touchante manifestation posthume qui émeut et console à la fois. Mistral conduit le choeur funéraire où chacun chante sa partie avec un ensemble plein de noblesse et de dignité, et des nuances variées à l'infini, selon l'aptitude et l'inspiration de chacun des virtuoses. Mme Roumanille, la Felibresso dòu Cauloun, Roumanille, Aubanel, Crousillat, Mathieu, Tavan, J.-B. Gaut, F. Vidal, Remi Marcelin, l'abbé Lambert, l'abbé Aubert, Bonaparte Wyse, Roumieux, Emile Ranquet, Marius Girard, etc., ont apporté leur suprême tribut sur la tombe à peine fermée, et leur guirlande de fleurs entoure de ses vivants embrassements le tronçon de colonne symbolisant l'existence brisée de la mélodieuse Antounieto.

En 1866, la maison Remondet-Aubin, à Aix, a édité les OEuvres provençales du docteur d'Astros, de cette ville. Il y a dans ce volume les fables, les contes et quelques discours de l'aimable vieillard, précédés de sa biographie par M. Castellan, membre de l'Académie d'Aix, président honoraire à la Cour impériale. Cette notice est pleine d'intérêt et peint parfaitement


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les manières et le caractère de l'homme privé et de l'homme de lettres. Les amateurs de littérature méridionale accueilleront avec plaisir un livre qui groupe en faisceau, pour la première fois, les différentes productions du vénérable docteur, où le naturel, la bonhomie et la finesse s'allient à une franche gaîté, à une verve charmante et à un style simple, coulant et imagé à la fois.

On peut dire de la littérature provençale ce qu'on a dit de l'esprit français : elle court les rues. Tout le monde est, sinon poète, du moins versificateur, rimailleur, tout au moins, sous notre ciel et notre soleil inspirateurs. Tout chante dans notre nature privilégiée ; tout est harmonie et voix éoliennes dans les lignes pures de nos paysages, et au milieu de notre végétation aux essences variées, où le pâle olivier se marie à la verdure éternelle de nos pins alpestres, où les plantes balsamiques de nos collines mêlent leurs arômes à ceux des lauriers et des orangers de nos côtes. L'homme n'a qu'à écouter toutes ces solennelles rumeurs pour moduler comme l'oiseau qui gazouille sous la feuillée, ou l'insecte bruissant dans les herbes ; la poésie y est un écho de la création. Le vers naît au berceau et fait le charme de la vie ; la rime est une des formules, une des locutions naturelles et familières du langage harmonieux et imagé de la


Provence. Aussi les rhapsodes et les troubadours fourmillent depuis les Alpes jusqu'à la Méditerranée, du Var jusqu'au Rhône. Chacun apporte sa note plus ou moins juste, plus ou moins retentissante, et exécute sa partie avec plus ou moins d'harmonie et de brio, dans ce concerto à mille voix , qui trouve toujours de nouveaux organes dans les entrailles même des populations.

Aussi, avant de terminer cette étude rapide, cette esquisse à grands traits de la littérature méridionale, pour faire de la justice distributive, nous citerons, au courant de la plume, un certain nombre de noms, dans la foule des rimeurs provençaux, oiseaux du pays dont la voix est venue jusqu'à nous et qui ont fait entendre à leurs compatriotes et à leurs contemporains des hymnes plus ou moins mélodieux. Le plus grand nombre a échappé à notre regard et à notre ouïe, et nous prions tous ceux dont nous ne connaissons ni le plumage ni le ramage de vouloir bien nous excuser si nous ne les avons point fait figurer dans le catalogue bien incomplet des chantres de notre région. Il n'y a point de nomenclature rigoureusement exacte de la faune et de la flore d'aucun pays. Quelque espèce animée, quelque Variété végétale déroutent toujours les patientes observations des naturalistes et des botanistes. Dans le même ordre


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d'idées, comment pouvoir atteindre tous les adeptes du Gai Savoir, tous les héritiers des anciens troubadours qui murmurent, gazouillent ou roucoulent, à la ville et au village, à la plaine et à la montagne, dont la lyre ou la guitare rend des sons éclatants ou contenus, entonne un dithyrambe ou laisse à peine frissonner un léger susurre comme l'insecte dans la mousse ? Nous avons donc mentionné, nous le répétons, ceux-là seulement dont nous avons pu percevoir les sons, entendre les chansons, voire les complaintes Honni soit qui mal y pense?

Nous citons au hasard de la plume,: Mery et Barthélemy, les deux grands poètes de Marseille, les auteurs célèbres de la Némésis, Moquin-Tandon (Fredol de Magalouna) , de Montpellier, membre de l'Institut, l'auteur du magnifique ouvrage posthume Le monde de la mer, d'Ortigues , le savant et spirituel feuilletonniste musical du Journal des débats, Louis Jourdan, le vigoureux polémiste du Siècle, Amédée Pichot, d'Arles, l'érudit directeur de la Revue Britannique, le chevalier Philippe de Girard, de Lourmarin, le célèbre inventeur et mécanicien du premier empire, sa petite nièce la comtesse Clémence de Vernède de Cornillan, d'autres Muses du beau sexe, Hortense Rolland, d'Aix, Reine Garde, Amélie Queyrat, de Nîmes, Mme Roumanille née Anaïs Gras, de Malemort (Vaucluse), Aza-


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laïs ou la Felibresse du Caulou, de Cavaillon, Léonide Constans, de Toulon, Anaïs Fernallier, couturière à Eyguières, Barthélemy Lapommeraye, le savant directeur du muséum d'histoire naturelle de Marseille, le chevalier de Berluc-Perussis, un spirituel érudit, membre de l'Académie d'Aix, Jules Canonge , le poète et l'archéologue de Nîmes, Casimir Bousquet, un des féconds écrivains de Marseille, Bonaparte Wyse , un lord anglais allié à la famille impériale de France, qui va faire paraître un volume intitulé Li parpaioun blu, le piquant fabuliste Hippolyte Laidet, Ludovic Legré, E. Chauffard, François Arnaud, Julien Rampal, Farcy, Marius Audouard, Merentié, Ferrand, Brun de Villecroze, Maurel, auteur d'une Pastorale, Rodolphe Serri, Vincent Audibert, J. Gal, H. Arnaud, Kothen, Senès, Marius Ferrand , Durbec, auteur de Leis Dous gournaus, Garcin, de Rougiers, neveu de Bellot, à Marseille, Brunet, Borel, Martin, à Avignon, Camille Reybaud, A. Dupuy, C.-H. Dupuy, Remy Marcelin, Bonaventure Laurens, de Carpentras, Bigot, Roumieux, de Nîmes, Allègre, de Bagnols, Arnavielle, de Bessèges, Garcin, d'Alleins, Verdot, Daproty, le poète-tailleur, à Eyguières, J.-B. Caillat, commissaire de police, de Berre, Alphonse Barbaroux, de Lafare, d'Anselme, Gimon, Louis Mounet, de Salon, l'abbé Sabatier, curé à Cornillon , l'abbé Lambert, auteur de Bethléem,


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Bonnet, cafetier, de Beaucaire, l'abbé Aubert, curé de Malemort, auteur du Passo-tems d'un curat de vilagi, Burle, le poète-paysan, du Var, Eugène Manuel, de Graveson, Aubert, MariusGirard, de Saint-Remy, le chanoine Emery, Joseph Huot, d'Aix, Emile Ranquet, de Villeneuveles-Avignon, Marcelin Giraud, d'Éguilles, Martelly et Michel, de Pertuis, Charles Poncy, Thouron, Pelabon, de Toulon, S. Charvet, de Remoulins, Placide Cappeau, de Roquemaure, Azaïs-Gratien, Cabanes, Justin Bresillon, Floret, auteur de la Bourrido agatenco, Junior Sans, de Béziers, Prunac, boulanger à Cette, auteur des Fougasso, Peyrottes, le poète-potier, de Clermont-l'Hérault, Chalvet, de Nyons, Octave Bringuier, de Montpellier Hippolyte Roch, ferblantier dans la même ville, auteur de Lou portafuio de l'ouvrie, Gautier, de Tarascon, Ricard-Berard, de Pelissanne, Chabert, de la Valette, Clément Fournier, garde champêtre à Cuers, auteur de la Fournado, Edouard Robert, d'Istres, Dubois, maître d'hôtel à Trets, docteur Bernard, Seymard, Artaud, Jaumard , orfèvre, Perrin, d'Apt, A. Vire, à la Ciotat, Séraphin Cremazy, de la même ville, maintenant à l'île Bourbon, auteur de Mei rapugo, Philippe Chauvier, Seignoret, de Bargemont, J. Granier, de Signe, Duplan, de Draguignan, Monard, d'Orpierres, l'abbé Moyne, de Sarrians, Guyon, prêtre à Aix,

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auteur d'une Pastorale, A. Richier, à SaintMartin-des-Paillières, le comte de Beaufort, Lucien Geoffroy, à Paris, Soubran, à Fontenay-les-Roses, Icard, à Tlemcen (Afrique), Achille Mir, de Carcassonne, Amat Nivière et G. Payan, d'Arles, Alphonse Daudet, de la Camargue, André Leyris, d'Alais, Denis Olivier, boucher à Lambesc, Fréchier, à Maussanne, Bourrelly, à Rousset, Auguste Bonfilhon, cultivateur à St-Marc-Jaumegarde, etc. Nous ne nous sommes occupé, dans ce trop rapide précis, sauf à de rares exceptions, que de la littérature provençale proprement dite. Si nous avions englobé dans notre étude la littérature du Languedoc et de la Gascogne, ainsi que les oeuvres nombreuses des compatriotes du célèbre Goudouli ou de notre contemporain Jasmin, l'illustre coiffeur d'Agen, plusieurs volumes n'auraient pas suffi aux développements à donner à notre élucubration. Car le mouvement intellectuel qui a lieu en Provence agite simultanément les autres régions méridionales de la France, et partout le réveil des idiomes est la conséquence du réveil des idées. Cette résurrection solennelle sera un des traits caractéristiques de notre époque. On dirait que les vieilles nationalités, juxtaposées mais non effacées par le niveau égalitaire de la politique moderne, s'efforcent par un travail latent, par un élan rétrospectif et spontané vers les traditions, les


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moeurs et les langues d'autrefois, de protester contre l'effort et le système de centralisation excessive dont la France se gonfle, à l'instar de la grenouille de la fable, et qui pourrait bien déterminer une dangereuse pléthore, à un moment donné, dont l'histoire se chargera de préciser la fatidique explosion.

Un autre phénomène ethnologique non moins remarquable à constater, c'est la concordance simultanée, en Catalogne, du même mouvement qu'en Provence; le réveil des mêmes tendances et des mêmes aspirations se traduisant par les productions nombreuses et brillantes de la langue vulgaire, et les antiques liens qui unissaient les Catalans et les Provençaux se resserrant par l'échange des relations des Troubaires des deux pays. Barcelone a institué des Jeux Floraux, à, l'instar de Toulouse et de plusieurs villes de Provence. Don Victor Balaguer, député de Barcelone, aujourd'hui en exil par suite d'une secousse de la politique espagnole, a publié, en 1866, un beau livre intitulé: Espéransas y recorts, rempli de chants inspirés, d'hymnes ardents et d'appels fraternels aux troubadours de Provence. Un autre poète catalan, Pelay Brig, a fait paraître, en même temps, un poème en douze chants, La Masia dels amors, où il peint avec les plus vives couleurs les paysages, les moeurs et les amours de son beau pays, et Lo


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Brot d'achs, recueil de riches poésies et de gracieuses légendes. Enfin Francès Bastrina, auteur de Las Roselletas, ne cesse d'invoquer et de saluer les poètes provençaux par les plus aimables provocations :

Salut à tots vos altres, germans de la Provensa ! Salut à tots vos altres, melosos Trobadors !

Nous ne faisons qu'indiquer ce mouvement littéraire, dans cette partie de la péninsule ibérique, liée étroitement à la Provence par une traditionnelle communauté et un échange séculaire de rapports d'origine, de climat, de moeurs, de commerce et d'échanges de toute nature, unie dans un temps, avec celle-ci, par des liens de dynastie et de politique. La portée n'en échappera à personne, et il n'est pas nécessaire d'insister sur son existence. Le rapprochement, par la littérature, des deux nationalités soeurs n'a pas besoin de commentaires ; il porte son importance et son éloquence en lui-même, et qui sait ce que l'avenir lui réserve !

Ajoutons que la Provence, pour quelques-uns des troubadours modernes, et surtout des Felibres, est l'objet d'un culte qui va jusqu'au fanatisme. On l'entoure d'adorations occultes et ferventes, et lès adeptes de cette franc-maçonnerie déplorent toujours le meurtre d'Hiram et espèrent la reconstruction du Temple. La belle


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comtesse, c'est ainsi qu'ils l'appellent dans le langage des initiés, vaincue et persécutée, brisera un jour ses chaînes, reparaîtra dans sa gloire et sa beauté et remontera au zénith de sa splendeur. Qu'on lise, dans YArmana de 1867, l'ode de Mistral, La Coumtesso, dédiée à don Balaguer, avec cette épigraphe en catalan :

Morta diuhen qu'es, Mes jo la crech viva.

et l'on se convaincra des aspirations enthousiastes de quelques esprits, et l'on aura le programme de leurs espérances et de leurs voeux. Voici la première strophe de cette pièce aux accents pleins de fierté :

Sabe, lèu, omo Coumtesso Qu'es dou sang emperiau ; En bèuta cou me en autesso Cren degun, ni liuen ni autj E pamens uno tristesso De sis iue nèblo Fuiau,

Ah ! se me sabien entendre 1 Ah ! se me voulien segui !

Le ton de toute l'oeuvre est à l'unisson. C'est une profession de foi, une allégorie diaphane et une proclamation poétique.

Calendau a paru dans les premiers jours de 1867. Mistral a produit et la Provence possède un nouveau chef-d'oeuvre.


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Nous ne pouvons pas mieux terminer cet essai, qu'en consacrant quelques lignes à l'appréciation de Calendau, à la biographie de Mistral, la plus haute personnalité de la littérature provençale, et à l'influence de son école sur la poésie et les lettres.

Le nouveau poème de Mistral est le fruit de sept ans de travaux et d'observations. Le frère puiné de Mireio a le même caractère de beauté que sa soeur : la simplicité et la pureté des lignes, la noblesse du galbe, la fraîcheur du teint, la physionomie sereine, ouverte et loyale, un vrai, un franc type provençal, dans toute la force de l'expression. Mais Calendau, quoique plus jeune que Mireio, est plus sérieux, et il porte au front le sillon profond des éludes qu'on n'apercevait point à la couronne juvénile de l'héroïne du Mas des Micocoules. Mireio était la fée enchanteresse de notre région d'azur et de soleil, l'incarnation poétique de la Provence pastorale et rurale, l'épanouissement de sa splendide nature, le reflet chatoyant de son climat béni, de sa faune variée, de sa flore éclatante, l'écho des cantilènes qui murmurent avec ses brises ou des solennelles rumeurs du Rhône, de la Durance et du mistral, l'émanation mystérieuse des vagues parfums qui embaument ses collines et ses vallées. En écrivant Calendau, le poète a dû se dire, comme Virgile après les Rucoliques et les Églogues : —


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Paulo majora canamus 1 — Aussi, chez lui, la flûte idyllique a fait place à la trompette de l'épopée. Calendau est la personnification de la Provence légendaire, héroïque, historique. Les grandes traditions, les grands souvenirs, les grands faits de notre pays, — alma parens,— ont leur grand poète ! Ses moeurs, ses coutumes, ses usages ont trouvé leur peintre inspiré. Notre nationalité, vaincue mais non assimilée, relève avec fierté sa tête insoumise dans ces vers où vibre toute l'énergie et l'indépendance de notre race, et proteste avec éloquence contre le niveau qui l'opprime. Tel est l'esprit du poème, telle est sa pensée primordiale, résonnant avec chaque rime, retentissant à chaque période, et dont le concert fatidique fait toujours entendre sa patriotique récrimination, écho sublime et plaintif des anciennes épopées qui pleurèrent le Midi subjugué par le Nord, après la sanglante croisade contre les Albigeois. C'est l'éternel soupir de la mélodieuse langue d'Oc envahie, mais non asservie par la froide langue d'Oil. C'est le cri poétique de la douleur, le dernier chant des vaincus, la suprême aspiration de l'espérance qui ne meurt jamais au coeur de l'homme et des nations, quelles que soient les péripéties qu'ils traversent.

On a beaucoup parlé de Mistral, et pourtant il est encore peu connu ; sa personnalité est


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inédite. La plupart de ceux qui ont écrit sur lui n'ont élaboré que des romans ou un texte à développement de phrases aussi sonores que vides. Les uns l'ont représenté comme un paysan inculte, labourant son champ, paissant ses troupeaux, et ont brodé sur ce thème toutes sortes d'imaginations plus ou moins rustiques. Les autres ont fait du poète un monsieur cachant soigneusement son frac sous la blouse, et posant pour l'homme des champs, ne connaissant la campagne que par les livres. Ce sont là de pures inventions et des hypothèses tout à fait gratuites, qui n'ont pas plus de vraisemblance que de véracité. Personne n'a dépeint encore le véritable Mistral dont on n'a donné, jusqu'à ce jour, qu'une fausse idée, une caricature ou une portraiture fantaisiste. Nul ne l'a photographié et ne l'a reproduit exactement, — intus et in cute, — comme dit Horace. Le portrait placé en tête de Calendau le trahit également. Il rend bien les lignes harmonieuses, la forme plastique de cette belle tête. Mais l'expression fait complètement défaut. Dans cette image, Mistral est sérieux comme un pape et fronce le sourcil comme un empereur romain ; tandis que nous ne connaissons pas de figure plus franchement ouverte, de physionomie plus expansive, où l'enjouement et la gaîté- fleurissent plus constamment, que la face sculpturale du cygne de Maillanne.


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Notre intimité, notre camaraderie, notre cofelibrarie avec Mistral, nous ayant permis de le voir de très près et de le connaître à fond, nous allons essayer de faire revivre celte éminente personnalité poétique de notre époque. Si notre crayon manque de hardiesse, nous sommes sûr de sa précision ; si notre peinture n'a point d'éclat, elle brillera du moins des couleurs de la vérité.

Mistral a eu 36 ans le 8 septembre 1866, car il est né à Maillanne, près de Saint-Remy, le 8 septembre 1830. C'est un grand et beau garçon, bien découplé, à la taille élancée, dont l'harmonie des formes révèle la souplesse et la force. Il a une figure charmante, aux lignes correctes, aux traits bien dessinés, la peau blanche et les joues roses. Son regard est doux et fier à la fois, et son oeil caressant lance parfois de vives étincelles. Sa bouche respire la franchise et la bonté natives ? et ses lèvres spirituelles s'enflent, au besoin, mais rarement, pour lancer l'épigramme avec autant de justesse que d'à-propos. Il porte une moustache châtain-clair qui lui sied à ravir. Mais il est difficile de rendre l'expression de sa physionomie mobile, miroir de sa belle âme, où la bienveillance, la grâce et le sourire sont en permanence. Nous n'en connaissons pas de plus sympathique et de plus attractive. Le caractère de Mistral répond parfaitement à son exté-


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rieur. C'est un coeur d'or, une humeur facile, une jovialité constante, un esprit aimable, un bon compagnon, sans fiel ni amertume : c'est ce qu'on appelle en provençal un galejaire, et il s'est peint d'après nature en signant dans l'Armana provençau : Lou Cascarèlet. L'auteur de Mireio et de Calendau est aussi merveilleusement doué au moral qu'au physique. Imagination vive et ardente, impressionnabilité toute méridionale, sensibilité exquise, goûts simples et élevés à la fois, esprit sagace et subtil, âme rêveuse et méditative par moments, pénétration profonde, fonds religieux, amour du bien, du beau et du bon en tout et partout, grande modération d'idées, aversion profonde pour la discussion et les arguties, il a toutes les qualités du poète, tous les prestiges qui donnent la popularité. Il joint, — union assez rare, — l'enthousiasme poétique à une profonde érudition en philologie, la passion intelligente de l'étude aux riantes rêveries où voltige l'aile de l'inspiration et à une observation constante et complexe de la nature et de ses splendeurs. Les couronnes dont son front est paré n'ont pas affaibli son cerveau par l'ivresse de la vanité ; ses triomphes ne lui ont point infusé- les fumées vénéneuses de l'orgueil. Il marche dans sa gloire comme dans son élément naturel, sans en éblouir ou en offusquer personne. . Il est naturel dans ses


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manières, sans façon dans sa vie et dans sa conversation, d'un abandon et d'une familiarité communicalives, bon enfant, en un mot, qu'on nous passe cette expression un peu triviale, comme s'il n'était pas un grand poète, une célébrité contemporaine. Il porte sans ostentation le laurier dont l'a décoré l'Académie française ; le ruban de la Légion-d'Honneur a la modestie d'une violette à sa boutonnière ; et il ne fait jamais sentir autour de fui qu'il a une réputation européenne et un nom immortel. Mais il se transfigure complètement lorsque la .poésie parle par sa voix douce et sympathique. S'il dit, dans une société d'élite, ou devant la foule avide, quelque large page d'un de ses poèmes, ou une de ses compositions énergiques comme le Raile Suffren, mystiques comme la légende de Saint-Trophime, langoureuses comme la chanson de Magali, il a un accent, une verve, des intonations où respire le mens divinior : sa physionomie et ses yeux brillent de toute l'éloquence de l'inspiration ; on croit voir des langues de feu descendre sur lui, et les masses , enthousiasmées par l'organe du moderne rhapsode, électrisées par les effluves qui rayonnent autour de sa tête, lui font une longue ovation d'applaudissements à laquelle il cherche à se dérober au plus tôt.

Mistral est né dans une ferme — un mas —


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à Maillanne (Bouches-du-Rhône).'Il est issu d'une famille de propriétaires-cultivateurs aisés — meinagie — paisan dins lou siéu — (gens du pays, attachés au sol qui leur appartient). Son père était un vieux soldat de la République et de l'Empire, une vivante incarnation de mèste Ambroi, à laquelle il a dû servir de modèle, qui lui avait bien souvent raconté à la veillée, en tisonnant la bûche dans l'âtre, les grandes épopées militaires dont il avait fait partie, —quorum pana pars fuit l — Sa mère est un de ces beaux types de race artésienne qui mêlent, dans leurs veines, le sang romain au sang indigène. C'est un répertoire vivant des coutumes, des chants, des noëls et des complaintes du temps jadis, et le chantre de Mireio a puisé à pleines mains dans ce trésor familial des anciennes traditions.

Mistral a vécu pendant son enfance et une partie de sa jeunesse en pleins champs, où il a fortifié sa constitution physique, tout en développant ses idées et les élevant à la hauteur des vastes horizons qui l'entouraient. Il a été allaité de corps et d'esprit par cette féconde nourrice qu'on appelle la nature. Le temps passé au lycée d'Avignon, où il a fait ses études classiques, lui parut un véritable exil. Habitué à parler et à n'entendre autour de lui que la langue harmonieuse de la Provence, il éprouva une profonde


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douleur en se voyant interdire, au collège, l'idiome de sa mère, de ses parents, de son pays. Ses condisciples, les autres enfants, — cet âge est sans pitié ! — se plaisaient à le taquiner en tournant en ridicule ce qu'il aimait jusqu'à l'adoration , les souvenirs, les manières, le parler de son village. Il se sentait humilié, a-t-il dit souvent, non-seulement en sa personne, mais dans toute sa famille et toute sa race. Il n'aspirait qu'à une chose, venger un jour et réhabiliter cette langue maternelle sacro-sainte, que l'on s'efforçait de lui faire oublier et mépriser à force de brocards et de pensums. Il ne fit point comme le poète latin : — indignatio facit versus, — mais son indignation s'exalta jusqu'à la haine. Il se jura, dans son for intérieur, qu'il n'embrasserait jamais une profession qui le forcerait à se servir d'un langage imposé ; c'est en ces termes qu'il traite le français.

On peut se figurer avec quel bonheur Mistral revit la campagne, à la fin de ses classes, Met se plongea de nouveau dans les délices du grand air à respirer, de courir par monts et par vaux, de suivre les méandres d'un ruisseau caquetant sur les galets, ou d'écouter religieusement, assis à l'ombre opaque, les concerts des oiseaux remplissant la feuillée mobile de leurs gazouillis. Ori peut se faire une idée aussi de la joie indicible qu'il ressentit, lui dont la tête et le coeur


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étaient gonflés de soupirs contenus et de canlilènes hésitantes et incertaines, qui n'avait encore murmuré que pour lui, dans l'idiome local, des chants intimes, ou répété de vagues vibrations, mystérieuses réminiscences des harpes éoliennes de la grande nature, lorsque le hasard ou le bonheur des circonstances, comme il le dit poétiquement lui-même, le mit en rapport avec Roumanille , son voisin de pays, en parfaite communion d'idées avec lui, et dont les premières inspirations, répétées par l'écho, éveillaient en Provence un concert de sympathies et faisaient connaître un sens inconnu, une corde nouvelle dans l'expression de la poésie méridionale. Le cercle de ses relations sociales s'élargit bientôt. Il apprit que notre langue et notre poésie indigènes étaient cultivées avec amour par quelques patriotes dévoués : Pierre Bellot, l'un des premiers apôtres de la renaissance provençale , Bénédit et Gelu , énergiques satiriques, vigoureux peintres de moeurs, Désanat, le journaliste plein de verve et de hardiesse, à Marseille ; Reybaud, à Nyons; à Avignon, Théodore Aubanel, à la muse élégiaque et virile à "la fois ; le mélodieux Crousillat, à Salon, et à Aix, le docteur d'Astros, le fabuliste à la piquante bonhomie, et celui qui écrit ces lignes, à qui Mistral a eu plusieurs fois la bienveillance de le dire-et de l'écrire. Ces chantres isolés se rapprochèrent,


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apprirent à se connaître, et une correspondance suivie resserra leurs liens et leur intimité, dont rien n'a pu encore relâcher le faisceau.

En 1849, 1850 et 1851, Mistral suivit les cours de la Faculté de droit, à Aix, et obtint le titre de licencié. Pendant les loisirs que lui laissaient ses études de jurisprudence, il fréquenta assidûment la riche bibliothèque Méjanes, lut avec attention l'histoire et les oeuvres des troubadours et s'initia aux origines et au mécanisme des idiomes méridionaux , tout en continuant à s'abandonner à ses inspirations solitaires. Le séjour de la ville lui pesait cependant, et aussitôt son diplôme obtenu, il se hâta d'aller se retremper dans l'air pur de la campagne et habiter son riant village de Maillanne, qu'il ne devait plus quitter.

Cependant, le rapprochement des poètes provençaux les amena à se grouper dans des assises littéraires. Une trentaine se réunirent, en 1852, à Arles, et soixante chantres du Gai-Savoir formèrent, en 1853, à Aix, un plaid poétique qui fit frémir dans leur tombe les Cendres des Raymond-Béranger et du roi René. Mistral, Roumanille et l'auteur de cet essai furent les promoteurs et les ordonnateurs de ces deux brillants congrès, présidés par M. d'Astros.

Les premières poésies de Mistral avaient paru dans un journal d'Avignon, dont Roumanille,


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Reybaud, Aubanel, Crousillat et autres avaient transformé le feuilleton en tribune provençale. Elles avaient été réunies en un volume, avec celles des autres collaborateurs poétiques de cette feuille, et éditées, en 1851, sous le titre de : Li Prouvençalo. La Muse du troubaire de Maillanne affirma , dès sa naissance, sa puissance et sa vitalité, — primo incessu patuit Dea I — et produisit une profonde sensation par son originalité, sa verve primesautière et la pureté de sa forme.

L'apparition de Mireio, en 1859, fut un événement qui émut l'Europe littéraire, et plaça Mistral au premier rang des poètes contemporains.

Mistral était devenu une célébrité, et l'attention publique s'attacha dès lors à chacun de ses pas. La presse provinciale et surtout celle de Paris lui décernèrent toutes sortes d'ovations. M. de Lamartine, M. Viennel, M. Mignet, et tous les princes des lettres lui firent un accueil fraternel, et il fut, pendant tout un hiver, le lion du monde parisien.

Le reste de la vie littéraire de Mistral est généralement connu et nous ne ferons que l'esquisser. Il fonda avec Roumanille, Aubanel, Crousillat et bien d'autres poètes provençaux, l'école et l'Académie des Felibre et l'Armana prouvençau, créé en 1855, publication annuelle


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qui compte treize années d'existence et de succès, et dont le tirage est de 5,000 exemplaires. Cette oeuvre populaire, qui est enlevée, n'a pas peu contribué à la régénération et à la vulgarisation de la poésie provençale, dont elle est le véhicule naturel et l'organe éloquent.

Mistral présida, en 1862, d'une manière éclatante, les Jeux Floraux d'Api, précurseurs des Jeux Floraux tenus à Aix en 1864.

La splendide constellation de Mireio fut bientôt suivie, dans le ciel poétique de la Provence, des Oubreto de Roumanille, de la Miougrano entreduberto de Théodore Aubanel, de la Farandoulo d'Anselme Mathieu, de la Rresco de Crousillat, du Tambourin de Vidal , et d'autres brillants satellites.

Calendau vient de faire épanouir une nouvelle planète à côté de celle de Mireio.

Nous terminerons ce travail en déterminant, en quelques mots, l'influence de Mistral et de son école sur la poésie provençale.

Cette influence se résume en quelques mots : épuration de la langue et des compositions littéraires ; élévation de la pensée ; moralisation des oeuvres ; perfection du style ; expulsion du fonds de toutes les conceptions malsaines, de toutes les idées équivoques, grossières ou triviales ; expulsion de la forme des gallicismes parasites, des tournures et des termes vicieux ou exotiques ;

15


— 344 — réhabilitation du bien et du beau moral et artis: tique, de l'inspiration puisée aux sources de l'âme et du coeur; résurrection des idiotismes locaux, des locutions et de la terminologie indigènes, conservés, par tradition, dans les campagnes, loin du souffle et du contact corrupteur des cités, dont l'idiome bâtard est vicié par les accointances continuelles du langage conquérant.

J.-B. GAUT.


ÉTUDE

SUR

LA MARCHE ET LE MODE

DE PROPAGATION DU CHOLÉRA

DANS L'ARRONDISSEMENT D'AIX

En 1865,

Par M. le docteur BOURGUET.

Tant que la cause essentielle du choléra ne sera pas dévoilée, ce que le médecin a de mieux à faire, selon nous, c'est : non-seulement de chercher des moyens de guérison, de lutter de son mieux contre le mal à l'aide des ressources de la thérapeutique et de s'efforcer de faire pénétrer dans les masses les préceptes d'une bonne hygiène préventive ; mais encore d'observer avec soin la marche et le mode de propagation de la maladie.

Cette étude, entreprise sans idée préconçue, consciencieusement exécutée, poursuivie avec persévérance sur un grand nombre de points et par des observateurs différents, nous paraît sus-


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ceplible de conduire à des résultats pratiques considérables, en particulier à la connaissance des lois, encore ignorées, qui président à cette même propagation, et par suite aux mesures de prophylaxie générale et individuelle les plus efficaces pour prévenir le fléau, en arrêter ou en diminuer les ravages.

Malheureusement, on ne peut pas se le dissimuler, la lumière est encore loin d'être faite sur l'une et l'autre de ces deux questions, et bien des circonstances s'opposent à ce qu'elle se fasse aussi complètement que cela serait nécessaire pour ne pas laisser subsister des doutes dans un esprit qui se pique de sévérité et qui n'accepte que ce qui lui paraît entièrement démontré.

Les motifs qui paralysent les recherches de ce genre sont de plusieurs sortes : d'abord les difficultés du sujet en lui même ; ensuite les obstacles nombreux qui se présentent quand il s'agit d'établir la filiation des laits les uns avec les autres ; enfin, et celui-ci n'est peut-être pas le moins important, la propension naturelle que nous avons tous à nous rattacher à une théorie préconçue, et à méconnaître ou tout au moins à laisser de côté les faits dont l'explication nous embarrasse.

Telles sont en peu de mots, si nous ne nous trompons, les principales causes auxquelles on peut rapporter la très grande divergence d'opi-


— 347 — nions qui règne à l'heure actuelle à propos de la contagion ou de la non contagion du choléra.

Le travail que nous livrons à la publicité parviendra-t-il à éviter ce reproche? Nous n'osons nous en flatter, malgré le désir sincère que nous éprouvons de rester sur le terrain de l'observation pure.... 1 Quoiqu'il en soit, nous acceptons d'avance la critique sérieuse sur les diverses questions que nous soulevons, désirant avant tout d'être éclairé, et prêt à modifier nos opinions, du moment qu'il nous sera démontré qu'elles s'écartent de la vérité.

CHAPITRE Ier.

Début ; durée ; marche de l'épidémie dans l'arrondissement d'Aix ; nombre des communes atteintes ; statistique des cas et des décès.

I.

Chacun connaît les circonstances qui ont accompagné l'invasion du choléra en France, en 1865, c'est-à-dire, sa brusque apparition à Marseille, vers la fin du mois de juin, à la suite de l'arrivée dans cette ville de plusieurs navires venant de l'Egypte, ayant à bord des pèlerins de La Mecque, dont quelques-uns avaient succombé à cette maladie pendant la traversée, et, selon


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toutes les probabilités même, après leur arrivée dans le port de Marseille.

On sait également que pendant tout le mois de juillet, le mal resta pour ainsi dire à l'état d'incubation dans celte ville, le nombre des décès cholériques ne s'y étant élevé qu'à 35 environ, tandis que dans la première quinzaine d'août les cas se multiplièrent considérablement de manière à ne plus permettre de douter de l'existence d'une véritable épidémie, qui se développa, en effet, pendant les mois de septembre, octobre et novembre, pour disparaître en décembre.

Enfin nous rappellerons qu'en dehors de la ville et de la banlieue de Marseille, le choléra sévissait, à peu près vers la même époque, avec beaucoup d'intensité, dans la ville de Toulon et dans diverses localités du département du Var, ainsi que dans la ville d'Arles.

Il nous a paru utile d'indiquer sommairement ces faits ; afin de faire mieux comprendre la marche de l'épidémie dans notre arrondissement, qui confine d'une part avec le département du Var, de l'autre avec les arrondissements de Marseille et d'Arles, en sorte qu'à l'est, au sud et à l'ouest, il se trouvait complètement entouré de villes ou de pays envahis par le fléau.


— 349 — II.

L'arrondissement d'Aix (2me arrondissement des Bouches-du-Rhône) renferme une population de 114,771 habitants ; il présente une superficie de 215,059 hectares et est divisé en 10 cantons et 58 communes.

Le premier cas bien constaté de choléra y a été observé le 10 août 1865 dans la commune de Roue (1); le dernier le 10 novembre dans celle d'Aix. La durée totale de l'épidémie a donc été exactement de trois mois.

Parmi les cinquante-huit communes qui forment la circonscription de cet arrondissement, dix-sept ont offert un nombre plus ou moins considérable de cas de choléra. Ce sont, par ordre de date de l'invasion, les communes de Bouc, d'Aix, de Trets , Martigues , Le Rove, Cabriès, Pélissanne, Gardanne, Saint-Paul-lesDurance , Saint-Chamas, Ventabren , Lançon, Lambesc, Charleval, Salon, Istres, Saint-Cannat.

Le tableau suivant indique d'une manière succincte les principales particularités de l'épidémie dans chacune de ces dix-sept communes :

(1) Dès la fin du mois de juillet, il avait été constaté à Aix quelques cas de cholérine et plusieurs casde choléra très léger.


TABLEAU statistique du Choléra dans l'arrondissement d'Aix, en 1863.

TOTAL CHOLÉRA

NOM DATE DATE DURÉE TOTAL CHOLERA développé POPULATION

des communes de de cholériques GUÉRISON. DÉCÈS. importé de Mar- dans la commune, totale

l'apparition dans ou d'autres importation exté- de

atteintes. de la maladie. te disparition. l'épidémie. chaque localités infectées. rieure la commune.

ma maladie commune. appréciable.

