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Titre : Mémoires de l'Académie des sciences, lettres et arts d'Arras

Auteur : Académie des sciences, lettres et arts (Arras). Auteur du texte

Éditeur : Académie des sciences, lettres et arts d'Arras (Arras)

Date d'édition : 1891

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32813132v

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32813132v/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1891

Description : 1891 (SER2,T22).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Nord-Pas-de-Calais

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5535055j

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-215101

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 19/01/2011

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MÉMOIRES

DE

L'ACADÉMIE

DES SCIENCES, LETTRES ET ARTS D'ARRAS.

ARRAS

Imprimerie ROHARD-COURTIN, place du Pont-de-Cité. M 6

M. D, CCC. XCI.



MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE D'ARRAS


L'Académie laisse à chacun des auteurs des travaux

insérés dans les volumes de ses Mémoires, la responsabilité de ses opinions,

tant pour le fond que pour la forme.


MÉMOIRES

DE

L'ACADEMIE

DES SCIENCES, LETTRES ET ARTS

D'ARRAS.

IIe série. — Tome XXII

ARRAS

Imprimerie ROHARD-COURTIN, place du Pont-de-Cité. n° 6

M. D. CCC. XC I.



I

Séance publique du 30 Ootobre 1890.



SÉANCE PUBLIQUE

En l'absence de M. H. de Mallortie, Président, M. Ricouart, Chancelier, ouvre la séance par les paroles suivantes :

MESDAMES, MESSIEURS,

L'ACADÉMIE avait espéré que son vénérable Président, profitant d'une accalmie dans ses souffrances, aurait aujourd'hui occupé le siège qui l'attendait depuis si longtemps. Mais l'implacable maladie l'a frappé hier d'un de ses coups imprévus et je dois aux fonctions que m'a confiées l'Académie, le périlleux honneur de le remplacer au fauteuil et de vous lire tout à l'heure le discours qu'il devait prononcer en répondant au récipiendaire. Je ne solliciterai pas votre attention; l'oeuvre suffira pour l'éveiller et la tenir tendue : mais elle n'est pas mienne et vous n'aurez pas le plaisir d'entendre, aidé par un organe sympathique, le causeur éloquent et aimable dont l'absence nous est une déception amère, et nous oblige à remplacer, par une pale copie, le tableau merveilleux qu'aurait déroulé devant vous le lettré délicat, doublé d'un orateur et d'un savant.


RAPPORT

sur les

TRAVAUX DE L'ANNÉE

par M. l'Abbé Deramecourt

Secrétaire-Général

MESDAMES ET MESSIEURS,

POUR avoir été trop souvent privée de son chef vénéré, notre Compagnie ne s'est pourtant laissée aller ni au découragement ni au repos. L'Académie est personne raisonnable autant que laborieuse.

Son Bureau n'est jamais désert et les Membres présents à ses réunions sont presque toujours en nombre suffisant. Encore faut-il noter que nos règlements sont, sur ce point, bien plus exigeants que les règlements capitulaires. Car, s'il suffit de trois chanoines pour former chapitre, il faut huit académiciens pour tenir séance.

La matière académique ne manque guère plus souvent que le nombre ; et quand nos réunions, ce qui est rare, se passent exclusivement à converser, ces séances à bâtons rompus ne sont ni les moins intéressantes ni les moins utiles.

Les questions de littérature et de science générale, les questions d'art et d'histoire locale en forment ordinaire-


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ment le fond et nous avons, sur ces points comme sur beaucoup d'autres, des collègues toujours intarissables : il suffit de pouvoir descendre dans les réserves où se cachent trop souvent leurs trésors pour y puiser sans fin.

Nous serons cependant privés, pour quelque temps du moins, de ce genre d'agrément et de profit, si l'année qui vient de commencer tient toutes ses promesses.

Plusieurs lectures déjà ont été faites ; d'autres, en plus grand nombre, sont annoncées, et nous avons lieu d'espérer que les rigueurs de l'hiver auront au moins l'avantage de ramener tous les travailleurs au logis.

Il en est, du reste, qui savent trouver en pleine campagne leur champ d'étude. M. Pagnoul est de ceux-là. Aussi absorbé qu'il ait été par les travaux de son laboratoire agricole, il a bien voulu, l'an passé, nous initier aux discussions des savants et à ses propres recherches sur la production de l'azote dans les différents genres de culture ; nous osons compter sur les mêmes faveurs et sur d'autres encore, cette année.

M. Leloup nous a fait connaître, avec sa compétence accoutumée, l'état de la question des sucres, non seulement en France et dans les principales régions de l'Europe occidentale, mais encore en Amérique. Il ne saurait manquer de revenir sur ce point, car il y a du nouveau, paraît-il, et non pas du meilleur, dans le monde betteravier.

Dans le domaine de l'art qui est son champ préféré, sans être exclusif, M. le Gentil nous a longuement entretenus des diverses écoles de peintures de la ville d'Arras et mis à même d'apprécier surtout les oeuvres remarquables et la vie laborieuse de notre collègue M. Daverdoing.

M. le comte de Hauteclocque, toujours à l'affût des bonnes trouvailles et qui sait, au besoin, aller à leur recherche, nous a raconté, d'après des papiers de famille,


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l'administration de M. le baron de la Chaise, préfet du Pas-de-Calais, pendant les premières années de ce siècle.

M. Barbier, un autre chercheur infatigable, et de ceux qui trouvent toujours, nous a lu, en les éclairant de notices biographiques, les lettres d'Augustin Robespierre, alors représentant du peuple, à ses amis d'Arras.

Je m'applaudis d'avoir donné lieu à cette intéressante communication en transcrivant pour l'Académie une lettre inédite de Maximilien Robespierre, dans laquelle le trop célèbre avocat d'Arras raconte agréablement un voyage à Carvin, en y mêlant un éloge, en vers de sa façon, de la tarte artésienne. Les divers portraits et autographes de la famille Robespierre qui figuraient, avec cette lettre, à l'Exposition historique de la Révolution française de 1889, ont donné lieu à une de ces causeries savantes dont notre Compagnie est coutumière.

Quoique les travaux de l'Académie relatifs à la période contemporaine n'aient été, pendant l'année dernière, ni en petit nombre, ni de petite valeur, je dois ajouter que ceux qui ont trait à la période antérieure sont plus Nombreux et plus importants encore.

Comme d'habitude, et malgré l'état souvent précaire de sa santé, M. de Mallortie a fourni sa large part dans ce retour sur le passé. Il est vrai qu'il est une fois intervenu, avec sa sagesse ordinaire, dans la question tout actuelle de la réforme de l'orthographe, mais il s'est particulièrement occupé de nous décrire à tous les points de vue une modeste église de Paris, St-Julien le Pauvre, qui remonte au commencement du VIe siècle. Il a également consacré une intéressante lecture au XVIe siècle, pour l'étudier au point de vue de l'art et de la mythologie.

François Balduin et le cardinal de Granvelle ont continué d'occuper de nombreuses séances et leurs historiens ont mené l'un et l'autre à terme des travaux assez


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longs que l'Académie a accueillis avec beaucoup de bienveillance.

C'est encore au XVIe siècle que M. Depotter a placé le cadre dans lequel il nous a peint le tableau gracieux, édifiant et fidèle de cette belle famille de Venant qui fut, à cette époque, l'honneur de la ville d'Arras:

M. Cavrois a heureusement complété la lecture de M. Depotter en faisant connaître à l'Académie les titres de noblesse de la famille de Venant, ses propriétés et sa descendance.

Il appartenait à M. Loriquet de remonter plus haut encore, en nous faisant connaître un registre aux corporations de Béthune, relatant les épreuves que devaient subir, pour être admis à exercer leur profession, les chirurgiens et barbiers de la confrérie des saints Cosme et Damien.

Plusieurs communications savantes de M. Guesnon, des vers de M. Barbier, des études militaires de M. de Cardevacque et des descriptions picturales de M. le Gentil ont complété les travaux de l'année et achevé de remplir nos séances hebdomadaires.

Je ne parle pas de la séance publique du 23 août 1889 ; elle n'est pas oubliée à Arras et nous devons au bon souvenir qu'elle et ses devancières ont laissé dans le public lettré de notre ville, la bienveillante et nombreuse assistance que nous sommes heureux de saluer et de remercier aujourd'hui.

Puisse-t-elle se retrouver bientôt ici, pour une séance extraordinaire et d'autant plus agréable, qu'elle n'aurait pas dans son programme le rapport imposé et forcément monotone, pour ne pas dire ennuyeux, sur les travaux de l'année.


RAPPORT

sur le

CONCOURS DE POÉSIE

Par M Victor BARBIER

Membre résidant.

MESSIEURS,

CE n'est vraiment pas ma faute si je suis encore cette fois Rapporteur du Concours de Poésie ; j'aurais bien voulu laisser à d'autres, plus autorisés, ce poste périlleux, mais mes chers Collègues de la Commission ont mis tant de bonhomie et d'insistance à me persuader que ce soin incombait au Benjamin de la Compagnie, ils m'ont prouvé si clairement que le travail était le plus sacré de mes devoirs et le repos le plus légitime de leurs droits que j'ai fini par courber la tête et par céder, à bout d'arguments, à leurs trop gracieuses instances.

Quand je songe que, l'an dernier, à cette même place, j'accusais les poètes d'abandonner nos Concours pour collaborer à des feuilles plus éphémères que les roses ! quand je pense que j'allais jusqu'à leur reprocher de négliger l'ode et l'élégie pour composer de pompeuses réclames aux parfumeurs coloniaux !


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Combien je regrette aujourd'hui ces objurgations téméraires I Au lieu d'avoir, comme mon savant Collègue, l'heureux Rapporteur du Concours d'Histoire, un ou deux mémoires à classer, j'ai, moi, qui suis du bâtiment et qui ne peux passer huit jours sans taquiner la muse, ou plutôt sans être taquiné par elle, j'ai, dis-je, six gros manuscrits, de deux à trois cents vers chacun, à déchiffrer, à disséquer et à soumettre à votre verdict. Je tremble rien qu'en pensant au jour prochain où la marée montante des décadents et des déliquescents nous jugera dignes de la comprendre et viendra résolument disputer aux classiques et aux romantiques les palmes parcimonieusement décernées par nous aux valeureux ascensionnistes du Parnasse.

Mon intention n'est pas de vous faire partager mon martyre en vous imposant la lecture in-eoctenso des poèmes qui nous sont présentés; je ne vous servirai que des extraits, en ménageant prudemment la dose quand je jugerai les produits particulièrement indigestes et en prenant bien soin de réserver pour le dessert les morceaux délicats.

* *

La première pièce qui tombe sous notre plume a pour titre : La Fleur aimée, renforcé de cette devise, latine peut-être, mais vraisemblablement empruntée à la Cuisinière des ménages : « Flor Electa. »

S'il nous était permis de supposer avec certaine vraisemblance cette élégie sortie de la cervelle d'un élève de quatrième en rupture de classe, nous pourrions conseiller simplement à cet enfant l'étude de la prosodie ; mais comme son auteur nous parle à tout et hors de propos de sa Muse, comme il se complait à égréner, devant


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l'Egérie qui l'inspire, l'interminable chapelet de ses productions antérieures, nous sommes bien forcés de le traiter en récidiviste en condamnant trois de ses strophes aux honneurs de la publicité.

Or, mes amis, la fleur si belle Que ma voix chante à l'univers ; C'est Lise enfin, la jouvencelle, Qui m'inspira de si beaux vers

Car il nous faut dans cette vie, Où les revers causent des pleurs, Semer toujours près d'une amie De nos souris, parfums et fleurs.

Plus de liens, plus de fers, que toujours le sourire Vienne nous éclairer de ces dociles feux ; Quand la Muse en chantant aux échos vient redire : Les grands bois sont des nids faits pour l'amour à deux !

Il y a comme cela deux cent trente-huit vers, tous ainsi découpés en quatrains aphrodisiaques et sucrés ; puissent-ils trouver, pour les éditer, un confiseur progressiste et lettré, désireux de renouveler les distiques vieillots de ses petits fours assortis.

Attaquons maintenant le second manuscrit; son titre : Rêveries, m'avait d'abord fait espérer quelque langoureuse méditation d'un imitateur attardé du doux Lamartine.

Quelle était mon erreur : où j'attendais un troubadour sentimental, je découvre un farouche réformateur trou-


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vant tout pour le pis dans le pire des mondes impossibles et rêvant pour la société une complète rénovation.

Mais hélas ! le vieux monde étourdi, éperdu,

S'agite tout fiévreux, méchant et corrompu ;

Les despotes rivaux tremblants sous leurs couronnes

Font battre leurs sujets pour conserver leurs trônes.

En vain mes yeux voudraient pouvoir se reposer,

Un spectacle écoeurant partout vient s'accuser :

Je vois en frémissant de mépris et de honte

Un Allemand debout ; que sa vue est profonde !

Il contemple l'Europe et l'Europe a frémi ;

Mais le vaillant pays qui a jadis produit

Les Kléber, les Marceau, les Hoche et puis bien d'autres

N'a point tremblé.

Je tremble, moi, d'aller plus loin et je pense que ce petit échantillon suffira largement à vous donner la mesure de ce penseur atrabilaire, trop préoccupé de la question sociale pour éviter l'hiatus et trop l'ennemi des richesses pour tolérer jamais celle de la rime.

Avec Les Martyrs inconnus commencent les pièces sérieuses écrites par des gens connaissant la poétique et maniant le vers avec une certaine habileté. L'auteur fait défiler devant nous les saintes victimes du devoir : le paysan grêlé, le gréviste malgré lui, la fille abusée, le poète râlant sur un lit d'hôpital, la sentinelle tombant au poste de l'honneur.

La pièce a plus de cent vers de moins que les précédentes, ce qui est déjà un avantage appréciable, elle est de plus en rimes parnassiennes et cadencée comme une romance en quête d'un compositeur :


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Voici la fin du morceau :

Martyrs obscurs, saintes victimes, Dans vos rêves les plus sacrés, Dans vos bonheurs les plus intimes Si vous saignez, si vous souffrez, Ainsi que le Christ à Solyme, Par votre martyre sublime Vous payez notre iniquité ; Vos larmes tombant sur le monde Le lavent de la fange immonde Où se plonge l'humanité !

Vous expiez pour nos faiblesses, Pour nos calculs, pour nos serments, Pour l'impudeur de nos drôlesses, Pour les mensonges des amants ; Nos adorations infâmes Devant le veau d'or ou les femmes, Nos compromis avec l'honneur Sont les vautours aux longues serres Qui vous déchirent les viscères Et dévorent votre bonheur !

Ainsi le veut la loi fatale De l'équilibre du destin : Pour Lucallus souffre Tantale, Hugo vengera l'Arétin ! Penseurs, luttons avec la plume, Que par nos soins partout s'allume La fraternité dans les coeurs ; Faisons bonne la créature ; Nous aurons contre la nature L'amour, talisman des vainqueurs !

Si les derniers vers étaient un peu plus intelligibles et


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si l'auteur, pour mieux nous peindre sans doute les éclopés de la vie, n'avait cru devoir couper la patte à certain vers et, ce qui est plus grave, n'avait estropié par trois fois la langue française, nous n'aurions pas hésité à demander pour lui une mention honorable ; mais il doit être jeune, avec un peu d'attention et de persévérance, nous croyons pouvoir lui promettre mieux.

Jeunesse et sagesse, tel est le titre du quatrième manuscrit. C'est un dialogue, plus parénétique que psychologique selon nous, entre un jeune homme de vingt ans, envahi déjà par la désespérance, et un vieux nautonier, assuré contre les naufrages, qui essaye de le consoler de son mieux en lui préchant que la douleur est un mal nécessaire et qu'il n'est point de vrai bonheur ici-bas.

Ecoutez controverser le novice et son directeur :

LE JEUNE HOMME.

Mon père, la douleur est déjà de mon âge, Mon oeil a vu le fond de la coupe où surnage

Le flot riant de nos désirs, Et le fond n'est qu'erreur, mélange, impure lie, D'abord l'ivresse est douce, et puis vient la folie

Qui change en noir tous nos plaisirs.

Tu le vois, quoique jeune d'années, De mes illusions les fleurs toutes fanées

N'attendent plus d'autres printemps ; O vieillard, tu le sais, le coeur n'a qu'une enfance, Et quand tout le bonheur a pris sur nous l'avance

En reste-t-il après vingt ans ?

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Ne parle plus d'amour, vieillard, en moi tout tremble, Tout frémit en mon être à ce mot, il me semble

Que mes douleurs vont s'éveiller Et ressaisir mon coeur qui se repose à peine, Comme un captif malade, écrasé sous sa chaîne,

Que la fièvre fait sommeiller.

LE VIEILLARD.

O triste enfant qui souffre et qui craint la souffrance ! C'est par elle qu'on vit, et ta simple ignorance

Devait hélas ! l'apprendre un jour ; L'espérance est un bien que la douleur achète, Apaise les sanglots de ton âme inquiète,

La paix en elle aura son tour.

C'est l'oubli qui guérit, c'est l'oubli qui délivre ; Oublier et prier, c'est le secret de vivre,

C'est le seul baume souverain Qui rafraîchisse bien et calme l'âme humaine ; La douleur bat en nous, tout coeur est son domaine

Où règne sa verge d'airain.

Enfant ! dors dans la foi ! c'est une bonne mère : Elle donne un bonheur qui n'est point éphémère

Comme les bonheurs d'ici-bas ; En traversant la mort, notre âme entre avec elle Dans la félicité, pure, immense, éternelle,

Palme des terrestres combats !

L'idée n'est pas toujours bien nette dans ce pieux entretien, le bon vieillard, dans ses saintes exhortations à son jeune pénitent, oublie un peu trop que la foi est un don qui n'est malheureusement pas dévolu à tous ; mais la forme ici prime le fonds, le vers, bien qu'un peu


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filandreux parfois, est toujours correct et régulier, l'orthographe n'est pas moins respectée que la morale, toutes qualités sérieuses qui nous décident à demander pour cette homélie une médaille d'argent.

Tout autre est le cinquième envoi ; aux longs accords de l'harmonium succède brusquement l'appel du clairon. La Trisaïeule est d'un chauvinisme à effrayer Déroulède et à rendre des points aux couplets finals des chansons de Paulus.

Une vieille de cent ans, dont le mari est mort au service de la première République, dont le fils est tombé à Waterloo, qui a vu violer sa bru par les Alliés et périr, en l'année terrible, son dernier petit-fils et trois de ses arrière-petits-fils, raconte à la veillée, devant le berceau du seul survivant de sa race, la suite ininterrompue de ses lamentables deuils et clôt son récit, coupé de tirades et de sanglots, par ce voeu atroce : Pouvoir, avant de mourir, armer pour la revanche le blond chérubin qui dort à ses côtés.

Les trois cent cinquante vers de ce poème sont d'une irrégularité surprenante ; certains passages sont bas et triviaux, d'autres sont énergiques et superbes ; l'auteur y fait preuve d'un souffle puissant et d'une vigueur peu commune, mais c'est un outrancier qui n'est pas maître de lui et qui tue l'émotion en exagérant les sentiments et en forçant les images.

Heureusement pour lui, le petit tableau qui précède l'infernal narré de ses massacres est magistralement touché et rappelle par ses antithèses le plus grand de nos contemporains.


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L'enfant dort au berceau ; la vieille est en prière ; De gros pleurs comprimés tremblent sous sa paupière ; On perçoit, par instants, le hoquet d'un sanglot Que son courage étouffe et refoule aussitôt... Silence ! respectez !

A voir ce bébé rose, Et, seule, près de lui, calme et le front morose, Comme un spectre à genoux, la vieille de cent ans, L'aurore et le déclin, l'hiver et le printemps, Un siècle entier veillant un siècle qui commence, Au coeur le plus dur monte une tristesse immense, Et, sous ce toit lugubre et muet, on pressent Un terrible mystère, on devine un absent !

Elle avait dit : « Ce soir ! »

Et le soir, autour d'elle, D'amis et de voisins un long cercle fidèle, Au-devant de ses voeux toujours prêts à voler, Se pressaient pour l'entendre et pour la consoler. Le silence était grand, solennel et tragique, Seul, parfois, le baby, dans un rêve magique, Causait aux anges blonds volant deçà delà,

Hors lui, tous écoutaient.

Et la vieille parla.

Je vous tiens quitte de ses abominables histoires; mais en faveur de cette introduction si pleine de promesses, que l'auteur tiendra le jour où il saura mieux accorder son orchestre et modérer à propos l'ardeur de ses cuivres, nous demandons pour lui une médaille de vermeil.

* * *

Le sixième et dernier manuscrit : La Vie au lycée, n'a aucune parenté avec les précédents ; ce n'est plus une


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églogue, une satire, une romance, un psaume, une marseillaise ; c'est une page vécue, écrite par un fils respectueux de l'Alma Parens qui veut rassurer un jeune enfant, effrayé de la vie de collège, en lui dépeignant les lycées tels qu'ils étaient autrefois et tels que les ont transformés et les transforment encore chaque jour nos modernes éducateurs.

Les vers, d'une correction parfaite, sont lestement cadencés sur un rythme difficile en quatrains à rimes alternées ; la pièce bien conduite, piquante, empreinte d'une émotion vraie, se lit d'un bout à l'autre sans fatigue, bien qu'elle ait le nombre de vers imposé par notre impitoyable règlement.

La voici, moins le préambule et quelques strophes qui, sans faire longueur, ne sont pas indispensables à l'intelligence de l'ensemble.

Ah ! les collèges d'autrefois ! Qui racontera leur genèse, Et comment la gaîté française Y faillit perdre tous ses droits !

Comme ils étaient tristes, maussades ! Et quels longs et mornes ennuis Répandait sur nos jours, nos nuits L'ombre de leurs vastes façades !

Moins pressés sont dans un baril Les harengs entassés par grosses Que nous sur les gradins atroces Où nous étouffions dès avril.

En revanche, aux mois des gelées, Dans les dortoirs aux lits trop courts, Les salles d'études, les cours, En avons-nous eu des onglées !


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Mais nos ébats irrévérents Egayaient tout cela quand même Jusqu'à l'heure où, douleur suprême ! Le tambour roulait pour les rangs.

Car, si les verges, les férules N'existaient plus, c'était le temps Des toges noires, des régents Trônant sur des chaises curules.

Nulle tendresse, en ce bon temps ! Certes, nous n'étions pas des anges ; Mais combien terribles, étranges Pesaient sur nous les règlements !

Par ci, par là, mais rarissimes Comme les fleurs en février, Passaient, nous faisant oublier Certains types illustrissimes,

De vrais maîtres, des séducteurs Qu'on écoute et dont la parole Relève, encourage, console : En un mot, des éducateurs

Où sont-ils? Plusieurs, admirables Devant la mort, nous ont quittés. Les autres pour nous sont restés Des amis sûrs autant qu'aimables.

Heureux, ils nous serrent la main, Tout à nous, à nos confidences, Quand, radieuses, les vacances Chez eux nous ramènent soudain.

De quels doux réveils sont suivies Les ivresses de ces revoirs ! Partout, au lieu d'horizons noirs, Des perspectives infinies !


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On se sent meilleur auprès d'eux : Nos doutes et notre tristesse Devant leur allègre vieillesse Se changent en espoirs joyeux ;

Et leur causerie indulgente A le charme des entretiens De Socrate ou des citoyens De quelque idéale Salente.

Mais de semblables professeurs, Gais, ouverts, malgré leur science, De pareils maîtres pour l'enfance, Alors étaient des précurseurs.

C'était l'âge d'or des problèmes Plus embrouillés que des rébus, Des rudiments et dos gradus Qu'escaladaient les forts en thèmes ;

Le temps des séquestres hideux Où pâlissaient pour des vétilles Des enfants blonds comme des filles Avec des larmes plein les yeux ;

Le temps des pensums ridicules, Des lourds textes grecs et latins Infligés à d'affreux crétins Qui les écorchaient sans scrupules,

A de bons petits coeurs épris Pour le bel arbre de science Vert et gai comme l'espérance D'un amour souvent incompris.

C'était le temps du surmenage ! On trimait ferme et dur, alors, Jusqu'au jour où jetés dehors On nous souhaitait bon voyage!


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Depuis, ce qu'il a coulé d'eau... C'est effrayant quand on y pense ! De l'Université de France On parle encore à Landerneau.

Jadis, l'air manquait et l'espace, Et les distractions aussi : L'on a mis ordre à tout ceci Et réduit les heures de classe.

Et les réformes vont d'un train Tel que les collèges modernes, Loin d'avoir des airs de casernes, Sont de frais séjours pleins d'entrain

Où, petits et grands sont à l'aise Avec les stylistes anciens Et les plus fiers contemporains De la jeune école française,

Où sont appris et commentés Presque à l'égal de nos classiques, Les parnassiens, les romantiques Dont les lauriers nous ont hantés,

Où Dupuy, Faguet, Brunetière Et Lemaître ont droit de cité, Où Ronsard réhabilité Sourit à la pléiade entière,

Où les barres et le croquet, Le billon, la balle et les billes Font merveille ainsi que les quilles Et le maniment du mousquet,

Où c'est un régal de poète,

Au sortir d'un discours latin,

De lire l'Abbé Constantin

— Une idylle, — et plus en cachette.


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Es-tu rassuré maintenant? As-tu peur encor du lycée ? Les coeurs pas plus que la pensée N'y sont gênés, mon cher enfant.

Tu ne peux manquer de t'y plaire : Un tel milieu n'est point banal, S'il n'est pas encor l'idéal Entrevu par plus d'une mère.

C'est là qu'on grandit entre égaux Pour les batailles de la vie, Sans haines sourdes, sans envie, Mûri par de nobles travaux.

Rien ne vaut pour les caractères Semblable école : l'on en sort Prêt à braver les coups du sort, Les fortunes les plus contraires.

Et les meilleurs peut-être encor De nos amis, les plus fidèles Sont ceux du collège, modèles De dévouement et vrais coeur d'or.

D'or aussi sera la médaille que nous réclamons pour ces vers si naturels et si faciles. D'aucuns reprocheront peut-être à leur auteur d'avoir choisi un sujet trop familier et de l'avoir traité bien légèrement ; mais qu'importe! Son oeuvre a deux qualités maîtresses que ne donnent ni la science ni le travail, deux passeports indispensables en littérature comme en art, deux pavillons, éminemment français, qui savent couvrir et protéger toute marchandise : le coeur et l'esprit.


RAPPORT

sur le

CONCOURS D'HISTOIRE

Par M Louis CAVROIS

Secrétaire-Adjoint.

MESSIEURS,

APRES avoir chômé pendant deux ans, la Commission d'Histoire vient de reprendre ses travaux, grâce aux deux Mémoires qui lui ont été adressés et auxquels elle réservait le meilleur accueil, puisque l'Académie d'Arras se sent absolument dans son rôle quand elle peut encourager les auteurs qui lui envoient des communications rentrant dans le cadre de ses études.

Malheureusement une déception nous attendait à la suite du Mémoire dont je vais d'abord vous entretenir et qui porte pour épigraphe cette sentence : France, connais-toi toi-même. Dans ce travail, d'une forme originale, l'auteur feint de nous présenter une étude d'outretombe, et examine les relations qui ont existé pendant de longs siècles entre la Royauté et la Nation. Ce sujet, traité avec ampleur, aurait pu facilement confiner à des questions dont nos statuts nous interdisent sagement


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l'accès : l'auteur a évité cet écueil. Il savait sans doute que l'Académie, planant dans les sphères sereines de la pensée, ne connaît pas les luttes ardentes de la politique, ce qui lui donne l'inappréciable privilège d'établir entre tous ses Membres les rapports de la plus exquise courtoisie.

Sans chercher à préconiser aucune forme de gouvernement, le Mémoire passe en revue les principes du pouvoir, dont il suit les développements successifs jusqu'à la Révolution française où il s'arrête brusquement. On croirait même qu'il a été rédigé à cette époque, car il rappelle par son allure la manière d'écrire du XVIIIe siècle et semble avoir voulu s'inspirer des travaux de Montesquieu et de Mably. Est-ce pour compléter l'illusion que l'auteur a scellé son oeuvre avec un cachet portant la date du 4 août 1789 ? c'est possible ; mais votre Commission s'est demandé si un Mémoire de ce genre rentrait bien dans la catégorie des ouvrages qu'elle est appelée à récompenser ; et, tout en rendant hommage au mérite intrinsèque de ce travail, dont le but pourtant n'apparaît pas clairement, elle s'est prononcée pour la négative. Un tel Mémoire serait plutôt de la compétence de l'Académie des sciences morales et politiques.

Bien différente a été notre impression en abordant le second Mémoire qui prend ces mots pour devise : Eistoria, testis temporum, lux veritatis, vita memorioe, magistra vitoe, nuncia vetustatis. Depuis plusieurs années, l'Académie sollicitait le zèle des chercheurs en inscrivant dans ses programmes cet appel resté longtemps sans écho : Histoire d'une localité importante du Pas-de-Calais. Je ne dis pas que cette dernière épithète convienne absolument au village qui fait l'objet de cette monographie, mais nous aurions mauvaise grâce à reprocher à l'auteur d'avoir fouillé les archives d'une bourgade que des raisons personnelles ont dû lui faire


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prendre en affection, sans s'inquiéter du nombre plus ou moins considérable de ses habitants. Nous sommes de ceux qui aiment passionnément l'histoire locale et nous comprenons l'intérêt qui s'attache aux moindres souvenirs. Est-ce que le coin de terre où nous avons vu le jour, la maison où nous avons grandi, l'habitation où s'écoule notre existence ne sont pas pour nous comme une petite patrie, image de celle à qui nous devons toujours « un bras pour la défendre, un coeur pour la chérir ! » Nous serions plutôt tentés de nous écrier avec le poète :

« Chaumière où du foyer étincelait la flamme, Toits que le pèlerin aimait à voir fumer : Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer? » (1)

C'est sur les confins de l'Artois et de la Flandre, à Douvrin, commune située au fond de l'arrondissement de Béthune, que l'auteur du Mémoire nous engage à faire avec lui une excursion historique et archéologique. Oh! ne craignez pas que je vous entraîne à sa suite dans la longue et minutieuse exploration qu'il a entreprise : dussé-je être incomplet et encourir même d'autres reproches, je veux être court : Brevis esse laboro. Il faudra donc, Messieurs, que vous veuillez bien nous croire sur parole lorsque nous vous dirons qu'il a été possible d'écrire sur Douvrin un véritable volume rempli non de phrases creuses et sonores, mais littéralement bondé de' dates, de faits et de documents puisés aux meilleures sources historiques. Et tout cela est parfaitement coordonné, avec un plan méthodique qui assigne à chaque chose la place qui lui convient et permet de se

(1) LAMARTINE, Milly ou la terre natale,


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retrouver très facilement dans un dédale où il aurait été si facile de s'égarer.

L'ouvrage consacre sa première partie à la topographie du pays. C'est peut-être un peu long ; ce serait, convenonsen, fastidieux pour un étranger ; mais je suis bien certain que les habitants de Douvrin seront heureux et fiers d'y trouver tous ces noms qui leur rappelleront tant de souvenirs.

La seconde partie, qui est de beaucoup la plus importante, contient de curieuses recherches sur les institutions anciennes de cette paroisse, notamment l'église, l'école et la seigneurie.

A propos de l' Eglise, nous trouvons dans notre manuscrit quelques révélations qu'il nous paraît intéressant de signaler. Je cite textuellement : « Lorsque, en 1878, on abattit l'église pour en reconstruire une nouvelle, on remarqua dans la nef de droite, au-dessous de la fenêtre la plus rapprochée de l'autel, une arcade voûtée en pierres blanches dont les assises correspondaient avec celles de la muraille, et descendant jusque dans les fondations, tandis que l'intérieur n'offrait qu'un remplissage de briques évidemment posées à une époque postérieure : or dans les fondations était construit un sarcophage renfermant deux corps, dont l'un était encore dans sa position primitive, tandis que l'autre avait été déplacé, sans doute lors d'une inhumation ultérieure. Ces deux corps étaient incontestablement ceux de Jean de St-Venant et de sa femme, Isabelle du Maisnil, et leur tombeau montrait par sa construction même qu'il renfermait les corps des fondateurs de l'église. »

J'aurais bien voulu, Messieurs, que l'auteur de cette communication ne se soit pas arrêté en si bon chemin, et qu'il nous ait fait connaître ce qu'est devenue cette sépulture du XIVe siècle, dont il a d'ailleurs retrouvé les inscriptions dans un épitaphier de la Bibliothèque natio-


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nale. Le silence dans lequel il se renferme me fait redouter que tout ait été détruit, ainsi qu'il arrive trop souvent. Du reste le même auteur nous apprend qu'on n'avait pas respecté davantage, quelques années auparavant, deux pierres tombales placées dans le choeur sur le caveau des seigneurs de Douvrin au XVIe siècle, et qui en furent arrachées en 1857, puis coupées et taillées pour servir de piedestal au calvaire du nouveau cimetière : l'Epigraphie départementale nous en a heureusement conservé le texte ; mais ces faits ne justifient-ils pas, de nouveau, la surveillance exercée maintenant par la Commission des monuments historiques pour empêcher ces lamentables destructions ? Aussi nous voudrions qu'on n'autorisat la reconstruction des églises anciennes que lorsque leur restauration est devenue absolument impossible. N'est-il pas regrettable, en effet, devoir de vénérables sanctuaires qui ont résisté à l'action des siècles, remplacés par ces constructions, élégantes peut-être, mais souvent éphémères, qui dans un avenir prochain menaceront ruine ? Le chapitre consacré à l'Ecole nous montre de quelles formalités curieuses était entourée jadis la désignation de l'instituteur pour laquelle toutes les autorités locales étaient appelées à donner leur avis. C'est ainsi que les choses se passèrent, notamment en 1762 : « Après affiches mises en public, est-il dit, et publications faites à l'issue de la messe paroissiale, les lieutenant, gens de loi, manans et habitants de Douvrin, réunis au son de la cloche, ont tenu assemblée pour délibérer sur la nomination d'un clerc paroissial. » Les propositions de cette assemblée furent ensuite confirmées par une décision du seigneur, dont le texte est reproduit par notre manuscrit. Seulement, à ce propos, la Commission a déclaré expressément laisser à son auteur, inconnu jusqu'ici, la responsabilité des opinions qu'il a émises et auxquelles l'Académie entend rester étrangère.


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Quant à la Seigneurie de Douvrin, elle passa successivement dans les familles de Fretin, de Canteleu, de Bernemicourt, de Saluces et de Lendoncq, que nous nous contenterons de nommer, pour rester dans les limites que nous nous sommes imposées. Nous relèverons seulement un trait de générosité bien remarquable : à la suite d'un procès relatif aux parts de marais de cette paroisse, la communauté des habitants fut condamnée, en 1709, à en payer les frais qui s'élevaient à 10,000 livres! M. de Bernemicourt, alors seigneur de l'endroit, avait eu gain de cause ; mais voyant la détresse de ces pauvres gens, il se chargea lui-même de tous les dépens, en échange de quelques légers avantages qu'il stipula pour ne point paraître leur avoir fait une aumône.

Telle est, à grands traits, la physionomie du Mémoire qui vous est soumis. Quand on songe que toute l'histoire de Douvrin tient dans trois pages du Dictionnaire du Pas-de-Calais, on ne peut s'empêcher d'admirer la patience du chercheur qui est parvenu à faire une aussi abondante moisson de renseignements ; sans doute son oeuvre n'est pas parfaite ; elle aurait pu utiliser davantage les richesses entassées dans nos Archives départementales ; elle manque un peu de soins dans la forme ; elle traite durement certains auteurs, anciens ou modernes, qu'elle pourrait désigner en termes plus académiques ; mais enfin nous nous rappelons le vers fameux de Destouches :

La critique est aisée, et l'art est difficile.

Et vraiment il faut convenir que l'art consistait ici dans un travail dont la valeur l'emporte sur le fond du sujet : Materiam superat opus. C'est d'ailleurs ce qui arrivera ordinairement dans les monographies analogues qui pourront nous être adressées, et c'est aussi pour marquer l'intérêt que nous attachons à ce genre d'étude que


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la Commission d'Histoire vous propose de décerner une médaille de vermeil à l'auteur de ce Mémoire.

Nous espérons ainsi encourager ceux qui soupçonnent déjà l'attrait de semblables recherches : qu'ils se mettent donc résolument à l'oeuvre ; ils y trouveront des satisfactions qui les récompenseront largement de leurs peines, et ils vérifieront une fois de plus que « le travail est un trésor. »


DISCOURS DE RÉCEPTION

DE

M. Eugène CARLIER

MESDAMES, MESSIEURS,

LORSQUE le doge de Gênes vint à la cour de Louis XIV présenter ses hommages au grand roi, on lui fit visiter Versailles et ses magnificences. Les chroniqueurs racontent qu'un seigneur lui demandant alors ce qui l'étonnait le plus, le doge répondit : « C'est de m'y voir. »

Cette anecdote me revient naturellement à l'esprit en commençant ce discours. Moi aussi, je m'étonne de me voir à l'Académie, et je me demande quels titres ont pu me valoir un si grand honneur.

En jetant les yeux autour de moi, je n'aperçois ici que des hommes qui, dans les lettres, les sciences, les beauxarts, se sont fait un nom et ont contribué, chacun pour sa part, à rehausser l'éclat intellectuel de la cité. Quel contingent viens-je apporter de mon côté ? — Plusieurs années déjà se sont passées depuis que, dans le journalisme local auquel j'ai appartenu, j'eus l'occasion d'écrire des articles bien oubliés à l'heure actuelle. Quoi de plus éphémère, en effet, que ces publications, oeuvres d'un

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jour, plus ou moins remarquées à leur apparition, mais dont on ne parle plus le lendemain, feuilles mortes que le vent emporte et disperse ! — Ce sont là mes seuls titres pourtant. En entrant dans votre Compagnie, je me trouve donc fort dépourvu, Messieurs. A votre seule bienveillance je suis redevable de la haute faveur dont vous m'avez honoré : laissez-moi vous en témoigner tout d'abord ma profonde gratitude.

Mon embarras redouble quand je considère à quelle personnalité je suis appelé à succéder.

Il y a deux ans vous avez perdu, Messieurs, un de vos collègues les plus distingués par le talent, par l'esprit, par un ensemble de brillantes qualités littéraires qui lui avaient valu une des premières places dans vos rangs. Pendant plus d'un quart de siècle, M. le baron de Sède a enrichi votre patrimoine de ses travaux si multiples et si variés. Après une douloureuse maladie, il a succombé, en pleine maturité, à un âge où il vous était permis d'attendre encore beaucoup de cette plume féconde. Sa mort prématurée a brisé ces espérances et laissé parmi vous un vide qui ne sera pas comblé.

M. de Sède et moi, nous n'avons pas été des inconnus l'un pour l'autre. Les exigences d'une commune profession — je parle d'un passé déjà lointain — nous ont mis souvent en présence, et, dans des camps différents, nous avons eu à soutenir des luttes nombreuses, ardentes parfois. Les suffrages que vous m'avez si libéralement accordés me créent, Messieurs, une situation dont on ne méconnaîtra pas la délicatesse. C'est à moi que revient l'honneur de prononcer devant l'Académie l'éloge d'un ancien adversaire politique. Le hasard a de ces surprises. Ne craignez pas que je m'aventure sur un terrain, qu'à défaut de toute autre considération, le souci de mes devoirs envers vous suffirait à m'interdire. Dans cette atmosphère sereine où vous vivez, vous dominez les


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passions et les intérêts qui s'agitent au dehors. Les questions scientifiques, littéraires, artistiques, font, à juste titre, l'unique objet de vos préoccupations. Ce domaine est assez vaste, assez beau pour qu'on s'y renferme avec un soin jaloux, et je suis résolu, quant à moi, à n'en pas franchir les bornes.

La personnalité littéraire de M. de Sède, que j'ai seulement à examiner ici, vaut certes qu'on s'y arrête plus d'un instant, et je me reprocherais de lui payer incomplètement le tribut d'hommages qui lui sont dûs.

L'origine d'un écrivain de valeur, le milieu dans lequel il a passé sa jeunesse, ressenti ses premières impressions, me paraissent tout d'abord des éléments importants à considérer pour l'exacte appréciation de son tempérament. Par sa naissance, M: de Sède appartenait à cette vieille province du Languedoc, qui eut l'honneur de donner son nom à l'un de nos dialectes nationaux, et fut, dès le XIIe siècle, le foyer d'une brillante renaissance littéraire. Il était de ce pays où fleurirent les Bertrand de Born, les Ventadour et tant d'autres adeptes de la gaie science, qui s'illustrèrent par leurs chants sous le nom de troubadours. Si le mot est démodé, la race n'est pas éteinte cependant, et, de nos jours encore, les poètes sont si nombreux dans la région, qu'à l'un des derniers concours de l'Académie des Jeux Floraux de Toulouse on ne comptait pas moins de huit cents pièces de vers envoyées. Fils de ce Midi dont l'ardent soleil fait éclore avec tant de fécondité les artistes — qu'on les appelle poètes, ténors, orateurs, peu importe ! — M. de Sède montra dès son adolescence qu'il n'avait pas dégénéré et qu'il pouvait, lui aussi, cueillir


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la violette d'or ou le souci d'argent. A dix-huit ans il publiait dans un journal de sa ville natale des pièces détachées, dont plusieurs : Retour au pays, le Cimetière, entre autres, témoignent d'un véritable sentiment poétique. C'étaient ses premiers pas dans la brillante carrière qu'il devait parcourir.

Mais nous sommes loin du temps où l'on voyait les troubadours chantant de château en château, passant leur vie à célébrer les exploits des preux chevaliers, les mérites de leur dame ou les gloires de la religion. Notre époque si positive ne s'accommoderait plus de ces moeurs moyen-âge, et le culte de la gaie science ne suffirait plus aujourd'hui à nourrir ses adeptes.

M. de Sède, qui avait embrassé la carrière administrative, se livra en amateur à son goût pour la poésie. Elle vint faire diversion à ses travaux professionnels et charmer ses loisirs. Lorsque les hasards de l'existence le conduisirent, jeune encore, dans notre brumeuse région du Nord, il s'était déjà signalé par des productions remarquables, et surtout par une élégante traduction en vers de deux épîtres d'Horace, qui lui ouvrirent bientôt les portes de l'Académie d'Arras. D'autres oeuvres littéraires en prose, telles qu'une étude noblement pensée et bien écrite sur Augustin Thierry, l'illustre restaurateur des études historiques en France, et l'analyse d'un livre de M. Menche de Loisne sur la Politique de la France et de l'Angleterre, avaient, il est vrai, recommandé son nom à vos suffrages. Mais c'est surtout comme poète qu'il prit place dans vos rangs, succédant à un autre poète, M. d'Herbigny.

Vous avez alors, Messieurs, salué son entrée comme une véritable bonne fortune ; car les représentants de la belle poésie, cette fleur des lettres, ainsi qu'on l'a appelée, sont rares sous notre ciel terne et trop souvent sans soleil. Quant à moi, je le confesse, je ne parle pas la


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langue des dieux, malheureusement, mais je la comprends et je l'aime. Votre regretté collègue, lui, la parlait en maître. Il appartenait à cette école — dont Casimir Delavigne fut le chef — qui, par l'élévation des idées, l'élégance et la pureté du style, la facture et le rythme, rappelait la grande poésie du XVIIe siècle. On a pu lui reprocher sans doute de ne s'attacher qu'à l'imitation des modèles classiques, de manquer de cette originalité puissante du génie qui fait les Lamartine, les Hugo, les Musset ; mais elle a produit des hommes d'un réel talent. Les beaux vers qui, sous une forme brillante, expriment des sentiments généreux, ne cesseront jamais d'exercer sur l'àme une influence souveraine et de charmer les esprits délicats.

Le domaine de la poésie est immense, certes ; rien ne lui est étranger, aucune idée, aucune peinture, aucune impression. Il est un sujet toutefois qui semble particulièrement lui convenir : le patriotisme. M. de Sède le pensait ainsi et, avec une véritable prédilection, sa muse s'est toujours plu à célébrer les gloires de notre pays. La plus noble figure de notre histoire nationale, et de toutes les histoires peut-être, Jeanne d'Arc, cette rayonnante incarnation du patriotisme, lui a inspiré un de ses meilleurs poèmes. Les victoires de nos soldats en Crimée et en Italie ont trouvé en lui un chantre digne d'elles ; et lorsque le génie d'un grand Français, aujourd'hui encore debout, malgré les ans et les épreuves, conçut et réalisa le dessein d'unir les eaux de la Méditerranée à celles de l'Océan Indien, cette oeuvre de géant était bien faite pour séduire l'imagination d'un poète. Dans une ode superbe, l'Egypte, animée d'un vrai souffle lyrique, et qui me semble presque parfaite pour le fond comme pour la forme, M. de Sède célébra ce fait mémorable dont notre patrie ne cessera de s'enorgueillir.


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Son talent si souple et si varié savait d'ailleurs se plier à tous les genres. Rappellerai-je sa touchante élégie sur la mort d'une jeune fille de quinze ans, si douce et si pleine de religieuse mélancolie; les strophes composées pour le banquet du centenaire de l'Académie, et tant d'autres remarquables productions ?

Sa muse se donna carrière dans une oeuvre de plus longue haleine, lorsqu'il traduisit en vers la tragédie italienne de Silvio Pellico, Francesca de Rimini. On sait que le sujet, immortalisé par Dante dans la Divine Comédie, a inspiré à l'envi les peintres et les poètes. La pièce de Silvio Pellico a contribué surtout à le rendre populaire. Et pourtant, elle manque de mouvement et d'action ; pour remplir ses cinq actes, l'auteur a dû modifier la donnée de la légende aussi bien que de l'histoire. Francesca et Paolo, dont le sublime Florentin place les âmès dans son Enfer, au milieu de celles qu'un amour coupable a perdues, sont innocents encore dans la tragédie de Silvio. Mais il y a dans l'oeuvre tout entière tant de sentiment et de poésie que ces défauts sont oubliés, et que les deux principaux personnages restent pour nous les types éternels des amants malheureux, victimes d'une passion fatale qui les tue, contre laquelle ils luttent en vain. C'est cette admirable élégie, plutôt que ce drame, que M. de Sède a traduite en vers français. Malgré les difficultés inhérentes à un tel travail, il a su faire passer dans notre langue les beautés du poète italien ; ses vers en reflètent le charme et le sentiment profond. Une traduction comme la sienne a presque le mérite d'une oeuvre originale ; c'est le plus bel éloge que j'en puisse faire.

La compétence spéciale de votre collègue lui valut souvent l'honneur d'être nommé rapporteur de vos concours de poésie. Nul mieux que lui ne pouvait s'acquitter de cette tâche délicate, ingrate parfois ; nul


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n'était meilleur juge dans un art où il était lui-même passé maître. Dans un de ses brillants rapports où abondent les considérations les plus élevées sur la poésie, sa nature, ses caractères, il explique pourquoi les poètes, véritablement dignes de ce nom, ont toujours été rares, et ajoute: « S'il n'est point de degré du médiocre au pire, « il en existe certainement de fort nombreux entre la « perfection et la médiocrité. Sans être Homère ou Vir« gile, ou Dante ou Shakespeare, ou Corneille ou Racine, « on peut entendre quelques-unes des notes divines et « s'essayer à les redire. Ce n'est quelquefois qu'un « accord passager, mêlé de nombreuses dissonances, « mais dans lequel résonne pourtant, avec une certaine « justesse, l'écho des grandes lyres. » (1).

On ne saurait dire mieux ni plus juste. S'il n'est donné qu'à quelques-uns d'atteindre les hauts sommets de l'art, au-dessous de ces privilégiés du génie, mais bien audessus de tant de froids rimeurs sans imagination et sans poésie, les hommes de talent comme votre collègue peuvent trouver honorablement leur place.

La poésie ne fut pas tout pour M. de Sède. Objet de sa part d'un culte intermittent, elle ne remplit dans son existence d'homme de lettres qu'une place secondaire, et peut-être même, à une époque comme la nôtre si absorbée par les intérêts matériels, n'aurait-elle pas suffi auprès du grand public à sauver son nom de l'oubli. Mais le poète, chez M. de Sède, était doublé d'un écrivain d'une incontestable valeur.

Si tout le monde fait de la prose comme M. Jourdain, même sans le savoir, il est assez restreint le nombre de ceux qui savent se servir en maître de « ce mâle outil,

(1) Mémoires de l'Académie, 1re série, tome 37 (Séance publique du 23 août 1864).


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bon aux fortes mains. » On l'a dit en effet très-justement, écrire en prose, ce n'est pas s'affranchir de toute préoccupation d'art et de travail ; les difficultés inhérentes au choix des mots, à la pureté du style, à la grâce et à la vigueur de l'expression, sont les mêmes qu'en vers, et l'absence d'un rythme précis n'exclut pas l'harmonie, le mouvement cadencé qui satisfait l'oreille.

M. de Sède avait toutes les qualités de l'écrivain de race. Son style élégant, limpide, coloré sans exagération, brillait surtout par cette clarté qui est le premier mérite de notre langue. Doué d'une étonnante facilité de conception, son esprit ouvert, prompt à tout saisir, était apte à s'assimiler les questions les plus variées, à traiter les sujets les plus dissemblables. Histoire, droit ancien, économie politique et rurale, archéologie, sciences même, il abordait tout, rien ne lui était étranger. De cette même main dont il rédigeait ses brillants rapports sur vos concours de poésie et d'éloquence, il écrivait : l'Histoire du baron Lèopold de Hauteclocque, ancien maire d'Arras, aussi remarquable par le fond que par la forme ; les Droits de francs-fiefs et d'anoblissement, savante étude sur les privilèges et usages de la noblesse au moyen-âge, avec des détails spéciaux à l'ancienne province d'Artois qui en rehaussent pour nous l'intérêt; les Droits d'aubaine et tant d'autres oeuvres qui attestent la multiplicité de ses connaissances. Une plume amie les a fidèlement rappelées dans une notice biographique très complète, qui est un pieux hommage rendu à sa mémoire (1).

Vous me reprocheriez, Messieurs, de ne pas ajouter un mot sur M. de Sède journaliste.

(1) Gustave de Sède, par Adolphe de Cardevacque, membre de l'Académie d'Arras (1888).


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On pourrait assurément appliquer aux journaux et aux journalistes ce qu'Esope disait de la langue : qu'il n'y a rien au monde de pire, ni rien de meilleur. Cela dépend de l'opinion qu'on a, et aussi du point de vue auquel on se place. Mais je ne veux envisager ici que la question purement littéraire. C'est dans la Presse, il me semble, que le talent de M. de Sède a brillé du plus vif éclat. C'est par la Presse que ses. qualités natives se sont le plus développées.

Pour les écrivains ayant la vocation et véritablement doués comme votre collègue l'était — je ne parle que de ceux-là — le travail quotidien, rapide et forcé du journal est en effet un exercice très profitable, une sorte de gymnastique de l'esprit des plus utiles. « Il gâche le style de ceux qui n'en ont pas et en fait je ne sais quoi qui n'a plus de nom, dit excellemment à ce sujet un des maîtres de la critique contemporaine : mais ceux qui sont nés avec le don d'écrire, il fortifie leur style, l'assouplit, le simplifie, le dépouille. Il ne leur laisse pas le loisir d'écrire avec affectation. Il les condamne à être clairs, es sauve de la solitude prétentieuse, de l'infatuation et des rêves obscurs des cénacles ; il les tient en contact avec la réalité (humble, éphémère, négligeable, il n'importe) ; il les contraint à la précision et à la netteté, par la nature des sujets qu'il les oblige à traiter, et par la nécessité d'être compris d'un public très nombreux, médiocrement lettré et fort peu attentif » (1).

Ces réflexions, qui n'ont certes pas été faites pour lui, peuvent s'appliquer de tous points à M. de Sède. Pendant ses vingt ans de journalisme, votre collègue a dépensé sans compter les trésors de son esprit et de sa verve dans d'innombrables articles sur les sujets les

(1) M. Jules Lemaître, Revue bleue, n° du 24 novembre 1888.


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plus divers ; car la Presse d'aujourd'hui, vous le savez, Messieurs, absorbe tout : politique, questions sociales et économiques, littérature, beaux-arts, et à une époque où l'opinion est reine du monde, c'est elle qui contribue le plus à former l'opinion.

Par son activité intellectuelle et son talent d'écrivain, M. de Sède exerça autour de lui une influence incontestée, et nul doute que, sur une scène plus vaste, il n'eût réussi quand même à se faire un nom. A quelque parti qu'on appartienne, on ne saurait nier que ce fut une maîtresse plume. Dans tous les genres où son esprit se donna carrière, il brilla parmi les premiers. Ses travaux littéraires sont de ceux qui font honneur à votre Compagnie et souvent ils rehaussèrent l'éclat de vos séances publiques et hebdomadaires. Pour résumer d'un trait son existence académique, il me suffira de rappeler votre ancienne devise : Flores fructibus addit. Nul mieux que lui ne sut la mettre en pratique.

Qu'ajouterai-je encore? Les journalistes, en province surtout, s'attirent généralement beaucoup d'inimitiés. Ceux de leurs adversaires politiques qui ne les connaissent pas personnellement et ne les jugent que sur leurs articles — c'est le plus grand nombre — se les représentent volontiers comme des êtres absolus, intraitables, méchants même. Mais ceux qui les voient de près sont étonnés souvent de ne pas les trouver si farouches. Ils leur découvrent parfois même des qualités estimables, et leurs préventions disparaissent. M. de Sède a subi le sort commun. Je n'ai considéré en lui que l'homme de lettres, sans parler de l'homme lui-même, que nos divisions m'ont empêché de connaître. Mais les gens qui ont vécu dans son intimité s'accordent à louer, en même temps que son esprit, la tenace fidélité de ses affections. Bien qu'un abîme nous séparât au point de vue politique, je n'hésite pas à lui rendre


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ce témoignage, comme je voudrais qu'un adversaire pût m'en rendre un semblable à moi-même, si l'occasion s'en présentait.

L'éloge de mon prédécesseur m'a amené naturellement à parler poésie, littérature, voire même journalisme. Aussi séduisants que soient de tels sujets, ils ne sauraient pourtant me faire perdre de vue un autre sujet moins brillant assurément, mais qui néanmoins, je l'espère, ne manquera pas pour vous d'intérêt.

Représentant depuis plusieurs années déjà de l'Assistance publique dans ce département, je voudrais vous entretenir quelques instants encore d'une question dont mes fonctions m'appellent à m'occuper chaque jour. Elle touche d'ailleurs aux plus hauts problèmes de l'économie sociale : à ce titre, elle mérite d'attirer l'attention des esprits sérieux, et aussi de tous ceux, me permettra-t-on d'ajouter, qui ne regardent pas la fraternité humaine comme un. vain mot, qui considèrent comme un devoir de se montrer secourable envers les faibles, d'avoir pour eux cette pitié qui n'est que la forme supérieure et exquise de la justice. Car aujourd'hui, surtout, que tous nous sommes soumis à la suprême loi de la bataille pour la vie, il faut bien que les forts ou les heureux du monde viennent en aide à ceux qui, moins bien armés, luttent avec courage, sans défaillance comme sans révolte. C'est là une façon de socialisme — dans la bonne acception du mot — qui n'a rien d'exagéré ni rien de dangereux et, comme aurait dit Platon, il semble qu'à ce prix seul l'harmonie règnera dans la cité.

Cette question de l'Assistance est aussi vieille que le monde.

Dans les sociétés anciennes où les hommes libres


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étaient seuls comptés pour quelque chose, où la classe la plus nombreuse, condamnée à vivre et à mourir dans l'esclavage, n'avait pas même le droit de vivre, puisque le maître disposait à son gré de son esclave, ce que nous appelons aujourd'hui l'Assistance publique n'existait pas, ne pouvait guère exister. Mais l'homme même valait mieux que son gouvernement et ses lois ; son coeur n'était pas inaccessible à la compassion envers les malheureux. La poésie, grecque et latine, donnerait d'éclatants démentis à qui affirmerait le contraire. S'il y avait peu ou point de pitié dans les institutions, la pitié était pourtant dans les moeurs, puisque Athènes lui élevait un temple. Après Hésiode, après le vieil Homère qui célébra si magnifiquement l'hospitalité antique, le poète latin Térence s'écriait près de deux siècles avant l'ère chrétienne : « Homo sum et nil humani a me alienumputo. » — Je suis homme, et rien de ce qui touche l'humanité ne m'est étranger. N'était-ce pas proclamer hautement le principe de la solidarité, dire que tous les hommes sont frères et se doivent un mutuel appui ?

Non moins bien que Térence, un peu plus tard, Virgile écrit ce vers si touchant qu'il met dans la bouche d'une de ses héroïnes :

Non ignara mali, miseris succurere disco.

« Moi aussi, j'ai connu le malheur, et je sais compatir aux souffrances des malheureux. »

Ce n'est donc pas une nouveauté dans le coeur de l'homme que la compassion. Mais si quelques esprits d'élite avaient entrevu le principe de l'égalité naturelle entre tous les hommes, aucun d'eux n'avait eu la pensée de chercher à faire pénétrer ce principe dans la vie sociale ou dans les institutions politiques. C'est au christianisme qu'il était réservé de le propager d'une manière active en même temps que celui de la fraternité universelle. C'est lui qui, proclamant la charité la plus essen-


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tielle des vertus, celle qui les renferme toutes, fonde les premiers établissements destinés à donner aux faibles, aux malheureux, une meilleure place dans la famille humaine. Sous son inspiration de grandes choses ont été faites ; de nombreuses misères ont été soulagées par la bienfaisance publique et privée.

Mais, malgré la bonne volonté des uns et des autres, il restait encore beaucoup à faire. A la grande assemblée de 1789, dont on célébrait l'an dernier le glorieux centenaire, revient l'honneur d'avoir, comme pouvoir public, mis à l'ordre du jour l'organisation rationnelle de la Fraternité, d'avoir cherché à en faire une vérité légale. A peine réunie, la Constituante nommait un Comité spécial chargé d'une étude d'ensemble sur l'extinction de la mendicité et sur les secours publics. Les travaux de ce Comité nous étonnent encore aujourd'hui par la hauteur des vues et la perfection des moyens à employer. « Jusqu'ici, disait le duc de Larochefoucauld-Liancourt, « son président et rapporteur, l'assistance n'a été regar« dée que comme un bienfait : elle est un devoir. Mais « le devoir ne peut être rempli que lorsque les secours « accordés par la société sont dirigés vers l'utilité « générale. Si celui qui existe a le droit de dire à la « société : faites-moi vivre, la société a également le « droit de lui dire : donne-moi ton travail. C'est la « doctrine même qui passa dans la Déclaration des « droits de l'homme : Les secours publics sont une « dette sacrée ; c'est à la loi à en déterminer l'étendue « et l'application. »

Le Comité de la Constituante embrassait tout un système d'assistance en faveur de l'enfant, de l'homme fait, du vieillard ; de l'enfant, pour lui assurer la vie d'abord, l'instruction et le travail ensuite ; de l'homme fait, pour lui donner le pain quand il est valide, lui rendre la santé quand il est malade, lui garantir l'existence paisi-


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ble quand il est infirme ; du vieillard, pour préserver ses derniers jours du besoin.

Les nécessités de la défense nationale et les événements qui se succédèrent vinrent malheureusement empêcher l'exécution de ce vaste programme. Depuis lors, des lois particulières sur telle ou telle branche de l'Assistance ont été votées, des progrès sérieux ont été réalisés assurément ; mais, malgré la louable tentative de la grande Commission parlementaire de 1849, aucune loi contenant des solutions d'ensemble, un système complet de secours publics, n'a été promulguée.

Il appartenait au gouvernement actuel de reprendre les généreuses traditions de 1789 et de chercher, en comblant les lacunes et les imperfections de notre législation, à mettre enfin à exécution le testament laissé par nos pères. La création d'une direction spéciale de l'Assistance publique au Ministère de l'Intérieur a été une première innovation, complétée bientôt par l'institution d'un Conseil supérieur de l'Assistance, qui compte parmi ses membres les hommes les plus distingués par la science, la compétence spéciale, le dévouement depuis longtemps connu à l'humanité. Ces hommes se sont mis résolument à l'oeuvre et il est permis d'espérer qu'ils la mèneront à bonne fin. Le programme des questions qui leur sont soumises embrasse, si je puis m'exprimer ainsi, les diverses catégories des misères humaines, toutes les branches de l'Assistance publique : services de l'enfance, secours aux indigents valides ou malades, médecine gratuite dans les campagnes, hospices, hôpitaux, bureaux de bienfaisance, secours aux indigents âgés ou incurables, aveugles, sourds-muets, aliénés, monts-de-piété, maisons de refuge, dépôts de mendicité. La tâche est immense, on le voit.

ene voudrais pas, Messieurs, abuser de votre bienveillance, et le temps dont je dispose me force à me


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borner. Je m'occuperai donc seulement, dans le reste de ce discours, de l'assistance de l'enfant, qui m'intéresse plus particulièrement, jetant d'abord un rapide coup d'oeil sur la situation dans le passé, pour m'attacher ensuite à ce qui a été fait en France dans ces derniers temps.

L'enfant ! Ce seul mot, je suis sûr en le prononçant devant vous, Mesdames, de me concilier vos sympathiques suffrages. N'évoque-t-il pas, en effet, dans les coeurs la gracieuse image de ces petits êtres si forts par leur faiblesse même, en qui vous concentrez le meilleur de votre vie et de votre âme ? De quels soins, de quelles caresses ne les entourez-vous pas ? Vous les aimez d'autant plus qu'ils vous ont donné plus de peine et coûté plus de sacrifices. Avec quelle sollicitude vous veillez sur leurs premiers pas, soucieuses de leur éviter le moindre choc, ne négligeant rien pour leur faire une existence aussi douce qu'il vous est possible !

Ce n'est pas de ces enfants, élevés sous l'aile maternelle, que je veux vous entretenir tout d'abord ; comme les peuples heureux, ceux-là n'ont pas d'histoire. Mais à côté de ces privilégiés de la fortune, il y a eu dans tous les temps, il y aura toujours, hélas ! peut-on dire, de pauvres créatures abandonnées, qui n'ont pas connu, qui ne connaîtront jamais les baisers d'une mère ni les joies de la famille, livrées le plus souvent dès les premiers jours de leur entrée dans la vie à tous les dangers, à toutes les misères de l'existence. C'est sur le sort de ces infortunés que j'essaierai de retenir un instant votre attention.

Dans l'ancien monde, où le culte de la force physique est surtout en honneur, l'enfant, comme tout ce qui est faible, ne compte que pour peu de chose. Non-seulement


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il n'existe pas d'asile pour les enfants abandonnés, qui n'ont de secours à attendre que de la pitié individuelle, mais l'exposition est admise chez tous les peuples les plus avancés en civilisation. Malheur au nouveau-né, s'il est débile ou difforme ! A Sparte, où les moeurs sont le plus impitoyables, c'est le magistrat qui prononce et le fait précipiter du haut du mont Taygète dans le gouffre des Apothèques. A Athènes, à Rome, le père a droit de vie et de mort sur tous ses enfants. L'infanticide légal n'est généralement pas le meurtre direct ; aucune loi n'autorise à porter une main homicide sur l'enfant. La règle est de l'exposer au bord des fleuves, au pied des montagnes, sur les rives de la mer. L'exposition est une sorte de jugement de Dieu. Le destin a-t-il résolu de sauver l'innocente créature, il la préserve providentiellement, de sorte que, si elle périt, les dieux sont complices. OEdipe, Romulus, Moïse sont les plus illustres de ces enfants trouvés ainsi arrachés à la mort. Admirons en passant les miraculeux effets de la pitié antique envers eux : les deux premiers furent rois et le troisième devint le fondateur d'une nationalité qui portait dans ses flancs la civilisation moderne, comme tout récemment encore le faisait si judicieusement remarquer M. Ernest Renan.

En Grèce, comme à Rome, l'enfant recueilli dans le lieu d'exposition était de plein droit l'esclave de celui qui s'en emparait. Parfois, il devenait un objet de spéculation pour son sauveur, qui le montrait comme une curiosité, qui le torturait même ou le mutilait pour exercer une odieuse industrie. Rhéteurs et philosophes se rendent, par leurs doctrines, complices de ces moeurs dénaturées. Sénèque part du droit exercé par le père pour légitimer le droit de vie et de mort de la société sur ses membres : « On punit le criminel, dit-il, comme on assomme les chiens enragés, comme on tue les taureaux


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farouches, comme on noie ses enfants, quand ils naissent faibles et mal conformés. »

A part quelques institutions utiles, qu'il serait injuste de ne pas mentionner, telles que le Cynosarge, à Athènes, établissement où plusieurs centaines d'enfants illégitimes étaient élevés aux frais de l'Etat, et un commencement d'organisation de secours publics pour certaines catégories d'orphelins, à Rome, sous l'ère impériale, les Grecs et les Romains ne firent rien en faveur des enfants abandonnés. Il n'y avait pour ceux-ci que deux issues : l'infanticide et l'esclavage. L'esclavage était à l'égard de ces infortunés la plus haute manifestation de la pitié.

Le christianisme, en proclamant le principe de la fraternité humaine, vint réagir contre ces moeurs barbares. Sous son influence bienfaisante, les humbles, les faibles, la femme, l'enfant sont réhabilités. L'Eglise naissante tonne avec indignation contre l'abandon et l'avortement. « La faiblesse et l'innocence réclament d'autant mieux notre assistance, dit l'évêque de Carthage, saint Cyprien, que les nouveau-nés sont les premiers à l'implorer par les larmes et les gémissements dont ils accompagnent leur entrée dans la vie. » De cette semence jetée dans les idées et dans les moeurs, de cette philosophie si nouvelle et si haute sortirent bientôt les lois réparatrices des empereurs chrétiens Constantin, Valens, Justinien. L'exposition est prohibée, mais comme on ne parvient guère à l'empêcher, des mesures d'assistance sont prises envers les enfants abandonnés ; plusieurs établissements spéciaux sont fondés pour les recevoir et les élever.

Toutefois, en remontant aux premières annales de notre histoire, on trouve peu d'établissements de ce genre. Il est à remarquer, en effet, que les lois en vigueur pendant le moyen-âge et confirmées par Charlemagne lui-même, tout en admettant le principe chrétien de la


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protection due à l'enfant délaissé, rétablirent la disposition de la législation païenne qui en faisait l'esclave de celui qui le recueillait. La charité des citoyens, comme le constate un document officiel (1), pourvoyait à la nourriture de ces enfants par des aumônes que réunissaient quelques âmes pieuses, mais communément ces malheureux mouraient faute de secours.

Un arrêt du Parlement du 13 août 1552 imposa aux seigneurs hauts-justiciers l'obligation de se charger des enfants abandonnés dans toute l'étendue de leur juridiction. Cette disposition, souvent rappelée depuis, n'était pas encore abrogée lors de la Révolution de 1789. Mais elle resta toujours mal observée.

Vers le milieu du XVIIe siècle, malgré diverses fondations pieuses en leur faveur, la situation des enfants trouvés était véritablement épouvantable. Exposés dans les carrefours, sous le porche des églises, sur les marches des hôpitaux, on n'en recueillait qu'un petit nombre dans des asiles insuffisants. A Paris ces malheureux étaient portés dans une petite maison appelée la Couche, située dans la Cité, près de l'église Saint-Landry, où ils étaient confiés aux soins d'une veuve et de deux servantes. L'hospitalité qui y était donnée était devenue la source d'abus révoltants. Fatiguées des cris des enfants que tourmentait la faim, les servantes, pour les endormir, les calmaient par des breuvages soporifiques qui en tuaient un grand nombre. On en vendait moyennant 20 sols à qui en voulait. La plupart, livrés aux bohémiens et aux truands, qui parfois les estropiaient pour exploiter la compassion publique, formaient la principale ressource du recrutement de ces corporations criminelles.

(1) Rapport au roi de M. de Gasparin, Ministre de l'Intérieur — du 5 avril 1837.


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C'est alors que parut Vincent de Paul. « Au retour d'une de ses missions, raconte un histo« rien (1), ce saint homme trouve sous les murs de Paris « un de ces enfants entre les mains d'un mendiant occupé « à déformer ses membres. Saisi d'horreur, il accourt : « — Eh ! barbare, s'écrie-t-il, vous m'avez bien trompé : « je vous avais pris de loin pour un homme ! Il lui arra« che sa victime, l'emporte dans ses bras, traverse Paris « en invoquant la commisération publique, assemble la « foule autour de lui, raconte ce qu'il vient de voir, « appelle la religion au secours de la nature et, entouré « de ce peuple frémissant qui le suit sans pénétrer son « projet, il se rend dans la rue Saint-Landry où l'on « entassait ces malheureuses victimes. Là, ce père des « orphelins donne l'exemple ; il en ramasse douze qu'il « met à part et les bénit, en déclarant qu'il se charge de « les nourrir, et c'est là sa première allocution en faveur « de ces infortunés. »

On sait le reste, et le récit des actes de saint Vincent de Paul est trop connu pour que je le refasse ici. L'éloquence entraînante que lui donnait l'ardeur de son zèle convainquit Louis XIII, la reine Anne d'Autriche et la plupart des dames de la Cour. Il put fonder l'hospice des Enfants-Trouvés et l'ordre des Filles de la Charité. Son oeuvre eut des résultats durables, et le nom de ce héros de la charité, qui fut en même temps un grand citoyen, restera inscrit au livre d'or de l'humanité, comme celui d'un des plus nobles bienfaiteurs dont elle s'honore.

L'hospice des Enfants-trouvés de Paris eut peut-être trop de succès, s'il est permis d'ainsi parler, car il fut bientôt envahi par une quantité considérable d'enfants qu'y amenaient, de diverses provinces de France et même de l'étranger, les messagers, conducteurs de

(1) Mac-Carthy. L'avocat-général Omer Talon.


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coche, voituriers par terre et par eau, si bien que le Pouvoir se vit obligé d'intervenir. Divers arrêts du Conseil du roi, et notamment celui du 10 janvier 1779, interdirent ces transports, en posant pour principe que chaque province, chaqueville devait nourrir ses pauvres.

N'est-ce pas la meilleure preuve que, malgré tous les efforts de la bienfaisance publique et privée, l'organisation de la protection de l'enfance laissait encore fort à désirer en France à la fin du XVIIIe siècle ? Si l'ardente charité de saint Vincent de Paul avait pu faire quelque chose dans la capitale, au dehors quelle triste situation ! Il n'existait dans la plupart des provinces ni maisons spéciales ni secours réguliers affectés au service des enfants trouvés. Partout il y avait conflit entre les communes, les hospices et les seigneurs pour éluder la loi ou interpréter la coutume. Partout l'arbitraire et le provisoire. Rejetés presque de toutes parts, ou du moins acceptés de mauvaise grâce, les malheureux enfants abandonnés ne trouvaient pas d'asile ou ne recevaient que des secours insuffisants. La loi ne s'était pas chargée de leur avenir et n'avait pas encore déterminé leur état.

Ce fut l'oeuvre de la Révolution française, qui allait bouleverser l'ancien régime dans ses fondements et poser les principes du droit nouveau.

Parmi ces principes, un des premiers proclamés fut le devoir pour la société de s'occuper de la classe des deshérités, de toutes la plus intéressante, les enfants abandonnés. Tour à tour la Constituante, la Convention, le Directoire, le Consulat et le premier Empire légiférèrent sur la matière. Des nombreuses dispositions prises, les unes ne purent être appliquées à raison des circonstances, les autres furent maintenues, et elles forment le code de l'assistance enfantine qui nous régit encore aujourd'hui.

