SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE
DU
DÉPARTEMENT DE L'AUBE
MEMOIRES
DE LA
SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE
D'AGRICULTURE
DES SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES
DU DEPARTEMENT DE L'AUBE
TOME XXXIII DE LA COLLECTION TOME VI. — TROISIÈME SÉRIE
ANNEE 1869
TROYES
DUFOUR-BOUQUOT, IMPRIMEUR DE LA SOCIÉTÉ Rue Notre-Dame, 43 et 41
ETUDE
SUR
GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
DIT
LE CHRONIQUEUR
ET SUR
LES VILLEHARDOUIN
PRINCES D'ACHAÏE
Par M. JAQUOT, Membre correspondant.
L'humble village de Villehardouin, du canton de Piney (Aube), a eu des seigneurs qui ont acquis, à double titre, une très-grande illustration. L'un d'eux, Geoffroy de Villehardouin, dit le Chroniqueur, écrivain consciencieux et capitaine expérimenté, a été le premier historien qui ait écrit en langue française, ayant précédé de près d'un siècle le sire de Joinville. Un autre, également nommé Geoffroy, neveu du précédent, après avoir soumis par ses armes une vaste province de la Grèce, en a été proclamé souverain et a transmis sa souveraineté à ses descendants.
Grâce à ces deux personnages, dont la France se glorifie, le nom de Villehardouin est devenu célèbre, et n'est ignoré dé quiconque s'occupe de belles-lettres ou d'histoire.
6 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
Chose bien digne de remarque ! trois localités de notre département, toutes trois voisines l'une de l'autre, ont fourni des dynasties de souverains : Villehardouin, Brienne et Dampierre ; et on peut dire que Villehardouin a eu la meilleure part. Son lot ne se compose pas seulement de la gloire militaire : il comprend aussi la gloire littéraire, moins éclatante mais plus réelle ; souvent les conquêtes passent vite, tandis que les monuments historiques, dus à la plume des écrivains, sont plus durables que le bronze.
Les faits ici le démontrent jusqu'à l'évidence. Le nom du chroniqueur Geoffroy de Villehardouin retentit partout. Il n'est pas d'histoire de la littérature française qui ne le cite avec éloge. Des écrivains du premier ordre, des critiques judicieux ont entouré d'une auréole la tête de notre compatriote qu'ils ont proclamé le père de l'histoire nationale. L'on a presque oublié que ce même homme, maréchal de l'empire grec fondé en 1204, était un homme de guerre consommé; et qu'il a plus d'une fois, par son habileté, sauvé l'armée des Francs.
Quant à Geoffroy de Villehardouin, son neveu, quoiqu'il ait conquis parles armes une vaste contrée et qu'il ait fondé une dynastie de souverains, il est resté longtemps dans la pénombre, à ce point que notre savant Grosley l'a confondu avec son oncle dans la biographie des Troyens célèbres.
La conquête de Constantinople, racontée par le chroniqueur Geoffroy, a été l'objet de travaux considérables. Notre plan ne nous permet pas de les passer en revue. Ils sont d'ailleurs connus des lecteurs instruits. Toutefois, il y aurait de l'ingratitude à omettre les noms des savants littérateurs qui s'en sont occupés le plus spécialement. Parmi eux, il
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faut citer Michaud, l'auteur de l'histoire des Croisades ; Du Cange, à qui l'on doit une excellente édition de la Chronique de Geoffroy, et Pelitot, qui, dans le premier volume de la collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France (Paris, 1819), a donné, sur Geoffroy de Villehardouin, en même-temps qu'une nouvelle édition de la même chronique, une notice très-étendue et très-bien écrite, dans laquelle il a compris les faits généraux et qu'il a fait suivre d'un appendice intitulé Décadence de l'empire latin.
On s'est moins occupé de la conquête de la Morée et de la dynastie des Villehardouin qui en ont été souverains. Enfin Buchon, par de nombreux écrits que nous citerons plus bas, et qui ne sont peut-être pas assez connus, a comblé cette lacune. Grâce à lui, nous avons des détails pleins d'intérêt sur l'établissement fondé par Geoffroy le neveu.
Un de nos compatriotes s'est aussi essayé avec beaucoup de succès sur le sujet que nous traitons. M. l'abbé Etienne Georges, membre associé de la Société Académique de l'Aube, a donné, en 1857, dans l'Annuaire du département, publié sous les auspices de cette Société, un ample Mémoire sur Geoffroy de Villehardouin, mémoire qui embrasse les faits relatifs à l'établissement de la Morée. L'oeuvre de M. l'abbé Georges mérite l'approbation du public et est écrite avec une rare élégance.
Notre Mémoire, qui va suivre, est bien inférieur, nous le reconnaissons, à celui dont nous venons de parler. Mais il est achevé depuis fort longtemps. D'ailleurs, nous avons pensé qu'une plus faible voix pouvait encore se faire entendre sur le même sujet, et apporter un modeste tribut d'éloges à des personnages qui sont la gloire de notre pays.
8 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
Nous donnerons d'abord sommairement la biographie de Geoffroy le Chroniqueur, et nous apprécierons en peu de mots son oeuvre littéraire.
Dans un autre chapitre, nous retracerons les hauts faits de Geoffroy le conquérant, et ceux de ses successeurs comme princes d'Aehaïe. Le tout sera terminé par quelques observations archéologiques.
Paris, le 10 novembre 1868.
ET SUR LES VILLEHARDOUIN.
VIE DE GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
LE CHRONIQUEUR.
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Chronique grecque.
Il y avait un vaillant chevalier, un personnage noble et sage pardessus tous : c'était messire Geoffroy de Villehardouin.
On ne connaît pas l'époque précise de la naissance de Geoffroy de Villehardouin le Chroniqueur. Il est probable qu'il reçut le jour vers le milieu du 12e siècle, et qu'il descendait des seigneurs du village de Villehardouin, dont il portait le nom et dont il posséda lui-même la seigneurie. Si les conjectures du savant DuCange sont fondées, Geoffroy a eu pour père Guillaume, qui fut maréchal de Champagne de 1163 à 1179, et qui accompagna Henri, comte de Troyes, dans une expédition en Terre-Sainte. Quoi qu'il en soit, la famille de notre chroniqueur était une des plus notables de la province.
Les premières années de sa vie sont entourées de ténèbres. Vers l'an 1180, il fut revêtu des fonctions de maréchal de Champagne, qu'il transmit à ses descendants. Les comtes de Champagne, à l'exemple des autres souverains de l'Europe, s'entouraient alors de hauts fonctionnaires, qui formaient leur cortège. Des Joinville, des Dampierre, des Jaucourt y avaient les titres de sénéchaux, de connétables, de pannetiers. C'est au milieu de cette société que
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Villehardouin passa les années de sa vie qui ont précédé son pèlerinage. Tout nous porte à croire qu'il en était un des ornements et qu'il y jouissait d'une haute considération.
Lorsqu'en 1198 Henri II, comte deTroyes, se rendit à Jérusalem, et confia le comté à son frère Thibaut III, le maréchal Geoffroy fut choisi pour plége (caution) avec Gui de Dampierre, connétable, Gauthier de Châtillon, boutellier, et autres barons, à l'effet d'aller en son nom rendre hommage pour le comté de Champagne au roi de France, et de le servir fidèlement envers et contre tous.
La même année il fut, avec Michel, archevêque de Sens, élu arbitre du différend qui s'était élevé entre le comte de Champagne et le Chapitre de Saint-Pierre de Troyes, sur les honneurs réclamés par ce Chapitre.
L'année suivante, il accompagna Thibaut, comte de Champagne, à Chartres, où une assemblée solennelle avait été convoquée, afin d'assigner le douaire de Blanche, fille du roi de Navarre, épouse du jeune comte. Le maréchal Geoffroy se trouva là avec les reines de France et d'Angleterre, et l'élite des seigneurs de la Champagne, notamment les comtes de Brienne et de Joigny.
C'était le temps de la plus grande ferveur pour les croisades. La noblesse française avait remplacé les courses aventureuses de la chevalerie par des expéditions non moins aventureuses en Terre-Sainte.
Les seigneurs Champenois furent, dès le principe, des plus empressés à quitter leurs châteaux pour ces lointains pèlerinages où les entraînait le désir de faire éclater leur bravoure et d'acquérir de la gloire.
Une nouvelle occasion de signaler leur valeur vint se présenter. En ce temps-là, un prêtre, du nom de Foulque de Neuilly, parcourut la France excitant les fidèles à s'armer pour une quatrième croisade; et le Pape, de son côté, accorda indulgences plénières à ceux qui prendraient la Croix.
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Le comte Thibaut de Champagne, à peine âgé de vingtdeux ans, et plein de toute l'ardeur de son âge, donna alors un brillant tournoi dans une de ses terres, afin de réunir le plus de barons et de chevaliers et les engager à le suivre en Terre-Sainte. Là, en présence d'une assemblée nombreuse, il prit la croix et détermina un grand nombre de chevaliers à l'imiter.
Geoffroy de Villehardouin s'empressa de suivre le pieux exemple de son seigneur suzerain. Un de ses neveux, qui portait le même nom, et qui était destiné à une haute fortune, les seigneurs de Chappes, de Brienne, de Joinville, Garnier de Traînel, évêque de Troyes, se croisèrent en même temps.
Le nombre des croisés, dont la Champagne et la Flandre fournirent la plus grande partie, devint assez considérable pour qu'on s'occupât d'organiser l'expédition. Le soin en fut confié à six chevaliers qui eurent plein pouvoir de leurs suzerains. De ces six chevaliers, deux furent élus par le comte de Champagne. Son choix s'arrêta sur Geoffroy de Villehardouin et sur Miles de Provins, comme les plus dignes de cette mission.
Les six députés résolurent d'implorer le secours de la république de Venise et de tâcher d'en obtenir les vaisseaux nécessaires au transport des croisés et de leur matériel. Dandolo, qui gouvernait la république sous le titre de doge, les accueillit favorablement, et les assura qu'en ce qui dépendait de lui et de son conseil privé, leur demande ne souffrirait aucune difficulté. Mais, suivant les formes démocratiques de la république, il fallait que le peuple donnât son adhésion.
Une assemblée générale fut donc convoquée, et le maréchal de Champagne, chargé par ses collègues de porter la parole, monta à la tribune et prononça le discours suivant :
« Seigneurs, les barons de France, les plus hauts et les
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» plus puissants, nous ont envoyés à vous. Ils vous crient » merci et vous conjurent de prendre pitié de Jérusalem, » qui est en servage des Turcs. Ils nous ont envoyés à vous » parce qu'ils savent que nul peuple n'a plus grand pou» voir sur mer que vous et les vôtres. Ils nous ont com» mandé de tomber à vos pieds et de ne nous relever que » quand vous nous aurez octroyé ce que nous vous deman» dons, de prendre pitié de la Terre-Sainte d'outre» mer. »
En prononçant ces mots, Villehardouin et les autres députés s'agenouillèrent en versant des larmes. Son simple discours produisit un effet électrique. Tous les assistants s'écrièrent d'une voix : nous l'octroyons !
Le doge lui-même, malgré son grand âge (il avait 92 ans), se croisa et promit un contingent considérable de troupes.
Après cet heureux succès, les six députés se séparèrent et le maréchal de Champagne regagna Troyes. Il rencontra en roule Gauthier de Brienne, accompagné d'un grand nombre de chevaliers Champenois, parmi lesquels on remarquait Gauthier de Montbelliard, Eustache de Conflans et Robert de Joinville, oncle de l'historien. Le comte de Brienne avait épousé, depuis qu'il avait pris la croix, la fille du roi Tancrède, et il allait en Fouille pour conquérir cette terre sur laquelle il avait des droits du chef de sa nouvelle épouse. Il avait l'intention de se rendre de là en Terre-Sainte et de prêter à ses compatriotes l'appui de son bras. Mais Dieu en disposa autrement. Le maréchal de Champagne fut attristé de voir le comte de Brienne et les Champenois de son vasselage s'éloigner ainsi, « car moult estoient preux et vaillants. »
Un autre chagrin était réservé à Geoffroy. Quand il arriva à Troyes, il trouva son seigneur, le comte Thibaut de Champagne, malade et alité. Le jeune comte revit avec tant de plaisir le seigneur de Villehardouin, il fut si joyeux de l'heu-
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reux succès de sa mission à Venise, que ce jour-là il voulut quitter le lit et monter à cheval, ce qu'il n'avait pas fait depuis sa maladie. Ce dernier effort aggrava son mal. Il succomba quelque temps après, ayant disposé par sa devise que l'argent qu'il avait destiné à la croisade serait partagé entre ses gens qui feraient partie de l'expédition.
Villehardouin dut être très-sensible à la perte prématurée de son jeune ami. Ce malheur entravait la croisade projetée. Le comte de Champagne était destiné à en prendre le commandement, et il fallait lui trouver un successeur. Plusieurs démarches furent faites dans ce but. Eudes de Bourgogne et le comte de Bar-le-Duc, qui étaient tous deux les cousins de Thibaut, refusèrent cet honneur. Enfin, on convoqua un parlement à Soissons ; et, sur la proposition de Geoffroy de Villehardouin, on élit à sa place le marquis Boniface de Montferrât, qui accepta.
Le maréchal de Champagne se prépara alors à son départ pour le voyage d'outre-mer. Il mit ordre à ses affaires, et, pour se rendre Dieu favorable, il dota plusieurs églises. Ensuite, il fit ses adieux à sa famille, laissant au château de Villehardouin sa femme, Erard et Geoffroy, ses deux fils, Jean et Guy de Villehardouin, ses frères. « Sachez, nous » dit-il, que mainte larme fut plorée de pitié au départir » des pèlerins, de leur pays, de leurs gens et de leurs » amis. »
Il se rendit à Venise où déjà grand nombre de pèlerins étaient arrivés. Là, on apprit que plusieurs chefs de la croisade se dirigeaient à la Terre-Sainte par d'autres chemins. Villehardouin fut chargé de les rappeler à leur devoir. Sa mission ne fut pas aussi heureuse qu'on devait l'espérer. Néanmoins il parvint à décider quelques chevaliers, et notamment le comte Louis, à rejoindre à Venise le principal corps de l'armée.
La flotte, après être partie du port de Venise, s'était arrêtée, suivant la promesse faite au Doge, l'un des chefs de
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l'expédition, sur les côtes de Dalmatie, où l'on s'était emparé de Zara, lorsqu'un incident imprévu donna à la croisade une direction toute nouvelle. — Alexis, fils d'Isaac L'Ange, empereur de Constantinople, dont un frère nommé aussi Alexis avait usurpé la couronne, vint réclamer des croisés leur assistance, pour l'aider à replacer son père sur le trône. Il offrait non-seulement de les suivre avec des
troupes de l'empereur d'Allemagne, mais de leur donner des sommes immenses dans le cas de succès. Les offres d'Alexis étaient trop avantageuses pour être refusées. Les croisés acceptèrent ; et les voilà embarqués pour la conquête de Constantinople (7 avril 1203).
Ils arrivèrent heureusement jusqu'en vue de cette ville. Il fallut alors prendre terre. Les Grecs, en bien plus grand nombre que les croisés, couvraient le rivage et paraissaient prêts à une vigoureuse résistance.
L'armée latine s'organisa : elle fut divisée en cinq corps, dont le cinquième était commandé par Mathieu de Montmorency et Geoffroy de Villehardouin.
Miles de Brabant, Guy et Clarembault de Chappes et autres barons champenois marchaient sous leurs ordres. Quand les dispositions furent prises, on se prépara au combat. Mais les soldats croisés n'eurent pas plus tôt mis le pied sur le rivage, que les Grecs leur tournèrent le dos.
Les Francs s'étaient déjà emparés du port de Constantinople et de plusieurs tours qui défendaient la ville, lorsque l'usurpateur Alexis prit lâchement la fuite.
Les Grecs songèrent aussitôt à leur ancien empereur qui languissait dans une prison. Ils l'en tirèrent et le replacèrent sur le trône.
Les Latins, s'étant consultés sur la conduite à tenir en cette circonstance, décidèrent qu'ils enverraient deux députés dont la mission serait de savoir si le nouvel empereur était résolu d'exécuter les promesses faites par son fils. Mathieu de Montmorency et le maréchal de Champagne furent élus
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pour cette mission. Le chroniqueur nous dépeint naïvement l'impression que produisit sur lui, en entrant dans le palais, la vue de l'empereur si richement vêtu que pour néant (en vain) demandast-on homme plus richement vêtu, de l'impératrice sa femme qui estoit moult belle dame, et de tous ces hauts hommes et hautes dames richement atournées, dont il y avoit tant qu'on n'y pouvoit son pied tourner, car, ajoute philosophiquement le narrateur, tous ceux qui avoient esté le jour devant contre lui, estaient ce jour tout à sa volonté.
Au nom des autres envoyés, Geoffroy prit la parole, et communiqua à l'empereur la résolution des croisés de ne lui remettre son fils qu'autant qu'il aurait souscrit aux promesses faites par ce dernier. Après quelques pourparlers, l'empereur consentit à tout ; et bientôt le jeune prince rentra à Constantinople aux acclamations de la multitude. Les croisés purent alors circuler librement dans la ville.
Le meilleur accord régna d'abord entre eux et les Grecs. Le jeune Alexis, qui, sur l'abdication de son père, avait été couronné empereur avec toute la pompe orientale (1er août 1203), allait souvent voir les chefs des croisés et leur témoignait de la reconnaissance ; mais bientôt ses sentiments se refroidirent : il n'acquittait pas ses obligations, et en ajournait sans cesse l'exécution.
Il fallut envoyer à l'empereur des députés pour lui rappeler ses promesses. Geoffroy de Villehardouin fut encore un des personnages qu'on chargea de ce soin. Conon de Béthune, Miles de Brabant et trois Vénitiens l'accompagnaient. Cette mission périlleuse, dans laquelle les envoyés couraient le risque de devenir les victimes de la mauvaise foi des Grecs, fut sans succès. Le comte de Béthune parla avec fierté. L'empereur ne répondit pas et fit mauvais accueil.
La guerre fut encore une fois résolue au camp des croisés. Pendant qu'ils se préparaient à commencer le siège de Constantinople, de graves événements se passaient dans le sein
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de cette ville. Alexis Ducas, surnommé Murtzuphle à cause de la longueur de ses sourcils, voyant le jeune empereur Alexis et Isaac L'Ange également méprisés et haïs par lé peuple, s'empara de la couronne qu'ils ne savaient pas porter. Pour mieux assouvir son ambition, il étrangle Alexis de ses propres mains et laisse mourir son vieux père dé honte et de chagrin au fond d'une prison (8 février 1204).
Ces attentats odieux excitèrent l'indignation des croisés. Ils n'hésitèrent plus dans leur projet de faire le siège de Constantinople et décidèrent que, si cette ville tombait entre leurs mains, un des chefs de la croisade serait élu empereur ; que l'or, l'argent et les terres du vaste empire grec, qu'ils appelaient la Romanie, seraient partagés entre les vainqueurs. Dans ces dispositions et pleins d'un enthousiasme qu'enflammait encore le zèle religieux, ils commencèrent le siège, et, bien qu'ils ne fussent guère que vingt mille combattants contre plus de trois cent mille, ils s'emparèrent de Constantinople où ils firent leur entrée le 12 avril 1204.
On s'occupa sans relâche d'organiser le nouveau gouvernement. Dès le 9 mai, Baudoin, comte de Flandre, dont la femme était soeur de Thibaut, comte de Champagne, mort si prématurément, fut proclamé et élu empereur. On accorda au marquis Boniface de Montferrat le royaume de Thessalonique, premier grand fief relevant de l'empire. Dans la distribution des dignités et des fiefs qui s'ensuivit^ Geoffroy de Villehardouin fut nommé maréchal de Romanie, titre qu'il cumula quelque temps avec celui de maréchal de Champagne. On lui donna en outre les pays de Macre et de Trajanople et l'abbaye de Véra.
Il était facile de prévoir que l'empire improvisé par les Francs aurait bien des difficultés à surmonter. Il en survint de plus d'une nature, et celle qui pouvait devenir la plus grave prit sa source parmi les vainqueurs eux-mêmes* En effet, un différend s'éleva entre l'empereur et le marquis
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de Montferrat, qui avait été son compétiteur pour l'Empire. Au moment où la querelle prenait des proportions menaçantes, le maréchal Geoffroy fut choisi comme médiateur. Il s'empressa de se rendre près du marquis et fit si bien qu'il réconcilia les deux rivaux.
La plupart des provinces n'étaient pas réellement soumises. De tout côté l'insurrection éclatait. Les Grecs du nord, aidés des Bulgares et des Comains, furent les premiers à lever l'étendard de la révolte. Le maréchal Geoffroy et Manassès de l'Isle furent envoyés par ordre de Beaudoin au devant de l'ennemi avec un corps d'armée insuffisant. Ils allèrent jusqu'à la ville de Churlot, qui était à trois journées de Constantinople. Ils y séjournèrent; puis, ayant reçu de nouveaux renforts, ils allèrent jusqu'à Archadiople et de là à Boulgarophle. Us s'arrêtèrent à Néquise, place forte de la Thrace, à neuf lieues d'Andrinople, qui était occupée par l'ennemi.
Là ils attendirent l'empereur ; et, quand il fut arrivé, eut lieu la fatale bataille d'Andrinople où l'armée des Francs fut défaite et où l'empereur tomba entre les mains de l'ennemi (quelques jours après Pasques 1205).
Le maréchal qui, avec Manassès de Fïsle, avait gardé le camp, n'eut pas plus tôt appris le désastre de ses frères d'armes, qu'il accourut pour soutenir et recueillir les débris de l'armée. Puis, la nuit venue, il sortit du camp et commença, au milieu de tous les périls, du découragement et de la faim, cette belle retraite que Gibbon compare à celle de Xénophon. Il arriva en lieu de sûreté à Rodosto, ville de Thrace, le 15 avril 1205, et y reçut, entre autres renforts, une troupe fraîche commandée par Anceau de Courcelles, un de ses neveux.
On peut affirmer qu'en cette circonstance le maréchal sauva l'empire d'une ruine prochaine.
Le roi des Bulgares, enhardi par la victoire qu'il avait remportée, ravagea les environs de Constantinople. Plus
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tard, il marcha vers Andrinople et Didymotique, places qu'occupaient alors les alliés du nouvel empire. Henri de Flandres, frère de Baudoin, nommé bail ou régent, se détermina à les secourir. Il y dirigea une armée dont l'avant-garde était commandée par Geoffroy de Villehardouin. L'ennemi, bien supérieur en nombre, n'osa l'attendre.
Le maréchal fut employé ensuite à une mission plus agréable. Henri, qui, après avoir eu la triste assurance du décès de son frère, avait été proclamé empereur, voulant conserver un allié puissant dans le marquis de Montferrat, demanda et obtint la main d'Agnès, sa fille. Geoffroy de Villehardouin fut chargé par l'empereur d'aller recevoir la jeune princesse dans la ville d'Abydos, où elle débarqua, et il eut l'honneur de la présenter à son futur époux.
En récompense de ses services, il fut gratifié par le roi de Thessalonique de la ville et du territoire de Messinople. Il devint ainsi son homme-lige, mais il continua à servir Henri à titre de maréchal de Romanie.
A partir delà, l'histoire de notre maréchal n'offre plus de faits qui méritent d'être mentionnés. Aucun monument ne nous fait connaître le lieu et la date de sa mort. On la place généralement vers l'an 1213. Il paraît certain qu'il précéda dans la tombe Henri, empereur de Constantinople, qui termina ses jours le 11 juin 1216. La chronique que nous devons à Geoffroy ne s'étend pas au-delà de l'an 1207.
Ses dernières années durent être assez paisibles. Grâce à la sage administration de Henri, l'empire fut quelque peu affermi, et l'on put maintenir en paix pendant quelques années les peuples conquis. C'est probablement à cette époque que le maréchal eut assez de loisir pour mettre au net ses mémoires historiques. Séparé depuis si longtemps de tous ses proches, le vieux guerrier pouvait-il s'occuper d'une manière plus douce et plus utile ?
De son mariage avec Jeanne, dont la famille est incon-
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nue, il avait eu cinq enfants, deux fils et trois filles. Deux de ses filles prirent le voile, savoir, Alix qui entra à l'abbaye de Notre-Bame-aux-Nonnains de Troyes, où était déjà une de ses tantes, et Daméronis, qui alla aussi rejoindre une de ses tantes au prieuré de Foissy, près de la même ville. Au mois de mars 1207, le maréchal donna aux couvents où elles étaient la dîme de sa terre de Vez. La troisième fille épousa Ascelin, seigneur de Méry. Quant aux deux fils, Geoffroy, le puîné, est peu connu. Erard l'aîné devint seigneur de Villehardouin et maréchal de Champagne. Il ne paraît pas que le maréchal de Romanie ait fait des efforts pour les attirer dans le nouvel empire. Quoiqu'il l'ait servi avec courage et dévouement jusqu'à sa mort, il se peut qu'en homme expérimenté il ait prévu que la conquête aurait peu de durée.
Nous ajouterons quelques mots sur la chronique que nous a laissée le maréchal Geoffroy de Villehardouin et qui forme pour nous son principal titre de gloire.
Cette chronique, qui commence à l'an 1198 et se termine à l'an 1207, offre le plus puissant intérêt. L'auteur, on le sait déjà, nous décrit comment une armée de Francs, se disposant à une croisade en Terre-Sainte, fut détournée de son but et se dirigea vers Constantinople ; comment cette armée, amoindrie par de nombreuses défections, et divisée par des querelles intestines, parvint à s'emparer de la ville, qui était alors la plus puissante de l'Europe. Il nous raconte ensuite la fondation du nouvel empire latin, et les luttes nombreuses que les conquérants eurent à soutenir. C'est une des grandes révolutions que l'historien déroule sous nos yeux. On peut affirmer qu'il n'est pas au-dessous de sa tâche. Sans cesse il captive son lecteur et lui inspire toute confiance.
On a donné quelquefois à Geoffroy de Villehardouin le titre de naïf historien ; mais cette qualification, justement
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appliquée au sire de Joinville, convient peu au maréchal de Champagne, à moins qu'un écrivain ne soit naïf par cela seulement qu'il a écrit en un vieux langage. Geoffroy de Villehardouin est au contraire un historien grave et sévère. Ses récits ne sont jamais chargés de digressions qui puissent en entraver la marche : et son style, toujours clair et précis, est remarquable par sa simplicité. Si la diction du maréchal de Champagne était aussi politique que celle de Jules César, s'il n'ignorait pas l'art des transitions, on ne pourrait mieux le comparer qu'à ce dernier.
Comme l'auteur des Commentaires sur la guerre des Gaules, et comme Xénophon, Geoffroy nous a laissé l'histoire d'une expédition, dont il a été un des principaux chefs. A leur exemple, il ne parle jamais de lui qu'à la troisième personne; et, bien qu'il se soit toujours distingué par sa bravoure dans les combats et par sa sagesse dans les conseils, il est facile de voir qu'il ne dit de lui que ce qui est nécessaire pour l'intelligence des événements qu'il raconte. Sa modestie égale son mérite.
L'auteur présente les faits avec méthode et d'après l'ordre chronologique. Toutefois, son ouvrage est bien moins une chronique aride qu'une histoire écrite avec goût ; et, si nous lui avons conservé le titre de chronique, c'est qu'on est convenu de donner ce nom aux récits faits dans notre ancien idiome.
Ce qui surtout ajoute du prix à l'histoire que nous devons au maréchal, c'est qu'il est toujours exact et véridique. En la lisant on voit qu'il dit vrai et que onque n'y ment de mot à son escient, suivant une de ses expressions qu'il semble avoir adoptée pour devise. Moins crédule que le sire de Joinville, il ne consigne comme vrai que ce qu'il peut attester. Tout le merveilleux de son histoire réside dans des faits incontestables. Du reste, on n'y trouve rien qui tienne du miracle, parce que l'auteur lui-même n'en a pas vu ; et, lorsqu'il vient à parler du seul événement miraculeux que
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les annalistes contemporains ont signalé dans cette croisade, nous voulons dire l'apparition soudaine du gonfanon SaintMarc de Venise sur l'église Sainte-Sophie de Constantinople, lors de la prise de cette ville, Villehardouin ne nous dit pas qu'il l'a vu, mais il se contente de témoigner de ce que plus de quarante lui dirent pour vérité, qu'ils virent le gonfanon Saint-Marc de Venise sur une des tours, et mie ne surent qui l'y porta.
Narrateur impartial des faits, il n'hésite pas à déverser le blâme sur qui le mérite. La chronique en offre beaucoup d'exemples ; nous n'en citerons que deux. Après la bataille d'Andrinople, qui faillit être le tombeau des croisés, plusieurs chevaliers félons eurent la lâcheté de quitter l'armée. L'auteur nomme les plus coupables et les signale au mépris de la postérité. Puis, il ajoute : moult fait mal qui, par peur de mort, fait chose qui lui est reprovée à tosjors. Lorsque Constantinople fut au pouvoir de l'armée et qu'on eut partagé entre les chefs les terres conquises, plusieurs d'entre eux commirent des exactions sur les peuples vaincus. Le sage Villehardouin vit que c'était le moyen de compromettre la conquête. La convoitise du monde, dit-il, qui tant aura mal fait, ne les laissa estre en paix. Ainsi commença chascun à faire mal en sa terre, les uns plus et les autres moins. Et les Grecs les commencièrent à haïr et à leur porter mauvais coeur.
Il gémit aussi sur le pillage et les incendies qui ont suivi la prise de Constantinople; et, s'il ne le fait pas avec autant d'énergie qu'on pourrait le désirer, c'est que, d'une part, il regardait le pillage d'une ville conquise comme chose très-licite, et d'autre part qu'il n'était peut-être pas à même d'apprécier les trésors d'érudition et d'art qui sont devenus alors la proie des flammes et des barbares.
C'est sans doute pour la même cause que, marchant à travers un pays tout plein de souvenirs, il ne dit pas un mot qui rappelle la Grèce antique. Il est bien certain qu'alors les
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études des chevaliers français n'étaient pas tournées de ce côté-là.
Mais c'est à tort que quelques écrivains ont prétendu que Geoffroy de Villehardouin était ignorant au point de ne savoir ni lire ni écrire. Ils se fondaient sur un passage de la chronique où il dit : bien tesmoigne Geoffroi, li mareschau, qui ceste oeuvre dicta. En attribuant au mot dicter le sens qu'il a aujourd'hui, on pourrait encore dire que le maréchal avait, comme beaucoup de personnages riches, un secrétaire à qui il dictait son histoire, afin de s'éviter une besogne fastidieuse. Mais on n'a pas besoin de recourir à cette explication, car il est de toute évidence pour ceux qui ont l'habitude des anciens auteurs que dicter signifie composer; et que ces mots de Villehardouin qui ceste oeuvre dicta sont synonymes des suivants qu'il emploie dans la même circonstance qui ceste oeuvre traita. Dicter est encore usité dans ce sens en Champagne, où l'on dit il dicte bien, il sait dicter une lettre. Nivelet ou Nevelet, poëte troyen contemporain de Villehardoin, a dit :
— Ce sont mes vers Bien faits, et bien rimes, bien dits, et bien dictiés.
Non, il n'était pas illettré l'homme qui, dans l'armée des croisés, joue le rôle de Nestor et qui est toujours choisi, par ses frères d'armes, comme le mieux emparlé, pour les missions où l'art de bien dire était nécessaire. Tout nous porte à croire au contraire qu'il était un des plus instruits des chevaliers champenois.
Ce qui le prouve surtout, c'est qu'il avait été élevé à la cour des comtes de Champagne et qu'il y tenait un rang distingué.
Les anciens comtes de Troyes se faisaient gloire de protéger les lettres et de s'entourer de ceux qui les cultivaient. Aussi peut-on dire avec quelque fondement que la Champagne en général, et la ville de Troyes en particulier, ont été
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le berceau de la littérature française, ou du moins une de ses sources les plus fécondes. Longtemps avant le comte Thibaut, que l'on met à la tête de nos antiques trouvères, la cour des comtes de Troyes était le rendez-vous de tout ce que la France avait alors de plus distingué dans les lettres. A l'exemple de leurs souverains, les chevaliers champenois n'étaient pas seulement de preux gens d'armes, mais des admirateurs du gai savoir. Ils aimaient les clercs instruits, les poètes et les ménestrels, et ils leur faisaient fête en leurs châteaux.
Vers la fin du XIIe siècle, au temps du maréchal de Champagne, et sous les comtes Henri Ier dit le Large ou le Libéral, Henri II et Thibaut III, cette école champenoise, d'où étaient déjà sortis plusieurs trouvères, jeta son plus vif éclat. Elle produisit alors un essaim de poètes qui devinrent célèbres dans toute l'Europe et dont les poèmes furent la lecture chérie de nos aïeux. Chrétien de Troyes, Nevelet, Huon de Provins, Auboin de Sézanne et Gace Brûlé ont été les dignes précurseurs ou contemporains de Thibaut-auxChansons.
L'impulsion donnée à la poésie eut une heureuse influence sur les autres branches de la littérature et même sur les beaux-arts. Les archéologues reconnaissent qu'à ce dernier égard les XIIe et XIIIe siècles ont été des plus remarquables. L'architecture, la sculpture et la peinture sur verre ont laissé dans nos contrées des chefs-d'oeuvre qui l'attestent et qui, ne dérivant pas de l'art grec, ont un caractère tout à fait national.
C'est dans ces circonstances favorables que parut Geoffroy de Villehardouin, et qu'il écrivit en langue française la chronique dont il est l'auteur. Jusque-là la langue latine avait paru seule digne de la majesté de l'histoire. Ainsi il contribua à donner de l'extension à notre littérature naissante et ajouta un nouveau fleuron à sa couronne. Son
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exemple fut suivi, et moins d'un siècle après, le sire de Joinville, sénéchal de Champagne, écrivait son histoire de Saint-Louis dans le même idiôme.
Nous allons maintenant retracer l'histoire des Villehardouins qui ont régné pendant près d'un siècle sur le Péloponèse et sur les pays voisins. On va voir quelques Francs, sortis de villages inconnus de la Champagne, aller s'établir à Argos, à Lacédémone, à Corinthe ; conquérir à la pointe de leurs épées de vastes territoires sur les descendants des Spartiates autrefois indomptables ; fonder les moeurs et les usages féodaux sur les bords de l'Eurotas et de l'Alphée; et faire redire aux échos du mont Ménale les accents guerriers de l'idiome français.
Les Villehardouins ont laissé dans le Péloponèse des traces ineffaçables de leur domination : Mistra, qui devait faire disparaître les restes périssables de Lacédémone ; le Magnil, berceau de ces braves Maniotes, dont plusieurs revendiquent aujourd'hui une origine franque; Navarin, qui reçut sans doute ce nom en mémoire du comte Thibaut de Champagne, dit aux Chansons, nouvellement proclamé roi de Navarre, duquel les Villehardouins relevaient à cause de sa grosse tour de Troyes ; plusieurs autres villes et monuments ont été fondés par eux ou sous leur domination.
Semblables à Àndromaque, exilée en Epire, nos aïeux se plaisaient à imposer à leurs nouvelles villes et aux lieux conquis des noms chers à leurs souvenirs. Par cette ruse, les Villehardouins pouvaient se croire encore près de leur bonne cité de Troyes, et le voyageur Français, en rencontrant en Grèce les monuments de leur grandeur passée, se rappelle ces vers du poète latin :
Procedo, et parvam Trojani, simulataque magnis Pergama... agnosco.
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Ces vaillants chevaliers, qui laissaient leurs foyers domestiques pour aller conquérir des terres en de lointains pays, ne pouvaient cependant fermer les yeux sans songer à leur patrie. Leur douce Argos était dans les plaines stériles delà Champagne ; et, comme les anciens colons grecs, ils conservaient toujours des relations d'amitié avec la métropole. Plusieurs profitèrent des immenses richesses qu'ils acquirent pour faire des dotations aux maisons religieuses, voisines des châteaux où ils avaient reçu le jour. Guillaume de Villehardouin, maître d'un royaume, n'oubliait pas le petit coin de terre qui avait été le berceau de sa famille. Nous le verrons, du milieu de ses Etats, pourvoir à l'administration de ses terres de Villehardouin et de Brandonvilliers.
Les Francs, devenus possesseurs du Péîoponèse, conservèrent l'idiome français. Comme ils ne s'alliaient qu'entre eux, ils le parlaient, dit Montaner, aussi purement qu'à Paris. Les mots et les locutions propres à notre langue, qui existent aujourd'hui dans le dialecte grec des Moraïtes, sont un monument vivant de la domination franque. L'influence de l'idiome du peuple vainqueur sur le peuple vaincu se fait surtout remarquer dans une chronique grecque en vers, du commencement du XIVe siècle, dont nous devons la traduction (Paris 1825) à M. Buchon, et qui fournit des détails pleins d'intérêt sur le sujet qui nous occupe.
Le territoire conquis par les Villehardouins de cette branche, territoire où ils ont exercé les droits de souveraineté, a été plus ou moins considérable. Il avait pour centre l'ancien Péîoponèse que l'on appelait dès lors la Morée; mais, comme nous le verrons, il s'est étendu beaucoup audelà. Les nouveaux conquérants lui donnèrent un nom plus convenable, et s'intitulèrent Princes d'Âchaïe, nom hellénique qu'ils adoptèrent dans les actes officiels et sur les monnaies qu'ils ont fait frapper.
26 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
GEOFFROY Ier DE VILLEHARDOUIN
PRINCE D'ACHA1E.
Moult preux et moult vaillant et moult bon chevalier.
Chronique de Villehardouin.
Geoffroy de Villehardouin, fils de Jean et neveu du Chroniqueur, n'acquit pas moins d'illustration que son oncle. Il avait pris la croix en même temps que lui, mais au lieu de le suivre à Constantinople, il avait préféré s'embarquer à Marseille avec ceux qui se rendirent directement en Syrie. Cette expédition n'ayant pas été heureuse, il s'embarqua de nouveau pour Constantinople, afin d'y rejoindre l'armée dont son oncle était un des principaux chefs. Mais les vents poussèrent le vaisseau qu'il montait au port de Modon, en Morée. Il fut obligé d'y passer l'hiver pour le faire réparer.
Dans cet intervalle, un Grec puissant de la contrée vint le trouver, lui apprit que les Francs étaient maîtres de Constantinople, et qu'ils avaient proclamé empereur Baudoin de Flandre. Il lui proposa d'entreprendre avec lui la conquête de la Morée. Geoffroy accepta. Ils s'emparèrent ensemble d'une partie du pays, et se partagèrent les fruits de la victoire. Mais ce Grec vint à mourir, et son fils excita les peuples de la terre conquise à se révolter contre Villehardouin, qui eut peine à sauver sa vie et qui se retira, après six journées d'une marche périlleuse, auprès du marquis de Montferrat, roi de Thessalonique, qui campait alors près de Nauplie, dans le Péloponèse.
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Là il trouva Guillaume de Champlitte, son ami, surnommé le Champenois, parce qu'il était de la famille des comtes de Champagne. Il lui raconta ses aventures, lui dépeignit la riche contrée qu'il venait de posséder, et l'engagea à quitter l'armée pour en aller faire la conquête avec lui. Il lui démontra qu'aidé de leurs hommes, ils s'en rendraient facilement les maîtres. Geoffoy ajouta qu'il se contenterait de ce que le Champenois voudrait bien lui accorder et qu'il lui en ferait hommage.
Guillaume de Champlitte se laissa séduire. Le roi de Thessalonique aurait bien désiré le garder près de lui, ainsi que Geoffroy de Villehardouin, dont il connaissait la valeur : mais il céda à leurs instances, et les deux chevaliers partirent pour leur aventureuse expédition.
Elle fut plus heureuse qu'ils -ne devaient l'espérer, en raison des difficultés et du petit nombre de leurs troupes. Ils s'emparèrent tour à tour du fort de Ponticos, de Modon, de Corone, de Calamata. Leurs ennemis, au nombre de quatre mille hommes, leur livrèrent une bataille rangée près de Capsikia; et, malgré l'infériorité de l'armée des Francs, qui ne s'élevait pas au-delà de sept cents hommes, tant fantassins que cavaliers, elle remporta une victoire complète. Plus tard, ils se rendirent maîtres d'Àrcadia, et la possession de cette place en détermina plusieurs autres à se soumettre.
Dans toutes ces conquêtes, Geoffroy s'était fait remarquer par son intrépidité et sa sagesse. Guillaume le Champenois l'en récompensa en lui donnant en toute propriété, sauf l'hommage, les villes de Calamata et d'Arcadia.
Geoffroy de Villehardouin devait parvenir à une plus haute fortune. Guillaume le Champenois, qui était reconnu souverain de la Morée, quitta ses Etats pour se rendre en France (vers 1210), soit qu'il eût l'intention de se choisir un successeur, soit qu'il fût appelé pour d'autres causes.
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Avant son départ, il nomma Geoffroy bail ou régent de la Morée.
Ce dernier s'occupa alors de partager les terres conquises entre ses barons et frères d'armes. Il les convoqua et assigna à chacun son lot. Parmi eux on remarque :—Gauthier de Rosières, qui reçut vingt-quatre fiefs de cavaliers, et qui fit construire depuis un château nommé Acova. Ce fut le mieux partagé. — Hugues de Brière, à qui l'on accorda 22 fiefs de cavaliers, et qui fit élever, dans le pays de Scorta, un château appelé Caritena, dont prit le nom plus tard un des fils du bail de Morée.— Guillaume Alaman, gratifié de la ville de Patras. — Guy Nevelet, qui reçut six fiefs dans la Laconie et fit bâtir un château appelé Guéraki. — Hugues de l'Isle et Jean de Neuilly, qui furent dotés l'un de huit fiefs et l'autre de quatre fiefs et du château de Passava (1).
A ces noms, qui appartiennent à la Champagne, il faut ajouter celui de Simon de Ligny, qui reçut pour sa part le territoire de Saphadin, près de Coron, où était une abbaye grecque.
Il en fit don en 1209 à l'abbaye de Saint-Loup de Troyes, sa patrie, pour la posséder à titre de prieuré, don qui fut confirmé depuis par Gérard de Germignon, son parent. Geoffroy de Villehardouin, comme seigneur supérieur, confirma' aussi cette donation et y ajouta quelques terres qui lui appartenaient, sous la condition que la maison de Saint-Loup de Troyes placerait à perpétuité, dans le prieuré de Saphadin, un de ses religieux pour le desservir. (Camusat, Antiq.)
Des terres furent aussi distribuées aux membres du clergé latin que le Prince établit dans le Péîoponèse. Ensuite on délibéra sur l'administration du pays. Il fut arrêté que les
(1) Passavant (Passe-avant) était le cri de guerre des comtes de Champagne.
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chevaliers, possesseurs de quatre fiefs, seraient tenus de faire le service de bannerets, et d'avoir sous leur bannière un chevalier et douze sergents ; que ceux qui avaient plus de quatre fiefs, entretiendraient deux sergents à cheval, ou un chevalier par chaque fief; et que ceux qui n'en avaient qu'un serviraient en personne. Ces derniers furent nommés de là sergents de la conquête.
Les gens d'église étaient dispensés du service de garnison ; mais, en temps de guerre et dans les circonstances périlleuses, ils étaient obligés de faire partie de l'armée.
Quelques places de la Morée étaient encore indépendantes de l'autorité des Francs. Geoffroy résolut de les soumettre. Marchant lui-même à la tête de ses troupes, il s'empara de Véligosti, de Nicli et de Lacédémone. Les autres ne tardèrent pas à se soumettre au vainqueur, à condition qu'on ne les forcerait pas à changer de religion.
Il ne manquait plus à Geoffroy que les attributs de la souveraineté. On assure qu'enhardi par ses succès et par l'absence de Guillaume de Champlitte, il éloigna par stratagème le jeune prince à qui ce dernier avait transmis son autorité, et qu'il se fit proclamer à sa place seigneur de la Morée (Chronique grecque de Morée).
Toutefois, il reconnaissait comme seigneur suzerain l'empereur de Constantinople, et lui devait des secours en armes et en argent dans certaines occasions. Henri de Flandre, qui tenait alors les rênes de l'Empire, convoqua, quelque temps avant sa mort, dans la ville de Ravenique, tous ses grands vassaux, afin d'en recevoir acte de foi et hommage. Geoffroy de Villehardouin s'empressa de s'y rendre : là, il se reconnut l'homme-lige de Henri pour son fief de la Morée, et l'en baisa en foi, dit un vieux chroniqueur (Henri de Valenciennes). L'empereur le récompensa en le nommant sénéchal de la Romanie, c'est-à-dire, de l'Empire grec.
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Il conserva depuis paisiblement son titre de Prince de Morée ou plutôt d'Achaïe, comme nous l'avons dit précédemment. Il survécut peu de temps à l'empereur Henri, et mourut à la fin de Tannée 1216, ou au commencement de 1217, dans un âge peu avancé.
En cette même année 1216, par un acte daté de Corynthe, conservé aux archives de l'Aube, il fit une donation à l'abbaye de Clairvaux, donation à laquelle concourut Elisabeth, sa femme, et que confirma Jean de Villehardouin, son père. Cette Elisabeth, dont nous n'avons pas encore parlé, était, d'après la conjecture de Du Cange, de la famille des seigneurs de Chappes.
ET SUR LES VILLEHARDOUIN. 31
GEOFFROY II DE VILLEHARDOUIN
PRINCE D ACHA1E.
Nos gens de Constantinople secourut à moult grand hustin Geoffroi de Villehardoin.
PHILIPPE MOUSQUE.
Geoffroy de Villehardouin laissait trois fils. Geoffroy II, l'aîné, lui succéda sans difficulté. Guillaume était le second. On ne connaît pas le nom du troisième. On sait seulement par la Chronique de Morée qu'il fut seigneur de Caritena.
Du Cange indique encore comme étant fils de Geoffroy Ier un patriarche d'Anlioche sous Michel Paléologue. Il se fonde sur un passage de Pachymère, d'après lequel le patriarche d'Àntioche était issu de l'illustre famille des princes du Péîoponèse. Mais ce personnage pourrait bien être le même que le seigneur de Caritena, quoique ce dernier ait eu un fils. En effet, on voyait fort souvent alors des laïques qui, après s'être mariés, embrassaient l'état ecclésiastique.
L'illustre mariage que contracta Geoffroy II, dès le commencement de sa souveraineté, est un des faits les plus singuliers de sa vie. Pierre de Courtenay, empereur de Constantinople (de 1216 à 1218), venait d'arrêter l'union d'Agnès, sa fille, avec le roi d'Aragon et de Catalogne. Le vaisseau, qui transportait la jeune princesse vers son futur époux, mouilla devant le château de Ponticos, en Morée. Le prince Geoffroy invita la jeune Agnès à séjourner dans ses Etats. Là, au milieu des fêtes, dont elle fut l'occasion, il prit du goût pour la fille de l'empereur. Il paraît que son amour
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fut partagé, car il la détermina à accepter sa main : et le mariage fut célébré sans même que le père de l'épouse en fût informé.
Quand cette nouvelle parvint à l'empereur de Constantinople, il fut justement indigné et résolut d'abord de punir l'outrage qui venait de lui être fait. Mais Geoffroy se hâta d'envoyer un député, réclama son pardon et offrit de se reconnaître homme-lige de l'empereur. Pierre de Courtenay s'apaisa et proposa une entrevue à Larisse pour aviser à un arrangement. L'empereur, et le prince s'y rendirent. Tout fut pardonné. L'empereur donna en dot à Geoffroy les douze îles appelées Cyclades, le nomma domestique ou sénéchal de toute la Romanie, et prince d'Achaïe, avec le droit de faire la guerre et de frapper monnaie. De son côté, Villehardouin consentit à relever de l'empereur.
Il reçut en outre de son beau-père un manuscrit contenant les lois et ordonnances que Baudoin, roi de Jérusalem, avait établies dans son royaume. Ce recueil de lois, connu aujourd'hui sous le nom d'Assises de Jérusalem, où étaient développés les droits de la conquête et de la féodalité, fut le code qui régit la Morée pendant tout le temps de la domination franque. (Chron. de Morée, p. 169.)
De retour dans ses Etats, le prince se proposa de les agrandir en assujettissant à son autorité plusieurs villes qui ne la reconnaissaient pas encore. Mais, pour entreprendre la guerre, il lui fallait de l'argent, et ses ressources étaient insuffisantes. Afin d'y suppléer, il demanda des subsides aux évêques qui s'y refusèrent. Ce refus irrita le prince. Il s'empara de leurs biens, dont il employa une partie à faire construire le fort de Clomoutri (peut-être clos-monsir ou clos de monseigneur). Les prélats s'en vengèrent en l'excommuniant. Geoffroy de Villehardouin envoya alors des ambassadeurs au Saint-Père pour lui exposer sa conduite et obtenir qu'il fût relevé de l'interdiction lancée contre lui. Soit qu'il eût pour lui le bon droit, soit que le pape ne fût
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pas disposé à un acte de sévérité, il obtint ce qu'il demandait, et, par une bulle d'indulgence de l'an 1233, il fut autorisé à entendre la messe et le service divin dans les églises qui étaient sous l'interdit. (Provins, cité par Du Cangc).
Les prélats se soumirent et se réconcilièrent avec le prince.
Trois ans après (1236), Jean de Brienne, empereur de Constantinople, issu d'une famille champenoise voisine de celle des Villehardouins, et qui avait alors une guerre à soutenir contre Jean Vttace, empereur des Grecs en Asie, et Asan, roi de Bulgarie, réclama l'appui du prince d'Achille. Celui-ci vola au secours de son seigneur suzerain, à la tête de six vaisseaux de guerre, contenant cent chevaliers, trois cents arbalétriers et cinq cents archers. Il s'ouvrit un passage à travers les six cents vaisseaux de l'ennemi, qui bloquaient déjà Constantinople, en coula quinze à fond, et entra triomphant dans la ville. On peut dire que Villehardouin contribua alors puissamment à retarder la chute du nouvel empire (Chron. d'Albéric, id. de Philippe Mouske).
En 1239, Constantinople se trouvait encore dans la plus triste situation, menacée au dehors par la flotte de Valace, en proie au dedans à la plus affreuse lamine. Villehardouin accourut encore avec dix vaisseaux. força l'entrée du port, cl sauva pour la seconde fois l'empire d'une catastrophe qui devenait de jour en jour plus imminente (Chron. de Phil. Mouske).
Plus tard (en 1244), l'empereur réclama de ses grands vassaux de nouveaux secours. Le Pape Innocent IV invita Geoffroy de Villehardouin à prendre les armes en faveur de son suzerain. Il s'engagea à lui livrer certains revenus de bénéfices qui avaient été engagés à Geoffroy Ier par le Pape Ilouorius III, s'il consentait à entretenir pendant l'espace d'un an cent chevaliers, cl à porter des secours à l'empereur. Mais il ne paraît pas que le prince d'Aehaïc ait fait ce dernier sacrifice pour un empire qui tombait en ruines.
T. XXXlII. 3
34 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
II ne tarda pas à mourir sans enfants, avant d'avoir pu exécuter ses projets de conquête,.. Prêt à rendre le dernier soupir, il appela près de lui Guill;tu.m3, son frère, et.présomptif héritier; il lui recommanda de fonder un monastère et d'y déposer les restes de son père à côté des siens. Il le supplia aussi de se marier, afin de pouvoir transmettre à des héritiers de son nom la terre que leur père avait conquise.
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GUILLAUME DE VILLEHARDOUIN
PRINCE D'ACHAÏE.
Messer Guiglielmo de Villa-Arduino, prenze délia Morea, cavalière di grande valore.
VILLANI, liv. VII, ch. 28.
Guillaume de Villehardouin, surnommé Calamatis, parce qu'il était né à Calamata, lieu de résidence ordinaire de sa famille, fut proclamé prince d'Achaïe par tous les prélats et seigneurs bannerets.
Des guerres presque continuelles et des événements singuliers ont rempli la longue existence de Guillaume.
Un des plu» anciens monuments qui nous restent de ce prince atteste qu'au milieu même du Péloponèse il n'avait pas perdu le souvenir du village d'où sa famille était issue. Dès le commencement de son règne (en 1248), il écrit à son noble et haut seigneur Thibaut, roi de Navarre, comte de Champaigne, une lettre datée de la Crémonic, par laquelle lui Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe et sénéchal de liomainie, fait à savoir qu'il met en la garde de son cher cousin, le seigneur Vilain d'Aunoy, maréchal de l'empire de Romainie, tout ce qui lui revient de son héritaige à Villehardouin, à Brandonvilliers et autres lieux, en telle manière qu'il en prenne les fruits et les exploite comme s'il eût été présent sur la chose; mais en tel point qu'il soit obligé de délivrer la terre, sans arrêt, en paix et débonnairement, lorsqu'il lui plairait rappeler cette grâce.
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Guillaume de Villehardouin, quoiqu'il fut assez versé dans la langue grecque pour pouvoir la parier, employait néanmoins sa langue maternelle. C'était celle de sa cour et des actes publics. Ses barons et frères d'armes, tous Français et la plupart Champenois, dédaignaient l'idiome du peuple vaincu et conservaient le leur pur et sans mélange. C'est ce que nous apprend Ramon Montaner : « Toujours, » nous dit-il, depuis la conquête, les princes de Morée ont » pris leurs, femmes dans les meilleures maisons françaises. » Ainsi ont fait les autres nobles et chevaliers établis en » Morée, qui ne se mariaient qu'à des filles issues de ehe» va lier s français. Aussi disait-on que les meilleurs gen» tilshommes du monde étaient ceux de Morée : On y par/) lait aussi bon français qu'à Paris. » (Chron, de » Montaner. »
Guillaume de Villehardouin était, comme son père et son frère aîné, avide de la gloire qu'on acquiert par les armes.
Dès cette même année 1248, il s'embarqua avec le duc de Bourgogne, qui avait séjourné en Morée, et alla rejoindre à Cypre la flotte du roi Saint Louis, qui entreprenait alors la fameuse expédition décrite par le sire de Joinville. A la tôle de secours considérables, il assista au siège de Damiette (Joinville, Hist. de Saint Louis).
De retour en Morée, sa première ambition fut d'agrandir son territoire et de soumettre Monobasia, Corinthe et Anapolion. Mais, comme des vaisseaux étaient nécessaires pour l'attaque de ces places et que le prince n'en avait pas suffisamment, il proposa à la République de Venise un traité par lequel elle devait lui fournir quatre galères bien armées, cous la condition qu'il livrerait à la République, en toute propriété, les places de Coron et de Modon. Les conditions en ayant été acceptées de part et d'autre, le prince Guillaume ne tarda pas à commencer les hostilités, avec les secours que, sur sa réquisition, lui amenèrent les sei-
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gneurs d'Athènes, de Naxos, de Négrcpont et des îles voisin js.
D'abord, il se présenta devant Corinthe, et, pour en faciliter le blocus, il fit construire près de cette ville deux châteaux à l'un desquels il donna le nom de Mont aigu(l). Après un long siège, la ville capitula.
Les galères vénitiennes étant arrivées quelque temps après, le prince entreprit le blocus par terre et par nier d'Anapolion. Les habitants capitulèrent aussi, à condition qu'ils conserveraient l'un des deux forts de leur ville.
L'année suivante, il assiégea la ville de Monobasia, qui opposa une longue et opiniâtre résistance. Apres trois ans de siège, les habitants, pressés par la plus affreuse famine, offrirent aussi de capituler, à condition qu'on respecterait leurs biens et leurs privilèges, et qu'ils ne seraient tenus de servir que par mer. Les conditions furent acceptées, et les clefs de la ville remises au prince.
A la suite de ces conquêtes, qui valurent à Guillaume la soumission des peuples de la Laconic, il congédia ses troupes et songea à prendre quelque repos.
Pendant l'hiver qui suivit, il parcourut ses terres et particulièrement la Laconie, examinant avec soin l'état des routes cl la position des lieux. Dans une de ces promenades, il remarqua à une lieue de Lacédémone une montagne naturellement fortifiée et très-propre à la construction d'une citadelle Guillaume, qui ne négligeait rien pour mettre ses Etats à l'abri d'un coup de main, se hâta d'en faire construire une à laquelle il donna le nom de la Maistrie qui s'est depuis transformé en celui de Mistra. A l'entour, on édifia des maisons; et, des débris de la ville voisine, qui n'était rien moins, nous le répétons, que Lacédémone, s'éleva une nouvelle ville qui par la suite éclipsa et fit presque
(1) Près de Troyes, il existait un fort de ce nom.
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disparaître les restes périssables de l'antique cité de Lycurgue.
Dans le même, but de fortifier son territoire, Guillaume construisit non loin de là, et sur un rocher d'un aspect terrible qui dominait les mers, un château qu'il appela le Magnil, d'où dérivent les Maniotes, célèbres par leur résistance opiniâtre à la tyrannie musulmane. A la même époque, il protégea le rivage près de Gbislerna, par un autre château auquel il donna le nom de le Trône.
Guillaume était alors puissant et respecté. La Morée, presque tout entière, subissait ses lois, cl ses vassaux étaient nombreux. Parmi eux, il comptait les ducs d'Athènes, les seigneurs de Négrepont et des îles voisines. Du moins il prétendait que le marquis de Montferrat les avait déclarés les hommes-liges de Guillaume de Champlitte, son prédécesseur. Il crut pouvoir exiger d'eux l'hommage dû au suzerain. Ils le refusèrent, et Guillaume, d'un caractère fougueux, leur déclara la guerre, après avoir obtenu l'assentiment de ses barons.
Il se hâta de convoquer ses troupes ; mais il s'aperçut avec chagrin que son plus brave capitaine, son neveu, Geoffroy de Villehardouin, comte de Caritena, refusait de s'armer pour lui. Le comte de Caritena avait épousé la soeur du duc d'Athènes, et, dans le conflit qui s'élevait, il avait pris le parti de son beau-frère.
Une bataille sanglante fut livrée sur la montagne de Carydi, et la victoire resta à Guillaume de Villehardouin. Les débris de l'armée vaincue se retirèrent à Thèbes. Le prince d'Achaïe fit cerner la place et força ses ennemis à capituler. Le duc d'Athènes offrit de se soumettre aux réparations que la justice exigerait et de rendre hommage au prince, sous la condition que la ville ne serait pas pillée. Guillaume accepta, et le duc, entouré de ses bannerets, se rendit près de lui à Nicli, se jeta à ses pieds et réclama son pardon. Le vainqueur se laissa fléchir; et, suivant l'usage du temps,
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baisa le duc sur la bouche, cil signe de réconciliation. Quant à la réparation due, il déclara la laisser à la discrétion du roi de France.
Quelque temps après, on amena aussi devant le prince le seigneur de Caritena, son neveu, la hart au cou. Guillaume lui accorda également son pardon.
Cette victoire fut célébrée par des fêtes somptueuses et des tournois dont les princes Francs donnaient souvent le spectacle aux peuples de la Grèce.
Guillaume de Villehardouin s'engagea ensuite dans une autre entreprise où la fortune lui l'ut moins favorable.— Nicephore Comnène, despote de la Ilellade, dont il avait récemment épousé la soeur, Ange Comnène, avait une guerre à soutenir contre Michel Paléologue. Il demanda des secours au prince d'Achaïe qui s'empressa de lui amener une armée considérable, et le rejoignit dans les plaines de Tliessalina en Valachie.
Après quelques années d'hostilités, une bataille fut livrée près de Castoria, petite ville de la Macédoine. Là, maigre les prodiges de valeur de Guillaume et du seigneur de Caritena, son neveu, leurs troupes furent taillées en pièces, et eux-mêmes tombèrent entre les mains des vainqueurs. Le prince, suivant Acropolita, fut trouvé caché à Castoria sous un monceau de foin, et reconnu par les soldats à ses dénis de devant qu'il avait très-grandes.
Les deux illustres prisonniers furent conduits à Constantinople que Michel Paléologue occupait depuis peu dé temps eu qualité d'empereur.
Après quelques jours de captivité Guillaume fut amené devant l'empereur qui lui offrit des sommes considérables, s'il consentait à céder là principauté d'Achaïe. Le prince répondit que le pays qu'il gouvernait n'était pas un bien patrimonial ; que, d'après la charte établie entre son père et ses compagnons d'armes, le territoire conquis était commun entre eux, et qu'il ne pouvait tout seul en rien dis-
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traire, sans manquer à l'honneur; qu'en conséquence il ne pouvait offrir pour sa rançon que de l'argent.
L'empereur, peu satisfait de celte réponse, fit reconduire le prince en prison, où il resta pendant trois ans.
Enfin Guillaume de Villehardouin et les bannerets qui partageaient sa captivité furent d'avis qu'on offrirait à l'empereur, pour prix de leur rançon, les forteresses de Monobasia, du Magny et de Mistra. Ils pensèrent que le prince pouvait en disposer comme étant toutes trois ses propriétés particulières, puisque la première était une de ses conquêtes privées et que les deux autres avaient été construites par lui. La proposition en fut offerte à l'empereur qui accepta, mais en y ajoutant la condition que Villehardouin n'aurait sa liberté qu'après que' les places auraient été livrées avec deux des principales dames des seigneurs Francs, qui devaient rester à Constantinople comme otages. Ces conventions furent écrites et signées de part et d'autre. L'empereur voulut alors donner à Vdlehardouin une marque de son estime en lui faisant tenir un de ses enfants sur les fonts baptismaux. (Pachymère, liv. 1, ch. 31; — Chron. de Morée).
Le seigneur de Caritena, chargé de l'exécution du traité, emmena un des fils de l'empereur pour lui remettre les clefs des trois forteresses. Il remplit fidèlement sa mission, puis revint à Constantinople, conduisant avec lui les otages convenus.
Rien ne mettant plus obstacle à l'élargissement du prince Guillaume, il quitta Constantinople et arriva bientôt dans ses Etats, où il fut reçu avec les marques de la plus vive allégresse (vers 1265).
La paix avec l'empereur ne fut pas de longue durée. L'auteur do la Chronique de Morée en rejette la faute sur les troupes impériales. Mais il dit aussi avec naïveté que le prince « en acceptant le traité qui lui ouvrait les portes de » sa prison, nourrissait toujours l'arrière-pensée d'em-
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» ployer tous les artifices possibles de reprendre les places » qu'il allait livrer; qu'il pensait qu'on ne pouvait avec » raison l'accuser de parjure, s'il violait son serment, puis» qu'il lui avait été arraché par la nécessité. » (Chron. de Morée, p. 238).
Le pape partagea cette opinion ; car, suivant Pachymère, il délia le prince de son serment, avant même qu'il lui en eût fait la demande (liv. Ier, ch. 32).
Dès le commencement des hostilités, plusieurs des peuplades, soumises à l'autorité de Guillaume, levèrent l'étendard de la révolte. Pour comble de malheur, plusieurs grands vassaux de la Morée, les seigneurs d'Athènes, de Négrepont et d'autres îles, refusèrent de secourir le prince. A cette nouvelle, il se porta à Corinthe pour tâcher de les ramener à leur devoir, et laissa le commandement de ses troupes à Jean de Catava, qui obtint près de Prinitza une victoire signalée.
L'année suivante, le prince, qui n'avait pas réussi dans son voyage à Corinthe, semblait devoir succomber sous les efforts de l'armée impériale, à laquelle s'étaient adjoints un grand nombre de Turcs. Mais heureusement, ceux-ci, après avoir réclamé en vain le salaire qui leur avait été promis, passèrent du côté des Francs. Le prince sut se les attacher ; et, avec ce nouveau renfort, bien que ses troupes fussent encore inférieures en nombre à celles de ses ennemis, il livra près de Pharénomène une bataille à la suite de laquelle un des frères de l'empereur fut fait prisonnier. Celte victoire néanmoins ne mit pas fin à la guerre ; et, jusqu'à sa mort, le prince fut obligé de guerroyer contre les différentes peuplades du Péîoponèse qui se révoltaient incessamment.
L'empire de Constantinople, comme on l'a vu plus haut, avait cessé d'appartenir aux Francs. Baudoin II, le dernier qui l'ait occupé, avait été obligé de s'éloigner devant les armées nombreuses de Michel Paléologue. Il allait alors chez tous les souverains de l'Europe mendier des secours
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pour se faire replacer sur le trône. Dans l'espoir d'en obtenir de Charles d'Anjou, qui venait de conquérir le royaume de Sicile. il lui abandonna, en 1267, la sureaineté de la Morée. Peut-être Guillaume aurait-il pu se soustraire à l'autorité du roi de Sicile. Mais étant lui-même peu affermi au milieu des peuples du Péloponèse, il préféra s'attacher sou seigneur suzerain par des liens nouveaux. Il n'avait que deux filles. Le seigneur de Caritena. quoique marié, n'avait pas de postérité. Guillaume de Villehardouin voyait donc avec chagrin la principauté d'Achaïe sur le point dépasser en des mains étrangères. Dans cette circonstance, il voulut au moins avoir un gendre assez puissant pour transmettre à la postérité de sa fille des Etais si laborieusement acquis.
Il jeta les yeux sur Philippe III, l'un des fils du roi de Sicile, et envoya à ce dernier deux députés pour en faire la proposition. Le roi de Sicile accepta, à la condition que le prince. d'Achaïe se reconnaîtrait son homme-lige, et qu'à sa mort Philippe III gouvernerait la principauté. Guillaume y consentit et s'embarqua bientôt pour la Sicile avec sa fille Isabelle et un brillant cortège.
Charles Ier les accueillit avec la plus grande distinction. L'archevêque de Naples consacra les fiançailles de la jeune Isabelle de Villehardouin avec Philippe III d'Anjou. Le mariage, qui fut célébré immédiatement après (en 1267), fut l'occasion de fêtes brillantes.
Le prince Guillaume ne fut pas plus tôt de retour dans ses états qu'il fut obligé de recommencer la guerre. Le roi de Sicile s'empressa de lui envoyer une armée sous le commandement de Galeran de Brienne, général expérimenté. Avec ce secours, le prince d'Achaïe fut en état de contenir ses ennemis.
Presque à la même époque, il put rendre à son seigneur suzerain le service qu'il venait d'en recevoir. En effet, Conradin, cousin du roi Munfroy, et neveu de l'empereur d'Allemagne, envahit les Etats du roi de Sicile à la tête de
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troupes nombreuses. Aussitôt que Guillaume de Villehardouin vit le péril qui menaçait Charles, il demanda et obtint de ses ennemis une trêve d'une année. Il s'embarqua aussitôt avec quatre cents chevaliers d'élite, et vint se réunir à l'armée du roi de Sicile.