Bouc 10 août 1 6 octobre 67 jours 8 3 5 Imp. de Marseille 1,275

Aix 11 août 10 novemb. 90 jours 60 26 34 Dév. surplace 27,659

Trets 14 août 4 octobre 51 jours 3 3 Idem. 2,910

Martigues.. 14 août 18 octobre 65 jours 62 23 39 Idem. 8,433

Le Rove... 22 août 28 août 6 jours 7 4 3 Idem. 875

Cabriès ... 25 août 5 septemb. 11 jours 15 6 9 Idem. 1,095

Pélissanne. 1 septemb. 15 octobre 45 jours 3 1 2 Idem. 1,946

Gardanne.. 2 septemb. 1 1 Idem. 2,739

St-Paul... 3 septemb. 1 octobre 28 jours 9 1 8 Idem. 540

St-Chamas. 12 septemb. 9 octobre 27 jours 14 5 9 Idem. 2,693

Ventabren . 16 septemb. 24 septemb. 8 jours 2 2 Idem. 1,301

Lançon ... 18 septemb. 28 octobre 40 jours 3 3 Idem. 1,996

Lambesc... 18 septemb. 23 septemb. 5 jours 2 2 Importé d'Arles 3,330

Charleval.. 19 septemb. 26 septemb. 7 jours 2 2 Idem. 1,054

Salon 21 septemb. 14 octobre 23 jours 11 3 8 Imp. de Marseille 6,533

Istres 28 septemb. l0 novemb. 43 jours 39 17 22 Idem. 3,776

St-Cannat. 1 octobre 1 1 Idem. 1,929

TOTAL 242 89 153 7 10 70,084


— 351 —

On voit d'après ce tableau que la totalité des cas de choléra constatés dans notre arrondissement pendant l'épidémie de 1865 a été de 242, sur lesquels il y a eu 89 guérisons et 153 décès, soit une invasion sur 289 habitants et plus de 63 décès pour 100 cholériques (1).

On remarquera en second lieu la corrélation qui existe entre l'apparition du fléau à Marseille et son invasion dans l'arrondissement d'Aix. Ainsi, tandis que les premiers cas observés dans cette ville remontaient à la fin de juin et au commencement de juillet, nous voyons, dès la fin de juillet, des cas de cholérine et quelques cas de choléra bénin se montrer à Aix; puis,

(1) Cette proportion des décès par rapport aux guérisons est trop élevée pour qu'il n'y ait pas lieu d'admettre que beaucoup de cas légers ont dû passer inaperçus, ou bien qu'ils n'ont pas été signalés par les médecins ou par les maires et les commissaires de police. C'est là, du reste, un écueil presque inévitable dans toute statistique relative au choléra, les cas légers étant considérés fort souvent comme de simples cholérines par le public et même par beaucoup de médecins.

On comprend facilement d'un autre côté, qu'au milieu d'une épidémie qui ne présente pas une extrême gravité, comme celle que nous relatons, les membres du corps médical et les représentants de l'autorité hésitent à prononcer un nom susceptible de jeter l'alarme parmi toute une population.


— 352 —

du 10 au 25 août, six communes (Bouc, Aix, Trels, Martigues, Le Rove, Cabriès) être atteintes par l'épidémie à des degrés divers, quelquesunes même d'une façon très sérieuse, relativement au chiffre de leur population.

Nous aurons occasion de revenir sur tous ces faits, en étudiant le mode d'importation et de propagation du choléra dans chacune de ces localités. Pour le moment nous nous bornerons à faire remarquer, en nous appuyant sur les dates précitées, que l'épidémie dont nous faisons la description se rattache d'une manière évidente à celle de Marseille, qu'elle l'a suivie de très près, et qu'on ne peut pas s'empêcher d'en faire remonter l'origine à cette dernière et au voisinage de la cité infectée, de même qu'il serait peu rationnel de méconnaître la part qui revient au choléra de l'Egypte dans l'étiologie générale de celui de Marseille.

CHAPITRE il.

Mode d'importation et de propagation de l'épidémie dans les diverses communes visitées par le fléau.

Afin de pouvoir jeter quelque clarté sur ces deux questions capitales et de tirer des chiffres qui viennent d'être exposés quelques données dont la science put faire son profit, nous avons


— 353 — cru devoir solliciter de l'autorité administrative, en dehors de nos investigations personnelles comme médecin des épidémies, des renseignements précis sur les trois questions suivantes :

1° Les premiers cas de choléra, dans chaque localité, ont-ils porté sur des étrangers ou sur des habitants du pays?

2° Les malades étaient-ils allés à Marseille ou dans d'autres villes ou villages où régnât l'épidémie ?

3° Enfin, avaient-ils été en rapport avec des cholériques ou avec des hardes, des marchandises et d'autres objets ayant servi à des cholériques ou ayant été touchés par eux ?

Il nous a semblé que ces divers renseignements, plus faciles à obtenir dans les petites localités que dans les grandes villes, donnés d'abord par les médecins qui avaient soigné les malades, contrôlés ensuite par les maires et les commissaires de police, partout où l'on rencontre cet ordre de fonctionnaires, enfin confirmés par nous, après une visite sur les lieux , dans un grand nombre de cas, présenteraient assez de garanties d'authenticité et de véracité pour pouvoir être utilisés en vue d'un travail sérieux.

Nous avons pensé d'une autre part, qu'au point où en était arrivée aujourd'hui la science relativement à l'étude du choléra , malgré les documents innombrables publiés sur cette maladie,


— 354 —

il y avait encore place pour de nouvelles recherches indiquant la marche suivie par l'épidémie dans une circonscription territoriale peu étendue, telle qu'un arrondissement de la France, par exemple, que celui d'Aix, en particulier, par son voisinage de Marseille, se prêtait à cette étude d'une manière spéciale, et qu'on pourrait peutêtre puiser dans ces recherches, faites de bonne foi, quelques résultats intéressants, qui permettraient, sinon de résoudre, du moins d'éclairer la question très difficile et très obscure qui préoccupe tout à la fois, et à très juste litre, les populations et les gouvernements : nous voulons parler du mode de propagation du choléra.

Voici ce que nous ont appris, sous ce rapport, les renseignements recueillis :

II.

Sur les dix-sept communes de notre arrondissement atteintes par l'épidémie, il en est sept, ainsi qu'on l'a vu, dans lesquelles les premiers malades venaient de Marseille ou d'autres localités infectées. Dans les dix autres, les malades n'avaient pas quitté le lieu de leur résidence ; ils n'avaient pas non plus été en rapport avec d'autres cholériques, ni avec des objets touchés par eux ou leur ayant appartenu.


— 355 —

Cette proportion considérable de localités dans lesquelles le choléra semble s'être développé d'une manière spontanée, ou du moins dans lesquelles on ne découvre aucun indice qui permette de croire à sa transmission directe ou par contagion, a d'abord excité vivement notre surprise, comme étant peu en harmonie avec les idées contagionistes qui tendent de plus en plus à prévaloir. Nous faisons cet aveu d'autant plus volontiers, que notre opinion, en commençant ces recherches, penchait sensiblement vers cette dernière hypothèse à laquelle se sont ralliés d'ailleurs d'excellents esprits, particulièrement depuis les deux dernières invasions. Toutefois, comme notre désir et le but que nous poursuivions était simplement d'examiner les faits et non de les arranger pour faire triompher telle ou telle hypothèse, nous devions à la vérité et nous nous devions à nous-même de les accepter tels qu'ils s'étaient produits.

Nous ne nous dissimulions pas qu'on pourrait nous objecter que bon nombre de ces communes sont situées à une distance peu éloignée de Marseille ; qu'elles entretiennent avec cette grande cité des relations fréquentes, sociales et commerciales, et que c'est à ces causes là qu'il y a lieu d'attribuer l'importation du choléra chez elles.

Cette objection certainement ne manque pas


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d'une assez grande valeur. Cependant, en y réfléchissant avec attention on se demande comment il se fait, si le choléra n'était transmissible que par les personnes et par les choses, que les premiers sujets atteints dans ces dix communes, soient précisément ceux qui n'avaient pas quitté leur résidence et qui n'avaient eu des rapports directs ni indirects avec aucun cholérique, tandis que ceux, en très grand nombre, qui s'étaient exposés à la contagion ou s'y exposaient journellement, en se rendant à Marseille et dans d'autres lieux infectés, aient été préservés? Il y a là, on le voit, une inconnue qu'il serait fort important de dégager.

D'un autre côté, parmi toutes les communes dans lesquelles l'importation extérieure du choléra fait défaut ou ne peut pas être démontrée, il en est plusieurs qui sont situées à une distance assez considérable de Marseille et qui n'ont avec cette ville que des relations peu suivies.

Ainsi le village de Saint-Cannat, par exemple, distant de quarante-quatre kilomètres, a très peu de rapports avec Marseille : ses habitants se livrent, pour la plupart, aux travaux de l'agriculture ; et cependant un cas de choléra foudroyant y a été observé le 1er octobre, chez un cultivateur qui n'avait pas quitté la commune et qui n'avait pas eu le moindre rapport avec des cholériques de Marseille ni d'ailleurs.


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Un fait identique s'est passé dans un autre village encore plus reculé et plus éloigné de Marseille (il en est distant de 66 kilomètres), à Charleval : deux cas de choléra y ont été constatés, le 19 et le 26 septembre, chez (Jeux femmes qui ont succombé l'une et l'autre très rapidement, sans qu'on puisse invoquer également l'importation du dehors.

La même remarque est applicable à la petite ville de Trets et au village de Lançon. Ces deux localités situées : la première à 39 kilomètres, la seconde à 58 kilomètres de Marseille, ont offert l'une et l'autre trois décès par suite du choléra. Aucune de ces personnes n'était allée à Marseille et n'avait eu des rapports avec des cholériques de cette ville ni d'ailleurs. A Trets seulement, le dernier décès a porté sur le fossoyeur de la commune qui avait reçu en dépôt les hardes ayant appartenu à l'avant dernier cholérique et les avait placées dans sa chambre.

Or, tandis que ces deux localités, qui n'ont pas un très grand nombre de relations sociales et commerciales avec Marseille , ont perdu six personnes du choléra, diverses localités intermédiaires, telles que : Gardanne, Simiane, Septêmes, Fuveau, Rousset, Peynier, Lafare, Coudoux , Rognac , Rerre, Vitrolles, Les Pennes, toutes plus rapprochées de Marseille, quelquesunes placées sur la ligne du chemin de fer, la


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plupart des autres sur de grandes voies de communication, ayant avec cette ville des relations plus suivies, plus exposées par conséquent à voir la maladie éclater chez elles , en ont été , au contraire, complètement affranchies ou en ont à peine ressenti les atteintes.

Ainsi la petite ville de Gardanne, qui possède une population de 2,739 habitants, n'est située qu'à 21 kilomètres de Marseille, et a des relations de tous les instants avec celte grande ville, quatre-vingt à cent personnes s'y rendant journellement en moyenne, pour vendre les productions du sol ou pour d'autres affaires, Gardanne, disons-nous, n'a présenté qu'un seul décès par suite du choléra , le 2 septembre , chez une femme qui n'avait pas quitté la localité et n'avait eu aucun rapport direct ni indirect avec d'autres cholériques. Et cependant, Gardanne se trouve dans des conditions beaucoup moins avantageuses que Trets et Lançon au point de vue de l'hygiène publique, cette petite ville étant située dans un lieu bas, humide,' et se trouvant traversée, à cette époque, dans la plus grande partie de sa longueur, par un ruisseau infect, presque partout à découvert, parsemé de flaques d'eau croupissante, et recevant, sur un grand nombre de points, les eaux ménagères et les immondices des habitations voisines. Ajoutons que cette localité renfermait, pendant les mois de septembre


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et d'octobre, au moment où l'épidémie sévissait avec le plus d'intensité à Marseille, un très grand nombre d'émigrés de cette dernière ville, dont beaucoup, en raison de la proximité, allaient dans la journée à Marseille, pour se livrer à leur industrie ou à leur commerce, et revenaient le soir retrouver leur famille et coucher à Gardanne.

La même réflexion s'applique de tout point aux autres localités précitées (Simiane, Seplémes, Fuveau, Rousset, Peynier, Coudoux, Lafare, Rognac, Rerre, Vitrolles , Les Pennes ) avec cette différence qu'elles ont été encore plus favorisées que Gardanne, puisqu'elles ont été complètement indemnes de choléra quoique plusieurs d'entre elles soient plus rapprochées de la grande cité phocéenne, que quelques-unes soient à très peu de dislance de la voie ferrée de Paris à la Méditerranée, et que d'autres constituent des centres assez importants de population, telles que Lafare, Rerre et Fuveau, ces deux dernières possédant: la première, un port de mer et un salin très important ; la seconde, une exploitation considérable de mines de lignite dont il est expédié journellement de très grandes quantités à Marseille.

Mais un fait plus remarquable encore au point de vue qui nous occupe, est ce qui a eu lieu au village de Saint-Paul-lès-Durance. Ce village

16


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placé à l'extrême limite nord du département des Rouches-du-Rhône, sur les bords de la rivière de la Durance, à soixante kilomètres de Marseille, renferme une population exclusivement agricole qui ne s'élève qu'à 394 habitants. Du 3 au 26 septembre, dans l'espace de vingt-trois jours, neuf personnes y ont été atteintes du choléra et huit ont succombé. Or tous ces cholériques étaient des gens du pays ; aucun d'eux n'était allé à Marseille ni dans d'autres villes ou villages où sévit l'épidémie ; ils n'avaient pas eu davantage des rapports avec des hardes ou d'autres objets ayant appartenu à des cholériques. Et ce qui ajoute encore aux difficultés que ce fait présente relativement à l'importation du choléra par les hommes et les choses : c'est que tandis que ce village isolé et reculé, perdait ainsi, en quelques jours, plus de deux pour cent de sa population totale, les localités intermédiaires, de même que pour Trets et Lançon, les localités intermédiaires, disons-nous, telles que la ville d'Aix, les villages de Venelles, Meyrargues, Peyrolles, Jouques, échelonnés sur la même route, plus rapprochés de Marseille et en relations plus habituelles avec la métropole de la Méditerranée, ne présentaient pas, en ce moment, et n'ont pas présenté plus tard, à l'exception de la ville d'Aix, un seul cas de choléra !


361

III.

Nous l'avons déjà dit un peu plus haut : notre intention, en relatant la marche de l'épidémie cholérique observée dans l'arrondissement d'Aix, en 1865, n'a pas été de trouver des arguments en faveur ou contre l'une des théories diverses qui ont cours dans la science touchant le mode de production et de propagation du choléra. Notre seul but a été de rapporter aussi fidèlement que possible les faits dont nous avions été témoin ou sur lesquels nous possédions des renseignements précis, sans nous préoccuper le moins du monde de leur signification.

Conséquent à ces principes, nous allons faire connaître, à la suite des faits qui paraissent contraires à la transmission du mal par les hommes et les choses, un certain nombre d'autres faits qui peuvent être interprêtés en faveur de cette même hypothèse. La première chose quand on fait de l'histoire : c'est de ne rien celer et de tout dire. La science véritable ne se fonde d'ailleurs qu'à l'aide de ce moyen, et toute théorie qui ne peut être édifiée et qui ne parvient à se soutenir qu'en rejetant, comme faux ou mal observés, une partie des faits qu'on lui oppose, nous parait, par cela même, devoir être considérée comme suspecte.... !


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Revenant à notre sujet, nous allons passer en revue ceux de ces mêmes faits, observés dans notre arrondissement, qui sont favorables à l'hypothèse de la contagion du choléra, ou, si on l'aime mieux, à sa transmission directe par les hommes et les choses.

Commençons par ce qui s'est passé dans la ville d'Aix :

Le premier cas de choléra, observé dans notre ville, s'est présenté le 11 août. Il a été constaté chez une femme de 29 ans, habitant le hameau de Luynes, situé à six kilomètres de la ville. Cette femme n'était pas allée à Marseille depuis longtemps, et ce premier cas ne peut pas être considéré comme importé. Il n'en est pas de même des suivants:

Le 7 septembre, une femme arrivée de Marseille l'avant-veille fut prise du choléra et transportée à l'hôpital où elle succomba le surlendemain 9 septembre.

Cinq jours après, une autre femme venant également de Marseille et arrivée à Aix le jour même, fut atteinte à son tour, transportée à l'Hôtel-Dieu, placée dans une salle séparée, et succomba le lendemain.

Le 15 septembre, une femme de service de l'hôpital, employée à laver les compresses des malades, couchée dans une pièce contigue à la salle où avait été placée la dernière cholérique


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(elle n'en est séparée que par une simple cloison et les deux pièces communiquent ensemble) fut prise du choléra et mourut le lendemain. Dans cette même pièce, qui servait de dortoir à une dizaine d'employées, le choléra atteignit, quelques jours plus lard, une jeune fille de vingt-un ans qui remplissait les fonctions d'infirmière ; de telle sorte que, sur dix personnes couchées dans la pièce la plus voisine de la salle des cholériques-femmes, deux furent atteintes.

Le 16 septembre, une religieuse âgée, qui ne donnait plus des soins aux malades, mais qui avait de nombreux rapports avec les autres soeurs de charité et les employées de la maison, fut atteinte et succomba le 5 octobre.

A dater de ce moment, l'hôpital d'Aix devint un véritable foyer cholérique. Ainsi, du 16 septembre au 9 octobre, onze malades en traitement dans cet établissement pour d'autres affections, furent pris dans les salles et succombèrent tous successivement au choléra. En outre, trois personnes fréquentant l'hôpital ou logées dans les salles de l'hospice des incurables attenant à l'Hôtel-Dieu, éprouvèrent le même sort. Notons que le chiffre total des décès cholériques, dans la ville d'Aix , pendant l'épidémie, n'ayant été que de trente-quatre, la proportion de ceux qui ont été atteints et ont succombé à l'hôpital, est juste de moitié (onze malades des salles, trois


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de l'hospice des incurables ou de la charité, deux infirmières et une religieuse), proportion très forte, si l'on songe que le personnel de ces trois hospices, employés compris, ne s'élevait en ce moment, en moyenne, qu'à trois cent quarante-un, tandis que la population totale de la commune d'Aix est de 27,659 habitants.

Après les faits observés dans notre ville, nous citerons ceux qui se sont passés au village de Roue. Cette localité, située à dix-huit kilomètres de Marseille, n'avait présenté jusque-là aucun cas de choléra, lorsque une famille de pêcheurs marseillais, composée de cinq personnes, une jeune femme, sa mère et trois enfants en basâge , vinrent se réfugier dans ce village. Deux jours après leur arrivée, un des enfants fut pris du choléra et succomba ; quelques jours plus tard, l'aïeule et les deux autres enfants furent atteints à leur tour et succombèrent de même. Comme nous l'avons dit, ce village n'avait offert jusque-là aucun cas de choléra. Parmi les personnes qui s'étaient dévouées pour donner des soins aux malades, trois jeunes filles furent atteintes à des degrés plus ou moins prononcés.

Nous rencontrons pareillement dans un autre village, celui de Cabriès, quelques faits qui nous paraissent mériter d'être cités à l'appui de la transmissibilité directe du choléra. Cette localité, située à 16 kilomètres de Marseille, dans une


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excellente situation topographique, a présenté, du 25 août au 5 septembre, quinze cas de choléra, dont neuf ont été suivis de mort. Le premier cas, il est vrai, s'est déclaré spontanément, le 25 août, chez une femme de soixante-douze ans, qui habitait une maison de campagne, séparée de 1 kilomètre et demi du reste du village, n'avait pas quitté son domicile et n'avait eu aucun rapport avec d'autres cholériques. Mais les cas qui se produisirent ensuite sont évidemment favorables à la contagion. Ainsi le mari de cette femme fut pris très peu de jours après et succomba. Sur quinze cholériques observés dans ce village, il y en a eu quatre qui ont été fournis par la même famille: le père, la mère, le fils, une soeur du père ; dans une autre famille, une tante et sa nièce, accourue pour la soigner, ont été atteintes également à des degrés plus ou moins prononcés, mais d'une manière non douteuse.

La même observation a été faite dans la commune d'Istres. Cette commune qui possède une population de 3,776 habitants, a présenté, du 28 septembre au 10 novembre, trente-neuf cas de choléra, dont vingt-deux suivis de mort. Sur ces trente-neuf cholériques, il y en a vingt-deux fournis exclusivement par huit familles. Dans une de ces familles, il y a eu jusqu'à cinq cas ; dans trois autres, trois cas ; enfin dans les quatre


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autres, deux cas. Ajoutons néanmoins qu'ici, comme à Aix-et à Cabriès, les premiers cholériques étaient des personnes du pays n'ayant pas eu de communication avec d'autres malades du dehors.

Nous retrouvons des faits du même genre dans la plupart des autres localités de l'arrondissement qui ont présenté un certain nombre de cas de choléra. Ainsi, dans la ville de Martigues, dont la population est de 8,433 habitants et qui en a offert soixante-deux cas et trenteneuf décès, nous voyons six personnes : un capitaine de navire, en relâche à Port-de-Rouc, qui avait quitté depuis peu le port de Marseille, cinq matelots appartenant à ce même navire, être frappés tous les six du choléra et trois succomber; le navire n'avait que dix hommes d'équipage et pas de passagers à bord...! Trois autres personnes sont également signalées dans la ville comme ayant été atteintes pour avoir eu des rapports avec des cholériques. A Salon, petite ville de 6,533 habitants, nous voyons une femme succomber quatre jours après le décès de son mari. A Ventabren, où il y a eu deux cas suivis de mort, le second cholérique était un paysan de cette localité qui s'était dévoué pour prodiguer des soins au premier, tombé presque mourant sur la route et abandonné par tout le monde, A Trets, sur Irois cholériques,


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le dernier, nous l'avons dit ailleurs, était le fossoyeur de la commune qui avait recueilli dans sa chambre les hardes appartenant à l'avant dernier ; enfin à Aix deux frères ont succombé à quatre jours d'intervalle, et le second avait reçu le dernier soupir du premier.

CHAPITRE III.

Insuffisance des théories exclusives de la contagion, de l'infection , de l'épidémicité pour rendre compte de l'ensemble des faits observés dans l'arrondissement d'Aix. J nécessité de combiner ces diverses explications.

Quelles conclusions convient-il de tirer de tous ces faits?

Dirons-nous que le choléra s'étant montré spontanément dans la majorité des communes de notre arrondissement visitées par le fléau, et les premiers malades n'ayant pas eu des rapports avec d'autres cholériques ni avec des objets touchés par eux ou leur ayant appartenu, la maladie ne saurait être considérée comme contagieuse, et qu'on doit rejeter, en la considérant comme un erreur manifeste et très nuisible par les terreurs inutiles qu'elle peut inspirer, la doctrine qui tend à prévaloir aujourd'hui de la transmission du mal par les personnes et par les choses?


— 368 —

Ou bien, nous étayant sur celte considération que le choléra s'est développé dans certaines communes et pas dans d'autres ; qu'il a formé, en beaucoup d'endroits, des foyers distincts bien caractérisés ; qu'il a fait généralement un assez grand nombre de victimes dans les mêmes localités et parmi les membres d'une même famille; que les personnes entourant les cholériques et leur donnant des soins habituels ont été plus fréquemment frappées que celles qui n'avaient avec ces mêmes cholériques aucun rapport ou des rapports très éloignés ; dirons-nous que le mal est éminemment contagieux, et que son développement ne peut avoir lieu qu'à la condition qu'il soit transmis par quelque chose ou par quelqu'un ?

Ou bien enfin , nous bornerons-nous à dire que le choléra se comporte à la façon de la plupart des autres épidémies, c'est-à-dire qu'il naît sous l'influence de causes accidentelles et passagères entièrement inconnues, attaquant, en même temps et dans un même lieu, un grand nombre de personnes, disparaissant ensuite, comme il est venu , après une durée plus ou moins longue et des ravages plus ou moins grands ?

Aucune de ces propositions, disons-le nettement, ne nous paraît exprimer toute la vérité, et ne permet de rendre compte, en la prenant isolément, de l'ensemble des faits qui se sont


— 369 —

offerts à notre observation, lesquels ne sont, à vrai dire, que la reproduction de ceux que l'on a remarqués partout ailleurs pendant les épidémies de choléra.

I.

Que la maladie soit transmissible, dans de certaines conditions, cela, selon nous, ne peut pas être sérieusement contesté, en présence des exemples nombreux que possède la science et que tout le monde connaît, dans lesquels son importation s'est faite, non pas dans un même pays, d'un village à un autre village, mais d'une contrée du monde à une autre très éloignée, à travers l'immensité des mers.

Ainsi, en 1854, le 72me régiment de ligne est envoyé d'Avignon en Afrique, et le choléra pénètre à sa suite en Algérie où il ne régnait pas auparavant. Des navires chargés de troupes partent de Marseille pour l'Orient, et la maladie se déclare aussitôt après dans tous les ports de débarquement, au Pirée, à Gallipoli, à Varna, â Constantinople ; un navire de commerce, la Virginie, part de Marseille le 5 septembre 1865, arrive à la Pointe-à-Pitre le 9 octobre, et le choléra éclate dans cette ville, du 22 au 2.5, au moment même où on procède au débarquement des marchandises ; enfin l'épidémie de Marseille


— 370 — de 1865, tout tend à l'indiquer, y avait été importée de l'Egypte qui l'avait reçu elle-même de La Mecque et probablement de l'Inde parles pèlerins musulmans.

De pareils faits seraient-ils les seuls, et malheureusement il est loin d'en être ainsi, que la transmissibililé du choléra resterait un fait acquis et hors de toute espèce de contestation.

Mais celte transmission ne peut-elle se faire que par le contact d'autres cholériques, de leurs effets d'habillement, des marchandises, des navires, etc., en un mot par des objets matériels ? Voilà ce que, pour notre compte, nous ne croyons pas pouvoir admettre, en nous reportant aux divers faits connus et à ceux recueillis dans notre arrondissement pendant l'épidémie dont nous traçons la relation.

Comment concevoir, en effet, que dans plus de la moitié des communes atteintes, les premières victimes aient été des paysans , c'est-àdire des personnes passant toute leur journée à la campagne, quelques-unes même l'habitant constamment, et à un kilomètre et demi d'autres habitations, comme à Cabriès, n'ayant pas quitté leur domicile depuis longtemps et n'ayant pas eu le moindre rapport avec d'autres cholériques ni avec des objets leur appartenant ? il est évident que si la transmission directe était aussi


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absolue que le supposent les partisans exclusifs de cette hypothèse, les choses auraient dû se passer d'une manière entièrement différente, et que le choléra n'aurait pas dû se déclarer une seule fois, dans les circonstances où nous l'avons vu se produire, tandis qu'il aurait dû se montrer dans une foule d'autres où il a fait défaut.

Nous admettons donc la transmissibilité du choléra. Mais nous croyons que cette transmission se fait à sa façon ; qu'elle n'est pas habituelle et aussi générale que celle des autres maladies contagieuses (la peste, la fièvre jaune, le typhus, la variole, la scarlatine, la rougeole, etc.); enfin qu'elle exige pour s'effectuer un concours de circonstances encore peu connues et qui doivent se trouver assez rarement réunies (réceptivité spéciale de l'organisme, défaut de réaction contre l'impression morbide, quantité considérable de miasmes, de germes cholériques introduits dans l'économie, etc.), puisque les personnes qui approchent les malades et leur donnent des soins habituels sont loin d'être frappées en proportion des dangers auxquels elles sembleraient exposées.

Nous pensons en outre que le choléra se transmet de deux manières :

1° Par l'intermédiaire de l'air atmosphérique,


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à distance d'un foyer primitif (transmission indirecte, infection) ;

2° Par le contact des malades et des objets à leur usage (transmission directe, contagion proprement dite).

IL

La transmission à distance d'un foyer principal, par une espèce de rayonnement, ne peut pas être, selon nous, sérieusement contestée. Comment comprendre et comment expliquer autrement qu'une ou plusieurs personnes soient frappées dans des localités isolées, sans qu'elles aient eu le moindre contact avec des personnes atteintes de la maladie ni avec des objets suspects? Comment concevoir, d'autre part, que sur dix-sept communes d'un seul arrondissement, dix fois le choléra se déclare sans qu'une investigation minutieuse et attentive dirigée par un grand n'ombre de personnes différentes, qui ne se sont pas concertées entre elles, et qui n'ont aucun intérêt particulier à faire prévaloir, scientifique ou autre, sans que cette investigation, disons-nous, permette de découvrir aucune cause de contamination directe par les hommes ou les choses ? Évidemment, le doute à cet égard est, sinon impossible, du moins bien difficile, en présence de toutes ces preuves accumulées, en


— 373 —

particulier du grand nombre de localités dans lesquelles les mêmes faits se sont reproduits.

Que la transmission se fasse en pareil cas par des courants atmosphériques ou qu'elle s'exécute par la simple force d'expansion des miasmes émanant d'un foyer cholérique, lesquels se comportent à la façon des odeurs, de la lumière de de l'électricité ; que ces miasmes, ces germes morbides soient animés, c'est-à-dire, qu'ils soient constitués par des organismes extrêmement simples, de nature végétale ou animale, dont le mode de production présente une certaine analogie avec celle des êtres inférieurs connus sous le nom de ferments, et à la découverte desquels M. Pasteur a attaché son nom dans ces derniers temps ; que ces miasmes doués de vie puissent se transporter, par leur force propre, dans toutes les directions, suivant les courants atmosphériques ou à l'opposé de ces mêmes courants, malgré la direction des vents, s'abattre ici plutôt que là, négliger telle contrée, telle ville, tel village, telle rue, telle maison, pour décimer d'autres contrées, villes ou villages qui possèdent d'aussi bonnes, sinon de meilleures conditions de topographie et d'hygiène générales, tout cela ne présente rien d'absolument impossible, mais aucune de ces suppositions n'est suffisamment démontrée, pour que la science l'accepte, d'hors et déjà, comme théorie définitive, et que le médecin fasse reposer


— 374 —

sur elle sa règle de conduite et y puise ses principales inspirations thérapeutiques.

Mais si la nature intime de la cause morbide qui produit le choléra nous est inconnue ; si le microscope et l'analyse chimique ne sont pas parvenus à découvrir le germe de la maladie, comme être matériel distinct, le fait de la diffusion de ce même germe à travers l'atmosphère subsiste pleinement, et la science doit savoir l'accepter en attendant qu'elle soit plus heureuse dans ses efforts ou qu'elle puisse disposer de moyens plus puissants pour en obtenir la découverte.

L'empoisonnement de l'air par un agent particulier n'est-il pas démontré, d'ailleurs, par ses effets sur l'organisme pendant le règne d'une épidémie cholérique ?

Qui de nous n'a pas constaté chez lui-même, pendant le règne d'une épidémie de ce genre, des troubles nombreux et variés, caractérisés principalement par un sentiment général de malaise et d'oppression, la perte ou la diminution de l'appétit, des nausées, des coliques, des borborismes, la tendance à la diarrhée, etc., etc.

Quelle explication donner de ces phénomènes pathologiques ressentis, plus ou moins, par tout le monde, et souvent plus accusés chez les enfants (ce qui ne permet pas, dans ce cas, de les rapporter à l'influence morale), si on refuse de


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croire que l'atmosphère ne présente aucune modification, aucune espèce de changement, ne renferme aucun germe, en un mot rien de particulier, alors que l'économie elle-même accuse, au contraire, des effets si manifestement appréciables.

Et puis, pourquoi le choléra se comporterait-il différemment de la plupart des autres maladies épidémiques ?

Est-ce que celles de ces maladies qui sont considérées comme contagieuses par l'universalité des médecins (la peste, la fièvre jaune, la variole, la scarlatine, la rougeole, le croup, la coqueluche, la diphthérite, etc.) n'ont pas aussi l'air pour véhicule et ne se propagent pas, dans beaucoup de circonstances, sans contact direct ou immédiat des individus sains avec les individus malades, en d'autres termes , pour employer le langage reçu, ne sont-elles pas tout à la fois infectieuses et contagieuses?

Ne voit-on pas, par exemple, pendant le règne de l'épidémie et en dehors de l'état épidémique, des personnes être atteintes tout à coup dans des villes ou des villages isolés, dans des maisons particulières, dans des pensionnats, des collèges, des prisons, des couvents d'hommes et de femmes, sans qu'on puisse dans tous ces cas invoquer l'importation du dehors et la contagion directe ?

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Il n'est bien certainement aucun médecin qui n'ait eu l'occasion d'observer des faits de ce genre pour celles de ces maladies qui sont propres à nos climats, telles que la variole, la rougeole, la scarlatine, le croup, la coqueluche, la diphthérite. Quant à celles qui sont d'origine exotique , telles que la peste, la fièvre jaune et le choléra, le fait que nous signalons a été observé maintes fois.

Ainsi on a vu fréquemment en Egypte et en Turquie, pendant les épidémies de peste, des Européens en être atteints malgré la précaution qu'ils avaient de se mettre en quarantaine chez eux, c'est-à-dire de s'imposer une séquestration absolue et de ne plus communiquer avec l'extérieur qu'en prenant les précautions en usage dans les lazarets (1). On a vu la maladie s'introduire pareillement dans des établissements publics , l'arsenal, des casernes, des hôpitaux, le harem même du pacha, en dépit de la surveillance la plus attentive et des barrières nombreuses dont on avait eu soin de les entourer (2).

Dans les Antilles et au Mexique, il n'est pas

(1) Lachaise, Note sur la peste ; Bull, de l'Ac. de méd., 1836, n. 10, p. 359.

(2) L. Aubert, De la peste ou typhus d'Orient, Paris, 1840.


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rare de voir la fièvre jaune éclater sur des navires à une lieue du rivage, et l'équipage et les passagers, en être atteints avant leur débarquement, sans avoir eu la moindre communication avec d'autres malades (1).

Pendant l'épidémie de Saint-Nazaire, en 1861, on a vu un tailleur de pierres qui travaillait à deux cent soixante mètres du navire infecté, et n'avait eu avec lui, ni avec les objets qui en provenaient , ni avec les matelots, aucune espèce de rapports, être pris et succomber en peu de jours de la fièvre jaune (2).

Enfin les diverses épidémies de choléra ont donné lieu bien des fois à des observations identiques. Nous citerons en particulier ce qui a eu lieu à Moscou, au mois de septembre 1830, où on a vu la maladie éclater brusquement au milieu de la ville, malgré un triple cordon sanitaire institué pour la préserver (3), et ce qui s'est passé, en 1854, dans la mer Noire où notre flotte, qui avait pu jusque-là éviter le choléra, le vit apparaître sur le Friedland et le Jean-Bart

(1) Rochoux, Dict. de méd. en 30 vol., t. XXVIII, p. 98. Bertulus, Gaz. méd. de Paris, 1846, p. 808.

(2) Mélier, Relat. de la fièvre jaune survenue à SaintNazaire en 1861 ; Mém. de l'Ac. de méd., t. XXVI.

(3) Foissac, Union méd., 1865, t. XXVIII, p. 98.


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à là suite d'une croisière sur les côtes de Crimée, non loin de la Dobrutscha où se trouvait la division Canrobert fortement éprouvée par l'épidémie, comme chacun sait, sans qu'il y eût eu aucun rapport entre les vaisseaux et l'armée (1).

Un autre fait qui présente quelque analogie avec ce dernier, quoique pourtant moins probant , à cause de l'objection qui peut lui être adressée que l'importation ait eu lieu dans ce cas par voie de terre, est le suivant :

En 1834, le choléra sévissait à Alger depuis un mois. Un navire venu de cette ville arrive à Bone et est mis en quarantaine au fort Génois, à deux heures de Bone. Le soir même, sans que personne, ni gens, ni choses, eussent débarqué, deux cas de choléra se déclarent ; le lendemain, des cas nouveaux se produisent ; l'épidémie éclate sur tous les points à la fois, et, pendant un mois, y exerce les plus affreux ravages (2):

m.

Nous venons de voir la part qu'il convient de faire à la contagion ou transmission directe et à l'infection ou transmission à distance. Quant à

(1) Sénard, Arch. gén. de méd., 1855.

(2) Abeille, Gaz. des hôpit. 1866, p. 402.


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l'épidèmicité que quelques médecins ont pareillement élevée au rang de doctrine pour rendre compte des principales circonstances que présentent les épidémies de choléra, nous ferons remarquer que cette théorie tourne la difficulté beaucoup plus qu'elle ne la résout, et qu'elle ne jette aucun jour sur les points qu'il importerait le plus d'éclaircir. Elle se borne à constater un fait que personne n'ignore : l'existence accidentelle et passagère des épidémies cholériques ; leur disparition au bout d'un temps plus ou moins long. Mais elle n'explique aucune des particularités de ce fait au point de vue pratique, principalement comment le choléra naît, se développe et disparaît ensuite ; comment il peut être transporté par un navire ou un régiment d'une contrée éloignée à une autre où il ne régnait pas auparavant ; pourquoi certaines villes, les villes de commerce, les villes maritimes par exemple, sont plus fréquemment et plus fortement frappées ; pourquoi, lorsqu'il se déclare quelques cas dans une localité, dans un quartier, dans une rue, dans une maison, à bord d'un navire, ces cas ont de la tendance à reproduire la maladie autour d'eux et forment autant de foyers qui entretiennent et alimentent le fléau. L'épidémicité, pour nous, est un effet, non une cause ; elle constitue le fait brut, le résultat patent et irrécusable ; mais elle ne fournit aucune donnée


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utile sur l'etiologie, la marche, le mode de propagation du choléra.