Cette législation élevée pièce à pièce ne répond qu'irn-


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parfaitement à notre conception du devoir social envers ceux qui en sont l'objet ; elle manque d'homogénéité, elle est incomplète. Il reste bien des lacunes à combler, bien des réformes à réaliser, et le Conseil supérieur récemment institué vient d'être saisi de la question par le Gouvernement, à la suite d'un lumineux rapport de M. le Directeur de l'Assistance publique. Mais, tout imparfait que soit le régime actuel, la situation qu'il fait aux enfants abandonnés n'est pas comparable à ce qu'elle était avant la Révolution; elle est infiniment meilleure. Si l'Administration ne peut pas remplacer la famille qu'ils n'ont pas ou qu'ils ont perdue, elle s'efforce du moins, dans toute la mesure de son action, d'adoucir pour eux l'amertume de cette privation. Sauvegarder leur existence d'abord, leur assurer les bienfaits d'une bonne éducation, d'une instruction primaire complète, puis les mettre à même de gagner honorablement leur vie par le travail, tels sont en résumé ses devoirs à leur égard. Depuis la naissance jusqu'à leur vingt-et-unième année, elle les suit pas à pas, pour ainsi dire, et sa tutelle est incessante. Je ne saurais entrer ici dans des détails d'organisation qui m'entraîneraient trop loin et qui manqueraient sans doute d'intérêt pour cet auditoire. Il est toutefois une innovation réalisée dans ces derniers temps, vers l'époque de la suppression des tours, dont les résultats sont trop considérables pour être passés sous silence. A côté des enfants recueillis par l'Assistance publique comme abandonnés, il y en a d'autres aujourd'hui appelés secourus temporairement ; leur nombre tend à s'accroître de jour en jour, en même temps que celui des premiers diminue. Je ne puis ne pas en dire un mot.

L'article 3 du décret de 1811 (aujourd'hui encore en vigueur) disposait que dans chaque hospice dépositaire destiné à recevoir les enfants trouvés, il y aurait un tour


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où ils devraient être déposés. Si cet article n'a pas été abrogé formellement par la loi, on sait qu'il est tombé en désuétude, les tours ayant été supprimés partout et avec juste raison ; car leur institution légale avait, à différents points de vue, produit des résultats déplorables : encouragement au vice, à l'immoralité et à l'abandon, population des enfants trouvés doublée dans une période de vingt ans, et par suite, augmentation énorme dans le chiffre des dépenses ; enfin, et surtout, mortalité effrayante, dépassant plus de 80 % dans certains hospices. L'expérience n'était que trop concluante : peu à peu tous les départements en arrivèrent à fermer leurs tours et il n'en existe plus aujourd'hui en France. Mais le grand mal de l'abandon des enfants, causé le plus souvent par l'indigence de la mère, n'était pas pour cela supprimé ; il fallait aviser au moyen d'y remédier. Le plus efficace sans contredit fut l'institution des secours temporaires aux filles-mères.

Le tour, cette bouche constamment béante où chaque année l'on engouffrait tant de petites victimes sans souci de leur avenir, le tour, aveugle, muet et sourd, comme il a été qualifié, avait surtout deux immenses inconvénients : il brisait le lien de la maternité ; il portait dans la société la plus grande perturbation qui puisse y être jetée, en enlevant à l'enfant le droit et la place qu'il avait dans cette société, en lui ravissant son état-civil et ses droits de famille, c'est-à-dire tout ce qui tient le plus au coeur de l'homme, ce qu'il a de plus précieux au monde.

Par l'allocation de secours pécuniaires à la femme dépourvue de ressources pour l'encourager à garder son enfant, à le nourrir, à l'élever elle-même, on lui facilitait l'accomplissement de ce devoir sacré de la maternité, moralisateur entre tous et que commande la nature. « Ma vraie mère est celle qui m'a nourri de son lait, je


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n'en connais point d'autre, » a dit un enfant trouvé devenu célèbre. Qui pourrait nier que ce mot de d'Alembert soit la vérité même. On prévenait en même temps dans l'immense majorité des cas le crime de l'abandon ; on diminuait de plus de moitié la moyenne de la mortalité. On réduisait les dépenses dans une proportion considérable, ce qui n'est pas à dédaigner, car l'argent est le nerf de l'assistance comme il est le nerf de la guerre. Bref, on sauvait les enfants et on moralisait les mères.

Ce fut une heureuse révolution dans l'histoire des enfants trouvés. Grâce au système des secours temporaires intelligemment distribués, venant se combiner avec l'admission à l'hospice à bureau ouvert, le nombre des expositions est aujourd'hui bien insignifiant ; il est devenu presque une quantité négligeable, si je puis ainsi parler. La très grande majorité des admissions sont prononcées soit pour des enfants matériellement abandonnés par suite de la disparition ou de l'inconduite de leurs parents, soit pour des orphelins pauvres. Mais d'enfants trouvés proprement dits, c'est-à-dire de ces infortunés sans nom et sans famille, isolés dans la société comme des parias, il n'y en a plus guère. On en compte 1 % à peine dans le chiffre total des admissions. Le mot lui-même a presque disparu du vocabulaire administratif: on ne dit plus le service des enfants trouvés, mais celui des enfants assistés.

De très-réels progrès ont donc été accomplis dans ces derniers temps ; mais il en reste de non moins importants à réaliser.

Si la protection publique s'étend sur les enfants qui se trouvent matériellement abandonnés ; si, depuis la suppression des tours, et pour prévenir les abandons, des secours sont accordés à ceux qu'élèvent leurs mères, il est une autre catégorie d'enfants dont la situation solli-


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citait depuis longtemps toute l'attention du Gouvernement. Je veux parler des moralement abandonnés de 12 à 16 ans, de « ces orphelins dont les parents sont vivants, » suivant la définition saisissante de M. Jules Simon, de cette trop nombreuse population d'enfants légitimes ou naturels que la négligence, les vices ou les mauvais traitements de leurs parents laissent sur le pavé de nos grandes villes, livrés au vagabondage et à la misère, destinés presque fatalement à venir échouer au bagne ou dans les maisons de prostitution. Un intérêt social de premier ordre exige qu'on leur vienne en aide, qu'on les sauve de leurs parents et d'eux-mêmes, qu'on remplace dans la mesure du possible la maison de correction par l'organisation d'une éducation préventive ; qu'on donne à ces délaissés un métier qui leur permette de gagner leur pain de chaque jour. Tel est le but de la loi du 24 juillet 1889, dont les heureux effets ne peuvent manquer de se faire bientôt sentir.

Je ne me suis occupé jusqu'ici — et tel était l'objet principal de cette étude — que de l'assistance publique des enfants abandonnés ou menacés de l'être. Avant de terminer, il me reste à dire un mot de ce qui a été fait à notre époque pour la protection de l'enfant en général, même quand ses parents existent et remplissent leurs devoirs envers lui.

Le dernier dénombrement de la population française a mis de nouveau en lumière, on le sait, une situation qui préoccupe depuis longtemps déjà, non seulement les économistes, mais tous les hommes soucieux de la grandeur de notre pays et de son rôle dans le monde. Des statistiques incontestées accusent, chez nous, l'infériorité continue, progressive, du mouvement de la population, comparé à celui de la plupart des peuples qui nous environnent. La Belgique, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie voient d'année en année le nombre de leurs habitants


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s'accroître dans des proportions sensiblement plus élevées que la France et, sous ce rapport, nous tenons un des derniers rangs parmi les nations de l'Europe.

Dans un siècle comme le nôtre, où nous avons vu pratiquer à nos dépens la sauvage maxime: «La force prime le droit, » où tout semble démontrer, en dépit des théories de Malthus, que l'avenir appartient aux races les plus nombreuses et les plus fécondes, n'y a-t-il pas là pour nous un véritable péril national ?

Je n'ai pas à rechercher ici les causes multiples de cette infériorité qui pourrait nous devenir si funeste. Il en est une toutefois dont le législateur a dû se préoccuper, et qui m'intéresse particulièrement : c'est la mortalité excessive observée chez les enfants du premier âge.

Des savants animés de l'amour de leur pays en même temps que de l'humanité, des médecins surtout que leur profession mettait à même mieux que personne de mesurer l'étendue du mal, ont jeté le premier cri d'alarme. Les révélations de plusieurs d'entre eux sur l'industrie des faiseuses d'anges ont vivement ému l'opinion publique. Dans certaines régions la mortalité des nouveaunés atteignait les proportions effrayantes de 70, 80 et même 90 %. Des auteurs compétents affirment que nous perdions chaque année un nombre d'enfants supérieur au contingent de l'armée.

Une telle déperdition d'existences humaines, c'est-àdire du plus précieux des capitaux pour une nation, ne devait pas laisser les Pouvoirs publics indifférents. Si nous ne pouvons rien faire pour l'accroissement de la natalité, si nous avons moins d'enfants que nos voisins les Allemands, les Italiens et les Anglais, efforçons-nous du moins de sauvegarder leur vie, de diminuer dans toute la mesure du possible la mortalité qui les décime. Telle est la pensée qui a inspiré l'auteur de la loi du


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23 décembre 1874, dite de la Protection du premier âge, due à l'initiative de M. le docteur Théophile Roussel, député de la Lozère à l'Assemblée nationale, dont le nom restera comme celui d'un des bienfaiteurs de notre pays. Grâce à l'application de cette loi, une des meilleures, une des plus utiles que nous devions au régime actuel, la mortalité s'est abaissée, dans les départements où le service fonctionne régulièrement, à une moyenne de 10 à 15 % ; grâce à elle, des milliers et des milliers d'existences françaises sont sauvées chaque année, à l'honneur de l'humanité, au grand profit de la nation.

En dehors de l'assistance directe de l'Etat, si nous jetons les yeux sur les oeuvres de l'assistance privée, plus ou moins encouragées par lui, et qui viennent compléter son action, que d'institutions de tous genres, que de sociétés protectrices de l'enfance n'avons-nous pas vu, ne voyons-nous pas encore se fonder tous les jours !

Ces admirables sociétés de charité maternelle qui se donnent pour mission de secourir, sans distinction de nationalité ni de religion, les mères pauvres au moment de leurs couches et de soustraire ainsi au dénuement et à l'abandon le petit être qui vient au monde : sociétés qu'on peut qualifier à juste titre de première oeuvre de protection de l'enfance, puisqu'une tendre prévoyance est assurée par elles à l'enfant dès avant sa naissance.

L'oeuvre des crèches, auxiliaire de la maternité, qui a pour objet de recevoir pendant la journée les enfants dont les mères travaillent hors de leur domicile et de leur donner les soins hygiéniques et moraux qu'exige le premier âge, oeuvre venant heureusement combler une lacune qui existait dans notre système d'assistance entre les sociétés de charité maternelle et les salles d'asile.

Les dispensaires pour les enfants atteints de maladies


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contagieuses ou chroniques, création toute récente appelée à rendre les plus grands services aux familles pauvres, en leur permettant de faire donner les soins nécessaires à leurs enfants dans un milieu approprié à cette destination, mais sans se séparer d'eux, sans que les petits malades soient hospitalisés. Puisque le mot de dispensaire est prononcé, pourrais-je ne pas saluer en passant le nom de cette noble dame, de cette artiste qui vendait l'an dernier une collection de bijoux et de pierres précieuses de plus de 400,000 fr. pour en consacrer le prix à l'établissement d'un dispensaire d'enfants pauvres? Les femmes françaises seules trouvent dans leur coeur de tels élans de charité. Mme André ne verra plus briller sur sa toilette ses superbes bijoux, mais elle entendra les douces paroles des mères qui la remercieront d'avoir sauvé la vie à leurs enfants.

Citerai-je encore la Société générale pour la protection de l'enfance abandonnée ou coupable, et tant d'autres institutions privées, orphelinats agricoles ou industriels, sociétés d'hygiène de l'enfance, d'encouragement à l'allaitement maternel, de patronage, qu'il serait trop long d'énumérer, et qui sont les puissants auxiliaires de l'Assistance publique ?

Gomment pourtant ne pas accorder une mention spéciale à la plus récente en date, à l'OEuvre nationale des hôpitaux marins ? Sait-on qu'il y a en France des milliers d'enfants de 5 à 14 ans que rongent le lymphatisme, le rachitisme et surtout la hideuse scrofule ? Parmi tant de fléaux qui déciment la pauvre humanité, c'est le plus meurtrier peut-être. La scrofule fait plus de victimes de nos jours qu'autrefois la peste et le choléra. « Elle saisit « l'homme peu de temps après sa naissance, suivant le « tableau trop fidèle qu'en traçait récemment un orateur « autorisé, modifie les traits de son visage, enflamme « ses paupières, arrête sa croissance, brise l'harmonie


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« entre les différentes parties de son corps, dévie sa « colonne vertébrale, déforme ou ankylose ses membres, « les couvre d'ulcérations ou de tumeurs, le rend inapte « au service militaire, inapte à tout travail productif, le « conduit jusqu'au seuil de la plus terrible, de la plus « meurtrière des maladies, la phtisie, et le pénètre si « bien que les enfants qui naîtront de lui auront des « chances d'être scrofuleux comme lui. » (1).

Ce mal, si affligeant pour les infortunés qui en sont atteints, si funeste dans ses conséquences, puisqu'il peut empoisonner des générations par l'hérédité, la science a découvert un moyen bien simple de le combattre efficacement ; c'est le traitement marin, le séjour prolongé au bord de la mer. La première expérience faite en France l'a été dans notre Pas-de-Calais, à Berck, où l'Assistance publique de Paris a fondé, il y a quelque vingt ans, un grand établissement pour les enfants scrofuleux. Les résultats obtenus sont aussi décisifs que consolants, et la moyenne des guérisons ne s'élève pas à moins de 75 %. L'établissement de Berck ne devait pas rester isolé. De généreuses initiatives privées, aidées par les départements et l'Etat, ont accompli des miracles dans ces dernières années sur notre littoral de l'Atlantique et de la Méditerranée. La France possède aujourd'hui douze hôpitaux marins. Et ce n'est pas tout; bien d'autres sont en projet. Une institution nationale vient de se fonder récemment à Paris pour encourager la création d'établissements semblables et y concourir par des subventions. N'est-ce pas une bonne oeuvre, doublée d'une bonne affaire, pour la société qui régénérera tant d'êtres voués dès leur naissance à une existence misérable, qui verra

(1) M. Henri Monod, directeur de l'assistance et de l'hygiène publiques en France (Discours prononcé à l'inauguration du Sanatorium de Banyuls-sur-Mer — 7 octobre 1888).


— 64se transformer une foule de non-valeurs en de robustes ouvriers et de vaillants soldats ?

Nous sommes bien loin du temps,—n'est-il pas vrai ?— où le philosophe Sénèque conseillait aux citoyens de Rome de jeter à l'eau leurs enfants quand ils venaient au monde faibles ou mal conformés ?

Depuis lors, que de chemin parcouru, que de progrès réalisés !

Nous avons, en France, la mauvaise habitude de médire les uns des autres, et trop souvent de nous dénigrer nous-mêmes. Les étrangers, connaissant notre caractère, finissent—heureusement—par ne plus trop nous prendre au mot. C'est surtout une mode de dire du mal de son temps, et nous tous, nous ne nous y épargnons guère. Il a du bon pourtant, convenons-en, et si des torts peuvent lui être reprochés, il lui sera, je pense, beaucoup pardonné, parce qu'il a beaucoup aimé les malheureux, les souffrants, les faibles. A aucune époque, on n'a mieux compris, mieux pratiqué les devoirs de la solidarité humaine.

Les enfants surtout sont l'objet de nos constantes préoccupations, de notre intérêt passionné. Jamais on n'a tant fait pour eux, et la parole évangélique : Sinite parvulos ventre ad me, est devenue, semble-t-il, notre devise. Est-ce à dire pourtant que tout soit parfait et qu'il ne reste plus rien à faire? Je n'aurai garde de l'affirmer. Mais a-t-on jamais vu, comme dans cette fin de siècle, pareils efforts vers le bien, vers le mieux, tant de noble émulation entre les institutions de l'Assistance publique et les oeuvres privées écloses sur notre sol en faveur de l'enfance ? Aussi, quelle magnifique floraison n'est-on pas en droit d'attendre pour le XXe siècle !

A double titre, l'enfant justifie cette universelle sympathie, cette sorte d'engouement, si je puis ainsi parler. Etre faible et désarmé, il n'est responsable d'aucune


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faute, et cependant il souffre. Puis, c'est en lui que repose tout l'espoir de l'avenir. De sa vie, de ses forces, de sa santé dépendront un jour la sécurité de la nation parce qu'il combattra, la fortune publique, parce qu'il travaillera. A l'enfant tiennent donc les destinées futures de la Patrie. En l'entourant de notre protection, de notre ardente sollicitude, c'est la Patrie elle-même que nous servons.


RÉPONSE

AU

DISCOURS DE RECEPTION

de M. Eugène CARLIER par M. de MALLORTIE

Président *

MONSIEUR,

TOUS les philosophes moralistes affirment qu'il n'y a rien de plus difficile à dépouiller en nous que le vieil homme. Je crois que cette remarque est vraie surtout du vieux professeur. Dans ses modestes fonctions, chargé de diriger, de former de jeunes esprits, le professeur contracte fatalement l'habitude de reprendre, de poursuivre les moindres écarts de pensée ou de langage, de

(*) Si M. de Mallortie avait pu lire lui-même sa réponse au discours de M. Carlier, il l'aurait fait précéder des quelques mots qui suivent :

« MONSIEUR,

« Mes premières paroles seront une excuse et une prière. J'ai été la cause, bien involontaire assurément, mais réelle, du long retard apporté à votre réception en séance publique. Sans aucun doute, en l'absence du Président malade, un des membres du Bureau de l'Académie aurait accepté bien volontiers la mission et l'honneur de vous répondre ; mais tous mes confrères, toujours bienveillants à mon égard, ont pensé que votre vieux maître serait heureux de souhaiter


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se faire, comme on l'a dit, éplucheur de mots et de syllabes, enfin, et je demande grâce pour la vulgarité de l'expression, de chercher partout la petite bête. Or, cette habitude devient, après de longues années, un besoin, une manie dont souvent il souffre tout le premier et dont il s'efforce vainement de s'affranchir. Vous allez, Monsieur, en avoir un exemple à l'instant même, car je commencerai ce discours en vous cherchant une méchante querelle.

MONSIEUR,

Pour exprimer toute la vivacité de votre surprise en apprenant votre nomination à l'Académie, vous avez cru ne pouvoir mieux la comparer qu'à l'étonnement du doge de Gênes, venu à Versailles pour faire hommage au roi Louis XIV. Je crains qu'une modestie excessive ne vous ait entraîné un peu loin dans ce rapprochement. Car, entre votre émotion, si soudaine et si forte qu'elle pût être, mais qui cependant ne devait pas manquer d'une certaine douceur, et l'affreuse douleur qui brisait le coeur du Doge, il y a tout un abîme.

la bienvenue solennelle à son ancien élève, resté toujours son ami. C'est leur coeur qui présumait ainsi du mien ; ils ne pouvaient se tromper et je les en remercie.

« Si je n'avais consulté que mes forces physiques et intellectuelles, peut-être eussé-je demandé un nouvel ajournement ; j'ai craint, Monsieur, d'abuser de votre longanimité et d'irriter l'impatience très légitime de vos nombreux amis Bien que faible encore, j'ai préféré courir l'aventure, me reposant avant tout sur votre affectueuse indulgence.

« Mesdames et Messieurs,je réclame aussi toute votre bienveillance; j'en ai grand besoin. Elle seule pourra me soutenir jusqu'au bout de cette réponse que j'ai faite aussi courte que possible, qui peutêtre sera trop longue encore. Puisse-t-elle, du moins, n'être fatigante que pour moi ! »


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Gênes venait de subir, pendant quinze jours, un effroyable bombardement ; tous ses palais de marbre étaient réduits en poudre, la maison du Doge renversée, plus de trois mille maisons effondrées et brûlées. Gènes, plus aisée à détruire qu'à humilier, demeurait fièrement dans ses ruines. Louis le Grand, qui était arrivé à l'apogée de sa fortune, de sa puissance et de son orgueil, jugea cette attitude intolérable à son honneur, tel qu'il l'entendait. Une armée formidable reçut l'ordre de passer les Alpes. Les Génois en étaient réduits à cette impuissance flagrante qui sauve de tout déshonneur les capitulations. Ils subirent l'accommodement inévitable. Le premier article du traité disait : « Le Doge à présent en « charge, et quatre sénateurs aussi en charge, se ren« dront au lieu où Sa Majesté sera, et lorsqu'ils seront « admis à son audience, revêtus de leurs habits de céré« monie, ledit Doge, portant la parole, témoignera, au « nom de la République de Gênes, l'extrême regret « qu'elle a d'avoir déplu à Sa Majesté et se servira dans « son discours des expressions les plus soumises et les « plus respectueuses et qui marquent mieux le désir « sincère qu'elle a de mériter à l'avenir la bienveillance « de Sa Majesté et de la conserver soigneusement. »

Ainsi, le Doge et les sénateurs, conservant leurs charges hors de chez eux, contrairement aux lois de la République, c'était, comme dit Mme de Sévigné, « voir la République en personne. » Le doge Lescaro, dans cette humiliation suprême, conserva la dignité du malheur. Il ne donna pas même à l'oppresseur la satisfaction de le voir admirer la magnificence dont Louis XIV était si fier. Comme on lui demandait ce qu'il trouvait de plus étonnant dans Versailles, il fit la réponse que vous avez rapportée : « C'est de m'y voir. » — Pardonnez-moi, Monsieur, cette courte digression ; je reviens bien vite à vous ; il m'est plus agréable de vous rappeler la séance

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particulière où vous avez fait votre entrée dans notre Compagnie. Le contentement et même une douce joie semblait rayonner sur votre visage ; de notre côté, tous les regards vous souriaient, toutes les mains vous étaient tendues ; vous paraissiez heureux de venir à nous ; nous étions heureux de vous recevoir. Aujourd'hui encore, cette fête, que je ne crains point d'appeler une fête de famille, est plus particulièrement la vôtre ; vous nous avez aidés à en faire les honneurs ; et, assurément, son principal attrait est votre élégant et substantiel discours qui ajoute encore aux motifs légitimes qui ont décidé nos suffrages.

Ne vous étonnez donc plus, Monsieur, d'être parmi nous. Vous seul trouvez vos titres trop modestes et notre choix trop bienveillant. Les applaudissements que vous venez d'entendre vous le disent encore mieux que moi. La préférence dont vous avez été l'objet, vous ne la devez point à un sentiment aveugle. Parmi les membres de l'Académie, vous en comptez plusieurs, il est vrai, qui se sont plu à fortifier, par un nouveau lien, celui qui les unissait à vous ; mais ce premier lien n'avait-il pas été formé par vos talents mêmes ? Ce sont les qualités de votre esprit, la sûreté de votre commerce, l'égalité de votre humeur, la modération de vos discours, l'aménité de votre caractère, qui ont attiré vers vous ceux que les qualités de votre coeur vous ont attachés pour toujours. C'est à l'amitié que vous pensez être redevable de notre choix ; mais c'est à l'estime que Vous avez dû cette amitié.

L'Académie, Monsieur, en vous appelant à occuper le fauteuil de M. le baron de Sède, ne pouvait se dissimuler qu'elle vous imposait une tâche délicate et difficile ; mais elle s'en reposait entièrement sur votre raison, sur votre amour de la vérité, sur votre respect de la justice et des bienséances ; elle était convaincue que vous sau-


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riez accomplir votre mission à votre honneur et à notre complète satisfaction. Vous avez rempli notre attentent justifié notre estime. Vous avez rendu à votre adversaire d'autrefois un noble et sincère hommage. Dans M. le baron de Sède, vous avez jugé le poète en homme de goût, en lettré fin et délicat; vous avez loué le publiciste avec la noble franchise, la loyauté d'un honnête homme, avec la courtoisie d'un galant homme. Peut-être même y avez-vous mis un peu de coquetterie, ce dont notre - Compagnie, Monsieur, ne songe nullement à vous faire un crime.

Quand je vous entendais tout à l'heure apprécier avec tant de netteté et de délicatesse l'oeuvre poétique de M. le baron de Sède, je ne pouvais me défendre d'uni mouvement d'orgueil paternel (toujours le vieux professeur, Monsieur), car je retrouvais le brillant écolier d'il y a trente ans, le lauréat de nos modestes concours. Alphonse Karr, dont la mort vient de mettre en deuil les Lettres françaises, a écrit dans une de ses plus piquantes et plus méchantes guêpes : « Dix ans après qu'ils ont quitté le col« lège, on peut ranger nos élèves dans deux catégories : « ceux qui n'ont rien appris et ceux qui ont tout oublié.» Cependant, le spirituel et pessimiste satirique n'ignorait pas qu'il est une troisième catégorie, celle des élèves qui ont appris, qui ont retenu et qui, même dans l'âge mûr, ont continué d'apprendre. Je suis assuré que tous vos auditeurs, Monsieur, vous placent dans cette troisième catégorie. Car il est manifeste que vous n'avez pas délaissé au sortir du collège ces belles-lettres, si bonnes, si humaines, qui avaient charmé les années de votre adolescence; au contraire, tout nous porte à croire que, même au milieu du rude et absorbant labeur du journalisme, vous avez fait de nombreuses et innocentes infidélités à la politique jalouse. Votre prédécesseur aimait aussi à donner aux lettres


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et à la poésie les loisirs économisés sur le devoir. C'est ce qu'il appelait faire l'école buissonnière. Vous aviez tous deux raison, Monsieur; la politique seule avait tort d'être jalouse, car elle y trouvait aussi son compte. Nous sommes trop affairés, trop encombrés, trop occupés. Il faut savoir jeter parfois pardessus bord tout son bagage de soucis, de préoccupations, de pédanterie, et se refaire jeune, simple, enfant, vivre de l'heure présente, reconnaissant, naïf, heureux. Oui, il faut savoir être oisif, ce qui n'est pas de la paresse. Dans l'inaction attentive et recueillie, notre âme efface ses plis, se détend, se déroule, renaît doucement, comme l'herbe foulée du chemin, et, comme la feuille meurtrie de la plante, répare ses dommages. La rêverie, comme la pluie des nuits, fait reverdir les idées fatiguées et pâlies par la chaleur du jour. Douce et fertilisante, elle éveille en nous mille germes endormis. En se jouant, elle accumule les matériaux pour l'avenir et les images pour le talent. La rêverie, c'est le dimanche de la pensée, et qui sait, de la tension laborieuse de la semaine ou du repos vivifiant du sabbat, lequel est le plus important pour l'homme et le plus fécond? Elle n'est pas seulement délicieuse, elle est utile. C'est un bain de santé qui rend la vigueur et la souplesse à tout l'être, à l'esprit comme au corps ; c'est le signe et la fête de la liberté; c'est un banquet joyeux et salutaire, le banquet du papillon qui lutine et butine sur les coteaux et dans les prés. Or, l'âme aussi a des ailes comme le papillon ; à ces courses en plein air, en plein ciel, la vie est plus légère et ce qui naît dans ces moments de grâce, a une force et un charme que le reste n'a pas.

C'est au retour de ces flâneries bienfaisantes où, tout joyeux d'échapper aux tracas quotidiens, il s'était senti pénétré de la grande vie de la nature, que M. le baron de Sède nous rapportait, comme une gerbe de fleurs des


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champs, ces poésies charmantes dont vous avez relevé et loué, avec tant de bonheur, la fraîcheur, le parfum et la séduisante harmonie.

M. de Sède est né non loin de Toulouse, dans la patrie des troubadours et de Clémence Isaure. Comme vous l'avez dit, l'influence du pays musical,

Où tous les noms heureux semblent faits pour les vers,

l'a doué, au plus haut degré, du sentiment de l'harmonie.

Sa versification a retenu la douceur de la langue romane et comme une vibration de la gaie science. La poésie, qui doit parler au coeur et à l'intelligence, est faite aussi pour enchanter l'oreille. Il y a, dans la mélodie de certains mots heureusement disposés, un charme indéfinissable, comme dans certains bruits de la nature, et de même que le frémissement des peupliers et le murmure d'une cascade lointaine, portent à la rêverie par je ne sais quelle puissance poétique, il est presque poète celui qui a le secret de la cadence et du nombre

N'oublions pas que M. le baron de Sède était le petitneveu de M. de Fontanes, et s'il n'a pas été l'héritier direct du premier grand-maître de l'Université, il a recueilli du moins une part bien précieuse dans l'héritage du rêveur harmonieux qui nous a conduits des choeurs d'Esther aux Méditations de Lamartine.

La prose de M. le baron de Sède se ressentait du voisinage de la poésie; elle était naturellement harmonieuse, elle avait l'élévation, l'élégance et aussi la grâce, la limpidité, l'abondance, sans manquer de précision et de force et, dans les grandes occasions, elle rencontrait l'éloquence.

Mais à côté se trouvait la plume, ou si vous voulez, l'épée de combat, vive, alerte, acérée, bien trempée, solide et souple, prompte à la riposte comme à l'attaque,


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qui, lançant avec adresse l'ironie et le sarcasme, faisait des blessures parfois assez vives, qui heureusement guérissaient vite ; car ses adversaires savaient que ces luttes n'altéraient en rien la bonté de son âme profondément sympathique.

M. le baron de Sède possédait donc un instrument puissant et complet qu'il mettait au service d'une instruction très étendue et très solide, d'une mémoire qui n'oubliait rien, d'une intelligence ouverte par tous les côtés, comprenant, en quelque sorte par intuition, les questions les plus compliquées, les plus diverses.

Il pouvait dès lors aborder sans crainte ce Protée moderne armé de la vapeur, qui prend mille formes et qu'on appelle le Journal!

Messieurs, dans l'ancien régime, quand un homme était devenu important et puissant, les généalogistes lui trouvaient une famille et des ancêtres. Les journaux sont aujourd'hui une puissance ; il est juste qu'ils aient aussi leur généalogie. Il y a cinquante ans, on admettait que leur noblesse ne remontait d'une manière certaine que vers le milieu du XVII 8 siècle. M. Victor Leclerc a établi, par des recherches curieuses, que Rome avait des journaux dès l'année 623 de sa fondation. Cela donne aux journalistes, d'un seul coup, dix-huit cents ans de noblesse de plus qu'ils ne pensaient.

Qu'étaient-ce que ces journaux de Rome ? Que contenaient-ils? Ne connaissant les anciens que d'après leurs histoires et leurs orateurs, nous sommes tentés de croire qu'ils étaient toujours graves, toujours majestueux ; le train et les tracas des journées humaines, l'intérieur de l'homme et de ses petitesses, tout cela nous échappe, grâce à l'éloignement. Dans l'histoire ancienne les hommes ont dix pieds de haut. Les journaux de Rome rapetissent beaucoup ces grands colosses de l'antiquité ; ils les rapprochent de notre taille ; ils nous montrent


- 71qu'il

71qu'il avait dans les sociétés anciennes les mêmes misères, les mêmes ridicules que dans la nôtre. Comme

les journaux de Paris et de Londres, les journaux

de Rome racontent les petites aventures de la ville, les scandales, les bruits, les anecdotes, les représentations des gladiateurs, les acteurs sifflés, les prodiges, les phénomènes, etc.. . Permettez-moi, pour me faire mieux comprendre, de vous citer trois ou quatre de ces nouvelles qu'on croirait empruntées aux faits divers de nos gazettes quotidiennes. Le 4 des calendes d'avril (29 mars 585) (1).

— Il a éclairé, il a tonné et un chêne a été frappé au haut de Vélia, un peu après-midi.

— Rixe dans une taverne au bas de la rue de Janus ; le cabaretier de l'Ours casqué a été grièvement blessé.

- C. Titinius, édile plébéien, a mis à l'amende des bouchers pour avoir vendu au peuple de la viande non inspectée.

3 calendes d'avril (30 mars) (2).

— Q. Aufidius banquier au bouclier Cimbre a disparu du forum avec beaucoup d'argent appartenant à autrui.

5 des calendes de septembre (28 août) (3).

— Comme le préteur de la ville mariait aujourd'hui

(1) IV k. Aprileis.. Fasces. penes. Licinium. Fulguravit. Tonuit. et. quercus. tacta in. sutnmâ. Velia. Paullum a. meridie. Rixa. ad. Janum infimum. in. caupona. et. caupo. ad. Ursupn. galeatum. graviter. Sauciatus.

C. Titinius. Aed. PI. multavit. lanios. quad. carnetn. vendidissent. populo, non. inspectant.

(2) III k. Aprileis. Fasces, penes. AEmilium. 2. Aufidius. mensarius. Tabertioe. argentarioe. ad. scutum Cimbricum. cum magna. vi aeris alieni. cessit. foro.

(3) A. D. V. kal. Septemb Proetor. urb. filiam. eo. die. daret. nuptum. edicto. tnonuit. se. jus. non, dicturum. et. vadimonia. omnia. in Diem. quintum. distulit.


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sa fille, il a prévenu par un édit qu'il ne rendrait pas la justice et a remis toutes les assignations au 5e jour.

Les journaux racontaient aussi les procès, avec les plaidoyers des avocats mêlés de très bien, d'applaudissements ou de murmures et sifflets, le tout selon la coterie du journalisme; les divorces, les mariages, les adultères, les fausses nouvelles ; par exemple, Cicéron apprenait qu'il avait été assassiné, mensonge du genre de ceux dont les feuilles modernes ne se garantissent pas toujours, quoiqu'elles aient des moyens plus sûrs de s'instruire et, sans doute, plus d'amour de la vérité ; Livie (1), mère de Tibère, et Agrippine (2), mère de Néron, avaient soin que les journaux donnassent les noms des personnes qui venaient les saluer ; on y trouvait aussi le compte-rendu des séances du Forum, les discours des principaux orateurs et aussi des Articles contre eux, articles où l'on faisait entendre que Pompée manquait d'esprit, ou César de probité, le tout selon le parti de l'écrivain qui, comme on le voit, partait d'une vérité et la poussait jusqu'à l'hyperbole. N'est-ce pas encore là, aujourd'hui même, le secret de la polémique? Voilà, Messieurs, le fond des journaux de l'ancienne

(1) nâvti '/dp u-éya xetî imsp 7râ(raç ràç npôutiat yu-jâtvac W'/ZWTO, wçTe •/ai T»iv Bouivjv, xai TOÛ Svjpou TOUÇ sôsiovraç, o'izaSe àff^afropievou; àéi 7roTE èi^é^eaOai, viai TOÛTO xai èç ta Suborna ÙTrofiVïijiaTa éçypâipeaOai. Dio., LVII, 12.

Livie, mère de Tibère, surpassa toutes les femmes en vanité : lorsque les sénateurs, lorsque des gens même du peuple se présentaient chez elle pour la saluer, elle les accueillait toujours et avait soin que les journaux publics donnassent leurs noms.

(2) Kaîlv xotvw TOÙÇ jSouiopévouç r/OTrâÇsTO y.oà TOÛTO r.ui èçTa ÙTroftv^paTa èaeypiytto. Dio., LX, 33.

Agrippine accueillait publiquement tous ceux qui se présentaient, et elle faisait insérer leurs noms dans les journaux.


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Rome, de ces Diaria, ancêtres longtemps ignorés du Diario de Rome moderne. Ces Diaria ne pouvaient avoir ni l'importance ni la publicité des journaux de notre temps. On ne connaissait alors ni l'imprimerie, ni la vapeur, ces deux instruments si puissants de civilisation.

Monsieur, vous avez appliqué à la presse le mot bien connu de l'esclave de Phrygie. Hélas ! le mal, comme le bien, est de ce monde. La presse est une arme à l'usage de tous deux. Son histoire, vous nous l'avez dit, est celle des langues d'Esope ; rien n'égale le mal qu'on en peut dire, à juste titre, si ce n'est le bien ; rien n'égale le bien qu'on en peut dire à bon droit, si ce n'est le mal. J'ai rencontré un jour dans un vieux livre espagnol une devise d'imprimeur qui me semble d'une profonde vérité. C'étaient les vingt-cinq lettres de l'alphabet, rangées en cercle, avec cette inscription : « Vis benè conjunctis, » leur force est dans leur bon assemblage. Faites un bon assemblage de lettres, et il en sortira un livre qui élèvera les âmes et servira l'humanité ; faites un mauvais assemblage, il en sortira un livre qui perdra les âmes et sera un levain de révolutions. Tout est donc dans le bon assemblage. Mais il faut bien s'attendre à ce que, dans notre pauvre humanité, il y ait souvent de mauvais assemblages. Heureusement, Messieurs, les bons sont là pour en combattre, balancer et corriger les effets ; la presse est alors comme la lance d'Achille, la divine Pélias, qui guérissait les blessures qu'elle avait faites.

J'ose affirmer que dans cet éternel conflit du bien et du mal, le bien, même quand il a momentanément le dessous, ne perd pas tout son empire ; son influence, survivant à sa défaite, empêche que le mal ne soit plus grand encore, et il accomplit la belle parole du sage indien : « Soyez comme le bois de sandal qui embaume la hache qui le frappe. »

La presse, Messieurs, a donc une haute mission à


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remplir ; aussi protestons-nous avec énergie contre l'injuste réprobation qui ne veut voir dans les journaux qu'une spéculation sur la crédulité, dans les journalistes que des organes plus ou moins intéressés des factions et du pouvoir. Le journal parle de tout, s'adresse à tous, arrive partout, partout en même temps. C'est un livre qui recommence chaque jour, ne finit jamais, va chercher, va solliciter le lecteur à son foyer aux deux bouts de la terre, toujours le même et toujours nouveau, puissant à la fois par ce double empire de la répétition perpétuelle et de la perpétuelle diversité. C'est une prédication qui ne lâche pas prise, qui revient à la charge sans repos, qui est la goutte d'eau sur le rocher, qui peut finir par être le torrent, et on sait qu'elle l'a été. C'est une tribune d'où l'orateur, tranquille et affranchi des émotions de la lutte et du spectacle, fait arriver sa voix sans effort au monde entier. Il unit la religion et la politique, l'art et la science, le roman et l'histoire. Il confine à la bourse, il confine au théâtre. A quelque parti qu'on appartienne, il y a toujours des principes éternels, des intérêts sacrés à défendre. Il y a l'ordre, la justice, la paix ; il y a la liberté, la liberté impérissable qui n'est ni la superstition d'une secte, ni le mot d'ordre d'un parti ; qui, si elle n'était pas le droit de tous, ne serait que le prête-nom de la tyrannie. Il y a l'honneur du pays, la gloire du drapeau, les grands emplois du génie national, clientèles glorieuses et immortelles qui élèvent à leur niveau l'âme et la pensée.

La presse peut, elle doit être la grande enquête toujours ouverte sur les faits et les intérêts publics, enquête contradictoire où tout le monde a quelque chose à apprendre, citoyens et gouvernements ; citoyens qui ont à se dégager de mille passions qui les aveuglent ; gouvernements qui se plaignent de ne pas connaître la vérité.


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Mais, là ne se bornent pas ses services, Messieurs. Notre mal est l'amour de la nouveauté. Quand deux Français s'abordent, la première question est infailliblement, comme chez les Athéniens de Démosthène : Qu'y a-t-il de nouveau? De quel air mélancolique on répond : Rien, s'il n'y a rien, et, au contraire, s'il y a quelque chose, quel contentement ! Quelle ardeur d'interroger et de parler !

Comme on court au cercle pour consulter son journal, pour commenter, pour discuter, pour connaître l'impression générale et savoir ce qu'on doit penser. Par suite, les journaux sont devenus la nourriture intellectuelle, le pain de chaque jour d'une multitude innombrable de lecteurs (chez les latins, le mot Diaria n'avait pas d'abord un autre sens) ; et l'on a pu dire, presque sans paradoxe, qu'en France on lit tout, excepté les livres. On pourrait ranger les journaux parmi les choses de première nécessité. Instruments de tout progrès, ils sont à quelques égards le progrès lui-même. A côté des sévérités qu'ils méritent quelquefois, que justice aussi leur soit rendue ! Que de préjugés et d'erreurs ils ont détruits, que d'idées saines et de connaissances utiles ils ont répandues ! Que l'on veuille bien calculer tout ce qu'il faut aux écrivains des journaux de justesse dans l'esprit, de promptitude dans le coup d'oeil, de clarté dans le style pour mettre à la portée de tant de milliers de lecteurs, comme un résumé perpétuel de ce qu'enfantent chaque jour les lettres, les sciences et les arts !

L'idée est bonne de mettre la science à la portée de tous. Je sais bien que certains savants se fâchent : « La science, disent-ils, descend. » La lumière aussi descend, elle ne s'abaisse pas. Ils disent encore: « Ce qu'on donne de cette façon est si peu ! » Ce peu est toujours quelque chose, pour des hommes, qui, sans cela, n'auraient rienEnsuite ce n'est pas si peu qu'on veut bien le dire. La


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littérature n'a donc point d'organes plus populaires que les journaux.

Aussi l'Académie qui ne dédaigne aucune des formes sous lesquelles se manifeste l'empire des lettres, se faitelle un devoir d'honorer de ses suffrages les écrivains qui ont recouru au journal pour l'instruction des hommes, quand ils ont joint à un réel mérite le respect pour leur oeuvre et leur mission. Qu'ils aient été les défenseurs de l'ordre ou bien de la liberté, il lui suffit qu'ils soient sincères, honnêtes, animés d'une sollicitude véritable pour cette grande patrie dont ils invoquent le nom à chaque soleil.

Messieurs, on se plaint quelquefois de la violence de certains articles des journaux. Il est bien mal aisé d'échapper aux écueils inévitables d'une discussion de tous les jours ; on serait sans chaleur si l'on était sans passion ; ceux qui prennent part aux luttes de la presse connaissent cette ivresse de la polémique qui finit par exercer son influence sur les natures les plus calmes et les esprits les plus modérés et les plus doux. C'est quelque chose, comme sur le champ de bataille, l'odeur de la poudre et le bruit de la trompette qui, selon Job, fait dire au cheval : « Allons ! »

Il faut admettre aussi que la polémique des livres, des journaux n'est pas la discussion des salons où chaque opinion s'affaiblit et baisse de ton, par convenance pour le lieu ; que dans les combats au grand soleil et au grand air, il y a d'autres convenances; qu'en définitive, il faut, comme dit le proverbe, faire ce qu'on fait; mais il y a au-dessus de toutes les opinions un principe qui ne doit jamais être atteint, c'est la liberté de penser et la liberté de croire, un devoir qui ne doit jamais être méconnu, celui d'être loyal envers son adversaire et de ne pas l'insulter.

Comme votre prédécesseur, Monsieur, vous avez tou-


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jours observé, même dans les luttes les plus ardentes, ce respect des autres si difficile à séparer du respect de soi-même, vous rappelant sans doute que, dans l'antiquité, les Euménides, si terribles qu'elles fussent, étaient belles, et que l'invective elle-même doit avoir sa dignité.

M. de Sède estimait entre toutes choses la constance des convictions. La plupart des hommes sont faibles et incertains ; ils cèdent au flot qui emporte le monde dans un moment donné. Les certitudes inébranlables n'habitent que des intelligences profondes et des coeurs fortement trempés. Il y a toujours de la noblesse et une vraie grandeur dans la fidélité des sentiments, surtout dans celle des sacrifices ; et quand nous rencontrons cette fidélité sur notre chemin, dans quelque parti qu'elle se présente, il faut la saluer comme vous venez de le faire, avec respect et avec sympathie.

Monsieur, depuis plusieurs années, vous êtes rentré sous la tente ; aujourd'hui que la poussière du combat n'obscurcit plus votre horizon, vous semblez jeter un regard mélancolique sur ces pages écrites avec tant d'ardeur et de passion aux jours de lutte, et que le temps a emportées dans son tourbillon, comme, aux premiers froids d'automne, l'ouragan emporte les feuilles des bois.

Mais quoi, de ces pages éphémères, tout aurait péri !

Faut-il le croire? Ce qui périt dans les journaux, comme dans les livres, c'est l'oeuvre de l'esprit de parti, ce que la passion du moment a fait naître et qu'un juste arrêt condamne à passer avec elle. Une seule idée juste ne peut périr, et revenir sans fruit, comme sans gloire, à celui qui l'a semée. Qu'importe d'ailleurs que le nom de l'écrivain périsse, si ce qu'il y a de bon et de vrai dans la pensée, demeure et se propage? Qu'importe que l'oubli engloutisse son oeuvre d'un jour, s'il peut se rendre le témoignage d'avoir été quelquefois utile à la bonne cause? Un journal est l'eouvre de ceux qui le lisent


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presque autant que de ceux qui le font, et c'est un honneur pour l'écrivain que son nom s'efface dans le succès même de son opinion, devenue l'opinion de tous. Il ne sera point pour cela privé de reconnaissance, et personne ne lui refusera l'estime, cette modeste couronne des honnêtes gens.

Cette estime grandit encore, Monsieur, quand sous l'écrivain, sous le batailleur de la veille, on trouve un coeur noble et généreux, bon et compatissant comme celui qui, tout à l'heure, nous parlait de l'enfance et des enfants avec un intérêt si tendre, avec une émotion si communicative.

Monsieur, vous nous avez tracé à grands traits l'état du monde aux derniers jours de l'empire romain. Mais dans ce sombre tableau, je vous demanderai de faire un peu grâce au peuple athénien, si aimable, si spirituel, si hospitalier.

Je veux n'envisager, en ce moment, que le côté social et politique. La loi athénienne défendait toute espèce de mauvais traitement, de violence ou d'outrage contre un enfant, une femme, un esclave ; elle protégeait les faibles, les opprimés (1). Les maux que les dieux envoient à l'homme, en même temps qu'ils sont des épreuves pour son courage, sont aussi, pour ses semblables, des occasions d'exercer leur vertu. La justice, cette loi sainte qui mêle une note humaine à l'harmonie du monde, corrige les erreurs de la destinée ; elle ne dément pas son caractère qui est l'égalité, en attribuant plus de droits au faible, plus de devoirs au fort : de là, le respect des orphelins, des étrangers, des suppliants, des vieillards. « C'est de Zeus que viennent les mendiants et les pauvres, dit Homère ; sous la ligure d'étrangers et de sup(1)

sup(1) Kat [ùà.iuTa. àimâv vêjjtwv oaoi « HT ùfteiu. T<5V àStzouf*£»wv xecvrat, Thucydide, liv. 2.


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pliants, les dieux parcourent les villes pour éprouver la justice des hommes. » De là aussi, des autels élevés à la Pitié ; de là, le culte rendu à la Bienfaisance, la forme la plus large de la justice. Eurynomé, la large loi, a pour filles trois déesses, les trois soeurs inséparables, les bienfaisantes, les charités, dont les beaux bras enlacés expriment par un gracieux symbole les liens mutuels et réciproques de la générosité et de la reconnaissance ; ce que l'une reçoit de l'autre, elle le rend à la troisième.

Aussi, à Athènes, où la condition des esclaves était plus douce que dans une autre ville, il n'y eut jamais de révoltes d'esclaves comme dans les Etats aristocratiques, et l'on ne peut s'en étonner lorsqu'on lit dans Xénophon: « L'insolence des domiciliés et des esclaves est très « grande à Athènes ; il n'est pas permis de les frapper, « et un esclave ne se dérange pas devant vous (1). »

Les affranchissements particuliers étaient fréquents et il y avait de temps à autre des affranchissements en masse comme après les batailles des Arginuses et de Chéronée. Après l'oligarchie des Trente, le peuple proclama l'amnistie, c'est-à-dire l'oubli ; c'est la démocratie victorieuse qui eut l'honneur d'introduire ce mot dans l'histoire. Les enfants orphelins, dont les pères étaient morts à la guerre, étaient élevés aux frais de l'Etat jusqu'à l'âge de puberté (2). Toute misère était bientôt soulagée.

Cimon, le fils glorieux de Miltiade, abattait les haies de ses jardins et invitait chaque jour les pauvres à sa. table; lorsqu'il sortait, des jeunes gens le suivaient avec de bons manteaux qu'ils échangaient en silence contre les haillons des vieillards indigents. Enfin, dans un plai(1)

plai(1) Athen.

(3) tôt Se, «h/te»* TOUS iïaïUiJtç TÔ Sorti ToûSr Sjjptatffe,- $ xéliç prffâfii À^?j': 6pé\J/si (Thucydide, Oruison funèbre, 1. II).


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doyer de Lysias (1), nous lisons les dépositions de témoins qui viennent déclarer que le client de ce grand orateur dotait les filles et les soeurs des citoyens pauvres, rachetait les prisonniers et enterrait les morts sans demander de récompense.

Quant à l'antiquité romaine, l'idée des droits de l'homme y était inconnue, et, par suite, le caractère sacré de la vie humaine et la tendre sollicitude pour sa conservation y faisaient absolument défaut. Les institutions étaient fortes, mais à côté des lois il y a les moeurs. Nous savons ce que les lois anciennes avaient fait de l'esclave, nous ne savons pas assez ce qu'il était dans les moeurs, ce qu'était devenue cette créature humaine ou plutôt cette chose dont on se servait pour assouvir les plus lubriques passions, pour essayer des poisons comme Cléopâtre et Locuste, ou pour nourrir des lamproies comme Asinius Pollion.

Sénèque, quelque part, avait osé produire cette opinion téméraire que les esclaves pourraient bien être des hommes comme nous. Ce même Sénèque avait dit aussi que la miséricorde est un vice du coeur. Il possédait 20,000 esclaves et on ne voit pas que son stoïcisme lui en fait affranchir un seul. Bien mieux, ce stoïcisme avait passé dans les écrits des jurisconsultes romains, et cependant ils cherchent à diminuer le nombre des manumissions, les regardant comme menaçantes pour la sûreté publique.

La brutalité et la. force régnaient alors presque sans partage. Ce n'est qu'à partir du jour où cette divine parole : « Aimez-vous les uns les autres, » a retenti sur la terre qu'on eut quelque souci des enfants, des pauvres,

(1) En TOIVUV xat tSt'a riui TMV 7TO^£T<3V ànopovm truveÇsSuxs Qvyarépuç xat àSs^yàç, TOUS 8 ei.ùaaro Ix TWV mAsfitMV, TOIÇ S sic Taipjv irtzp£Ï%ev àpyvpiw (Lysias, XIX, 59).


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des malheureux. Mais combien cette parole a été lente à faire son chemin ! Combien son action a été faible, même sur les peuples qui l'avaient écoutée les premiers!

L'histoire de notre pays si pleine de sang et de larmes est là pour nous le rappeler. Peu à peu cependant la charité a exercé son influence sur nos moeurs et a fini par pénétrer. aussi dans nos lois. Mais pour opérer ce dernier progrès, pour appliquer dans toute leur étendue les grands préceptes d'égalité, de justice' et d'amour descendus du Calvaire, il a fallu la marche du temps, le développement des lumières, et même, on doit le reconnaître, le triomphe de la démocratie. Ce n'est guère, en effet, avant le commencement du siècle que la charité publique a été assez fortement organisée pour accomplir son rôle à côté de la charité privée, et que la société civile a joint ses efforts à ceux de l'Eglise pour conjurer ou adoucir les souffrances au prix desquelles le combat pour la vie, ou la loi d'airain, fait payer les victoires de la civilisation.

Mais ici, je dois m'arréter, Monsieur : le plus bienveillant auditoire ne supporte pas volontiers d'entendre en moins d'une heure de temps parler deux fois de la même chose. Qu'il me suffise de dire que les lois sur l'assistance publique sont devenues de plus en plus douces et humaines, et que le budget général des pauvres, qui, il y a dix ans, était de 111 millions, s'élève aujourd'hui à près de 150 millions. C'est sans aucun doute le seul budget dont les accroissements successifs ne provoquent ni plaintes, ni murmures, ni protestations.

Vous avez bien fait, Monsieur, de rapprocher de l'assistance publique les bienfaits de la charité privée.

On a toujours, surtout depuis Andréa del Sartd, représenté la charité sous les traits d'une mère qui tend à des enfants son sein gonflé de lait. C'est qu'en effet la charité ne fait qu'un avec la vie débordante : elle est comme une


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maternité trop large pour s'arrêter à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l'épuisent ; le coeur de l'être véritablement humain a aussi besoin de se faire doux et secourable pour tous.

Il y a Chez les âmes bienfaisantes elles-mêmes un appel intérieur vers ceux qui souffrent, vers ceux qui ont faim et qui ont soif. Ces ames aussi ont faim et soif, faim de dévouement et soif de sacrifice. Aussi leur charité, pressée et sollicitée dans tous les sens par la vue d'innombrables misères, devient ingénieuse, inventive, prodigue, pour proportionneret pour adapter les secours aux besoins et les consolations aux douleurs. Les malades, les sourds-muets, les aveugles, les vieillards, les paralytiques, les incurables, les fous et les filles repenties, et les femmes délaissées, et les veuves, tout ce qui souffre, tout ce qui pleure, tout ce qui a besoin de consolation, a trouvé dans ce siècle, avec une abondance que peu d'âges ont connue, des mains pour panser les plaies et des coeurs pour écouter les plaintes ! Non jamais il n'y eut dans le monde une pareille éclosion, une pareille efflorescence d'oeuvres de miséricorde. Leur simple nomenclature épuiserait le jour qui nous reste, et encore courrais-je le risque d'en oublier beaucoup, car il en est beaucoup qui se cachent dans l'ombre et ne sont connues que des pauvres et de Dieu ! Qu'il me suffise de dire qu'elles enveloppent dans leur réseau toutes les indigences et toutes les misères humaines. Oh ! la bonne et brave race française, vaillante et compatissante ! Une épouvantable catastrophe vient-elle nous frapper de stupeur, un de ces fléaux que rien ne peut coujurer, feu du ciel, feu des entrailles de la terre, inondation, cyclone, a-t-il répandu, dans toute une contrée, la désolation, la ruine et la mort et fait de nombreux orphelins, aussitôt tous les coeurs s'émeuvent; plus de partis politiques, plus de dissenti-


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ments ; on s'entend, on se concerte, on recherche tous les moyens d'obtenir de rapides et de nombreux secours: concerts, loteries, conférences, fêtes de jour, fêtes de nuit ; on fait appel à tous les bons sentiments du coeur humain et même à ses faiblesses et le plaisir lui-même devient le louable auxiliaire de la charité I Dieu soit loué ! Messieurs. Dans notre pays, on court au malheur, comme on court au feu, comme on court à l'ennemi.

Pourquoi faut-il qu'aussitôt après cet élan unanime, l'enthousiasme tombe, que l'association des intelligences, des sensibilités et des volontés (des esprits et des coeurs) se brise de nouveau, que toutes ces forces vives se séparent quand on pouvait tout attendre de leur union, de leur action en concours et harmonie, comme on pourrait tout attendre aussi des efforts concertés de l'économie sociale et de la charité privée, de la science et de la vertu? Messieurs, ce serait vraiment alors la ligue du bien public et nous pourrions, sans crainte d'amers démentis, comparer, comme on l'a déjà fait, la France à l'une de ces familles ouvrières qu'on rencontre encore dans nos campagnes. Dans ces familles-là, quand on se met en voyage, et, si vous voulez, ce sera le voyage de la vie, les grands frères portent dans leurs bras ou sur leurs épaules les frères plus petits qui, sans cela, ne pourraient jamais faire la route.

Hélas ! dans notre grande famille française, il y a encore des enfants qui se révoltent contre l'autorité du chef de famille, qui repoussent les soins et les caresses maternels. Vous nous l'avez dit, on ne peut l'ignorer, à Paris et dans les grandes villes, on rencontre encore des êtres de crime et de joie, qui, comme une tribu réprouvée, naissent, vivent, s'accouplent, souffrent et meurent dans une sorte de nuit morale, et de générations en générations, sont voués presque fatalement au vice et au


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crime. Quand la mort fait des orphelins dans ces tristes familles, l'Assistance publique ou la charité privée recueille ces petits enfants plus malheureux que des esclaves, les entoure de tous les soins, et cherche à faire descendre dans leur esprit et leur coeur un peu de lumière et de vertu.

Mais, hélas! trop souvent, quand ces pauvres créatures arrivent à l'age de puberté, elles ont la nostalgie du ruisseau, de la boue et du vice. Elles quittent tout pour aller retrouver ces bandes de malfaiteurs qui sont une honte pour notre civilisation et un danger permanent pour la sûreté publique. La langue a dû inventer un mot pour désigner ces êtres en qui se rencontrent le malheur et l'infamie. Ce ne sont plus des malheureux, ce sont des misérables, mot douloureux qui se compose de deux termes, l'un qui les dénonce à la police, l'autre qui fait encore les réserves de la pitié.

Messieurs, faut-il désespérer de pouvoir jamais dissiper ces ombres épaisses, faire pénétrer un peu de lumière dans ces profondes ténèbres ? Le Gouvernement et la Justice feront leur devoir avec force et douceur ; l'Assistance publique redoublera de zèle et de sollicitude. Quant à la charité privée, elle ne se rebutera pas et les difficultés ne feront que centupler son énergie. N'existe-t-il pas déjà à Paris une oeuvre de préservation et de conservation dont le recrutement est fait par des Dames qui n'appartiennent à aucune congrégation ? Ces dames sont du monde, et du meilleur. Ce sont des mères de famille à qui la soif du bien fait oublier les préjugés de caste et surmonter le dégoût instinctif que toute femme bien née éprouve pour les hontes du vice salarié. A quelque secte philosophique, à quelque religion que l'on soit attaché, il est impossible de voir sans une profonde admiration le labeur auquel elles se livrent par pur esprit de charité et de commisération. Semblables à un


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plongeur qui se jetterait dans un océan de fange et d'immondices pour retrouver une perle, elles descendent dans les bas-fonds les plus corrompus pour y découvrir un être tombé qu'elles puissent ramener, redresser et soutenir. Dans le troupeau humain, elles ne cherchent que la brebis galeuse.

Messieurs, on a dit : le courage du désespoir ; il faudrait dire le courage de l'espoir. L'espérance vient se confondre avec la vraie charité. Dans l'allégorie grecque, si au fond de la boîte de Pandore est restée la patiente espérance, ce n'est pas qu'elle ait perdu ses ailes, et qu'elle ne puisse, abandonnant la terre et les hommes, s'enfuir librement en plein ciel ; c'est qu'elle est avant tout pitié, charité, dévouement ; c'est qu'espérer, c'est aimer, et qu'aimer c'est savoir attendre auprès de ceux qui souffrent.

MESSIEURS,

L'antiquité nous a surpassés en élevant des monuments au plaisir. Quand je vois nos villes aux rues étroites, nos maisons entassées les unes sur les autres et la condition pénible parfois faite à ces populations emprisonnées dans les murs d'une cité, je me dis que, si un Romain des derniers siècles de l'empire, revenait parmi nous, il nous trouverait barbares ; et si nous lui montrions nos théâtres, ces petites salles renfermées et ténébreuses, où nous nous pressons les uns contre les autres, le soir, pendant trois ou quatre heures, dans de petites niches de bois, il nous prendrait en pitié et se retirerait sans doute avec dégoût. Les anciens entendaient bien mieux l'art de jouir; rien ne leur coûtait pour bâtir leurs colisées, leurs théâtres, leurs cirques, pour creuser ces lacs, entourés d'immenses amphithéâtres où plus de trois cent mille spectateurs pouvaient trouver place afin d'assister, le matin, à une bataille navale, et l'après-midi, sur le


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fond du lac mis à sec, et sans que le peuple-roi eût à se déranger, à un combat de dix ou douze mille et quelquefois de vingt mille gladiateurs qui s'entretuaient aux applaudissements frénétiques et aux cris de joie d'une haute société complètement avilie et d'une populace abjecte ; oui, les anciens savaient mieux l'art de jouir, mais nous, Messieurs, nous les écrasons par nos basiliques et nos cathédrales qu'on a justement appelées des poèmes de pierres; par nos innombrables Hôtels-Dieu, nos hôpitaux, nos hospices ; par tous nos monuments consacrés à la douleur et à la faiblesse, par ces palais magnifiques qui s'élèvent du nord au midi, sur nos rivages, véritables temples dédiés à la Pitié ! Quels sont en effet les hôtes de ces splendides demeures ? De pauvres enfants maladifs, chétifs, rachitiques, estropiés, scrofuleux, phtisiques, dévorés par toutes les plaies qu'engendre la misère. Regardez, ils sont là sur la plage qui s'ébattent au soleil tout à leur aise, creusant des trous dans le sable, faisant des monceaux de sable qu'ils appellent superbement des forteresses, et poussant, eux aussi, des cris de joie quand la vague, en revenant, remplit les fossés et renverse les remparts de leurs citadelles, — tout comme ces jolis enfants brillants de vigueur et de santé qui jouent sur la plage de Trouville. Il y a quelque chose de consolant à penser que ces salutaires plaisirs sont communs aux enfants de toutes les classes et que ceux qui en ont le plus besoin n'en sont pas seuls déshérités. Messieurs, notre vieux Romain lui-même, s'il avait consenti à nous suivre, serait bien forcé de reconnaître que la charité l'emporte sur l'orgueil !


LE VAGABOND

PAR

M. L. RICOUART

Membre résidant.

Je ne suis pas de cette école Dont le poète, sous l'ormeau, Module une églogue frivole Aux sons plaintifs du chalumeau.

Si parfois la" mélancolie Vient appesantir mes sourcils, C'est que la trame de ma vie A laissé tomber quelques fils ;

Quand la fièvre, nymphe rageuse, Pose sa griffe sur ma chair, Et que de son urne fangeuse Sort la tisane, flot amer.

Sinon, plein de joyeuse ivresse, D'un pied libre je bats les champs, Et le soleil qui me caresse Me fait oublier les méchants.

Fi de la taverne enfumée ! Le bluet pare les épis, Fleur que la nature a semée Pour récréer mes yeux épris ; '

Au vent j'abandonne ma tête, Et du matin jusques au soir Je piétine la pâquerette, Sybille d'amoureux espoir ;


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Et je cueille toute une gerbe Et de parfums et de couleurs Dont se constelle la grande herbe Cachée à demi sous les fleurs.

Longtemps, si Dieu me prête vie, Par les bois, les prés et les monts Je veux mener ma rêverie Grosse de vers et de chansons,

Et, sous le hêtre de Tityre, Mollement couché sur le dos, Sacrifier au vieux satyre Une couple de francs puros,

En demandant qu'il me conserve, Jusques à mes derniers moments, L'amour que je tiens en réserve, Ma santé, mon rire et mes dents.

Puis, quand sous le poids des années Fléchira mon coeur assoupi, Délaissant ses formes fanées Comme un grain qui sort de l'épi,

Mon âme ira vers l'un des mondes Qui coulent au plus haut des cieux Téter les mamelles fécondes D'où découle un lait précieux,

Le lait de la seconde vie, Fait de science et de bonheur ; Là, nourri de cette ambroisie, Je retrouverai mon ardeur ;

Et j'aurai, dans ces beaux domaines, A l'aube d'un nouveau réveil, En vagabondant par les plaines, L'astre pour fleur, Dieu pour soleil.


LAURÉATS DES CONCOURS

HISTOIRE

Médaille de vermeil : M. L'ABBÉ H. FANIEN,

Curé de Douvrin, pour la Monographie de cette commune.

POÉSIE

Médaille d'or:

M. AUGUSTE MASSY, D'ARRAS

Surveillant général au Lycée de Douai, pour la pièce intitulée : La Vie au Lycée.

Médaille de vermeil :

M. BERTIN DU QUESNOY.

Instituteur à Guînes, pour sa pièce : La Trisaïeule.

Médaille d'argent :

M. JULES BERTRAND,

Publiciste à Calais, Pour la pièce intitulée : Jeunesse et Sagesse.


SUJETS MIS AU CONCOURS

HISTOIRE ET ARCHEOLOGIE.

Histoire d'une Ville, d'une Localité importante ou d'une Abbaye du département du Pas-de-Calais.

Monographie d'une Eglise paroissiale, d'une Maison conventuelle, d'une Maison hospitalière de la Ville ou de la Cité d'Arras.

LITTERATURE.

Une pièce de deux cents vers, au moins, sur un sujet laissé au choix des concurrents. Une composition en prose sur un sujet d'intérêt local.

BEAUX-ARTS.

Etude sur l'Ecole académique de Dessin à Arras, de 183 ) à 1840, période pendant laquelle, sous la direction de MM. Gauthier et Demory, elle a compté au nombre de ses


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élèves Charles Daverdoing, Augustin Toursel, Sanson, Collette, Delaporte et Edmond Leclercq.

Notice biographique sur le comte Hippolyte de Tramecourt. — Son caractère, — sa générosité,- son talent, — ses goûts,—son atelier à Paris, rendez-vous des artistes, des critiques et des amateurs d'élite,— ses principales oeuvres, —son château de Givenchy, —ses collections.

Etude sur Le Page, statuaire à Arras, et sur Delaville, statuaire à Lens, grand prix de Rome en 1798.

SCIENCES.

Une question de science pure ou appliquée. Statistique industrielle du Pas-de-Calais, avec carte à l'appui

En dehors du concours, l'Académie recevra tous les ouvrages inédits (Lettres, Sciences et Arts) qui lui seront adressés.

Toutefois, elle accorde la préférence à ceux qui intéressent le département du Pas-de-Calais.

Des médailles, dont la valeur pourra atteindre 300 fr , seront décernées aux lauréats de chaque Concours.


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CONDITIONS GÉNÉRALES.

Les ouvrages envoyés à ces Concours devront être adressés (francs de port) au Secrétaire-général de l'Académie, et lui parvenir avant le 1er juin 1891. Ils porteront, en tête, une épigraphe ou devise qui sera reproduite sur un billet cacheté, contenant le nom et l'adresse de l'auteur, et l'attestation que le travail n'a pas été présenté à un autre Concours. Ces billets ne seront ouverts que s'ils appartiennent à des ouvrages méritant un prix, une mention honorable ou un encouragement ; les autres seront brûlés

Les concurrents ne doivent se faire connaître ni directement, ni indirectement.

Les ouvrages imprimés ne sont pas admis.

Les Membres de l'Académie, résidants et honoraires, ne peuvent concourir.

L'Académie ne rendra aucun des ouvrages qui lui auront été adressés.

Fait et arrêté, en séance, le 4 juillet 1890.

Le Secrétaire-général,

A. DERAMECOURT.

Le Président, DE MALLORTIE.


II LECTURES

FAITES DANS LES SÉANCES HEBDOMADAIRES.



AUGUSTIN TOURSEL

Artiste Peintre

PAR M. G. LE GENTIL Membre résidant.

« Son talent de paysagiste n'a » pas été compris et estimé à sa » valeur »

(DAVERDOING).

LA rapidité avec laquelle tout s'oublie, hommes et choses, à notre époque fiévreuse et agitée, est un fait tristement remarquable.

Sans rechercher les causes de cette oblitération des souvenirs, constatons-la, et disons que nos investigations peu fructueuses touchant un concitoyen tout à la fois peintre et littérateur, sont une nouvelle preuve du déplorable manque des traces laissées au lendemain de leur mort par eux-là mêmes qui ont eu certaine notoriété et dont les oeuvres devraient tout autrement sauvegarder la mémoire.

Il n'y a pas encore quarante ans qu'a disparu Augustin Toursel et l'on ne sait presque plus rien de sa personne, et l'on ignore où sont passées beaucoup de ses productions artistiques et littéraires.

Néanmoins, grâce à celles qui se retrouvent encore, grâce à deux articles publiés en 1853, l'un par M. Charles Demory, l'autre par M. Luez; grâce surtout aux rensei-


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gnements obligeamment fournis par la mère Ste-Cécile des dames Ursulines d'Arras, soeur de Toursel; par un de ses neveux. M. Willame, artiste-peintre à Hesdin, par l'un de ses cousins. M. Jules Périn. avocat à Paris, et enfin par notre éminent collègue Charles Daverdoingt, que nous sommes heureux de pouvoir en remercier ici tous quatre, il nous a été permis d'écrire là Notice qui va suivre.

I

Originaire de Béthune, la famille Toursel — dont une branche s'établit à Arras — se recommande non moins par la science que par l'honorabilité.

En 1727, sire Dominique Toursel, chanoine régulier de l'Abbaye de Mont-Saint-Eloy en était, par le suffrage des religieux et l'option royale, nommé Abbé ; en 1737, il se trouvait élu député ordinaire des Etats d'Artois.

Fils d'un médecin d'Arras, Antoine-Augustin Toursel, docteur en médecine, médecin en chef des hospices de cette ville, professeur à son école de médecine, détenu dans nos prisons (1) pendant la Terreur, eut entre autres enfants deux fils, l'un Augustin Toursel, docteur médecin également, professeur à l'Ecole secondaire de médecine, et bibliophile très distingué (2) ; l'autre Hippolyte Toursel, tanneur, qui fut le père d'Augustin Toursel dont nous allons nous occuper.

Celui-ci naquit le 18 février 1812, rue du Bloc, section B, dans la maison portant alors le n° 65, et qui, aujourd'hui encore à usage de tannerie, porte le n° 22.

(1) A l'Abbatiale, puis aux Baudets.

(2) Le catalogue de sa bibliothèque, vendue en 1832, comportait 2,872 numéros.


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Ses humanités, qui furent brillantes, se firent au collège d'Arras; son aptitude pour le dessin se révéla immédiatement à l'Ecole Académique dont il suivit les cours. En 1823, il y obtenait une médaille d'argent grand module, et plus tard une médaille d'or d'une valeur de 100 francs, donnée par la Municipalité.

Sa famille eût désiré en faire un avocat ou un notaire, aussi essaya-t-il de la cléricature, mais cette carrière lui convenant peu et l'inclination qu'il éprouva pour l'une de ses cousines n'ayant point été encouragée, il résolut de partir pour Paris.

Il avait environ vingt ans.

Ce départ ne l'empêcha cependant pas de rester Arrageois de tout coeur, ainsi que l'attestent ses oeuvres artistiques et littéraires, et de conserver du sol natal cet amour et ces souvenirs qui faisaient dire à Ovide :

Nescio quâ natale solum dulcedine captos Ducit, et immemores non sinit esse sui.

Avant de quitter Arras, Toursel avait pris parti dans la fameuse querelle, battant alors son plein, entre les classiques et les romantiques qui, paraissant si novateurs, si échevelés, si fougueux alors, sont maintenant considérés comme si calmes, si démodés, si « perruques » par les réalistes « indépendants, incohérents et décadents » d'aujourd'hui.

« D'un caractère doux, aimant, d'une grande sensibilité, d'une impressionnabilité « quasi féminine » (1) et de plus rêveur et mélancolique, il s'était naturellement laissé captiver par le romantisme dont, pleins de séduc(1)

séduc(1)

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tions et de charme, même dans leurs exagérations ou leurs erreurs, les principaux maîtres l'avaient invinciblement fasciné.

Aussi dès son arrivée à Paris se fit-il admettre dans la pléiade littéraire qui brillait d'un si vif éclat, se lia-til avec les de Goncourt, Baudelaire, Champfleury, et devint-il, avec Arsène Houssaye, Henri Monnier et Théophile Gauthier l'un des collaborateurs du journal l'Artiste, « moniteur officiel du romantisme récemment fondé par Ricourt » (1) ; toutes choses prouvant qu'on le considérait comme étant quelqu'un et capable de quelque chose.

Le peintre qui à cette époque eut ses préférences, fut Dévéria, l'auteur si choyé, pour un certain temps, de la Naissance d'Henri IV, qui resta son chef-d'oeuvre. Une copie de dimension réduite de ce tableau, exécutée par Toursel, est aux mains de M. Petit-Wartelle.

Entré d'abord chez Landon, où il resta pendant environ deux ans, Toursel le quitta pour aller chez l'illustre baron Gros, où se trouvait Daverdoing. La mort violente du maître vint interrompre d'une manière inopinée et trop prématurée les études du nouvel élève, qui malheureusement ne les poursuivit plus assez pour arriver, ainsi que Daverdoing, à la hauteur de ces dessinateurs impeccables, qui peuvent indifféremment aborder, les sujets de genre, d'histoire, de peinture religieuse ou décorative. Une tête de modèle exécutée par Toursel et que retoucha Gros, ce qui témoigne de sa bienveillance pour son disciple, est précieusement conservée par M. Willame d'Hesdin.