Celle armée était très-inférieure en nombre à celle de Conradin, et Charles courait grand risque de succomber à la première rencontre. Le prince d'Achaïe vit le danger, donna au roi le conseil de ne pas engager de bataille dans la plaine, et de suppléer au nombre par la ruse, en un mot, de combattre à la manière des Grecs, qui savaient fuir à propos pour entraîner leurs ennemis au milieu des défilés, et les accabler plus facilement. Le roi suivit le conseil de Guillaume et lui dut peut-être son salut.
Une bataille eut lieu le 23 août 1263, près de Tagliacozzo; et Guillaume de Villehardouin partagea avec Alard de Valéry, chevalier français qui revenait de la TerreSainte, l'honneur de la célèbre victoire qui s'en suivit. (Villani, liv. VII, ch. 26).
Après cette victoire, qui mit fin à la guerre, le prince d'Achaïe resta encore un mois à Naples, près de sa fille, au milieu des fètes et des réjouissances.
Il fut obligé de s'en éloigner, quand il apprit que l'empereur de Constantinople avait rompu à son égard la trêve convenue, et recommencé les hostilités. Avant son départ, il reçut du roi de Sicile des présents magnifiques, avec un renfort de cinquante cavaliers d'élite et de deux cents arbalétriers.
Guillaume de Villehardouin avait encore une foi? contenu ses ennemis, lorsque la mort vint mettre fui à sa carrière longue et agitée. Les premiers symptômes de la maladie le surprirent, lorsqu'il venait de se transporter à Calamata, qu'il désirait revoir parce qu'il y était né. Ses dernières volontés montrent qu'il était plus tolérant ou plus habile qu'on ne l'était à cette époque. Avant d'expirer,il écrivit en
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effet au roi Charles une lettre par laquelle il le priait de protéger les couvents de l'église grecque aussi bien que ceux de l'église latine, tout en maintenant les dons faits aux monastères qu'il avait fondés. Il ordonna que ses restes fussent transportés à Andravida, dans l'église Saint-Jacques, qu'il avait fait construire et donnée aux chevaliers du Temple, et que son cercueil fût déposé dans le monument élevé par ses soins à la mémoire de son père, de manière que son frère se trouvât à la droite, lui à la gauche et son père au milieu.
ET SUR LES VILLEHARDOUIN. 45
ISABELLE DE VILLEHARDOUIN
PRINCESSE D'ACHAIE.
A la mort de Guillaume, la principauté d'Achaïe fut transmise à Philippe III, (ils de Charles Ier, roi de Sicile, et neveu de Saint-Louis. Ainsi, la princesse Isabelle de Villehardouin, sa femme, à peine âgée de quatorze ans, put encore recevoir les hommages des peuples conquis par ses ancêtres. Ce bonheur, si c'en est un, ne fut pas d'abord do longue durée. Son mari mourut fort jeune en 1277, sans laisser d'enfants.
Devenue veuve, elle vivait sans ambition à la cour de Charles II, roi de Naples, son beau-frère, qui administrait les Etats du feu prince Guillaume par des gouverneurs qu'il y envoyait. Mais la fortune replaça de nouveau la princesse Isabelle sur le trône de son père. Fieront de Hainaut, grand connétable de Sicile, avec qui elle contracta un second mariage, obtint du roi Charles II la principauté d'Achaïe pour la posséder comme son propre héritage. Florent de Ilainaul se maintint dans ses Etats jusqu'au commencement du xive siècle, qu'il mourut.
Isabelle de Villehardouin, sa veuve, contracta une troisième alliance avec Philippe de Savoie, prince de Piémont, de l'illustre famille, qui règne aujourd'hui sur l'Italie.
On pense qu'elle est morte en 1311. En elle s'éteignit la dynastie des Villehardouins, princes d'Achaïe.
Guillaume de Villehardouin avait laissé une antre fille nommée Marguerite. Celle-ci épousa Guillaume II de la Roche, duc d'Athènes, dont l'aïeul Othon de la Roche,
46 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
premier duc d'Athènes, avait eu pour femme Elisabeth de Chappes, parente des Villehardouins.
Quant à Geoffroy de Villehardouin, seigneur de Caritena, il avait précédé Guillaume, son oncle, dans la tombe. Le seigneur de Caritena qui, suivant la Chronique de Morée, était réputé comme un des premiers chevaliers du monde, et dont la réputation de bravoure était répandue dans tous les royaumes, avait, avant sa mort, succombé à la tentation du démon. Epris de la femme d'un des plus hauts fonctionnaires de la Morée, il l'avait enlevée; et, sous prétexte d'un pèlerinage, était allé habiter avec elle le royaume do Ponille, où il avait pu, sans contrainte, assouvir sa passion. Mais il eut honte ensuite de sa conduite, et revint vers son oncle qu'il servit avec fidélité et dévouement. Il mourut sans postérité.
ET SUR LES VILLEHARDOUIN. 47
APPENDICE
Outre les souvenirs glorieux que l'histoire nous a transmis sur Geoffroy le Chroniqueur et sur les Villehardouins, princes d'Achaïe, il existe des monuments matériels qui en rappellent les noms. L'archéologie a déjà recueilli et recueillera encore des traces nombreuses de leur passage sur la terre.
Les princes d'Achaïe, pendant leur domination, qui a durée un siècle, ont construit des villes, des châteaux-forts, et des maisons conventuelles, dont plusieurs sont encore debout en tout ou en partie.
C'était l'époque de la belle architecture ogivale, celle où saint Louis élevait la Sainte-Chapelle, à Paris. Sans doute les nouveaux maîtres de la Morée n'avaient à leur disposition ni l'argent nécessaire, ni les artistes qui auraient pu produire de pareils chefs-d'oeuvre. D'ailleurs leur attention principale était portée vers la défense du pays conquis. Ils construisaient des forts plutôt que des églises. Et puis, mal affermis encore dans leurs Etats, ils devaient exécuter leurs travaux avec une précipitation qui nuisait à l'art.
C'est donc moins comme artistes que comme archéologues que nous devons envisager ces antiques débris; mais, à ce point de vue, ils doivent exciter au plus haut degré notre intérêt. M. Cuchon, que la mort a enlevé trop tôt aux études historiques et à la littérature, les a déjà signalés dans son ouvrage intitulé : La Grèce continentale et la Morée (Paris, 1844), et dans ses Recherches et matériaux sur la domination franque en Orient. Que de lieux il nous indique portant la marque de nos ancêtres ! comme on voit
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partout apparaître la croix ancrée des Villehardouins et les blasons de leurs vaillants bannerets!
Mais cet écrivain, qui embrassait dans ses recherches tant de détails, a dû laisser beaucoup à glaner dans ce vaste champ qu'ont occupé les Villehardouins. Il serait donc bien à désirer que quelque érudit, parmi nos compatriotes, pût parcourir de nouveau ces contrées si riches en souvenirs, et les interroger avec soin. Il en reviendrait chargé de dépouilles opimes. Nid doute qu'il n'y ait encore des monnaies et des tombeaux à découvrir, des armoiries à relever, des inscriptions de tout genre et des chartes à déchiffrer.
La Morée serait le centre des explorations. C'est là que se trouvent debout ou à l'étal de ruines les villes, les maisons conventuelles, les églises et les châteaux qu'ils ont fait construire ; entre autres, Clarence, dont ils paraissent avoir fait leur capitale et où ils ont frappé monnaie; Calamata, où cet né Guillaume de Villehardouin; et Andravida, lieu do sépulture de la famille.
Il y aurait encore d'autres recherches à faire, recherches toutes littéraires. Les chevaliers champenois qui occupaient la Morée et les autres parties de la Grèce, aimaient la musique et la pcësie, plus cultivée alors qu'on ne le pense généralement. Ils y trouvaient un délassement aux fatigues de la guerre. Ce fait est attesté par plusieurs écrivains qui s'appuient sur des documents incontestables. Il faut consulter surtout à cet égard le Recueil des chants historiques français, publiés par M. Leroux de Liney (Paris, 1847, 2 vol.), et les Chansonniers de Champagne (Reims, 1850), un des nombreux ouvrages que l'on doit à M. P. Tarbé.
M. Leroux de Lincy reproduit une chanson satirique de Conon de Déthune, composée en cel autre pais, où il tourne en ridicule une coquette qui avait été en grand renom à Troyes (ouvrage cité t. 1, p. 38). D'autres barons du plus haut parage, tels que Jehan de Dampierre, et le célèbre
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Jehan de Brienne, qui devint empereur de Constantinople, ne dédaignait pas de manier la lyre des trouvères.
En ce qui nous concerne plus particulièrement, M. Tarbé prouve que nos deux premiers souverains de la Morée, Guillaume de Champlitte et Geoffroy de Villehardouin, ont composé des pastourelles ou romances, dont on conserve des fragments dans des manuscrits de la biblothèque impériale.
Bien que ce genre de production ait souvent le sort des fleurs qui se forment et meurent trop vite, ne peut-on pas espérer que quelques-unes auront échappé à l'action du temps? Dans ces vieux couvents qui couvrent le sol de la Morée, ne peut-on pas rencontrer quelque coin de bibliothèque, sorte de reliquaire, où seraient renfermés de tels trésors ?
Quelle joie devrait éprouver celui qui les découvrirait!
Mais, en dehors de la Morée, et dans les autres parties de l'ancienne Grèce, que de documents on pourrait encore récolter! Le corps d'armée commandé par Mathieu de Montmorency et par Geoffroy de Villehardouin le Chroniqueur, se composait en grande partie de Champenois. Quoique leur établissement dans l'empire de Romanie n'ait pas été d'aussi longue durée que celui des seigneurs de la Morée, ils ont dû laisser quelques traces que le temps n'a pas effacées entièrement. Plusieurs y sont morts, et leurs tombes y subsistent peut-être encore. Qui recueillera toutes ces épaves? Qui retrouvera dans le territoire de Messinople les restes du maréchal Geoffroy de Villehardouin, et nous révélera la date du décès de cette homme éminent?
En attendant qu'on se livre à ces pieuses recherches, nous allons faire passer sous les yeux du lecteur quelques souvenirs archéologiques que nous devons principalement aux recherches du savant M. Buchon. Il s'agit de sceaux et de monnaies se rapportant à la domination, en Grèce, de nos aïeux. Ce sera, à l'état rudimentaire, la galerie de la croisade champenoise.
T. XXXIII. 4
50 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
Sceaux.
§ I. Il est juste de commencer cette série par Thibaut III, comte de Champagne, de 1197 à 1201, dont nous avons raconté la mort prématurée. Il a été le promoteur de la croisade, et il devait en être le chef. Quoiqu'il ait peu vécu, on a son sceau aux archives de l'Aube et à celles de l'empire. Il est circulaire et équestre. Le prince y est représenté armé en guerre. Son boucher y offre pour la première fois les deux cotices qui ont été adoptées dans les armoiries des comtes de Champagne. La légende porte : SIGILL THEOBALDI TRECN COMITE PALATINI (Sceau de Thibaut, comte palatin de Troyes). Il y a un contre-sceau circulaire, dans le champ duquel est un écusson où sont figurées les deux cotices. Légende : SECRTVM MEV MICHI (1).
§ IL Comme pierre d'attente, nous indiquerons ici le sceau de Geoffroy de Villehardouin le Chroniqueur, maréchal de l'empire de Romanie.
Il se trouvait, d'après Du Cange (Préface de la Chronique de Villehardouin), attaché à un acte du mois de mars 1207, par lequel le maréchal de Romanie faisait une donation au prieuré de Foicy-lès-Troyes et à l'abbaye de Notre-Dameaux-Nonnains de la même ville. Le sceau représentait un écu avec une croix ancrée, rompue et brisée au premier canton ce qui est chargé d'un petit écusson, étant mal-aisé de juger la figure qui est dedans. » Du Cange cite encore un acte de l'an 1212 où était le sceau du même personnage.
Nous ignorons si l'on a conservé les actes et les sceaux dont il s'agit.
(1) Il faut consulter, sur les sceaux des comtes de Champagne, le Portefeuille archéologique publié par M. Gaussen. Cet ouvrage, où ils sont tous figurés, contient en outre une notice des plus intéressantes intitulée : Essai sur les sceaux des comtes et des comtesses de Champagne, par M. d'Arbois de Jubainville. La notice forme un traité complet de la matière.
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§ III. Suivant la Chronique, avec Geoffroy de Villehardouin se croisèrent Guy de Chapes et Clérembauz, ses niers (ses neveux). On possède leurs sceaux.
Celui de Guy de Chappes est figuré dans l'histoire de Barsur-Seine, par M. Coûtant. Il est circulaire. Dans le champ est un écusson représentant une croix ancrée. Légende : + S. GVIDONIS DE CAPPAS (sic).
Bien que nous n'ayons pu trouver la date de ce sceau, nous pensons que c'est celui de Guy de Chappes, oncle de Clérembaut, dont il va être question. On le qualifie seigneur de Chappes. Il prit sans doute ce titre pendant la minorité de son neveu.
M. Coûtant cite, parmi les bienfaiteurs de l'abbaye de Mores, Guy de Jully et de Chappes. La charte de l'an 1197 est scellée, dit-il, d'un sceau en cire rouge, sur lequel est empreinte une croix ancrée. ( Annuaire de l'Aube pour 1856, p. 9). C'est probablement le sceau cité dans l'histoire de Bar-sur-Seine.
§ IV. Le sceau de Clérembaut de Chappes, neveu du précédent, existe aux archives de l'empire (n° 7,040) et dépend d'un acte de l'an 1218. Il est équestre et très-défectueux. Légende : SIG [ ILLVM CLARAMBALD] I. DE CAPIS.
Ce Clérembaut était fils de Clérembaut III, seigneur de Chappes, et d'Hélissinde de Traînel. En 1204, il confirma les donations faites par son père à l'abbaye de Larrivour. Une de ses soeurs, Elisabeth de Chappes, parvint à une grande fortune : elle épousa Othon de la Roche, qui devint duc d'Athènes.
Il mourut en 1246, et fut inhumé à l'abbaye de Larrivour avec cette épitaphe :
CLARAMBAUDUS ERAT, SI QUIS DE NOMINE QUERAT, HERES DE CAPIS, QUEM TEGIT ISTE LAPIS. QUISQUIS AD HUNG TUMULUM VENIET, LEGAT ATQUE PRECETUR, QUOD CLARAMBAUDUM IN SEDE COELI LOCET,
52 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN
C'était un personnage lettré. Un de ses contemporains, Philippe Mousker, dit de lui, dans sa chronique rimée, Monsieur Clérembault de Capes qui moût sait et vaut.
Nous sommes disposés à croire que les seigneurs de Chappes formaient une branche de la famille des Villehardouins. Ils portent les mêmes armes, la croix ancrée et la croix recercelée. Un autre fait confirme cette observation. Dans l'acte de fondation de l'abbaye de Larrivour, en 1137, Clérembaut de Chappes et le seigneur de Villehardouin donnent une partie de la forêt de Doches qui leur appartenait en commun. D'ailleurs, jusqu'au milieu du 13e siècle, les noms patronymiques ne se transmettaient pas régulièrement. Nous en voyons des exemples dans les familles de Dampierre et de Brienne, et même dans celle des Villehardouins. En effet, les derniers descendants de Geoffroy le Chroniqueur portaient le nom de Lisignes.
§ V. Nous citerons ici, pour ne rien omettre de ce qui concerne les Villehardouins, le sceau d'Erard de Lisignes, évêque d'Auxerre.
Il était fils de Guillaume, seigneur de Villehardouin, de Villy et de Lisignes, et de Marguerilte de Mello, et arrièrepetit-fils de Geoffroy le Chroniqueur. Par sa mère, il était neveu de Guy de Mello, évêque d'Auxerre, auquel il succéda en 1270. Le pape Nicolas III le nomma cardinal et évêque de Palestrine en 1277, et celte même année ce prélat mourut à Rome, où il s'était rendu pour défendre les droits de Téglise d'Auxerre. Il fut inhumé dans cette église.
Le sceau est de forme ogivale. L'évêque est debout, crosse et mitre. Le champ est semé de colombes. D'un coté est une étoile, de l'autre une fleur de lis. Pas d'armoiries. Légende : + S : ERARDI DEI : GRACIA EPISCOPI : AVTISSIODOR (Trésor de numism. et de glyptique).
Le portrait du cardinal Erard de Lisines existe dans l'histoire des cardinaux du P. Du Chesne.
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§ VI. On possède aussi le sceau de Garnier de Traînel, évêque de Troyes, qui mérite ajuste titre une place dans cette galerie; car il fît partie de la croisade qui soumit Constantinople à l'autorité des Francs. Il y signala sa bravoure et fut nommé aumônier de l'armée. On le chargea du dépôt de toutes les choses saintes qui furent le partage des vainqueurs. Il envoya à Troyes le lot qui lui échut et. qui forme encore aujourd'hui la partie la plus importante du trésor de la cathédrale. Il mourut à Constantinople au mois d'avril 1205.
Le sceau de Garnier de Traînel est apposé à un acte des archives d'Auxerre de l'an 1198, et à un autre des archives de. l'empire. L'évêque y est figuré debout. La mitre est basse et ouverte de côté. Légende : + SIGILLUM :GARNE [RI : E] PISCOPI : TRECENSIS.
Il y a un contre-sceau, dont nous n'avons pu lire l'inscription.
§ VIL Nous citons le sceau de Geoffroy de Méry, connétable de Champagne en 1238, d'après l'autorité de M. Tarbé (Préface des Poésies du roi de Navarre). Il offre un écusson sur lequel est figuré une croix ancrée. Légende : SIG. 10. DE MERY CONEST.
Geoffroy était fils d'Acelin de Méry et de Marie de Villehardouin. Il n'est donc pas étonnant qu'il ait adopté la croix ancrée des Villehardouins. Il fit partie de la croisade dont Geoffroy le Chroniqueur, son aïeul maternel, fut un des principaux chefs, et il devint connétable de l'empire de Romanie.
§ VIII. M. Buchon nous a donné dans ses Recherches et matériaux sur la domination française en Orient (pi. Il, n° 4) le sceau de Marie de Brienne, épouse de Baudoin il, empereur de Constantinople. Ce sceau est appendu à une lettre adressée par ladite Marie « Empérière de Roma-
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nie, à Blanche, roine des Francs » et est datée de Négrepont le 31 janvier 1248.
Il est ogival et représente une femme debout, la tête couverte de la couronne impériale et tenant le sceptre dans la main droite. La partie du sceau qui contenait la main gauche a disparu. On ne voit de la légende que ce qui suit : ... M...... TRIX ROMA... Peut-être faut-il la restituer
ainsi : S. Maria de Brena imperatrix Romanie.
§ IX. Nous passons aux sceaux qui concernent les Villehardouins de la Morée.
On a celui de Jean de Villehardouin, frère de Geoffroy l'Historien, et frère de Geoffroy, prince d'Achaïe, dont nous allons parler. Il est circulaire et dépend d'un acte latin daté de Corinthe, 1216, contenant donation au profit de l'abbaye de Clairvaux, (Archives de l'Aube). Il porte pour légende : S [IGI] LL [VM] IOANNIS DE VILLAHARDVINI. Dans le champ est un écu chargé d'une croix recercelée. Il faut consulter à cet égard les Mémoires de la Société Académique de l'Aube, année 1844, p. 299, et le Voyage paléographique dans le département de l'Aube, par M. d'Arbois, archiviste (Troyes, 1855, p. 343). La description des sceaux présente des différences dans ces deux ouvrages. Nous avons adopté celle de M. d'Arbois.
§ X. Le sceau de Geoffroy, 1er prince d'Achaïe, fils du précédent, est attaché au même acte de 1216. Il est circulaire et porte pour légende : SIG [ILLVM] GAVFRIDI DE VILLAHARDVINI. Dans le champ est un écu chargé d'une croix recercelée, brisé d'une burelle en chef; ce qui nous étonne, c'est que Geoffroy Ier n'ai pas pris ici le titre de prince d'Achaïe.
§ XL Elisabeth, princesse d'Achaïe, épouse du précédent, a aussi scellé le même acte. Le S. est de forme ogivale et offre une femme debout Légende : SIGILL[VM]
ET SUR LES VILLEHARDOUIN. 55
HELISABET PRINCIPISSE ACHA1E. Du Cange, comme nous l'avons dit, pense que cette Elisabeth était de la famille dès seigneurs de Chappes.
§ XII. Isabelle de Villehardouin, princesse d'Achaïe, fille de Guillaume et petite-fille de Geoffroy Ier, a scellé un acte du 24 décembre 1303, alors qu'elle était mariée à Philippe de Savoie. L'acte est conservé aux archives de la cour de Turin. Le sceau présente deux écussons sur lesquels on voit la croix ancrée. On lit à l'entour : S : YSABELLE : PRINCIPISSE : ACHAIE. Au contre-sceau, on voit encore, la croix ancrée dans un écusson que surmonte une petite croix traversée en bande d'un bâton. Légende : S. SECRETU. YSABELLE. PRINCIPISSE. ACHAIE (gravé dans les Recherches de M. Buchon).
Monnaies.
Toutes les descriptions qui suivent sont empruntées aux Recherches de M. Buchon.
§ I. Monnaie de Geoffroy Ier. On y voit, au droit, une croix entourée d'un anneau, et, entre les bords de la monnaie et l'anneau, cette'légende : G. PRINCEPS (Gaufridus princeps). Cette croix se retrouve dans toutes les monnaies des croisés ; mais elle fait aussi partie des armes des Villehardouins. Au revers on voit le portique de SaintMartin de Tours qui surmonte les anciens deniers tournois. Au-dessus une croix, et alentour le mot CLARENTIA, désignant la ville de Clarence, où l'on frappait monnaie.
§ IL Geoffroy II, prince d'Achaïe. On a de lui deux monnaies, dont voici la description. 1. Au droit, la croix entourée d'un anneau. Légende : G. P. ACCAIE (Gaufridus princeps Achaie). Revers frappé en creux sans aucune empreinte. 2. Au droit, à peu près semblable au précédent.
56 ÉTUDE SUR GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN, ETC.
Au revers est représentée la citadelle de Corynthe, avec la légende CORINTVM.
§ III. Monnaie de Guillaume, prince d'Achaïe. Au droit, une croix entourée d'un anneau avec la légende : GV. PRINCEPS. Au revers, le clocher surmonté de la croix avec la légende : D. CLARENTIA.
§ IV. Enfin, une monnaie d'Ysabelle de Villehardouin. Au droit, la croix entourée d'un anneau avec la légende : YSABELLA. P. ACA. ( Ysabella principissa Achaie). Au revers, le clocher de Saint-Martin de Tours, avec ces deux mots à l'entour : DE CLARENCIA.
Nous terminerons ici brusquement notre étude sur les Villehardouins. Puisse notre faible ébauche trouver grâce et indulgence auprès des lecteurs !
Paris, le 1er novembre 1868.
NOTICE BIOGRAPHIQUE
SUR LE
B0N MOREAU DE LA ROCHETTE
PAR M. LÉON DE BREUZE
MEMBRE CORRESPONDANT.
I.
Timon, notre Timon, si français de coeur et d'esprit, dit, .dans ses entreliens de village, qu'il voudrait voir inscrits sur les murailles de la salle de mairie de chaque commune les noms des hommes célèbres de l'arrondissement, dont ces communes font partie. Ce serait, selon lui, une flatteuse récompense pour les familles dont les membres auraient mérité parleurs vertus, leurs bonnes actions, d'être signalés ainsi à la reconnaissance publique ; ce serait aussi, dirons-nous, une sollicitation perpétuelle à mériter une semblable distinction.
On ne prendrait, ajoute M. de Cormenin, que les noms des hommes morts, de peur que la flatterie ne gâtât la pureté de cet hommage.
Nous ne savons pas si cette idée, déjà vieille, mais toujours bonne et salutaire, a été ou sera mise en pratique ailleurs qu'à Montargis. Quoi qu'il en soit, notre but, en écrivant les lignes qui suivent, est de signaler un nom à enregistrer, si déjà il ne l'est dans le catalogue des illustrations de notre département.
58 NOTICE RIOGRAPHIQUE
Ce nom est celui de Moreau de la Rochette; il mérite bien, selon nous, et à plus d'un titre, d'être rappelé à la mémoire des hommes de bien, des agriculteurs, comme exemple de dévouement au bien public, comme une nouvelle preuve qu'avec le travail et la persévérance on peut faire de grandes choses, et qu'en agriculture il n'est point de terre dont on ne puisse tirer parti.
Déjà, François de Neufchâteau avait présenté une notice sur Moreau de la Rochetle, à la Société d'Agriculture de la Seine, qui l'a insérée dans le quatrième volume de ses mémoires publié en l'an x. Cette notice, à laquelle nous ferons des emprunts pour notre travail, contient une correspondance de dix lettres entre Moreau et Voltaire. De ces dix lettres, six sont de ce dernier, et une seule a été publiée avec ses oeuvres. — François de Neufchâteau en a pris copie sur les originaux mis à sa disposition par les fils de Moreau de la Rochette. Nous en donnons nous-même une copie que nous avons faite dans le volume des mémoires de la Société d'Agriculture du département de la Seine.
Nous joignons à ces documents copie de l'arrêt du Conseil d'Etat du Roi dont nous parlerons ci-après.
Nous avons pensé que si la Société d'Agriculture du département de la Seine avait accordé une place dans ses mémoires au nom de Moreau de la Rochette, lequel, par sa naissance, était étranger à ce département, la Société Académique de l'Aube avait intérêt, elle aussi, à conserver le nom d'un homme célèbre né dans l'arrondissement de Troyes.
II.
Le joli petit village de Rigny-le-Ferron a vu naître François-Thomas Moreau, qui y vint au monde le 4 novembre 1720.
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Nous n'avons pas de renseignements sur les jeunes années de notre compatriote, et ce n'est qu'à partir de son installation à Melun, puis à la Rochette, que nous le voyons se distinguant par son travail actif, par ses profondes connaissances dans un art, le premier de tous, l'agriculture. C'est pendant qu'il habitait Melun, en qualité de directeur des fermes du roi Louis XVI, et qu'il donnait à ses fonctions, dit un biographe, tous les instants de ses journées et d'une partie de ces nuits, qu'il médita la transformation de la Rochette.
Mais qu'était alors la Rochette? C'est la réponse à cette simple question qui nous fera connaître et apprécier la valeur et le mérite de Moreau.
La Rochette était, à cette époque, un tout petit village de l'Isle-de-France, situé à environ trois kilomètres de Melun. Son nom, il le doit à son sol si pierreux, si rocheux et si stérile que l'on disait communément dans le pays : qu'une poule n'y trouverait point à vivre en août.
Eh bien! c'est là, c'est sur ce pauvre terrain, où l'on ne trouvait que pierres, cailloux et maigres bruyères, que Moreau va créer un domaine, une pépinière qui a été et qui devrait être encore, sans la Révolution, l'une des gloires de la France.
Il a fallu, chacun en conviendra, que cet homme comptât bien sur son travail, ses lumières et une persévérante énergie pour affronter dans de telles conditions les obstacles de toute nature qui s'opposaient à la création d'un établissement qu'il mena non seulement à bonne fin, dans un laps de temps relativement très-court, mais qui n'eut pas son rival.
III.
Dès 1751, Moreau acquit environ deux cents hectares de ce sol du village de la Rochette, mais ce ne fut qu'en 1760 qu'il en commença le défrichement, et qu'il reconnut
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la possibilité d'atteindre le but qu'il s'était proposé. En 1767 il soumit au gouvernement de Louis XVI le projet de l'établissement, à la Rochette, d'une école d'agriculture, où seraient élevés et instruits un grand nombre d'enfantstrouvés.
Cette proposition reçut du roi et de ses ministres l'accueil qu'elle méritait, comme on peut s'en convaincre par la lecture de l'arrêt du conseil, en date du 9 février 1767, que nous joignons à notre notice.
Cinquante, puis cent enfants-trouvés furent attachés à l'établissement, sous la direction de Moreau, et au bout de peu de temps l'habile directeur fut étonné lui-même d'une prospérité qu'il n'osait pas espérer si grande. Mais laissons parler François de Neufchâteau :
« Sur environ deux cents hectares de ce sol pierreux et stérile, il a tracé en grand des divisions étendues de près de vingt-six hectares chaque, qu'il a semées à la charrue ou plantées à la pioche en pépins, graines et boutures d'arbres de toute espèce. Les larges avenues, qui séparent chacune de ces plantations, ont été dessinées sur une grande échelle. Toutes les parties sont liées à un plan général qui les rapproche et les combine pour en former un bel ensemble. La grande route qui conduit de Melun à Fontainebleau passe au travers du parc, en augmente la vie et en reçoit les ornements ; au centre du terrain, sur le bord même de la Seine, est placée la maison bâtie par feu Louis, architecte célèbre et ami de Moreau. La rivière sortant de la forêt voisine vient former devant la maison un canal animé par le mouvement des bateaux, qui circulent sous les fenêtres et les terrasses du logis.
» La maison et le parc ont un aspect très-pittoresque et vraiment romantique ; mais l'art n'a fait à la Rochette que ce qu'il devrait toujours faire : il s'est soumis à la nature.
» Il n'existe pas, que je sache, sur la surface de la France, une autre pépinière sur un emplacement aussi con-
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sidérable que le terrain de la Rochette. C'est aussi le premier exemple d'un établissement public formé, en quelque sorte, par un gouvernement pour remplir deux buts bien louables : 1° multiplier, encourager la culture des arbres et les plantations; 2° appliquer les enfants-trouvés à un travail utile.
» L'arrêt de l'ancien conseil, du 9 février 1767... est donc un monument de sagesse et de prévoyance dont la France a la gloire d'avoir pu donner le modèle. Mais c'est un grand malheur de notre nation, de mériter presqu'en tout genre le reproche que nous a fait Voltaire, au nom des étrangers, lorsqu'il dit, à propos du Louvre : que nous commençons tout, pour ne rien achever.
» Cette triste réflexion ne peut mieux s'appliquer qu'à ce qui s'est passé dans l'affaire de la Rochette. Jamais le ministère de l'ancien régime ne s'est montré plus inconstant, plus contraire à lui-même. M. de Laverdy avait fait commencer cette belle entreprise en 1767; M. d'Invau la détruisit en 1769. L'abbé Terray la rétablit en 1770; M. Neeker la supprima en 1780. Les malheureux enfants qu'on avait recueillis et élevés à la Rochette, furent alors abandonnés (pas tous, comme nous le dirons tout à l'heure); plusieurs devinrent mendiants, ou même pis encore : telle a été la fin d'un établissement digne d'un meilleur sort.
» Pendant le temps qu'à subsisté cet établissement, il a entretenu et formé quatre cents enfants; il n'en est mort qu'un seul. Plusieurs d'entre eux sont aujourd'hui de trèsbons jardiniers et même des dessinateurs et planteurs de jardins.
» Ce n'est pas ici, poursuit François de Neufchâteau, qu'il convient de discuter l'économie que M. Neeker a cru faire, lorsqu'il a rompu tout à coup les marchés du gouvernement avec M. Moreau. Peut-être la dépense eût-elle pu être réduite. On voit dans les procès-verbaux des assemblées provinciales qu'il s'était glissé des abus dans les pépi-
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nières publiques. Au heu de se borner à corriger un vice, on a trouvé plus simple de détruire la chose même. — On ne sait jamais s'arrêter, et l'on s'empresse de détruire sans rien mettre à la place. Mais il paraît étrange que le nom de Necker se trouve ici lié à la destruction totale d'un établissement unique en France et dans l'Europe. Cependant on pourrait penser que l'utilité générale exige quelques sacrifices pour former des planteurs et pour multiplier les plantalions, sans lesquelles la France ne tardera pas à se voir condamnée aux horreurs de la stérilité, de l'insalubrité et de tous les fléaux qu'éprouvent les lieux déboisés. Voltaire était bien pénétré de ce danger qui nous menace. Il y revient dans sa correspondance avec M. Moreau. Dès 1767 il disait, comme nous venons de le voir : « Je crois la France très-peuplée; mais je crains bien que ses habitants n'aient bientôt plus de quoi se chauffer (voir la lettre n° 4.). » Terrible avertissement; cessera-t-on d'y être sourd? et verra-t-on toujours couper sans remplacer? »
Ainsi s'exprimait François de Neufchâteau en l'an x; et Voltaire, dès 1767, avait signalé le déboisement comme chose nuisible à l'intérêt public. Si nous méditons ces plaintes, si nous rappelons à notre mémoire les fléaux des inondations, les épidémies dont nous avons eu à souffrir depuis plus d'un siècle, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que Voltaire et François de Neufchâteau avaient bien raison d'appeler l'attention publique sur une question aussi importante. Ils nous ont avertis ; les avons nous écoutés? Et ce qu'ils disaient il y a cent ans, ne pourrait-on pas nous le dire encore avec autant d'à-propos? Ne pourrait-on pas nous dire encore avec raison : vous détruisez beaucoup de ce que vos pères respectaient, et vous ne remettez rien à la place, si ce n'est un remède pire que le mal, remède que vous appelez progrès? Oui, pourrait-on nous dire, vous avez progressé dans les arts; oui, vous avez produit des machines admirables, des inventions utiles ; mais avez-vous fait pro-
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gresser vers le bien le coeur de l'humanité? Et les nations seront-elles plus heureuses, plus éclairées, lorsqu'elles nieront Dieu, adoreront la matière et se croiront les héritiers d'un singe?
« Le découragement où M. Moreau fut jeté par la rupture inattendue des engagements pris par le Gouvernement, continue François de Neuchâteau, a beaucoup influé sur l'état de ses pépinières. — Les arbres et les plantes ont dépéri, pour la plupart, faute d'avoir été levés, quand ils auraient dû l'être. Après la mort de M. Moreau, ses deux fils ont recueilli sa succession dans l'état désastreux que les pertes éprouvées par leur père ne rendaient que trop vraisemblable. Cependant aujourd'hui, livrés par goût à la culture, élevés dans l'amour des arts, ils continuent de défricher, d'entretenir leurs pépinières et de planter, autant que leurs facultés le permettent. La Révolution n'a pas éteint leur zèle ; mais les vandales qui l'ont souillée et qui voulaient la rendre funeste pour la rendre odieuse, ont exercé aussi, quoiqu'indirectement, sur les pépinières, leur influence dégradante.— Dans les temps où des juges révolutionnaires égorgeaient une femme (Mme de Marboeuf) pour crime d'avoir semé de la luzerne, on proscrivait, on flétrissait du nom d'arbre de luxe les plantes les plus rares, que l'art des jardiniers espérait de pouvoir cultiver en France. — Il fallut donc sacrifier beaucoup de plants intéressants, comme les arbres verts, les arbres étrangers, etc. »
IV.
Les chiffres suivants vont nous donner une idée des services que l'on pouvait attendre de l'établisssment de la Rochette; il ne sera pas difficile après cela, à tout lecteur, de se représenter ce que seraient en ce moment nos campagnes, nos côtes dénudées, et nos terrains incultes, si cet établissement avait continué de fonctionner jusqu'à nous, avec la
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coopération de l'Etat; et combien de malheureux enfants auraient été soustraits aux dangers sans nombre qui naissent sous leurs pas dès l'instant de leur entrée dans la vie ; la moralité des individus y eût gagné, et la population de la France n'y aurait rien perdu.
Lorsque le ministre Neeker supprima la pépinière de la Rochette, un procès-verbal authentique constata qu'elle contenait sept millions cent trente et un mille six cents sujets ainsi répartis :
25,360 arbres d'alignement,
111,829 arbres fruitiers,
64,615 arbres étrangers,
66,694 arbres verts,
25,420 arbres à fleurs,
120,000 plants d'arbres fruitiers,
7,000 plants d'arbres étrangers,
164,600 plants d'arbres à fleurs,
et 6,840,000 plants forestiers.
Telle était à cette époque la richesse de cette pépinière, d'où étaient sortis, de 1767 jusqu'au 1er avril 1780, c'està-dire dans le cours de treize années: 745,831 arbres d'alignement, distribués sur les ordres des ministres;
102,880 arbres étrangers, tels que platanes, catalpas,etc. ;
104,880 arbres fruitiers délivrés gratuitement à des habitants de la campagne;
31 millions de plants forestiers, employés tant à repeupler les bois et les forêts du domaine, que donnés à des particuliers.
En treize années le domaine de la Rochette a donc vu croître sur son sol transformé, par les soins de Moreau, 39,085,191 sujets, et élevé quatre cents enfants-trouvés, dont un seul y est mort.
Telle fut l'entreprise de notre célèbre agriculteur; aussi, est-il fâcheux que tant de peines et d'efforts n'aient abouti
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qu'à la suppression de cet établissement. Nonobstant les préoccupations que la Rochette exigeait, Moreau avait conçu un autre projet aussi utile, et dont la réussite eût eu d'heureux résultats pour la richesse d'une des contrées delà France ; voici en effet ce que dit encore François de Neufchâteau :
« M. Moreau avait étendu ses vues sur le défrichement des Landes, de ce vaste désert qui fait la honte de la France, et qui pourrait en devenir la richesse et la parure. Il a laissé dans ses papiers les plans et les dessins des plantations à former, des canaux à ouvrir et des villages à construire pour changer la face des Landes; mais ce n'est malheureusement qu'un chapitre de plus à ajouter au livre immense et inutile des rêves des bons citoyens. »
Par les soins de Moreau, plusieurs ruisseaux furent rendus flottables. — Ce fut lui qui créa à Urcel, près de Laon, la première manufacture de sulfate de fer qu'ait eue la France.
V.
Malgré ce qu'il y a d'incomplet dans les renseignements que nous avons pu nous procurer, ce que nous venons de mentionner suffit pour faire passer à la postérité le nom de notre compatriote.— Les gouvernements de Louis XV et de Louis XVI avaient Moreau en grande estime ; aussi, dès 1766 le nomma-t-on inspecteur-général des familles acadiennes restées sur les ports de mer. — En 1767, inspecteur général des pépinières royales. — En 1769, il fut honoré de lettres de noblesse, reçut le titre de baron de la Rochette et fut décoré du cordon de Saint-Michel. — En 1785, il fut chargé de l'aménagement des bois destinés à l'approvisionnement de la capitale.
Le baron Moreau de la Rochette mourut le 20 juillet 1791, à la Rochette, âgé de 71 ans.
T. XXXIII. 5
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Il laissa un fils Jean-Etienne Bîoreau, né le 17 novembre 1750, mort à la Rochette, lieu de sa naissance, le 8 mars 1804, laissant lui-même un fils, le baron ArmandBernard Moreau de la Rochette, né au même endroit que son père, et mort à Lons-le-Saulnier le 8 août 1822, après avoir été sous-préfet de Provins et préfet des départements de la Vienne et du Jura. — Ce dernier était membre de la Légion-d'Honneur. On a de lui : L'Amour crucifié, traduction d'Ausonne, 1806, in-12; Les adieux d'Andromaque et d'Hector, traduits du grec en français, in-8°.
Boissy-Saint-Léger, le 20 avril 1868.
Maintenant, nous allons donner l'arrêt de Louis XV, dont nous avons parlé, — et la correspondance de Moreau
de la Rochette, avec Voltaire.
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ARRÊT
Du Conseil d'État du Roi (Louis XV),
Qui ordonne qu'il sera choisi un certain nombre d'enfantstrouvés
d'enfantstrouvés cultiver les pépinières qui seront établies
dans différentes généralités du royaume,
Du 9 Février 1767.
Extrait des registres du Conseil d'Etat.
Le Roi ayant favorisé le défrichement des terres incultes, par tous les encouragements possibles, a cru nécessaire d'ajouter un nouveau motif d'émulation en faveur des cultivateurs, en donnant aux pépinières déjà établies dans quelques généralités du royaume, et à celles qui pourraient l'être par la suite, une forme capable d'en assurer le succès et d'en augmenter l'utilité : en conséquence, Sa Majesté s'est proposé d'établir une pépinière avec laquelle correspondraient toutes celles des différentes généralités. Cette pépinière, dans laquelle on cultivera les plants et arbres de toutes espèces, sera en état de fournir les graines et les plants nécessaires pour les premiers fonds des autres pépinières, de les renouveler, s'il y a besoin, et de les multiplier ainsi dans tout le royaume. Sa Majesté, d'ailleurs, considère que cette pépinière deviendra une école, au moyen des mesures qui seront prises pour y attacher un certain nombre d'enfants-trouvés qui la cultiveront et y seront instruits à ce genre de culture. Ces enfants, ainsi rendus utiles à l'Etat , le deviendront encore davantage par la suite, étant destinés à passer de la pépinière principale dans celles dont
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le soin leur sera confié, relativement aux sciences qu'ils auront acquises. Et Sa Majesté voulant expliquer ces intentions à cet égard : Ouï le rapport du Sr Laverdy, conseiller ordinaire et au conseil Royal, contrôleur général des finances, le Roi étant en son conseil, a ordonné et ordonne ce qui suit :
ARTICLE 1er. Il sera établi à la Rochette, près Melun, une pépinière de plants forestiers, d'arbres fruitiers, d'arbres étrangers, d'arbres d'alignement, lesquels seront distribués gratuitement, savoir : les arbres fruitiers, principalement aux gens de la campagne, et toutes les autres espèces d'arbres, à ceux qui se proposeront de faire des plantations. Cette pépinière sera cultivée par 50 enfants-trouvés, choisis dans le nombre de ceux de l'hôpital général de Paris, et dont l'inspecteur de ladite pépinière, ci-après nommé, fournira sa reconnaissance pour la décharge des sieurs administrateurs dudit hôpital.
ART. 2. Lesdits enfants-trouvés seront instruits dans la culture de toutes sortes de plants, et seront tirés de ladite pépinière pour cultiver ensuite les autres pépinières que Sa Majesté se propose d'établir dans les différentes provinces du royaume.
ART. 3. Pour parvenir à former lesdites pépinières, l'inspectenr dressera des mémoires qui seront remis aux commissaires départis pour l'exécution des ordres de Sa Majesté dans lesdites généralités, pour donner leur avis, et être ensuite lesdits mémoires envoyés au sieur contrôleur général des finances pour être, par Sa Majesté, statué ce qu'il appartiendra.
ART. 4. Il sera établi dans les pépinières qui vont être formées, en exécution du présent arrêt, un maître pépinier qui sera présenté par l'inspecteur agréé, s'il y a lieu, par le commissaire départi pour l'exécution des ordres de Sa Majesté dans chaque généralité. Il sera fourni audit pépinier
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quatre enfants-trouvés, de 12 à 15 ans, pour être, lesdits enfants, nourris et entretenus par ledit pépinier, conformément aux règlements dudit hôpital générai, et être par lui employés aux travaux de sa pépinière, jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de 25 ans.
ART. 5. Ceux qui seront nommés par la suite maîtres pépiniers, seront choisis de préférence parmi les élèves de la pépinière établie à la Rochette; à l'effet de quoi l'inspecteur formera chaque année un état des sujets qu'il jugera propres audit emploi, lequel état sera remis audit contrôleur générai des finances, pour être par lui pourvu aux demandes que pourront en faire les commissaires départis pour l'exécution des ordres de Sa Majesté.
ART. 6. S'il y a lieu de changer ou de remplacer lesdits pépiniers, il y sera pourvu par ledit contrôleur général des finances, sur l'avis des commissaires départis, et lesdits pépiniers ne pourront renvoyer les enfants qui travailleront dans leurs pépinières qu'après en avoir préalablement averti lesdits commissaires départis, et sur leurs ordonnances, que lesdits pépiniers seront tenus de faire passer à l'inspecteur qui les remplacera aussitôt par de nouveaux sujets.
ART. 7. Lesdits enfants, employés aux pépinières, ne seront libres d'en sortir qu'à l'âge de 25 ans, auquel temps et sur le compte qui sera rendu au sieur contrôleur général des finances, par lesdits commissaires départis, de leur capacité et bonne conduite, on ils seront placés en qualité de pépiniers, ou, s'il y a lieu, il leur sera accordé une gratification de 300 livres sur les fonds que Sa Majesté destinera à cet effet.
ART. 8. Le fonds de chaque pépinière sera distribué par l'inspecteur, de façon qu'il puisse fournir annuellement 10 à 12,000 d'arbres, et 150 milliers de plants forestiers, pour fa culture et entretien, desquels il sera donné des gages au
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pépinier, qui sera tenu de nourrir et entretenir à ses frais les quatre enfants-trouvés attachés à la pépinière.
ART. 9. Les gages du pépinier seront fixés à 1,200 livres et réduits à 800 livres, lorsqu'il commencera à livrer les plants de la pépinière ; et alors il sera payé, par les personnes à qui il sera accordé des arbres ou plants, un sou pour arracher chaque pied d'arbres, etc., et 24 sous pour arracher chaque millier de plants forestiers.
ART. 10. Aucun pépinier ne pourra délivrer d'arbres ni de plants que sur les ordonnances des commissaires départis, lesquels Sa Majesté charge spécialement de veiller à ce que, par chaque pépinier, il soit fait un fonds de mille arbres fruitiers par an, pour être, lesdits arbres fruitiers, délivrés gratuitement, et par préférence, aux gens de la campagne.
ART. 11. Chaque pépinier enverra tous les ans, au mois d'août, à l'inspecteur, un état de toutes les fournitures qu'il pourra faire, de leur qualité et quantité ; il sera tenu de remettre un pareil état au commissaire départi qui l'enverra, avec son avis, au sieur contrôleur général des finances, pour être chaque fourniture fixée et arrêtée, et ledit état renvoyé ensuite au commissaire départi, pour qu'il délivre des ordonnances en conséquence.
ART. 12. Chaque pépinier pourra cultiver, pour son compte, jusqu'à concurrence de 30 perches de pépinière d'arbres fruitiers ou étrangers, qu'il pourra vendre à son profit, toutefois après la fourniture arrêtée du fonds de mille pieds d'arbres porté en l'art. 10 ci-dessus; il lui sera libre aussi de cultiver deux arpents de terre, à la mesure de vingt pieds pour perche et 100 perches pour arpent, pour ensemencer en blé ou en légumes pour sa nourriture, à la charge d'en payer le loyer à ses frais; mais aucun pépinier ne pourra faire valoir d'autres fonds, soit en propiété, soit à ferme, loyer ou autrement.
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ART. 13. N'entend Sa Majesté comprendre, dans les dispositions du présent arrêt, les pépinières de mûriers blancs, sur lesquels il sera particulièrement statué par la suite, ni les pépinières royales de la généralité de Paris et autres qui continueront d'être administrées ainsi que par le passé.
ART. 14. Sa Majesté a nommé le sieur François Thomas Moreau pour inspecteur général des pépinières établies par le présent arrêt, et de toutes les pépinières qui seront formées, en conséquence, dans les différentes généralités du royaume.
Fait au Conseil d'Etat du Roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles, le 9 février 1767.
Signé : PHELYPEAUX.
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CORRESPONDANCE
DU
BARON MOREAU DE LA ROCHETTE AVEC VOLTAIRE
N° 1er. Lettre de Moreau à Voltaire.
De Neuville, près Houdan, ce 20 mai 1767.
Il y a deux ans, Monsieur, que, touché de l'état malheureux des enfants-trouvés qui périssent misérablement dans les hôpitaux, où ils sont comme ensevelis dans des tombeaux vivants, je conçus le projet d'en former des citoyens utiles à l'Etat, en les employant à différents genres de culture capables de former leur tempérament et de leur inspirer l'amour du travail.
Je proposai à M. l'intendant de Paris (Sauvigny) de me charger d'en faire faire l'essai dans une petite terre que j'ai près de Melun; il adopta mes vues, et me dit qu'il ferait volontiers contribuer à la dépense de la nourriture et entretien de 24 de ces enfants, si je voulais m'en charger ; en conséquence j'en fis prendre ce nombre de 24 dans la maison de la Pitié, à Paris, le 24 mai 1765; j'en formai une espèce d'école d'agriculture pour la partie des jardins, des potagers, des pépinières et de toute espèce de plantations de bois. Je leur donnai des maîtres doux qui les dressèrent insensiblement au travail sans que leur santé en ait été altérée : au contraire, leur tempérament s'est singulièrement fortifié en très peu de temps, au point que mon établissement a pris, dès la première année, une si bonne consistance, que je crus devoir m'occuper des moyens de lui faire
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donner toute l'extension dont il me parut pouvoir devenir susceptible. J'en proposai un à M. le contrôleur général (Laverdy) qu'il gouta fort, et sur le rapport qu'il en fit au Roi, on rendit sur-le-champ l'arrêt du conseil dont j'ai l'honneur de vous adresser un imprimé, persuadé, Monsieur, qu'en bon citoyen vous voudrez bien prendre quelque part à un événement aussi intéressant pour l'humanité, et que vous verrez avec plaisir naître tout à la fois les moyens d'étendre une branche de culture et de population aussi précieuse à l'État. J'ai su, Monsieur, par M. de Sauvigny, que vous aviez applaudi à cette entreprise, et je crois ne pouvoir mieux mériter votre suffrage que par mon attention à vous donner des nouvelles du succès; charmé que cela me procure l'honneur de m'entretenir un moment avec vous, et de vous assurer qu'on ne peut rien ajouter aux sentiments de respect et de considération avec lesquels je suis, Monsieur, etc.
MOREAU DE LA ROCHETTE.
N° 2. Réponse de Voltaire à Moreau de la Rochette.
Au château de Ferney, par Genève, 1er juin 1767.
Vous voulez, Monsieur, que j'aye l'honneur de vous répondre sous l'enveloppe de M. le contrôleur général, et je vous obéis.
Il est vrai que j'avais fort applaudi à l'idée de rendre les enfants-trouvés et ceux des pauvres utiles à l'Etat et à eux mêmes. J'avais dessein d'en faire venir quelques-uns chez moi pour les élever. J'habite malheureusement un coin de terre dont le sol est aussi ingrat que l'aspect en est riant. Je n'y trouvai d'abord que des écrouelles et de la misère. J'ai eu le bonheur de rendre le pays plus sain, en desséchant des marais. J'ai fait venir des habitants, j'ai augmenté le nombre des charrues et des maisons; mais je n'ai pu vaincre la rigueur du climat. M. le contrôleur général invi-
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tait à cultiver la garance ; je l'ai essayée, rien n'a réussi. J'ai fait planter plus de 20,000 pieds d'arbres que j'avais tirés de Savoie, presque tous sont morts. J'ai bordé quatre fois le grand chemin de noyers et de châtaigniers, les trois quarts ont péri ou ont été arrachés par les paysans; cependant je ne me suis pas rebuté, et tout vieux et infirme que je suis, je planterais aujourd'hui, sûr de mourir demain. Les autres jouiront.
Nous n'avons point de pépinière dans le désert que j'habite. Je vois que vous êtes à la tête des pépinières du royaume, et que vous avez formé des enfants à ce genre de culture avec succès. Puis-je prendre la liberté de m'adresser à vous pour avoir 200 ormeaux qu'on arracherait à la fin de l'automne prochain, qu'où m'enverrait pendant l'hiver, par les routiers, et que je planterais au printemps? Je les payerai aux prix que vous ordonnerez. Je voudrais qu'on leur laissât à tous un peu de tête.
Il y a un espèce de cormier qui rapporte des grappes rouges et que nous appelons timier (1); ils réussissent assez bien dans notre climat; si vos ordres pouvaient m'en procurer une centaine, je vous aurais, Monsieur, beaucoup d'obligations. J'ai été très-touché de votre amour pour le bien public; celui qui fait croître deux brins d'herbe où il n'en croissait q'un, rend service à l'Etat.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime la plus respectueuse, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE.
N° 3. Le même au même.
Au château de Ferney, 27 juillet 1767.
Je vous remercie, Monsieur, de toutes vos bontés; j'ai pris aussi la liberté d'adresser' mes remercîments à M. le contrôleur général.
(1) C'est le sorbier des oiseaux (sorbus aucuparia, L.)
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Les platanes dont vous me parlez ne réussissent pas mal dans nos cantons. Je planterais volontiers 50 érables et 50 platanes; mais je ne veux pas abuser de vos offres obligeantes. Je tâcherai de préparer si bien la terre, que, malgré les fortes gelées auxquelles nous sommes exposés dès le mois de novembre, j'espère donner une bonne éducation aux enfants que vous voulez bien me confier. Je vois avec bien du plaisir combien vous êtes utile à la France, et je suis pénétré de la reconnaissance que je vous dois.— C'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.
VOLTAIRE.
N° 4. Le même au même.
Voici le mois d'octobre ; il est dans nos cantons le vrai mois de décembre. J'ai fait tous les préparatifs nécessaires pour planter, et je plante même dès aujourd'hui quelques arbres qui me restaient en pépinière.
J'attendrai l'effet de vos bontés pour planter le reste. Je crois que la rigueur du climat ne permet guère de faire un essai considérable, et qu'il ne faut hasarder que ce qui pourrait remplir une charrette. Si elle peut contenir plus de cent arbres, à la bonne heure ; mais je crois que 25 timiers, 25 ormes, autant de platanes, autant de peupliers d'Italie suffiront pour cette année. Je réclame donc, Monsieur, les bontés que vous avez bien voulu me témoigner. J'enverrai une charrette à Lyon, pour prendre ces arbres, et si la gelée était trop forte chez moi lorsqu'ils arriveront à Lyon, je les ferai mettre en pépinière à Lyon même, chez un de mes amis. Il n'y aura pas de soins que je ne prenne pour ne pas rendre vos bontés inutiles. Il est certain qu'on a trop négligé jusqu'ici les forêts en France, aussi bien que les haras. Je ne suis pas de ceux qui se plaignent à tort et à travers de la dépopulation ; je crois au contraire la France très-peuplée ; mais je crains bien que les habitants n'aient bientôt plus de
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quoi se chauffer. — Personne n'est plus persuadé et plus touché que moi du service que vous rendez à l'Etat, en établissant des pépinières. Je voulus il y a trois ans avoir des ormes à Lyon, de la pépinière royale; il n'y en avait plus. —Je plante des noyers, des châtaigniers, sur lesquels je ne verrai ni noix ni châtaignes, mais la faiblesse des gens de mon espèce est de travailler pour la postérité. Vous êtes heureux. Monsieur, de voir déjà le fruit de vos travaux, c'est un bonheur auquel je ne puis aspirer, mais je n'en suis pas moins sensible à la grâce que vous me faites.
J'ai l'honneur d'être, avec bien de la reconnaissance, Monsieur, etc.
VOLTAIRE.
Au château de Ferney, par Genève, le 4 octobre 1767.
N° 5, De Moreau à Voltaire.
Au château de la Rochette, près Melun, 14 octobre 1767.
MONSIEUR,
Nous ne sommes pas mieux traités ici qu'à Ferney. — Ceux qui ont du bois pour se chauffer se consolent, ceux qui n'en ont point crient contre le dérangement des saisons qui devient si sensible aujourd'hui, qu'il paraît annoncer un hiver perpétuel; c'est une bonne affaire pour ceux qui ont du bois à vendre et du mauvais temps pour ceux qui en plantent. — Il n'y a point d'inconvénient, Monsieur, à faire lever actuellement les arbres que vous me demandez ; en conséquence j'écris par ce courrier, au directeur des guimbardes, à Paris, que samedi prochain, 17 de ce mois, je ferai conduire ces arbres à Chailly, près de Fontainebleau, où je le prie de les faire prendre ; en sorte qu'ils arriveront le 25 ou le 26 à Lyon, au bureau des diligences. Je compte vous en envoyer 300, qui composeront à peu près la charge de 7 à 800 pesant. Vous n'aurez que la voiture de Chailly à
SUR LE BARON MOREAU DE LA ROCHETTE. 77
Lyon à faire payer. — Les faux frais d'ici sont une misère dont je me charge. Si cet envoi peut réussir à votre satisfaction, je me flatte. Monsieur, que vous voudrez bien nous continuer votre pratique. Je suis sûr que M. le contrôleur général se fera toujours un plaisir de vous donner tout ce qui pourra vous être agréable; de mon côté, je serai enchanté de pouvoir contribuer à vos amusements champêtres. Vous dites, Monsieur, que vous avez planté des noyers et des châtaigniers dont vous ne mangerez ni noix ni châtaignes, et que vous ne plantez que pour la postérité : vous ne savez donc pas combien vous avez mérité et acquis l'immortalité, et qu'à ce titre vous devez continuer de travailler comme un homme qui doit toujours vivre? Je pense comme vous, Monsieur, sur la partie des bois et des haras ; mais je ne suis pas tout à fait de votre avis sur ce qui concerne la population que vous croyez assez étendue. Quoique je ne sois plus jeune, je prends encore un peu d'intérêt à la chose; et entre nous, Monsieur, nous ne voyons que trop de gens qui, au bout de deux ans de mariage, ne veulent plus faire d'enfants. Pour moi, je voudrais pouvoir en faire encore assez pour peupler toutes les landes de Bordeaux et de la Bretagne, qui présentent un désert déplorable, quoique susceptibles de bonne culture et de productions très fertiles. Les ports de mer, les villes de commerce envahissent tous les bras voisins. Les journaliers font une récolte active. Ils considèrent bien que 15 à 18 sols, par jour, doivent fournir à leur subsistance, et ils ne font pas attention que la terre ne peut les nourrir sans être cultivée, et que la culture des ferres est la première et véritable richesse. Eu un mot, quoi que vous en puissiez dire, je crois que nous n'avons pas assez de bras, ou bien nous avons donc trop de fainéans et de paresseux qui n'apportent rien à la masse productive. Je conviens, au surplus, que je suis heureux, comme vous le dites, Monsieur, de pouvoir contribuer au bien de l'Etat par des voies pleines d'humanité. Je gagne d'un côté et je
78 NOTICE BIOGRAPHIQUE
perds de l'autre. Mes occupations, peut-être trop étendues, prennent tout mon temps et ne me laissent pas dévide pour me remplir de vos ouvrages qui feraient le comble du bonheur de ma vie. Je n'aurai le temps de lire que lorsque je n'aurai plus d'yeux. Je me trouverai au bout de ma carrière fort ignorant, et je n'aurai pas, comme vous, Monsieur, la consolation de pouvoir espérer de vivre après ma mort. J'ai l'honneur d'être, etc.
MOREAU DE LA ROCHETTE.
N° 6. Voltaire à Moreau.
Ferney, 3 novembre 1767.
Les arbres dont vous me gratifiez, Monsieur., sont heureusement arrivés à Lyon. Je vais les envoyer chercher. — La saison est encore favorable.
Je sens également l'effet de vos bontés et le ridicule à planter à mon âge ; mais ce ridicule est bien compensé par l'utilité dont il sera à mes successeurs et au petit pays inconnu que j'ai tâché de tirer de la barbarie et de la misère.
J'ai eu dans mes terres, en dernier lieu, la moitié du régiment de Conti et de la légion de Flandres; ils auraient été obligés de coucher à la belle étoile il y a 10 ans. Les officiers et les soldats ont été à leur aise. Je suis toujours très-convaincu que la France en vaudrait mieux d'un tiers, si les possesseurs des terres voulaient bien en prendre soin eux-mêmes; mais je gémis toujours sur les déprédations des forêts.
Je ne pense pas du tout que la France soit aussi dépeuplée qu'on le dit. Je vois par le dénombrement exact des feux, fait en 1753, qu'il y a environ 20 millions de personnes dans le royaume, en comptant les soldats, les moines et les vagabonds. Je vois que l'industrie se perfectionne tous les jours, et qu'au fond, la France est un corps robuste
SUR LE BARON MOREAU DE LA ROCHETTE. 79
qui se rétablit aisément en peu d'années, par du régime, après ses maladies et ses saignées.
Je ne suis point du nombre des gens de lettres qui gouvernent l'Etat du fond de leurs greniers, et qui prouvent que la France n'a jamais été si malheureuse ; mais je suis du petit nombre de ceux qui défrichent en silence des terres abandonnées, et qui améliorent leur terrein et celui de leurs vassaux.
Je vous dois bien des remercîments, Monsieur, de m'avoir aidé dans mon petit travail. Je dois payer au moins la peine de vos enfants-trouvés qui ont arraché les arbres et qui les ont fait voiturer à Chailly. Je vous supplie de vouloir bien me dire à qui et comment je puis faire tenir une petite lettre de change.
Continuez, Monsieur, à être utile à l'Etat, par le bel établissement à la tête duquel vous êtes; jouissez de vos heureux succès, comptez-moi parmi ceux qui en sentent tout le prix, et qui sont véritablement sensibles au bien public.
J'ai l'honneur d'être avec autant de respect que d'estime, Monsieur, etc.
VOLTAIRE.
N° 7. Voltaire à Moreau.
A Ferney, le 18 janvier 1768.
Je vous renouvelle, Monsieur, cette année, les justes remercîments que je vous ai déjà faits pour les arbres que j'ai reçus et que j'ai plantés. Ni ma vieillesse, ni mes maladies, ni la rigueur du climat ne me découragent. Quand je n'aurais défriché qu'un champ, et quand je n'aurais fait réussir que 20 arbres, c'est toujours un bien qui ne sera pas perdu. Je crains bien que la glace, survenant après nos neiges, ne gèle les racines; car notre hiver est celui de la Sibérie, attendu que notre horizon est borné par 40 lieues de mon-
80 NOTICE BIOGRAPHIQUE
tagnes de glaces. C'est un spectacle admirable et horrible, dont les Parisiens n'ont assurément aucune idée. La terre gèle souvent jusqu'à deux ou trois pieds, et ensuite des chaleurs, telles qu'on en éprouve à Naples, la dessèchent.
Je compte, si vous m'approuvez, faire enlever la glace autour des nouveaux plants que je vous dois, et faire répandre aux pieds des arbres du fumier de vache, mêlé de sable.
Le ministère nous a fait un beau grand chemin; j'en ai planté les bords d'arbres fruitiers. Mangera les fruits qui voudra ! le bois de ces arbres est toujours d'un grand service. Je m'imagine, Monsieur, que vous n'avez guère plus profité que moi, de tous les livres qu'on a faits à Paris, au coin du feu, sur l'agriculture. Ils ne servent pas plus que toutes les rêveries sur le gouvernement. Experientia rerum magistra.
J'ai l'honneur d'être avec bien de la reconnaissance, Monsieur, etc.
VOLTAIRE.
N° 8. Moreau à Voltaire.
6 février 1768.
MONSIEUR ,
Nous avons essuyé ici, comme chez vous, un hiver fort rude; la neige, survenue à propos, nous apréservés en partie de tout le mal qu'il aurait pu nous faire. La terre n'a pas gelé de plus de 14 à 15 pouces, et je ne m'aperçois pas que les plants aient souffert. Si vous m'eussiez fait l'honneur, Monsieur, de me prévenir plus tôt des deux inconvénients auxquels vos plants sont exposés, je vous aurais indiqué des préservatifs dont vous auriez pu vous servir avec succès. Le premier, contre les grandes chaleurs, est de faire mettre une sachée de feuilles au pied de chaque arbre. Cette opération se fait ainsi : Le trou, dans lequel vous plantez votre arbre,
SUR LE BARON MOREAU DE LA ROCHETTE. 81
supposé de six pieds en carré, sur trois pieds de profondeur; au lieu de faire rejeter dans le trou les terres qui en sont sorties, vous faites abattre tout le pourtour du trou à la pioche ou à la bêche, pour le remplir à peu près de deux pieds, ce qui en élargit encore considérablement le diamètre , et ne peut faire qu'un bon effet ; vous plantez votre arbre, vous le recouvrez de cinq à six pouces avec la meilleure terre sortie de l'excavation, que vous faites répandre horizontalement sur les racines. Vous faites mettre sur cette superficie de terre votre sachée de feuilles, qu'on fait bien étaler; ensuite vous faites jeter sur ces feuilles le restant des terres de la fouille du trou, qui doivent faire aussi à peu près un remblai de quatre à cinq pouces, de façon que l'arbre se trouve enterré de 10 à 12 pouces. Celte précaution est infaillible contre les chaleurs, et facilite admirablement la filtration des sucs, en observant pendant l'été quatre à cinq binages très-légers, au pied de chaque arbre, pour détruire les herbes.
Par rapport à l'inconvénient des eaux pendant l'hiver, il faut faire butter vos arbres en forme de pain de sucre, et faire prendre la terre nécessaire à huit ou dix pieds de distance; car si on la prenait simplement au pied des arbres, la jauge formerait un espèce de bassin qui retiendrait encore les eaux, et serait très-préjudiciable. Bien entendu qu'à la fin de chaque hiver, il faudra faire régaler toutes ces buttes au pied de vos arbres, ce qui servira à les renchausser et leur fera encore beaucoup de bien. Voilà, Monsieur, ce que l'expérience m'a appris à pratiquer. Je ne m'amuse guère, comme vous dites fort bien, Monsieur, à lire les livres d'agriculture dont nous sommes inondés; je n'en ai ni le temps ni la curiosité. J'en ai lu quelques-uns, autrefois, qui m'ont fait faire bien des sottises. Je cherche à me corriger et à m'amuser, à m'instruire par des expériences solides, à jouir et à me rendre utile. De toutes les découvertes que je pourrai faire, Monsieur, c'est celle de votre correspondance qui
T. XXXIII, 6,
82 NOTICE BIOGRAPHIQUE
me sera sûrement la plus agréable , et que j'aurai toujours le plus àcoeurde cultiver.— Je vous prie d'en être persuadé, ainsi que des sentiments pleins de respect avec lesquels, etc.
MOREAU DE LA ROCHETTE.
N° 9. Voltaire à Moreau.
Ferney, 4 avril 1768.
La moitié de mes arbres est morte, Monsieur; l'autre moitié a été malade à la mort et moi aussi. Le froid de ma Sibérie a pénétré à quatre pieds sous terre.— Il y a des climats qu'on ne peut apprivoiser. Je viens de remplacer tous les arbres morts. Il me restera quelques peupliers qui en produiront d'autres, et ils diront à leurs petits enfants les obligations que je vous ai.
Voulez-vous bien permettre, Monsieur, que je vous envoie 40 écus (1)? C'est trop peu pour le bon office que vous m'avez rendu. Ce petit ouvrage est d'un agriculteur qui réussit mieux que moi en arbres et en livres. Il se moque un peu des nouveaux systèmes de finances proposés par tant de gens qui gouvernent l'Etat pour leur plaisir; et des systèmes d'agriculture inventés dans les entr'actes de l'opéra et de la comédie. — Mon ignorance d'ailleurs ne me permet pas de vous garantir tout l'ouvrage.