On le voit, plus on creuse cette question et plus on reconnaît que, si l'épidémicité du choléra est incontestable, si son apparition, sa durée, son plus ou moins de gravité, sa marche, l'extension qu'il peut prendre en certains cas sont variables, impossibles à prévoir d'avance et résultent de causes générales atmosphériques ou autres qui échappent à notre appréciation , il n'en est pas moins vrai cependant que les deux modes de transmission de la maladie, admis plus haut, sont l'expression réelle des faits ; que la transmission par l'air n'exclut pas la transmission par les choses et les personnes ; qu'elles peuvent, au contraire, s'associer et se combiner ensemble, et que les gouvernements ont à tenir compte de celte circonstance quand il s'agit des diverses mesures à prendre, en vue de prévenir le développement de nouvelles épidémies cholériques dans l'avenir.

CHAPITRE IV. Prophylaxie générale du choléra ; institutions sanitaires] otc.

Quelles sont ces mesures, et en quoi les faits observés dans l'arrondissement d'Aix, en 1865, peuvent-ils permettre d'éclairer le problème,


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aujourd'hui pendant et d'un intérêt si vital, de l'intervention des nations civilisées pour empêcher l'importation du choléra sur leur propre territoire? Telle est la dernière question qu'il nous reste encore à examiner.

Trois moyens principaux ont été employés jusqu'ici pour atteindre ce résultat : les lazarets, les cordons sanitaires, les quarantaines.

Ces moyens, tels qu'ils sont organisés, répondent-ils au but que l'on s'est proposé en les imaginant ? nous craignons que non ; ou plutôt, les faits dont nous avons été témoin nous inspirent des doutes assez sérieux à cet égard.

L'institution des lazarets , des quarantaines, des cordons sanitaires a eu pour point de départ les idées introduites dans la science par Fracastor, d'après lesquelles un virus spécifique serait l'unique cause des maladies pestilentielles. Ce virus, d'après ce poète-médecin, sortirait par une sorte d'exhalaison du corps des malades ; il ne se répandrait qu'à une petite distance dans l'air, qui, au-delà, conserverait toute sa pureté. Les conséquences naturelles de cette opinion, on le comprend facilement : c'est que la transmission du choléra ne peut se faire que par les hommes et par les choses, et qu'il suffit d'éviter avec soin tout contact médiat ou immédiat pour s'en préserver. Une autre conséquence encore : c'est qu'il suffit d'isoler les personnes, les choses,


— 382 — les hardes, les marchandises, pendant un temps plus ou moins long, de les soumettre à une purification faite avec soin ; ou bien enfin de cerner par la force militaire, à une plus ou moins grande distance, tout lieu d'où l'on craint de voir se répandre une maladie contagieuse, pour que la propagation de cette maladie soit sûrement arrêtée.

Malheureusement, l'expérience a démontré depuis longtemps, sinon la complète inutilité des lazarets, des quarantaines, des cordons sanitaires, du moins leur impuissance fréquente en face de la peste, de la fièvre jaune et surtout du choléra.

A quelle cause convient-il de rapporter cette impuissance ?

Pour nous, ce résultat doit être principalement attribué à ce que, dans l'organisation de ces moyens préventifs, on n'a pas tenu assez de compte de la transmission possible de la maladie par l'air atmosphérique, au-delà des barrières artificielles qu'on cherchait à lui imposer.

C'est toujours en utilisant les faits de choléra recueillis dans l'arrondissement d'Aix, que nous allons essayer de démontrer cette dernière proposition.

I.

On se souvient que dans dix de nos com-


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munes sur dix-sept, il a été impossible de rattacher l'origine du fléau à son importation directe par d'autres cholériques, par des hardes ou des objets quelconques leur ayant servi ou ayant été touchés par eux.

Comment expliquer le développement du choléra dans chacune de ces localités ?

Faut-il en chercher la cause dans ce fait que la maladie régnant, depuis plus d'un mois, à Marseille, les germes, les miasmes cholériques avaient eu le temps de se répandre dans l'atmosphère, de se disséminer suivant des directions variables ; en sorte que les premières personnes qui ont succombé, dans ces dix communes, sont mortes par une sorte d'empoisonnement miasmatique auquel l'air ambiant avait servi de véhicule ?

Ou bien tous ces décès doivent-ils être attribués à l'importation du choléra dans chacune de ces localités par des personnes ou des marchandises venant de Marseille, sans que ces personnes et ces marchandises eussent été ellesmêmes en rapport avec d'autres cholériques?

Une solution nette et catégorique de cette question, nous n'hésitons pas à le reconnaître, est fort difficile à donner. L'un et l'autre mode de contamination peuvent invoquer en leur faveur des raisons plausibles, et nous ne voyons rien d'irrationnel, pour notre compte, à admet-


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tre, de même que pour la contagion et l'infection, qu'au lieu de s'exclure réciproquement, ces deux facteurs ont pu et peuvent, au contraire, se combiner et s'associer ensemble, dans une certaine mesure.

Toutefois, en examinant attentivement les motifs que l'on peut faire valoir à l'appui de chacune de ces deux hypothèses, les seules possibles dans la circonstance présente (car personne ne voudrait soutenir que le choléra s'est développé spontanément dans toutes ces communes et que le voisinage de Marseille a été complètement étranger à l'épidémie que nous relatons), il nous paraît difficile de ne pas se rattacher de préférence à l'importation atmosphérique, ou du moins de ne pas lui attribuer le rôle principal.

Diverses objections peuvent être adressées, en effet, à l'hypothèse de l'importation directe par les hommes ou les choses venant d'un lieu cholérisé, sans avoir été elles-mêmes en rapport avec/d'autres cholériques ni avec des objets touchés par eux.

On a quelque peine à comprendre, par exemple, comment les germes, les miasmes destinés à produire le choléra pourraient s'attacher au corps de personnes saines, à leurs vêtements, aux marchandises qui partent d'une ville, sans communiquer la maladie à ceux qui portent eux-


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mêmes ces vêtements, à ceux qui transportent ces marchandises, à ceux qui les reçoivent et à ceux qui en font usage...?

On conçoit tout aussi difficilement comment, sur le nombre incalculable de personnes et les milliers de tonnes de marchandises qui s'éloignaient journellement de Marseille, au commencement de l'épidémie, par suite de l'émigration d'une partie de la population, et par l'effet des relations que cette grande ville entretient avec toutes les contrées du globe, il ne se soit déclaré des cas de choléra, sous forme épidémique, pendant le courant du mois d'août, que dans le voisinage de la cité infectée?

Il importe de se souvenir, à ce propos, que des dix communes de l'arrondissement d'Aix dans lesquelles le choléra s'est déclaré sans importation extérieure, il en est quatre où la maladie s'est montrée du 11 au 25 août, c'est-à-dire à une époque où tout le reste de la France était encore à l'abri de l'influence épidémique et où la ville de Marseille seule constituait un foyer d'infection. Ajoutons que ces quatre localités, qui, réunies ensemble, représentent à peine une population de 3,000 âmes, ont offert vingt-quatre cas et quatorze décès.

Il nous semble que si le choléra était facilement importable par des personnes saines et des marchandises qui n'ont fait que séjourner dans


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une ville infectée, le mal aurait dû se montrer partout où arrivaient des hommes et des choses venant de Marseille, et qu'on aurait dû alors le voir éclater de préférence dans les villes du voisinage telles que Toulon, Aix, Nîmes, Avignon, etc., et dans une foule de grandes villes de la France et de l'Europe, qui entretiennent avec la cité phocéenne des relations cent fois plus considérables, de voyageurs et de marchandises, que les quatre villages ou hameaux dont nous venons de parler.

Nous venons de voir, en effet, que ces quatre localités sont très peu importantes par leur population. Il convient d'ajouter que plusieurs d'entre elles n'ont pas des relations très suivies avec Marseille, et qu'elles sont toutes à une distance relativement peu considérable de cette ville. Ainsi, la plus éloignée et la plus importante, Trets, est à 39 kilomètres et présente une population de 2,394 habitants ; les trois autres, Cabriès, Luynes, Le Rove, n'ont qu'une population de 411, 126 et 177 habitants, et ne sont qu'à 16, 22 et 30 kilomètres de la grande ville.

La conclusion la plus logique qui nous semble ressortir de toutes ces copsidérations : c'est que l'invasion du choléra, dans les quatre localités précitées, a été déterminée par une influence épidémique ayant Marseille pour centre et pour point de départ, mais rayonnant déjà dans les environs ; en d'autres termes, il nous paraît dif-


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ficile de ne pas être convaincu, d'après ces faits, que l'apparition de la maladie sur tous ces points n'ait été due à ce que les germes, le principe, la semence, la cause officiente, quelle qu'elle soit, du choléra asiatique, se trouvait dès ce moment disséminée, en plus ou moins grande quantité, dans l'atmosphère, à une certaine distance du foyer primitif, et que c'est à cette viciation de l'air, inconnue dans son essence, mais dont les effets ne sont malheureusement que trop réels et trop bien constatés, jointe à une réceptivité spéciale des sujets, à une prédisposition dont la nature nous échappe et qui fort heureusement n'existe que chez un petit nombre, qu'il convient de rapporter les premiers cas qui se sont produits, pendant le mois d'août, dans les communes de Trels, du Rove, d'Àix et de Cabriès. En ne citant que ces quatre communes, nous ne voulons pas dire que les six autres n'aient pas pu être également contaminées par Marseille, ou du moins plusieurs d'entre elles. Mais ici le fait est plus difficile à apprécier et la filiation plus difficile à suivre, à cause de l'époque de l'apparition de la maladie dans les communes de Gardanne, Saint-Paul, Lançon, Charleval, Istres, Saint-Cannat, qui a eu lieu le 2, 3, 18, 19, 28 septembre, 1er octobre, alors que les quatre premières étaient ou avaient été peu de temps auparavant atteintes par l'épidémie, et


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pouvaient ainsi constituer de leur côté des foyers secondaires.

II.

Nous venons de démontrer les difficultés que présente l'hypothèse de la transmission exclusive du choléra par les personnes saines et les marchandises qui n'ont fait que séjourner plus ou moins longtemps dans un foyer d'infection. Nous allons plus loin et nous disons que, même en acceptant cette dernière explication comme vraie, l'air atmosphérique n'en resterait pas moins l'intermédiaire obligé et indispensable de la propagation de la maladie, et que cette propagation pourrait toujours se faire à une assez grande distance entre l'infectant et l'infecté.

En effet, dans cette hypothèse, les hommes et les marchandises s'imprégneraient des germes du choléra, en parcourant l'intérieur d'une ville ou bien en séjournant dans une maison ou des magasins, c'est-à-dire en se trouvant placés à une certaine distance des cholériques, de leurs déjections, des objets touchés par eux, car personne ne voudrait soutenir que ces déjections, ces matières des vomissements eussent touché elles-mêmes, dans tous les cas, les hommes et les marchandises ; d'une autre part, ils transmettraient la maladie en voyageant, par conséquent en passant dans un chemin, en traversant simplement


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un village, c'est-à-dire encore, à distance des sujets atteints.

On le voit, on retombe toujours dans la même alternative, à savoir : que le choléra peut se transmettre à distance ; que la contamination directe n'est pas nécessaire ; que l'air en récèle les germes et qu'il peut être vicié plus ou moins loin du foyer principal.

III.

Si cette conclusion repose sur une observation exacte, comme nous le pensons, on voit tout de suite que les recherches des médecins doivent tendre, à l'avenir, à faire connaître la distance, le périmètre que peuvent franchir les germes cholériques.

En attendant que des faits suffisamment nombreux et précis aient éclairé cette question, une des plus importantes à notre avis, mais aussi des plus difficiles que présente l'étude du choléra, on comprend très bien l'inutilité ou du moins l'impuissance des cordons sanitaires pour empêcher l'invasion du fléau dans une ville ou une contrée entourée d'autres villes ou d'autres contrées actuellement atteintes.

On conçoit d'autre part combien l'établissement des lazarets et des quarantaines dans les villes ou à une petite distance des villes et des


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ports de commerce, ainsi que cela existe presque partout, est peu rationnel et mériterait d'être modifié.

L'application des moyens préventifs, pour être sûrement efficace, devrait, selon nous, se faire plus loin. La mesure la plus radicale pour empêcher l'importation du mal sur nos côtes et dans nos villes maritimes serait d'y interdire d'une façon absolue l'arrivée des navires provenant de pays momentanément infectés ; ou bien, si on ne voulait pas recourir à cette mesure extrême, d'établir les lazarets et les quarantaines à une plus grande distance en mer, les plaçant, par exemple, dans de petites îles inhabitées que l'on consacrerait entièrement à cette nouvelle destination.

Quant à l'importation du fléau par la voie de terre, les faits observés en Provence et dans les autres parties de la France , pendant les deux dernières épidémies de 1865 et 1866, de même que ceux observés presque partout, pendant les épidémies antérieures, nous paraissent de nature à faire craindre que ce résultat, on ne peut plus désirable, ne soit malheureusement d'une réalisation complètement impossible, à cause des relations infinies, sociales et commerciales, qui existent aujourd'hui entre tous les peuples, même les plus éloignés, et de l'importance de plus en plus grande qu'elles tendent à acquérir chaque jour.


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Ce ne saurait être là cependant un motif suffisant pour renoncer à l'emploi de toute espèce de précaution et de tout moyen préventif.

Ainsi, il ne serait peut-être pas sans utilité que les gouvernements européens qui marchent à la tète de la civilisation et qui ont pris à coeur cette question essentiellement humanitaire, fissent étudier, sur les lieux mêmes, par une commission composée d'hommes éminents par leur science et leur expérience, soit comme médecins, soit comme ingénieurs, quelles seraient les mesures à prendre sur les bords du Gange, du Cambodge, de l'Indus ou de l'Euphrate, pour faire disparaître ou tout au moins pour atténuer les causes qui engendrent le choléra de toutes pièces dans ces diverses contrées.

Il y aurait lieu d'examiner pareillement s'il ne conviendrait pas de faire pour cette maladie ce qui a été déjà fait pour la peste, par le gouvernement français, sur l'initiative de l'Académie de médecine, en 1846, c'est- à-dire de placer des médecins sanitaires dans les principales villes de l'Inde et de, l'Asie où le choléra est endémique. Les résultats avantageux que cette mesure a produits en Egypte, en Turquie, en Syrie et sur tous les autres points où la peste se développait spontanément, sembleraient de nature à

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— 392 — encourager de persévérer dans cette voie si généreusement ouverte par la France.

Les vues que nous émettons ici ne nous appartiennent pas, au reste, exclusivement. Elles se trouvent contenues d'une manière implicite dans le rapport adressé à l'Empereur, le 5 octobre 1865, par les ministres des affaires étrangères et de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, quand ils disent : « Il semble qu'on « devrait plus encore chercher à étouffer le mal « à sa naissance qu'à l'entraver sur sa route. Il « ne suffit pas de lui opposer à chacune des « étapes qu'il parcourt des obstacles qui por« tent au commerce des préjudices réels et qui « n'offrent à la santé publique que des garanties « trop souvent impuissantes ; il faudrait surtout « organiser au point de départ un système de « mesures préventives. »

Il est certain que tant que la science ne sera pas plus avancée qu'elle ne l'est aujourd'hui relativement au traitement à opposer à cette terrible maladie, tant qu'elle ne possédera pas un remède curatif du choléra, ou tout au moins un remède qui en obtienne la guérison dans l'immense majorité des cas, comme le quinquina guérit la fièvre intermittente, par exemple, les mesures préventives, instituées avec tout le soin


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et toutes les précautions qu'il sera humainement possible d'y apporter, non seulement au point de départ mais encore au point d'arrivée, constitueront le moyen le plus rationnel et le seul sur lequel on puisse compter, nous ne dirons pas d'une manière certaine, pour empêcher l'introduction du mal en France et en Europe, ce serait là, nous le croyons, se faire une trop grande illusion, mais au moins pour rendre les épidémies de ce genre moins fréquentes et moins dangereuses, en un mot constitueront le palliatif le plus sûr et le plus efficace.

À cet égard, nous n'hésitons pas à dire que les lazarets et les quarantaines doivent être maintenus. Bien plus il convient de chercher à les améliorer, soit en les éloignant davantage des ports de commerce et des côtes maritimes, ainsi que nous le disions tantôt, soit en leur donnant un meilleur aménagement intérieur, soit enfin en utilisant pour leur assainissement, celui des passagers, des marchandises, des navires eux-mêmes, les moyens d'aération et de désinfection dont la science s'est enrichie dans ces derniers temps, et toutes les découvertes qu'elle pourra faire encore dans sa marche incessante vers le progrès, en particulier en expérimentant toutes les substances qui semblent par leur composition chimique et leurs effets physiologiques propres à neutraliser les miasmes, à détruire les organismes inférieurs,


— 394 — car le spécifique du choléra est peut-être là plutôt que dans l'emploi des remèdes proprement dits, du moins des remèdes administrés à l'intérieur, qui restent sans action appréciable en face des cas les plus graves, par suite de la sidération, de l'anéantissement presque complet des fonctions les plus essentielles à la vie.

Nous terminerons ce travail par les conclusions suivantes :

1° Le choléra est tout à la fois infectieux et contagieux ; il est importable et par conséquent transmissible ;

2° Dans l'étude de cette maladie, on s'est occupé jusqu'ici d'une manière trop exclusive de sa transmission par les hommes et les choses et pas assez de sa transmission à distance par l'air atmosphérique ;

3a Tout porte à penser que ce mode de transmission est le plus général et que la contamination directe est l'exception ;

4° La distance à laquelle peut se faire cette transmission est un des points sur lesquels on ne possède pas encore des données suffisamment exactes et qu'il importe le plus d'éclairer par de nouvelles recherches ;

5" Le traitement curatif du choléra restant à trouver, les moyens préventifs doivent fixer sur-


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tout, à l'heure actuelle, l'attention des gouvernements et des médecins ;

6° De tous ces moyens, le plus efficace et le plus pratique consiste à prévenir l'importation de la maladie par la voie de mer ;

7° Les lazarets et les quarantaines atteignant ce but, dans la mesure du possible, doivent être maintenus et améliorés ;

8° Ces établissements ont été placés généralement à une trop petite distance des villes et des pays qu'ils sont destinés à préserver ;

9° Il y aurait avantage à les établir plus loin des côtes et des villes maritimes ; ou bien à interdire d'une façon absolue l'arrivée dans les ports de commerce de tous les navires provenant de pays actuellement infectés.



NOTICE BIOGRAPHIQUE

M. JOSEPH-JACQUES LÉON D'ASTROS

DOCTEUR EN MÉDECINE

Membre de l'Académie des Sciences, Agriculture, Arts et Belles-Lettres d'Air

PAR

M. CASTELLAN Président honoraire à la Cour.

Il est des hommes dont on ne saurait trop faire connaître la vie, parce que cette vie entière fut un modèle accompli de sagesse, de vertu et d'amabilité, et qu'il n'y a pas de meilleur moyen de travailler au perfectionnement moral des autres, que de mettre sous leurs yeux de pareils modèles et de les proposer à leur imitation.

C'est mû par cette idée encore plus que par un sentiment de piété filiale, que j'ai entrepris de donner quelques détails sur la vie et les travaux de M. le docteur d'Astros, et de retracer


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quelques-unes des belles qualités que j'ai le plus admirées dans cet oncle chéri à l'égal d'un père.

Joseph-Jacques-Léon d'Astros naquit à Tourves, bourg de Provence, le 15 novembre 1780, d'une ancienne et honorable famille issue des Vintimille, qui se recommandait par des vertus héréditaires et un long exercice de la charge de premier Consul de la commune où elle était venue s'établir.

Son père, Jean-François-Louis d'Astros, avait été reçu avocat au Parlement de Paris et remplissait à Tourves les fonctions de notaire royal. C'était un homme d'un esprit orné et délicat, qui cultivait la poésie, et se faisait remarquer par les agréments de son langage, au château de Tourves, alors justement appelé le temple du goût, des plaisirs et des arts. Il y a de lui des vers charmants adressés au comte de Valbelle, ainsi qu'aux grandes dames et aux personnages distingués reçus à la cour de cet opulent et gracieux seigneur.

Un soir que le comte avait chez lui une brillante compagnie, à l'heure du souper, M. d'Astros, déguisé en courrier, vint apporter un paquet contenant six petites lettres en vers, chacune à l'adresse d'une des dames invitées. Celle pour Mme de Régina mettait dans la bouche de cette dame, parlant au comte de Valbelle, les vers que voici :


— 399 —

Tout offre à nos regards tant de magnificence,

Tant de goût et tant d'élégance, Qu'on n'a rien vu d'égal à ce qu'on voit ici.

Chez vous trop de richesse abonde,

Mais pour que tout soit assorti,

Je n'y regarde rien aussi

Qu'avec les plus beaux yeux du monde.

Le pli adressé à Mme d'Arcussia, contenait ce quatrain :

A M. BOURET (peintre).

Sur une toile un peintre habile Les trois Grâces nous étala. Si vous peignez Arcussia, Dans une on en trouvera mille.

Cependant il ne faudrait pas se figurer que l'auteur de cette galanterie se ressentît des moeurs trop libres du château. Sa conduite fut toujours exemplaire et conforme à la morale la plus pure.

La mère du docteur d'Astros, Marie-Magdeleine-Angélique Portalis, la soeur bien-aimée de Portalis l'ancien, était une femme d'une grande vertu, d'un sens exquis et d'une intelligence élevée, digne en tout de la prédilection de son illustre frère.

Sous de tels parents, le jeune Léon d'Astros reçut la meilleure des éducations que l'enfance puisse recevoir au foyer domestique, n'ayant


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sous les yeux que de bons exemples, et n'entendant que des paroles pieuses, aimables et douces, faites pour rester gravées dans son coeur. Malheureusement il perdit de bonne heure son excellent père, mort le 6 octobre 1789, au début de notre grande Révolution, et deux ans après, sa sainte mère, obligée de s'éloigner de Tourves sous le coup des persécutions dirigées contre l'abbé d'Astros, son fils aîné, terminait dans l'exil sa vie minée par le chagrin.

L'abbé d'Astros devint ainsi, à l'âge de 19 ans, le chef de la famille et le précepteur de son jeune frère qu'il ne pouvait placer dans un collège, en ce temps de troubles et de désorganisation sociale. Or, pour lui, que de difficultés dans l'accomplissement de ce pieux devoir qu'il conduisait de front avec l'achèvement de ses propres études ecclésiastiques ! Plus d'une fois l'abbé eut encore à se cacher ou à fuir. Un moment même, atteint par la réquisition générale de 1793, il se vit contraint d'aller comme soldat au siège de Toulon. Il fallut son dévouement plus que fraternel et sa précoce maturité d'esprit, joints à la soumission filiale et aux heureuses dispositions de son élève, pour mener à bien une instruction entreprise au milieu de tant d'obstacles et avec si peu de ressources.

Si cette époque orageuse apporta du retard à la culture de l'esprit du jeune d'Astros, elle ne


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fut pas cependant sans une espèce de compensation pour lui, car elle hâta le développement de ses facultés morales, en exerçant de bonne heure son âme à la mâle énergie et à la religieuse résignation qui devaient devenir deux des traits les plus saillants de son beau caractère;

A 12 ans, il avait déjà connu l'exil et les persécutions, et appris de son courageux frère à voir, sans trembler, des hordes furieuses violer le domicile de sa famille. Un peu plus tard, l'intrépide adolescent se chargeait d'accompagner de jeunes ecclésiastiques, amis de son frère, obligés d'aller se cacher dans des lieux écartés et solitaires.

Quand, au retour du calme, il put songer à l'apprentissage d'une profession , sa pensée se porta sur la médecine, pratiquée sous ses yeux par son beau-frère le docteur Castellan. Cette science plaisait à son esprit observateur et encore plus à son coeur généreux, et il se sentait fortement disposé à étudier ses secrets pour en appliquer la connaissance au soulagement de l'humanité souffrante. Son beau-frère était mort d'une maladie contagieuse prise à l'hôpital. Nous verrons à son tour le docteur d'Astros affronter plusieurs fois celte même mort avec un courage plus heureux.

Il partit donc, en 1798, pour aller recueillir cet enseignement professionnel à l'école de mé-


— 402 — decine de Montpellier. Son frère qui regrettait de ne pouvoir le suivre en personne, le munit, au moment de la séparation, d'un petit écrit, plein de sages maximes, où il devait trouver toute tracée sa règle de conduite comme chrétien, comme homme de société et comme homme d'étude.

Jamais père de famille ne sut donner de meilleurs conseils à son fils, au début d'une carrière. En matière de religion, le premier soin de l'abbé d'Astros est d'aguerrir son pupille contre le respect humain , cet ennemi qu'un jeune homme pieux a si souvent à combattre dans le monde,

« Ayez vos principes, lui dit-il, et votre façon « de penser dont vous ne vous écartiez pas. Si « vous agissez contre votre raison pour faire « comme les autres, vous n'êtes plus qu'une « machine, et une machine qui fait du mal. « Voulez-vous vous mettre tout d'un coup au« dessus des railleries? prenez les devants et « faites voir d'abord ce que vous voulez être. »

Ses treize maximes sur l'étude sont admirables de précision et de justesse. — En voici quelques-unes :

« Tachez d'acquérir une connaissance parfaite « de ce que vous êtes obligé de savoir, par la « raison que c'est une de vos obligations ; et « quand vous aurez acquis cette connaissance, « n'aimez pas à en faire parade.


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« Lorsqu'on veut étudier une science, il faut « d'abord voir quel en est le but, en connaître « toute l'étendue, savoir en combien de parties « elle se divise, par quels moyens on peut l'ac« quérir, quels sont les meilleurs auteurs qui « en ont écrit. Il est bon, en outre, d'avoir une « idée de l'histoire de cette science, etc.

« Pour la médecine, dont le but est la guéri« son ou du moins le soulagement des mala« des, il faut connaître le corps humain et tout « ce qui peut y avoir rapport ou influer sur sa « manière d'être ; il faut donc s'instruire des « lois de la nature, c'est-à-dire de la physique, « de la structure du corps, c'est-à-dire de l'ana« tomie, de la vertu des remèdes, c'est-à-dire « de la pharmacie, il faut.... etc.

« Dans l'étude de quelque science que ce soit, « l'essentiel est d'en bien étudier les principes. « Ne craignez pas d'y mettre trop de temps ; « ce temps n'est jamais perdu. Celui qui en met « deux fois plus pour étudier les principes, en « mettra quatre fois moins pour saisir les con« séquences et résoudre les difficultés.

« Ne passez pas d'une chose à l'autre sans « avoir bien compris la première. Que la crainte « de paraître ignorant ne vous empêche pas de « demander ce que vous ignorez, etc.

« L'expérience dans la science que vous allez « étudier a presque tout fait. Ne vous lassez


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« donc pas d'observer ; puis d'écrire vos obser« vations et de vous en rendre compte. »

Ses maximes sur la manière de se conduire dans la société respirent le plus pur esprit de philanthropie chrétienne.

« Conduisez-vous, y est-il dit, de manière à « plaire à la société, et à l'amuser quelquefois « agréablement sans que l'on songe à vous. « Mais ne fâchez jamais qui que ce soit pour « amuser les autres. Aimez à dire du bien de « tout le monde, et faites attention à n'en jamais « dire du mal. Parlez des absents comme si on « devait leur rapporter ce que vous en dites. — « Ne soutenez jamais d'une manière opiniâtre « votre sentiment ; dans les choses essentielles « surtout, après avoir donné deux ou trois rai« sons pour le faire goûter, ne persistez pas « davantage. Si on venait à parler contre la « religion, dites hardiment votre façon de pen« ser, mais n'aimez point à disputer avec les « impies , parce qu'ils ne disputent que pour « disputer. Soyez généreux , en évitant d'être « dupe. Quand vous cédez de vos droits, que « ce soit toujours par raison, jamais par fai« blesse.

« Restez inviolablement attaché à vos devoirs. « Rendez-vous utile à la société le plus que « vous pourrez ; et avancez sans bruit, s'il est


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« possible, vers le but des chrétiens qui est de « mourir en paix. »

L'écrit se termine par quelques maximes sur les attachements dangereux, parmi lesquelles celle-ci :

« Songez-vous à l'hymen ? Que la raison le « propose, que le goût y consente, que la piété « en forme les noeuds ; et ne vous soumettez à « l'amour que quand ces noeuds sont formés... »

L'éloquent auteur de la vie du cardinal d'Astros, en parlant de ces maximes écrites par le saint prélat, alors encore simple prêtre et à peine âgé de 27 ans, en exprime ainsi le résultat :

« Cette sagesse douce et ferme qui rappelle « celle de Fénelon, en eut la récompense. — « Le maître imprima sa ressemblance à son « élève. »

C'est ce qu'on verra ressortir dans le cours de la vie du docteur d'Astros.

Lorsqu'il vint à Montpellier, le 6 thermidor an VII, l'école de médecine, réorganisée depuis l'an III, avait repris son ancien lustre, et de grands maîtres occupaient la plupart de ses chaires. Le célèbre Barthez s'était retiré. Mais Fouquet, son digne émule, y donnait encore des leçons de clinique où son prodigieux talent brillait toujours du même éclat.

A côté de lui brillaient aussi V. Broussonnet et Auguste Broussonnet : le premier, habile cli-


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nicien et professeur très attachant avec sa vive inspiration jointe à un admirable sens pratique ; le second, savant botaniste, jugé digne par ses travaux d'être admis à l'Institut ; Berthe, autre clinicien d'un grand mérite, auteur d'un mémoire très estimé sur une épidémie pour laquelle sa réputation l'avait fait appeler en Espagne; Lafabrie, esprit fin, élégant et caustique, médecin d'inspiration comme V. Broussonnet ; enfin Baume, professeur éloquent, écrivain distingué, rivalisant presque d'érudition avec Fouquet luimême.

Le jeune d'Astros ne tarda pas à se faire remarquer de ces esprits d'élite par son application, son intelligence et sa bonne conduite. Son amabilité lui valut même l'honneur d'être admis dans le commerce intime de quelquesuns d'entre eux qui se plaisaient à l'agréable conversation de leur élève.

Il sut aussi se faire aimer de ses condisciples, tout en ne se liant d'amitié qu'avec les plus studieux et les plus rangés, suivant le précepte de son frère.

Après les cours de l'école et les travaux du jour, souvent, le soir, ces jeunes gens se plaisaient à se délasser un peu dans de joyeuses causeries, où d'Astros payait largement son écot, en débitant soit quelque joli conte pour rire, soit quelques petits vers de sa façon : stances,


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épigrammes, madrigaux, etc. Ce goût pour la poésie, il l'avait apporté de la maison paternelle ; c'était en quelque sorte chez lui un héritage de famille , car il paraît que les Muses avaient charmé les loisirs de plusieurs de ses aïeux. Nourri, à leur bibliothèque, de la lecture de nos principaux poètes, il s'était de bonne heure essayé à reproduire les tours les plus heureux de la poésie française. Il ne prit goût que plus tard à la poésie provençale dont les grâces piquantes n'avaient pas encore eu l'occasion de'se révéler à lui.

Au surplus, à l'époque de ses études, comme dans la suite, il ne fit jamais de la culture des Muses qu'un délassement de son esprit, qu'un simple jeu de ses moments de loisir ; et le devoir eut toujours la première et la plus grande partie de son temps.

Il aimait avant tout l'étude de la médecine, et son noble coeur s'y attachait de plus en plus, comme à la science la plus utile aux hommes, puisqu'elle avait pour but le soulagement de leurs maux.

D'ailleurs, l'enseignement donné à l'école de Montpellier plaisait à son esprit aussi élevé que religieux. Car, à cette époque où l'on tenait tant à rompre avec les vieilles doctrines, Montpellier cherchait à maintenir les siennes et à résister à l'entraînement général. Son École était encore

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hippocratique, toutefois avec des nuances : les uns, parmi ces professeurs, restés imbus des idées de Stahl, faisant de l'âme pensante le principe de la conscience ainsi que des opérations organiques ; d'autres, adoptant le vitalisme Barthésien qui n'est arrivé à son triomphe complet qu'avec M. Lordat; mais tous, voulant établir ce fait, que la vie est une force intrinsèque de l'être vivant ajoutée aux organes, et non une conséquence de l'organisation ; de sorte que l'idée capitale de la théorie d'une maladie n'est pas celle de son siège.

Ce système qui élargit les horizons de la science médicale, et permet à ses adeptes d'étudier à fond la physiologie humaine, sans s'exposer à tomber dans le matérialisme, comme y sont tombés tant d'orgàniciens avec leur système rétréci, fut celui qu'adopta M. Léon d'Astros et auquel il demeura fidèle toute sa vie.

Charmé de l'enseignement et des bontés de ses maîtres, qui, à leur tour, étaient toujours plus ravis de l'application et des progrès de leur élève, il aurait voulu rester à Montpellier jusqu'à la fin de ses études. Mais, en fructidor an IX, il dut partir pour Paris où l'appelait son oncle Portalis, qui venait d'être chargé de la direction des cultes et qui avait déjà placé l'abbé d'Astros à la tête de son cabinet. L'intention de M. Portalis était de garder aussi son plus jeune neveu


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auprès de lui, pour l'initier aux affaires publiques, et le faire entrer ensuite dans la carrière administrative.

Deux obstacles s'opposèrent à la réalisation de ce projet : la vocation décidée du jeune homme pour la médecine, et sa vive et persistante inclination pour l'aimable personne qui devait devenir sa femme. Il fallait qu'il renonçât à épouser M1Ie Rostan, s'il n'était pas maître de fixer son domicile à Tourves ou dans une ville voisine. Ayant donc préféré renoncer à la souspréfecture que son oncle lui offrait en perspective, il se mit avec ardeur à compléter ses études de médecine à l'école de Paris. Ces deux années de séjour dans la capitale lui furent doublement utiles ; d'abord au point de vue de son art, en ce qu'elles le mirent à même d'entendre avec profit de nouveaux maîtres, justement estimés, de s'instruire de leurs théories de manière à pouvoir comparer les doctrines de l'École de Paris avec celles de l'École de Montpellier, et de se former à la médecine pratique dans de nombreux hôpitaux, affectés à des maladies spéciales : moyen d'instruction nulle part plus complet qu'à Paris.

En même temps, il perfectionnait son éducation morale et intellectuelle au sein de la patriarcale famille où il avait été accueilli comme un fils de la maison, et où se rencontraient les plus hauts talents unis aux vertus les plus attachantes.


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Là, il nourrissait son esprit de belles et instructives paroles sorties de la bouche de Portalis l'Ancien. Là, il admirait le mérite précoce du jeune et digne héritier de ce grand nom, et les aimables vertus de la gracieuse épouse de son cousin. Là aussi, dans le salon de l'illustre ministre des cultes, il avait souvent le précieux avantage de voir et d'ouïr les personnages les plus éminents de l'époque. Il en rapporta cette aménité de manières, cette fleur d'exquise politesse, cette rectitude de discernement et cette sûreté de goût qui l'ont lui-même rendu si remarquable.

Il quitta-Paris en l'an XI pour retourner à Montpellier où il devait prendre son grade de docteur, suivant le désir de ses premiers maîtres et la promesse qu'ils en avaient obtenue de lui au moment des adieux. Ce fut le 30 messidor qu'il soutint sa thèse après deux examens préalables, dans lesquels il avait, selon le jugement de ses professeurs, fait preuve d'un savoir aussi solide qu'étendu.

Si son.retour avait été un vif sujet de joie pour ses nombreux amis de Montpellier, son nouveau départ, cette fois définitif, leur causa un grand chagrin dont l'expression se trouve consignée dans une amicale correspondance en prose et en vers conservée par M. d'Astros, d'où j'extrais les cinq vers suivants qui peignent avec


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Son naturel aimable et doux, Ses talents que chacun admire, Feront époque parmi nous, Et seront regrettés de tous. Plus n'aurons de conte pour rire.

Il leur répondit par une épître, pleine d'esprit et de cordialité, où il s'était donné pour thème de prouver la fausseté de cet adage d'un ancien ;

Quand on est près de son amie, Bientôt ses amis on oublie.