(1) Burty, Lettres de Delacroix.


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« L'existence artistique de Toursel, a dit M. Luez, qui l'a bien connu, a été très simple ; on y trouverait peu d'événements; il écrivait et peignait tour à tour, et pendant plusieurs années il avait si bien régularisé cette double inclination, qu'il peignait pendant le jour, et employait à écrire une partie de ses nuits. »

Mais cette existence aussi surmenée que simple ne pouvait se prolonger longtemps; on ne joue pas impunément avec sa santé, alors surtout qu'on l'a délicate, et Toursel ne devait point tarder à s'en apercevoir.

Le premier tableau, c'était un paysage, qu'il envoya au Salon, n'y fut point admis.

Sans trop se laisser décourager par cet insuccès, il se remit à l'oeuvre avec ardeur afin d'être plus heureux l'année suivante; mais ayant éprouvé un second échec, chose arrivée à tant d'autres, y compris nos plus grands maîtres, voire même à Corot et à Delacroix, qui cependant étaient des génies, il en conçut un désespoir tel que ses jours se trouvèrent en danger: « Mon tableau est donc bien mauvais, s'écriait-il; on reçoit des oeuvres exécrables et la mienne est repoussée, elle est donc encore inférieure à celles-là », et parlant des membres du Jury, il écrivait à son ancien professeur, M. Demory, père : « Voilà donc que ces gens-là m'ont tout à fait abattu. Ce n'est pas faute à eux d'avoir frappé et à moi d'avoir résisté. Mais enfin, ils m'ont terrassé. Me releverai-je? triste question. Ils m'ont toujours mis au point de briser mes pinceaux... Tout cela, parce que j'ai eu le malheur de me mettre à dos un misérable, devenu puissant depuis quelques années, et dont les mauvais instincts semblent avoir grandi avec la position. C'est une chose triste à penser, qu'une existence inoffensive


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soit ainsi à la merci d'une vengeance aussi inconcevable que brutale... »

Quoi qu'il en soit, la crise passée, il reprit ses pinceaux momentanément délaissés, et arriva enfin à franchir le terrible seuil du Salon. Pendant plusieurs années il y exposa, et son courage se retrempait un peu, quand un troisième refus vint lui porter un coup dont il ne devait plus se relever et qui le conduisit au tombeau.

Ayant, avant l'ouverture du Salon, écrit plusieurs articles de critique d'art, mélangés de politique, il leur attribua le rejet de sa toile.

A partir du jour où il reçut ce choc, son cerveau fatigué, surmené, se troubla; son intelligence, exaltée d'abord, devint vacillante et finit par s'obscurcir. Renfermé chez lui des jours entiers, mangeant à peine pour se soutenir, il devint la proie des plus noires hallucinations ; des accès de somnambulisme s'étant déclarés, pendant lesquels il allait tout déranger dans son atelier, désordre qu'il ne pouvait s'expliquer le lendemain, il se crut traqué par des ennemis imaginaires, et tomba dans la folie des persécutions, bref ce fut un homme perdu.

Au cours de cette désorganisation physique et morale il ébaucha quelques sujets ou motifs inachevés, il écrivit des rêvasseries d'un mysticisme incompréhensible, des homélies, des vies de saints et tenta plusieurs fois de chercher ici, au foyer domestique, au milieu de la famille, le repos que l'isolement n'avait su lui rendre. Gomme il aimait beaucoup la musique, et spécialement celle de la Muette de Portici, l'une de ses soeurs, musicienne consommée, pianiste de première force et douée d'une voix admirable lui chantait pour le distraire ses morceaux favoris, mais vains efforts. Tout ainsi que Saül


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redevenait farouche lorsque cessait de se faire entendre la harpe de David, Toursel retombait dans ses découragements et sa torpeur quand sa soeur finissait de chanter.

Enfin, décidé à demander à la paix des cloîtres un abri contre les agitations du monde et contre ses orages si gros de chagrins et de déceptions de tous genres, il voulut, à l'instar des ermites de la primitive Eglise, qui avant de s'enfouir dans le désert, se dépouillaient de leurs biens, distribuer ses tableaux et objets d'art.

Son cher Arras, natale solum, ne fut pas oublié ; le Musée reçut, en effet, l'un de ses meilleurs paysages. La Commission administrative crut devoir, à titre de remerciement, lui voter une médaille d'or de la valeur de cent francs. Avec son désintéressement ordinaire, Toursel déclara en affecter le montant à l'acquisition d'une oeuvre de son ancien professeur à l'école de dessin.

Ces dispositions prises, il entra chez les Bénédictins de Solesmes; mais sa santé délabrée ne pouvant supporter l'austérité du régime de ce monastère, il dut ne pas larder à le quitter, et malgré les efforts de ses parents pour le retenir, prétendit rentrer dans Paris.

Après s'être débattu là pendant quelque temps encore contre les fantômes qui l'obsédaient sans relâche, il s'éteignit obscurément le 12 février 1853 (1).

En mars suivant, la Commission du Musée réunit dans l'une des galeries de Saint-Vaast, soixante tableaux environ de Toursel, figures et paysages, dont plusieurs restés à état d'ébauche.

Cette exhibition, très visitée par le public, fut suivie d'une vente avant laquelle une appréciation de M. Dé(1) Peut-être rue Lafayette, 118, où il eut longtemps son logement et son atelier.


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mory fils parut au journal le Courrier (n° du 5 avril) et après laquelle le journal le Progrès publia une autre appréciation de M. Luez (n° du 12 même mois )

Littérateur et peintre, Toursel peut être envisagé à ce double point de vue.

Voyons d'abord le peintre, puis nous parlerons du littérateur, le tout d'une façon sommaire, n'ayant point sous les yeux et ne connaissant que de nom la plupart des oeuvres qu'il y aurait à analyser.

II

Pour être artiste peintre il ne suffit pas du feu sacré, de l'aptitude naturelle, qui comporte l'âme, le sentiment, le goût, il faut encore les moyens acquis de la technique, qui sont la théorie et la pratique.

La théorie, c'est-à-dire la science, ou connaissance approfondie des règles de l'esthétique telle que l'ont comprise et appliquée les Maîtres de toutes les époques, et de toutes les écoles, immuable qu'elle est comme le beau qu'elle traduit.

La pratique, c'est-à-dire le métier, ou moyen de mettre en oeuvre la théorie par l'emploi de certains procédés très utiles, sinon indispensables.

Sans aptitude naturelle, si savant qu'il soit, si habile qu'il devienne, le peintre ne sera qu'un artisan, sans inspiration et sans originalité.

Sans technique, l'aptitude naturelle, fût-elle géniale, restera frappée d'impuissance ; avec une technique insuffisante, elle ne donnera que des résultats incomplets et pleins d'imperfections.

Ces vérités incontestées jusqu'à nos jours, sont, depuis


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que l'anarchie de plus en plus envahissante a pénétre dans le domaine de l'art, niées par les réalistes, et, a fortiori, par les synthétistes, en train, paraît-il, de les détrôner.

Mais, quoi que. fassent et disent ces révolutionnaires, apôtres de la décadence et pour qui la dégringolade est un insigne progrés, elles n'en resteront pas moins élémentaires et fondamentales, ainsi que les productions informes et délirantes qu'ils perpètrent, suffiraient seules à le démontrer.

Toursel, qui ne manquait certes point d'aptitude native, et qui au contraire s'en trouvait bien doué, possédait-il toute la technique désirable ? Il y a croyons-nous à distinguer.

En tant que paysagiste, incontestablement oui.

Comme peintre d'histoire religieuse ou profane, on ne saurait être aussi affirmatif. Et sans entrer ici dans une discussion aride et assez superflue, constatons en fait qu'à part de rares tableaux de figures, il n'a guère fait que du paysage.

Pourquoi ? Suivant M. Luez, ça n'a point été par préférence, mais par raison. Toursel, en effet, dit-il, après avoir essayé de la peinture d'histoire alors qu'il travaillait chez Gros, « s'est jugé lui-même », et ayant vu que là n'était pas sa voie, il « s'est réfugié dans le paysage ». M. Demory partage cette opinion : « Malgré la facilité avec laquelle Toursel composait, il s'aperçut que ses études artistiques n'avaient pas été assez solides pour le tableau d'histoire : c'est ce dont on peut se convaincre, en voyant le petit nombre d'esquisses qu'il a laissées. Il l'abandonna donc pour le paysage, dont il s'occupa presqu'exclusivement. »

Daverdoing, une véritable et compétente autorité, que nous avons consulté à ce sujet, a bien voulu nous répon-


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dre : « Toursel pouvait concevoir, il ne savait pas exécuter; il y avait en effet chez lui, dans l'homme, dans l'artiste, plus d'âme et d'intelligence que de forces physiques et de métier, de là, défaut d'équilibre. »

Voilà une cause jugée in terminis !

Sous le bénéfice de ces observations préliminaires, signalons quelques-unes des plus importantes ou meilleures toiles de Toursel, en commençant par les figures.

Genre religieux.

Datée de 1836, commandée par son Eminence le Cardinal de La Tour d'Auvergne, et se trouvant dans la Cathédrale à l'autel de la Croix, la procession au Calvaire miraculeux d'Arras, est le seul grand tableau de Toursel. Il révèle tout à la fois d'indiscutables qualités et une certaine inexpérience. Peut-être le respect de l'exactitude archéologique à propos de la porte de Cité a-t-il un peu gêné l'artiste.

Un Ange gardien et un saint Michel, qui se trouvent à la chapelle de la Maison de Charité de cette ville, nous ont paru d'une bonne couleur, autant que l'obscurité du local a permis d'en juger.

Genre historique.

Le principal tableau de Toursel en ce genre est l'accouchement de la comtesse Ogine sur la Grand'Place d'Arras.

« En 1024, — ditd'Oudegerst — au temps que la dame Ogine (alias Ogine) se devait accoucher de Baudouyn de Lille, comte de Flandre, Baudouyn à la belle barbe son mary, fit tendre en la ville d'Arras, sur le marché, une


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ample, somptueuse et magnifique tente, en laquelle il voulut que dame Ogine, sa femme, s'accouchast, consentant et permettant qu'il fust loysible à toutes les femmes de bien, qui en auroyent la volunté, d'assister et estre présentes au travail de ladicte dame sa femme ; le tout afin d'oster à un chascun doute et opinion qui estoit desja enrachinée au coeur de plusieurs, de la stérilité de ladicte Ogine, laquelle pour lors avoit attainct l'aage de cinquante ans. »

C'est cette scène qu'a rendue Toursel, au moment où le nouveau-né se trouve montré au peuple. D'une riche couleur, ce tableau qui sous la tente et en dehors d'elle, réunit une soixantaine de personnages, évêques, grands seigneurs, dames nobles, clercs, hommes d'armes, est d'une valeur réelle.

« Cette composition, a écrit M. Demory, est grandement conçue, le dessin en est meilleur que dans toutes celles de cet artiste. Il y a de la couleur, une entente parfaitedu clair obscur. Toursel a heureusement surmonté la difficulté de grouper un si grand nombre de personnages. »

Mesurant environ 2 mètres de large, sur 1 mètre 30 de haut, la toile appartient au Musée.

On y voit aussi une autre toile datée de 1838, d'un mètre de largeur et de 97 centimètres de hauteur, représentant la Vacquerie refusant de prêter serment à Louis XI. Beaucoup plus sombre, ce sujet ne comporte que vingt figures (1).

(I) Offert à la ville d'Arras, en 1838, cette toile valut à Toursel une médaille d'une valeur de 300 francs qui, sur la proposition du maire, M. Maurice Colin, lui fut votée par le Conseil municipal en sa séance du 22 novembre de la même année.


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M. Jules Périn possède de Toursel deux esquisses de scènes d'histoire locale qui se passent également sur la Grand'Place d'Arras.

Jean Bodel, trouvère arrageois, faisant représenter un mystère devant le comte d'Artois (XIIIe siècle).

« Debout et son manuscrit à la main, Jehan Bodel, nous dit M. Périn, explique chaque scène au comte, à la comtesse et à leur fille, assis sur des sièges d'honneur au premier plan ; ils sont entourés de toutes parts par une assistance nombreuse. Des hommes d'armes défendent les abords du théâtre, qui est installé sous une tente aux couleurs éclatantes, sur laquelle flotte un oriflamme aux armes d'Artois. A ce moment la Madeleine est prosternée aux pieds de Jésus. »

L'abbé de Liesse et sa troupe traversant la Grand'Place, fête de nuit (XVIe siècle).

Derrière cette toile, Toursel en a ainsi décrit le sujet.

« La fin du mardi-gras à Arras (XVIe siècle).

« L'abbé de Liesse parcourt processionnellement la ville pour clore la fête, précédé des compagnies joyeuses des cités voisines, venues à Arras pour les jeux, sous la conduite de leurs chefs, entre lesquels le prince des Coquins de Cambray, l'Etoile de Douay, etc. »

Deux portraits de Toursel sont très remarquables, celui de son père et le sien.

Le premier, que possède M. Willame, son neveu, a été très remarqué par le duc d'Orléans, et voici comment.

Quand, en 1840, il vint à Arras, où le reçut le Conseil municipal, dont faisait partie M. Toursel père, le Duc fut sans doute frappé par sa physionomie, car en parcourant les galeries du Musée où ce portrait était exposé, il s'arrêta court et s'écria : « Oh! voilà l'un des Messieurs


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de la Municipalité, c'est vivant, d'une ressemblance parfaite et d'une excellente facture, il faut envoyer au Salon cette oeuvre qui y sera certainement appréciée (1). »

Conservé par un autre neveu, M. Berguem, le second est supérieur encore, suivant M. Willame (2).

Paysages.

Certains prétendus paysagistes de maintenant, simplifient fort commodément la besogne en supprimant les feuilles, et en négligeant les extrémités; pour eux, un arbre est fait lorsqu'ils ont maculé la toile d'un barbouillage verdâtre. Ils appellent cela peindre largement, et n'ajoutent pas que cette largeur d'exécution a surtout pour cause, vu leur impéritie, le désir et la nécessité d'esquiver les difficultés.

Toursel n'avait pas cette désinvolture. Voyant aux arbres des feuilles, qui y sont effectivement, et leur voyant aussi des branches et des brindilles qu'ils ont encore, il estimait devoir faire les unes et les autres.

(1) A côté de ce portrait figurait un petit tableau de genre de Toursel, d'une riche tonalité, représentant Marguerite de Bourgogne dans son intérieur.

Le Duc l'ayant également remarqué et en ayant parlé d'une manière laudative, Toursel, qui le sut, le lui fit offrir.

Mais s'étant, pour des motifs faciles à comprendre, fait une invariable règle de ne rien accepter au cours de ses voyages, le Duc se trouva, bien à regret, dans l'obligation de refuser.

Cette jolie toile, où se voient quatre personnages, fut ultérieurement achetée par notre collègue, M. Lecesne, qui, ces jours derniers, nous la montrait en nous racontant l'anecdote.

(2) De taille très moyenne, portant longs ses cheveux châtains, Toursel avait les joues roses, rondes, la physionomie douce, le regard rêveur et mélancolique.


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Aussi s'adonna-t-il à les rendre de son mieux, et s'y prépara-t-il par des études sérieuses et persistantes.

Dans le principe, nous ne le dissimulerons pas, il eut le défaut de sa qualité, c'est-à-dire qu'à force de chercher à détailler ses arbres, à les modeler, il les alourdissait ; mais plus maître par la suite de sa main, son exécution gagna en souplesse et en légèreté.

On a reproché à Toursel, dont, quels qu'en soient la nature elle sujet, presque toutes les oeuvres sont empreintes d'une certaine tristesse, d'être resté trop sombre dans les paysages. Daverdoing, que nous aimons toujours à citer lorsque nous avons la bonne fortune de pouvoir le faire, le disculpe en ce regard, sinon pour ses compositions, du moins pour ses études. « Toursel, nous a-t-il dit, était un travailleur sérieux, patient, voulant rendre avec sincérité le feuillage d'un vert sombre des arbres du climat de l'Artois. J'ai cru longtemps que sa couleur était l'effet de son humeur attristée, mais depuis que j'ai considéré plus attentivement nos campagnes, je reconnais que ses études de paysages sont dans une gamme de tons juste et nature ».

Nulle relation n'existe au surplus entre le genre méthodiquement positif de Toursel, et les oeuvres suaves, vaporeuses, éthérées de Corot, poétisant, idéalisant la nature vue au travers d'un prisme enchanté ; le Maître qui a visiblement préoccupé notre compatriote est le Poussin, dont le savant et sévère arrangement de lignes se retrouve en ses compositions; Toursel ayant, vers 1840, abandonné, quant à ce, le romantisme pour adopter le style classique, presqu'héroïque même de l'auteur du paysage admirable où se voit Diogène.

C'est pourquoi dans ses créations Toursel n'a jamais


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tenté de traduire la saison printanière, avec ses gazons emperlés de rosée matinale, son feuille naissant sous lequel gazouillent les oiseaux, et les moiteurs de ses ciels où monte en chantant la joyeuse alouette ; ces sourires de la nature n'ayant pu séduire sa mélancolie avant même qu'elle devînt ténébreuse et dégénérât en morosité. C'est pourquoi dans ces oeuvres, toujours graves et sentant l'atelier, la science, le goût et l'harmonie dominent plus que l'émotion, la mélodie et l'amour.

Ce qui, toutefois, n'a point empêché Toursel d'être réellement fort et Daverdoing d'en dire que « son talent de paysagiste n'a été ni compris ni estimé à sa valeur. »

Le plus soigné des grands paysages que nous connaissons de Toursel est celui où se trouve l'Arrageois l'Ecluse herborisant devant deux élèves.

D'un mètre de largeur sur soixante-quinze de hauteur, cette toile, faite en 1845, exposée au Salon de 1846, est, chose rare, exécutée dans un tonalité relativement gaie, fine et agréable. Savante, cherchée, son ordonnance est magistrale. Habilement variés de formes et de couleurs, les arbres du premier plan, très travaillés, très détaillés, sont parfaitement rendus. Les arrière-plans avec bois, eaux, montagnes s'étagent et fuyent heureusement pour finir par se profiler doucement sur un ciel aérien lumineux et d'un joli bleu pâle où flottent quelques nuages argentés. C'est attrayant; néanmoins, pourquoi le cacher, ce bel ensemble se trouve un peu déparé par le gros chêne de droite, trop bouché, et surtout par un coin de terrain qui, sis du même côté, au bas de la toile, est infiniment trop éclairé ; cela nuit à l'intérêt de l'oeuvre, en attirant forcément l'oeil sur un endroit insignifiant qui, au contraire, aurait dû rester allourdi, afin de mieux


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faire ressortir la partie médiane bien plus caressée, dans le but évident de solliciter davantage l'attention du spectateur.

Il est singulier que cette faute, car c'en est une, ait échappé au goût et à la sagacité de Toursel, devant, comme artiste, sentir et voir le manque d'unité dans l'intérêt et l'effet de sa toile, et trop lettré pour ignorer le précepte

... Sit quod vis simplex duntaxat et unum.

A côté de ce paysage, le Musée en offre deux autres. L'un de même dimension, ayant pour sujet la fable d'Esope : le loup et l'agneau, et n'étant qu'une étude d'arbres; l'autre beaucoup plus petit, mais bien supérieur, quoiqu'assez sombre, intitulé la Promenade sur l'eau.

Nous possédons, dans l'aimable tonalité du premier de ces paysages, une délicieuse toile de 6, d'une aussi magistrale composition, avec une Léda à demi-drapée et couchée, près de laquelle s'approche le cygne mythologique. L'ordonnance inverse de ce tableau nous conduit à supposer qu'il devait, reproduit en plus grand, faire pendant à celui du Musée.

Ce sujet du Cygne et de Léda a été plusieurs fois traité par Toursel. L'une de ces répétitions avec variantes, — admise aussi au Salon de 1846, — a fait partie de l'exposition posthume de ses oeuvres. Cette toile, de dimension importante, est signalée par M. Demory et par M. Luez, qui en dit: « Le groupe du cygne et de la femme de Tyndare n'a rien de séduisant; mais le site sombre, sans être sauvage, au milieu duquel il se trouve offre des masses séculaires d'une végétation admirable. A l'excep-


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tion du ciel qui ne paraît pas assez terminé et de l'eau sur laquelle s'ébat le cygne, qui n'est pas assez transparente, tout le reste est d'une richesse vraiment magistrale. » On offrait 500 fr. de cette Léda, nous ignorons ce qu'on l'a vendue et où elle est maintenant.

Mme Petit-Dourlens a, de Toursel, un paysage d'un mètre de large sur quatre-vingts centimètres de haut, dans la gamme un peu sombre; au premier plan, de chaque côté, un bouquet d'arbres, sous celui de droite un banc de gazon où est assise une femme, sur les genoux de laquelle repose la tête d'un homme couché à ses pieds. au fond, un rideau de montagnes.

Le dernier paysage qu'ait fait Toursel et auquel il n'a pas mis la dernière main, se trouve chez M. Octave Gottran, c'est une toile de 100, de la plus grande dimension conséquemment des toiles de mesure. D'un aspect saisissant, elle offre à droite et à gauche, au premier plan, des groupes de chênes, au centre un autel de pierre, près duquel des druides vont faire un sacrifice, au-dessus un lointain boisé que surmonte un monticule. Il restait peu à faire pour que cette belle oeuvre fût complètement parachevée.

Dans l'une des lettres qu'a bien voulu nous écrire M. Willame, on lit: « J'ai, je crois vous l'avoir dit, plusieurs paysages de Toursel. Une étude d'arbres avec soleil couchant d'un grand effet ; un grand paysage sombre dont les arbres sont un peu lourds, mais dont la facture est intéressante ; trois petites toiles, dont un clair de lune en pleine nuit, traité d'une façon moins lourde que les autres oeuvres. C'est ce qu'il y a de mieux dans ce que je possède; il s'en dégage un réel sentiment poétique. Ces ouvrages ont été exposés au Salon. Il en est encore d'au-


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très, toute une série de huit représentant l'histoire de Clarisse Harlowe. il y a aussi, à Gauchin-le-Gal, chez M. Delmotte, beau-frère de Toursel, un clair de lune qui est remarquable.

L'opinion si autorisée de M. Willame sur son soleil couchant et sur son clair de lune est absolument partagée par M. Luez et par M. Demory, qui trouvent « par l'exécution et ses magnifiques effets, la première de ces toiles digne de Perelle, » et la seconde « pleine d'une poésie charmante et rivalisant avec les oeuvres du même genre de Joseph Vernet et de Van der Neer. »

Que ce clair de lune respire une poésie élégiaque. c'est naturel, car Toursel était bien dans son élément en peignant ce sujet nocturne, avec son effet mystérieux et semi fantastique.

Quant au clair de lune de M. Delmotte, non en pleine nuit comme le précédent, mais vers la fin du crépuscule du soir, alors que la nuit commence à étendre ses voiles sur une campagne où le jour jette encore quelques lueurs mourantes et indécises, il est aussi, au dire de ces Messieurs, parfaitement réussi.

Les rondes champêtres ont eu le don de plaire à Toursel. qui les a fréquemment reproduites. Nous en avons une fort jolie et fort mouvementée; une autre plus importante, qui appartenait à M. Demory père, a été achetée par M. Auguste Fresson.

Il a peint aussi maintes fois des vues prises dans les faubourgs d'Arras et aux environs, notamment à St-Eloy (1).

(1) Nous avons une ébauche représentant la campagne de St-Eloy, ses tours et les restes de son abbaye.


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Terminons cet aperçu des oeuvres artistiques de Toursel par cette conclusion : que son talent a suffisamment émergé du commun, pour que le Gouvernement lui.commandât un tableau dont nous ne saurions spécifier le sujet, mais que suivant M. Charles Demory, il sut exécuter avec honneur et succès.

On trouverait facilement à Arras, une centaine de tableaux de Toursel, ce qui ne prouve pas qu'il en ait considérablement vendu. Propheta nemo in suâ regione. mais il en a offert beaucoup à ses amis, il en a même abandonné gratuitement aux amateurs qui en débattaient les prix, préférant en terminer ainsi que de subir de plus longs marchandages.

Toursel faisait aussi l'aquarelle: les dames Ursulines ont de lui une jolie procession, et nous avons longtemps connu chez M. Demory père, un bel intérieur d'église pendant la messe, qui maintenant appartient à M. Alcide Advielle.

M. Willame conserve un album rempli d'aquarelles de son oncle, « bien teintées et d'une bonne couleur, nous dit-il, entre autres une ronde de villageois et une exécution sur la Grand'Place d'Arras au XIIIe ou XIVe siècle. »

Ses dessins sont plus rares. il en existe pourtant. « J'ai, nous dit encore M. Willame, quelques dessins au crayon vigoureusement traités dans la note sombre comme était devenu le caractère de l'auteur. Je possède également un zéphir écartant des branches pour se mirer dans l'eau, qui est très joli et peut-être même ce qu'il a fait de mieux en dehors de ses paysages. »

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III

A peine sorti du collège, Toursel écrivait dans le journal le Propagateur. Cinq de ses feuilletons, insérés aux trois volumes du recueil portant le nom de Miscellanées, ont pour titres la Ville, le Beffroi, le Rempart (juin 1832) ; — Une première leçon (janvier 1833) ; — Un bal villageois (août 1833); — Deux lits de mort (novembre 1833) ; — La chandelle d'Arras (janvier 1834) (1)

Plus tard il écrivit dans le journal l'Artiste.

Il fit ensuite de nombreux travaux, notamment un roman d'art, Maria Dolce ; — une histoire des Femmes Artistes ; — plusieurs nouvelles : Anna Maria d'Avala ; — Les mois de Notre-Dame ; — Une soirée de Charles le

(1) Dans cet article, sorte de persifflage infiniment plus malheureux que spirituel terminé par ces lignes : « Il est inutile de vous dire que l'esprit révolutionnaire n'eut qu'à souffler pour éteindre cette chandelle du ciel, qui, sans diminuer, avait brûlé sept siècles et devait toujours brûler. Elle s'éteignit le jour où les prêtres n'entrèrent plus dans la chapelle » Toursel, en donnant la forme quadrangulaire à la pyramide qui, à part la base, était octogonale, en prétendant érigée en 1215 la rotonde datant de 1640, en la faisant écraser lors du siège d'Arras, avant qu'elle fût bâtie, en reportant à 1791 la démolition de la Cathédrale, démolition commencée seulement en 1799, en avançant que la Sainte-Chandelle brûlait continuellement, a fait preuve d'une ignorance historique et archéologique surprenante chez lui, et que plus tard il a dû déplorer, autant que le péché de jeunesse qui en témoignait.


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Téméraire ; — La reine Mathilde ; — Le Bibliothécaire ;

— Le Bénédictin; —des notices sur Lavita, sur Delepine,

— une biographie de La Vacqucrie ; — des lettres sur les Industries arrageoises et artésiennes à toutes les époques ; — une Chronique de Flandre et d'Artois (en préparation).

Enfin des élucubrations mystiques aussi sombres et aussi bizarres qu'il l'était lui-même dans ses dernières années.

Bon nombre de ces manuscrits furent confiés à notre ancien collègue M. Billet, avocat, qui, si nos souvenirs sont exacts, eut l'intention, non réalisée, d'en entretenir l'Académie. On ignore ce qu'ils sont devenus.

Deux ans à peu près avant sa mort, Toursel, qui était très lié avec notre collègue M. Gossart, lui proposa de fonder, à Arras, une revue artistique et scientifique dont lui, Toursel aurait fait les articles Beaux-Arts, et dont M. Gossart se serait chargé de la partie Sciences. Plus qu'occupé par ses travaux chimiques, ses expertises médico-légales, son professorat à l Ecole de médecine et n'entrevoyant aucun avenir pour une pareille publication, M. Gossart en dissuada Toursel, et il n'en fut plus question.

La perte définitive ou temporaire des manuscrits de Toursel interdit toute espèce d'appréciation sur le fond de ses ouvrages, artistiques, historiques, romantiques et mystiques; mais ce qu'en 1837, c'est-à-dire à vingt ans, il écrivait dans le journal le Progrès, peut donner une idée de son style.

Empruntons quelques passages à l'un de ses feuilletons intitulé, la Ville, le Beffroi, de Rempart.

Au début et au cours d'un récit bien sinistre, à péri-


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péties habilement échafaudées sur une donnée probablement imaginaire, Toursel fait part d'appréciations, d'impressions et offre des descriptions fort intéressantes que tout bon Arrageois connaîtra très volontiers.

Au point de vue général, il dit de la ville :

« Vous connaissez tous Arras : une grosse vieille ville, un peu tortue, un peu noire, un peu caduque — ce qui est bien permis lorsqu'on a supporté les assauts de César, et, depuis, reçu encore l'hommage de dix-huit cent quatre-vingt et des printemps — un peu caduque, ai-je dit, encore coquette pourtant, coquette surannée, ne croyant pas à la vieillesse, se fardant aux jours de fête, et qu'atintée à neuf, nous avons vu en 1827, pour une réception, cacher encore ses rides sous une fraîcheur postiche.

« A la différence de Calais, que nous entendions dernièrement comparer à une vive et fringante grisette, Arras est calme, peu de colifichets en fer sur sa poitrine plate et simple. — C'est une bonne mère de famille, tranquille et retirée qui ne connaît d'aimables faquins que les rois de pique et de trèfle, et, à l'ivresse du punch et des danses, préfère incomparablement le sang-froid d'une grande misère avec une bavaroise de houblon indigène.

» O boston! multinome infini des plaisirs, concentration de tant de jouissances, trouverais-tu des déserteurs parmi ceux mêmes que tu as initiés à les plus douces émotions? »

Après avoir, en compagnie d'un étranger curieux d'examiner la ville, remarqué : « Le refuge des anciens moines de Maroeuil, bâtiment


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massif, qui ne se fait remarquer que par son grand pignon à cheminée, ses oeils de boeuf grillés, et sa large façade trouée comme celle d'une prison ;

« Les murs d'une autre abbaye, mais bien autrement grande, bien autrement riche, l'Abbaye de Saint-Vaast, avec ses immenses jardins, son millier de fenêtres et son église au majestueux frontispice;

« La façade du tribunal, noire, effacée, avec sa couronne de balustre, son balcon délabré à l'étage du bas, et son relief de pilastres corinthiens pour séparer les fenêtres, façade offusquée, sans apparence, mais assez majestueuse dans sa dégradation ;

« Les immenses places, belles de régularité, avec leurs maisons pointues et alignées, avec leur forme rectangulaire, dont chaque face semble présenter à peu près l'aspect de la palissade dentelée qui borde un parapet ;

« L'Hôtel de Ville, avec sa façade aussi ancienne d'architecture, qu'elle semble nouvelle de construction, avec son beffroi du XVIe siècle, monument espagnol tout chamarré de galeries et de ciselures, flèche énorme, déiiée cependant, qui lancée dans les airs avec tant de hardiesse va porter si haut le lion d'Artois »;

Il se décide à gravir les trois cents et environ cinquante degrés de l'escalier tournant qui conduit à la dernière galerie de cette tour et décrit ainsi le spectacle qui, là, s'offre à ses yeux éblouis :

« Quel prestige, quelle étonnante variété dans ce tableau vivant, sous un horizon de cinq lieues de rayon ! D'abord on est frappé de surprise, on ne voit rien de bien distinct ; les arbres, les prés, les maisons, les champs, les chemins, les nuages, le ciel, tout cela s'amal-


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game et se fond en une vision indéfinissable, on est dans l'extase, c'est de l'illusion ! c'est de la féerie !

« Tel est l'effet de ce tableau à première vue. On n'éprouve cela qu'une fois; mais ce qu'on ne peut jamais se dispenser d'éprouver, c'est un étonnement toujours nouveau, une admiration inépuisable pour cette riche campagne si vive au-dessous de vous, que vous suivez de l'oeil sans apercevoir de transition et que vous voyez au loin de la couleur du ciel. Il y a là quelque chose qui parle un langage mystérieux, quelque chose qui fait rêver. Et puis il semble que vous soyez dans une autre sphère ; ce qui se passe au-dessous de vous, vous le regardez sans y prendre part, aucun bruit ne vous en arrive que dominé par la voix grave du vent, vous sentez avec une vague émotion l'isolement et le vide, vous planez sur le monde et vous pensez à Dieu, il semble que vous soyez monté d'un degré vers lui.

« Lorsque votre émotion s'est un peu dissipée, vous revoilà en face de la scène magnifique. Au-dessous, de tous côtés, des toits l'un sur l'autre et de toutes les formes, des maisons inégales et entassées, des jardins ça et là pour varier l'effet, des rues, tantôt larges, tantôt étroites, qui s'arrondissent ici en une courbe régulière, ou se brisent là en une infinité d'angles, des édifices d'un côté, et de l'autre des places où des petits hommes se croisent en tous sens, où, vus de derrière, des animaux qu'on reconnaît à peine pour des chevaux, semblent traîner en rampant des voitures qui les suivent : la ville.

« Immédiatement au-delà, un cercle de prairies d'un vert tendre, sur lequel se brodent délicatement une foule d'arbustes de teinte plus foncée : les fortifications.

« Au-dessus, tout autour, d'autres arbres qui se dessi-


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119nent, papillotant sur des couleurs plus vives, des maisons, des moulins bizarrement groupés : les faubourgs.

« Et après, jusqu'à l'horizon, la belle mosaïque des champs avec quelques petits villages qui, entourés de bois, dessinent de plus en plus vaguement des buissons dans le lointain ».

Puis reportant ses regards sur la ville il ajoute :

« On revoit la place d'Armes, dont le plus yilain côté est malheureusement un de ceux qu'on aperçoit le mieux, la place de l'Hôtel-de-Ville est d'un aspect si original un jour de marché lorsqu'à côté d'un étalage si varié de blanches assiettes, de chiffons, de vieilleries, s'élève cette infinité de petites lentes grises entre lesquelles s'agitent les flots de nos faubouriennes au large bonnet, au châle rouge, à la courte jupe bleue. On revoit SaintVaast, avec la parallèle de ses deux immenses corps de logis, l'interminable Cathédrale avec sa galerie d'arcsboutants, avec ses trois frontispices, ses trois croix qui les surmontent, ses trois toitures échelonnées et cette large base qui attend depuis soixante-dix ans une tour, et ne porte encore que du gazon, en même temps on admire l'effet de ce faubourg qui paraît presque sans intermédiaire au-dessus de Saint-Vaast, dominé qu'il est lui-même, quoiqu'à une forte distance, par les deux géants de Saint-Eloy, les deux tours de Notre-Dame artésienne. Placées sur une hauteur qui borne la vue de ce côté, dessinant parallèlement sur le ciel leurs énormes pilastres, elles semblent les supports d'une grille d'entrée pour cet immense parterre.

» Dans la ville, à gauche, au-dessus d'un groupe de maisons, on aperçoit quelques statues : ce sont les muses


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surmontant la façade de notre Théâtre. Parnasse trop restreint qui ne peut les contenir toutes, et d'où une d'elles est exilée avec leur frère. Puis en tournant toujours vers la gauche, on voit de larges murailles de verdure, parallèles d'un côté, et se coupant de l'autre pour former trois carrés, dont celui du milieu encadre un bosquet de petits arbres qui n'ont point encore senti le ciseau et forment par leur irrégularité naturelle une agréable variété avec la symétrie si grande de ceux qui les entourent : c'est une partie de nos Champs Elysées, promenade trop régulière pour être pittoresque, mais que la perspective de la Citadelle, beaucoup d'ombrage, la fraîcheur du ruisseau qui l'arrose font pourtant agréable, et que nos jeunes Artésiennes si fraîches et si gracieuses connaissent un moyen de rendre tout à fait charmante.

» Encore un peu sur la gauche, en revenant vers la place, on aperçoit, par derrière, une antique maison qui

élève carrément son dos bardé de bois c'est la seule

de ce style qu'on voit de là ; elle est tournée vers une autre grande toute fraîche et toute neuve, et on croit voir une vieille femme qui parle à une jeune fille des modes du temps passé.

» La tour carrée et basse de la Cathédrale provisoire, voilà tout ce qu'on distingue encore dans la ville de ce côté. Au dessus, on voit avec étonnement un village de moulins, dont toutes les ailes rouges, agitées dans le même sens, ont un rare effet.

» Auprès, monte entre deux rangées de maisons, la route de Paris.

» A côté, le village de St-Sauveur s'élance droit à perte de vue, large d'abord, puis diminuant, s'étrécissant et se


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terminant par une rangée d'arbres. La prairie qu'enfourche ce village a appartenu à tout ce qu'il y a d'hommes à Arras ; j'y ai en ce moment ma part, et sans que j'y consente elle passera en d'autres mains Elle a en effet été léguée par une bonne femme de ce village à la Jeunesse d'Arras. »

Enfin, à propos de l'une des rues basses, il dit encore :

« A l'extrémité de la rue du Cornet, à côté de la belle fabrique de la Thieuloye, descend la rue de l'Avalleau jusqu'à une autre petite, sans nom et connue, je crois, de peu de monde. Là, on se penserait hors de la ville : les maisons y sont sales et sans étages, l'herbe croît sur leurs seuils entre les grès mal joints et un rempart agreste, hérissé d'orties, qui domine, au bout de cette rue, en un mont élevé, semble la fermer sur la droite.

» Tout cela n'est cependant pas dépourvu de pittoresque : de ce pic vert aux flancs poilus, au sommet arrondi, il pend, sur la gauche, un petit sentier que parfois le balancement des longues herbes semble rendre mobile comme un cordonnet au vent, et qui, vu de plus prés, lui donne assez l'aspect qu'offre le dos d'une brebis qu'a marquée le fer du maître, ou le cou d'un boeuf portant les traces ineffaçables de la servitude. »

Ce style vibrant, imagé, pittoresque qui révèle le peintre est on l'avouera d'une correction et d'une pureté rares à rencontrer chez un jeune homme de cet âge


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Concluons.

Admirablement doué comme artiste et comme littérateur, Toursel n'a point entièrement réalisé les espérances si riches qu'avaient fait concevoir ses brillants débuts, en raison surtout des défaillances de son caractère, des irrésolutions de son esprit inquiet, de sa propension à broyer du noir à la moindre de ces traverses toujours si fréquentes dans la vie de chacun, et pour n'avoir jamais su se dire une bonne fois pour toutes, alors que soufflait le vent contraire :

Tu ne cede malis, sed contra audentior ito.

Ce qui, toutefois, ne l'empêchera point d'occuper une très belle place encore parmi ceux de ses enfants, dont notre vieil et cher Arras peut et doit légitimement s'enorgueillir.


ARRAS FORTIFIÉ

HISTOIRE DES FORTIFICATIONS DE CETTE VILLE

depuis les temps les plus reculés

jusqu'à nos jours

par

M Ad. de CARDEVACQUE

Membre résidant.

C'EST une chose curieuse à étudier que les fortifications d'une ville au moyen-âge : hordes, munitions, parements, warnesture, singulière destinée d'une langue qui s'appauvrit à mesure que la science s'enrichit. A l'origine, des murs de terre irrégulièrement tracés, entremêlés de poutres et d'autres fortes pièces de bois, suffisaient à la défense; puis, lorsqu'on eut souffert des ravages des barbares, ces fortifications furent construites en pierres. Mais bientôt leur insuffisance fut reconnue : du haut des murailles, les défenseurs ne pouvaient voir les assaillants qui en minaient le pied; alors, de distance en distance, on construisit des tours. Aucun principe d'art, aucune méthode ne réglaient leur nombre ni leur empla-


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cernent ; on les multipliait d'autant qu'on voulait rendre la place plus forte. Pour compléter le système de défense et augmenter les obstacles de l'approche, on creusait ordinairement un fossé qui, embrassant l'enceinte irrégulière, se franchissait sur un ou plusieurs pont-levis ; quelquefois il était plein d'eau, mais plus souvent sec. Ces fortifications résistaient aux javelots dardés à la force du bras, aux flèches décochées à l'aide d'arcs ou d'arbalètes, aux pierres lancées avec les frondes, les balistes et les catapultes, voire même aux béliers et aux tarières (1) dont faisaient usage les assaillants. L'assaut, toujours meurtrier, ne réussissait que rarement et. la place n'était prise que par famine, par trahison ou par surprise.

Cependant l'art de la guerre fit de rapides progrès : l'arquebuse succéda aux arcs et aux arbalètes, le canon prit la place de l'arquebuse, tant l'homme est inventif dans les moyens de se détruire. Il se fit alors une révolution dans le système des fortifications; on crénela les murailles, on perça des meurtrières, on doubla les enceintes, on terrassa les murs pour les rendre plus propres à résister au choc des boulets et on les surmonta d'un rempart destiné également à l'artillerie : le mode de l'attaque fit la loi de la défense. On fit invariablement précéder les enceintes d'un fossé dont les terres servaient à élever le rempart et à le couronner de parapets en terre qui pussent couvrir le défenseur.

(1) Les béliers étaient de grandes poutres dont le choc devait ébranler les murailles ; les tarières étaient de longues barres de fer armées de dents, qu'on introduisait entre les pierres des murs pour les disjoindre et les faire tomber.


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Les tours s'élargirent et devinrent des bastions (1); des ouvrages avancés défendirent la place, et ses édifices mêmes furent détruits et sacrifiés à la crainte des ennemis. Bien plus, des citadelles s'ajoutèrent aux forteresses, et après que la ville eut été forcée de recevoir la loi du vainqueur, les guerriers qui l'avaient défendue jusqu'à la dernière extrémité, se retirèrent dans ces citadelles et y soutinrent de nouvelles attaques qui permirent quelquefois à des secours nombreux de venir les délivrer.

On voit par ce simple aperçu combien est intéressante l'histoire des fortifications de la place d'Arras. On aurait cependant une fausse idée du travail que nous avons rédigé, si l'on croyait y trouver des dissertations longuement étudiées et savamment écrites. Nous n'avons pas les connaissances nécessaires pour accomplir cette tâche. Mais, avec l'aide et les conseils d'officiers supérieurs du génie, nous avons mis en ordre les documents que nous avons pu recueillir et qui nous ont paru propres à intéresser nos concitoyens, au moment où va s'accomplir le démantèlement de notre ville.

(1) L'idée des bastions appartient, suivant les uns, à Jean Ziska, chef des Hussites de Bohême, et selon les autres, au pacha Achmet, qui les employa avec succès lors de la construction d'Otrante, en 1480. Les premiers bastions construits en France sont ceux de Landrecies, Hesdin. Thionville, Metz, etc., etc.


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I Epoques gauloise et romaine.

A l'époque la plus reculée de son histoire, c'est-à-dire avant la conquête romaine, Arras ne comprenait que l'emplacement de la Cité. Bornée au nord et à l'est par le Crinchon et les Hautes-Fontaines, la cité des Atrébales s'étendait au sud et à l'ouest depuis l'emplacement actuel de la prison départementale, construite dans le jardin de l'ancien couvent de la Paix, jusqu'au hameau de Wagnonlieu. Nos savants et regrettés collègues, d'Héricourt, Godin, Harbaville et Colin, qui ont laissé de nombreux et remarquables travaux sur l'origine d'Arras, sont tous d'accord sur ce point avec leur devancier Guiman (1) qui vivait vers 1170.

(1) GRAND CARTULAIRE DE ST-VAAST, Rubrica secunda, liv. 3, 4, 119: « Quia, sicut in vetericis chronicis legimus, hoec civitas antiquitus in monte qui Balduimons dicitur, sedit, sicut ruinarum vestigia et vallorum aggeres qui contra Julium Coesarem et Romanos constructi sunt, hodièque contestari videntur, qui eo tempore apud Strumum fixis tcrritoriis civitatem obsidentes demicabant

» Balduini mons situs est ab occidentali parte civitatis suprà Dominicain curtem. In hoc monte antiquitùs ipsa civitas fuit, sicut novitates operum à Paganis constructorum quoe illic fodientibus fréquenter occurrere soient, sed et valli contrà Julium Coesarem castris in Strumo et Mareolo dispositis Atrebatum infestantem oppositi hodiè que perhibere videntur,. »


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Notre infatigable fouilleur du sol artésien, A. Terninck, a pu confirmer cette opinion par ses découvertes de fondations nombreuses entre Duisans et Wagnonlieu.

D'après le travail du chanoine Van Drivai sur les enceintes de la ville (1), Arras primitif était sur le plateau de Beaudimont, du haut duquel on domine le pays et qui donne l'idée complète d'un oppidum gaulois.

L'obstacle représentait alors toute la fortification. Les cabanes des Celtes et les habitations plus confortables des Gaulois étaient entourées de haies épaisses et de fossés profonds qui arrêtaient les bêtes féroces et les voleurs. Pour garantir leurs familles et leurs biens de la convoitise et de l'attaque des ennemis, les Atrébates avaient des oppida ou forteresses qu'ils élevaient au milieu des bois ou sur le sommet des collines environnantes (2). En outre, des fossés et des palissades à pointes aigues et reliées par des barres transversales, des arbres entrelacés, formaient autour de leurs habitations une barrière impénétrable derrière laquelle ils pouvaient opposer une vive résistance. Ces retranchements s'appelaient, suivant Ducange, fretta, et quand ils se trouvaient sur une éminence, fretus mons. De nos jours, la science stratégique semble avoir conservé le souvenir de l'ancienne défense et de son appellation dans l'expression de chevaux de frise.

Les Gaulois n'ignoraient pas l'art de la défense des places. Ils les entouraient aussi de murailles solidement établies. Tout un système de poutres et de pierres entrelacées régulièrement formait des constructions solides

(1) Statistique-monumentale du Pas-de-Calais, tome II.

(2) A. Terninck, Atrèbatie.


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que les pierres empêchaient de brûler et dont le bois ne donnait pas prise au bélier.

Auguste Terninck, en recherchant les limites des anciens pagi, et à l'aide des lieuxdits inscrits sur Tes anciens terriers et registres du cadastre, croit avoir retrouvé le système de défense qui protégeait l'antique Nemetacum contre les attaques de l'ennemi. Il se composait d'une double enceinte de collines fortifiées, formée, la première, intérieure, par les communes de Duisans, Dainville, Tilloy, Athies, St-Nicolas, Ecurie, Maroeuil; la deuxième, extérieure, par celles de Gouy-enArtois, Bailleulval, Ransart, Boiry-Ste Rictrude, Hendecourt-lez-Ransart, Croisilles, Chérisy, Vis-en-Artois, Boiry-Notre-Dame, Plouvain, Gavrelle, Bailleul-sir-Berthoult, Thélus, Givenchy-en-Gohelle, Carency, MontSt-Eloi, Acq, Haute-Avesnes et Wanquetin. Les découvertes de silex taillés, haches, massues, flèches, marteaux, etc., etc., dans les dépôts placés sur le sommet des collines dominant la contrée, dénotent, selon notre regrette collègue, l'existence de forts avancés pour prévenir de l'approche de l'ennemi et repousser ses attaques. De plus, ainsi que le dit très judicieusement M. le Gentil dans Le Vieil Arras, les vallorum aggeres, dont parle Guiman, pouvaient très bien ne constituer que des retranchements militaires creusés en avant de la Cité pour en défendre l'approche.

Outre ses murs et ses fossés, la cité gauloise avait encore d'autres moyens naturels de défense. Des marais fangeux et profonds l'entouraient de tous côtés, sur les bords du Crinchon, de la Scarpe et des Hautes-Fontaines, couvrant les terrains occupés de nos jours par les prairies d'Anzin, les faubourgs de Ste-Catherine et de


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St-Nicolas, le Rivage, le bas quartier de la ville actuelle, les rues St-Maurice, des Agaches. St-Jean-Lestrée, des Teinturiers, des Gauguiers, la Basse-Ville, la rued'Amiens, les Promenades et enviions. Les habitants n'avaient donc à fortifier que le côté de la Cité couvrant les hauteurs de Baudimont, entre la fontaine Ste-Catherine et les Hautes-Fontaines. Ainsi protégée, elle put arrêter un instant les armées triomphantes de Jules César.

Lorsque les Romains envahirent la contrée, ils établirent à Etrun un camp permanent, station ou lieu de retraite pour les troupes préposées à la garde du pays et d'où le général veillait sur la Cité. Plus tard, lorsque la conquête fut assurée, des communications s'établirent entre les soldats et les habitants, qui étendirent leurs constructions de ce côté.

Les Romains considérant la position d'Arras comme un point très important, résolurent d'y établir une forteresse où leurs soldats pourraient se retirer et défendre la Cité. Ils construisirent le Castrum nobiliacum, 367-370, sous l'empire de Valentinien et de Gratien. C'est sur l'emplacement de ce château-fort que devait s'élever le monastère de St-Vaast, autour duquel se groupèrent les premières maisons qui devaient constituer la ville d'Arras proprement dite.

« Cette antique forteresse, décrite par A. Terninck » dans son Atrébatie, était rectangulaire, d'un tiers plus » longue que large. Elle avait 360 mètres sur 240 et » pouvait loger environ trois cohortes ou un tiers de » légion. Un des côtés s'étendait depuis la salle des » Concerts jusqu'à la rue des Agaches ; le second longeait » les rues des Agaches et des Teinturiers; le troisième » occupait les derrières de la rue de l'Abbaye et passait

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» entre les rues des Trois-Visages et de l'Ancienne » Comédie ; le quatrième, partant de !a rue du Tripot et » suivant les rues des Bouchers et des Petits-Viéziers, » rejoignait l'angle du premier côté derrière la rue » neuve des Récollets.

» L'entrée principale, placée dans la rue St-Aubert, » près de l'égoût, c'est-à-dire au milieu du côté sud des » remparts, s'ouvrait sur l'ancienne chaussée qui con» duisait de St-Quentin à St-Pol, et donnait perpendicu» lairement accès à la voie d'Amiens qui traversait le » Castrum et ressortait par la porte opposée, tournée » vers le nord, pour se diriger vers Tournai. Une grande » partie de cette enceinte subsistait encore en 1492 et » ne disparut qu'en 1524 (1). »

Selon A. Terninck, rien ne prouve quel était l'appareil des murailles du Castrum nobiliacum. On devait y voir, comme dans les autres constructions romaines, des lignes de briques alternées avec des massifs de pierre. Un débris de cette enceinte muraillée est resté longtemps debout derrière la salle de spectacle actuelle : il sert de jardin à plusieurs maisons de la rue de la Caissed'Epargne.

(1) Harbaville, Mémorial historique.


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II

De la domination franque au règne de Philippe-Auguste.

Lorsque les Francs, sous la conduite de Clovis, eurent chassé les Romains, les Atrébates s'empressèrent de renverser le dernier vestige de la domination étrangère; ils démantelèrent le château-fort qui les avait longtemps maîtrisés. Toutefois une partie des murailles resta encore longtemps debout.

A l'époque de l'invasion normande (880), la fortification de la Cité était en mauvais état et le monastère de SaintVaast était à peine protégé par une faible enceinte en pierres. Après le départ des barbares, l'abbé de St-Vaast fit restaurer les murailles du Castrum nobiliacum. Les remparts de la Cité se redressèrent en même temps et le comte Eudes y fit élever de nombreux travaux en 895 (1).

Jusqu'au XIe siècle, le bourg de St-Vaast, la ville neuve, eut pour limites les remparts de l'anoien Castrum dont les tours et les portas restaurées avaient permis la défense Bientôt ces limites ne purent contenir tous ceux qui étaient venus se réfugier sous la sauvegarde de l'abbaye. On fut donc obligé, vers l'année 1100, de démanteler de nouveau les anciens remparts et d'y pratiquer de larges brêches. Trois parties de l'enceinte

(1) Les frères de Ste-Marthe, Gall. Christ,, t. III, col..377 ne parlent pas de la venue du comte Eudes à Arras. Cet événement se trouve cependant mentionné dans dom Devienne., Hist. d'Artois, t. I, p 141.


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furent conservées : 1° celle où était bâti le monastère ; 2° la partie où avait été construit le château du comte, souverain de l'Artois, limitée par les rues des Agaches, St-Aubert et de la Madeleine ; 3° un fragment limité par la place de la Comédie, la rue Ernestale et la cour de la Salle des Concerts, où l'abbaye avait fait construire un hôtel pour le châtelain, auquel altenaient les prisons publiques.

Chacun de ces tronçons a laissé des traces : le premier dans les jardins de M. Legentil et de Mme Bollet, le second dans le square St-Vaast et le troisième dans les maisons de la rue de la Caisse-d'Epargne. En 1840, le jardin de M. le docteur Duchâteau, qui s'étendait derrière la salle de spectacle et s'élevait au niveau du toit des maisons voisines, n'était autre que le terre-plein du rempart du Castrum, que l'on retrouve encore dans les jardins des maisons Gossart et Cabuil(1).

Les terrains du plateau de Baudimont ayant été abandonnés par les habitants qui tendaient à se rapprocher de l'abbaye de St-Vaast, furent retranchés de la ligne des fortifications vers 1155 et les remparts d'Arras furent établis à peu près sur leur emplacement actuel, coupant en deux le parc épiscopal, aujourd'hui jardin de la Préfecture.

Le roi Louis VIII fit fortifier le côté de la ville qui n'avait pas encore de murailles. Arras prit alors de grands accroissements, et son enceinte entre les portes St-Michel et Ronville, élevée en 1176 par Philippe d'Alsace, était telle que nous la connaissons. Les remparts nouvellement construits furent flanqués de tours carrées

(1) Le Gentil, Vieil Arras.


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de 40 pieds de hauteur, placées à cinquante pas les unes des autres, soudées à la muraille et pouvant contenir chacune quinze à vingt défenseurs.

Quant au terrain compris entre la rue des Augustines et celle de la Prairie, dans le bas quartier de la ville, il était considéré comme faubourg, ainsi qu'on le voit dans l'acte de fondation de la paroisse de la Chapelette en 1148(1).

III

Moyen Age. Les fortifications d'Arras au XIIIe siècle.

La Charte communale octroyée à la ville d'Arras par Philippe-Auguste en 1194, fait mention des fortifications. « Quiconque doit travailler aux fossés, se rendra à ce travail, ainsi qu'il le doit. »

Avant d'aller plus loin dans l'histoire de la fortification d'Arras, nous examinerons quel était le mode de défense usité au commencement du XIIIe siècle.

La fortification de l'antiquité était exposée, à son sommet, à l'attaque par escalade, à l'écrètement de son parapet par le tir de plein fouet et à la chute sur le chemin de ronde, de corps pesants lancés par le fer courbe des machines de jets, et à sa base, à la destruction de son mur par le bélier et la sape. L'obstacle qu'on opposa alors, consistait principalement dans la hauteur

(1) Harbaville, Mémorial historique.


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de l'escarpe qui, du reste, fut toujours croissante avec les progrès des moyens d'escalade.

Le fossé est une défense trop simple et trop naturelle pour qu'elle ait été négligée dès le début de la fortification. Les anciennes enceintes avaient souvent plusieurs murs successifs baissant vers la campagne ; le dernier pouvait avoir un fossé dans le but d'éloigner le bélier et de rendre la sape plus difficile. La tour était le point fort par sa hauteur, la solidité de sa base et les chicanes que l'on disposait à l'intérieur. Aux sacrifices que s'imposaient les assiégeants pour empêcher la projection des corps pesants du haut des enceintes, on doit juger de l'importance qu'ils attachaient à ce genre de défense, qui était, du reste, celui produisant le plus d'effet.

Les flancs, dans l'antiquité, n'avaient d'action que sur la courtine et contre l'escalade. Les tours n'étaient pas flanquées réciproquement les unes par les autres, comme on l'entendit plus tard; elles se défendaient elles-mêmes. L'effet extérieur des machines de jet était très limité et, la plupart du temps, on était obligé d'aller pendant la nuit incendier les tours de bois de l'attaque. Au commencement du moyen âge, on rapprocha les tours. A Arras, elles étaient à 40 mètres les unes des autres.

Au XIIe siècle, à la suite des Croisades, apparaissent les machicoulis, qui étaient usités en Orient depuis de longues années (1). Peut-être faut-il en chercher l'origine dans les balcons si communs dans les pays musulmans pour permettre aux femmes de voir hors de leurs mai(1)

mai(1) nom primitif de moucharabys semble dénoter leur origine orientale.


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sons sans être aperçues. Ils s'introduisirent en Europe sous la forme de quelques guérites et saillies restreintes en encorbellement en haut des murs et principalement des courtines. Plus tard, ces guérites furent appelées échanguettes.

Les premiers machicoulis proprement dits s'obtinrent au moyen de pièces de bois horizontales:, couchées sur les murs de ronde existant au sommet des remparts et traversant les parapets par des trous ménagés exprès. Ces poutres ne se posaient qu'en temps de guerre ; elles faisaient saillie en avant du parement extérieur et en arrière du chemin de ronde. On les recouvrait d'un plancher et on obtenait ainsi au dehors, en haut de l'escarpe, un corridor dans lequel on ménageait des vides pour jeter des corps pesants, et à l'intérieur, un élargissement du terre-plein. Le corridor extérieur était muni d'un parapet en madriers, percé de créneaux et recouvert de pièces de charpentes formant blindage contre les coups verticaux. Ces premiers machicoulis portèrent, en France, le nom de hourds, hourdels. Vers la fin du XIIIe siècle, les pièces de bois furent remplacées par des corbeaux en pierre, posés pendant la construction même et destinés à supporter le parapet en madriers et la couverture en bois.

Comme complément de défense, on construisit à Arras, dans la Cité et dans la ville, des portes qui étaient autant de forteresses. Les portes de la Cité étaient:

1° Celle de la Vigne ou de Bronnes, munie de deux tours défensives et située près du couvent de SainteClaire ;

2° Celle de Baudimont, fortifiée à l'origine de quatre tours rondes, deux à l'intérieur et deux à l'extérieur ;


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3° Celle de Maître-Adam, près de laquelle s'élevait un petit fort qui servit de résidence au châtelain du roi jusqu'au milieu du XIVe siècle. Placée sous une tour, elle était flanquée de plusieurs autres ;

4° Celle dite Triperesse ou de la Triperie, située en face de la rue des Bouchers-de-Cité, et par laquelle on accédait à la ville; elle était munie de plusieurs tours;

5° La porte de la Cité (1).

La porte d'Amiens ne fut ouverte que lors de la fermeture de celle de Bronnes.

Cinq portes donnaient accès dans la ville :

1° La porte Ronville. Reconstruite en 1176, par Philippe d'Alsace (2), sur l'emplacement de celle que Guiman appelle Porta Rotunda, cette porte se composait d'un corps de bâtiment flanqué de six tours rondes et protégé, à l'extérieur, par deux énormes tours, également rondes, en grès, dont les débris subsistent encore à l'entrée du pont-levis actuel. Un second pont-levis existait entre les deux premières tours et la forteresse (3);

2° La porte Saint-Nicolas. Rebâtie en 1214 par Philippe-Auguste, elle succéda à la porte Saint Sauveur

(1) « En le darraine sepmaine d'octobre, l'an 1369, fut couverte, térassié et ploumée et dutout parfaite le porte de le ville au lès de le Chité. Eschevins pour le temps, Simon de Lens, Sauwal le Borgne, Jacques de Saint-Vaast, Martin de Fampoux et leurs compaignons. » (Reg. mém. de 1354 à 1383, f° 24).

(2) Cette construction était de pierre blanche et défendue par deux tours, dans l'une desquelles une inscription commémorative rappelant la date de cet événement, était ainsi conçue : Tempore Philippi nobilissimi Flandrioe et Viromandioe comitis fundata fuit hoec turris mugistro Wiltbothemo anno Domini MCLXXVI.

(3) Le Gentil. Vieil Arras.


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de Guiman. Elle donnait accès rue du Saumon et était protégée, à l'extérieur, par deux fortes tours rondes, à huit étages, établies en retrait, et à l'intérieur par deux autres tours, également rondes et beaucoup plus grandes, dans lesquelles on renfermait les munitions de guerre ;

3° La porte de l'Estrée, construite par ordre de Louis VIII, près du Wez d'Amin, entre l'hôpital SaintJean et l'hôtel de Chaulnes ;

4° La porte Méaulens ou Méollenz, Mellenz. Créée par la comtesse Mahaut, elle était défendue par une tour élevée sur le rempart, à l'endroit appelé l'Union, en avant de la sortie du fossé Burien ;

5° La porte Saint-Michel, située à l'extrémité de la Grande-Place (1). Cette forteresse avait au moins trois étages, et la garde en était confiée à six connétables : elle était armée de cinq canons, pourvus de tout le matériel et de tous les approvisionnements nécessaires.

Tout ce système fut complété, plus tard, par l'ouverture des portes :

D'Hagerue à l'extrémité de la rue des Capucins, dont la longue voûte passe sous les remparts ;

Puniel (2), située à l'endroit où est construit le collège ; elle s'ouvrait entre deux tours circulaires en face de la rue aboutissant à l'église Saint-Etienne ;

(1) « Le VIIe jour de septembre an quatorze cens soixante dix huit fut assize la première pierre de la porte de Saint-Michiel, au grand marchiez d'Arras, et le dit jour, encommencé la porte de Cité. » (Chronique et Mémoires de Claude Doresmieux, p 5).

(2) «A Olive Lidan, fèvre, pour avoir refait et rapointé 4 serures à 4 tours étant entre le porte de Cité et le porte de Poigniel, lesquelles étaient toutes desvoyées 1er novembre 1468 (Reg. aux ouvrages de 1468-1469, p. 3, v°).


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Barbakane ou Claquedent, grosse tour accompagnée de bâtiments élevés sur le fossé Burien, à l'angle des rues du 29 Juillet et de St-Aubert. Une demi-lune reliée au Claquedent fut établie plus tard à l'endroit appelé depuis abreuvoir St-Aubert, pour couvrir le point de jonction des remparts de la ville et de la Cité (1).

Les portes Ronville, St-Nicolas et St-Michel, étaient reliées entre elles par un mur garni de tours et situé en avant de l'ancienne enceinte. Cette muraille se voit encore contre les quartiers de derrière des maisons de la rue du Saumon qui y sont adossées. Plus tard, on relia la porte Ronville à la porte d'Hagerue et la porte St-Michel à la porte Méaulens, par de nouveaux murs protégés de tours. Enfin la porte d'Hagerue, la porte Puniel et la porte de l'Estrée furent rattachées à la porte Méaulens et on établit ainsi un boulevard continu autour d'Arras.

Dans la suite, plusieurs de ces portes furent fermées, lorsque le nouveau système de défense des places fortes fit réduire le nombre des ouvertures qui y donnaient accès, afin de pouvoir distribuer sur toute l'étendue des remparts les troupes dont on pouvait disposer.

Lorsque Bauduin, comte de Flandre, maître de SaintOmer, vint assiéger Arras en 1213, ses efforts se dirigèrent principalement vers la Cité. La chronique rapporte qu'il y causa de nombreux dégâts (2) ; aussi les habitants s'empressèrent-ils de réparer leurs murailles.

Les murs d'Arras étaient crénelés, sinon partout, du moins en certains endroits. M. le Gentil a retrouvé aux

(1) Le Gentil, Vieil Arras.

(2) Hennebert, Hist. d'Artois, livre VI, p. 193.


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Archives départementales un document de 1292, de la plus haute importance au sujet de l'état des fortifications d'Arras au XIIIe siècle. C'est un différend élevé entre l'évêque et le comte d'Artois, à l'occasion d'un sieur Empugne Parée, boucher dans la. Cité, pour le dommage par lui causé en estoupant les crèniaux et les arcières de la forteresse du dit conte (1)

Dans les premiers jours du mois de juillet 1304, Philippe le Bel vint à Arras faire soigner la blessure grave qu'il avait reçue à la bataille de Mons-en-Pevèle. Ayant formé le dessein de pénétrer en Flandre, il pensa à mettre, en état de défense les villes frontières de son royaume. L'historien Bauduin rapporte qu'il dressa un camp de 100,000 hommes devant Arras. C'est alors que tout le système de fortifications de cette ville fut complété et prit un ensemble qui ne devait plus être modifié qu'au XVIe siècle. Il en coûta des sommes considérables qui furent en grande partie avancées par les religieux de St-Vaast (2). Un arrêt du Parlement daté du mois d'août 1284, avait assujetti les membres du clergé et les moines à différentes tailles et charges communales au nombre desquelles se trouvait l'entretien des fortifications.

Depuis le XIIe siècle, la ville avait pris de grands développements. De nombreuses constructions s'étaient élevées dans la partie haute d'une part, et de l'autre, le long de l'ancienne voie romaine, depuis la Cité jusqu'au faubourg Ronville. De plus le bas quartier du côté de

(1) Archives départementales, n° 1099. Procès-verbal de 1740.

(2) Archives municipales, Juridiction, laye 1re, cote 15.— Chronique d'Arras, p. 28. —Dom Martène, coll. comp., 1.1er, colonne 1410,


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Méaulens commençait à se peupler, de telle sorte, qu'à la fin du XIIIe siècle, Arras avait à peu près la même étendue que maintenant, sauf la Basse Ville. Toutefois, ces limites ne furent parfaitement posées que par l'établissement de fortifications régulières. Les premières qui furent créées s'étendirent au sud-est, depuis la porte Ronville jusqu'au dessus de la porte St-Michel. Le front nord ne paraît avoir été défendu dans le principe que par un fossé profond, appelé Vivier. Quant à la Cité, son enceinte est indiquée par la position de ses portes : elle allait de la porte Maître-Adam à celle de Baudimont, atteignait ensuite la porte d'Amiens, s'étendait vers celle de Bronnes et venait aboutir à la porte Pugnel pour suivre le fossé Burien jusqu'à la porte Triperesse, à peu près à l'extrémité de la rue du Vent-de-Bise.

IV

L'enceinte fortifiée d'Arras au XIVe siècle.

Pendant la guerre de Cent-Ans, Arras fut le centre de la résistance aux invasions venues de Flandre. Dès le début des hostilités, Philippe de Valois s'y transporta et fit compléter le système de fortifications tracé par Philippe le Bel.

On construisit, de 1336 à 1339, entre la porte St-Michel et la porte Méaulens, les murailles dont plusieurs parties subsistent encore et qui étaient flanquées de tours rondes


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demi-engagées (1). Ce rempart avait pour but de rem placer le simple fossé qui protégeait la ville de ce côté ; il établit en outre une séparation bien marquée entre les bas quartiers et le faubourg Méaulens (2).

Le passage de l'armée anglaise et la probabilité d'un siège firent prendre toutes les précautions nécessaires en pareille circonstance.

En juin 1341, les habitants représentèrent à Philippe VI que leur ville avait besoin de nouvelles fortifications ; le roi leur permit de faire abattre les arbres et inonder les alentours de la place dans les endroits qui paraissaient les plus faibles. Bien plus, craignant qu'Arras ne fût assiégé par les Anglais, il prescrivit au Magistrat de faire sortir les personnes soupçonnées de peu d'attachement pour la France. Cinq ans plus tard, il leur prescrivit d'abattre et de détruire les maisons, édifices ou autres bâtiments pouvant servir de retranchements à l'ennemi.

Sur ces entrefaites, le Magistrat éprouva des difficultés de la part de l'Evêque d'Arras, seigneur naturel de la

(1) Locrius, Chron. Belg., p. 465; Guesnon, Inv. des Chattes d'Artois, p. 95 ; Arch. mun., Comptes sur parchemin, « Chest li frais du compte fait pour le cause des forterèches de le ville, tant pour hommes, pour murs, artillerie, que pour aultres nécessités pour lost fais par les eschevins, les XXIIII et les boines gens de le ville, de l'esquevinage, Jehan Hukedieu, Audeffrys Louchart et leurs compaignons qui en tient en l'eschevinage le XVIIIe jour du mois de juillet l'an M. IIIe et XXXIX.

« Che sont les revenues que li ville a eub et recheu pour faire les dites fortereches de plusieurs personnes que à che ont contribué de leur héritage qu'il avaient en le ville par le mandement du Roy nos sire. »

(2) E. Lecesne, Hist. d'Arras, t. Ir, p. 200.


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Cité. Vers le milieu du XIVe siècle, une forteresse avait été construite près de la porte séparant la ville de la Cité : le prélat Aymeric prit ombrage de ses travaux et voulut les arrêter. Philippe VI dut intervenir et rendit, le 12 mai 1349, un arrêt ordonnant l'achèvement de cette forteresse (1).

Cette même année, 1349, on garnit de tours le front nord de l'enceinte d'Arras, depuis la porte Méaulens jusqu'à l'endroit nommé plus tard la Brêche. On répara aussi les autres murailles, sur les pressantes sollicitations du roi.

A cette époque de guerres continuelles, la question des fortifications fut l'objet des constantes préoccupations de l'échevinage.

En 1358, on éleva le rempart entre la Cité et la ville et on jeta sur l'ancienne chaussée un pont-levis pour traverser le bras du Crinchon (2). Une nouvelle porte fut construite en cet endroit et ne fut terminée qu'en 1369. Ainsi s'opéra la séparation complète des deux parties d'Arras.

Outre ces deux enceintes fortifiées, Arras en contenait plusieurs autres qui finirent par disparaître. L'abbaye de St-Vaast s'était entourée de remparts dès le IXe siècle ; la Cour le Comte, dont l'emplacement avait été pris aux dépens du Castrum nobiliacum, était munie de défenses

(1) Pour les estiques sur les fossés de Cité. Cart. de la ville d'Arras de 1368 à 1376, f° 54.

(2) Arch. mun., Reg.mém., f°s 60, 63; Locrius, Chron. Belg., p. 468. — Ce pont-levis fut construit avec des pierres tirées du village d'Azincourt, sur la permission de Guy de Châtillon, comte de SaintPol. Les pierres d'Azincourt sont encore recherchées pour les constructions.


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respectables, suivant l'usage des résidences princières au moyen-âge ; la Châtellenie était devenue une petite citadelle. Arras fut donc composé pendant un certain temps de cinq ensembles de fortifications ou juxtaposées, ou s'enchevêtrant les unes et les autres. Ajoutons encore, pour être complet, la demeure du châtelain de la Cité, véritable petite forteresse adossée à la porte MaîtreAdam.

Pour élever et entretenir les travaux destinés à leur défense, la ville et l'abbaye de St-Vaast avaient été obligées à de lourds sacrifices, souvent même insuffisants. Aussi la comtesse Marguerite dut-elle établir, en 1371, un impôt permanent, dit impôt des fortifications, qui fut donné à ferme. On y joignit plus tard les corvées et les levées en masse. Les ouvrages entrepris donnèrent lieu, en 1369, à des pourparlers intéressants entre la ville, la Cité et l'ingénieur chargé des travaux, Jehan Barreau, seigneur de St-Morisse sur le Loir, chevalier, maître des requêtes de l'ostel du roy. Lorsqu'il fit construire la forteresse de Bronnes pour garantir la Cité, l'Evêque et le Chapitre, craignant que les travaux fussent insuffisants, si le fossé et l'escarpement n'étaient pas continués j usqu'à l'enceinte de la ville, prièrent l'ingénieur de modifier ses projets en ce sens. Ce dernier y consentit, à condition que la ville se bornerait à demander une porte destinée à faciliter les communications. Ici se présenta une nouvelle difficulté. La ville appartenant à la comtesse d'Artois et la Cité à l'Evêque, faire une porte au profit de l'un c'était créer un droit de supériorité sur l'autre. L'ingénieur se trouva donc fort embarrassé et ce ne fut qu'après de longues et laborieuses négociations qu'il parvint à faire accepter par les intéressés un compromis


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sauvegardant les droits et prérogatives de chacun (1).