J'ai l'honneur d'être, etc,
VOLTAIRE.
N° 10 et dernier. Moreau à Voltaire.
28 avril 1768.
Je conviens, Monsieur, que 40 écus et 23 ans de vie sont un bien mauvais présent; mais la sauce vaut mieux que le poisson, et la manière honnête avec laquelle vous payez vos dettes, est une marque d'attention qui met le comble à ma
(1) L'homme aux 40 écus.
SUR LE BARON MOREAU DE LA ROCHETTE. 83
reconnaissance. Vos 40 écus, au surplus, sont une monnaie bien précieuse pour moi. Les 23 ans de vie n'en diminuent pas la valeur, parce qu'il faut savoir prendre son parti. Si j'avais tous les soirs, quand je rentre chez moi, après avoir bien parcouru mes plants, 40 écus de cette espèce, et le bon souper de M. André, je me délasserais avec l'un et je me réjouirais avec l'autre. Les 23 ans de vie se passeraient très-agréablement; et en vérité, Monsieur, c'est à quoi je voudrais voir borner toutes mes richesses; mais où trouver des 40 écus comme les vôtres, et des personnes comme celles du souper de M. André? ce sont trésors très-rares ; aussi les gens raisonnables préfèrent souvent de se coucher sans souper.
Comment, au reste, Monsieur, pouvez-vous habiter un chien de climat comme celui dont vous me parlez? vous êtes donc toujours transi ou brûlé, ou vous vivez, avec le thermomètre de Réaumur, dans une serre? Pourquoi ne venez-vous pas habiter les bords de notre rivière de Seine, qui sont si agréables? Je ne doute pas que votre habitation ne soit charmante ; mais si je vous tenais ici pendant vingtquatre heures, dans un terrein de 500 à 600 arpents de bruyères que j'ai défrichés depuis quinze ans, qui est situé près de la forêt de Fontainebleau, sur le bord de la Seine, et qui est cultivé tous les jours par cent enfants-trouvés, qui sautent, comme les chamois de vos montagnes, le soir et le matin en allant à l'ouvrage, vous verriez, Monsieur, qu'il ne nous manque pour être heureux que les bons soupers de M. André ; car, du reste, le soleil et le climat nous traitent fort bien ; l'été ne nous brûle point, l'hiver ne nous gèle pas ; notre poisson n'est pas mauvais; nos légumes et nos fruits sont délicieux; en un mot, Monsieur, nous avons tout ce qu'il faut pour faire de bons soupers, s'il était possible de réunir monsieur André et ses amis.
J'ai l'honneur d'être, etc.
MOREAU DE LA ROCHETTE.
L'ALESIA DE CÉSAR
AU TRIBUNAL DES SAVANTS
PAR
M. LÉON DE BREUZE
MEMBRE CORRESPONDANT.
NOTE PRELIMINAIRE
Pourquoi, dira-t-on peut-être, revenir en ce moment, sur la question de l'emplacement d'Alesia?
Cette question n'est-elle donc pas définitivement résolue, depuis que, sur le Mont-Auxois, l'Empereur, s'appuyant sur une croyance de dix-huit siècles, sur le témoignage dé l'histoire et sur les investigations récentes les plus sérieuses, a fait élever la statue de Vercingetorix?
Nous répondrons : il y a encore aujourd'hui des écrivains, des savants qui ne se montrent pas convaincus et qui doutent. — Bien plus, il y en a qui affirment que la Bourgogne n'a pas le droit de revendiquer la gloire de posséder le sol sur lequel s'étendait l'Alesia de César, ce dernier rempart de l'indépendance de la Gaule.
A l'erreur qui se produit sans cesse, la vérité doit être opposée sans relâche; c'est pourquoi, malgré notre indignité en pareille matière, nous avons cru devoir élever la voix. — Nous avons la confiance que l'écrit qu'on va lire prouvera
86 L'ALESIA DE CÉSAR
au lecteur lion prévenu et sans parti pris, qu'il n'est pas besoin d'être un savant pour faire surgir la vérité.des Commentaires de César à propos de la question qui nous occupe ; qu'il suffit simplement de lire avec attention et d'avoir le bon sens dont ont fait preuve les générations qui se sont succédé pendant bientôt dix-neuf siècles.
L'auteur de l'écrit qui suit venait de terminer son travail, lorsqu'il apprit l'existence d'un article publié par M. Anatole de Barthélémy, dans le n° de juillet 1867 de la Revue des questions historiques, sous ce titre :
ALESIA
SON VÉRITABLE EMPLACEMENT.
Cet écrit, aussi remarquable par l'érudition que par l'impartialité de son auteur, ne laisse aucun doute : c'est sur le Mont-Auxois, c'est en Bourgogne qu'était l'oppidum de César.
Boissy-Saint-Léger, le 10 mai 1868.
AU TRIBUNAL DES SAVANTS. 87
I.
Pendant plus de dix-huit siècles on s'était habitué à prendre les Commentaires de César pour guide de ses opérations militaires dans les Gaules.—On croyait généralement que cet habile capitaine était un témoin irrécusable, lorsqu'il écrivait qu'à telle époque, en tel entroit, il avait soutenu un combat, livré une bataille à ses ennemis. — On se défiait bien un peu, sur certains points, de sa narration ; car de tout temps, et encore de nos jours, il n'est pas rare de voir deux camps opposés s'attribuer l'avantage réciproque d'une action. — Mais ce que l'on ne savait pas et ce à quoi on ne pouvait vraiment pas s'attendre, c'est que nos savants modernes feraient tellement progresser la science de la critique qu'il ne s'agit plus de nos jours que d'un simple trait de plume pour détruire les faits les mieux établis par ceux qui en ont été les acteurs.
C'est pourtant ce qui arrive de nos jours, et notamment à propos de l'emplacement de la ville, où se renfermèrent les Gaulois sous la conduite de Vercingetorix (1), leur héroïque général, avant de succomber sous les efforts de l'armée de César et la science militaire de cet illustre capitaine.
Le générai romain nous apprend, par ses commentaires, que Vercingetorix fut définitivement vaincu à Aîesia.—Que cette Alesia était une ville forte du pays des Mandubiens, si(1)
si(1) n'est point un nom d'homme, et toutes les fois que nous avons eu à l'écrire nous aurions dû le faire précéder de l'article le, et dire Le Vercingetorix, parce que le mot Vercingetorix, ou mieux Ver-cinn-cedo-righ, est le titre {répondant à celui de généralissime) que la ligue gauloise décerna au fils de Gertill.— Ce qui pourrait sembler ignorance de notre part, n'est que volontaire.
88 L'ALESIA DE CÉSAR
tuée sur une montagne des deux côtés de laquelle coulent deux rivières.—Que lui, César et son lieutenant Labienus, ont pris personnellement part à celte action définitive. — D'un autre côté, nous savons bien qu'Alise était située sur le plateau du Mont-Auxois, de chaque côté duquel coulent deux rivières ; que le Mont-Auxois est dans le pays des peuples appelés alors Mandubiens, que ce pays des Mandubiens était en Bourgogne; eh bien, tout cela ne prouve absolument rien aux yeux de la critique moderne.— Ce n'est pas de l'Alesia des Mandubiens qu'a voulu parler César, mais bien d'une autre Alesia.
Par malheur pour nos savants, ils ne peuvent se mettre d'accord : les uns tiennent pour Alaise, près Salins, en Franche-Comté; les autres pour Novalaise, en Savoie; d'autres pour un lieu situé près d'Isernore, dans le Bugey ; d'autres enfin disent : nous ne savons où se trouvait l'Alesia dont parle César, mais il faut la chercher partout ailleurs qu'en Bourgogne ; en sorte, disons-nous, que ce qui avait été mis hors de doute, pendant plus de dix-huit siècles, par l'immense majorité des savants, se trouve singulièrement contesté de nos jours.
II
Au mois de septembre dernier (1867), nous avons lu, dans le n° 543 du journal Le Bfonde illustré, sous la signature Ch. Yriarte, un courrier de Paris, où il est longuement parlé d'Alesia. — Nous y avons vu qu'aujourd'hui encore des savants discutent la question de savoir où était cette ville : Est-ce sur le Mont-Auxois en Bourgogne, à Alaise près Salins en Franche-Comté, à Novalaise en Savoie, est-ce à Isernore près Nantua, dans le Bugey, qu'il faut chercher le dernier rempart des Gaulois?
M. Delacroix, architecte à Besançon, dans un mémoire
AU TRIRUNAL DES SAVANTS.
89
publié en 1857, dit que l'Alesia de César pourrait bien être près de Salins, en un endroit qui lui paraît mieux répondre qu'Alise aux exigences des Commentaires de César. M. Quicherat, professeur à l'Ecole des Chartes, et M. Desjardins, tiennent pour l'opinion émise par M. Delacroix.
La même année (1857), M. Maissiat, ancien représentant du peuple, né à Nanlua, écrivait que c'est près de sa ville natale qu'il faut chercher le lieu où furent définitivement vaincus les Gaulois.
M. Fivel, architecte à Chambéry, veut absolument que Vercingetorix se soit rendu à César, à quelques pas de Novalaise en Savoie, en un lieu où se voient encore, sur un rocher escarpé, les restes d'une antique forteresse et, aux environs, des lignes de circonvallation.
Nous n'avons pas lu les écrits de MM. Delacroix, Quicherat, Desjardins, Maissiat et Fivel; ce n'est que d'après l'oeuvre de M. Ch. Yriarte que nous en indiquons la portée.
L'article du journal Le 3fonde illustré nous a surpris et troublé; car, si nous devons prendre au mot M. Yriarte et ces messieurs don: nous venons de donner les noms, il nous faut corriger tous les ouvrages classiques et autres qui ont été mis entre nos mains, refaire nos anciennes cartes géographiques qui nous ont enseigné que c'est bien à Alesia, aujourd'hui Alise-Sainte-Reine, que Vercingetorix s'est livré à César pour le salut des siens.
Et, comme si 'les travaux historiques de MM. Desjardins, Quicherat et autres, ne suffisaient pas pour nous dérouter, voici que nous trouvons dans l'excellente Revue du Monde catholique (n° du 10 février 1868) un article intitulé : Les quatre Alesia, dans lequel M. Dubosc de Pesquidoux, son' auteur, nous dit, que l'emplacement de la véritable Alesia est encore à trouver.
Le travail de M. Dubosc de Pesquidoux est écrit avec esprit, citons-en le 6e § :
« On vient d'entendce les parties.
90
L'ALESIA DE CÉSAR
» Je vais résumer les débats, poser mes conclusions et juger le différend.
» De tout ce qui précède, il est facile de décider, et le lecteur aura probablement décidé comme moi, qu'aucune des trois premières Alesia (Alise en Bourgogne, Alaise en Franche-Comté, et celle du Bugey) n'a grande chance de tenir debout. — Il est inutile de revenir sur la démonstration. — Je ne crois pas que la quatrième soit beaucoup plus heureuse.
» Je vais essayer de le prouver.
» Après avoir servi d'écho à M. Jules Tessier, pour combattre ses ennemis et renverser leur forteresse, je vais l'attaquer à mon tour, démanteler sa place on lui rendant la monnaie de sa pièce, et employer contre lui les armes qu'il a forgées lui même. »
Avant d'aller plus loin dans notre citation, il est nécessaire de dire ici que M. Jules Tessier s'est fait l'avocat de la cause soutenue par M. Fivel, et que M. Ch. Yriarte n'est que l'écho de ces deux messieurs, dont il reproduit les plus forts et selon lui les plus écrasants arguments. — En sorte qu'en répondant à M. Yriarte, nous répondons en même temps à MM. Fivel et Tessier. — Nous dirons au lecteur sur quoi ils s'appuient pour essayer de prouver que l'Alesia bourguignone n'est pas l'Alesia de César.— Ce sera enfin, de notre part, démontrer que M. Dubosc de Pesquidoux s'est emparé, sans en vérifier la trempe, des armes de ces messieurs pour ruiner les prétentions si légitimes d'AliseSainte-Reine.
Mais revenons pour un moment à l'article de la Revue du Monde catholique.
Dans le 7e §, M. Dubosc de Pesquidoux fait voir que d'après MM. Fivel et Tessier eux-mêmes, les lignes construites par César, pour faire le siège de leur Alesia, ne pouvaient être circulaires comme elles le furent tout autour de l'AIesia dont parle le général romain. — Que, dès lors que la place
AU TRIBUNAL DES SAVANTS. 91
ne pouvait être et n'a été en effet, investie que par devant, tous les autres côtés restaient libres et permettaient aux Gaulois de ravitailler la ville, d'y recevoir des renforts, ou de l'abandonner; donc, Jit-il avec infiniment de raison, votre Alesia n'est pas la vraie Alesia.
M. Tessier croit se tirer de ce mauvais pas en disant que rien dans le texte de César ne prouve qu'Alesia a été entièrement investie, mais M. Dubosc de Pesquidoux lui rappelle le mot circumvallare des commentaires, la famine qui désolait la place et qui ne se fût probablement pis produite, si les assiégés eussent pu en sertir.— M. Tessier riposte que mot circumvallare veut bien dire assiéger, bloquer, entourer, mais que seul, et sans autres circonstances qui s'y joignent, il ne veut pas dire que le cercle soit complet. — Mais, écrit M. Dubosc, toutes les autres circonstances s'y joignent, et elles sont écrasantes pour vous!...
Pour notre compte, nous disons à M. Tessier : reportezvous aux Commentaires de César où vous lirez ce qui suit :
Après avoir dit aux siens qu'ils avaient des
vivres à peu près pour un mois, Vercingetorix renvoya sa cavalerie de la ville a après leur avoir ainsi parlé, vers les» 9 heures du soir, il fit passer sans bruit sa cavalerie par
l'endroit de nos lignes qui n'était pas fini César.
instruit de ces particularités fit travailler aussitôt aux fortifications suivantes .... Quand tout ce travail fut fini, qui ne regardait que la circonvallation de la place, il songea à se précautionner contre le secours qui pouvait venir du dehors. . . »
Ce qui précède ne prouve-t-il pas sans réplique possible l'investissement complet d'Alesia? et comment sans cela expliquer la proposition féroce de Critognat?
M. Tessier défend la cause de M.Fivel avec un autre argument que cite, pour le combattre, l'auteur de la Revue du Monde catholique ; nous laissons cet argument de côté, tant il nous paraît puéril.
92 L'ALESIA DE CÉSAR
M. Dubosc de Pesquidoux, après avoir détruit la thèse de MM. Fivel et Tessier avec les armes fournies par eux, a eu selon nous, le tort d'adopter sans contrôle le raisonnement de ces messieurs pour se débarrasser des trois autres Alesia ; car il pouvait facilement, et d'une façon concluante, définitive, démontrer à ses lecteurs qu'en ce qui touche à la ville bourguignonne ce raisonnement n'a aucune valeur. — C'est ce que nous allons prouver.
III.
Nous n'aurions besoin que des quelques lignes des Commentaires de César,— sur lesquelles MM. Tessier et Yriarte s'appuient, pour affirmer qu'Alise en Bourgogne n'est pas l'Alesia de César, — pour détruire complètement leur système ; mais avant de nous servir de ces lignes, et pour mieux éclairer le lecteur, nous remontons un peu plus haut dans l'oeuvre de César, afin de nous attacher au pas du général romain depuis son départ de Clermont (Gergovie) jusqu'à son arrivée à Alesia. Nous résumons ainsi qu'il suit notre lecture des Commentaires :
César, désespérant de s'emparer de Clermont, que défendaient les Gaulois, en lève le siège, et trois jours après il arrive sur les bords de l'Allier, qu'il passe avec son armée sur un pont qu'il fit établir.
( 3 Ne tum quidem insecutis hostibus III die ad flumen Elaver pontem relecit, atque exercitum transduxit. » )
De l'Allier César se dirige vers la Loire en marchant nuit et jour; arrivé sur les bords de cette rivière, il y trouve un gué qu'il fait passer par son armée, et le passage effectué, il prend aussitôt le chemin du Senonais.
( « Itaque admodum magnis diurnis atque nocturnis itineribus confectis, contra omnium opinionem ad Ligerim pervenit ; vadoque per équités invento pro rei necessitate
AU TRIBUNAL DES. SAVANTS. 93
opportuno, ut brachia modo atque humeri ad. sustinenda arma liberi ab aqua esse possent, disposito equitatu, qui vim fluminis refringeret, atque hostibus primo adspectu perturbatis, incolumem exercitum fransduxit : frumentumque in agris, et copiam pecoris nactus, repleto iis rébus exercitu, iler in Senones facere instituit. » )
Que le lecteur prenne une carte des anciennes provinces de la Gaule, ou seulement une carte de France ayant un siècle de date, il se convaincra, en y jetant un simple coup d'oeil, que le Senonais n'était pas précisément le chemin pour aller de Nevers (1) soit en Savoie, soit dans le Bugey, ou à Besançon.
Voilà donc César, entre la Loire et la Saône, se dirigeant vers Sens. Un instant il eut l'intention de franchir le Rhône; mais comme il le dit : ce fleuve était bien gardé par les Savoyards, qui y avaient disposé de fréquents corps de garde et qui défendirent, avec grand soin et vigilance l'entrée de leur pays.
( « Àllobroges, crebris ad Rlïodanum dispositis praesidiis, magna cum cura et diligentia suos fines tuentur. » )
On voit par ce texte que César n'a pas passé le Rhône et n'est pas entré en Savoie après le passage de la Loire.
Non seulement César n'a pas franchi le Rhône, il est permis de croire qu'il n'a pas même passé la Saône; car il est plus que probable que si, dans sa marche, depuis l'abandon du siège de Clermont, il eût passé cette rivière, il en eût fait mention dans ses Commentaires ; ce cours d'eau n'étant pas moins important que l'Allier. Si le capitaine romain n'a pas franchi la Saône, comment aurait-il pu se trouver avec son armée soit en Savoie, soit à Besançon, soit enfin dans le Bugey? Au surplus, s'il s'était transporté au delà de la Saône, il n'aurait pas dit : qu'il suivait la frontière du pays de Langres pour se rendre en Franche-Comté, lorsqu'il fut
(1) C'est près de Nevers que le passage de la Loire eut lieu.
94 L'ALESIA DE CÉSAR
rejoint dans sa marche par Vercingetorix. Nous pouvons donc regarder comme hors de doute que César se trouvait entre la Saône et l'Alesia de Bourgogne, se dirigeant vers la la Franche-Comté, quand les Gaulois le rejoignirent.
Ne nous lassons pas de répéter que César dit que, lorsqu'il marchait vers la Franche-Comté par la frontière du pays de Langres, pour être plus à portée de secourir la province romaine, Vercingetorix vint camper à trois lieues de lui.
( « Interea dum hoec geruntur hostium copia? ex Arvernis. equitesque, qui toti Gallioe erant imperatori, conveniunt. Magno horum coacto numéro, cum Csesar in Sequanos per extremos Lingonum fines iter faceret, quo facilius subsidium Provinciae ferri posset, circiter millia passuum X ab Romanis, etc. » )
Deux points importants sont dès à présent parfaitement établis par les textes qui précèdent, à savoir : 1° que César n'a pas franchi la Saône avant l'arrivée de Vercingetorix à trois lieues de lui; 2° que César marchait vers la FrancheComté, lorsque les Gaulois vinrent établir leur camp à trois lieues de l'armée romaine.
Voyons maintenant ce qui se passa à partir du jour où Vercingetorix campa près de ses ennemis :
Le lendemain de l'établissement de son camp près de l'armée de César, Vercingetorix partagea sa cavalerie en trois corps, dont deux se présentèrent sur les deux ailes de l'armée romaine et le troisième l'attaqua de front. « Et nous empêcha de marcher » ajoute César.
Le général romain voyant le danger qui menaçait son armée partagea aussi sa cavalerie en trois corps et la fit marcher à l'ennemi. On se bat partout en même temps, dit César, et la cavalerie gauloise est repoussée jusqu'à la rivière où Vercingetorix était en bataille avec son infanterie. Ce n'est partout que meurtre et carnage, dit encore César.
Avant de mentionner ce qui suivit ce carnage, faisons remarquer au lecteur que rien, absolument rien dans le
AU TRIBUNAL DES SANANTS. 95
texte des Commentaires n'autorise à supposer que le combat de cavalerie dont s'agit se soit prolongé au delà du jour où il s'est engagé, et à plus de trois ou quatre lieues des frontières du pays de Langres. — Qu'il est certain que le camp formé par Vercingetorix, à trois lieues de César, alors que celui-ci marchait vers la Franche-Comté par la frontière du pays de Langres (nous nous répétons à dessein), était bien le même que celui où il fit rentrer ses troupes après le combat de cavalerie, comme va nous le dire le général romain, et que conséquemment il aurait fallu aux armées ennemies plus de temps qu'elles n'en ont mis pour atteindre de ce camp la dernière étape des Gaulois, si cette dernière étape eût été en Savoie, dans le Bugey, ou même en FrancheComté, où elle ne fut certainement pas.
On admet généralement aujourd'hui que cette déroute des Gaulois eut lieu entre les villages que nous connaissons de nos jours, sous les noms d'Argcntcui! et Aizy (Yonne), et que la rivière près de laquelle l'infanterie de Vercingetorix était en bataille est l'Armançon. — Cela admis, le combat aurait eu lieu à cinq ou six lieues d'Alesia, et à environ douze lieues de la frontière du pays de Langres.
« Après avoir été témoin de la déroute de toute sa cavalerie, Vercingetorix, dit César, fil rentrer ses troupes dans son camp, comme il les en avait fait sortir, et prit aussitôt le chemin d'Alise, ville des Mandubiens (nous prions le lecteur de bien retenir ces mots : Alise, ville des Mandubiens), après avoir donné l'ordre aux bagages de le suivre incessamment. César de son côté fit mettre le sien sous la garde de deux légions, se mit à sa poursuite tant que dura le jour (1), lui tua environ 3,000 hommes de son arrièregarde, et le lendemain campa devant Alise.
(1) Tant que dura le jour: on ne peut se dispenser d'entendre par ces mots tant que le jour où fut engagé le combat de cavalerie ne fut pas fini, et il en résulte que c'est le lendemain de ce même jour que les armées s'arrêtèrent devant Alise.
96 L'ALESIA DE CÉSAR
( « Fugato omni equitatu, Vercingetorix copias suas, ut pro castris collocaverat, reduxit; protinusque Alesiam, quod est oppidum Mandubiorum, iter facere coepit; celeriterque impedimenta ex castris educi, et se subsequi jussit. Cassai*, impedimentis in proximum collera deductis, duabusque legionibus praesidio relictis, sequutus, quantum diei tempus est passum, circiter III millibus hostium ex novissimo agmine interfectis, altero die ad Alesiam castra fecit, perspecto urbis situ, perterritisque hostibus, quod equitatu, qua maxime parte exercitus confidebant, erant pulsi, adhortatus ad laborem milites, Alesiam circumvallare instituit. » )
Nous voilà arrivé avec César à Alesia, ville chef-lieu du pays des Mandubiens.
Nous croyons avoir démontré au lecteur non prévenu que c'est bien à Alise en Bourgogne qu'eut lieu la défaite finale des Gaulois, sous la conduite de Vercingetorix. — Il nous reste maintenant à examiner sur quels textes s'appuie M. Yriarte au nom de tous, pour affirmer que cette ville Bourguignonne n'est pas et ne peut pas être celle dont a parlé César.
IV.
Nous avons dit plus haut que nous n'aurions eu besoin que de discuter les textes sur lesquels M. Yriarte s'appuie pour détruire complètement son édifice; nous allons eu donner la preuve.
« Enfin, si l'on veut me permettre, dit M. Yriarte, de traduire quatre lignes des Commentaires de César, on verra qu'elles sont écrasantes, et que, si elles ne prouvent point qu'Alesia est Novalaise de Savoie, elles prouvent à tout jamais qu'il ne faut chercher cette ville ni en Bourgogne ni en Franche-Comté : « bis rébus confeclis, in EDUOS proficiscitur. Legiones in hiberna mittit; captivorum circiter XX
AU TRIBUNAL DES SAVANTS. 97
millia Eduis Arvcnisque reddit. Labienum cum duabus legionibus et equitatu, in Sequanos, proficisci jubet. »
« C'est-à-dire : — Cela fait (la campagne finie, Alesia rasée) il se. mit en route pour le pays des Eduens. . . .
» (Or, ici il faut s'entendre; le pays des Eduens, c'est la Bourgogne. Si César après le siège d'Alesia se rend en Bourgogne, il n'y était donc point. Donc Alise-Sainte-Reine, qui est en Bourgogne, n'est pas l'Alesia de César.)
» Il fait prendre aux légions leurs quartiers d'hiver, il rend environ 20,000 prisonniers aux Eduens et aux Arvernes ; il donne l'ordre à Labicnus de partir pour le pays des Sequanes avec deux légions et toute la cavalerie.
« (Le pays des Sequanes, c'est la Franche-Comté. Si son lieutenant. Labienus, soft aller ego, son bras droit, qui ne l'a pas quitté pendant la campagne, part pour la FrancheComté, il n'y était donc pas. L'Alise de Franche-Comté ne saurait donc être l'Alesia de César). »
Telles sont, selon M. Yriarte, les preuves écrasantes qui, si elles ne prouvent pas qu'Alesia est la Novalaise de Savoie, prouvent, à tout jamais, qu'il ne faut chercher cette ville ni en Bourgogne, ni en Franche-Comté.
Disons tout de suite que nous sommes d'accord avec M. Yriarte en ce qui touche Alaise en Franche-Comté; car, puisque Lidùenus, qui se trouvait avec César au siège d'Alesia, est envoyé de là chez les Sequanes (nom qui comporte tous les pays dont se, composait la Franche-Comté), c'est que certainement il n'y était pas. D'ailleurs, celte remarque de M. Yriarte est d'accord avec le passage des Commentaires de César, où il est dit que, lorsque le général romain fut attaqué par Vercingetorix, il marchait vers la Franche-Comté par la frontière du pays de Langres; mais l'auteur que nous combattons se fourvoie étrangement, lorsque, pour montrer que l'Alesia de César n'est pas Alise en Bourgogne, il dit :
« Cela fait (la campagne finie, etc.), César se mit en mart.
mart. 7
98 L'ALESIA DE CÉSAR
che pour le pays des Eduens.... Le pays des Eduens, c'est la Bourgogne. Si César, après le siège d'Alesia, se rend en Bourgogne, il n'y était donc point, donc, etc..»
Nous sommes fâché de le dire; mais enfin il faut bien convenir qu'ici M. Yriarte, écho de MM. Fivel et Tessier, fait un sérieux accroc à la science géographique et historique.— Il oublie que les Eduens n'étaient pas les seuls habitants de la Bourgogne, mais seulement les habitants d'un des pays dont elle se composait. Alesia (Alise-Sainte-Reine) était une ville du pays des Mandubiens (César nous le dit luimême ; nos livres classiques, nos cartes nous l'enseignent); ce pays limitrophe, et au nord de celui des Eduens, faisait aussi partie de la Bourgogne (nos livres classiques et nos cartes en font foi). Dès lors, quand César dit que de chez les Mandubiens il va chez les Eduens, il énonce tout bonnement son transport d'un lieu à un autre d'une même province.
César nous fait connaître qu'Alesia était située sur le haut d'un coteau fort élevé ; M. Yriarte, qui se prononce si résolument pour Novalaise en Savoie, nous montre cette dernière ville cachée par ce qu'il appelle l'oppidum dont a parlé César; d'où vient cette contradiction? Elle vient de ce que MM. Fivel, Tessier et Yriarte ont traduit le mot oppidum par le mot forteresse, tandis que de tout temps on l'a traduit par les mots : place forte, ville fortifiée. — Un autre reproche que nous adresserons encore à M. Yriarte, à propos de sa traduction des quelques lignes de César, c'est d'avoir accusé l'illustre capitaine d'avoir fait raser Alesia. Le texte traduit ne fait pas mention de cette rigueur qui n'aurait pu se justifier, puisque la ville n'a pas été prise, mais s'est rendue. Alise a été détruite, mais bien postérieument à César, c'est-à-dire vers l'an 395. Elle avait sans doute beaucoup souffert de la lutte entre les Romains et les Gaulois; mais César ne la fit pas raser, comme le croit M. Yriarte.
AU TRIBUNAL DES SAVANTS. 99
Pour nous, il n'est pas douteux qu'Alise-Sainte-Reine ne soit bâtie au pied du coteau sur lequel était l'oppidum de César. A ceux qui disent qu'un espace si restreint, que le plateau de ce mont, ne pouvait contenir l'armée de Vercingetorix, nous ferons remarquer ici que les 8,000 cavaliers et les 250,000 fantassins accourus de toutes les parties de la Gaule au secours de cette armée, non-seulement n'étaient pas renfermés dans les murs d'Alesia, mais qu'ils ne purent avoir raison des retranchements spéciaux que César avait fait élever contre eux, au-delà desquels ils furent tenus en respect. Ces 258,000 hommes n'étaient donc pas des assiégés, mais bien les assiégeants des retranchements extrêmes de César. Par conséquent, l'espace ne leur manquait pas; tandis que ceux enfermés dans la ville mouraient de faim, investis qu'ils étaient, par les lignes de circonvallation des Romains, les assiégeants avaient toute la campagne environnante ouverte devant eux.
La statue de Vercingetorix que l'empereur Napoléon III a fait élever sur le Mont-Auxois, son piédestal légitime, y restera en dépit des envieux, et, en même temps qu'elle paye une dette sacrée à la mémoire d'un illustre vaincu, elle rappellera, aux siècles à venir, les combats héroïques de nos ancêtres, pour la liberté et l'indépendance de la patrie.
Enfin, et pour terminer, nous allons transcrire ici ce qu'à écrit M. Maillard de Chambure, ancien secrétaire de l'Académie des sciences et belles-lettres de Dijon, etc., dans l'ouvrage intitulé : Voyage pittoresque en Bourgogne. Ce sera une réponse sans réplique à ceux qui croient que jamais ville ne se vit sur le Mont-Auxois :
« De tous les lieux historiques que renferme la Bourgogne, il n'en est aucun, assurément, qui rappelle d'aussi grands souvenirs que le paysage que l'on découvre en ar-
100 L'ALESIA DE CÉSAR
rière d'Alise, depuis le coteau de Menetreux. Sur cette montagne, dont le vaste plateau se prolonge à gauche au-dessus du bois, s'élevait jadis l'antique Alise, l'une des plus illustres cités des Gaules, et le dernier rempart de leur indépendance; la plaine qui s'étend à droite, c'est la vallée des Larmes, où plus de 300,000 gaulois furent taillés en pièces par César; les rivières qui la traversent portent encore les noms d'Isis et d'Osiris, qui rappellent l'ancienne croyance des Gaulois, et celui de ce Brennus, qui réduisit un jour entier l'empire romain aux étroites limites du Capitole.
» La partie du 7e livre des Commentaires de César, qui renferme les détails du siège d'Alise, est encore le meilleur guide que l'on puisse consulter pour reconnaître remplacement de la ville, ainsi que les champs de bataille et les camps qui s'étendaient sous ses murs. Deux points seuls peuvent faire naître quelques soupçons d'incrédulité, l'immensité des travaux du siège et le nombre des Gaulois venus au secours de Vercingetorix; mais il faut se rappeler, comme le dit Salluste, qu'en écrivant ces bulletins, le vainqueur des Gaules était plus soigneux des intérêts de sa gloire que de ceux de la vérité.
» Il ne reste plus des ruines d'Alise que d'immenses débris de pierres et de briques, journellement nivelés par la charrue; mais on ne peut en remuer le sol, sans découvrir de nombreux vestiges d'antiquité, fragments de marbres et de vases, médailles, armes, etc. L'auteur de cette notice y trouva, en faisant exécuter des fouilles, plus de 200 médailles qui furent présentées à l'Académie de Dijon. Ces fouilles, et les monuments numismatiques qu'elles mirent à découvert, fournirent la preuve que l'incendie d'Alise fut de beaucoup postérieur à César, et que, sortie de ses ruines, vers le temps des Gordiens, elle ne l'ut entièrement détruite qu'après le règne de Théodose (395). »
CARTULAIRE
DE
L'ABBAYE DE BOULANCOURT
DE L'ANCIEN DIOCÈSE DE TROYES
AUJOURD'HUI DU DÉPARTEMENT DE LA HAUTE-MARNE
PAR
M. L'ABBÉ CH. LALORE
Professeur de Théologie an Grand-Séminaire de Troyes.
AVANT - PROPOS
Le P. Rémi de Buck, dans la collection des Acta sanctorum (t. XII, octobre, p. 397 et 926), révèle l'existence du Cartulaire de Boulancourl : si on l'en croyait, nous en serions le fortuné possesseur. Nous avons été heureux de communiquer pour les Acta sanctorum quelques documents extraits du Cartulaire de Boulancourl; mais nous ne le possédons pas ; nous l'avions rencontré à Versailles, et il est maintenant en Auvergne, à Clermont, dans la bibliothèque des PP. capucins.
102 CARTULAIRE
L'année dernière, nous avons compulsé avec grand soin ce précieux document; nous pouvons donc le faire connaître au public.
Notre travail comprendra trois parties : dans la première, nous ferons connaître le cartulaire en question ; dans la seconde, nous donnerons le sommaire concis des documents qu'il renferme, et enfin, dans la troisième, YObituaire de l'abbaye.
Troyes, le 19 février 1869.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT.
103
PREMIÈRE PARTIE
LE CARTULAIRE
§ I. Ce qu'il est. — § II. Son importance. — § III. Ses sources. — § IV. Plan d'après lequel il a été rédigé. — § V. Son autorité. — § VI. Le fonds de Boulancoart aux archives de la Haute-Marne.
§ I.
Le nouveau Cartulaire de Boulancourt, in-folio, écrit en français, a été rédigé dans les derniers jours de l'abbaye, à la veille de la Révolution. II est précédé d'une courte introduction historique sur l'abbaye, et de l'Obituaire que nous donnons à la fin de cette notice. Ce cartulaire renferme 1236 numéros indiquant autant de pièces, par ordre chronologique. Cependant, parce que plusieurs de ces pièces sont répétées, et qu'il y a de nombreuses lacunes et erreurs dans les numéros, il ne faut compter en réalité que 994 pièces, dont 137 appartiennent au XIIe siècle, 294 au xme, 34 au XIVe, 37 au XV, 280 au XVIe, 171 au XVIIe, 41 au XVIIIe. La plus ancienne pièce est de l'an 1120. C'est une charte de Philippe de Pont, évêque de Troyes, par laquelle il accorde à l'abbaye l'exemption des dîmes paroissiales dans tout le diocèse. La pièce la plus récente est du 29 novembre 1779. C'est un arrangement et bornage entre l'abbaye de Boulancourt et les prêtres du Grand-Séminaire de Troyes, au sujet du gagnage de la Rouge-Grange, à Pel-et-Der.
Nous ignorons quel âge avait le rédacteur du Cartulaire à cette date de 1779. Ce que nous savons, c'est qu'il était
104 CARTULAIRE
déjà à Boulancourt en 1736, puisqu'il dit dans l'Introduction avoir lu, celte année-là, les quatre vers rappelant la donation de l'abbaye de Boulancourt, faite par Henri de Carinthie, évêque de Troyes, à Saint-Bernard en 1149 (1). « Ces vers étaient encadrés proche le tombeau du saint évêque. »
§ II.
Nous croyons qu'il est inutile de mettre en relief l'importance du cartulaire de Boulancourt. Quiconque a jeté un simple coup-d'oeil sur les prolégomènes et les préfaces de la collection des Cartulaires de France, publiée dans les Documents inédits sur l'histoire de France, a compris quelle est l'importance du cartulaire d'une grande abbaye, au point de vue de l'histoire ecclésiastique et civile, de la succession des abbés et autres personnages, des généalogies des anciennes familles, des institutions sociales, du droit, de la justice, des moeurs et des coutumes. Toutefois, l'importance historique du cartulaire de Boulancourt se restreint à l'ancienne Champagne, et particulièrement aux départements actuels de l'Aube, de la Haute-Marne et de la Marne, comme l'indique la position géographique de l'abbaye. Ajoutons que ce cartulaire intéresse plus spécialement encore le département de l'Aube et le diocèse de Troyes, parce que Boulancourt et ses plus importantes propriétés se trouvaient dans les limites actuelles de notre département.
§ III.
Le rédacteur du nouveau cartulaire indique lui-même les sources auxquelles il a puisé.
« Les archives de Boulancourt consistent en deux cartulaires, l'un en latin, l'autre en français, et en beaucoup de
(1) Voir plus bas, page 115.
DE L'ABBATE DE BOULANCOURT. 105
titres originaux assez bien conservés, la plupart munis de leurs sceaux.
» Le cartulaire latin, écrit à la fin du XIIIe siècle, est la copie des originaux qui existent, et d'un bien plus grand nombre qui ont été perdus. Le dernier acte est de 1247. Il y en a cependant un de 1262. — Ce cartulaire est écrit sur parchemin, d'un caractère assez serré, sans aucun ordre, ni dans la chronologie, ni dans les articles ; plusieurs feuillets ont été arrachés. Il est long de six pouces, large de quatre et demi, épais d'un pouce, couvert en bois. Il se trouve beaucoup d'articles sur le même folio qui sont désignés par articles et par lettres. Ils ne se suivent nullement ni pour la date ni pour le lieu des propriétés.
» Le cartulaire français est une traduction du latin, peu postérieure, en français du temps. On avait écrit à la marge le folio, l'article et la lettre où les titres se trouvent dans le cartulaire latin. Mais presque tout a été coupé dans la reliure. Il est long de quatre pouces et demi, large de quatre, épais d'un pouce et demi; d'un caractère moins serré, il est plus délabré que le latin; il a été déchiré et coupé par des enfants à coups de canif; il s'y trouve des feuillets coupés tout entièrement, d'autres à moitié Comme les
pages ne se rencontrent pas avec le cartulaire latin, il est rare qu'on ne trouve pas sur le latin les articles qui manquent dans le français. »
Ces deux cartulaires sont très-bien décrits et spécifiés
dans l'inventaire du 23 octobre 1615, à la requête de frère
Guillaume le Maistre, procureur du collège des Bernardins,
à Paris. Cet inventaire fut dressé à la mort de l'abbé
Etienne de Vienne qui décéda à Paris, en sa maison (1).
Si nous regrettons vivement la perte du vieux cartulaire latin, nous ne sommes pas moins sensible à celle du cartulaire français ; une seule pièce de ce dernier a été dérobée
(1) Cartulaire, n° 936.
106 CARTULAIRE
à l'oubli des temps par nos historiens Camuzat et Desguerrois; encore Camuzat s'excuse-t-il, en donnant cette pièce intéressante, de n'avoir pu trouver l'original latin.
§ IV.
Voici le plan suivi par le rédacteur du nouveau cartulaire de Boulancourt :
« J'ai fait la collection et la transcription de tous les actes et papiers des archives dont je n'ai omis aucun, même de certains qui sont inutiles.
» J'ai rapproché, autant qu'il m'a été possible, les actes selon l'ordre chronologique. Comme il y a beaucoup d'actes qui sont sans date, surtout dans le XIIe siècle, je les ai notés par deux barres
» Pour retrouver chaque acte du nouveau cartulaire, j'ai indiqué, au commencement de chaque transcript, le folio, l'article, la lettre et les premiers mots de l'acte, tel qu'il se lit dans les vieux cartulaires, soit français, soit latin. J'ai fait remarquer les actes qui se trouvent en double et à des folios différents de ces mêmes cartulaires. J'ai aussi noté, dans le nouveau cartulaire, en tête de chaque transcript, si l'on trouve l'original, combien il y a de lignes et s'il y a un scel. »
On trouve en marge l'objet sommaire de chaque pièce. Le rédacteur a ajouté, à la fin du nouveau cartulaire, une table des pièces, par ordre chronologique. De l'an 1120 à l'an 1247, cette table est à huit colonnes. La première renferme la date de la pièce; la deuxième, le numéro d'ordre (les erreurs de ces numéros, souvent fautifs, sont redressées dans la 4e colonne) ; la troisième, le principal nom de lieu relatif à l'objet de la charte ; la quatrième, les numéros d'ordre rectifiés et correspondant à la date chronologique
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 107
des pièces (1). Suivent trois autres colonnes renvoyant au folio, à l'article, à la lettre des anciens cartulaires latin et français, indiquant les numéros du dossier et de la layette où se trouve chaque pièce et aussi les pièces originales.
De l'an 1247 à l'an 1779, la table n'a plus que cinq colonnes, les quatre premières indiquées ci-dessus, et la cinquième mentionnant l'objet de la pièce.
Le plan seul du cartulaire révèle un homme connaissant sa matière, et concilie une grande autorité à son oeuvre. D'ailleurs il ne faut pas oublier qu'à partir du xive siècle, presque toutes les pièces sont en français dans les originaux; couséquemment, il n'y a pas à craindre d'erreurs de traduction de la part du rédacteur. Quant à toutes les pièces antérieures au xive siècle, la traduction qu'il donne est-elle exacte, ou n'est-ce qu'une analyse plus ou moins complète? Nous répondons que la traduction de ces pièces est littérale, comme nous avons pu le constater, en comparant avec un grand soin plus de quarante chartes de ce cartulaire avec les originaux conservés aux archives de la Haute-Marne. Un doute sérieux ne peut donc s'élever sur l'autorité du nouveau cartulaire français de Boulancourt.
§ VI.
Nous terminerons celte première partie de notre travail en disant un mot du fonds de Boulancourt, qui se trouve aux archives de la Haute-Marne, série H 3. D'après un inventaire, fait il y a quelques années, « il n'a été trouvé dans les archives provenant de l'abbaye de Boulancourt aucun
(1) Il faut observer que cette colonne rectifiée renferme elle-même deux erreurs, après les nos 380 et 989.
108 GARTULAIRE
registre ni cartulaire, ni même d'ancien inventaire. » Cependant de nombreux et précieux documents ont échappé à la dispersion et à la ruine, et parmi ces documents 361 pièces en parchemin. Parmi les chartes du XIIe siècle bien conservées, mais presque toutes dépourvues de leurs sceaux, nous citerons une charte-partie de Gauthier de Bourgogne, évêque de Langres, relative à un accord entre Gauthier d'Orge et l'abbaye de Boulancourt. Les deux parties de cette double charte (ce qui est fort rare) ne sont pas séparées, et on lit en grosses lettres horizontalement, entre les deux parties de celte charte, le mot Cyrographum, destiné à servir de souche ou de talon à l'acte de ce contrat synallagmatique.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 109
DEUXIÈME PARTIE
DOCUMENTS DU CARTULAIRE
Nous n'entreprendrons pas une étude approfondie du cartulaire de Boulancourt; nous nous contenterons d'indiquer la mine à exploiter, en traçant les lignes d'un travail qu'une main plus exercée pourra entreprendre et conduire à bonne fin.
CHAPITRE Ier. L'Abbaye.
§ I. Nom de l'abbaye.— § II. Emplacement. - § III. Fondation. — § IV. Principaux fondateurs et bienfaiteurs de l'abbaye. — § V. Coup-d'oeil historique.
§1Quelle
§1Quelle l'origine du nom de Boulancourt ? Nous laissons aux habiles étymologistes le soin de l'expliquer; cependant, pour leur faciliter le travail, nous rapporterons les plus anciennes variantes de ce nom, telle qu'on les trouve dans les chartes latines antérieures au XIIIe siècle.
Boulancourt s'appelle : Bsrlancurt (1), Burlancurt (2),
(1) Charta Hatlonis, episcopi Trec. 1128, Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, origin. 3e liasse.
(2) Accord entre les abbayes de Boulancourt et de Montiérender, 1129, ibid., origin. — Charta Henrici, episcopi Trec. 1167. Archiv. du cabinet de M. l'abbé Goffinet, origin. scellé.
110 CARTULAIRE
Berlancort (1), Burlencurt(2), Burlencort (3), Bulleincurt (4), Burleincurt(5), Burlencorih (6), Bullencort(7), Bullencurt (8), Burleincurth (9), Bullencort (10), Borlancort (11). Dans le cours du XIIIe siècle, lorsque la manie de latiniser et de défigurer les noms de pays nous envahit, Boulancourt s'appela Bullencuria et Bullencurtis (12), puis Boulencourt jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
§ II.
L'abbaye de Boulancourt était, située sur la paroisse ancienne et actuelle de Longeville, aux confins du territoire de Valentigny. Une charte de Henri, seigneur d'Arzillières et de Beaufort (Montmorency), en date du 4 mai 1200, nous donne les anciennes limites de l'abbaye au XIIe siècle. Henri, du consentement d'Agnès, son épouse, et de Guillaume, son fils, abandonne toutes les prétentions qu'il avait
(1) Ex Chartario S. Pétri Montis, 1141, Gallia Christ, t. XII. Instr. col. 262.
(2) Charta Henrici, episcopi Trec. 1145, Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, origin. 3e liasse.— Ibid. Bulla Adriani lV, 1155, origin. 1er liasse. — Ibid. Charla Matthaci, episcopi Trec. 1177, origin. 2e liasse.
(3) Charta Henrici, episcopi Trec. 1165, ibid., origin. 2e liasse.
(4) Charta Symonis de Brous (Broyés) 1155, ibid , origin. 4e liasse.
(5) Charta Matlhoei, episcopi Trec. 1173, ibid., origin. 4e liasse.
(6) Charta Matthaei, episcopi Trec. 1178, ibid., origin. 4e liasse.
(7) Charta Manassis, episcopi Lingonensis, 1187, ibid., origin. 2e liasse. — Charta Barlholomei, episcopi Trec. 1192, ibid., origin. 4e liasse.
(8) Charta Manassis, episcopi Trec. 1187, ibid., origin., 4e liasse.
(9) Bulla Innocenta III, 1198, ibid , origin. Ire liasse.
(10) Charta Garnerii, episcopi Trec. 1200, ibid., origin. 4e liasse.
(11) Charta Hervei, episcopi Trec. 1211, mense maio. —Archiv. du cabinet de M. l'abbé Coffinet, origin. scellé.
(12) Avec ces deux formes corrompues : Callemcuria et Tallencurti.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 111
élevées autrefois contre l'abbaye, touchant les bornes et limites de la maison, consistant en grands fossés et en haies. Il cède aux religieux tout droit de justiceau-dedans desdites clôtures de l'abbaye, qui sont enfermées entre les rivières de Voire et de Laine, et du moulin Ramon-Ru (plus tard le moulin Evrard), situé entre la maison de la Pescherie, dite Laffertey, sur la rivière de Laine, et le pourpris des converses, en tirant au gué de Morcey, le long de la droite voie appelée la voie de Morcey. Dans ces limites sont compris l'abbaye avec ses accins et pourpris, deux moulins à blé et deux granges appelées le Désert et les Dames, le pré Lemaître, appelé plus tard le Grand-Pré, s'étendant jusqu'au Petit-Han, et consistant en 240 journaux. Cette concession fut confirmée par Hugues, comte de Rethel, et Geoffroy V de Joinvillc. Témoins : Jean de Lucemont, Guillaume de Saint-Chéron, Olivier de Brosnay, Roycr de Lassicourt, chevaliers, et Hugue. prévôt de Coole (1). Ces donations furent amorties en 1336, par Philippe VI de Valois. De qui ressortissait au XIIIe siècle la garde de l'abbaye? Les lettres suivantes de Philippe IV, roi de France, montrent que ce droit n'était pas nettement fixé : « Sachent tous que notre ami et féal Edmond, fils du roi d'Angleterre, seigneur de Beaufort, prétendant, contre notre province de Champagne, que la garde et saisine de corps de l'abbaye de Boulancourt lui appartenait comme seigneur de Beaufort, comme étant de la châtellenie de sa terre, et qu'après la guerre de Champagne, il fit défense au bailli de Chaumont décommander auxdits religieux, et à ceux-ci de lui obéir; nos gens de Champagne au contraire, disant que, dans le temps que la terre de Beaufort fut vendue par le comte de Rethel (2), la garde de Boulancourt appartenait au comte
(1) Cartul. no 438. — Cette charte fut représentée en 1533, dans un procès relatif à la justice de Boulancourt. (Cartul. n°s 548 et 564.)
(2) La châtellenie de Beaufort passa, de la maison de Broyés à la maison de Rethel, par le mariage de Félicité de Broyés, dame de
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de Champagne, et ressortissait du bailliage de Rosnay (1). Cependant, après une enquête assez prouvée, nous avons laissé et adjugé la garde de ladite abbaye audit Edmond, seigneur de Beaufort. A Paris, l'an 1288, au mois de juillet.» Collalionné l'an 1505 (2). Désormais, Boulancourt ressortira du bailliage de Beaufort.
§ III.
1er Fondation : Boulancourt collégiale de chanoines réguliers.
L'abbaye de Saint-Pierre-Mont, fondée en 1090, au diocèse de Metz, pour des chanoines réguliers, par Mathilde, fille de Boniface, duc de Lorraine (3), posséda, presque dès ses premières origines, la maison de Boulancourt, où l'on trouve aussi des chanoines réguliers. Il est difficile de donner la date précise de cette première fondation de Boulancourt. Desguerrois parle d'un accord entre les abbayes de Boulancourt et de Moniérender, sous le sceau de Matthieu, cardinal légat, évêque d'Albano, fait à Montiérender,
Beaufort, avec Hugue II, comte de Rethel, en 1191. Blanche d'Artois, épouse de Henri III, comte de Champagne, acheta, en 1270, juillet, la châtellenie de Beaufort à Hugue IV de Rethel, encore en tutelle, pour le prix de 7,000 i. tournois (Hist. des Comtes de Champagne, t. VI, n° 3668). Edmond, second lits de. Henri III, roi d'Angleterre, obtint la châtellenie de Beaufort par son mariage, en 1275, avec Blanche d'Artois, veuve du comte de Champagne.
(1) Nous trouvons, en effet, cette sentence du mois de mars 1250 : Jean de Sézanne, chevalier, chambrier du roi de Navarre, déclare que procès étant mû devant lui et Etienne, bailli de Chaumont, entre les religieux de Boulancourt et Bigot de Lassicourt, écuyer, au sujet des pâturages de Lassicourt et de Bétignieourt, ils ont été adjugés aux religieux pour les Bestiaux de leurs granges de Perthe-en-Rothière et de Perthe-Sèche, aux assises do Rosnay, par Gauthier, seigneur d'Arzillièrcs, qu'ils ont pris pour arbitre. (Cartul. no 392.)
(2) Cartul. n° 422.
(3) Histoire de Lorruine,T. Ier. Preuves, col. 504.— Gallia Christ., t. XIII. col. 938.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 113
l'an 1124, indiction VII, épacte XXVIII, concurrent I. Or, dans cet acte rapporté dans le vieux cartulaire de l'abbaye, il est question d'une possession remontant à 31 ans, et Desguerrois conclut de ce document que l'abbaye existait dès l'an 1093 (1). Son opinion futadoptée par les Bénédictins, dans la Gallia (2), et suivie par tous les auteurs qui ont écrit depuis, et récemment par le P. Remy de Buck(3). Cependant, on ne peut adopter cette argumentation ; car il est bien évident que la pièce inscrite au cartulaire est datée de l'an 1124 par erreur. En effet, nous ferons remarquer d'abord qu'en 1124 on ne trouve ni l'indiction, nil'épacte, ni le concurrent indiqués. D'ailleurs, l'acte de 1124 a lieu en présence de Matthieu, cardinal-légat, évêque d'Albano. Or, Matthieu, ancien prieur de Cluny, ne fut créé cardinal et évêque d'Albano que vers la fin de 1127 (4), et c'est à cette époque que la légation de France lui fut confiée pour le concile de Troyes, qui devait s'ouvrir le 13 janvier 1128 (5). Enfin, pour arriver à la preuve décisive qui tient lieu de toute autre, nous signalerons l'original même de la pièce en question; il se trouve aux archives de la HauteMarne (6). Or, cette pièce originale est datée de l'an 1129, et c'est précisément à cette année que se rapportent les notes chronologiques citées plus haut : l'indiction VII, l'épacte XXVIII et le concurrent I. On ne peut donc pas conclure de celte charte que l'abbaye de Boulancourt remonte plus haut que l'an 1098. Le document qui précise la date la plus ancienne, est une charte de Philippe, évêque de Troyes. Cette charte n'est pas datée ; mais il faut la placer
(1) Saincteté, fol. 277-278.
(2) Tom, XII, col. 604.-E.
(3) Acta Sanctorum, t. XII. Octobr. p. 391.-A.
(4) Baronius ad an. 1126, c. IX et supra VII et VIII. On sait que la chronologie de Baronius est en retard d'une année.
(5) Ibid. ad an. 1127, c. VI.
(6) Boulancourt, origin. 3e liasse, sans sceau, 37 lignes.
T. XXXIII. 8
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au plus tard en 1121, puisque c'est l'année de la mort de Philippe. Or, dans cette charte, Philippe fait, connaître que Roger de Joinville, fils de Geoffroi II, approuve et ratifie la donation faite, depuis 25 ans environ, par son frère, le comte Renaud de Joinville, du consentement de Hugue Bardoul (1). Cette pièce nous fait donc remonter à l'an 1096 environ. Nous retrouverons cette donation dans la grande charte de confirmation des biens de l'abbaye, scellée par Henri, évêque de Troyes, avant l'an 1155, et confirmée le 7 mars 1155, par le pape Adrien IV (2). Le rédacteur de notre cartulaire dit que l'abbaye fut fondée, au plus tard, en 1095 (3).
Le bon accord entre Boulancourt et Saint-Pierre-Mont ne dura pas longtemps. Lorsque les abbayes de Cîteaux et de Clairvauxfurent fondées, au commencement du XIIe siècle, Boulancourt commença à affecter l'indépendance à l'égard de Saint-Pierre-Mont, prit le titre d'abbaye (4)_, et se rapprocha des constitutions de Cîteaux (5). En 1141, Constantin, abbé de Saint-Pierre-Mont, régularisa la condition de la maison de Boulancourt, par l'érection canonique de l'abbaye (6) ; mais le pape Eugène, vers l'an 1149, ayant appelé un religieux nommé Philippe, de l'ordre de Prémontré, pour réformer et régir l'abbaye de Saint-Pierre-Mont, dont les constitutions furent modifiées, Boulancourt saisit cette occasion pour consommer une rupture depuis longtemps commencée, et demanda à s'affilier à Clairvaux. D'ailleurs, Boulancourt n'avait pas moins besoin de réforme que SaintPierre-Mont. Henri, évêque de Troyes, ayant fait une enquête dans l'abbaye, avait demandé et exigé la réforme;
(1) Cartul. n° 2.
(2) Voir plus bas, page 118.
(3) Fol. 1er.
(4) Cartul. no 1, charte de 1120.
(5) Gallia Christ., t. XII., Instr. col. 262.-E.
(6) Ibid. col. 262.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 115
les religieux tournèrent alors leurs regards du côté de Clairvaux et de Saint-Bernard, qui en était abbé. Ce choix témoignait du bon vouloir des religieux de Boulancourt, et dut consoler le coeur du pieux évêque de Troyes.
2e Fondation : Boulancourt abbaye cistercienne.
On lisait dans l'ancien Martyrologe de Boulancourt, écrit sur vélin, au XIIIe siècle, in-4° : « Anno ab Incarnatione Domini M0.. C0.. XL0.. IX 0, IV non. Martii, fundata est domus Bullencurioe a B. Bernardo primo abbate Clarevallensi (1). » Le rédacteur de notre cartulaire ajoute: « on lit, sur le Martyrologe du XIIIe siècle, des vers que j'ai vus, en 1738, encadrés proche le tombeau du saint évêque Henri ; les voici :
L'an mil cent quarante-neuf, A sainct Bernard par bon amour Le bon Henri de Troyes pasteur Donna ce lieu de Boulancour (2). »
Il faut donc placer, d'après le nouveau style, au mois de mars 1150, la fondation de Boulancourt comme abbaye cistercienne. Dans le cours de la même année, Philippe, abbé de Saint-Pierre-Mont, ayant consenti à ce qui venait de se faire, écrivit au pape Eugène III, au nom de son chapitre, pour le prier d'approuver et de ratifier l'élection de Boulancourt en abbaye cistercienne de la filiation de Clairvaux (3). Toutefois, ce n'est que le 30 novembre 1152 que Philippe et son chapitre remirent le droit d'un cens de 10 s. qu'ils avaient conservé jusqu'alors sur Boulancourt (4). C'est cette même année, après l'autorisation du Saint-Siège
(1) Biblioth. imp. Mém. de Guiton, Bouhier, 52, fol. 47. — On lit dans Robert, Gallia Christ. : Fundatur 1149, 7 april. p. 537.
(2) Fol. 1er.
(3) Cartul. n° 16. — Imprimé par Desguerrois, Saineteté, fo 288 v°.
(4) Cartul. n° 17.
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sans doute, que la charte de donation suivante fut écrite : « A très-honoré père en nostre seignor, F. Bernard abbé del Clerevaux et à tous cez qui après li establi seront en ce leu. Ge Henris Evesque de Troyes salut à tousiors. Cum nous soiens tenu d'avoir cusantan et painne de penser et d'aider, comment les Abbayes et les Eglises de nostre Eveschié se doient tenir en bon estât, et encore tousiors croistre en meilior, por lou loier que nos en attendons de nostre seignor. En nostre Eveschié estoit une Eglise de chanoines, dicte Bullencourt, où il y avoit abbé et chanoines et convers et femmes, lequiel tuit avoient bon proposement en aucune fois de tenir relligion, mais comme boens enseignements et bonne doctrine î allât défaillant, si que toute relligion î falloit, et que toutes deshonnestés î croissoient, Ge fui mandez des habitators dou leu, que allasse au leu por elz reconforter, et por elz endoctriner et ramener à bonne voye ; et cum je fusse approchez et venuz au leu, ils me prièrent tuit li habitant au leu, que je lor Eglise, et toutes lor possession octroiasse, et elz meisse en l'ordre de Citiaux, et especiaument les baillasse à garder et à conduire selon les coutumes de l'ordre de Citiaux à vos Doms Abbés, et à la maison de Clerevaux, et li Abbé de ce leu la laissa l'Abbaye en nostre main et la rendi à l'eure de Clerevaux ; et Ge regardenz que nostre syre Diex, par vostre grande saintée, et par vostre relligion avoient lou monde enluminé et amande, celle Eglise de Bullencourt et toutes ses possessions ge doin à l'ordre de Citiaux, et à toi bon Abbés de Clerevaux, et à vostre maison pour elz gouverner et conduire, lesquieux possessions de celé Eglise sont tiens. C'est à scavoir li lieus et la terre où l'Abbaye siet, la grange de Froide-Fontaine, Perte-en-Rostière, Perte-Haimon, Perte-Soiche, Domprot, Bervile (Le Breuil), Der (omise par Desguerrois), et toutes les appendises et les pertenances de ces granges, et toutes les choses que celé Eglise tenoit de par nostre Seignor; et por que toutes ces choses devant dites ne soient muées ou
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empirées, ge fis sceller cette chartre de nostre scel, et ce fut en l'an de grâce 1152, ou tens Lois lou jeune Roi de France. »
Ce texte (1) est tiré du vieux cartulaire français. Camusat regrette de n'avoir pu trouver l'original latin; ce document n'est pas perdu : il existe aux archives de la HauteMarne (2).
§ IVL'abbaye
IVL'abbaye Boulancourt fut primitivement fondée par les maisons de Joigny-Joinville, de Broyes-Beaufort, de Brienne et de Champagne, c'est-à-dire du côté de la maison Joigny-Joinville : — 1° par les enfants de Hilduin de Neuilly : (Gauthier d'Oiron, Vithier et leur soeur Hesceline, dame de Neuilly, mariée à Guy d'Aigremont, frère utérin de Tescelin, père de Saint Bernard) ; — 2° par les enfants de Geoffroi II, sire de Joinville, frère cadet de Hilduin de Neuilly (Renaud et Roger, son frère) ; — Du côté de la maison de Broyes-Beaufort : par Hugues Bardoul II, seigneur de Broyés et de Beaufort, et sa femme Emmeline de Montlhéry, et leur fils Simon I de Broyes, et sa femme Félicité de Brienne (3), fille du comte Erard I. — Du côté de la maison de Brienne : par Erard Ier, comte de Brienne, et Engilbert, son frère, seigneur de Conflans, et plus tard par Gauthier II, et Félicité, sa soeur, enfants d'Erard I, et Emmeline, fille d'Engilbert. —Du côté de la maison de Champagne : nous trouvons le comte Hugues (1093-1125), et plus tard, son fils Thibaut II, figurant parmi les premiers et principaux fondateurs de l'abbaye de Boulancourt.
(1) Cartul. n° 15. — Camusat; Prompt, fol. 349 vo. —Desguerrois, op. cit. fol. 288 v°.
(2) Boulancourt, 3e liasse, origin. sans sceau, 19 lignes. — Opéra S. Bernardi, édit. Benedict., t. I, col. 383. — Gallia Christ., t. XII, Instr. col. 268.
(3) Félicité épousera, plus tard, en secondes noces, Geoffroi III, sire de Joinville.
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Pour ne pas citer ici une foule de donations particulières, nous allons donner une charte de Henri, évêque de Troyes, où figurent les principaux donateurs des biens de notre abbaye. Celte charte, antérieure à l'an 1155, est répétée textuellement dans la bulle de confirmation du pape Adrien IV, le 7 mars 1155 (1). Afin que la liste des donateurs soit plus complète, nous placerons en notes les noms ajoutés dans la bulle d'Alexandre III, du 8 décembre 1173 (2).
Confirmation par Henri de Carinthie, évêque de Troyes, des donations faites à l'abbaye do Boulancourt. « Au nom de la Sainte-Trinité, je, Henri, parla grâce de Dieu, évêque de Troyes, ai confirmé par cette charte la concession que j'ai faite de l'église de Boulancourt à religieuses personnes et de bénite mémoire, dom Bernard, abbé de Clairvaux, et à ses successeurs. Nous avons établi à Boulancourt les constitutions de l'ordre de Cîteaux, sous le soin et la filiation de Clairvaux. Nous vous confirmons, de l'autorité que nous tenons de Dieu, le lieu même de Boulancourt, et une partie du territoire de Longeville, selon qu'il a été déterminé et réglé par le comte Renaud de Joinville et Roger, son frère, Gauthier de Oiron et Gauthier de Neuilly, et confirmé par Hugues Bardoul et Simon, son fils, du fief duquel toutes ces choses mouvaient. —En outre, votre usage dans toute la terre de Longeville, savoir : pâturages pour tous vos bestiaux, et bois à brûler et à bâtir. — Les concessions du comte de Champagne, Hugue, et d'Engilbert de Brienne, seigneur de Conflans (3), de Boson d'Urville, de Philippe de Valen(1)
Valen(1) Haute-Marne, Boulancourt, origin. 1re liasse.— Cartul. no 31.
(2) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, origin. 1re liasse. —Cartul. n° 77. — Cette bulle et la précédente sont inédites, et ne sont pas signalées par Philippe Jaffé, dans ses Regesta SS. Pontificum.
(3) D'Emmeline, fille d'Engilbert ; d'Araould, prêtre de Brienne ; de Boson de Thil ; de Raoul Chaudron, seigneur de Blignicourt, et
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tigny et autres seigneurs (1), qui sont la grange de FroideFontaine et ses dépendances, terres, prés et bois, avec la partie provenant d'Herbert-Bergier et de ses enfants, qui se donnèrent tous à votre église. — La concession de Hugues Bardoul, et de Simon, son fils, qui sont Perthe-Edmond et ses dépendances avec l'usage sur toute la terre de Beaufort.— La concession de Hugue, comte de Champagne et d'Achard de Drosnay, qui est la ferme de Perthe-Sèche, son bois et les terres qui en dépendent, avec l'usage sur toute la terre du comté en pâturages et bois à brûler, avec exemption de toute servitude et droits quelconques. — La grange de Domprot, ses dépendances et le moulin provenant d'Achard de Drosnay, Perthe-en-Rosiière, ses dépendances et tous les droits appartenant à l'autel (2). — La concession d'Erard, comte de Brienne, confirmée par Gauthier, son fils, du droit d'usage sur toute la terre de Brienne, permission de couper dans les bois pour bâtir et chauffer. — La grange du Breuil et ses dépendances, provenant de la libéralité d'Arnould, prêtre de Brienne, et de Gui, son frère, de Hugues le Frison et autres (3). —La grange de Der, provenant de
ses héritiers. La branche des Chaudron de Briaucourt figure souvent aussi parmi les bienfaiteurs de notre abbaye.)
(1) Et de Gauthier de Biart, et de Rose, son épouse, et de ses fils et de ses filles; de Manassès de la Motte et de ses enfants, de Gauthier de Neuilly, de Pierre de Pougy, de Thiébaut de Vécourt et de ses frères, des moines de Montiérender et de Cluny, du prieur de Sainte-Eulalie, et de Milon de Maizières.
(2) La donation du comte Henri de Champagne, de Simon de Beaufort, et de Hugue de Broyés, son frère, et de Simon de Commercy, c'est-à-dire toutes les possessions depuis le rupt de Gome jusqu'à l'Amance, et depuis la rivière de la Laine jusqu'au chemin des Salosses, consistant en terres, prés et bois.
(3) La concession de Roric, vicomte de Rosnay, et de Dodom, son fils, et des moines de Molesme, le don d'Herbert et de Barthélémy frères, de Crépy, de Gauthier de Biart, avec plein usage dans les terres et les bois de Jusanvigny, pour vos fermes, et usage dans les terres et bois de Brienne, avec exemption de tous droits seigneuriaux, de Jean d'Amaury et de Burdin, frères, de Ponce d'Amance.
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Robert de Pel, Thièce, sa soeur, Gui d'Unienville et Thièce, sa femme, qui donne son fils et son fief à Boulancourt (1). — Ce que nous avons confirmé en présence de Gui, abbé de Montiéramey, de Guillaume, abbé de Saint-Martin, de Pierre, abbé de l'Isle Germaine, des archidiacres Manassès, Gibuin, Eudes, Faucon et Guery; Girard, Eustache, Pierre-le-Bougre, Bernard qui écrivit cette charte (2). »
En 1231, mars, la fondation de Boulancourt par les maisons de Broyés, Joinville, Brienne, est rappelée dans cette lettre de Geoffroi de Deuilly, un des principaux bienfaiteurs de Boulancourt, au XIII siècle, avec sa femme Helvide et son fils Guillaume :
« A sa très-chère cousine Félicité, illustre comtesse de Rethel et dame de Beaufort, Geofroi de Deuilly, salut et bon amour.