Il était, comme il le disait, près de son amie qu'il allait épouser. Son amour pour Mlle RoseMadeleine Rostan, de Tourves, datait de loin, il l'aimait depuis l'âge où le coeur commence à s'ouvrir à ce doux sentiment; et comment ne l'aurait-il pas aimée, lui qui, presque tous les jours, voyait de près cette jeune personne, brillante d'enjouement, de grâces et de vertus, aussi bonne que belle, aussi pieuse qu'aimable, digne soeur de deux hommes distingués, dont un est l'éminent docteur Rostan, professeur de clinique à l'école de médecine de Paris ? (1 )

Cet amour, honnête et pur autant que vif et

(1) Pendant l'impression de cette notice, M. le docteur Rostan est mort à Paris, laissant un grand nom dans la science médicale et les plus vifs regrets chez tous ceux qui l'ont connu.


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profond, n'avait pas moins que les sages conseils du frère contribué à préserver de tous écarts la jeunesse de M. Léon d'Astros. A Paris comme à Montpellier, Mlle Roslan était toujours restée présente à sa pensée. Aussi n'attendit-il, pour se marier, que la réception de son diplôme de docteur. Peu de mois après, en thermidor an XI, il partait avec sa femme pour aller s'établir à Marseille, où il eut bientôt conquis l'estime et la confiance de tous les témoins de ses débuts, quoique à peine âgé de 23 ans. De sorte que, le 10 frimaire, de l'an XII, il était déjà nommé membre de la société de médecine de Marseille, et le 1er germinal suivant, médecin de la Miséricorde, puis, le 7 floréal, membre du jury de médecine.

Le plus bel avenir s'ouvrait devant lui. Heureux dans son intérieur auprès de sa jeune et gracieuse épouse qui venait de lui donner un fils, au dehors bien accueilli de chacun, il voyait tout marcher au gré de ses voeux, lorsque malgré sa robuste constitution, il sentit sa santé s'altérer peu à peu sous l'excès du travail et l'influence de l'air.de la mer; et force lui fut enfin d'aller se retremper dans l'air natal et le séjour plus paisible de Tourves.

Il rentrait ainsi dans la demeure de son enfance vers le milieu de l'année 1805. Reaucoup, à sa place, auraient vivement regretté le séjour


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de la grande cité phocéenne et les autres avantages perdus : lui, toujours calme et satisfait, ne revit qu'avec joie l'antique foyer de la famille, et ne songea qu'à s'accommoder à son nouveau genre de vie de manière à le rendre le plus utile et le plus agréable possible. Par une alliance bien rare, aux qualités aimables de l'homme du monde fait pour briller dans un salon, le docteur d'Astros joignait le goût des moeurs simples et des vertus domestiques. Il y avait même en lui quelque chose du patriarche, il aimait les champs et les travaux agricoles, la chasse et les exercices du corps. Bon et affable, il était naturellement porté à la pratique de l'hospitalité et de là bienfaisance, dont il avait eu tant de beaux exemples sous les yeux dans son bas âge. Mais rien ne réjouissait son coeur comme l'accroissement de sa progéniture, et il aurait fallu remonter aux siècles bibliques pour trouver des transports paternels comparables aux siens lors de la venue d'un nouvel enfant.

Hé bien! pendant quinze ans que dura son séjour à Tourves, Dieu lui accorda une ample satisfaction de tous ses goûts. Ce fut le plus beau temps de sa vie. Il put s'occuper d'agriculture, en dirigeant avec habileté l'exploitation de ses terres les plus rapprochées et en allant quelquefois, le fusil du chasseur sur l'épaule, visiter son grand domaine de la Blaquière placé


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plus loin ; il put recevoir avec une cordiale aisance les personnes que des rapports de parenté ou d'amitié amenaient souvent sous son toit hospitalier ; il put aussi prodiguer avec désintéressement les soins de son art consolateur, et faire toute sorte de bien à un grand nombre de ses compatriotes ; il put enfin à l'étude de la médecine, restée toujours son occupation principale, continuer d'associer la culture des belles-lettres et surtout de la poésie.

En même temps sa fidèle amie lui donnait de nouveaux gages de son amour, et la maison se remplissait d'une petite famille qui en faisait l'ornement et la joie.

Mais, comme il n'est point en ce monde de bonheur sans mélange, au commencement de l'année 1811, une bien triste nouvelle vint briser le coeur de M. d'Astros : il apprit que son frère, devenu grand vicaire à Paris depuis 1805, avait été subitement arrêté et emprisonné au donjon de Vincennes, pour avoir, malgré des ordres impérieux, entretenu des rapports avec le vénéré chef de l'Église, le Pape Pie VII, que la politique de l'époque faisait retenir captif.

Instruit de ce cruel événement par la rumeur publique, le docteur d'Astros partit pour Paris avec sa soeur aînée. Ils étaient impatients de s'éclairer sur le sort de leur frère, et ils espéraient qu'on ne leur refuserait pas la permission de le


— 415 — voir un instant. Vain espoir ! ils durent retourner avec la seule et douloureuse consolation d'avoir vu l'impénétrable donjon où il était enfermé. Il n'y eut que le serin du prisonnier qui, sur la demande de son maître, obtint la grâce d'être admis auprès de lui : les chants de l'oiseau ne donnaient point d'ombrage à la police. Cependant on ne permit point à l'abbé d'Astros de maintenir sur le mur de sa cellule les jolis vers que voici, un peu trop empreints de résignation chrétienne, par lesquels il avait voulu témoigner sa reconnaissance à son folâtre compagnon :

Chantez, mon beau serin, votre joyeux ramage Instruit, en l'égayant, l'hôte de ce donjon, Et, comme vous vivez content dans votre cage, Le sage saura vivre heureux dans sa prison.

Il faut avoir connu l'attachement en quelque sorte filial, voué par M. le docteur d'Astros au frère qui lui avait servi de père, pour se faire une idée de ses angoisses durant les trois années de cette rigoureuse captivité dont la durée fut celle de l'Empire. Il ne dut qu'à sa pieuse confiance en Dieu le raffermissement de son âme pendant cette longue épreuve.

En attendant l'aide du ciel, il reprit le cours de ses occupations habituelles, auxquelles il n'apporta qu'un changement bien léger en apparence, mais devenu depuis bien important par les suites


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merveilleuses qu'il eut. Jusqu'alors M. d'Astros n'avait cultivé que la poésie française dans les moments de ses loisirs littéraires; à l'époque dont il est question, la pensée lui vint pour la première fois de faire aussi parler à sa Muse la vieille langue provençale.

Tourves est un bourg où celte langue s'est bien conservée ; la beauté de son site, l'abondance de ses eaux, la fertilité de son territoire, y rendent la vie agréable et facile, et disposent peu ses habitants à l'émigration ainsi qu'aux longs voyages. Il en résulte que le gallicisme, qui mine toujours plus notre vieil idiome, l'a moins altéré à Tourves que dans beaucoup d'autres villages de la Provence. Il en résulte encore que la population y possède un contentement et un entrain qui éclatent souvent en propos joyeux, en saillies piquantes, en termes singulièrement expressifs. Le langage du paysan luimême y revêt des formes pittoresques, et s'y charge de sentences et de métaphores hardies d'une surprenante justesse.

Le docteur d'Astros, avec son esprit d'observation développé par l'âge et l'étude, ne pouvait vivre dans ce milieu, sans être vivement frappé de tout ce que cette langue avait encore d'original, de riche et d'animé. A force d'y prêter son attention, il parvint à se familiariser avec une infinité d'expressions heureuses, de fines répar-


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La lecture des meilleurs poètes provençaux acheva d'initier M. d'Astros à toutes les beautés de notre gaie littérature. Enfin, le jour où il se crut assez pourvu de matériaux pour pouvoir s'essayer à composer quelque pièce provençale, il chercha sur quel sujet il devait s'exercer, et débuta par la traduction d'une fable de Lafontaine : Les animaux malades de la peste. — Deux considérations déterminèrent son choix : n'ayant que peu de loisirs à consacrer à ses délassements poétiques, il voulut s'épargner les longueurs et les soucis de l'invention, en se bornant au simple rôle de traducteur ou d'imitateur. Mais que traduire ? Son tact ne le trompa point. Avec l'aimable gaité de sa Muse et l'énergique souplesse de l'instrument qu'il allait manier dans ses moments perdus, il lui fallait des sujets courts et variés, se prêtant aux formes enjouées de la poésie méridionale, aux fraîches images de la vie des champs et aux promptes et naïves allures du vieil esprit gaulois. Or, rien, à très juste titre, ne lui parut contenir mieux ces précieuses qualités que les Fables de Lafontaine. Le voilà donc aux prises avec le grand fabuliste, et s'emparant des mêmes sujets, pour se les ren-


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dre propres, et les parer d'un vêtement nouveau sur lequel il va jeter les plus délicates broderies et enchâsser les plus jolies perles tirées de son riche écrin.

Prodigieux furent, dès les premières tentatives, les succès du spirituel écrivain. Les traductions, où pour mieux dire les imitations libres qui commencèrent sa renommée, l'eurent bientôt signalé comme le digne successeur du poète Gros, de Marseille, appelé le. Lafontaine de la Provence, et comme le principal rival du célèbre fabuliste Diouloufet, qui brillait alors dans la ville d'Aix.

On admirait avec quel art infini il avait su transporter la vie, les moeurs, le ciel et le paysage du Midi dans ses imitations des chefs-d'oeuvre français, et y reproduire dans tous leurs charmes natifs l'énergie, l'enjouement et la grâce de la langue des trouvères.

Il avait tant recueilli de sentences et de façons de parler proverbiales, à cette école de la sagesse qui prêche au dehors et parle par les chemins, qu'il put, un jour, y puiser l'entière contexture du plus piquant et du plus original des sermons. Il fallait, dans une réunion d'amis, l'entendre débiter ce curieux discours, dont ses inflexions de Yoix et ses gestes faisaient encore mieux sentir le sel et le plaisant arrangement ! car le bon docteur excellait à réciter ses oeuvres littéraires


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en donnant à chaque mot son ton le plus vrai et le plus expressif.

Il eut ainsi la gloire d'être un des premiers à provoquer le grand mouvement qui, dans le siècle actuel, a rallumé le feu sacré du Gay Saber, et produit une si brillante pléiade de nouveaux Troubaires (1), tels que les Bellot, les Roumanille, les Mistral, les Gaut, les Aubanel, et tant d'autres qu'il serait trop long de nommer.

Nous le verrons plus tard appelé deux fois, comme leur doyen, à l'insigne honneur de présider le congrès des poètes provençaux.

Cependant, malgré son enrôlement sous la bannière des troubaires, il ne délaissa jamais complètement les Muses françaises. Seulement il n'eut plus à leur consacrer que de très fugitifs instants dans le partage qu'il fit de ses rares loisirs. Au reste, il s'était constamment borné à composer, à de longs intervalles, quelques poésies légères, presque toutes de circonstance, dont le cadre restreint lui permettait d'y apporter, en peu de temps, la forme correcte et le cachet de bon goût qu'il aimait à donner à tout ce qui sortait de sa plume.

Ces agréables jeux de l'esprit ne venaient qu'a(1)

qu'a(1) sous lequel on désignait jadis les bardes de la langue romane.


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près la récréation bien préférable que lui procuraient ses utiles courses à la campagne, lorsqu'il allait visiter les travaux de ses ouvriers, et parler un peu des choses de l'agriculture au milieu d'eux.

Il suivait alors, autant que ses loisirs le lui permettaient, le conseil adressé par lui à tout propriétaire aisé, pouvant surveiller ses terres, de donner à ses fermiers les connaissances pratiques qui leur manquent et les lumières propres à les éclairer sur l'aveugle routine où ils croupissent.

« Que de richesses, que de biens sans nom« bre (disait-il un jour, dans une séance acadé« mique), ne seraient pas le fruit de pareilles « instructions ! Et de combien de jouissances « pures ne serait-on pas récompensé, si l'on y « joignait encore les conseils moraux et l'exem« ple des vertus (1). »

Mais ce que M. d'Astros ne disait point, ce que taisait sa modestie, c'est que celte récompense avait été la sienne pendant ses quinze ans de séjour à Tourves, où il avait recueilli de nombreuses satisfactions de sa manière de s'occuper

(1) Discours prononcé le 7 juin 1823, à la séance publique de la Société dés amis des sciences, des lettres, de l'agriculture et des arts d'Aix.


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d'agriculture ; et encore s'était-il senti retenu loin de son but par les exigences d'une autre occupation !

Car le principal objet de ses soins, c'était toujours l'étude de la médecine et l'exercice de sa profession, parce qu'il y voyait son devoir, et que le devoir ne cessa jamais d'être la règle suprême de sa conduite.

Il pensait que pour être un homme utile à son pays, le médecin doit consacrer sa vie entière à l'étude de la médecine, se tenir au courant des découvertes nouvelles, méditer sur les faits qu'il lit ainsi que sur ceux qui lui sont propres, et faire tourner au profit de ses clients tout ce qu'il a acquis de science et d'expérience.

Il en concluait que la médecine est une science d'observation qui a dû et qui devra toujours ses progrès aux observations bien faites ; et il s'attachait à diriger dans cette voie son esprit attentif et pénétrant, éminemment propre à la découverte de la vérité l

Aussi, après une pratique d'un certain nombre d'années, le docteur d'Astros parvint-il à une grande habileté dans l'art de guérir, et se vit-il souvent appelé de loin pour combattre de graves maladies.

Avec ses nombreuses occupations, ce fut de sa part un véritable acte de dévouement et d'amour de son pays, que d'accepter la mairie de


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Tourves en 1814, et de rester dans ce poste jusqu'en 1819, époque de son changement de domicile.

Il eut alors besoin de redoubler d'ardeur pour le travail. Mais il était du petit nombre de ces esprits actifs, industrieux et rangés, qui savent toujours trouver du temps pour l'accomplissement de chacun de leurs devoirs.

La manière dont il administra la commune de Tourves fit briller sa sagesse, sa justice et sa fermeté, vertus qu'il possédait à un très haut degré, et qui lui furent bien nécessaires dans les jours d'effervescence politique qu'il eut à traverser, surtout en 1815. Il prévint le déchaînement des passions violentes et les luttes des partis, en refrénant tous les écarts de quelque côté qu'ils vinssent et ne faisant aucune acception de personne dans sa stricte application de la loi. Il ne craignait même pas, à cette occasion, d'encourir le ressentiment de quelques-uns de ses amis, plutôt que de manquer à ses principes d'impartialité. C'était bien l'homme juste et inébranlable de l'ode d'Horace, ou mieux encore, le chrétien qui n'a d'autre règle que sa conscience et l'Évangile.

Pendant tout ce temps, les bénédictions du ciel avaient continué de se répandre sur lui : à la joie que lui avait fait éprouver la délivrance de son frère étaient venues s'en joindre plusieurs


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autres. Tandis que sa féconde et pieuse compagne élevait sous ses yeux, avec une sagesse parfaite, huit beaux enfants issus de leur union, ses propriétés, grâce à son habile surveillance, donnaient chaque année de meilleurs produits, et chaque jour, sa clientèle de médecin tendait à prendre quelque nouvel accroissement.

S'il n'avait suivi que ses goûts et l'attrait qui l'attachait à son bourg natal, où il jouissait du premier rang, de l'estime publique et de toutes les aises de la vie, il n'aurait jamais plus songé à transporter son domicile ailleurs. Mais un jour vint où sa tendresse paternelle lui commanda ce sacrifice. Quelques-uns de ses enfants commençaient à grandir et Tourves n'offrait point de ressources pour l'achèvement de leur éducation. D'autre part, les charges toujours croissantes de sa jeune famille devaient lui faire rechercher un exercice mieux rétribué de sa profession. Il alla donc, le 17 juin 1819, s'établir à Aix, ville d'étude et de science, dont l'Académie, qui le comptait déjà parmi ses membres correspondants, le reçut, quelques jours après, parmi ses membres résidents ; de sorte que, dans la séance publique de l'année suivante, on entendit le secrétaire perpétuel de la Société la féliciter de cette nouvelle acquisition, et présenter l'établissement du docteur d'Astros à Aix comme un événement im20

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portant pour la cité toute entière, au point de vue de l'art de guérir.

Et, en effet, l'accueil si empressé fait à l'homme de lettres avait été accompagné d'un accueil encore plus flatteur fait à l'homme de la science médicale. Dès l'année 1819, il avait été nommé médecin des Hospices de la Ville. En 1820, il était nommé médecin des Prisons d'Aix et menbre du jury médical des Rouches-du-Rhône ; et cette confiance de l'administration, justifiée par les prompts succès de la pratique habile du docteur d'Astros, n'avait pas tardé à lui attirer celle des particuliers ; si bien que, presque à son début dans Aix, il s'y trouva placé à côté des praticiens les plus distingués et devint l'émule des Arnaud et des Guirand.

Nous sommes arrivés à la partie la plus laborieuse et la plus remarquable de la longue carrière dû docteur d'Astros. Ceux qui l'ont vu à l'oeuvre pendant près de 40 ans, n'ont cessé d'admirer son zèle infatigable et sa prodigieuse activité ; on comprenait moins que jamais comment il pouvait encore trouver du temps pour tout et mener de front tant et tant de choses, devoirs religieux, devoirs de famille, devoirs de son état, devoirs de société, soin de ses terres» culture de son esprit.

Rien que dans sa clientèle de médecin on aurait pu croire qu'il y avait de quoi absorber


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tous ses moments, surtout en voyant la manière dont il s'acquittait de sa tâche, car il s'affectionnait à chacun de ses malades et le soignait comme s'il n'avait eu que lui à soigner, sans distinction du riche et du pauvre, de l'ami et de l'indifférent. Sa plus grande joie était de ramener des portes du tombeau à la vie un malade désespéré.

Dans les calamités publiques, son généreux dévouement ne connaissait plus de bornes, et franchissait la limite du devoir pour s'élever jusqu'à la hauteur du sacrifice. Tel il se montra pendant les épidémies de 1835, de 1837, de 1849 et de 1854. En 1835 on vit, dès les premiers jours, l'intrépide docteur courir au plus fort du danger, prendre lui-même le choléra dans le service des soldats confiés à ses soins, et, à peine guéri, voler de nouveau au secours des autres. A 19 ans de distance, au dernier retour de ce redoutable fléau dans notre ville, le vieil athlète reparut pour la quatrième fois sur la brèche avec une ardeur que les glaces de l'âge n'avaient pu affaiblir.

Son énergie éclatait jusque dans sa manière de combattre les maladies. Dès qu'un examen diagnostique, bien dirigé, l'avait fixé sur la nature et les causes du mal, aidé d'une foi vive dans les ressources de son art, il entrait dans la voie thérapeutique avec une résolution et


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une assurance qui produisaient bien souvent des effets merveilleux.

L'exercice de sa profession n'a pas laissé à M. d'Astros le loisir de publier des écrits, un peu étendus, sur la Médecine. Il n'a composé que quelques opuscules destinés à l'accomplissement d'un devoir qu'il avait lui-même recommandé aux autres en ces termes:

« Si le médecin qui lit, fait souvent tourner « au profit de l'humanité et à la gloire de l'art « l'expérience de ceux qui l'ont précédé et « celle de ses contemporains, il est de son de« voir de donner connaissance, à son tour, de « ce que sa pratique peut lui faire découvrir « d'intéressant et d'utile. C'est cet échange mu« tuel d'observations qui peut seul répandre « quelque lumière sur une science remplie en« core de tant d'obscurité....

« Dans ce but, on devrait s'attacher moins à « publier des faits extraordinaires, des phéno« mènes étonnants et tout ce qui sort des lois « communes de la nature, que la découverte « d'un médicament précieux, ou des observa« tions cliniques, propres soit à mieux faire « connaître ou la cause, ou le siège, ou l'essence « d'une maladie, soit à recommander quelque « méthode de traitement plus efficace. »

L'accomplissement de ce devoir par le docteur


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d'Astros nous a valu d'abord l'histoire d'un anasarque guérie par la diète sèche. (1)

« Loin de moi, dit l'auteur, la prétention, dans « le fait que je communique, de rien apprendre « de nouveau. On y voit seulement qu'un suc« ces certain a été obtenu d'une pratique depuis « longtemps oubliée ; et, si quelques esprits es« sentiellement bons et indulgents veulent m'en « attribuer l'honneur, j'en rends la bonne part « aux anciens, si injustement méprisés de nos « jours, à qui je les dois. »

M. d'Astros termine son écrit par une remarque qui indique la sage direction donnée à ses éludes :

« On se tromperait fort, ajouta-t-il, si du res«

res« que je viens de montrer pour la doctrine

« des anciens, on allait conclure que j'adopte

« aveuglément tout ce qu'elle renferme. Il ne

« faut pas être exclusif. Faisons la part du gé«

gé« et celle de l'erreur. Celui qui jure, in verba

« magistri, ne reculera jamais les bornes de

« l'art....

« Il faut se défendre et de l'esprit de système

(1) Mémoires de la Société académique d'Aix, imprimés en 1826.


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« qui égare et de l'esprit d'orgueil qui fait né« gliger l'expérience des âges. »

Le docteur d'Astros avait étudié avec une extrême attention la manière dont doit être administrée la quinine, ce remède si efficace dans la fièvre pernicieuse, s'il est donné en temps opportun et à dose convenable. En 1838, beaucoup plus heureux que fier des cures nombreuses obtenues par sa méthode, il la publia sous ce titre modeste : De la fièvre pernicieuse, — un mot sur l'importance qu'il y a de la connaître dès son début, et de savoir le moment d'administrer la quinine.

En 1847, pénétré aussi de l'importance qu'il y a de savoir distinguer le délire sympathique du délire idiopathique, lorsqu'il survient dans une maladie aiguë, il publia, en quelques pages les judicieuses observations qu'il avait faites sur ce point de pratique, au lit de ses malades.

Le 11 mars 1851, il lut à l'Académie d'Aix un rapport très intéressant sur un ouvrage de M. le docteur Payan, intitulé : Essai thérapeutique sur l'iode. Après s'être appliqué à faire ressortir le mérite considérable de l'oeuvre de son savant confrère, M. d'Astros fait la légère part de la critique avec la plus ingénieuse délicatesse, en exposant ses doutes sur l'action curative de l'iode dans quelques-uns des cas indiqués. C'est là que, mettant successivement


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en scène trois médecins qui se disputent l'honneur d'une belle cure, il s'écrie : « Et les cas « malheureux, me dira-t-on ? Oh ! les cas mal« heureux n'appartiennent à personne : méde« cins nous ne nous disputons pas les morts. « — C'était bon aux héros de Virgile et d'Ho« mère. »

A la fin de ce rapport, de sages observations sur notre trop grande admiration pour les découvertes modernes, l'amènent à la curieuse citation de six vers du poète Dubartas qui prouvent que le secret d'endormir les gens dans les pratiques chirurgicales remonte au moins au XVP siècle.

Après le quatrième choléra d'Aix, M. d'Astros, fort de son expérience, crut devoir faire imprimer quelques réflexions sur les précautions à prendre par les gens du monde en présence du fléau, et sur les médications à mettre en usage contre ses atteintes par les hommes de l'art. L'auteur dit, en passant, un mot de la question si controversée de la contagion : « Cette « question serait bientôt résolue, selon lui, si « l'amour-propre ne rendait souvent l'homme « esclave de son opinion, émise quelquefois un « peu légèrement, et si on voulait s'entendre sur « la signification des mots. Le choléra n'est pas « contagieux, il est vrai, à la manière des ma« ladies qui se communiquent d'un individu à


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Enfin, en 1857, il publia son dernier écrit intitulé : Consultation.—Lettre de M.*** à M. le Docteur*** et Réponse de M. le Docteur.

C'est une piquante diatribe dirigée d'abord contre tous les charlatans et empiriques de l'un et l'autre sexe, possesseurs de prétendus remèdes infaillibles, et puis, en particulier, contre les vendeurs de vieux onguents destinés à éterniser les plaies les plus simples auxquelles on les applique.

* Ces opuscules reflètent plusieurs des belles qualités du docteur d'Astros : la solidité de son instruction, la finesse de son intelligence, l'élégante netteté de son langage, les grâces de son esprit, et par-dessus tout son dévouement à ses malades. On doit regretter vivement que le pénible exercice de son art ne lui ait pas permis de s'occuper davantage d'écrits de médecine, comme on regrette, en lisant ses productions litté-


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raires, qu'il n'ait pas eu plus de loisirs à consacrer à la culture de la poésie.

Mais si, avant de quitter Tourves , il n'avait pu faire de cette culture qu'un court délassement de son esprit, ce ne fut pour lui qu'une distraction encore plus rare après son établissement à Aix. Heureusement il avait quelquefois à payer son écot d'académicien. Il eut même, deux fois, à le payer comme président de la Société en prononçant les discours d'ouverture des séances publiques de 1823 et 1826. Dans le premier de ces discours, consacré à l'éloge de l'agriculture, cet art si essentiel qu'il connaissait si bien, il fait sagement succéder à de hautes considérations philosophiques et morales et à de riantes peintures des champs, les conseils les plus utiles adressés aux propriétaires qui négligent ou cultivent mal leurs terres. Le second discours est un rapide et saisissant coup d'oeil jeté sur l'admirable mouvement imprimé à toute chose par le Créateur, et sur ses merveilleux effets, tant dans la nature inerte que dans la nature végétative et dans la nature animée.

En 1822, il lut l'histoire d'une plante de blé, très curieux résultat d'une expérience par lui faite pour savoir à quoi tient et jusqu'où va la prodigieuse fécondité d'un grain semé isolément. Quel charme attaché à ce court récit !

Force était également au spirituel académicien


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d'arriver, de temps à autre, aux séances ordinaires de la Société, avec quelque nouvelle fable dont la lecture réjouissait ses collègues, et qu'on l'obligeait ensuite à répéter dans les salons de la ville. Car tous ceux qui, dans Aix et même à Marseille, aimaient encore un peu la vieille langue du pays, se délectaient à chaque apparition d'une pièce provençale de M. d'Astros, et recherchaient le moment où ils pourraient l'entendre lui-même réciter son oeuvre.

Aussi quand , à la faveur du grand mouvement littéraire auquel il avait tant contribué, les amis du Gay Saber voulurent se livrer à une, manifestation publique de leur existence, et qu'ils se réunirent en congrès, à Arles d'abord, le 29 août 1852, puis à Aix, le 21 août 1853, tous s'empressèrent de le proclamer leur: président.

Le congrès d'Arles n'était qu'un premier essai de rapprochement entre les nombreux poètes provençaux épars sur les bords du Rhône et de la Méditerranée. Il y eut cependant une séance remarquable par l'affluence des personnes qui vinrent y assister et le mérite des lectures qui y furent le plus applaudies.

On se sépara après un jovial banquet en se donnant rendez-Yous pour l'année suivante dans la vieille capitale de la Provence, où, en effet, le second congrès se tint avec beaucoup plus de


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publicité et d'éclat, sous la dénomination de Roumavagi deis Troubaires.

Ce fut une véritable fête patriotique à laquelle toute la population aixoise aurait assisté si elle avait pu entrer toute dans la grand'salle de l'Hôtel-de-Ville, où la séance ouverte dès le matin, sous la présidence de M. d'Astros, se continua presque sans interruption jusqu'au soir, au milieu des plus chaleureux applaudissements, commencés après le charmant discours d'ouverture du président.

M. d'Astros y lut encore, à la grande satisfaction de ses auditeurs, deux jolies pièces entièrement de sa composition : la fable l'Esquiroou et lou Reinard, et le conte Mestre Simoun et soun ai, qui font regretter par leur piquante originalité que l'auteur n'ait pas plus souvent puisé ses sujets dans son propre fond (1).

Là s'arrêtent ses productions littéraires. Ce brillant tournoi poétique avait, un instant, ranimé la verve du vieux docteur, mais à cette époque avancée de sa vie, il avait traversé tant de rudes épreuves ; depuis son établissement à Aix, tant

(1) Le tout se trouve avec les autres productions du congrès d'Aix et une intéressante préface, dans le beau volume publié, en 1854, par M. J.-B. Gaut, le secrétaire du Congrès et l'un des principaux tenants de ce tournoi poétique.


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de pertes cruelles étaient successivement venues troubler la joie de ses succès et son bonheur intérieur, qu'à la fin les amusements de l'esprit avaient dû cesser de sourire à son imagination attristée.

En 1827, un accident funeste lui avait enlevé son fils aîné, jeune homme de grande espérance, alors étudiant à l'école de médecine de Paris.

En 1836, malgré toutes les ressources de son art et l'assistance de plusieurs de ses collègues, il avait eu la douleur de voir une fille charmante expirer sous ses yeux, à la fleur de l'âge.

En 1848, il avait eu à pleurer une autre de ses filles morte religieuse au Sacré-Coeur de Toulouse.

L'année d'après, c'est sa bien-aimée et vertueuse épouse qui succombe entre ses bras, et le laisse en proie au plus affreux déchirement de coeur.

La même année, le choléra emporte, à Mostaganem, son plus jeune fils, engagé dans l'armée d'Afrique.

Nouvelles pertes les deux années suivantes ; en 1850, un autre de ses fils, de la Compagnie de Jésus, atteint d'une grave maladie, vient terminer sa sainte vie dans la maison paternelle ; enfin, en 1851, le docteur court assister aux derniers moments du vénérable cardinal, arche-


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vêque de Toulouse, ce frère si bon, si dévoué, qui lui avait servi de père.

Il avait fallu toute la force d'âme de M. d'Astros , sa parfaite soumission à la volonté de Dieu et sa ferme croyance en une meilleure vie, pour qu'il rie défaillit point sous de pareils coups, si souvent répétés. Mais, en chrétien résigné, il acceptait toujours les afflictions sans le plus léger murmure, et sans que sa reconnaissance en reçut le moindre affaiblissement, lorsque, au milieu de ses peines, un événement heureux venait lui apporter quelque consolation, et le convier à remercier le ciel.

Qui pourrait peindre l'expansion de son bonheur, le 2 mars 1840, jour du mariage de sa plus jeune fille avec M. Camille Dumas, d'Orange, jeune homme si digne d'une telle épouse et d'un tel beau père; et, le 26 mai 1846, jour de l'alliance du docteur Louis d'Astros avec l'honorable famille Straforello, de Marseille? Quelle était sa joie de se sentir revivre dans ce fils, l'héritier de son nom, de sa science et de ses vertus l Puis, quel redoublement de joie à chaque nouveau rejeton que lui donnait sa bru chérie, et à la vue des succès toujours croissants de son fils dans cette grande cité phocéenne, où lui-même avait débuté si brillamment.

Rien vif fut aussi son contentement de voir les dignités dont la divine Providence avait voulu


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honorer la vertu de son illustre frère, devenu archevêque de Toulouse, et, en 1850, recevant la barrette cardinalice, sous le gouvernement du neveu de Napoléon, désireux (ce sont les belles paroles du prince lui-même) de réparer à son égard l'acte de violence, commis dans un moment de regrettable dissidence avec l'Église.

Cependant, la robuste santé de M. d'Astros commençait à décliner, moins altérée d'abord par l'âge que par un régime débilitant un peu trop prolongé au-delà du temps nécessaire. Ce qui, en 1854, n'empêcha point le vieux docteur de braver, une quatrième fois, le choléra, et de rivaliser de zèle avec les plus jeunes, en faisant, jour et nuit, aux ambulances, le service le plus fatigant et le plus périlleux.

C'est avec ce même zèle qu'il continua son service à l'hôpital, jusqu'au jour où la vieillesse et les infirmités lui commandèrent la retraite. Ce jour-là, une délibération, prise par la Commission administrative pour accepter sa démission, et lui conférer le titre de médecin en chef honoraire des Hospices de la ville, faisait ainsi son éloge :

« Attendu que le docteur d'Astros, dans une « postulation de près de quarante ans, a cons« tamment, et dans les temps même les plus « difficiles, donné l'exemple de l'exactitude, de « l'intelligence dans l'accomplissement de ses


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« fonctions, et que son dévouement incessant « ne s'est ralenti, ni devant les fatigues que son « âge avait rendues plus lourdes, ni devant les « exigences que les circonstances malheureuses « qu'il a eu à traverser rendaient pénibles et « souvent dangereuses. »

Ayant ainsi quitté l'art si longtemps et si honorablement exercé par lui, M. d'Astros se pressa, en bon père de famille, de terminer d'importants travaux d'amélioration, en voie d'exécution sur ses terres qu'il voulait laisser, et qu'il a, en effet, laissées à ses enfants dans un état des plus prospères.

Cette tâche achevée, il ne songea plus qu'à finir saintement sa vie mortelle, pour aller rejoindre ceux des siens qui l'avaient précédé dans un monde meilleur ; ranimant sa piété par de fréquentes prières et la lecture journalière de la Bible, son livre de prédilection ; toujours calme et patient au milieu des souffrances, et ne montrant jamais qu'un visage serein et gracieux à tous ses entours, ainsi qu'à ses nombreux visiteurs; souvent même retrouvant encore dans la conversation quelques-uns de ces jolis traits, de ces agréables propos, qui avaient rendu sa société si attrayante. Sa sympathique physionomie avait conservé son air ouvert, souriant et spirituel.

Le dépérissement de sa santé n'en continuait


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pas moins, et, un moment, sa faiblesse devint si grande qu'on crut que sa dernière heure était venue et qu'il allait expirer.* Mais l'amour filial, le plus attentif et le plus intelligent, veillait sur ce vieux père à l'agonie. Sous la sage direction de son fils et de son neveu, le docteur Castellan, sa fille aînée parvint, à force de soins, à rallumer le flambeau de sa vie sur le point de s'éteindre. Grâce à la continuation des mêmes soins, il vécut encore quatre ans après cette crise, sans se démentir un seul instant de sa patience et de sa tranquille résignation.

Enfin, le 31 décembre 1863, il rendit sa belle âme à Dieu, en tenant encore l'image du Christ dans ses mains défaillantes, et jetant un dernier regard d'amour sur ses enfants et ses petitsenfants réunis autour de son lit de mort.

Telle avait été la vie, telle fut la fin de cet homme d'élite, au coeur droit et généreux, aux moeurs pures et patriarcales, à l'esprit solide autant que délicat, au caractère à la fois doux et ferme, aux sentiments élevés et profondément religieux, qui fit tout-bien, et peut être cité comme un de ceux qui ont le plus honoré l'humanité et le mieux pratiqué le christianisme.

On s'est demandé, en faisant son éloge sur sa tombe, pourquoi aucune distinction flatteuse n'avait été accordée à ce vénérable doyen du corps médical de la ville d'Aix.


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Dieu, sans doute, a permis cet oubli des hommes, pour qu'aucune récompense terrestre ne parût avoir été le stimulant d'une vertu si haute et si désintéressée.

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ÉTUDE

SUR

L'EMPEREUR JULIEN L'APOSTAT

SON CARACTÈRE, SON GÉNIE

ET SUR SES OEUVRES PHILOSOPHIQUES, LITTÉRAIRES ET ORATOIRES

Par H. TAVERNIER

Avocat à la Cour Impériale d'Aix, ancien Bâtonnier.

(Suite et fin.) .

TROISIÈME PARTIE (1).

PHILOSOPHIE.

Nous voici arrivé à la troisième et dernière partie de cette étude sur l'empereur Julien, celle dans laquelle nous avons à examiner et à juger les écrits philosophiques de ce personnage célèbre. Pour les esprits sérieux, c'est celle qui présente le plus d'intérêt. On est curieux et avide de pénétrer dans cette partie intime de ses pensées, de voir le système auquel il s'est arrêté, de saisir la combinaison philoso(Voir

philoso(Voir 2me partie, t. VIII des Mémoires de l'Académie, p. 401, —et 1er, t. VII, p. 91.)


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phique qui a pu satisfaire son esprit inconstant, amateur de la nouveauté et pourtant restaurateur d'un culte usé. Il n'en devient le pontife qu'en oubliant les données d'indépendance d'où il était parti, pour s'affranchir du symbole chrétien. Dans le secret de son âme, quel vol a-t-il donc pris ? de quel côté s'est-il dirigé? à quelle école ancienne ou nouvelle s'est-il rattaché ? est-ce à Platon? est-ce à Aristote? est-ce à l'école d'Alexandrie, à l'effort supérieur et dernier qu'elle fit pour concilier et combiner ensemble les divers systèmes philosophiques connus, et pour agrandir et compléter l'oeuvre inachevée de Platon? Voilà des questions qu'on se pose tout de suite en pensant aux écrits philosophiques de Julien.