Indépendamment des tours intérieures et extérieures qui flanquaient les portes d'Arras, le mur d'enceinte en comptait beaucoup d'autres M. le Gentil en a retrouvé le nombre et la position dans un procès-verbal de visite des fortifications de 1369, ainsi que le nom de ceux qui en gardaient les clefs (2). Nous citerons avec notre savant collègue :

1° Deux tours neuves entre la porte St-Nicolas et la porte St-Michel ;

2° Trois tours entre la porte St-Nicolas et la porte Ronville. Celle du milieu portait le nom de Tour du Quien;

3° A la porte Ronville, trois tours, la tour Le Bay, la tour de Pavie et la tour Basouel ;

4° Entre la porte d'Hagerue et celle de la Cité, deux tours, la tour Malaquin, la tour le Cornue et plusieurs tourelles nouvellement édifiées ;

5° A la porte de Cité, quatre tours: la tour de Waroeuil, une contre la porte, celle au-dessus des Liches et la tour Rauvelet ;

6° A la porte Méaulens, deux tours dont l'une près de la poterne ;

7° A la porte St-Michel, six tours, dont une appelée porte du Diable et une autre, tour de la Poterne.

Nous trouvons en outre dans les comptes de la ville

(1) Guesnon, Inv des chartes d'Arras ; Cart. de la ville d'Arras, 1368 à 1376, p. 59 et autres.

(2) Vieil Arras, p. 84 et suivantes. Ce document; renfermé dans le registre mémorial de 1369, donne la liste complète des tours ainsi que l'indication des armements et approvisionnements aux connétables chargés de la défense de la place et des postes avancés.


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de 1513 la mention des tours de Ste-Barbe (1), de l'Esguerguette et de St-Nicolas.

Ceux de 1543-1544 citent les tours des Cordeliers (2), de St-Andrieu, de St-Georges, des Cats-Cornus (3), tour à Coullon, de Flandre, Cornière; celle devant la plateforme du molin à vent, la tour devant la ruelle Guairel, la tour de Bourgogne (4), la Haulte-Tour, la tour SaintMaurice (5).

Dans la partie de ce manuscrit qui concerne l'armement, il est question des postes extra-muros qui faisaient partie de la série d'ouvrages avancés protégeant l'enceinte continue. De plus, on lit dans le Dictionnaire universel de Thomas Cornaille, publié en 1708, à l'article Arras : « Autour de la ville, de cinquante pas en cinquante pas, » on voit un petit retranchement qui peut contenir » quinze à vingt personnes et est de forme quarrée. et » élevé d'environ 40 pieds. Le circuit est à peu près de » 150 pieds de roy. » Le père Ignace a reproduit cette description de l'enceinte fortifiée d'Arras, en ajoutant

(1) Tour derrière l'hôtel de Chaulnes. «Payé pour les pentures et de luys et fenestres de la tour Ste-Barbe et le serure furnye des deux clefs, x s. pour chacune serures de bois mise assavoir, une à la tour cornière, l'autre à la grosse tour carrée derrière le Healme, deux autres à deux petites tourelles au derrière de la maison Loys de Beauffremetz et livré les pamelles à pendre les huys des dites tours et l'autre serure à le tour de grès auprez de la porte St-Nicollay tirant vers Ronville » (Reg. aux ouvrages de 1486, p. 64).

(2) « Fait une place pour mettre l'artillerie à une tour quarrée devant les Cordeliers, 1495, pour le tour devant Jacques Boucault. "

(3) « Le tour des Cacornutz entre le porte St-Michel et le Roë de fer, 1514, tour à Hurtebize. »

(4) Entre les portes d'Hagerue et Pugnel.

(5) Près la porte Méaulens.

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que ces forts furent détruits au commencement du XVIIIe siècle (1).

Des lettres du bailli d'Amiens en date du mois de décembre 1371, portent que « l'abbaye de St-Vaast doit » payer par forme de don gratuit 170 livres d'or, somme » à laquelle les religieux ont été taxés pour les ouvrages » de la ville (2) ». D'un autre côté, le comte d'Artois exempta le Magistrat « d'avoir à remplir les fossés, » caves, celliers et maisons détruites pendant le dernier » siège » Le 9 octobre 1391, il fit abattre deux maisons situées dans la grande rue de la Cité en face le rempart de la ville, comme étant nuisibles aux fortifications.

Au mois de mars 1392, les fortifications de la Cité, du côté de la ville, eurent beaucoup à souffrir d'une crue d'eau qui entraîna la chute de plusieurs maisons et de pans de muraille, dont les débris comblèrent les fossés. L'année suivante, les bourgeois furent exemptés par le roi de la redevance de 1,000 livres, qui était due au duc Maximilien, en dédommagement des perles qu'occasionna cette inondation. Ce prince prit aussi le parti des Arrageois contre les moines de St-Vaast et autres gens d'église qui, en raison des immunités accordées au clergé, prétendaient se soustraire au paiement des taxes de fortification. Il décida, le 18 décembre 1404, qu'ils

(1) Mémoires, t. n, p. 146. Un plan de 1710, n° 10 des Archives, indique une série de vingt petits forts en avant des ouvrages de la place (Le Gentil, Vieil Arras).

(2) La nuit de la Toussaint 1371, on communiqua au Magistrat deux mandats du roi, l'un portant obligation aux religieux de St-Vaast de contribuer aux dépenses exigées pour les forteresses de la ville, et l'autre de refaire les fossés du Nok (Arch. mun., Reg. mém., n° 1).


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devaient y contribuer comme tous les autres habitants, tranchant ainsi la question fort délicate de la participation de tous aux impôts (1).

Le 9 mai 1403, l'Echevinage fit publier le ban suivant, concernant les travaux à faire aux fortifications.

« Nous vous faisons assavoir que pour pourvoir à la » fortification et emparement de la forteresse de la ville » d'Arras, il est ordené par le délibération, conseil et » advis des Estats à bonnes gens de la ditte ville, de » ouvrir en aucuns lieux de fosseire autour de le dite » forteresse et que ce soit fait par connestables pour » supporter les grans frais et charges que la dicte ville » a de présent. Si faisons le ban que tous les bourgeois » et forains, manans et habitans de la dite ville, tant » gens d'église comme aultres obéissent aux connestablies » ordenées en icelle et voisent ou envoyent personnes « idones porter à le hotte au jour le lieu et par la » manière que les dits connestables sera ordonné et » déclairé, et chacuns sur paine de encourre pour «chacune fois en amende de v sols parisis au prouffit » de la ditte ville, et pour ce ne demourra mie que ceulx » qui seraient ordené à porter ne paient la journée » d'un ouvrier.

» Item que nulx ne die lait injure ne villenie aux dits » connestables ne leurs gens sous peine de encoure » chacuns en amende de LX sols et au surplus estre » pugny à la volenté discrétion et ordenance de Monsei» gneur le Bailly d'Arras, ou son lieutenant et de » Messieurs maieur et eschevins » (2).

(1) Guesnon, Inv. des Chartes d'Arras. — Lecesne, Hist. d'Arras, t Ier, p. 236.

(2) Registre aux édits de 1403 à 1405.


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Peu rassuré sur les promesses d'aide et appui que lui avaient faites les Etats d'Artois contre les Armagnacs qui menaçaient de l'attaquer, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, s'empressa de faire augmenter les fortifications d'Arras où devaient se donner les premiers coups. Il fit élever une plate-forme près du Claquedent et l'on combla le fossé qui sépaiait la Cité de la ville Le gouverneur d'Arras fit sortir toutes les bouches inutiles et raser les maisons qui pouvaient nuire à la défense. Les couvents établis dans les faubourgs Ronville et St-Sauveur et les églises des Cordeliers et des Jacobins furent démolis. Les murailles furent garnies de tout ce que l'art de la guerre pouvait mettre à la disposition des assiégés.

On se servait déjà des nouveaux canons à la main, consistant en tuyaux de fer que l'on chargeait de balles de plomb. C'est le premier emploi de l'artillerie pour la défense et l'attaque des villes. De plus, les approches de la place étaient protégées par des ouvrages se reliant entre eux au moyen de grosses chaînes, et on avait construit à tous les passages des barrières défendues par des fossés.

Arras fut ainsi mis sur un pied respectable de défense et les alentours furent découverts de manière à ne pas masquer la marche et les travaux de l'ennemi (1).

» Le lendemain du jour de l'Assention, 25 mai 1408, » il fut tenu une halle pour aviser aux fortifications de » la ville. On y décida que les fossés de la ville es lieux » où il est mestier de ouvrer nécessairement soient » réparés au fiait du commun et que chacun fera porter » à son tour à le hote ou pour en ce pourvoir baillera à

(1) Registre aux édits de 1403 à 1495.


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» celui que Messieurs y commetteront, deux doubles » pour convertir en paiement des fossiers et que les » plus riches soient plus chergés que les povres » (1). En 1413, le Chapitre fut de nouveau requis de contribuer aux réparations des fortifications de la Cité.

v

Apparition des armes à feu.

Modifications dans l'art de fortifier. — Siège de 1414.

Règne de Louis XI.

Le siège d'Arras de 1414, pendant lequel on fil fréquemment usage de la mine (2), marque la transition entre le système ancien et le système moderne dans l'attaque et la défense des villes. Le XIVe et le XVe siècles occupent une grande place dans l'histoire de la fortification par suite de l'apparition des armes à feu. A cette époque, des machicoulis en pierre régnant sur tout le pourtour de l'enceinte d'Arras, avaient remplacé les hourds en bois du XIIIe siècle, qu'on installait seulement en cas de siège. Les corbeaux et le parapet vertical et crénelé qu'ils supportaient, étaient en maçonnerie, et l'on recouvrait le tout de pièces de charpente, lorsque l'on était menacé d'une attaque. Cette couverture finit

(1) Arch. mun., Reg. mém., f° 5.

(2) François Bauduin, Chronique d'Artois.


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par rester en permanence et fut plus tard remplacée par une portion de voûte. La tour plus élevée eut elle-même sa partie supérieure garnie de machicoulis placés sous la toiture en charpente qui couronnait l'édifice. Presque toujours le sommet avait un diamètre moindre que la tour qu'il surmontait.

Nous trouvons alors des créneaux et des embrasures aux étages inférieurs et quelquefois de véritables casemates. Les machicoulis couverts et les étages voûtés protégeaient les défenseurs armés. Pour les premiers canons de gros calibre, on conserva les plates-formes des tours à air libre. Les courtines n'étaient alors que de simples chemins de ronde ; aussi gardèrent-elles plus longtemps les hourds en bois qui les élargissaient en cas de besoin.

L'usage des armes à feu eut encore pour résultat de faire épaissir les murs, principalement ceux des tours. Les dehors de la place se bornaient encore à un fossé dont le bord extérieur était fortement palissade de lices au pieux, ou planté de haies épineuses. On conserva l'usage de cet avant-mur formant fausse braie ou corridor au pied des escarpes. Les tambours ou cavaliers établis devant les portes, prirent un plus grand développement: quelques-uns avaient leurs entrées fermées par des pontslevis à flèches qui ne lardèrent pas à être appliqués aux portes mêmes de l'enceinte. Quant aux chicanes intérieures, elles se multiplièrent à l'infini.

Tel était l'état des fortifications d'Arras lorsque parut l'artillerie. Les canons primitifs destinés à lancer de gros projectiles, lourds, difficiles à mouvoir et à mettre en batterie, furent installés sur les plates-formes des tours; leurs boulets eurent facilement raison des masques cou-


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vrants de l'attaque et des grands échaffaudages mobiles auxquels il fallut renoncer.

La ruine des machicoulis et la facilité de rompre les portes de loin firent naître, dans les premières années du XVe siècle, un usage qui changea la fortification et amena l'adoption des bastions. On érigea des petits ouvrages bas, crénelés et couverts dans les fossés, pour les flanquer, empêcher l'ennemi de se loger au pied des escarpes et de les saper, et pour agir contre les colonnes d'assaut. Ces ouvrages portèrent primitivement le nom de moineaux.

Les moineaux amenèrent l'artillerie sur la contrescarpe. Leur action flanquante était très efficace et ils rendirent la défense rapprochée totalement distincte de la défense éloignée. Ces pièces de fortification, d'abord en bois, furent ensuite construites en maçonnerie et voûtées. Elles prirent bientôt une extension telle qu'elles se confondirent avec les tours anciennes qui avaient dû s'élargir pour recevoir une artillerie plus nombreuse et qui furent obligées d'abaisser leur relief, afin d'offrir moins de prise au canon et de voir les pièces que l'assiégeant amenait sur la contrescarpe..

La défense de la place d'Arras ne tarda pas à se servir de boulevards ou bastillons pour couvrir ses portes, épaissir les murs de ses courtines et les surmonter de plates-formes ou de cavaliers destinés à recevoir la nouvelle artillerie. Comme défense éloignée, on grandit les tours pour loger un plus grand nombre de canons sur les plates-formes, et on leur donna plus de saillie, de façon à atteindre plus au loin dans la campagne. Bientôt les casemates se multiplièrent, les tours devinrent moins nombreuses le long de l'enceinte et par suite les courtines s'allongèrent.


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Après le siège de 1414, l'édilité arrageoise redoubla de zèle dans les travaux de réparation et d'amélioration des fortifications de la ville. Le 20 août 1418, on établit pour trois ans un impôt sur le vin et la bière, destiné à subvenir aux dépenses qu'ils occasionneraient.

L'expérience avait démontré le danger qu'offraient les constructions trop rapprochées des murailles de l'enceinte. Un règlement de 1422 fit remettre en vigueur l'ordonnance du mois de février 1341 prescrivant « la » destruction des maisons et jardins qui se trouvaient à » moins de vingt-deux pieds des fossés. » Ce fut la première application à Arras d'une zone de servitudes militaires (1).

A cette époque, la ville était défendue par de fortes chaînes en fer que l'on plaçait aux rues principales, aux portes et aux endroits que l'on croyait devoir être attaqués. Quant à la Cité, ses fortifications furent réparées en 1429, moyennant une somme de 6,000 livres.

Dans ces temps de guerres continuelles, on redoutait toujours quelque surprise de l'ennemi, surtout les jours de fête : il fut prescrit au Magistrat d'Arras d'avoir constamment des gens armés sur les remparts pour y exercer la plus active surveillance. De plus, l'accès des fortifications était formellement interdit (2). Au moindre signal d'alarme, « chacun devait voisre à sa garde et ceux qui » avaient la garde des canons et couleuvriniers devaient toujours être prêts pour la défense de la ville (3). » Les

(1) Locrius, Chron. Belg., p. 503.

(-2) Reg. mém. de 1426 à 1436, f°s1er, v°, et 49, v°. — Reg. aux édits de 1403 à 1495. (3) Reg. mém. de 1353 à 1483. — E. Lecesne, Hist. d'Arras


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quatre commis aux ouvrages étaient chargés de visiter à époques fixées à l'avance les fortifications de la ville. En 1468, leur inspection provoqua de grandes réparations aux portes et aux divers ouvrages de défense (1).

En 1477, Louis XI voulant s'assurer l'obéissance des habitants d'Arras, mit la Cité dans un état de défense tel qu'elle pouvait défier toute attaque de la part de la ville, « de telle sorte, dit Philippe de Commines, qu'au lieu » qu'il y eust murailles et fossés entre la ville et la Cité » et portes fermant contre la dite Cité, maintenant est à » l'opposite, car la Cité ferme contre la ville (2). »

Cependant, à la nouvelle des mauvaises dispositions des Arrageois, le roi était accouru d'Hesdin avec toutes ses troupes, décidé à s'emparer d'Arras de vive force. Il en commença l'attaque, le 17 avril. Disposant d'une artillerie montée d'après les inventions les plus récentes, il en dirigea les feux sur un point des remparts voisin de la Cité, après avoir établi ses batteries sur une espèce de monticule dont la rue de la Terrée de Cité a conservé le souvenir (3). Les canons eurent bientôt pratiqué une large trouée dans des murs mal entretenus et qui n'avaient pas été construits pour résister aux engins nouveaux. Le fameux chien d'Orléans renversa en une nuit la porte contre laquelle il était braqué (4). Force fut

(1) Rég. mém. de 1464 à 1479, f° 50, r°.

(2) Mémoires, livre VIII, chap. 15.

(3) D'Héricourt, Sièges d'Arras. — Notes du colonel Farre, ancien directeur des fortifications, à Arras.

(4) « L'artillerie, et notamment la grosse bombarde appelée chien d'Orléans, donnèrent si bien que la muraille séparative de la ville et de la Cité étant culbutée, on voyait à travers le boulevard une partie de la ville. » (Bibliothèque d'Arras, Mss. de Philippe Meyer. — E. Lecesne, Hist. d'Arras).


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donc de capituler. Louis XI joignit à ses actes de rigueur des mesures de précaution que justifiaient du reste les circonstances. II fit construire deux châteaux-forts, l'un au bout de la Grande-Place, l'autre près du couvent des Clarisses. Ils étaient destinés à écraser de leurs feux soit la Cité, soit la ville, si quelque tentative d'insurrection s'y manifestait (1). Puis, « à puissance d'ouvriers en grand » nombre, on mura la Cité contre la ville et on acheva » de démolir les murailles de la ville à l'endroit de la » Cité (2). » Ce travail fut mené si rapidement que les ouvriers du pays ne suffisant pas, on fit venir d'Abbeville » cinquante bons pionniers garnis de pics, pelles et tran» ches et deux hommes bien entendus pour les faire be» songner (3). »

Charles VIII, voulant faire oublier aux habitants d'Arras les malheurs qu'ils avaient éprouvés sous le règne tyrannique de son père, leur accorda pour dix ans le droit de lever des aydes sur les vins, liqueurs et cervoises (15 janvier 1484). Ces impôts, dont le vote était abandonné sans contrôle à la décision des notables d'Arras, devaient servir, entre autres dépenses, à la réparation et à l'entretenement des ponts, passages, tours et murailles qui avaient

(1) Locrius, Chron. Belg. — Voir le mémoire de M. le Gentil concernant l'emplacement de ces deux forteresses. — E. Lecesne, Hist d'Arras.

Louis XI ne manquait jamais d'élever une forteresse dans toute ville qu'il soumettait. C'est ce qu'il fit notamment à Dijon.

(2) Mémoires de Philippe de Commines.

(3) Lettres du 30 juin. Louis XI, qui entrait dans les plus petits détails de l'administration, ajoute qu'il faut avoir soin de « faire le paiement des ouvriers jour par jour, car s'ilz étaient payés tout d'une fois, on ne les polrait tenir. »


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tant souffert pendant la crise que l'on venait de traverser. On se mit immédiatement à l'oeuvre et on travailla sans relâche à la restauration des portes et des fortifications de la ville (1). Les portes d'Amiens et de St-Michel furent fermées en 1488 et les hommes préposés à leur garde répartis aux autres entrées (2).

VI

Domination de Bourgogne.

Règnes de Charles-Quint et Philippe II

Albert et Isabelle.

Aussitôt qu'Arras put secouer le joug des Français et se débarrasser de la flyrannie des Allemands, la population réclama la démolition des fortifications élevées contre la ville (3). Le 9 mars 1492, Albert, duc de Saxe, lieutenant-général d'Artois, adressa aux chefs de la garnison des lettres ordonnant la destruction de la muraille

(1) Reg. des comptes aux ouvrages de 4486, f° 1 v°, 29 v°, ,14, 11 v°, 16 v°, etc., etc.

(2) Ordonnance faite pour la clôture des portes d'Amiens et de StMichel (Reg. mém. de 1485 à 1508, f° 71).

(3) On conserve aux archives communales l'acte de récépissé, des chaînes de fer de la ville d'Arras envoyées à Amiens, par Louis XI, et les lettres de l'empereur Maximilien donnant pouvoir aux habitants: d'Arras de relever ou de bâtir les murailles, portes, maisons détruites, et d'y contraindre ceux qui devaient y contribuer.


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élevée par ordre de Louis XI dans la Cité (1). On se mit à l'oeuvre immédiatement et la forteresse construite près des Clarisses, ainsi que le rempart qui séparait la ville de la Cité furent promptement rasés (2). Le 5 mai 1494 le mayeur Jean Lemaire, dit Grisard posait la première pierre des murailles nouvelles qui devaient protéger comme auparavant la ville contre la Cité (3).

En 1493, les herses de la porte Ronville furent réparées et deux hommes furent préposés à son ouverture quotidienne (4).

Sur une réclamation des commis aux ouvrages déclarant que l'argent manquait pour finir les travaux commencés entre la porte Saint-Nicolas et le boulevard Saint-Michel, le Magistrat décida, le 31 mai 1496, que l'on se contenterait pour le moment, vu la faiblesse de la place entre le Pas de cheval et la porte Méaulens, de percer un fossé de 25 à 30 pieds de largeur. Le mois

(1) Lettres du duc de Saxe du 16 mars 1492 (Arch. mun., Reg. mém. f° 113).

Réunion des membres du Magistrat du 30 avril 1494 (Arch mun. Reg. mém. f° 125 v°).

(2) « Le XXe du mois de septembre quatorze cent quatre-vingt et treize, le lendemain du partement des Allemans, estant Monsieur du Forest en ceste ville, la communauté estant assemblé, conclurent de rompre et abattre le château de. Cité, lequel estoit fort pour tenir, aussy la porte de Cité et les murailles. A quoy se voloit opposer le dit sieur du Forest, mais par force il fut admené et contraint de commander que tout fut démolly et sans délay un chacun s'emploia à mettre la main à ce que dist est en trois jours en sorte telle ouverture, qu'il n'estoit possible la tenir et par concussion fut mis par terre » (Chron. et Mém. de Claud. Doresmieux, p. 11).

(3) Reg. aux comptes des quatre commis aux ouvrages, f° 43.

(4) Reg. mém. de 1484 à 1495, f° 120 r°.


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suivant, une crevasse s'étant produite au rempart entre les portes St-Michel et St-Nicolas, le Magistrat donna l'ordre aux commis aux ouvrages de reprendre immédiatement les travaux, de manière à restaurer et élever le pan de muraille lézardé et à poser quatre assises de briques au-dessus des grès.

En 1499, on rendit à la circulation les portes St-Nicolas et d'Hagerue qui avaient été murées après la surprise d'Arras en 1492 (1). Le 18 août 1501, le duc Maximilien autorisa la ville d'Arras à retenir la moitié des aides ordinaires et extraordinaires pour être employées aux travaux de fortification. Deux ans après, 19 avril 1503, l'abbaye de St-Vaast présentait une nouvelle requête tendant à n'être plus assujettie à la taxe des fortifications, sans avoir obtenu préalablement l'assentiment des religieux. Cette faveur lui fut accordée.

Le 6 mars 1504, Philippe, roi d'Espagne, accorda pour trois ans à' la ville la remise de 1,800 livres, montant de l'aide extraordinaire qui lui avait été donnée par les états d'Artois, à condition que cette somme serait employée aux travaux de défense. Le prince fit un nouvel abandon des arrérages qui lui étaient dus au 12 avril 1507, à charge pour les habitants de faire réparer les portes, murailles, tours, etc., etc., de la ville.

En prévision de la guerre, Arras s'était mis en demeure de résister à l'ennemi. Dès l'année 1506, l'échevinage avait ordonné la mise en bon état des tours et des chemins militaires environnant, la ville (2). Le 18 mars 1512, on consulta les maîtres ouvriers au sujet des divers

(1) Reg. mém. de 1495 à 1508, f° 109 r°.

(2) Rég. mém. de 1495 à 1508, f° 310 v°.


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ouvrages que l'on se proposait d'élever, et de la consolidation de plusieurs tours qui menaçaient ruine (1). Réunis sous la présidence du lieutenant du gouverneur, ils convinrent entre eux de prier les Magistrats de Lille et de Douai d'envoyer à Arras un maître maçon et un pionnier qui, après un examen sérieux des ouvrages de fortification, donneraient leur avis sur les meilleurs moyens à employer pour les travaux de construction, de terrassement et de réparation.

Après la réorganisation de la compagnie de canonniers en 1512, le matériel de l'artillerie fut mis en état (2) et distribué sur les remparts. On répara de nouveau les fortifications (3) et tous les habitants furent requis de faire le guet de nuit et de jour (4). Le 13 avril 1513, l'échevinage vota la construction d'une grosse tour aux environs du Claquedent (5).

Charles-Quint méditait depuis longtemps l'importante question de la réunion de la Cité à la ville. S'il ne put réaliser administrativement cette grande mesure à laquelle de nombreux intérêts faisaient obstacle, il opéra du moins la jonction militaire des fortifications, au moyen du prolongement du mur d'enceinte de la porte Méaulens à la porte Triperesse. La manière pressante dont il appelle sur ce point la sollicitude du Conseil de l'échevinage, prouve le prix qu'il attachait à l'accomplissement de cette oeuvre. Nous citerons à ce sujet quelques passages des lettres de l'Empereur du 13 mars et du 30 juin

(1) Rég. mém. de 1508 à 1527 , f° 68.

(2) Reg. mém. de 1508 à 1527 , f° 54.

(3) Comptes des ouvrages, 1513-1514.

(4) Reg. mém. 1508 à 1527. — E Lecesne, Histoire d'Arras.

(5) Reg. mém. de 1508 à 1527) f° 69 v°.


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1531. « Pour le désir, dit-il dans la première, que avons » au bien, seureté et repoz des subjectz de nostre conté » d'Arthois et mesmes de nos ville et Cité d'Arras, » fortificacion et bonne garde d'icelle, nous sommes faict » informer par leurs personnaiges expérimentés et » cognoissans, et trouvons estre besoing de joindre et » unir nos dictes ville et cité d'Arras en ung corps, clos» ture, et à ceste cause et désirant y pourveoir, avons » donné charge à hostre cousin et grand maistre d'hôs» tel, le comte de Roeulx, à nos amez et féaulx, le sei» gneur d'Habarcq, gouverneur du dict Arras, capitaine » de nos archiers et l'archidiacre Nigry, pour commu» niquer avec vous de ceste affaire. »

Il ajoutait dans la seconde : « A grande et meure déli» bération du Conseil pour le bien de nos ville et Cité » d'Arras, dépend la sceurete de nostre pais d'Arthois et » conséquemment de nos païs voisins, nous avons réso» lument conclu l'union des dicte ville et Cité et les » mettre en une clousture, dont nous vous advisons et » vous ordonnons très expressément que pour nous » déclairer vostre advis sur la manière des dictes union » et clousture vous en envoyez vos députez furnis de » povoir absolut et instruiz de vostre dict avis vers nous « au douzième de juillet prochain et qu'il n'y ait » faulte » (1).

En 1527, le mayeur et les échevins reconnurent avoir reçu de l'abbaye de St-Vaast, à titre d'emprunt, 60 livres, pour frais de réparation aux remparts.

Le 8 avril 1537, un placard de Charles-Quint força les

(1) Arch. départ. Recueil des chartes de Guesnon, 379-380. — E. Lecesne, Hist. d'Arras.


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cultivateurs domiciliés dans le ressort de la gouvernance d'Arras à venir par corvées et avec leurs attelages travailler aux fortifications (1) ; il autorisait en même temps le Magistrat à faire abattre les arbres et les constructions qui pouvaient nuire à la défense. Le 22 du même mois, l'empereur accorda à l'échevinage le droit de faire saisir en temps de guerre tout le bois appartenant aux Français et en telle quantité qu'il le jugerait utile, pour la confection des ouvrages de fortification. En vertu de lettres du 10 juin de la même année, le Magistrat reçut plein pouvoir de contraindre les particuliers qui avaient des maisons voisines du rempart, à les démolir en tout ou en partie, selon le besoin, et à les éloigner des murailles de quarante pieds par le bas et autant par le haut.

Le Magistrat d'Arras avait aussi le droit de s'emparer, moyennant indemnité, des héritages privés, lorsque les travaux de défense l'exigeaient ; il pouvait faire enlever de la terre dans les jardins, les prés et les enclos voisins, quelle que fût la juridiction dont ils dépendaient. C'est ainsi que Charles V donna à la ville la maison dite l'hôtel d'Ablainzevelle, contiguë à celle du président au Conseil d'Artois, pour l'indemniser de « quelque terrain » ou héritage pris sur elle pour faire deux boulevards, » châteaux ou forts, dont l'un à la porte St-Michel et » l'autre près le couvent des Clarisses ». Ce prince ordonna en outre de rembourser les particuliers que l'on avait expropriés pour ces deux ouvrages.

Un arrêt rendu au conseil de Malines le 11 avril 1543, déclare le seigneur de Bétencourt comme non recevable, pour bâtir un moulin sur les remparts de la ville d'Arras.

(1) Reg. mém., 1527.


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Vers cette époque, la porte St-Michel subit une complète transformation par suite de la construction du bastion que fit élever Philippe, duc de Bourgogne. Commencés en 1527 (1), les travaux furent terminés en 1539. Les tours disparurent et il ne dut rester de la forteresse que les dispositions intérieures (2).

Au XVIe siècle, Arras était considéré comme ville de guerre de première importance. Dans un privilège obtenu le Ier juillet 1542 par l'échevinage « de pouvoir rendre » les sentences exécutoires, nonobstant appel jusqu'à » concurrence de cent carolus d'or », il est dit que « cette faveur est consentie par la raison que les procès » qui s'agitent dans la ville d'Arras déjà douée de beaulx » drois, franchises et privilèges, ville de forteresse et de » deffence, à le garde et tuition du peuple pour soy y » reffugier en temps de guerre et aultrement, frontière » et deffence de nos aultres Pays-Bas, etc., etc. »

En 1547, il fut assigné pour les travaux de la Cité 1.050 livres à prendre sur l'impôt établi, par les Etats d'Artois, pour l'entretien dès fortifications;

D'après un rapport du comte de Roeux, gouverneur général d'Artois, et du lieutenant général, Jean de Longueval, gouverneur d'Arras, l'échevinage prescrivit, le

(1) Reg mém , de 1524 à 1545, f° 67, r°.

(2) Voir la description de la porte et de la forteresse St-Michel dans le Vieil Arras de M le Gentil. Cette partie de la défense d'Arras était formidable et on y avait successivement accumulé des travaux considérables, construits avec une solidité à toute épreuve et qui durent coûter des sommes immenses. Il subsiste encore deux souterrains sous la portion conservée du Cavalier St-Michel, et un vieux pan de mur en grès et pierres blanches solidifié par deux énormes contreforts.

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14 mars 1549, divers travaux à exécuter aux fortifications de la ville et de la Cité (1). Le 13 août suivant, CharlesQuint étant venu à Arras, voulut se rendre compte de l'état de l'enceinte fortifiée. Voici le récit de la visite impériale, emprunté aux Mémoires du temps.

« Le mardi XIIIe jour d'aoust XVe et XLX, environ » unze heures du midy, l'Empereur ayant esté, au retour » de la messe de Notre Dame, visiter sa ville de Cité, » rentra en sa ville d'Arras par la porte du dit Cité, et » monta sur la muraille du costé vers la tour de Sainte » Barbe et estant à l'endroit de la dicte tour, sa Majesté » dit qu'il falloit mestre jus le comble de la dicte tour, » pour d'icelle en faire une platte forme plus haulte » qu'elle n'estoit et venant vers le bolvaire de Myolens, » dit le semblable qu'il falloit pareillement mectre jus le » comble et lors Monseigneur de le comté de Roeux dit » au maieur que passé dix ans il lui avoit dit et n'estoit » encoires faict. De là, passant plus oultre, sa dicte » Majesté, ordonna de rabaissier la crête d'entre deux » fossez depuis le dit bollevaire de Myolens jusque le » bollevaire du Mares, et qu'il n'estoit besoing que la » dite crête fut plus haulte que les champs que d'ung » pied ou deux, et où il se trouveroit que les dits champs » tenant au petit fossé joindant à la dite crette fussent » trop hault, les falloit rabaisser, et par diverses fois » réitéra la dite ordonnance entendu qu'elle ne servoit » que de couverture pour les ennemys. Venant environ » le dit bollevaire du Marès, demanda sy on avoit » rabaissié la montaigne du dehors, à quoy luy fut

(1) Reg. aux ouvrages de la ville d'Arras, 1547-1548 — Reg. mém., 1545 à 1576, f°s 58-74-141.


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» répondu que oy de environ huict ou dix pieds de » hault. Puis monta sur la platte forme du molin à vend » regardans le dehors et dedens de la ditte ville, puis » vint jusques la platte-forme du grand marchié et la » voyant dit qu'il falloit haucher plus hault. Passe oultre » le bollvaire Saint-Nicolas et quand sadite Majesté aper» chut le pond du bollvaire de la porte de Ronville, s'en » monstra mal content, disant avoir ordonné une fois » remplir de terre le dit bollvaire et faire le dit pond » dehors le dit bollevaire vers la porte de Haizerue. Et » quand sa Majesté vint à l'endroit de la ruelle auprès » des Carmes par laquelle on monte de la rue St-Jehan » sur la muraille, ordonna à chacun de demeurer là et » passa sa dite Majesté jusques à l'endroit d'une grande » bresche derrière le jardin des arbalestriers et de là » regarda le reste de la dite ville jusques vers Claque» dent, puis retourna et descendit par la dite ruelle en » la dite rue Saint-Jehan et par le marchié au poisson » s'en retourna dîner à Sainc-Vaast et à l'après-dîner » partit de la dite ville et alla coucuier à Bappalme. »

Les observations de l'Empereur portèrent leur fruit. Une ordonnance de l'échevinage, en date du 13 février 1550 régla les divers travaux qui devaient être exécutés dans un bref délai aux fortifications, depuis le boulevard Méaulens jusqu'à la Tour Ste-Barbe (1).

Le zèle du Magistrat fut loin de se ralentir pendant les années qui suivirent. En 1551, nous le voyons prendre la résolution, « de faire une ouverture à la porte de » Hagerue pour pouvoir y passer à cheval, de réparer

(I) Reg. mém. de 1545 à 1576, f° 186. — Reg. aux ouvrages de la ville de 1549-1550.


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» une brèche faite à une muraille du rempart tombée » dans le jardin des casernes, avec défense à qui que » ce soit d'y faire des portes et d'y attacher bois ou » autres choses, d'enlever terres, briques, grais, et de » mener paître les bestiaux dans les fossés. Défense » d'aller sur le rempart, sous peine de bannissement, » d'y conduire ou d'y porter fumiers ou immondices, » d'y jouer au gallet, de pêcher dans les fossés soit à la » ligne ou autrement. »

Avant de mourir, Charles-Quint avait chargé deux ingénieurs de lever le plan de la ville et de la Cité (1).

Sur ces entrefaites la bourgeoisie, d'accord avec les échevins, consentit à lever sur tous les habitants une taxe de 6 sols par pot de vin, pour être employée aux travaux de fortification. Le Conseil d'Artois était parvenu à se faire exempter de cette partie des impôts, mais le monastère de St-Vaast s'y était soumis, du consentement même de l'abbé. On établit une nouvelle taxe pour subvenir aux travaux de construction du boulevard St-Michel, auxquels furent en outre attribuées toutes les amendes encourues pour contravention aux divers règlements municipaux. De plus, les habitants des villages situés à deux lieues à la ronde furent de nouveau appelés à venir travailler aux fortifications.

Nous trouvons encore à cette époque: 1° une ordonnance touchant l'ouverture de la porte de Cité pendant la nuit; 2° un accord entre le Gouverneur et le Magistrat

(1) Leur Commission a été conservée dans le trésor des chartes de l'Hôtel-de-Ville. « Les pourtraitz et plattes-formes d'Arras sont » mis au petit coffre près la cheminée de ceste chambre de Conseil. » (Reg. mém. de 1545 à 1576, f 260 v°).


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pour la répartition des deniers destinés aux fortifications ; 3° une requête du chapitre de la cathédrale demandant la réunion de la ville et de la Cité.

Le 19 juin 1552, le Magistrat, les Officiers de la Gouvernance, les quatre commis aux ouvrages et un grand nombre de notables s'assemblèrent pour aviser aux moyens de pourvoir le plus promptement possible aux travaux de la défense de la ville. Une somme de 500 livres d'or de rente héritière au rachat des deniers 14, 16, 18 ou 20 fut votée pour parer aux ouvrages les plus pressants, tels que la réparation et le rehaussement des murs du boulevard Méaulens, l'approfondissement des fossés qui l'entourent, le rehaussement et la restauration de la tour Ste-Barbe, le percement de fossés autour de la poterne, le nettoiement de ceux qui existent entre le boulevard St-Michel et la porte St-Nicolas, la reconfection des tours de la porte Ronville. etc. etc. (1). Deux ans plus tard, novembre 1554, on creusa et on élargit les fossés qui s'étendaient des portes de la Triperie et Méaulens aux marais avoisinant le boulevard SaintMichel (2).

En 1555, Philippe II fit remettre aux échevins de la Cité une somme de 1,000 livres destinée aux travaux de fortification. Cette donation fut suivie en 1562 de l'établissement d'une taxe de 3 deniers, sur chaque pot de vin et de 12 deniers par tonneau de bière, dont le produit devait avoir le même emploi.

Les dangers de la guerre firent alors démolir l'église de St-Nicolas, qui avait été construite dans les fossés

(1) Reg. mém. de 1545 à 1576, f°s 209, 212, 263.

(2) Reg. mém. de 1545 à 1576, f° 253.


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mêmes de la place, sur l'emplacement que devait occuper le bastion St-Nicolas (1).

Au moyen-âge, il n'était pas rare de rencontrer cet enchevêtrement des constructions publiques et même privées avec les ouvrages de fortifications. Aussi, lorsqu'au XVIe siècle, la défense des places devint un art véritable, on sentit la nécessité d'isoler complètement les points fortifiés.

Une inspection de maître Sébastien Noyé, ingénieur des Pays-Bas, chargé de « scruter et diligemment visiter » les bresses et lieux plus dangereux allentour de la » ville d'Arras », signale parmi les endroits « fort dan» gereux et nécessaires à y présentement obvier et in» continent remédier », l'urgence de « démolir l'église » parochiale de Saint-Nicolas sur les fossés, assize partie » dedans le boulvaire de la porte et sur le rempart, où » n'y a rempars ni flans, ny moien d'en faire pour les » édiffices et rues qui y sont ». C'était un travail d'autant plus considérable qu'il devait se compliquer de la construction d'une plate-forme « pour commander depuis » les marets St-Michel jusqu'à la porte de Hagerue, qui » est quasi à moitié de la ville ». Les fonds manquaient pour subvenir à d'aussi grandes dépenses et la municipalité d'Arras n'osait pas solliciter une allocation de la part du gouvernement, « pour les grands et urgens » affaires accroissans journellement à ceux de la guerre». On eut recours à un autre expédient : une requête fut présentée le 22 juin 1557 à Philippe II, afin d'être autorisé à faire forgier « quelques petites monnaies » d'érain ou de laiton de tel figure, coing, et en tel lieu

(1) Père Ignace, Add. aux mém., t. 6.


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» qu'il plaira à sa Majesté ordonner, et ce jusqu'à » l'évaluation de cinq deniers, deuz obolles pour le » denier, chacune pièche et en dessoubz, jusques à la » somme de douze mille carolus d'or. » Cette monnaie altérée devait être retirée de la circulation dans l'espace de vingt ans, en restituant aux porteurs « le prix et l'éva» luation d'icelle » (1). L'autorisation fut accordée et on y ajouta la création de rentes amortissables en dix ans, ce qui produisit un capital de six mille carolus d'or à l'aide duquel on entreprit la démolition de l'église et l'amélioration des fortifications de ce côté de la ville.

Sur une nouvelle requête du clergé, de la noblesse, du Magistrat et des habitants d'Arras, le roi d'Espagne accorda des lettres patentes contenant l'octroi d'un impôt réclamé depuis le 6 novembre 1567 et devant servir aux travaux de l'enceinte de la ville et de la Cité. Il consistait en 3 deniers par pot de vin et 1 au tonneau de bière vendus en gros ou en détail.

Un arrêt de l'échevinage rendit passible de cette taxe : 1° Les habitants de la ville et de la Cité, des faubourgs et de la banlieue, ceux du plat pays depuis et compris Plouvain en allant vers Remy, Vis-en-Artois, Wancourt, et en deça du Cojeul vers Bucquoy jusques aux limites de l'Artois, y compris la terre d'Oisy ; 2° les bailliages d'Aubigny et d'Avesnes-le-Comte ; 3° la partie du comté de St-Pol à une distance de six lieues vers cette ville; 4° les environs de Béthune depuis Houdain jusqu'à Souchez, Givenchy.Vimy, Farbus, Bailleul-sir-Berthould, Oppy, Acheville, Montauban et de là à Plouvain (2).

(1) Recueil des chartes d'Arras. (2) Reg. mém. de 1545 à 1576, f° 7.


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Dans une réunion du 13 avril 1576, le Magistrat assisté des bourgeois notables de la ville, décida la prorogation des taxes destinées à l'achèvement du boulevard SaintMichel (1).

Le clergé, les couvents, les seigneurs et les officiers royaux cherchaient toujours à se faire exempter de ces impôts. Des lettres patentes de Philippe II, en date du 7 mars 1577 et 15 février 1578, les y assujétirent tous de la façon la plus rigoureuse (2).

Il résulte de toutes ces mesures que les fortifications de la ville et de la Cité étaient l'objet des continuelles préoccupations de l'édilité d'Arras. Les impôts destinés à leur entretien se succédaient presque annuellement (3). En 1578, on appela de nouveau les habitants des villages voisins à venir travailler par corvées à la réparation des remparts et des fossés avec leurs chevaux et leurs voitures, et munis de pelles, hoyaulx et autres instruments aratoires (4). Les travaux furent poussés avec une nouvelle vigueur et Philippe II donna l'autorisation de construire quatre moulins sur les remparts, de manière à assurer les vivres en temps de guerre (5).

La prise de Cambrai par le duc d'Alençon, 16 août 1581, jeta l'effroi parmi la population d'Arras. Le Magistrat s'empressa de mettre en état les fortifications. Le roi d'Espagne autorisa la prorogation des impôts spéciaux destinés à réparer les brèches nombreuses existant aux murailles entre la porte d'Hagerue et le Claquedent,

(1) Reg. mém de 1545 à 1576, f° 393 et suivants.

(2) Rec de chartes concernant Arras.

(3) Rec. de chartes concernant Arras.

(4) Reg. mém. de 1545 à 1576, f° 49.

(5) Reg. mém. de 1576 à 1597, f° 189 v°.


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entre la porte Méaulens et le nouveau boulevard, aux abords des portes Ronville et Baudimont, au Pas-decheval, etc , etc. (1).

Le Conseil d'Artois était parvenu à faire exempter ses membres des taxes établies pour les travaux de défense de la ville ; l'abbé de St-Vaast, à force de démarches opiniâtres, obtint la même faveur en 1583 (2).

Pendant l'année .1584, les habitants d'Arras eurent beaucoup à souffrir de la cherté des grains. Dans le but de venir en aide à la classe nécessiteuse, les échevins firent travailler aux fortifications et établirent à ce sujet un impôt extraordinaire auquel souscrivirent volontairement les membres du Conseil d'Artois. On acheva les courtines de la porte d'Hagerue et on construisit le bastion St-Nicolas et la courtine qui le rattachait à celui de la porte Ronville.

L'année suivante, on termina le bastion de Maries, situé derrière le cimetière St-Nicaise, aux abords de la porte Baudimont et on construisit la courtine qui le rattache à la porte d'Amiens.

Ce fut en 1584 que des bornes furent plantées dans les faubourgs pour empêcher de construire aucune espèce de bâtiments à moins de 400 mètres du revêtement extérieur des fossés.

On construisit en 1589 le bastion St-Michel et la courtine qui le séparait de celui de St-Nicolas (3), et en 1592, la courtine qui rattachait les bastions de Maries et de Baudimont ; cet ouvrage se trouvait ainsi placé à l'angle saillant de la Cité.

(1) Reg. mém. de 1576 à 1597, f° 191 v°.

(2) Reg. du Conseil d'Artois f° 35. — Archiv départ.

(3) Reg. mém de 1576 à 1597,f° 353 v°.


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En 1591, on s'occupa spécialement du régime des eaux dans les fossés de l'enceinte. A ce sujet, on fit démolir les vannes du moulin de Cité (1). L'année suivante, on répara les ouvrages de fortifications dits de l'Union, près de la porte d'Eau (2). En 1596, on continua les travaux entre la porte Ronville et la porte SaintNicolas (3) ; de plus, en vertu d'une ordonnance échevinale du 31 mai, il fut arrêté que l'on creuserait entre la porte Méaulens et le Pas-de-Cheval un fossé large de 25 à 30 pieds et que les terres provenant du déblai seraient jetées du côté des marais pour former contreescarpe (4). Pour couvrir les dépenses occasionnées par des travaux aussi considérables, Albert et Isabelle, par lettres du 7 août, autorisèrent la ville à lever pendant six ans un impôt de 17 deniers au lot de vin et de 8 sols au tonneau de bière au débit (5).

La tentative dirigée contre Arras par Henri IV en 1597, arrêta un moment les travaux de défense de la ville. On continua toutefois ceux des fossés de la porte d'Hagerue en 1598, et du pont-levis de la porte Ronville en 1600 (6).

(1) Rég. mém. de 1576 à 1597, f° 318 v°.

(2) « Sur la conclusion faicte avecq Monseigneur le Gouverneur » touchant les frais du rehaussement de l'Ugnion, Messieurs Maieur » et eschevins pour n'entrer en particulière recherche et estat des » frais du dit rehauchement, sont convenu de faire fournir par » l'argentier de la ville aux termes portez par la convention, de « cinq mil deulx cents livres Ce que le dit sieur a accepté »

(3) Reg mém de 1576 à 1597, f° 228.

(4) Reg. mém. de 1576 à 1597, f° 332 v°.

(5) Reg mém. de 1598 à 1615, f 401.

(6) Reg. mém. de 1597 à 1676, f°10. — Père Ignace, Add. aux Mém., t. 2, p. 65.


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Ils ne furent repris qu'en 1614, époque à laquelle fut terminée la courtine de la porte d'Amiens, commencée en 1585(1). Le bastion de Baudimont fut achevé en 1621. De 1627 à 1629, on construisit une autre courtine entre la tour du marais, non loin de la Géole, et le Pâté ou Fer-à-Cheval, et l'on rétablit tous les ouvrages environnant la porte Ronville, 1630.

Au mois de juin 1635, on commença la construction d'une plate-forme prés du couvent des capucins (2). Les bourgeois et les membres du clergé furent appelés à participer à ces travaux qui entraînèrent l'abattage de tous les arbres se trouvant dans les dépendances du pouvoir de la Vigne.

On continua à travailler avec ardeur de 1635 à 1638(3). Cette année, une sentence du Conseil d'Artois obligea l'abbaye de St-Vaast à fournir chaque jour huit hommes sur le chantier.

La porte de Bronnes ou de la Vigne, appelée porte Ste Claire depuis 1460, fut supprimée en 1639, après la construction de la porte d'Amiens.

Le registre des comptes des commis, aux ouvrages de

(1) Reg. mém. 1597-1676. Passim.

(2) « Au Xe du mois de juillet 1635, Messieurs ont advisé de prier » les pères capuchins. jésuites, carmes, récollets et dominiquains de » travailler aussy l'ung après l'autre par demyes journées sur le dit » rempart au boulevart des capuchins, aux ouvrage» qui leur seront » désignés.

» De même prier les prêtres séculiers de travailler aussi par » demyes journées en parlant aux curés de chaque paroisse. » (Reg. mém. de 1597 à 1676, f° 337 v°.

(3) Reg. aux placards 1634-1697, f° 49. — Reg. mém. 1597-1676, f° 337 et suivants.


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1638 à 1643 mentionne un nouvel impôt desfortifications établi en 1639 (1). Vers cette époque, le prince Thomas, généralissime de l'armée espagnole, envoya à Arras plusieurs ingénieurs chargés d'inspecter les travaux de défense, en compagnie des échevins chargés de l'artillerie et des quatre commis aux ouvrages. Après avoir obtenu l'autorisation du Gouverneur et du Magistrat, ils visitèrent tous les ouvrages tant extérieurs qu'intérieurs (2). Cette visite entraîna l'adjudication de divers travaux de construction et principalement de curage des fossés, 18 août 1639 (3). Ils furent malheureusement conduits avec négligence, et l'on se borna à quelques changements insignifiants, lorsqu'il aurait fallu un remaniement complet.

Le Cardinal Infant vint aussi en 1639 s'assurer par lui-même de l'état de la place ; mais il se contenta d'une inspection superficielle et, soit qu'il vît qu'il y avait trop à faire, soit qu'il ne se rendît pas bien compte des nécessités présentes, il n'apporta que de faibles palliatifs au mauvais état de la défense.

(1) Séance du 11 janvier 1639.

(2) Reg. mém. 1638-1649, f° 9 v°

(3) Reg. mém. 1638-1649, f°s 35 et 86 v°.


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VII

Sièges de 1640 et 1654.

A l'époque du siège d'Arras, en 1640, la fortification avait subi de nombreuses transformations. A partir du milieu du XVe siècle, l'artillerie avait fait de grands progrès, surtout au point de vue de la mobilité des pièces et de la rapidité du tir. L'emploi des boulets de fonte, qui remplacèrent les projectiles en pierre ou en pierre cerclée de fer, donna bientôt la certitude de faire brêche aux épaisses murailles des anciennes forteresses. Les résultats ne se firent pas longtemps attendre et l'attaque prit sur la défense une grande supériorité.

Dans le but de garantir les anciennes murailles des effets destructeurs de l'artillerie, et pour s'opposer à la chute des escarpes, surtout à l'endroit des courtines qui étaient généralement peu épaisses, on les renforça en les terrassant par derrière, au moyen de terre mêlée de fascines, de charpentes, de lits de pierre, de maçonneries et même de bêton. On créa ainsi contre le vieux mur un rempart qui n'exerçait pas de poussées fâcheuses sur lui et qui restait encore debout après la chute. Cela s'appelait remparer ou bastionner les murs.

Les tours des XIVe et XVe siècles avaient résisté aux coups de la mauvaise artillerie du temps et gardé, grâce à leur hauteur, une grande action sur les travaux éloignés de l'attaque. A la fin du XVe siècle, les rôles changèrent : les progrès de l'artillerie rendirent les canons français


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la terreur des places qu'ils menaçaient et la défense éloignée eut alors une infériorité désastreuse. C'est alors que pour lui rendre sa supériorité, Albert Durer construisit des terre-pleins auxquels il donna le nom de bastions et dont les massifs intérieurs étaient composés de plusieurs murs s'entrecroisant et laissant entre eux des vides que l'on emplissait de terre. Derrière l'escarpe et à sa partie inférieure, il ménageait une galerie voûtée dont les embrasures battaient le fond du fossé. La plateforme supérieure avait un parapet en pierre, percé d'embrasures ou organisé pour tirer à barbette.

Une fois admis, les bastions se construisirent en grand nombre, surtout en Italie, où toutes les places en étaient munies avant le milieu du XVIe siècle. L'Espagne les adopta en même temps et les villes fortifiées par ordre de Charles-Quint et de Philippe II, eurent leurs bastions avec orillons et de longues courtines.

On adopta à Arras les bastions tels qu'ils sont employés de nos jours. Ces puissantes saillies de l'enceinte, tout en prolongeant les feux en avant dans la campagne, assuraient par de longs flancs une défense rapprochée très efficace.

Le diamètre des tours fut augmenté et elles furent séparées de l'escarpe en adoptant la forme demi-circulaire ou barlongue. La partie convexe était tournée vers l'extérieur, et le diamètre faisait face à l'escarpe, à laquelle elles furent reliées par une communication étroite. Les tours de l'enceinte d'Arras, rondes, pentagonales ou hexagonales, présentaient surtout aux projectiles des surfaces obliques. De grandes salles voûtées y jouaient le rôle de nos casemates modernes.

Malgré tous ces travaux, Arras se trouvait encore, en


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1640, bien en arrière des progrès de l'art de la guerre. Les contrescarpes du corps de place n'étaient encore qu'indiquées, les demi-lunes commencées ne pouvaient être d'aucun usage et il était impossible de terminer de longtemps les travaux entrepris (l).

Voici, d'après le Manifeste touchant la prise de la ville et cité d'Arras, par l'armée française en août 1640, extrait des registres mémoriaux, de curieux détails sur l'état des fortifications à cette époque.

« Lors, les contrescarpes des fortifications du dehors n'estoient que marquées, les demies-lunes que l'on avoit commencé, nullement en deffence, celles du tout nécessaires à la conservation de la place furent orprimées, ad visées et ordonnées durant le siège.

» Tous ces ouvrages estoient de très grande despence à laquelle il sembloit impossible de subvenir, tant pour ce qu'il n'y avoit aucuns deniers dans l'espargne du Roy, qu'à cause qu'on ne pouvoit s'imaginer que les assiégeans donneroient le temps de les achever.

» Cependant le temps se passoit et les assiégeans ayant achevé leur circonvallation l'on jugea qu'il se falloit résoudre à retenir un chacun dans la ville et emploier tant grands que petitz aux travaux nécessaires pour

(1) « Ejus modi erat urbs Atrebatum, ut proeter veterem ac lateritium, vix illi quidpiam perfecti operis ad defensionem existeret. Non moenia plerisque in locis lorica tuendo civi, itidemque aggeribus adversùs majorum gladium factus nudata : munimenta vero ad urbem (quoe medias limas vulgo appellant) pauco perfecta nonnulla inchoata, pleraque delineata duntaxat » (Relation du siège d'Arras en latin). E. Lecesne, Hist. d'Arras, t, II, p. 302.


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conserver la place et rendre les approches plus difficiles.

» Doist le commencement du siège, l'on avoit proposé d'abattre tous les faux bourgs affin de faire une esplanade pour descouvrir plus facilement les mouvements des assiégeans et les éloigner de la ville.

» Cette proposition ne fut aussitôt éventée que l'exécution s'en enssuivit, car la bourgeoisie mectant la main à l'oeuvre sans faire réflexion sy les maisons leur estoient propres ny à la beauté des édifices non plus qu'aux cloistres et églises de grande valeur, se porta avecq tant de diligence et promptitude, qu'en moings de quatorze à quinze jours, elle acheva ce que l'on croioit estre impossible estre fait en six sepmaines.

» A quoi elle fut suscitée et encouragée spécialement par le sieur de Berles qui at tesmoigné une fidélité inviolable à son prince pendant le siège, se trouvant le premier et dernier aux dites démolitions, visitant les remparts et corps de garde toutes les nuictz, animant et rangeant ung chacun à son debvoir avecq tant de soing et diligence que hormis ceux qui portoient envie à sa vertu, l'on s'émerveilloit comme il pouvoit supporter tant de veilles, peynes et fatigues.

» Mais le peu d'effect des résolutions que l'on prendoit au conseil de guerre tenoit les opinions des mieux advisez en suspense, lesquels néantmoins ne cessoient de se plaindre privément à ceux du dit Conseil d'Arthois et du Magistrat du peu d'ordre que l'on donnoit à la conservation de la dite ville quy n'estoit aucunement fortiffiée en quelques endroitz, nommément vers le Pas-de-Cheval où l'on avoit négligé de mettre à exécution les advis de plusieurs bourgeois quy portoient de faire alloeuvion de


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là quelques retranchements et tenailles pour maintenir le molin du rivage, empêcher que les assiégeans ne coupassent l'eaue et ne vinssent mectre, comme ils ont fait, au pied du fossé, n'estant que trop apparu du depuis que les dits bourgeois avoit bien prévu que faute de ce la ville se perdroit en cet endroit dont le Magistrat avoit fait faire advertance au Conseil de guerre par son députez, et de quoy jaçoit que l'ingéniaire Massué eust aussy congnoissance, sy est ce qu'il auroit négligé de remédier à ce deffaut, s'amusant en la Cité et autres ouvrages non pressez ny si nécessaires.

» Sur ces appréhensions, le dit Magistrat estant la plus part du temps en leur Chambre de conseil depuis les sept à huit heures du matin jusques au dix du soir, renforcé ses debvoires, aucuns eschevins vont visiter les fortiffications, pourvoient aux manquemens encourageant ung chacun à bien faire, cependant que le lieutenant de Berles et autres eschevins de leur costé apportent toutes diligences requises à faire travailler la bourgeoisie aux remparts et donner ordre à la garde d'iceux.

» On ne l'at (le Magistrat) voulu écouter, lorsqu'il faisoit remonstrer spécialement la nécessité qu'il y avoit de couvrir le moulin du rivage d'une tenaille pour empescher les approches des assiégeants à l'ataque que le 1er grand mestre commençoit de ce costé, aucuns bourgeois mesmes entendus aux fortifications ayans oublié haut et clair que c'étoit la pièce la plus importante à la seureté de la ville et en monstre le plan qu'ilz avoient dressé pour la façon d'icelle.

» Tout ce que dessus ayant été mesprisé et le dit plan rejecté par ceux quy gouvernent, disant pour toute raison

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qu'il convenoit achever les ouvrages encommenchéz que de penser à d'autres, d'autant que l'on n'avoit pas d'argent à la main pour emprendre tant de choses à la fois et néantmoins on ne laissoit de travailler à ce quy n'estoit pas nécessaire en la Cité où l'on emploioit l'argent

dont on avoit plus de besoing en la ville

» Durant toutes ces menées, le temps se passoit et les assiégeants achevoient leurs travaux, s'estans rendus maistres de la demi-lune qui couvroit la porte St-Nicolas, dans laquelle ils travailloient à leurs retranchements, ayant déjà fait quelques ouvrages au fossé de la dite demi-lune plus bas que la contrescarpe, que lors cinq bourgeois curieux de scavoir s'il y avoit quelcun à la garde d'iceulx, se portèrent hardiment jusques au pied et à coups de fusilz et de pierres contraindirent ceux qui estoient dedans d'en sortir et de se mettre à l'abri de leur canon.

» A la vue de cet acte de courage et de l'abandon des travaux avancés, plusieurs autres bourgeois, des enfants même, sortirent de la ville, renversèrent tout ce qui leur faisoit résistance et comblèrent la tranchée.

» Mais, vers dix heures du soir, le maréchal de la Meilleraye fit jouer une mine qui emporta le saillant de l'ouvrage et les assiégeants purent à leur tour s'y loger et s'y soutenir, tandis que les soldats Irlandais sortis pour maintenir les bourgeois, se retirèrent dans la ville avec tant de précipitation qu'ils abandonnèrent leurs armes, leurs outils et des munitions.

» L'attaque s'étendit bientôt depuis l'hospice des pestiférés à St-Michel, jusqu'au moulin du rivage, soit du bastion 52 au fer à cheval, saillant occupé par le bastion 44, qui étoit nouvellement construit. Le 30 juillet, les


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Français ayant établi une batterie dans la contregarde St-Nicolas, les bourgeois sortirent de la place, s'emparèrent de la contregarde et de l'artillerie qui s'y trou voit et comblèrent la tranchée, mais le régiment de Champagne reprit l'ouvrage et força les braves Arrageois à se retirer. »

Pendant ce temps, les troupes de la Meilleraye faisaient de rapides progrès. Le maréchal fit creuser un large fossé au pied de la courtine qui finissait au Fer à cheval et fit passer des mineurs sous un petit pont qui les abritait des coups de la place. C'est en vain que de courageux bourgeois se firent descendre dans des corbeilles pour repousser les travailleurs, leur tentative n'eut aucun succès. L'armée de secours amenée par le cardinal Infant ayant été mise en déroute par le maréchal de Châtillon, la ville fut sommée de se rendre; mais les habitants refusèrent de capituler et le siège continua. Le 6 août, Châtillon fit jouer près de la porte St-Nicolas une mine qui ouvrit une large brèche par laquelle quarante hommes pouvaient monter de front et renversa un des canons qui. se trouvaient dans le bastion. Il fit aussitôt creuser une seconde mine à 64 pieds de profondeur. Les bourgeois voulaient que l'on fermât à la gorge le bastion mis en brêche, par un mur reliant les deux courtines : le gouverneur O'Neil s'y opposa et se contenta de faire exécuter quelques petits épaulements en terre, pour garantir les soldats contre les feux de mousqueterie. En même temps, les chefs militaires déclaraient au Conseil que plusieurs mines creusées par les assiégeants étaient prêtes à éclater, que bientôt, la partie des remparts attaquée ne serait qu'une immense brêche et que la place ne pouvait pas tenir 24 heures ; on fut alors d'avis


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de capituler. Malgré l'irritation que causa cette résolution parmi les habitants, un parlementaire fut envoyé au maréchal de la Meilleraye; ce dernier lui montra une mine prête à éclater sous la terrasse des deux Moulons.

Déjà il y avait une brêche énorme à la courtine comprise entre le bastion St-Michel et le Fer à cheval ; aussi, après le rapport du parlementaire, on n'hésita plus et la ville se rendit le 10 août 1640.

Lorsque Arras eut été réduit sous l'autorité du roi de France, le soin des fortifications fut enlevé aux habitants. Mais l'administration française fut, dans le principe, peu favorable à la défense de la place. Lorsqu'en 1654, l'armée espagnole vint l'investir, les ouvrages du dehors renversés quatorze ans plus tôt, n'étaient pas entièrement réparés. Mondejeu, appelé au gouvernement de la ville, s'était chargé de rétablir les fortifications ; mais, soit négligence, soit manque de temps, il n'avait encore fait exécuter que des travaux de peu d'importance.

Pendant que l'ennemi occupait les hauteurs avoisinant la place et travaillait à sa circonvallation en établissant ses lignes d'investissement, le Gouverneur fit fortifier les dehors des fronts menacés. Il fit palissader les chemins couverts, frayer ceux des ouvrages extérieurs qui n'étaient pas revêtus, établir des coupures le long de leurs branches et disposer dans les fossés des coffres ou traverses blindées, pour mieux en assurer le flanquement.

Dans la nuit du 14 au 15 juillet, le prince de Condé, qui connaissait à fond le plan d Arras, ouvrit la tranchée en avant de l'enceinte comprise entre le bastion de Ronville et celui des Capucins, près de la porte d'Hagerue ou de Bourgogne Les travaux extérieurs de ce côté de la place n'étaient pas revêtus; ils consistaient en deux


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contregardes couvrant ces bastions, et un ouvrage désigné dans son ensemble sous le nom de Corne de Guîche, composé d'un ouvrage à cornes, retranché intérieurement au moyen de deux coupures faites le long des branches et appuyées au fossé d'une demi-lune formant réduit : c'était la petite corne. Son front extérieur, long d'environ 180 mètres, était enveloppé par un ouvrage de même espèce, d'un front plus étendu et dont les branches se rattachaient, par des retours en forme de flancs, à celles de l'ouvrage en arrière, en laissant toutefois des coupures entre elles ; ce retranchement s'appelait la grande corne. Tout le long du fossé régnait un chemin couvert palissade, protégé par des places d'armes en forme de tenailles ou bonnets de prêtre. Une des tenailles placée devant la courtine de la grande corne, avait pour réduit un petit ravelin revêtu en maçonnerie de briques. Les communications de l'intérieur de la place à l'extérieur, se faisaient à la fois par la porte Ronville et par une poterne qui débouchait du flanc gauche du bastion des Capucins.

Le cadre de cette notice ne comporte pas le récit de ce siège important. Nous ne raconterons donc pas la bravoure des Espagnols, qui s'emparèrent des ouvrages avancés de la porte Baudimont, l'énergie de Turenne, la belle conduite du Gouverneur d'Arras, etc., etc. Nous bornant au chapitre des fortifications, nous constaterons qu'après l'héroïque défense de Mondejeu, l'administration militaire apporta les plus grands soins à l'entretien des fortifications et fit opérer de grands travaux du côté de la porte Ronville (1).

(1) Le maréchal de Schulemberg, Mondejeu, gouverneur d'Arras et pays en dépendans, certifiions à tous qu'il apartiendra que dans


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Mondejeu s'occupa donc de pourvoir aux réparations des ouvrages qui étaient en plus mauvais état. Il prit à sa solde un célèbre ingénieur italien nommé de Valle « à qui il avait assuré la pension de 6,000 livres par an » et le revenu d'un fonds de 40,000 livres qui se tirait » sur une somme destinée aux travaux. Ce qui faisait » monter annuellement la pension de cet ingénieur à » 8,000 livres, dont 6,000 livres étaient payées du propre » fonds du gouverneur (1). »

Il fut tué dans une reconnaissance aux environs de St-Venant.

En 1645, on éleva une courtine derrière le couvent des grands Carmes, aujourd'hui maison des Ursulines. Les travaux furent poussés avec la plus grande activité et les paysans qui voulaient sortir avec charrettes ou chariots vides étaient obligés d'aller chercher dans les marais de St-Michel quelques voitures de gazon destiné à la construction de cet ouvrage.

les fortiffications que nous avons faict faire à Arras du costé de la porte Ronville pour le service du roy et la seureté de la plasse, l'on a esté obligé d'entreprendre sur les terres appartenantes aux révérentes dames prieures religieuses Augustines dudit Arras et qu'il a esté employé de leurs dites terres 259 verges, 14 pieds qui font le nombre de deux arpens et demi, neuf verges 14 pieds suivant l'arpentage qui en a été faict par le nommé Bon Maressau dont le rapport est cy joint ; de quoy nous avons accordé ces présentes aux dites religieuses pour servir a qu'il appartiendra. Fait nu château de la Muette près Paris, le XXIIII avril 1661. Signé : de Schulemberg, Mondejeu. — Arch. du Pas-de-Calais, original titres et papiers des Augustines d'Arras.

(1) Bibliothèque d'Arras, Vie manuscrite du comte de Mondejeux. — Les sièges d'Arras et les rues d'Arras, par le comte H d'Héricourt. — Hist. d'Arras, par E. Lecesne.


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La même année, on adjugea au rabais, à raison de 27 sols du pied, les travaux à exécuter à trois courtines, la première près de la porte d'Eau, la deuxième près du Claquedent et la troisième près de la porte d'Hagerue. La direction en fut confiée à un ingénieur auquel fut alloué un traitemeut de 48 sols par jour : le tiers de cette somme devait être payé par les habitants de la Cité. Ils souscrivirent l'année suivante à un nouvel impôt dont le produit devait être employé au mur d'enceinte qui les protégeait.

Le 12 mai 1655, le sieur Antoine Lesenne, bourgeois, marchand pharmacien, obtint l'autorisation de construire un moulin sur les remparts entre la porte Méaulens et la Cité, à condition de ne pas toucher aux parapets et moyennant une redevance annuelle de 60 livres, au profit de la ville; il fut démoli le 14 mai 1659 (1).

VIII

Règne de Louis XIV.

Construction de la Citadelle. — Vauban.

Réunion de la Cité à la ville.

Henri IV s'était appliqué, dans ses campagnes, à perfectionner la conduite des sièges. La longue résistance qu'il rencontra devant Amiens et son échec à Arras en 1597, semblèrent le convaincre que les obstacles qui avaient retardé sa conquête étaient aussi les meilleures

(1) Reg. mém. 1649 à 1683, f° 79 v°.


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barrières qu'il pût opposer à ses ennemis. Il fit donc mettre en état les fortifications de ses villes frontières et s'attacha surtout à régler leur administration. Secondé par Sully, il examisait lui-même les comptes généraux de ce service, les projets des ouvrages et la capacité de ceux qui sollicitaient les emplois d'ingénieur. Leur nombre s'accrut sous son règne, et outre les perfectionnements apportés par Sully, Errard et Châtillon à l'art de fortifier et d'attaquer les places, la défense reçut d'importantes améliorations.

Les ingénieurs répartis dans les places, après la guerre, commencèrent à passer tour à tour du service des sièges à celui des forteresses. On leur donnait alors le nom d'ingénieur des camps et armées et des villes ou provinces dont ils étaient chargés. Errard et son neveu sont aussi qualifiés d'ingénieurs ordinaires du roi. Dans Châtillon commença le titre de directeur des fortifications. Comme les gouverneurs et les lieutenants de roi, les ingénieurs conservaient dans leurs emplois leurs grades militaires. Ils dirigeaient les ouvrages, et les commissaires contrôleurs des fortifications, créés à la demande de Sully, remplaçaient les échevins et les notables dans les adjudications et dans les vérifications des toisés.

L'administration des fortifications subit peu de changements pendant le règne de Louis XIII. Parmi les ingénieurs de ce temps, on doit placer à leur tête le surintendant Desnoyers. Presque toutes les forteresses d'Artois et de Picardie: Calais, Ardres, Boulogne, Montreuil, Abbeville, Amiens, Doullens, Corbie, Péronne, Ham, StQuentin, Guîse furent construites ou réparées sous sa direction. Deux autres ingénieurs se rendirent célèbres par leur habileté dans les sièges et par leurs ouvrages


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sur la fortification. Ce furent le chevalier de Ville et le comte de Pagan. Ce dernier servait, en 1640. au siège d'Arras et au combat des lignes.

Dès les premières années du règne de Louis XIV, plusieurs ingénieurs suivirent le grand Condé chez les Espagnols, attachés à sa fortune ou jaloux de servir sous un tel général. Parmi ces officiers français, un jeune homme se fit remarquer de l'armée et des ennemis. Sa première étude avait été la géométrie : entraîné par le goût des armes, il avait été reçu à dix-sept ans, comme simple cadet, dans le régiment de Condé. Sa naissance et sa bravoure l'avaient élevé au grade d'officier ; mais le métier d'ingénieur était celui qu'il préférait. Les travaux de fortification souriaient à son génie et les travaux de siège plaisaient à son courage ; c'était Vauban.

A la mort de Mazarin (1661), le roi saisit les rênes du gouvernement et montra dans le choix de ses ministres le premier talent d'un monarque, celui de connaître et d'employer les hommes. L'administration des forteresses fut partagée entre Louvois et Colbert.

Le premier, comme secrétaire d'Etat de la guerre, réunit aux travaux de siège et des armées ceux des nouvelles frontières de la France, en Flandre, en Artois, en Hainaut, sur la Meuse, en Italie et dans le Roussillon. En 1672, le vicomte d'Aspremont ayant quitté le commandement d'une compagnie des gardes pour les fonctions d'ingénieur, passa d'Ath à Arras, où il reçut pour prix de ses services le gouvernement de la citadelle construite par Vauban.

L'année suivante, Louis XIV, préoccupé de mettre en état de défense les places d'Arras et de Béthune, donna l'ordre au célèbre ingénieur qui commandait alors à


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Lille, de visiter les fortifications de ces deux places (1). La construction de la citadelle n'avait guère permis de songer aux autres ouvrages de la ville et de la Cité ; aussi, à la fin du XVIIe siècle, Arras n'aurait pas pu soutenir un nouveau siège tant ses remparts et ses ouvrages avancés étaient en mauvais état.

Voici la description des fortifications d'Arras à cette époque :

« Elles se composaient de sept bastions, quelques vieilles tours, des angles rentrants et saillants de différentes figures. Les travaux extérieurs consistaient en deux contregardes revêtues, une troisième en terre, huit demi-lunes, dont deux étaient aussi revêtues, parmi lesquelles il y avait deux demi-lunes tenaillées et une à réduit, une lunette en terre et un ouvrage à corne revêtu, sans demi-lune, où se trouvait même alors un moulin à eau pour le blé.

» Ces ouvrages étaient entourés d'un chemin couvert assez bien réglé, mais imparfait et en mauvais état, presque point de traverses ni de places d'armes.

» Une partie des remparts du corps de la place était en très bon état; le reste ressemblait à ces anciennes places dont les parapets ne sont qu'à peine formés, sans avoir ni hauteur, ni épaisseur proportionnées. Il n'y avait alors qu'une partie des chemins de ronde de formés.

» Les fossés du corps de la place étaient très profonds dans des parties et très peu dans d'autres; ceux des ouvrages extérieurs n'avaient ni largeur ni profondeurconvenables (2). »

(1) Lettres du 16 février 1673 données à St-Germain-en-Laye, Arch. mun.

(2) Archives municipales.


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Louis XIV ayant établi, au mois de juin 1679, deux octrois pour l'entretien des fortifications, chargea le mayeur, les échevins, le prévôt et son lieutenant de connaître, à l'exclusion de tous autres juges, des difficultés et contestations qui pourraient s'élever à ce sujet (1). Dès cette époque, de nombreux travaux furent entrepris et les fortifications d'Arras prirent de grands accroissements.