Comme enquête a été faite du droit que je devais avoir à Longeville, et que j'ai trois parts dans la moitié, et que vos ancêtres (3), et les miens (4) qui ont fondé l'église de
(1) La grange d'Ailette, avec ses dépendances, terres, prés, eaux, bois et exemption de dîme, du don de Thiébaut d'Arsonval et de ses fils, d'Eudes de Loches, d'Elée d'Engente, de Pierre de Fontette, de Robert de Mathaux, et de Milon de Proverville.
(2) Cartul. n° 34.
(3) Félicité de Broyés, dame de Beaufort, était fille de Simon de Broyés, seigneur de Beaufort (fils de Simon 1er, seigneur de Broyés), et d'Agnès, dame en partie de Rameru. Elle épousa Hugues II, comte de Rethel, en 1191. Dès l'an 1230, novembre, elle scella, avec son fils Hugues III, une charte (no 460). D'après l'Art de vérifier les dates, Félicité vivait encore en octobre 1231 (T. XL p. 406). Mais nous la trouvons, avec son fils, Hugues III, dans notre cartulaire, en novembre 1240, confirmant toutes les acquisitions faites par Boulancourt sur ses terres : « Ce qu'approuve mon cher fils Hugues, comte de Rethel (n° 352.) » En 1241, au mois d'août (no 300), et enfin, au mois de mars 1242 (n° 367). Ces chartes commencent : Ego Félicitas domina, Belli fortis, dicta comitissa Registensis, et ego Hugo cornes Registensis; ou Ego Félicitas dicta comitissa Registensis, domina, Belli fortis, et ego Hugo
(4) Geofroi, seigneur de Deuilly, était fils cadet de Gérard II, comte
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Boulancourt ont donné beaucoup de biens audit Longeville, ce que je leur ai confirmé, du consentement de Guillaume, mon fils. Plusieurs de vos vassaux ont esserté sur leur finage au détriment de leur église ; faites-leur, je vous prie, rendre justice, surtout par la communauté d'Hampigny, et mandez-moi par le porteur de cette lettre ce que vous ferez. L'an 1231, au mois de mars (1). »
§ V.
L'abbaye de Boulancourl faillit périr peu de temps après sa réformation; de grands malheurs arrivés à l'abbaye, vers 1158, sont signalés dans les documents de l'époque; ils furent réparés par Henri de Carinthie, évêque de Troyes (2), Henri Ier, comte de Champagne (3), Gauthier II, comte de Brienne (4). Leurs chartes, datées de l'an 1158, commencent par cette formule de commisération :
« Misereor super Ecclesiâ de Burlencurt miserabiliter dispersa et desolatâ, et libenti animo subvenio fratribus qui ibidem Deo servierint in tantarum tolerantiâ passionum. » — Quelle fut la cause de ces malheurs ? Peut-être ne faut-il voir que l'invasion à main armée faite, en 1157, par Roger d'Orge et son frère Bernard. Irrités de ce que leur père, Gui de Maizière, avait donné, en se faisant moine, ses plus beaux biens à l'abbaye, ils avaient fait main-basse sur les récoites, les grains, les vins, les foins, et jusqu'aux fruits des vergers et aux boeufs de la maison. Ils furent exde
exde et de Helvide ( appelée aussi dans notre cartulaire, Aléide, Eléonore et Gertrude), fille de Geofroi III, sire de Joinville, mort en 1132, et de Félicité de Brienne, mariée en premières noces à Simon de Broyés. — Helvide, mère de Geofroi de Deuilly, était donc soeur utérine de Simon, père de Félicité, comtesse de Rethel.
(1) Cartul. n° 271.
(2) Ibid. n° 41.
(3) Ibid. n° 45.
(4) Ibid. n° 42
122 CARTULAIRE
communies par Joffroy, évêque de Langres, jusqu'à pleine satisfaction (1).
Grâce à ces puissantes interventions, l'abbaye devint plus florissante que jamais, et sur la fin du XIIe siècle, et dans le cours du XIIIe, elle compte jusqu'à 200 religieux ; en sorte qu'au xive siècle, on"fut obligé d'en restreindre le nombre. A la fin du Martyrologe de Boulancourt déjà cité, on lisait : « que la chapitre général de Cîteaux ayant réglé que les abbés fixeraient le nombre des religieux de chaque abbaye de la même filiation, en conséquence, l'abbé de Clairvaux statua que le nombre de 160 ne serait pas dépassé à Boulancourt (2). »
Cette abbaye se conserva dans la ferveur jusqu'à la fin du XIIIe siècle, malgré les pernicieux exemples qui venaient de haut ; car l'ordre de Cîteaux'commençait à glisser dans un relâchement de discipline qui fut irrémédiable dans la plupart des maisons de France. Nous rappellerons tous les efforts du pape Urbain IV, natif de Troyes, et de ses délégués, Nicolas de Brie, évêque de Troyes, l'abbé de Marmoutiers et l'abbé de Beaulieu, en 1264, pour la réforme de l'ordre de Cîteaux (3). Cette importante enquête, qui révèle de grandes misères, est passée sous silence par les historiens du pape Urbain IV, et par tous ceux qui ont écrit sur Nicolas de Brie. Mais nous trouvons l'abbé de Boulancourt parmi les seize abbés qui signent l'adresse au pape, afin de presser la réforme de l'ordre. Cette adresse fut rédigée au mois de juillet 1264, à Langres, où l'évêque de Troyes avait assigné les abbés de l'ordre de Cîteaux à comparaître (4).
(1) Cartul. n° 37.
(2) Ibid. fol. 2. — Quia definitum est à generali capitula ut Patres Abbates in filiabus suis ordinarent de numéro personarum, nos Abbas Clarevallis, de consilio Abbalis et seniorum Bullencurise, statuimus ut in eâdern domo numerus 160 personarum nullatenus augeatur.
(3) Nomasticon Cisterciense, p. 376-446.
(4) Ibid. p. 441.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 123
L'interprétation de la Charte de Charité, par la bulle Parvus fons de Clément IV (15 sept. 1265), n'arrêta pas la décadence de l'ordre, et dans le cours du xive siècle, l'abbaye de Boulancourt fut entraînée par le torrent. La Providence préparait-ses châtiments, entre autres la famine et la guerre. En 1346, elles années précédentes, les récoltes manquent, et l'abbaye, comme nous le verrons, est obligée de contracter de gros emprunts; d'ailleurs, nous lisons au commencement du cartulaire : « Boulancourt a beaucoup souffert dans la guerre des Anglais, et est resté vingt-deux ans inhabité (1). » En effet, le cartulaire ne renferme qu'un acte entre l'an 1367 et l'an 1390. Sans doute, les religieux prirent la fuite à la veille de l'invasion anglaise. Où se retirèrent-ils? Nous l'ignorons; ce que nous savons, c'est que dans le compte de l'aide accordée au roi Charles VI par le clergé du diocèse de Troyes, pour l'année 1381, l'abbé de Boulancourt est porté pour 12 liv. (2).
Sur la fin du même siècle, les religieux rentrèrent dans l'abbaye. En 1448, le 28 mars, on retrouve les principaux officiers monastiques : D. Jean de Moncet, abbé; D. Jean de Brienne, prieur ; D. Nicole de Chassericourt, célerier ; D. Nicole Barat, chantre; D. Jean d'Arsonval, sacristain (3). Nous tirons les renseignements suivants d'un document de l'an 1536 : «Les bâtiments qui appartiennent à l'abbaye sont bien entretenus ; on a rebâti trois granges à neuf, à Froide-Fontaine; une autre, au Désert, qui avait été brûlée ; deux moulins neufs, une grange et étable à Ariette. Les étangs ont été réparés et la couverture de l'abbaye retenue. Le service divin s'y fait régulièrement et décemment par les religieux, au nombre de quatorze, tant prêtres que novices, sans compter les frères convers et les serviteurs (4).»
(1) Cartul. fol. 2.
(2) Fouillé de 1407, p. 225.
(3) Cartul. n° 487.
(4) Ibid. n° 584.
124 CARTULAIRE
Le 31 novembre 1552, il n'y avait plus que douze religieux (1), et le 29 novembre 1601, on n'en trouve plus que huit (2). En 1615, Denis l'Argentier, abbé de Clairvaux, rendit une ordonnance pour que le nombre de quatorze religieux et trois frères fût rétabli, comme il existait « peu de temps après les troubles du royaume. » Malgré ce règlement, on voit qu'à la prise de possession de l'abbaye, le 13 février 1617, par Ferry de Choiseul (3), et aussi dans le bail des revenus de l'abbaye, en date du 30 décembre 1617, qu'avec l'abbé, il n'y avait à Boulancourt que sept religieux prêtres, deux novices, un convers, un serviteur et le portier (4). En 1696, l'abbé François Mallet de Graville demande que le nombre de huit religieux ne soit pas dépassé (5). Edmond Martène n'en trouva que cinq en 1717 (6). Enfin, les pouillés manuscrits du diocèse de Troyes de 1761 et 1768 (7) portent six religieux à Boulancourt.
L'église de l'abbaye, construite à la fin du xie ou au commencement du XIIe siècle, fut reconstruite au XIIIe siècle. On lisait à la fin du Martyrologe de l'abbaye : « Anno Domini 1230, mense auguslo, feriâ IV, die festo S. Augustini episcopi, posita sunt fundamenta novoe ecclesioe StCE Marioe de Bullencuriâ. »
La fête de la dédicace se faisait le 30 octobre : « tercio Kalendas novembris dedicatio ecclesioe nostroe (8). » L'église de Boulancourt ayant été endommagée pendant l'invasion anglaise, quelques mois après la délivrance de Troyes
(1) Cartul. n° 655.
(2) Ibid. n° 852.
(3) Ibid. n° 916.
(4) Ibid. n° 911.
(5) Ibid. n° 1044.
(6) Voyage littéraire de deux Religieux Bénédictins, t. I, p. 96.
(7) Secrétariat de l'Evêché. Nous possédons la copie de 1768.
(8) Cartul. fol. 1.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 125
et le départ des ennemis, les religieux, le 7 décembre 1428, passaient un marché pour la réparation de cet édifice. L'acte est sous le sceau de la prévôté de Vassy
« Fut présent maître Guéri Malpayé masçon demeurant à Bar-le-Duc, disant qu'ayant fait marché avec l'abbé et les religieux de Boulancourt pour ravaller le haut toit de leur église et pour tous les ouvrages de maçonnerie appartenant à icelle, plus à plein détaillé au marché principal, moyennant le prix de 400 écus d'or, un muid de froment, une émine de pois, une émine de fèves à la mesure de Troyes, un cent de lard et six queux de vin, lesdits ouvrages faits et parfaits pour la Saint-Martin d'hiver prochaine, sous peine de dommages et intérêts (1). » On voit qu'il s'agit de réparations importantes. Le 2 juin 1588, bail emphylhéotique de la Neuve-Grange pour l'entretien de l'abbaye et la reconstruction de la nef de l'église (2). Le sanctuaire, de belle architecture ogivale primitive, exista jusqu'à la Révolution.
Cette église, dit le rédacteur de notre cartulaire, serait une basilique, si elle n'eût été détruite, puisque j'en ai vu un collatéral élevé jusqu'aux voûtes, et que les fondations en subsistent jusque sur la rue et dans le verger. L'aile du croison (transept), au midi, a été abattue en 1772; une chapelle du collatéral, dédiée à saint Jean-Baptiste, sert de sacristie ; la seconde, dédiée à saint Etienne, a été abolie entièrement pour finir le dortoir (3). On trouve les autres détails sur l'église de Boulancourt dans le Voyage littéraire de deux Religieux Bénédictins, et dans la relation de deux visites de D. Guiton en 1744 et en 1748 (4).
1er août 1711, marché pour reconstruire le dortoir, moyennant le prix de 11500 1. (5).
(1) Cartul. no 481.
(2) Ibid. n° 765.
(3) Ibid. fol. 1.
(4) Bibl. imp. Bouhier, 52. Mém. de Guiton, fol. 47 ro, et 128 V°.
(5) Cartul. n° 1143.
126 CARTULAIRE
Le 24 décembre 1721, marché pour la reconstruction de l'abbatiale : « L'ancienne maison abbatiale étant sous le dortoir, et presque contiguë, et tombant en ruines pour y
remédier, pour rendre le logement plus sain, plus commode et plus proche de l'église, a été convenu de le transporter dans le champ du moulin, entre l'église et la chapelle Sainte-Asceline, dont la face sera au midi, avec grange, écurie et autres dépendances, et cour dont la contenance, y compris le jardin, sera de 39 toises de long, sur 22 et demie de large. Les religieux requis par Jean de Catelan, évoque de Valence, abbé de Boulancourt, s'engagent à faire reconstruire l'abbatiale dans l'espace de quatre ans, conformément au mémoire et plan de Simon Dumoyer, architecte à Troyes. L'abbé fournira pour sa part 3686 l., et abandonnera aux religieux les matériaux et l'emplacement de l'ancienne abbatiale (1). »
On peut juger de la grandeur de la maison par la longueur et le plan de l'église et des cloîtres, par les anciens dortoirs qui allaient jusque sur la rivière, et par les autres bâtiments qu'on retrouve sous terre dans leurs fondements, par les débris de constructions qui sont tout autour de la maison, une forge proche delà ferme de Boutefer, derrière l'église, une chapelle et un cimetière à l'entrée de la maison, où est maintenant la grange du meunier (2).
De nos jours, on voyait encore naguère le principal corps de logis qui regardait l'occident; du même côté étaient de vastes jardins au milieu desquels coule la Laine.
L'ancien réfectoire était richement décoré de moulures en plâtre, et le salon de sculptures en bois, le tout d'un goût aussi païen que possible. Une belle façade du cloître resta jusqu'à ces derniers temps; les sept ouvertures ogivales de ce cloître se divisent, les unes en arcades trilobées, avec une
(1) Cartul. n° 1153.
(2) Ibid. fol. 2.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 127
rosace à six feuilles dans l'amortissement; les autres, en arcades à plein cintre, avec une triple porte au sommet. La voûte, divisée par des nervures arrondies, était soutenue par des colonnettes d'une grande élégance, couronnées de chapiteaux variés. Une vaste salle voûtée, à style ogival, était destinée au chapitre
Enfin, le 2 mai 1791, le tribunal du district de SaintDizier vendit à l'enchère, au citoyen Oudot, marchand à Vassy, l'abbaye, ses jardins et dépendances, à l'exception de l'abbatiale, pour le prix de 19200 1., papier-monnaie (1). Maintenant, la charrue passe sur l'emplacement des constructions de Boulancourt.
Ce rapide coup-d'oeil historique sera complété dans les chapitres suivants. Entrons dans l'intérieur de l'abbaye.
CHAPITRE H. Régime intérieur.
I. Abbés, succession chronologique. — II. Officiers monastiques, costume, nourriture.
Nous ne voulons pas entrer dans les détails généraux concernant toutes les abbayes cisterciennes. Le régime intérieur de ces abbayes est bien connu (2).
§1L'abbé
§1L'abbé élu par les religieux, selon la prescription
(1) Archiv. Haute-Marne, affiche no 18, district de Saint-Dizier.
(2) Nomasticon Cisterciense, par D. Julien Paris, in-fol. Paris, 1664. — Bu premier esprit de l'Ordre de Cîteaux, par D. Julien Paris, in-4°. Paris, 1664. — Défense des règlements pour la réformation de l'Ordre de Cîteaux, in-4°. Paris, 1656. — Histoire générale de la réforme de l'Ordre de Cîteaux, in-4°. Avignon, 1746. — Etudes sur l'état intérieur des Abbayes cisterciennes, par H. d'Arbois de Jubainville, in-8°, Paris, 1858.
128 CARTULAIRE
de la règle de Saint-Benoît (1). Ce règlement fut en vigueur, jusqu'à ce que l'abbaye de Boulancourt tombât en commende, au xvie siècle. L'abbé nommait les fonctionnaires de l'abbaye et avait la direction suprême du spirituel et du temporel. Cependant, il ne pouvait prendre aucune décision sans avoir demandé l'avis des anciens, et quelquefois de toute la communauté, quoiqu'il ne fût pas obligé de suivre cet avis (2). Jusqu'en 1280 il ne pouvait faire aucune aliénation d'immeubles, sans consulter les anciens (3). A partir de 1280, il dut obtenir le consentement du chapitre général (4). Il avait son sceau particulier, et la communauté n'en avait pas. Au XIVe siècle seulement, les abbayes cirterciennes eurent le droit d'avoir un sceau qui devait être apposé aux actes d'aliénation et aux emprunts, sous peine de nullité (5). L'abbé de Boulancourt dépendait encore de l'abbé de Clairvaux, dont l'autorité, comme celle des abbés de Cîteaux, Laferté, Pontigny et Moiïmond, était très-grande sur les abbayes de leur filiation.
Nous donnons la succession chronologique des abbés de Boulancourt. On trouvera dans ce catalogue, en attendant de nouvelles lumières, quelques noms d'abbés inconnus jusqu'à présent, et quelques dates tirées de documents authentiques, qui serviront à compléter et à réformer la liste donnée par les auteurs de la Gallia. Lorsque nous arrivons aux abbés commendataires, notre catalogue rectifie aussi la date de la succession des abbés de plusieurs autres abbayes du diocèse de Troyes.
(1) Règle de S. Benoist, Chap. LXIV.
(2) Ibid. Chap. III.
(3) Statut. Capitul. gênerai. 1233. Martène, Anecdot., t. IV, col. 1357.
(4) Statut. Capitul. gênerai. 1280. Martène, ibid. col. 1473-1479.
(5) Nomasticon Cisterc. p. 327.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 129
I. — Raoul, 1120 (1), 1128 (2), 1129 (3). Nous
ferons remarquer, contrairement à l'assertion de la Gallia, que Raoul et ses successeurs, de l'ordre des chanoines réguliers, portent dans tous les titres le nom d'abbésl
II. — Rogier, 1124. Nous ne savons pas ce qu'il
faut penser de cet abbé, cité sans preuve par Desguerrois. Il place à la même année Raoul, d'après la charte de Matthieu, cardinal légat ; mais nous avons rectifié la date de cette charte qui est de 1129(4).
III. — Martin, 1141 (5).
IV. — Gérard, 1145 (6), 1148 (Desguerrois).
V. — Thierry, encore abbé au commencement de
l'an 1152 (7).
VI. — Raoul, fin de l'année 1152 (8), 1153 (9).
VII. — Gérard, entre 1153 et 1155 (10).
VIII. —Raoul, 7 mars 1155 (11), 1157 (12),
(1) Cart. n° 1.
(2) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, Charta Hattonis, episcop Trec. origin. 3e liasse.
(3) Ibid. Charta Matthaei, cardinal. Boulancourt, origin. 3e liasse — Cartul. n° 4.
(4) Voir plus haut, ch. I.
(5) Gallia Christ., t. XII, Instr. col. 262.
(6) Cartul. n° 8.
(7) Archiv. Haute-Marne, Chapelle-aux-Planches, 2 chartes originales de 1152.
(8) Cartul. n° 20.
(9) Archiv. Haute-Marne, Chapelle-aux-Planches, origin.
(10) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, Ire liasse. Charta Henrici episcopi Trecensis.
(11) Ibid. origin. Bulla Adriani IV.
(12) Cartul. nos 35-38.
T. XXXIII. 9
130 CARTULAIRE
1158(1), 1159 (2), 1160 (3).
IX. — Robert, (1148-1162), à qui Pierre, abbé de
Montier-la-Celle, adressa une lettre (4).
X. — Odelins, vers l'an 1168 (5).
XI. — Thierry, 1178 (6), 1182 (7).
XII. — Milon, 1186(8), 1187 (9). —En 1192,
le siège abbatial était vacant. Viard administrait en qualité de prieur (10).
XIII. — N prêta serment d'obéissance à Barthélemy,
Barthélemy, de Troyes, mort le 20 février 1193 (11).
XIV. — Léon, 11 mai 1198 (12).
XV. — Jean prêle serment d'obéissance à Garnier,
évêque de Troyes (13); il reçoit une donation en 1200(14).
(1) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, origin. 3e liasse. Charta Henrici, comitis Trecens. — Charta Henrici episcopi Trecens. Cartul. n° 41.
(2) Cartul. n° 47.
(3) Gallia. Ibid.
(4) Epist. Pétri Cellensis. L. II, 9.
(5) Cartul. nos 24-25. 2 chartes de Henri, évêque de Troyes, concernant l'Eglise et les dîmes de Perthe-en-Rothière. La Gallia paraît placer avec raison cet abbé vers l'an 1168.
(6) Cartul. n° 92.
(7) Archiv. Haute-Marne, Chapelle-aux-Planches. Charta Simonis, Belli fortis, origin.
(8) Cartul. de Basse-Fontaine, p. 9, chez M. Chavance, à BrienneNapoléon.
(9) Cartul. n° 103.
(10) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt. Charta Bartholomxi episcopi Trecens. origin. 4e liasse.
(11) Pontificales. Lupi, ad calceni. Au trésor de la cathédrale de Troyes.
(12) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, Bulla Innocenta III. origin. 1re liasse.
' (13) Pontificale citatum. (14) Cartul. no 139.
DE L ABBAYE DE BOULANCOURT.
131
XVI. — Bernard, dès le mois de septembre dé l'an
1200(1).
XVII. — Evrard, 1203 (2), 1205 octobre (3),
1208 (4).
XVIII. — Robert, février 1215 (5).
XIX. — Thomas, mars 1217 (6), août 1218 (7),
janvier 1221 (8).
XX. — Thibaut, cousin d'Olivier, seigneur de Drosnay,
Drosnay, (9), 1226,1228 et 1229 (10).
XXI. — R...,en 1240(11).
XXII. — Henri, de 1247, février, à 1266, juillet(12).
XXIII. — Sévère, mai 1301.
XXIV. — Jacques mourut en 1304, le 5 août..
XXV. — Hugues, mort le 8 mai 1338 (13).
XXVI. — Hugues, 1344(14).
XXVII. — Albéric ou Aubry, 1347, 2 novembre (deux
actes importants à la suite de l'obituaire, dans le Cartulaire).
XXVIII. — Jean, 8 août 1350 (15).
(1) Cartul. n° 455.
(2) Gallia, ibid.
(3) Cartul. n° 145.
(4) Ibid. n° 162.
(5) Ibid. n° 173.
(6) Ibid. n° 177.
(7) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, origin. 3e liasse.
(8) Montiéramey.
(9) Cartul. n° 234.
(10) Gallia. Ibid.
(11) Ibid.
(12) Archiv. Haute-Marne, Chapelle-aux-Planches, Vidimus de 1287. Wilhelmus abbas Vervensis. — Cart. n° 405.
(13) Gallia. Ibid.
(14) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, 1re liasse. Vidimus de la charte de Henri, évêque de Troyes, 1155.
(15) Cartul. n° 455.
132 CARTULAIRË
XXIX. — Jean, après 1390 (quand les religieux furent
rentrés dans l'abbaye), prête serment de
fidélité à Pierre d'Arcis, évêque de Troyes (1).
XXX. — Matthieu prête serment d'obéissance à
Etienne de Givry, évêque de Troyes, du 20 octobre 1395, au 26 avril 1426 (2).
XXXI. — Jean de Giffaumont prête serment d'obéissance
d'obéissance Jean Léguisé, évêque de Troyes, 1426 à 1448(3).
XXXII. — Jean de Moncets était abbé le 28 mars
1448 (4). Il prêta serment d'obéissance à Jean Léguisé, évêque de Troyes (5).
XXXIII. — Jean Meulet prêta serment d'obéissance à
Louis Raguier qui fut évêque de Troyes, du 3 décembre 1450 au 27 novembre 1463 (6); Jean Meulet signe une procuration le 8 avril 1453 (7).
XXXIV. — Oger (Ogerius de Seranca) prête serment
d'obéissance à Louis Raguier, évêque de Troyes, après Jean Meulet, et avant Drouin d'Autun (8).
XXXV. — Drouin d'Autun prête serment d'obéissance à
Louis Raguier, le 27 novembre 1463 (9). Il est encore abbé le 16 décembre 1469 (10).
(1) Pontificale citatum.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Cartul. no 487.
(5) Pontificale citatum.
(6) Ibid.
(7) Cartul. no 491.
(8) Pontificale citatum.
(9) Ibid.
(10) Cartul. no 490.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 133
XXXVI. — Jean de Fléguières prête serment d'obéissance
d'obéissance Louis Raguier, évêque de Troyes, le 25 mars 1479 (1).
XXXVII. — Jean de Jeuden prête, serment d'obéissance à
Louis Raguier le 22 juillet 1481 (2). Nous le retrouvons dans notre cartulaire en 1484, 1485, 1490, 1502(3).
XXXVIII.— Pierre Picard, 18 novembre 1511 (4). Il mourut le 22 septembre de l'année suivante (5).
XXXIX. — Nicole Picard de Hampigny fut élu abbé, le jour de Saint-Jean l'Evangéliste, de l'an 1512. D'après son épitaphe, il gouverna son abbaye pendant trente-six ans et trois mois, et mourut le 5 mars 1554 (6). Mais les années de son gouvernement doivent partir du jour de son intronisation canonique; car il signe encore un bail le H octobre 1548 (7). Il est le premier abbé mitre de Boulancourt. Le pape Paul III lui conféra ce droit honorifique par un bref en date du 21 juillet 1535 (8).
XL. — Guillaume de l'Aubespitie. Nous donnons cet
abbé sur l'autorité de la Gallia (9); mais s'il a été abbé de Boulancourt, on ne peut le placer entre Nicole Picard et Elion d'Amon(1)
d'Amon(1) citatum.
(2) Ibid.
(3) Cartul. nos 500, 513, 622.
(4) Ibid. n° 521.
(5) Ex. Necrolog. — Gallia. Ibid. col. 608. B.
(6) Gallia. Ibid. On connaît sur ce point l'erreur de Camusàt, dé Desguerrois, et des premiers auteurs de la Gallia.
(7) Cartul. n° 607.
(8) Ibid, n° 581.
(9) Gallia. Ibid.
134 CARTULAIRE
court; car ce dernier, « par permutation avec Nicole Picard, était pourvu de l'abbaye avant la fête de Saint-Martin d'hiver, 1548 (1). »
XLI. — Elion d'Amoncourt, auparavant religieux de
Saint-Martin-ès-Aires de Troyes, reçut la bénédiction au mois de décembre 1549 (2). Le 31 mai, il agissait comme abbé (3). Il signait en 1568, le 25 juin, les « sermens des associés de la ligue chrestienne etroialedu diocèse de Troyes (4). » En 1573, devenu abbé de Saint-Marlin-èsAires et prieur de Fouchères, Elion d'Amoncourt se retire à Troyes, et prend jusqu'à sa mort, en 1582 (5), le titre d'ancien abbé, de maître-administrateur ou d'administrateur perpétuel, de pensionnaire pour la moitié des fruits de l'abbaye de Boulancourt.
Les trois abbés qui suivent sont fidéicommendataires ; ils ne sont pas institués canoniquement et ne résident pas (6).
XLII. — Dom Robert de Saint-Claude, sieur de Sautour, paraît, dans tous les actes, comme abbé de Boulancourt, à partir du 4 juin 1575. Il mourut à Troyes pendant les derniers troubles de la Ligue (7). Après lui, on trouve comme abbé :
(1) Cartul. n° 640.
(2) Gallia. Ibid.
(3) Cartul. n° 612.
(4) Mémoires de Claude Haton, t. II, p. 1152.
(5) Cartul. n° 860. En 1587, selon la Gallia.
(6) Cartul. n° 725.
(7) Cartul. n° 1110.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 135
XLIII. — Dom Honoré Marlot, dès le 7 décembre 1596, et les années suivantes jusqu'au 11 juin 1601. Des lettres royaux, du 28 octobre 1602, nous apprennent que l'abbaye « était vacante par la résignation de frère Honoré Marlot, prêtre et religieux au dit Troyes, nommé à la dite abbaye, après le décès du dit Robert de SaintClaude (1). »
XLIV. — Dom Claude de la Monstre succéda à Honoré Marlot. 11 ne tint l'abbaye que six mois. Il était mort avant le 15 mars 1604 (2).
XLV. — Etienne de Vienne, religieux profès de Cîteaux, fils d'Antoine de Vienne, greffier au siège royal de Troyes, « fut successivement ordonné sous-diacre le 21 septembre 1602, diacre le 21 décembre 1602, prêtre le 22 mars 1603, à Paris, par le cardinal de Gondi. Le 31 mars 1604, il était pourvu par le roi de l'abbaye de Boulancourt, vacante par la mort de Dom Claude de la Monstre (3). » Il ne fut pourvu en cour de Rome que le 24 avril de la même année ; il prit possession le 17 mars 1605, et reçut la bénédiction à Clairvaux, le dimanche 23 avril 1605, des mains de l'abbé Denis l'Argentier (4). Etienne de Vienne, dernier abbé régulier, mourut peu avant le 29 octobre 1615 (5) ;
(1) Cartul. n° 856.
(2) Ibid. n° 860.
(3) Ibid. n° 861.
(4) Ibid.
(5) Ibid. n° 910.
136 CARTULAIRE
tous ses successeurs sont abbés commandataires.
XLVI. — Ferry de Choiseul du Plessis-Praslain. Il paraît dans un acte du 15 octobre 1616 et il est dit « nommé par le roi aux abbayes de Saint-Martin-ès-Aires de Troyes et de Basse-Fontaine, conseiller et aumônier du roi, » Ferry de Choiseul, clerc du diocèse de Soissons, prit possession, par procuration, le 13 février 1617, après avoir été pourvu en cour de Rome. Dans l'acte de prise de possession, on trouve sept religieux profès et deux novices (1). Par provision du 25 mai 1624, le pape Urbain VIII ajoute, aux trois abbayes de Ferry de Choiseul, celle de Chante-Merle, à laquelle il était nommé par le roi, à la suite de la démission de Jean Gobinet. On voit par cette dernière bulle que Ferry de Choiseul avait été nommé fort jeune à l'abbaye de Boulancourt; car, le 25 mai1624, il n'avait que 20 ans (2). En 1629, il céda l'abbaye à son frère Gilbert (3).
XLVII. — Gilbert de Choiseul du Plessis-Praslain prend possession en l'an 1630. Evêque de Comminges (province d'Auch), le 23 mai 1644, puis de Tournai, le 5 janvier 1671. Il conserva l'abbaye jusqu'en 1662. Il la céda cette année même (4), à son neveu, François Malet de Graville de
(1) Cartul. n° 916.
(2) Ibid. n° 925, 926.
(3) Gallia. Ibid.
(4) Cartul. nos 938, 971, 1042. — Gallia, ibid.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 137
Drubec, fils de Jean Malet et de Madeleine de Choiseul.
XLVIII. — François Malet de Graville de Drubec. Il paraît pour la première fois dans notre Cartulaire, comme abbé de Boulancourt, dans un titre du 12 octobre 1662(1), et le dernier acte en son nom est du 20 février 1700 (2). Il mourut à Rouen en 1701.
XLIX. — Jean de Catelan. Dans un titre du 23 juillet 1701, il figure comme abbé et lecteur du duc de Bourgogne (3). Intronisé évêque de Valence, le 15 août 1705, il garde l'abbaye jusqu'à sa mort, en 1725 (4).
L. — Jean Marie de Catelan, neveu du précédent,
désigné à l'abbaye par le roi, prit possession, le 3 août 1725. Nommé à l'évêché de Rieux (province de Toulouse), au mois d'octobre 1747, il prit possession, le 28 avril 1748 (5).
LI. — Nicolas Regnauld, grand-archidiacre de Paris,
Paris, sa nomination à l'abbaye de Boulancourt, le 29 octobre 1747, et fit prendre possession, par le sieur Labouré, curé de Maisières, le 7 février 1748 (6). Le dernier titre, dans lequel il figure, est du 11 février 1761 (7). Il mourut à Paris, le 22 août de la même année, à l'âge de 79 ans.
(1) Cartul. n° 971.
(2) Ibid. n° 1022.
(3) Ibid. nos 1023 et 1024.
(4) Ibid. n° 1155.
(5) Ibid. nos H56, 1171.
(6) Ibid. n° 1171.
(7) Ibid. n° 1213.
138 CARTULAIRE
LU. — Jean Antoine de Castelane, dernier abbé de
Boulancourt, était vicaire général de Chartres, quand il fut nommé à l'abbaye par le roi, le 1er novembre 1761. Dans un titre du 12 janvier 1771, il figure comme évêque nommé de Lavaur (province de Toulouse). Il prit possession de son évêché, le 7 juillet de la même année, et conserva son abbaye jusqu'à la Révolution. Le dernier titre où on le trouve mentionné est du 14 avril 1779(1).
§ II.
Les principaux officiers monastiques, après l'abbé qui les nommait tous, étaient, à Boulancourt, comme dans toutes les abbayes cisterciennes. Rappelons seulement ceux qui existèrent jusqu'aux derniers jours de l'abbaye :
Le Prieur qui remplaçait l'abbé, en cas d'absence ou d'empêchement, dans l'administration soit spirituelle, soit temporelle de l'abbaye (2). Quand l'abbaye de Boulancourt tomba en commende, le prieur, à la tête des religieux, se porte souvent comme défenseur des intérêts de la communauté contre l'abbé.
Le Sous-Prieur suppléait le prieur, en cas d'absence, et lui aidait dans l'accomplissement des devoirs de sa charge (3 ).
Le Chantre dirigeait le choeur; il pouvait être bibliothécaire et archiviste.
Le Sacristain s'occupait de la sacristie, des vases sacrés, des ornements, en un mot des divers objets nécessaires au culte, et veillait à la propreté du lieu saint (4).
(1) Cartul. nos 1221, 1225.
(2) Nomastic. Cisterc. p. 230-231, p. 327.
(3) Ibid. p. 231-232.
(4) Ibid. p. 233-234.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 139
Le Maître des novices étudiait, pendant un an, la vocation des sujets aspirant à la vie religieuse, et il les initiait et les formait aux devoirs de cette vie (1).
Le Cellerier était, d'une manière générale, sous l'autorité de l'abbé, chargé de l'administration financière de l'abbaye (2). Aux XVIe XVIIe et XVIIIe siècles, il porte, à Boulancourt, le nom de Receveur et de Procureur ; dans les documents, il est nommé après le prieur, tantôt avant, tantôt après le chantre.
Le Portier, chargé d'ouvrir la porte aux pèlerins, aux pauvres et aux voyageurs, était chargé de la distribution des aumônes, en argent et en nature, prescrites par la règle (3), et des revenus provenant des donations faites à la porte pour l'aumône.
Nous croyons devoir citer ici une ordonnance de l'abbé de Clairvaux, relative au nombre des officiers monastiques, à leurs vêtements et à leur nourriture, et aux dépenses ou charges claustrales :
« Frère Denis l'Argentier, abbé de Clairvaux, depuis naguère arrivé le décès de Etienne de Vienne, abbé de Boulancourt, les religieux nous auraient présenté requête, disant qu'aussitôt le décès arrivé, les officiers de justice auraient saisi tout le revenu de l'abbaye, sans leur laisser pour leur vivre et vestiaire, nous requérant d'y pourvoir, et régler le petit nombre de religieux qui y sont pour faire l'office, que le revenu étant en beaucoup meilleur état que du passé, par le bon ordre du défunt abbé, il serait possible de rétablir le nombre de 14 religieux et 3 frères convers qui étaient peu de temps après les troubles du royaume, et nous auraient présenté un état au vrai du revenu de l'abbaye. Nous avons ordonné que le nombre de 14 et 3 frères sera rétabli dans ledit monastère.
(1) Nomastic. p. 218.
(2) Régula 1a S. Benedicti.
(3) Nomastic Cisterc. p. 239, 242, 243.
140 CARTULA1RE
» Pour le pain desquels sera donné pour chacun 3 septiers de froment par an, et pour la pitance de chair, poisson, oeufs, sel, beurre, huile, vinaigre, sera donné pour chacun 3 sols tournois par jour (1).
» Pour le vin, chacun 3 muids de vin, bon et loyal, moisson de Bar-sur-Aube.
» Pour le Carême et Avent 300 carpes, 4 bichets de pois et 4 bichets de fèves.
» Pour les récréations du couvent et bons jours de l'année, 2 muids de vin et 40 chapons (2).
» Pour leur vestiaire qui consiste en coule, robe, scapulaire, pourpoint, saies, chemises, chausses, souliers, bonnets, ceintures, et pour acheter du papier, encre et autres menues nécessités, sera donné pour chaque prêtre 36 livres, et les non prêtres chacun 20 Iiv. (3).
» Pour le prieur, faisant la charge abbatiale, pour dire les messes et avoir moyen de porter décemment les charges de son office, et s'entretenir plus honnêtement, sera donné, selon la coutume de l'Ordre, double portion de prébende en blé, vin, pitance et argent, et 40 livres pour un serviteur.
» Pour le sous-prieur, sera donné 12 livres.
» Pour le chantre, sera donné 6 livres.
(1) Pendant plusieurs siècles, les maisons cisterciennes conservèrent l'abstinence totale de la viande; mais le relâchement s'étant introduit peu à peu, il fut réglé par les articles de Paris, en 1493, que l'usage de la viande serait permis le dimanche, le mardi et le jeudi, excepté le temps de l'Avent, de la Septuagésime, du Carême et les Rogations. (Nomastic Cisterc. p. 679.)
(2) On voit que les religieux étaient loin des habitudes cisterciennes du XIIe siècle. (Etudes..., par d'Arbois, C. VI, p. 114.)
(3) La coule, vêtement de dessus, large, à manches, avec un capuchon et descendant aux talons ; la robe, ou tunique, vêtement intérieur, étroit, et descendant à mi-jambe ; pour le travail, on remplaçait la coule par le scapulaire, qui couvrait la tête et les épaules seulement; le pourpoint ou manteau ne fut permis, même aux abbés, que par les articles de Paris, en 1493 (Nomastic Cisterc, p. 683). La saie était une tunique courte pour le travail.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 141
» Pour le régent, maître des novices, 20 livres.
» Pour un serviteur séculier, 2 septiers de froment, 2 muids de vin, 2 sols de pitance par jour, et 12 livres pour gages.
» Pour la nourriture du barbier, qui doit faire tous les 15 jours les couronnes, et rendre des services, 1 septier de froment, 1 muids de vin, et 12 livres tournois pour gages (1).
» Pour le chauffage du couvent, du four, de l'infirmerie et de la cuisine, auront, par an, 100 cordes de bois, 6000 fagots, charroyés dans leur bûcher gratis.
» Pour l'infirmerie, les médicaments et les salaires des médecins, apothicaires et chirurgiens, pour chacun 60 liv. (2).
» Pour la fourniture du luminaire en cire et huile, cordes des cloches, une lampe toute la nuit au dortoir, 30 livres par an.
» Pour le sacristain, 12 livres.
» Pour l'entretien du linge d'église, réfectoire, ustensiles, 12 liv.
» Pour l'hospitalité, réception des visiteurs, les personnes de l'Ordre, parents des religieux, ecclésiastiques passants, autant que pour un religieux, en argent, blé et pitance.
» Pour l'aumône générale du jeudi absolut, par chacun an, 5 septiers de froment; pour les aumônes ordinaires, un boisseau par semaine.
» Pour acheter des livres de dévotion pour la communauté,
(1) Primitivement, les religieux des abbayes cisterciennes se rasaient sept fois l'an (Nomastic. Cisterc. p. 191.); puis neuf fois l'an, à partir de 1191 (Ap. Martène, Anecdot. t. IV, col. 1270); douze fois, en vertu du chapitre général de 1257. Enfin, au chapitre général de 1294, il fut statué que les religieux se raseraient tous les quinze jours (Ap. Martène, Anecdot. t. IV, col. 1407,1488).
(2) D'après les usages cisterciens, l'infirmier devait être religieux, ainsi que le médecin (Nomastic. Cisterc. p. 201, 237, 269); mais à partir du XIVe siècle, le médecin, à Boulancourt, n'est plus un religieux.
142 CARTULAIRE
et afin de remeubler peu à peu la librairie, sera donné 12 livres par an.
» Pour chaque religieux, 3 livres de chandelle de suif.
» Item jouiront les dits religieux de tout l'enclos du monastère, du colombier et de la basse-cour.
» Toutes lesquelles choses seront prises et prélevées sur le plus clair du revenu, et se paieront en deux termes.
» Donné à Clairvaux, le 29 octobre 1615, sous notre seing manuel et notre grand sceau (1). »
CHAPITRE III. Biens de l'Abbaye.
§ I. Nature de ces biens. — § II. Topographie. — § III. Formation, développements, décadence de la propriété de l'abbaye.
§1Nous
§1Nous étendrons peu sur la nature des biens de Boulancourt. On en connaît déjà les principaux. D'ailleurs, on les trouvera la plupart énumérés ci-dessous, § III, dans les donations, acquisitions, procès, baux et inventaires. Nous les énoncerons seulement. La plus belle part des biens des abbayes sont les paroisses et les prieurés ; or, la règle cistercienne les défend (2). Toutefois, lorsque des abbayes possédant des paroisses s'affiliaient à l'ordre de Cîteaux, elles pouvaient garder leurs paroisses (3). Boulancourt conserva jusqu'à la Révolution la présentation à la cure de Perthes-en-Rothière, qu'elle tenait de la concession de Philippe, évêque deTroyes(4). On lit dans hPouillé de 1761 :
(1) Cartul. n° 910.
(2) On voit bien quelques prieurés cisterciens; mais c'est dans les siècles de décadence.
(3) Martène, Anecdot. col. 1363.
(4) Cartul. nos 24, 590.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 143
Perthe, collateur et seigneur, l'abbé de Boulancourt. — Communiants, 100. — Revenu, 500 1.
Les principaux biens de l'abbaye de Boulancourt peuvent se diviser en biens fonds et en redevances seigneuriales actives, que percevait l'abbaye, ou en redevances seigneuriales passives, dont elle était exempte.
Les biens fonds sont de tout genre : granges (plus tard appelées fermes), maisons, jardins, terres, prés, bois, vignes, étangs, rivières, chemins, sentiers, chaussées, greniers, pressoirs, moulins et fours banaux, bien que les moulins et fours banaux fussent interdits par la Charte de Charité (1); mais Boulancourt jouissait de ces biens avant de passer à l'ordre de Cîteaux. Les principales propriétés foncières de l'abbaye de Boulancourt étaient groupées autour d'un centre qu'on appelait Grange. Les granges, appartenant à la première fondation de Boulancourt, sont : Froide-Fontaine, Perthe - en-Rothière, Perthe-Edmond, Perthe-Sèche, Domprot, le Breuil, Pel-et-Der (2), auxquelles il faut ajouter les granges d'Ariette, deMorancourt et de Taillebois, acquises de 1170 à 1192 (3). Nous parlerons plus tard de la grange de Meixericourt. Ces granges étaient exploitées, au XIIe et au XIIIe siècle, par des frères convers, sous la direction d'un maître (4) ; elles avaient leur chapelle (5), leur dortoir, leur réfectoire, leur chauffoir (6) ; mais on ne pouvait y célébrer la messe (7). Il n'y
(1) Ch. 15.
(2) Voir la Ire Charte de l'évêque Henri, plus haut, seconde part. ch I. § 3. p. 116.
(3) Voir plus bas, § III.
(4) Cette organisation fut établie dans la dernière grange, fondée à la fin du XIIe siècle, par les religieux de Boulancourt; car, en 1213, frère Humbert était maître de la Neuve-Grange, et il est témoin d'une donation avec frère Evrard, convers (Cartul. no 201).
(5) Biblioth. patr. Cisterc. t. II, 206.
(6) Nomastic. Cisterc. 359.
(7) Stat. cap. gêner. Cisterc. 1180 et 1204. Ap. Martène, Anecdot. IV. 1252, 1300.
144 CARTULAIRE
avait point de cimetières dans les granges (1); pour assister à la messe le dimanche, les convers devaient donc se rendre à l'abbaye ; aussi les granges cisterciennes n'étaient-elles jamais très-éloignéesdes abbayes. Un statut de 1152défend d'établir une grange à plus d'une journée de l'abbaye (2). Sur la fin du XIIIe et surtout au commencement du XIVe siècle, lorsque l'abbaye de Boulancourt, comme les autres abbayes, ne trouva plus assez de frères convers pour l'exploitation des granges, elle les donna à des fermiers séculiers (3), et l'on voit qu'elle fournissait à ces fermiers un ou plusieurs frères convers pour les besoins de l'exploitation. Dès le XVe siècle, la plupart des fermes de l'abbaye furent morcelées en gagoages.
Rappelons maintenant les principales redevances seigneuriales actives, que percevait l'abbaye de Boulancourt, et les redevances passives, dont elle était affranchie, comme on le verra plus loin :
1°. La justice haute, moyenne et basse, avec les droits et amendes qui s'y rattachent;
2°. Les dîmes. Malgré la Charte de Charité, l'abbaye de Boulancourt percevait les dîmes du travail d'autrui, dîmes qui lui avaient été données avant son annexion à l'ordre de Cîteaux. D'ailleurs, Philippe, évêque de Troyes, lui avait accordé, en 1120, dans une charte datée de Vezelai, l'exemption de toutes les dîmes paroissiales (4) ;
3°. Les rentes foncières ou cens, seules rentes connues au moyen-âge dans les communautés religieuses;
4°. Le droit d'usage pour les religieux et leurs bestiaux, aux environs de leurs granges, dans les bois et sur les terres
(1) Stat. cap. gêner. Cisterc. 1190. Ap. Martène, Anecdot. IV. 1267. — Nomastic. Cisterc. 278, 499.
(2) Apud Martène, Anecdot. IV. 1244.
(3) Stat. cap. gêner. Cisterc. 1261, 1262. Ap. Martène, Anecdot. IV. 1418, 1421. — Nomastic, p. 564.
(4) Cartul. n°l.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 145
des comtes de Champagne et de Brienne, des seigneurs de Beaufort, des su es de Joinville et de beaucoup de petits feudataires.
5°. Des droits de mouture et des droits de four en plusieurs localités, et le droit de chaussée à Valentigny.
6°. L'abbaye de Boulancourt était exempte d'une foule de redevances. Le transit des marchandises était soumis, au moyen-âge, sur les terres du plus petit seigneur, à des droits multipliés et souvent excessifs. Ces droits, sous le nom de péage, rouage, portage, entrage, frappaient nécessairement toute espèce de denrée commerciale en circulation. Au XIIe siècle et au XIIIe, les seigneurs accordèrent de nombreuses exemptions à Boulancourt ; et enfin, le 7 octobre 1256, le pape Alexandre IV octroya à tout l'ordre de Cîteaux une exemption générale de ces droits (1).
7°. Droits d'amortissement. D'après un principe général du droit féodal, toute acquisition faite par un établissement religieux, sans le consentement du suzerain, était nulle, et c'était une règle générale que tous les établissements religieux, en cas d'acquisition, payaient au suzerain, une indemnité que plus tard on appela droit d'amortissement. L'abbaye de Boulancourt reçut plusieurs exemptions totales ou partielles du droit d'amortissement ; mais elle paya aussi beaucoup de ces droits.
8°. Boulancourt devait le past à l'évêque de Troyes ; elle était exempte de la visite (2).
9°. L'abbaye donnait aux comtes de Champagne l'onéreuse hospitalité connue sous le nom de droit de gîte ; mais
(1) Archiv. Aube, origin.
(2) On lit dans le Pouillé du diocèse de Troyes, de 1407 : « Abbas de Bullencuriâ, exemptus, débet pabulum. p. 188. » — Item, Pouillé édité en 1612 par Camusat, chez Griffard, fol. 20 r°, — Item, Pouillé de 1761, in-fol., p. 62, au Secrétariat de l'évêché. — Item, Pouillé manuscrit de Morel, p. 200, Biblioth. de Troyes, 275 ter. — Ce manuscrit et plusieurs autres, au lieu de pabulum, portent patibulum, étrange distraction de copiste.
T. XXXIII. 10
146 CARTULAIRE
en cela le comte usait-il d'un droit, ou les religieux faisaient-ils acte de pure courtoisie ? Voici ce qu'on lit dans un rôle des Gistia des comtes de Champagne : « et est assavoir que, en toutes les abbayes blanches de l'ordre de Cisteaux, li seigneurs de Champaigne ont accoustumé de venir une fois l'an, quant il li pleest, aux coustances de l'abbaye ; mais cil de l'ordre dient qu'ils ne sont pas tenu de recevoir à leurs coustances fors de grâce (1). »
§ II.
Presque tous les biens de l'abbaye étaient dans le département actuel de l'Aube. Nous ne préciserons le lieu que quand il s'agira des départements voisins.
Arambécourt, Arsonval, Aulnay, Avant, Bailly-le-Franc, Bar-sur-Àube, Beaufort (plus tard Montmorency), Bîignicourt, Bossancourt, Boulancourt, Braux, Brebant (Marne, canton de Sommepuis), Breviande, Brevonne, Brienne-leChâteau, Brienne-la-Vieille, Bussy-aux-Bois (Marne, canton de Saint-Remy-en-Bouzemont), Chaise (la), Chàlons (Marne), Chappes, Chapelaine (Marne, canton de Sommepuis), Chaumesnil, Chavanges, Saint-Christophe, Cléreuil (ou Pars), Coole (Marne, canton de Sommepuis), Corbeil, Deuilly, Dienville, Dolmans, Doulevant-le-Petit (HauteMarne, canton de Vassy), Drosnay (Marne, canton de SaintRemy-en-Bouzemont), Epothémont, Ferrières, Fligny, Fonlenay, Gigny (Marne, canton de Saint-Remy-en-Bouzemont), Hampigny, Jasseines, Jaucourt, Joncreuil, Juvanzé, Juzanvigny, La Brau, Lassicourt, Lentille, Lesmont, Longeville (Haute-Marne, canton de Montiérender), Luyères, Maizières, Margerie (Marne, canton de Saint-Remy-en-Bouzemont), Sainte-Maur, Meixtiercelin, Mesnil-Lettre, Mes(1)Biblioth.
Mes(1)Biblioth. Collect. deChampagne, t. 136, p. 334. — D'Arbois de Jubainville, Histoire des Comtes de Champagne, t. II, Documents, p. 62.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 147
nil-Saint-Père, Montmorency (autrefois Beaufort), Montreuil, Morancourt (Haute-Marne, canton de Vassy), Morcée, Mores, Mothe, La Neuville (Nova villa, autrefois paroisse dépendant de Saint-Christophe, maintenanl Puteville), La Neuville-aux-Forges (Haute-Marne), Outines (Marne), Parres, Pel-et-Der, Perthe-en-Rolhière, Petit-Mesnil, Ramerupt, Rance, Rosnay, la Rothière, Saint-Léger-sousBrienne, Saint-Léger-sous-Margerie, Somsois, Trannes, Trouan, Troyes, Unienville, Valentigny, Vassy, Vauchonvilliers, Vernonvilliers, Villeret, Voil-le-Comte, Yèvres.
§ IIIComme
IIIComme l'avons vu plus haut (Ch. I, § III et IV), la première dotation de Boulancourt tire son origine de la charité, et les donations constituent l'élément primitif et principal de ses propriétés.
XIe, XIIe siècle.
Dès la fin du XIe siècle et le commencement du XIIe , on trouve donc l'emplacement de l'abbaye avec ses limites, telles que nous les avons données (ch. I, § II) : la grange de Froide-Fontaine, tout proche de l'abbaye, la plus considérable et la plus riche de ses granges avec celle de Perthesen-Rothière, au village du même nom; la grange de Perthes-Edmond (1), entre Montmorency et Labrau (dans le bail du 29 mars 1601, les biens de cette grange, d'un seul tenant, comprennent encore 400 jornels) (2); la grange de Perthes-Sèche (3), sur le territoire de Yèvres (en 1559,
(1) Cette grange porte, dans les titres de l'abbaye, les noms suivants : Perta Edmundi, Pertha Aimonis, Perthe Huimon, Perthe Aymon.
(2) Cartul. no 851.
(3) Perta-Sicca, Perthe-Soiche,
148 CARTDLAIRE
die contenait encore 300 arpents) (1); la grange de Domperot (2); la grange du Breuil (3), sur le territoire de Juvanzé. La dernière grange, acquise par les chanoines réguliers de Boulancourt, est celle de Pel-et-Der, appelée plus tard la Rouge-Grange (4) qui leur fut donnée en 1145 par Robert, chevalier de Pel, sous le sceau de Henri, évêque de Troyes (5). La propriété de Boulancourt était formée dès cette époque, et les donations ou acquisitions subséquentes ne firent que développer ce noyau.
Le xne siècle est la plus belle période de la vie temporelle, comme de la vie spirituelle de l'abbaye. Parmi les 137 pièces du cartulaire concernant cette époque, 80 renferment des donations ou concessions de droits et privilèges. 20 environ contiennent des actes de rachat de cens dont certaines propriétés de Boulancourt étaient grevées, ou d'acquisition du domaine utile de biens, dont l'abbaye avait seulement le domaine direct, ou enfin d'acquisition d'immeuble quelconque à titre onéreux. Ces sortes d'acquisitions, fruits du travail et de l'économie, constituent le second élément de la propriété de l'abbaye de Boulancourt.
Rappelons brièvement les principaux accroissements de
(1) Cartul. no 667.
(2) Et Domperet, nous n'oserions affirmer le lieu de cette grange.
(3) Dans les chartes de Boulancourt, comme dans les chartes du fonds de Clairvaux, aux archives de l'Aube, cette grange est nommée : Beruilla ou Beroilla, 1112, Buruile, 1164, Brulleium, 1164, Brullium, 1179, Grangia de Bruylle, 1334, Bruille, 1440.
(4) Grangia de Dervo, En 1186, cette grange fut transportée à S'-Léger-sous-Brienne, et cédée par Raoul, prieur, du consentement de Guiter, abbé de Montiérender (Cartul. n° 101). Erard II, comte de Brienne, accorde à cette grange les mêmes immunités qu'à l'ancienne, avec le consentement d'Agnès de Montbéliard, sa femme, et de ses deux fils, Gauthier et Guillaume. On ne voit pas ici Jean (3e fils d'Erard II), qui fut plus tard roi de Jérusalem. (Cfr. plus bas Taillebois). Jean, abbé de Beaulieu et frère d'Erard, figure parmi les témoins. (Ibid. n° 102). Cette nouvelle grange s'appellera Neuville et Puteville.
(5) Cartul. n° 8.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 149
la propriété de l'abbaye dans la seconde moitié du XIIe siècle.
1158. — Henri-le-Libéral, comte de Troyes, donne à Boulancourt une forge au bois de Vassy et tout ce qui est nécessaire à son usage. Témoins : Guillaume Leroi, maréchal; Eudes d'Arzillières; Benoit de Vitry; Nivelon de Rameru; Renaud, prévôt de Rosnay; Lambert, doyen de Vassy, et.Gauthier, prévôt de Vassy (1). Henri ajoute à cette donation, en 1181, cent cinquante jugera de terres et bois au même lieu. Marie de France, sa veuve, envoie frère Guillaume, son aumônier, pour l'arpentage. Cette donation est ratifiée par Henri II, fils de Henri-le-Libéral (du 1er au 24 mars 1190), et, après lui, par son successeur Thibaut III. Elle est mentionnée dans la bulle du pape Innocent III (10 mai 1198). Les biens qu'elle concerne sont ainsi désignés : Forgioe in finagio novoe villoe prope Vasseium. En 1301, le jeudi après l'octave de la Trinité, Mijon de Jaucourt, seigneur de Neuville-aux-Forges, reconnaît avoir vu les chartes de Henri I, de Henri II et de Thibaut III, et promet d'observer les conditions de ladite donation (2).
1162. — Simon, comte de Beaufort, donne à l'abbaye le bois des Noues, tenant aux limites de l'abbaye et de la contenance de 160 arpents (3).
1170. — Fondation de la grange d'Ariette à Arsonval. La charte-notice de toutes les donations est sous le sceau de Gauthier, évêque de Langres. Les donataires sont : Thibaut d'Ârsonval et ses enfants; Gauthier le charpentier, d'Arsonval ; Pasquier, de Montier-en-l'Isle ; Herbert de Bar. Les biens sont sis à Ariette, à Charmoy, au bois de Chênaie^, à Froide-Rive, à Pommeraie, le Moulin-Neuf, le Champ-Aubert, la Garenne (4). Ces donations sont confirmées le
(1) Cartul. n° 45.
(2) Ibid. nos 120,136, 438.
(3) Ibid. n° 565.
(4) Ibid. 110,64.
150 CARTULAIRE
8 décembre 1173, par le pape Alexandre III (1). La donation d'Herbert de Bar-sur-Aube, concernant les prés, proche le Moulin-Neuf, a pour témoins : Pierre, doyen de Bar; Rolland, curé de Lignol, et Balthélemi, cellerier du comte Henri de Troyes. — En 1171, Gauthier, évêque de Langres, du consentement de Gui, archidiacre, et de Hardouin, curé d'Arsonval, affranchissent la grange d'Ariette des dîmes paroissiales (2). Les quatre vignes d'Arsonval consistaient en 100 hommes dans la vigne à l'Orme, 16 hommes dans la vigne dite le Bois-de-Perthe, 50 hommes aux vignes blanches, 6 hommes à la côte droite d'Ariette (3).
1191. — Geofroi V, Trouillard, sire de Joinville, sénéchal de Champagne (4), donne à Boulancourt un emplacement pour construire la grange de Morancourt, qui sera appelée Neuve-Grange, du consentement de sa mère Helvide de Dampierre et de ses frères Guillaume, archidiacre de Châlons (plus tard évoque de Langres, puis archevêque de Reims), Robert (mort en Sicile), et Simon qui lui succéda dans la sirerie de Joinville (5). Geofroi renouvela cette donation en 1197, avec la clause que les religieux ne pourront rien acquérir dans sa seigneurie, sans son consentement (6).
La possession de la grange de Morancourt fut confirmée à l'abbaye, le 10 mai 1198, par le pape Innocent 111(7). La même année (1198), G., trésorier de l'église de Toul et archidiacre de la Biaise, réclame les dîmes sur la Neuve(1)
Neuve(1) Haute-Marne, Boulancourt, origin. 1re liasse. Cartul. n° 77.
(2) Cartul. n° 70.
(3) Ibid. n° 585.
(4) Il faut réformer l' Art de vérifier les dates, qui fait succéder, dans la sirerie de Joinville, Geofroi V à son père Geofroi IV, en 1196 (t. XI. p. 323).
(5) Cartul. nos 121,122.
(6) Ibid. n° 133.
(7) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, origin. scellé, 1er liasse.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 151
Grange, puis se âésiste (1). L'évêque de Toul, Eudes de Vaudémont, confirme cet acte (2). A la grange de Morancourt se rattachait le bois des convers sur le finage de Guindrecourt-aux-Ormes, contenant 300 arpents.
1192. — Viard, prieur de Boulancourt (l'abbaye n'ayant pas alors d'abbé), au nom de la communauté, achète à l'abbaye de Beaulieu la grange de Taillebois, moyennant 315 livres. — Jean, abbé de Beaulieu, frère de Erard II, comte de Brienne, déclare le motif de cette vente : la maison de Beaulieu est gravement endettée (pluribus debitis aggravata) (3). Barthelemi, évêque de Troyes, autorise la vente (4). Gauthier III, comte de Brienne, et ses frères Guillaume et Jean (plus tard roi de Jérusalem), donnent leur agrément, en 1192 (5). Nous signalons cet acte ; c'est le plus ancien que nous connaissions, où l'on voit figurer le nom de Jean de Brienne. Les religieux de Beaulieu essayèrent de dégager leur parole, et ce ne fut que le 5 janvier 1207 que le pape Innocent III confirma l'acte de vente (6).
Le 7 mars 1197, le pape Céleslin III confirme à Boulancourt (7) la ferme de Meixericourt (Marne, commune de Margerie, aux confins des finages de Chassericourt et de Chavanges), qu'ils avaient achetée à l'abbaye de la Chapelle-aux-Planches, alors aggravata debitis.—L'année suivante Thibaut 111, comte de Champagne, vend cette même grange (Merkerelicurtis) au prieuré de Margerie de l'abbaye
(1) Cartul. n° 134.
(2) Cartul. n° 135. Cette date complète la fiaZfr'a.— Nous avons rappelé ailleurs que l'archidiaconé de la Biaise, enclavé dans le diocèse de Troyes, appartenait à l'Eglise de Toul. (Voir Nouvelles Recherches historiques sur Jully-les-Nonains, p. 5).
(3) Archiv. Haute-Marne, Boulancourt, origin. 4e liasse. — Cartul. n°124.
(4) Lhid. origin. n° 123.
(5) Cartul. n° 129.
(6) Archiv. Haute-Marne, origin. Cartul. n°149.
(7) Archiv. Haute-Marne, origin. Cartul. n° 429.
152 CARTULAIRE
de Cluny, moyennant 1700 liv. (1). Le comte faisait tort à Boulancourt. C'est pour réparer les torts faits à l'abbaye par Thibaut, qu'en 1202 (novembre), la comtesse Blanche donne à Boulancourt 10 liv. à prendre à Bar-sur-Aube, à la porte de Brienne (2).
On s'étonnera peut-être de voir Boulancourt acheter, en 1192, la grange de Taillebois, et, vers 1196, la grange de Meixericourt, lorsque le chapitre général de Cîteaux de l'an 1191 avait interdit les achats d'immeubles (3), interdiction qui fut maintenue jusqu'en 1216; mais la raison, qui occasionne la vente, fait que l'achat n'est pas une violation directe du statut de 1191.
XIIIe siècle.
La fortune immobilière de Boulancourt prend des accroissements assez considérables jusqu'après la première moitié du XIIIe siècle; mais elle commence à décroître à la fin de ce siècle. Parce que l'abbaye est riche, les donations deviennent plus rares, et ses biens, qui excitent la jalousie, lui sont souvent contestés. Parmi les 294 pièces, concernant cette époque, on trouve en effet une foule d'accords à la suite de difficultés. Cependant notre cartulaire contient encore 75 donations ; mais, d'un côté, plusieurs de ces donations ne sont que des confirmations de donations antérieures, et quelques-unes, selon l'usage général de cette époque, ne sont que des ventes déguisées. En effet, l'abbaye donne en retour aux donateurs une somme d'argent et des cadeaux, qui représentent, ou à peu près, la valeur de la donation. D'un côté, la vanité humaine, mêlée à la religion, préférait une forme de contrat qui semblait plus méritoire aux
(1) Bibliothèque impériale. Collection de Champagne, t. 136. p. 219.
(2) Cartul. n° 142.
(3) Stat. Capit. gêner. Cisterc. 1191. Apud Martène. Anecdot. t. IV, col. 1272.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 153
yeux de Dieu, et qui, sous une couleur d'aumône, éloignait l'idée d'un marché fait avec les saints; d'un autre côté, les religieux évitaient par là un contrat en opposition flagrante avec les règlements cisterciens. La première donation de ce genre est faite en octobre 1247. Jean Damoiseau de Maizières, fils de Gui, chevalier, et du consentement de Reine, sa femme, donne à Boulancourt des biens près de la grange deTaillebois, etles religieux, en récompense et pure aumône, lui donnent 4 setiers de grain qu'ils percevaient annuellement sur la grange d'Achard, son grand-père (1). On sent ici l'influence du statut cistercien de 1240, dont l'exécution allait être suspendue en 1248.
Nous signalons les principaux bienfaiteurs de l'abbaye au XIIIe siècle, sans parler de ceux qui sont déjà connus, ou dont le nom viendra plus tard.
1203.—Geofroi, seigneur de Deuilly, ratifie les donations faites à Boulancourt par samère Gertrude, du consentement de son père Gérard IL, comte de Vaudémont, et de son frère Hugues (Hugues II, comte de Vaudémont) ; il ratifie aussi les donations faites par Roger de Joinville, du consentement de Hugues Bardoul, aux environs de l'abbaye et à la Perthe-Edmond (2). Nous retrouvons encore, dans notre cartulaire, Geofroi de Deuilly, en janvier 1231, avec Helvide, son épouse, et Guillaume, son fils (3).
1207, avril. — Blanche, comtesse de Champagne, confirme, pour le repos de l'âme du comte Thibaut III, l'abandon fait par Jean de Villehardouin et Céline, son épouse, de leur part dans les dîmes de Vaientigny et Hampigny (4).
1209 — Âubry de Saint-Chéron, chevalier, remet à l'abbaye 20 setiers de grain, qu'il percevait tous les ans sur la
(1) Cartul. n° 390.
(2) Ibid. n° 143.
(3) Ibid. n° 268.
(4) Ibid. n° 155.
154 CARTULAIRE
grange de Froide-Fontaine, du consentement d'Oger, son fils, avec l'approbation de Pierre de Valentigny et d'Isabeau sa femme (1).
1210, 1er août. — Simon, sire de Joinville, frère et successeur de Geofroi V Trouillart (mort en Palestine en 1204), du consentement de son épouse Ermengarde, dame de Monteclerc, confirme à Boulancourt toutes les acquisitions faites, dans sa seigneurie, au profit de la grange de Blorancourt, mais à condition que désormais, aux termes du contrat de fondation de la susdite grange, ils n'acquerront plus rien sans son consentement (2) ; en 1222, nouvelle confirmation par le même (3).
1218, 16 juillet. — Jean, seigneur de Neuilly, fils de Vilain, seigneur de Neuilly, partant pour la Terre-Sainte, confirme la donation faite par son père d'un muid de froment, à prendre tous les ans au Mesnil-Leltre, pour le repos de l'âme de Odette, sa mère. Guillaume de Vergy, son beau-frère, en vendant la dot de sa femme, ne pourra toucher à cette donation.
1224, octobre. — Thibaut IV, comte de Champagne, confirme toutes les donations faites à Boulancourt, du vivant de Blanche, sa mère, dans ses fiefs à Valentigny, Hampigny, Rance, Chapelaines, Bar-sur-Auhe (4).