En voici une autre qui n'est pas sans importance. Nous avons vu dans l'histoire un grand empereur romain , Marc-Aurèle, allier le trône et le stoïcisme, fondre ensemble , dans un assemblage étonnant , l'étude des lois morales promulguées par une secte philosophique et le gouvernement d'un vaste empire. Mais MarcAurèle n'est qu'un moraliste. Ce n'est pas la dialectique qui l'a occupé. Il n'a pas cherché à pénétrer et à expliquer les grands mystères philosophiques proposés à la raison humaine ; il n'a pas sondé l'idée de Dieu, les lois de la Providence, l'accord de l'être de Dieu et de la nature ; il n'a pas expliqué l'immense fait' de


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la création. Enfin, l'illustre empereur romain ne compte pas parmi ceux qui ont fait progresser la pensée humaine dans la solution des questions philosophiques. En sera-t-il de même de Julien, se demande-ton avec une certaine anxiété? A-t-il porté ses yeux plus haut que son prédécesseur? Et lui, si jaloux d'effacer ceux qui l'ont précédé, comment s'y sera-t-il pris pour éclipser ce génie sévère, cet esprit sobre, contenu et réglé ? Qu'a-t-il fait pour égaler l'éclat mélancolique, demi voilé, rempli de tristesse et plein de charme pourtant, qui se découvre dans Marc-Aurèle?

Outre ces questions d'un intérêt saisissant, la partie philosophique des oeuvres de Julien en fait naître bien d'autres. — Son esprit philosophique a été si vanté, qu'il devient nécessaire de préciser ce qu'il fut : A-t-il réellement apporté quelque chose à la science de la pensée ? Doiton le considérer comme un maître ou comme un adhérent subalterne, sans couleur, sans originalité, se traînant sur les pas des philosophes les plus connus? Parle-t-il avec clarté et précision? Ne se perd-il pas dans une obscurité qui n'est pas la conséquence forcée des points de départ et des déductions dans ces matières, mais la preuve que son esprit a mal conçu, mal compris et mal coordonné ce qu'il a étudié chez les autres? Avec qui et parmi lesquels


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faut-il donc le compter? Parmi ceux qui ont éclairé l'humanité, ou parmi ceux qui ont balbutié quelques vérités, sans profit pour personne et sans honneur pour le système philosophique auquel ils se sont rangés ?

En creusant davantage le sujet, l'horizon s'aggrandit encore. A côté de l'école philosophique d'Alexandrie , toute païenne, s'élève une seconde école philosophique toute chrétienne. Le même lieu les rassemble, le même amour de la vérité les emporte. Toutes les deux elles enseignent. Des maîtres habiles, des orateurs, des linguistes, des philosophes, s'y font chaque jour entendre. La foule se porte vers eux. Alexandrie est un centre d'activité intellectuelle où viennent rayonner du monde entier toutes les aspirations vers l'idéal, le beau , la vérité philosophique. Ce moment est si solennel dans l'histoire des peuples, le mouvement imprimé à tous ces esprits a laissé tant de. traces après lui, qu'aujourd'hui encore cette époque fixe notre attention , attire nos écrivains, fait naître des travaux d'une profondeur remarquable, et absorbe notre pensée. Plotin est de nouveau traduit et livré à nos méditations. Clément d'Alexandrie est à son tour proposé à nos études ; son esprit exposé, la largeur de ses vues montrée au grand jour ; et les deux écoles qu'ils représentent nous passionnent en-


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core, après les siècles nombreux qui nous séparent des jours où ils passionnèrent leurs contemporains. Julien a vécu durant l'époque qu'ils avaient marquée de leur empreinte. Les deux écoles auxquelles ils appartiennent avaient de son temps des maîtres et des organes accrédités. Faudra-t-il donc ne rien dire d'elles? ne pas les caractériser? passer auprès de si grands travaux sans en être ému ? comparer avec ceux de Julien ? Une telle indifférence nous seraitelle pardonnée? N'amoindririons-nous pas notre sujet en lui enlevant ce qui s'y unit si bien? D'autre part, nous convient-il de paraître ignorer ce qui en dépend, comme une conséquence, ou de déserter cette partie de notre oeuvre, parce qu'elle peut avoir quelques côtés difficiles? Nous ne l'avions pas ainsi pensé d'abord.

Toutefois ce cadre nous a semblé trop vaste et nous conduirait trop loin ; nous n'avons pas à peindre ici l'école philosophique chrétienne d'Alexandrie. Julien ne lui a rien emprunté. Il faut nous restreindre à l'école philosophique païenne d'Alexandrie. C'est à elle seule qu'il a fait des emprunts. C'est son drapeau qu'il aurait arboré. C'est au moins la source où il a puisé largement dans ses conceptions philosophiques. Aussi nous arrêterons-nous sur cette partie comme sur un point préliminaire. Il nous faudra d'abord constater la doctrine de cette école célè-


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ère et la caractériser, avant de toucher à celle de Julien. Nous verrons mieux ensuite les emprunts qu'il lui a faits, l'usage ou l'abus dont ses oeuvres nous donneront la preuve et lacerti* tude. L'analyse des oeuvres philosophiques de Julien ne viendra qu'après.

Un mot encore pour expliquer et justifier la marche que nous suivrons dans cette analyse. Rarement cet écrivain a exposé dans une suite de propositions ses systèmes et ses principes en philosophie. Le plus souvent ils sont épars dans ses compositions. Il faut les en dégager et les mettre en saillie. C'est tantôt à l'occasion d'un discours sur Cybèle, la mère des dieux, tantôt sur l'allégorie du Soleil-Roi, d'autres fois dans un discours contre les Cyniques ignorants, ou bien dans une allocution au cynique Héraclius, qu'il manifeste sa croyance philosophique. Elle est sans cesse mêlée à des éléments étrangers qui la dominent ou l'enveloppent. On peut faire contre cette méthode de très sérieuses objections. Mais quelle qu'elle ait été chez Julien, il faut bien s'en contenter et se condamner à extraire des travaux que la défense du culte païen lui a inspirés, le fond même de ses pensées philosophiques. Il renverse l'ordre rationnel ; il place son culte avant tout, même avant la vérité philosophique. Ce n'est pas elle qu'à tout prix il veut trouver et défendre. Dans le cours de ses


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divagations sur la théogonie païenne, il laissera percer un trait, un rayon venu du foyer philosophique. Saisissez-le au passage ; réunissez-le à d'autres traits épars çà et là dans les élans que sa verve théurgique lui donne. C'est le seul moyen de le faire connaître comme philosophe ; c'est la seule manière de le constituer philosophe et de pouvoir faire, si je puis ainsi parler, l'inventaire des richesses ou des pauvretés philosophiques qu'il nous a léguées.

CHAPITRE Ier.

DE L'ÉCOLE PHILOSOPHIQUE PAÏENNE D'ALEXANDRIE.

I.

Rien dans l'histoire de la philosophie antique n'est plus attachant que l'étude de l'école philosophique d'Alexandrie. Le temps où elle se produit, les hommes qui en sont les organes ou les maîtres, le christianisme qui la précède, qui l'accompagne et qui lui survit, le caractère qui lui est propre et la puissance intellectuelle qui s'y manifeste, tout en fait un objet digne de l'attention et d'un examen approfondi. On désigne par elle cette série de philosophes qui, de la fin du deuxième siècle de notre ère ou du commen-


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cément du troisième jusqu'au cinquième, entreprirent la conciliation de la philosophie grecque, de la philosophie orientale et de certains principes ou dogmes du christianisme. Alors, comme aux premiers jours de la philosophie grecque, continuait à se poser le double problème de l'être et de la connaissance, insondables mystères, entourés eux-mêmes de mystères plus ou moins expliqués. La Grèce avait apporté pour les résoudre la série de ses systèmes les plus opposés et les plus divers. L'Orient avait aussi essayé de les comprendre et de les expliquer, mais l'une et l'autre par des moyens différents. La philosophie grecque s'était plus occupée du fini que de l'infini, du multiple que du un. La philosophie orientale avait fait l'inverse ; ses méditations furent tournées vers l'infini. La Grèce s'était occupée de l'homme ou soit de l'élément humain. Elle avait traité de la connaissance, de la morale, de la politique. La philosophie indoue méprise tout cela. Les procédés logiques abondèrent dans la philosophie grecque. L'intuition domina dans la philosophie orientale. Enfin dans la Grèce le dualisme, c'est-à-dire l'existence de deux principes également puissants et éternels, prédomina, mais sans exclure toutefois le panthéisme idéaliste et le matérialisme athée qui s'y montrèrent aussi. Dans l'Orient, c'est le panthéisme qui avait tout absorbé. Dans


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la Grèce trois systèmes surtout avaient eu sur tous les autres un éclat particulier. C'était celui des Éléates, celui de Platon et enfin celui d'Aristote. Essayons de les préciser. Nous n'en comprendrons que mieux l'action de l'école d'Alexandrie.

Dans la grande question de la connaissance et de l'être, les Éléates partaient de ce principe que l'être et le non être s'excluent absolument et nécessairement. Ils déduisaient de ce principe que le multiple, le phénomène, le contingent, le mouvement, c'est-à-dire le devenir n'existaient pas. Tout n'était pour eux qu'apparence; l'être absolu seul était réel et avait l'existence. Encore supprimaient-ils dans l'être absolu le mouvement et l'action. Ils le constituaient dans un état d'immobilité et d'impassibilité absolues. Dans ce système, l'élément de la science manquait complètement. Comment en effet aurait-elle été possible? D'une part si l'être est le but et l'objet de la science ; d'autre part le contingent, la sensation, le devenir, en est comme l'instrument et la condition. Ce système philosophique se résumait en un idéalisme tellement absolu, qu'on s'étonne que la nature humaine ait pu en supporter l'exagération, sans ressentir à chaque pas la contradiction qu'il impliquait et les contre-coups de la réalité qui lui donnaient un perpétuel démenti. Supprimer le monde et ses phénomènes,


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était un procédé facile, pour s'épargner les difficultés de leur conciliation avec l'être absolu. Mais était-ce résoudre le problème que d'en retrancher l'un des termes? D'un autre côté que signifiait l'être absolu, perdu dans son unité, sans pouvoir, sans action, sans mouvement, immobile, n'ayant peut-être pas même la conscience de son unité ? Les Éléates ne fournissent donc pas là solution du problème humanitaire. On pourrait peut-être même dire qu'ils réduisirent si fort leur dieu un, par les éliminations qu'ils firent subir à son être, qu'il en fut de ce côté de la question comme de celui du contingent, et que le dieu des Eléates n'eut plus que l'apparence de l'être et qu'il en perdit toutes les réalités.

C'est alors que survint Platon et qu'il formula ses larges et diverses expositions philosophiques. . Pour les saisir il faut voir son point de départ.

II.

Platon a cherché d'abord le mode de conciliation entre l'être et le devenir, et voici où il l'a trouvé, et à l'aide de quelle science et de quelle méthode. C'est par le secours de la dialectique: Celle-ci comprend trois éléments. La sensation, l'abstraction et la raison. Soutenu par


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cette méthode, l'esprit cherche à travers la mobilité et la différence des individus ce qu'ils ont de commun. Le but de cette science c'est de tendre toujours vers le général, le permanent, l'unité, et de négliger l'individu. Est-ce à dire pour cela que Platon ait fait autant d'entités véritables de tous ces rapports communs que les individus ont entre eux? Non sans doute. Platon considère seulement au milieu de la diversité des choses contingentes ce qu'elles ont de commun, et il rapporte ces traits communs à une cause distincte, existante par elle-même, indépendante et séparée. Cette cause existe par elle-même, et c'est dans elle, selon lui, qu'il faut chercher la raison de ces caractères communs des individus. Il appelle idée cette cause. En d'autres termes, Platon ne fait pas des êtres réels des genres et des espèces. S'il les conçoit comme distincts des individus ; toutefois il ne les en sépare pas. Mais au-dessus des genres et des espèces il conçoit les principes, tels par exemple que ceux-ci : la pluralité suppose l'unité : tout ce qui commence d'exister a une cause : et une foule d'autres semblables principes indépendants des individus, supérieurs à ceux-ci, qui forment des réalités et qui habitent au-dessus de ce monde sensible. Ces principes ce sont les IDÉES. L'esprit les retrouve par la dialectique, parce que par la sensation il obtient son point de


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départ ; par l'abstraction il se crée une route à travers les choses sensibles, et par la raison il entrevoit et saisit les idées. On se tromperait si l'on croyait que Platon confond les résultats de l'abstraction et de la raison. Il les distingue si bien qu'il attribue les effets de la vue rationnelle à la réminiscence que l'âme a rapportée de son séjour primitif dans le monde intelligible. Enfin, selon Platon les idées résident dans Dieu ; elles sont comme ses pensées, et l'ensemble des idées forme précisément l'entendement divin. Elles sont dans Dieu non point en germe seulement, mais dans toute leur réalité et toute leur énergie, distinctes et vivantes.

Ce système a-t-il quelque ressemblance avec celui de l'école d'Élée? Ou au contraire s'en éloigne-t-il ? Si l'on s'arrête au point de départ des deux systèmes, la différence ne pourra pas se nier. Les Éléates suppriment le monde : Platon y prend son point d'appui par la sensation qu'il traverse et qu'il abandonne, il est vrai, pour s'élever par l'abstraction et la raison intuitive vers un monde supérieur, mais elle n'en est pas moins le premier degré de l'échelle qu'il parcourt, et quelque minime en apparence que soit cette nuance, elle n'en est pas moins sérieuse et réelle. Platon n'a pas de mépris pour le contingent. Il l'accepte, il l'admet. Il ne le nie pas, ni ne le supprime comme l'école d'Élée. Il


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s'en sert au contraire et il en fait le point initial de sa méthode.

Au sommet de son système, Platon ne diffère pas moins des Éléates. Tous les deux, ils admettent l'un, l'absolu, mais chez ceux-ci c'est à peine une réalité, sans puissance, sans conscience, immobile, sans action; chez Platon, au contraire, c'est le Dieu en qui résident les idées, le moral intelligible, les forces, les formes, la vie, le mouvement et l'action.

Si' Platon n'avait pas abouti à autre chose qu'au système de l'école d'Élée, à quoi aurait servi son génie philosophique et la puissance de ses conceptions ?

Jusque-là Platon tient d'une main ferme le sceptre et commande avec autorité sur ceux qu'il réfute. Mais il semble moins heureux quand il redescend vers les choses et qu'il essaie de les rattacher aux idées et de montrer la véritable nature de la réalité sensible. Sa doctrine a moins d'homogénéité et moins d'harmonie. On va le voir.

D'après la dialectique, c'est le général qui est comme la raison et l'essence des individus. Par suite, l'être n'est que dans et par l'idée. Comment donc la matière aura-t-elle l'être? Et si elle ne l'a pas, si elle est réduite au non-être, comment conclure à son existence et à sa réalité ? Aussi Platon dit-il et enseigne-t-il que la matière tient à l'idée comme la copie tient de


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l'original, comme l'oeuvre de l'artiste tient à la pensée qui l'a conçue. Mais si l'on supprime ce rapport purement intellectuel, que reste-t-il ? La matière réduite à elle-même, c'est-à-dire le nonêtre, puisque l'être consiste uniquement dans l'idée? Aussi, pour prévenir la difficulté, Platon suppose-t-il que le non-être de la matière n'est pas absolu, qu'il forme un intermédiaire entre l'idée et le non-être absolu, et qu'il contient enfin un principe qui, sans être semblable à l'idée, n'est cependant pas une pure négation. C'est en suivant la méthode dialectique que Platon a exposé ces doctrines. Mais il en a exposé de plus simples, de moins compliquées lorsque, suivant la haute impulsion de sa nature et les aperçus de sa raison, il a parlé dans Je limée du Dieu bon qui a.formé le monde à son image. Là il a fait Dieu grand, immortel, parfait, bienheureux, travaillant d'après le modèle qui résidait dans le monde intelligible. La matière qui devient la base du travail divin est éternelle. Elle attendait dans l'agitation et le mouvement la forme et l'impression du divin opérateur. Elle s'est inclinée sous ses mains. Enfin deux causes principales sont entrevues par lui ; l'une première, unique, toujours semblable à elle-même ; l'autre secondaire , agissant et organisant le monde. On aperçoit facilement l'opposition qui existe


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entre les doctrines obtenues par la dialectique et celles du Timée. Quand on ne s'arrêterait qu'à celle qui concerne la matière, la différence est infinie. Dans le Timée, la matière est une réalité certaine, incontestable ; elle est éternelle, pleine de mouvement et d'agitation ; elle attend l'action de Dieu qui lui imprimera la forme. Dans la dialectique c'est à peine si elle a une existence propre ; elle n'a pas d'être ; elle n'en a que par le faible lien que Platon lui donne avec l'idée: En un certain sens et en supprimant ce lien qui les unit, la matière est presque le non-être des Éléates. Quant au Dieu de la dialectique et celui du Timée la différence n'est pas moindre. Le premier ne se distingue pas des idées ; celles-ci sont dans lui. Le second au contraire en est distinct et séparé. Le Dieu du Timée voit les idées ; elles sont par rapport à lui comme un modèle qu'il suit. Enfin le Dieu de la dialectique est rejeté si loin, que Platon ne sait ni s'il opère, ni comment il opère sur la matière : c'est le bien, voilà tout. Mais ce n'est pas le Dieu bon qui délibère, qui veut créer, qui crée ou qui organise. Le Dieu du Timée est le démiurge, plus près de nous, plus semblable à nous. C'est le Dieu des causes finales. C'est le père ; c'est la providence. Le Dieu de la dialectique est le Dieu de la pensée ; celui du Timée est le Dieu inspiré et deviné par le coeur.

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Ainsi Platon a obéi à deux courants divers et opposés. Pour le connaître tout entier, il faut les suivre chacun et analyser leurs produits. On peut se demander aussi quel fut au fond le choix auquel il s'arrêta ; s'il se crut enchaîné par la dialectique, ou bien s'il eut plus de conviction et de penchant pour la doctrine plus généreuse et moins, aride du Timée. Il est permis de répondre que cette dernière doctrine a été prise par lui plus complètement au sérieux. On le voit dans les oeuvres de Platon qui traitent de l'âme, de la vertu et de la justice. Il y consacre sa puissante intelligence. La société, l'âme humaine, le monde sensible ont fixé ses regards, excité sa sollicitude, et les règles qu'il a tracées sont une preuve vivante de sa foi au Dieu du Timée.

C'est pourtant ce double caractère de la philosophie de Platon ; c'est l'opposition et la contradiction qui s'y rencontrent, qui soulevèrent contre elle, dans l'antiquité même, des adversaires et parmi eux le plus grand et le plus puissant, Aristole. C'est aussi ce qui. a fait porter parmi les modernes des jugements si divers sur Platon, suivant les points de vue auxquels on s'est arrêté. Les uns pleins d'admiration, tels que MM. Gratry et Bautain, le premier dans son Traité de la connaissance de Dieu, le second dans ses Leçons sur la morale; les autres, surpris et étonnés de ce défaut d'enr


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semble et d'harmonie, dans une intelligence si haute et si féconde. M. Jules Simon, dans son histoire de l'école d'Alexandrie, s'est tenu dans un milieu plein d'égards pour l'illustre philosophe. Il a su concilier l'admiration pour les doctrines et la critique judicieuse auxquelles elles prêtent le flanc. M. Vacherot, dans son histoire de l'école d'Alexandrie, t. 1, p. 30, au contraire, a, plus que personne, mis à nu les contradictions qui s'y peuvent relever.

III.

Après Platon, voici Aristote. Le rôle qu'il remplit dans la philosophie antique fut double. Il attaqua d'abord l'idéalisme de Platon et il en fut l'adversaire le plus déclaré et le plus éclatant. Il chercha ensuite un autre système, plus vaste, plus compliqué, et il fonda une philosophie qui lui fut personnelle. Détruire l'idéalisme, et le remplacer par une doctrine plus vraie, ce fut le double but de ses efforts et de ses travaux.

Que dit-il contre l'idéalisme de Platon? Ses arguments se dirigèrent tout à la fois contre la méthode de Platon, la dialectique et contre la théorie des idées. Selon lui, la méthode de Platon était fausse. La dialectique ne donne que


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des généralités : elle ne pénètre pas dans l'individu, elle ne définit pas. L'idée à son tour n'est qu'une pure hypothèse. La dialectique se borne à la supposer, elle ne la fournit-pas. D'ailleurs le cercle et la carrière que cette théorie ouvre devant l'intelligence humaine est si vaste, qu'on ne peut dire où elle s'arrêtera, de quoi il y a ou il n'y a pas d'idées. De plus est-il bien vrai que l'idée soit possible ? Comment pourra-t-elle exister alors qu'on est forcé de l'admettre en dehors de la réalité et séparément, et qu'elle en est distincte ? Enfin l'idée , suivant Aristote, n'explique rien, ni la matière, ni Dieu, et selon la méthode et l'idée platonicienne, Dieu n'est qu'une véritable abstraction, et la matière n'a presque qu'une simple apparence.

Il est évident par cette critique d'Aristote, que ce dernier faisait abstraction des autres procédés que Platon avait suivi dans ses divers dialogues philosophiques ; qu'il réduisait aussi sa méthode à la dialectique, alors que Platon effrayé de ses résultais extrêmes s'était rejeté vers une autre méthode, vers l'induction, et que ce fut en suivant les inspirations de sa raison qu'il atteignit aux plus grandes hauteurs et aux plus sublimes côtés de sa philosophie. Mais peut-être fut-il permis à Aristote de laisser à l'écart ces contradictions et de poursuivre la dialectique de ses critiques sévères, parce que


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ce fut là le procédé le plus habituel de Platon ou le plus mêlé à ses conceptions philosophiques.

Mais Aristote fut-il plus heureux que Platon dans le système philosophique qui porte son nom ? Et à quoi se résume-t-il ?

Aristote se place tout d'abord à l'extrême opposé de Platon. Celui-ci part du général; l'autre de l'individu. C'est à peine si Platon s'arrête à la sensation ; Aristote se fixe sur l'individu , l'étudié, le définit. Le premier avait commencé par négliger l'expérience, l'autre en fait la base de la connaissance et de la recherche de la vérité. Aristote frappé de l'immensité des connaissances humaines ouvertes à l'étude de l'homme, attiré vers ce côté des réalités, cherche un système qui lui permette de les embrasser toutes et de les pénétrer. La science universelle, c'est l'attrait qui l'emporte. Mécanique, physique, psycologie , logique, physiologie, il scrute tout. Ce que Platon a méprisé ou dédaigné, il le choisit de préférence ; et au lieu de planer dans le monde des idées, c'est dans l'étude des réalités sensibles qu'il se renferme. Il étudie la matière, fixe la nature, consulte l'expérience, sans abandonner toutefois la spéculation, mais en en restreignant l'empire et en s'en permettant le moins possible.

Selon Aristote, toute science, même la philo-


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sophie, a son point de départ dans la réalité sensible. Elle a pour but de l'expliquer et c'est à la recherche de tout ce qui peut amener ce résultat qu'elle doit tendre. Selon sa doctrine, la science n'est que la recherche des causes. Ce principe appliqué à la question de l'être, le conduit à poser une règle générale qui forme chez lui une théorie. Il faut examiner et rechercher dans l'être les quatre causes suivantes, qui embrassent tous les aspects sous lesquels il peut être étudié : 1 ° il faut le considérer dans son composé ; 2° dans son essence propre ; 3° comme mobile ; 4° comme ayant ou tendant à une fin. C'est là le procédé philosophique qu'il emploie constamment. C'est la théorie qu'il oppose à celle des idées. Une grande différence les distingue. Les idées, d'après Platon, existent substantiellement à part et distinctes des réalités ; les causes, d'après Aristote, n'existent en dehors des réalités que logiquement, elles sont inhérentes aux réalités.

Parti de ces données, Aristote étudie la forme. Il dit ce qu'elle est, le principe de l'être sensible. Il définit la matière ; d'après lui, c'est le non-être, ou tout au plus le germe de l'être. Quant au principe de l'être non sensible, il ne le trouve que dans la pensée humaine. Mais pour le trouver dans toute sa plénitude, il faut remonter jusqu'à la pensée divine. C'est là que l'être


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réside dans son épanouissement le plus complet. Dieu, selon lui, c'est la pensée en acte ; c'est la pensée de la pensée.

C'est ainsi qu'Aristote remonte l'échelle des êtres, et que malgré les tendances de son esprit il s'élève de la base au sommet, de la matière à Dieu. Mais ici, comme Platon, il se brise contre un écueil. Dieu, selon lui, est la pensée en acte, c'est-à-dire sans mouvement, sans action, sans autre sujet de sa pensée que sa pensée même. Penser autre chose que lui-même, de la part de l'Être divin, ce serait déchoir. Il est donc immobile, étranger à la matière. Il ne l'a ni créée, ni produite, il ne la gouverne pas. Celleci vit par elle-même, par sa propre puissance et par une vertu qui lui est propre. Seulement la nature se retourne vers Dieu par un instinct secret, et par une attraction divine Dieu l'entraîne vers lui. Mais cette attraction est plutôt un effet de la liberté de la nature, que l'effort de l'être divin s'imposant comme une loi. Ici encore éclate aussi bien que dans la doctrine de Platon le dualisme le mieux caractérisé. Les deux principes opposés sont en présence, vivant de leur vie propre, étrangers l'un à l'autre quant à leur origine. Aristote ne s'est pas prononcé sur celle de la matière où la question lui a paru insoluble, ou s'il l'a résolue en lui-même, il la résout, comme Platon, au moins implicitement,


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par le caractère éternel qu'il lui assigne. Sur l'Être divin et sur les caractères que Platon et Aristote lui attribuent, à qui reviendra la gloire d'avoir vu mieux et d'avoir approché de plus près de la vraie solution de ce redoutable mystère? Le Dieu de Platon, un, absolu, centre du monde intelligible, renfermant en lui-même le type et le modèle des oeuvres de la création , est bien plus près du Dieu que nous connaissons, que le Dieu d'Aristote ne pensant que sa pensée, étranger à tout le reste, concentré dans lui-même, et ne communiquant à personne la vie qui est en lui. Le Dieu d'Aristote renferme en lui-même son activité ; il vit dans une solitude éternelle, qui n'est troublée par rien, pas même par cette loi d'attraction qui ne part pas de Dieu lui-même, qui vient de la matière et qui s'élève vers lui.

IV.

Voilà bien, imparfaitement reproduits, quelques traits de la philosophie grecque empruntés à ses plus beaux génies. Voilà leurs aspirations vers la vérité philosophique, leurs efforts pour la saisir et leurs travaux pour en accroître l'empire. L'école d'Alexandrie va les recueillir. Elle est frappée de la différence des métho-


— 463 — des et de la contradiction des doctrines. A l'oeuvre difficile de trouver la vérité, vient pour elle se joindre la nécessité de choisir, ou le problème plus délicat et plus séduisant de concilier ce que les plus grands esprits de la Grèce ont conçu. C'est le rôle qu'elle s'impose ; c'est la tache qu'elle remplit. Il faut maintenant la voir à l'oeuvre et l'étudier avec soin, puisque Julien est au nombre de ces hardis novateurs qui veulent aller plus loin et approcher plus près de la solution de ces redoutables questions. L'élément philosophique venu de l'Orient fut-il pour eux une difficulté de plus ? Fut-il une voie nouvelle qui rendit leur travail plus facile ? Nous le saurons plus tard. Pour le moment, il semble ne créer qu'un embarras nouveau, et ajouter à la conciliation qu'ils rêvent un effort plus difficile et dont l'issue ne pouvait pas être heureuse.

V.

Alexandrie était, surtout à la fin du deuxième siècle de notre ère, le centre de la science et du plus grand mouvement philosophique connu. Ce fut le résultat des institutions scientifiques et littéraires des Lagides. On eut dit que la Grèce et l'Orient s'y étaient rencontrés. Chacun de ces pays y avait envoyé ses doctrines. Toutes


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elles y furent étudiées, connues et goûtées. Aristobule et Philon s'y étaient fixés ; ils y avaient écrit ; et l'esprit juif avait par eux osé chercher à rompre la barrière qui le séparait des autres nations. Il était allé même dans Philon jusqu'à abdiquer sa forte et primitive originalité, pour emprunter les formes et les idées de la Grèce. La version des Septante avait, avant lui, comme ouvert à la curiosité humaine les aspects immenses et variés des livres saints. Enfin le christianisme , dès sa naissance, avant même d'avoir produit des hommes de science, s'y était implanté par des hommes d'action, de vertu et d'énergique initiative. C'est là qu'enseignèrent ou qu'écrivirent la plupart des philosophes alexandrins dont nous aurons à parler. C'est de là que vient plus tard l'habitude de ranger dans cette école, comme s'ils y avaient réellement enseigné, tous ceux qui adhérèrent à leurs doctrines , qui s'en firent les promoteurs, qui les complétèrent, ou qui, instruits par l'expérience, y apportèrent des modifications. De ce nombre fut, entre autres, Proclus, qui enseignait à Athènes , après que les philosophes alexandrins, chassés du premier centre qu'ils avaient choisi, se furent réfugiés à Athènes.

L'école philosophique d'Alexandrie se compose d'un grand nombre de maîtres. Il nous sera permis d'en omettre plusieurs, même dans l'énu-


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mération que nous allons en faire. Nous ne nous arrêterons que sur les plus connus, et même pour exposer leur doctrine, nous choisirons le plus célèbre d'entre eux seulement, Plotin, afin d'avoir notre point de comparaison avec Julien, en qui doit se concentrer notre principale attention.

Ammonius Saccas est le premier philosophe de l'école d'Alexandrie dans l'ordre des temps. Il eut pour disciple Plotin, né vers l'an 205 de notre ère, et mort en 270. Celui-ci a fait oublier son maître. En lui l'école d'Alexandrie projette son plus grand éclat et se couronne d'une gloire qui n'est pas encore effacée. Il se place à côté de Platon et d'Aristote ou du moins au milieu des théories et des doctrines de ces deux hommes de génie; les siennes ont un caractère si original et une si grande hardiesse, que ses conceptions philosophiques atteignent, sans les dépasser pourtant, les qualités les plus prononcées de celles des deux philosophes grecs. Après Plotin vient Porphyre, né à Tyr en 232. Il fut le disciple de Plotin. A 70 ans, il rédigeait la vie de Plotin, qui avait recueilli dans le livre des Ennéades, les enseignements philosophiques de son maître. Jamblique, venu après Porphyre, enseignait à Alexandrie. Il était né à la fin du troisième siècle, à Chalcès, et mourut en 333. Après Jamblique nous arrivons à Julien. Enfin Pro-


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dus, au moins dans le choix que nous nous sommes permis, Proclus né en 412 et mort en 485 de l'ère chrétienne, termine la série des maîtres illustres alexandrins. Comme Plotin, il dépasse ceux qui l'ont précédé et suivi. Il reste, comme lui, une des sommités de ce monde philosophique, et on peut dire de tous les deux, que quand même on supprimerait les intermédiaires qui les ont séparés dans l'ordre des temps, l'école d'Alexandrie conserverait encore toute la grandeur qui lui est propre et toute la vraie doctrine,qui la caractérise. S'il était permis maintenant de classer les travaux philosophiques des hommes de cette école, dont les noms plutôt que les travaux viennent d'être si rapidement rappelés, on pourrait peut-être dire que la partie métaphysique de la philosophie alexandrine a été développée par Plotin ; que la partie logique l'a été par Porphyre ; que la partie théosophique et liturgique le fut par Jamblique et Julien ; et qu'enfin Proclus s'est occupé de leur liaison systématique.

Laissons donc de côté ce qui fut obscur, sans gloire, ou médiocre, dans ce nombre d'intelligences vouées à l'étude de la philosophie ; et arrêtons-nous à Plotin et à Proclus, puis à Julien. Quand nous aurons exposé leurs doctrines, nous verrons ce que l'esprit philosophique transplanté sous d'autres cieux, et en présence de nouveaux


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modèles, a pu produire de nouveau, de plus exact, de plus vrai que la philosophie grecque, si la vérité s'est montrée cette fois sans voile, sans nuage, et si l'erreur n'a pas marqué de son empreinte les derniers efforts comme les premiers.

CHAPITRE IL

MÉTHODE ET DOCTRINE DE PLOTIN.

Le platonisme fut plus heureux dans l'école d'Alexandrie qu'il ne l'avait été sur le sol de la Grèce. Combattu avec énergie par Aristote là même où il avait pris naissance, repoussé presque comme une chimère, attaqué dans sa méthode et dans la théorie qui lui sert de base, il fut jugé d'un autre oeil par les alexandrins-. L'idéalisme qui en fait le fond les séduisit et les captiva. Le mépris de la réalité sensible, la recherche de l'intelligible qui est de son essence, l'élan de l'esprit vers l'universel qui en est le caractère dominant, tout convint à leurs dispositions naturelles. Mais pourquoi leurs esprits furent-ils plus fortement saisis et frappés par ce côté philosophique que par celui qu'Aristote avait choisi ? Pourquoi l'attrait de la science et de la connaissance en général fut-il impuissant


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sur eux, pour les retenir dans la théorie des causes, et leur laissa-t-il toute leur préférence pour la théorie des idées? Il serait difficile de l'expliquer si on ne tenait pas compte d'un double élément qui avait agi sur les intelligences de cette époque : D'une part l'influence des théories philosophiques de l'Orient ; d'autre part l'influence ou du moins le voisinage et l'exemple du christianisme. L'Orient, par ses doctrines, appelait l'homme à l'intuition, à la contemplation, à l'extase. Il donnait du mépris pour l'être inférieur. Il détournait de la science de l'individu et attirait vers la science de l'universel. Le christianisme à son tour donnait par ses dogmes et sa morale plus d'importance à l'intelligible, au surnaturel. Il subordonnait la nature et son étude à quelque chose qui lui est supérieur, et s'il ne proscrivait rien dans les travaux de l'intelligence, du moins, dans la classification à en faire l'individu, la réalité sensible, la matière devaient céder le pas à l'étude de l'universel, de l'intelligible, de l'immatériel. Pressés par ce double courant d'idées, les alexandrins furent moins accessibles à celui déjà affaibli par le temps qui leur venait d'Àristote. Aussi bien Plotin adopta-t-il pleinement et la méthode et la théorie de Platon.

Est-ce à dire pourtant que Plotin n'ait fait que copier le platonisme et qu'il n'ait rien ajouté


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ni à sa méthode ni à ses théories? Loin de là, Plotin et les alexandrins ont ajouté tout à la fois et à la méthode et aux théories du platonisme. Ils y furent conduits par le principe même duquel ils partaient. Les alexandrins, et Plotin comme eux, étaient ecclectiques. Ils tendirent à la conciliation des divers systèmes philosophiques connus. Mais ce n'est pas assez dire ni assez bien caractériser leur point de départ. Ils cherchèrent dans toutes les philosophies, sans aucun égard pour leurs origines, sans intention préconçue de rester fidèles à l'une plutôt qu'à l'autre, les données qui leur parurent les plus convenables à l'édification de leur oeuvre. Repoussant tout esprit de secte, toute préoccupation de disciple, toute obstination à ne suivre qu'une ligne, ils ne furent dominés que par un désir, celui de faire une oeuvre complète. Ce qui ne pouvait pas s'expliquer par la doctrine de Platon, ils l'expliquaient par les théories venues de l'Orient et réciproquement. De même aussi ce que ni l'une ni l'autre de ces sources n'avait pu fournir, ils le demandèrent à la philosophie d'Aristote, comblant les lacunes, sauvant les explications fausses ou insuffisantes et acceptant toujours de quel côté qu'il vînt le secours qui leur était prêté, pourvu que la nécessité s'en fit sentir. C'est là le trait distinctif qui s'attache à cette école, qui se remarque surtout


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dans les deux plus illustres maîtres qu'elle a produits, Plotin et Proclus, et qui lui a fait donner le nom d'école de Néo-Platonisme.

La dialectique fut la méthode adoptée par Plotin, et c'est là le lien principal qui l'unit à Platon. Seulement il fut plus hardi que lui, il osa davantage et poussant jusqu'à l'extrême la méthode qu'il avait adoptée, il lui demanda tout ce qu'elle pouvait produire. En toute chose, il rechercha le premier ; allant de simplification à simplification, du composé au simple, sans crainte de multiplier les ' anneaux de la chaîne philosophique. Cela est sensible surtout dans la théodicée qui est le point le plus curieux de sa doctrine.