Vauban fut chargé de dresser un plan de défense de la place en 1708, et l'on se mit à l'oeuvre : en moins de deux ans, les chemins couverts furent palissades. Déjà, en 1700-1701, sous l'administration de Philippe-Vaast Lemercier, seigneur du Carieul, grand bailli héréditaire, on avait coupé le rempart entre la ville et la Cité, du côté des casernes ; on jeta en cet endroit un pont sur le Crinchon qui prit le nom de Pont-Neuf. On avait alors le projet de percer une belle et large rue conduisant à la citadelle et d'ouvrir la porte d'Hagerue ; ces travaux ne furent pas exécutés (2).

La prise de Lille et de Douai, le siège de Béthune (17101711) appelèrent l'attention du Gouvernement sur la ville d'Arras qui devenait place frontière de première ligne. On y amena une grande quantité de vivres, de munitions de guerre et d'approvisionnements de tous genres. Les fortifications reçurent de nouvelles améliorations. On fit des chemins couverts au bastion d'Orléans, ceux de la communication de gauche, dite grande ligne, et ceux de la demi-lune et de la tenaille. La lunette et la contregarde de St-Fiacre, commencées par des pionniers picards,

(1) Archives municipales, reg. mém., f° 349. — Arch. départ., reg. aux commissions du Conseil provincial d'Artois, f° 94 V.

(2) Père Ignace, Mém ; t. VIII, P- 292.


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furent achevées. Enfin, la construction de cinq contregardes (1), d'une lunette, de deux courtines avec leurs chemins couverts prouvent l'importance que l'on attachait à la défense de la place. Aussi les travaux se succédèrent sans interruption et les ouvrages s'accrurent autour de l'enceinte.

En 1713, le marquis de Menou, gouverneur de la citadelle, s'occupa des travaux à exécuter aux fortifications de la ville ; il les augmenta en élevant notamment trois lunettes sur les bords du Crinchon et les contregardes de Bourgogne et de l'Union qui dominaient la campagne de ce côté.

Des lettres patentes du 7 avril 1746, enregistrées le 29 du même mois, établissent pour la ville et la Cité d'Arras, pendant trente ans, des octrois pour l'entretien des fortifications (2). En 1748. on construisit une nouvelle demilune en face de la Brêche ; elle était destinée à protéger les ouvrages avancés, la rivière de Scarpe et le ruisseau du Crinchon.

(1) 1° La contregarde dite du Vert blocus, située à l'endroit appelé la Géole, et dont la face gauche traverse le bassin de la communication à la Scarpe, avait été commencée en 1710 par des pionniers flamands : elle fut continuée par des soldats et terminée par entreprise en 1715 ;

2° La contregarde dite de la Brèche, située près du bastion de ce nom, avait été commencée au mois de novembre 1710 par les soldats du régiment de Bourgogne ; elle fut finie par entreprise en 1711 ;

3° La contregarde dite d'Amiens fut établie en 1710 près du bastion de Marles et terminée en 1712 ;

4° La contregarde Mazarin fut construite par entreprise ;

5° La contregarde de la courtine des Onze Mille Vierges, partant de la porte Méaulens et allant jusqu'au vert chemin, fut construite à la même époque.

(2) Arch. départ., 19e Reg. aux commissions, f° 45.


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Après la réunion de la ville à la Cité, Louis XIV abandonna, le 20 décembre 1749, au Magistrat et à la communauté d'Arras la portion de l'ancien rempart qui s'étendait depuis la rue des Capucins jusqu'au moulin de St-Aubert, près des casernes. La ville fut autorisée à le démolir et à niveler le sol avec la rue des Capucins, à la charge de voiturer les terres qui proviendraient de ces travaux dans les endroits indiqués par le directeur des fortifications ; elle avait le droit d'acheter sans exception et en remboursant les propriétaires, à dire d'experts, les terrains situés entre la ville et l'esplanade de la citadelle. Mais des constructions devaient y être élevées dans un délai et selon les plans et alignements arrêtés au nom du roi (1).

En 1763, la forteresse de la porte Ronville tomba presque entièrement pour faire place à une porte nouvelle construite dans le style pseudo-grec, d'après les dessins de M. de Sarcus (2).

IX

Révolution française.

Description des fortifications d'Arras

à la fin du XVIIIe siècle.

La porte de la Cité, ainsi que toutes les murailles qui l'environnaient, tombèrent à l'époque de la Révolution. Un décret impérial du 15 prairial an XIII (25 mai 1805), abandonna à la ville l'ancien rempart depuis

(1) Achmet d'Héricourt, Rues d'Arras, t. 2.

(2) Le Gentil, Vieil Arras.


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l'abreuvoir de Saint-Aubert. Pendant longtemps, l'administration municipale n'en tira aucun profit ; elle fit enfin exécuter les travaux de nivellement en 1829, et après 1830 on donna le nom du 29 Juillet à cette rue à peine ouverte.

Le 11 avril 1793, le Maire d'Arras communiqua au Conseil général de la commune un arrêté du Conseil du département, daté de la veille, reconnaissant la nécessité de réparer les talus et les banquettes du rempart et engageant tous les citoyens à travailler aux ouvrages pour les mettre en état de défense (1).

Voici d'après un document manuscrit concernant Arras, la description des principaux ouvrages qui défendaient la ville d'Arras à la fin du siècle dernier :

« L'enceinte des ville et cité a sept bastions, deux demi-bastions, cinq courtines, six tours, un fer à cheval ou pâté, trois communications, quatre portes et une porte d'eau, trois cavaliers, trois batteries, deux poternes, un ouvrage à corne, quinze contregardes, dix demi-lunes, un réduit, quatre tenailles, dix lunettes, trois redoutes, neuf batardeaux, deux écluses d'entrée des eaux, autant pour la sortie, six dans l'intérieur de la place et un bassin pour les bateaux.

GALERIES DES MINES.

» Entre la porte d'Amiens et celle de Baudimont : » Il y a une galerie de contremine le long des faces de

la contregarde de Maries de 134 toises 5 de long, 4 pieds

de large et 7 pieds de haut; » Une galerie sous la capitale de la dite pièce dans

(1) Arch départ., Registre aux délibérations, t. XII, f° 171 v°.


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laquelle il y a trois débouchés de droite et de gauche, espacés également, deux autres galeries sous le terrein plein de la dite pièce de 20 toises chacune en carré sur les faces à 30 toises 4 de l'angle flanqué, dans lesquelles il y a de droite et de gauche trois débouchés dont l'objet est de rejoindre ceux qui sont dans la galerie de la capitale.

» Depuis la porte Méaulens jusqu'à la branche droite de l'ouvrage à corne :

» Le fossé de ce front étant plein d'eau, on ne pourrait y pratiquer que difficilement et sans beaucoup de succès des galeries de mines.

» Depuis la contregarde neuve jusqu'à la demi-lune de Bourgogne :

» Il y a une galerie de contremine le long de là face de la contregarde de 151 toises de long, une galerie sous la capitale de la dite pièce de 21 toises de long. Cette contregarde n'est pas achevée ;

» Il y a, sous la capitale du chemin couvert de la dite pièce, une galerie dans laquelle on n'a pu entrer à cause du trop grand déblai qu'il aurait fallu faire;

» Une galerie de contremine le long des faces de la contregarde de St-Michel, de 200 toises de long, 3 pieds de large et de 6 pieds 6 pouces de haut ;

» A peu près sous la capitale de la dite pièce et à environ 12 pieds du fond du fossé du corps de la place, il y a une galerie dont l'usage, à ce qu'il paraît, était de tirer de la pierre, mais on pourrait s'en servir en cas de siège ; ,

» Deux débouchés de galerie à là contr'escarpe de l'angle flanquée de la demi-lune des Cordeliers sur la prolongation de ces faces; l'entrée de ces galeries est


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écroulée sur environ 3 toises, mais le reste peut en être bon ;

» Deux débouchés de galerie à la contr'escarpe de l'angle flanquée de la contregarde dite de Ronville, savoir : un sur la capitale de la dite pièce et l'autre sur la prolongation de sa face gauche ; l'entrée de ces galeries est écroulée, mais le reste peut être en bon état ;

» Un autre débouché à la contr'escarpe, à 30 toises du pont de Ronville, de 42 toises de long, sur 3 pieds 6 de large et 6 pieds de haut ;

» Trois débouchés de galeries à la contr'escarpe du tenaillon, savoir: un sur la capitale du dit tenaillon, dont l'entrée est écroulée, un sur la prolongation de la face droite du dit tenaillon. Cette galerie est de 30 toises de long, 3 pieds de large et 6 pieds de haut ; à 4 toises de son entrée, il y a une autre galerie de 22 toises de long qui va vers l'angle saillant du chemin couvert. A l'extrémité de la première galerie se trouvent des carrières desquelles on pourrait faire quelques usages en cas de siège, et la troisième au-dessous de la traverse de la face gauche de la place d'armes rentrante; la largeur de cette galerie est de 10 toises à son extrémité. Il y a un retour de 4 toises vers la place d'armes saillante ;

» Deux débouchés de galerie à la contr'escarpe de l'angle flanquée du tenaillon, savoir; un sur la capitale et l'autre sur la prolongation de la face droite ; l'entrée de ces galeries est écroulée, le reste peut être bon.

SOUTERRAINS.

» Sous une traverse à la face droite de la contregarde sur la lunette St-Fiacre ; » Sous la courtine de l'ouvrage à corne, une poterne


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de 6 toises de long, 5 pieds de large et 7 pieds de haut, servant à communiquer au chemin couvert par un pont que l'on jette sur les deux batardeaux.

ECLUSES ET BATARDEAUX.

» Neuf batardeaux depuis l'entrée des eaux des HautesFontaines dans la ville, jusqu'à l'entrée du Crinchon dans la ville;

» Un batardeau à gauche de l'entrée des eaux des Hautes-Fontaines, dans lequel il y a une éclusette servant à donner de l'eau dans le fossé de la communication droite ;

» Deux passages que l'on ferme par le moyen de deux vannes lorsque l'on veut faire refluer les eaux de la fontaine qui se trouve dans le fossé de la face gauche du bastion du roi et celles que les grandes pluies peuvent amener de la campagne ; les Hautes-Fontaines n'en fournissent plus;

» Un batardeau à l'extrémité de la ligne droite, dans lequel il y a un passage en fort mauvais état, ainsi que tout le batardeau ;

» Un batardeau à droite de la sortie des eaux de l'écluse de l'Union, dans lequel il y a un passage en fort mauvais état; à gauche de cette sortie, les eaux sont, soutenues par le revêtement qui profile le fossé du demi-bastion, dont le fond est beaucoup au-dessus du radier de passage de cette sortie ;

» Un sas servant à la navigation d'Arras à Douai ;

» Deux batardeaux sur le milieu de la courtine de l'ouvrage à corne, servant à contenir les eaux de la partie du Crinchon qui passe par la ville à droite et à gauche. Dans le milieu de ces batardeaux sont deux

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éclusettes servant à donner de l'eau dans le fossé de l'ouvrage à corne. Mais l'écluse pratiquée sous la capitale de la place d'armes rentrant étant en mauvais état, il ne serait pas possible de faire cette manoeuvre ;

» Un pont servant de batardeau à l'extrémité de la branche droite de l'ouvrage à corne ;

» Il y a sous le tablier de ce pont un passage de 9 pieds 6 pouces dans lequel on a pratiqué deux courtines en faisant ce pont en maçonnerie afin de pouvoir retenir les eaux dans le fossé de l'ouvrage à corne ;

» Un batardeau à l'extrémité de la grande ligne aux extrémités duquel il y a deux petits passages servant à l'écoulement des eaux du fossé de ladite communication. » Un batardeau à gauche de l'entrée des eaux du Crinchon dans la ville dans lequel il y a un petit passage pour donner des eaux dans le fossé de la grande ligne, ce qui ne peut se faire qu'en fermant les écluses de trois passages sous la communication de la grande ligne ;

» Ces écluses fermées ont aussi pour objet de faire refluer les eaux si elles sont abondan tes et que la chape du batardeau puisse la porter un peu plus loin dans la campagne, ce qu'il n'est point possible de savoir précisément qu'après les expériences qu'on peut faire pour cela en différents temps de l'été.

ESCALIERS.

» Escaliers de pierre montant de l'intérieur de la ville au rempart ;

» Un petit escalier à droite de la porte d'Amiens à côté du corps de garde de l'officier ;

» Un escalier à droite de la porte Baudimont à côté du corps de garde de l'officier ;


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» Un escalier à gauche de la porte Méaulens à côté du corps-de-garde de l'officier ;

» Un escalier à la gorge du bastion St-Michel, vis-à-vis les casernes du Point-du-Jour.

X

Fortifications entretenues par le génie militaire.

Directeurs.

Etat actuel de l'enceinte fortifiée d'Arras.

L'acception du mot GÉNIE en art militaire est toute moderne. On ne l'employait pas au XVIe siècle, et on ne trouve dans les ouvrages de cette époque que fort peu de documents relatifs à l'art des ingénieurs.

Sully fut le premier qui, comprenant de quelle utilité pouvait être un corps composé d'habiles mathématiciens, organisa le CORPS DU GÉNIE. Nous avons vu dans un chapitre précédent que les officiers prirent d'abord la qualification d'ingénieurs ordinaires du roi.

On doit à cet habile et célèbre ministre l'origine du comité des fortifications. Cette organisation subsista Jusqu'à Colbert et à Vauban, le véritable père du génie civil et militaire. La fondation de l'école de Mézières, créée en 1748, est l'époque où s'introduisit dans l'armée l'expression corps du génie, parce que les militaires voulaient se distinguer des ingénieurs civils.

Sully créa, en outre, les fonctions de directeur des


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fortifications, titre et emploi qui subsistent encore et appartiennent aux colonels du génie (1).

Le corps du génie militaire, dont les régiments ont successivement occupé la citadelle d'Arras depuis leur création, a su, par des travaux multipliés, accroître les

(1) Voici la liste des colonels du génie directeurs à Arras, d'après les recherches faites dans les archives de la direction et de la chefferie: 1751 à 1754, de Ramsault. 1754 à 1764, N. 1764 à 1774, Noizet de St-Paul.

1774 à 1775, Larcher.

1775 à 1781, Bouillard. 1781 à 1784, Pontleroy. 1784 à 1787, N.

1787 à 1791, Rozières.

1794-1792, Lenglé (résidant à Lille).

1792, Champmorin.

1792, Berthois (résidant à Lille).

1792-1794, Mouchon.

1794, Carnot.

1794-1796, Desfour.

1796-1814, Noizet de St-Paul.

1814-1830, de Missy.

1830-1832. Brou.

1832-1844, Répécaud.

1844-1850, de Cassières.

1850-1852, Vaneéchout.

1852-1855, Bazin.

1855-1861, Billoin.

1861-1864, Dubost.

1864-1868, Carette.

1868-1870, Farre.

1870-1876, Millironx.

1876-1880, de Foucauld.

1880-1883, Castel.

1883-1887, Garnier (transféré à Maubeuge).


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fortifications de la citadelle et celles de la ville. Elles se composent aujourd'hui ainsi qu'il suit :

Au sud, se trouve la citadelle de Vauban, pentagone bastionné, avec demi-lune sur chaque front, dont les trois bastions qui regardent la campagne sont couverts par des contregardes et enveloppés d'une double ligne de chemins couverts. Le front de gorge se relie à droite et à gauche aux anciens fronts de l'enceinte par deux branches rentrantes, précédées de quelques ouvrages extérieurs.

Au nord, une enceinte de marais suit la limite de la vallée de la Scarpe, avec de larges fossés d'eau, précédés de demi-lunes, de contregardes, d'avant-fossés et d'ouvrages détachés le long de la rivière. Cette enceinte s'appuie vers l'est au bastion du Point-du-Jour et à l'ouvrage à cornes à moitié noyé qui la précède. Elle joint à l'ouest les fronts qui se développent autour de l'ancienne Cité, sur la hauteur de Baudimont.

Ces derniers fronts, au nombre de quatre, ont des fossés profonds et sont munis de demi-lunes. Devant le bastion de Baudimont se trouvent deux ouvrages avancés qui dominent la vallée de la Scarpe. Les bastions du Boulevard et de Maries, à la suite, sont couverts par des contregardes.

Du côté est et sud-est, vers les hauteurs de St-Sauveur et de Ronville, la place est défendue par quatre grands fronts, dont les bastions du Point-du Jour, de St-Michel, de St-Nicolas et de Ronville sont les points saillants. Les fossés, extrêmement profonds, sont précédés de demilunes et de contregardes couvrant les bastions. Ces ouvrages, organisés très solidement, forment comme une seconde enceinte au sommet du talus élevé do la contreescarpe.


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Enfin un retranchement entourant la tête du faubourg de Ronville, protège les abords de la place de ce côté, tandis que, vers l'ouest, un autre retranchement, à l'extrémité du champ de manoeuvres de Baudimont, atteint le point culminant de cette hauteur et en éclaire les pentes.

XIe ET DERNIER CHAPITRE Le. déclassement de la place d'Arras.

La guerre de 1870-1871 a produit dans l'art de fortifier les places une évolution aussi importante que celle causée à la fin du XVe siècle par l'adoption des boulets en fonte. Les ingénieurs ne croyaient à l'efficacité de l'attaque que lorsqu'elle était déjà parvenue à un certain rapprochement ; tous leurs efforts avaient pour but de combattre cette attaque rapprochée et ils s'inquiétaient peu au contraire de l'attaque éloignée. L'expérience a donné à celle-ci une importance primordiale. Les ouvrages extérieurs accumulés sur un front de fortification en vue de la défense rapprochée, ont été reconnus bien moins utiles ; l'enceinte de la place s'est simplifiée et la défense a été reportée en avant par l'établissement d'une couronne de forts, formant camp retranché, mais plus éloignés qu'ils ne l'étaient jusqu'ici autour des grandes places existantes.

En effet, il est devenu bien évident qu'avec le progrès de l'artillerie moderne, les vieilles fortifications à la Vauban seraient impuissantes à défendre les cités.


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Toutefois, si l'on avait vu quelques cas de bombardement faisant ouvrir les portes des villes, on avait aussi vu les remparts, impuissants contre l'artillerie de siège, protéger et garantir les populations contre les pillages et les exactions des uhlans, faisant des razzias dans les cités sans défense, leur imposant de grosses contributions et emmenant les plus honorables citoyens à titre d'otages. Ces vieux remparts pouvaient donc rendre encore quelques services; aussi l'administration militaire, qui ne les eût pas établis s'ils n'existaient pas, résista pendant près de vingt ans à la plupart des demandes de déclassement.

Il restait à apprécier si ces services compensaient les inconvénients, soit au point de vue civil, comme supposant à l'expansion des villes, soit au point de vue militaire, comme pouvant devenir dangereux, si l'ennemi venait à s'emparer d'une de ces places ; ce fut cependant une autre considération qui détermina le Ministre de la guerre à céder aux demandes de déclassement.

Si les places étaient conservées, il fallait leur laisser des garnisons en temps de guerre et pour les huit forteresses aujourd'hui condamnées, on estimait à 200,000 le nombre des hommes à immobiliser pour leur défense et leur entretien. On jugea que ces hommes pouvaient rendre plus de service sur les champs de batailles, et le Conseil de défense abandonna ainsi les forteresses de Valenciennes, Douai, Cambrai, Arras, Aire et St-Omer.

Mais si l'administration militaire consentait à les abandonner, il fallait que les villes prissentà leur charge les dépenses à faire, car le budget de la guerre n'a pas de fonds pour les déclassements. Les villes ne refusèrent pas d'entrer dans l'examen de ces propositions;


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seulement, on reconnut que l'arrasement complet des remparts entraînerait des dépenses hors de proportion avec les ressources et l'on adopta le système de s'en tenir d'abord à de larges trouées qui s'agrandiraient plus tard au fur et à mesure que le terrain se vendrait.

C'est le principe du traité offert par l'administration du génie à la place d'Arras : déclassement de l'enceinte depuis la porte Baudimont jusqu'à la porte des Soupirs en passant par Méaulens, St-Michel et Ronville, en écrétant simplement les remparts, de Baudimont à la caserne de Lévis (Héronval), et réduisant la trouée complète, de la caserne de Lévis au gymnase militaire. Le tout exécuté par le génie lui-même, au fur et à mesure du versement par la ville de la somme de 1,200,000 francs destinée à solder ces travaux, et moyennant le paiement de laquelle la ville deviendra propriétaire de 111 hectares de terrains.

Nous ne prétendons nullement discuter le bien ou le mal fondé de ce déclassement, les avantages et les inconvénients du démantèlement de notre ville ; nous avons seulement voulu jeter un coup d'oeil rétrospectif sur l'Histoire de ses fortifications, qui ont joué dans nos guerres anciennes un rôle considérable et qui vont disparaître pour toujours (1).

(1) La convention pour le déclassement d'Arras. — La commission de la Chambre a déposé le projet concernant le déclassement de la place d'Arras ; il est ainsi conçu :

(25 juillet 1890).

« ARTICLE 1er. — Est approuvée la convention passée le 7 juin 1890 entre le maire de la ville d'Arras et les représentants des départements de la guerre et des finances, comportant la session à cette


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ville, par l'Etat, des terrains et bâtiments désignés par ladite convention, le versement au Trésor, par la ville, d'une somme de douze cent mille francs, augmentée et diminuée dans la proportion de la surenchère ou du rabais qui sera fait sur les travaux de démantèlement et autres conditions détaillées aux divers articles de ladite convention.

» ART 2. — La dépense des travaux à effectuer pour le démantèlement de la place et dont l'exécution est à la charge de l'Etat, est évaluée à la somme de 1,200,000 francs, qui sera augmentée ou diminuée proportionnellement à la surenchère ou au rabais qui sera fait sur les travaux.

» Cette dépense sera imputée sur les ressources générales du budget ordinaire des exercices 1891 et 1892 et inscrite à un chapitre distinct du budget desdits exercices.

» ART. 3. — Il sera ouvert au Ministère de la Guerre un crédit extraordinaire dont le montant sera égal au versement à faire par la ville d'Arras.

» Le crédit sera inscrit à un chapitre spécial du budget ordinaire desdits exercices (démantèlement de la place d'Arras). La répartition en sera faite comme suit: Exercice 1891, 600.000 francs; exercice 1892, somme complémentaire. Usera pourvu au crédit extraordinaire ci-dessus au moyen des ressources générales des budgets ordinaires de 1891 1892.

» ART. 4. — A cet effet, les versements à faire par la ville d'Arras seront portés en recette à un compte de la trésorerie pour être appliqués aux produits domaniaux desdits exercices 1891 et 1892, dans la proportion des crédits ouverts ou à ouvrir à chacun de ces exercices.

» ART. 5. — La ville d'Arras est autorisée à emprunter, à un taux d'intérêt qui ne pourra excéder 4,30 %, la somme de 1,200,000 fr., remboursable en trente ans, et destinée à pourvoir au payement du prix d'acquisition des terrains des fortifications.

» Cet emprunt pourra être réalisé, soit avec la publicité et la concurrence, soit de gré à gré, soit par voie de souscription publique avec faculté d'émettre des obligations au porteur ou transmissibles par endossement, soit directement auprès de la Caisse des dépôts et con-ignations, de la caisse nationale des retraites pour la vieillesse,


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ou du Crédit foncier de France, aux conditions de ces établissements. Les conditions des souscriptions à ouvrir ou des traités à passer seront préalablement soumises à l'approbation du Ministre de l'Intérieur.

» ART. 6.— La même ville est autorisée à s'imposer extraordinairement pendant trente ans, à partir de 1891, vingt-six centimes additionnels au principal de ses quatre contributions directes.

» Le produit de cette imposition, évalué en totalité à 2.148,000 fr. environ, servira à rembourser l'emprunt en capital et intérêts. »


LE CARDINAL DE GRANVELLE

(SUITE *)

par

M. le Chanoine Deramecourt

Secrétaire général

CHAPITRE. III

JUSQU'A SON MINISTÈRE DANS LES PAYS-BAS (1550-1556).

I. — Il est nommé Garde des Sceaux.

QUAND le père de l'évêque d'Arras fut mort, CharlesQuint lui dit avec bonté : « J'ai plus perdu que vous, car j'ai perdu un ami tel que je n'en trouverai plus de semblable ; vous, si vous avez perdu un père, je vous reste pour vous en tenir lieu. » (1) Et il l'appela immédiatement dans son Conseil. Antoine Perrenot n'avait pas encore trente-trois ans.

Toutefois, l'évêque d'Arras ne fut pas, comme son père, nommé Chancelier de l'Empire, il en fut seulement le Garde des Sceaux. Charles-Quint, selon toute

(1) Gachard, art, CHARLES-QUINT, Bibliographie nationale de Belgique, t. III, col. 799.

* Voir tome XXI des Mémoires de l'Académie (1890), page 302.


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apparence, avait autant de sceaux qu'il avait de souverainetés particulières et indépendantes. Perrenot n'eût pas été fâché de les réunir tous dans sa main, sous prétexte que le principal doit entraîner l'accessoire ; il ne se fit même pas faute de les réclamer. Mais nous avons, dans les Papiers d'Etat (1), la réponse un peu hautaine de l'Empereur à cette demande et l'humble soumission du Ministre, qui dut se contenter de ce qui lui avait été donné. Voici ces pièces :

« Charles-Quint à Antoine de Granvelle, évèque d'Arras. » Bruxelles, 20 avril 1552.

» Monsieur d'Arras : J'ai veu votre mémorial et les raisons y contenues, aucunes desquelles avez ja autrefois allégué en autres occasions, et pour ce me semble y respondre. El quant à la première que alléguez des Gardes des Sceaux, vous savez bien que vostre père n'eut jamais que ceux que avez, et si par ce boult vouliés prétendre ceux de Naples, pourries prétendre ceux de Castille et de tous mesaultres réaumes; et si le chancelier de Gatinare eut cet office, ce fut pour merced et non pour prétendre droit. Aussy estoit-il lors séculier et non ecclésiastique, cet office se donnant tousjours à séculiers Et quant à la pension qu'eusses à la consulte de Nimèghe, vous sçavez que avant vous avois dit que vous donnois trois ou quatre milles ducas, et, pour faire plus de grâce, je vous eusse voluntiers donné les quatre mille; mais s'offrant ce du cardinal de Trente, ce ne peut estre que les trois. Et ay bien tousjours eu volonté de vous bailler les mille qui lors faillirent, mais l'on a eu

(1) T. m, p. 639 et suivantes.


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appareil jusques icy de ce faire. Et quant à ce que dictes que avez travaillé en ce du conclave, et que les autres ont eu grâces et vous non : si. selon les négoces que avez en charge, faudroit que à chacun je vous récompensasse, il ne seroit en ma puissance d'y pouvoir satisfaire ; et aussy, pour ce du conclave, il n'y a chose, à cette cause, pour vous faire grâces, ny bien de quoy l'alléguer. Et quant à ce que alléguez que fûstes nommé dez Espaigne pour Saint-Jacques, je sçay comme ces nominations se font, et si ne l'avez sollicité, il ne faut amis ni moyens pour mettre en avant telles choses ; et vous sçavez, quand hors de propoz ni décharge de ma conscience cela fut esté, quant à ce ne fut esté que pour non pouvoir résider. Si alléguez que celuy qui l'a ne réside, il est vray : mais il en avoit jà une où il faisoit la mesme faute, de sorte que cela ne renouvelloit la charge. Et quant à ce que dites qu'il y a quinze ans que avez servy sans gages, sinon depuis le trespas de vostra père : s'il vous a entretenu icy, ce n'a esté sans cause ni ne s'est perdu le fruict de son prétendu, puisque estes entré en sa place, et, s'il vous oeut entretenu ailleurs, tousjours eut il fallu faire la despence et sans telle expectation. Et quant aux calomnies dont faictes mention, il faut bien que je souffre celles qui me touchent; je prendrais trop grande charge de vouloir remédier celles des autres. La vérité est celle qui vous purgera de toutes icelles, et chacun porte son fardeau : car il n'y a honneur ni faveur sans envie, et mieux vaut envie que pitié. Et quant à la requeste de ce de Naples, bien que je l'accorde, il ne me clot les voyes que je ne puisse tirer la somme d'argent que l'on pourra comme j'entends faire de cellecy, puisque ce n'est office de justice. Et certes je ne sçay


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comme vous pouvez bien rebouter aux autres leurs raisons frivoles, quand ils en baillent, puisque vous-mesmes usez de leurs propres termes, comme est dit. Il me semble qu'elles sont telles que je n'ay pu laisser d'y répondre ce que dessus ; et pour ce que n'entends plus répliquer à chose que sur ce pourries dire, dez maintenant me remets à ce que dessus.

» J'avois oublié de respondre à ce que dites, que n'avez eu merced ni ayada de costa : c'est bien merced et ayada de costa quand l'on a bons bénéfices et pensions et traictements dont l'on se peut bien entretenir. »

« L'Evêque d'Arras à l'Empereur,

» Sire, ny je ne doibz ny je ne prétens contendre contre ce qu'il plaît à vostre Majesté ; et ayant veu ce qu'il luy a pieu respondre sur mon billet, je luy supplie très humblement qu'elle ne se fasche si, pour l'oster de l'opinion qu'elle pourroit avoir conceu d'icelluy, je lui déclare que je ne pensa oncques prétendre droit aux sceaulx de Naples, comme chose déhue (à la charge) à la charge qu'il luy a pleu me donner, ny beaucop moings à ceux de Castille ny de ses aultres royaulmes, sçachant très bien à quelles conditions vostre Majesté laissa ceulx que je tiens de feu Monseigneur de Grantvelle ; mais allégoye seulement l'exemple pour monstrer à vostre Majesté que ce n'estoit chose disconvenable, et supplie à icelle aussi croyre que je procède sincèrement en son service et qu'elle ne trouvera que je use de chemins oblicques pour m'accroistre, que je diz afin qu'elle ne pense que il y eust artifice en la nomination de St-Jacques. Et quant à reboutter les fondemens de ceulx qui solicitent choses desraisonnables, j'assheure vostre Majesté


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que je y faiz jusques au bout ce que je puis, sans en craindre le malvais grey de qui que ce soit, pour le service de vostre Majesté, pour lequel je regrette de non sçavoir et ce que pour iceluy je ne puis beaucop plus faire. Et délaissant tout le surplus de la responce qu'il a pieu à vostre Majesté me donner, sans y faire réplicque quelconque pour non l'offenser, puisque j'aymerois plus la mort, je luy diz que je demeure plus que satisfaict et luy baise très humblement les mains de tout ce qu'il luy plait ordonner, tenant plus de compte de sa bonne grâce

que de tout le surplus.

» L'EVÊQUE D'ARRAS. »

Antoine Perrenot n'eut donc en main que le sceau de l'Empire : il est vrai que c'était le principal, et que Charles-Quint ne se fit point faute d'employer l'évêque d'Arras à des missions qui n'avaient aucunement trait à ses possessions d'Empire. Toutefois, le titre de chancelier fut supprimé et c'est du nom de garde des sceaux que Granvelle sera qualifié désormais. Sa fortune croissante ne tarda pas à lui attirer des hostilités violentes, particulièrement de la part des protestants. Les Allemands commencèrent.

Au début de 1552, ils publièrent un manifeste pour protester contre l'oppression dans laquelle les tenait Charles-Quint et pour l'obliger à faire sortir de l'Empire les troupes autrichiennes et espagnoles. Granvelle était personnellement et vivement attaqué dans ce manifeste. On s'y plaignait de ce que toute l'autorité de l'Empire fût confiée à un homme de basse naissance qui n'était point Allemand, pas même d'une nation alliée de l'Empire. Cet argument était faux, puisque Granvelle était originaire de Franche-Comté, du cercle de Bourgogne,


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et que l'archevêque de Besançon était prince d'Empire.

Le roi de France, par l'organe de son ambassadeur à l'assemblée de Passau, Jean de Presse, évêque de Bayonne, ne ménagea pas davantage Granvelle. C'est dire que celui-ci devenait influent, puisqu'il était redoutable.

Mais les protestants et leurs alliés eurent beau se liguer contre lui, Charles-Quint lui maintint sa confiance. Granvelle ne le quittait plus et l'on raconte même qu'il était à cheval à côté de sa litière, armé de toutes pièces, quand l'Empereur dut quitter précipitamment Inspruck et fuir devant les protestants jusqu'à la frontière du Tyrol.

Le traité qui suivit permit à Charles-Quint de tourner de nouveau ses armes contre la France, à laquelle il voulait reprendre les trois évêchés. Mais il rencontra sur son chemin la fortune et le génie du duc de Guise que sa défense de Metz a immortalisé.

Malade et mécontent, l'Empereur vint à Bruxelles méditer une vengeance qui devait amener la destruction de Thérouanne et celle d'Hesdin S'il ne fut pas indifférent aux succès militaires de son maître en Artois, hâtonsnous de dire que l'évêque d'Arras était occupé alors d'une grave négociation qui convenait mieux à son caractère politique et religieux : nous voulons parler du mariage du prince d'Espagne, Philippe, avec la reine Marie d'Angleterre.

II. — Il négocie le second mariage de Philippe.

La mort de Marie de Portugal, première femme du prince Philippe, ne laissait, pour héritier de la couronne de Charles-Quint, après son père, qu'un enfant au berceau, trop connu sous le nom de dom Carlos. L'Empereur désirait vivement une postérité plus nombreuse. Aussi


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Granve le, désireux d'accorder le voeu de l'Empereur avec la gloire de l'Empire, avait-il conçu le projet de marier Philippe avec Marie d'Angleterre, dans le temps où son frère, Edouard VI, premier successeur d'Henri VIII, vivait encore. Charles-Quint ne s'était point hâté de favoriser ce projet, aussi longtemps qu'il n'y vit pas d'avantages politiques; mais, après la mort d'Edouard VI, et quand Marie devint héritière du trône d'Angleterre, il s'y montra plus favorable. Il se souvint alors que Marie Tudor était sa cousine, trouva que Granvelle avait de bons desseins et mit la main à leur exécution.

Quand Edouard VI fut mort, le 6 juillet 1553, les ambassadeurs Renard, Thoulouse et Courrières entretinrent avec lui et Granvelle une fréquente et intéressante correspondance que les Papiers d'Etat nous ont transmise (1).

C'est à cette correspondance que nous emprunterons surtout les détails qui vont suivre.

Dès le lendemain de la mort d'Edouard VI (7 juillet 1553), les ambassadeurs espagnols ne négligèrent rien pour « découvrir la vérité sur cette mort, ainsi que les mouvements, visages, humeurs, et ce qui se peut passer en cour. »

Les projets du duc de Northumberland en faveur de sa belle-fille, Jeanne Gray, leur sont bientôt connus, ainsi que le projet de « faire saisir incontinent madicte dame Marie, « dont ils se montrent disposés à soutenir les droits.

Charles-Quint les confirme dans cette disposition et prend immédiatement en main la cause de Marie Tudor.

Marie, de son côté, n'hésita pas à prendre le titre de

(1) Papiers d'Etat du cardinal de Granvelle, t. IV, p. 16 et suiv.

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reine, et la majorité des Anglais accueillit cette proclamation avec joie et respect. C'était le cas, pour Granvelle, de reprendre avec ardeur ses projets de mariage ; avec cette ardeur que devait lui inspirer l'espérance d'ajouter une couronne à toutes celles que possédait déjà son maître. Ce fut Simon Renard qui fut particulièrement chargé de suivre cette négociation.

Ses lettres à Granvelle et les réponses de l'évêque d'Arras montrent qu'elle fut menée avec circonspection et habileté.

L'ambassadeur d'Espagne mit en avant plusieurs princes d'Italie, de France, d'Autriche et de Piémont, mais il se trouva qu'ils étaient tous trop jeunes. On arriva ensuite à Philippe qui se trouva justement avoir l'âge requis : de plus, Renard « ne pouvait taire le grand sens, jugement, expérience et modération reluisant en lui ; » de plus il avait été déjà marié, avec un enfant de six à sept ans.

Ce dernier argument pouvait être une objection, Marie ne le considère pas ainsi, car » elle jura que jamais elle n'avait senti aiguillon de ce que l'on appelle amour, ni entré en pensement de volupté, et qu'elle n'avait jamais pensé à mariage sinon que depuis que a plu à Dieu la promouvoir à la couronne et que celui qu'elle fera sera contre sa propre affection, pour le respect de la chose publique. »

Après cette déclaration, qui faisait bon marché de la question de sentiment, le mariage de Marie Tudor devenait surtout un contrat, ou, si l'on veut, un traité d'alliance. C'est sur ce pied que les négociations continuèrent. L'évêque d'Arras ne négligea pas cependant d'offrir ses présents personnels. Le 13 septembre, en vue du


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couronnement de la reine d'Angleterre, qui devait avoir lieu le 30, il écrit de Mons à Renard : « Je vous envoie des trois saintes onctions que demande la Reine, qui sont celles qne ordinairement je porte avec moi pour m'en servir à consécrations que quelquefois il me convient faire et vous prie excuser vers la reine que le vase ne soit plus aorné, car, ayant fait tout ce qui m'a été possible pour en faire faire un nouveau tel que j'eusse voulu pour devoir venir entre ses mains, je n'ai trouvé nul maistre qui se soit voulu obliger à l'achever à moindre temps que trois semaines, que fust été trop tard pour lors l'envoyer et ai mieux aimé accomplir son commandement grassement, que de me mettre en hazard de pour vouloir mieulx faire, arriver lard. » Dans le courant d'octobre, les pourparlers continuent, et Renard prend à lâche de réfuter toutes les objections que l'on fait en Angleterre contre un mariage à l'étranger. Il est à croire que ses arguments, appuyés par Charles-Quint et Granvelle, furent acceptés, car, au mois de novembre, on arrive à échanger les portraits des princes. L'évêque d'Arras, qui n'oublie rien, dit, dans sa lettre du 13, à l'ambassadeur en Angleterre : « Le pourtraict de Monseigneur notre prince que Lucas a entre ses mains est sur bois et grand, et se pourterait malaisément, encore qu'il n'yait que la tête : mais je suis après afin que la reine en envoie un qu'elle a de la main de Titiano, que j'espère sera par le premier corrier, et faudra bien que faites entendre à ladite dame que, comme la peinture est déjà vieille, elle n'aura si bonne couleur que le naturel, outre ce que pour maintenant il sera plus fourme et barbu que lorsque la pourtraicture se fit... » Mais il y avait à débattre de plus graves questions que


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les questions de portraits: il fallait vaincre les répugnances du Parlement anglais, régler la succession à la couronne, assurer l'indépendance de la Grande-Bretagne. CharlesQuint se chargea de traiter en personne ces questions délicates, et il le fit en vrai politique. La reine Marie, de son côté, montra une véritable énergie. Après avoir réprimé une révolte de la populace de Londres, soulevée par Wiart et Carrew, condamné au dernier supplice le duc de Suffolk, Jeanne Gray et Northumberland, fait emprisonner sa soeur Elisabeth et justifié sa conduite devant le Parlement, elle annonça à son peuple que le souci de la grandeur et du bonheur de l'Angleterre l'avait seul déterminée à contracter mariage.

On avait pris, en effet, toutes les précautions possibles pour que les Anglais ne se crussent point sous le joug de l'Espagne et pour assurer la couronne britannique à la seule postérité d'Henri VIII. Dom Philippe devait promettre d'observer inviolablement les coutumes d'Angleterre et conserver tous les privilèges de la nation. Encore était-ce la reine Marie qui devait seule nommer aux bénéfices, conférer les charges et accorder les grâces

Enfin, et c'est la raison qui détermina les Anglais à consentir au mariage, s'il en naissait des enfants, l'aîné devait unir la souveraineté des Pays-Bas à celle de l'Angleterre et de l'Irlande, et si dom Carlos mourait sans héritier, les fils de la reine et de Philippe devaient succéder à leur père sur le trône d'Espagne, avec toutes ses dépendances et régner sur les deux mondes.

Quand toutes ces conditions et plusieurs autres de moindre importance furent réglées, le comte d'Egmont, le comte de Lalaing, Jean de Montmorency, seigneur de Courrières, et le prévôt d'Harlebeck, Philippe Nigri, par-


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tirent pour Londres comme ambassadeurs de CharlesQuint.

L'Empereur espérait, comme il l'écrit à la reine d'Angleterre le 21 décembre, que par cette bonne oeuvre « Dieu le créateur sera servi, et nos royaumes et pays recevront respectivement tout bien et profit. »

Il deviendrait fatigant de suivre, à travers les deux cents pages de dépêches que renferment les Papiers d'Etat de Granvelle, les derniers détails de cette négociation. Disons pourtant que l'évêque d'Arras en fut l'agent le plus actif.

C'est seulement le 15 juillet 1554 que Philippe partit de la Corogne, escorté d'une flotte de cent vingt vaisseaux, pour aborder à Southampton. Il fit son entrée à Londres avec la plus grande magnificence, et se rendit à Wincester où la reine l'attendait et où l'évêque de Lerida donna la bénédiction nuptiale, le 25 juillet, jour de St-Jacques. « Et selon ce, écrivent les ambassadeurs de Charles-Quint à leur maître (1), le mariage fut consommé le jour St-Jacques dernier, en grande célébrité et solennité, au contentement des peuples et des seigneurs qu'ils y ont assisté Comme ils en ont fait démonstration, et ne saurions exprimer par ceste la bonne grâce de son Altèse a représenté en tout et partout : l'ayant préadvertie que, comme ce royaulme est populaire, aussi convient-il accaresser le peuple pour contenir l'ambition et inconstance de la noblesse. »

A ces heureuses nouvelles, l'évêque d'Arras pouvait répondre avec une satisfaction légitime, le 4 août : « Je reçois incrédible contentement, voyant le mariage pour

(1) Papiers d'Etat, p. 27 t. IV.


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lequel nous avons si longuement travaillé, consumé avec consentement des parties et que ledit sieur Roy se conduise en tout si bien gaignant la volonté d'un chacun par de là. »

Mais après ce mouvement d'expansion, le diplomate reparait et ajoute : « Il y aura, comme vous touchez, assez de difficultés, comme toujours il entrevient ces choses grandes : mais faut procurer de les vaincre, et vous le pourrez bien encheminer, et ceux de sa suite et découvrir les menées et pratiques que vous dites s'intentent, pour y remédier par temps et par votre advis, proposant les deux points tant nécessaires eu administration publique : poensae et prxmia et que avec la douceur et bénignité il accompaigne la sévérité, guidant les choses par la main de la Reine et de son conseil. »

On sait que malgré ces sages avis, Philippe ne réussit pas à se faire accepter des Anglais. Après un séjour assez court au milieu d'eux, il revint aux Pays-Bas pour calmer la jalousie de ses nouveaux sujets et laisser à la Reine son autorité toute entière. Quatre ans plus tard, la reine Marie mourut sans enfants et avec elle s'évanouit le projet si cher à Granvelle: l'Angleterre et l'Irlande échappèrent à la maison d'Autriche, les Anglais perdirent l'espérance d'acquérir les Pays-Bas, et, par une corrélation politique à laquelle le mariage de Marie Tudor avec un prince d'Espagne ne fut sans doute pas étranger, Marie Stuart, reine d'Ecosse, épousa le fils aîné du roi de France, sans que ce second mariage fût plus heureux que le premier.


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III. — Il négocie la paix avec la France.

Après avoir assuré l'alliance — il l'espérait du moins — de la Maison d'Autriche avec l'Angleterre, l'évêque d'Arras conçut le projet de la réconcilier avec la France. La raison d'Etat s'unissait à ses goûts naturellement pacifiques pour l'engager dans cette voie. La santé de Charles-Quint devenait chancelante et ce prince ne dissimulait plus l'intention qu'il avait conçue, depuis plusieurs années, d'abdiquer et de se retirer dans la solitude.

Or il importait, au début d'un nouveau règne, de n'avoir pas à continuer cette guerre longue et dangereuse à laquelle l'animosité des souverains, bien plus que celle des peuples, fournissait sans cesse un nouvel aliment.

Ces négociations de Granvelle pour la paix commencèrent en 1553. Il y intéressa le pape Paul IV qui envoya dans ce but des légats en France et dans les Pays-Bas. Mais ces légats n'obtinrent que des réponses vagues, des promesses et des protestations d'amour pour la paix, comme en prodiguent habituellement les souverains les plus déterminés à continuer la guerre.

La reine d'Angleterre, que Granvelle amena à se porter médiatrice entre les deux rivaux, ne fut pas plus écoutée; son impartialité parut trop suspecte au roi de France. Il fallut de nouveau recourir aux armes et dans cette nouvelle campagne, notre malheureux Artois ne fut pas plus épargné que dans les précédentes.

La bataille de Renty, où Charles-Quint et Henri II se trouvèrent en présence, et dont Granvelle voulut être témoin, dit-on, n'aboutit pas encore à la paix : elle n'eut pour résultat que de faire ravager nos contrées tour à


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tour et parfois tout ensemble par les troupes impériales et françaises et d'imposer à la ville d'Arras un surcroît de charges financières.

Il fallut de nouveaux démêlés en Italie avec Paul IV, qu'il n'aimait guère davantage qu'Henri II, la crainte d'une alliance de ces deux adversaires et surtout de nouveaux assauts de la maladie dont il souffrait, pour déterminer Charles-Quint à écouter les conseils de Granvelle en faveur de la paix.

On convint, pour en conférer, d'envoyer des plénipotentiaires au couvent de Vaucelle, près Cambrai. Le cardinal Pole, au nom du pape et de la reine d'Angleterre, devait présider les conférences. L'amiral de Coligny et le maître des requêtes de Laubespine y représentèrent le roi de France ; le comte de Lalain et Simon Renard y furent envoyés par Granvelle, au nom de CharlesQuint.

Quant à l'évêque d'Arras, il était retenu dans les PaysBas par des préoccupations encore plus sérieuses.

Nous avons dit que Charles-Quint se proposait, depuis plusieurs années, de renoncer à toutes ses couronnes. Monté au faîte de la puissance humaine, il aspirait à en descendre.

Dès le 4 octobre 1555, les Artésiens avaient été avertis officiellement des intentions de l'Empereur, et s'étaient mis en mesure d'envoyer une députation à Bruxelles pour y recevoir le serment du nouveau comte d'Artois, Philippe II, de respecter tous les privilèges de son comté. L'évêque d'Arras avait été nommé le premier membre de la députation du clergé artésien, avec l'abbé de SaintBertin, Gérard d'Haméricourt, l'abbé de Saint-Jean-duMont, un chanoine d'Arras et un chanoine de Saint-Omer.


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Mais c'était à un titre bien plus élevé que Granvelle devait prendre part à la journée mémorable du 25 octobre 1555.

Car, entre les motifs nombreux qui avaient déterminé Charles-Quint à abdiquer, motifs tout ensemble politiques, financiers, religieux et domestiques, il en est qui disent que ce prince comptait beaucoup sur Granvelle pour assurer la prospérité du règne de son fils.

Au jour marqué pour la cérémonie de l'abdication, l'empereur s'assit sur un trône élevé dans la grande salle du palais de Bruxelles. Il avait à sa droite, Philippe, son fils, alors décoré du titre de roi de Sicile et d'Angleterre, Maximilien, roi de Bohème et Philibert Emmanuel, duc de Savoie. A sa gauche étaient placées Eléonore, soeur aînée de Charles-Quint, veuve de François 1er, Marie, reine de Bohème, sa fille, et Christine de Danemark, sa nièce.

Le reste de l'assemblée était formé des chevaliers de la Toison d'Or et des représentants de tous les Etats des Pays-Bas.

L'Empereur commença par créer son fils chef de l'ordre de la Toison d'Or, ensuite il donna la parole à son conseiller privé, Philibert, pour la lecture de sa proposition d'adieu aux Etats des Pays-Bas.

Cette pièce, que les Papiers d'Etat nous ont transmise (1) d'après une copie du temps, malheureusement peu correcte, a néanmoins un cachet de tristesse et de grandeur remarquables.

Elle rappelle la sollicitude toute particulière de CharlesQuint pour ses Etats des Pays-Bas, « affection qui s'est

(1) T. IV, p. 480 et suivantes.


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accrue en sa dite Majesté envers ses dits pays pour être né en iceulx, qui l'a tant plus rendu enclin envers eulx, et fait plus volontaire pour s'employer en tous leurs affères, sans y épargner sa personne, laquelle il a souvent hasardé pour leur deffense, tenant continuel soing. avec grans labeurs, peines et travaux, en paix et en guerre, pour le bénéfice d'iceulx, lesquels il tient pour bien employés, puisque ce as été pour si bons subjets, comme il vous a toujours trouvés, et voudrait encore jusques au bout de sa vie continuer du mesme, s'il pouvait prendre et soutenir la peine requise à cet effect. Mais comme l'aige et les travaux passés en ce que dessus et pour les autres charges qu'il a eu l'ont mis en l'état que vous voyez, il est contrainct, pour ne plus pouvoir soutenir ce faix, s'en décharger et le remettre à autre qui en son lieu y puisse satisfaire. »

Il rappelle ensuite « qu'il y a douze ans passés que Sa Majesté ne fut en ses royaulmes d'Espaigne, lesquels dès si longtemps désirent son retour, ne leur ayant pu jusques ici complaire, pour avoir voulu faire jusques au bout ce qui lui a été possible pour non vous élongner; ne le pouvant différer davantaige, et aussi pour la nécessité de sa santé qui s'outraige grandement par les froidures, et trouvant l'air d'Espaigne plus convenable à icelle, elle s'est déterminée de, avec l'ayde de Dieu, y passer cet hyver, qu'elle pourra tant mieux faire tous remectant audit sieur roy son fils. »

Après l'éloge de Philippe, « qu'il a peu à peu accoutumé à la charge, que vient trop mieux à propos que non si le faix de toute la masse luy fut tombé d'une fois sur les épaules avant qu'icelui fut accoutumé à les porter, » il remet à ses sujets le serment qu'ils lui avoient prêté afin


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qu'ils puissent rendre à l'endroict de son fils tous les devoirs et offices requis. »

Il remercie ses conseillers, sa soeur, la gouvernante des Pays-Bas, « qui a travaillé si studieusement, avec infinies peines et travaux par tant d'années, » ses bons et loyaux sujets, très affectueusement, des offices, conseils, grandes et notables aydes, et regrette vivement que « après tant de frais soutenus, il ne a pu, avant de partir, les mettre hors de la guerre. »

Puis, comme véritable père chrétien, il recommande, en termes graves, le service de Dieu, et « de veiller soigneusement au soustènement de la sainte foy et religion, sous la révérence et obéissance düe à notre sainte mère Eglise, et d'observer et faire observer inviolablement les édits de par Sa Majesté à cette fin publiés. »

Enfin, il demande aux Etats de respecter la justice, de conserver l'union du corps mystique de la république, le respect du pouvoir et l'obéissance au souverain.

« En quoi Sa Majesté supplie le créateur lui faire grâce de continuer de bien en mieulx et qu'il vous veulle toujours tenir sous sa protection et saulvegarde. »

Après la lecture de cet acte, l'Empereur se leva à son tour et s'appuyant sur le prince d'Orange, prononça un discours qu'il avait écrit pour soulager sa mémoire.

Ce discours était en langue française. Il rappelait les actions les plus mémorables de l'Empereur, ses voyages nombreux, ses expéditions fatigantes, les guerres qu'il avait soutenues, les traités de paix qu'il avait signés, les alliances qu'il avait contractées, les victoires qu'il avait remportées. Or, dans tous ces travaux, l'Empereur assurait qu'il ne s'était proposé d'autre motif que de défendre la Religion et les Etats que la Providence lui


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avaient confiés. Ces grands objets avaient été remplis aussi longtemps que la santé avait pu lui suffire, mais ses forces l'abandonnant, il ne voulait pas préférer aux avantages de ses sujets la satisfaction de dominer plus longtemps, c'est pourquoi il confiait l'autorité à un prince d'un courage éprouvé.

Après avoir recommandé à ses peuples l'obéissance envers leur nouveau souverain, il les priait de lui pardonner les fautes qu'il aurait pu commettre dans son commandement, assurant qu'il n'oublierait jamais les preuves de fidélité qu'ils lui avaient données et promettant qu'ils les porterait devant Dieu à qui seul il consacrait le reste de ses jours.

Après cette harangue, Charles Quint se tourna vers son fils et lui adressa ces paroles dignes de mémoire :

« Si ces provinces, lui dit-il, vous étaient échues par ma mort, je pourrais encore attendre de vous quelque reconnaissance, pour vous avoir laissé un patrimoine si opulent et encore augmenté par mes soins ; à présent que je vous transmets librement une succession si brillante et que je préviens ma mort pour vous combler de biens, je vous demande pour toute reconnaissance d'aimer ces peuples et de faire leur félicité. Les autres monarques se contentent d'avoir donné à leurs enfants la vie et l'espérance de régner. Je n'ai pas voulu que mon bienfait fût posthume et que le destin seul en décidât ; j'ai plus de satisfaction de vous voir régner que de vous voir vivre par moi. Peu de souverains suivront mon exemple et à peine en ai-je trouvé quelques modèles dans l'antiquité : tous applaudiront à ma résolution, si vous vous montrez digne d'une faveur si rare, vous la mériterez par la sagesse qui a fait jusqu'à présent votre


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caractère, par la crainte de celui qui est le vrai maître de tous les hommes, par la protection que vous accorderez à la religion catholique, par le soin que vous aurez à faire observer les lois et maintenir les droits du peuple : tels sont les plus fermes appuis des Empires.

» L'amour paternel ne me suggère plus qu'un souhait : c'est que vous ayez, mon fils, une postérité digne, que vous lui remettiez vos royaumes plus par choix que par nécessité. »

Alors, disent les historiens, Philippe se jeta aux genoux de son père, lui baisa les mains et lui dit quelques paroles que sa timidité naturelle et l'émotion ne permirent pas à l'assemblée de saisir. L'Empereur l'embrassa en versant des larmes et en demandant au Seigneur de le combler de prospérités.

Philippe, alors, s'excusant sur le peu d'usage qu'il avait de la langue française, pria l'évêque d'Arras de parler pour lui.

Il est difficile qu'un orateur se trouve en présence d'un plus beau sujet : faire l'éloge du gouvernement de l'Empereur que son père et lui avaient toujours fidèlement servi ; présenter à Philippe les grandes maximes qui devaient le guider dans le gouvernement, donner aux peuples des Pays-Bas l'assurance d'une domination sage et modérée.

Malheureusement, aucun historien ne nous a conservé le texte de cette célèbre harangue. Ils disent seulement qu'elle fut très diserte et que l'évêque d'Arras en reçut de grands applaudissements.

On sait encore qu'il rejeta sur la France le malheur de n'avoir pu signer encore une paix solide. Cette paix, les Etats ne devaient l'attendre que de leur union, de leur


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ardeur à se préparer à la guerre, de leur constance dans les expéditions, de leur fermeté dans la variation des événements. Il demanda en outre la fidélité au souverain et un inébranlable attachement à la religion catholique; la plus ancienne et la plus sainte qui soit au monde.

Ce fut le pensionnaire de Gand, Maës, qui répondit pour les Etats, et il prêta le double serment de fidélité qu'avaient réclamé Charles-Quint et Granvelle.

Enfin, la reine de Hongrie, qui avait gouverné les Pays Bas au nom de son frère l'Empereur, pendant vingt-cinq ans, remit ses pouvoirs entre les mains du nouveau souverain qui les confia à Philibert-Emmanuel, duc de Savoie.

Charles-Quint ne devait se dépouiller qu'un peu plus lard de ses autres couronnes; il resta dans les Pays-Bas jusqu'au mois d'août 1556, pour aider son fils de ses conseils, et c'est sous ses auspices que Granvelle reprit les négociations de la trève de Vaucelle (1).

C'est au mois de février 1556 que les ambassadeurs de

(I) Charles-Quint, une fois dépouillé de toutes ses couronnes et commençant. dit Strada, à n'être plus rien, se retira dans une maison privée, en attendant qu'on eût équipé les vaisseaux qui le devaient emmener. Il partit ensuite, avec Eléonore et Marie, ses soeurs, arriva à Laredo, en Biscaye. Aussitôt qu'il fut descendu de son vaisseau, une tempête soudaine s'éleva dans le port et mit à fond le navire impérial, comme ne devant plus porter ni l'Empereur, ni la fortune impériale.

On dit qu'aussitôt qu'il eut touché le rivage, il se mit à genoux, afin de baiser la terre, en disant qu'il baisait avec respect cette commune mère des hommes, et que comme autrefois il était sorti nu du ventre de sa mère, il voulait rentrer nu dans le sein de cette autre mère. La solitude pourtant lui pesa, et sa pension qu'il attendait à Burgos pour payer ses serviteurs ne lui étant point parvenue, il commença à reconnaître sa nudité.

On a dit qu'il commença à se repentir de son abdication, c'est aller


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Philippe II furent autorisés par lui à signer cette trêve.

On dit que Granvelle ne fut point satisfait du comte de Lalaing et de Simon Renard et c'est de là que date la disgrâce dont ils se vengèrent plus tard.

Le fait est que les clauses en étaient favorables à la France. C'est pourtant la France qui commença à les enfreindre. L'expédition du duc de Guise en Italie et l'entrée de Coligny en Artois, où il essaya de surprendre Douai et où il livra Lens au pillage, rallumèrent la guerre et mirent de nouveau les Français et les Espagnols en présence.

C'est Granvelle qui proposa d'ouvrir la campagne par le siège de Saint-Quentin, dont les fortifications étaient en mauvais état. Coligny se jeta dans la place et Dandelot essaya de l'y rejoindre avec un corps de troupe. Le controp

controp Bientôt, il se dirigea vers le monastère de St-Just, situé sur la frontière du Portugal et de la Castille, non loin de la ville de Plaisance,dans une belle vallée couronnée de vertes collines et abritée contre le vent d'hiver. C'est là même, dit-on, que Sertorius, fuyant les armées romaines, avait cherché un asile et avait été tué par les Romains

Il s'y fit bâtir une petite maison, sur le modèle de celles de Flandre, avec six ou sept chambres de vingt pieds chacune et ressemblant à des cellules de religieux. Elles avaient vue sur un petit jardin arrosé d'une fontaine, et planté d'orangers et de citronniers.

Il ne conserva qu'un cheval et douze serviteurs. Sa journée était partagée entre les soins de sa santé, qui allait chaque jour en s'affaiblissant, et le soin de son âme. Il se promenait à cheval, suivi d'un seul serviteur, travaillait à ses arbres, cultivait son jardin, et s'amusait parfois à faire des horloges, sous la direction de Jeannel de la Tour. On dit même qu'il inventa une façon d'aqueduc pour porter le Tage jusque sous la montagne de Tolède.

Après le repas, ce Jeannel faisait paraître sur la table de l'empereur des statues qui battaient le tambour, sonnaient de la trompette ou se livraient des combats singuliers, comme aussi des oiseaux de


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nétable, qui était à la Fère, s'approcha lui-même avec toute son armée. Mais après un premier engagement heureux contre le duc de Savoie, il s'avança trop loin, et enveloppé par des forces supérieures, fut contraint de se rendre avec son armée.

Le Catelet et Ham succombèrent après Saint-Quentin et la panique fut grande pour un moment. Mais Henri II se retira promptement. Il forma une armée plus nombreuse que la première et prit résolument l'offensive. Le duc de Guise, plus heureux en France qu'en Italie, arriva jusqu'à Calais en plein hiver, l'investit, et s'en empara en huit jours. Guînes fut également prise, puis Bergues et Gravelines, Arlon et Thionville, et on ne sait où se seraient arrêtés le général victorieux et ses lieutenants, si Granvelle, toujours partisan de la paix, n'avait trouvé un nouveau moyen de la négocier.

bois qui volaient de tous les côtés. Il faisait aussi des moulins qui tournaient d'eux-mêmes, au point que les moines de St-Just s'imaginèrent qu'il recourait à la magie.

Malgré ces distractions, la santé de Charles-Quint s'affaiblissait ; il ne négligeait pourtant ni les exercices religieux, ni les prières, ni la lecture des livres saints, ni la confession fréquente, ni la communion, qu'à cause de sa faiblesse le Pape lui avait permis de recevoir en viatique. Il se donnait même la discipline avec des cordes entremêlées de pointes de fer que son fils conserva avec vénération, parce qu'elles étaient teintes du sang de son père. On les garde encore dans la Maison d'Autriche

C'est alors aussi qu'il fit célébrer ses funérailles, pour mieux se préparer à la mort, de l'aveu de son confesseur Jean Rigola.

Il mourut, communié par l'archevêque de Tolède et entouré de ses religieux, le jour de St-Mathieu, à l'âge de 58 ans.

Durant sa maladie, une comète parut en Espagne, la chevelure tournée vers le couvent de St-Just, qui disparut à l'heure même de sa mort. Un lys fleurit ce même jour dans son jardin et fut vu de tous.

(STRADA, 1re décade, t. I, p. 10).


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IV. — Cercamp et Cateau Cambrésis.

Nous allons le trouver occupé de cette négociation à Péronne, à Cercamp et à Cateau-Cambrésis.

Il y rencontra le cardinal de Lorraine (1), ministre de Henri II et ces deux princes de l'Eglise eurent la gloire d'y préparer et d'y conclure une paix durable entre la France et l'Espagne.

Le prétexte de l'entrevue de Péronne (2) était d'amener le jeune duc de Lorraine, qu'Henri II faisait élever à sa cour comme un otage de grand prix, à sa mère, la duchesse douairière cousine durai d'Espagne, pour lequel elle ne dissimulait pas ses préférences.

Le jeune duc était accompagné du duc de Guise et du cardinal de Lorraine, la duchesse avait amené Granvelle. Les pourparlers dépassèrent bientôt les limites d'une simple visite de famille.

(1) Charles de Guise, appelé cardinal de Lorraine, après la mort de son oncle Jean (1550), archevêque de Reims comme lui, était le frère cadet de François de Guise, le défenseur de Metz, et le vainqueur de Calais. Cest lui qui avait sacré Henri II, le 26 juillet 1547, et qui avait été créé cardinal le lendemain de cette cérémonie.

« Comme il avait un esprit fort subtil, dit Brantôme, parlant très bien de toutes choses, entendant les affaires de la France, voire d'autres pays estrangers » on lui confiait volontiers les négociations difficiles. Il était fort riche, et ses pensionnaires et gagés lui transmettaient les nouvelles de toute la chrestienté.

Son intervention au Concile de Trente, en 1563, est restée célèbre. Il conserva son influence sous François II et Charles IX, qu'il sacra. C'est à lui que la ville de Reims doit son Université.

(2) Les papiers d'Etat parlent de cette entrevue comme s'étant tenue a Cambrai.

15


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Ce fut Granvelle qui fit les premières propositions. Il représenta au cardinal et à son frère combien la guerre était fatale aux rois de France et d'Espagne, combien elle profitait aux hérétiques qui, à la faveur de la division des princes catholiques, propageaient leurs erreurs, animaient les peuples à la révolte et préparaient la ruine des monarchies. Il avoua que l'Espagne avait besoin de la paix pour rétablir ses finances, défendre ses côtes contre les Turcs et tenir les Pays-Bas en respect, mais la paix n'était pas moins nécessaire à la France, où les hérétiques préparaient une révolution plus vaste et plus prochaine que le roi et ses ministres ne l'imaginaient.

Pour mieux appuyer ses assertions, l'évêque d'Arras, qui s'adressait à un prince de la Maison de Guise, eut soin de mettre en cause Coligny et son frère d'Andelot. Il affirma que ces Chatillon étaient des calvinistes déterminés, qui faisaient venir de Genève des livres hérétiques que les Espagnols avaient interceptés. De la prison même où ils étaient renfermés, depuis la bataille de St-Quentin, ils travaillaient à faire des prosélytes et à gagner à la secte les officiers et les soldats qui les surveillaient. D'Andelot surtout ne gardait aucun ménagement et traitait d'idolâtrie le culte rendu par les catholiques à la Sainte-Eucharistie.

C'était flatter le cardinal de Lorraine que de lui fournir des armes contre ses rivaux ; Granvelle, qui le savait bien, engagea la question plus avant. C'est le moment, dit-il, d'abattre ces chefs du parti protestant et d'assurer à jamais la fortune du prince de Guise. De Thou prétend même que c'est dans cette conférence que les princes Lorrains prirent, vis-à-vis de l'Espagne, certaines liaisons qui devaient se révéler plus tard.


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Malgré ce rapprochement et quoique l'évêque d'Arras et le cardinal français désirassent sérieusement la paix, ils n'en purent même pas poser les préliminaires. La victoire de St-Quentin était trop récente, et Henri II trop désireux de prendre sa revanche. La guerre continua donc et fut marquée par la bataille de Gravelines, une descente des Anglais au port du Touquet et quelques escarmouches dans les Pays-Bas.

Bientôt cependant, sur la demande du connétable, du maréchal de St-André, de Granvelle el du cardinal de Lorraine de nouvelles négociations s'ouvrirent à Lille d'abord, puis à Cercamp.

Les négociations de Cercamp durèrent six semaines, du 15 octobre 1556 au 30 novembre et elles remplissent environ 150 pages des papiers d'Etat : c'est dire qu'elles furent laborieuses et qu'elles doivent être racontées avec quelque détail.

Nous n'avons pas à refaire ici, après M. A. de Cardevacque, la description de l'abbaye de Cercamp, bâtie, au XIIe siècle par Hugues de Campdavesnes, comte de St-Pol, dans un de ces sites gracieux et commodes, comme savaient les choisir les Cisterciens. — Bernardus Valles, — et embellie avec autant d'intelligence que de persévérance par les Abbés. Pierre de Bachimont, le plus remarquable, était mort en 1550, après avoir mis la dernière main àcette splendide demeure qui est restée, malgré ses ruines, la plus belle résidence de l'arrondissement de St-Pol et peut-être de tout le département.

C'est le 14 octobre 1556 que les députés de Philippe II. reçurent leur feuille de plein-pouvoir, pour traiter à Cercamp de la suspension d'armes avec la France. Elle est datée du camp d'Auxi le Château et adressée au duc


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d'Albe. au prince d'Orange, à Ruy Gomez, comte de Melito, à l'évêque d'Arras et à Viglius de Zwychem.

Les ambassadeurs français étaient le connétable Anne de Montmorency, le cardinal de Lorraine, le maréchal de St-André, Morvilliers, évêque d'Orléans et le secrétaire d'Etat de Laubespine.

La duchesse douairière de Lorraine, Christine de Danemark, y fut aussi admise avec le jeune duc, son fils, et un gentilhomme du nom de Jean de Silliers.

Les plénipotentiaires espagnols arrivèrent le 14 octobre 1558, sur le tard, et trouvèrent les Français qui ne faisaient qu'arriver, lesquels les attendaient à l'entrée du logis.

Un gentilhomme d'Artois, Jean de Warluzel, qui les accompagnait, fut le soir même prié à souper par le connétable ; les Espagnols furent d'avis qu'il y allât pour après entendre de lui ce qu'il pourrait ouyr dudit connétable.

Au fait, après le souper, le connétable prit à part ledit gentilhomme et lui communiqua la volonté qu'avait le roi de France de faire une paix perpétuelle et de la cimenter par une alliance de famille, dont on put espérer brièvement enfants, pour être le vrai lien qui rend les amitiés indissolubles. Il avait même en tète un double projet de mariage, celui de sa fille aînée Elisabeth, avec le fils de Philippe II, Don Carlos, et celui de Marguerite de France, sa soeur, avec le duc de Savoie, Philibert-Emmanuel.

Le lendemain, 15 octobre, les plénipotentiaires espagnols se levèrent tempre, selon leur expression et ouïrent la messe en l'église de l'abbaye entre sept et huit heures, afin que si les Français avaient envie de


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besongner de bonne heure, la faute n'en fut pas aux Espagnols. Mais les Français se levèrent tard; leur messe terminée, on se borna à une simple rencontre dans l'église.

On convint seulement qu'on n'admettrait pas les ambassadeurs d'Angleterre à toutes les séances, de peur qu'ils n'y missent de l'aigreur, dirent les Français, et que l'on s'occuperait incontinent de la suspension d'armes.

La suite de l'entretien fut remise à une heure aprèsmidi et il eut lieu dans la chambre du comte de Melito, que la fièvre retenait au lit. — Ce sont les Français qui offrirent cette politesse à leur collègue malade. On s'y occupa de la suspension d'armes dont les conditions furent surtout réglées au point de vue des fourrages, puis d'Hesdin, de Thérouanne, Calais et autres restitutions de villes. Le cardinal de Lorraine ajouta que cette question de restitution s'accommoderait facilement moyennant les mariages présumés.

A quoi les Espagnols répondirent gracieusement qu'il serait facile de s'entendre sur la dot du mariage, attendu que l'amitié indissoluble que l'on espérait de cette paix serait la principale dot qui donnerait à Philippe II le plus de contentement.

La question concernant le duc de Savoie amena plus de débats. Il y avait bien là aussi un mariage, mais il y avait aussi une importante restitution, celle du Piémont.

Le duc de Savoie réclamait, ajuste titre, l'héritage de ses ancêtres, que les malheurs de la guerre entre la France et l'Empire avaient enlevé à son père Charlesle-Bon; mais les Français répondaient qu'ils ne voudraient à aucun prix lâcher une province qui leur avait tant coûté


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à fortifier et à défendre et qui même était l'assurance de leur royaume de ce côté-là. Si l'on voulait entrer en contention, il serait facile de démontrer que les ducs de Savoie n'étaient pas plus légitimes possesseurs du Piémont que les rois de France, attendu qu'ils l'avaient tenu dés comtes de Provence, et qu'ils n'avaient pu prescrire leur possession, étant possesseurs de mauvaise foi. Ce duc n'avait du reste qu'à se fier au roi de France, et que lui donnant sa soeur qui a grand crédit sur lui, toutes choses se pourraient avec le temps rhabiller, et devrait espérer que le tout après lui serait rendu.

Les Espagnols répondaient à leur tour que si le Piémont coûtait si cher a défendre et à fortifier, pour s'ôter de ce travail les Français n'avaient qu'à le rendre au plus tôt, et même que, comme il leur a été dit souvent, il leur sert plus pour offenser l'Italie, à quoi ils ne doivent prétendre, désirant traiter sincère paix, que pour défendreleur royaume. La succession que le roi de France avait mise en avant, comme faite de son père, ne pouvait assurer sa conscience, étant notoire la spoliation, tandis que si l'on voulait débattre ce que disent les Français des comtes de Provence, il faudrait remonter aux titres mêmes par lesquels ils possèdent ladite Provence, et remettre en possession ceux qui ont été dépouillés.

Vint ensuite la question de mariage. En cette affaire délicate, les Espagnols s'en remettaient naturellement au principal intéressé, qui était le duc de Savoie, mais ils ne travaillèrent pas moins à lui préparer les voies. Ils dirent donc qu'il aspirait bien plus à épouser la fille du roi de France que sa soeur. Non pas qu'il ne rendît hommage aux grandes vertus de la princesse Marguerite, mais il avait raisonnable désir de laisser après soi succession.


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Or, disent les ambassadeurs, sans vouloir entrer en dispute sur l'âge de ladite dame, pour être chose qui se prend mal de disputer de l'âge des dames, ils sont bien obligés de constater qu'elle a trente-cinq ans, et que l'espoir de succession serait encore beaucoup plus grand si elle n'en avait que de seize à vingt.

Les Français, qui tenaient beaucoup au mariage dé la soeur, se rejetèrent sur l'affection que le roi lui porte et assurèrent qu'elle n'était pas hors d'âge, n'excédant les trente-cinq ans et en montrant beaucoup moins et étant descendue d'une race où toutes les femmes ont été mères fort longtemps.