1226, mai. — Gauthier, seigneur d'Arzillières, du consentement d'Isabelle de Grandpré, son épouse, donne à Boulancourt son terrage du Mesnil et de Jouy (Joiacus) sur Coole (5), et tout ce qu'il possède, sauf la justice (6). En
(1) Cartul. n° 164. — Sur Oger de Saint-Chéron, cfr. H. d'Arbois de Jubainville, Histoire des Comtes de Champagne, t. IV, 82 118,120, 558, 561.
(2) Ibid. n° 167.
(3) Ibid. n° 444.
(4) Ibid. n° 240.
(5) Joiacus a disparu. Cfr. Ed. de Barthélémy, Diocèse ancien de Chatons, t. II, p. 39.
(6) Cartul. n° 244.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 155
1235, février, du consentement de Béatrix de Trichatel, son épouse (1), Gauthier confirme à Boulancourt cette première donation, et ajoute le tiers des dîmes de Gigny et de Bussy(2). Un procès, qui dura de 1400 à 1402, entre Erard et Trouillart frères, seigneurs de Lezinnes et de Coole (le premier chevalier, le second écuyer), et l'abbaye de Boulancourt, au sujet des biens de l'abbaye à Coole et au Mesnil, nous apprend que ces biens montaient à 700 journaux de terre environ (3). Erard et Trouillart, de la maison de Villehardouin, étaient fils de Jean Trouillart, seigneur de Lezinnes, et de Marie d'Àrzillières (4).
1235, février. — Béatrix, dame de Joinville, senescalca Campanioe, exécutrice testamentaire de Simon, sire de Joinville, son mari, mort l'année précédente, retire, au profit de Boulancourt, le droit d'usage que les chanoines de SaintLaurent de Joinville prétendaient avoir dans les bois de la Neuve-Grange; c'était pendant la minorité du célèbre Jean de Joinville, son fils (5). Jean de Joinville confirma cet acte en 1306, le jour de Saint-Martin d'hiver (6).
1241, juillet. —Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne (le célèbre historien de Saint-Louis), confirme, à Boulancourt, du conseil de Béatrix, sa mère, les donations de Simon, son père, de Geoffroy V, son oncle, et promet de soutenir l'abbaye, si Geofroi (seigneur de Vaucouleurs), son frère, ou tout autre de ses frères la troublait dans cette pos(1)
pos(1) faut réformer la notice de M. Ed. de Barthélémy, sur les seigneurs d'Arzillières. Diocèse ancien de Châlons-sur-Mame, t. II, p. 330.
(2) Cartul. n° 299.
(3) Ibid. nos 469, 476.
(4) Ducange, Observations sur l'histoire de Geofroi de Villehardouin, in-fol., p. 234. — Ed. de Barthélémy, Diocèse ancien de Châlons, t. II, p. 330.
(5) Cartul. n°301.
(6) Ibid. n° 443.
156 CARTULAIRE
session (1). Il donne une nouvelle confirmation, au mois de juillet 1261, lorsqu'il partagea sa succession avec son frère (2), et en 1267, juillet (3).
1243, mars. — « Noble baron Guillaume de Taignières» (sur Chavanges), Nivelon de Neuilly, chevalier, donnent à Boulancourt tout ce qu'ils possèdent en ferrages, cens et autres droits à Avant et à Mesnil-Lettre (4).
1266, mai. —Pierre de la Malemaison, chevalier, bailli de Vitry, scelle la reconnaissance de Hugues de Chaudron et de Marie, sa femme, qui permettent de nouveau de payer un muid de grain (moitié froment), à la mesure de Margerie, en la grange de la Vicomte de Rance. —Thibaut, comte de Champagne, avait scellé leur première promesse (5).
Au mois de janvier 1283, Gauthier, seigneur de Villemahu, lègue à Boulancourt, par disposition testamentaire, ses prés d'Epothémont, et 40 sous sur la taille de ce village (6).
1284, mai. — Alix, dame d'Epothémont, et son fils, Gauthier, seigneur de Villemahu, accordent aux religieux de Boulancourt le droit de construire sur leurs terres deux étangs, où il leur plaira (7).
1285, 30 juin. —Alix d'Epothémont donne à Boulancourt la justice du bois de Plaine-Voire, du consentement de ses fils Herbert et Gauthier (8).
1292, lundiavant l'Epiphanie. — Hugues Fabre, clerc de Rosnay, donne à l'abbaye tout ce qu'il possède sur les finages de Rosnay, Yèvres, Valentigny, c'est-à-dire environ 118 jugera de terres labourables, 8 fauchées de prés,
(1) Cartul. n° 358.
(2) Ibid. n° 397.
(3) Ibid. n° 495.
(4) Ibid. n° 377.
(5) Ibid. n° 401.
(6) Archiv. Haute-Marne, origin. 4e liasse. — Cartul. n° 419.
(7) Cartul. n° 416.
(8) Ibid. n° 418.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 157
24 sous de cens et un muid de vin (1). En 1293, le mercredi avant Saint-Philippe et Saint-Jacques, le roi Philippe IV (le Bel) donne, pour ces biens, un reçu de 110 livres tournois petits de droits d'amortissement. « Tous ses biens en fiefs, arrière-fiefs, cens, franc-alleux, fruits, produisent un revenu de 28 livres 6 sous tournois, selon l'estimation qui en a été faite. » Jeanne, reine de France, comtesse de Champagne, ratifie e ledit acte et finance, les susdits biens provenant de sa dot (2). »
Passons aux acquisitions.—A peine les statuts de 1191 et de 1215, interdisant toute acquisition d'immeubles à titre onéreux, furent-ils révoqués en 1216, qu'au mois de mars 1217 Boulancourt achetait tout ce que les religieux de Montiérender possédaient à Perthes-en-Rothière (3).
L'abbaye fit, au XIIIe siècle, 38 acquisitions d'immeubles à titre onéreux, donile prix s'élève à la somme totale de 1403 livres, dont 1301 livres tournois et 102 livres monnaie forte de Provins. Or, la livre tournois valait, sous les règnes de Philippe-Auguste et de Saint-Louis, 20 francs 26 centimes de notre monnaie (4), abstraction faite du pouvoir commercial de l'argent qui, évidemment, n'était pas le même au moyen-âge que de notre temps. Les 1301 livres tournois représenteraient donc 26358 francs 26 centimes; et, comme on admet communément que le pouvoir commercial de l'argent était au moyen-âge sextuple de ce qu'il est maintenant, le prix, en livres tournois, des acquisitions faites par l'abbaye de Boulancourt, au XIIIe siècle, monterait aujourd'hui à la somme de 158,149 francs 56 centimes. Si, d'après l'opinion commune, nous donnons à la livre de Provins forte la même valeur intrinsèque qu'à la livre de
(1) Cartul. n° 432.
(2) Ibid. n° 426.
(3) Ibid. n° 178.
(4) Vailly : Reclierches sur le système monétaire de saint Louis, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XXI,
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Tours, les 102 livres Provins vaudraient 2066 francs 52 centimes, au pouvoir de 12,399 francs 12 centimes; ce qui donnerait la somme totale de 170,548 francs 68 centimes, dépensée, au XIIIe siècle, en acquisitions d'immeubles. Mais il faut observer que le prix de plusieurs acquisitions n'est pas désigné, et que, la plupart du temps, les vendeurs demandent, outre le prix principal, un cheval, un poulain, une vache, un cochon gras, un habit, un certain nombre de pains conventuels toutes les semaines... choses que nous n'avons pas estimées.
Citons les principales acquisitions à titre onéreux faites par l'abbaye dans le cours du XIIIe siècle.
1222, octobre. — Boulancourt achète à Geofroi, seigneur de Deuilly, du consentement de Helvide, son épouse, et de Guillaume, son fils, la moitié du moulin de Longeville, moyennant 50 livres (1), et tous ses revenus à Beaufort et à 3 lieues à la ronde, pendant 5 ans, moyennant 250 livres (2); à la même date, Thibaut, comte de Champagne, alors à Provins, scelle et ratifie ces actes de vente (3).
1231, janvier. — L'abbaye achète au même Geofroi, moyennant 80 livres Provins, la troisième partie de ce qu'il possède au village de Deuilly, en corvées et coutumes sur ses hommes et leurs ménages et sur les étrangers qui passeront et coucheront une nuit (4). Enfin Geofroi vend à l'abbaye, en 1234, mai, tout ce qu'il possède à Chavanges, moyennant 130 livres tournois (5).
1233, mars. — Gui d'Unienville, chevalier, vend à Boulancourt tout ce qu'il possède dans la dîme d'Unienville, moyennant 300 livres tournois (6).
(1) Cartul. n° 226.
(2) Ibid. n° 227.
(3) Ibid. n° 227.
(4) Ibid. n° 268.
(5) Ibid. n° 293.
(6) Ibid. n° 286.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 159
On remarquera avec édification que toutes ces acquisitions se placent entre l'année 1216, où fut révoqué le statut interdisant, les acquisitions à litre onéreux, et l'année 1240, où le même statut fut remis en vigueur. La même remarque porte sur les acquisitions de serfs, dont nous allons parler, et qui étaient défendues par les anciens statuts.
1226, 13 avril. — Jean de Saint Ouen, sons le sceau d'Olivier, seigneur de Drosnay, vend à Boulancourt deux hommes à Meixtiercelin (1).
1228 juillet. — Simon d'Humbeauville vend à Boulancourt plusieurs serfs à Meixtiercelin. Guillaume, seigneur de Dampierre, ratifie cette vente (2).
1231 juin. — Hugues, vidame de Châlons, à la prière de son noble cousin Hugues, comte de Rhétel, donne une serve à Boulancourt, du consentement de Guermond, son fils (3).
1233, décembre. — L'abbaye achète un ménage à Chavanges (4), et un autre à Fontenay, en avril 1234 (5).
Au XIIIe siècle, l'oeuvre de la Porte ou de l'Aumône prend de l'extension à Boulancourt. Au mois de juillet 1218, Blanche, comtesse de Champagne, avec son fils Thibaut IV, approuve la donation de 40 sous sur la foire de Bar-sur-Aube, pour l'aumône de la porte, faite par Gauthier, seigneur de Neuilly. Blanche en ajoute 20 à la même fin (6). En 1229, avril, l'abbaye achète à Longeville des biens, dont le revenu est affecté à l'aumône de la porte (7). En 1242, mars, Félicité, comtesse de Réthel, dame de Beaufort, permet au portier de Boulancourt d'acquérir, sauf
(1) Cartul n° 246.
(2) Ibid. n° 254.
(3) Ibid. n° 275.
(4) Ibid. n° 291.
(5) Ibid. n° 292.
(6) Ibid. n° 188.
(7) Ibid. n° 359.
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la justice et le ban, le moulin Evrard sur la Laine. Elle confirme la donation de 60 sous de rente faite à la porte par Oger de Saint-Ouen sur les cens de Beaufort ; et ne pourront lesdits religieux vendre ou donner ni le moulin, ni les 60 sous (1).
Afin de compléter ce chapitre de la propriété de Boulancourt au XIIIe siècle, nous ajouterons quelques pièces relatives aux amortissements.
1254, jour de Saint-André. — Marguerite, reine de Navarre, comtesse de Champagne, et son fils, Thibaut V, pour le repos de l'âme du comte Thibaut IV et de tous leurs ancêtres, font remise à Boulancourt de 10 livres de droits d'amortissement (2).
1271, septembre. — Henri III, roi de Navarre, comte de Champagne, confirme à Boulancourt la remise de 12 livres de droits d'amortissement faite par son frère Thibaut V, et il ajoute la remise de 36 livres en sus; mais les religieux devaient lui céder 11 livres qu'ils percevaient sur le partage de Bar-sur-Àube, et 4 livres à Hampigny (3).
Le 13 avril 1272, Hugues, comte de Brienne, moyennant 150 livres tournois, accorde à Boulancourt des lettres de confirmation et d'amortissement pour tous les biens acquis par eux jusqu'à ce jour dans le comté de Brienne (4).
1289, novembre, Vincennes.—Philippe IV, roi de France, et la reine Jeanne, donnent à Boulancourt la haute justice sur 10 journaux de terre à Valentigny, lieu dit la CreuseRive, proche la tuilerie de l'abbaye, en échange de 4 fauchées de pré à Voilîecomte, proche Vassy, où le roi venait de faire établir un étang (5).
Le mardi après la Purification, 1294. — Quittance de
(1) Cartul. n° 367.
(2) Ibid. n° 395.
(3) Ibid. n° 409.
(4) Ibid. n° 410.
(5) Ibid. n° 423.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 161
4 liv. 19 sous 9 décimes tournois, donnée par Philippe IV, roi de France, et la reine Jeanne, comtesse de Champagne (1).
XIV siècle.
Le XIVe siècle est une époque de décadence pour la propriété de Boulancourt. Les causes, tout à la fois générales et particulières, sont l'augmentation progressive de la valeur nominale des monnaies et la diminution du pouvoir commercial de l'argent, l'exploitation des fermes et des autres biens confiés à des fermiers, l'abolition du servage et les guerres.
Dès la fin du XIIIe siècle, les revenus de l'abbaye avaient été considérablement diminués par les guerres, comme on le voit dans les lettres de Philippe-le-Bel, données à Vincennes au mois de novembre de l'an 1300, et de sa chère compagne, Jeanne, reine de France et de Navarre, comtesse palatine de Champagne et de Brie. Ils confirment la donation du gagnage de Laffertey, sur les finages de Hampigny et de Valentigny, faite à Boulancourt par Jean de Laffertey, à la charge d'un anniversaire pour lui et son oncle, maître Pierre : « Les biens de Boulancourt ayant été extrêmement diminués parles dernières guerres (2). »
L'acensement des granges et des principales, propriétés à des fermiers séculiers contribua singulièrement à la décadence de la propriété de Boulancourt; l'abbaye dut abandonner les belles traditions du travail et renoncer à cultiver ses biens, parce qu'elle ne trouvait plus assez de frères convers pour l'exploitation agricole. Or, on comprend que le nouveau mode d'exploitation dut opérer toute une révolution financière. Car le frère convers travaillait beaucoup, dépensait peu et avait à coeur la conservation des biens de la maison ; mais il n'en était pas ainsi du fermier, qui prenait à
(1) Cartul. n° 435.
(2) Ibid. n° 436.
T. XXXIII. 11
162 CARTULAIRE
bas prix ces biens que l'abbaye ne pouvait plus cultiver. Alors les envahissements par les voisins se firent sans opposition, les servitudes s'établirent, les bâtiments tombèrent en ruines. Dans le principe, les baux se font à une vie d'homme, et, sur la fin du même siècle, à trois vies d'hommes.
Remarquons en passant que la modification dans le système d'exploitation agricole ne s'opéra pas sans transition ménagée. Ainsi, au mois de mai, jour de Saint-Urbain, 1293, l'abbaye donne à bail « à Hugues Fabre, tabellion de Rosnay, la maison de Valentigny avec les dîmes, terres, prés, censives, coutumes, deniers, justice et main-morte, sa vie durant, pour le prix de cent livres tournois ; mais sera tenu ledit Hugues d'avoir un religieux et un convers avec lui, à Valentigny, qui doivent lui obéir pour le bien de la maison, et doivent habiter ensemble les trois susdits aux dépens de ladite maison. Si les produits des biens montent plus haut que cent livres, le surplus sera partagé par moitié... »
Le cartulaire renferme seulement 34 pièces appartenant au XIVe siècle. Ces pièces concernent des acensements, des procès et des transactions ; on y trouve cinq donations seulement.
En 130.0, donation du gagnage de Laffertey, dont nous avons parlé plus haut.
1302. — Blanche d'Artois, comtesse de Champagne, morte le 2 mai de la même année, au château de Vincennes, laisse à l'abbaye, pour son anniversaire, 55 1. tournois, qui furent employées à acheter une maison à Rosnay, le 9 juillet 1302(1).
1303, 24 avril, après Pâques. — Les religieux de Boulancourt, possédant moitié du four banal de Somsois, s'opposent à ce qu'Ogier, seigneur d'Anglure, construise un four
(1) Cartul. n° 440.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 163
dans sa maison à Somsois ; enfin, ils accordent qu'il pourra construire ce four, mais pour lui seulement et ses domestiques, et un autre petit four pour cuire « tartres et patez » pour lui et les siens (1).
1309, juin. — Gauthier V, vicomte de Brienne, délivre à Boulancourt des lettres d'amortissement pour tous les biens acquis dans son comté (2).
1309. — Huguette de Duabus, morte le jour de SaintAndré, 1309, donne, entre autres choses, pour son anniversaire, un beau calice (3).
1325,24 mai. — Ithier, seigneur de Fontenay (sur Chavanges), et Marguerite de Baudement, sa femme, donnent à Boulancourt, pour la fondation de la chapelle Sainte-MarieSaint-Jean-Baptiste, la somme de 20 l. tournois de rente. Us donnent, entre autres biens, le terrage de Sainte-Marie, entre Jonquereuil, Arrambécourt et Chasserieourt, qu'ils ont acheté, moyennant 80 liv. tournois, de Jean de la Pipe, écuyer, et qui est estimé 12 liv. de rente (4). — Aubert de Peroney, chevalier, seigneur du Châtelier (sur Chasserieourt), autorise, le 11 août 1342, cette donation, le terrage relevant de sa justice ; il appelle Marguerite de Baudement « sa très chère et amée commère (5). »
Un acte du 2 novembre 1347 nous révèle l'état de gêne temporelle de l'abbaye. Albéric ou Aubry, abbé de Boulancourt, par acte capitulaire, reconnaît que « Dispositioni divinoe placuit, pluribus annis proeteritis, maxime anno nuper elapso, terroe nostroe arabiles et vineoe, quas cum magnis sumptibus et etiam laboribus colebamus seu coli feceramus, nobis fructum sterilem et modicum reportaverunt; ideoque necessario oportuit pro bladis victui nostro
(1) Cartul. n° 442.
(2) Ibid. n° 456.
(3) Obit.
(4) Cartul. nos 448, 453.
(5) Cartul. n° 453.
164 CARTULAIRE
necessariis multis creditoribus et diversis obligari et nos et monasterium nostrum et specialiter venerabili in Christo patri Witero, abbati monasterii Dervemis. » Les grains fournis par l'abbé de Montiérender sont évalués à la somme de 600 livres. — Guitère, abbé de Montiérender, cède à Boulancourt un revenu annuel de 25 livres de terre, pour des fondations de messes, en demandant que cette rente annuelle soit hypothéquée sur le moulin Evrard et le moulin aux Dames (molendinum ad dominas). — Albéric, abbé de Boulancourt, et son chapitre, acceptent cette fondation. Elle est ratifiée, le 25 du même mois, par Bernard, abbé de Clairvaux, et par Jean, abbé de Cîteaux, le jour de SaintLambert, 1348.—Le 16novembre 1348, Albéric et Guitère signent une nouvelle convention. L'abbaye de Boulancourt devait encore 100 livres tournois sur les 600 livres susdites; Guitère remet celte somme à Boulancourt, à condition que l'abbaye donnera une pinte de bon vin en pitance au prêtre qui dira la messe quotidienne fondée par Guitère (1).
En 1367, Le Royer, chevalier de Beaufort, et dame Marie, son épouse, fondent leur anniversaire à Boulancourt (2).
Nous touchons à l'époque malheureuse pendant laquelle l'abbaye souffrit davantage de l'invasion anglaise, comme nous l'avons vu plus haut.
Pendant 22 ans, elle ne donne presque pas signe de vie (Voir IIe partie, ch. Ier, § V) ; et lorsqu'elle reprit les exercices de la vie régulière, elle ne retrouva pas son ancienne prospérité.
1390, 15 juillet. — Aux assises de Rosnay, Bertrand Guasch, chambellan du duc d'Orléans, gouverneur du comté de Vertus et seigneur de la Bergeresse en Brie, con(1)
con(1) ces pièces en latin se trouvent à la suite de YObiluaire, en tête du Cartulaire.
(2) Obit.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 165
damne noble dame Isabelle d'Epothémont à payer à Boulancourt 40 s. t. annuels sur la taille des hommes d'Epothémont (1).
1391. — D'après la quittance de François de Conzié, archevêque de Toulouse, Boulancourt paie la taxe de 160 liv. d'or pour les décimes dues au Pape, somme exorbitante qu'il ne faut pas prendre pour la taxe ancienne et régulière payée par l'abbaye (2). On sait que l'antipape Clément VII poussa si loin les exactions en France, pour subvenir aux folles dépenses de la cour d'Avignon, que le roi Charles VI dut interposer plusieurs fois son autorité, et particulièrement dès l'an 1386, pour arrêter de criants abus (3). Dans certaines réductions des décimes, faites à cette époque en faveur des établissements religieux, il faut donc voir d'abord l'heureuse pression de la volonté royale sur la cour d'Avignon, et aussi une concession intéressée faite, par cette même cour, à la fidélité du clergé français.
Disons à ce sujet que l'état de gêne temporelle des maisons religieuses et du clergé, au xive siècle et dès la fin du XIIIe, se manifeste par la diminution graduelle des décimes supposant une certaine diminution, nous n'osons pas dire graduelle des revenus. En prenant la durée d'un siècle environ, nous voyons, par le compte des décimes de l'année 1289 (4), et par le compte de l'aide accordée au roi Charles VI en 1381 (5), que la valeur nominale de la taxe tombe, pour le diocèse de Troyes, de 3.878 1. 19 s. 11 d. à 1485 1.9 s. 4. d. —Boulancourt paie 12 1. en 1381. — Ajoutons qu'en 1407 elle paiera moins, puisque la taxatio ad décimant, ou estimation du revenu devant servir de base
(1) Cartul. n° 463.
(2) Cartul. n° 464.
(3) Juvénal des Ursins, Histoire des souverains Pontifes qui ont siégé à Avignon, p. 381, in-4°, 1774.
(4) Recueil des historiens de France, t. XXI.
(5) Pouillé du diocèse de Troyes, 1407, p. 213.
166 CARTULAIRE
à l'assiette des décimes, n'est que de 60 liv. (1) (environ les 2 tiers du revenu réel), le décime sera donc 6 liv.—En 1457, l'abbaye est taxée à 4 liv. (2). Les affaires temporelles étaient en fort mauvais état à cette époque, comme nous allons le voir.
XVe siècle.
Nous ne trouvons pour ce siècle que 37 pièces. Elles contiennent des procès, des acensements de biens, et des baux, la plupart à trois vies d'homme. Les établissements religieux participent aux malheurs qui désolent le royaume, en particulier nos pays, où la domination anglaise et tous les fléaux conjurés sévissent cruellement : la guerre, la peste, la famine, les écorcheurs et les retondeurs paraissent en même temps. On voit croître à vue d'oeil, en parcourant le cartulaire, le dépérissement de la fortune mobilière et immobilière de Boulancourt. Pour appuyer notre assertion, nous citerons seulement un acte, qu'on rapprochera de nos réflexions sur la fin du XIVe siècle. —Le 16 mai 1440, les religieux de Boulancourt et la commune de Valentigny signent une transaction au sujet du four banal de Valentigny : les habitants de ce village reconnaissent « que le four banal appartient à l'abbaye, et qu'ils ne peuvent cuire leur pâte ni pâtisserie ailleurs que dans ledit four ; mais considéré la grande mortalité, stérilité, et pauvreté des religieux, à l'occasion des guerres et divisions qui ont été depuis trente ans au royaume ; leurs édifices, maisons et héritages ont été ruinés et démolis, et leurs rentes et revenus amoindris, ont ainsi transigé lesdits religieux et habitants de Valentigny, à savoir que ces derniers pourront construire des fours grands et petits, et y cuire leur pâte et pâtisserie en leur domicile, et pour « chaque feu et ménage entier présent et à venir
(1) Pouillé du diocèse de Troyes, p. 188.
(2) Ibid. p. 266.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 167
rendra aux religieux, au jour de la Saint-Remy, cinq sols tournois, et chaque homme veuf ou femme veuve, deux sols six deniers de cens annuel et perpétuel, avec peine de cinq sols tournois contre chacun défaillant, à payer dans huit jours, et cela à partir de la Saint-Remy prochaine (1). »
L'état de misère de nos contrées, au commencement du XVe siècle, rappelé dans cette pièce, fut exposé par l'abbé de Clairvaux, Mathieu Pillard, aux commissaires chargés de la levée des décimes : « les revenus de Clairvaux, dit-il, ont été amoindris propter gentium armorum discursus, mortalitates, sterilitates temporis et alia incommoda (2).
Dans la seconde moitié du XVe siècle, notre pays fut écrasé d'impôts à l'occasion de la guerre du bien public. Le 21 septembre 1465, aies gens d'église, bourgeois, et habitants de la ville de Troyes », en considération des ravages exercés dans le pays par les Gascons, demandèrent au roi un allégement d'impôts : « les gens des duc de Nemous et conte d'Armignac, à grant compaignie de gens de guerre, lesquels pillent, desrobent et rançonnent les villaiges et plat païs, et font maux innumérables ; » suit cependant une longue et désolante énumération, « et à ceste cause lepovre peuple de ce païs est tellement foulé que à grant pene porra d'ores en avant supporter les charges qu'ils ont acouslumé (3).»—Michel Juvenel des Ursins, bailli de Troyes, appuie cette lettre de puissantes considérations politiques (4). Notre abbaye souffrit beaucoup pendant la guerre du bien public, parce que tout le territoire situé entre Bar-sur-Seine, Bar-sur-Aube, Boulancourt et Troyes, fut ravagé par les
(1) Cartul. no 486.
(2) Lettres-patentes pour la réduction des décimes en faveur de Clairvaux, 31 août 1407. Pouillé du diocèse de Troyes, de 1407, p. 232. — Voir les Annales Troyennes pendant la première moitié du xve siècle. (Courtalon, Topographie, t. I.)
(3) Bibl. imp., Collect. Dupuy, vol. 596, fol. 24.
(4) Ibid. Recueil Legrand, année 1465.
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incursions des bandes ennemies. Pour vivre, Boulancourt recourut même à des emprunts (1).
On ne trouve au quinzième siècle que deux donations, par testament, faites à l'abbaye. Le 7 février 1448, demoiselle Jeanne de Lavau, veuve de maître Pierre de Soulaines, donne à Boulancourt tous ses biens en terres, prés et vignes, sur le finage de Beaufort, Villeret et Lentille, à condition de célébrer quatre messes solennelles, tous les ans, aux Quatre-Temps, pour le repos de l'âme de défunt Pierre de Soulaines, son mari (2). — Le 29 janvier 1470, sous le sceau de Robert, seigneur de Céret, prévôt de Troyes, Nicolas de Vienne, seigneur de Pont-Saint-Vincent (Meurthe), capitaine de la ville et château de Ligny, donne à Boulancourt tout ce qu'il possède, à Longeville, en maisons, granges, terres, prés, vignes, pour son anniversaire, celui de sa femme Isabelle de Blennod, de son père, Jean du PontSaint-Vincent, et de sa mère, Marie de Norroy (3).
XVIe siècle.
Les 280 pièces qui concernent cette époque renferment une donation seulement : le 19 septembre 1528, Jacques Clerget, marchand à Vassy, et Marguerite, sa femme, donnent à Boulancourt, pour leur anniversaire, ce qu'ils possèdent à Voille-Comte, en maison, grange, pourpris et 10 journaux de terre (4). Toutes les autres pièces regardent des acensements, de nombreux procès et des aliénations pour l'Etat. Jusqu'alors les revenus allaient en s'amoindrissant ; toutefois les propriétés étaient restées ; mais au XVIe siècle, l'abbaye entre dans la voie désastreuse de
(1) Cartul. n° 591.
(2) Ibid. n° 488.
(3) Ibid. n° 493.
(4) Ibid. n° 255.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 169
l'engagement et; de l'aliénation. Mille causes précipitent la ruine de la maison.
Dès le commencement du XVIe siècle, les seigneurs, revenant sur les donations de leurs ancêtres, contestent à Boulancourt ses droits antiques. Les communes voisines de l'abbaye se refusent à certaines charges et prétendent à des franchises. Plusieurs curés veulent forcer l'abbaye à payer des dîmes, dont elle avait été exempte jusqu'alors.
En 1516, 15 septembre, commencent de longues contestations au sujet de la justice des clôtures de l'abbaye, du côté de Beaufort, entre l'abbaye et le procureur de Germaine de Foix, reine catholique d'Aragon et comtesse de Beaufort, par devant Odardde Villemaur, bailli de Beaufort (1). Ces contestations continuent en 1552, 13 mai, devant le même bailli, à la requête de Me Thomas de Foix, sire de Lescun et vicomte de Lautrec (2); en 1525, par devant Soucin de Vitré, seigneur de Lavau et Villemahu, bailli de Beaufort (3). En 1533, le même procès est poursuivi par le procureur de Me de Lautrec, comte de Piney-Beaufort (i); en 1536, par Henri de Foix, seigneur de Lautrec, comte de Beaufort (5) ; le 18 avril 1553, le duc de Nevers, fils de Marie d'Albret, seigneur de Beaufort, est condamné par le Parlement de Paris (6); le 3 mai 1558, lettres royaux autorisant enfin les religieux de Boulancourt à relever, en signe de haute justice, les fourches patibulaires à deux piliers qui existaient avant les guerres, près de la métairie de la Denise, au lieu dit les Fourches-aux-Convers; ils pourront les relever à trois piliers (7); c'est en vain qu'en 1566 Marie de Clèves,
(1) Cartul. n° 565.
(2) Ibid. n° 565.
(3) Ibid. n° 537.
(4) Ibid. nos 538 et 564.
(5) Cartul.
(6) Ibid. n° 657.
(7) Ibid. n° 671.
170 CARTOLAIRE
demoiselle de Nevers, marquise d'Isle, comtesse de Beaufort, sous la tutelle du cardinal Charles de Bourbon, essaya de renouveler le procès; mais il résulta des longues contestations des frais considérables pour l'abbaye (1). A la même époque, il lui fallut prouver son droit de justice à Perthe-en-Rothière :
L'abbaye de Boulancourt rappelle qu'en signe de haute, moyenne et basse justice, « il y avait à Perthe une prison » avec des ceps pour tenir les prisonniers, laquelle prison » était ensemble avec le pilier proche l'église, en ladite » place où l'on a tenu de tous temps les jours, même pour » les inventaires et autres actes de justice (2). »
Le vendredi, 18 septembre 1528, Sauvage Dutreix de Hampigny, à la tête de 200 hommes de ce village, et 60 aventuriers armés, entre dans le bois des Noues, contenant 160 arpents, et tenant aux limites mêmes de l'abbaye. Ils détruisent la ferme, les granges et toutes les constructions que les religieux venaient de faire édifier au milieu de ce bois, et remplissent les fossés de clôture (3).
Le 6 mars 1534, arrêt du Parlement de Paris confirmant à l'abbaye de Boulancourt les grosses dîmes de Chapelaines contre Jean de Chavanges, seigneur de Chapelaines (4).
En 1536, les religieux de Boulancourt sont condamnés à réparer la chaussée de Valentigny. Depuis la pâture des Laires jusqu'au pont des Fontaines, à l'entrée de Valentigny, cette chaussée mesurait en longueur 3428 pieds de roi, et en largeur 26 à 30 pieds. Elle devait être « relevée de niveau » partout, et le tout devait être couvert de bois, fagots et » grève d'un bout à l'autre ; établir 2 ponts en bois de 14
(1) Cartul. n° 695. —Voir dans le Dictionnaire de la Noblesse les généalogies des maisons alliées de Foix, d'Albret, de Bourbon et de Nevers.
(2) Ibid. n° 865.
(3) Ibid. n° 553.
(4) Ibid. n° 540.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 171
» pieds, l'un au rupt Rigollot, et l'autre au rupt de Bre» vonne, avec des fiches, sommiers et bons trépans. » Le devis monta à la somme de 2,500 livres (1).
En 1545, Jacques d'Anglure, seigneur de Longeville et de la Celle, et Nicolle de Louan, son épouse, contestent à Boulancourt son droit de justice sur le désert ; mais ils sont déboutés de leurs prétentions par sentence du bailliage rendue le lundi après la Saint-Jean. Jean Saladin (2) d'Anglure, fils aîné de Jacques et de Nicolle, s'oppose à l'exécution de la sentence, parce qu'il est majeur et sorti de la curatelle de Christophe de Louan, seigneur de Saron-sur-Aube. Or, dit-il : « Je suis héritier maintenu de feu messire Guillaume » d'Anglure, après le décès duquel ladite terre d'Anglure » vendue pour 6,000 livres, par décret, lesquels deniers » furent livrés pour les enfants de messire Jacques d'An» glure et dame Nicolle de Louan dont je suis le premier » fils et héritier, auparavant acquêt de la terre et seigneu» rie de Longeville. » Son dire ne fut point écouté (3). En 1553, noble demoiselle Edmée de Chavanges, veuve de Jean Saladin d'Anglure, seigneur de Longeville, continue les contestations au sujet de la justice « comme ayant la garde noble de ses enfants mineurs (4) » et, en 1566, son second mari, Philippe de Marconville, écuyer du duc d'Aumale, seigneur de Mesnil-la-Comtesse, Chapelaines (il habitait Chapelaines) et Longeville « comme ayant la garde noble » des enfants mineurs de Edmée et de Jean Saladin » pousse le procès (5), qui est continué en 1572 (6), 1578 et 1579, par les mêmes et par Etienne d'Anglure, fils aîné de
(1) Cartul. no 583.
(2) Sur le nom de Saladin porté par tous les aînés de la famille des barons d'Anglure, cfr. Almanach de Troyes de 1783.
(3) Cartul. n° 601.
(4) Ibid. n° 687.
(5) Ibid. n° 695.
(6) Ibid. n° 715.
172 CARTULAIRE
Jean d'Anglure, et par François de la Rochette, seigneur de Sancey, mari de Charlotte d'Anglure, soeur d'Etienne, et par Claude de Gand, seigneur en partie de Blacy, mari de Madeleine d'Anglure, autre soeur d'Etienne. Ils sont condamnés (1).
Le 19 janvier 1559, sentence de Martin Séguier, doyen de la collégiale de Saint-Marcel, vice-gérant d'Eudes de Chatillon, cardinal-évêque de Beauvais, conservateur des privilèges de la Sorbonne, contre Nicolas Bourguignat, curé d'Yèvres, proche Rosnay, prétendant lever la dîme sur les terres de la grange de Perthe-Sèche (2).
Mais une des principales causes de décadence de l'abbaye, au XVIe siècle, fut la taxe des décimes. Dans les siècles précédents, les décimes étaient demandés par le pape dans des circonstances rares et graves. D'ailleurs, cette mesure était exécutée avec douceur, et les contribuables obtenaient, facilement une concession ou réduction. Mais, à partir du concordat de 1516, les décimes cédés au roi par le pape constituèrent un des chapitres de la recette ordinaire de la caisse royale, et cette charge fut souvent très-onéreuse. Dès cette année même, l'abbaye demandait un sursis de 15 jours pour payer les décimes (3). Elle est taxée par l'édit de 1563 à 1375 livres 14 sols 2 décimes, pour sa part de la taxe du diocèse qui monte à 81,825 livres. Par l'édit du 6 octobre 1568, l'abbaye est imposée à 1,250 livres; en 1575, à 1,720 livres, tout le diocèse à 40,000 livres (4); en 1577 à 51 écus, tout le diocèse à 50,000 écus (5); à
(1) Cartul. nos 741, 745.
(2) Ibid. n° 667.
(3) Ibid. 110 527.
(4) Ibid. nos 701 et 725. Les villes de Troyes, Reims, Châlons, Laon, Guip, Langres, Chaumont, Bar-sur-Aube étaient taxées ensemble à 52,800 livres en 1575. Cfr. Remontrances.
(5) Ibid. n° 728.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 173
2,000 écus, par l'édit du23 juin 1586 (1), et à 1,140 écus en 1588 (2). C'est pour répondre à ces charges que l'abbaye engagea ou aliéna, avec faculté de rachat, un grand nombre de ses propriétés, dans la seconde moitié du XVIe siècle.
Lorsque la taxe de 1,250 livres futimposée à l'abbaye, en 1568, « ledit sieur abbé n'a pu solder que par l'aliénation » de quelques héritages et par les moyens moins domma» geables à ladite abbaye (3). » Trente actes d'aliénation, dans l'espace de 32 ans, diminuent considérablement la fortune de Boulancourt (4) ; en sorte que le bail général des revenus de la même abbatiale, passé pour 6 ans, le 27 octobre 1598, monte seulement à 640 écus soleil à 60 sols pièce (5).
D. Robert de Saint-Claude, abbé commendataire, dans sa requête envoyée le 29 janvier 1577 à l'assemblée du clergé de France, s'exprime ainsi : « L'abbaye de Boulancourt a » été taxée à 51 écus de rente, taxe énorme, d'autant que » le total revenu de ladite abbaye ne monte qu'à 6,500 li» vres, comme il appert par le bail passé à Troyes. Sur la» quelle somme il faut déduire les vestières et nourriture » desdits religieux, visites d'ordre, réparations de bâtiments, » qui montent à plus de 1,500 livres (6). »
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les guerres de religion viennent remplacer l'invasion anglaise, dont les funestes effets n'étaient pas encore réparés.
On lit dans la requête de D. Robert de Saint-Claude à l'assemblée du clergé en 1577 : «Joint aussi que l'abbaye
(1) Cartul. n° 758.
(2) Ibid. n° 779.
(3) Cartul. n° 701.
(4) La plupart de ces actes originaux sont aux Archives de la HauteMarne, 3 H 6.
(5) Cartul. n° 821.
(6) Ibid. n° 728.
174 CARTULAIRE
» et métairies ont été ruinées depuis 10 ans par les reîtres, » troupes du roi, trois ou quatre fois, même au mois de » mai dernier par ceux du duc de Bavière, de manière » qu'on ne peut trouver des laboureurs pour cultiver les » terres. Qu'il vous plaise donc avoir égard (1). »
Pour se faire une juste idée du malheureux état de nos contrées à cette époque, il faut lire les Mémoires de Cl. Haton, curé du Mériot, diocèse de Troyes (2) ; les « Serments des associez de la ligue chrestienne et royale au diocèse de Troyes, le 25 juin 1568 (3) ; » les « Remonstrances » très-humbles des villes de Troyes, Reins, Chaalons, Laon, » Langres, Chaulmont et Bar-sur-Aulbe, en 1575 (4); » et les promesses de la Nouvelle association politique, « par3 ticulièrement faite au dit Troyes par l'évesque et les cha» pitres du dict Troyes, le 22 mars 1577 (5). »
C'est aussi dans cette seconde moitié du xvie siècle que l'on vit paraître plusieurs édits royaux adressés à toutes les provinces, à l'effet de dresser des règlements pour les taverniers et les cabaretiers, afin de fixer à un prix modéré la taxe des denrées alimentaires (6).
En jetant un coup d'oeil sur les principales époques de cette seconde partie du XVIe siècle, le massacre de Vassy (1562), la formation des ligues provinciales (1577), puis la ligue générale (1588), la réunion des Etats-Généraux (1593), et enfin la paix de Vervins, le 2 mai 1598, on est effrayé de tant de ruines, de larmes et de sang accumulés dans une période d'un demi-siècle.
Ajoutons une dernière cause de décadence pour notre abbaye au xvie siècle. On lit dans une requête des religieux de
(1) Cartul. n° 728.
(2) Mémoires de Claude Haton. 2 vol. in-4o.
(3) Ibid. t. H, p. 1152.
(4) Ibid. p. 1140.
(5) Ibid. p. 1154.
(6) Fontanon, t. I, p. 925, 939.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 175
Boulancourt, adressée le 15 mars 1604, au bailli de Beaufort : « Depuis le décès d'Elion d'Amoncourt, abbé de Bou» lancourt, décédé il y a 22 ans faits ou environ, les sup» pliants sont restés sans pasteur résidant, les revenus ont » été perçus par des abbés commendataires, nommés et non » pourvus canoniquement... Les suppliants délaissés, fa» méliques, ont été contraints de recourir à vous contre » D. Robert de Saint-Claude, abbé commendataire, le ■» 2 mai 1591.... Les suppléants se sont ensuite contenus » sous l'obéissance de Dom Claude de la Monstre, abbé de » Boulancourt; dès et depuis 6 mois qu'il est venu en l'ab» baye, s'est emparé des meubles et revenus, et étant dé» cédé à présent, son frère, Hugues de la Monstre, a em» porté tous les deniers et laisse les religieux dans la mi» sère (1). »
Le bail suivant, passé le 17 janvier 1566, fera connaître : 1° les revenus de la mense des abbés «administrateurs perpétuels et pensionnaires pour la moitié des fruits, » lorsque le régime des Fidei-Commendes s'introduisit ; 2° l'état de la propriété de Boulancourt antérieurement à l'édit de 1568. — L'abbaye n'avait encore aliéné que ses biens de Mothé et de Jaucourt, en 1564.
A tous ceux qui ces présentes... Mauroy, écuyer, licenciées-lois, seigneur de Courcelles, prévôt de Troyes... — Elion d'Amoncourt, abbé de Boulancourt, signe avec François Formai et Etienne Bérier, marchands et bourgeois de Troyes, le bail des héritages, revenus et droits de l'abbaye, savoir :
« L'étang de Sainte-Barbe, appelé aussi la Folie. Le » grand étang du bois. L'étang de Séguin. La Barrelière. » La Carperole. L'étang de Froide-Fontaine. Le grand » Breuil. Le petit Breuil. L'étang de la Saule, de la Tuile(1)
Tuile(1) n° 860.
176 CARTULAIRB
» rie, qui sont tous les étangs en nature d'étang à présent » admodiés 800 livres par an. »
« Item, la quantité de 80 muids de grain (1), moitié » froment et seigle et orge et avoine, que doivent les mé» tayers et grangers, à savoir : 14 muids à Perthe en Ro» thière, outre 4 deniers tournois de censive sur chaque » journal, comme aussi le droit de 2 s. 6 d. qui se prend » sur chaque ménage, et encore la mairie et exploits de » justice haute, moyenne et basse, et une maison moyen» nant 510 livres tournois d'admodiation annuelle. »
« Item, la quantité de 8 muids de grain par quart, seigle, » froment, orge, avoine, pour le louage du gagnage de la » Perthe-Edmond à Labraux, admodié 300 livres par » an. »
« Item, 6 muids de grain, moitié froment et avoine, pour » le bail de la Rouge-Grange à Pel-et-Der, admodié 304 » livres, 10 s., pour 4 ans. »
« Item, 6 muids, 3 setiers, 5 boisseaux, moitié froment » et avoine, pour le gagnage du bois des Noues, et monte » tout le gagnage à douze vingt cinq livres 4 s. »
« Item, 3 muids, 4 setiers par quart, pour le gros ga» gnage d'Yèvres, et 3 setiers, 12 boisseaux pour le pe» tit gagnage, par moitié froment et avoine, pour 4 années, » six vingt sept livres 6 s. »
« Item, 4 muids, 6 setiers, moitié froment et avoine, » pour le gagnage de Valentigny, pour 4 années, pour la » somme de sept vingt huit livres 10 s. »
« Item, 3 muids, 8 setiers, 11 boisseaux moitié froment » et avoine, pour le gagnage de Morencourt, faisant la » somme par an de huit vingt et 19 livres, 4 s. 8 d. »
« Item, 4 muids, 5 setiers, 8 boisseaux, moitié froment
(1) Le grain est en général apprécié « 110 sols la couple de setier, moitié froment, moitié avoine. » '
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 177
» et avoine, pour le gagnage de Taillebois, apprécié 220 » sols; le tout faisant sept vingt 14 livres tournois. »
« Item, 5 muids, 4 setiers, 5 boisseaux, moitié froment » et avoine pour le gagnage de la Denise, qui monte à neuf » vingt huit livres 15 s. »
« Item, 4 muids, 6 boisseaux, moitié froment et avoine, » pour le gagnage de la Tuilerie, qui monte à la somme de » sept vingt 14 livres 3 s. 6 d. »
« Item, 5 muids, 2 setiers, 14 boisseaux, moitié froment » et avoine, pour le gagnage de Froide-Fontaine, avec » autres revenus, pour 4 ans, monte ledit gagnage à neuf » vingt 16 livres 10 s. »
« Item, 3 muids, 11 setiers, 2 boisseaux, 3 picotins, » moitié froment et avoine pour le gros gagnage des Dames, » pour 4 années, monte le tout à sept vingt 18 livres. »
« Item, 3 setiers, 12 boisseaux, moitié froment et avoine » pour le gagnage de Longeville, pour 4 ans, monte le tout » à la somme de 18 livres 10 s. »
« Item, 1 setier de froment, et 20 boisseaux d'avoine, » pour le gagnage de Blignicourt, monte à la somme de » 117 s. »
« Item, 2 setiers, moitié froment et avoine, pour le ga» gnage de Morcey, monte à la somme de 16 livres 10 s. »
« Item, 4 muids, 2 setiers, moitié froment et avoine, » pour les dimes de Valentigny et Hampigny, et aussi la » dime d'agneaux, le tout admodié sept vingt 6 livres par » an. »
« Item, 4 setiers, moitié froment et avoine à Valentigny, « la somme de 12 livres par an. »
« Item, 8 setiers, 8 boisseaux, moitié froment et avoine, » pour la portion des dimes de Crépy, admodiés 28 livres » par an. »
« Item, 4 muids, 4 setiers, moitié froment et avoine, » pour les dimes de Chapelaines et 1 muid sur les vignes » de Gigny, estimés sept vingt 10 livres. »
T. XXXIII. 12
178 CARTULAIRE
« Item, 3 setiers, 8, boisseaux, pour la portiondes dimes » de Longeville estimées 10 livres par an. »
« Item, les menues, dimes de Lassicourt, avec un pré à » Saint-Christophe, 4 livres 5 s. par an. ».
« Item, 6 setiers de froment, mesure, de Boulancourt, » que l'abbé promet, fournir et. livrer par dessus les 80 » muids dessus dits. »
« Item, la dépouille de 6 vingt fauchées de prés assis à » Boulancourt, admodiée douze vingt-cinq livres 7 s. »
« Item, les prés du désert admodiés 40 livres. »
« Item, les prés du gagnage de Boutte-Fer, admodiés » 40 livres tournois. »
« Item, les prés que tient Gaspard de Valentigny, admo» diés 27 livres. »
« Item, les prés que tient Pierre Defer de Villeret, ad» modiés 36 livres 10 s. »
« Item, le gagnage des Laires, tenu à vie pour le prix de » 51 livres 18 s. 10 d. »
Item, le gagnage des Forges les Vassy, admodié 40 li» vres. »
« Item, la somme de 10 livres tournois que doit chacun « an le seigneur de Piney sur sa terre dudit lieu. »
« Item, la justice de Boulancourt admodiée 16 livres.. »
« Item, une portion de la rivière de Boulancourt admo» diée 20 livres 10 s. » « Item, prés à Maizières admodiés une pièce 40 s., une » autre pièce 30 s. par an. »
« Item, terres et prés à Chavanges, admodiés 30 livres. »
« Item, le droit des fours et chaussées de Valentigny, » 51 livres. »
« Item, pour des terres à Hampigny 4 livres 6 s. »
« Item, à Beaufort et Villeret 15 s. de censives. »
« Item, 36 s. dus par, les curés de Rance, Saint-Martin » et Bétignicourt. »,
« Item, 37 s. decensives à Rosnay. »
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 179
« Item, 45 s. tournois pour un pré à Lassicourt. » « Item, pour les ferrages de Joncreuil et Outines, 50 s. » par an. »
« Item, 40 s. de censives au petit Doullevant. » « Item, à Voille-Comte 10 s. de rente. » « Item, à Vassy 47 s. 6 d. de rente sur une maison. » « Item, pour les maisons de Troyes, non compris celle » de l'abbé, 701. »
« Item, pour les prés de Breviande, 75 livres. » « Cette présente admodiation faite pour neuf ans, moyen» nant le prix de 4500 livres payables de 4 mois en » 4 mois, l'abbé a établi son domicile en l'hôtel des Car» reaux à Troyes, étant des appartenances de ladite abbaye. » Seront tenus lesdits preneurs lui livrer 500 carpes sur les » étangs par an, avec 50 brochets et 50 perches, et pourra » en outre retenir au prix des marchands jusqu'à deux à » trois cents de carpes. »
« Ce qui fut fait et passé le 17 janvier 1565, avant » Pâques de 1566 (1). »
Cependant une ferme nouvelle, celle de Hurtebise, se forme au XVIe siècle; mais c'est par le démembrement de la grange d'Arlette. Le 4 juillet 1514, Nicolle, abbé de Boulancourt, loue à Jean Baudot de Bar-sur-Aube « la terre » de Hurtebise, comprenant environ 300 journels de terre » pour trois vies d'hommes et 29 ans en suz. Le preneur » aura la place appelée d'ancienneté cloz d'Ariette, et il » sera tenu de bâtir là une maison et une grange à trois » traiz avec des appendiz à côté, dans 6 ans; il aura droit » d'usage sur les biens du gagnage d'Ariette (2). »
Dans la première moitié de ce siècle, l'abbaye éteignit une dette assez considérable. Nous trouvons cette quittance du 27 avril 1540 délivrée par Cìteaux à Boulancourt :
(1) Cartul. n° 690.
(2) Ibid. n° 523.
180 CARTULAIRE
« Nous, frère Libert de Vicenne, prieur, et tout le couvent » de Citeaux, confessons avoir reçu de M. l'abbé de Bou» lancourt la somme de 600 livres tournois à nous payés » comptant en 180 écus d'or au soleil; 3 nobles à la rose » (les 10 écus soulait pièce pour le prix de 45 sols tour» nois, les nobles à la rose pièce pour 106 sols tournois); » 1 noble Henri (pour 4 livres, 12 sols tournois); 7 saluts » d'or (pièce pour 45 sols 6 deniers tournois); 4 doubles » ducats (pièce pour 4 livres 11 sols tournois) ; 1 franc à » pied (pour 48 sols 6 deniers tournois), et le reste en » monnaie blanche en tout renouant à ladite somme de 600 » livres pour le rachat de 30 livres tournois à nous dues » par chacun an par l'abbaye de Boulancourt. De laquelle » somme et de la rente annuelle nous quittons l'abbé de » Boulancourt et son couvent perpétuellement. » « Fait à Citeaux le 27 avril 1540 (1). »
On se rappelle les dépenses que l'abbaye avait faites en 1534 (IIe part., ch. I, § V) pour réparer ses édifices en ruines.
XVIIe siècle.
Les procès, principalement entre les religieux et les abbés commendataires, les ventes, les échanges continuent : c'est l'objet de 171 pièces qui concernent cette époque.
Il est vrai qu'au commencement de ce siècle l'abbé de Vienne racheta, non sans de grands frais et de nombreuses procédures, une partie des biens aliénés au XVIe siècle et rétablit la discipline monastique ; mais le temporel va retomber en décadence sous la désastreuse administration des abbés commendataires.
D'après le pouillé de 1612, la taxe de Boulancourt pour les décimes est de 216 livres; nous verrons qu'en 1663 elle
(1) Cartul. n° 591.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 181
s'élèvera à 325 livres. Nos lecteurs n'ont pas oublié l'ordonnance du 29 octobre 1615 que nous rappelons seulement.
Donnons ici un état des revenus de l'abbaye, en argent et en grains, avec les charges, dressé en 1663 :
1° Revenu en argent, total 6792 1. 10 s.
2° Revenu en grain, total 163 septiers, moitié froment, moitié avoine.
Charges ou dépenses de l'abbaye :
1° En argent, 2812 livres; aux religieux, 1136 1. 15 s.; pour leur vin, 630 l.; aux moines lais, 100 1.; les décimes ordinaires, 325 l.; une rente à Troyes, 547 1. 7 s. 5 d.; les gages du juge, 121.; du procureur fiscal, 10 L; du portier, 121.; du forestier, 16 1.; du couvreur, 36 1.
2° En nature, 28 septiers de froment pour le sreligieux, 7 septiers d'avoine, 90 cordes de bois, 3000 fagots, 4 fauchées de pré, 24 chapons, 100 carpes, 9 charrois de vin. — Aumône de la porte : 48 boisseaux de froment; pour le Jeudi-Saint, 24 boisseaux de froment ; au portier, 31 boisseaux de froment; au forestier, 16 boisseaux de froment; au juge, 8 cordes de bois et 500 fagots; au procureur fiscal, 4 cordés de bois et 400 fagots; au couvreur, 2 cordes de bois et 100 fagots (1).
Vingt-neuf ans plus tard, l'administration temporelle de Boulancourt subit une transformation importante, et nous trouvons la déclaration des biens de l'abbaye faite le 29 avril 1692 d'après le prix de location, pour le partage de ces biens entre l'abbé, le prieur et les religieux :
Une ferme des Dames : 1001., 7 septiers, moitié froment, moitié avoine; 2 1. de cire, 4 chapons, 8 charrois de bois, dont un à Bar-sur-Aube.
La seconde : 143 1. 11 septiers, moitié froment et avoine,
(1) Cartul. n° 1005.
182 CARTULAIRE
25 l. pour les prés, 4 chapons, 2 l. de cire et les charrois.
La troisième: 143 l. 7 septiers de froment, 3 septiers d'avoine, 50 l. pour le clos Caillot, 30 l. pour 6 fauchées de pré, 2 livres de cire, 4 chapons et les charrois.
Le désert : 105 l. 14 septiers, moitié froment, 4 chapons, 2 livres de cire et les charrois.
Bouttefer : 270 l., 4 chapons, cire et charrois. L'autre ferme : 27 septiers, moitié froment et avoine, 4 chapons, cire et charrois.
Froide-Fontaine : 19 septiers, 4 boisseaux, moitié froment, 4 chapons, cire et charrois.
La seconde : 30 l., 19 septiers, moitié froment, 3 chapons, cire et charrois.
L'autre petit gagnage : 50 l., 5 septiers, moitié froment, 4 chapons, cire et charrois.
La tuilerie : 72 l., 8 septiers, moitié froment, 4 chapons, cire et charrois.
La seconde : 72 l., 8 septiers, moitié froment, 4 chapons, cire et charrois.
La troisième : 80 l., 7 septiers, id.
La Denize : 171 l., 16 septiers, id.
La seconde : 155 l., 20 l. pour 4 septiers d'avoine, 8 septiers de froment, 4 septiers d'avoine, 4 chapons, 2 livres de cire et les charrois.
Le gros gagnage de Valentigny : 409 l., 6 chapons, cire et charrois.
Un gagnage à Hampigny : 150 l., 2 chapons, 2 livres de cire.
Un autre gagnage : 45 l., 2 chapons, 1 livre de cire.
Un autre gagnage : 25 l., id.
Un autre gagnage : 41 l., id.
Un autre gagnage : 20 l., id.
Un autre gagnage : 30 l., id.
Un autre gagnage : 30 l., id.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 183
Un autre gagnage : 45 l., 2 chapons, 1 livré de cire.
Un autre gagnage : 32 l., id.
Un autre gagnage : 55 l., id.
Les dimes de Valentigny et de Hampigny : 190 l.
Le gagnage du bois des Noues : 40 l., 2 chapons, 1 livre de cire.
Le second gagnage : 50 l., id.
Le troisième gagnage : 60 l., id.
Le quatrième gagnage : 50 l., id.
Le champ aux moines et 3 fauchées de prés: 40 l., 2 oies, 1 livre de cire.
Le gagnage de Perlemont, sis à Êhavàïïgè, Villeret, Lentille : 200 l.
La Neuve-Grange, terres, prés, et 100 arpents de bois : 400 l.
Le gagnage de la Neuve-Ville : 15 l.
Le gagnage de Hurtebise, le moulin d'Arlette et les vignes d'Arsonval : 250l.
La terre et seigneurie de Perthe-en-Rothière : 430 l.
Pel-et-Der, ferres et prés : 250 l.
Le moulin devant l'abbaye : 330 l.
Le moulin de la Sugie : 120 l.
Les dîmes de Crépy : 35 l.
Les dîmes de Chapelaines : 162 l., 2 chapons, 2 lapins, 1 livre de cire.
Les menues dîmes de Lassicourt : 36 l. et 2 lapins.
Les jardins et enclos de l'abbaye : 45 l.
Les onze étangs de la maison : 600 l.
Une maison à Troyes et les prés de Sainte-Maure : 150 l.
Le gagnage d'Yèvres : 18 l.
Les prés des Brise-Jambes: 140 l.
Un canton de prés contenant 20 fauchées, plus un autre canton de 19 fauchées, près du moulin neuf et de le vieille rivière, 20 fauchées à la réserve.
184 CARTULAIRE
Le bois d'Autel contient 66 arpents ; Le bois d'Epothémont, 66 arpents; Le bois Renaud, 41 arpents, 59 perches; Les Vieilles-Ventes, 40 arpents et demi; Le bois des Dames avec la réserve, 77 arpents ; Le bois Prieur, 19 arpents, 90 perches ; Le bois des Ponts-Verts, non mesuré, réservé 100 arpents à la ferme.
Fait ce jourd'hui, ce 29 avril 1692 (1).
Le même jour, tous ces revenus furent divisés en 3 lots : le prieur en prit un au nom de l'abbaye ; ce lot fut appelé la Mense conventuelle; l'abbé en prit un autre, qui s'appela le lot de M. l'abbé; il prit aussi le troisième appelé le tiers lot, mais avec obligation de supporter toutes les charges de l'abbaye, telles qu'elles seront réglées par arbitres choisis par les parties. Le tout sera homologué au Parlement, agréé par l'évêque de Troyes et l'abbé de Clairvaux.
Cette transaction, approuvée par les susdits, fut homologuée au Parlement le 8 août 1692 (2). Le partage, dont nous venons de parler, était conforme à la législation alors en vigueur relativement aux abbayes en commende.
Parmi les biens énumérés plus haut, la mense conventuelle était formée par 4 fermes : Pel-et-Der, Morancourt, Bouttefer, la Tuilerie ; par plusieurs gagnages : le Gros-Gagnage, Laffertay, le bois des Noues, la Neuville; et enfin par les dîmes de Chapelaines et de Lassicourt. Le reste appartenait à l'abbé qui, entre autres charges, était tenu à toutes les réparations de la maison conventuelle et de l'église, ainsi que des églises de Hampigny, Valentigny, Crépy, Longeville, de l'abbatiale et de la maison du Petit Boulancourt, à Troyes, et à fournir les grains dûs pour l'aumône, montant à 75 boisseaux, ancienne mesure de Troyes.
(1) Cartul. n° 1006.
(2) Ibid. n° 1006 bis.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 185
XVIIIe siècle.
Les 41 pièces de notre cartulaire, appartenant au XVIIIe siècle, offrent peu d'intérêt. On sent que la vie spirituelle et temporelle de l'abbaye s'éteint; elle touche à sa fin, et déjà on croit entendre les pas des révolutionnaires qui viennent en fermer les portes.
Nous trouvons, le 28 juillet 1701, le bail général des revenus de la mense abbatiale pour 9 ans, moyennant 4,950 liv.; mais l'abbé fait de nombreuses réserves : les onze étangs, l'abbatiale et ses bâtiments de dépendance avec le colombier et le jardin (1).
Le pouillé de 1754 porte le revenu de l'abbé à 5813 1.; revenu net, 3,623 1.
D'après le pouillé de 1761, le revenu de la mense abbatiale est de 10,000 l.; revenu net, 6,000 l.— Le revenu de la mense conventuelle est de 9,000 l. ; revenu net, 3,200 1.; les religieux sont au nombre de six (2).
On trouve aux archives de la Haute-Marne le compte général de l'abbaye pour l'année 1789. La recette totale monte à 14,643 1. 8 s. 9 d., et la dépense à 14,617 l. 8 s. 3 d. Ce compte est arrêté par le maire et les officiers municipaux de Longeville, le 14 mars 1790 (3).
On comprend qu'à cette époque la fortune de l'abbaye avait subi une diminution considérable. Les documents que nous venons de donner le prouvent assez haut. Rappelons de plus, pour éclaircir cette question, qu'il faut : 1° distinguer avec soin la valeur intrinsèque de l'argent de sa valeur réelle. Nous renvoyons pour ces matières aux tables contenues dans les Ordonnances des Rois de France et à l' Essai sur l'appréciation de la Fortune privée au Moyen(1)
Moyen(1) n° 1024.
(2) Secrétariat de l'Evêché.
(3) F. Boulancourt.
186 CARTULAIRE
Age, par M. Leber. Au XIVe et au XVe siècle, la valeur intrinsèque des monnaies fut dépréciée; toutefois, du xiue s. à l'an 1525 environ, le pouvoir de l'argent resta sextuple de ce qu'il est aujourd'hui. Au XVIe siècle eut lieu la grande révolution financière produite par l'énorme dépréciation des valeurs monétaires; en sorte que, de 1575 à la fin du XVIIIe siècle, le pouvoir de l'argent est seulement double de ce qu'il est aujourd'hui. — 2° Les décimes, à part quelques taxes exceptionnelles, diminuent progressivement comme les revenus (quoique la proportion ne soit pas la même) de la fin du XIIIe siècle jusque vers la fin du XVe. Du XVIe siècle à la fin du XVIIIe, les revenus continuent à diminuer, tandis que la taxe des décimes augmente. L'estimation officielle du revenu, qui paraît ne pas monter à plus de deux tiers environ du revenu réel pendant la période du XIIIe au XVe siècle, atteint progressivement, à partir du XVIe siècle, le chiffre du revenu réel.
Tels furent, la formation, les développements et la décadence de la propriété de Boulancourt du XIe siècle à la fin du XVIIIe. Nous avons donné, dans l'exposé historique contenu dans cette seconde partie de notre travail, une analyse fidèle des documents du cartulaire de Boulancourt.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 187
TROISIEME PARTIE
OBITUAIRE DE BOULANCOURT (1)
La maison est chargée de douze messes basses par an qui doivent s'acquitter, dans la chapelle de Saint-Georges de la grange neuve de Morancourt, pour les seigneurs de Joinville, fondateurs de cette grange, le 1er jour libre de chaque mois, et d'une, le jour de la fête de Saint-Georges, que le curé de Morancourt acquittait en y allant en procession. Mais la chapelle ayant été profanée en 1698 par des ouvriers qui y couchaient, et les réparations n'ayant pas été faites, l'amodiateur est chargé de faire acquitter les messes et d'en rapporter quittance.
Tous les jours à la messe pro de functis, on doit chanter l'oraison: Omnipotenssempiterne Deus... pour le comte de Champagne Thibaut III (par acte de Blanche de Champagne de l'an 1202, novembre).
Une messe basse doit être dite, chaque jour, à la chapelle des saints apôtres Pierre et Paul, et une messe solennelle, au grand autel, pour le repos de l'âme de Guitère, abbé de Montiérender, mort le 14 novembre, jeudi après Saint-Martin. — (Par acte du 2 novembre 1347).
Janvier.
19. Anniversaire de dame Eméline de Thil.
20. Anniversaire de Mre Nicolas de Vienne, seigneur du
(1) Cartul. fol. III.
188 CARTULAIRE
Pont-Saint-Vincent, et de dame Marie de Norroy sa femme, et de Nicolas, seigneur de Pont-SaintVincent, leur fils, et de dame Isabelle Blenuod, sa femme, et de leurs ancêtres (par acte 1470, 29 janvier).
23. Anniversaire de Messire Aubry, chevalier de Beaufort (an 1215, Cartul. n° 175).
— Le lundi après la Saint-Vincent, anniversaire de
Mre Gauthier, seigneur de Villemahu, enterré dans le sanctuaire, du côté de l'Epître (par acte du mois de janvier 1283).
30. Anniversaire solennel de Henri, évêque de Troyes, de
pieuse mémoire, qui donna Boulancourt à saint Bernard, l'an 1152. — Il est inhumé dans le sanctuaire, du côté de l'Evangile, dans un tombeau élevé en manière d'autel, avec Matthieu, son successeur, et Martin, 1er abbé de l'ordre de Cîteaux, établi par lui. — Le pieux prélat mourut en 1169.
31. Anniversaire de A. Territani, archevêque de Palerme.
— Chaque mercredi des IV Temps de l'année, anniversaire
anniversaire de Mre Pierre de Soulaines, chevalier, fondé par dame Jeanne de Lavau, sa veuve, le 7 février 1448.
Février.
12. Anniversaire de maître Adam, sous-chantre de l'église
de Paris. 25. Anniversaire de Mathieu, trésorier de l'église de
Rheims, auquel on joint celui de dame Agnès de
Chaumesnil et de Gilbert, son fils. 28. Anniversaire de T., archevêque de Cantorbéry.
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 189
Mars.
1. Anniversaire de Mre Ythier, chevalier de Fontenay, et de dame Marguerite de Baudement, son épouse, à l'autel Saint-Jean-Baptiste, qu'il avait fondé dans le collatéral de l'église, et qui sert maintenant de sacristie (par acte de 1339, mars).
6. Anniversaire de Simon le Flamand.
— Le mercredi après les brandons, anniversaire solennel pour Mre Jacques d'Anglure, seigneur de Longeville et ses aïeux et tous les seigneurs de Longeville (par acte du 23 septembre 1528).
Avril.
6. Anniversaire de Mathieu, chancelier de Sicile.
8. Anniversaire de dame Eméline, dame du pré Béliart.
Mai.
7. Anniversaire de Thibaut de Valentigny.
25. Anniversaire de Thibaut III, comte de Champagne, de pieuse mémoire (par acte de Blanche de Champagne de l'an 1202, novembre).
27. Anniversaire de dame Antoinette de Vitry (qui demanda par son testament de l'an 1552 que son nom fût inscrit sur l'obituaire).
Juin.
7. Anniversaire de Hillin de Fallemagne, archevêque de
Trèves (1152-1159). 15. Anniversaire d'Etienne le Charpentier. 30. Anniversaire de Mre Leroyer, chevalier de Beaufort et
de dame Marie, son épouse (par acte de 1367).
190 CARTULAIRI
Juillet.
14. Anniversaire de Philippe II, Auguste, roi de France,
de glorieuse mémoire. 28. Anniversaire de Guillaume, évêque de Grenoble.
Août.
9. Anniversaire de Thibaut, comte de Champagne, et de tous les comtes et comtesses ; tous les prêtres doivent dire la messe, et les non-prêtres doivent réciter 50 psaumes. 26. Anniversaire solennel des seigneurs de Chandron (qui ont leur sépulture dans le chapitre et dans l'aile du cloître, au levant).
Septembre.