I. Nous avons vu Platon concevoir Dieu sous deux aspects différents : d'abord, quand il suit la dialectique, il le voit comme le dieu intelligible, portant en lui les types ou les modèles du monde inférieur ou soit les idées ; mais séparé de lui par une distance infranchissable, isolé comme le dieu de la pensée, solitaire et presque semblable au dieu des Éléates. Ensuite, quand il abandonne les données de la dialectique, il conçoit Dieu différemment, comme l'ouvrier suprême qui organise la matière, qui veille sur elle; comme la Providence, son dieu est diffé-


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rent du dieu intelligible, il est proprement le véritable démiurge. Plotin conçut Dieu d'une manière opposée. Il réunit les deux aspects sous lesquels Platon l'avait considéré et qui chez lui s'excluaient ; il y ajouta un troisième aspect, et de cet ensemble, qu'il réunit et combina, il constitua Dieu. Dieu fut tout à la fois l'âme, l'intelligence et le un. Par l'âme, Plotin entendait la puissance qui organise la matière; par l'intelligence, le monde intelligible, le monde de la pensée, les idées ou les types et les modèles qui résident dans l'entendement divin ; par le un, il désignait l'être divin, conçu dans sa plus grande simplicité, séparé de la pensée, distinct de celle-ci, exempt de la dualité que la pensée constitue dans l'être pensant, en un mot l'être divin absorbé dans son unité, ne sentant qu'elle, étranger par suite aux opérations de l'intelligence et de l'âme. Ce sont là les trois hypostases, à l'aide desquelles Plotin constitue Dieu ; ce sont là les trois principes supérieurs. Au premier rang, le bien ou l'unité absolue ; au-dessous de lui le premier être intelligent ; enfin l'âme universelle. Entre eux, ces principes ou ces hypostases ont, d'après Plotin, les rapports suivants. Le un n'est pas engendré ; s'il l'était, il serait inférieur à son principe. Mais il engendre au contraire, parce que ce qui est parfait doit produire, et il engendre ce qu'il y a de plus parfait, l'intelligence. A son

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— 472 — tour l'intelligence produit et engendre l'âme. Mais l'unité ne participe en rien aux actes de l'intelligence, et l'intelligence reste étrangère aux actes de l'âme, comme l'âme à ceux de l'intelligence. Ces trois principes sont essentiellement distincts dans leur origine comme dans leuraction. Le un n'est engendré par rien, l'intelligence est engendrée par le un ; mais l'âme n'est engendrée que par l'intelligence.

Comment Plotin est-il arrivé à la singulière conception que nous venons d'exposer ? Par le résultat même de l'ecclectisme qui fut le fond de sa méthode. Rien ne lui fut plus facile ; il n'eut qu'à réunir et fondre ensemble les données qui lui furent fournies par les systèmes philosophiques qui avaient précédé le Néo-Platonisme. Il emprunta l'unité absolue à l'école des Éléates. Il y a identité entre le dieu de ces derniers, solitaire, perdu dans l'infini, sans pensée, sans autre action que celle toute passive d'être et de subsister. Il emprunta l'intelligence au système d'Àristote, qui fait de l'esprit ou de l'intelligence le lieu des vérités éternelles, immobile et immuable comme elles, exempt de tout mouvement ou soit de toute action. Enfin le platonisme lui fournit le démiurge, soit la force active, l'âme, la puissance.

Mais cette opération, fort simple en elle-même, puisqu'elle se borna à réunir ce que les autres


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avaient séparé, s'accordait-elle avec les lois de la raison et même avec les vrais principes de la dialectique ? Et Plotin ou soit sa philosophie fut-elle un progrès, si on la compare à celle de Platon ou à celle d'Aristole ? Il serait difficile de l'accorder ou de le dire, quand on s'arrête aux objections que ce système soulève contre lui. D'abord pourquoi le un, ou soit l'être divin, est-il déclaré étranger à l'intelligence et à la force productive ou soit à l'âme ? Ne suffisait-il pas de reconnaître et de déclarer que l'intelligence et l'être existent dans Dieu, dégagés de tout ce qu'ils ont d'infirme dans l'homme ? En outre, pourquoi le un, qui doit avoir plus de perfection encore, ne possède-t-il pas l'intelligibilité à un degré plus éminent? D'après la dialectique ellemême, les attributs essentiels des idées doivent croître avec leur degré de perfection. Ensuite, comment peut-il se faire que le un soit le premier et ne soit pas une intelligence ? Ou comment peut-il être le principe unique, lorsque inférieurement à lui commencent l'être et la cause? Autre objection : lorsque Plotin explique la nature du un il ne procède que par des négations, c'est-à-dire il lui refuse par élimination les qualités qui doivent résider en lui, et cependant quand il arrive à parler des rapports qui existent entre lui et les deux autres hypostases, il affirme. Ainsi, par exemple, il dit que le un en-


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gendre l'intelligence. D'autre part, puisque le un engendre l'intelligence, que l'intelligence engendre l'âme et qu'ainsi au-dessus de l'âme, ou soit de la force, nous apercevons une force de production ou soit une cause si efficacement puissante ; pourquoi l'unité n'est-elle pas une force ou soit une cause, et ne peut-elle pas créer ou produire, alors que sa production est plus intense et plus parfaite, et que celui qui peut le plus peut le moins? Comment enfin le un qui contient le tout, puisque l'intelligence dérive de lui, que l'âme est engendrée par elle et que les choses sont produites par l'âme, ne serait-il pas l'auteur de tout ?

Il serait difficile de contester la force de ces diverses objections, qui impriment au système de Plotin le même caractère d'infirmité que nous avons retrouvé à la théodicée de Platon et â celle d'Aristote.

Une question tout aussi intéressante se présente ici naturellement. La théodieée de Plotin semble tendre et converger vers l'unité de Dieu. Mais il s'agit de savoir si les hypostases n'y introduisent pas l'élément de la triplicité. A cet égard une vérité est incontestable, c'est que les trois hypostases sont inégales entre elles. C'est ainsi que Plotin les a conçues et qu'il les expose. En outre l'âme et l'intelligence sont chacune le produit de la génération ; elles découlent l'une


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et l'autre d'un principe qui leur est supérieur. Il y a donc entre elles séparation, différence d'origine : le un n'est pas produit ; les deux autres hypostases le sont. Comment donc ne formeraient-elles pas le contraire de l'unité ? Tout produit est inférieur à sa cause.

Nous n'aurions pas caractérisé d'une manière complète la méthode et la doctrine de Plotin , si nous ne parlions pas du dernier moyen scientifique qui, selon lui, fait pénétrer l'esprit de l'homme dans les profondeurs de l'unité absolue. La raison a ses bornes. Elle ne peut pénétrer l'infini. Mais par l'extase se découvre en lui une faculté nouvelle qui, dépouillant l'homme de sa dualité, de tout ce qu'il y a en lui de contingent, de faible, de borné, le place dans la même situation où est l'unité absolue ; sans science étrangère, sans connaissance du dehors, il se met en communication avec l'Être divin ; il le sent et le comprend alors, avec ce sens nouveau qui sert comme de passage à l'initiative et à la vision de l'âme. Malgré la fécondité de Plotin, il ne donne pourtant ni les règles de l'extase, ni les moyens d'y arriver, ni ceux d'y porter une vue plus pénétrante.

Cette théorie repose évidemment chez Plotin, sur sa profonde conviction des bornes et de l'insuffisance de la raison. Mais si la raison de l'homme est impuissante à tout comprendre


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et à tout expliquer, comment une faculté aussi vague et aussi indéterminée que celle de l'extase comblera-t-elle cet abîme? Dans un système philosophique l'extase ne se comprend pas. Il échappe à toutes les lois connues, il ne peut être que la source d'un mysticisme déréglé. Il peut convenir à un sectaire. Comment s'est-il rencontré sur la bouche d'un partisan déclaré de la dialectique ?

H. Après avoir traité de Dieu, Plotin traite du monde. Quelque mépris qu'il ait pour le contingent et le mobile, et quoiqu'il n'y ait puisé que son point de départ, pour s'élancer par la dialectique vers l'absolu, il y revient cependant, et cela par la nécessité de résoudre l'immense question de sa production et de sa formation. On peut suivre Plotin dans toute sa doctrine ; on le verra toujours les yeux fixés sur ceux qui l'ont précédé, aborder chacun des systèmes qu'ils ont formulés et entrer avec eux comme dans une lutte réelle. Quelquefois il les corrige ; il les modifie ; quelquefois il les suit ; souvent il remplace leur système par des systèmes nouveaux. Le plus souvent, hélas ! à de grandes erreurs il vient substituer des erreurs tout aussi formelles. C'est ce qu'il fait dans l'exposition de sa doctrine sur la formation du monde.


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D'après Platon et Aristote le monde est éternel. Suivant le premier , la matière reçoit de l'ouvrier divin qui la façonne l'ensemble et l'harmonie qui y régnent. Suivant le second, la matière, principe premier se suffisant à lui-même, ne reçoit du grand moteur que le mouvement qui l'entraîne. Dans ces deux écoles, le dualisme, c'est-à-dire l'existence éternelle de la matière et du principe absolu, est enseigné et proclamé. Avec Plotin le dualisme cesse, mais il est remplacé par une erreur différente. Le monde sort de Dieu par émanation. C'est Dieu qui le forme de sa propre substance et qui le tire de son sein. Le dualisme est remplacé par le panthéisme. Plotin en ouvre scientifiquement l'école; et bien qu'avant lui on put retrouver dans les systèmes grecs antérieurs à Platon et à Aristote quelques oeuvres de cette doctrine, nulle part elle n'y est professée et théoriquement démontrée avec un pareil luxe d'arguments et un tel ensemble de principes.

Les axiomes qui lui servent de démonstration peuvent se réduire aux suivants :

Tout être, dit-il, produit nécessairement un être inférieur. Plus un être est grand, plus il est nécessaire qu'il produise. Le premier ne pouvait pas être le dernier. Il ne devait donc pas être seul. La production du monde par Dieu est donc commandée par ces principes.


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De plus cette production est nécessaire et forcée. Dieu ne produit pas librement. Comment cela pourrait-il être ? La délibération lui enlèverait son immutabilité. Il ne serait plus Dieu.

Pouvoir faire le contraire de ce qu'on fait n'est pas une preuve de force, mais de faiblesse. Dieu n'a donc pas fait le monde volontairement. Il n'a pas pu ne pas le faire.

Enfin du moment que le monde est nécessaire

à Dieu , comme être produit par lui, la même

nécessité a dû se faire sentir toujours et ne cesser

jamais de se faire sentir. Le monde n'a donc

pas commencé et n'aura jamais de fin.

Cette démonstration n'est pas même à l'abri des objections que le système de Plotin peut fournir contre lui-même, et il n'est pas nécessaire pour l'attaquer de recourir aux vraies idées que la saine philosophie et les dogmes chrétiens nous fournissent. Il suffit de se demander si le monde est la reproduction adéquate de Dieu, et si on ne trouve pas dans l'un des différences, des inégalités, des ombres qui n'existent pas dans l'autre. Or si le monde est sorti de la substance de Dieu, pourquoi le produit n'est-il pas entièrement égal à la substance productrice ? En outre est-il bien vrai que la cause n'ait pas son existence avant l'effet, qu'il n'y ait pas d'antériorité de l'une sur l'autre, au moins en tant que virtualité? Mais laissons de côté les lamen-


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tables erreurs du panthéisme de Plotin et les objections qu'il soulève, contentons-nous, sans avoir besoin de les réfuter, d'avoir caractérisé cette partie de sa doctrine. Le Dieu de Plotin crée le monde fatalement dans son sein et de sa propre substance. C'est tout ce qu'il nous faut, pour connaître ce que le plus illustre des alexandrins a enseigné sur cette matière. En résultat, c'est par la loi des émanations qu'il a résolu le problème, et cette loi il l'a puisée et empruntée aux doctrines de l'Orient. Ne semble-t-il pas alors qu'il faille tenir compte à cet esprit, à qui on ne saurait refuser une certaine grandeur, de l'indication qu'il a suivie, de la théorie à laquelle il s'est rattaché, mais qu'il n'a pas créée, de cette lumière, quoique fausse et incertaine, dont il s'est éclairé et réduive son rôle à celui de son école, à celui d'ecclectique? Que Platon nous parait plus grand dans son originalité sublime ! Ce n'est pas à un choix entre deux voies tracées qu'il a condamné son génie. Il a cherché, il a vu, il a construit un monde, et c'est bien lui qui est vraiment créateur. Nous n'avons pu contenir en nous-même, au milieu des aridités de notre étude et des abstractions continuelles qu'elle entraîne et qu'elle place sous nos yeux, ce cri échappé à notre admiration. Mais que dirons-nous donc quand nous serons revenus à Julien, lorsque sa main hésitante et mal affer-


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mie voudra nous guider et nous servir de conducteur dans la nuit et les obscurités philosophiques ?

III. La matière a aussi fixé l'attention de Plotin. Il dit quelle est sa nature, quelles essences elle reçoit et comment elle les reçoit.

Le caractère propre de la matière, selon lui, c'est le défaut absolu de forme. Elle est le nonêtre. C'est encore la capacité universelle et en même temps l'indifférence pour toutes les formes possibles. Sous la main du démiurge elle n'est qu'une possibilité.

D'après la doctrine de Platon, dans le Timée, la matière reçoit une participation de l'idée. C'est dans ce sens qu'elle passe du laid au beau, du mal au bien. Mais selon Plotin la matière n'a pas encore là un caractère déterminé. Elle est toujours et constamment passive. Elle ne sert qu'à la manifestation du beau et du bien ; mais en soi-même, elle n'est ni belle, ni bonne. Et même en creusant davantage ce sujet, quand Plotin veut enseigner comment la manière participe à l'idée, sans avoir jamais perdu son infécondité et son impassibilité première et absolue, il dit qu'il en est des idées par rapport à la matière, comme du miroir par rapport aux objets ; que la matière les représente, les met


— 481 — en saillie, comme le miroir fait des objets qui viennent s'y réfléchir. La matière serait le miroir, les choses réfléchies ce sont les idées. Puis il ajoute que si on supprime de la matière dans le monde, il n'y aura jamais plus ou moins d'être dans le monde. Il y aura moins de représentation des idées. Dans cette doctrine la matière ne peut être qu'un principe d'apparence et non d'essence.

Mais d'où viennent les idées qui sont ainsi mises en participation avec la matière? Descendent-elles de l'âme ou de l'intelligence ? L'intelligence les transmet à l'âme et de l'âme elles descendent dans la matière sous la forme de raisons séminales. Celles-ci pénètrent la matière et y forment la quantité, le nombre et la figure, ainsi que toutes les qualités qui s'attachent aux êtres sensibles.

De cette doctrine il résulte une conséquence qui est choquante dans ses termes, c'est que ce n'est pas la matière qui produit le monde ; celle-ci est essentiellement stérile et inféconde ; c'est la forme qui produit.

On s'étonne de cette complication d'idées, de ces nuances infinies, de cet immense échafaudage construit par l'esprit humain pour expliquer la matière. Quelle subtilité dans ces distinctions ! Quel mépris pour la matière ! On voit bien qu'ils iraient volontiers, ces esprits préoccu-


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pés du monde intelligible, jusqu'à la supprimer, s'ils osaient ; jusqu'à dire, comme les Éléates, qu'elle n'existe pas. Ils ne vont pas jusque-là, c'est vrai ; mais la nuance est bien légère puisqu'ils disent qu'elle n'est qu'un principe d'apparence. Si en morale, ces fiers esprits tirent de leurs principes des conséquences analogues, leur système devra être le plus austère. Il sera fondé sur le mépris de toutes les jouissances, et sur un mépris radical. Aussi bien ne semble-t-il pas que déjà par leur doctrine de l'extase, ils aient fait comme le pendant de leurs mépris de la réalité matérielle. Ils se débarrassent aussi des secours de l'intelligence et de la raison. Ils la réduisent presque à une vaine apparence, puisqu'ils demandent une nouvelle lumière pour comprendre et sentir ce que leur raison ne leur permet plus d'apercevoir.

L'exagération et la fausseté des théories est marquée ici en caractères si évidents qu'il devient inutile de la prouver.

Mais nous n'avons pas encore tout exposé sur ce point. Plotin distinguait, avec plusieurs autres, deux sortes de matière ; la matière des êtres intelligibles, la matière des êtres sensibles. Et cette distinction faisait naître à son tour de nouveaux problèmes d'une solution difficile. Comment peut-il y avoir de la matière dans les êtres intelligibles? Les incorporels sont simples, la


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matière peut-elle leur être utile? La matière est sujette aux changements, ceux-ci ne le sont pas. Pourquoi donc la matière chez eux ? Les êtres incorporels ont leur forme et leur fin, comment la matière qui manque de forme et qui l'attend, s'y trouverait-elle? A ces questions Plotin répond par des différences entre ces deux matières. Il dit que la première est éternelle et immuable, que la seconde est changeante. Il ajoute que l'indéterminé et le non fini, qui est le caractère propre de la matière, se retrouve dans l'intelligible ; qu'en effet si l'on compare la raison à l'âme, l'âme à l'intelligence, et l'intelligence au bien absolu, le premier est inférieur et non fini par rapport au second. Enfin il appelle à son secours l'analogie. Le monde sensible est l'image du monde intelligible, et de même qu'ici il y a de la matière! il doit y en avoir là.

D'autres distinctions sont encore faites entre la matière première et la matière dernière.. La première n'est rien en acte, elle est toute en puissance. La dernière est en acte.

Le dernier mot à connaître sur la matière était de savoir de laquelle des trois hypostases Plotin la faisait sortir. Était-ce de l'intelligence? De l'âme ? De l'un ? C'est de la dernière hypostase, c'est-à-dire de l'âme qu'il l'a fait naître, et en cela il se montrait conséquent, soit avec les traditions philosophiques venues de la Grèce,


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soit avec sa théorie des idées. D'après les premières, la force motrice était attribuée principalement à l'âme. D'après la seconde, le monde matériel et le monde des idées existent séparément, et Plotin était bien plus conséquent avec lui-même en attribuant le premier de ces mondes à l'âme et le second à l'intelligence. Chaque chose restait dans son ordre.

Hâtons-nous de sortir de ces détails arides. Voyons si dans son système panthéiste, Plotin conservera la providence et comment il la conçoit. — C'est une partie très importante de sa doctrine et de celle par suite de l'école d'Alexandrie.

IV. Nous avons vu que le Dieu de Platon est le Dieu providentiel, lorsque abandonnant les rigueurs de la dialectique, il laisse prédominer chez lui les lois plus complètes et plus vraies des instincts de l'humanité. Plotin voulut faire plus que Platon ; il tenta de concilier le Dieu providentiel avec le Dieu de la dialectique. Dans le Dieu de l'absolu, l'unité inaccessible, immuable, absorbée dans elle-même, séparée du monde créé, ne pensant qu'elle-même, il s'efforce de retrouver la providence. Il croit la retrouver ; il l'annonce et inscrit ce dogme consolant au nombre des vérités philosophiques qu'il enseigne.


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Mais il rencontre là une première difficulté. Comment le Dieu étranger à tout pourra-t-il être le Dieu providentiel ? Celui-ci veille, soutient, conserve, étend sa main puissante. L'Un de la dialectique, comment pourra-t-il veiller, soutenir, conserver ce qu'il ignore ? À cette première difficulté s'en joint une seconde tirée du système même de Plotin sur la formation du monde. Si le Dieu de Plotin crée nécessairement, fatalement, sans avoir une fin spéciale , sans se proposer un but, mais par les lois impérieuses de son être, quel soin prendra-t-il de son oeuvre? L'amour qui ne l'a pas conçue ne la suivra pas après son exécution.

Plotin a multiplié les réponses à ces objections par lui pressenties.

La connaissance du monde, dit-il, n'appartiendra pas, si l'on veut, à l'un; mais à la troisième hypostase, à l'âme universelle. Celle-ci qui fait de l'intelligible l'objet de sa pensée, a en même temps la conscience de son oeuvre et du monde qu'elle a créé. Elle se connaîtra donc comme cause et dans cette cause elle contemplera le monde, son effet. Voilà la providence trouvée.

Une objection peut être faite à cette explication et on peut l'emprunter à la théorie même des alexandrins. La voici : La division en trois hypostases inégales et séparées ne permet pas de rendre personnelles à l'un les opérations


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personnelles à l'âme universelle. Comment donc l'un pourra-t-il avoir la connaissance du monde et remplir le rôle providentiel qui lui est attribué? Une distance infinie sépare l'un de l'âme universelle.

Mais, répond Plotin, la cause de la cause qui a produit le monde peut être dite la cause du monde même et par suite en avoir la connaissance et la conscience. Vainement, vous multiplierez les intermédiaires, si l'impulsion première est venue de l'un, il est la cause du tout.

On le voit, Plotin , à son tour, fait comme Platon. Il abandonne la vigueur de sa théorie sur la séparation des trois hypostases, ou du moins quelques-uns des éléments de sa doctrine, pour conserver la providence. Le raisonnement est inconséquent, mais le philosophe s'honore.

D'ailleurs un esprit aussi fécond que celui-là ne sait pas reculer. Il ira jusqu'à tout entraîner et tout lier ensemble, tous les actes humains, tout les faits successifs, tout l'ensemble des déterminations futures, plutôt que de ne pas accorder la providence. Aussi dans un autre ordre d'idées, Plotin enseigne-t-il le déterminisme universel. Selon lui, il n'y a dans le monde moral, ni liberté, ni hazard ; tout se tient, tout est lié parune chaîne immense ; les causes se commandent de l'une à l'autre à l'infini ; Dieu dans sa main puissante.tient cette chaîne. Comment la provi-


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dence n'existerait-elle pas là où elle a tout réglé, tout fixé, tout projeté d'avance ? Qu'importe à Plotin la liberté de l'homme. La providence est sauvée.

On ne peut sonder le mystère de la Providence sans rencontrer aussi à côté et au fond d'insondables mystères, ceux de la prescience et de la liberté dans Dieu. Plotin n'élude rien et la hardiesse et la témérité ne lui ont jamais manqué. Il nie résolument la prescience comme inconciliable avec les perfections de Dieu. Mais il lui accorde la liberté. Seulement cette concession n'est que nominale ; après l'avoir faite, Plotin la retire. La liberté dans Dieu n'est pas la liberté du choix. Il soutient que Dieu ne doit être libre qu'avec la faculté de ne pouvoir choisir. Plotin subit ici l'effet de sa doctrine. Son Dieu produit fatalement. Comment aurait-il la liberté? Par un abus du langage, il définit la liberté, l'action qu'un être accomplit avec intelligence de ce qu'il fait, et sans être contraint de le faire. Mais ce qui constitue l'essence de la liberté, la faculté de choisir, manque à cette définition. Peu importe, pour que la liberté disparaisse, que je n'obéisse pas à une force extérieure. Si c'est une force intérieure qui me commande et qui me subjugue, je ne suis pas libre.

On sent, à chacun des points de la doctrine

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de Plotin, le contre-coup de l'immense erreur qui lui sert de base. C'est comme une empreinte malheureuse gravée sur son livre. Le panthéisme le voue à la contradiction. Il lui impose de détestables erreurs contre lesquelles la conscience humaine se révolte. A-t-il ou non admis la théorie des causes finales? c'est douteux, sa pensée est ici au moins obscure. Comment a-t-il pu l'admettre? L'être qui produit fatalement a-t-il pu se proposer le bien pour but? D'autre part, ses écrits cependant disent que Dieu dispose tout pour une fin. La contradiction et l'opposition restent évidentes, et sa doctrine est insuffisante. Elle ne révèle pas toute sa pensée. Il est plus explicite sur l'existence du mal. Il adopte l'optimisme le plus caractérisé. Le monde est le meilleur monde possible. Il l'établit par des raisons à priori tirées de la nature de Dieu, la cause parfaite, par la description du monde et par la réfutation des objections opposées à son principe. Ce qui vient d'une cause parfaite ne peut être que parfait. L'ensemble et la beauté du monde physique parlent à nos yeux. Enfin le péché, la souffrance, le mal physique, il ne l'explique pas comme les partisans de la liberté humaine qui disent que le péché est un mal nécessaire, condition d'un plus grand bien. Mais le déterminisme universel qui-lui a servi à expliquer la Providence lui sert aussi d'explication.


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Il confond la question du mal avec celle de l'inégalité des êtres, et le péché et le mal moral est la conséquence nécessaire des égarements de notre sensibilité, de nos passions et de l'infirmité de notre intelligence. Enfin il veut répondre à une dernière objection que soulève son système sur le déterminisme. Si tout s'enchaîne et remonte de cause en cause jusqu'à Dieu, Dieu est donc complice de nos fautes, de nos crimes, il en est le co-auteur. Non, répond Plotin, la Providence est la cause principale, mais elle n'est pas la cause unique (Ennéad. 3 1. 2, c. 9). Elle est bien la cause principale, mais elle ne détruit pas les causes secondaires ; ces causes particulières sont nos passions, les accidents de la vie et la vie antérieure que nous avons vécue. La métempsycose est un des dogmes de Plotin ; il lui sert ici à résoudre cette question, comme il va lui servir encore à résoudre la dernière question du problème, celle du juste persécuté et du vice triomphant. A ses yeux tout s'efface par la métempsycose et par l'optimisme.

Évidemment, comme nous l'avons déjà dit, le panthéisme répand ici son ombre fatale et sa nuit profonde. Plotin se débat comme un homme sans espoir. Sa langue balbutie, son esprit est couvert d'un voile épais. Il accepte les contraires, et quand on lui voit accueillir le dogme de la


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transmigration des âmes, il abdique son originalité et devient le servile copiste des erreurs de l'Orient et des fantaisies rêvées sous les feux de ce ciel éclatant.

V. Quelle fut sa doctrine sur les dieux du paganisme, sur la mythologie ? Crut-il à toutes ces fables ? Quelle fut enfin son attitude vis-à-vis d'elles? Ces questions en font naître une bien plus générale, celle de savoir ce que fit la philosophie , soit de la Grèce, soit d'Alexandrie, en présence du paganisme. En adopta-t-elle les principes ? S'en fit-elle l'adversaire ? Ou bien mit-elle au service de ses mythes et de ses autels ce qui fut en elle de puissance intellectuelle et d'habileté scientifique? Nous répondrons à la première question. Et pour être complet nous dirons un mot de la seconde.

Plotin plia son système philosophique à la mythologie. Il chercha une conciliation, un rapport, des ressemblances entre sa théodieée et celle du paganisme, entre Coelus ou Uranus, Saturne et Jupiter, et l'un, l'intelligence et l'âme. Coelus ou Uranus c'est l'un ; Saturne c'est l'intelligence ; Jupiter c'est l'âme. [Ennéad. V. VIII. 13. 12.) La génération de Saturne par Coelus et celle de Jupiter par Saturne, c'est la génération de l'intelligence par l'un et de l'âme par


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l'intelligence. Si Saturne mutile son père, c'est par la raison que la génération de l'intelligence produit la division de l'unité absolue et son fractionnement entre les deux autres hypostases (Ennéad. V. VIII. 13.) Lorsque Jupiter détrône Saturne et le lie par des chaînes, c'est l'image de l'âme qui, devenue l'organe de l'intelligence, prend sa place dans le gouvernement du monde ; c'est le règne du démiurge (Ennéad. V. 1. 4.) Saturne est le monde de l'immobilité. Le règne de Jupiter est celui du temps. Il est le plus ancien des dieux. Il marche à la tête des dieux qui contemplent le monde intelligible [Ennéad. V. VIII. 10). Je renonce à suivre plus loin cette énumération fastidieuse, dépourvue d'intérêt. Nous y verrions encore de ces rapprochements forcés, plus ou moins subtils. Nous trouverions les deux Vénus, l'une née dans les jardins de Jupiter, l'autre née de l'écume des flots ; la première signifiant la beauté intelligible, l'autre la beauté sensible. On pourra consulter les Ennéad. V. VIII. 13. —Eod. VI. IX. 9. — Eodem III. V. 2. 8. — Eod. IV. III. 14. — Nous y verrions les trois Parques figurant à ses yeux l'ensemble de la destinée humaine. (Ennéad. II. III. 15).

Il n'y a ici ni rigueur systématique, ni dialectique, ni essai de preuve. C'est un pur effet de l'intelligence qui recherche et trouve des analogies. C'est cependant l'aveu implicite d'une foi


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à cette mythologie. Un esprit aussi fier et aussi indépendant, que Plotin n'aurait pas cherché à donner cette consécration à ses systèmes philosophiques, si son assentiment n'avait pas été acquis à cet ordre de croyance. Il admettait le dieu du paganisme à côté du dieu unique et absolu qu'il avait enseigné. C'était l'âme universelle qui les avait produits avec les astres qui formaient la série des dieux visibles.

Au surplus, pour pouvoir comprendre le rôle que la mythologie joue et remplit dans cette oeuvre philosophique, il nous faut nécessairement rentrer dans la deuxième question plus générale que nous avons posée. Ce n'est pas un fait isolé dans l'histoire de la philosophie qui se présente ici. Plotin n'est pas le seul qui ait eu à compter avec les mystères et les dieux du paganisme. Dès l'origine ces deux puissances se sont trouvées en présence. Le paganisme et la philosophie ont-ils fait alliance? se sont-ils fondus dans une identité de conception, d'origine et de nature? Pour répondre à ces questions il y a lieu de distinguer les époques diverses que la philosophie a traversées, l'état des intelligences à chacune d'elles et les nécessités qui se manifestèrent. A part la philosophie épicurienne, sceptique et pyrhonienne qui niaient tout; toute philosophie idéaliste et spiritualiste adopta les dieux du paganisme, crut à leur puissance et


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travailla à les faire craindre et adorer. Seulement le travail et le secours par elle apporté au culte et aux mythes païens sont différents, suivant les époques et les temps. A l'époque où le paganisme, déviant de son caractère primitif, qui fut l'adoration des forces de la nature, dégénéra en adoration de l'homme et atteignit l'anthropomorphisme, la philosophie combattit cette tendance et chercha à le ramener dans ses voies primitives. Les physiciens de l'école d'Ionie eurent cette tendance. Us revenaient au naturalisme primitif, que la déification de l'homme avait effacé. Heraclite, pour ne citer que lui seul, protestait avec violence contre Homère et l'accusait d'avoir altéré l'idée de la divinité dans la croyance des peuples. (Zeller, dic. philosophie der Griéchen 1856, 1, 450, 490). Xénophane, chef de l'école d'Élée, passa toute sa vie à réfuter l'antropomorphisme. L'école des sophistes et notamment Protagoras d'Abdère, Prodicas de Céos, Diagoras de Mélos, furent accusés d'impiété pour avoir cherché à dépouiller les dieux du paganisme de leur caractère de personnalité et les avoir ramenés aux simples forces de la nature. Je ne saurais mieux dire, et plus substantiellement sur ce point, qu'en reproduisant les paroles du célèbre professeur de la Sorbonne, M. Freppel (l'abbé), cours de l'année 1858-1859, p. 136, qui dit, avec autant d'exactitude que de


— 494 — vérité : « Née avec l'école d'Ionie, continuée par « l'école d'Élée et par celle des sophistes, celte « opposition se poursuit dans le but constant « de ramener la mythologie homérique au na« turalisme primitif, en réduisant les dieux per« sonnels au rôle d'agents physiques ou au « caractère d'éléments matériels. Celte tendance, « que j'appellerai rétrograde plutôt que pro« gressive, se manifeste à partir du VIe siècle « avant J.-C: chez des mythologues tels que « Théagène de Rhégium, Métrodore de Lampsa« que, Épicharme (Scholi. Illiad. 2.0, 67, 15, « 18. — Menandr. Fragment. Incis. 10). Elle « apparaît vive et hardie dans Euripide à tel « point qu'Aristophane pouvait l'accuser d'avoir « enseigné aux hommes qu'il n'y a pas de dieux. « (Thesmoph. 459). Elle se reproduit plus ra« dicale encore chez Évhémère, qui cherche à « faire passer les divinités de la Grèce, pour les « hommes déifiés après leur mort. Elle se ré« sume enfin dans l'école stoïcienne, qui, expli« quant la théologie par la physique, en bannit « toute idée de personnalité, pour la faire revenir « à son point de départ, le naturalisme pan« théistique. »

Au deuxième siècle de noire ère, lorsque la philosophie sceptique, pyrhonienne et épicurienne eurent produit, dans Lucien de Samosate et dans OEnomaus le Syrien, les plus hardis


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contempteurs des dieux, et l'exemple le plus audacieux de la négation de toute la mythologie, des philosophes, au fond platoniciens, s'attachèrent plus fortement que jamais à la doctrine de Platon en faveur des dieux, et la remirent en honneur. Platon avait dit dans le Timée : « Quant aux autres démons, il est au-dessus de « notre pouvoir de connaître et d'expliquer leur « génération ; il faut s'en rapporter aux récits « des anciens, qui étant descendus des dieux, « comme ils le disent, connaissaient sans doute « leurs ancêtres. On ne saurait refuser d'ajouter « foi aux enfants des dieux, quoique leurs récits « ne soient pas appuyés sur des raisons vrai« semblables ou certaines. Mais comme ils pré« tendent raconter l'histoire de leur propre « famille, nous devons nous soumettre à la loi « et les en croire; » Plutarque, Maxime de Tyr, Apulée de Madaure reprirent cette idée et tentèrent un système de conciliation entre la philosophie et la mythologie.

lls ne firent pas un essai de conciliation métaphysique et savant comme les derniers. Leur tentative eut un autre caractère. Ce fut un effort de moralisation et une protestation contre la superstition. Mais il faut le dire, la philosophie accepta encore ici le paganisme pur. Le traité de la superstition de Plutarque, son Isis et Osiris, son livre, comment un jeune homme doit lire


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tes poètes ; celui de la signification du mot EI, gravé sur la porte du temple de Delphe ; celui de Destin en sont une preuve. Il supprime dans la mythologie ce qui peut effaroucher les coeurs honnêtes. Il ne laisse subsister que ce qui est pur. On reconnait ici cette pensée calme et sérieuse qui circule dans la vie des hommes illustres. On y sent la haute raison qui éclate dans chacune d'elles. C'est comme un immense reflet de l'expérience qu'il a rapportée de l'étude des hommes. En jugeant ceux-ci il a appris à juger les dieux, et, d'une main aussi ferme que celle qu'il tenait en écrivant l'histoire, il fait la double part de ce qu'il dit être la vérité et l'erreur. On a pu objecter que cette tentative de Plutarque n'est pas philosophique, et qu'elle n'a pas toute la valeur qui s'y rattacherait, si on pouvait le ranger parmi les métaphysiciens de l'antiquité. Nous dirons-nous que rien n'est plus considérable que cette voix qui se fait ainsi entendre au deuxième siècle de notre ère pour défendre les dieux. Ce n'est pas si l'on veut la philosophie pure, en tant que dialectique, qui parle. Mais c'est la philosophie en tant que raison, lumière et expression de la vérité morale. La tentative de conciliation, l'effort d'adhésion au paganisme n'en deviennent que plus marqués. Au lieu d'affaiblir notre thèse, ils la confirment. Maxime de Tyr, sous les Antonins, fut le con-


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tinuateur des efforts de Plutarque II nous est resté de lui quarante et une dissertations. C'est dans elles que l'on voit l'auteur s'efforçant de ramener le paganisme et sa mythologie aux forces de la nature. La première n'est, à ses yeux, qu'une image et un voile qui cache au fond la réalité. Il la découvre ; au lieu des dieux c'est la nature qu'il propose à nos adorations (Dissertation X). Maxime de Tyr retourne par ce côté à l'école primitive dont nous avons déjà parlé.

Apulée de Madaure, dans son traité du Dieu Socrate, se rapproche plus de Plutarque que de Maxime de Tyr. C'est sa méthode de conciliation qu'il emploie, et il montre dans les dieux inférieurs, appelés démons, l'objet direct de la vénération des peuples.

Au troisième siècle la philosophie néo-platonicienne avait pour la défense du paganisme un système plus savant, plus compliqué et purement métaphysique. Elle y emploie toutes ses forces ; elle lui donne ainsi une adhésion entière, sans restriction ni limite. Alors ces deux forces s'unissent et se confondent pour détruire l'ennemi commun, le christianisme, qui agrandi, qui est devenu une puissance intellectuelle et morale et qui leur dispute l'empire du monde. Plotin et Porphyre commencent l'oeuvre ; elle est continuée par Jamblique, Maxime, Chrysanthe, Julien, et elle ne se termine que par la disparition


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du dernier philosophe alexandrin. Là se place dans son ordre naturel ce que nous avons cité de Plotin. Là se placeraient avec un à-propos incontestable les travaux de Porphyre, de Jamblique, et surtout les deux traités De Diis et mundo et celui De mysteriis, attribués à divers contemporains sans aucune certitude précise sur leurs véritables auteurs. Mais il suffit de les mentionner en renvoyant aux auteurs qui les ont analysés. (Vacherot, Histoire de lécole d'Alexandrie, t. 2, p. 120).