Puis l'on revint à la question du Piémont, mais comme il se faisait tard, puisque déjà étaient passées les cinq heures; on remit les pourparlers au lendemain à une heure après-midi, d'autant que le Connétable devait retourner à Durlens où était sa femme et que les Espagnols devaient rejoindre Philippe II au camp devant Auxi. Ils n'en rendirent pas moinspar écrit un compte très détaillé des négociations de la journée. Philippe leur donna ce jour-là même, également par écrit, ses instructions, qui tendent surtout à presser la suspension d'armes, sans accepter pourtant le désarmement.

Outre la correspondance générale des plénipotentiaires espagnols, à laquelle il mettait certainement la main, l'évêque d'Arras écrivait encore à peu près quotidiennement au duc de Savoie et à la duchesse de Lorraine, pour les tenir au courant de ce qui les concernait, et au président Viglius, qui n'était pas encore arrivé au rendezvous où il avait sa place marquée.

C'est même à ce dernier; son intime confident, que Granvelle découvre plus clairement sa pensée et ses


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espérances. Il lui confie notamment que les Français rendront certainement une grande partie du Piémont, si le duc de Savoie consent à épouser Madame Marguerite et il ajoute : « Je ne vis oncques les Français si doux qu'ils sont maintenant, que me fait penser ou qu'ils sont bien bas, ou qu'à la fin nous trouverons le mauvais chemin et qu'ils nous veulent faire quelque finesse, el ne tiens rien pour conclu que je ne le vois écrit. »

Les délibérations du 16 amenèrent la suspension d'armes qui fut signée et promulguée le 17, pour ce qui reste dudit mois d'octobre. Philippe incontinent repassa l'Authie de trois lieues avec son armée, et les Français se replièrent à égale distance du côté de la Somme.

C'est après ce premier acte pacifique qu'arriva la duchesse de Lorraine, pour remplir la fonction délicate et bienfaisante de médiatrice entre les deux nations auxquelles elle était attachée. Granvelle lui avait rédigé un programme de conciliation où nous lisons: « Requérant les deux parties de vouloir considérer les maux que la pauvre chrétienté reçoit par le discord de ces deux grands princes, la grande foulle et oppression des sujets des deux côtés, sans que les princes en reçoivent aucun fruict : et que se diminuant par ce bout les forces de la chrétienté, l'on donne ouverture et opportunité fort grande au commun ennemi d'icelle de s'agrandir, outre le dommage qui se suscite journellement en la religion partant en la chreslienté et que à tous ces maux la paix pourrait remédier, et qu'estant les choses en ces termes, elle ne voit en quoi les princes pourraient gagner plus de réputation que de s'accorder et souder l'amitié par alliance, tellement que la paix se fasse durable, puisque ceci importe plus au bien de leurs propres sujets que dix


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ni douze villes plus ou moins. Requérant les députés des deux côtés de non perdre temps ainz s'employer avec toute diligence en si sainte besongue en laquelle elle s'emploiera aussi très volontiers de tout son pouvoir afin que chacun se veulle accommoder à la raison (1) ».

Malgré cette intervention, les discussions furent longues et pénibles, surtout à propos du Piémont que les Français disputaient pied à pied et que les Espagnols réclamaient dans sa complète indépendance en faveur de Philibert-Emmanuel. Quant au mariage de Marguerite et à la dot de 300,000 écus, avec la jouissance du Berry et d'Alençon, on en tomba facilement d'accord.

Les ambassadeurs espagnols ne tardèrent cependant pas à deviner que la résistance des Français à leurs propositions était plus apparente que réelle. Le cardinal de Lorraine, dont le crédit augmentait, était pour la résistance, mais le connétable se montrait favorable à la paix. C'était à savoir qui des deux l'emporterait. Granvelle se promit bien de profiter de cette divergence.

Il écrivait, le 20 octobre, à Philippe II, pour lors logé à Fiers, qu'il fallait tenir bon et attendre que les Français fissent de nouvelles concessions, surtout relativement à Calais.

Les trois représentants de l'Angleterre, qui intervinrent à ce moment, et qui étaient arrivés depuis quelques jours, étaient Howard, comte d'Essingham, Tirleby, évêque d'Ely et Woton, évêque d'York.

Cette question de Calais donna lieu à de longs débats, qui remplirent les journées des 26 et 27 octobre. Le roi Philippe, de retour à Arras, d'où il se tenait en commu(1)

commu(1) d'Etat, v. p. 267.


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nication quotidienne avec ses plénipotentiaires, leur suggère, le 26 octobre, de demander Calais pour dot de la fille du roi de France, dans le projet de mariage avec son fils. Mais les ministres de Philippe II ne partagent pas cette manière de voir, qui rendrait leur maître impopulaire en Angleterre, s'il retenait Calais, tandis qu'il abandonnerait l'Angleterre aux Français s'il les laissait de cette ville, fortifiée comme elle l'est, communiquer librement avec l'Ecosse. Aussi conseillent-ils à leur maître de rompre plutôt les négociations, jusqu'à ce que les Français aient donné sur ce point satisfaction à l'Angleterre. Cette menace de rupture, qui avait l'avantage de mettre Philippe en grand crédit auprès des Anglais, donnerait aussi à réfléchir aux. Français, et les amènerait peut-être à la raison.

Pour celà, les Espagnols conseillent de faciliter le retour en France du connétable — prisonnier jusque là — « puisque regagnant crédit, il se pourra opposer, disentils, à ces jeunes gens, désirant le trouble, et peu à peu persuader par ses prudentes raisons, le roi son maître de ce que convient pour le bien et repos de la chrétienté. »

Pendant que Calais était toujours le grand obstacle, une autre négociation secrète se menait à Cercamp entre l'évêque d'Arras et le roi de Navarre, Antoine de Bourbon,, père d'Henri IV.

Ce prince, dépouillé de son royaume, cherchait à le recouvrer ou tout au moins à obtenir un équivalent. Il s'était pour cela adressé aux Espagnols. Il offrait de leur céder la Guienne toute entière ainsi que les terres qui lui appartenaient en-deçà des monts, moyennant qu'on lui assurât la possession du Milanais avec le titre de roi de Lombardie. Il exigeait, en outre, comme garantie de


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l'exécution de ce traité, qu'on lui permette de pénétrer en Navarre, qu'il sera censé avoir occupé par la force, et dont il promet plus tard la restitution, offrant en même temps son fils en otage au roi d'Espagne pour répondre de la sincérité de ses intentions.

On voit par là qu'Antoine de Bourbon, le 28 octobre 1556, était loin de penser que trente ans plus tard, par l'extinction des Valois, son fils deviendrait, grâce à la loi salique, héritier du trône de France. La fin du mois d'octobre amena une prorogation de la suspension d'armes, mais la paix était encore loin.

C'est ce dont se plaint l'évêque d'Arras dans ses lettres, particulièrement dans celle qu'il adresse à son ami le président Viglius que la maladie retient toujours éloigné, de Cercamp : « Par mes lettres, lui écrit-il le 30 octobre, vous aurez pu connaître la dureté des Français et leur déraison, et qu'ils montrent évidemment, par l'argument principal dont ils usent, que leur intention est de nous faire perdre l'amitié de l'Angleterre et si nous passions par ce qu'ils veulent, avec tel fondement, notre prince recevrait par trop grande honte, par tout le monde, et supplierais qu'un autre y mît la main que moy. »

Aussi est-il d'avis que sur ce point de Calais, il faut parler sec aux Français, et que s'ils ne s'y accommodent aux moyens raisonnables, mieux vaut se retirer que temporiser. Fléchir, c'est encourager les Français à essayer d'autres prétentions, et leur laisser croire qu'ils emporteront tout à leur volonté, non seulement en PaysBas, mais en Italie et en Corse.

C'est ce qu'il répète, le 2 novembre, au confesseur de Philippe II : « J'ignore, dit-il, si Dieu le permet en puni-


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tion de nos péchés, toujours est-il que les Français ne prennent pas jusqu'ici le chemin de conclure la paix. Une chose a dû nous faire tort auprès d'eux, c'est qu'ils connaissaient nos voeux pour la paix. Aussi paraissent-ils décidés à nous la vendre cher. Peut-être aussi comptentils sur le vif désir que nous avons de retourner en Espagne : ils sont gens à tirer parti de tout. Ils ne veulent donner ni terres, ni argent : ni Calais, ni la Corse, ni les deux millions d'écus qu'ils doivent aux Anglais depuis Edouard. Encore sont-ils partis chercher les ordres de leur maître depuis six jours.

Au lieu de six jours, ils en prirent huit, et ne revinrent pas plus accommodants. Mais sur ces entrefaites, le 17 novembre, Marie Tudor mourut. Sa soeur Elisabeth se fit incontinent proclamer reine d'Angleterre, et les négociations subirent un arrêt nécessaire. Au moins les Espagnols, avant de se séparer des Anglais, obtinrent-ils d'eux le témoignage qu'ils avaient toujours procédé en toute sincérité, tandis que c'était tout le contraire du côté des Français. Avant de rentrer dans leur île, les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne allèrent saluer Philippe II, dans les Pays-Bas, et en reçurent les présents d'usage qui étaient alors des chaînes d'or de la valeur de mille à deux mille écus.

La mort de Marie Tudor, son testament singulier, ses legs nombreux, devinrent dès lors le principal sujet des préoccupations de Philippe II et des travaux de Granvelle.

La mort de Charles-Quint ajouta encore à ces complications. Néanmoins, tel était le besoin de paix qui se faisait sentir de tous côtés, qu'une nouvelle réunion des plénipotentiaires fut décidée pour le commencement de 1559.


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On s'était trouvé trop à l'étroit à Cercamp, malgré l'étendue de ce monastère, aussi, après avoir cherché un lieu de rendez-vous plus commode, s'arrêta-t-on à Cateau-Cambrésis, dans le voisinage de Cambrai, où les évêques de cette ville avaient leur maison de campagne.

C'est le 6 février que Granvelle y arriva avec les plénipotentiaires espagnols : les Français les rejoignirent dans l'après-midi. On se préoccupa d'assurer la sécurité et le repos des ambassadeurs ; on s'y occupa également de fournir leur table de poissons frais, car le carême était proche.

Nous n'avons pas la pensée de reprendre avec détail les négociations de Cateau-Cambrésis, comme nous avons fait pour celles de Cercamp. Cette analyse des Papiers d'Etat nous entraînerait vraiment trop loin, et serait souvent une redite.

Qu'il nous suffise de dire que les Anglais, inspirés sans doute par leur jeune reine, y relevèrent la tête. Thomas Howard, premier lord de la Chambre et chef de l'Ambassade, y déclara haut et clair que sa maîtresse demandait la restitution de Calais, comme chose qui importait à son honneur et que ses ambassadeurs s'étaient engagés à plutôt y laisser la vie.

Ce n'était pas le compte de Philippe II, qui se sentait pauvre et ne pouvait plus tirer d'argent d'Espagne pour continuer la guerre. Aussi écrivit-il à l'évêque d'Arras, le 12 février, pour lui mander de ne rompre à aucun prix les négociations entamées. Il avoua même que, sous peine de se perdre, il en devait venir à un arrangement (1). Le grand souci de Granvelle fut donc de continuer les

(1) Papiers d'Etat, v, p 454


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négociations. A l'entendre, les Anglais ne répondaient pas à tous ses désirs: « Les Français, écrivait-il au duc de Savoie, le 12 février, sont meilleurs avocats de mauvaises causes que les Anglais deffenseurs de la leur bonne. » Le duc de Savoie répond, le 13: « Quant à milord Howard, j'ai toujours pensé qu'il serait propre à toutes sortes d'affaires, excepté à celle dont la reine vient de le charger et la suite de la négociation le prouvera plus clairement de jour en jour. Cet homme ne me semble pas un grand rhétoricien, et le lion n'est pas aussi terrible qu'on le représente. » Et il ajoute, en s'adressant à l'évêque d'Arras dans le même style : « Certainement, si le tambour de basque se trouvait entre les mains de votre seigneurie, elle le manierait d'une toute autre façon. »

Le fait est que Granvelle se montra le plus fort. Il laissa Anglais et Français débattre la grosse question de Calais, persuadé, comme il le disait fort bien, que si les premiers devaient abandonner la ville qui leur tenait tant à coeur, ce devait être de leur propre mouvement et non à l'instigation des Espagnols.

C'est donc du côté des restitutions qu'il tourna plutôt ses soins, et il y réussit au-delà dé ce qu'il pouvait espérer.

Ce ne fut pas sans lutte et sans persévérance. Au moment de signer, les Français menaçaient encore de se rétirer, ils demandèrent notamment qu'au lieu de l'Infant Don Carlos, ce fût Philippe II lui-même, devenu veuf une seconde fois, par la mort de Marie Tudor, qui épousât la fille de leur roi, la jeune Elisabeth, âgée seulement de douze ans.

Granvelle, qui avait négocié en secret le mariage de son maître avec la nouvelle reine d'Angleterre, Elisabeth


-239et

-239et n'espérait plus aboutir, conseilla à Philippe II d'accepter cette proposition, et ce fut la dernière clause du traité de Cateau-Cambrésis, conclu le 2 avril 1559. Incontinent, écrit Granvelle, et l'affaire ainsi terminée par la grâce et la bonté de Dieu, tous les députés se rendirent à l'église : là on a rendu au Tout-Puissant de solennelles actions de grâces, et publié la conclusion de la paix entre les deux rois, en présence de tous les plénipotentiaires et à la grande satisfaction de l'un et de l'autre peuple.

Au fait, les plénipotentiaires qui avaient le plus raison de remercier Dieu étaient les Espagnols. Car, si l'on en croit le maréchal de Montluc, jamais traité plus désastreux n'avait été signé par un roi de France, et M. Mignet ajoute que les désavantages en seraient à peine expliqués par d'irrémédiables défaites et de pressants périls.

Cent dix-huit places fortes et châteaux étaient abandonnés par la France, qui recouvrait seulement SaintQuentin; Ham, le Catelet, le territoire de Thérouanne dont Charles-Quint avait rasé la ville, et elle ne conservait de ses conquêtes que Calais, Guînes, Metz, Toul et Verdun. Encore Calais n'était pas acquis d'une façon définitive. Henri II devait l'occuper pendant huit ans et, après ce délai, il devait rendre la place ou payer cinq cent mille écus, pour lesquels il donnerait caution hors du royaume. Si pendant cet intervalle la reine d'Angleterre faisait la guerre à la France ou à l'Ecosse, le roi était quitte des cinq cent mille écus. Si lui-même faisait la guerre à l'Angleterre, il s'obligeait à rendre Calais sans dédommagement.

D'autre part, le roi de France restituait à Philippe II, le comté de Charollais, Marienbourg, Thionville, Mont-


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médy, Dauvilliers, Valenza et tous les châteaux qu'il occupait dans le Milanais ; au duc Philibert-Emmanuel qui épousait Marguerite de France, sa soeur, il restituait la Bresse, le Bugey, la Savoie et le Piémont, à l'exception de Turin, Quiers, Pignerol, Chivoz, Villeneuved'Assi, dont le roi de France restait dépositaire jusqu'à ce qu'eussent été réglés les droits de son aïeule, Louise de Savoie ; au duc de Mantoue, Casai et le Montferrat ; à la République de Gênes, l'île de Corse ; au duc de Florence, Montalcin et ce qu'il tenait encore dans l'Etat de Sienne ; enfin, il rendait l'évêché de Liège, Bouvines et le duché de Bouillon.

La réputation de Philippe II grandit par suite de ce traité, dont il suivit les négociations avec autant d'intelligence que de sollicitude. Mais celle de Granvelle ne grandit pas moins. Après avoir parcouru les nombreuses pages de ses Papiers d'Etat, il faut reconnaître que l'évêque d'Arras et les autres diplomates espagnols y firent preuve d'une grande sagesse et d'une véritable connaissance des hommes et des choses.

V. — Les intérêts de Granvelle.

Aussi, en homme pratique qu'il était, ne tarda-t-il pas à en solliciter la récompense.

Voici la supplique curieuse, qu'il adressa dans ce but à Philippe II et qu'on trouve à la fin du cinquième volume de ses Papiers d'Etat :

» Pour rien au monde je ne voudrais être taxé d'importunité par votre Majesté ; mais je craindrais également


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que mes parents et amis ne me fissent un reproche de négliger par trop ce qui me concerne, comme ils le font, du reste, en voyant la situation dans laquelle je me trouve, m'attribuant la faute de ce qui arrive, pour ne pas savoir ou ne pas vouloir prendre soin de mes intérêts. Il est bien vrai que jusqu'ici je me suis beaucoup plus occupé de servir que de préconiser mes services ; mais aujourd'hui, cédant à la nécessité, comme aussi dans le but d'éviter les reproches des miens et les remarques du monde, qui attend ce que votre Majesté fera pour moi, je me suis déterminé à m'adresser à elle par la voie de ce billet, qu'elle pourra lire à son aise quand il lui conviendra le mieux.

» Il y a trois ans que j'exposai brièvement au comte de Mélito l'état de mes affaires, avec l'espoir qu'il s'en souviendrait dans l'occasion, lui touchant quelque chose de mes services, comme aussi de mes dettes, qui s'élevaient alors à dix-huit mille écus. Ces dettes avaient été contractées par suite de l'insuffisance tant de la pension de trois mille écus que m'accordait l'empereur défunt, que des émoluments de la chancellerie, dont je n'ai même commencé à jouir que peu d'années avant la mort de M. de Granvelle, mon père : de manière que jusqu'à cette époque j'avais dû subsister à mes propres dépens ; et dès lors, sans autre ressource, je me suis maintenu à la Cour sur un pied honorable, ainsi qu'il convenait à ma position élevée. Depuis la dernière diète d'Augsbourg, je n'ai recueilli aucun avantage notable des émoluments de la Chancellerie, parce que Sa Majesté ne signa les dépêches de celte diète que trois mois après sa clôture et le départ de ses membres ; aussi n'ai-je eu d'autre bénéfice de ces dépêches que la dépense de les faire

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écrire, plus une telle quantité de parchemins et de cire, qu'il y a de quoi en remplir douze coffres.

» A l'issue de cette diète on a fait, soit en temps de paix, soit durant la guerre, des voyages excessivement dispendieux, d'où est résultée pour moi cette masse de dettes qui, dans l'intervalle de ces trois ans, depuis mon entretien avec le comte, s'est accrue d'une manière trèsnotable; ayant suivi votre Majesté sans qu'il m'ait été payé aucune espèce de traitement, soit comme conseiller d'Etat en ce pays, soit dans la même qualité en Espagne et en Italie, et ayant supporté néanmoins la dépense dont votre Majesté peut aisément se faire une idée, de manière que, sur vingt sept mille écus qui sont maintenant à ma charge, j'en dois quatorze mille à Bruxelles même.

» J'ai servi l'Empereur pendant de longues années, et depuis, votre Majesté sans interruption ; ce fait est de notoriété, non seulement à la Cour, mais dans l'Europe entière et les autres parties du monde. Chacun sait également quels travaux continus et de haute importance j'ai dû successivement entreprendre pendant le cours de négociations fort graves, tant en paix, tant en guerre, exposant, autant que tout autre et qu'il était nécessaire, ma personne même, non une seule fois, mais cent fois différentes.

» On n'ignore pas davantage les résultats majeurs que j'ai obtenus dans ces circonstances diverses, le désintéressement et le zèle avec lesquels j'ai servi lorsque souvent je me trouvais seul à porter le poids des affaires, n'ayant en vu que le succès et sachant l'acheter au prix des plus rudes fatigues.

» Deux fois j'ai été nommé à l'évêché de Liège et deux


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fois j'ai dû renoncer à cette église, uniquement à raison du besoin que l'on avait de moi, à quatre reprises aussi j'ai refusé la dignité de cardinal, afin d'être plus en état de me consacrer uniquement au service de votre Majesté. L'an 1546. l'Empereur m'accorda quatre mille écus de pension ; mais quelque temps après, afin de s'acquitter de certaines obligations envers le cardinal de Trente, il en retint mille, avec promesse de me les rendre plus tard, ce qu'il n'a cependant fait qu'au moment de son départ et lorsque, pour les dix années qui venaient de s'écouler, je pouvais prétendre en bonne justice dix mille écus. Depuis 1546 jusqu'à aujourd'hui, je n'ai reçu d'autre gratification que les mille écus que votre Majesté m'a assignés le printemps dernier sur l'ordre de St-Jacques, et que j'ai acceptés pour ne point la contrarier; car j'eusse volontiers préféré que votre Majesté m'épargnât la confusion qui a rejailli sur moi de cette affaire, tant à la Cour de Rome qu'auprès des habitants de ce pays et qu'elle attendit une autre occasion meilleure. Je me bornai alors à lui dire, en la remerciant de cette faveur, qu'il faudrait bien des années d'un revenu semblable pour payer mes dettes

» Votre Majesté sait comment je l'ai servie à l'époque des serments prêtés dans ce pays, et si, dans cette occasion, j'ai calculé mon travail et ma dépense; elle ne sait pas moins quelle part j'ai prise aux affaires de l'Empire et aux négociations qui ont eu lieu entre elle et la rein , lorsque celle-ci vint à Augsbourg, quoique j'eusse prévu et prédit que la conjecture était peu favorable et l'affaire en mauvais état. Je ne rappellerai pas non plus les offres qui me furent faites dans le cas où je consentirais à m'y employer. Votre Majesté n'a pas oublié avec quel zèle


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je l'ai aidée en chaque circonstance, depuis son retour de cette cité impériale, cherchant à lui donner toute la satisfaction qui était en mon pouvoir et quels soins j'ai pris dans les diverses négociations entre votre couronne et celle d'Angleterre, bien que d'autres en aient retiré tout le profit. La même chose est arrivée, lors du traité de Crespy où, après avoir fait mon devoir plus que qui que ce soit, je n'ai pourtant rien obtenu, ayant refusé une abbaye de seize mille florins de rente offerte par le roi de France, dont je ne crus pas devoir manger le pain. Votre Majesté n'ignore pas combien j'ai travaillé, depuis cette époque, pendant la paix et durant la guerre ; elle peut apprendre aussi tout ce que j'ai souffert lors des conférences de la dernière paix pour avoir voulu agir en honneur et en conscience dans l'intérêt de son service, le peu de faveur que j'ai rencontrée et le peu d'importunité que je lui ai donnée pour moi et les miens. Je ne considère toutes ces choses que dans leur généralilé ; car, s'il fallait en venir à un développement, je remplirais des volumes entiers et fatiguerais la patience de mon Souverain. Je me borne donc à supplier Votre Majesté de vouloir bien se souvenir des instances que lui ont faites, à leur départ, l'Empereur et la reine Marie, pour l'engager à me récompenser, se reprochant peut-être alors intérieurement de ne l'avoir pas fait lorsqu'ils en avaient le pouvoir et comme l'exigeaient mes services ainsi que le rang que j'avais occupé auprès de si grands princes.

» Le monde attend ce que votre Majesté va faire pour moi dans cette occasion. Je la supplie donc d'avoir égard à la nécessité qui me presse et à la voix du peuple, qui ne forme son opinion sur les choses que par des compa-


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raisons. Si le cardinal de Trente, qui n'a servi qu'une année à Milan, comme votre Majesté le sait fort bien, a pu recevoir une pension de dix mille écus (sans parler d'autres grâces dont il a été l'objet), n'ai-je pas le droit d'en espérer aussi quelqu'une, moi qui suis un vieux serviteur de votre Maison? Si je ne suis point cardinal, c'est uniquement pour les motifs que j'ai exposés plus haut ; car j'ai connu le cardinal de Trente à l'époque de nos études, et certes il était mon inférieur. Enfin je vois un grand nombre de personnes à qui on a donné des gratifications en indemnité de leurs dépenses soutenues au service de votre Majesté, et moi je n'ai rien reçu à ce titre, ni de l'Empereur, ni de votre Majesté. Or, à moins d'obtenir un secours d'argent qui me mette en état de payer mes dettes et de fournir à mes besoins, fut-il assigné sur le royaume de Naples et exigible dans quelques années seulement, car votre Majesté sait que j'ai servi longtemps et bien, j'ose le dire, et l'Italie ellemême en déposera au besoin, sans avoir jamais fait aucun profit, à moins de ce secours, dis-je, il m'est impossible d'acquitter ce que je dois, et je me verrai contraint d'aller vivre fort à la gêne dans mon diocèse, afin de soulager entièrement ma conscience.

» L'affection, le zèle et la bonne volonté dont j'ai fait preuve au service de votre Majesté, m'autorisent à la supplier de vouloir bien prendre soin de mes intérêts, et surtout de ne pas permettre qu'ils passent par les mains d'Erasso ; cet homme n'ayant cessé de me rendre de mauvais offices dont votre Majesté connaîtra quelque jour la cause.»

Nous ne savons pas la réponse qui fut faite à cette requête, mais il faut avouer qu'après l'avoir lue, on


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excusé plus Granvelle de l'avoir écrite, que Philippe II, d'avoir laissé son meilleur serviteur dans la nécessité de lui faire une pareille réclamation.

Si Granvelle ne négligeait pas, comme on vient de le voir, ses intérêts privés, il ne négligeait pas davantage, autant qu'il dépendait de lui, les intérêts religieux qui se rattachaient à sa charge.

Le Registre aux placards, les Mémoriaux de la ville d'Arras et les archives du Chapitre de la Cathédrale signalent la sollicitude épiscopale avec laquelle il faisait célébrer, dans le diocèse d'Arras, les offices funèbres que réclamaient les deuils fréquents de la Cour.

Il est même intéressant de constater, à celle occasion, que l'abbaye de St-Vaast mit plus de cierges autour du catafalque de Charles-Quint, quand elle célébra son service, que la Cathédrale. Le Conseil d'Artois, la Gouvernance et toute la magistrature furent invités à ces services qui furent ensuite célébrés dans toutes les églises paroissiales de la ville et du diocèse.

La promulgation du traité de Cateau-Cambrésis fut accueillie par des solennités religieuses d'un autre genre mais également solennelles Toutes les cloches sonnèrent à grande volée et des processions, nombreuses du reste et en grande vogue à cette époque, manifestèrent l'allégresse publique.

Celle de la Cité fut présidée par François Richardot. devenu auxiliaire de Granvelle après la mort de Paschase.

Cet homme, de tout point remarquable et qui sera bientôt évêque d'Arras, n'est pas le présent de moindre valeur qu'Antoine Perrenot ait fait à notre diocèse.

Originaire de Morey, au bailliage de Vesoul, où il était né en 1507, François Richardot, comme Granvelle, était


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Franc-Comtois, et d'une famille notable, qui comptait parmi ses membres Simon Renard, le trop célèbre adversaire d'Antoine Perrenot.

Il était entré fort jeune dans l'ordre des ermites de Saint-Augustin, qu'il quitta plus tard, avec l'autorisation du pape, et, après de brillantes études à l'Université de Paris, il enseigna la théologie à Tournai. Sa réputation le fit même revenir à Paris; mais bientôt il quitta cette ville pour Rome et Ferrare, et après avoir pu continuer, dans ces deux cités, ses savantes études, il fut rappelé par Granvelle à Besançon et nommé prévôt du chapitre de cette ville.

Les circonstances étaient critiques. L'archevêque de Besançon, Pierre de la Beaume, qui manquait lui-même de la fermeté nécessaire pour gouverner cette importante église, s'était donné pour coadjuteur un enfant de six ans, son neveu, Claude de la Beaume.

Entre ces deux incapables, que l'administrateur, François Bonvalot, oncle de Granvelle, ne parvenait pas à neutraliser ou à compenser, il fallait un homme de tact et de talent; François Richardot fut cet homme.

Sa science, son éloquence, son zèle, sa douceur, lui conquirent tous les suffrages et la fondation d'un séminaire bisontin que Granvelle favorisa et où Richardot professa avec éclat, pendant sept ans, avait renouvelé la face de ce diocèse, où on venait de l'élire pour évêque coadjuteur, quand une intrigue l'éloigna subitement.

L'évêque d'Arras s'empressa de l'appeler à Arras pour remplacer l'évêque Paschase.

C'est ainsi que nous le retrouvons, non seulement dans notre diocèse, mais encore à la Cour de Bruxelles, où son éloquence fut réclamée pour l'éloge funèbre des


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membres de la famille impériale, à commencer par Charles-Quint.

Appuyé sur un auxiliaire si estimable, l'évêque d'Arras put mettre plus que jamais son intelligente activité au service de Philippe II, qui résolut de l'employer surtout à la pacification des Pays-Bas.

En effet, Granvelle avait besoin de tout son temps. de toute sa force de caractère et de toute son habileté pour acceptera le calice d'amertume », c'est lui qui le dit, que le roi d'Espagne allait lui offrir.


LA RECONNAISSANCE

par M. Aug. WICQUOT

Membre résidant

Dans un grand cirque anglais, une lampe fumeuse

Projette les reflets de sa clarté douteuse ;

Car c'est l'heure où le maître, inflexible bourreau,

Dresse bêtes et gens à quelque tour nouveau

Qu'il n'obtient jamais d'eux qu'après maintes tortures,

Mais que pourra couvrir de bravos... ou d'injures

Une foule blasée, exigeant qu'au plaisir

Soit joint l'attrait cruel d'un danger à courir.

Bulton, le saltimbanque, armé d'une lanière,

Fustige un petit clown tapi dans la poussière,

Et venant de tomber, pour la seconde fois,

Haletant et brisé, de l'échelle de bois

Qui se perd dans l'espace. « Allons! je t'extermine,

Si tu manques encore le trapèze, vermine !

Tu vas recommencer, cette fois, sans filet. »

Et le monstre dans l'air faisait siffler son fouet.

« Sans filet protecteur, m'élancer dans le vide !

Gémit le petit clown, frissonnant et livide ;

Je suis perdu, patron ; car je prévois mon sort :

En vous obéissant, je trouverai la mort. »


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Pauvre épave échouée en ce cirque nomade

Que le vent promenait de bourgade en bourgade,

L'enfant pleurait ; en vain se traînant aux genoux

Du brutal, il tentait d'apaiser son courroux.

L'autre, avec un juron, reprenait sa lanière,

Quand une main de fer le saisit par derrière,

Et de son propre fouet le cinglant sans merci,

Le jette sur le sol, d'épouvante transi.

Sir Walter, capitaine aux lanciers de la Reine,

Invisible témoin de l'odieuse scène

Et vengeur imprévu de tant de lacheté.

Heurtant du pied Bulton, dit d'un ton irrité :

« Brute ! où sont les parents de ce clown? » — « Morts sans

Car je l'ai ramassé certain soir sur la route. » doute,

« Quel est son nom ?» — « Tony, perle des garnements,

Que je dois corriger, mais je l'aime. » — « Tu mens,

C'est un petit martyr en tes mains, je l'emmène;

Il ne t'appartient pas. Surtout qu'il te souvienne

Que je pourrais d'un mot te mettre à la raison,

Ici près nous avons un juge et la prison. »

Puis, du grand cirque anglais soulevant la tenture :

« En route, petit clown ! saute dans ma voiture. »

Deux ans sont révolus ; de son triste passé L'enfant conserve encor, par le temps effacé, Un vague souvenir, et, parfois dans un rêve, Il revoit de Bulton le grand fouet qui se lève ; Il entend ses jurons et l'âpre sifflement De son serpent de cuir. Mais quel ravissement A l'heure du réveil ! quelle métamorphose ! Son esprit enchanté se plaît et se repose Dans un monde nouveau. Peut-il, en vérité, Rêver rien de plus doux que la réalité ?


- 251 -

Sir Walter a voulu qu'en sa famille même

On recueillît le clown qu'il a sauvé, qu'il aimé

Pour sa grâce naïve et l'aimable candeur

Dont un contact impur n'a pu ternir la fleur.

Promptement il a pu rallumer dans son âme

Du sentiment du bien la généreuse flamme ;

Sa jeune intelligence a pris aussi l'essor,

Il veut connaître tout, et sans le moindre effort

Il apprend, il retient ; déjà Tony sait lire,

Quand viendra la Noël il pourrait bien écrire.

Enfin, on le choyait dans tout le régiment ;

Il était si poli, portait si gentiment

Le costume de groom, en correcte tenues

Que tous lui réservaient un mot de bienvenue,

Et de loin le suivaient d'un complaisant regard,

Quand raide et solennel derrière le dog cart.

Il avait la faveur d'accompagner son maître.

Son maître, pour Tony, pourquoi le méconnaître ?

Etait un dieu sur terre, et comme au premier jour,

Inspirait à son coeur un filial amour.

Deviner ses désirs, parvenir à lui plaire,

Etant ses seuls soucis et son unique affaire,

Il bénissait le ciel quand son cher protecteur

Accordait un sourire à l'humble serviteur.

C'est ainsi que Vivant dans une paix profonde,

Tony se proclamait le plus heureux du monde.

Rien ne dure ici-bas. Quelques sourdes rumeurs D'un péril menaçant, tristes avant-coureurs, Circulaient vaguement : L'Egypte et l'Angleterre Allaient se déchirer dans une longue guerre, Et chacun pressentait le signal du départ. On ne l'attendit point ; il fallait sans retard


- 252 -

Que tout le régiment des lanciers de la Reine

Se trouvât au jour dit sur la côte africaine.

Les apprêts furent prompts ; au moment des adieux

Les amis se pressaient graves, silencieux ;

Sir Walter entouré de toute sa famille,

S'arrachant aux baisers de sa petite fille,

Donna l'ordre à Tony de seller les chevaux,

Et tout ému vola rejoindre les vaisseaux.

Tony seul, qui partait avec son capitaine,

Cachait mal le bonheur dont son âme était pleine.

Ce fut à Southampton qu'eut lieu l'embarquement ;

Et tout bardé de fer, l'énorme bâtiment,

Défiant la tempête et les flots en furie,

Fit enfin son entrée au port d'Alexandrie.

A peine débarqués, dans un rapide élan,

Les lanciers se campaient aux plaines du Soudan,

Où déjà les Anglais, refusant la bataille,

Harcelaient l'ennemi par simple représaille ;

Ils méditaient un choc terrible et décisif.

Une nuit que Walter, resté seul et pensif,

Songeait en son hamac à la patrie absente,

Il entendit deux coups au poteau de sa tente :

« Qui va là ? » — « Capitaine ! ordre du colonel,

Il vous mande chez lui. » — « Dis-lui qu'à son appel

Sans le moindre délai je suis prêt à me rendre,

Au quartier général je vais pouvoir l'entendre. »

Sir Walter s'avançant dans l'ombre de la nuit,

Ne voit pas que son groom à distance le suit,

Et fort habilement se dérobe à sa vue ;

Car il a deviné que dans cette entrevue

Son capitaine allait courir quelque danger

Qu'il serait tout heureux de pouvoir partager.

Le colonel siégeait en son conseil de guerre ;

Sans hésiter Tony se couche ventre à terre,


- 253 —

Sous un pan de la tente en rampant se blottit

Et ne perd pas un mot de tout ce qui se dit :

« Pour une mission pressante et périlleuse,

Il nous faut un soldat à l'âme généreuse,

Déclara gravement le colonel ; C'est vous

Que nous avons choisi, sir Walter, entre tous.

Il s'agit de porter à l'autre corps d'armée,

A cinq milles d'ici, cette lettre chiffrée.

Arabi nous sépare, il jura d'arrêter

Tout essai des Anglais voulant se concerter ;

Si vous ne déjouez son astuce inouïe,

C'est la mort. » — « Colonel ! je risquerai ma vie. »

Walter reçut alors le précieux papier

Et regagna sa tente, absorbé tout entier

Dans les préparatifs de ce soudain voyage.

Quand dans son portefeuille il eut mis le message,

Il appela Tony : « Prends mon flacon d'argent,

Fais le remplir de vin; Surtout sois diligent,

Cours et reviens ! » Le groom, en entrant dans la tente,

Découvrit sur le champ que la lettre importante

Etait près du flacon ; il s'en peut emparer

Et sort, fier du butin qu'il vient de capturer ;

Car il tient en ses mains le salut de son maître ;

C'est lui qui partira, qui reviendra... peut-être,

Si, par un don du ciel, les mousquets ennemis,

En cette sombre nuit, pouvaient être endormis I

Rien ne l'arrête ; il cache en son sein la dépêche,

Jette le portefeuille et, prompt comme une flèche,

Bravant tous les périls pour celui qu'il aimait,

Dans l'aride désert s'élance et disparaît.

Pendant ce temps, Walter, sans nulle défiance,

Attendait son retour avec impatience :

« Que ce maudit enfant est lent à revenir !

Quel obstacle imprévu peut donc le retenir ?


- 254 —

Tout délai compromet notre grave entreprise ;

Songeons au portefeuille, et partons. » O surprise !

Il le cherche partout et cherche vainement ;

Il ne le trouve plus. Dans son effarement :

« Je suis déshonoré... c'est l'opprobre, la honte !

Se dit le malheureux ; car il faut que j'affronte

Les regards de mon chef sans hésitation,

Et lui dévoile tout à ma confusion. »

L'accueil du colonel devait être sévère ;

Rigide observateur de la loi militaire,

Il veut que sir Walter, tout en proie aux regrets,

Lui rende son épée et garde les arrêts.

Walter courba le front ; quelle angoisse mortelle

Pendant toute la nuit ! Comment cette nouvelle

Serait-elle accueillie ? et de quelle façon

Pourrait-il supporter l'outrage d'un soupcon?

Mais au réveil du camp s'évanouit le doute ; On trouva son flacon au pied d'une redoute, Le portefeuille vide en dehors des talus, Et par contre, Tony ne reparaissait plus. Tout s'expliquait alors : c'était lui le coupable, Lui seul avait commis cet acte détestable ; Et partout retentit cette unique clameur : « Oh ! que le ciel inflige à ce groom de malheur Le juste châtiment de tant de félonie ! » Sir Walter s'indignait de cette calomnie, Et consultant son coeur ainsi que sa raison, Ne pouvait un instant croire à la trahison. L'absence de Tony n'était que passagère, On aurait avant peu la clef de ce mystère. Pourtant le colonel ne pouvait plus songer Au dangereux envoi d'un second messager ; Son plan était détruit ; l'attaque combinée Par les deux corps anglais serait donc ajournée.


— 355 —

Tout le jour se passa dans l'attente et l'esppir ;

Il fallait aviser l'autre camp ; vers le soir,

On fit parler encor la lumière électrique,

Sans espérer beaucoup en son pouvoir magique ;

Les signaux antérieurs n'avaient pas réussi,

Ceux qu'on allait tenter échoueraient-ils aussi?

Grande fut la stupeur des lanciers de la Reine,

A travers les brouillards s'éitendant sur la plaine,

En caractères de feu se lisait nettement :

« Reçu votre dépêche ; agirons sûrement. »

Tous dévoraient des yeux la réponse expressive

Qu'on envoyait enfin à leur propre missive.

Les signaux sont repris ; on répond sur le champ :

« Ce matin, jeune gars est reparti du camp

Porteur d'un pli secret. » — «... Il est mort à la peine,

Car il serait ici, cria le capitaine,

Ou, s'il n'est que blessé, le laisser sans secours,

Pauvre petit Tony ! serait lâche ! je cours

Prier le colonel d'ordonner que sur l'heure

On recherche partout cet enfant que je pleure. »

Quelques instants après, hâtivement partait

Un fort détachement que Walter conduisait

Pour fouiller les replis de cette plaine immense.

Son coeur battait d'émoi ; dans le profond silence

De la terre assoupie, il marchait lentement,

Explorateur muet, quand un gémissement

A peine perceptible arrive à son oreille.

Il s'approche ; l'enfant en délire sommeille

Sous un épais cactus qu'il trouva comme abri ;

Il gît là, tout sanglant, le visage flétri,

Crispé par la souffrance ; une affreuse blessure,

En déchirant ses chairs, l'étreint et le torture.

Walter, agenouillé, l'appelle, et doucement

Lui soulève le corps. « De l'eau, dit faiblement


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Tony, de l'eau, j'ai soif ! Allez trouver mon maître...

J'ai sur moi le message, il faut le lui remettre.

Dites-lui que je pus arriver à bon port ;

Mais un démon d'Arabe..., au retour..., je suis mort ;

Qu'importe, j'ai du moins sauvé mon capitaine !

Qu'il ne me plaigne pas, je n'en vaux pas la peine ! »

Il aperçoit alors, ô suprême bonheur !

Walter le contemplant éperdu de douleur ;

L'intrépide soldat, de bronze sous les armes,

Soutenait sur son coeur, les yeux mouillés de larmes,

Le petit moribond, mortellement blessé,

Et n'étant plus déjà qu'un cadavre glacé.

L'enfant, qui se sentait à son heure dernière,

Pour le revoir encor entr'ouvrit la paupière,

Puis, murmura bien bas, d'un accent triste et doux :

« Oh ! que je suis heureux, maître, je meurs pour vous ! »

Et le clown expira souriant d'espérance,

La mort est un garant de sa reconnaissance.


LE

FOSSÉ BURIEN

par

M. L. RICOUART

Membre résidant.

LE Crinchon, cours d'eau naturel, dont les sources principales jaillissent à Bretencourt, hameau de Rivière, passe à Wailly, Agny et Achicourt et pénètre dans Arras près de la Citadelle. Après avoir traversé les promenades et le marché aux chevaux sous une voûte construite depuis vingt-cinq ans à peine, il se bifurque et sillonne la ville en plusieurs branches, la grande et la petite Hollande, etc. Outre ces branches, il en est deux qu'on appelle le fossé Burien et le Villebrequin. Le Villebrequin fait correspondre la grande et la petite Hollande; c'est un canal factice, creusé dans l'intérêt des habitants de l'îlot formé par les deux cours d'eau.

Le fossé Burien se rattache au Crinchon principal à l'écluse du Claquedent, sous la place du Marché au Poisson ; il passe sous les maisons côté droit de la rue de Chateaudun, côté gauche de la rue du 29 Juillet, traverse la place du Pont-de-Cité, ainsi nommée du

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pont jadis jeté sur le cours d'eau et débouche dans le3 fossés du corps de place à l'extrémité du nouveau marché aux moutons.

Ce fossé est mentionné aux XIV et XVe siècles dans les actes émanant des sergents hiretables, les notaires d'autrefois, sous le nom de Fossa Borriana, Fosse Bouriane, Fossé Burian.

Ce nom est resté à l'état d'énigme Une certaine analogie avec le mot Burel ou Buriel, avait fait croire qu'il traversait le quartier où habitait le bourreau ou celui qu'occupait la prison. Nous allons essayer de lui donner une signification aussi rationnelle que possible. En réalité le fossé Burien n'est pas un bras du Crinchon, pas plus que le Villebrequin. Cette rivière, réduite en temps ordinaire à un mince filet d'eau, prend une telle importance que maintefois elle déborde, et avec l'appoint des Hautes-Fontaines venant du voisinage de Dainville, inonde les terrains de la Basse-Ville actuelle et certaines parties de la ville intérieure. Nos aveux creusèrent un canal de dérivation qui entraînait le tropplein des eaux dans la direction de la porte Tréperesse. C'est le fossé Burien, dû au travail des hommes, et c'est à ce fait qu'il faut avoir recours pour en expliquer la dénomination.

Le Flamand dit ein boor pour un villebrequin, du verbe Boore, en anglais Bore, signifiant percer, creuser, faire un trou. Passant de la cause à l'effet, on a appelé Boor ou Villebrequin la percée pratiquée à travers un terrain ou un îlot de maisons, par comparaison avec le trou que l'instrument du charpentier pratique dans une pièce de bois compacte. Boor et Villebrequin sont donc deux synonymes, celui-ci français, celui-là flamand. En


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général, Boor semble avoir été employé pour désigner un canal. C'est ainsi que l'on nomme la Boore ou la Bourre la rivière très anciennement canalisée qui, se reliant au canal de Préauvin, puis au Grand-Dam dans l'arrondissement d'Hazebrouck, débouche dans la Lys et permet aux bateaux de rejoindre d'une part le canal d'Hazebrouck, de l'autre le canal de l'Aa.

De là les noms du village de Borre qui est voisin de la Bourre et du hameau de Borre, prés de St-Momelin. où passe le canal de l'Aa.

Le fossé Burien est donc le canal creusé de main d'homme, à l'égal du Villebrequin qui réunit les deux Hollandes.

Cette argumentation n'aurait pas de sanction s'il n'y avait que la ville d'Arras qui possédât un fossé Burien.

La ville de Valenciennes, bien plus qu'Arras, a été sujette, aux temps moyens, à des inondations fréquentes; située qu'elle est dans un terrain plat et marécageux, traversé par deux cours d'eau importants, la Rhonelle et l'Escaut. La Rhonelle surtout (dont le nom, soit dit en passant, semble provenir de Rhodanellus, diminutif de Rhodanus, le Rhône) avait et a encore un courant rapide et impétueux propre à inonder ses rives dans les jours de grande crue. Pour obvier à cet inconvénient, les édiles du moyen âge firent creuser de distance en distance, perpendiculairement aux deux rivières, des tranchées en manière d'impasse où les eaux remontaient, diminuant ainsi le niveau de la rivière. C'est le système qu'on a proposé pour atténuer l'excès des inondations de la Loire et remplacer avantageusement les coûteuses digues que le torrent rompt et renverse périodiquement. Or, l'un dé ces canaux dérivateurs passe près ou sous l'Hôtel-de-Ville


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actuel, en pénétrant jusque sous la Grand'Place, laquelle sert de ligne de faîte entre la Rhonelle et l'Escaut. Le passage qui conduisait à cette fosse quand elle était à ciel ouvert, s'appelle encore ruelle Buriane.

On en doit conclure qu'au moyen-âge, fosse Borriane, Bouriane, Burienne désignait un canal factice creusé dans un but de dessèchement ou de sécurité publique.

Par à propos, puisque l'occasion s'en présente, il est bon de refuter l'opinion qui veut que le village de Borre, ci-dessus mentionné, soit le Beborna du Cartulaire de St-Bertin. Il y aurait eu, dit-on, aphérèse, ce que Quicherat avait admis sur la foi des auteurs Artésiens, et la première syllabe ayant disparu, il serait resté Borna, d'où Borre. Le Cartulaire de St-Bertin dit : Acturn Beborna; et dans un autre endroit: Beborna (ou Bebrona), ubi Ebrogerus praepositus esse noscitur. Or, St-Bertin n'a jamais eu de prieuré ou prévôté à Borre, mais à Bebronne (Belgique) (1).

Enfin, pour épuiser le Crinchon, relevons une erreur rencontrée dans l'ouvrage intitulé les Rues d'Arras, bien quelle ait été probablement rectifiée. Le Wez d'Amain, qui était sur l'un des embranchements du Crinchon, ne tire pas son nom du verbe wétier, prendre garde, soit disant parce qu'il y avait là un abreuvoir dont il fallait se garer pour ne pas y tomber. C'est le vadum domina Emmanae, le gué de la dame Emma, qui était sans doute propriétaire d'une maison contiguë à cet abreuvoir (2).

(1) L'abbé Haigneré.

(2) Orthographier le Wez Damain.


DU PESSIMISME

par

M. de MALLORTIE

Président.

JE ne puis lire sans tristesse et sans mauvaise humeur, dans certaine grande Revue, les efforts que font de nos jours des philosophes pessimistes pour transplanter et acclimater dans l'Europe occidentale, le vieux Bouddhisme indien et les désolantes pratiques du Nirvana.

Le pessimisme est contemporain de l'humanité. « Dans toutes les races, dans toutes les civilisations, des imaginations puissantes ont été frappées de ce qu'il y a d'incomplet, de tragique dans la destinée humaine ; elles ont donné à ce sentiment l'expression la plus touchante et la plus pathétique : de grands cris de détresse et de désespoir ont traversé les siècles, accusant la déception de la vie et la suprême ironie des choses. Mais ces plaintes ou ces cris de révolte, quel qu'en soit l'accent profond et passionné, sont presque toujours, dans les races et les civilisations anciennes, des accidents individuels ; ils expriment la mélancolie d'un tempérament, la gravité attristée d'un penseur, le bouleversement d'une


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âme sous le coup du désespoir ; ils n'expriment pas, à proprement parler, une conception scientifique de la vie, une doctrine raisonnée du renoncement à l'être. » (1) C'est de nos jours seulement que le pessimisme a pris une forme systématique et savante. Toutefois, c'est dans l'Inde qu'il a trouvé ses vrais aïeux.

Le pessimisme a été fondé dans la nuit solennelle où, sous le figuier de Gâya, méditant sur le malheur de l'homme, et cherchant le moyen de se délivrer de ces existences successives qui n'étaient qu'un changement sans fin de misères, le jeune prince Sakya (2) s'écriait : « Rien n'est stable sur la terre ! La vie est comme l'étin» celle produite par le frottement du bois. Elle s'allume » et elle s'éteint. La vie est comme le son d'une lyre, et » le sage se demande en vain d'où elle est venue et où » elle va. Il doit y avoir quelque science suprême où » nous pourrions trouver le repos. Si je l'atteignais, je » pourrais apporter aux hommes la lumière. Si j'étais » libre moi-même, je pourrais délivrer le monde. » Et la méditation continue, étrange, sublime, désolée : « Tout » phénomène est vide ; toute substance est vide ; en

» dehors, il n'y a que le vide Le mal, c'est l'existence ;

» ce qui produit l'existence, c'est le désir ; le désir naît » de la perception des formes illusoires de l'être. Tout » cela, autant d'effets de l'ignorance. Donc, c'est l'igno» rance qui est en réalité la cause première de tout ce » qui semble exister. Connaître cette ignorance, c'est » en même temps en détruire les effets. »

Voilà le premier et le dernier mot du pessimisme.

C'est là l'étrange pensée dans laquelle s'absorbe en ce moment quelque pieux Hindou, recherchant la trace des

(1) M Caro.

(2) Sakya-Mouni, c'est-à-dire le prince solitaire, né en 623 avant Jésus-Christ. Voir la note à la fin de cette étude.


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pas de Sakya-Mouni, sur le marbre d'un temple de Béna rès. C'est le problème sur lequel méditent vaguement, à cette heure, des milliers de moines bouddhistes, dans la Chine, dans le Thibet, dans l'île de Ceylan, dans l'IndoChine, dans le Népal ; c'est aussi le lien mystérieux qui unit ces pessimistes de l'extrême Orient, du fond des siècles et à travers l'espace, à ces philosophes raffinés de l'Allemagne contemporaine, philosophes qui, après avoir traversé toutes les grandes espérances de la spéculation, après avoir épuisé tous les rêves et toutes les épopées de la métaphysique, en viennent, saturés d'idées et de science, à proclamer le néant de toutes choses et répètent, avec un désespoir savant, le mot d'un jeune prince indien, prononcé, il y a plus de vingt-quatre siècles, sur les bords du Gange : « Le mal, c'est l'existence. »

On comprend maintenant en quel sens et dans quelle mesure il est vrai de dire que la maladie du pessimisme est une maladie essentiellement moderne. Elle est moderne par la forme scientifique qu'elle a prise de nos jours ; elle est nouvelle dans les civilisations de l'Occident. Quelle étrange chose, en effet, que cette renaissance à laquelle nous assistons, du pessimisme bouddhiste, avec tout l'appareil des plus savants systèmes, au coeur de la Prusse, à Berlin ! Que trois cents millions d'Asiatiques boivent, à longs traits, l'opium de ces fatales doctrines qui énervent et endorment la volonté, cela est déjà fort extraordinaire ; mais qu'une race énergique, disciplinée, si fortement constituée pour la science et pour l'action, si pratique en même temps, âpre calculatrice,. belliqueuse et dure, qu'une nation formée de ces robustes et vivaces éléments fasse un triomphal accueil à ces théories du désespoir révélées par Schopenhauer ; que son optimisme militaire accepte, avec une sorte d'enthousiasme, l'apologie de la mort et du néant, voilà ce


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qui, au premier abord, semble inexplicable. Et ce succès de la doctrine née sur les bords du Gange ne s'arrête pas aux bords de la Sprée. L'Allemagne tout entière est devenue attentive à ce mouvement d'idées. L'Italie, avec un grand poète, Léopardi, avait devancé le courant. La France l'a suivie dans une certaine mesure ; elle aussi, à l'heure où nous sommes, a ses pessimistes. La race slave n'a pas échappé à cette étrange et sinistre influence. Voyez cette propagande effrénée du nihilisme, dont s'effraie, non sans raison, l'autorité spirituelle et temporelle du Tsar, et qui répand, à travers la Russie, un esprit de négation effrontée et de froide immoralité. J'offenserais la pudeur si je disais à quelles monstrueuses pratiques se porte la secte des Skopsy, des mutilés, dont un livre tout récent (1) nous a décrit les ravages. C'est la forme la plus dégradée du pessimisme, soit ; mais c'en est aussi l'expression la plus logique; c'est du pessimisme à l'usage des natures grossières et forcenées, qui vont tout de suite au bout du système, sans s'arrêter aux inutiles élégies, aux élégantes bagatelles des beaux esprits qui se plaignent toujours et ne concluent jamais.

Mais je reviens en Allemagne. — Il est digne de remarque que le panthéisme, après avoir commencé par l'optimisme de Spinosa. a fini par le pessimisme de Schopenhauer et de M. de Hartmann (2).

(1) L'empire des tzars et les Russes, par M. Anatole LeroyBeaulieu.

(2) J'avoue, à ma honte, ne pas savoir l'allemand ; j'ai dû, par conséquent, recourir à des traductions, ce qui est un cas bien réel d'infériorité ; je me hâte d'ajouter que ces traductions ont, pour la plupart, été faites du vivant des auteurs et approuvées par eux. Du reste, l'inconvénient de ne pouvoir aborder directement le texte, serait moins grand qu'on ne pense, si l'on veut voir autre chose


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Pour Schopenhauer, le bonheur est une chimère, et la souffrance une réalité; — la négation de la volonté et du désir est le chemin de la délivrance; — la vie individuelle est une misère dont la contemplation impersonnelle seule affranchit. Le comble de la folie est de vouloir être consolé ; la sagesse consiste à comprendre l'absurdité de la vie, l'inanité de toutes les espérances, l'inexorable fatalité du malheur attaché à l'existence humaine.

M. E. de Hartmann va plus loin encore ; il établit cette thèse désolée : La création est une erreur ; l'être, tel qu'il est, ne vaut pas le néant et la mort vaut mieux que la vie. Quand on lit la Philosophie de l'Inconscient, on sent la tristesse noire du bouddhisme vous envelopper de ses ombres. Si, en effet, l'illusion seule nous masque l'horreur de l'existence et nous fait supporter la vie, l'existence est un piège et la vie un mal. Comme le grec Annikeris, nous devons conseiller le suicide, ou plutôt, avec Bouddha et Schopenhauer, nous devons travailler à l'extirpation radicale de l'espérance et du désir, qui sont la cause de la vie et de la résurrection. Ne pas renaître, c'est là le point, et c'est là le difficile. La mort n'est qu'un recommencement, tandis que c'est l'anéantissement qui importe. L'individuation étant la racine de toutes nos douleurs, il s'agit d'en éviter l'infernale tentation et l'abominable possibilité. — Quelle impiété, et pourtant tout cela est logique ; c'est la derqu'une

derqu'une boutade de mauvaise humeur, dans ces paroles de Henri Heyne : « Quand il paraît un ouvrage de philosophie en Allemagne, j'attends, pour le lire, qu'il soit traduit en français ; c'est seulement alors que j'espère pouvoir y comprendre quelque chose. » — « Quel écrivain ! » s'écrie un philosophe après avoir lu la Critique de l'Evolutionisme de Julius Bahnsen, dont il est question un peu plus loin. « Comme la sèche dans l'eau, il produit en se démenant un nuage d'encre qui dérobe sa pensée dans les ténèbres ! »


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nière conséquence de la philosophie du bonheur. L'épicuréisme aboutit au désespoir. — Reconnaissons, en passant, que la philosophie du devoir est moins désolante.

Julius Bahnsen (Critique de l'' Evolutionisme de HegelHartmann, Philosophie de l'histoire, Le tragique comme loi du monde) dépasse aussi la pensée de Schopenhauer. Son pessimisme acharné trouve le monde absurde, « absolument idiot». De tous les mondes possibles, celui qui existe est le plus mauvais ; sa seule excuse, c'est qu'il tend de lui-même à la destruction. L'espérance du philosophe, c'est que les êtres raisonnables abrégeront son agonie et hâteront la rentrée de tout dans le néant. C'est la philosophie du satanisme désespéré qui n'a pas même à offrir les perspectives résignées du bouddhisme à l'âme désabusée de toute illusion. L'individu ne peut plus que protester et maudire. Ce sivaïsme frénétique dérive de la conception qui fait sortir le monde de la volonté aveugle, principe de tout. Cette fois la folie du système est complète.

Le représentant le plus intéressant de la nouvelle doctrine est Philippe Mainlaender (l'auteur de la Philosophie de la Rédemption). Ce pessimiste était fils de parents d'une piété exaltée, petit-fils d'une mystique morte d'une fièvre nerveuse à trente-trois ans, frère d'un autre mystique qui, parti aux Indes, s'était converti au Bouddhisme, pour mourir bientôt après, épuisé par ses luttes intérieures ; — Philippe trouva lui-même son chemin de Damas, dans la boutique d'un libraire de Naples, où il découvrit les écrits de Schopenhauer. Après avoir rédigé son Système de philosophie pessimiste, il veilla à l'impression du premier volume, et le jour où il en reçut le premier exemplaire (31 mars 1876), il se pendit. On ne pourra nier la force de la conviction chez ce pessi-


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miste, ni la puissance des idées abstraites, lorsqu'elles s'implantent dans un cerveau préparé par l'hérédité et l'atmosphère morale. La liberté du suicide est donc la nouvelle force d'attrait par laquelle on remplace le salut par la vie éternelle. L'arbre de la science deviendrait ainsi le figuier légendaire de Timon-le-Misanthrope, qui, à chaque matin nouveau, portait pendus à ses fortes branches, ceux qui étaient venus chercher, sous son ombre, l'oubli du mal de vivre.

Heureusement, ces sinistres théories n'ont pas toujours

d'aussi tragiques effets. Dans la souffrance morale, il

faut distinguer entre celle qui est toute affective et celle

qui est toute intellectuelle ; il faut distinguer entre les

pessimistes par système, comme Schopenhauer et de

Hartmann, et ceux qui le sont par déchirement réel du

coeur. La vie des premiers peut ressembler à celle de tous

t ils peuvent être en somme fort heureux, car il est

ossible d'être intellectuellement triste sans l'être au

ond même du coeur. Il ne se joue pas de drame sans

'intelligence seule, ou, s'il s'en joue à certaines heures,

e rideau ne tarde pas à tomber doucement, comme de

ui-même, sur cette scène encore trop extérieure à nous,

t l'on rentre dans la vie commune, qui n'a rien en

énéral de si dramatique. Certains pessimistes peuvent

onc avoir longue vie et longue postérité (1).

(1) Schopenhauer eut une existence très heureuse,, qui se termina

72 ans (1788-1860).

Quant à de Hartmann, nous lisons dans son Autobiographie :

Dans notre ménage, ma femme bien aimée, la compagne intelliente de mes poursuites idéales, représente l'élément pessimiste, andis que je défends la cause de l'optimisme évolutionniste, elle e déclare sceptique au progrès. A nos pieds joue un chien, son dèle ami, un bel et florissant enfant (c'était en 1876) qui s'essaie

combiner les verbes et les substantifs. Il s'est déjà élevé à la


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Mais il n'en est pas ainsi de ceux qui trouvent le monde mauvais parce qu'il est véritablement mauvais pour eux chez qui la pensée pessimiste n'est qu'un abstrait de leurs propres douleurs. Ceux-là sont véritablement à plaindre. Ils sont condamnés d'avance par la nature et pour ainsi dire, par eux-mêmes. La pleine conscience de leur malheur n'est que la conscience vague de leur impossibilité de vivre. Toutes les souffrances physiques ou morales, hypocondrie, ambitions déçues, affections brisées, sont donc comme un air plus ou moins respi rable. Les grands désolés, les malades du spleen, les mélancoliques vrais (il en est tant qui le sont par pose ou par système) n'ont pas vécu ou n'ont pas fait souche Ce sont des sensitives que brise un froissement. Les artistes de la douleur, les Musset, les Chopin, les Léopardi, les Shelley, les Byron, les Lenan, n'étaien pas faits pour la vie, et leur souffrance, qui nous a valu des chefs-d'oeuvre, n'était que le résultat d'une mauvaise accommodation au milieu, d'une existence presque factice, qui peut se conserver un certain temps, mais qui ne peut guère se donner.

Dans quelle classe de pessimistes devons-nous ranger les deux victimes suivantes du désespoir ou du dégoû de la vie? Stanislas Guyard, jeune homme sérieux, ar dent, consciencieux, ami passionné du vrai, ennemi de tout charlatanisme et de toute hypocrisie, esprit ferme

conscience que Fichte prête à son moi, mais ne parle encore de ce moi, comme Fichte le fait souvent lui-même, qu'à la troisième personne. Mes parents et ceux de ma femme, ainsi qu'un cercle d'amis choisis, partagent et animent nos entretiens et nos plaisirs et un ami philosophe disait dernièrement de nous : « Si l'on veu voir encore une fois des gens satisfaits et joyeux, il faut aller chez les pessimistes. «


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agace et pénétrant, professeur d'abord à l'Ecole des

autes études, était nommé titulaire de la chaire d'arabe

u Collège de France, à trente-huit ans ! Il était dans les

lations privées d'une douceur charmante ; ses frères,

s soeurs l'adoraient ; tous ceux qui l'ont approché ont

ardé de lui l'impression de quelque chose de supérieur.

élas ! la soif du travail allait chez lui jusqu'à l'obsession;

avait tué en lui la possibilité du repos. La fatigue

ena bientôt l'insomnie, l'incapacité du travail. L'incaacité

L'incaacité travail, c'était pour lui la mort. Vivre sans

enser, sans chercher, lui parut un supplice. Un ordre

e repos lui sembla insupportable. La perspective de

ivre sans travailler lui parut un cauchemar plus affreux

ue la mort. Il voulut se dérober, se soustraire, et ce

ur inquiet, cette conscience toujours craintive de ne

s assez bien faire, chercha dans un monde inconnu

paisement et la sérénité qu'il ne pouvait trouver sur

tte terre.

« Plus l'àme est délicate, plus le mécontentement de i retentit douloureusement en reproches, regrets et ertumes, auxquels la mort est préférable. » Cette pensée, qui peut s'appliquer à Stanislas Guyard, prime mieux encore l'état habituel d'esprit et de coeur celui qui l'a écrite (1), et qui, lui aussi, portait au ne le dard envenimé.

« Armand Hayem, mort il y a deux ans, dans la fleur l'âge était du petit nombre de ceux qu'on peut regarr comme les enfants gâtés de la destinée. Rien ne lui anquait de ce qui constitue à nos yeux, aux yeux de us les hommes, les conditions du bonheur : ni la forne, ni la vigueur, ni l'intelligence, ni le goût le plus dent pour les choses de l'esprit, ni le loisir nécessaire

(1) Armand Hayem, Vérités et apparences. — Alphonse Lemerre.


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pour s'y livrer entièrement, ni l'avantage d'appartenir à une famille honorable, ni les encouragements qu'apportent avec eux les succès mondains et académiques. Ajoutons que la famille personnelle qu'il s'était donnée, n'était pas moins digne de respect que celle où il était né et qu'il y inspirait non seulement l'affection et le dévouement, mais l'idolâtrie. Des amitiés distinguées trouvaient leur place à cet aimable foyer et la politique ouvrait largement ses portes devant celui qui en était l'âme.

» Tout lui souriait dans le présent, tout lui annonçait l'avenir qu'il semblait souhaiter et auquel il s'était préparé, lorsqu'un jour, en l'absence de tout événement, de toute circonstance, de toute perte, de tout échec, de toute disgrâce publique ou privée, de toute maladie qui puisse expliquer cette funeste résolution, il sort de la vie comme on sort d'une prison subitement ouverte, il rejette comme un fardeau intolérable cette existence privilégiée et si bien remplie. » (1)

La solution de ce problème, c'est Armand Hayem qui nous la donne lui-même dans son livre « Les vérités et apparences, » publié après sa mort.

Nous avons déjà cité une des pensées de ce livre, en voici d'autres :

« Etre mécontent de soi, c'est courir de la misanthropie au suicide. »

« On commence par être amoureux de soi et cet amour finit, comme les autres, par le dégoût. »

« La mort est odieuse, incompréhensible, haïssable ; c'est l'heure où nous valons le plus, où notre pensée s'est étendue et enrichie, où nos passions se sont dégagées, où notre àme s'élève, s'affranchit, que nous disparais sons ! »

(1) Ad. Franck, Journal des savants, juin 1891.


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» Que signifie donc cette vie ?

» Ou c'est la vie qui est absurde, ou c'est la mort qui a tort.

» La mort des hommes prouve Dieu. Elle le rend nécessaire.

» S'il n'est pas au bout du chemin, ô destinée, qui donc y trouverons-nous ? »

« Il ne faut pas mourir, mais il faut disparaître. »

Puisque la mort naturelle devait l'arrêter au milieu de son oeuvre, faire obstacle à l'accomplissement de sa destinée, Armand Hayem voulut se rendre indépendant de ses caprices ; il ne l'attendit pas, mais il choisit pour disparaître le jour et l'heure où il crut qu'il y avait le plus d'honneur pour lui à mettre fin à sa carrière. Ce tragique dénouement trouve sa raison dans la contradiction du réel et de l'idéal. Mais il ne saurait en être ainsi dans toutes les catastrophes semblables. Quelles sont donc les causes générales du sentiment pessimiste qu'on veut identifier de nos jours avec le sentiment religieux ?

Nous avons dit que le panthéisme, après avoir commencé par l'optimisme de Spinosa, a fini par le pessimisme. Diverses raisons ont amené cette transformation du panthéisme qui, après avoir divinisé le monde, rêve aujourd'hui son anéantissement et sa résorption dans l'unité originelle. Suivant un philosophe de nos jours, la première cause est le progrès même de la métaphysique panthéiste. Après avoir adoré la nature comme l'oeuvre d'une raison immanente, on a fini par y voir une oeuvre de déraison, une chute de l'unité indéterminée et inconsciente dans la misère, et le conflit des déterminations phénoménales, des consciences condamnées à la douleur. Tout au moins la nature apparaît-elle comme indifférente. « La, force éternelle, » dont on parle tant aujourd'hui, n'est pas plus rassurante pour


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nous et pour notre destinée, que la substance éternelle. A tort ou à raison, l'instinct métaphysique, identique en son fond à l'instinct moral, ne réclame pas seulement un principe de vie présent à toutes choses : il poursuit encore un idéal de bonté et de sociabilité universelle.

La seconde cause du pessimisme contemporain est le progrès rapide de la science positive, avec les révélations que, coup sur coup, elle nous a apportées sur la nature. Le progrès se précipite tellement de nos jours que l'adaptation de l'intelligence à des idées toujours nouvelles, devient pénible ; nous allons trop vite ; nous perdons haleine, comme le voyageur emporté sur un cheval fou, comme l'aéronaute balayé par le vent avec une vertigineuse vitesse. Le savoir produit ainsi à notre époque un sentiment de malaise qui tient à un trouble de l'équilibre intérieur ; la science si joyeuse à ses débuts, à la Renaissance, faisant son apparition au milieu des rires éclatants de Rabelais, devient maintenant presque triste.

Nous ne sommes pas encore faits aux horizons infinis du monde nouveau qui nous est révélé, et où nous nous trouvons perdus : de là la mélancolie de l'époque, mélodramatique et un peu vide avec les Chateaubriand et les premiers enfants du siècle, sérieuse et réfléchie avec Léopardi et Schopenhauer et les pessimistes d'aujourd'hui. Dans l'Inde, on distingue les Brahmanes à un point noir qu'ils portent entre les deux yeux ; ce point noir, nos savants, nos philosophes, nos artistes, le portent aussi sur leur front, éclairé par la lumière nouvelle.

Une troisième cause du pessimisme, qui résulte ellemême des précédentes, c'est la souffrance causée par le développement exagéré de la pensée à notre époque, par la place trop grande et finalement douloureuse qu'elle occupe dans l'organisme. Nous souffrons d'une sorte d'hypertrophie de l'intelligence.


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La pensée moderne n'est pas seulement plus clairvoyante du côté des choses extérieures de la nature ; elle l'est aussi du côté du monde intérieur et de la conscience. Stuart Mill soutenait que la réflexion sur soi et le progrès de l'analyse psychologique, ont une force dissolvante qui, avec la désillusion de la trop grande clarté, amène la tristesse. On voit trop le jeu de ses propres ressorts et le fond de ses sentiments. Quelle intime contradiction que d'être assez philosophe ou assez poète pour se créer un monde à soi, pour embellir et illuminer toute réalité, et d'avoir cependant l'esprit d'analyse trop développé, pour être le jouet de sa propre pensée. On bâtit d'aériens châteaux de cartes, et ensuite on souffle soi-même dessus.

On est sans pitié pour son propre coeur, et l'on se demande parfois s'il ne vaudrait pas mieux ne pas en avoir. Ces philosophes analystes sont trop transparents pour eux-mêmes ; ils voient les ressorts cachés qui les font agir et cela ajoute une souffrance à toutes les autres.

Ils n'ont pas assez de foi ni en la réalité objective, ni en la rationalité de leurs joies mêmes, pour qu'elles puissent atteindre leur maximum. — En même temps que l'intelligence devient plus pénétrante et plus réfléchie par le progrès des connaissances de toute sorte, la sensibilité plus délicate s'exalte. — Enfin une dernière cause du pessimisme, c'est la dépression de la volonté qui accompagne l'exaltation même de l'intelligence et de la sensibilité. L'analyse tue la spontanéité ; le grain moulu en farine ne saurait plus germer ni lever.

En résumé, dans ce siècle de crise morale et sociale, de réflexion et d'analyse dissolvante, les motifs de souffrir abondent et finissent par sembler des motifs de désespérer. Chaque progrès nouveau de l'intelligence ou de la sensibilité paraît créer des douleurs nouvelles. Le désir de savoir surtout, le plus dangereux peut-être de

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tous lés désirs humains, parce que c'est celui dont l'objet est le plus réellement infini, devient insatiable, s'attache non seulement à des individus isolés, mais à des peuples entiers ; c'est lui qui est avant tout le « mal du siècle, » le mal même de l'humanité ; c'est dans le cerveau de l'homme qu'il a son siège; c'est de la tête que l'humanité souffre; c'est là que nous hante le tourment de l'inconnu; c'est là que nous portons la blessure de l'idéal ; c'est là que nous nous sentons poursuivis et sans cesse ressaisis par la pensée ailée et dévorante. Parfois dans les montagnes de la Tartarie, à ce que racontent les voyageurs, on voit passer un animal étrange fuyant à perdre haleine sous le brouillard du matin. Il a les grands yeux d'une antilope, des yeux démesurés, éperdus d'angoisse ; mais tandis qu'il galope et de son pied frappe le sol tremblant comme son coeur, on voit s'agiter, des deux côtés de sa tête, deux ailes immenses qui semblent le soulever dans chacun de leurs battements. Il s'enfonce dans les sinuosités des vallées, laissant des traces rouges sur les rochers durs ; tout d'un coup, il tombe : alors on voit les deux ailes géantes se détacher de son corps et un aigle qui s'était abattu sur son front et lui dévorait lentement la cervelle, s'envole rassasié vers les cieux.

Messieurs, le pessimisme est-il guérissable ? Le sentiment du mal a, croyons-nous, sa part légitime dans le sentiment métaphysique ou religieux, mais est-ce une raison pour en faire non la partie, mais le tout de la métaphysique et de la religion ? Tel est le problème.