19. Une messe pour Jacques Clcrget et Marguerite, son
épouse, de Voille-Comte (par acte du 19 septembre 1528).
20. Anniversaire de Louis-le-Pieux, roi de France.
28. Anniversaire de Mathieu, évêque de Troyes, de pieuse mémoire, mort en 1180 (il est inhumé avec Henri, son prédécesseur, dans le même tombeau).
Octobre.
6. Anniversaire de Ildefonse, roi de Castille, de glorieuse mémoire. 20. Anniversaire d'Erard, comte de Brienne, et de tous les seigneurs ses aïeux et successeurs.
Novembre.
12. Anniversaire solennel de Mre Jean de Laffertey et de Pierre, son oncle (par acte de 1300).
DE L'ABBAYE DE BOULANCOURT. 191
18. Anniversaire de Gilbert, prêtre-curé de Sommevoire.
24. Anniversaire solennel pour Mre Hugues, comte de Rhétel, et dame Félicité de Beaufort, son épouse, et pour tous les seigneurs et dames de Beaufort, fondateurs de Boulancourt. Les prêtres doivent dire la messe, et les non-prêtres, réciter 50 psaumes. (Hugues II, comte de Rhétel, est inhumé avec Félicité dans une chapelle de l'abbaye d'Elan, de l'ordre de Cîteaux, au diocèse de Rheims. — Il fonda son anniversaire à Boulancourt, l'an 1228.)
Décembre.
1. Anniversaire de dame Huguette de Duabus qui mourut le jour de Saint-André, après midi, l'an 1309. (Elle est inhumée dans la chapelle de la Passion ; elle a donné pour son anniversaire un beau calice.)
13. Anniversaire de Frère Raoul de Longpont.
23. Anniversaire solennel pour dame Bérangère de Castille, reine d'Angleterre, et dame Blanche, sa soeur, comtesse de Champagne (filles de Sanche VI, dit le Sage, roi de Navarre).
30. Anniversaire solennel pour les seigneurs de Villehardouin (1).
(1) En 1219, mai, Erard de Villehardouin avait donné à la MaisonDieu du Chêne, près Arcis-sur-Aube, 6 setiers de grain (2 froment, 4 avoine), à prendre sur les moulins de Saint-Hutin, près Margerie (Marne), pour les anniversaires de sa mère Kanne, de son père Geofroi, le célèbre historien, de son frère Geofroi, et de Mabile, son épouse (Cartul. n° 198). Ce don fut cédé, le 2 août 1240, par Jean, prieur du Chêne, à Boulancourt, avec l'agrément de Guillaume, maréchal de Champagne, à la charge d'acquitter les anniversaires (Cartul. n° 350).
192
CARTULAIRE DE L ABBAYE DE BOULANCOURT.
Nous terminons notre tâche. Cette étude est trop courte pour les matières qui en sont l'objet, quoique peut-être elle paraisse longue au lecteur. Nous avions l'intention d'utiliser les documents de notre cartulaire, en établissant, en complétant, ou en rectifiant, dans un appendice, les généalogies de plusieurs maisons qui ont illustré, à un rang secondaire, nos contrées, dans le cours du Moyen-Age ; nous nous proposions aussi de compléter les catalogues des baillis de Troyes, de Chaumont et de Vitry ; mais nous avons craint d'être entraîné trop loin.
ERRATA
Au lieu de : Lisez :
Page 110, note 12, Callencuria, Tallencurtis Vallencuria, Vallencurtis
— 140, lig. 5, moisson maison
— 150, lig. 4, Balthélemi Barthélemi
— 100, lig. 18, partage portage
— 163, lig. 5, vicomte comte
— 173, lig. 12, la même la mense
— 175, lig. 9, les suppléants les suppliants
RAPPORT
SUR UN LIVRE DE M. PAUL ROUSSELOT
INTITULE :
LES MYSTIQUES ESPAGNOLS
PAR M. ASSOLLANT
MEMBRE RÉSIDANT.
MESSIEURS,
Le livre dont je vais vous entretenir ne se recommande pas seulement comme étude patiente et consciencieuse à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de l'esprit humain, il doit avoir à nos yeux un intérêt particulier, ayant été commencé, et en grande partie fait à Troyes. La bibliothèque de la ville et celle du Grand-Séminaire, mises à contribution par l'auteur durant plusieurs années, lui ont fourni pour son travail beaucoup de matériaux. Quoiqu'il l'ait publié à Dijon en 1867, ce n'est point là qu'il en a conçu la pensée et commencé l'exécution.
Professeur de philosophie, M. Paul Rousselot n'a pas prétendu faire oeuvre de théologien. S'il se trouve avoir écrit, pour ainsi dire, un chapitre de l'histoire du catholicisme, c'était une nécessité du sujet qu'il a choisi; son but a été uniquement d'ajouter un chapitre à l'histoire de la philosophie : tel est le point de vue auquel il a étudié les écrits des mystiques espagnols, non pas de tous, non pas
T. XXXIII. 13
194 LES MYSTIQUES ESPAGNOLS.
même de tous ceux du XVIe siècle, mais seulement des plus illustres, recherchant soigneusement dans leur théologie, dans leur poésie même, quelle a été leur psychologie, leur métaphysique, leur morale.
Aussi trouve-t-on dans son livre fort peu de détails biographiques, mais des analyses étendues des principaux ouvrages de onze auteurs, dont il s'est spécialement occupé. C'est assez pour donner une idée exacte du mysticisme espagnol et de ses doctrines, assez pour en faire connaître les caractères et les résultats. Les noms de ces auteurs sont inconnus en France pour la plupart ; il n'en était pas de même à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, époque où l'Espagne exerçait dans notre pays, par toute sa littérature, une influence si considérable.
Des mystiques choisis par M. Rousselot pour objets de son étude, les quatre premiers ne se rattachent pas l'un à l'autre de façon qu'on puisse les regarder comme constituant une école.
D'abord, c'est un théologien laïque, auquel M. Eugenio de Ochoa a donné place dans son Trésor des écrivains mystiques de l'Espagne, Alejo Venegas, né vers 1500, moraliste satirique qui déplore l'abaissement de la foi et lui assigne pour causes principales, d'une part l'ignorance, de l'autre la lecture des livres pernicieux. Voilà des plaintes qui datent de loin, sans avoir alors même été nouvelles.
Un religieux augustin, Pedro Malon de Chaide, né vers 1530, peint avec une égale vivacité la corruption du siècle et les effets des mauvaises lectures. Ce qui fait de lui un mystique, c'est que, pour exciter les hommes à aimer Dieu, il donne un développement considérable à la question de l'amour et à celle de la beauté, en même temps qu'aux problèmes ardus du libre arbitre et de la grâce. Comme Alejo Venegas, il écrit en espagnol, car il veut que l'Espagne soit là maîtresse des nations par sa langue aussi bien que par ses armes, sentiment de fierté patriotique qui n'est certainement
LES MYSTIQUES ESPAGNOLS. 195
pas une inspiration du mysticisme. M. Rousselot n'a pas consacré moins de 50 pages à Malon de Chaide, particulièrement a son grand Traité de la conversion de Madeleine.
Il passe rapidement sur le franciscain Jean des Anges, qui alliait l'érudition à une grande exaltation du sentiment religieux; mais il s'occupe longuement d'un autre franciscain, Diego de Stella (1521-1598), sermonaire éloquent plutôt que métaphysicien et psychologue, directeur de conscience aussi habile que savant. Une intéressante comparaison de ses Méditations sur l'amour divin avec le Traité de l'amour de Dieu, de Saint-François de Sales, et des passages heureusement choisis de l'auteur espagnol, justifient l'estime qu'on faisait de lui. De ces citations, voici la plus caractéristique, d'un tour vif, et non sans hardiesse : « Dieu » n'a pas décrété », dit-il, « qu'on se sauvât par l'aumône: » les pauvres seraient exclus ; par le jeûne : impossible aux » infirmes ; par la science et la sagesse : que deviendraient » les ignorants et les pauvres d'esprit ? par la virginité : » que deviendraient les gens mariés ? par la pauvreté : que » deviendraient les riches? Autant de prétextes, autant » d'exclusions. Mais l'amour est nôtre, il dépend de nous, » il est commun à tout état, à tout âge, à tout sexe : nul » n'est infirme, nul n'est pauvre, nul n'est vieux pour ai» mer. Le Christ a promulgué pour tous la loi nouvelle, la » loi d'amour. » C'est ainsi que partout M. Rousselot anime, autant qu'il le peut, une série d'analyses dont le fond, quel que soit le soin donné à la forme, manque toujours un peu de variété.
Au risque de tomber, pour ma part, dans le même inconvénient, je passerai en revue avec lui les sept mystiques qui viennent ensuite et forment un groupe qui a SainteThérèse pour centre. Trois la précèdent, sans qu'on puisse dire d'eux qu'ils furent ses maîtres ; trois la suivent et furent ses disciples.
Vingt-cinq pages nous font d'abord connaître Jean d'A-
196 LES MYSTIQUES ESPAGNOLS.
vila, né en 1500, prêtre savant, directeur spirituel initié aux secrets les plus délicats du coeur. L'apôtre de l'Andalousie, tel est le nom qu'on lui a donné, a été plus d'une fois consulté par sainte Thérèse, et il fut même chargé de l'examen d'un de ses ouvrages.
Louis de Grenade (1504-1582), un de ses correspondants, ne la vit sans doute jamais. Entré dès l'enfance dans le monastère de Scala-Coeli, voisin de Grenade, et où s'est passée sa tranquille vie, il a composé en espagnol et en latin de nombreux ouvrages. Son Guide des pêcheurs est le plus célèbre, et il remplit la moitié d'une étude de quarantedeux pages. Emule de l'auteur de l' Imitation, mais lettré et platonicien, malgré tout son ascétisme, il ne s'adresse pas seulement à des religieux vivant dans le cloître, il prêche à tout chrétien, qui aspire à être parfait, une vie angélique et surnaturelle.
Louis de Léon, augustin (1527-1588),. n'a connu de sainte Thérèse que ses écrits, dont il a le premier publié la collection. Il nous intéresse moins comme docteur d'une science profonde, comme poète lyrique digne d'un haut rang, que comme victime patiente et résignée, mais ferme et courageuse, de l'Inquisition. Plus de cinq ans son prisonnier, il fut acquitté enfin sans s'être démenti jamais. L'influence des romans sur les moeurs, l'ignorance générale, celle du clergé en particulier, lui inspirent des plaintes éloquentes, mais souvent entendues avant lui. La liberté, qu'il réclame pour l'exégèse sacrée, prouve de sa part plus de hardiesse, quoiqu'il la renferme strictement dans les limites de la foi. Les traducteurs des livres inspirés ne sont, dit-il, que des hommes; des interprètes, et non des prophètes. Des travaux importants ont été récemment faits en Espagne, de 1858 à 1863, sur le frère Louis de Léon. On n'en est pas étonné après avoir lu les quatre-vingt-dix pages où son nouvel historien nous parle de son procès devant le SaintOffice, et nous fait ensuite connaître successivement son
LES MYSTIQUES ESPAGNOLS. 197
Exposition du livre de Job, dans laquelle se trouvent exprimés, qu'il l'ait voulu ou non, des sentiments qui furent les siens au milieu de ses épreuves, sa métaphysique théologique qui a d'évidents rapports avec celle des Alexandrins et des rapports moins reconnaissables avec la philosophie juive-espagnole, enfin ses poésies, dont l'inspiration lyrique et religieuse se sent même dans les traductions en prose que l'auteur nous donne de plusieurs d'entre elles.
L'étude sur sainte Thérèse, moins étendue que la précédente, est cependant la partie capitale du livre de M. Rousselot, celle qui en fait l'unité. La vie de cette femme illustre (1515-1582), ou plutôt celle de son âme, d'après ses ouvrages mêmes, l'exposé de sa doctrine et le jugement qu'on en doit porter, occupent soixante-dix pages qu'on ne peut lire sans y louer souvent la finesse des aperçus et la délicatesse des analyses. Mais l'auteur s'y est donné une tâche des moins faciles. Sans avoir, il le dit, « la prétention » de révéler au monde un philosophe posthume, ni de dé» cerner à la réformatrice du Carmel une gloire dont la » pensée eût probablement inquiété sa foi, et à coup sûr » alarmé son humilité, » il croit ne rien exagérer en voyant dans ses ouvrages une vaste psychologie mystique, et une méthode nouvelle qu'elle donnait à « la seule philo» sophie alors possible en Espagne, le mysticisme catho» lique. » Laissons de côté ce dernier point; je me contenterai d'une observation sur ce que M. Rousselot appelle presque en propres termes la psychologie, la philosophie, la méthode de sainte Thérèse. En m'en tenant aux données que lui-même me fournit, et sans songer le moins du monde à y ajouter par mes recherches, je crains qu'il ne fasse ici quelque violence aux mots et aux choses. Ce n'est pas assez d'alléguer que, comme tous les mystiques, la religieuse d'Avila a usé habituellement de l'observation interne, leur procédé familier. Douze pages sur son Château intérieur ou les sept Demeures de l'âme, ne montrent guère qu'elle
198 LES MYSTIQUES ESPAGNOLS.
fût « douée d'une véritable aptitude psychologique. » Comment voir autre chose qu'un livre de piété ascétique dans cette longue allégorie où les différents degrés de la vie spirituelle sont figurés par sept demeures qu'il faut successivement occuper dans un château mystique qui est notre âme ? Mais il y a plus : qui donc doit passer par ces demeures? qui donc doit, au centre de ce château, s'unir à Dieu par le ravissement et l'extase, les deux dernières demeures, entre lesquelles il n'y a pas de porte close qui empêche d'aller tour à tour de l'une dans l'autre ? C'est encore notre âme, et elle se trouve à la fois être l'habitation et l'habitante, ce qui, même par métaphore, n'en est pas moins très-bizarre.
De telles rêveries sont de la psychologie, en ce sens que la vie intérieure y est étudiée avec une extrême subtilité ; et s'il y a là une méthode, elle se réduit à suivre les inspirations d'une imagination exaltée, qui débordent en transports amoureux et en figures poétiques. Sainte-Thérèse, admettons-le, a voulu qu'on arrivât ainsi à se connaître soimême ; elle a recommandé cette connaissance comme pouvant seule mener à celle de Dieu; fort bien; mais a-t-elle songé à poser le premier principe de la vraie méthode en philosophie ? Parce qu'elle a dit ce qu'on a dû dire plus d'une fois avant elle, faut-il complaisamment lui attribuer un mérite si peu d'accord avec les habitudes de son esprit jeté hors des voies philosophiques par la contemplation et l'extase? Il se peut que « les profondeurs de la nature hu» maine s'éclairent parfois sous son regard de lueurs éton» nantes », mais des éclairs ne valent pas le jour, et ne le remplacent pas. Dans ses ouvrages, éclos de son génie et de son coeur, suivant l'expression de M. Rousselot, sans autre maître que Dieu, j'ajouterai sans autre règle qu'une modeste soumission à l'autorité ecclésiastique, on voit, ce qui suffit à sa gloire, éclater la pureté et la grandeur de son âme, l'élévation héroïque de ses sentiments, l'ardeur d'un
LES MYSTIQUES ESPAGNOLS. 199
coeur passionné qui n'a d'objet que le ciel, ce qui ne l'empêche pas de donner pour mesure des progrès faits dans l'amour de Dieu les progrès faits dans la charité envers les hommes.
Au point de vue philosophique, celui où s'est placé M. Rousselot, il ne pouvait laisser de côté la question du surnaturel dans la vie mystique de Sainte-Thérèse. « L'essai d'explication » qu'il propose, pourra satisfaire beaucoup de lecteurs; d'autres, assurément, lui reprocheront une marche trop indécise, une conclusion trop vague. Si, comme il l'affirme, « il n'y a pas plus lieu de douter des visions de » Sainte-Thérèse que des voix qu'entendait Jeanne» d'Arc », il aurait dû dire quelle sorte de réalité il leur attribue. Est-ce une réalité objective? qu'alors il en appelle uniquement aux causes surnaturelles. Est-ce une réalité purement subjective? qu'alors, tout en reconnaissant la sincère conviction, la bonne foi incontestable de la religieuse d'Avila, il se borne à déterminer et à caractériser les causes naturelles qui peuvent rendre raison de faits qu'elle, et ses contemporains avec elle, regardaient comme merveilleux. Sans doute, il avait le droit de n'adopter ni l'un ni l'autre de ces deux partis et de prendre une sorte de milieu, mais il s'est exposé ainsi à associer des idées d'ordre toutà-fait différent, pour ne pas dire contraire.
D'abord, repoussant avec dédain les récents procédés de la critique physiologiste, dont on a certainement abusé, mais dont il est plus utile et moins aisé de se servir qu'il ne paraît le croire, il compare l'intuition de la foi dans la vision extatique à l'intuition du génie dans la conception de l'idéal, du sublime, de la vérité, et poétiquement il parle de « la clef d'or qui ouvre aux âmes croyantes les portes de » l'invisible inconnu. » Cependant, au milieu de ces considérations oratoires et brillantes plutôt que philosophiques, il songe à indiquer au moins les causes qui peuvent expliquer les phénomènes de la vie mystique de sainte Thérèse,
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sans entrer, ajoute-t-il, dans le domaine du surnaturel. La vivacité de la foi, l'imagination excitée et extretenue dans cette excitation par une tension obstinée de l'esprit sur un même objet : voilà celles qu'il signale les premières. « Une » certains prédisposition, non-seulement du système ner» veux, mais des plus nobles facultés de l'âme » figure ensuite dans sa trop rapide énumération. Il n'y aurait à se plaindre que de son extrême sécheresse, s'il n'y ajoutait en terminant « un don particulier du Ciel », ce qui est nous ramener dans le domaine du surnaturel hors duquel il disait vouloir rester. Il y rentre, en effet, aussitôt, sans songer que tous ces mots, don du Ciel, souffle d'en haut, feu sacré, inspiration, s'ils ne sont pas, certes, vides de sens, n'expliquent cependant pas, mais attestent au contraire l'impuissance d'expliquer les dispositions que certains hommes ont reçues en naissant; qu'on dise de la nature ou qu'on dise de Dieu, c'est toujours un aveu d'ignorance.
Plus j'estime les sérieuses qualités dont M. Rousselot fait preuve, plus je regrette, qu'ayant posé nettement une question intéressante, il n'en ait donné qu'une solution si peu précise. Pas plus que lui je ne regarde le génie comme une névrose, et toute disposition au mysticisme comme un cas de pure pathologie ; mais, en présence des problèmes complexes, des phénomènes parfois insaisissables qu'offre la nature humaine, et qui sont loin encore d'être expliqués, je m'associe complétement aux éminents spiritualistes qui réclament de nos jours une alliance plus étroite que jamais entre la psychologie et la physiologie. Il faut désormais que ces deux sciences travaillent de concert à l'étude de l'esprit humain. M. Rousselot l'a trop oublié, mais il l'a oublié volontairement, pour laisser, il le dit, « à l'âme spiri» tuelle la plus grande part dans des phénomènes qui ma» nifestent la plus pure et la plus sublime passion, la pas» sion de l'infini. » Un parti pris n'est guère le moyen d'arriver à la vérité. N'est-ce pas également un parti pris
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de vouloir qu'on interprète, par des causes différentes, les extases de sainte Thérèse et celles, par exemple, de Mme Guyon, sous prétexte qu'il y a des extatiques de génie et des extatiques vulgaires, les uns conservant, les autres perdant l'intégrité de leur raison ? Dire que des deux parts les phénomènes ne sont analogues qu'en apparence, semble un effet de la préférence de l'auteur pour la sainte qu'il admire ; c'est presque la distinction établie par elle-même entre les visions vraies et les visions fausses qui ne sont que de vaines rêveries de l'imagination.
Sainte Thérèse a fait école de son vivant, et l'histoire de cette école au XVIe siècle remplit, dans le livre de M. Rousselot, une cinquantaine de pages. Saint-Jean-de-la-Croix (1542-1591) y tient la plus grande place. Ses ouvrages, tous en espagnol, attestent un mépris profond pour tout ce qui est terrestre, pour la science profane, pour la théologie même, quoiqu'il l'eût étudiée avec succès. Toute pensée qui ne va pas à Dieu est, suivant lui, un vol fait à Dieu. La logique de son mysticisme a des excès que blâme sainte Thérèse ; il était cependant son disciple.
Jérôme Gracian de la Mère de Dieu en mérite mieux encore le titre; mais si le premier exagère la doctrine, l'autre l'amoindrit et n'en est plus qu'un écho affaibli.
Jean de Jésus-Marie (1564-1615), théologien savant, a rédigé en latin d'une élégance académique le code du mysticisme; c'était en annoncer la décadence. En devenant un art qui s'enseigne, le mysticisme devait dégénérer, et les Jésuites, en s'en emparant pour lui donner des règles, ont beaucoup contribué aux modifications profondes qu'il a subies au XVIIe siècle.
M. Rousselot s'arrête là ; j'ai cherché à donner une idée exacte de la partie la plus importante et la plus instructive de son ouvrage. Dans cette suite d'études il ne s'en est rapporté ni à Ticknor qu'il cite souvent, ni à aucun autre de ceux dont il a consulté les travaux ; c'est dans leurs
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oeuvres mêmes qu'il a connu les mystiques espagnols du XVIe siècle ; il les analyse, il les compare, ils lui sont familiers. Sa laborieuse érudition n'a pas négligé les sources d'où certaines idées leur sont venues, souvent à leur insu et de loin, de Platon ou plutôt des néo-platoniciens, de Plotin, de Porphyre, du Pseudo-Denys, par Saint-Augustin, par les scolastiques, par les hommes de la Renaissance. Des rapprochements d'un autre genre montrent fréquemment des ressemblances entre les mystiques espagnols et François de Sales, Fénelon, Bossuet même, si peu disposé à leur faire des emprunts.
Une Introduction, dont je n'ai point parlé tout d'abord, prouve également l'étendue des connaissances de M. Rousselot. Aussi bien composé que bien écrit, ce grand morceau d'histoire se lit avec un intérêt d'autant plus vif que l'Espagne est réellement peu connue. Malgré tout ce qu'on a écrit sur son passé comme sur son présent, sa fière personnalité n'en est guère moins impénétrable. Mais, si les étrangers qui s'occupent d'elle la jugent mal, c'est qu'aussi elle les a peu aidés à la juger mieux. Quel ouvrage a-t-elle produit où son histoire politique, religieuse, intellectuelle, soit approfondie et enseignée à l'Europe, qui ne demande qu'à l'apprendre? Ce n'est donc pas moi qui me croirais en droit de relever les erreurs ou omissions que M. Rousselot a pu commettre en recherchant dans une histoire, qui est encore si loin d'être faite, les origines du mysticisme espagnol, et les causes du remarquable développement qu'il a pris au XVIe siècle. Si le caractère national et la chevalerie, la philosophie des Arabes et celle des Juifs espagnols, la civilisation des Maures et celle des Provençaux, la Scolastique et la Renaissance, la Réforme et l'Inquisition, comptent parmi les influences qu'il a plus ou moins ressenties, ces influences diverses ne pouvaient évidemment être appréciées par l'auteur d'après ses seuls travaux : une vie entière n'y suffirait pas. Il lui a fallu se borner à puiser
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dans les travaux d'autrui ce qu'il y trouvait de plus plausible ; il ne s'en est point caché.
Qu'elles soient ou non de lui, les considérations par lesquelles son Introduction débute seraient difficilement contestées. Chez les mystiques, qui ne le sont devenus que par désespoir de la raison, le mysticisme part de la pensée pour aboutir à la foi ; chez d'autres, croyants dès le premier jour, « il naît de la foi, et la pensée l'accepte ; il enchante » l'intelligence après avoir embrasé le coeur. » Toujours c'est un suicide de la raison, mais quand ce n'est pas pour échapper à tout prix au scepticisme que ce suicide s'est accompli, le sentiment religieux est sa véritable source. Or, en quel pays le sentiment religieux a-t-il eu une action plus énergique sur les moeurs et la vie d'un peuple, et s'est-il plus complétement identifié avec le caractère national, qu'en Espagne ? Elle a dû en grande partie à ce principe, d'abord sa force, et plus tard sa faiblesse. Pas un de ses grands mystiques qui n'ait été au moins suspecté, inquiété par l'Inquisition, institution à demi politique, souvent instrument de vengeance pour les haines privées, et, qu'au nom de la justice et de la conscience humaine, on ne saurait trop maudire. La terreur qu'elle inspirait troublait les esprits les plus fermes, et Louis de Léon déclarait à ses juges, qu'en leur présence, la certitude même devenait pour lui suspecte et douteuse.
Où manque à un tel point la liberté, peut-il y avoir une philosophie? Et d'ailleurs est-il rien qui ressemble moins à l'esprit philosophique, esprit de libre recherche et d'examen, qu'une aveugle soumission à l'autorité, non de l'Eglise seulement, mais du Saint-Office; que le dédain de toute science profane, le détachement du monde, l'impatience de quitter cette prison où l'âme, retenue par les liens du corps, n'est heureuse qu'en s'élevant par la vision et l'extase jusqu'à sa patrie céleste, et Dieu son unique amour? M. Rousselot a beau faire pour démontrer que les
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mystiques du XVIe siècle ont donné à l'Espagne sa plus réelle, sa plus originale philosophie, il n'arrive pas à me convaincre, et je ne saurais admettre la thèse qu'il soutient avec beaucoup de talent et de science ; je serais, au contraire, tenté de dire que le catholicisme, en donnant les mystiques à l'Espagne, lui a ôté les philosophes.
Quoi qu'il en soit, il reste toujours de ce livre un résultat qui a bien son prix, je veux dire une connaissance des principaux mystiques espagnols aussi complète qu'on peut la désirer, quand on n'est pas théologien. Aux onze chapitres qui leur sont consacrés, et dont j'ai présenté une analyse bien sommaire, l'auteur en ajoute trois autres ; il faut en dire quelques mots.
Dans le 12e, il résume la doctrine et marque les caractères du mysticisme en Espagne : catholique par sa métaphysique, ascétique par sa morale, psychologique par sa constante étude du coeur, il n'a pas sacrifié le libre arbitre et la personnalité ; ce n'est donc pas le quiétisme : soit; mais ce n'en est pas moins une conséquence immorale d'un complet abandon de la volonté humaine à ce qu'elle croit la volonté divine. Ne prenons à la lettre ni les métaphores peu réfléchies de sainte Thérèse : l'âme se confondant avec Dieu, comme l'eau d'un fleuve avec celle de la mer, ou comme un feu réuni à un autre feu dans le même foyer; ni l'hypothèse hyperbolique familière aux mystiques, par laquelle elle n'hésite pas à préférer l'Enfer au Ciel, s'il plaisait à Dieu de la damner; mais après cela est-on bien en droit de vanter son rare bon sens ?
Dans le 13e chapitre sont exposés les résultats du mysticisme espagnol ; et d'abord quels ont été ses résultats religieux? Eminemment catholique, il a, suivant M. Rousselot, fait obstacle en Espagne aux progrès de la Réforme en donnant satisfaction aux âmes que les cruautés du Saint-Office auraient éloignées de l'ancienne foi. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a amené la réforme d'un grand nombre de com-
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munautés religieuses, et, chose remarquable, il opposait au dogmatisme étroit et absolu des théologiens officiels un certain esprit d'indépendance, à leur intolérance impitoyable une pitié tolérante et douce pour les égarés. Lorsque son influence s'est étendue hors de l'Espagne, en France surtout, à ce moment déjà son idéal s'était abaissé, et bientôt les pratiques qu'il recommande s'adressent beaucoup trop, aux sens pour que l'esprit n'en souffre pas.
Je n'ai pas à répéter ce que je disais tout-à-l'heure des grands résultats philosophiques attribués au mysticisme espagnol par M. Rousselot. Ses titres, qu'il a longuement exposés, sont en vérité insuffisants. N'être pas hostile à la raison est peu de chose, on doit l'avouer, c'est même presque le contraire de la liberté philosophique ; n'oser toucher à la métaphysique de peur de tomber dans l'hérésie, c'est resserrer singulièrement le domaine philosophique; s'occuper en psychologie d'une manière à peu près exclusive du sentiment, c'est assez peut-être pour constituer une doctrine originale, mais non une vraie philosophie ; ajoutons que, si les philosophes négligent trop souvent le sentiment, les mystiques, de leur côté, l'exaltent plus qu'ils ne l'étudient.
Quant aux résultats du mysticisme espagnol dans la littérature, M. Rousselot rappelle que plusieurs des auteurs qu'il nous fait connaître comptent parmi les grands écrivains, et l'un d'eux au moins parmi les grands poëtes de leur pays. Il ne dit que quelques mots, et je ne dirai rien de l'influence qu'a eue le mysticisme en Espagne sur les lettres, la poésie, le théâtre, les beaux-arts ; je sens trop bien mon incompétence sur tous ces points.
La même raison m'empêchera de parler avec détails du 14e chapitre, le dernier, où le mysticisme espagnol est comparé aux principales écoles du mysticisme chrétien en France, en Italie, en Allemagne, depuis le moyen-âge jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Je n'ai nul besoin certainement de m'étendre davantage pour qu'on puisse apprécier la va-
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leur de l'ouvrage de M. Rousselot, et éprouver le désir de se convaincre, en le lisant, de l'intérêt qu'il présente pour l'histoire générale du mysticisme. Cette importante manifestation de l'esprit humain sort assurément du fond même de notre nature ; mais en théorie, et en la jugeant au nom des principes, il n'hésite pas à la condamner : « Oui, dit-il, » le mysticisme a des prétentions que le bon sens ne saurait » admettre. Il accorde au sentiment une prédominence qui, » en détruisant l'équilibre des facultés, fait violence à la » nature ; il méconnaît la raison, et s'il tient compte de la » volonté, ce n'est qu'en la dénaturant. Il veut que l'être » humain échappe à son humanité pour s'unir à Dieu ; il » croit y réussir par l'extase, au risque d'échouer dans le » panthéisme, de s'égarer à la poursuite chimérique d'un » insaissable idéal, de compromettre les bases légitimes de » la morale, et enfin, par une étrange contradiction, d'a» néantir le moi tout en le substituant à Dieu. » Un arrêt si sévère peut sembler peu d'accord avec l'estime, l'admiration même que l'auteur a plusieurs fois exprimées pour les mystiques espagnols. C'est que, dans tout mysticisme, par conséquent dans le leur, il distingue comme deux courants, l'un inférieur, impur et troublé, où l'activité humaine s'énerve, et la morale périt; l'autre, élevé et pur, où la raison et la liberté de l'homme restent sauves dans une certaine mesure, et se manifestent par les actes de la moralité la plus haute, le dévouement et la charité. Voilà celui qu'ont suivi les docteurs et les saints dont les noms figurent en tête de son livre, et, à ses yeux, ils sont dignes d'être comptés parmi les génies qui honorent l'humanité.
Troyes, 21 août 1868.
SUR UNE
EXPLOSION DE CHAUDIERE À VAPEUR
SURVENUE A NOUZON
(ARDENNES)
PAR M. MEUGY
INGÉNIEUR EN CHEF DES MINES, MEMBRE RESIDANT
Messieurs, je viens vous rendre compte d'une explosion de chaudière survenue tout récemment (le 11 septembre) dans la fabrique de clous de M. Thomé, sise à Nouzon, près de Mézières.
L'explosion de Reims, dont je vous ai entretenu dans une des précédentes séances, était due au mauvais cintrage d'une tôle exposée directement à la flamme ardente du foyer ; mais ce cintrage vicieux n'aurait pas eu les mêmes résultats, si la tôle se fût trouvée dans toute autre partie de la chaudière plus éloignée du feu. En somme, on avait eu tort de courber une tôle en sens contraire du laminage, quand cette tôle devait se trouver à la partie antérieure de la chaudière, c'est-à-dire au-dessus du foyer. Mais si le feu avait été conduit plus également et plus modérément, l'accident ne serait probablement par arrivé.
Eh bien ! c'est aussi le métal brûlé par une flamme trop
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vive qui a produit l'explosion de Nouzon, et ce qui prouve que c'est bien l'excès de calorique qui a diminué la résistance de la tôle, c'est que celle-ci s'est déchirée dans son milieu précisément au point où frappait la flamme, et à une certaine distance des clouures, qui sont cependant des lignes de moindre résistance. Mais ici l'excès de chaleur ne résultait pas d'un surchargement de la grille, mais bien d'une dégradation accidentelle du fourneau. Voici comment les faits se sont passés. La chaudière qui portait un seul bouilleur était chauffée, d'abord à sa partie inférieure, sous une voûte en briques qui séparait le foyer des conduits supérieurs, dans lesquels devaient circuler la flamme et les gaz chauds pour chauffer les parois latérales du générateur, en se rendant à la cheminée de tirage.
Or, cette voûte était endommagée en un point; plusieurs briques s'étaient détachées, et il en était résulté une ouverture par laquelle la flamme du foyer pouvait se rendre directement à la cheminée sans suivre les conduits dans tout leur développement. Sous l'action d'un tirage énergique, un puissant jet de flamme, qui peut être comparé jusqu'à un certain point à un dard de chalumeau, venait donc frapper une feuille de tôle près du trou qui s'était formé dans la maçonnerie de la voûte, et cette feuille s'est déchirée sous une pression de vapeur de cinq atmosphères trois quarts indiquée par le manomètre un moment avant l'accident. La force de réaction a soulevé le corps de la chaudière, qui est retombé à peu près sur son emplacement primitif, après avoir tourné sur lui-même dans le sens de son axe. Quant au bouilleur, ses communications avec la chaudière ont été violemment arrachées, et il n'a été que légèrement déplacé. Tout le local démoli, les murs renversés, des briques et des matériaux de toute espèce lancés dans diverses directions, six personnes atteintes dont une tuée : tels ont été les résultats de cette explosion.
Cet évènement prouve une fois de plus combien la ques-
EXPLOSION DE CHAUDIÈRE A VAPEUR. 209
tion du chauffage des chaudières à vapeur est importante, et c'est à ce point de vue que je désirais appeler surtout l'attention de la Société académique. Une augmentation de température trop brusque, comme un refroidissement trop rapide, occasionnent naturellement des dilatations et des contractions inégales qui perdent les chaudières. Il ne faut aussi donner au métal que la quantité de chaleur qu'il peut transmettre à l'eau. Une combustion trop active donne toujours heu à une consommation de combustible en disproportion avec la quantité d'eau vaporisée, outre qu'elle détériore rapidement les chaudières. Et, en effet, la conductibilité des métaux pour la chaleur n'est pas indéfinie. On sait, par exemple, que le cuivre conduit la chaleur près de deux fois et demie mieux que le fer. Aussi, en donnant à la tôle plus de calorique qu'il n'en peut passer au travers de son épaisseur, l'excédant est emmagasiné dans le métal, qui perd ainsi beaucoup de sa résistance. Une expérience très-simple, qui permet de concevoir comment les chaudières peuvent se brûler sous l'influence d'un feu trop intense, consiste à former avec une feuille mince de carton un petit godet qu'on remplit d'eau et qu'on expose à la flamme d'une bougie. L'eau s'échauffe et bout sans que le carton brûle. Mais si l'on dirige au-dessous du godet la flamme d'un chalumeau, le carton est percé presque aussitôt. Pourquoi? parce que le dard du chalumeau lui a communiqué plus de chaleur qu'il ne pouvait en transmettre au liquide intérieur, et cet excès de chaleur a été employé à brûler le carton et à le trouer. Eh bien ! c'est un fait analogue qui a déterminé l'explosion de Nouzon.
Troyes, 20 novembre 1868.
T. XXXIII. 11
QUELQUES CONSIDÉRATIONS
SUR LES
ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
PAR M. DAUTREMANT Ancien Directeur de l'Ecole normale de Troyes.
Le promoteur illustre de la loi de 1833, M. Guizot, qui aurait dû rester plus longtemps ministre de l'Instruction publique, avait groupé, avec une paternelle sollicitude, autour de sa loi de prédilection, tous les éléments d'un sûr et rapide succès :
Libre exercice de la profession d'instituteur ;
Inviolabilité du titre légalement conquis ;
Asile assuré à l'instituteur dans chaque commune ;
Traitement réclamé et déterminé ;
Rétribution spéciale réglée et garantie ;
Mode de perception plus convenable prescrit et facilité ;
Caisse d'épargnes assurant des secours à la vieillesse des maîtres d'école ;
Dispense du service militaire, témoignant du haut prix que la Société attache à leurs services ;
Surveillance paternelle des comités locaux ;
Protection directe de l'autorité supérieure ;
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Récompenses morales et distinctions honorifiques promises aux dévouements consciencieux.
Telles étaient les principales dispositions de cette loi véritablement organique de l'instruction primaire.
Et cependant M. Guizot déclare, au sein de l'assemblée législative, que la pierre angulaire manque encore à l'édifice; que les efforts de l'administration si énergiques, si multipliés qu'ils soient, ont besoin, pour être fécondés, d'une institution fondamentale ; et, rappelant alors que l'instruction secondaire est sortie de ses ruines et a été fondée en France le jour où, recueillant une grande pensée de la Révolution, la simplifiant, l'organisant, Napoléon créa l'Ecole centrale de Paris, le ministre demande que cette pensée féconde soit appliquée à l'instruction primaire, et qu'il soit établi une école normale dans chaque département.
M. Guizot stimule avec ardeur le zèle des préfets ; et, en 1834, un grand nombre de ces établissements sont créés et dotés par la libéralité des conseils généraux.
Ce fut l'âge d'or des écoles normales et de l'instruction primaire, entourées alors des plus vives, des plus honorables sympathies.
M. le Ministre adresse ensuite aux directeurs cette circulaire célèbre, qu'on dirait échappée de la plume, je veux dire du coeur de Gerson et de Rollin, et il trace les austères devoirs de ces nouveaux fonctionnaires d'une main si ferme et si sûre, qu'il suffisait, pour arriver au succès, de suivre à la lettre les prescriptions admirables de M. Guizot.
Pas n'est besoin de dire que, pour les comprendre et les pratiquer, il fallait des hommes d'intelligence et de coeur, sachant beaucoup plus que ce qu'ils devaient enseigner ; des hommes animés surtout de cet esprit de dévouement et d'abnégation, qui n'a d'autre mobile que la conscience du devoir à remplir.
Mais de tels hommes ne s'improvisent pas ; et, avant de
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créer les écoles normales, on aurait dû former des directeurs capables et dignes.
Car, le directeur, c'est l'âme et la vie de l'école normale. S'il est constamment en contact immédiat avec les élèves, il tire parti de toutes leurs dispositions; il transforme les éléments mauvais ; il s'assimile les jeunes gens qui sont autour de lui, et il impose à tous ses moeurs, son caractère, et jusqu'à ses gestes et sa tenue extérieure.
Or, cette éducation par influence est la seule profitable avec des élèves entrés à l'école dans l'âge des passions, et transportés tout d'un coup hors de leur sphère.
Malheureusement on se hâte trop en France ; on veut le fruit avant la fleur ; et cette précipitation impatiente compromet ou retarde le succès des meilleures institutions
Parmi ces directeurs ainsi improvisés, il s'en trouva un grand nombre qui, possédant l'art de gouverner la jeunesse et de la diriger vers le bien, éclairaient les écoles de leurs lumières, les animaient de leur esprit, les pénétraient de leur moralité exemplaire.
Les écoles normales ayant de tels directeurs, les écoles normales comptant un petit nombre d'élèves-maîtres et qu'on avait eu la sagesse d'établir d'une manière modeste, donnèrent d'excellents résultats.
C'est le destin commun de toutes les créations de notre époque, d'être tour à tour, au gré de l'esprit de parti, l'objet exagéré de la faveur, puis de l'indifférence et enfin du mépris public.
On dirait que l'opinion publique a besoin de ce triple tâtonnement avant qu'elle soit fixée, avant que la lumière se fasse..
Les écoles normales ne pouvaient pas échapper à cette triple épreuve : préconisées d'abord outre mesure par des esprits éminents ; tolérées plutôt qu'encouragées, alors qu'elle avaient droit à plus d'éloges, elles furent enfin cons-
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puées, avilies, déclarées impuissantes et même dangereuses.
Aujourd'hui que l'apaisement s'est fait dans les esprits, et qu'on peut les juger sans passion, je viens, soldat obscur mais dévoué de l'humble milice de l'instruction primaire, exposer les vices inhérents à l'organisation précipitée et incomplète des écoles communales; je dirai ce qu'elles ont été sous l'empire des lois de 1833 et de 1850, et ce qu'elles doivent être pour répondre pleinement aux besoins du pays.
On répétait en 1834, sous toutes les formes, que l'instruction primaire est un sacerdoce ; pourquoi n'avoir pas fait alors des écoles normales autant de séminaires laïques? A quoi bon ce luxe de concours, de publicité, de commissions ? Le meilleur instituteur de l'enfance est-il celui qui, dans un examen superficiel, a fait preuve de plus de mémoire ; celui qui a le mieux défini une partie du discours, une opération d'arithmétique ; celui qui a cité avec plus d'exactitude une position géographique ou une date d'histoire?
C'étaient les notes consciencieuses du directeur et des maîtres-adjoints, c'étaient les examens sérieux subis à l'école qui devaient affirmer, et affirmer seuls, la capacité intellectuelle et morale des élèves.
Toutes ces épreuves publiques ont faussé l'institution des écoles normales.
A voir les programmes officiels imposés dès le début aux élèves-maîtres, on comprend qu'ils avaient été rédigés par des hommes étrangers aux véritables besoins de l'instruction primaire dans les campagnes; et, si le bon sens des directeurs ne les avait pas modifiés dans la pratique, l'intelligence des élèves eût été écrasée sous le poids de cet enseignement, si peu en rapport avec leurs études premières et surtout avec leur destination future.
Et ces habitations trop confortables, cette nourriture va-
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riée, ces uniformes presque fashionables, ces sorties libres dans les grandes villes, étaient-elles une initiation convenable à la vie simple frugale, austère, à la vie de privations qui les attendait à leur sortie?
Pouvaient-ils faire aimer à leurs élèves la vie et les travaux des champs, ces instituteurs qui regrettaient le bienêtre de l'école normale, et les plaisirs, les distractions des grandes villes, où ils avaient trempé imprudemment leurs lèvres ?
Que dire dé ces prescriptions contradictoires de MM. les inspecteurs généraux en tournée : les uns voulant qu'on fît une large part à la pédagogie, à la méthodologie, les autres persiflant ces provenances de l'Allemagne et en interdisant l'importation dans les écoles françaises ; — ceux-ci exigeant avec raison que l'enseignement de l'histoire se bornât à de simples notions d'histoire ancienne servant de préface à l'étude de notre histoire nationale ; ceux-là trouvant mauvais qu'un élève de première année ne sût pas développer la grande expédition d'Alexandre, en indiquant sur la carte tous les lieux qu'avait parcourus le conquérant de l'Inde.
Et cependant malgré tous ces obstacles, malgré les vices d'une organisation incomplète, il y avait dans ces établissements naissants une sève si abondante de bon vouloir et d'émulation, que, dans la période de 1834 à 1850, les écoles normales fournirent aux écoles rurales un grand nombre d'instituteurs vraiment dignes de ce nom.
Edictée à une époque de réaction trop sévère, la loi de 1850 a donné des résultats inférieurs à ceux qu'avait produits sa devancière. Le niveau de l'instruction primaire a baissé; les élèves-maîtres, après trois ans d'études, sortent de l'école moins capables que leurs aînés, qui n'y restaient que deux ans.
L'application du règlement du 24 mars 1850 a été une des causes principales de cette infériorité regrettable.
L'art. 3 porte que les élèves-maîtres ne pourront étudier
216 ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES.
que pendant les deux dernières années les matières qui constituent seules l'enseignement normal.
Or, l'âge auquel sont admis les candidats se trouve précisément celui où l'esprit est le plus actif, où il aspire avec le plus d'ardeur à des choses nouvelles, surtout lorsque nul travail lucratif, nul souci matériel n'absorbe ses pensées.
Réduire à presque rien pendant la première année l'enseignement obligatoire, c'est créer aux maîtres et aux élèves une situation pleine de périls.
A-t-on suffisamment réfléchi aux désordres moraux que peuvent produire ce désoeuvrement intellectuel et l'ennui forcé qui en est la conséquence ?
J'ai signalé le mal; je viens essayer d'indiquer le remède.
Quoique l'art. 3 du règlement ait restreint l'enseignement normal, les matières qu'il renferme, à la condition expresse d'être sagement et progressivement réparties dans les trois années du cours, me semblent de nature à occuper utilement les élèves; et si, au sortir de l'école, ils sont en état de les enseigner, ils peuvent offrir aux communes rurales les garanties d'une solide instruction.
Quelque faibles que l'on suppose les connaissances des candidats, ces jeunes gens doivent, après la première année d'études, grâce à un travail soutenu, prouver par des examens sérieux passés à l'école, qu'ils possèdent, dans une mesure convenable, les matières comprises sous les paragraphes 1, 2,3,4,5, 6, 7, 8.
L'instruction morale et religieuse,
La lecture,
L'écriture et le dessin linéaire,
Les éléments de la langue française,
Le calcul et le système légal des poids et mesures,
L'arithmétique appliquée aux opérations pratiques,
Les éléments d'histoire et de géographie,
ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES. 217
L'horticulture pratique.
Et tel serait le programme de la première année.
Toutes les forces intellectuelles de ces jeunes maîtres s'étant accrues par cette première année de travail régulier, ils pourront la deuxième année, tout en revoyant avec fruit les matières du premier cours, étudier les objets d'enseignement inscrits sous les paragraphes 9, 10, 11.
Notions des sciences physiques et d'histoire naturelle, applicables aux usages de la vie ;
Instructions élémentaires sur l'agriculture, l'industrie, l'hygiène ;
Comptabilité agricole, arpentage, nivellement.
Enfin la troisième année serait consacrée non à savoir plus, mais à savoir mieux ; à acquérir surtout, par la connaissance approfondie des meilleures méthodes et par de nombreux exercices pratiques, ce talent d'exposition, cet art difficile d'enseigner, principe et fin de toute école normale.
Une autre cause de l'infériorité que j'ai signalée, c'est l'amoindrissement de l'action qu'exercent les directeurs actuels sur la discipline et sur les études.
Autrefois, et surtout dans les petites écoles communales, le directeur vivait réellement de la vie des élèves ; il commençait avec eux et il finissait la journée par la prière faite en commun ; il assistait au lever, au coucher, aux repas, aux récréations, aux promenades ; il conduisait lui-même les élèves à tous les exercices religieux de la paroisse ; il surveillait attentivement les études, et il tenait surtout à honneur de prendre la part la plus large et la plus importante dans l'enseignement moral.
Avec un seul maître interne qu'il avait formé lui-même, et qui était son alter ego, il suffisait à toutes les exigences de l'instruction et de la discipline.
Ses leçons préparées avec soin et toujours faites de vive
218 ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES.
voix provoquaient, soutenaient l'attention des élèves obligés de les reproduire soit oralement, soit par écrit,
Exercés de longue main par cette gymnastique intellectuelle de chaque jour, jaloux de contribuer, dans la mesure de leurs forces, à la prospérité, à la tonne réputation de l'école qui avait été pour eux une mère dévouée, les élèvesmaîtres abordaient avec confiance l'épreuve souveraine de l'examen final; et, sur les listes d'admission dressées par ordre de mérite, ils ne laissaient point entamer leurs rangs par des candidats étrangers.
Aujourd'hui, plusieurs écoles normales sont devenues de petits lycées. Secondés par un personnel nombreux de maîtres-adjoints, les directeurs ne prennent qu'une part très-légère à l'enseignement normal. Absorbés par des travaux d'administration, ils ne vivent plus en contact incessant avec leurs élèves, et c'est ainsi que s'affaiblit cette unité d'action, cette communion intellectuelle qui fait de l'école une véritable famille dont le directeur est le père aimé et respecté.
La discipline souffre aussi de cette situation anormale, et jamais pourtant elle ne fut plus nécessaire; car la discipline forme les caractères, et le caractère, c'est l'homme tout entier.
On le sait, le suffrage universel, qui aurait pu devenir le couronnement de l'édifice, a été hardiment placé à la base. De là, l'impérieuse nécessité de la plus large diffusion qui fût jamais de l'instruction primaire dans toutes les classes laborieuses.
Nous assistons depuis quelques années à cette épreuve solennelle; mais qu'en sortira-t-il?
Oui, l'instruction est une puissance ; ear savoir, c'est pouvoir; oui, l'instruction est une arme, mais c'est une arme à deux tranchants, et l'éducation doit apprendre de très-bonne heure à la manier. Or, dans l'état actuel, c'est à
ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES. 219
l'instituteur qu'incombe le rôle principal d'éducateur des enfants et des adultes.
La question des écoles normales s'impose donc forcément aux méditations sérieuses du Gouvernement et du pays tout entier; nul n'a le droit de se désintéresser de cette grave affaire.
C'est un principe indiscutable que, sans un régime disciplinaire sagement conçu et rigoureusement observé, on n'arrivera point à former des instituteurs vraiment dignes de ce nom.
Il ne faut pas que cette jeune milice de l'enseignement primaire s'énerve dans les délices de Capoue ; il ne faut pas que des élèves-maîtres entrent dans l'église de leur village, la canne à la main et le lorgnon à l'oeil.
L'instituteur doit être sain de corps et d'esprit. Ramener sans cesse au sentiment d'une vie humble, austère et dévouée les élèves-maîtres, qu'auraient pu séduire de décevantes espérances; nourrir constamment leurs esprits d'idées graves et élevées; leur faire trouver, dans l'accomplissement des plus pénibles devoirs, cette mâle volupté que donne une bonne conscience : tel doit être le caractère de la discipline.
A la pléthore de cette vigoureuse jeunesse, il faut appliquer comme exutoires moraux le tenace et absorbant travail de l'esprit pendant les études, les fatigues du corps, les travaux manuels du jardinage aux heures de récréation, et, les jours de congé, de longues promenades dans la campagne.
Treize heures de classes ou d'études, quatre heures de
repas ou de récréation, sept heures de sommeil, sur un
matelas de crin : telle doit être la journée de l'élève-maître.
Surtout point de sortie libre dans les grandes villes, et
cela d'une manière absolue.
Avec des programmes bien déterminés et sagement progressifs;
220 ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES.
Avec un bon régime disciplinaire approprié à l'âge, aux habitudes des élèves-maîtres et à leur destination future;
Avec des directeurs et des maîtres-adjoints, dont la vie entière soit l'incarnation du devoir et du dévouement ;
Les écoles normales peuvent rendre de très-utiles services et justifier les sacrifices que s'imposent pour elles l'Etat et les départements.
Qu'il me soit permis de renouveler un voeu que je n'ai cessé d'exprimer depuis 34 ans; je veux parler de l'entente si désirable entre le prêtre et l'instituteur, sortis l'un et l'autre du peuple, et ayant la mission spéciale de l'aimer et de le servir.
Certes, pour instruire et pour moraliser les masses, ce n'est pas trop du concours loyal et dévoué de tous les hommes d'intelligence et de coeur. Qu'à ce double titre, le prêtre, écoutant les premières inspirations qui sont souvent les meilleures, ne décline jamais la part légitime et importante qui lui est faite dans l'oeuvre de la civilisation chrétienne.
Ce sera un bon exemple et, en même temps, une solennelle affirmation de véritable patriotisme ; ce sera, pour le clergé catholique, un honneur; pour l'administration, une force; ce sera, pour nos campagnes trop longtemps divisées par un dualisme regrettable, une garantie certaine de concorde et de paix.
Nozay, 29 juillet 1868.
RAPPORT
SUR LES
SOURCES DÉCOUVERTES
Par M. l'Abbé LOMBARD
DANS LE DÉPARTEMENT DE L'AUBE
Par M. MEUGY, Membre résidant
MESSIEURS,
Sur la demande de M. le baron de Plancy, député du département de l'Aube, la Société Académique de l'Aube a chargé une commission composée de MM. Quilliard, Blerzy, Boutiot, Vauthier et Meugy, de vous faire un rapport sur les découvertes d'eaux de sources faites, d'après les indications de l'abbé Lombard, en divers points de l'arrondissement d'Arcis-sur-Aube.
La Commission vient aujourd'hui vous faire connaître par mon organe les résultats de l'examen auquel elle s'est livrée.
Des puits ont été creusés dans les communes de Salon, Semoine, Villiers-Herbisse, et à Plancy même, dans les cours et les jardins du château; ils ont tous donné de l'eau.
222 SOURCES DÉCOUVERTES
Plusieurs d'entre nous sont allés sur les lieux, à diverses reprises, autant pour vérifier les faits que pour mesurer le volume d'eau débité par les sources. Une partie des travaux a été faite en notre présence.
Nous devons à l'honorable baron de Plancy un témoignage de gratitude pour le cordial accueil que nous avons toujours reçu de lui, et pour l'empressement qu'il a mis à nous procurer les moyens de transport, ainsi que la maind'oeuvre dont nous avons eu besoin.
Nous devons aussi des remerciements à M. le Préfet qui a bien voulu permettre qu'un matériel de pompes fût mis à notre disposition par MM. les Agents-Voyers, dont le concours nous a été des plus précieux.
Les puits en question sont foncés dans le terrain crayeux, à l'exception de ceux de Plancy, qui se trouvent au milieu des alluvions modernes de la vallée de l'Aube.
A Villiers-Herbisse, le puits creusé à un demi-kilomètre au nord du village, dans le thalweg même du ruisseau de l'Herbisse actuellement à sec, et auquel on a donné le nom de puits Lombard, a 7 mètres de profondeur. Il a traversé 1 m. 50 à 2 mètres de grève crayeuse, puis des bancs de craie plus ou moins fendillés, jusqu'à la source qui se fait jour dans un joint de stratification, et qui fournit 8 à 900 litres d'eau par minute.
Deux puits du village, qui ont 8 mètres de profondeur et dont l'orifice se trouve à une altitude de 5 mètres environ inférieure au précédent, ont été pris pour termes de comparaison; et nous avons reconnu que chacun d'eux ne donne que 3 ou 400 litres dans le même temps.
A Salon, les conditions de terrain sont les mêmes qu'à Villiers : gravier crayeux sur la craie blanche. Le puits, creusé au sud-est et tout près du village, a rencontré une source à 8 mètres du sol. Mais son abondance n'a pas permis de poursuivre ce puits jusqu'à une deuxième source,
DANS LE DÉPARTEMENT. 223
qui, d'après l'abbé Lombard, devait être recoupée vers 35 pieds de profondeur.
A Semoine, vers l'origine du ruisseau de Maurienne qui coule de l'est à l'ouest, et par conséquent dans des conditions topographiques analogues à celles de Villiers, on a aussi rencontré une forte source à une profondeur de 4 à 5 mètres.
Enfin, on a successivement creusé cinq puits à Plancy, dont deux dans une arrière-cour, et les trois autres dans une pelouse en face du chàteau. Ces cinq puits, dont les orifices sont à peu près au même niveau, ont traversé d'abord une épaisseur variable de terres crayeuses rapportées, puis une argile sableuse de couleur foncée avec de petits fragments de craie, quelques silex noirs, des débris végétaux décomposés et des ossements d'animaux (cheval, boeuf, etc.), puis une couche de sable à gros grains à la fois quartzeux et crayeux qui donne beaucoup d'eau. Cette couche de sable aquifère se trouve à 4 ou 5 mètres du sol, et le niveau de l'eau se maintient à 1 m. 50 au-dessous de celui de la rivière et des fossés voisins. Il existe donc dans cette plaine une nappe d'eau qui provient des infiltrations de la rivière ; et si le niveau dans les puits n'est pas le même que celui de l'Aube, cela ne peut tenir qu'à l'existence de cette couche argileuse peu perméable qui, abstraction faite des terres rapportées, paraît former la terre végétale et le sous-sol de la vallée, au moins dans cette partie de la commune de Plancy.
Nous avons pu évaluer le débit des sources dans chacun de ces puits à 400 litres environ par minute.
L'un de ces cinq puits, celui placé le plus au nord dans la pelouse, ne devait donner que des infiltrations insignifiantes : s'il en eût été ainsi, on avait là une contre-épreuve trèsdigne d'intérêt. Car au milieu d'un pareil terrain, parfaitement uni de tous côtés, la géologie fait complétement défaut et ne peut aider à prévoir les chances plus ou moins
224 SOURCES DÉCOUVERTES
favorables à la découverte des sources. Mais le fait n'a pas confirmé pour ce puits les prévisions de l'abbé Lombard, qui du reste a été le premier à le reconnaître.
Maintenant, messieurs, voici comment cet hydroscope procède. Après avoir parcouru le terrain, les deux mains en contact par les extrémités des doigts, il annonce, d'après une impression particulière, que les cours d'eau souterrains lui feraient ressentir, l'existence de sources à telles ou telles profondeurs, et dont il indique l'importance par le diamètre de l'orifice, qu'il compare à un tuyau de plume, à un doigt de la main, etc. L'abbé Lombard dit pouvoir ainsi prévoir l'existence des sources jusqu'à une profondeur de soixante mètres.
C'est ainsi qu'il a procédé pour les différents puits dont nous avons fait tout à l'heure l'énumération.
Entrons maintenant dans la discussion. Nous ferons remarquer tout d'abord qu'une source même abondante peut être rencontrée à une profondeur plus ou moins grande, sans que pour cela elle produise un courant intérieur. Ainsi, les eaux pluviales s'infiltrent dans le sol en suivant les affleurements des couches perméables et s'accumulent jusqu'à un certain niveau, autour duquel elles oscillent suivant que les pertes, par infiltration ou par évaporation, sont plus ou moins compensées par les nouveaux contingents qui arrivent chaque jour.
Il est vrai que, dans ce cas, l'abbé Lombard dit ne pas pouvoir opérer. Par conséquent un grand nombre de sources doivent échapper à ses prévisions.
Quant à celles qu'il indique, nous nous faisons un plaisir de reconnaître qu'en effet on a trouvé de l'eau là où il a conseillé de creuser. Mais il convient d'ajouter qu'il y a probablement beaucoup d'autres points où l'on pourrait également trouver des sources. Ainsi, par exemple, un sondage pratiqué à quelques mètres des puits de Villiers-Herbisse a aussi rencontré l'eau. Ou comprend du reste que la
DANS LE DÉPARTEMENT. 225
commission n'ait pu demander le creusement d'un assez grand nombre de puits servant de contre-épreuves, pour vérifier si en effet on ne trouverait pas d'eau là où M. l'abbé Lombard dit qu'il n'en existe pas. D'ailleurs, d'après ce que nous avons dit précédemment, ces sortes de contreépreuves pourraient réussir sans pour cela mettre en défaut l'abbé qui ne prétend indiquer que les eaux courantes.
A ce sujet, nous ferons observer que la nappe aquifère de Plancy devant présenter un niveau à peu près constant, on ne voit pas comment les sources fournies par cette nappe peuvent se rattacher à la catégorie de celles qui appartiennent à des courants d'eau souterrains, et qui sont les seules que M. l'abbé Lombard dit avoir la faculté de découvrir.
Relativement au volume d'eau débité par la source du puits situé au nord de Villiers-Herbisse, lequel est, comme nous l'avons dit, de beaucoup supérieur à celui des puits du village, nous présenterons quelques observations générales pour montrer à quelles circonstances peut tenir le débit plus ou moins considérable des sources. D'abord, quelles sont les conditions nécessaires pour qu'une source existe ? Il faut, et il suffit, que les eaux qui imprègnent le sol atteignent une couche moins perméable que celles qu'elles ont traversées plus près de la surface. Et quand nous parlons de perméabilité, nous n'entendons pas seulement celle qui est due à la porosité des roches, à leur nature plus ou moins spongieuse, mais aussi nous entendons la perméabilité qui résulte nécessairement des fissures plus ou moins nombreuses dont ces roches sont sillonnées.
Cela posé, si les conditions dont nous venons de parler se trouvent satisfaites, c'est-à-dire, si à une certaine profondeur les eaux d'infiltration arrivent sur une couche peu perméable ou sur un banc traversé par de petites fissures, qui ne laissent passer qu'une quantité d'eau inférieure à celle affluente, on trouvera des sources à la surface de ce banc quel que soit le point où l'on creuse, et ces sources seV. XIXIII. 15
226 SOURCES DÉCOUVERTES
ront rencontrées à une profondeur qui variera suivant l'inclinaison des couches.
Ce qui précède suffit pour faire concevoir qu'on puisse trouver des sources à divers niveaux dans le même puits, ainsi que l'abbé Lombard l'annonce, et que ces sources puissent être plus ou moins abondantes, suivant que les conditions indiquées plus haut seront plus ou moins bien remplies.
Quant au volume d'eau fourni par une source dans un cas déterminé, il dépendra de la topographie extérieure. Ainsi par exemple, si, comme au puits Lombard déjà cité, le terrain présente la forme d'une cuvette d'une certaine étendue, il est clair que toutes les eaux qui tomberont sur cette surface, ou au moins la plus grande partie de ces eaux, se réuniront souterrainement, et que partout où l'on creusera vers le fond de la cuvette, on trouvera non-seulement les eaux d'infiltration correspondantes au point choisi, mais encore celles qui seront tombées sur la surface de la dépression. Tandis que s'il n'existe aucun bas-fond et que le terrain soit parfaitement horizontal, on n'obtiendra qu'un volume d'eau restreint, limité à l'entretien que fournira la surface voisine de l'ouverture du puits.
Telles sont, messieurs, les considérations que votre commission tenait à vous exposer, à l'occasion de la mission que vous lui avez confiée.
Nous devons ajouter que M. l'abbé Lombard nous a déclaré que depuis une douzaine d'années qu'il s'exerce à la découverte des sources, il n'est pas resté étranger aux questions géologiques ni aux publications de l'abbé Paramelle.
Il a donc pu acquérir une certaine expérience et se baser sur des observations d'une valeur réelle pour prévoir, avec plus ou moins de certitude, la possibilité de trouver des sources en tels ou tels points d'un territoire.
DANS LE DÉPARTEMENT. 227
Quant à la disposition particulière, nerveuse ou maladive dans laquelle il se trouve, et qui lui permet de ressentir une impression électrique ou autre quand il marche au-dessus d'un cours d'eau souterrain, nous nous abstiendrons d'émettre aucune appréciation à ce sujet, qui reste en dehors des données et des lois scientifiques reconnues.
Nous dirons seulement que le plus compétent d'entre nous en pareille matière n'a rien reconnu d'exceptionnel dans l'état physiologique et pathologique de l'abbé. On ne peut à ce sujet forcer les croyances de personne. Les uns y verront une conviction fondée sur des bases discutables; les autres croiront qu'il peut y avoir là quelque chose d'analogue aux souffrances passagères que ressentent certaines personnes, à l'approche d'un temps de pluie.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons dire que l'abbé Lombard nous a paru agir sérieusement, et qu'il a pleine confiance dans ses indications. Est-ce à dire qu'il ne se trompe jamais? non; car il compterait lui-même à peu près 10 p. 100 d'insuccès. Nous devons ajouter à la louange de l'abbé, qu'une pensée prédomine en lui, celle de faire le bien. Et c'est en effet un immense service à rendre aux communes que de leur donner les moyens de se procurer une quantité d'eau suffisante pour leurs besoins journaliers, et surtout pour combattre efficacement les incendies malheureusement si fréquents et si désastreux dans les campagnes.
Nous le répétons, il ne peut entrer dans notre esprit d'analyser et d'expliquer en quoi que ce soit les procédés plus ou moins extraordinaires dont l'abbé Lombard fait usage • Nous n'avons voulu constater que des faits, en laissant à chacun la liberté de l'interprétation.
Félix qui potuit rerum cognoscere causas, a dit le poëte. Nous serions vraiment trop heureux, en effet, si les sciences étaient assez avancées pour que nous pussions nous rendre un compte satisfaisant de toutes les circonstances
228 SOURCES DÉCOUVERTES DANS LE DÉPARTEMENT.
plus ou moins entourées de mystère, dont nous pouvons être chaque jour les témoins.
Jusqu'à ce que la lumière se fasse dans le domaine de l'inconnu, contentons-nous donc de rester spectateurs des faits, même de ceux qui nous paraissent inexplicables, et n'allons pas au-delà.
Troyes, le 15 janvier 1869.
DE L'ÉTIOLOGIE
DU GOITRE ET DU CRÉTINISME
PAR
M. le Docteur AUGUSTE GUICHARD
MEMBRE RÉSIDANT
L'étude du goitre et du crétinisme, qui a déjà donné naissance à tant de travaux, est peut-être sur le point d'entrer dans une phase nouvelle. Aussi me paraît-il intéressant de répondre à la provocation adressée par l'honorable président de la Société académique de l'Aube à ses collègues les médecins.
On se souvient que, dans une de nos séances, M. le Président, dans une analyse rapide des annales de la Société d'Emulation de l'Ain, a signalé un rapport fait à cette Société sur l'ouvrage du docteur Saint-Lager, de Lyon, intitulé du Crétinisme et du Goitre endémique. Ce n'est pas qu'une théorie chimique nouvelle, dans les conditions où elles ont été instituées jusqu'ici, soit un appât bien séduisant pour le médecin, et j'aurais pu, sans manquer de respect envers la science et envers notre Président, abandonner à sa fortune une conception, dont il m'est
230 DU GOÎTRE ET DU CRÉTINISME.
impossible à discuter le mérite ; mais l'auteur aborde son sujet par le côté expérimental et pratique, et ceci peut justifier les considérations que je demande à la Société académique la permission d'exposer brièvement.
M. Saint-Lager a fondé un prix à décerner par l'académie impériale de Médecine à l'expérimentateur qui aura produit la tumeur thyroïdienne, c'est-à-dire le goitre, à la suite de l'administration aux animaux des substances extraites des eaux ou des terrains à endémie goitreuse. Le prix qui est de 1,500 francs ne sera donné que lorsque les expériences auront été répétées avec succès par la commission académique.
Aujourd'hui l'expérimentation est à l'ordre du jour dans la science. L'action des médicaments a été étudiée sur l'homme à l'état de santé dès le commencement de ce siècle par Samuel Hahnemann, et de ses travaux est sortie l'idée d'une réforme thérapeutique. L'action des poisons sur les animaux, les observations d'intoxication accidentelle chez l'homme recueillies soit dans les cliniques, soit dans les annales de la médecine légale, soit dans l'hygiène des professions insalubres, la reproduction dans le laboratoire sur les animaux des faits pathologiques, l'incessante tendance de la physiologie à appliquer ses lois à l'explication des faits morbides, prétention qui n'est pas neuve assurément, mais qui recherche des voies nouvelles, sont bien la preuve du besoin d'une méthode générale de démonstration scientifique.