Ainsi se trouve bien marqué le rôle de la philosophie sur le point qui nous occupe et surtout celui de l'école d'Alexandrie. Qu'on nous permette de citer, sur ce point, l'historien dont le nom vient de se placer sous notre plume, M. Vacherot. Il a mieux que personne constaté ce que nous venons d'énoncer plus haut : « La « philosophie alexandrine, dit-il t. 2, p. 98, dut « donc se joindre au polythéisme pour com« battre l'ennemi commun. Mais en même temps « elle comprit que cette vieille religion de la « nature et des sens avait fait son temps; qu'elle « ne pouvait plus, telle qu'elle était, suffire aux « besoins religieux de l'époque et qu'il fallait la « transformer pour la faire vivre. Aussi la vit-on « partout expliquer, élever le dogme, épurer et « régénérer le culte. Continuant l'oeuvre d'Ap« pollonius de Tyane, les Alexandrins vont de


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« contrée en contrée, réformant le culte local « et le rappelant constamment aux lois de la « plus pure et de la plus sévère morale. Il faut « ajouter que leur esprit ecclectique et leur ten« dance constante à tout rapporter aux antiques « traditions les disposait merveilleusement à « cette tache. Ce fut moins pour sauver le poly« théisme qu'ils en tirèrent une métaphysique si « profonde, que parce qu'ils croyaient A PRIORI « que toute vérité doit être au fond de ces my« thés antiques. On se tromperait gravement si « on ne voyait dans cette tentative quune ma« noeuvre habile, inspirée par la nécessité. Du « reste, la nature et l'état du polythéisme favo« risait merveilleusement l'exégèse alexandrine. « Aucun texte qui la retienne, aucune autorité « qui l'enchaine. Elle a le champ libre et peut « à son gré transformer le fond même des tradi« tions. C'est ce qu'elle fera. Nous allons la voir « substituer à la faveur de ses subtiles interpré« tations, une croyance nouvelle à la vieille my« thologie et doter le polythéisme d'une théo« logie, d'une psychologie, d'une morale idéa« liste ; elle soufflait son esprit dans les vieux « sanctuaires ; elle y transportera les principes « de la métaphysique personnifiés dans les an« ciens dieux. »

Chaque trait qui doit servir à mieux peindre l'homme de qui l'école d'Alexandrie tire son plus


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grand éclat, doit être ici recueilli. Plolin avait cru autrefois à l'astrologie. Plus tard il revint et combattit son erreur dans les Enneades 2. 1. 3. Il continua cependant de conserver une partie de son erreur. Il admit toujours que les astres peuvent influer physiquement sur la santé et qu'on peut, par l'éclat du ciel, présager certains événements.

VI. Voici enfin le tour de l'homme dans la philosophie de Plotin. C'est l'extrémité de la chaîne qu'il a parcourue. On va reconnaître ici la liaison de ses idées : de même qu'il a conçu Dieu comme composé de trois hypostases, il conçoit l'homme composé d'un esprit, d'une âme et d'un corps.

Quant à l'âme, il est fortement et vivement spiritualiste. Le corps n'est que le compagnon de l'âme. Celle-ci est le principe de vie. Il suit ici entièrement le principe développé par Platon dans le premier Alcibiade. Les preuves de l'immatérialité de l'âme sont chez lui abondantes, précises et constituent un ensemble de déductions remarquables (Ennéad. 3. 1. 7 c. 5.) Mais d'où est venue l'âme? quel est le caractère de son union avec le corps ? est-ce une déchéance pour l'âme? Plotin répond affirmativement (Ennéad. 4. 8. 2.) à cette dernière question. Les âmes


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dans les corps accomplissent une expiation. L'âme peut-elle exister sans un corps? Non, répond le philosophe. Est-ce temporairement qu'elle lui est unie? Il l'affirme sans hésiter. Quel rôle remplit l'âme dans son union avec le corps? Elle le régit et le gouverne comme l'âme universelle gouverne et régit le monde. Enfin, pourquoi dans l'homme cette triple hypostase : l'esprit, l'âme et le corps ? Plotin n'a pas répondu à cette difficulté. C'est sans doute qu'il a cru que la raison d'analogie entre la trinité des hypostases en Dieu suffisait pour autoriser sa doctrine sur l'homme.

VII. Sur les facultés de l'âme, la théorie de Plotin est assez simple. L'âme humaine faisait partie de l'âme universelle. Elle en a été détachée pour être unie au corps, et, suivant les fautes commises dans sa première forme, elle est plus ou moins punie par son adjonction à tel ou à tel corps ; c'est ici purement et simplement la métempsycose qui est professée par Plotin, Voici littéralement ses pensées : « Chassées du monde « intelligible, les âmes tombent d'abord dans ׂ« le premier ciel ; elles y revêtent un corps dont « le poids accélère leur chute, et qu'elles quit« tent ensuite pour un corps plus terrestre. » [Ennéad. 2. 1. 9. ch. 9. — Eod. liv. 4, ch. 8.)


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Tout ceci est présupposé et nullement démontré, comme on le pense bien.

Quelles sont les lois de l'union du corps et de l'âme? L'âme est mélangée au corps. Par conséquent ce qui atteint l'un atteint l'autre. Voici une seconde loi qu'il donne, sans se préoccuper si elle s'accorde avec la première. L'âme pure reste en elle-même et continue de rester sans mélange, quoiqu'elle rende le corps susceptible de sensation. Cette sensation n'est qu'un simulacre de la sensation qu'éprouve l'âme pure. L'explication est identique pour le péché ; c'est le corps, ce n'est pas l'âme qui pèche. (Ennéad. \, liv. 1, ch. 9.)

Quant aux rapports de l'âme humaine avec l'âme universelle, on ne comprend pas comment l'âme a pu tomber de l'âme universelle et s'en détacher.

On ne comprend pas non plus sa distinction entre les deux âmes humaines, l'âme première et l'âme seconde ; l'une qui communique avec l'âme universelle et par elle avec l'intelligence ; l'autre avec le corps. Celle-ci est une âme sensitive.

Parmi les facultés proprement dites de l'âme humaine, Plotin admet et signale la sensation, l'idée innée, entre deux le jugement, l'opinion et la raison discursive. Sa psychologie est entièrement empruntée à Platon. (V. le premier


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Alcibiade, le Théetête, le Philèbe, le Phèdre, le Phédon et le limée.) Ajoutons que Plotin donne aussi à l'âme, comme facultés énergiques et puissantes, la réminiscence et l'extase.

Cette esquisse rapide des doctrines de Plotin nous donne celle de l'école d'Alexandrie toute entière ; c'est sa plus brillante expression ; c'est là son éclat le plus vif ; c'est son résumé le plus complet. Après lui l'école décline ; elle s'éclipse et se perd en des mains plus passionnées qu'habiles. Porphyre, Jamblique et les autres ne savent plus créer en imitant comme avait fait Plotin ; impuissants à compléter un système, hors d'état de combler les lacunes, à bout de vues et d'efforts métaphysiques, les maîtres de cette école abdiquent en présence de leur maître. Ils feront parler sa voix éteinte ; ils le feront survivre à lui-même. Porphyre écrira la vie de Plotin, il recueillera sans ordre et d'une manière informe ses pensées ; il nous donnera les Ennéades, cette espèce d'oracle philosophique, cette oeuvre de lumière et d'obscurité, et une fois ce monument posé, ils croiront la vérité inébranlablement établie. Ils dresseront des embûches à leur ennemi. Ils se voueront à l'oeuvre de transfusion du polythéisme. Leur pensée se fera persécutrice, et au lieu de planer dans le monde

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intelligible, ils dresseront des autels, les orneront, accumuleront les victimes et deviendront des sacrificateurs, jusqu'à ce que Proclus, cet autre esprit digne de Plotin, formé à son école, aggrandi et élevé par des méditations nouvelles, toujours plus éclairé par le voisinage du dogme chrétien qui enveloppe le monde, reprenne en mains le sceptre philosophique, pour compléter Plotin et essayer de réaliser le rêve jamais atteint, toujours évanoui, du néo-platonisme, la conciliation de toutes les doctrines et là fusion de toutes les vérités.

Descendons des hauteurs de Plotin à la réalité de Julien. C'est lui maintenant que nous devons étudier et analyser. S'il pâlit à côté de son maître, s'il se montre si inférieur à lui, qu'il en sera comme écrasé, accusons ceux qui l'ont si imprudemment exagéré; accusons ceux qui ont vu en lui le génie philosophique personnifié. Quant à nous, nous allons le reproduire suivant les proportions de sa nature, suivant le caractère de ses oeuvres et la mesure de son esprit. Fidèles jusqu'au bout au rôle que nous nous sommes imposé, nous serons justes vis-à-vis de lui en faisant parler ses oeuvres et en ne nous substituant jamais à lui.


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CHAPITRE III.

ANALYSE DES OEUVRES PHILOSOPHIQUES DE JULIEN.

I. Fragment d'une lettre à un pontife païen (Tourlet, t. 2, p. 282.)

Cette lettre est un ensemble de conseils, donnés par Julien, pour organiser d'une manière morale les pontifes païens. Il y expose ses principes sur l'aumône, sur les motifs qui doivent la déterminer, sur la fraternité qui unit les hommes et sur leur commune origine. Il y recommande aux pontifes de pratiquer l'aumône, de fuir le théâtre et la lecture des livres obscènes, de pratiquer la continence durant le temps consacré à leurs fonctions. Il relève la dignité des pontifes ; il veut qu'on ait des égards et des honneurs pour eux; qu'ils puissent se rendre dans les assemblées publiques; qu'ils soient vêtus magnifiquement, quand ils exerceront leur ministère dans les temples, mais qu'en dehors de ce temps, ils soient modestes et simples. On retrouve des idées pareilles dans la 49e lettre à Arsace et dans la 63e. Il conseille aux pontifes d'étudier la philosophie, surtout et bien entendu celle qui a pour auteurs


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les dieux, et pour chefs Pythagore, Platon, Aristote, ou même les disciples de Chrysippe et de Zenon ( t. 2, p. 300), et non celle de tous les philosophes indistinctement. Il entend que cette étude des philosophes doit moins conduire à la connaissance de leurs dogmes qu'à la recherche de ce qu'ils nous enseignent sur les dieux et de ce que nous devons savoir d'eux, c'est-àdire : qu'ils prennent soin des choses d'ici-bas, qu'ils ne font aucun mal aux hommes et aux êtres sensibles, parce que leur nature ne les rend pas sujets à l'envie, à la jalousie et à la discorde, et que sous ce rapport, c'est avec juste raison qu'on a blâmé les poètes de leur avoir prêté ces passions (t. 2, p. 300) ; car, dit-il, on a repris nos poètes pour leur avoir prêté ces passions. Enfin il recommande surtout de ne donner dans l'esprit aucun accès aux dogmes d'Épicure et de Pyrrhon (p. 301).

Comme base de tous ces principes et de ces conseils, Julien pose la croyance aux dieux immortels (p. 293). Peu importe que les impies profanent leurs images ou leurs temples. II explique comment la pierre, le bois ou le bronze qui représentent les dieux n'en sont que les images révérées, à l'égal de l'image du prince pour laquelle ses amis se sentent émus. Il professe la foi en la divine providence (p. 293) et l'espérance des grands biens promis par les dieux


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après la mort (p. 297). Là-dessus ils ne peuvent nous tromper, non plus que sur l'état de notre vie présente. En outre ils sont touchés de la vertu des hommes pieux autant que de la beauté du séjour de l'Olympe. Il prescrit la prière et le chant des hymnes ; la prière, tant en public qu'en particulier, sinon trois fois dans le jour, au moins soir et matin. Enfin il justifie la prière et le sacrifice à Dieu, le culte surtout, non par des raisonnements philosophiques, mais parce que les lois l'ont établi depuis des siècles chez toutes les nations.

Tel est l'ensemble de ce discours. Faut-il y voir la pensée philosophique de Julien ? N'estce pas plutôt ici le système d'un réformateur du culte païen, qui comprend qu'un culte est nécessaire, et qui l'environne de tout ce qui peut lui attirer le respect et l'honneur? N'est-ce pas aussi la plupart du temps une imitation du culte chrétien? Il est difficile d'en douter, quand on voit Julien constamment préoccupé dans ce discours de l'exemple des Galiléens- Il les invective au commencement de son écrit (p. 282) et leur reproche leur amour du martyre, leur fuite dans les déserts, leur constance dans les fers. Il revient encore à eux en le terminant. Selon lui, les Galiléens ont profité de l'indifférence notoire des pontifes païens pour la classe indigente, et ils l'ont appelée à eux par les festins hospitaliers


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qui portent chez eux le nom d'agapes, et qui en remplissent assez bien la signification. Ils enveloppent ainsi ces âmes délaissées et les entraînent dans leur secte impie (p. 307). Ajoutons que l'empereur écrit ce discours en qualité de souverain pontife, chargé de présider à tout ce qui concerne le culte des dieux (p. 297). Il se déclare, dans un sentiment d'humilité très exaltée, peu digne d'un tel honneur, et il ajoute qu'il s'efforce au moins de le devenir davantage. On voit aussi que Julien a les yeux fixés sur le culte juif. Il attaque et invective les prophètes (p. 293 — 300) ; il assimile leurs visions à des contes débités par des vieilles.

Il ne faut donc pas ici chercher la pensée philosophique personnelle de Julien, ni lui faire l'honneur d'une création morale. Sa pensée, il doit l'avoir réservée pour lui et pour ses écrits philosophiques proprement dits. Cette composition morale lui est venue de son esprit ecclectique. Il a pris au culte chrétien la règle qu'il y a vu pratiquée et il l'a transportée à ses autels. II est plein d'ailleurs de souvenirs bibliques et chrétiens. Il cite Moïse (p. 284) dans le récit de la création, et p. 2187 il rappelle le temple des juifs trois fois renversé et jamais rebâti jusqu'ici (p. 293) : « Je ne prétends pas, ajoute-t-il, leur en faire « un reproche, moi, surtout qui me suis récem« ment occupé de rétablir en l'honneur de la


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« divinité qu'on y adore, ce temple ruiné depuis « si longtemps. » Il parle des prophètes et on a vu comment. Mais ce souvenir n'en est pas moins vivant dans son esprit. Enfin il appelle l'homme son frère (p. 287) et ce nom n'a été donné à l'homme que par le christianisme. Il y a donc ici une oeuvre ecclectique, et Julien, appartenant à l'école d'Alexandrie par nature et par choix, n'a fait ici que l'application de ses principes philosophiques, en copiant l'idée d'un autre culte et la discipline d'une autre église. Pénétrons plus avant et cherchons ce système philosophique, auquel un esprit tel que le sien avait dû tout ramener.

II. Eloge ou discours sur la Mère des Dieux

(t. 2, p. 3.)

La nature de cette composition s'éloigne peu delà précédente. Julien y fait quelque dépense d'esprit philosophique ; mais la conception ap-_ partient au même ordre d'idées qui l'inspirait tantôt. C'est une apologie ou une défense du culte de Cybèle et d'Attis, On sait la triste célébrité des rits de ce culte, les dégoûtants symboles qu'il affectait et dont il ornait les mains de celles qui s'y vouaient, les affreuses mutilations qu'il imposait au collège des prêtres qui s'y


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consacraient. L'antiquité profane l'a constaté. Ce n'était pas seulement pour honorer Cybèle et Attis que ces scènes se reproduisaient, mais on les retrouve encore à Eleusis, ville d'Àttique, en l'honneur de Cérès ; et ailleurs en l'honneur de Bacchus. L'antiquité chrétienne a raconté, avec l'autorité de ses plus grands noms, ces humiliantes dégradations ; et ceux qui sont curieux de consulter les sources peuvent recourir à Saint-Augustin, livre 1er de La Cité de Dieu ; à Arnobe, Adversùs gentes, liv. Ier et liv. 5 ; et à Clément d'Alexandrie, Oratio adhortatoria ad Groecos.

Julien entreprend la défense ou soit l'explication de ce culte. Il s'y croit sans doute obligé par sa qualité de souverain pontife, et de même que tantôt il prenait soin de l'honneur des pontifes païens, de même ici il se préoccupe de celui de ses dieux. Il sort tout récemment des chastes épreuves d'abstinence, auxquelles il a bien voulu se soumettre dans les initiations aux mystères de ce culte. Son esprit en est plein. Il en raconte les détails ; et plus que cela, à travers ces formes et ces voiles, il croit entrevoir le but philosophique, la pensée cachée et profonde qui le domine, et il l'expose.

Ceci est curieux à connaître à un double point de vue. Nous aurons sur les détails de l'initiation un témoin oculaire, et sur leur vérité un


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Le premier degré de cette initiation, c'est ce que Julien appelle la chaste abstinence. Elle consistait à s'abstenir de certains aliments : « La « loi défend, dit-il, de se nourrir des grains « que la terre enfouit, parce que le dernier des « êtres est la terre, sur laquelle, comme dit « Platon , se sont réfugiés tous les maux, et « d'où les oracles divins, qui la nomment fré« quemment le rebut de toutes choses, nous « avertissent de nous éloigner (p. 34, t. 2).

« On nous permet, continue-t-il, l'usage des « fruits et légumes, non de ceux qui sont en « terre, mais de ceux qui en sont sortis, et « qui s'élèvent au-dessus de sa surface. Enfin « la même loi qui nous permet de nous nour« rir des feuilles ou tiges de choux, en exclut « les racines comme nourries de la terre et sym« pathisant avec elle.

« Pour ce qui est du fruit des arbres, les « oranges, comme sacrées et de couleur d'or, « représentant aussi les prix des combats mys« tiques et secrets, ne peuvent être consommées, « ni servir de nourriture ; elles sont même un « objet de vénération religieuse, par rapport aux « causes dont elles sont l'image. Les grenades « sont rejetées comme provenant d'un arbuste


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« humble et terrestre. Le fruit du palmier passe « dans l'esprit de quelques-uns pour avoir été « interdit, parce que cet arbre ne croit point « en Phrygie, d'où les rits sacrés ont tiré leur « origine. Enfin on nous défend de manger des « poissons. Je vois deux raisons pour lequelles « on doit s'abstenir de la chair des poissons, « sinon en tout temps, du moins dans celui des« dites épreuves.

« Quiconque désire prendre l'essor, s'élever « au-dessus des airs et voler vers les régions « célestes, doit avoir de l'aversion pour les cho« ses d'ici-bas. C'est pourquoi l'on nous permet « de prendre pour nourriture les oiseaux, à « l'exception d'un petit nombre qui passent par« tout pour sacrés. J'en dis autant des animaux « quadrupèdes et communs, excepté le porc, « que sa forme, son genre de vie et sa nature « grasse et compacte rendent tout à fait terres« tre et qu'on écarte avec raison de la table « sacrée.

« Tels sont les motifs pour lesquels la loi « divine nous ordonne l'abstinence de certaines « nourritures ; et c'est parce que nous en con« naissons le but, que nous en faisons part à « ceux qui sont initiés dans la science des « dieux. »

Après ces préparations arrivait la célébration des fêtes consacrées à Cybèle et à Àttis. Elles


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s'appelaient les fêtes Hilariennes. C'était par le deuil et par des lamentations qu'on honorait la mémoire ou le souvenir des fuites du roi Attis, ses retraites cachées, ses disparitions et ses descentes dans l'antre, en un mot tout le détail de la vie de ce dieu que la mythologie racontait. Puis on coupait l'arbre sacré, le pin, au jour précis où le soleil arrive au sommet de l'abside équinoxial. Le jour suivant la trompette se faisait entendre. Enfin au troisième jour, dit Julien, se récolte la moisson secrète et sacrée du dieu Gallus. C'était en effet à ce jour que ceux qui étaient admis au nombre des Galles ou prêtres de Gallus et de Cybèle étaient tenus de subir la mutilation dont parle Lactance liv. 1er, ch. 24, en ces termes qui contrastent si fort avec ceux de Julien : « Publica Ma sacra, quorum « alia sunl matris deûm, in quibus homines « suis ipsi virilibus litant. »

Au moment de raconter ces faits et de leur donner une explication philosophique, Julien éprouve un doute. Doit-il révéler les secrets de ce culte ? Doit-il entretenir le vulgaire des choses dont il n'est pas permis de parler ? C'est loi qui le dit. Il semble qu'il ait eu besoin de l'exemple de Porphyre pour s'exciter à le suivre. « Au moment, dit-il, où je me dispose à par« 1er d'objets relatifs aux chastes épreuves d'abs« tinence que je viens de subir, je me rappelle


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« que Porphyre en fit autrefois la matière de « quelques essais philosophiques ; mais je ne « les ai jamais lus et j'ignore si son sentiment « se rencontre avec le mien » (t. 2, p. 7). Mais tout ceci n'est qu'une pure forme de discours. Ce qui pressait Julien, c'était le désir de justifier le culte païen, de l'ennoblir, de le laver de ce qu'il avait d'abject et d'odieux, de le grandir même en en faisant quelque chose de philosophiquement significatif et de moralement grand.

Le chemin qu'il prend pour arriver au but est fort court et l'idée qu'il va expliquer est fort simple. Ce culte, dit-il en substance, n'est qu'une allégorie ; ces réalités dégradantes, le symbole d'une vérité de l'ordre moral, et ce qui avilit l'homme, l'appel ou l'excitation à une vie céleste et pure.

Julien pose d'abord en principe, qu'il y a deux ordres d'intelligences, pour lesquelles aussi il y a deux manières de concevoir le culte, les cérémonies et les initiations. Le vulgaire, pour qui ces signes et ces symboles portent le genre d'utilité qui leur convient ; les hommes doués d'une intelligence supérieure, qui doivent en pénétrer et rechercher le sens : « Les anciens, dit-il, « après avoir scruté longtemps par eux-mêmes, « ou ce qui est plus vrai, guidé par les dieux, « la cause des êtres, et l'ayant enfin trouvée, « ils en ont enveloppé la connaissance de fables


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« incroyables, afin que l'invraisemblance de la « fiction nous portât à la recherche de la vérité. « Le vulgaire n'a pas besoin de raisonnement « pour retirer de ces signes ou symboles, le « genre d'utilité qui lui convient ; mais pour les « hommes doués d'une intelligence supérieure, « le plus grand avantage étant de connaître la' « vérité sur les dieux, le savant qui la recher« che et qui la voit enfin, est averti par ces « sortes d'énigme, de ce qui doit faire l'objet de « son application, afin que l'ayant trouvé il par« vienne, pour ainsi dire, par la méditation au « faite de la doctrine, et qu'il croie, non sur la « foi ou l'autorité des autres, mais d'après la « conviction acquise par les efforts de son intel« ligence. »

Cela posé, commence l'explication donnée par Julien.

La mère des dieux, dit-il, c'est la source d'où naissent les divinités organisatrices et intelligentes ; la maîtresse de tout ce qui a vie ; la cause de toute génération. — Attis est la troisième substance ou nature opératrice, ou si l'on veut cette puissance active qui organise les formes matérielles et en enchaîne les principes. La déesse Cybèle, ou soit cette providence, s'est pénétrée d'amour pour Attis, c'est-à-dire qu'elle s'est volontairement attachée, non précisément aux formes matérielles, mais surtout aux prin-


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cipes ou aux causes de ces formes,. « La fable, « continue-t-il, signifie donc que la Providence « qui gouverne les êtres, sujets à la génération « et à la corruption, a aimé de prédilection la « cause énergique et génératoire de ces êtres ; « qu'elle lui a commandé d'engendrer princi« paiement, dans l'ordre intellectuel, de se « tourner vers elle et de cohabiter avec elle « à l'exclusion de qui que ce fut. Elle a voulu « enfin que cette cause eut continuellement les « yeux sur elle, comme sur la source des dieux « organisateurs, mais incapable d'être entraînée « ou fléchie vers la génération. »

S'il faut donner un sens intelligible à cette théogonie, d'après Julien, il existerait trois substances ou natures opératrices. La première, la plus haute, retient et appelle à elle la troisième ; elle la détourne de la création des êtres matériels ; c'est dans l'ordre intellectuel que la troisième doit produire. Il y aurait horreur et répulsion dans la première pour les créations matérielles.

A ce propos il distingue la matière et la forme et il assigne à l'une et à l'autre une cause ; et c'est là que nous verrons enfin le philosophe poser un principe clair et saisissable et sortir des nuages dans lesquels il se perd si souvent. « Si nous n'assignons, dit-il, une cause ni à « l'une ni à l'autre, nous retombons, sans nous


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« en apercevoir, dans la doctrine d'Épicure. Il « faut donc reconnaître un principe antérieur « aux deux autres, et sans ce principe l'univers « entier serait soumis à l'impulsion du hasard. »

Puis, développant sa pensée, il ajoute : « Tout « corps est composé d'un sujet ou matière et « d'une forme, et quoique l'un et l'autre ne « soient pas réellement séparés, ils peuvent du « moins l'être par la pensée qui conçoit l'un « comme plus ancien ou préexistant à l'autre. »

Un corps, continue-t-il, ne peut renfermer en soi les causes incorporelles des formes matérielles. Sans ces causes toute génération serait évidemment impossible. D'où viendrait, pour chaque espèce d'être, cette différence dans les formes déterminées, s'il n'existait d'avance dans un type rationnel des causes ou principes qui dussent servir de modèles constants ? Ces causes sont donc antérieures. A l'instant il en donne pour preuve notre âme. Cet esprit environné de matière est la figure et l'image des formes matérielles ou unies à la matière. Car, parmi les corps, il n'en est aucun dont l'esprit ne puisse se former une image abstraite et incorporelle. Aussi Aristote a-t-il dit que l'âme est le lieu ou le siège des idées , sinon par acte continu, du moins par puissance. Puis il emprunte encore un argument à Platon, et, unissant les opinions du premier aux dogmes du second, il confirme


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sa doctrine ou sa théorie par cette affirmation dont. Platon s'est servi dans son Sophiste, que si les hommes qui aiment à imiter prétendaient, en imitant une chose, l'obtenir non en copie, mais en réalité, ils entreprendraient un ouvrage difficile et dont l'exécution serait à peu près impossible ; mais qu'il leur est bien plus aisé de se borner, en imitant, à produire l'apparence de la chose imitée. Ainsi en promenant un miroir nous obtenons aisément le type de chacun des objets qui peuvent y être représentés. A la place de ce miroir, substituons ce qu'Aristote appelle le lieu des formes en puissance, car il faut que ces formes aient existé en acte absolu avant d'exister en puissance.

Par cette doctrine philosophique, Julien combat le naturalisme pur ; il reconnaît un autre principe que la matière ; il admet un être immatériel renfermant en lui les causes et le principe des formes matérielles. Mais il n'aperçoit ici qu'une bien faible partie des vrais principes philosophiques. A l'instant même il fait le monde éternel, donnant ainsi à la cause immatérielle une production nécessaire, fatale, qui l'amoindrit, puisqu'il lui enlève toute liberté de créer ou de ne pas créer, et qu'il pose contre elle ou en face d'elle quelque chose qui participe à sa nature par l'éternité de son existence.

Voilà tout ce que, avec la bonne volonté la


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plus tenace et la plus persévérante, on peut recueillir de philosophie dans le discours sur la mère des dieux. La moisson n'est pas riche, convenons-en. On y voit bien une intelligence qui s'est portée vers de hautes régions, ou plutôt qui a entrevu les questions délicates de l'être, qui a couru d'Épicure à Arislote et d'Aristote à Platon. Mais il n'en a saisi que quelques points détachés, sans les coordonner et surtout sans en faire pour lui-même un système. C'est toujours à la surface des choses qu'il est resté ; c'est enfin une teinte légèrement répandue de l'esprit philosophique qui se voit à travers son discours, faible et bien faible compensation à tout ce que renferme de creux, de vide, d'indigne d'un homme raisonnable, cet écrit inspiré à Julien pour la défense de ses dieux.

Nous ajoutons de plus que si le mérite philosophique n'y brille pas, il n'est pas davantage remarquable par l'explication allégorique qu'il y a joint. Cet effort d'imagination ne repose sur rien de réel ; l'allégorie est dans l'esprit de l'écrivain, elle n'est pas dans les documents de l'histoire; celle-ci n'en fournit aucune preuve. Il indique un trait de similitude, une vraisemblance, un point qui semble concorder avec un autre. Mais c'est l'esprit qui parle ici, sans convaincre le lecteur que dès l'origine les choses aient été ainsi fondées et entendues. Que signifie encore

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l'explication de la mutilation, fondement capital de ce culte de Cybèle? Elle est destinée, selon lui, à honorer dans l'être immatériel la non progression de l'être divin vers l'infini, la limilation qu'il subit dans la production, ou qu'il s'impose lui-même ; comme si l'être divin pouvait être arrêté dans les actes de sa puissance ; comme si chaque jour la même cause universelle ne produisait pas; comme si elle ne pouvait plus produire, comme si enfin l'amoindrissement de la puissance divine devait être honoré, et si ce signe d'infirmité dans l'être devait devenir l'objet d'un culte et d'un hommage quelconque. A quel degré d'erreur et d'inintelligence le désir de tout justifier ne fait-il pas descendre l'apologiste du paganisme et de son culte?

L'oeuvre se termine par un hymne à la grande déesse ; et ici le pontife empereur mêle toutes les langues. Il parle en philosophe, il prie en païen. Il l'invoque comme déesse ; il la prie comme providence. Il lui rappelle son amour pour Bacchus, son dévouement pour Attys. Singulier mélange I étonnante confusion ! Julien semble ne plus croire à son explication philosophique. Il retombe dans les réalités du pur paganisme et un moment il ne s'est élevé que pour redescendre encore, entraîné par leur force et leur puissante attraction. Cherchons donc une autre oeuvre où l'esprit


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philosophique soit plus ferme, plus complet, plus constant.

III. Discours sur le Soleil-Roi (Tourlet, t. 1, p. 375.)

Celle-ci porte d'un bout à l'autre le caractère philosophique. L'auteur y expose ses pensées intimes sur l'être de Dieu, sur le monde, sur les dieux et sur le soleil. Seulement le titre donné à son exposé a quelque chose de mystérieux et de vague qui dénote un esprit enclin à s'envelopper de voiles. En effet, Julien cherche ici de préférence une méthode obscure, une langue embarrassée, qui contraste avec les méthodes des philosophes grecs, et leur langage. Rien n'est plus transparent en effet que les dialogues de Platon ; si la pensée en est élevée et profonde, la langue n'y subit aucune obscurité volontaire. On peut en dire autant d'Aristote. L'ensemble de ses vastes écrits dans lesquels il a parcouru le monde philosophique, moral et physique, confond par son universalité, mais se saisit et s'imprime dans l'intelligence, autant par la clarté du discours que par la hauteur de la méthode. Ici rien de pareil. On voit que Julien par les habitudes de sa vie, les initiations secrètes par lesquelles il a passé et l'étude de la théurgie, a altéré en lui le goût des choses simples. Il vise


— 522 — à l'effet par les mots et veut frapper l'attention par un titre singulier, là où un autre esprit, plus sain et plus fort, aurait visé à coordonner un système et à formuler une philosophie accessible à tous. Il semble nous introduire dans un temple environné d'ombre et de mystère, et vouloir augmenter le contraste entre le défaut de lumière du portique et l'éclat éblouissant qu'il se promet de nous montrer dans le sanctuaire. Nous verrons tout à l'heure si ce dessein a été rempli et ce but atteint. Pour le moment nous caractérisons en traits généraux cette composition, aussi froide que sèche et aride.

Le lecteur ne doit pas s'attendre à y trouver quelque vue nouvelle en philosophie. Julien arrive ici au milieu de l'éclat répandu dans le monde philosophique par l'école d'Alexandrie. Il a recueilli les idées que les maîtres y ont produites et développées. Il écrit après Plotin, Porphyre et Jamblique. Nous allons retrouver dans sa doctrine des reflets de celles-là, des échos ' complets de ce qu'ils ont annoncé, des vues qui ont été les leurs, mais rien qui lui fut propre et personnel. Certainement si Julien n'avait pas été revêtu de la pourpre impériale, si le caractère qu'il s'est donné dans l'histoire, et celui que la passion de certains écrivains lui a fait, ne l'avaient grandi au-delà de ce qu'il fut, la postérité se serait peu préoccupée de sa philosophie. Pour


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compter dans les rangs de ceux qui en ont été les organes accrédités de siècle en siècle, il fallait des qualités d'esprit qui ne furent pas les siennes, et en outre, disons-le avec sincérité, une vie moins remplie de faits, moins absorbée par l'ambition, moins dévorée par la vie des camps et les soins d'un grand empire. Une cause a nui à ses progrès philosophiques ; c'est le mélange fait par son esprit des idées philosophiques et de ses préjugés pour le culte païen ; c'est pour le dire par un mot qui exprime bien notre pensée, qu'il ait voulu être tout à la fois philosophe et pontife des autels de son culte. Chez lui, si le premier fait effort pour s'élever à une conception plus claire de l'être, le second le fait redescendre vers un monde de ténèbres et d'erreur, et l'y retient enchaîné. Le rôle de conciliateur entre ces choses était trop difficile. Elles ne pouvaient s'unir. La dialectique détruisait ce que l'idée païenne avait de fondamental ; et celle-ci à son tour enchaînait la liberté de la pensée. Il faut cependant être juste et tenir compte de tout. L'altération du philosophisme ne date pas seulement de Julien. Avant lui Porphyre et Jamblique s'en étaient rendus coupables, et bien que ceux-ci ne fussent ni pontifes, ni empereurs, ils avaient les premiers rêvé une conciliation impossible entre la philosophie et le culte païen. La déviation se fait sentir après Plotin. Celui-ci plane


— 524 — dans le domaine de l'absolu ; s'affranchit de tout lien, et ne met aucune borne à ses investigations. Il est suivi des deux autres, moins pénétrants, moins audacieux, plus accessibles à la passion, et qui se laissent séduire par l'idée d'une conciliation nouvelle. Rajeunir ce qui est vieux et usé, leur parait une gloire digne de leurs efforts et ils y consacreraient leur vie. Je ne voudrais pas répéter ici ce que j'ai dit plusieurs fois de Julien, sur d'autres points et sur d'autres matières ; mais la force des choses m'y conduit : en philosophie, Julien ne fut encore qu'un imitateur, qu'un copiste. Heureux si sa main plus ferme, son goût plus délicat, son intelligence plus vive, avait reproduit avec un degré plus haut d'évidence les traits épars dans ceux qui l'avaient précédé ! Mais il leur est inférieur et il reste bien loin d'eux, malgré la reproduction de leurs pensées et de leur système. C'est qu'il ne. suffit pas pour ressembler au génie philosophique et pour entrer dans cette parenté de l'intelligence, d'en avoir étudié les oeuvres et d'en porter l'empreinte plus ou moins effacée. Il faut encore se les être rendues personnelles et y avoir ajouté quelques traits d'originalité et de vie propres.

Ce n'est pas une occasion particulière, ni la nécessité d'une justification de quelque partie du culte païen, qui inspire à Julien ce discours sur le Soleil-Roi. C'est un pur épanchement de son


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esprit philosophique. C'est peut-être la vaine gloire de pouvoir dire, en le terminant, à son cher Salluste, qu'il lui envoie ce qu'il a ébauché sur la triple énergie du Dieu en trois nuits. Nous hésitons pourtant à le croire, parce qu'il ajoute tout de suite quelque chose que l'orgueil du philosophe aurait dissimulé et n'auTait pas dit Il conseille à son confident et ami, s'il désire quelque chose de plus parfait et de plus mystérieux sur cette matière, de consulter les écrits du divin Jamblique; il lui promet d'y trouver le comble de la sagesse. Cette oeuvre est donc le jet pur et net de son esprit. Il semble qu'après elle, nous ne surprendrons jamais Julien philosophant d'une manière plus libre et nous donnant toute sa pensée. Écoutons-la en silence ; suivonsen toute la portée. Nous nous demanderons ensuite si elle est digne de ce nom que Voltaire avait tant célébré.

La clef de ce discours de Julien est toute dans le procédé qu'il a suivi en l'écrivant. A l'occasion du soleil et des fêtes établies en son honneur, il veut parler du soleil des intelligences. Il lui arrive souvent de parler du premier, du rôle qu'il joue dans la création ; mais le plus souvent c'est du second qu'il s'occupe, de sa nature, de son essence. Puis il entre dans l'être de Dieu, il en distingue les hypostases. Il traite du monde, des dieux et. des génies. C'est en un mot sur cet


— 526 — ensemble de notions et d'idées que Julien exprime sa pensée.