Si l'on admet que le monde n'a, pour la science, rien de divin, le monde n'a non plus rien de diabolique ; il n'y a pas plus lieu de maudire que d'adorer la nature extérieure. « Je sais que la nature est sourde, nous crie Leopardi, qu'elle ignore la pitié, qu'elle n'a cure du bien-être, mais seulement de l'être. » Emportement d'un enfant révolté ! La nature n'est ni sourde, ni cruelle,


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elle est ce qu'elle est (1). Intérieurement, les causes dé souffrance, dont nous avons parlé tout-à-l'heure, ne sont que provisoires. Le savoir humain qui accable actuellement le cerveau peut, en s'organisant mieux, comme il l'est déjà dans certaines têtes bien équilibrées, produire un jour un sentiment de bien-être et de vie plus large. — Le désir même de savoir, si nous savons y mettre de la modération, peut devenir, à un autre point de vue, la source la plus inaltérable peut-être, le plus sûr allègement de bien des maux humains. Certes, il est parmi nous des déshérités, physiquement pu mentalement infirmes, qui peuvent dire : « J'ai souffert dans toutes mes joies ; » — le nescio quid amari, un je ne sais quoi d'amer est venu pour eux des les premières gouttes de toute volupté ; pas un sourire qui, pour eux, n'ait été un peu mouillé, pas un plaisir qui n'ait été douloureux. Et cependant cette existence peut avoir sa douceur lorsqu'elle est sans révolte, entièrement acceptée comme une chose rationnelle ; ce qui corrige l'amertume, c'est la transparence aux regards, la pureté — que possèdent à un si haut point les flots de la mer. En s'étendant, en s'élevant, en s'apaisant de plus en plus, le savoir peut rendre à l'âme quelque chose de cette sérénité qui appartient à toute lumière et à tout regard lumineux.

Quant à la réflexion de la conscience sur elle-même, où les pessimistes voient une force dissolvante de toutes nos joies, elle ne dissout vraiment que les joies irrationnelles, et, par compensation, elle dissout aussi les peines déraisonnables. — Le vrai résiste à l'analyse. — C'est à nous de Chercher dans le vrai non-seulement le beau,

(1) So che natura è sorda, Che miserar non sa, Che non del Ben sollecita Fu, ma del esser solo.


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mais aussi le bon. Il existe, à tout prendre, autant de vérité solide et résistante dans l'amour éclairé de la famille, dans celui même de la Patrie, dans celui de l'humanité, que dans tel fait scientifique le plus positif, dans telle loi physique, comme celle de la gravitation et de l'attraction. Le grand remède à l'analyse poussée à l'extrême, c'est de s'oublier un peu, d'agrandir son horizon, surtout d'agir. Celui qui agit n'a pas le temps de s'apitoyer sur son cher moi, ni de disséquer ses sentiments. Les autres formes de l'oubli sont involontaires et parfois en dehors de notre pouvoir; mais il est une chose qu'on peut toujours oublier, c'est soi. Le remède à toutes les souffrances du cerveau moderne est dans l'élargissement du coeur. Si la sympathie, l'amour du travail en commun, la jouissance en commun, semblent parfois augmenter les peines, ils peuvent encore mieux décupler les joies. Les peines, en se partageant, s'allègent; la sympathie est par elle-même un plaisir. Les poètes le savent et surtout les poètes dramatiques ; la pitié, fut-elle accompagnée d'une vive représentation de la souffrance d'autrui, reste douce encore en ce qu'elle fait aimer ; — cet être souffre ; donc, je l'aime. Or l'amour renferme des joies infinies ; il multiplie largement le prix de la vie individuelle à ses propres yeux, en lui donnant une valeur sociale qui est en même temps la vraie valeur religieuse.L'homme, a dit un poète anglais, Wordsworth:

Vit d'admiration, d'espérance et d'amour ;

mais celui qui a l'admiration et l'amour aura toujours, par surcroît, l'espérance ; celui qui aime et admire aura cette légèreté du coeur qui fait qu'on marche sans sentir la fatigue, qu'on sourit en marchant, et que toutes les visions du chemin semblent vous sourire. L'amour et l'admiration sont donc les grands remèdes de la désespérance : aimez et vous voudrez vivre. Quelle que soit la


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valeur de la vie pour la sensibilité, savoir, agir et principalement agir pour autrui, constitueront toujours les raisons de vivre. Or, on peut affirmer que c'est surtout pour les raisons de vivre qu'il faut tenir à la vie. Et permettez-moi, Messieurs, de dire en passant, que nous trouvons là, dans l'activité et dans l'amour d'autrui, ce qui fait la différence profonde de l'ascétisme chrétien avec l'ascétisme indien. Les ascètes païens étaient chastes, pauvres, disciplinés ; mais il y a deux choses qu'ils ne connaissaient pas, et que les ascètes chrétiens connaissent : le travail et la prière. Le travail, car les ascètes de l'Inde ne travaillent pas ; ils demeurent immobiles ; s'ils occupaient leurs mains, ils troubleraient leur contemplation. Au contraire, les ascètes chrétiens travaillent des mains ou de l'esprit. Dans les solitudes de la Thébaïde, il y avait des forgerons, des charpentiers, des corroyeurs, voire même des constructeurs de navires ; dans les monastères de l'Occident, c'est le travail de l'esprit qui domine.

Les Indiens, les sages du paganisme ne priaient pas. Les anachorètes de l'Inde ne prient pas ; ils contemplent, ils sont absorbés ; ils ont Dieu en eux, ils sont dieux eux-mêmes. Pourquoi donc prieraient-ils ? L'anachorète chrétien prie parce qu'il reconnaît quelque chose de plus grand, de plus fort que lui ; il prie, parce qu'il aime, parce qu'il aspire à une vie meilleure, parce qu'il aspire à Dieu. L'anachorète chrétien ne méprise pas ses semblables, il les aime passionnément. Vous avez cru qu'au moment où il laissait derrière lui son vieux père, sa vieille mère en pleurs, vous avez cru qu'il allait les oublier, qu'il allait oublier tous les hommes ; non, il retrouvera son père, sa mère, tous les siens, tous les hommes, il les retrouvera à toutes les heures, tous les jours, toutes les nuits, dans la contemplation, dans l'amour, dans l'entretien de ce Dieu auquel il va. Et la prière même ne


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sera qu'une autre manière de servir les hommes et de coopérer à l'oeuvre de purification et de sanctification de l'humanité tout entière.

Mais nous voilà bien loin du pessimisme, et j'y reviens au plus vite. Pour le pessimisme, il ne reste rien à espérer ni dans le présent, ni dans l'avenir, ni dans un audelà que personne ne connaît. Quand finira donc le malheur, l'infelicita ? Quand tout finira ; pas une existence ne vaut mieux et ne vaudra mieux que le néant ; et la preuve, dit Léopardi, c'est que personne ne voudrait la recommencer. Ecoutez le dialogue d'un marchand d'almanachs et d'un passant :

« Almanachs ! Almanachs nouveaux ! Calendriers » nouveaux ! — Des almanachs pour l'année nouvelle ? » —Oui, Monsieur.— Croyez-vous qu'elle sera heureuse, » cette année nouvelle ? — Oh ! oui, illustrissime, bien » sûr. — Comme l'année passée ? — Beaucoup, beaucoup » plus. — Comme l'autre ? — Bien plus, illustrissime, » — Comme celle d'avant? — Ne vous plairait-il pas que » l'année nouvelle fût comme n'importe laquelle de ces » dernières années ? — Non, Monsieur, il ne me plairait » pas.— Combien d'années nouvelles se sont écoulées » depuis que vous vendez des almanachs ?— Il va y avoir » vingt ans, illustrissime. — A laquelle de ces vingt an» nées voudriez-vous que ressemblât l'année qui vient ? » —Moi ? Je ne sais pas.—Ne vous souvenez-vous d'aucune » année en particulier qui vous ait paru heureuse ? — » Non, en vérité, illustrissime.— Et cependant la vie » est une belle chose, n'est-il pas vrai ? — On sait cela. — » Ne consentiriez-vous pas à vivre ces vingt ans et même » tout le temps qui s'est écoulé depuis votre naissance ? » Eh ! mon cher Monsieur, plût à Dieu que cela se » pût ! — Mais si vous aviez à revivre la vie que vous » avez vécue, avec tous ses plaisirs et toutes ses peines, » ni plus ni moins ? — Je ne voudrais pas. — Et quelle


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» autre vie voudriez-vous revivre ? La mienne? ? celle d'un » prince ou celle d'uu autre ? Ne croyez-vous pas que » moi, le prince ou, un autre nous répondrions comme. « vous et, qu'ayant à recommencer la même, vie, personne » n'y consentirait ? — Je le crois. — Ainsi, à cette condi» tion, vous ne recommenceriez pas, ? — Non, Monsieur, » non, vraiment, je ne recommencerais pas. — Mais >" quelle vie voudrieaz-vous donc ?— Je voudrais une vie » faite, comme pieu me; la ferait sans autre condition. » — Une vie au hasard dont on ne saurait rien d'ayance, », comme on ne sait rien de l'année nouvelle,? - Prépi» sèment,— Qui, c'est ce que je voudrais aussi, moi, si » j'avais, à revivre ; c'est ce que voudrait tout le monde. » Cela signifie qu'il n'est jusqu'à ce jour personne que » le hasard n'ait traité mal ; chacun esf d'avis que la » somme du mal a été pour lui plus grande que la » somme du bien:personne ne voudrait renaitre à con» dition de recommencer la même vie avec tous ses » biens et tous ses maux. CETTE VIE QUI EST UNE BELLE » CHOSE N'EST PAS CELLE QUE L'ON CONNAÎT, MAIS CELLE QUE » L'ON NE CONNAÎT PAS, NON LA; VIE PASSÉE, MAIS LA VIE A » VENIR. L'année prochaine, le sort commencera à bien » nous traiter tous deux et tous les autres avec nous ; ce » sera le commencement de la vie heureuse. N'est-il pas » vrai ? — Espérons-le. — Montrez-moi le plus beau de » vos almanachs. — Voici, illustrissime ; il vaut trente » sous. — Voilà trente sous. — Merci, illustrissime ; au » reyoir. Almanachs! Almanachsnouveau! Calendriers » nouveaux I » (1)

Quelle amertume dans cette scène de comédies si habilement menée par l'humour du passant, une sorte de Socrate désabusé ! Parfois, chez Leopardi, l'ironie est poussée tout à fait au npir. Ainsi, par exemple, dans ce

(1) Leopardi, Dialogue d'un marchand d'almanachs et un passant.


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dialogue étrange : Le Gnome et le Follet. Le Follet raconte au Gnome que les hommes sont morts : « Vous les » attendez en vain, ils sont tous morts, comme il est dit » au dénoûment d'une tragédie où mouraient tous les » personnages. — Et comment ont disparu ces coquins» là ? — Les uns en se faisant la guerre, les autres en » naviguant ; ceux-ci en se mangeant entre eux ; ceux-là » en s'égorgeant de leur propre main ; d'autres en crou» pissant dans l'oisiveté ; d'autres en répandant leurs » cervelles sur les livres ou en faisant ripaille, ou par » mille excès ; enfin en s'étudiant de toutes façons à » aller contre la nature et à se faire du tort. »

Il n'y a pas de plus terrible ennemi de l'homme que l'homme. C'est ce que Prométhée, dans un autre dialogue, a pu apprendre, à ses dépens, dans sa gageure avec Momus, qui hochait la tête toutes les fois que le fabricateur du genre humain se vantait devant lui de son invention. Un pari s'engage, et les deux parieurs partent pour la planète. Descendus en Amérique, ils se trouvent nez à nez avec un sauvage en train de manger son fils ; dans l'Inde, ils voient une jeune veuve brûlée sur le bûcher de son mari, un horrible ivrogne. — « Ce sont des barbares, » dit Prométhée ; — et ils partent pour Londres. Là, devant la porte d'un hôtel ils voient une foule qui s'amasse (ce ne peut être encore Jacques l'Eventreur, que la police serait enfin parvenue à saisir) ; non, c'est un grand seigneur qui vient de se faire sauter la cervelle après avoir tué ses deux enfants, — et recommandé son chien à un de ses amis. — N'est-ce pas là, trait pour trait, le sombre tableau tracé par Schopenhauer : « La vie est une chasse incessante où, tantôt » chasseurs et tantôt chassés, les êtres se disputent les » lambeaux d'une horrible curée ; une guerre de tous » contre tous, une sorte d'histoire naturelle de la douleur » qui se résume ainsi : vouloir sans motif, toujours


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» lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles » des siècles, jusqu'à ce que la croûte de notre planète » s'écaille en petits morceaux. »

Ne paraît-il pas qu'arrivé à ce degré, le pessimisme est moins une doctrine qu'une maladie du cerveau ; le système ne relève plus de la critique, il revient de droit à la clinique ; il vaudrait mieux peut-être l'y laisser. Voyons cependant quel remède on propose à cette misère de l'existence ; — quel est le nouveau « salut religieux » que les bouddhistes modernes prétendent apporter au monde. Cette nouveauté, plus vieille que SakyaMouni lui-même, est une des plus antiques idées orientales ; elle séduit aujourd'hui les Occidentaux ; c'est la conception du Nirvana : couper tous les liens qui nous attachent au monde extérieur, élaguer toutes les pousses des désirs nouveaux, et croire qu'élaguer ainsi, c'est délivrer ; pratiquer une sorte de complète circoncision intérieure, se replier sur soi et croire qu'on pénètre alors dans l'intimité du tout ; ouvrir au fond de soi un abîme, sentir le vertige du vide et croire néanmoins que ce vide est la plénitude suprême : II.lippxqa Telle a toujours été une des grandes tentations de l'homme,— de même qu'on vient, de très loin, au bord des grands précipices, rien que pour s'y pencher, pour en sentir l'indéfinissable attrait. Le Nirvana aboutit à l'anéantissement de l'individu et de la race ; il est l'apothéose du néant.

Un jeune philosophe de nos jours a voulu pousser cette expérience des antiques religions, aussi loin que le pouvait un esprit européen, aux tendances scientifiques. Il n'avait pas la prétention d'arriver au plus haut degré de la perfection, comme les Yoghis, par exemple, qui parviennent à se rendre insensibles au froid et à la chaleur, à contracter, par une suite de pratiques empiriques, l'habitude de ne plus respirer, qui se font enterrer vivants et ressuscitent au bout de plusieurs semaines. Le


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fait est constaté par les autorités, anglaises de l'Inde et il a été soumis à l'examen des plus grands physiologistes de l'Angleterre et de l'Allemagne. Pour en arriver à. cet état, les Yoghis diminuent, par des degrés bien ménagés, la quantité d'air et de lumière nécessaire à la vie ; ils vivent dans des cellules où l'air et le jour ne pénètrent que par une seule fente ; ils ralentissent tous leurs mouvements pour ralentir la respiration, ne parlent qu'intérieurement pour répéter, douze mille fois par jour, le nom mystique d'Om, restent de longues heures dans une immobilité de statue. L'air rejeté par l'expiration, ils s'exercent à le garder pour le respirer de nouveau, et, plus ils mettent de temps entre une respiration et une expiration, plus ils sont parvenus haut dans les degrés de la sainteté ! Enfin ils bouchent soigneusement toutes les ouvertures de leur corps, avec de la cire ou du coton, ferment la glotte avec la langue, que des incisions permettent de replier en arrière, et tombent finalement dans une léthargie où les mouvements de la respiration peuvent être suspendus sans que la vie soit définitivement brisée. Notre jeune philosophe français ne poussa pas l'expérience aussi loin. Ayant effacé en lui presque toutes les jouissances du goût et des sens les plus grossiers, ayant renoncé à l'action, au moins en ce qu'elle a de matériel, il chercha un dédommagement dans les jouissances de la méditation abstraite ou de la contemplation esthétique. Il entra dans une période qui n'était pas encore le rêve, mais qui n'était pourtant déjà plus la vie réelle, aux contours nettement dessinés et arrêtés. Mais il s'aperçut bientôt que pour n'être plus sur la terre ferme, il n'en était pas plus près du ciel. Ce qui le frappa surtout, c'est l'affaiblissement de sa pensée, précisément alors qu'il la croyait plus dégagée par l'affranchissement de tous les soucis matériels. Il comprit que la pensée la plus abstraite a encore besoin, pour acquérir ses meil-


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leurs instants, de lucidité et d'attention, d'être comme fouettée par le désir. Il avait de plus constaté qu'il y a surtout un grand danger à craindre : c'est que ce renoncement ne produise trop vite un certain abêtissement ; c'est qu'on ne perde la pleine conscience de soi, et qu'on ne soit saisi par le vertige avant d'avoir mesuré l'abîme des yeux et d'avoir bien vu qu'il n'y a rien au fond. Dans la montagne, les meilleurs sentiers sont ceux qu'a tracés le pas lourd et sûr des ânes et des mulets. « Suivez le chemin des ânes, suivez le chemin des ânes, nous répètent les guides. » Il en va souvent ainsi dans la vie. C'est le gros bon sens des foules qui ouvre la voie; il faut le suivre bon gré malgré, et certains philosophes eux-mêmes ne s'en trouveraient pas plus mal de suivre le chemin des ânes.

Je ne crois pas, avec Schopenhauer et de Hartmann, que le panthéisme pessimiste puisse être la religion de l'avenir. On ne persuadera pas à la vie de ne plus vouloir vivre, pas plus qu'à la vitesse acquise de se changer tout à coup en immobilité. Les peuples occidentaux, ou pour mieux dire les peuples actifs à qui appartient l'avenir, ne se convertiront jamais aux idées pessimistes : celui qui agit sent sa force ; celui qui se sent fort est heureux. D'ailleurs, même en Orient, le pessimisme des grandes religions n'est que superficiel quand il s'adresse à la foule ; et il n'a pas laissé dans la vie populaire une trace très profonde ; les maximes banales sur les maux de l'existence et sur la résignation nécessaire aboutissent en fait à un far niente approprié aux moeurs de l'Orient.

La France, tant que son génie n'aura pas changé, repoussera ces élucubrations insensées, ces débauches d'imaginations en délire, cette philosophie malfaisante qui prêche le néant au peuple, qui endurcit sa raison par les paradoxes et son oreille par les gros mots, qui


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traite comme mortes toutes les choses vivantes et les cloue dans le cercueil à grand bruit — A ces systèmes qui réduisent tout à des éléments matériels et à un mécanisme aveugle, l'esprit français, net, sensé, positif, préférera toujours, espérons-le, la haute doctrine qui enseigne que la matière n'est que le dernier degré et comme l'ombre de l'existence ; que l'existence véritable, dont toute autre n'est qu'une imparfaite ébauche, est celle de l'âme. — Certes, la nature est belle, harmonieuse, puissante, grande dans ses oeuvres, — et le savant ne saurait trop la contempler ; — L'humanité est intéressante, noble, sublime dans ses symboles vivants, dans les personnes qui l'honorent et la glorifient, — et l'historien, le psychologue ne sauraient trop l'admirer. — Elles sont vraiment, l'une et l'autre, les dignes filles de Dieu. Mais les adorateurs de la nature et de l'humanité nous permettront de leur rappeler sans cesse que c'est l'auteur de la Création universelle qui a versé et verse perpétuellement, dans le sein de la nature, des trésors de puissance, de beauté et de fécondité ; dans le sein de l'humanité, des trésors de vertu, d'intelligence et de perfection morale, et que, sous les désordres et les antagonismes qui agitent cette surface où se passent les phénomènes, au fond, dans l'essentielle et éternelle vérité, tout est grâce, amour et harmonie.


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Note sur Sakya-Mouni.

Le Bouddha naquit à Kapilavastu, capitale d'un royaume de ce nom, au pied des montagnes du Népal, et au nord de l'Oude actuel. Son père, roi de Kapilavastu, était de la famille des Sakyas et appartenait à la race des Gautamas. Sa mère, Màyàdêvi, était fille du. roi Suprabuddha. Le Bouddha appartenait donc par sa naissance à la caste des Kshatriyas ou guerriers. Il perdit sa mère sept ans après sa naissance. En grandissant il se distingua par sa beauté et son intelligence extraordinaires. Il aimait à se retirer dans la solitude, au fond de la forêt voisine ; et à s'absorber dans la méditation sur les problèmes de la vie et de la mort.

Quatre rencontres des plus ordinaires exercèrent sur la détermination du Bouddha une influence décisive :

Un jour qu'avec une suite nombreuse le prince (Bodhisattva) sortait par la porte orientale de la ville pour se rendre au jardin de Loumbini, auquel s'attachaient tous les souvenirs de son enfance, il rencontra un vieillard. Il dit â son cocher : « Qu'est-ce que cela, » cocher ? Que veut dire cet homme sans force et de » petite taille, cassé, décrépit, aux chairs desséchées, aux » muscles collés à la peau, à la tête blanchie, aux dents » branlantes, au corps amaigri, qui, appuyé sur un » bâton, marche avec peine et en trébuchant ; tous ses » membres, toutes ses jointures tremblent? Est-ce la » condition particulière de sa famille ? ou bien est-ce la » loi de toutes les créatures du monde ? »

« Seigneur, répondit le cocher, cet homme est accablé » par la vieillesse ; tous ses membres sont affaiblis ; la » souffrance a détruit sa force et il est dédaigné par ses » proches ; il est sans appui ; inhabile aux affaires, on


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» l'abandonne comme le bois mort dans la forêt. Mais » ce n'est pas la condition particulière de la famille. En » toute créature la jeunesse est vaincue par la vieillesse ; » votre père, votre mère, la foule de vos parents et de » vos alliés finiront par la vieillesse aussi ; il n'y a pas " d'autre issue pour les créatures. »

« Ainsi donc, reprit le prince, la créature ignorante » et faible, au jugement mauvais, est fière de la jeunesse » qui l'enivre et elle ne voit pas la vieillesse qui l'attend. » Pour moi, je m'en vais. Cocher, détourne promptement » mon char. Moi, qui suis aussi la demeure future de la » vieillesse, qu'ai-je à faire avec le plaisir et la joie ? »— Et le jeune prince détournant son char rentra dans la ville, sans aller à Loumbini.

Une autre fois, il se dirigeait avec une suite nombreuse par la porte du midi, vers le jardin de plaisance, quand il aperçut sur le chemin un homme atteint de maladie, brûlé par la fièvre, le corps tout amaigri et souillé, sans compagnon, sans asile, respirant avec une grande peine, tout essoufflé et paraissant obsédé de la frayeur du mal et des approches de la mort. Après s'être adressé à son cocher et en avoir reçu la réponse qu'il en attendait :

« La santé, dit le jeune prince, est donc comme le jeu » d'un rêve, et la crainte du mal a donc cette forme in» supportable ? Quel est l'homme sage qui, après avoir » vu ce qu'elle est, pourra désormais avoir l'idée de la » joie et du plaisir? »

Le Prince détourna son char et rentra dans la ville sans vouloir aller plus loin.

Une autre fois encore, il se rendait, par la porte de l'ouest, au jardin de plaisance, quand sur la route, il vit un homme mort, placé dans une bière et recouvert d'une toile. La foule de ses parents tout en pleurs l'entourait, se lamentant avec de longs gémissements, s'arrachant lès cheveux, se couvrant la'tête de poussière et se frap-


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pànt la poitrine en poussant de grands cris. Le Prince, prenant alors le cocher à témoin de ce douloureux spectacle, s'écria :

« Ah ! malheur à la jeunesse que la vieillesse doit dé» truire ; ah ! malheur à la santé que détruisent tant de » maladies ; an ! malheur à la Vie où l'homme reste si » peu de jours ! s'il n'y avait ni vieillesse, ni maladie., » ni mort ! si la vieillesse, la maladie, la mort étaient » pour toujours enchaînées ! »

Puis, trahissant pour la première fois sa pensée, te jeune prince ajouta :

« Retournons en arrière ; je songerai à accomplir la » délivrance. »

Une dernière rencontre vint le décider et terminer toutes ses hésitations. Il sortait par la porte du nord pour se rendre au jardin de plaisance, quand il vitunbhikshou, ou mendiant, qui paraissait dans tout son extérieur, calme, discipliné, retenu, voué aux pratiques d'un brahmâtchari (1), tenant les yeux baissés, ne fixant pas son regard plus loin que la longueur d'un joug, ayant une tenue accomplie, portant avec dignité le vêtement du religieux et le vase aux aumônes.

« Quel est cet homme ? » demanda le prince.

« Seigneur, répondit le cocher, cet homme est un de » ceux qu'on nomme bhikshous ; il a renoncé à toutes » lés joies du désir et il mène une vie très austère; il » s'efforce de se dompter lui-même et s'est fait religieux. » Sans passion, sans envie, il s'en va chercher des » aumônes. »

« Cela est bon et bien dit, reprit Siddhartha. L'entrée

(1) Brahmâtchari ou celui qui marche dans la voie des brahmanes; c'est le nom du jeune brahmane tout le temps qu'il étudie les Védas, c'est-à-dire jusqu'à trente-cinq ans à peu près. La condition principale de son noviciat est une chasteté absolue.


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» en religion a toujours été louée par les sages ; elle sera » mon recours et le recours des autres créatures ; elle » deviendra pour nous un fruit de vie, de bonheur et » d'immortalité I »

Puis le jeune prince, ayant détourné son char, rentra dans la ville sans voir Loumbini ; sa résolution était prise.

Il déclara au roi et à sa femme son intention de se retirer du monde, et quitta son palais une nuit que tous les gardes chargés de veiller sur lui étaient assoupis. Après avoir voyagé toute la nuit, il donna à son cocher Tchhandaka son cheval et ses ornements, et le renvoya à Kapilavastu. Il vécut pendant six ans dans la solitude, près d'un village nommé Uruvilva, se soumettant à la plus austère pénitence. A la suite de longues méditations et de fréquentes extases, il crut enfin être arrivé à cette intelligence suprême qui découvre la cause de tous les changements inhérents à la vie et qui détruit en même temps la crainte de ces changements. Ce fut à partir de ce moment qu'il prit le titre de Bouddha, c'està-dire l'Eclairé. On peut dire en toute vérité que ce jour décida de la destinée de milliards d'hommes. Pendant quelque temps, le Bouddha se demanda en hésitant s'il devait garder sa science pour lui, ou la communiquer au monde. Sa compassion pour les souffrances de l'homme l'emporta et le jeune prince devint le fondateur d'une religion qui, à une distance de deux mille cinq cents ans, compte encore aujourd'hui plus de deux cent cinquante millions d'adhérents.

Le Bouddha et sa religion, par Barthélemy-St-Hilaire. — Histoire du Bouddha Sakya-Mouni, par Mme Mary Summer.


PIERRE D'ARTAGNAN

MARÉCHAL DE MONTESQUIOU

Lieutenant-Général do la province d'Artois

et Gouverneur d'Arras

par

M. Ad de CARDEVACQUE

APRÈS la prise d'Arras; en 1640, par les maréchaux A de Chatillon, de Chaulnes et la Meilleraye, la ville eut pour gouverneurs les officiers les plus distingués de l'armée française.

L'un d'eux, Pierre d'Artagnan, maréchal de Montesquiou, s'illustra pendant la guerre de la succession d'Espagne et prit une part glorieuse à la victoire remportée à Denain en 1712.

Nous avons cru intéressant de faire connaître les principaux traits de la vie de ce personnage qui occupe un rang élevé dans les annales de notre ville et de la province d'Artois (1).

(1) On peut consulter sur le maréchal de Montesquiou : 1° Chronologie militaire, t. m, p 291 : 2° d'Avrigny, Mémoires ; 3° Griffet, Journal de Louis XIV ; 4° de Quincy, Histoire militaire ; 5» SaintSimon, Mémoires, t xv, p. 278 et 372 ; 6° Duclos, Mémoires secrets, p 311 ; 7° Sismondi, Histoire des Français, t XXVII, p. 74 à 141; 8» Père Ignace, Additions aux mémoires, t. H p. 341 ; manuscrit de la bibliothèque d'Arras ; 9" Lachesnaye-Desbois, Histoire de la noblesse; 10° Michaud, Biographie universelle, etc., etc.

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Pierre de Montesquiou naquit au château d'Armagnac en 1640 (1); il était le quatrième fils d'Henri de Montesquiou d'Artagnan, lieutenant du roi de la ville de Bayonne, seigneur de Tarasteix, et de Jeanne de Gassion, soeur du maréchal qui fut tué à la bataille de Lens. en 1648. Une de ses tantes avait épousé M Baast de Castelmore, dont elle eut deux fils ; à la mort de l'aîné, le frère cadet prit le titre de d'Artagnan (2) et acquit par sa valeur les bonnes grâces de Louis XIV. « Ce fut à » cause de lui, dit St-Simon, que le maréchal prit le » nom d'Artagnan, que ce capitaine de mousquetaires » avait fait connaître et que le roi aima toujours, jus» qu'à avoir voulu qu'Artagnan, mort chevalier de » l'ordre, passât de capitaine aux gardes qu'il avait été » longtemps, à la sous-lieutenance des mousquetaires » gris dont il fut capitaine après Maupertuis. »

Saint-Simon se trompe quand il dit que ce fut à cause de Charles de Baast de Castelmore, que Pierre de Montesquiou prit le nom de d'Artagnan. Cette assertion très louangeuse à l'égard de Charles d'Artagnan, nous paraît inexacte. En effet, le fief d'Artagnan était depuis

(1) Les historiens contemporains du maréchal de Montesquiou ne sont pas d'accord sur la date de sa naissance. Le Mercure galant dit qu'il mourut en 1725, à l'âge de 85 ans. Le Père Anselme ne lui donne que 78 ans, ce qui le ferait naître en 1647 ; or, il résulte de l'acte d'inhumation du maréchal, déposé à la mairie de PlessisPicquet, qu'il mourut le 12 août 1725, à l'âge de 85 ans, ce qui fait remonter sa naissance à 1640.

(2) Artagnan, terre et seigneurie dans le comté de Bigorre. Elle passa dans la maison de Montesquiou par la donation de Jacquette d'Estaing, portée dans son testament le 25 octobre 1541, en faveur de son mari, Paul de Montesquiou. — Lachesnaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse.


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plus d'un siècle dans la maison de Montesquiou et le titre de comte d'Artagnan était porté par les ancêtres de Pierre avant la naissance des fils de Castelmore et de leur mère, Françoise de Montesquiou.

Pierre fut admis, à l'âge de quinze ans, élève page du roi, à la petite écurie de sa Majesté et y resta jusqu'en 1665. Incorporé l'année suivante dans la 1er compagnie du régiment des mousquetaires, il servit en Hollande, pendant la guerre contre l'évêque de Munster, et se trouva plus tard à la bataille de Pignerol. En 1667, suivant Turenne dans sa promenade victorieuse en Flandre, il assista aux prises de Tournai, Lille et Douai; s'étant signalé par sa bravoure au siège de Besançon en 1668, il obtint le grade d'enseigne au régiment des gardes et fut promu sous-lieutenant en 1671.

Après avoir fait partie de l'expédition de Hollande, en 1672, Pierre de Montesquiou fut nommé lieutenant l'année suivante et aide-major après la bataille de Senef, août 1674. Une commission royale de 1676, l'éleva au grade de major et il prit part en cette qualité aux sièges de Condé, Bouchain, Valenciennes, Cambrai, Saint-Omer, Gand, Ypres et à la bataille de Cassel, 1677-1678. Malgré son grade de capitaine de compagnie dans le régiment des gardes, il continua d'exercer les fonctions de major, et en 1682, le roi l'envoya dans toutes les garnisons de France, avec la mission d'établir et de faire observer l'uniformité de l'exercice réglée par sa Majesté elle-même pour toutes les troupes d'infanterie. Louis XIV récompensa les services qu'il rendit en cette circonstance, en le nommant colonel du régiment de la Motte-Enghien.

La grande faveur dont Pierre de Montesquiou jouissait auprès du roi, indisposa contre lui la foule des courtisans de Louis XIV. Voici comment s'exprime à cet


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égard un écrivain de l'époque. « Il (Pierre de Montes» quiou) se poussa ténébreusement à la cour par l'in» trigue, et rendant compte de beaucoup de choses au » roi par les derrières, par des lettres et par les valets

» intérieurs, de presque tous lesquels il se fil l'ami

» toutes fois bon officier et entendu, mais avec qui on » ne vivait pas en confiance ».

Cette qualification de délateur faux et intrigant nous parait exagérée, sinon inexacte, et dictée par une basse jalousie que devaient exciter les mérites du maréchal et les nombreux succès qu'il remporta dans sa carrière militaire. Quoi qu'il en soit, sa valeur et ses talents furent toujours appréciés par Louis XIV, qui le nomma chevalier, commandeur et enfin grand'croix de l'ordre de StLouis. Promu major général de l'armée de Flandre, le 28 avril 1683, Pierre de Montesquiou, comte d'Artagnan, conserva ces fonctions jusqu'au 24 août 1688. époque à laquelle il fut nommé brigadier des armées du roi. L'année suivante, il fut envoyé commander à Cherbourg menacé d'un siège par le prince d'Orange. Il se trouva à la bataille de Fleurus, 1er juillet 1690, et à la prise de Mons, avril 1691. Nommé maréchal de camp, le 9 mai 1692, il combattit à Leuze le 28 septembre, accompagna le roi au siège de Namur et prit part à la bataille de Steinkerque.

Ayant été chargé de porter à la cour la nouvelle de la victoire remportée à Nerwinde, le 29 juillet 1693, à laquelle il avait brillamment concouru, el qui avait coûté la vie au marquis de Monte hevreuil, gouverneur d'Arras, d'Artagnan, toujours prêt à tirer parti de là situation, profita de la satisfaction et de la joie que ressentit le roi, pour lui demander le gouvernement d'Arras


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et la lieutenance générale d'Artois, nouvelles faveurs qui lui furent immédiatement accordées (1).

(1) Provisions de la charge de gouverneur d'Arras, à M. d'Artagnan.

«Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à tous ceux qui, les présentes lettres verront, salut. La charge de gouverneur de nostre ville d'Arras estant à présent vacante par le décès du comte de Montchevreuil et estant nécessaire au bien de nostre service de pourvoir une personne capable et expérimentée et qui ayt toutes les qualités requises pour s'en bien acquitter, nous avons estimé que nous ne pouvons pour cette fois faire un meilleur choix que nostre très cher et bien aimé le sieur d'Artagnan, mareschal de nos camps et armée, major de nostre régiment des gardes françaises et major général de nostre armée de Flandres, pour la connaissance que nous avons de la valeur, courage, expérience en la guerre, diligence et sage conduite dont il nous a donné des preuves tant dans les fonctions des dites charges qu'en plusieurs autres emplois de guerre qui luy ont esté confiez Prenant aussi toute confiance en sa fidélité et affection singulière à nostre service, scavoir faisons que pour les causes et autres à ce nous mouvans, Nous avons le sieur d'Artagnan, fait, constitué, ordonné et estably, faisons, ordonnons, constituons et establissons par ces présentes signées de nostre main, gouverneur de nostre ville, cité et citadelle d'Arras. Et la dite charge luy avons donné et octroyé, donnons et octroyons pour l'avoir, tenir et exercer pendant le temps de trois années, avec honneurs, autoritez, prérogatives, prédominences, franchises et libertez, etc., etc. ; En témoins de quoy nous avons fait mettre le scel à ces présentes. Donné à Versailles le 13e jour du mois d'août, l'an de grâce mil six cent quatre-vingt-treize et de notre règne le cinquante unième.

Signé :

Et au reply, par le Roy,

et scellé du'grand cachet de cire jaune. Registre, le 2 octobre 1693 ».

(Archives municip. d'Arras. Registre mém. de 1685 à 1745, 1° 130).


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Le 3 janvier 1696, il fut nommé lieutenant général et directeur général de l'infanterie en Flandre et dans les Pays-Bas. Quoiqu'il eut quitté le régiment des gardes en 1698, Louis XIV lui conserva son logement à Versailles, ses entrées dans la chambre et la pension de 2,000 écus qu'il recevait comme major.

A la fin de l'année 1699, lorsque Philippe V eut été reconnu roi d'Espagne, le roi envoya d'Artagnan en Flandre avec ordre d'entrer dans Mons à la tête des troupes françaises; il prit alors le commandement de la province du Brabant.

La guerre ayant été déclarée en 1702, avec l'empereur d'Autriche et les autres puissances coalisées contre la France, d'Artagnan fit la campagne de Flandre en qualité de lieutenant général, attaché à la personne du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, investi du commandement en chef. A la fin de 1704, Namur allait être assiégé par les Alliés, lorsque le roi y envoya d'Artagnan pour commander dans la ville et tout le pays de Sambre et Meuse. L'année suivante, il réussit à pénétrer dans la ville de Louvain, après avoir traversé les retranchements de l'ennemi qui avait forcé les lignes du Brabant et était venu camper dans la place qui fut ainsi préservée d'un siège. Peu de temps après, il s'empara de Dieste à la pointe de l'épée, faisant prisonnière la garnison composée de quatre bataillons d'infanterie et de quatre escadrons de dragons (1).

D'Artagnan commandait l'infanterie à la bataille de Ramillies, 23 mai 1706 ; il assista à la défaite d'Audenarde, 11 juillet 1708. Plus heureux, il se rendit maître

(I) De Quincy, Histoire militaire de Louis-le-Grand, t iv.


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de Poirt-à-Marcq, après avoir pris le Fort-Rouge, sous les murs de Gand. En 1709, le maréchal de Villars l'envoya attaquer La Bassée avec dix bataillons, deux cents cavaliers et un régiment de hussards. 11 s'empara, le 4 juillet, du village de Warneton, sur la Lys, où l'ennemi avait établi un magasin considérable d'approvisionnements- de toute espèce; huit cents hommes tombèrent eu son pouvoir. Il rejoignît easuite l'armée et fut chargé de défendre, avec soixantequatre bataillons, les lignes qui couvraient l'Artois derrière la Deûle. Malheureusement Villars ayant dû renforcer son infanterie rassemblée près de Denain, ne laissa à d'Artagnan que trente-six bataillons et soixante-onze escadrons qui restèrent au camp d'Annay. Ce dernier fut alors obligé d'abandonner le* lignes de défense qu'il avait établies entre Lens et Pont-à-Vendin et dut laisser le passage libre au prince Eugène et au duc de Malborough qui allaient investir Douai.

A la bataille de Malplaquet, (11 septembre 1709) d'Artagnan commandait l'infanterie formant l'aile droite de l'armée française. Il se distingua autant par son intrépidité que par l'admirable tactique avec laquelle il dirigea les troupes placées sous ses ordres. Dans ce combat mémorable où l'on compta pour une victoire l'honneur de n'avoir perdu que le champ de bataille, d'Artagnan eut trois chevaux tués sous lui et reçut deux coups dans, la cuirasse. Plusieurs fois, il chargea l'ennemi à la tête de ses fantassins; contraint à la retraite, il la dirigea en si bon ordre que pas un corps ne fut entamé. Cette action d'éclat lui valut le bâton de maréchal de France en même temps que d'Harcourt et de Villars étaient


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élevés à la paierie (1). Le comte d'Artagnan prit alors le titre de maréchal de Montesquiou.

Ces hautes distinctions qui n'avaient la victoire ni pour excuse, ni pour prétexte, trouvèrent contre elles l'opinion publique dont St-Simon se fit l'interprète. Attaquant à la fois l'homme et le soldat, le noble duc s'exprime en ces termes : « Artagnan reçut en même temps le bâton » de maréchal de France : il avait pour lui M. du Maine, » Mme de Maintenon, surtout les valets intérieurs. Le » public ni l'armée ne lui furent pas favorables, que ses » airs d'aisance et de s'y être attendu depuis longtemps, » achevèrent de révolter.. Le dépit et le murmure de » celte prostitution de cette première dignité de l'Etat M et du premier office militaire, éclatèrent si haut, mal» gré la politique et la crainte, que le roi en fut assez » peiné pour s'arrêter tout court, en sorte que ces der» nières récompenses, au delà desquelles, chacun en » leur genre, il n'est rien de plus, furent les seules qui » suivirent la perte de la bataille, où tant de gens de » tous grades s'étaient si fort distingués. »

Cette appréciation nous paraît bien dure et, en tout cas, dépasser les bornes de la déférence due au courage malheureux. Ne pourrait-on pas appliquer à son auteur ces paroles de Voltaire qui, en parlant de la bataille de Malplaquet, dit des critiques qui, les pieds sur les chenets, tranchent si aisément les difficultés de la guerre : « Ceux qui de leur cabinet jugent ainsi de ce qui se passe sur un champ de bataille, ne sont-ils pas trop habiles? »

(1) «Vous m'avez rendu de si bons témoignages de sa personne, écrivait Louis XIV au maréchal de Villars au sujet de d'Artagnan, que je suis sûr de ne pas me tromper dans mon choix ». — Vie du maréchal de Villars, t. n, p. 99.


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Le maréchal de Montesquiou commanda l'armée de Flandre jusqu'au retour de Villars, 14 mai 1710; il lui fut alors adjoint et il soutint par son mérite et son courage la haute réputationqu'il s'était acquise. Il commanda plusieurs camps volants d'où il harcelait sans cesse les troupes du prince Eugène et du duc de Malborough. Son plus beau fait d'armes pendant la campagne de 1711 fut la capture des digues et des écluses de l'Escaut et du canal de Lille à Douai. Cet audacieux exploit accompli sous les yeux de l'ennemi, rendit ces cours d'eau impraticables pendant l'hiver.

De Montesquiou avait laissé à Arras le comte de Lille, maréchal de camp, pour gouverner en son absence. Lorsque le comte d'Albemarle parut devant les murs de cette ville, le 1er mars 1712, à la tête d'un3 armée de 25,000 hommes de troupes alliées, le maréchal prévoyant le danger, s'empressa de revenir prendre le commandement. Résolu à repousser vigoureusement l'ennemi, il répartit la garnison sur les remparts entre la Citadelle et la porte Ronville, en faisant occuper les glacis de ce côté des fortifications de manière à mettre la ville à l'abri de toute attaque de vive force. Il envoya ensuite un fort détachement reconnaître les positions ennemies et fit diriger sur elles un violent feu d'artillerie. Grâce à ces mesures énergiques, les Alliés durent se retirer et Arras fut préservé.

Le maréchal de Montesquiou ne larda pas à retourner à l'armée. Après avoir chassé les troupes du prince , Eugène de leurs positions de Lens. d'Anchin et de Douai, il attaqua avec Villars le camp de Denain, défendu par de grands retranchements qui furent emportés après une vive résistance.


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Les historiens ne s'accordent pas sur le nom de celui qui eut l'inspiration de la manoeuvre décisive qui amena la victoire de Denain. Les uns l'attribuent à un curé : selon eux, cet ecclésiastique et un conseiller de Douai se promenant ensemble vers ces quartiers, imaginèrent les premiers qu'on pouvait attaquer aisément Denain et Marchiennes; le curé donna son avis à l'intendant de la province, celui-ci au maréchal de Montesquiou qui commandait sous le maréchal de Villars.

Quelques-uns veulent associer à la gloire de celte journée mémorable, l'illustre archevêque Fénelon. D'autres et parmi eux nous citerons Voltaire (1) et le chevalier de Folard (2), maître de camp d'infanterie, attribuent le projet d'attaque de Denain à M. Lefèvre d'Orval, conseiller au parlement de Douai, qui siégeait alors à Cambrai. Ces auteurs sont loin d'être sans, valeur et M. A. Preux, de Douai, accorde une grande autorité à la correspondance du conseiller avec les ministres de la guerre, Chamillard et Voisin (3).

Plusieurs auteurs contemporains font l'honneur de la victoire de Denain au maréchal de Montesquiou, agissant sous les ordres du maréchal de Villars, d'autres à Villars seul. Si l'on consulte les Mémoires militaires relatifs à la guerre de la succession d'Espagne, rédigés d'après les archives du dépôt de la guerre, sous ladirection du lieutenant

(1) Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XXIII

(2) De Folard, Commentaires sur l'histoire de Palybe, parallèle stratégique de l'affaire d'Agrigente et de celle de Denain. Observations sur le chap. m du liv. 1er de l'auteur grec, § 2.

(3) Monuments commémoratifs de la batuille de Denain, par le chevalier Bottin (Archives du nord de la France, t. i, p. 194 et suivantes). — Souvenirs de la Flandre Wallonne, t. xv.


général baron de Vault, on n'y trouve aucune lumière bien nette sur ce sujet. On voit seulement qu'après la prise du Quesnoy, la cour avait mandé à Villars qu'il pouvait faire attaquer les lignes occupées par les alliés depuis l'Escaut jusqu'à la Scarpe, mais que ce projet fut déclaré impraticable dans un conseil de guerre tenu aux premiers jours de juillet et auquel assistaient Montesquiou et les généraux les plus expérimentés. On y proposa d'autres mouvements que la cour n'accepta pas et l'on s'arrêta alors un moment à l'idée d'une bataille générale. Après l'investissement de Landrecies, le roi, par une lettre du 17 juillet, avait laissé Villars libre de combattre l'ennemi aux endroits qu'il jugerait les plus propices. Le maréchal et les officiers généraux reprirent alors l'idée d'une bataille sur te Selle; mais ayant reconnu le terrain, on jugea l'attaque impossible.

Cependant Louis XIV insistai t auprès de Villars pour que l'on prît une détermination : « C'est à vous, écrivait-il au maréchal, le 21 juillet, de déterminer et le temps et le lieu de l'action. » Ce fut alors que, presse par de Montesquieu, Villars serait reveau à l'idée d'attaquer le camp de Denain; « projet que la cour avait eu plusieurs fois en vue, avant de s'être déterminée à risquer uae affaire générale, mais dont les maréchaux avaient jugé alors l'exécution impraticable. » Après quelques hésitations suscitées dans l'esprit du général en chef par les mouvements des troupes alliées, Villars avait franchi la Selle et se disposait à passer la Sambre, lorsqu'une lettre du ministre de la guerre, du 23 juillet, témoignant du peu de satisfaction que l'on ressentait de ces irrésolutions, fit reprendre le projet de Denain pour l'exécuter le 24, non pas avec un détachement mais avec toute l'armée.


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« Il ne se trouve rien dans les papiers de la guerre, dit le rédacteur des Mémoires militaires, en terminant l'exposé de ces revirements, qui fasse connaître positivement quel fut le motif d'un changement aussi subit. On a seulement lieu de croire par ce qui est répandu dans les lettres du roi et de MM. les maréchaux, que ce fut M. le maréchal de Montesquiou qui détermina M. le maréchal de Villars. » Et plus loin : « il aurait été à désirer de trouver dans la correspondance de MM. les maréchaux quelques lumières qui eussent fait connaître à qui peut être attribué le mérite d'un projet d'opération sur Denain et quels furent les motifs qui firent tout à coup renoncer M. le maréchal de Villars à celle qu'il était à la veille d'exécuter sur la Sambre. » Il déduit ensuite des circonstances qui semblent en faire revenir l'honneur au maréchal de Montesquiou.

Enfin, s'il faut en croire St-Simon, ce serait Montesquiou plutôt que Villars qui aurait gagné la bataille de Denain.

» Montesquiou, dit-il, eut à la cour et à l'armée tout » l'honneur de cette heureuse action, il eut le bon sens » d'être sage et modeste et de laisser faire le matamore » Villars qui se fit moquer de lui. » Nous ferons remarquer ici que l'opinion publique et la postérité ont été d'un tout autre avis que la cour et l'armée.

Le 24 juillet 1712 sauva la France et fit perdre aux alliés tous les avantages qu'ils avaient précédemment remportés. Le siège de Landrecies fut levé et Marchiennes, St-Amand. Mortagne, Douai, Le Quesnoy et Bouchain rentrèrent au pouvoir des Français. « Le lundi, 1° août, dit St-Simon, Arlagnan « arriva à une » heure après-midi, à Fontainebleau, de la part du


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» maréchal de Moniesquiou son oncle, annoncer la nou» velle qu'il avait pris Marchiennes. »

De Montesquiou commandait encore en Flandre, lorsque la paix fut signée à Utrecht, 29 juillet 1713. Il continua à jouir des faveurs du roi qui lui confia plusieurs missions importantes. Sous la minorité de Louis XV et pendant la régence de Philippe d'Orléans, il fut envoyé en Bretagne pour pacifier cette province et ouvrir les Etals qui devaient se tenir à Dinan.

La noblesse bretonne avait conservé certains privilèges qui pouvaient être considérés comme des abus, mais auxquels elle tenait excessivement. Quatre à cinq cents gentilshommes allèrent à la rencontre du maréchal. Au lieu de s'arrêter et de monter à cheval pour entrer avec eux dans la ville de Rennes, il se contenta de mettre la tête à la portière de sa chaise de poste et continua sans se préoccuper de ce corlège. Quoique vivement froissés de ce manque d'égards, les nobles bretons vinrent le prendre à son hôtel, le jour de la cérémonie d'ouverture des Etats, pour l'escorter. Il dédaigna de se rendre à pied au lieu des séances de l'assemblée et monta dans une chaise à porteurs. Ce nouveau manque de convenances provoqua un mécontentement général. Le maréchal rencontra une opposition complète chez tous les députés, et le prince de Léon, qui présidait l'assemblée et jouissait d'une grande influence auprès de la noblesse, ne put rien en obtenir que de vives protestations au sujet de ses privilèges méconnus. On craignit même un soulèvement de la population, à tel point que neuf bataillons et dix huit escadrons vinrent renforcer la garnison. Le maréchal avait reçu l'ordre de dissoudre les Etats, s'il les voyait disposés à se soustraire aux volontés du Roi.


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Pendant quelques jours, il différa a prendre cette détermination ; mais voyant les esprits bien résolus à faire opposition aux vues de sa Majesté, il congédia l'assemblée. Ce fut le signal des troubles en Bretagne, triste résultat des intrigues de M. et de Mme du Maine. Là noblesse bretonne se plaignit amèrement auprès du Régent de la manière d'agir du maréchal, dont la conduite et la sévérité exaspérèrent les habitants qui finirent par obtenir son rappel (1).

De Montesquiou entra au Conseil de régence le 16 mars 1720 et fut appelé au mois d'octobre de la même année au commandement général du Languedoc, de la Provence et des Cévennes, commandement qu'il conserva jusqu'en 1721. Le roi le nomma chevalier de ses ordres, le 2 février 1724.

D'Artagnan séjourna à Arras principalement de 1694 à 1700. Il s'était installé dans un modeste pavillon situé au-dessus de la porte Ronville ; il avait sous ses ordres le lieutenant du roi de Villeneuf, qui fut remplacé par de la Brosse. Les mémoriaux de l'époque renferment un grand nombre de lettres que lui écrivit Louis XIV pour faire célébrer en grande pompe les victoires que nos armes remportèrent à Vianges (2), la Marsaille (3), Charleroy (4), Gironne (5), Palamos (6\ etc., etc., etc. En qualité de lieutenant général d'Artois, il présida les Etats de la province.

(1) Mémoires du duc de Saint-Simon, t. xv, p 278 et 372

(2) Mémorial de 1684 à 1715, f°114 v°

(3) Mémorial de 1684 à 1715, f° 146 v°

(4) Mémorial de 1684 à 1715, f° 148.

(5) Mémorial de 1684 à 1715, f° 165 r°.

(6) Mémorial de 1684 à 1715, f° 163, 164 et autres.


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Pierre de Montesquiou, comte d'Artagnan, mourut le 12 août 1725, à l'âge de 85 ans, dans son château dé Plessis-Picquet prés Paris, et fut inhumé dans l'église de cette paroisse (1). Outre cette magnifique résidence, lé maréchal possédait encore de nombreux domaines. Il avait son domicile à Paris, rue de Grenelle, au faubourg St-Germain (2). Il avait épousé : 1° Jeanne Peaudeloup, morte sans enfants, le 16 février 1699 (3). Mademoiselle

(1) Acte d'inhumation du maréchal de Montesquiou :

« L'an 1725, le 14 août, tut inhumé au pied de l'autel de la SainteVierge en l'église de Plessis-Picquet le corps de. monseigneur Pierre, baron de Montesquiou, comte d'Artagnan, maréchal de France, général des armées du roy, gouverneur de la ville et cité d'Arras, chevalier, commandeur des ordres 'le sa Majesté, décédé le 12» de ce mois, âgé de quatre-vingt-cinq ans. Les témoins de son inhumation furent : 1° Pierre de Montesquiou, abbé de Sordes, Artons et Mazau ; Paul Montesquiou d'Artagnan, brigadier d'infanterie ; 3' Louis de Montesquiou d'Artagnan, brigadier de cavalerie et cornette de la première compagnie de mousquetaires du roy ; 4° Pierre de Montesquiou d'Artagnan, maître de camp de cavalerie et aidemajor de la première compagnie des mousquetaires du roy ; 5° Paul Charles d'Altermas, capitaine au régiment suisse du Brandelé et enseigne de la compagnie générale des Suisses. Signé: Pinchaultde la Martellière, curé de Plessis ».

(2) Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, p. 73.

(S) Le vingt-neuf février mil six cent soixante et doute ont été fiancés Pierre d'Artagnan. sous-lieutenant d'une compagnie au régiment des gardes, fils de feu Henri d'Artagnan et . de dame Jeanhe Gassion, et demoiselle Jeanne Peaudeloup veuve de feu M Claude Curier, vivant conseiller de roy, président et grainetier au grenier à sel de Poissy, nos paroissiens, demeurant tons deux rue des Petits-Champs, et le premier jour de mars au dit an, ont mariés en présence de Rémond d'Artagnan. écuyer, frère de Pierre d'Artagnan, porteur de procuration de sa mère pour consentir au dit mariage, de François Aubert, maître chirurgien, juré à Paris, demeurant rue des Petits-Champs, amy et son hôte, et de Jacques Peaudeloup, bourgeois de Paris, frère dé la dite épouse, qui a déclaré ne savoir signer ». (Registre de l'église Saint-Eustache).


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Peaudeloup n'était pas noble, comme le dit le Père Anselme. Son père appartenait à la vieille bourgeoisie parisienne; il l'avait mariée à un conseiller nommé Curier, qui était directeur du grenier au sel de Poissy. Elle habitait une maison voisine du logement de Pierre d'Artagnan, lorsqu'elle perdit son mari. Le jeune sous-lieutenant aux gardes, à peine âgé de trente-deux ans, fut épris des charmes de la jeune veuve et sut s'en faire aimer, à tel point qu'oubliant ses titres de noblesse, il ne tarda pas à l'épouser ;

2° En 1700, Catherine-Elisabeth Lhermite d'Hiéville, morle à Paris le 15 mai 1770, dans sa quatre-vingt-douzième année, fille unique de Philippe Lhermite, seigneur d'Hiéville. en Normandie, près de St-Pierre-sur-Dives et de Ste-Barbe-sur-Auge, généralité de Caen, et de MarieCatherine d'Augonnes de la Loupe. Il en eut deux enfants : 1° Louis de Montesquiou d'Artagnan, né le 6 janvier 1701 nommé colonel d'infanterie au mois de février 1717, et mort de la petite vérole le 5 juillet de la même année; 2° Catherine-Charlotte, morte à l'âge de deux ans. On attribue en outre au maréchal de Montesquiou un fils naturel, le chevalier de la Bobinière (1).

« Le gouverneur d'Arras portait d'or à deux tourteaux de gueules l'un sur l'autre en pal. »

Il avait vendu au prince d'Epinoy la charge de lieutenant général de la province d'Artois : à sa mort, le gouvernement d'Arras fut donné au prince d'Isenghien, avec la réserve d'un brevet de retenue en faveur de la veuve de Montesquiou (2).

(1) Lachesnaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse.

(2) Père Ignace, Additions aux Mémoires, t. iv, p. 247.


GLORIA VICTIS

11 dit que l'homme est dur, avare et sans entrailles. D'avoir, a coups de hache et par d'Apres entailles, Tué l'arbre, car l'arbre est on être vivant.

Jean RICHERIN.

Arrageois, c'en est fait ! Les tilleuls et les ormes

Qui couronnaient vos vieux remparts Sont tombés sous la hache et leurs débris informes

Jonchent le sol de toutes parts. Ces arbres vénérés, les témoins séculaires

Des faits et gestes des aïeux, Dont le feuillage épais, les rameaux tutélaires

Devaient abriter vos neveux, Ces orgueilleux qu'avait respecté la tempête,

Par les commissaires-priseurs, A l'encan, ont été vendus cent sous par tête

A d'avides spéculateurs. J'ai vu par la cognée entailler les victimes,

Les bûcherons des mécréants, Frappant à tour de bras, s'attelant à leurs cimes

Pour ébranler ces fiers géants.

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Je les vis incliner vers vous leurs fronts superbes ;

J'entendis les craquements sourds Oui précédaient l'instant où, vaincus, dans les herbes

S'allongeaient leurs cadavres lourds. . Ils n'abriteront plus les pinsons ni les merles,

Ces petits hôtes familiers Perchés sur leurs sommets pour égrener les perles

De leurs mélodiques gosiers. Avec leur meilleur bois, des ouvriers habiles

Feront des tables, des bureaux, De solides berceaux pour vos enfants débiles,

De bons cercueils pour leurs bourreaux ; Et leurs branches, sans peine en bûches transformées,

Serviront à faire du feu Et terniront bientôt de leurs sombres fumées

L'azur infini du ciel bleu.

Victor BARBIER. Arras, 15 avril 1891.


THÉÂTRE FRANÇAIS AU MOYEN-AGE

ADAM DE LA HALLE

par M. de MALLORTIE

"Président.

LONGTEMPS on a cru et enseigné que le théâtre en France avait pris naissance à la fin du XIVe ou au ommencement du XVe siècle, avec les représentations onnées par les confrères de la Passion au bourg de aint-Maur, vers 1398, et à Paris, dans une salle de 'hôpital de la Trinité, vers 1402, tandis que cette époque st peut-être celle du commencement de sa première écadence. Les fameuses lettres patentes par lesquelles harles VI, reconnut, en 1402, l'existence des confrères e la Passion, ne sont pas l'acte de naissance du genre ramatique en France, mais seulement l'acte d'instituon d'un théâtre stable et permanent, analogue, sinon le répertoire, au moins par l'organisation, à tous ux qui fonctionnent de notre temps et sous nos yeux, epuis plusieurs années, des efforts mieux dirigés et de mbreux travaux ont permis d'établir, par une série


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continue de témoignages et de textes, que le drame, sinon le théâtre, n'a jamais été interrompu en France, ni dans aucune autre contrée de l'Europe, et que, sous une forme plus ou moins éloignée de celle que nous lui voyons aujourd'hui, le génie dramatique n'a pas cessé de se produire, soit dans les carrefours et les marchés, soit dans les palais et les donjons, soit dans les abbayes et les cathédrales, en suivant, comme il était inévitable que cela fût, les vicissitudes de politesse et de barbarie qu'ont éprouvées, pendant les époques correspondantes, la langue et la civilisation. Les arts modernes ne doivent pas tous leurs progrès à une impulsion unique. Le théâtre, en particulier, a été alimenté, durant le moyen-âge, par plusieurs sources qu'il importe de bien distinguer. Outre l'affluent ecclésiastique, qui a été ce qu'on peut appeler la maîtresse veine dramatique pendant le IXe, Xe, XIe et XIIe siècles, le théâtre n'a point cessé de recevoir, à des degrés divers, le tribut de deux artères collatérales, à savoir, la jonglerie seigneuriale, issue des bardes et des scaldes, et la jonglerie foraine et populaire, héritière de la planipédie antique, incessamment renou velée par l'instinct mimique qui est un des attributs d notre nature.

Ce n'est qu'à la fin du XIIIe siècle que ces deux bran ches accessoires de l'art dramatique trouvèrent dans d nouvelles circonstances les moyens de produire, en s rapprochant, des fruits plus vigoureux. Jusqu'à cett époque, les jongleurs seigneuriaux et les jongleur forains, réduits à des efforts individuels, avaient dûs borner, les premiers aux chansons de geste, les second aux complaintes et aux parades qui ne demandent qu'u seul acteur; tout au plus, jouèrent-ils, à deux, quelqu


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partures ou jeux-partis (1). Il n'y eut, il ne put y avoir de véritables drames, de drames par personnages, sur des sujets profanes qu'après la formation des confréries laïques, au commencement du XIIIe -siècle. Alors, en effet, une grande révolution sociale s'accomplissait. A côté de la féodalité, c'est-à-dire de l'église et de la noblesse, qui avaient tout conduit pendant trois siècles, une force nouvelle avait grandi. Cette force immense, inattendue, enhardie par les luttes des deux pouvoirs rivaux, réclama, un certain jour, sa part d'influence et de liberté. Ce nouveau-venu qui s'ignorait encore en partie, adopta, pour se produire, la forme de l'association. La commune naquit sous l'épée de la Royauté, les corps de métier sous le patronage de l'Eglise. Les arts suivirent ce mouvement Il y avait eu, dans l'enceinte des manoirs féodaux, de brillants essais d'art et de drames aristocratiques; — il y avait eu sous les vastes voûtes des cathédrales, un splendide développement du drame religieux; —jamais, pour la gent main-mortable, les bateleurs n'avaient manqué aux jours de foire. Au XIIIe siècle, il y eut place pour un art d'un plus grand

(1) Les partures ou jeux-partis sont des chansons dialoguées, dans lesquelles un problème, ordinairement amoureux, est posé, discuté, puis soumis au jugement d'un des témoins de la dispute. Ce n'est pas une lutte poétique comme on en trouve de délicieux exemples dans les Pastorales de Théocrite et de Virgile. Si l'on nous permettait de chercher quelque analogie entre nos idées modernes et les anciennes inspirations des jeux-partis, nous rappellerions la controverse dont s'amusa le XVIII siècle à l'occasion de la tragédie de Zaïre : " Orosmane après avoir frappé son amante, tut-il plus ou moins malheureux en apprenant que Zaïre ne lui était pas infidèle? » Ce problème difficile eût offert un admirable sujet à ce qu'on appelait en Provence tenson, et dans le Nord de la France parture ou jeu-parti.


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avenir, pour le drame municipal et laïc. Les tréteaux forains, cette joie grossière de la classe servile, en se transformant et s'élevant avec elle devinrent le délassement honnête des artisans libres, le rire et quelquefois la plainte de la bourgeoisie naissante, en un mot le théâtre du tiers-état.

Tout, à cette époque, se modela sur la commune ; tout devint association. Il ne se forma pas seulement alors des sociétés de négoce et de judicature ; on créa même des associations pour la pratique des arts agréables. A côté des francs maçons, l'Allemagne eut les francschanteurs, les maîtres-chanteurs. En France, en Angleterre, en Flandre, les jongleurs ou les ménestrels, isolés jusque-là, se réunirent sous l'invocation de saint Julien et devinrent une vaste corporation, non pas hostile à l'Eglise, mais en dehors de son esprit et de sa direction. Cette compagnie multiple, qui, dans sa plus grande généralité, portait le nom de Ménestraudie (1), se subdivisait en maîtres et apprentis, en patrons et varlets, et s'honorait, à la cour des princes et dans les grandes villes, d'être soumise à la juridiction spéciale d'un Boi choisi parmi ses membres les plus estimés. Depuis Flajolet, roi des ménestrels à la cour de Philippe le Bel, on pourrait, sans difficulté, dresser la liste complète de ces premiers surintendants des menus plaisirs royaux.

Mais, à côté de la ménestraudie mercenaire, qui fut assez promptement discréditée, il se forma des communautés libres et désintéressées de bourgeois, d'écoliers et d'artisans, se proposant la bonne et loyale culture de la musique et de la poésie. Ces confréries se multiplièrent

(1) On disait aussi ménestrandie, ménestrauderie et ménestraudise.


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surtout dans les riches cités de Picardie, de Hainaul, d'Artois et de Normandie. Elles se livrèrent à des exercices moins raffinés, mais aussi polis que ceux des cours d'amour qui s'établissaient, à la même époque, en Provence. Au nord, ces réunions reçurent le nom de Puy,< du latin podium, qui désignait une sorte de balcon élevé dans la cavea des théâtres antiques, et signifiait dans la basse latinité, toute éminence, tertre, tribune ou échafaud, sur lesquels pouvaient avoir lieu commodément des concours poétiques et des jeux par personnages (1). On appela aussi, mais plus tard, et surtout dans les PaysBas, ces académies Chambres de rhétorique, et leurs membres rhétoriciens. Quand les Puys se tenaient en plein air et sous les arbres, on les nommait gieus sour formel. Le lauréat recevait pour couronne un des emblèmes indiqués dans les litanies de la Vierge, à savoir, Un chapel de roses, un vase d'honneur, une étoile ou un miroir; il prenait le titre de prince du Puy, et présidait en cette qualité, la solennité de l'année suivante (2) ; il ajoutait quelquefois à son nom Li Couronné.

(1) Dans l'Histoire littéraire de la France, M. Paulin Paris fait venir le nom de Puy, de la ville de Puy-en-Velay, comme ayant fourni le premier exemple de ces réunions. On peut faire à cette origine deux objections : 1° elle est peu d'accord avec l'esprit de rivalité provinciale, et 2° plusieurs de ces établissements, entre autres, ceux de Rouen et de Caen. paraissent antérieurs à celui du Puy-en-Velay, ou, du moins, en sont contemporains

(Si) Cette coutume n'a pas été constamment suivie. Il arrivait quelquefois qu'on nommait prince du Puy, celui qui taisait les frais de la fête, à peu près comme le chorège à Athènes. Dans li Jus Adan, Robert Soumillons, le prince du Puy, est un riche cavalier, qui parait plus propre à payer de sa bourse que de son talent poétique.

Se che non, Robers Soumillons

Qui est nouviau prinches du Pui

Vous ferra (vous frappera).


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Ces jeux, renfermés d'abord dans un cercle presque privé, acquirent bientôt une assez grande célébrité et devinrent chers au patriotisme provincial. La Normandie cite avec orgueil les pays de Caen, de Rouen, de Dieppe; la Picardie, ceux de Beauvais et d'Amiens ; la Flandre, ceux de Lille, de Cambrai, de Douai, de Valenciennes ; l'Artois, ceux de Béthune et d'Arras. Les compositions les plus en usage dans ces concours furent d'abord le chant royal, la ballade et le rondeau, toutes pièces où le dernier vers de chaque couplet devait être répété à la chute de tous les autres, ce qui fit, dans quelques villes, donner à ces morceaux et aux Puys eux-mêmes le nom de palinods (2). Quoique plusieurs de ces sociétés poétiques et musicales eussent été dans l'origine (au XIe siècle), placées sous l'invocation de la Vierge, et destinées à célébrer les fêtes de l'Immaculée conception ou de l'Assomption, l'esprit laïque finit par y prévaloir. Au XIIIe siècle, on en vint à restaurer la plupart de ces puys, notamment celui d'Arras, c'est-à-dire qu'on les mit sur un pied complètement mondain ; on reporta même dans quelques villes, leur célébration, soit à la Saint Valentin (14 février), soit aux fêtes populaires du mois de mai.

Enfin, à la même époque, les jeux par personnages devinrent les exercices favoris de ces Puys restaurés. Nous en avons" sous les yeux la preuve évidente : les trois principales pièces dramatiques que nous a léguées le XIIIe siècle, nous viennent du Puy d'Arras.

Cette riche et florissante cité était, au XIII* siècle, le rendez-vous de tous les plaisirs délicats : tournois, joutes

(2) noàiv, de nouveau ; ô'S», chant. Le Puy de Rouen exigeait que toute pièce de vers qui lui était présentée se terminât par l'éloge de la Vierge.


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galantes, concours de musique et de poésie; toutes les fêtes d'armes et d'amour, s'y succédaient sans relâche; elle était le centre du bon goût, un vrai lieu de liesse pour les trouvères; son puy, composé de bourgeois, d'écoliers et de quelques jeunes seigneurs, était compté parmi les plus célèbres. Dans une chanson fort bizarre, pour ne rien dire de plus, un poète dont le nom ne nous est pas parvenu, fait descendre du ciel,—qui le croirait ? — le père Eternel dans les murs de la bonne ville, pour y jouir de l'agrément sans égal de ses motets, sorte de chants à trois voix alors fort à la mode (1) :

Arras est escole de tous biens entendre : Quand on veut d'Arras le plus caitif prendre, En autre pays se puet pour boin vendre. On voit les honors d'Arras si estendre, Je vi l'autre jour le ciel là sus fendre ; Des voloit d'Arras les motets apprendre (2).

On ne sera donc pas surpris de rencontrer les premiers monuments de notre théâtre séculier dans celte ville, escole de tous biens entendre, pépinière de bons faiseurs de chansons, patrie non seulement du trouvère Jean

(1) Le motet répondait à ce que les compositeurs appellent aujourd'hui variations ou fantaisies sur une phrase musicale. Ainsi l'on chantait lentement le motif d'une antienne, et le trouvère, en adoptant cette intonation, y ajoutait toutes les broderies que pouvait lui suggérer le goût on le caprice. Quelquefois, pour surcroît de difficultés, deux ou trois musiciens distribuaient autant de parties et les exécutaient en paraissant les improviser.

(2) Les deux derniers couplets de cette chanson, malgré le rôle que continue d'y jouer Dieu le père, se ressentent, jusqu'au blasphème, des joies incongrues de carême-prenant ; l'auteur inconnu semble le Parny naïf du XIIIe siècle.


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Bodel, mais encore berceau d'Adam de la Halle, qui fut poète, acteur et musicien, triple qualité que réunissaient aussi les créateurs du théâtre grec. Ce trouvère, qui s'est exercé avec succès dans presque tous les genres de poésie : chansons de geste, rondeaux, ballades, motets, jeuxpartis et dont nos manuscrits conservent les inspirations musicales, nous a dotés de notre première comédie et de notre plus ancien opéra-comique.

Adam de la Halle ou de la Hale, né à Arras vers 1240, est aussi connu sous le nom d'Adam le Bossu, ou le Bossu d'Arras. Il dut ce sobriquet non pas à quelque disgrâce naturelle, comme il a soin de nous l'apprendre.

Et pour chou qu'on ne soit de moi en daserie, (1) On m'appelle bochu, mais je ne le suis mie,

mais bien plutôt aux agréments et à la finesse de son esprit. Fils d'un bourgeois aisé d'Arras, il fit ses premières études dans l'abbaye de Vauxcelles, sur l'Escaut, à peu de distance de Cambrai. Il y prit l'habit des clercs; son père le destinait à quelque gros bénéfice qui eût enrichi et honoré sa famille. Une passion subite vint l'arracher à la vie religieuse. Un jour qu'il était sorti du couvent, Adam vit passer une belle jeune fille, pauvre et vertueuse ; il en devint éperdûment amoureux et l'épousa malgré les remontrances de maître Henri, son père, qui finit par accorder son consentement. la poésie s'éveilla en lui avec l'amour. Les premières années de ce mariage se passèrent dans une douce ivresse : le père suffisait aux besoins des époux : tout entier à sa passion, Adam célébrait, du soir au matin, les perfections de la

(1) Bavardage, cancan.


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belle Marie, en pastorales, rondeaux, motels, dont il composait les airs et les paroles. La plupart de ses poé-. sies nous ont été conservées : elles sont empreintes de grâce, de tendresse, d'une sensibilité exquise et parfois même d'une douce mélancolie. Par la nature de son génie, par son instinct musical, par ses habitudes de vie agréable et nonchalante, Adam semble se rapprocher des troubadours. On dirait un heureux enfant du Languedoc ou de la Provence (ce paradis des chanteurs avant que les Croisés n'en eussent fait un enfer) égaré sous le ciel brumeux de l'Artois.