Enfin, comme pour donner un cachet officiel à cet entraînement, un ministre a récemment converti la chaire de médecine comparée de la Faculté de Paris en chaire de pathologie comparée expérimentale.
Confronter l'observation et l'expérimentation : tel est donc le mot d'ordre de la science, et, bien que tous ses problêmes ne soient pas également accessibles à cette épreuve contradictoire, on doit espérer que beaucoup de questions, restées obscures jusqu'ici, trouveront enfin une solution.
DU GOITRE ET DU CRÉTINISME. 231
L'étiologie du goitre et du crétinisme pourra s'éclairer à ce critérium. De quoi s'agit-il en effet? On se demande si ces maladies dépendent de causes multiples ou d'une cause unique qui serait de nature hydrologique. L'expérience répondra, et l'on pourra conclure de l'animal à l'homme, puisque les animaux domestiques de certaines localités, les mulets goitreux des Alpes, par exemple, participent à l'endémie.
Je me bornerai à esquisser l'état de la question étiologique.
On réunit d'habitude le goître et le crétinisme, bien que ce soient deux choses différentes; mais elles marchent presque simultanément dans le cas d'endémie, et la confusion se trouve ainsi justifiée. En Savoie, sur cinq mille crétins, on rencontre un tiers des pères et mères qui sont goitreux, et beaucoup d'auteurs sont arrivés à considérer le goitre comme une prédisposition au crétinisme, comme la première manifestation d'une dégénérescence dont le crétinisme serait le dernier terme.
On a rencontré le goitreux et le crétin dans tous les pays du monde. En France, dans les Alpes et les Pyrénées, le Jura, les Vosges, l'Auvergne et la Bretagne. En Suisse, dans le Piémont, le Tyrol, la Styrie, la Carinthie, la Souabe, la chaîne du Hartz et les monts Krapacks. En Asie dans l'Hymalaya, le Thibet, etc. En Amérique, dans les Cordilières. En Afrique, dans la chaîne de l'Atlas, la vallée du Niger, et à Madagascar.
En général, loin de la mer, dont les bords semblent jouir d'une immunité et au-dessous d'une altitude de 12 à 1,500 mètres.
Il est probable que ces maladies ont existé de tout temps ; mais c'est au XVIe siècle que, pour la première fois, on les trouve mentionnées dans un traité de pathologie, celui de Félix Plater.
Quant au nom de crétin, emprunté au patois du Valais et
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qui est un dérivé de chrétien, qui veut dire, en parlant de ces êtres incapables de discernement, qu'ils sont des innocents, il a été introduit dans la science, où il a fait fortune, par Haller, et il a été depuis appliqué à tous les misérables frappés de la même dégénérescence.
On a fait un grand nombre de recherches sur ce sujet. Beaucoup de monographies ont été publiées. Le travail le plus complet est dû à l'initiative du roi Charles-Albert, de Sardaigne. Une commission de savants a réuni des matériaux considérables, sans idée préconçue, mais n'a pas donné de solution pour la question étiologique.
La statistique des goitreux et des crétins a été entreprise en France par l'administration, et les congrès scientifiques ne manquent guère de s'en occuper partout où ils tiennent leurs assises.
Nous avons vu discuter ici cette question en 1864, pour le goitre seulement, et tout le monde a été d'accord pour reconnaître qu'il n'est pas endémique dans l'Aube.
Je ne rappellerai pas ici les traits de cette discussion ; je ferai remarquer seulement que le rapporteur de la Société d'Emulation de l'Ain fait dire à M. le Dr Ancelon une chose qui n'est pas consignée dans les procès-verbaux du congrès. Suivant ce rapporteur, M. Ancelon aurait découvert dans le département de l'Aube une foule de goitreux qui gardaient l'incognito. Il y a ici une distraction évidente; ce n'est pas chez nous que ce médecin tombait sur cette chance scientifique ; mais il racontait l'avoir trouvée dans une session du congrès tenue ailleurs. A chacun son lot. Il n'y a dans notre pays que des cas sporadiques.
La statistique du goître n'est pas aussi facile à faire qu'on pourrait le croire, et si l'on voit dans certains pays, au moment de la conscription, beaucoup de jeunes gens exagérer leur goître, rechercher avec avidité l'eau des sources qui ont la réputation de le produire, en revanche, dès que des médecins veulent procéder à une enquête sérieuse, les in-
DU GOÎTRE ET DU CRÉTINISME. 233
vestigations déplaisent. Le rapporteur de l'ouvrage du Dr Saint-Lager, raconte que dans l'Ain, chacun se défend ; les maires, les conseils de préfecture eux-mêmes s'efforcent de protéger leur commune, leur département, contre un si mauvais renom, et plusieurs fois il a surpris des individus repoussant bien loin une telle imputation, qui cachaient dans leur cravate des goîtres qu'il avaient personnellement.
Quoi qu'il en soit, il y a certaines vallées où il suffit d'habiter pour devenir goitreux, et où une résidence prolongée amène dans les générations suivantes des rejetons atteints de crétinisme à divers degrés.
L'influence des lieux paraît ici manifeste, et pour la confirmer par un autre genre de preuves, on peut citer de nombreux exemples, dans le Valais, par exemple, de la précaution prise par des femmes grosses pour affranchir leur enfant de cette dégradation physique et morale. Elles quittent la vallée pour habiter les hauteurs pendant leur grossesse et dans le temps qui suit l'accouchement. J'ai dit tout-à-l'heure que les animaux domestiques partagent le sort de l'homme dans certaines localités.
A quoi tient cette influence ? Est-ce à des causes multiples ? beaucoup de savants le croient : l'étroitesse des vallées, leur profondeur, leur direction qui prive l'un des côtés de la lumière du soleil, et toute la localité d'air renouvelé, les habitations non aérées, malsaines, trop ombragées surtout par des arbres à feuillage épais, tels que le noyer, la nourriture trop uniforme, la réclusion de la population dans les vallées, l'alcoolisme, enfin la durée d'action de ces causes qui agissent progressivement jusqu'à constituer une hérédité fatale.
On voit dans cette énumération plusieurs causes très-banales, et l'on a peine à croire à l'efficacité de leur rôle goîtrigène et crétinisant, mais on ne dédaigne pas dans le système des causes multiples d'invoquer aussi les causes
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hydrologiques dont les données sont malheureusement encore très-contradictoires.
Quelques savants ont tout simplement assimilé l'influence goîtrigène à l'influence paludéenne. Les deux tableaux se ressemblent en effet. Un aliénisté, M. Morel de Saint-Yon, vient de tracer ce parallèle, et il fait ressortir avec talent les analogies de dégénérescence intellectuelle, physique et morale. Pour lui c'est une malaria dépendante d'une constitution spéciale du sol, du sous-sol et de la viciation de l'atmosphère qui en est la conséquence. Dans les régions goîtrigènes, l'iode joue le rôle du quinquina dans les régions paludéennes, et ces deux agents thérapeutiques ont pour mission d'imprimer une grande résistance aux forces vitales compromises par la malaria.
L'hygiène bien entendue et largement appliquée dans ces régions est le remède au mal. Le changement de climat le prouve, ainsi que l'opposition faite par les parents à une bonne hygiène de leurs enfants goitreux, lorsqu'ils comptent sur une exemption du service militaire, cause d'exemption qui pourrait fort bien, au surplus, être rayée de la liste.
Les partisans d'une cause unique et hydrologique pour ces maladies ne se lassent pas de chercher, malgré l'insuccès des tentatives passées, et le Dr Saint-Lager est venu ajouter un chapitre nouveau à son histoire.
M. Grange a fait une curieuse étude des pays goîtrigènes, et en traçant leur carte, il a trouvé qu'elle se calquait exactement sur celle des terrains magnésiens. L'intensité de l'endémie correspond aux grandes formations dolomitiques ; elle diminue, mais se prolonge encore sur les alluvions qui en proviennent.
Ce savant donnait à l'appui de son système un fait d'observation expérimentale. Un ingénieur hydrographe s'était vu atteint d'un goitre volumineux, après avoir fait usage de magnésie calcinée à la dose de 1/2 gramme par jour pendant 14 mois. Il n'y avait que ce seul fait à citer, et encore
DU GOITRE ET DU CRÉTINISME. 235
M. Chatin vint-il apporter un fait contradictoire, celui du roi Louis-Philippe, qui a pu prendre pendant 15 ans, tous les jours, une cuillerée de magnésie anglaise, sans arriver au gonflement de la glande thyroïde. ?
M. Bouchardat n'admet pas non plus l'influence de la magnésie. Suivant lui, le vin et l'eau de seltz artificielle que boivent tant de gens, contiennent plus de magnésie que. les eaux potables des pays goîtrigènes. A son tour, ce chimiste présente son explication : c'est la forte proportion de sulfate de chaux, et je n'ai pas besoin d'ajouter que les contradictions ne lui ont pas fait défaut non plus.
M. Chatin a fait de son côté d'importantes recherches, d'où il résulte que l'absence ou la diminution d'iode dans l'air, les eaux, les aliments et les terrains, serait la cause du goitre et du crétinisme.
M. Saint-Lager (je ne ferai pas l'énumération de toutes les autres explications qui ont pu jouir d'un certain crédit), M. Saint-Lager, dis-je, croit que le goitre apparaît sur les roches qui, outre leurs éléments minéralogiques normaux, contiennent des minéraux accidentels, tels que les sulfures métalliques, la barytine, la fluorine, les bitumes, etc. Les eaux traversant ces couches seraient goîtrigènes.
On le voit, le doute plane sur la valeur de toutes ces conceptions, et les systèmes, qui paraissentsi logiques, lorsqu'ils sont présentés avec talent, trouvent une pierre d'achoppement dans l'expérience. Il arrive ceci, par exemple; une population à goitres ne boit pas l'eau qui émerge des terrains suspects ; l'eau potable de cette localité vient d'autre part ou bien de citernes. Je cite ce fait entre autres, parce qu'il sert fréquemment et alternativement aux théories rivales pour se combattre.
La question étiologique du goître n'est pas aussi simple qu'elle peut le paraître. Il y a de nombreuses difficultés à cette étude, et les causes d'erreur surgissent à chaque pas.
236 DU GOITRE ET DU CRÉTINISME.
L'expérimentation a donc son rôle tracé et, après son travail, on saura s'il faut en revenir aux causes multiples ou s'il ne reste plus d'autres ressources que de fuir les pays à malaria ou de les transformer.
Il est bien certain que l'éloignement est efficace. De même qu'on devient goitreux, quand on habite certains pays, de même aussi on se guérit en changeant de résidence; on guérit même le premier degré du crétinisme.
Témoin ce médecin du nom d'Odet, qui publia à Montpellier, au commencement de ce siècle, une bonne thèse inaugurale prouvant ainsi qu'il était guéri, par le changement de milieu et par l'éducation du crétinisme dont il était atteint.
Témoin ces essais, dont le premier, qui ait été tenté, est à l'honneur du Dr Guggenbuhl. Ce médecin a fondé en Suisse, sur l'Abendberg, à une haute altitude, au-dessus du lac de Thun, un institut pédagogique pour la cure du crétinisme, et qui paraît avoir obtenu du succès.
Ainsi, en résumé, se pose l'alternative : Ou la cause est hydrologique, et une expérimentation sérieuse, persévérante, soumise à une critique autorisée, doit en démontrer la réalité ; ou bien cette cause hydrologique est illusoire, sinon secondaire et concomitante d'autres causes très-multiples, et alors on se trouve en présence d'immenses travaux à faire.— Déplacer les populations, ou changer radicalement leurs conditions d'existence; ouvrir les vallées, les couper de routes, les dessécher ; changer la culture et les habitations ; changer les races d'animaux domestiques; faire disparaître, en un mot, toutes les causes qui peuvent circonscrire et perpétuer le fléau dans certaines localités.
Troyes, le 19 février 1869.
ESSAI
SUR LES
ARTISTES TROYENS
ET PARTICULIÈREMENT
SUR CEUX DU XVIe SIECLE
VAS.
M. JAQUOT, Membre correspondant.
Ce travail avait été préparé pour le Congrès archéologique tenu à Troyes en 1853, mais il ne lui a pas été communiqué. Pour ne pas embrasser un trop vaste cadre, je ne me suis généralement occupé que des Artistes Troyens, qui ont vécu dans le XVIe siècle, — époque où ils ont été nombreux et florissants. Toutefois, je ne me suis pas astreint d'une manière rigoureuse à cette limite.
La plus grande partie des documents que je présente ont été pris dans nos ouvrages locaux. On aurait tort de croire que les recherches archéologiques de ce genre sont nouvelles. Grosley, Courtalon-Delaistre et bien d'autres encore s'y étaient livrés avec ardeur. Quant à ces documents déjà publiés, mais épars, je n'ai eu qu'à les rassembler et à les mettre dans un certain ordre.
238 ARTISTES TROYENS.
Mais là ne se borne pas mon travail ; je possède une collection de pièces originales, et j'y ai trouvé beaucoup de détails intéressants dont j'ai fait mon profit.
D'un autre côté, mon compatriote M. Millard, amateur éclairé de nos antiquités troyennes, possède les manuscrits provenant d'Edouard-Thomas Simon, de Troyes, qui s'est beaucoup occupé aussi de rechercher sur nos anciens artistes, et qui a fouillé partout pour recueillir ce qui s'y rapporte. M. Millard, avec sa complaisance ordinaire, dont je ne saurais trop le remercier, a mis à ma disposition les papiers de M. Simon. Ils renferment, entre autres documents précieux, un Ms., qui, quoique n'ayant pas un caractère authentique, offre un grand intérêt par les détails qu'il contient et dont la véracité d'ailleurs ne saurait être contestée. C'est un résumé des comptes de la fabrique de Saint-Nicolas depuis l'an 1534 jusqu'en 1589.
J'ai puisé largement dans ces différentes sources, de sorte que mon travail offre un assez grand nombre de documents inédits.
Il est resté tel qu'il a été composé en 1853, mais j'y ai ajouté des notes pour le mettre au courant du progrès archéologique de notre ville.
Voici la liste des ouvrages imprimés que j'ai le plus souvent consultés, avec indication des signes abréviatifs sous lesquels je les désigne :
1° Topographie historique de la ville et du diocèse de Troyes, par Courtalon-Delaistre. Troyes, 1783, 3 vol. — Je l'appellerai Topographie Troyenne ou Top. Tr.
2° OEuvres inédites de Grosley, publiées par M. PatrisDebreuil. Paris, 1812, 3 vol. — Les deux premiers volumes, lesseuls où j'aipuisé, renferment les Mémoires sur les Troyens célèbres. — Je les désigne sous le nom de Troyens célèbres ou Tr. cél.
ARTISTES TROYENS. 239
3° Mémoires historiques et critiques pour l'histoire de Troyes, par Grosley, publiés par M. Simon. 2 vol ; Troyes, 1811. — Mém. hist.
4° Ephémérides de Grosley, publiées par M. PatrisDebreuil. 1811, 2 vol. in-12. —Ephémérides Troyennes ou Eph. Tr.
5° Voyage archéologique et pittoresque dans le département de l'Aube, sous la direction de M.Arnaud. Troyes, 1837 et années suivantes. — Voyage Archéologique ou Voy. Arch.
6° Notice des principaux monuments de la ville de Troyes, par F. M. Doé. Troyes, 1838. — Not. de Doé.
7° Archives historiques du département de l'Aube, par A. Vallet de Viriville. Troyes, 1841. — Arch. hist.
J'ai ajouté à cette revue les fac-simile de signatures inédites de quelques artistes et aussi de quelques industriels et artisans.
240 ARTISTES TROYENS,.
CHAPITRE Ier.
Architectes, Constructeurs.
On sait qu'au XVIe siècle une révolution commença à s'opérer dans l'architecture. Au style ogival, qui avait créé tant d'admirables églises, succéda l'ancien style grec ; mais celui-ci n'osa pas d'abord se montrer franchement et subit assez longtemps l'influence de son devancier. D. en résulta un style mixte, où l'ogive se marie au plein ceintre, de telle sorte qu'il reçut un nom particulier, celui de style de la Renaissance. Si les édifices religieux qu'il a produits ne sont pas aussi élégants que ceux des siècles précédents, il a donné le jour à beaucoup de châteaux qu'on admire.
La ville de Troyes se courba alors sous le joug de la mode. Elle fit reconstruire un grand nombre d'édifices, d'après le nouveau style. Une malheureuse circonstance lui en fournit alors l'occasion : Une partie de la ville fut incendiée en 1524. Sept églises y périrent, entre autres, celles de Saint-Pantaléon, de Saint-Jean et de Saint-Nicolas.
Pour la nouvelle architecture, il fallait de nouveaux architectes. On en fit venir d'Italie. C'est alors que parurent à Troyes Jean GUALDO, auteur de l'admirable jubé de SainteMadeleine, terminé en 1517 ; Dominico RINUCCINI, florentin, bien souvent cité par nos annalistes sous le nom de Dominique, et Gabriel FABRO, son gendre. C'est vers le même temps que s'établit aussi dans notre ville Pierre BALORI, orfèvre-horloger, dont nous reparlerons.
Afin de donner une idée du mouvement architectural, nous allons citer les églises qui furent construites, terminées ou réparées à cette époque :
ARTISTES TROYENS. 241
L'église cathédrale, commencée vers l'an 1208, n'était pas encore terminée. En 1547, Jean BAILLY, né vraisemblablement à Troyes, avait succédé à Jean de Soissons dans la direction des travaux. Il gagnait 6 sous 8 deniers tournois par jour. On a peu de détails sur sa vie; mais on sait qu'il est mort le 19 août 1559. Il est inhumé dans l'église. Son épitaphe nous apprend que le Chapitre lui fit cet honneur, tant à cause de l'estime singulière qu'il avait pour ses talents, que pour les bons services qu'il en avait reçus. ( Voy. Arch., p. 130. Annu. du clergé, par M. l'abbé Coffinet, p. 140.)
M. Vallet de Viriville a donné la signature et la marque de J. Bailly. (Arch. hist., pl. IV.)
Saint-Pantaléon et Saint-Nicolas. Leur reconstruction a commencé peu de temps après l'incendie dont nous avons parlé. Un habitant de Troyes, Michel Oudin, qui avait fait trois fois le voyage à Jérusalem, et qui avait relevé le plan du Saint-Sépulcre, avait inspiré l'idée d'en exécuter un sur son modèle dans la nouvelle église Saint-Nicolas. La proposition fut mise à exécution.
Pour les travaux dont cette dernière église a été l'objet, nous nous appuierons souvent sur le précieux manuscrit mentionné dans la préface, et que nous désignerons sous le nom de Comptes de Saint-Nicolas.
L'église des Cordeliers. Quelques parties de cette église, qui n'existe plus, furent construites en 1523 et 1546.
La Madeleine. La tour fut commencée en 1531 et terminée en 1559 (1).
Saint-Jean. La tourelle de l'horloge fut faite en 1555 par les architectes MARTIN et Jean DEVAUX. (Top. Tr. T. 2., p. 194.)
(1) Dans le compte-rendu du Congrès archéologique tenu à. Troyes en 1853, on trouve (p. 421) un mémoire intéressant sur la construction de Sainte-Madeleine, par M. Alexandre Assier. Ce mémoire fournit beaucoup de détails sur nos anciens artistes.
T. XXXIII. 16
242 ARTISTES TROYENS.
Saint-Nizier. L'église fut reconstruite en 1535. Le portail fut achevé en 1574, et la tour entreprise seulement en 1602.
Saint-Remy. Le portail est de l'an 1555.
Montier-la-Celle, près de Troyes. La reconstruction de l'église du couvent fut entreprise en 1517 ; elle n'existe plus.
Saint-André, près de Troyes. L'église était achevée en 1536.
Sainte-Savine, faubourg de Troyes. On y a exécuté, dès la fin du XVIe siècle, des travaux qui se sont continués dans le XVIIe.
Saint-Martin-ès-Vignes. C'est vers 1590 qu'on songea à reconstruire l'église de cette paroisse, autrefois faubourg de Troyes, aujourd'hui réunie à cette ville. Par acte du 25 mai 1593, passé devant MM. Corrard et Berthelin, les marguilliers et principaux habitants de la paroisse empruntèrent à Marguerite Dare, veuve de Jacques Lalement, marchand, la somme de 50 écus 10 sols « que les dictz recong» noissans ont dict estre pour employer à la rédifficafion » de l'église Saint-Martin qu'ilz font à présent bastir. »
L'église de Villechétif, près Troyes, fut construite plus tard. On la doit à la libéralité de Loyse Angenoust, femme de noble homme Jehan d'Aubeterre, sieur dudit heu. Par son testament du 5 février 1604, elle « veult et entend qu'il » soit prins sur le plus cler de son bien la somme de quatre » mil livres tournois pour estre employée à l'édiffication » d'une église proche le villaige de Villechétif au lieu et » place où le projet est jà faict. »
Plusieurs de nos beaux châteaux datent de l'époque de la Renaissance. Nous citerons, entre autres, celui de Polisy, dont on vantait la magnificence, et celui de Rosières, situé aux portes de Troyes, qu'on admire encore aujourd'hui. Quant à celui-ci, il existe un contrat qui établit, si nous ne nous trompons, la date précise de sa construction. C'est un
ARTISTES TROYENS. 243
acte du 3 novembre 1585, passé devant Berthelin et Corrard, notaires à Troyes, par lequel Jehan Roux, pierrieur à Polisy, vend à Adrien de Pétremol, trésorier-général de France en la province de Champagne, seigneur de Rosières et de Laines-Boureuses, la quantité de 200 blocs de pierre de Polisot, qui devront être voitures par eau et charriés au chastel de Rosières, le tout au prix de 8 sols par chacun pied vendu.
Maintenant nous allons passer en revue ceux de nos constructeurs qui furent alors les plus occupés.
Gérard FAULCHOT, maître maçon à Troyes, est le premier qui se présente. C'est lui qui, en 1517, entreprit l'église de Montier-la-Celle, dont les échafauds et la charpente furent conduits par Jean MAUROY, maître charpentier. (Eph. Tr.t 2, p. 251.
A propos de ces qualifications de maçon et charpentier, nous devons dire qu'à cette époque le mot architecte n'était pas ou était peu usité. Les maîtres constructeurs d'édifices en faisaient souvent eux-mêmes le dessin et en dressaient les plans. En voici une preuve entre mille. Lorsqu'en 1382, le Chapitre de la cathédrale de Troyes voulut faire poser un jubé dans l'église, il avait mis ce jubé au concours. Henri de Bruixelles, maçon, et Michelin, aussi maçon, concoururent et chacun d'eux dut exposer devant le public le pourtrait dont il était l'auteur. Celui du premier, exécuté sur parchemin, avait été préféré.
Gérard FAULCHOT fut ensuite choisi pour la reconstruction de l'église Saint-Nicolas. Il y travaillait en 1533 avec Jehan FAULCHOT, que nous croyons être son fils (Arch. hist. p. 313). Mais probablement il mourut peu de temps après; car il n'en est plus question à partir de l'an 1535, et le dernier en eut seul la direction. (Comptes de Saint-Nicolas.)
Les journées de Jehan Faulchot, d'abord fixée à 4 sols par jour, furent alors portées à 5 sols. En 1541, il élevait le portail de l'église.
244 ARTISTES TROYENS.
En 1550, il avait achevé les deux voûtes et les deux piliers du portail de Saint-Yves et les quatre voûtes du Montdu-Calvaire.
La même année, un forfait est conclu avec lui. Il s'engage, moyennant 500 livres, à terminer le portail de l'église et à construire la chapelle de Saint-Yves.
L'année suivante, il fait la maçonnerie du Ciboire.
En 1553, il reçoit 600 livres pour les trois piliers et les quatre doubleaux.
En 1562, il refait le pilier boutant du jardin d'Olivet. L'année d'après, on lui donne 600 livres pour la construction du sépulchre de la chapelle.
Il continue à travailler pour l'église Saint-Nicolas jusqu'à l'année 1575, mais il est probable qu'il mourut peu de temps après; car en 1580 c'était un autre constructeur qui dirigeait les travaux de l'église. \
M. Vallet de Viriville a reproduit la signature de J. Faulchot sous l'année 1552. (Arch. hist.)
Il y a eu delà même famille un autre Gérard FAULCHOT, maître maçon. Sa signature est au bas d'un acte de l'an 1584.
Remy MAUVOISIN, maître maçon, qui succéda à J. Faulchot pour les travanx de Saint-Nicolas, est signalé comme ayant été l'architecte de Saint-Jean dans les années 1570 à 1574. (Arch. hist., p. 313). On le voit figurer dans les comptes de Saint-Nicolas en 1580. Il fut alors chargé, moyennant 500 livres, d'élever dans l'église six piliers de dix-huit pieds de hauteur chacun. Dans les années suivantes, on lui donne 110 livres pour quatre arcades et entablements construits près du choeur. Vers l'année 1589, il raccoutra l'arcade d'une voûte. A partir de là il n'en est plus question.
Sa signature est au bas d'un acte de l'an 1584.
Du temps de Remy Mauvoisin, vivait Jehan PESCHAT qui fut employé comme charpentier à la construction de l'église Saint-Nicolas. Il remplaça vers 1583 la charpente
ARTISTES TROYENS. 245
d'une partie de la haute ramée de l'église et des basses chapelles. Il reçut tant pour ce travail que pour la fourniture du bois la somme de 200 écus. Dans des actes de 1584 à 1586, il est qualifié maîtrecharpentier pour le roi à Troyes. Nous possédons également sa signature.
De lui descendait sans doute Louis PESCHAT , prêtre et chanoine de Saint-Etienne de Troyes. Celui-ci, s'étant appliqué à l'étude des beaux-arts, entreprit la réparation des tombeaux de Henri Ier et de Thibaut III, comtes de Champagne, qui étaient dans l'église Saint-Etienne. Il exécuta ce travail avec beaucoup de goût et mérita de grands éloges. Louis Peschat mourut le 11 février 1743. (Ms. Simon.)
Un autre maître-charpentier du XVIe siècle, Nicolas DEBARRY, dit le Jeune, fut aussi très-occupé. En 1572, il fut chargé avec Michel MORREY et Abraham VILLOTTE d'édifier le beffroy dans la tour neuve de l'église Saint-Pierre. (Arch. hist., p. 115.)
Par acte du 19 juillet 1584, il s'engagea envers les marguilliers de l'église Sainte-Savine-lès-Troyes à construire un jubé pour leur église, moyennant la somme de 90 écus sol, le tout suivant le pourtraict qui a esté délaissé par les ditz marguilliers au dict Debarry. Nous possédons l'original de ce marché, dont copie sera jointe à cette notice.
La signature de Nicolas Debarry est au bas d'un acte de l'an 1584.
Nous ajouterons qu'il épousa, suivant contrat du 16 juin 1588, Jehanne de Villiers, veuve de feu Claude Chérot, en son vivant marchand, demeurant à Troyes. Il vivait encore en 1594, et travailla alors avec Gérard Faulchot à la réparation de l'abbaye de Saint-Martin-ès-Aires.
Jean et Claude DEBARRY, sans doute ses fils, exerçaient à Troyes la profession de charpentier en 1622. (Arch. hist., p. 116).
En mettant fin à ce chapitre, qui servira de préambule à
246 ARTISTES TROYENS.
notre travail, nous devons faire observer que si le XVIe siècle a été une époque de décadence pour nos édifices religieux, si l'architecture a hésité et a produit des oeuvres mixtes sans caractère, il n'en a pas été de même des autres arts qui ont pour base le dessin. Jamais notre ville n'a brillé d'un plus grand éclat et ne s'est acquis plus de gloire par ses sculpteurs, ses peintres, ses verriers et autres artistes. Les chapitres suivants le prouveront jusqu'à l'évidence.
CHAPITRE II.
Peintres sur verre.
Autrefois la ville de Troyes était renommée pour la richesse de ses verrières. « Il n'est peut-être pas, dit Pierre » Le Vieil, de canton en France qui renferme des vitres » peintes aussi précieuses et en aussi grand nombre que la » ville de Troyes en Champagne et ses environs. » (Traité hist. de la peinture sur verre, p. 30.)
Malgré les ravages du temps et de la première révolution, nos églises possèdent encore des vitraux remarquables. La cathédrale seule en a 182 qui excitent l'admiration. Les églises Saint-Urbain, Saint-Jean, Sainte-Madeleine, Saint-Pantaléon, Saint-Nicolas, Saint-Martin, offrent également des chefs-d'oeuvre en ce genre. Ils doivent attirer notre attention non-seulement au point de vue de l'art, mais en raison de l'intérêt local qu'ils présentent. La plupart sont dus à des artistes troyens, et plusieurs offrent des sujets tirés de notre histoire. Ainsi on y trouve des comtes de Champagne, des évêques de Troyes, l'apothéose de
ARTISTES TROYENS. 247
sainte Mâthie, l'histoire de sainte Jule, et les images des donateurs.
Nous possédons des verrières du XIVe et même du XIIIe siècle. Toutefois Jacquinot PLUMEREUX est le plus ancien des peintres verriers de Troyes dont le nom nous ait été transmis. Il avait composé les verrières de la chapelle du palais des comtes en 1377. (Top. Tr., t. 2, p. .)
On cite ensuite JACQUEMIN, vivant en 1383 ; Guyot BRISETOUT (un sobriquet sans doute), en 1412; Jean de BAR-SURAUBE, en 1460.
A la fin du xve siècle, nos peintres verriers étaient si connus par leur mérite que la ville de Sens eut recours à eux pour les vitraux d'une croisée de sa cathédrale. Le doyen et les fabriciens se rendirent à Troyes en 1500 et firent marché avec Lyevin VARIN, Jehan VERRAT et Balthazard GODON, qui s'engagèrent à composer toutes les verrières de ladite croisée avec forme de verre et de plomb « moyennant 16 blancs seulement pour chacun pied tout » de couleur et peinture. » Lyevin Varin se fit remplacer par Jehan MACADRÉ, son neveu, dont nous allons reparler. L'ouvrage fut livré en 1503. (Arch. hist., p. 315).
Nous sommes arrivé au XVIe siècle qui, à Troyes, a été fécond en peintres verriers comme en artistes de tout genre. De cette époque, nous ne citerons qu'en passant Nicolas CORDONNIER et Jacques COCHIN, dont il sera question dans la série des peintres; Pierre LAMBERT; Charles VERRAT ; Eustache PLANSON, dont M. Vallet de Viriville a donné la signature caractéristique mise au bas d'un acte de l'an 1560, et François POTHIER qui, en 1572, demeurait, ainsi que le précédent, dans la rue Moyenne, du côté de SaintUrbain.
Mais avant de nous arrêter aux trois plus fameux maîtres de cette époque, MACADRÉ, SOUDAN et GONTHIER, nous signalerons ici un peintre verrier dont nos écrivains ne parlent pas, Jehan MASSON, qui fut employé à décorer l'église Saint-
248 ARTISTES TROYENS.
Nicolas. En 1550, il exécuta moyennant 75 livres une verrière pour la chapelle Saint-Yves de cette église. En 1559, il raccoutra la vitre de Thobie; et, l'année suivante, quatre petites vitres de la chapelle Saint-Sébastien. La grande verrière de Saint-Sébastien, qui fut posée en 1563, est probablement de sa main. (Comptes de Saint-Nicolas.)
Revenons à Jehan MACADRÉ qui, comme on l'a vu, travailla en 1503, en remplacement de Lyevin Varin, aux verrières de la cathédrale de Sens. On le regarde comme le maître de Linard GONTIER. Il a laissé une grande réputation de talent. Voici ce que dit de lui un des Ms. de M. Simon, qui reproduit certainement le jugement d'un ancien auteur :
« En ce temps-là (1503), le nommé Jean MACADRÉ, » peintre sur verre, arriva à un si haut point d'excellence » en cet art, que ny les siècles passés n'en ont pas vu de » semblable, ny les siècles futurs n'en peuvent produire un » qui le surpasse. On n'a qu'à jeter les yeux sur les vitres de » la plus part des églises et sur celles de la plus part des » bourgeois chez qui elles sont présentement conservées... » Il y a de quoy s'étonner en voyant des ouvrages de la » dernière finesse. »
On ne connaît toutefois que certaines verrières de SaintPantaléon qu'on puisse attribuer d'une manière positive à cet artiste éminent, et encore lui donne-t-on LUTEREAU pour associé. Ce sont des grisailles qui représentent l'histoire du Nouveau-Testament avec celle de Daniel, et une suite de batailles. Ces dernières ont été exécutées avec autant de force que de correction. On assure que le cardinal de Richelieu en offrit 18,000 livres. (Eph. Tr., t. 2, p. 245. Top. Tr. t. 2, p. 321. Notice de M. Doé, p. 108.)
M. Vallet de Viriville a constaté qu'il travailla pour l'église Saint-Jean en 1549, et il a donné un fac-simile de sa signature et de sa marque sous cette date. (Arch. hist.)
Nous avons vu un acte qui constate que Jehan MACADRÉ,
ARTISTES TROYENS. 249
verrier, habitait en 1572 la grande rue du côté de SaintUrbain.
On le regardait encore comme l'auteur d'une verrière qui existait dans une des chapelles de l'église Saint-Etienne. Mais il paraît qu'elle étaitd'un autre Jean MACADRÉ. Celui-ci, du faubourg Saint-Antoine de Troyes, vivait en 1592. L'auteur des Archives historiques de l'Aube a donné trois fois sa marque. Jean MACADRÉ, deuxième du nom, aurait exécuté en 1624 la verrière dont nous venons de parler et qui était très estimée. Elle représente le martyre de SaintEtienne et a été détruite avec l'église. Mais le dessin original de l'artiste existe encore. Il faisait partie de la collection de M. Arnaud. Ce Jean Macadré a travaillé pour l'église Saint-Jean en 1592 et 161'4, et pour Notre-Dame-auxNonnains en 1596. (Arch. hist.)
Il a encore existé un Nicolas MACADRÉ, verrier, qui fut occupé dans la même église Saint-Jean en 1591, et dont la signature est reproduite dans les archives historiques.
Entre Jean Macadré, premier du nom, et Linard Gontier, se place Jean SOUDAN OU SOUBDAIN, de Troyes. Il est l'auteur de la grande rose de la cathédrale placée au dessus de l'orgue. Il y travailla depuis le mois de juillet 1546 jusqu'au mois de juillet 1547. (Ann. du Clergé, p. 154). M. Vallet de Viriville le regarde comme l'auteur d'une foule de travaux admirables. (Arch. hist., p. 315). Mais quelles sont ses autres oeuvres? Qui a composé ces magnifiques roses ou, comme on disait autrefois, ces roues qui brillent aux collatéraux de la cathédrale? On l'ignore.
On a plus de renseignements sur Linard GONTIER. Il est sans contredit le plus célèbre de nos peintres verriers, et on le cite dans tous les traités de la peinture sur verre comme un des premiers artistes en ce genre. Nous réunirons ici tous les documents que nous avons pu recueillir sur lui, en suivant, autant que possible, l'ordre chronologique.
Il travaillait déjà comme peintre dès l'an 1596. Il fit
250 ARTISTES TROYENS.
alors, moyennant la somme de trente sols, un tableau qui fut placé dans l'église Saint-Jean. Nous possédons sa quittance dont voici la copie :
« J'ai soubzsigné confesse avoir receu du sr Nicolas Dare » le jeune, tuteur du sieur Guillaume Dare et feu sa femme, » la somme de trente soulz, et ce pour avoir paint un ta» bleau pour la dicte defuncte femme de Guillaume Dare, » qui a esté mis en l'église Saint-Jehan proche la chaire. » — Fait ce 1er juillet 1596.— Signé : Linard Gontier. »
Cette pièce prouve que Linard Gontier ne s'est pas livré exclusivement à la peinture sur verre. Nous remarquons autre chose encore : c'est que la marque de l'artiste diffère ici de celle que nous a donnée M. Vallet de Viriville. Quant à la signature, elle a le même caractère. Seulement celle de 1596 a plus de fermeté et provient d'une main plus jeune.
Nous allons maintenant indiquer les peintures sur verre dont Linard Gontier est l'auteur.
Il composa deux vitraux pour l'église Sainte-Maure près Troyes. Le premier représente le jugement de Salomon, et le second l'arbre de Jessé, aux branches duquel sont attachés, sous les noms des rois de Juda, les portraits de nos rois de la troisième race. On y reconnaît Henri IV sous le nom d'Amos; à ses pieds est à genoux J. Thévignon, prieur du lieu, donateur du vitrail en 1603. (Top. Tr., t. 3, p. 121. Notice de M. Doé, p. 121.)
On voit, par les comptes de Montier-la-Celle des années 1607 et 1608, que Linard Gontier était alors le vitrier de cette maison. (Eph. Tr., t. 2, p. 251.)
Vers la même époque, il exécuta pour l'hôtel de l'Arquebuse de Troyes plusieurs peintures sur verre qui existent encore, et font l'ornement des fenêtres de la grande salle de la bibliothèque publique de la ville.
Les vitres du parvis de l'église Saint-Remy sont du même artiste : mais on ne dit pas à quelle époque il y travailla. (Eph. Tr., t. 2, p. 227.)
ARTISTES TROYENS. 251
Il exécuta en 1623, pour l'église Saint-Etienne, un vitrail représentant la Sainte-Vierge entourée des attributs des litanies. Ce morceau a été transporté dans l'église de SaintNicolas, où il est conservé. (Voy. ArchéoL, p. 28.) Il est probable que le marché du 10 décembre 1622, qui est dans nos archives, s'applique à cette oeuvre. Il s'y engage envers l'église Saint-Etienne à refaire une verrière moyennant 50 livres tournois. (Arch. hist., p. 128.)
L. Gontier fit, en 1624, la vitre du martyre de SaintEtienne pour l'église de ce nom. (Ms. Simon.) Elle a été gravée dans le Portefeuille archéologique, d'après le dessin original signé de l'auteur, que possède M. Camusat de Vaugourdon. C'est une très belle composition qui justifie les éloges donnés à notre artiste. Au bas est un écusson qui offre trois têtes de cerf. Il y a lieu de penser que le donateur appartenait à la famille troyenne de La Ferté, dont les armes sont d'azur à trois têtes de cerf d'or.
En 1625, il exécuta le vitrail de la Parabole du Pressoir pour l'église Saint-Pierre où il est conservé. Ce magnifique morceau a été reproduit par la lithographie dans le Voyage archéologique qui en donne la description, et d'après le dessin original que possédait M. Arnaud. Il a été commandé et donné à l'église par les frères Jean et François Pineau, dont le premier était chanoine de la cathédrale. Tous deux y sont représentés dans l'attitude de la prière. lis ont sans doute fourni l'idée du sujet qui a permis à l'artiste de peindre de nombreuses grappes de pineau, formant les armes parlantes des donateurs.
Notre artiste travailla aussi pour l'église Sainte-Savine dans les années 1620, 1626 et 1628 ; pour l'église SaintJean-au-Marché, de 1627 à 1640; pour l'église SaintMartin-ès-Vignes, de 1630 à 1636; et enfin pour l'église de Rumilly-les-Vaudes, à une époque que nous n'avons pu déterminer. (Voy. Arch., p. 71. Arch. Tr., p. 203 et 204.)
252 ARTISTES TROYENS.
Les oeuvres de Linard Gontier forment toute sa biographie. Quand est-il né ? Quand est-il mort? Quels étaient ses parents ? Où a-t-il été inhumé? On ne le sait : on ne connaît pas le moindre incident de sa paisible existence.
En supposant qu'il eût vingt-cinq ans en 1596, date de ses premiers travaux, il sera né en 1571. Il est probable qu'il mourut peu de temps après 1640, âgé d'environ soixante-dix ans.
Il eut pour frère, suivant Le Viel, Jehan GONTIER, comme lui peintre-verrier. Celui-ci travailla pour l'église SaintEtienne du 12 juin 1646 au 22 avril 1648, et pour l'église Saint-Jean en 1649. L'auteur des Archives historiques du département de l'Aube a reproduit sa marque sous cette dernière date. (Arch. hist., p. 128 et 204.)
M. Arnaud a parlé avec détail des travaux exécutés à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle dans l'église Sainte-Savine-lès-Troyes, et des artistes qui y ont coopéré. Il cite, entre autres, Toussaint AUDIGER (on a imprimé Rudiger par erreur) qui fut chargé de refaire et d'accoutrer les vitres de l'église. Nous avons vu sa quittance autographe qui est du 26 janvier 1603. La signature est accompagnée d'une marque caractéristique. Nous reproduisons cette quittance textuellement :
« Le soubt singné Toussaint Audiger verrier demt à » Troys congnoist et confesse auoir esut et receu de Saue» nien Corsard et Jehan Riuet mariliez de la fabrique » saincte Savine la somme de six hures pour auoir refaict » toute les verriere et remettre des piesse ou il en auoit de » caze (cassées) et auoir relevé les panaulx. Tesmoing mon » sainct manuel si mint (ci-mis). Faict le vingt sixiesme » jour de januier mil six cans et troys. — Signé : T. Au» diger. » Sa signature et sa marque seront reproduites à la suite de ce travail.
A l'époque de Linard Gontier, la peinture sur verre avait atteint la perfection. Elle était à la mode et par con-
ARTISTES TROYENS. 253
séquent fort encouragée. On l'employait non-seulement à décorer les temples et édifices publics, mais même les châteaux et les maisons particulières. Voyez ce que nous avons dit à l'article de Jean Macadré, premier du nom. Les fenêtres ou plutôt les verrières recevaient les peintures. Nous en trouvons surabondamment la preuve dans un acte du 2 décembre 1582, contenant loyage à noble homme Hugues Mauroy, d'une maison sise à Troyes, rue de la Poulaillerie. Il y est dit que les salles sont garnies de leur estevant de menuiserie, et de verrières en l'une desquelles sont empreintes les armoisies des Esguiseyz.
Les armes de celui qui commandait la peinture y étaient représentées; et c'est un moyen de déterminer les donateurs des vitraux qui décorent les églises.
Par son testament du 8 novembre 1586, damoiselle Ysabeau Clérembault, veuve de noble homme Hugues Mauroy « laissa à l'oeuvre et fabrique monsieur St-Nicolas » de Troyes la somme de vingt escus sol pour estre em» ployez à faire une verrière en ladicte église en tel lieu » que ses exécuteurs testamentaires adviseront : en laquelle » verrière sera painct une statue de femme avec les armoi» ries de ladicte testatrice et quatre enffans masles et deux » filles derrière, tous à genoux, et le plus tot que faire se » pourra. »
A partir de Linard Gontier, on ne cite plus parmi nous que des artistes qui lui sont bien inférieurs en talent. L'art déclina rapidement. Bientôt on fut moins frappé des chefsd'oeuvre produits par la peinture sur verre que des inconvénients qu'elle entraînait. D'ailleurs, la mode avait changé. L'architecture grecque, en détrônant le style ogival, avait repoussé cette peinture qui en faisait un des principaux ornements : si bien que les verriers étant moins recherchés devinrent moins habiles, et qu'ils finirent même par disparaître tout à fait, et leur art avec eux.
Notre siècle, en réhabilitant l'architecture ogivale, a eu
254 ARTISTES TROYENS.
le désir de retrouver le secret de la peinture sur verre, et de restaurer les verrières que le temps, aidé de l'indifférence, a si cruellement dégradées. Des efforts intelligents ont été tentés sur plusieurs points, et ont été couronnés d'un plein succès.
La ville de Troyes n'est pas restée en arrière de ce mouvement des esprits. Il appartenait à la patrie des Macadré et des Gontier de produire ou de former des artistes dignes de redonner la vie à leurs oeuvres mutilées. Inspirés par les modèles qui les entourent, MM. VINCENT-LARCHER et MARTIN-HERMANOWSKA sont parvenus à composer des peintures sur verre qui peuvent, à certains égards, rivaliser avec les anciennes, et, chose plus difficile, à restaurer des morceaux de manière à ce que les nouvelles pièces ne forment pas disparate. Grâce à ces deux artistes et à leurs successeurs, les églises de notre ville pourront reprendre leur première parure et resplendir comme aux beaux jours de Macadré et de Linard Gontier.
CHAPITRE III.
Peintres.
Nous n'aurions peut-être pas dû séparer nos peintres sur verre de nos peintres proprement dits; car, jusqu'à la fin du XVIe siècle, les deux qualités se confondaient. Mais en ceci, nous nous conformons à l'usage général. D'ailleurs, les artistes, après avoir hésité quelque temps, finissaient par se consacrer spécialement au genre dans lequel ils réussissaient le mieux. Quoi qu'il en soit, notre ville, riche en
ARTISTES TROYENS. 255
tout genre, nous offre encore ici des maîtres de premier ordre.
Nicolas CORDONNIER est le plus ancien de cette série dont le nom nous ait été transmis. Il demeurait à Troyes, dans la Grande-Rue, et on le surnommait le peintre. Il pratiqua les deux genres de peinture et composa en l'an 1515 la vitre des orfèvres placée à Sainte-Madeleine dans la chapelle de Saint-Eloi. Pour cette oeuvre, il reçut 30 livres de salaire et 10 livres de récompense. On donna en outre à son serviteur, à titre de pot de vin, la somme de 15 sols. (Ms. Simon.)
Le manuscrit des comptes de Saint-Nicolas dit, sous l'année 1550 : « Les marguilliers donnent à Cordonnier, le » peintre, la somme de 20 livres. » Et sous l'année 1553 : « C'est Nicolas Cordonnier, peintre, qui a fait le tableau de » Michel Oudin. » Grosley donne sur ce morceau, dont il admirait l'exécution, des détails pleins d'intérêt. Il déplorait déjà le peu de soin qu'on en prenait de son temps. (Tr. cél., art. Oudin.) Un dernier outrage était réservé de nos jours au chef-d'oeuvre de Nicolas Cordonnier. Il a été repeint par un barbouilleur qui l'a totalement perdu. (Voir une notice de M. Arnaud, insérée dans l' Annuaire de l'Aube pour 1834, p. 212.)
Les peintures composées par Nicolas Cordonnier pour l'église Saint-Nicolas ont été célébrées par Jean Arselin, poète troyen qui vivait à cette époque. (Ms. Simon.)
Il a existé un autre peintre du même nom. On possède en effet un acte du 18 juillet 1586 où comparaissent Nicolas CORDORYER, marchant painctre, et Olyve Massey, sa femme , demeurant à Troyes. C'est sans doute le fils du précédent.
En 1605, Nicolas Cordonnier, painctre verrier, reçut la somme de trois livres pour avoir painct et doré l'image de la Passion de l'église Sainte-Savine. En 1624, il composa
256 ARTISTES TROYENS.
pour la même église le tableau de saint Maur. (Voy. Arch., p. 71.)
Quand on s'occupe d'artistes troyens, on est souvent obligé de les passer en revue non pas individuellement, mais par famille. Le père transmettait à ses descendants son art avec son nom : heureuse habitude qui constate que chacun d'eux y trouvait honneur et profit. Ces réflexions nous sont encore inspirées ici par la famille PASSOT, de laquelle sont sortis plusieurs peintres.
Le premier, et nous croyons le plus remarquable, est Jacques PASSOT, dit l'aîné, contemporain de Nicolas Cordonnier, premier du nom.
On faisait peindre alors par des artistes des statues en bois ou en pierre. Notre Jacques Passot fut plusieurs fois employé pour des travaux de ce genre par l'église Saint-Nicolas. C'est ainsi qu'il peignit le brancard de la vraie croix du Calvaire en 1538 ; les images ou statues de la chapelle de la Toussaint en 1539 ; le grand Dieu du Calvaire et la statue de saint Yves, en 1550. On lui donna cent sous pour ce dernier travail.
Il composa pour la même église une oeuvre plus importante, savoir, le tableau de la chapelle de la Toussaint. Il en fut payé, en 1549, suivant quittance de M. Protat, marguillier. (Comptes de Saint-Nicolas.)
Jacques Passot, dit l'aîné, comparaît dans un acte du 28 février 1583, comme tuteur des enfants mineurs de lui et de feue Catherine Domino, sa femme. Au même acte comparaît Jacques PASSOT, dit le jeune, son fils.
Celui-ci fut peintre aussi ; et on trouve à la même époque Louis et Nicolas PASSOT, sans doute ses frères.
Jacques et Louis PASSOT passent un marché, le 19 juin 1629, avec l'église Saint-Etienne, pour peindre les voûtes neuves et pour exécuter d'autres travaux. (Arch. hist., p. 128.) Nicolas vivait encore en 1645.
Paillot de Montabert, qui est une autorité en pareille ma-
ARTISTES TROYENS. 257
tière, nomme avec éloge Jacques Passot. Traité compl. de la peinture (1).
Nous avons encore à citer ici deux lignées d'artistes, celle des COCHIN et celle des POTHIER.
Jacques COCHIN, le premier dont il soit fait mention, est qualifié peintre dominotier et marchant d'images à Troyes. Il vivait en 1549. M. Vallet de Viriville le nomme parmi les peintres verriers. De lui descendent des artistes distingués dont plusieurs ont été membres de l'Académie de de peinture (2).
Les Ms. de Simon signalent comme un peintre célèbre
(1) M. Le Brun-Dalbanne cite cette mention trouvée dans les Ms. du chanoine Breyer : « Au mois de septembre 1629 est décédé » Passot, peintre fameux, demeurant à Troyes. » (Les Bas-reliefs de Saint-Jean, p. 77.)
(2) Les registres de la paroisse Saint-Sulpice, d'Orléans, contiennent les deux actes suivants :
« Le 27 novembre 1638, Jacques COCHIN, de Troyes, peintre, fils » de deffuncts Noel Cochin et de Elisabeth Geoffroy, a épousé Nicole » Sémillard, fille de Valentin SÉMILLARD , aussi peintre, et de def» functe Nicolle Godin, tous de la ville de Troyes, demeurans en » cette paroisse. »
« Le 8e jour de janvier 1640 fut baptisée Anne, fille de Jacques » Cochin, peintre, et de Nicolle Sémillard, son épouse. Le parrain » Claude BAUDESSON, me peintre, de Troyes en Champagne : la » marraine Anne Pasquelot, épouse de Valentin Sémillard, de » Saint-Liphard de cette ville d'Orléans. »
D'autres actes de la même ville constatent que Nicole Gaudin (sic), femme de Valentin Sémillard, me peintre, mourut le sam. 23 janvier 4638 ; qu'il épousa en 2es noces Anne Pascot (sic), dont il eut plusieurs enfants, entre autres : — 1° Catherine, mariée le 3 janvier 1664 à Jacques de Villeneuve, fils de Claude, me charron, lequel Jacques meurt en 1667 ; — 2° Elisabeth, baptisée le 10 octobre 1649, ayant pour parrain Pierre Sémillard, mariée, le 28 juillet 1670, à Jean de La Garde, fils de Jean, vivant me masson, entrepreneur à Orléans; — 3° Marguerite, dite fille de Valentin Sémillard, md imagier, baptisée le 24 févr 1651.
(Renseignements recueillis par M. Herluison, libraire à Orléans, originaire de Troyes).
T. XXXIII. 17
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de Troyes Jean POTHIER, mort en 1557. Nous n'avons pas d'autre indication sur cet artiste. Est-ce d'après une tradition certaine que notre Simon lui attribue de la célébrité? Existe-t-il d'autres documents qui appuient cette assertion? Nous l'ignorons.
L'auteur des Archives du département de l'Aube a donné un fac-simile de la signature et de la marque de François POTHIER, peintre, qui travailla pour l'église Saint-Jean, en 1549.
Eustache POTHIER, probablement fils de François, demeurait à Troyes en la Grande-Rue, du côté de Saint-Urbain, en 1572. L'auteur des Archives historiques a également reproduit sa signature et sa marque. Nous les possédons aussi au bas d'un acte du 19 juillet 1593 , où il donna quittance à Nicolas Dare de la somme de 20 écus « pour avoir doré » et peint l'enseigne et guidon cornette avec la cote d'ar» mes, casques et gantelets pour les funérailles de feu M. de » Sesac, en son vivant, sieur de Polisy. » La marque est la même que celle publiée dans les Archives historiques (1).
Il convient de dire ici quelques mots de la confrérie ou communauté des peintres de Troyes. Elle était fort ancienne dans notre ville ; mais ses statuts et les actes émanés d'elle dans les siècles antérieurs au XVIIe ne sont pas ou sont peu connus.
Courtalon-Delaistre nous apprend que, vers 1645, les
(1) L'existence d'un de nos peintres qui nous font honneur nous à été révélée par M. Roschach, correspondant de la Société Académique de l'Aube. Il s'agit de Jean CHALETTE, de Troyes, peintre de l'hôtel de ville de Toulouse (1581-1643). Le mémoire de M. Roschach a été inséré dans le recueil de notre Société, année 1867. L'auteur y décrit amplement, et de la manière la plus intéressante, les oeuvres nombreuses de Jean Chalette qui fut à la fois peintre portraitiste et miniaturiste. Dans le recueil de la Société, il y a un dessin de notre éminent artiste.
ARTISTES TROYENS. 259
peintres, vitriers (peintres-verriers) et brodeurs établirent dans l'église Saint-Urbain une confrérie de saint Luc, à la chapelle de la Croix ou du Prince. Un nouvel autel y fut construit à leurs frais. Jacques Ninet de Létain, sur lequel nous reviendrons, donna le grand tableau du rétable, qui est de sa composition.
Pierre BRISOT (aliàs Brisset) fit présent de celui qui est sur l'aile droite de l'autel : Nicolas Passot, dont nous avons déjà parlé, offrit celui de l'aile gauche. En 1666, Jacques MOREL enrichit la même chapelle du saint Jacques qui est sur la droite. Enfin, en 1685, Jacques CLÉMENT donna le saint Jean dans l'île de Pathmos qui est à gauche. (Top. Tr., t. IL)
Il n'entrait pas dans notre plan de donner des détails sur les peintres de Troyes qui ont vécu longtemps après le XVIe siècle, mais nous avons une si riche moisson à faire que nous ne pouvons résister au désir de l'étaler en partie sous les yeux du lecteur. Qu'il nous soit donc permis de citer encore ici ceux de nos peintres dont notre ville s'enorgueillit le plus.
Jacques NINET DE LÉTAIN, né à Troyes, élève de Vouet, vivait en 1629 et 1645. On trouvera d'amples renseignements sur cet artiste distingué dans la Biographie des Troyens célèbres, t. 2, p. 238.
Louis HERLUISON a travaillé pour nos églises et mérite par son talent d'être placé à côté de Ninet de Létain. Epuisé par l'excès du travail, il mourut à l'âge de 40 ans. Il est né à Troyes, le 20 juillet 1667. D'après Mariette, il est mort le 12 février 1706. (Eph. Tr., t. 2, p. 245; Tr. cél.; Top. Tr., t. 2, p. 189; Notice de Doé, p. 103; Les Graveurs troyens, par M. Corrard de Breban.)
Un autre peintre de Troyes, de la même époque et d'un grand mérite, mais d'un genre différent, mourut comme
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Herluison, dans la fleur de son âge ; c'est Pierre PAUPELIER. Il était fils d'un habile menuisier sculpteur dont nous reparlerons. Il eut l'honneur d'enseigner à Louis XIV à peindre des fleurs en miniature. Cet artiste, qui fut agrégé à l'Académie de peinture, décéda à Troyes le 18 juin, aliàs, le 15 janvier 1666, à l'âge de 45 ans, et fut inhumé dans l'église Saint-Remy. (Voy. Arch., p. 195; Tr. cél., t. 2, p. 305.) Ses oeuvres ont subi pour la plupart le sort des fleurs qu'elles représentaient; elles n'ont pas eu une longue durée.
L'ordre des idées nous amène à citer ici Nicolas BAUDESSON, fils, comme Pierre Paupelier, d'un menuisier-sculpteur de Troyes dont il sera question, et comme lui célèbre peintre de fleurs (1). Il fut aussi, en 1679, reçu membre de l'Académie royale de peinture. Mais il fournit une plus longue carrière que les précédents. Né en 1611, il mourut à Paris le 4 septembre 1680.
Un BAUDESSON, sans doute fils de Nicolas, est compris en qualité de peintre sur la liste de l'Académie de peinture, dans la description de Paris, par Germain Brice. (Tr. cél., t. 1, p. 43.)
NICOT, l'un des meilleurs élèves de Poussin, naquit à Troyes et mourut en cette ville, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Il nous est connu par des tableaux sur bois qui ornent l'église Sainte-Madeleine. (Eph. Tr., t. 2, p. 142 ; Notice de Doé, p. 101 ; Annuaire de l'Aube, pour 1834, p. 215.)
Un autre artiste, que nous croyons aussi fils d'un de nos menuisiers sculpteurs, J. CHABOUILLET, se distingua comme peintre au pastel. On a de lui plusieurs portraits, entre autres, ceux d'Eustache Quinot et de notre évêque Mallier.
(1) Ce Nicolas Baudesson pourrait bien être plutôt fils de Claude Baudesson, maître-peintre de Troyes, vivant en 1640, et mentionné plus haut dans une note.
ARTISTES TROYENS. 261
La plupart des artistes, dont nous venons de parler, ont acquis de la gloire et nous font honneur ; mais ils ont été surpassés par Pierre MIGNARD, né à Troyes en 1610, mort en 1695. Nous renvoyons pour ce qui le concerne à toutes les biographies et à tous les traités de peinture. Nous nous contenterons de dire qu'après avoir composé un grand nombre de chefs-d'oeuvre, il fut nommé, lors du décès de Lebrun, premier peintre du roi et directeur de l'Académie de peinture.
Il ne faut pas omettre Nicolas MIGNARD, frère aîné du précédent, portraitiste de grand renom, qui devint recteur de l'Académie et mourut en 1668.
En fait de peintres de portraits, nous ne devons pas nous arrêter à TIGER. Quoique fixé dans notre ville, il n'en était pas originaire. On a de lui un portrait de M. Bouthillier de Chavigny, évêque de Troyes.
Nous ne nous arrêterons pas non plus à Fr. TORTEBAT, qui a publié en 1668 un traité d'anatomie à l'usage des peintres et des sculpteurs, et dont l'origine troyenne est très contestable. Mais il n'en est pas de même de Jacques CARREY qui est bien un de nos compatriotes. Né en 1649, il est mort en 1726. Son nom se trouve dans toutes les biographies. Il accompagna à Constantinople l'ambassadeur de Nointel, afin de dessiner les objets d'art, les animaux et les paysages des riches contrées qu'il allait parcourir. (Tr. cél.., t. 1, p. 173 ; Eph. Tr., t. 2, p. 245; Top. Tr., t. 3, p. 121.) (1)
Enfin, Grosley cite Guillaume COSSART, peintre de paysage et d'histoire, mort en 1711. Son fils et son petit-fils exercèrent aussi la peinture dans notre ville. (Tr. cél., t. 1, p. 299; Eph. Tr., t. 2, p. 227; Top. Tr., t. 2, p. 189.)
(1) Voir, sur Jacq. Carrey, un Mémoire de M. Corrard de Breban, inséré dans les Mémoires de la Société Académique de l'Aube, année 1864. p. 77.
262 ARTISTES TROYENS.
La ville de Troyes, comme épuisée par le grand nombre d'artistes éminents qu'elle avait produits sous le règne de Louis XIV, fut à peu près stérile sous les règnes suivants ; mais, vers la fin du XVIIIe siècle, la culture des beaux-arts y reçut une nouvelle impulsion.
Une école de dessin y fut fondée, on peut le dire, avec enthousiasme. Plusieurs généreux citoyens contribuèrent à sa fondation par leurs largesses. Les artistes offrirent de donner gratuitement des leçons, et l'échevinage s'associa au mouvement. L'école fut ouverte aux applaudissements de tous, le 15 novembre 1773. Notre Edouard-Thomas Simon la célébra dans une ode qui ne manque pas de lyrisme. (Elle est insérée dans les Muses provinciales. Paris, 1788, p. 101.)
L'espérance que l'école de dessin a fait naître s'est réalisée. Elle a été une pépinière féconde. Non-seulement il en est sorti des artisans habiles, mais des mécaniciens, des peintres, des sculpteurs et des architectes, dont quelquesuns ont conquis une position très élevée.
Vers cette époque naquirent, à Troyes, deux artistes qui nous font le plus grand honneur et qui clorront dignement cette revue. Il nous suffira de les nommer pour rappeler leurs titres à notre reconnaissance.
Jacq.-Nic. PAILLOTDE MONTABERT, né en 1771, d'une famille noble, mort aveugle en 1849, n'a pas été seulement un peintre d'histoire, mais il est devenu le législateur de la république des arts par la publication de plusieurs ouvrages estimés, notamment par son Traité complet de la peinture.
Félix-Anne-Fr. ARNAUD, né en 1788, mort en 1846, a été un des professeurs de notre école de dessin. Il est bien connu par ses ouvrages sur nos antiquités artistiques, et il n'a pas peu contribué à inspirer le goût de l'archéologie à nos compatriotes.
Plusieurs autres marchent sur les traces de leurs devan-
ARTISTES TROYENS. 263
ciers, et promettent de ne pas laisser s'affaiblir la vieille renommée de notre ville.
CHAPITRE IV.
Sculpteurs.
Les églises de Troyes sont remplies des chefs-d'oeuvre de nos anciens sculpteurs. Mais, comme ils ne signaient pas leurs oeuvres, plusieurs d'entre eux sont tombés dans l'oubli. Il est donc très-difficile d'attribuer les morceaux qui sont dus à ceux dont les noms nous ont été transmis.
A défaut de renseignements sur nos sculpteurs qui ont vécu avant le XVIe siècle, nous arrivons tout d'abord à Collet et à Juliot, qui ont précédé de très peu de temps notre célèbre Gentil (1).
Guyot COLLET nous est révélé par les comptes de l'église Saint-Nicolas. C'est lui qui, en 1534, exécuta les images (les statues) du grand autel de cette église. Il gagnait cinq sols et son garçon deux sols par jour. En 1536, il composa, pour la
(1) On doit à M. Le Brun-Dalbanne les renseignements suivants : Sur la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, a vécu Jacques BACHOT, de Troyes, tailleur d'images, un des plus singuliers ouvriers de France, — suivant l'expression d'un de ses compatriotes. Il figure dans les comptes de Saint-Jean-au-Marché, en 1506 et 1507, pour une Notre-Dame et deux anges qu'il avait exécutés. Il alla se fixer en Lorraine. (Les Bas-reliefs de Saint-Jean-au-Marché, dans les Mémoires de la Société Académique de l'Aube, année 1865, p. 44.) On ne saurait trop recommander la lecture du mémoire de M. Le Brun-Dalbanne à ceux qui s'occupent de l'histoire de l'art troyen.
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même église, la statue de l'Ecce Homo qui fut placée sur la porte du jardin d'Olivet. C'est tout ce que nous avons pu savoir de cet artiste.
On possède plus de renseignements sur Jacques JULIOT, maître-sculpteur. En 1539, un traité fut conclu entre le couvent de Larrivour et ledit Jacques Juliot, marchant tailleur d'images à Troyes, pour la construction d'un rétable d'autel dans l'abbaye. (Eph. Tr., t. 2, p. 191.) Ce morceau, qui excitait l'admiration, était en jaspe de Venise. On y voyait trois bas-reliefs représentant la vie de saint Joachim et celle de la sainte Vierge. Girardon, suivant CourtalonDelaistre, disait qu'il s'y trouvait des figures qui ne seraient pas payées de leur pesant d'or. (Top. Tr., t. 3, p. 100.) Ces bas-reliefs ont été déplacés, mais n'ont pas péri. Ils font partie de la riche collection de M. Gréau. (Les Bas-reliefs de Saint-Jean, loc. cit., p. 50.)
On a du même artiste un rétable de maître-autel exécuté pour l'église Saint-Nizier, rétable que Grosley a attribué à tort à Gentil. (Not. de Doé, p. 99.) Courtalon en fait ainsi la description :
« L'ancien rétable du maître-autel, dans une chapelle » adossée à la sacristie, est d'un bon goût et d'une exécu» tion qui ne sent pas le gothique. Les attitudes des per» sonnages sont nobles et bien choisies. Les draperies lé»
lé» et bien jetées sont admirables Le soubassement
» est chargé de figures qui représentent les principaux évè» nements de la vie de la Vierge. Cette pièce est d'albâtre » et mérite d'être conservée. (1) »
Juliot sculpta aussi la pierre tumulaire d'Antoine Gérard, dernier abbé régulier de Montier-la-Celle, mort le 15 juin 1534. Elle représentait l'image du défunt. (Eph. Tr.,t. 2,
(1) Ce rétable avait disparu ; mais on en a trouvé, il y a quelques années, des fragments sous le dallage de l'église Saint-Nizier. Ils ont été recueillis par le musée de Troyes. (Les Bas-reliefs de SaintJean, p. 47.)
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p. 215; Voy. Arch.) Le musée de Troyes possède la tombe de Jean Truchot, prévôt de la même abbaye, mort en 1514, mais on ignore ce qu'est devenue celle de l'abbé Gérard.
Nous devons dire ici que la sculpture des tombes était un genre à part qui occupait un grand nombre d'artistes dans le XVIe et même dans le XVe siècle. C'était une sorte de gravure en creux qui admettait beaucoup d'ornementation. Il est facile de voir, par les pierres tombales qui nous restent, que des artistes de mérite y étaient employés. Mais ceux-ci signaient rarement leurs oeuvres, et nous ne pouvons en citer qu'un seul de Troyes. C'est Jehan LEMOINE, tailleur de pierres, qui a ainsi signé la tombe d'un chanoine, tombe qui se trouve dans notre cathédrale. (Voy. Arch., p. 156.)
Juliot donna aussi à l'église Saint-Urbain, sa paroisse, dont il fut marguillier, la table du grand autel.