Le premier phénomène que le philosophe cherche à s'expliquer, c'est l'existence du monde. Julien part ici du point le plus sensible, celui qui touche de plus près l'homme matériel. Le monde a-t-il été créé?a-t-il commencé? devrat-il finir ? Telle est la première question qu'il se pose. Il se déclare pour l'éternité du monde. Selon lui, il n'a pas été créé, il a existé de toute éternité et il continuera toujours d'exister. « Ce « monde magnifique et divin, qui s'étend de la « voûte du ciel aux dernières extrémités de la « terre, selon les lois d'une impénétrable pro« vidence de Dieu, exista de toute éternité, sans « avoir été créé, et continuera toujours d'exis« ter. »

Cette opinion n'est pas légèrement avancée. Il se pose tout de suite l'objection que Platon et Jamblique se sont servis en parlant du monde, de l'expression d'engendré, par une hypothèse purement gratuite, et tout de suite il répond : « Pour moi qui suis loin d'avoir la force de leur « génie, je n'ose avancer rien de semblable ; il « me parait même dangereux d'admettre, rela« tivemenl au monde, ne fut-ce que par pure « hypothèse, une génération temporaire, ainsi « que l'a pensé le fameux Jamblique. J'estime « au contraire que ce dieu-soleil, provenant de


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« la cause éternelle, a produit toutes choses de « toute éternité, en rendant apparents, d'occultes « qu'ils étaient, et en procréant simultanément « dans le temps présent tous les êtres par sa « volonté divine. » C'est la que se borne Julien. Ne cherchez pas chez lui de démonstration, il n'en donne pas. Il expose son opinion et voilà tout. C'est ce qui rendra à jamais inutile cette philosophie. Elle ne porte jamais avec elle sa lumière. S'écartant ainsi des procédés et des méthodes suivies, a-t-il renoncé volontairement à l'honneur de prouver ses théories, pour abréger et arriver plus vite au but? ou n'a-t-il pas eu la force nécessaire pour tenter au moins une démonstration ? Nous n'admettons pas cette dernière supposition ; la première seule nous semble admissible. Mais, quoiqu'il en soit, c'est une pauvre philosophie que celle qui s'impose par voie d'autorité. Là où la raison ne veut rien admettre de ce qui n'est pas démontré, il est contradictoire de croire qu'il est permis au philosophe de se dispenser de prouver.

Le second problème que résout ou que veut résoudre le discours sur le soleil-roi, c'est celui de l'être de Dieu. Le monde, selon Julien, est placé sous l'influence de trois principes ou causes, savoir : le principe solaire, le monde intellectuel, l'être unique ou le un. C'est une copie et une imitation des trois hypostases des Àlexan-


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drins. Suivant lui encore, l'être unique ou le un produisit un être semblable en tout à lui, le dieu-soleil, tenant le milieu entre les causes intellectuelles et les principes actifs intermédiaires.

Ce dieu-soleil était de toute éternité dans la propre substance de l'être unique ou le un. Il en a reçu la domination sur tous les dieux intel-, ligents ou êtres immatériels. Il a été préposé pour régner sur eux. C'est lui, Julien l'a déjà dit, qui a produit toutes choses de toute éternité.

Un deuxième soleil existe, au disque lumineux, qui fait pour les êtres sensibles ce que le dieusoleil distribue aux dieux intelligents et êtres immatériels.

Voilà, selon Julien, l'être de Dieu et les éléments de sa substance. Ce qui frappe d'étonnement, c'est le rôle divin qu'il attribue au soleil, dont il ne fait pas seulement un agent de l'être un, mais une partie intégrante de sa nature.

De là viennent des erreurs de détail que nous épargnerions volontiers au lecteur et qui confondent de surprise quand on les rencontre dans un esprit qui aurait dû s'en affranchir, mais qui forment cependant ici une partie trop capitale de cette oeuvre pour que nous les omettions. D'abord il attribue à ce soleil une intelligence. Il dit : « La distribution de ses « rayons sur tout l'univers et leur rassemble-


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« ment en faisceaux lumineux attestent le pou« voir à la fois étendu et intelligent de son «action organisatrice. » Ailleurs il en parle comme d'un dieu : « Nous pensons tous, dit-il, « tant que nous sommes aujourd'hui de phi« losophes, d'hommes lettrés ou non lettrés, « sans aucune exception, qu'il existe en ce « monde un Dieu qui, en se levant et en se « couchant, fait le jour et la nuit, et dont la « puissance change et métamorphose tout sous « nos yeux. A quel autre astre qu'à ce Dieu « appartient un tel pouvoir ? » D'autres fois on dirait qu'il en fait simplement l'agent du dieu Soleil qui était de toute éternité dans la substance de l'être un. C'est ce qu'il semble dire quand il écrit ces mots : « On peut supposer « raisonnablement que la pure énergie de l'in« telligence solaire part du siège lumineux « qu'occupe notre soleil au milieu du ciel, et « d'où elle fait briller partout une lumière divine « et sans mélange. » Mais il nous rejette bien vite dans le sens vrai de son système, quand il résume ainsi les propriétés du soleil : « Réunis« sons donc sa vertu perfectible, puisqu'il nous « fait voir tous les objets visibles, sa puissance « fécondante et organisatrice, par les métamor« phoses qu'il opère dans l'univers ; sa tendance « à produire l'unité, par l'accord des mouve« ments combinés qu'il produit ; sa force inter-


— 530 — « médiaire, par le milieu qu'il occupe ; enfin « sa royale domination sur les êtres intelligents, « par sa situation au milieu des astres errants « qui l'entourent ; car si quelque autre dieu « visible réunissait les mêmes qualités que le « soleil, nous n'attribuerions pas exclusivement « à celui-ci la primauté sur le dieu. » En lisant ces pages nous avons longtemps résisté à notre sens intime ; nous avons longtemps refusé de croire à de telles erreurs dans l'esprit éminent que nous étudions : nous avons lu, relu, médité, réfléchi, et toujours la même vérité nous est apparue. Nous ne voulions pas y croire, mais notre conviction n'a jamais pu s'effacer. Elle est réelle, fondée sur le texte, justifiée par mille endroits. Tant d'études, tant de philosophie, tant d'orgueil, tant d'efforts pour s'éloigner de la vérité, pour retomber si bas, pour faire du soleil matériel un être intelligent pour l'associer à la nature de Dieu ! Platon, qu'est devenue ta doctrine sur l'être? Beaux génies chrétiens qui l'aviez si bien expliqué et compris, comme vous restez supérieurs à celui qui vous a abandonné et qui vous a fuis ! Les admirateurs passionnés du philosophe ont, dans cette chute profonde, de quoi gémir et s'attrister. Nous n'en triompherons pas. Mais nous ajouterons cette aberration à toutes celles de l'antiquité grecque, et nous dirons que s'il est facile de répudier les doctrines


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et les dogmes chrétiens, il ne l'est pas de leur substituer un ensemble plus moral, plus haut, plus raisonnable, qui les vaille et qui les égale. Nous dirons que cet honneur n'est pas échu à Julien, et qu'en le félicitant sur sa répudiation des autres chrétiens, ceux qui frappaient des mains avaient jeté un voile sur ses doctrines et les cachaient au monde abusé.

Mais continuons, nous n'avons pas encore parcouru le cercle entier des doctrines philosophiques de Julien :

« D'autres dieux de même nature et de même « origine que le soleil, dit-il, peuplent l'univers « et servent, pour ainsi dire, de couronnement « à la substance du dieu. »

Parmi ces dieux, il y a les dieux visibles qui planent sur ce monde ; les dieux immatériels et intelligibles qui entourent le bon par excellence ; ou bien, comme il le dit ailleurs, les dieux intelligents et ceux qui peuplent notre monde.

Enfin, pour que tout soit complet, Julien signale le nombre des dieux célestes, et, dans plusieurs pages qui se succèdent, nous voyons reparaître les dieux du culte païen. Triste et dégradante conclusion d'une oeuvre qui s'annonçait pour être philosophique et qui se termine par l'énumération stérile de noms qui nous rejettent en pur paganisme !

Une pensée poursuivra tout lecteur du discours


— 532 — sur le Soleil-Roi, celle des lacunes qui s'y trouvent. Julien oublie d'y traiter de l'âme humaine, de son existence, de sa matérialité ou de son immortalité. Le problème de la connaissance, celui de la certitude n'y sont ni touchés, ni abordés. La question du bien et du mal n'est pas même indiquée ; celle de l'origine des idées ne l'est pas davantage. Il passe à côté de ces questions immenses sans leur accorder ni attention, ni recherche. Légèreté d'esprit, oublis impardonnables ! L'antiquité grecque et romaine lui présentait d'admirables modèles. On comprend qu'il n'ait pas suivi l'exemple du philosophe romain ; que la belle langue de Cicéron si précise, si nette, si vive dans les questions philosophiques, ne l'ait pas entraîné. Mais la masse d'idées, mais la fécondité de ce rare génie, les aspects si divers sous lesquels il a parcouru le monde philosophique et moral ; tout cela était une richesse et un patrimoine qu'il ne devait pas répudier, et dans lequel il aurait dû puiser les éléments nécessaires de sa philosophie. Julien est peu touché de Rome et de ses grandeurs intellectuelles ; il est peu touché de sa langue aussi ; il renie ses ancêtres. Ses yeux sont tournés vers la Grèce. C'est là qu'il a vécu dans ses jeunes années. Il ne voit et ne sent la philosophie que par ce côté. La langue de ce pays lui sourit et l'enchante ; c'est elle qui lui sert à composer


— 533 — ses écrits. Mais s'il eut formé son esprit sur celui de Platon, il aurait abordé les sujets qu'il déserte et qu'il abandonne. Au lieu de ce vaste et immense horizon qui lui était ouvert du côté de Rome et du côté d'Athènes, il se perd dans les obscurités triviales et folles de la théurgie. Il accorde à des combinaisons, qui tiennent presque à l'astrologie, une importance qu'il refuse aux problèmes les plus hauts et les plus difficiles de la vie. C'est ainsi que l'abaissement ou l'altération subie par l'école d'Alexandrie se manifeste et se prouve, non-seulement dans ceux à qui elle doit son éclat, mais encore dans Julien qui ne lui en a apporté aucun.

En résumé, quand nous comptons les titres de Julien à la gloire du philosophe, nous les voyons s'échapper et s'évanouir de nos mains. Lorsque nous recherchons, avec effort et avec une persévérance qui auraient mérité plus de succès, les raisons secrètes et cachées qui ont déterminé son esprit et qui l'ont fait' sortir, comme il le dit, des ténèbres de sa jeunesse, nous ne saisissons rien, nous ne trouvons aucune lumière. Une nuit plus profonde s'est faite autour de lui. Il n'a plus la solution des questions les plus redoutables. Il se repaît de fables. C'est le mystère, l'incompréhensible qu'il traite, qu'il mêle ensemble, préparant ainsi à ceux qui sont venus après lui l'oeuvre la plus ingrate, le


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travail le plus dur et le moins attrayant ; enfin une difficulté souvent insurmontable, celle de le comprendre.

IV. Discours contre les cyniques ignorants (Tourlet, t. 2, p. 62.)

Julien aime les contrastes. Il est sur le trône. Il est empereur. Il se fait le panégyriste du cynisme, c'est-à-dire de la philosophie de Diogène et de Cratès. Il descend du trône impérial et tend la main à ce qui est humble et méprisé. Ici encore un grand exemple le séduit et l'entraîne. Alexandre a admiré Diogène. Il veut l'admirer à son tour. Le tonneau de ce cynique est resté fameux. Julien y prend son héros. N'y avait-il donc dans l'antiquité de modèle plus pur, ni d'éclat plus solide, ni de génie plus grand à louer ? Inutiles questions ! La nature de Julien est toujours un problème. Ses goûts sont mêlés de bizarrerie. Ce n'est pas le beau pur et sans mélange qui le captive et l'entraîne. Le côté faux des choses lui convient mieux. Il l'attire. Le paradoxe est dans les dispositions de son esprit. Propre à saisir, il l'est peu à bien discerner. Nous sentons et nous goûtons le beau


— 535 — ou par la grandeur de notre intelligence, ou par celle de notre coeur. Chez lui on cherche vainement l'une ou l'autre. Ne nous étonnons plus de ses prédilections et de ses choix.

Comment procède-t-il dans son oeuvre ? Nous le dirons par un mot et nous nous hâterons ensuite de retrouver ici le filon philosophique que nous cherchons dans cette partie de ses compositions.

Julien expose la philosophie cynique dans ce qu'elle a de primordial. Elle part de la nécessité du détachement de soi et des superfluités de la vie. Elle se dépouille de tous les besoins de convention. Elle conduit au mépris de soi, des honneurs et de tout ce qu'une fausse délicatesse de moeurs peut inspirer. Enfin elle ne prêche qu'une seule maxime, celle de se connaître.

C'est là l'éloge et la base du cynisme ramené à sa source primitive. Julien en fait le titre de gloire de Diogène.

Mais de tout ceci il prend occasion de poser l'idée générale de la philosophie. Il dit un mot de l'âme. Il indique le rapport des sens avec elle ; saisissons ces fragments philosophiques d'une théorie qu'il n'a jamais exposée complètement, et sur laquelle sa pensée ne s'est pas arrêtée plus d'un instant.

À ses yeux la philosophie peut être considérée sous un double rapport : elle étudie l'être de

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Dieu et le pénètre, ou elle étudie l'homme, Ces deux termes extrêmes sont ce qu'elle embrasse et ce qu'elle doit expliquer. Il le dit plus vaguement et avec sa langue moins exacte et moins précise: « On peut l'envisager, dit-il, « comme l'art des arts, la science des sciences, « ou comme le moyen d'approcher des dieux « le plus possible, ou enfin comme la voie la « plus sûre pour arriver à la connaissance de « soi-même. » La première de ses divisions n'indique pas un but, un objet ; c'est une qualification d'honneur. Nous la retranchons, parce qu'elle ne dit rien à l'intelligence. La seconde n'annonce pas, par les termes qu'il emploie, une foi bien grande dans l'instrument que fournit la philosophie. Ce n'est pas la connaissance de l'être divin qu'elle donne; c'est un moyen d'y arriver, d'en approcher le plus possible. Enfin même pour connaître l'homme, ce n'est que la voie la plus sûre. Mais elle n'en est pas le moyen certain. Plotin et les autres maîtres étaient plus affirmatifs. Ils avaient plus de foi en la force de l'intelligence. On n'aime pas ce tâtonnement dans un partisan si déclaré de la philosophie. Il accuse un adepte peu ardent ou peu habile. Dans un autre écrit, le discours au cynique Héraclius, Julien nous fait connaître comment il conçoit la philosophie et les diverses divisions qu'elle renferme. Selon lui elle a trois


— 537 — branches et chacune d'elles a trois parties : « La « physique, dit-il, a une partie théologique, une « autre mathématique et une troisième qui a pour « objets les êtres sujets à naître et à périr, les « êtres éternels, et la théorie des corps, en ce qui « concerne l'essence de chacun d'eux et leur « attribut distinctif. Pour ce qui est de la philo« sophie pratique, ou elle est relative à l'homme « individuellement, c'est la morale ; ou à une « famille, c'est l'économie ; ou au gouvernement « d'une ville, c'est la politique. Si nous passons « à la logique, elle a sa partie démonstrative « qui procède par l'évidente vérité des principes ; « sa partie contentieuse qui argumente d'opi« nions très probables ; enfin sa partie polé« mique, qui s'arme de paralogismes et de rai« sonnements captieux. »

Il est singulier de voir la classification de la physique embrasser la théologie et l'étude des êtres éternels ; de voir rapprocher ainsi Dieu et la matière. Mais, on le sait, les classifications dépendent des théories qui les précèdent; et c'est sur celles-ci que l'esprit travaille pour classer. Il n'est pas étonnant, alors que les idées sur l'être divin sont si confuses chez Julien, si étranges mêmes, puisqu'il fait le monde éternel, comme lui, et le principe solaire une partie de sa substance, qu'il fasse de la théologie, une branche de la physique. Il est plus heureux


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dans ce qu'il dit de la logique ; mais nous aurions à relever ce qu'il y a de contestable dans ce qu'il dit de la philosophie pratique, appliquée à la famille ou au gouvernement d'une ville. Réduire l'une à l'économie, et l'autre à la politique , c'est bien peu étendre le domaine de la morale. La restreindre à l'homme individuel et ne pas vouloir qu'elle soit la règle de la famille ou de l'État, c'est affranchir celle-ci et l'autre des lois morales ; déclarer que la politique peut employer toutes les voies; c'est reproduire presque par avance ce fameux mot d'un moderne, justement réprouvé : que la petite morale lue la grande.

Ce qui fixe l'attention de Julien et ce qu'il semble avoir mieux compris, c'est la partie de la philosophie relative à l'étude de l'homme. Le cadre qu'il trace pour cette étude a le mérite de la clarté et celui de la vérité. « Le philoso« phe, dit-il, ne se contentera pas de savoir « que l'homme est une âme vivante qui dispose « d'un corps. Il examinera en outre quelle est « la nature de cette âme et quelles sont ses facul« tés ; et après toutes ces recherches, il voudra « savoir encore s'il n'existe pas en nous quelque « chose de plus élevé ou de plus divin que l'âme « même, quelque chose de surnaturel que nous « sentons en nous, sans que personne nous en « ait averti et que nous croyons tous résider


— 539 — « dans le ciel. De là il passera à l'examen des « éléments de son corps, pour savoir s'ils sont « simples ou composés ; et ensuite par quelle « harmonie cet ensemble se gouverne, de quel« les forces, de quelles modifications ou res« sources il a besoin pour sa conservation. « Enfin il jetera un coup-d'oeil sur les principes « des arts, qui ont pour but de conserver le « corps, sur la médecine, par exemple, l'agri« culture et autres arts utiles. Et si parmi les « connaissances de ce genre, il en est d'oiseuses « et de surabondantes, il voudra d'autant moins « les ignorer qu'on peut les cultiver, dans la « vue de soulager la partie souffrante de nous« même. Sans doute, il ne se livrera pas tout « entier à cette dernière étude, parce qu'il croi« rait au-dessous de lui de vouloir se soustraire « à toute espèce de douleur. Quoiqu'il en soit, « il ne se résoudra jamais à ignorer complète« ment ces détails, du moins en ce qu'ils peu« vent intéresser quelques-unes des affections de « l'âme. » Rarement Julien a parlé plus naturellement. Rarement il a mieux vu et mieux précisé. Ce n'est à la vérité qu'un programme. Il y a loin de là à un système philosophique réalisé et produit. Mais, nous l'avons souvent dit, Julien n'est pas un maître en philosophie ; acceptons les traits épars du grand tableau qu'il trace ; il réussit mieux dans cette tache que dans celle


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de l'exposition et de la démonstration. Là son esprit ouvert à une foule de préjugés mêle l'erreur à la vérité. Dans ses programmes il est à l'abri de ce danger.

Julien termine par un dernier trait la conception de la philosophie. Quand nous nous connaîtrons, dit-il, nous ressemblerons le plus possible à la divinité. « Car, dit-il excellemment, « ce que nous sommes quelquefois, Dieu l'est « toujours ; et il serait absurde que Dieu ne se « connut pas lui-même; s'il pouvait s'ignorer, « rien au monde ne lui serait connu. ».

Puis arrive sa conclusion : La philosophie est une comme la vérité, c'est-à-dire que peu importent les voies diverses prises par le philosophe ; toutes elles tendent vers le même but. Ou encore comme s'il disait : Peu importent les méthodes, les systèmes même, puisque tout a pour but l'étude de l'être. L'exactitude de la proposition est fort contestable. Il y a eu des maximes et des systèmes de philosophie que Julien lui-même a rejetés, tels que celui d'Épicure. Nous l'avons vu plus haut, nous allons le voir tout à l'heure, dans le discours suivant à Héraclius, attaquer avec une ardeur de prosélytisme inconcevable, un libre penseur, OEnomaùs, dont nous avons indiqué dans la précédente partie de cette étude, l'oeuvre piquante sur les oracles. La conclusion n'est donc pas exacte. Voyez en effet


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ce qu'il dit de ce libre penseur à Héraclius (t. 2, p. 421) : « Il nous donne à tous occasion de « soupçonner qu'à ses yeux il n'existe rien de « bon, rien d'honnête, rien de vrai ; et pour « peu que tu daignes l'examiner, continue-t-il, « tu jugeras, comme moi, de cet impudent cyni« que, par son langage habituel et personnel, « par son livre contre les oracles, en un mot « par tous ses écrits. Supposons donc qu'il « atteigne son but, d'anéantir tout respect envers « les dieux, de mépriser toute sagesse humaine, « de fouler aux pieds non seulement toutes les « lois de l'honneur et de la justice, mais celles « que les immortels ont gravées dans notre âme, « et par lesquelles nous savons, sans qu'on nous « l'ait appris, qu'il existe un être divin, sur qui « se portent nos regards et nos penchants, et vers « lequel nos âmes se dirigent comme les yeux « vers la lumière ; supposons en outre qu'il « écarte de nous cette seconde loi naturelle et « divine qui nous défend d'attenter aux droits « d'autrui par nos discours, par nos actions, « par les mouvements les plus secrets de notre « âme, et qui nous conduit enfin à la perfection « de la justice ; dans quel gouffre ne faudrait« il pas précipiter un mortel si pervers ? Et « ceux qui approuveraient ses maximes ne de« vraient-ils pas, comme autant d'empoison« neurs, je ne dis pas être chassés à coups de


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« thyrses, peine trop légère pour de tels forfaits, « mais lapidés et mis à mort. » L'indignation de Julien est profonde ; elle se comprend. On lui pardonne d'oublier sa tolérance. Le philosophe qu'il attaque détruit toutes les notions du bien, du vrai et du beau. Mais, il le voit, la philosophie peut s'égarer, elle s'égare souvent. Elle n'est pas une comme la vérité. Julien philosophe et politique est embarrassé quelquefois de ses principes. Il a très énergiquement posé ici ce que les nécessités sociales imposent à la liberté de la philosophie, et ses limites. Je ne l'en blâmerai pas. Mais je demanderai seulement si c'est là la seule limite que la raison de l'homme doive rencontrer et s'il faut ne pas admettre que celleci en trouve dans sa propre nature ? car Julien ne nous a jamais dit si celle-ci pouvait en recevoir, s'il croyait à sa puissance absolue et s'il était de ceux qui, n'admettant que le naturel, se constituent les ennemis de tout ce que la raison ne peut démontrer, c'est-à-dire du surnaturel. Celte thèse n'était pas évidemment la sienne. Le passage que nous venons de citer le prouverait au besoin, puisqu'il admet a priori l'existence dans nos âmes de deux vérités non apprises, mais inhérentes à leur nature. L'ensemble de ses opinions philosophiques ne le suppose pas non plus, puisque une foule de choses inexplicables et inexpliquées sont admises par lui.


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C'est encore un trait de la physionomie de Julien qu'il faut effacer du portrait que Voltaire en avait tracé. Julien n'est pas un libre penseur. C'est un eccleclique. Entre les diverses philosophies et religions, il a fait un choix, quelquefois un mélange. Laissez-lui donc la responsabilité de ses choix et de ses prédilections. Mais il n'est pas l'adorateur de la liberté de la pensée. Au contraire il l'a surchargée, plus qu'il ne l'a affranchie.

Le mystère de l'union de l'âme et du corps est bien peu éclairci par Julien dans cette oeuvre. Il ne l'aborde pas plus ici que tantôt. Seulement, il laisse voir une opinion sur cette matière, furtivement et en passant, au moins comme preuve que sa pensée s'est portée sur ce point difficile. « Les yeux et les oreilles , « dit-il, sont les agents de la pensée, soit parce « que servant comme d'ouverture à l'âme, ils la « frappent plus vite et y réveillent le principe « et la force permanente de la pensée, soit que « pour produire celle-ci, l'âme elle-même se « répande par eux, comme par autant de ca« naux. Car c'est, dit-on, en rassemblant les « rapports des sens divers et en les renfermant << dans la mémoire, qu'elle enfante les sciences. « Pour moi, je ne saurais concevoir que les « choses sensibles puissent être perçues autre« ment qu'à l'aide d'un principe, soit incomplet,


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« soit parfait, mais plus ou moins gêné dans sa « force productrice des perceptions. » Ce passage suffirait pour ranger Julien parmi les philosophes spiritualistes. Si la perception des choses sensibles ne peut s'opérer qu'à l'aide d'un agent, ou d'un principe intelligent, nous avons une doctrine toute spiritualiste, qui la sépare de la doctrine désolante de la sensation. Cet heureux fruit de sa philosophie, il le doit à Platon, à qui il aurait dû, plutôt qu'à Diogène, offrir le tribut de son admiration.

Après avoir recherché dans cet ouvrage ce qui se rapporte ou ce qui touche à la philosophie, qu'on nous permette de laisser dans l'ombre le héros de ce panégyrique, pour lequel nous n'avons jamais éprouvé ni sympathie, ni préférence. L'éloge de Julien ne l'a pas grandi à nos yeux. Diogène est resté, avant comme après, l'homme bizarre et singulier qui a rêvé la célébrité , comme Éroslrate, par des traits qui heurtent le bon sens et la raison. La couronne déposée à ses pieds par cette main impériale s'est flétrie avec le temps ; la poussière l'a recouverte, et nous n'avons eu ni le désir, ni la tentation de la secouer et de la rajeunir.


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V. Discours écrit au cynique Héraclius

(t. 2, p. 444.)

Cet écrit de Julien est le correctif du précédent. Le cynisme de certains sectateurs de Diogène l'avait si fort indigné, qu'il prit de nouveau la plume, mais pour flétrir ceux qui, semblables à OEnomaûs déjà cité, offensaient la pudeur, la raison, attaquaient les dieux et se jouaient de tout ce qu'il y a de sacré parmi les hommes. A peu de distance, Julien put voir le danger des éloges prodigués à Diogène, les nombreuses déviations de ses doctrines et l'application qui en était faite de ses jours. Pour qui voudra connaître les audaces des cyniques, leur nombre , leur ambition , leur ardeur à se presser vers l'empereur, le genre d'écrits qui sortaient de leurs mains, le discours à Héraclius est à consulter. Il est curieux aussi de voir Julien y donner les préceptes nécessaires pour bien écrire les fables mythologiques ou les apologues, et garder dans leur invention les règles de la convenance morale ou historique. Puérile théorie ! Quelle distance nous sépare donc des choses vraiment philosophiques ! A quel degré d'abaissement l'époque est-elle donc tombée du côté des païens ! Julien écrit des méthodes pour que la fable soit plus


— 546 — vraisemblable et plus morale. Hélas ! la vérité ne suffit plus" à ces esprits fatigués et lassés. Sa forme simple et absolue ne leur convient plus. La fable et ses mille langues variées, la mythologie et ses nuances, cette universalité de figures, de noms, de héros et de dieux, voilà qui peut et qui doit les nourrir. Et c'est un philosophe qui fournira ces règles pour satisfaire à ce lamentable besoin ! Honneur, honneur au philosophe couronné, déserteur tout à la fois de la philosophie et des autels chrétiens ! Il n'est pas plus fidèle aux devoirs de celle-ci qu'aux préceptes donnés auprès de ceux-là. Ce n'est pas pour elle qu'il les a fuis et abandonnés. C'est pour une oeuvre plus obscure, c'est pour la théurgie, c'est pour le mélange adultère de beaucoup d'erreurs à un très petit nombre de vérités.

VI. CONCLUSION.

Nous sommes au terme de notre analyse des oeuvres philosophiques de Julien. Nous n'avons plus à le juger comme philosophe, nous venons de le faire sur chacune de ses oeuvres. Une appréciation générale ne serait plus que la répétition de ce que nous avons déjà dit.

Jetons maintenant un coup-d'oeil sur sa mort,


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sur les actions qui la précèdent, sur les discours qu'il tient aux siens dans ce moment suprême. Il est permis, je pense, de rechercher le vrai caractère de sa philosophie dans cette scène solennelle, où toutes les forces de son esprit, concentrées et surexcitées par l'approche de la mort, ont dû produire au dehors leur plus vif éclat et ses doctrines recevoir leur couronnement.

Ce que l'histoire raconte à cet égard est digne de foi. Nous l'empruntons aux auteurs païens, à Libanius et surtout à Ammien-Marcellin, témoin oculaire de l'expédition contre les Perses à laquelle il prit part dans les armées romaines. Rien n'est plus saisissant dans cet écrivain , que les pages consacrées au drame qui précède et qui suit la blessure mortelle dont est frappé Julien au milieu de son armée et dans l'action même du combat. L'art est absent du récit ; mais les moindres circonstances sont relevées avec un soin minutieux. Ammien-Marcellin est peintre dramatique ici, sans le vouloir, par l'honnêteté de son âme qui ne lui fait rien retrancher de ce qu'il a vu de ses propres yeux ou de ce qu'il a recueilli.

Deux parts bien distinctes sont à faire dans ce récit du 25e livre de l'historien. L'une concerne quelques faits ou certaines actions de Julien en ce moment décisif; l'autre est relative


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aux discours qu'il a tenus à ceux qui l'entouraient. Voici ce qui concerne les actions. Durant la nuit qui précède le combat où il devait être frappé de mort, Julien est dans sa tente. Il est, comme César, occupé à composer ou à écrire quelques-uns de ses travaux philosophiques. Tout à coup le génie de Rome, le même qui s'était montré à lui dans les Gaules, lorsqu'il fut déclaré Auguste, lui apparaît triste et la tête voilée ; puis il sort de la tente de Julien et l'abandonne. Julien, troublé par cette apparition, fait au milieu de la nuit offrir des sacrifices aux dieux, et pendant le sacrifice un sillon de feu, nouveau et plus grave présage, semble traverser les cieux. Il est saisi d'horreur à cette vue, et il craint que ce ne soit l'astre de Mars qui ne le menace. Il appelle les aruspices étrusques ; il les consulte sur l'apparition de cet astre. Enfin le lendemain quand il est blessé, et qu'il apprend que le lieu où il se trouve se nomme Phrygie, il ne doute plus que l'heure de sa mort n'ait sonné, parce que c'était dans un lieu de ce nom que sa mort lui avait été prédite autrefois. (V. Ammien Marcellin, lib. 2.5, cap. 4, II. Paris 4684,-p. 444 et sequent.)

Dans ces agitations répétées de Julien, cette double vision , ce sacrifice nocturne, l'horreur profonde dont il est saisi, et le secours qu'il demande à tout ce qui l'entoure pour l'apaiser,


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nous ne voyons plus le philosophe, mais l'adepte fidèle des initiations et le serviteur crédule de la théurgie. Ce récit efface aux yeux de la postérité, la grandeur philosophique que l'on a voulu donner aux derniers moments de Julien. Il y est homme, réduit à de mesquines proportions, et sa philosophie s'y montre sans éclat et sans vie. L'homme n'a pas grandi le philosophe ; celui-ci a disparu sous l'autre.

Il est ferme et noble au contraire dans le discours qu'il tient à ses amis, et que le même historien nous a rapporté en entier (lib. 25, cbap. 3, p. 420 et 424). — Mais là encore sa philosophie se montre peu. C'est le politique qui apparaît et qui parle. Il songe à la postérité. On voit que l'insuccès de son expédition le préoccupe. Il se justifie de l'avoir entreprise, en déclarant que les événements dépendent des dieux et qu'ils en sont les arbitres. Il se rend la justice de n'avoir rien entrepris que dans le plus grand intérêt de la patrie, et d'avoir obéi à tout ce qu'elle lui a commandé. Il explique pourquoi il n'a pas nommé de successeur. Il veut laisser au choix des siens le plus digne et ne veut pas s'exposer à se tromper. Plein de confiance dans lui-même, il se déclare sans remords des actes de sa vie soit publique soit privée. Aucun crime n'a été commis par lui, et le pouvoir qu'il a reçu des dieux immortels il l'a conservé pur,.


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— Ce panégyrique prononcé par Julien , sur lui-même et sur ses actes, au moment où il expire, n'étonne pas ceux qui l'écoutent, ni son historien ; mais il surprend et étonne la postérité. Ce n'est pas Socrate, ni Platon, qui auraient parlé de la sorte. Ici donc la philosophie morale est absente.

Elle l'est bien plus encore, quand il dit que le coup dont il meurt lui a été prédit, il y a longtemps.

Il n'y a de vraiment philosophique, dans ce discours, que l'idée qu'il exprime, en courant, de la supériorité de l'âme sur le corps, et l'entretien qu'il a avec les philosophes Priscus et Maxime sur la noblesse des esprits super sublimitate animorum. Il est à regretter que l'historien romain ne nous ait rien conservé de cette conversation dernière, qui aurait pu nous paraître comme son testament philosophique. Mais si nous recherchons mieux autour de cette couche funèbre, et si nous recueillons toutes les * voix qui s'y font entendre, nous verrons aisément qu'aucune lumière nouvelle ne s'était faite dans cette intelligence. Ammien-Marcellin ajoute que Julien blâmait, énergiquement et avec autorité, la douleur exprimée par ses amis et les larmes qu'ils versaient sur son sort, en leur disant qu'il était peu convenable de pleurer un prince qui allait être rendu au ciel et aux astres :


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« Humile esse, coelo sideribusque conciliatum « lugeri principem dicens. » Triste et dernière espérance que lui avaient préparée ses idées sur le monde et les dieux.

Le voilà tout entier et complet l'inventaire de la philosophie de Julien ! Ni sa vie, ni sa mort ne le font considérable et grand. Le silence et la méditation n'avaient pas éclairé son génie. La mort et les révélations divines, qui quelquefois l'accompagnent, ne l'illuminent pas davantage. Nous avons donc vainement interrogé ce dernier livre, cette dernière page de son histoire, sinon écrite par lui-même, sortie du moins de ses habitudes, de son esprit, de son être, c'est-àdire de ses dernières actions et de ses dernières paroles.

On retrouve dans celle-ci ce qui se remarque dans sa vie. La politique y occupe la première place. La philosophie y est noyée et perdue. Ajoutons tout de suite que c'est par le premier de ces côtés qu'il s'est illustré dans l'histoire et non par le second. S'il eût vécu simple philosophe à Athènes ou à Alexandrie, il eut passé inaperçu, ignoré et sans gloire. Faible écho de quelques doctrines philosophiques de la Grèce, admirateur plus passionné de Jamblique que de Platon, plus ami des secrets et des mystères des initiations que jaloux de pénétrer ceux de l'être divin, il se traîne sur quelques données

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empruntées à de puissants esprits, et il ne prend jamais avec eux son essor, même pour s'égarer. Effleurant tout, ne possédant rien à fond, il trace des programmes philosophiques d'une main mal assurée qui s'arrête bien vite ; plus content et satisfait de la vanité de les avoir produits, que séduit par la gloire de les remplir lui-même. Nous n'avons pas à lui assigner une place dans l'école d'Alexandrie. Il n'a su ni la conquérir, ni la mériter. Si son génie y avait brillé, s'il avait ajouté quelque chose de nouveau à l'oeuvre des Alexandrins, nous l'aurions reproduit dans sa grandeur naturelle. Notre sincérité n'aurait eu aucune réticence. Mais rejeté bien loin dans les derniers rangs de cette école, c'est un acte de justice que nous avons accompli en le ramenant, comme philosophe, à ses proportions simples, vraies et naturelles.

A. TAVERNÏER, Avocat, Ancien bâtonnier.


TABLE DES MATIRRES.

Pages. Rapporl sur le projet du canal du Verdon, par M. le conseiller FERAUD-GIRAUD 1

Noliec sur la mouche qui dévore les olives et sur les moyens de s'en délivrer, par M. NORBERT BONAFOUS 33

Notice sur la fenêtre absidale de l'église de Saint-Jeande-Malte à Aix et Description de la nouvelle verrière, par M. ALEXIS REINAUD DE FONVERT 75

Un Provencal oublié. Recherches biographiques sur Pierre Aréod, par M. DE BERLUC-PERUSSIS 119

Souvenirs historiques de la ville d'Aix. La Compagnie de l'Arquebuse dite de Sainte-Barbe, par M. MOUAN, secrétaire-perpétuel 137

L'Ami des hommes et les Economistes grands seigneurs, par M. CABANTOUS, doyen de la Faculté de Droit 185

Discours prononcé par M. le docteur BOURGOET, le jour de son installation comme membre titulaire... 193

Discours de réception prononcé par M. le comte GASTON DE SAPORTA 211

Étude sur la littérature et la poésie provençale, par M. J.-B. GAUT 247

Étude sur la marche et le mode de propagation du choléra dans l'arrondissement d'Aix, en 1865, par M. le docteur BOURGUET 345


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Notice biographique sur M. le docteur d'Astros, membre de l'Académie, par M. CASTELLAN, président honoraire à la Cour impériale 397

Étude sur l'empereur Julien l'apostat (suite et fin), par M. TAVERNIER, avocat à la Cour impériale d'Aix, ancien bâtonnier 441