Tant que dura cette amoureuse ivresse, le poète ne songea point à la satire. La médisance ne germe point dans un coeur que le bonheur remplit tout entier. Plus tard vinrent la satiété, l'ennui des jours perdus,les regrets de l'ambition non satisfaite : alors il eut des accès de mauvaise humeur. Plus d'une fois il annonça l'intention de quitter sa ville natale ; il voulait aller au dehors, à Paris, chercher bonheur et fortune. Ce fut à ce sujet qu'il composa li Jus Adan ou de la Feuillie, dont on peut fixer la date avec une assez grande précision, à l'année 1262, par un passage de la pièce même (vers 461) où est mentionnée la mort récente du pape Alexadre IV, arrivée le 25 juin 1261. — Les personnages sont au nombre de 17 : Adam de la Halle, l'auteur du jeu ; maître Henri, son père; Riquèce Auri, chargé avec Adam, de l'ordonnance de la fête; Hane le mercier ; Walès, fils obscur du bon trouvère Walaincourt ; Guillot-le Petit, Raimelès, tous gros bourgeois d'Arras, et sans doute membres du Puy; de plus, un médecin, un moine, un fou, le père du fou, un aubergiste, dame Douce, Croquesos, courrier d'Hellequin, .prince du royaume de féerie,. Morgae ou Morgane,


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reine des fées, deux autres fées, Maglore et Arsile; enfin, li Kemun, le populaire ou la foule (ôtmiMot).

Ce jeu qu'un siècle et demi plus tard, les clers de la Baroche et les enfants sans souci auraient intitulé sotie ou farce comme Patelin, est bien véritablement une comédie II y a plus; on est étonné, en la lisant, de se sentir amené, malgré soi, à établir un rapprochement inouï, invraisemblable, et que pourtant l'examen et la réflexion confirment, entre cette imparfaite ébauche et un des monuments les plus achevés de la poésie antique, le théâtre d'Aristophane. Est-ce que toutes les origines auraient des points nécessaires de ressemblance ? Toujours est-il certain que le Jeu du mariage Adam ou de la Feuillie présente les trois principaux éléments qui constituent ce qu'on appelait à Athènes l'ancienne comédie, à savoir des personnalités acérées, des obscénités sans voile, et la création ou l'emploi du merveilleux le plus incroyable. Ces ingrédients, il est vrai, ne sont pas mêlés et fondus dans le badinage du trouvère avec l'habileté puissante et l'incomparable richesse de poésie qui a fait absoudre la muse d'Aristophane et l'a consacrée malgré ses souillures. Mais il n'en est pas moins fort curieux de voir, au XIIIe siècle, notre comédie naissante, destinée à devenir si pure et si correcte, débuter par le mépris du décorum, la liberté d'invectives et le fantastique, trois caractères qui ont distingué, dans sa glorieuse et courte existence, l'ancienne et folle comédie d'Athènes.

Signalons pourtant, dès l'abord, une différence essentielle : Adam fustige de sa folâtre marotte les plus notables habitants d'Arras, riches bourgeois, jeunes hobereaux, marchands cupides, moines quêteurs, et jusqu'à


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certains intrigants, favoris redoutables du comte d'Artois; mais il commence (ce dont se garde bien Aristophane) par faire sans ménagement les honneurs de sa personne et de sa propre famille. La gentille Maroie ou Marie, sa femme, et Maître Henri, son père, sont livrés les premiers aux risées, sinon de la foule, au moins des associés du Puy. Ces plaisanteries assez peu discrètes et très peu filiales, ont induit quelques critiques à douter que le Jeu du mariage fût l'oeuvre d'Adam de la Halle ; mais faute de preuves, il faut bien se ranger à l'opinion commune. Il n'est pas d'ailleurs si difficile d'admettre qu'aux termes de leurs statuts, les membres du Puy d'Arras fussent tenus de faire galamment le sacrifice de leur amour-propre aux plaisirs de leurs confrères, et que surtout le poète chargé de la composition du jeu annuel dût n'épargner ni lui, ni ses proches, pour jouir, à son tour, du droit de n'épargner personne. Quoi qu'il en soit, Adam, vêtu comme un étudiant en voyage, c'est-à-dire, d'une cape brune et d'une soutane, s'approche d'un groupe de bourgeois rassemblés hors de la ville :

" Savez-vous Messeigneurs, pourquoi j'ai changé d'habits? J'avais pris femme et maintenant je reviens à la clergie; je vais renouer mes anciens rêves ; mais aupavanl je veux prendre congé de vous tous. Aucun de ceux que j'ai hantés ne pourra dire que je me suis vanté pour rien d'aller à Paris. Il est très bien permis de retrouver sa raison, quelque fasciné qu'on ait été. A grande maladie succède d'ordinaire grande santé... Ne riez pas ; je ne suis pas tellement épris d'Arras et des plaisirs qu'on y goûte, que je veuille renoncer pour eux à l'étude Puisque Dieu m'a donné quelque génie, il est temps de le


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mettre en oeuvre ; j'ai vidé ici trop longtemps ma bourse ».

Mais, lui objecte-t-on, que fera votre jeune femme, Marie, la vive commère ? Quand une fois la sainte Eglise a accouplé deux personnes, il n'y a plus à s'en dédire. C'est avant le conjungo qu'il faut faire ses réflexions. — Par ma foi, répond Adam ; voilà parler comme un oracle ; mais le moyen d'être si sage, surtout quand on est jeune ? »

— L'amour m'a saisi dans ce point où l'amant se pique deux fois, s'il veut se défendre. J'ai été pris aux premiers bouillons de la jeunesse, juste dans la verte et ardente saison, quand la chose a la plus vive saveur. Nul dans ce moment, ne cherche ce qui lui vaudrait le mieux, mais ce qui répond à son désir. L'été était doux et serein, vert et fleuri, doucement égayé par le chant des petits oiseaux. J'étais sous les hauts arbres d'un bois, près d'une fontaine qui coulait sur un sable d'émail, lorsque m'advint la vision de celle que j'ai à présent pour femme, et dont le teint me semble aujourd'hui pâle et jauni. Elle me parut alors riante, amoureuse et délicate ; à présent, je la trouve épaissie, triste et revèche.

Suit une description détaillée des charmes de Marie, tels que l'amant les avait vus ou plutôt rêvés Ce morceau, outre son agrément poétique, a le mérite de nous apprendre quel était, aux yeux de nos ancêtres, le type idéal de la beauté.

— Ses cheveux me semblaient brillants comme l'or(l), bouclés, lisses et frémissants. Aujourd'hui ils sont noirs et tombent en mèches raides et sans grâce. Tout me

(1) Dans le moyen-âgé, ni homme, ni femme, n'était réputé beau s'il n'avait les cheveux blonds.


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paraît changé en sa personne : elle avait le front régulier, blanc, uni, cintré (fenestric) ; maintenant, il me semble étroit et plissé. Elle avait des sourcils arqués, fins, unis, bruns, et peints avec un pinceau, de manière à rendre plus beau son regard ;à présent, ils sont mal rangés et droits, comme, s'ils voulaient prendre leur volée. Ses yeux, qui sont noirs, me semblaient bleus, brillants, bien fendus, prêts à caresser et gros au-dessous ; ses pau pières minces, avec deux petits plis jumeaux, ouvrant et fermant à,volonté, et son regard simple et amoureux. Puis descendait entre les yeux, la fine et droite colonne du nez qui donnait à toute sa figure des proportions parfaites et respirait la gaieté II y avait de chaque côté une joue blanche, faisant, lorsqu'elle riait, deux fossettes un peu nuancées de rouge et qu'on apercevait sous sa coiffe. Non! Dieu ne viendrait pas à bout de faire un visage pareil à ce que le sien me paraissait alors ! La bouche venait ensuite, mince vers les coins, grosse au milieu, fraîche et vermeille comme rose ; puis une denture blanche, jointe, serrée et un menton légèrement divisé. De là naissait un' cou blanc, n'offrant aucune dépression jusqu'aux épaules, uni et, gros en descendant... On avait encore plus de plaisir à voir ses blanches mains, d'où sortaient de beaux longs doigts, à petites jointures, à bouts effilés et couverts d'un bel ongle qui laissait voirie sang, uni, net, et tout près de chair... (1) Je perdis tout empire sur ma raison, et,, depuis, je ne fus content que, lorsque de clerc, je devins mari.

C'est, comme on le voit, de cette palinodie amoureuse qu'est venu l'un des deux titres de la pièce, le Mariage

(I) La description ne s'arrête pas là; mais je ne puis tout citer.


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Adam. Certains biographes de ce poète enjoué, ont eu, à mon sens, le tort de prendre un pareil badinage trop au sérieux. Ce projet de voyage et de désertion conjugale, jeté dans une pièce que nous verrons tout à l'heure être du genre le plus fantastique, leur a semblé une résolution sincère et si formelle qu'ils en ont fait un paragraphe de son histoire. Puis, après avoir vertueusement tancé l'inconstant mari, ils ont gravement cherché s'il avait ou non accompli son mauvais dessein, et plusieurs, sans ombre de preuve, ont conclu pour l'affirmative; d'autres se sont étonnés qu'un poète de si bonne humeur ait eu l'idée d'étaler sur la scène le récit de ses chagrins domestiques. — Le dirai-je? — je ne crois, pour ma part, ni à ces chagrins, ni au projet de quitter Arras et sa femme, ni à ce grand amour pour les écoles de Paris. Tenir pour vérité les plaisanteries d'Adam sur sa jeuns et jolie compagne, c'est à peu près comme si l'on prenait au pied de la lettre le dialogue de l'Impromptu, de Versailles, où Molière aussi s'est mis en scène avec toute sa troupe, y compris M"e Molière: « Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête. — Grand merci, Monsieur mon mari. Voilà ce que c'est ! Le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela, il y a dix huit mois. » Aurait on bonne grâce à conclure de ce plaisant échantillon de la vie de ménage, que Molière témoignait, en réalité, peu de considération pour sa femme, ou que celle-ci méritait l'épithète désobligeante que lui adressait son mari devant la cour et Louis XIV ?

Mais je reviens à notre trouvère. Dans son impitoyable désenchantement de mari ingrat, il met donc à la place d'une suave et voluptueuse peinture digne du pinceau de l'Albane, une caricature grotesque, une hideuse vieille


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de Téniers. Après avoir immolé sa femme de si bon coeur, Adam n'épargne pas davantage son père. Maître Henri est incommodé de la gravelle en punition de certains péchés de jeunesse, dont peut-être n'est-il pas encore bien corrigé. Il a l'oreille dure à toutes les demandes et tient moins à son fils qu'à ses écus. La scène où Adam vient lui annoncer son intention de partir pour Paris est d'un comique assez piquant. Le père approuve ce projet; mais quand vient l'inévitable question d'argent, il se récrie, se lamente :

Guillos le petit. — Or li donnes dont de l'argent :

Pour nient n'est on mie à Paris ?

Maître Henri. — Las dolans! où serait-il pris? Je n'ai mais que XXIX livres (1).

Biaux fiex, fors estes et legiers,

Si vous aiderés à par vous ;

Je sui un vieus noms plains de tous,

Enferm et plains de rhume et fades (2).

Un médecin qui se trouve là fort à point pour lui tâter le pouls, apprend à ce père enrhumé qu'il a une vieille maladie bien autrement sérieuse, celle de l'avarice. Du reste, le mal est assez répandu, bon nombre de gens dans Arras en sont atteints, et il ne se fait pas faute de

(1) Or donne-lui donc de l'argent: On ne vit pas pour rien à Paris. Hélas ! malheureux que je suis ! où le prendrais-je ? Je n'ai plus que vingt-neuf livres.

(2) Beau fils, vous êtes fort et léger, Vous vous aiderez vous-même ; Je suis un vieil homme plein de toux, Infirme et plein de rhume et languissant.

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les nommer. Ces indiscrétions du médecin sur le compte de ses clients devaient avoir beaucoup de succès. Tout le monde connaissait sans doute et applaudissait au passage les noms de ces bourgeois trop économes. Les bourgeoises avaient aussi leur part. Adam met en compagnie de dame Marie, la femme d'Henri des Argans et celle de Thomas de Darnestal, qu'il appelle deux diables incarnés.

Au médecin succède un moine de l'abbaye d'Haspres, près Valenciennes, porteur des reliques de saint Acaire, patron de son couvent. La châsse du saint a la vertu de mettre en fuite le démon et de guérir la folie II ne faut que la loucher et déposer son offrande. Certes l'adroit quêteur a bien choisi le lieu de sa récolte ; chacun s'empresse de mettre la main à sa bourse et de prier saint Acaire, non pas pour soi, mais pour ses amis et ses parents. Toute la ville y passe. Cependant un véritable idiot, criant, gesticulant, hochant le chef, est amené par son père ; mais le pauvre fou jette à la tête de tous ses impertinences et ses trivialités, et, avec l'à-propos qui distingue ses pareils, il se heurte aux sujets les plus épineux, et touche aux questions les plus brûlantes, à celle, entre autres, des censures de Rome et de la récente décrétale d'Alexandre IV contre les clercs bigames, c'està-dire qui ont épousé des veuves ou des filles de moeurs équivoques.

Il est bon de remarquer ici que le poète ne nous a pas dit encore quel motif a réuni un aussi grand coucours de bourgeois aux portes d'Arras, et il ne nous le dira pas, car aucun de ceux qui l'écoutent, ne l'ignore. Il faut donc que nous le disions pour lui. On est au mois de mai et c'est une coutume immémoriale, que dame Morgue ou Morgane, la reine de Féerie (la soeur du fameux roi Arthus) vienne, chaque année, à pareil jour,


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avec ses compagnes, prendre les rafraîchissements qu'on a soin de lui préparer sous une feuillée Déjà les fées sont en chemin. On entend un bruit lointain de clochettes. Ce ne sont pas encore elles ; c'est la troupe bruissante et si redoutée au moyen-âge, nommée la Mesnie Hellequin (1). Hellequin est le roi des enchantements; sa Mesnie est son nocturne cortège. La mesnie Hellequin protège la demeure et la marche des fées ; elle traverse les bois pendant la nuit, jetant l'épouvante partout où elle passe. Enfin arrivent les trois fées, Morgue. Maglore et Arsile qui prennent place autour d'une table chargée de mets qu'Adam et Riquèce ont fait préparer pour elles. Mais, ô malheur ! il manque à Maglore un coutel (2), et elle ressent au vif cette négligence qui lui paraît un affront. Morgue au contraire, très satisfaite, propose de récompenser les ordonnateurs de la fête, en monnaie de fée. Alors,commençant à douer Riquèce-Auri, elle veut qu'il ait beaucoup d'argent, et venant à son compagnon, elle veut qu'Adam soit le plus amoureux de toutes les contrées du monde :

Je voeil qu'il ait plenté d'argent Et de l'autre voeil qu'il soit teus (tel) Que che soit li plus amoureus Qui soit trouvés en nul païs.

Arsile, à son tour, octroie à Adam d'être gai et bon

(1) Hellequin, Herleking, l'Herlenkoenig du Nord (le roi des Aulnes), l'Obéron, le Freyschutz, notre grand veneur de Fontainebleau. Ce sombre roi des fantômes serait-il devenu, peu à peu, de transformation en transformation, notre souple, notre aimable, notre innocent arlequin ?

(2) M. Paris traduit coutel par couteau, M. Francisque Michel par tapis. Lequel choisir ? Dans Robin et Marion, Adam emploie le mot coutel dans le sens de couteau.


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faiseur de chansons et à Riquèce d'avoir toutes marchandises bien venantes et qui multiplient.

Par malheur les dons de Maglore seront bien différents : elle veut que Riquèce soit chauve et n'ait pas un cheveu sur le devant de la tête, et quant à l'autre, qui se vante d'aller aux écoles de Paris, elle veut qu'il n'en fasse rien, qu'il s'acoquine à la compagnie d'Arras et s'oublie entre les bras de sa femme qui est jeune et amoureuse.

Je di que Rikiers soit pelé

Et qu'il n'ait nul cavel devant.

De l'autre qui s'en va vantant

D'aller à l'escole à Paris,

Voeil qu'il soit si atruandis

En la compaignie d'Arras,

Et qu'il s'ouvlit entre les bras

Sa feme, qui est mole et tenre.

Cependant, avant de quitter Arras, les fées ont à coeur de donner un échantillon de leur savoir-faire. D'un signe, elles font avancer une belle allégorie. C'est une machine représentant dame Fortune, muette, sourde et aveugle, et faisant néanmoins tourner sa roue. Nouveau cadre pour des personnalités piquantes, et aussi (ce qui vaut mieux) pour une réhabilitation courageuse : « Voilà, disent les fées, Thomas de Bouriène que Fortune aujourd'hui renverse et tourne sens dessus dessous, mais bien à tort. Il ne méritait pas ce traitement. Celui qui l'a fait mourir, a péché. »

Enfin, toute celte vision s'évanouit; les fées partent en chantant à trois voix le motet noté :

Par chi va la mignotise,

Par chi où je vois.

(Par ici va la mignardise, par ici où je vais) ;


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la table des fées est remplacée par une table de cabaret ; car quel jeu, au XIIIe siècle, peut se passer d'une scène de taverne ? On boit, on joue aux dés, on dupe le moine, on se gausse de saint Acaire et de ses reliques, on entonne en choeur la chanson de la belle Aïa d'Avignon :

Aïa se siet en haute tour... (1)

puis la foule s'écoule, chacun rentre chez soi et ainsi finit le Jeu Adam et de la Feuillée, premier essai de comédie populaire, tout spontané, tout naïf, grossière ébauche très incomplète, mais qui pourtant mérite de faire époque. La plupart des types qu'Adam a mis en scène se sont conservés. Parmi eux, il en est un surtout qui occupe une place considérable sur le théâtre et dans la société au moyen-âge, c'est le Fol ou le Badin. Le même esprit de critique qui inspira l'idée d'instruire les hommes par la voix des bêtes dans l'apologue, inspira aussi celle de faire la leçon aux grands et aux sages par la bouche des fous. Cet être inférieur a un grand avantage pour oser dire la vérité : il n'est pas responsable. Toutes les hardiesses, les plaisanteries, les inconvenances même les plus grossières lui sont permises. Il est la parodie vivante du monde sérieux et officiel. Héros et victime de ses propres facéties ou de celles d'autrui, moqueur et moqué, il remplace le parasite de l'antiquité qui payait son écot à la table du patricien en grimaces et en bons mots.

Nous avons vu commeiit la fée Maglore, par son don vindicatif, avait fait manquer le voyage d'Adam à Paris.

(1) Le manuscrit ne contient que ce premier vers. Tout le monde apparemment savait le reste par coeur.


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Ce départ tant de fois annoncé arriva enfin. Deux ans après, une circonstance imprévue le décida. Le comte d'Artois, Robert II, neveu du roi de France, avait imposé une contribution extraordinaire à la ville d'Arras pour subvenir aux frais de la Croisade. L'évêque et les échevins, chargés de prélever cet impôt, s'y prirent si bien qu'ils furent accusés de s'être payés de leurs peines aux dépens de la Terre Sainte. De plus, la monnaie de la province fut en même temps décriée ; tout le monde se crut lésé, trompé. Dans ces communes querelleuses de la Picardie ou de l'Artois, les bourgeois ne se laissaient guère enlever, sans crier, ni leurs franchises, ni leur argent. La guerre s'ouvrit, comme toujours, par des chansons. Adam de La Halle fut un des plus gais combattants. Ses couplets mordants, injurieux, parfois grossiers, tombaient chaque malin sur l'Evêché et sur la Mairie ; ils suscitèrent des dissensions, des troubles à la suite desquels notre trouvère fut obligé de s'expatrier ; il se retira, non pas à Paris, mais à Douai, avec sa famille.

Cette fois, avant de partir, il adressa à ses compatriotes, sous le titre de Li Congiès, de poétiques et véhémentes imprécations, où éclate un irrécusable accent de vérité.

. . Arras, Arras ! ville de procès, de haine et de trahisons ! Vous qui naguère encore étiez si noble !

On va répétant qu'on vous restaure ! Mais si Dieu ne fait rentrer chez vous l'amour du bien, je ne vois qui pourra jamais vous réconcilier. On aime trop dans vos murs, les espèces sonnantes... Adieu, cent mille fois et plus! Je vais entendre ailleurs l'évangile... car ici l'on ne sait que déguiser la vérité.


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Arras ! Arras ! vile de plait

Et de haine et de detrait, Qui solies être si nobile ; On va disant c'on vous refait : Mais si Diex le bien n'y ratrait, Je ne vois qui vous reconcile... On i aime trop crois et pile... Adieux de fois plus de cent mille ; Ailleurs vais oïr l'Evangile, Car chi, fors mentir, on ne sait.

Le poète y répondait en même temps aux médisants et aux incrédules qui ne voyaient sans doute dans le fils de maître Henri qu'un rimeur sans avenir et un joyeux fainéant : « Je forcerai les plus dédaigneux à m'estimer, et je serai plein d'honneur et de vie, quand déjà on ne se souviendra plus d'eux. »

Ce noble espoir n'a pas été trompé.

Après sa retraite à Douai, suivie peut-être d'un retour de quelques années à Arras, Adam accompagna en 1283, dans le royaume de Naples, Robert d'Artois, neveu de Si-Louis, que Philippe III envoyait près de Charles d'Anjou, pour l'aider à tirer vengeance des Vêpres siciliennes (30 mars 1282). Il est probable que le Jeu de Bobin et Marion servit à embellir les fêtes qui furent célébrées à Naples, en 1284, quand le comte d'Artois fut déclaré régent du royaume et tuteur de Charles II. Quelques vers que Jean Mados, neveu d'Adam, trouvère de profession moins expert que son oncle, et calligraphe par occasion, déposa par un heureux caprice et comme suscription d'un exemplaire du fameux Boman de Troies, nous apprennent qu'en 1288 notre poète avait depuis quelque temps déjà cessé de vivre. Nous savons de plus,


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par le Jeu du Pèlerin, que le comte d'Artois, moins ingrat qu'il n'appartenait à sa position, fit élever, dans la terre étrangère, une tombe à son ménestrel.

L'habile trouvère, en mettant sur le théâtre les deux figures si gracieuses et déjà si populaires de Robin et de Marion, ne pouvait faire un choix plus propre à charmer une cour galante. Ce sujet présente la victoire délicate et loyale remportée par une bergerette sur un chevalier trop entreprenant.

Adam s'inspira de plusieurs motets et pastourelles alors en vogue, et surtout d'une jolie chanson, composée à Naples même par Perrin d'Angecort, un des seigneurs favoris de Charles d'Anjou, peu avant l'arrivée de notre poète dans la Pouille.

Voici un des couplets de cette pastourelle :

Sire, allez-en (allez vous en)

C'est pour noient

Qu'êtes ici assis :

J'aim' loiaument

Robin le gent,

Et ferai tous di.

S'amie sui et serai,

Ne jâ tant com je vivrai,

Autre n'en jorra,

Robins m'aime, Robins m'a,

Robins m'a demandée, si m'aura

Toutefois le dénouement de la chansonnette est tout à fait l'inverse de ce que promet cet amoureux début : Marion succombe. Mieux inspirés, d'autres chansonniers ont trouvé plus délicat, et en même temps plus piquant, de faire triompher la bergère. Adam a préféré, comme


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eux, le cas le plus rare, et il n'a obtenu tant de succès que pour avoir évité le lieu commun. Le lieu de la scène se trouve placé près d'Ayette, village situé aux environs d'Arras, et nous retrouvons parmi les parents et compagnons de Robin, plusieurs de nos connaissances du Jeu de la Feuillée. Rien n'est plus charmant, ni plus frais que la première partie de cette idylle qui forme (l'éloge est bien grand, je le sais) comme le pendant féodal et romantique du groupe classique et suave de Daphnis et Chloé. Dans la rencontre du damoiseau et de Marion, la naïve ignorance de la bergère et la finesse railleuse de la femme, forment un contraste d'une grâce et d'une vérité charmantes. On nous saura gré de citer.

Un chevalier, monté sur un palefroi, armé en chasse, faucon sur le poing, rencontre aux champs, une fillette qui chante:

Robins m'aime, Robins m'a,

Robins m'a demandée, si m'ara.

Robins m'acata cotele (une petite robe)

D'escarlate boune et bêle,

Souskanie et chainturelle (souquenille et petite

Robins m'aime, Robins m'a [ceinture) ;

A leur y va ! Robins m'a demandée, si m'ara.

Le chevalier. — Dieu vous donne le bonjour, bergère.

Marion. — Dieu vous garde, sire.

Le chevalier. — Par amour, douce fillette, contezmoi donc pourquoi vous chan'ez si volontiers et si souvent cette chansonnette.


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Marion. — Biaus sire, il y a bien pour coi J'aim' bien Robins et il moi ; Et bien m'a moustré qu'il m'a chière, Donné m'a cette panetière, Cette houlette et cest coutel.

Le chevalier. — Dis-moi, n'as-tu pas vu un oiseau voler au-dessus de ces champs ?

Marion. — Sire, j'en ai vu, je ne sais combien. — Il y a encore en ces buissons des pinsons et des chardonnerets, qui chantent très joliment.

Le chevalier. — Que Dieu m'aide ! Belle au corps gracieux, ce n'est pas là ce que je demande. N'as-tu pas vu, près de cette rivière, un ane (anas, canard) ?

Marion. — Cest une bête qui brait? J'en vis hier trois sur la route aller au moulin. N'est-ce pas ce que vous demandez?

Le chevalier. — Oui ! me voilà bien avancé. Dis-moi, n'as-tu aperçu aucun héron?

Marion. — Héron ? Sire, vraiment non. Je n'en vis pas un depuis le carême, que j'en vis manger chez Mme Emma, ma grand'mère, à qui sont ces brebis.

Le chevalier. — Ma foi, je reste ébahi; jamais je ne fus si bien refait (gabé).

Marion (s'approchant). — Sire, par la foi que vous me devez, quelle bête est-ce qui est sur votre main ?

Le chevalier. — C'est un faucon.

Marion. — Mange-t-il du pain?

Le chevalier. — Non, mais de bonne chair.

Marion. — Cette bête ! (à part) Robin a bien de meilleures façons : il est bien plus gai, il émeut tout le village quand il joue de sa musette.


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Le chevalier. — Or, dites, douce bergerette, aimeriezvous un chevalier ?

Marion. — Beau sire, tirez-vous en arrière. Je ne sais ce que sont chevaliers. De tous les hommes du monde, je n'aimerai que Robin. Il vient ici matin et soir, tous les jours, et d'habitude ici il m'apporte de son fromage ; encore en ai-je dans mon sein, et un grand morceau de pain qu'il m'apporta à l'heure du dîner (a prangiere).

Le chevalier. — Dites-moi, douce bergère, voudriezvous monter avec moi sur ce beau palefroi ? Nous irions jouer le long de ce bosquet, dans ce vallon...

Marion. — Mon Dieu ! sire, ôtez votre cheval ; il s'en est fallu de peu qu'il ne m'ait blessée! (à part) Celui de Robin ne regimbe pas ainsi, quand je vais près de sa charrue.

Le chevalier. —Bergère, devenez ma préférée, et faites ce dont je vous prie.

Marion. — Sire, retirez-vous d'auprès de moi. Il ne vous convient pas d'être ici. Peu ne s'en faut que votre cheval ne me heurte. Comment vous appelle-t-on?

Le chevalier. — Aubert.

Marion (chantant). — Vous perdez vos peines sire Aubert! — Je n'aimerai nul autre que Robin.

Le chevalier. — Nenni, bergère.

Marion. — Nenni, par ma foi.

Le chevalier. — Croiriez-vous donc vous abaisser en m'aimant? Je suis chevalier et vous bergère.

Marion. — Cela ne fera pas que je vous aime Bergeronnette sui Mais j'ai ami Bel et cointe (bien élevé) et gai.

Le chevalier. — Que Dieu donc vous donne joie, ber-


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gère. — Puis qu'ainsi est, j'irai mon chemin. Aujourd'hui, je ne vous dirai plus mol (Il sort).

Marion. — Trairi, deluriau, deluriau, deluriele, Trairi, deluriau, delurau, deluro.

Robin arrive en chantant. Combien ils sont joyeux de se revoir, comme ils s'embrassent ! Cette scène du berger et de la bergère est remplie de gaieté et de naïve fraîcheur. Marion raconte à Robin son aventure avec le chevalier. « Si j'y étais venu à temps, moi ou Gauthier, ou Baudon, mon cousin, les diables s'en fussent mêlés, ou il ne serait pas parti sans bataille ! »

Marion. — Robin, doux ami, ne t'inquiète pas (ne le caille); mais maintenant faisons fête entre nous.

Puis on s'assied côte à côte, et l'on fait, en riant, un repas frugal, bec à bec ; puis on s'ébat de mille manières ; on danse aux chansons et Robin de faire montre de son adresse en toutes passes et figures de bal.

Robin. — Veus-tu des bras ou de le teste ?

Je te di que je sai tout faire.

Ne l'as-tu point oï retraire (ouï dire). Marion.— Robin, par l'âme ten père !

Sès-tu bien aler du piet ? Robin. — Oïl, par l'ame de me mère !

Regarde comme il me siet,

Avant et arrière, bêle,

Avant et arrière I Marion. — Robin, par l'ame teu père !

Car nous faiz le tour dou chief (de la tête). Robin. — Marot, par l'ame me mère !

J'en venrai moût bien à chief (très bien à bout)

I fait-on tel chière, bêle,

I fait-on tel chière ?


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Marion.— Par l'ame ten père?

Ça nous fait le tour des bras. Robin. — Par l'ame me mère !

Tout ensi con te vaurras...

Marion — Robin, sès-tu mener le treske (la tresse) ? (1)

Robin — Oïl, mais le voie est trop freske (glissante)

Et mi housel sont desquiré (mes houseaux sont

[déchirés).

Enfin, pour compléter la fête, Robin propose d'aller au village chercher un tambour et sa musette, et d'amener Perrette avec Gauthier, Baudon et Roger qui ne seraient pas de trop, si le damoiseau venait. Justement pendant l'absence de Robin, le chevalier revient conter fleurette à la bergère, sous prétexte de chercher son faucon envolé. Nouvelles tentatives de séduction et nouveaux refus. Bientôt Robin reparait, tenant assez maladroitement l'oiseau du jeune seigneur. Celui-ci s'emporte, frappe Robin, place de force Marion sur son cheval et l'enlève malgré ses cris. Gauthier et Baudon accourent et rendent un peu de coeur au pastoureau. Par bonheur, la fillette se défend très bien elle-même et décourage le galant, qui, rebuté par ses dédains et les coups de pied, finit par lui rendre la liberté. Revenue près de ses amis, Marion fait avec ironie compliment à Robin de sa bravoure, puis elle lui pardonne en l'embrassant.

Robin. — Dieu ! comme je serais preux, si le chevalier revenait !

Gauthier. — Paix! Robin ; tu es trop courageux.

Notons cependant que Robin qu'on vient de voir si intimidé en présence du chevalier, déploie un vrai cou(1)

cou(1) de branle qui a conservé son nom dans l'italien tresca.


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rage de berger contre un loup qui emportait un des moutons de la bergerie. Toutes ces nuances, finement saisies et habilement rendues, sont d'un naturel achevé. Le reste de la pièce se passe en danses et en chansons, mêlées de plaisanteries grossières que Robin (il faut le dire à son élog.)) s'empresse chaque fois de faire cesser, On joue au jeu de Saint-Coisne ou de Saint-Quesnet (1), puis au Roi et à la Reine (2). Les jeux terminés, on parle de mariage. Perrette, l'amie de Marion, est accordée après quelques difficultés, avec Warnier, jeune villageois qu'elle aimait, mais qui lui préférait une autre paysanne ; heureusement pour Perrette, on apprend que cette rivale a été séduite par les mauvaises menées d'un garçon du village d'Ayette. C'est le seul trait de satire que l'on trouve dans la pièce. Quant à Robin et à Marion, leur mariage est tellement certain qu'on n'en parle même pas; mais, sur la proposition de Perrette, une danse nouvelle aussitôt commence :

Par amors faisons

Le tresque et Robin le menra

S'il veut, et Huars musera (jouera de la musette)

Et chil doil autre corneront (et les deux autres).

(1) Saint Coisne, je te viens adorer.

Un des joueurs fait le rôle du saint : chacun à son tour vient gravement s'incliner devant lui. En dépit de toutes les grimaces et bouffonneries de saint Coisne, l'adorateur doit garder le plus grand sérieux, sous peine d'amende D'ordinaire, le saint se barbouillait le visage, ou se livrait à dos démonstrations scandaleuses ; bref les moyens qu'il employait n'étaient pas d'un pur atticisme.

(2) Le jeu du Roi et de la Reine consistait en demandes et réponses plaisantes et parfois très libres, que le roi et la reine, choisis par l'assemblée, échangeaient avec leurs sujets. En 1240, le synode de


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Robin entraîne à la danse sa chère Marion, et Péronnelle s'écrie :

Diex, Robin, com c'est bien balé.

Tu dois de tous avoir le los (des louanges).

Et la pièce se termine par celte invitation chantée de Robin :

Venés après moi, venés le sentele, Le sentele, le sentele lès le bos.

« Venez après moi; venez par le sentier, le sentier, le sentier près du bois. »

C'est en suivant le sentier près du bois que les danseurs regagnent le village où seront unis le berger et la bergère.

Quand mourut Adam de la Halle, à Naples, en 1286, déjà depuis trois cents ans, nos pères avaient une poésie française: ils avaient trouvé, dans le poème héroïque, de belles et hautes inspirations; dans le conte, d'heureux moments de vivacité et d'esprit; dans la chanson, une grande variété de rhythmes et d'agréables images; dans la comédie populaire, on vient d'en avoir la preuve, de la gaieté et de charmantes scènes; partout une invention

Worcester plaça ce jeu parmi les amusements déshonnêtes interdits au clergé. (Non sustineant ludos fieri de Rege et Regina). C'est donc bien à tort qu'un ingénieux archéologue de nos jours (M. Paul Lacroix, s'est appuyé sur ce canon pour faire remonter au XIIIe siècle l'origine des cartes à jouer.


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vraiment spontanée et qui ne devait rien à l'imitation. Que leur a-t-il donc manqué pour produire des oeuvres durables que l'on pût lire et admirer encore aujourd'hui?

Il leur a manqué le travail du style, la pratique de cet art pour lequel ils avaient cependant les conseils et les exemples des anciens, l'art de bien dire.

Ce qui empêche de mourir, c'est le rayon divin de la beauté, ce quelque chose de gracieux, de serein, de charmant que la Grèce eut en partage et que le moyenâge ne connut guère avant Dante et Pétrarque. La pensée, tant qu'elle n'a pas la couleur, l'image et la symétrie qui lui conviennent, tant qu'elle ne résonne pas harmonieusement à l'oreille, n'est qu'un rudiment imparfait.

Le style a donc été la partie faible de la poésie du moyen-âge. On avait beaucoup emprunté à l'antiquité latine, la seule que l'on connût assez bien, dans la philosophie, dans les sciences physiques, dans la législation; la théologie elle-même avait porté le respect d'Arislote jusqu'à l'abus de ses méthodes. Ceux qui avaient tant d'admiration pour les Anciens auraient bien dû, comme écrivains, se faire leurs disciples. Il y avait là plus d'un guide qu'ils pouvaient suivre sans s'égarer. Mais cette argumentation perpétuelle qu'ils appliquent à tout, en la défigurant par une langue latine de convention, les empêche de voir combien le style des maîtres a de puissance, même pour opérer la conviction. Quand les idiomes vulgaires commencèrent à prévaloir, on était accoutumé depuis trop longtemps à la barbarie scolastique, pour sentir le besoin de rechercher dans le français une précision, une élégance, une harmonie dont on se passait en latin. Les poètes, par qui surtout se forment les langues,


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n'étaient que des improvisateurs, forcés d'obéir pour être compris et goûtés, aux exigences du pays et du moment. Une langue abandonnée à tant de hasards ne pouvait avoir ni unité, ni fixité...Aussi, quand cette négligence de l'art d'écrire ne fut plus compensée par l'invention, la poésie française déclina rapidement. Le XIVe et le XVe siècle en virent la décadence en quelque sorte inexorable. Chose étrange ! ces deux siècles qui, sous le rapport politique, présentent un sensible progrès, ces deux siècles qui assistent à la sécularisation de l'Etat par Philippe le Bel, à la première proclamation des droits de l'homme, au réveil de la vie mondaine avec les Valois, au premier règne de la bourgeoisie patriote et intelligente avec Etienne Marcel, à l'inauguration d'une royauté administrative et dévouée avec Charles V, à la grande proclamation de la sainteté de la Patrie avec Jeanne d'Arc, puis à de prodigieuses découvertes qui changèrent la face du monde, ces deux siècles, dis-je, virent mourir tout ce qui avait fait l'âme du moyenâge, et semblèrent, en fait d'art et de littérature, comme les paralytiques de la piscine, attendre la vie d'un souffle nouveau. Ce souffle vint de l'antiquité qui, vers la fin du XV siècle, sortit de son tombeau, au moment juste où elle devenait nécessaire à l'éducation de l'humanité. A peine la belle ressuscitée se montra-t-elle dans sa sobre élégance et sa sévère beauté, que tous furent fascinés. Chacun renia ses pères, se fit aussi irrespectueux que possible, et pour plaire à sa nouvelle et charmante maîtresse, se crut obligé de commettre des excès de zèle qu'elle même eût désapprouvés.

Le commencement de notre siècle a vu la première réaction contre ce changement de goût qui avait été

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accepté par trois siècles sans une seule protestation. Comme il fallait s'y attendre, cette réaction à son tour dépassa toute mesure.

Aujourd'hui on est plus juste envers tout le monde, et plus sage. On ne médit plus du moyen-âge au nom de l'antiquité; on ne maudit plus la Renaissance au nom du moyen-âge. On reconnaît que d'âge en âge la figure de l'éternelle beauté prend des traits plus distincts et plus délicats, et que la nature humaine n'a pas été créée pour marcher dans un cercle, mais pour monter lentement les pentes éternelles.


LE

DRAME DE LA PASSION

à Oberammergau, en 1890

par M. l'Abbé J. DEPOTTER

(Membre résidant.

I

Oberammergau.

Vous me demandez, Messieurs, de vous faire assister au V célèbre Passionsspiel ou jeu de la Passion d'Oberammergau : c'est un souvenir du Moyen-Age, une représentation des Mystères que je vous offrirai à la fin du XIXe siècle.

Transportons-nous d'abord à Munich, dans cette magnifique résidence des rois de Bavière où l'on ne sait ce que l'on doit le plus admirer de la splendeur et du nombre des monuments ou des trésors artistiques qu'ils renferment. Le chemin de fer nous fait longer ensuite le charmant petit lac de Starnberg sur les bords duquel on voit un monument indiquant l'endroit où l'infortuné Louis II et son médecin périrent si mystérieusement il y quelques années. Nous arrivons à Oberau, au pied des


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Alpes bavaroises, dernière station sur la route d'Oberammergau. C'est ici qu'il faut chercher une voiture : une centaine de véhicules encombrent la cour de la gare, et les cochers appellent dans toutes les langues les voyageurs condamnés à subir leurs exigences. Heureux sont ceux qui ont pris soin de prendre à Paris des billets de l'agence Coock ; transport et logement leur sont assurés à l'avance

La route qu'il faut suivre serpente constamment sur le flanc de la montagne; elle est bordée à gauche par des précipices où l'on aperçoit de nombreuses cascades tombant des rochers et les cimes des sapins croissant au fond du gouffre. Il n'y a sur le chemin qu'une seule localité un peu importante, c'est le bourg d'Ettal, avec son abbaye de bénédictins fondée en 1330, par Louis de Bavière. L'église du monastère est remarquable par sa vaste coupole peinte par Knoller; on y voit plusieurs tableaux du même maître et cinq ou six corps de saints martyrs dont les ossements enchâssés dans la cire sont recouverts de riches vêtements. Un pèlerinage en l'honneur de la Sainte-Vierge y attire depuis plus de cinq siècles, une foule considérable de fidèles. En 1803, l'antique couvent fut sécularisé; une brasserie s'est installée dans ses murs.

En sortant d'Ettal, nous entrons dans la vallée de l'Ammer et nous arrivons bientôt au terme du voyage. Oberammergau compte douze à treize cents habitants : il est situé en amont de la rivière qui lui a donné son nom ; un rocher dénudé d'une altitude de 1,400 mètres, le Kofel, domine le village, il est surmonté d'une immense croix qui se dessine dans l'azur du ciel. L'église se trouve à peu près au centre des habitations, elle est


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grande et parfaitement éclairée ; la voûte est ornée de peintures à fresque, les murs chargés de tableaux et de sculptures en bois doré. Dans un coin sont suspendus quatre boulets lancés en 1800 par les Français, sur le village alors occupé par les Autrichiens. Près de la porte, sous une peinture allégorique, on a dressé la liste de tous les enfants du pays tués à l'ennemi : les derniers sont de 1871 ! Les maisons ont généralement la forme d'un chalet à étage, avec pignon sur la rue ; les façades soigneusement blanchies à la chaux sont percées de petites fenêtres à contrevents verts ; souvent elles sont décorées de fresques représentant des scènes de l'Ancien et du Nouveau-Testament, surtout des sujets empruntés à la Passion.

Il est impossible de décrire l'impression que l'on éprouve au premier aspect de cette population qui doit figurer tout entière dans le grand drame liturgique. Involontairement on s'ingénie à deviner dans les villageois qu'on rencontre l'acteur du lendemain. Ces hommes aux longs cheveux qui leur tombent sur les épaules sont à coup sûr des Nazaréens ; ce sont peut-être des apôtres; l'un d'entre eux ne serait-il pas le Christ luimême? Ceux-ci ont la démarche grave dès docteurs de la loi ; la majesté de ceux-là semble indiquer Caïphe, Pilate ou Hérode. Malheur à celui dont l'air dur, les traits grossiers, le regard fuyant, la chevelure rousse font penser à Judas, aux ennemis du Sauveur et à ses bourreaux, on s'en détourne avec une sorte de répulsion instinctive.

Ne croyez pas cependant que l'habitude de la scène ait introduit dans les moeurs des habitants d'Oberammergau quelque chose de faux et d'emprunté. C'est une


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population honnête, sympathique, hospitalière ; les villageois accueillent avec une véritable cordialité les milliers d'étrangers qui envahissent leurs demeures ; et s'ils ne sont pas insensibles aux bénéfices que leur procure ce prodigieux concours, ils n'en abusent point pour exploiter leurs visiteurs. Ce serait d'ailleurs aller contre l'esprit du Passionsspiel ; la représentation de la Passion est essentiellement une oeuvre de piété. En voici l'histoire :

En 1633, il régnait dans les pays voisins de l'Ammerthal une épidémie extrêmement meurtrière. Bien que la vallée de l'Animer soit séparée de ces pays par les montagnes et qu'on eût pris toutes les précautions pour se préserver du fléau, il y pénétra néanmoins. Un journalier d'Oberammergau voulant célébrer avec sa famille la fête du village, vint d'Esheulohe, où il travaillait pendant l'été. Il réussit à franchir les montagnes par des sentiers dérobés, se glissa dans sa maison et y apporta la maladie. Le lendemain, il était mort. Quatre-vingts personnes furent emportées par le fléau dans l'espace de trois semaines. Les habitants firent voeu, s'ils échappaient à la terrible épidémie, de représenter tous les dix ans, la Passion de Notre-Seigneur. Leur confiance ne fut pas trompée; le mal ne fit plus aucune victime. L'année suivante, on jouait la Passion pour la première fois ; et depuis 250 ans, en dépit de tous les obstacles, les habitants d'Oberammergau n'ont jamais voulu laisser protester la parole de leurs ancêtres.

Le texte primitif fut composé par un moine de l'abbaye d'Ettal; le précieux manuscrit se conserve encore aujourd'hui dans la famille du bourgmestre. C'est une oeuvre d'une simplicité naïve, qu'on s'étonne de rencontrer au XVIIe siècle : Satan et les démons sortent de l'enfer


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comme de vulgaires acteurs pour venir jouer leur rôle sous les yeux des spectateurs. Plusieurs fois remanié, le texte du drame a été complètement refondu en 1862 par M. Daisenbergër, le cure de la paroisse.

Primitivement, il n'y avait qu'une seule représentation, et la scène se dressait dans le cimetière, à la porte de l'église. En 1840, on construisit un théâtre en dehors du village et la Passion fut jouée trois fois; en 1880, le nombre des représentations s'éleva à quarante ; il y en aura eu plus de soixante cette année.

On s'étonne et avec raison que de simples montagnards arrivent à donner à leur action dramatique la perfection que tous les critiques s'accordent à lui reconnaître. Mais il fout remarquer que le sentiment artistique est particulièrement développé dans ce petit village ; on y trouve, outre une école de chant, une école de sculpture entretenue aux frais de la commune ; une bonne partie des recettes de la Passion est consacrée au développement et à l'amélioration de cette école. Pendant la saison d'hiver, la plupart des hommes travaillent le bois ; il n'est presque pas de maisons qui n'aient leur étalage d'objets sculptés, statues, statuettes, fournitures de bureau. Puis, si l'on me permet de le dire, la Passion est le tout de cette humble bourgade ; c'est son honneur et aussi sa grande ressource.

L'ambition de ces montagnards est d'y remplir un rôle; c'est un héritage de famille que chacun s'attache à conserver. L'enfant lui-même est élevé dans ces idées; à cinq ans, il figure dans les tableaux vivants ou bien il jette des fleurs sur le passage du Sauveur à son entrée à Jérusalem ; à quinze ans, il a sa place parmi les anges ; à vingt-cinq ans, il prend part au dialogue. De nombreuses


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répétitions le préparent à paraître sur la scène; des représentations intimes font valoir ses ressources dramatiques, et quand vient le jour où les rôles doivent être définitivement attribués, l'opinion publique est faite sur le mérite de chacun.

C'est vers le mois de décembre qui précède la grande année ; on célèbre dans l'église paroissiale une messe solennelle suivie du chant du Veni Creator. A l'issue de la messe, le Conseil communal et les principaux acteurs des années précédentes se réunissent pour admettre ou rejeter au scrutin secret les candidats proposés pour les rôles vacants. Quelques femmes paraissent sur la scène ; la sainte Vierge et les saintes Femmes de l'Evangile ont leur place marquée dans le drame de la Passion ; mais leur rôle est assez ingrat. La voix d'une femme n'a pas la portée suffisante pour se faire entendre facilement en plein air dans une pareille enceinte ; l'effort de la voix nuit au naturel du débit; aussi les scènes où ces personsages interviennent sont-elles toujours fort courtes.

II

Le drame de la Passion.

Le théâtre s'élève à découvert dans une immense prairie. En face des gradins, où près de six mille personnes peuvent trouver place, s'étend une avant-scène ou Proscenium de quarante deux mètres de large. Cet espace est réservé au choeur et aux évolutions de la foule ; il est fermé vers le fond par la scène proprement dite et sur les côtés par une colonnade qui encadre toute


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l'avant-scène. La scène se divise en trois parties, celle du milieu qui est couverte, fermée par un rideau, munie de coulisses et de décors mobiles ; de chaque côté de ce théâtre s'ouvrent sous de larges portiques deux percées profondes garnies de maisons, ce sont les rues d'Anne et de Bélhanie; enfin, s'adossant aux portiques et se reliant à la colonnade, deux palais qui se correspondent, celui d'Anne et celui de Pilate. Les Alpes Bavaroises avec leurs flancs couverts de hêtres et de sapins, leurs crêtes rocheuses, dominent cet incomparable tableau.

Le spectacle se compose de trois éléments : les choeurs, les tableaux vivants et le drame liturgique : tous les arts, on le voit, se réunissent pour chanter un hymne magnifique au Rédempteur.

I. — LES CHOEURS. —■ Soutenus par un orchestre invisible de trente-quatre musiciens, les choeurs sont exécutés sous la direction du choryphée par vingt-quatre personnes, hommes ou femmes, portant au front une couronne dorée et vêtus de tuniques blanches que recouvrent de riches manteaux de diverses couleurs.

Les chants sont intimement liés aux tableaux vivants dont ils donnent en quelque sorte l'explication et le commentaire. Comme autrefois dans la tragédie grecque, le choeur, juge moral de l'action, n'en est pas nécessairement le témoin : au moment où les acteurs entrent en scène, il disparaît par la colonnade du proscenium.

La musique semble inspirée par les oratorios classiques de Haendel et de Haydn; c'est une suite de récitatifs lents et solennels, de facture peu variée, coupés par des morceaux d'ensemble. A l'imitation du choeur antique, chaque couplet se compose d'une strophe et d'une antistrophe de quatre vers.


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Il est impossible de rendre l'effet produit sur l'immense auditoire, lorsqu'avant la scène du crucifiement, les choristes, revêtus pour la circonstance de longs manteaux de deuil, viennent sur le théâtre pleurer la grande victime. Le choryphée prend la parole et au souvenir du Christ qui va mourir pour le salut du monde, il invite les spectateurs au repentir et à la reconnaissance. Cette exhortation à moitié déclamée, à moitié chantée, sur un ton plaintif, est un prélude auquel le choeur répond par une mélopée que l'on dirait entrecoupée de sanglots et pendant laquelle on entend les coups de marteaux tomber lourdement sur la croix qui se prépare derrière la toile.

If. — LES TABLEAUX VIVANTS. — Saint Paul écrivait aux Corinthiens que tout dans l'Ancien-Testament était la figure du Nouveau : « Omnia in figura contingebant illis » (I, Cor. x, 11). S'inspirant de cette pensée, le pieux auteur du drame d'Oberammergau a rapproché les figures de l'émouvante réalité qui se déroule sur la scène : elles passent, comme une sorte d'apparition, sous les yeux des spectateurs.

Un exemple rendra plus sensible cette disposition du drame. Au début, le choeur est rangé sur l'avant-scène, le Coryphée, d'une voix grave et douce, récite le prologue qui développe cette pensée : l'homme a péché, mais Dieu lui pardonnera. Tout à coup le choeur ouvre ses rangs, le rideau se lève, et l'on voit au fond du théâtre, Adam et Eve immobiles de terreur; ils ont péché; un chérubin, debout sur la pointe d'un rocher, les menace de son épée flamboyante; tout est nu, dépouillé; c'est une scène de désolation sur une terre qui porte l'empreinte de la malédiction divine. Mais l'espérance est


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permise au malheureux ; n'a-t on pas dit que Dieu lui pardonnera ? Le rideau se lève une seconde fois ; dans un fond resplendissant apparaît une croix radieuse; des anges l'adorent, des mères l'entourent en la montrant à leurs petits enfants agenouillés comme le signe du salut, le gage du pardon.

Au cours de l'action, se succèdent ainsi une vingtaine de tableaux qui s'adaptent à ses diverses péripéties : C'est Joseph, vendu par ses frères, figure du Sauveur vendu par un des siens ; la manne du désert, la grappe de raisin de la Terre promise, emblèmes de la SainteEucharistie; le triomphe de Joseph, présage de celui du Christ; la chute de l'allièreVasthi et l'élévation d'Esther, symbole de la chute de la Synagogue et de la grandeur future de l'Eglise, etc.

On ne saurait imaginer rien de plus parfait que ces tableaux vivants où figurent souvent plusieurs centaines de personnes ; l'ordonnancement de tout ce monde est admirable et indique un art consommé; les petits enfants eux-mêmes sont dans une immobilité qui fait illusion : on dirait un groupe colossal, une fresque immense dûs au génie d'un Raphaël ou d'un Michel-Ange. Armes, costumes, décoration des maisons, appareil royal des cours des Pharaons, des rois de Juda ou de Syrie, tout a été étudié sur les monuments anciens par l'artiste dont le talent rend à ravir le vaste horizon du désert, avec ses oasis, ses palmiers, ses citernes antiques.

III. — LE DRAME. — Le drame d'Oberammergau n'a rien de commun avec la tragédie classique et ses règles étroites. La scène change à chaque instant ; elle est tantôt à Jérusalem, tantôt à Béthanie ou au jardin des Oliviers, dans les palais de la ville Sainte ou sur le


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sommet du Calvaire. L'action dure depuis l'entrée triomphale du Sauveur à Jérusalem jusqu'à son Ascension, c'est-à-dire plus de six semaines : mais une chose domine tout de sa majestueuse unité, c'est la Passion de NotreSeigneur Jésus-Christ.

Les faits sont connus, ils ne laissent aucun champ à l'imagination de l'auteur; les paroles sont dans toutes les mémoires ; et cependant ce drame où rien n'est imprévu, touche, émeut, passionne ; dans cet auditoire de six mille spectateurs, il y a des croyants et des incrédules, mais il n'est personne qui ne subisse l'influence d'un pareil spectacle.

Le choeur du prologue s'est retiré : on entend dans le lointain un bruit confus d'acclamations ; la foule se rapproche, elle sort de toutes les rues de Jérusalem, plus de trois cents personnes portant des palmes et chantant l'hosanna envahissent le proscenium et s'étagent sur les degrés des palais d'Anne el de Pilale. La scène présente un aspect indescriptible. Jésus paraît sur une ânesse; calme, majestueux, il bénit au passage les enfants et leurs mères. Il met pied à terre à la porte du Temple dont les portiques sont encombrés d'une foule de marchands. Le Sauveur ne peut souffrir cet outrage à la maison de son Père, et faisant un fouet de quelques cordes qui se trouvent sous sa main, il chasse du lieu saint les vendeurs qui le profanent.

Les Princes des prêtres et les Pharisiens que ce triomphe exaspère vont s'unir pour la vengeance aux marchands du temple, et l'intrigue du drame est nouée dès le premier tableau.

Les membres du Sanhédrin s'assemblent; ils délibèrent sur les mesures à prendre contre Jésus ; dans un


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réquisitoire violent et passionné; Nathanaël, l'un d'entre eux, demande qu'on arrête le Galiléen; les marchands introduits au sein du Conseil promettent le concours le plus dévoué contre l'ennemi commun.

Pendant ce temps Jésus se prépare au grand sacrifice. Nous le trouvons sur le chemin de Béthanie avec ses apôtres à qui il prédit les scandales de sa passion, il entre chez Simon le lépreux où il fait ses adieux à Lazare et à ses soeurs, Marthe et Marie ; c'est là aussi qu'il rencontre la sainte Vierge accompagnée des saintes femmes. Les adieux du Sauveur et de sa mère atteignent dans leur majestueuse simplicité le pathétique le plus attendrissant ; et certes, ce n'est pas une des moindres merveilles d'Oberammergau de voir des milliers de spectateurs saisis en même temps par ces fortes émotions auxquelles les plus indifférents sont incapables de résister.

Au retour, le Sauveur verse des larmes sur la cité déicide qu'où aperçoit dans le lointain ; c'est à ce moment que Judas, qui s'est un peu écarté du groupe des apôtres, est rejoint par les marchands du temple. Ils ont bientôt triomphé des derniers scrupules de cette âme vénale; le lâche a promis de livrer son Maître.

Tout est prêt pour la Cène : Jésus lave les pieds de ses disciples, il institue devant eux la sainte Eucharistie. Les apôtres sont rangés autour de la table comme dans la célèbre toile de Léonard de Vinci; ils reçoivent dans un profond silence le pain et le vin consacrés que NotreSeigneur leur distribue. Cette scène, admirablement reproduite d'ailleurs, est accueillie par l'assemblée avec un religieux respect. Cependant Judas quitte la salle pour aller loucher le prix de son infâme trahison, et Jésus se rend avec les siens au Jardin de l'Agonie.


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Une foule confuse vient bientôt l'y saisir. Enchaîné comme un vulgaire malfaiteur, il comparait devant Anne qui le laisse souffleter; puis il passe au tribunal de Caïphe au milieu des sarcasmes des soldats qui l'entraînent. De faux témoins l'accusent de crimes imaginaires: mais ce qui le fait condamner à mort, c'est la déclaration solennelle de sa divinité. Quelle incomparable majesté dans ce Christ si humilié et pourtant si grand en face de ses ennemis ! A partir de ce moment, Jésus est abreuvé d'opprobres, suivant l'énergique expression du prophète Jérémie. L'Evangile a décrit ces scènes lamentables, mais leur reproduction dramatique leur donne un relief qui en grave les détails d'une manière ineffaçable. Nous assistons aux outrages des valets, au reniement de saint Pierre, à la fin terrible de Judas. Cette dernière figure semble esquissée avec un soin particulier par l'auteur; il est vrai que cet odieux personnage fait mieux ressortir que tous les autres l'ineffable bonté de Jésus La soudaine irruption du traîtie au milieu de la salle du conseil, ses véhémentes imprécations, son désespoir produisent une impression profonde, et la toile tombe au moment où l'infortuné se lance dans l'espace pour en finir avec la vie.

Jésus paraît devant Pilate; lui seul peut ratifier la sentence capitale portée par le Sanhédrin. La foule s'agite tumultueusement sur l'avant-scène. D'habiles meneurs parcourent les groupes et entretiennent l'irritation populaire qui se traduit par d'immenses clameurs. Du haut de son palais, le gouverneur romain contemple ce spectacle ; il sait à quel mobile le peuple obéit et ce que valent ses réclamations; il a de l'honneur, de la dignité et un sentiment léel de la justice, mais il tient à sa place, et


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pour concilier sa conscience avec son intérêt, il a recours à de misérables expédients. Le renvoi du Sauveur à Hérode. la flagellation, l'odieux parallèle de Jésus et de Barabbas, n'ont d'autre résultat que de prolonger l'agonie de la victime. Pilate cède enfin, mais à regret; il se lave les mains comme s'il voulait en effacer la tache du sang ■qu'il va verser; et brisant son bâton de commandement, il en jette les morceaux à la foule qui hurle ce cri terrible: « Que le sang du juste retombe sur nous et sur nos enfants ! »

Sur la route du Golgotha, le bon Cyrénéen, Marie, Véronique, les filles de Jérusalem paraissent tour à tour: enfin la toile se lève et laisse apercevoir la croix du Sauveur qui se dresse lentement au sommet du calvaire ; Marie et saint Jean se tiennent debout à ses côtés, Madeleine est à ses pieds; un peu plus loin, les princes des prêtres s'applaudissent de leur victoire et insultent à leur victime, et les bourreaux, nonchalamment étendus par terre, tirent au sort la robe du crucifié. Tout à coup Jésus pousse un grand cri; le tonnerre gronde, les ténèbres envahissent la scène ; l'Homme-Dieu expire, la Rédemption du monde est consommée !

La descente de croix est empruntée au tableau si connu de Rubens, comme tout à l'heure les scènes de la flagellation et du couronnement d'épines reproduisaient deux toiles du Guide.

La Résurrection du Christ précédée d'un joyeux chant de triomphe clôt la série des mystères. Un dernier tableau présente aux regards le Sauveur qui s'élève majestueusement vers le ciel, tandis que Marie et les Apôtres contemplent avec amour le vainqueur de la mort qui retourne vers son Père.


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Tel est le drame d'Oberammergau ; oeuvre unique, car on ne lui connaît nulle part de rivale ; oeuvre d'une, incontestable puissance, car elle captive pendant une journée entière des milliers de spectateurs : commencée à huit heures du matin, l'action, à peine interrompue pendant six quarts d'heure à midi, s'achève vers cinq heures du soir ; et personne ne songe à se plaindre de la longueur du spectacle. Il me sera permis d'ajouter : oeuvre religieuse et sainte. Boileau se moquait bien à tort de ces drames du XIV siècle où l'on

Jouait les Saints, la Vierge et Dieu par piété.

(Art poétique, chap. ni).

Les montagnards d'Oberammergau ne font pas autre chose. C'est la piété, ou si l'on veut, le sentiment religieux qui inspire cette grande manifestation d'une population accomplissant, à trois cents ans de distance, un voeu fait par ses ancêtres; le sentiment religieux anime les acteurs eux-mêmes, et leur fait trouver comme naturellement le ton, l'allure, les attitudes qui conviennent à la représentation du plus auguste de nos mystères. Il n'est pas jusqu'à l'assistance qui ne subisse l'impression du sentiment religieux. Pendant toute la durée du spectacle, on n'entend pas un mot. on ne remarque pas un signe qui indique la moindre désapprobation L'immense auditoire, composé d'éléments si divers, reste calme, silencieux, absorbé par l'action qui se déroule devant lui; la fin du


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drame est accueillie avec le même silence respectueux ; et si quelque enthousiaste voulait donner le signal d'applaudissements pourtant bien mérités, sa tentative serait vite réprimée. N'est ce pas une preuve de cet esprit de foi que la grâce divine a déposé dans toute âme régénérée par le sang du Rédempteur ?



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LISTE

des

MEMBRES TITULAIRES, HONORAIRES ET CORRESPONDANTS

de l'Académie d'Arras.

MEMBRES DU BUREAU

Président :

M. DE MALLORTIE,*,0.©, Principal honoraire du Collège.

Chancelier : M. . .

Vice-Chancelier :

M. PAGNOUL, 0. O, Directeur de la Station agronomique du Pas-de-Calais.

Secrétaire-Général : M. le Chanoine DERAMECOURT, Supérieur du Petit Séminaire.

Secrétaire-Adjoint.

M. L. CAVROIS, C. *, ancien Auditeur au Conseil d'Etat.

Archiviste: M. G. DE HAUTECLOCQUE (le Comte). Bibliothécaire : M. Aug. WICQUOT, 0. 0, Bibliothécaire de la Ville.


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MEMBRES TITULAIRES

Par ordre de nomination.

MM.

1. DE MALLORTIÈ, *, 0. O, Principal honoraire du Collège

Collège

2. Ed. LECESNE, &, 0. Q, ancien Adjoint au Maire

d'Arras (1853).

3. SENS, #, C. *, etc., 0. Q, ancien Député (1860).

4. C. LE GENTIL, %Ç, a, ancien Juge au Tribunal civil

(1863).

5. PAGNOUL, 0. <J, Directeur de la Station agronomique

du Pas-de-Calais (1864).

6. PARIS, Sénateur, ancien Ministre (1866).

7. P. LECESNE, Q, Vice-Président du Conseil de Préfecture

Préfecture

8. G. DE HAUTECLOCQUE (le comte) (1871).

9. ENVENT (l'Abbé), Chanoine titulaire. Archiprêtre de

la Cathédrale (1871).

10. TRANNOY, *, 0. O, ancien Directeur de l'Ecole de

Médecine (1872).

11. GOSSART, 0. O, Chimiste, ancien Professeur à l'Ecole

Médecine (1873).

12. L. CAVROIS, C. #, ancien Auditeur au Conseil d'Etat,

(1876).

13. RICOUART, ê, 0. O, Adjoint au Maire d'Arras (1879).

14. WICQUOT, 0. <0», Bibliothécaire de la Ville (1879).

15. GUÉRARD, Juge au Tribunal civil (1879).

16. Adolphe DE CARDEVACQUE (1881).

17. Em. PETIT, Président du Tribunal civil (1883).


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MM.

18. DERAMECOURT (l'Abbé), Chanoine, Supérieur du Petit

Séminaire d'Arras (1884).

19. J. LELOUP, *, ancien Industriel, Conseiller général

(1884).

20. J. BOUTRY, *, a, Juge au Tribunal civil (1884).

21. P. LAROCHE, Directeur de l'Imprimerie du Pas-deCalais

Pas-deCalais

22. LORIQUET, O*, Archiviste du département (1885).

23. E. DEUSY, Avocat, Juge suppléant au Tribunal civil

(1887).

24. V. BARBIER, Directeur du Monade-Piété (1887).

25. ROHART (l'Abbé), Professeur de théologie (1887).

26. DEPOTTER (l'Abbé), Vicaire général (1887).

27. C. LELEUX (l'Abbé), Vicaire général (1888).

28. E. CARLIER, &, Inspecteur du service des enfants

assistés (1888).

29. GUESNON, 0. 0, ancien Membre honoraire (1890).

30. BOUCRY, Professeur de rhétorique au Collège (1891).

MEMBRES HONORAIRES.

par ordre de nomination. Lis lettres A. R. indiquent un ancien Membre titulaire ou résidant.

MM. BOISTEL, ancien Juge au Tribunal civil de première instance à St-Omer, A. H. (1852). CAMINADE DE CASTRES, 0. $, ancien Directeur des

Contributions indirectes, à Paris, A. R. (1870). COINCE, Ingénieur des Mines, A. R. (1870).


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MM. PAILLARD, C. ancien Préfet du Pas-de-Calais(1875).

PIERROTTI (le docteur Ermette), *, Ingénieur honoraire de la Terre-Sainte (18771.

J.-M. RICHARD, Q, ancien Archiviste du Pas-deCalais, à Laval, A. R. (1879).

Mgr MEIGNAN, 0. f, Archevêque de Tours (1882).

BRÉGEAUT, 0. *$, Pharmacien, A. R. (1883).

Mgr DENNEL, Evêque d'Arras, Boulogne et St-Omer (1885).

Jules BRETON, C. é, Membre de l'Institut (1887).

Louis NOËL, *, Statuaire.

Charles DAVERDOINGT, Peintre d'histoire, à Averdoingt (1888).

H. TRANNIN, 0.0, Docteur ès-sciences, A. R. (1891).

MEMBRES CORRESPONDANTS

par ordre de nomination.

MM. BRIAND (1843).

DANCOISNE père, Notaire honoraire à Hénin-Liétard

(1844). Ed. LE GLAY, &, Hr 1, ancien Sous-Préfet (1844). DARD (le baron), 0. $. Q, à Aire-sur-la-Lys (1850). SCHAEPKENS, Professeur de peinture, à Bruxelles. J. DELVINCOURT, à Paris (1852). DE BAECKER, #, Hommes de lettres, à Bergues(1853). H. D'HAUSSY, à St-Jean-d'Angely (1854).


- 359 —

MM. BENEYTON, à Donne-Marie (Alsace-Lorraine) (1856).

DORVILLE, ancien Employé à l'administration centrale des Télégraphes (1857).

VÉRET, Médecin-Vétérinaire, à Doullens (1857).

MAIRESSE, Ingénieur. (1857).

HAIGNERÉ (l'abbé), <J. Secrétaire perpétuel de la Société académique de Boulogne (1857).

J. PÉRIN, Avocat, Archiviste-Paléographe (1859).

DEBACQ. Secrétaire de la Société d'Agriculture de la Marne (1860).

Fr. FILON, Directeur de l'école Lavoisier, à Paris.

Léon VAILLANT, $. Professeur au Muséum, à Paris (1861).

MOUGENOT, Homme de lettres, à Malzéville lezNancy (1860).

G. GERVOSON, Membre de la Société Dunkerquoise (1863).

DE FONTAINE DE RESBECQ, %, 0. %, 0. Q, ancien Sous-Directeur de l'Instruction primaire au Ministère de l'Instruction publique (1863).

LEURIDANT, Archiviste et Bibliothécaire, à Roubaix (1863).

V. CANET, Secrétaire de l'Académie de Castres (1864).

GUILLEMIN, Secrétaire de l'Académie de Châlonssur-Marne (1867).

MILLIEN, Homme de lettres, à Beaumont-la-Ferrière (Nièvre) (1868).

H. GALLEAU, Homme de lettres, à Esbly (1869)

LEGRAND, ancien Notaire, à Douai (1872).

BOUCHART, C. #, Président de Chambre à la Cour des Comptes (1872).


— 380 —

MM. DRAMARD. Conseiller à la Cour d'appel de Limoges

(1872). GOUELLAIN, C. 4». Q, Membre de la Commission

des Antiquités départementales, à Rouen (1873). Félix LE SERGEANT DE MONNECOVE, &, propriétaire, à

Sl-Omer (1874). DE GALONNÉ (le baron), à Buire-le Sec (187.4). DEHAISNE (Mgr), 0. ©, ancien Archiviste du Nord, à

Lille (1874). Vos (le chanoine), Archiviste de l'Evêché de Tournai

(1875). Ch. D'HERICOURT(le comte), &, Consul de France, à

Stuttgard (1876). ' Em.TRAVERS, Archiviste-Paléograghe, à Caen (1876). Al. ODOBESCO, Chargé d'affaires de Roumanie à Paris

(1876). DE SCHODT, Inspecteur général de l'Enregistrement

et desDamainesde Belgique, à Bruxelles(Ixelles,

rue de Naples,18) (1877). Fréd. MOREAU père, *, à Paris (1877). HUGOT (Eugène), Secrétaire-Adjoint des Comités des

Sociétés savantes, près le ministère de l'Instruction publique, à Paris (1876). HEUGUEBART (l'abbé), curé de Lambres,. près Douai

(1878). G. FAGNEZ, Directeur de la Revue historique, à Paris

(1878). G. BELLON, à Rouen (1879). J.-G. BULLIOT, #, 0. O, Président de la ;Sociélé

Eduenne, à Autun (1879). L. PALUSTRE, Directeur honoraire de la Société française d'Archéologie (1881).


- 361 —

MM. DE LAURIÈRE, Secrétaire général de la même Société (1881).

DE MARSY (le comte), Directeur dé la Société française d'Archéologie-, C. à Compiègne (1881).

DELVIGNE (le chanoine), curé de St-Josse-Ten-Noode, à Bruxelles (1881).

Gustave COLIN, Artiste peintre, à Paris (1881).

MARTEL, ancien Principal du Collège de Boulogne (1881).

Aug. OZENFANT, à Lille (1881).

P. FOURNIER, Professeur à la Faculté de Droit, à Grenoble (1881).

L'abbé LEFÈVRE, aumônier à Doullens (Somme) (1882).

LEDRU, Docteur en médecine, à Avesnes-le-Comte (1882).

ROCH, ancien Percepteur, à Aire (1882).

RUPIN, O, Président de la Société Archéologique de la Corrèze, à Brives (1882).

L'abbéF. LEFEBVRE, ancien curé d'Halinghen (1882).

PAGART D'HERMANSART, à St-Omer (1883).

Gabriel DE BEUGNY D'HAGERUE (1884).

D'AGOS (le baron), à Tibiran (Hautes-Pyrénées).

Le Commandeur Ch. DESGEMET, à Rome (1884).

MATHIEU, Avocat, Secrétaire du Cercle archéologique d'Enghien (Belgique) (1884).

QUINION-HUBERT, ancien Magistrat, à Douai (1884).

FROMENTIN, Curé de Fressin (1885).

Rod. DE BRANDT DE GALAMETZ (le Comte), à Abbeville (1885).

CURNIER, ancien Trésorier-Payeur général du Pasde-Calais, à Paris (1888).


— 362 -

MM. DE GUYENCOURT, Membre des Antiquaires de Picardie,

à Amiens (1888). BOVET, Archiviste à Montbéliard (1888). Auguste MASSY, Surveillant-Général au Lycée de

Douai (1890). Georges BARBIER, Avocat à Paris (1891).


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TABLE DES MATIERES

I. — Séance publique du 30 Octobre 1890

Pages.

Ouverture de la séance par M. RICOUART 7

Rapport sur les travaux de l'année, par M. l'abbé

DERAMECOURT, Secrétaire-Général 8

Rapport sur le Concours de Poésie, par M. V. BARBIER 12 Rapport sur le Concours d'Histoire, par M. L. CAVROIS,

Secrétaire-Adjoint 26

Discours de réception de M. Eugène CARLIER ... 33 Réponse au discours de M. Eugène Carlier, par M. DE

MALLORTIE, Président 63

Le Vagabond, par M. Ricouart 87

Lauréats des Concours 89

Sujets mis au Concours pour 1891 90

II. — Lectures sailes dans les séances hebdomadaires.

Augustin Toursel, artiste peintre, par M. C. LE GENTIL 95 Arras fortifié. — Histoire des fortifications de cette ville depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos

jours, par M. Ad. DE CARDEVACQUE 123

Le Cardinal de Granvelle (Suite), par M. le Chanoine

DERAMECOURT 203

La Reconnaissance, par M. Aug. WICQUOT .... 249

Le fossé Burien, par M. L. RICOUART 257

Du Pessimisme, par M. DE MALLORTIE 261


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Pages.

Pierre d'Artagnan, maréchal de Montesquiou, lieutenant-général de la province d'Artois et gouverneur d'Arras, par M. Ad DE CARDEVACQUE 289

Gloria victis, par M. V. BARBIER 305

Théâtre français au moyen-âge. — Adam de la Halle, par M DE MALLORTIE 307

Le drame de la Passion à Oberammergau, en 1890, par M. l'abbé J. DEPOTTER 339

Liste des Membres titulaires, honoraires et correspondants de l'Académie d'Arras 355