Voilà tout ce que nous avons pu recueillir sur notre sculpteur Juliot, qui mourut le 12 novembre 1567. (Notice de Doé, p. 99; Antiquités de la ville de Tr., par Arnaud.) Il est inhumé dans l'église Saint-Urbain. Arnaud rapporte son épitaphe écrite en caractères gothiques. (Voy. Arch., p. 195.) — Nous la reproduisons : « Cy gist noble homme » Jacques Juliot, maistre sculpteur et mariglier de céans, » lequel a donné la table du grand hostel. Il décéda le XIIe » jour de novebre 1576 (lisez 1567). Priez por les tres» passez. »
Sa femme, Marguerite Rogier, l'avait précédé dans la tombe et était morte le 1er juin 1552. L'épitaphe qui existait, aux Jacobins de Troyes, l'appelait femme de Jacques Juliot, sculpteur de ymages, marchant à Troyes. (Mém. Tr., t. 2, p. 247.)
Le portrait de Juliot existait dans une verrière de l'église Saint-Jean. Il était représenté sur un siége en forme de trône, en costume du temps, et, chose étrange, jouant du
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violon. Ce morceau a passé à M. Vialard de Moris. Le portrait, dont la figure est très expressive, a été gravé dans les Antiquités de la ville de Troyes, par M. Arnaud.
Un acte du 5 mars 1596 nous fait connaître les enfants de Juliot, dont aucun n'embrassa la profession de son père. Ce sont : 1° François Juliot, avocat au bailliage et siége présidial de Troyes ; 2° Edme Juliot, chanoine de Bar-surAube ; 3° Jacques Juliot, écuyer, demeurant à Jaucourt, époux de Françoise Chamelot : il était mort en 1596, et avait laissé des enfants ; et 4° une fille, femme de Pierre Taperet, greffier à Jaucourt. Le même acte nous apprend que la maison de Jacques Juliot, le sculpteur, était située rue Moyenne. Presque tous nos artistes demeuraient dans le voisinage de l'église Saint-Urbain.
Nous arrivons au plus populaire de nos sculpteurs, à celui qui a le plus contribué à la décoration de nos édifices religieux. On voit que nous voulons parler de François LE GENTIL ou GENTIL, « sculpteur tant renommé par les ouvrai» ges qu'il a si bien faicts tant en la dicte ville (de Troyes) » en plusieurs places que hors d'icelles. » (Description de la France, par Fr. Desrues. — Imprimé à Troyes.)
On le regarde comme le précurseur de Girardon, et tous nos ouvrages locaux retentissent de son nom. Pourtant il est peu de sculptures qu'on lui attribue d'une manière certaine. En général, Grosley et Courtalon-Delaistre lui donnent pour associé Dominique le Florentin, dont nous avons déjà parlé.
Nous tâcherons de déterminer quelles sont les oeuvres qui appartiennent spécialement à notre compatriote François Gentil, et quelles sont celles que, suivant la commune renommée, il aurait composées en collaboration avec Dominique.
Il est nécessaire d'apporter de la critique dans cet examen. En effet, Grosley, qui a été suivi par nos écrivains, avoue qu'en attendant les lumières que procureront de nouvelles
ARTISTES TROYENS. 267
recherches, il donne à Dominique et à Gentil tous les morceaux qui n'ont pas d'auteur certain. (Eph. Tr., t. 2, p. 191.)
Nous mentionnerons tous les édifices où Gentil passe pour avoir laissé des sculptures, et nous commencerons par l'église Saint-Nicolas.
Saint-Nicolas. — Le Ms. contenant les comptes de la fabrique nous aidera particulièrement à reconnaître celles des sculptures dont Gentil est l'auteur pour cette église.
Nous ferons d'abord observer qu'il n'y est fait aucune mention de Dominique, point important qui permettra de décider qu'ici Gentil a travaillé sans collaborateur, s'il est constaté qu'il y a laissé quelques oeuvres.
Afin de mettre le lecteur à même de juger avec certitude, nous citerons textuellement les passages du manuscrit qui sont relatifs à notre sculpteur.
Il y est question de lui pour la première fois sous l'année 1550. Notez qu'avant cette époque la fabrique de l'église avait employé le sculpteur Guyot Collet.
On lit donc sous l'année 1550 : « François Le Gentil a » fait l'image de Saint-Yves. »
Continuons :
Sous l'année 1551 : « François Le Gentil a 35 sous » pour deux anges mis au-dessus du ciboire de l'église. »
Année 1553 : « François Le Gentil a la somme de 48 » livres pour le crucifix et les autres images qui sont sur le » portail de l'église. Fr. Le Gentil a encore 20 sous pour » les quatre figures qui se trouvent dans le bassin au-dessous » du crucifix à la grande porte de Saint-Nicolas. »
A partir de là, le Ms. se tait sur notre sculpteur.
Aucun écrivain ne mentionne la statue de saint Yves sortie du ciseau de Gentil. Elle dut être placée dans la chapelle consacrée à ce saint, chapelle sur laquelle le Ms. donne beaucoup de détails. Jean Peschat, charpentier, reçut 10 sous pour la poser et fournir l'engin nécessaire à l'opération.
268 ARTISTES TROYENS.
Elle fut mise en couleur la même année, comme nous l'avons dit, par Jacques Passot, peintre.
Grosley (Eph. Tr., t. 2, p. 194) attribue à Gentil et à Dominique le portail de l'église Saint-Nicolas. Nous reviendrons sur cette assertion ; mais nous devons faire observer dès à présent que les travaux de maçonnerie ont été conduits par Jean Faulchot (voir plus haut Constructeurs) ; et, quant aux statues qui décoraient les niches du portail, qu'elles étaient bien de Gentil, et non de Dominique : nous venons de le démontrer.
L'admiration de Girardon pour ce portail était sans doute moins excitée par l'architecture que par les statues de Gentil, qui malheureusement ont été détruites.
En revanche, Grosley signale comme étant de Gentil un Christ à la colonne, d'une proportion colossale, qui décore le Calvaire, et un Christ qui ressuscite, placé dans le sépulcre (Ibid., p. 246). Il a été suivi par Courtalon (Top. Tr., t. 2, p. 335). Le Ms., comme on l'a vu, n'en fait pas mention, et nous ignorons sur quelle autorité s'est appuyé l'auteur des Ephémérides. Quoi qu'il en soit, M. Arnaud, auteur de la notice insérée dans l' Annuaire de l'Aube pour 1834, p. 212, regarde le Christ à la colonne comme n'étant pas digne de Gentil (1), et quant au Christ qui ressuscite, il est placé dans un endroit si obscur qu'on ne peut guère en apprécier le mérite.
Eglise Saint-Etienne. — Le jubé qui avait coûté, en 1555, la somme de 1500 livres pour la maçonnerie, les bas-reliefs, les statues et tous les ornements qui le décoraient, était, d'après Grosley, l'ouvrage de Gentil et de Dominique. Il ajoute qu'il avait vu le marché passé à ce su(1)
su(1) Le Brun-Dalbanne est d'un avis tout différent. Il regarde ce morceau comme un chef-d'oeuvre et n'hésite pas à l'attribuer à Gentil. (Les Bas-reliefs de Saint-Jean, p. 57.)
ARTISTES TROYENS. 269
jet entre Dominique et le chapitre de Saint-Etienne. (Eph. Tr., t. 2, p. 191.)
Grosley attribue aux mêmes artistes le Mystère de la Conception de la Vierge. Ce sont, dit-il, deux belles figures, représentant saint Joachim et sainte Anne qui se rencontrent sous la porte dorée. (Eph. Tr., t. 2, p. 209.) Ce morceau a été transporté dans l'église Saint-Pantaléon.
Eglise Saint-Jean. — En 1541, Gentil reçoit 4 livres 10 sous pour deux images destinées à la Confrérie de la Conception Notre-Dame. — En 1548, il reçoit 20 sols pour réparations de sculptures. (Les Bas-reliefs de Saint-Jean, p. 68 et 69.)
En 1560, Gentil fit, pour les marguilliers de l'église SaintJean, moyennant la somme de 16 livres, l'image de saint Jean l'Evangéliste qui est au-dessus du maître-autel. C'est dans les Ms. de Simon que nous puisons ce renseignement précis qui paraît avoir été pris à bonne source.
Grosley, suivant son habitude d'associer Dominique et Gentil, dit que la statue de saint Jean l'Evangéliste et celle de saint Jean-Baptiste, qui forment pendants, sont de ces deux artistes. Courtalon a répété Grosley. (Eph. Tr., t. 2, p. 236; Top. Tr., p. 196.)
Notre Girardon, dans le maître-autel qu'il donna à l'église Saint-Jean, avait ménagé des places pour ces deux statues ; mais elles ont disparu à l'époque de la Révolution. M. Corrard de Breban soupçonne qu'elles ont été volées et vendues, et qu'elles décorent aujourd'hui une église de village. (Notice sur Girardon, 2e édit., p. 24.)
Le 8 juin 1572 (encore d'après les Ms. Simon) les mêmes marguilliers donnèrent à François Gentil, tailleur d'images, la somme de 6 livres pour un crucifix qui fut placé au-dessus du bénitier joignant le pilier auquel est attaché la cloison du choeur. Grosley n'en fait pas mention. Une Cène en albâtre, attribuée à Dominique et à Gentil, et exécutée aux frais de la communauté des tanneurs, déco-
270 ARTISTES TROYENS.
rait le rétable de l'autel du saint Ciboire. Déplacée à l'époque de la Révolution, elle a été encastrée au-dessus de l'autel des fonts, où on peut la voir. (Eph. Tr.; Notice sur Girardon, p. 24.) (1)
Les travaux de Gentil pour l'église Saint-Jean sont attestés par M. Vallet de Viriville, qui cite à cet égard les registres de nos archives cotés 563 et 578. (Arch. hist., p. 314.)
Eglise Saint-Nizier. — On croit, dit Courtalon, que le portail de cette église, qui fut achevé en 1574, est l'ouvrage de Gentil et de Dominique. (Top. Tr., t. 2, p. 262.) Nous ne connaissons aucun monument qui confirme cette tradition.
Eglise Saint-Pierre. — D'après les Ms. de Simon, au mois d'avril 1579 fut fait, par François Gentil, tailleur d'images, un tableau du trépas de la sainte Vierge, qui est dans la nef de l'église de Troyes. Voilà encore un renseignement précis qui a dû être puisé à une pièce ancienne et authentique. Il est d'autant plus précieux que nos écrivains n'en disent rien. Inutile de faire observer que le mot tableau signifie ici sculpture en demi-relief (2).
Eglise Saint-Urbain. — Grosley attribue à Dominique et à Gentil deux morceaux de cette église, un rétable dont il vante l'excellence et un monument funéraire. (Eph. Tr., t. 2, p. 226).
Ce dernier morceau, qui porte la date de 1570, a attiré
(1) M. Le Brun-Dalbanne, dans son mémoire sur les Bas-reliefs de Saint-Jean-au-Marché, donne les détails les plus précieux sur la cène en albâtre dont il s'agit, qu'il regarde comme une oeuvre magistrale ! Il la décrit et l'explique en connaisseur avec le style élégant et chaleureux qui le distingue. Nous ajouterons qu'il en place l'exécution entre les années 1535 à 1540.
(2) Ce bas-relief, dont M. Le Brun-Dalbanne parle avec un grand éloge, et dont il dorme la description, n'est plus à sa place, il a été recueilli par M. Gréau et fait partie de sa collection. (Les Bas-reliefs de Saint-Jean, p. 77.)
ARTISTES TROYENS. 271
l'attention de nos écrivains (Top. Tr., t. 2, p. 155 et 156). Le peintre Arnaud, qui l'a décrit, en porte un jugement très favorable. « Le sculpteur, dit-il, y a représenté une femme » couchée sur un tombeau et enveloppée d'un linceul. Le » naturel de la pose, la souplesse des draperies le rendent » digne du ciseau de Fr. Gentil auquel on l'attribue. (Ann. du département de l'Aube, pour 1834, p. 216).
M. Doé n'en parle pas avec moins d'éloge. C'est, à son avis, le plus précieux morceau de la Renaissance que Troyes possède actuellement. Notice, p. 179.
Eglise Saint-Pantaléon. — C'est surtout dans cette église que, d'après Grosley, Gentil et Dominique auraient déployé leurs talents. (Eph. Tr., t. 2, p. 244).
Ils seraient auteurs des sculptures qui suivent :
1° Un saint Sébastien et deux soldats qui l'accompagnent, adossés au premier pilier du choeur ;
2° Un saint Pierre endormi avec un ange qui vient l'éveiller ;
3° Uu saint Nicolas et ses trois enfants dans une cuvette ;
4° Le massacre des Innocents, en albâtre, dans la chapelle de la Visitation, dite aussi des Molé. Bas-relief exquis, dit Grosley, et dans le meilleur goût de l'antique. Malheureusement, une partie a été volée en 1782.
On attribue spécialement à Gentil vingt et une statues placées sur deux rangs avec clochetons et culs-de-lampe aux piliers qui soutiennent les voûtes, de proportion un peu au-dessous du naturel. Notice de M. Doé, p. 106.
Il faut ajouter que Grosley a regardé à tort Gentil comme auteur de la Notre-Dame-de-Pitié, accostée de deux anges, l'un en attitude d'adoration, l'autre de douleur, qui forment l'amortissement du maître-autel. Ce morceau, d'après l'inscription qu'il porte, est de Toussaint GONCIBER, qui le posa en 1606. (Top. Tr., t. 2, p. 320.) Cet artiste ne nous est pas autrement connu.
Eglise des Cordeliers. — Dans cette église, aujourd'hui
272 ARTISTES TROYENS.
détruite, étaient la Mater Dolorosa du jubé, saint Crépin et le Rictiovare, attribués par Grosley à nos deux artistes. (Eph. Tr., t. 2, p. 217.) Le tout a été transporté dans l'église Saint-Pantaléon. (Ibid. in notis.) Le saint Crépin a été reproduit dans le Voyage archéologique.
Eglise Saint-Remy. — L'auteur des Ephémérides regarde les mêmes artistes comme les auteurs de YEcce Homo placé derrière le choeur de cette église, à l'extrémité de la clôture du cimetière, assis et d'une proportion colossale (Ibid., p. 227). Suivant Courtalon, elle est de la main de Dominique, ainsi que celle qui est au dehors derrière le choeur, appelée vulgairement le Gros Dieu de Saint-Remy. (Top. Tr., t. 2, p. 221.)
Eglise Saint-Loup. — Le Gentil sculpta en 1549 le baptême de saint Augustin, grand morceau de dix figures, de grandeur naturelle, qu'on a transporté dans la chapelle des fonts baptismaux de Saint-Pierre. (Les Bas-reliefs de Saint-Jean, p. 69.)
Eglise Sainte-Madeleine. — Il s'y trouve une sainte Marthe, donnée par les servantes de la paroisse. Grosley, qui l'attribue à Dominique et à Gentil, assure que c'est le seul ouvrage d'eux qui se trouve dans cette église. (Eph. Tr., t. 2, p. 243.)
Eglise Saint-André. — Nos écrivains attribuent encore aux mêmes artistes le portail de l'église Saint-André-lèsTroyes, qui présente des détails d'une grande délicatesse. Il fut terminé en 1549. (Eph. Tr., t. 2, p. 194 et 248 ; Top. Tr., t. 3, p. 22.)
Sainte-Maure près Troyes. — Dans l'église de ce lieu on distingue un Ecce homo et une sainte Anne, exécutés par Gentil, aux frais de Villain, prieur de l'église. On y voit les armes parlantes de celui-ci, c'est-à-dire un poisson appelé vilna ou vilain. (Top. Tr., t. 3, p. 121.)
Enfin, on regarde encore Gentil comme l'auteur d'un morceau qui a servi à un usage trivial, nous voulons parler
ARTISTES TROYENS. 273
de ce qu'on appelle communément la salière de Grosley. C'est une sculpture en bois où l'artiste, suivant la tradition, a représenté, en la chargeant, la figure du chanoine Guy Mergey, qui avait su lui déplaire. « Quelques coups de » serpe, dit Grosley, ont fait les frais de ce masque et lui » ont imprimé un air, un caractère et des traits qui réunis» sent la bêtise, la crapule et la lubricité. »
La salière de Grosley qui, dit-on, fait aujourd'hui partie du cabinet de M. Delaborde, a été gravée de face et de profil dans les Ephémérides de 1759. Elle a été reproduite de nouveau avec un article de M. Vallet de Viriville, dans le Magasin pittoresque de 1842, p. 8.
Nous avons achevé la nomenclature des oeuvres attribuées à Gentil.
D'après ce qui précède, nous avouons que nous sommes disposé à croire que Dominique, dont le nom est souvent accolé à celui de notre artiste , était architecte plutôt que sculpteur, comme le Primatice, son maître. On doit avoir remarqué que Grosley est presque le seul écrivain qui lui ait attribué des morceaux de statuaire, et qu'il ne cite à cet égard aucune autorité, si ce n'est la tradition.
Quand il est plus précis, il s'agit de parties d'édifice où l'architecte et le sculpteur pouvaient avoir un travail distinct. Tel est le jubé de l'église Saint-Etienne, que Dominique s'était engagé à construire, d'après un marché que l'auteur des Ephémérides avait vu. On peut admettre qu'en sa qualité d'architecte, l'artiste florentin avait fourni le plan, et qu'étant chargé de l'entreprise, il aura confié les détails de la sculpture à notre sculpteur troyen.
Le même raisonnement s'appliquera au portail de l'église Saint-André, à celui de Saint-Nizier et à celui de SaintNicolas. Pour celui-ci, Jean Faulchot aurait conduit la maçonnerie.
L'association de travaux qui, suivant toute apparence, a T. XXXIII. il
274 AUTISTES TROYENS.
uni quelquefois les noms de Dominique et de Gentil, aura été la cause de la confusion dans laquelle on est tombé.
Notons que, dans les écrits où on les cite l'un et l'autre, Gentil est constamment appelé tailleur d'images et sculpteur, et qu'on ne donne nulle part, que nous sachions, une qualité semblable au Florentin.
Si notre opinion est fondée, nous serons moins embarrassé pour déterminer la part de chacun d'eux dans nos édifices. Nous saurons que l'un en a fourni le plan, et que l'autre l'a décoré de statues (1).
On a peu de renseignements biographiques sur François Gentil. On ne connaît ni la date de sa naissance, ni aucun détail de sa vie. Les uns fixent sa mort à Troyes en 1580, d'autres en 1588. (Voy. arch., p. 67. Annuaire cité, p. 211.)
Il était certainement d'une famille troyenne. A l'époque où on l'employait pour l'église Saint-Nicolas, un des marguilliers de cette église était Pierre Le Gentil (en 1551). Nous avons vu très souvent le nom de cette famille dans les actes relatifs à la ville de Troyes, mais rien qui s'appliquât à notre artiste.
M. Vallet de Viriville a reproduit sa signature et sa marque dans les Archives historiques du département de l'Aube.
Le château de Rumilly-lès-Vaudes, dit Grosley, possédait le portrait de Gentil peint à l'huile par lui-même. Ce portrait a péri dans un incendie. Notre compatriote Sorin en avait tiré une copie au pastel que le même Grosley a vue.
(1) Toutefois, M. Le Brun-Dalbanne, tout en attribuant à Fr. Gentil les admirables sculptures de la cène de Saint-Jean-au-Marché, dit, en parlant de cet artiste : « Il est à croire qu'à Gentil, qui était., comme Michel Ange, sculpteur et architecte, appartenait plus spécialement l'ordonnance générale des compositions » (Loc. cit.
p. 56 et 57). Nous ne pouvons partager cette opinion.
ARTISJEES TROYENS. 275
Eph. Troy., t. 2, p. 253. Un portrait de Gentil, qui était conservé dans la famille de l'artiste, se trouve au Musée de Troyes. »
Les statuaires mentionnés ci-dessus ne sont pas les seuls que la ville de Troyes ait produits. Il en est deux surtout qui sont venus plus tard contribuer à sa gloire. Nous voulons parler de Girardon et de Simart.
François GIRARDON, né en 1628, mort en 1715, fut sculpteur ordinaire du roi, chancelier et recteur de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Nous engageons le lecteur à consulter l'excellente notice sur la vie et les oeuvres de cet artiste, par M. Corrard de Breban. (Troyes, 1850, in-8°.)
Charles SIMART, né en 1806, grand prix de Rome pour la sculpture, est devenu membre de l'Académie des beauxarts. (1).
Entre ces deux hommes célèbres se placent Jean JOLY, élève de Girardon. (Tr. cél., t. 2, p. 45), et François MIGNOT, qui a exécuté pour l'hôtel - de - ville de Troyes, en 1687, la statue de Louis XIV. (Ms. Simon; Eph. Tr., t. 2, p. 196.)
CHAPITRE V.
Menuisiers-Sculpteurs.
Les menuisiers de Troyes ont beaucoup contribué à l'embellissement de nos édifices religieux. Les buffets d'orgue, les chaires à prêcher, les stalles, les entablements d'autels,
(1) Il est mort prématurément des suites d'une chute, le 27 mai 1857. On doit, à M. Gustave EYRIÈS, une ample biographie et une appréciation de l'oeuvre de notre éminent artiste. — Voir les Mémoires de la Société académique de l'Aube, année 1860.
27 6 ARTISTES TROYENS.
grand nombre de coffrets et de bahuts d'un travail exquis sortaient de leurs mains. Tous ces objets étaient ornés de sculptures. Ils exécutaient même des statues en bois. Aussi beaucoup de menuisiers prenaient-ils dans le XVIe siècle le titre de menuisiers-sculpteurs, et ils le méritaient autant que l'artiste dont le ciseau taille le marbre.
On en connaît peu qui aient vécu avant le XVIe siècle.
Pierre PRIEUR, huchier, est le plus ancien dont on nous ait transmis le nom. Il construisit, en 1511, une chaire à prêcher pour l'église Saint-Jean. Cette chaire était, dit Courtalon, élevée par personnages, et placée contre le pilier de l'autel de tous les saints. Elle fut payée, avec le revêtement du pilier et les bas coffres, la somme de trois livres. On la remplaça en 1584 par une autre qui a elle-même disparu. (Top. Tr., t. 2, p. 193.)
Combien d'autres chefs-d'oeuvre ont péri moins par les ravages du temps que par l'amour de nos aïeux pour le changement ! On a souvent sujet de faire cette triste réflexion.
Un autre menuisier-sculpteur fort habile, Christophe MOLU, composa, en 1527, la statue de Notre-Dame-deLorette pour l'église Saint-Nicolas. (Top. Tr., t. 2,p. 334.) Il était aussi auteur d'un bas-relief placé dans le choeur de l'église Saint-Etienne et qui représentait le martyre de ce saint. Il l'avait composé en 1538, et avait reçu, pour prix de cette oeuvre, la somme de douze livres. Les ms. de Simon nous le représentent encore comme ayant travaillé toute sa vie aux tabernacles qui décoraient autrefois le maître-autel des églises, et qui, dans plusieurs compartiments chargés de personnages, représentaient les principaux évènements de la Passion de Jésus-Christ. Simon vante le fini de ces morceaux, et ajoute : « Le goût ayant fait ce que le temps peut » faire, on les a détruits ou relégués la plus part dans les » chapelles collatérales pour y substituer des autels à la ro-
ARTISTES TROYENS. 277
maine. » (Voir aussi Troyens célèbres, t. 2, p. 205.) (1)
Les comptes de l'église Saint-Nicolas nous apprennent que Damiens DOUBLET, menuisier, exécuta beaucoup de travaux pour cette église. Antérieurement, il avait fait, moyennant quatre cents livres, le buffet d'orgues de l'église Saint-Martin. C'est en 1538 qu'il commença à travailler pour Saint-Nicolas. 11 composa alors le brancard de la vraie Croix destinée au Calvaire, — brancard dont les colonnes étaient portées par des anges. Le tout fut doré par Jacques Passot, peintre troyen.
En 1550, il reçut cent sous pour la partie qui se trouve du côté du vieux mont du Calvaire (nous copions textuellement le ms.). Même année, il reçut quatre livres dix sous pour le tableau et voutoir de la chapelle de Saint-Yves. L'année suivante, on lui paie la fenêtre du Ciboire, le châssis de l'intérieur du même Ciboire , et le vitrillage de la cloison du grand autel. (Comptes de Saint-Nicolas.)
Pierre CLÉMENT, menuisier-sculpteur, contemporain de Damiens Doublet, exécuta en 1550 le buffet d'orgues qui était dans l'église Saint-Etienne. ( Voy. arch., p. 29.)
CHABOUILLEY construisit, en 1561, l'autel et le tabernacle de l'église Saint-Nicolas, qui furent dorés en 1670, par Sennequin, batteur d'or. Ce fait est attesté par Courtalon (Top. Tr., t. 2, p. 336); mais le manuscrit cité plus haut n'en fait pas mention. — Un autre CHABOUILLEY travailla en 1667 au maître-autel de Saint-Jean. (Arch. hist., p. 119.)
M. Vallet de Viriville cite de la même époque, parmi nos habiles menuisiers, Jacques MILON. (Arch. hist., p. 314.)
Nous arrivons à celui de nos menuisiers-sculpteurs, dont le nom est le plus connu. Nous voulons parler de Noël FOURNIER. Il excellait, dit Grosley, dans les bas-reliefs. Le
(1) Consulter les Bas-reliefs de Saint-Jean-au-Marché (loc. cit., page 43).
278 ARTISTES TROYENS.
banc des marguilliers de la paroisse Saint-Remy est de lui. II sculpta des chaires pour les églises de la Madeleine, de Saint-Nicolas et de Saint-Remy. Le même auteur dit que la chaire de cette dernière église, qu'il travailla avec le plus de soin et de succès, porte la date de 1608, et qu'il y a mêlé son chiffre parmi les ornements. (Tr. cél., t. 1, p. 376.)
On possède aux Archives de l'Aube un marché du 21 octobre 1610, entre Antoine et Noël FOURNIER, menuisiers, demeurant à Troyes, d'une part, et l'église Saint-Jean, d'autre part. Les premiers s'engagent à construire pour l'église un buffet d'orgues, moyennant la somme de mille livres. L'acte est signé des parties avec la marque d'Antoine Fournier. (Arch. hist., p. 119.)
Le même Noël Fournier fit, le 4 janvier 1626, un marché avec l'église Sainte-Savine-lès-Troyes pour y construire une chaise à prescher. Elle existe encore aujourd'hui. Nous renvoyons aux détails intéressants que M. Arnaud donne à ce sujet dans le Voyage archéologique, p. 71. Toutefois nous donnerons plus bas copie du marché, parce que ce dernier ouvrage ne l'a reproduit ni entièrement ni avec fidélité.
Noël et Antoine Fournier étaient probablement frères. A ce sujet, nous sommes disposé à croire que l'auteur du Voyage archéologique s'est trompé en attribuant aux frères Huchier les quatre-vingt-dix stalles d'une grande beauté qui décoraient l'église Saint-Etienne de Troyes (p. 29). Huchier avait le même sens que menuisier, et il est très-possible qu'on ait désigné par ce mot les deux frères Fournier (1).
(1) On possède le portrait de FOURNIER de Troyes, sculpteur à Rome. Est-ce notre Noël Fournier ? Aurait-il été appelé dans la VilleÉternelle par la notoriété de son talent? Y termina-t-il ses jours? Nous ne pouvons faire à cet égard que des conjectures. Nous n'avons pas vu, d'ailleurs, le portrait qui est fort rare. (Consulter les Recherches sur les personnages nés en Champagne, dont fil existe des portraits, par M. Soliman Lieutaud.)
ARTISTES TROYENS. 279
M. Vallet de Viriville a donné la marque d'Antoine Fournier, d'après un acte de 1605. Cette marque représente un rabot. (Arch. hist., p. 318.) Il ajoute (p. 472 in nous) qu'au-dessus du second étage ou second soubassement du portail principal de la cathédrale, il existe une galerie où sont plusieurs poternes; et que, sur une dé ces poternes, on remarque le rabot d'Antoine Fournier, gravé sur la pierre avec ce monogramme et cette date : A. 1633.
A côté de la marque d'Antoine Fournier, sont jointes, dans les Archives historiques, celles de Gabriel NOBLET, menuisier en 1571 et 1572, lequel n'existait plus en 1584. On peut être surpris que la marque de celui-ci soit différente à deux dates aussi rapprochées. Nous serions tenté de croire qu'il y a erreur, ou que la marque s'applique à deux menuisiers du même nom, si nous n'avions déjà remarqué que la signature de Linard Gontier n'a pas toujours été la même.
Ici nous ferons observer que la marque des menuisiers ne représentait pas toujours un rabot. Témoin un acte du 9 juin 1584, par lequel Jehan LELONG, François MAIRAT et François BRIZOT, menuisiers, demeurant à Troyes, s'engagent à payer, à noble homme Nicolas Largentier, bourgeois, la somme de 119 écus pour prix de certaine quantité dé chevrons de bois de sciage. J. Lelong a une espèce d'équerre. La marque de Fr. Mairat nous paraît représenter un bras étendu avec la main fermée, et celle de Brizot est sans caractère. Il est vrai que ces trois menuisiers ne sont pas qualifiés sculpteurs.
Continuons la revue de nos menuisiers les plus habiles.
La famille Herluison en a fourni un grand nombre. Nous trouvons- un Toussaint HERLUISON qui, le 4 août 1588, prend en location une maison, sise à Troyes, rue Moyenne. — Pierre HERLUISON qui, de son mariage avec Judith Blampignon, eut François HERLUISON, maître menuisier àTroyes, vivant en 1634. —Courtalon cite aussi un HERLUISON, me-
280 ARTISTES TROYENS.
nuisier, auteur, en 1741, de la chaire de l'église Saint-Jeanau-Marché. (Top. Tr., t. 2, p. 193.)
La famille Blampignon, alliée à celle qui précède, et qui a fourni plusieurs artistes à notre ville, lui avait donné aussi un menuisier, Etienne BLAMPIGNON. Il livra en 1547, à l'église Saint-Nicolas, une table d'autel pour être mise au mont du Calvaire. (Comptes de Saint-Nicolas.)
Un de nos plus habiles menuisiers-sculpteurs est Augustin PAUPELIER (et non Paupelin, comme l'a dit Grosley). « Cet artiste, dit M. Arnaud, avait laissé dans les maisons » religieuses des rétables et des chaires à prêcher sculptées » de sa main. Il existe plusieurs dessins à la plume signés » de lui qui sont touchés et croqués avec esprit. » ( Voy. arch., p. 195.)
En décembre 1625, Augustin Paupelier, demeurant à Troyes, passa un marché avec les marguilliers « de l'oeuvre « et fabrique de madame Sainte-Savine pour faire trois « images pour mettre devant le grand portail de ladite église, » deux desquelles seront chacune de quatre pieds de hau» teur et représentant l'une saint Savinien et l'autre sainte » Savine; quant au troisième (sic.) qui représentera mon» sieur saint Fiacre, il doit se faire de trois pieds de hau» teur... Et lesdits trois images pour la somme de 60 livres » tournois. » Ces sculptures existent encore et ont été à tort attribuées à François Gentil. (Voy. arch., p. 71.)
Paupelier est mort en 1659 et a été inhumé dans l'église Saint-Urbain. On voyait encore, du temps de Grosley, son épitaphe dans un cartouche de bon goût, qui ornait la travée où sont placés les fonts baptismaux. (Tr. cél., t. 2, p. 305; et Voy. arch., p. 195.)
M. Arnaud possédait quinze dessins de Paupelier. (Voir le catalogue fait après son décès en 1847, art. 272.)
Nous terminerons cette revue par un menuisier-sculpteur de Troyes, BEAUDESSON, qui mérite d'être mis au rang des
ARTISTES TROYENS. 281
Molu, des Fournier et des Paupelier. Il eut l'honneur d'être le premier maître de notre Girardon, qui avait été placé en apprentissage chez lui. Beaudesson travailla avec son jeune élève pour le chancelier Séguier, à son château de SaintLiébault. (Tr. cél., t. 1, p. 385.) Nous ignorons l'époque de sa mort ; mais il fut inhumé dans l'église Saint-Urbain, où était, du temps de Grosley, son épitaphe en marbre noir. (Ibid., p. 42.)
Non-seulement Beaudesson eut l'honneur de former notre Girardon, mais il eut celui de donner le jour à un peintre célèbre que nous avons déjà nommé, Nicolas Beaudesson, reçu membre de l'Académie royale de peinture en 1679.
S'il était besoin de démontrer l'étroite liaison qui existe entre l'art du menuisier et les autres arts qui ont pour base le dessin, nous la prouverions par le grand nombre d'artistes éminents en peinture et en sculpture qui sont sortis de la communauté de nos menuisiers.
CHAPITRE VI.
Brodeurs.
L'art de la broderie tenait de très-près à la peinture : aussi voyons-nous que les brodeurs faisaient partie avec les peintres de la confrérie de Saint-Luc.
Leur art s'exerçait sur les tapisseries, sur les habits sacerdotaux, sur les bannières, etc. Les broderies représentaient des ornements et souvent aussi des sujets dont le dessin était compliqué. Les musées, les trésors des églises possèdent de véritables chefs-d'oeuvre en ce genre.
Les tapisseries étaient autrefois beaucoup plus usitées
282 ARTISTES TROYENS ;
qu'aujourd'hui. A en juger par plusieurs inventaires et procès-verbaux qui nous sont passés sous les yeux, il n'y avait pas de bourgeois de Troyes un peu aisé qui n'en possédât quelqu'une (1).
On plaçait les tapisseries non-seulement au bas des lits, autour des cheminées et sur le plancher, mais on en mettait aussi tout autour des chambres là où l'on pose aujourd'hui des panneaux de bois ou de papier. C'était surtout aux tapis placés verticalement et hors de l'atteinte des pieds qu'on apportait le plus d'art et de magnificence. La mode avait tellement multiplié cette sorte de décoration que les marchands de meubles en ont pris et conservé le nom de tapissiers, et bien que le papier peint ait remplacé le plus souvent les tapis pour l'ornement des murs, on dit encore tapisser une pièce.
Il a longtemps existé à Troyes de ces anciennes tapisseries du XVIe siècle qui étaient intéressantes, soit au point de vue de l'art, soit comme offrant des sujets d'histoire locale. On citait, entre autres, celles qui se trouvaient dans le choeur de l'église Saint-Urbain, et où était figurée la vie du pape Urbain IV, né à Troyes, et fondateur de cette église. On y voyait son père qui travaillait du métier de cordonnier, et sa mère qui filait la quenouille. Elles avaient été composées en 1525, aux dépens du chanoine Claude de Lirey, dit Boullanger. (Top. Tr., t. 2, p. 155.)
Les tapisseries représentaient ordinairement, comme les verrières, les armes de celui pour qui elles avaient été faites. Par acte de 4 septembre 1587, noble homme Jacques Drouot, demeurant à Troyes, pour s'acquitter envers noble homme Pierre Corrard, son gendre, de la somme de deux cents écus qu'il lui doit, lui donne, entre autres choses, sept pièces de
(1) D'après M. Lacordaire (Not. hist. sur les Tapisseries des Gobelins, Paris, 1853, p. 6). La ville de Troyes est une des premières de France où on se soit livré à l'industrie des tapis.
ARTISTES TROYENS. 283
tapisserie à fleurs et feuillage, au milieu de chacune desquelles il y a une armoirie ; item, une autre pièce de tapisserie à fleurs et feuillage, garnie, de deux armoiries ; deux autres pièces de tapisserie étroites, garnie chacune de trois armoiries; des mantelets de tapisserie frangés, etc.
Le Portefeuille archéologique de la Champagne donne des chefs-d'oeuvre de broderie conservés dans nos églises.
Aucun de nos brodeurs troyens n'est particulièrement connu. Mais Grosley nous signale une famille comme ayant été habile dans les travaux de la broderie, la famille CHEVRY, dont nous verrons le nom parmi les orfèvres. Il lui a même consacré un article dans la Biographie des Troyens célèbres. Il affirme que des ornements d'église, exécutés par les Chevry, pouvaient soutenir la comparaison avec ce que Paris offrait de mieux en ce genre, soit pour le goût du dessin, soit pour la perfection de l'exécution. (Tr. cél., t. 2, p. 236.)
CHAPITRE VII.
Graveurs.
Nous aurions peut-être dû parler des graveurs immédiatement après avoir parlé des peintres, car autrefois beaucoup d'artistes exerçaient simultanément l'art de la peinture et celui de la gravure; mais, comme ce dernier art est d'une origine moderne, on trouvera tout naturel que nous les placions ici.
Troyes a dû posséder des graveurs dès les temps les plus anciens. On sait que cette ville était connue par la fabrication des cartes à jouer qui ont donné naissance à la gravure. Toutefois, on n'y trouve pas trace de l'art qui nous occupe avant le XVIe siècle.
284 ARTISTES TROYENS.
Papillon, en son Traité historique et pratique de la gravure en bois (Paris, 1766), cite les GARNIER, de Troyes, comme ayant, de père en fils, depuis 1522 jusqu'en 1729, gravé beaucoup de planches d'après leurs propres dessins. Le plus ancien de tous serait Noël GARNIER. Il cite encore (p. 511 du t. 1), de la même famille, Pierre GARNIER et son fils, tous deux imprimeurs comme ayant exercé à Troyes l'art de la gravure en bois (1). Il en parle au surplus, avec raison, comme d'artistes peu habiles.
Un de nos compatriotes, M. Varlot, a publié en 1850 une Illustration de l'ancienne imprimerie troyenne, contenant 210 gravures sur bois du XVe au XVIIIe siècle, et, en 1859, une suite à ce recueil sous le nom de Xylographie. Cette publication reproduit une partie des mauvaises gravures sur bois qui se trouvent dans les anciens ouvrages de colportage imprimés à Troyes, tels que la Danse Macabre, les Almanachs et tous les volumes de la Bibliothèque bleue.
Si l'on considère que, pendant près d'un demi-siècle, Pierre Garnier, l'imprimeur -graveur, a publié les ouvrages de ce genre, on ne peut douter que l' Illustration ne contienne quelques-unes de ses pièces et de celles des autres Garnier. Mais il est difficile de les distinguer. Peu d'entre elles portent des signatures ou marques. D'ailleurs, les ouvrages dont il s'agit n'offrent généralement rien de local. Les imprimeurs pouvaient faire graver les bois à Paris ou dans d'autres villes, et on a la preuve qu'ils le firent très-souvent. Dans le recueil publié par M. Varlot, les attributions seraient d'autant plus difficiles, que les planches sont données sans aucun ordre et sans indication des recueils où elles figurent.
(1) Pierre Garnier a été imprimeur à Troyes, de 1696 à 1738. (Recherches sur l'imprimerie à Troyes, par M. Corrard de Breban.)
ARTISTES TROYENS. 285
Nous avons vu la signature de Nicolas BLAMPIGNON, graveur à Troyes, au bas d'un acte du 25 juin 1594.
Philippe THOMASSIN, né dans notre ville vers le milieu du XVIe siècle, est connu comme un habile graveur, et a été la tige d'une lignée qui en a produit plusieurs autres non moins habiles. Après avoir pris à Troyes, dit Grosley, les premiers principes du dessin, il alla se fixer à Rome. Il y publia, en 1600, avec une dédicace à Henri IV, un recueil in-4° de cent portraits des souverains les plus distingués, et des plus grands capitaines des XVe et XVIe siècles. Son burin a produit beaucoup d'autres morceaux remarquables que nous nous dispenserons de citer ici, parce qu'ils n'offrent aucun intérêt local. Il mourut à Rome à l'âge de 70 ans. Outre le fameux Callot, il eut pour élèves Dorigny et Cochin. De lui descendait Simon THOMASSIN, peintre et graveur remarquable, mort à Paris, en 1732, père de Henri-Simon THOMASSIN, graveur, qui surpassa son père, et mourut en 1741. C'est à Simon Thomassin qu'on doit la belle gravure du Christ de Girardon.
L'auteur des Ephémérides parle avec estime d'Edme CHARPY, de Troyes. Lorsque notre compatriote Boulanger publia à Troyes son traité De Theatro, il n'alla pas chercher un artiste hors de cette ville, et chargea Charpy des estampes qui furent exécutées avec précision et finesse. (Tr. cél., t. 1, p. 112.)
Nous avons déjà annoncé Nicolas COCHIN, à la fois dessinateur, peintre et graveur. Il naquit à Troyes l'an 1619 (1). Bien que Grosley le signale comme élève du premier Thomassin, on dit dans les biographies qu'il étudia à Troyes le dessin et la gravure à l'eau-forte. Il s'établit à Paris et y mourut dans un âge avancé. Ses nombreuses estampes, à la manière de Callot, sont appréciées des amateurs ; mais nous
(1) En 1610. Date rectifiée d'après l'ouvrage de M. Corrard de Breban, déjà cité.
286 ARTISTES TROYENS.
n'en connaissons aucune qui ait rapport à notre ville. Plusieurs sont marquées des initiales N. C. F. (Nic. Cochin fecit), d'autres portent son nom en entier ou le chiffre suivant NC. (Tr. cél., t. 1, p. 257; Notice sur les graveurs, Besançon, 1807.)
De même que Thomassin, il eut une postérité célèbre dans le même art. Claude-Nicolas COCHIN , descendant de lui, fut membre de l'Académie de peinture. Il naquit à Paris en 1688, et y mourut en 1754. Celui-ci fut père d'un autre Claude-Nicolas Cochin, dessinateur et graveur, aussi membre de l'Académie, mort en 1790.
Grosley place encore, parmi les élèves de Thomassin, Jean PIQUET, troyen; c'est lui qui a gravé l'estampe mise en tête du Paranymphe des Dames, de Nicolas Angenoust, ouvrage qui fut imprimé en notre ville en 1629. L'estampe contient un médaillon de Marie de Médicis, qui est exécuté avec une finesse exquise. Aussi, cette gravure est-elle recherchée des amateurs.
Nous avons encore à citer dans cette série un artiste, François SORIN, qui est. resté au milieu de nous jusqu'à la fin de sa carrière. Il était à la fois peintre à la gouache et au pastel et graveur en taille-douce. On doit à son burin les planches du temple de Salomon, ouvrage publié par Louis Maillet, chanoine et architecte. Il grava aussi, pour la maison des Jésuites de Paris , une descente de croix qui fut payée 3,000 livres. Il mourut à Troyes en 1734 (1), âgé de 85 ans, et fut inhumé en l'église Saint-Remy, sa paroisse. Il a un article dans la galerie des Troyens célèbres (t. 2, p. 101 et 398).
Le P. SORIN, religieux dominicain et prédicateur à Troyes, était sans doute fils du précédent. Il avait proposé en 1720, à M. Bossnet, évêque de notre diocèse, une grande estampe dessinée de sa main, qui représentait un tableau du temple
(1) En 1736. Date rectifiée d'après M. Corrard de Breban.
ARTISTES TROYENS. 287
de Mémoire, destiné à recevoir les grands hommes. (Journal de Verdun, mars 1722, d'après les Ms. Simon.)
Nous citerons en dernier lieu Nicolas BAZIN, né à Troyes qui, quoique mentionné dans plusieurs biographies, n'a pas trouvé place dans celle des Troyens célèbres. Il naquit en 1636 (1), s'établit à Paris et mourut en 1705. On a de lui des portraits et un grand nombre de sujets de dévotion. Ceux-ci sont tous in-4°, d'où le format a reçu des marchands le nom de format Bazin. Nous ne croyons pas qu'il ait rien fait qui se rapporte à la ville de Troyes. (Biogr. port, universelle) (2).
(1) En 1633. Date également rectifiée, d'après M. Corrard de Breban.
(2) Il faut consulter, sur ce chapitre, Les Graveurs Troyens, par M. Corrard de Breban (Troyes, 1868). Dans ce mémoire, l'auteur mentionne plusieurs graveurs de notre ville, qui avaient échappé à nos recherches, savoir : — Jean BOULANGER, né à Troyes en 1608. L'auteur donne copie de son acte de baptême, constatant qu'il était fils d'Olivier Boulanger, peintre. — Jacques LHOMME, né à Troyes, le 13 février 1600. Son acte de baptême est également rapporté. Il était à la fois peintre et graveur. — Remy VUIBERT, aussi peintre et graveur. — Noël COCHIN, baptisé à Troyes le 22 juin 1622, peintre, dessinateur et graveur à l'eau-forte, mais plus habile comme paysagiste que comme graveur. — Louis COQUIN, dit COSSIN, peintre et graveur au burin, portraitiste très-habile. Né à Troyes, le 8 janvier 1627. — Edme HERLUISON, à la fois graveur et sculpteur, vivait à Troyes, de 1687 à 1700. — Les artistes ci-dessus qui, pour la plupart, font le plus grand honneur à la ville de Troyes, ont quitté notre ville et n'ont rien publié de local. — Edme Herluison, seul, est resté à Troyes, où on le trouve de 1687 à 1700 et au-delà. On conserve de lui quatre planches qui se rapportent à notre cité. — Nous ne saurions trop recommander la possession des Graveurs Troyens à tous ceux qui s'occupent de nos artistes.
288 ARTISTES TROYENS.
CHAPITRE VIII.
Orfèvres.
Beaucoup de chefs-d'oeuvre sont sortis des mains de nos orfèvres, qui formaient à Troyes une riche et honorable communauté, laquelle toutefois était distincte de celle des peintres.
Le plus ancien orfèvre, dont le nom nous soit parvenu, est Jehan DE PREMIERFAICT, vivant dans le XIVe siècle. Il composa plusieurs ouvrages pour la cathédrale, notamment en 1380, une croix avec son fût. ( Voir les comptes de l'église de Troyes, de 1375 à 1385, publiés dans le Bibliophile Troyen, par M. Gadan.) Jehan était frère de Laurent DE PREMIERFAICT, de Troyes, écrivain qui le premier a traduit en français le Décaméron de Boccace.
A un demi-siècle de là, florissait Jean GARNIER, orfèvre à Troyes. Il composa, en 1441, une figure de saint Jean en argent doré pour l'église Saint-Jean. Grosley nous a conservé une pièce importante relative à cette oeuvre. Jean Chapelier avait légué à la fabrique une somme de douze marcs d'argent pour être employée à faire deux images, l'une de saint Jean, l'autre de la Vierge. Par délibération des paroissiens du 3 mai 1441, il fut décidé qu'on ferait faire seulement une image de saint Jean, belle, notable et en grande représentation. Marché fut conséquemment passé avec Jean Garnier, moyennant quarante livres, savoir trente-six livres pour la façon, et quatre livres pour le modèle en bois qui fut agréé. On lui fournit en outre l'or nécessaire pour la dorure et les autres dépenses.
ARTISTES TROYENS. 289
Cette figure, dit Grosley, peut avantageusement soutenir la comparaison avec les monuments du XVe siècle que l'Italie elle-même a conservés. (Eph. Tr., t. 2, p. 237; Top. Tr., t. 1, p. 198.) Elle subsiste encore aujourd'hui.
Jean PAPILLON, orfèvre, a un article dans les Troyens célèbres, où l'on en parle avec beaucoup d'estime.
En 1503, il acheva un reliquaire pour renfermer le chef de saint Loup dans l'abbaye de ce nom. La première châsse faite pour cette précieuse relique, en 1153, avait été rompue en 1364. Celle qui l'avait remplacée avait ellemême été brisée du temps de Nicolas Forgeot, abbé de Saint-Loup. Ce prélat, à qui l'abbaye doit beaucoup d'améliorations, mit le comble à ses largesses en faisant exécuter à ses frais le reliquaire composé par Papillon.
Tous les écrivains s'accordent à dire que c'était un chefd'oeuvre d'orfèverie. Il offrait la tête de l'évêque de grandeur naturelle, coloriée et vivante, suivant l'expression de Grosley, cantonnée de deux anges, élevée sur une base que portait un vaste soubassement. Dans les accessoires brillaient de précieux métaux, des pierreries et de riches émaux, reproduisant les principaux faits de la vie de saint Loup. (Tr. cél., t. 2, p. 280; Top. Tr., t. 2, p. 279.)
Ce magnifique reliquaire occupa l'artiste pendant les trois premières années du XVIe siècle. Il fut payé 2,200 livres, suivant les registres de l'abbaye que Grosley put consulter.
Pendant les premières années, le chef-d'oeuvre de Papillon fut exposé à Troyes et promené dans une partie de la France. Il excita partout une juste admiration, et produisit, par les quêtes, une somme qui remboursa en partie le prix qu'il avait coûté. Les reliques du saint y furent placées en 1505 avec une grande solennité.
Au rapport de Courtalon, le cardinal de Bouillon déclara n'avoir rien rencontré de si beau en Italie, et le P. Mabilt.
Mabilt. 19
290 ARTISTES TROYENS.
Ion, passant à Troyes, dit n'avoir vu de comparable que le chef de saint Lambert à Liége. (Top. Tr., t. 2, p. 279.)
Le chef-d'oeuvre de Papillon a été détruit et dilapidé dans la nuit du 9 janvier 1794. Quelques accessoires ont échappé à l'oeuvre de destruction, entre autres seize émaux d'un haut prix. L'un d'eux a été reproduit dans le Portefeuille archéologique. (Alman. de Tr., p. 41 et 49.)
Nous ne connaissons du même artiste qu'un autre ouvrage : c'est un patron qu'il donna en 1528 à l'église Saint-Jean, sa paroisse, pour mettre la relique de la SainteEpine.
Il mourut environ l'an 1530 et fut inhumé dans ladite église Saint-Jean, devant l'autel de la Gésine, entre le deuxième et le troisième pilier à gauche en entrant par le portail. (Ibid., p. 198).
Il eut sans doute pour fils Jean Papillon, né à Troyes, docteur en théologie, très-versé dans les langues latine, grecque et hébraïque, mort à Paris, au commencement de l'année 1556. Il fut inhumé dans le collége de Navarre, où était son épitaphe composée par lui-même et où il fait allusion à son nom. En voici les deux premiers vers :
Papilio fessus loca per terrena volando,
Hic respirat humum donec in alta volet.
(Ms. Simon).
Nous ne citerons qu'en passant Guillaume DE LAURRESSEL et Simon MITARD, orfèvres à Troyes.
Le premier, vers l'an 1525, fournit à l'église Saint-Jean un calice de vermeil, pesant 4 marcs 3 onces, pour lequel la fabrique lui donna la somme de 65 livres 12 sols 6 deniers. L'église Saint-Jean le possédait encore en 1783. (Top. Tr., t. 2, p. 193.)
Quant à Simon Mitard, des mémoires nous apprennent qu'à la fin du mois d'octobre 1549, il acheva de dorer pour l'église la châsse de saint Savinien qu'il avait entreprise une
ARTISTES TROYENS. 291
année et demie auparavant, et qu'il reçut pour cet ouvrage la somme de 40 livres; qu'en outre, depuis le mois de juillet 1551 jusqu'au mois de février 1552, il travailla aux images de cuivre qui sont à la châsse de sainte Syre. (Ms. Simon, qui n'indique pas pour quelle église ces travaux ont été exécutés.)
Au commencement du XVIe siècle, la communauté ou confrérie des orfèvres de Troyes avait fait placer dans l'église Sainte-Madeleine une statue de saint Eloi, composée par Jacquinot CORDONNIER, probablement orfèvre, au lieu (dit le manuscrit d'où je tire ces détails) de Jean Papillon, qui exécuta le chef de saint Loup. En 1515, ils firent poser la vitre ou carrière des orfèvres dans leur chapelle de SaintEloy de la même église. La peinture en fut confiée à Nicolas Cordonnier, qui reçut 30 livres de salaire, plus 10 livres de récompense. (Ms. Simon.)
Par contrat du 23 mars 1594, les orfèvres de Troyes acquirent une maison sise rue de Châlons, pour demeurer propre à la communauté et collége dudict estat et mestier d'orfebvre, pour y faire les essais des ouvrages d'orfebvrerie subjects à Visitation et y faire les assemblées dudict collége. Les orfèvres nommés dans ce contrat et composant toute la communauté sont, savoir :
ROUAIRE, Anthoine, époux de Hélène Gouau.
ROUAIRE, Jehan, le jeune, époux de Marie Doué.
ROUAIRE, Nicolas.
BOULLANGER, Nicolas.
ROUAIRE, Jehan, l'aîné.
BOULLANGER, Symon.
PAUPELIER, Jehan, l'aîné.
VALLOURS , Pierre.
GALLOIS, Nicolas.
ROUAIRE, Michel.
ROUAIRE, Jacques.
292 ARTISTES TROYENS.
BREYER, Jehan.
CHEVRY, François.
DOMINO, Jehan. — Il était en outre, le 28 février 1583,
essayeur de la monnaie de Troyes. Sa famille était
nombreuse. JACQUIN, Jehan. CHEVRY, Claude. MILLET, Nicolas. GRIVEAU, Jehan. CHARPY, Huguet. PAUPELIER, Jehan, le jeune. NOEL, Nicolas. THOMASSIN, Bernard. BOULLANGER, Jehan. DOUÉ, Edme. MILLET, Bonnaventure. CAMUS , Jahan.
Les deux premiers sont les vendeurs. Les autres ont été vraisemblablement placés d'après leur rang d'admission.
La vente fut faite moyennant 250 écus sol, 30 soulz aux vins beuz en accordant la vendue, et encore à la charge du droit de douaire qu'avait Claude Chevallier, veuve de feu Guillaume Rouaire, orfèvre, père des vendeurs.
On a dû remarquer que la liste ci-dessus contient des noms qui se sont illustrés soit dans les arts, soit dans les lettres, tels sont Boulanger, Paupelier, Breyer, Chevry, Thomassin, Charpy. En général, la communauté des orfèvres était la pépinière des artistes troyens.
La maison acquise en 1594 ne tarda pas à ne plus suffire. La communauté se décida à la faire réédifier. A cet effet, intervint, le 16 novembre 1609, un marché entre Jacques et Bonaventure Les Terriers, charpentiers, demeurant à Troyes, d'une part, et honorables hommes Bonaventure Millet, Nicolas de Marisy et François Colynet, mar-
ARTISTES TROYENS. 293
chauds orfèvres audit Troyes, et maistres esgardez sur le faict et estat d'orfebvrerie.
Pierre VALLOURS, qui a été mentionné dans la liste des orfèvres, était Italien, comme nous l'avons dit précédemment, et réunissait l'industrie d'horloger à celle d'orfèvre. Son nom était Balori, qu'il françisa. Le 24 août 1564, le chapitre de la cathédrale avait traité avec lui pour la première horloge qui fut placée dans la tour. Son goût pour la mécanique le porta à des inventions et à des expériences qui lui coûtèrent la vie.
Suivant Grosley, il s'était fabriqué des ailes composées de ressorts combinés. Après plusieurs essais, il annonça qu'il prendrait son vol de dessus la plate-forme de la tour de notre cathédrale. Il fit en effet cette périlleuse tentative. Porté par ses ailes, il se balança dans les airs et dirigea son vol vers l'est ; mais, un ressort s'étant brisé, il tomba dans la prairie de Foissy et se tua. Grosley ajoute que ce fait a été conservé par la tradition et constaté par des mémoires authentiques. (Tr. cél., t. 1, p. 84.)
L'auteur du Voyage archéologique raconte autrement la mort de Vallours. Il dit que, peu d'années après la pose de l'horloge, et à l'occasion du passage de Marie de Médicis à Troyes, il eut la hardiesse de descendre sur une corde tendue du haut de la tour de l'église, qu'il tomba et fut tué sur la place. (Voy. arch., p. 130.)
Nous ne comprenons pas cette descente sur une corde, et nous pensons que le récit de Grosley est le plus exact, quant au fait principal. Nous l'avons d'ailleurs vu attester par d'autres auteurs dont malheureusement nous n'avons pas pris note.
A propos de cet horloger-mécanicien, qui s'est acquis une si triste célébrité, nous n'omettrons pas de dire que notre ville a donné le jour à un des plus grands mécaniciens de notre époque. Henri-Prudence GAMREY, fils d'un horlo-
294 ARTISTES TROYENS
ger, né à Troyes le 8 octobre 1787, d'abord simple contremaître, devint, par son mérite, ingénieur de la marine, membre du bureau des longitudes, membre de l'Institut et correspondant de plusieurs sociétés savantes. L'Observatoire de Paris lui doit des instruments de précision qui font l'admiration de tous les savants. Cet homme éminent est mort à Paris en janvier 1847. C'est un des enfants de Troyes qui nous font le plus d'honneur, et nous sommes heureux de terminer par un si beau nom une notice où nous avons passé en revue nos principales illustrations.
Paris, le 15 janvier 1869.
ARTISTES TROYENS, 295
ANNEXES
15 Octobre 1598.
Marché pour un Jubé à construire dans l'église Sainte-Savine, entre Nicolas DE BARRY, maistre charpentier, et la Fabrique de ladicte église.
L'AN mil cinq cens quatre-vingtz et dix-huict, le quinziesme jour de octobre, avant midy, en présance et pardevant les notaires royaulx à Troyes, soubzsignez,
Comparurent personnellement Nicolas DE BARRY, maistre charpentier, demeurant audict Troyes, d'une part ; François RYVET, Nicolas Caillery et Jehan POUART, laboureur, demeurant à SaincteSavyne-lez-Troyes, ès-noms et comme marguilliers et proviseurs de l'OEuvre et Fabricque de la dicte église Saincte-Savyne, d'aultre part.
Les quelz ont déclairé et recogneu qu'ilz avoient faict et font par ces présentes les marché, convantions et promesses qui s'ensuit.
C'est asscavoir que le dict De Barry a promis et sera tenu de faire et parfaire ung jubé en la dicte église de Saincte-Savyne, entre les deux pilliers de la croisée d'icelle église, lequel aura de longueur vingt piedz et de telle largeur et estendue qu'il y a et peult avoir entre les dictz pilliers, et largeur huict pieds de dehors en dehors.
Lequel jubé sera porté sur quatre posteaux ès-quelz postaux et un chacun d'iceulx y aura des lyens de part et d'aultre des dictz posteaux qui seront faictz à roulleaux avec des feuilles taillées et enrichyes.
Entre lesquelz posteaux se fera à chascun bout une cloison de menuiserye qui sera de assemblage par le bas et paneaulx à bosse au dessus des escottoirs, à petites colonnes tornées, servant de barreaux.
Lesquelles colonnes seront toutes d'une pièce, depuis la dicte escottoire jusque à la pièce d'en bault qui portera le dict jubé. Et entre les deux posteaux du milieu ce fera une porte qui se fendra en deux, qui sera de mesme fasson et boys que les dic-
296 ARTISTES TROYENS.
tes cloysons, l'une des quelles portes portera ung pillastre par le milieu pour les fermer et en laquelle porte y aura une arcade au dessus d'icelles.
Lesquelles portes et cloisons auront de hauteur, depuis le dessus du seu jusques à la pièce d'en hault qui porte le dict jubé, huict piedz qui est huict piedz et demy depuis le pavez de la dicte église jusques au dessoubz de la dicte pièce.
Le fond duquel jubé et qui porte le planché ce fera à parquet à molure avec une rose à chascun parquet.
Et au dessus des dictz parquetz ce fera ung planché de trappens qui seront de bois sec, jointz et contrefeuillez. Au dessus duquel planché ce fera une escottoire tout à l'entour du dict jubé, qui sera par dessoubz à pillastres et paneaux bossez à ce que l'on ne puisse veoir par dessoubz la dicte escottoire ceulx qui seront audict jubé : laquelle aura de haulteur depuis ledict planché jusques à la dicte escottoire trois piedz et demy.
Et encores sera tenu iedict De Barry de faire une vifz à courbe rempan attenant dudict jubé, du costel de la main droitte qui est du costel du pavez pour monter au dict jubé avec un noyau et les marches d'icelles vifz, lesquelles auront de longueur deux pieds et demy en oeuvre, au dessoubz des quelles courbe rempant se fera à ballustre tornez.
Et encore de faire ung huis qui sera aussy à ballustre.
Et le tout suyvant le pourtraict qui a esté délaissé par les dicts Marguillers au dict De Barry, signé et paraphé des dictz notaires.
Et sera le tout faict de bon bois de chesne sec, non pouilleux, ni rongé. Tous lesquelz boys seront fournyz et les dicts ouvrages faitz et parfaictz par le dict De Barry dedans le jour de feste de Noël prochain venant ou plus tôt sy faire se peult.
Et encore fera un pepitre audict jubé pour le livre tant de costel que d'aultre.
Et fut ceste convantion faicte moyennant et parmy la somme de quatre vingt dix escus sol, que les diciz marguilliers dessus nommez ès dictz noms, et encore en leurs propres et privez noms, l'un pour l'aultre et chascun d'eux pour le tout, sans division, seront tenus en bailler et payer audict De Barry au fur et ainsy qu'il fera les dictz ouvrages et forniture des ditz boys.
Sy comme.... Et ont signé sur la mynutte.
Signé : LE VIRLOYS et BALESAULX, notaires.
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Tome XXXIII 1869
1. Toussaint AUDIGER, Peintre-Verrier, 26 Janvier 1603.- 2. Eustache POTHIER, Peintre, 19 Juillet 1593-3. Linard CONTIER. Peintre, 1er Juillet 1596. 4.Gérard FAULCH0T. Maçon. 19 Juillet 1584 - 5. Remy MAWOYSIN, Maçon, 19 Juillet 1584-6. Nicolas DE BARRY,Charpentier, 19 Juillet 1584.-2. Jehan PESCHAT,Charpentier, 19 Juillet 1584.-8.Nicolas BLAMPIGNON, Graveur, 25 Juin 1594
. Troyes -Lith Dufour Bouquot
SIGNATURES D ' ARTISTES ET D'ARTISANS TROYENS. PL. I
Mém. de la Soc Acad. de l'Aube
Tome XXXIII 1869
9. Christofle CARREL, Imprimeur à Troyes,14 Mars 1596 -10. Gilles ROUSSEL, Libraire, 9 Janvier 1577- 11. Nicolas FÈVRE, Md Libraire, 18 Novembre 1596-12. Claude NEVELET,Priseur-Vendeur de Biens à Troyes. 18 Avril 1576-13.Nicolas COPPOIS, Apothicaire, 24 Mai 15 98.- 14 . Jehan LE CAS, le jeune,Md Boucher, 18 Mars 1579 .
Inquet recit Troyes-Lith. Dufour-Bouquot
SIGNATURES D'ARTISTES ET D'ARTISANS TROYENS. PL.II
Mém de la Soc Ade de l'Aube.
Tome XXXIII 1869
15. Jehan LIEVAULT, Fourbisseur, 18 Janvier 1588.-16.Pierre THOMAS, Serrurier, 12 Janvier 1588-17. Jehan REGNYER. Tonnelier, 88 Juillet 1587. 18. François MÉRAT, Menuisier, 9 Juin 1584 - 19. Jacques BENOIST, Aiguilletier, 28 Juillet 1587- 20. Jehan PETIT, Couvreur, 16 Février 1594. 21. Nicolas VEZAIN, Boursier, 24 Mai 1598 - 22 .Valentin CHAUSSEFER, Brodeur, 24 Mai 15 9 8 - 23. Jehan BOUILLEROT, Bonnetier, 16 Janvier 1588.
aquoi fecit Troyas-Lith. Dufour-Bouquot
SIGNATURES D ARTISTES ET D'ARTISANS TROYENS. PL. III
ARTISTES TROYENS. 297
4 Janvier 1626.
Marché pour une Chaise à prescher dans l'église Sainte-Savine, à faire par Me Noël FOURNIER, Me menuisier et sculteur à Troyes.
L'AN mil six cens vingt six, le quatriesme jour de janvier, après midy, pardevant nous notaires royaulx à Troyes soubsignez, fut présent Noël FOURNIER, maistre menuisier et sculteur, demeurant à Troyes, lequel recongnut avoir convenu et marchandé à François MASSÉ, Nicolas COSSART, fils d'Abel, et Edme BREJAULT, marguilliés de l'OEuvre et Fabrique de l'Église SteSavyne-lès-Troyes, à ce présens acceptant, et encor par l'advis de vénérable et discrette personne Me Claude CHASTRON, presbtre curé de la dicte église, aussy à ce présent, de par le d. Fournier faire et construyre une chaise à prescher quy s'appliquera et satachera à ung des pilliers soit à dextre ou à senestre de la dicte église et à la volonté du d. sieur curé, marguilliers et habitans. Laquelle chaise portera cinq pandz, l'un desquel pandz souvrira et fermera pour entrer et sortir les prédicateurs : ès quelz cinq pands se fera cinq y mages, à savoir à celui de devant I'ymage de madame saincte Savyne, et aux quatre autres les imges (sic) des quatres évangéliste, les quelz serontz enlevez des mesmes paneaulx quy serontz faictz en la dicte chaise et sur chascune arreste des piedz des dictz pands s'appliquera une colonne d'ordre Corinthe qui sera canelée à caneaux creux et porteront retour chascune en droict de soy, savoir en l'enbasse, frises et arguitraves ; et pour le portement de la dicte chaise sera porté par troys épys en manière de consolle. Plus sera tenu led. Reconnoissant de faire une couverture audessus de la dicte chaise pour tendre un parement et faire un petit escalier pour monter en icelle chaise : laquelle chaise et escallier seront faicts de bois de chesne bon, loyal, marchand, et de recepte, et icelle rendre faicte et parfaicte de ce que dict est, ensemble de leurs ferrures bien et duement au dire d'ouvriers et gens à ce congnoissans, et les rendre en place dans quinze jours auparavant le jour de feste de pentecoste prochainement venant à paine de tous despens, dommages et intérestz. Geste présente convention faicte moyennant la somme de cent soixante dix livres
298 ARTISTES TROYENS.
tournois tant pour lesd. ouvrage que fourniture, tant de bois, ferrailles, que autre, que fournira le d. Fournier. De la quelle somme les d. marguilliers seront tenus et ont promis payer au d. Fournier dans d'huy en ung mois prochain la somme de soixante quinze livres tournois, et le surplus en faisant la délivrance de la dicte chaise. Sy comme, etc. Et ont signé sur la minute.
Signé : BARROYS et LAURENT, notaires.
SÉANCE PUBLIQUE
DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE L'AUBE du 27 Décembre 1869
La grande salle de l'Hôtel-de-Ville de Troyes, mise par M. le Maire à la disposition de la Société Académique de l'Aube, est ouverte dès sept heures du soir, et reçoit de nombreux imités.
Au moment où arrivent les membres du bureau, elle est remplie d'une assistance choisie.
À huit heures, M. le baron de Boyer de Sainte-Suzanne, préfet de l'Aube, président d'honneur de la Société, prend place au fauteuil et déclare la séance ouverte.
On remarque assis au bureau, à côté du premier magistrat du département, M. Gayot, président annuel ; M. Jully, vice-président, et M. Wartel, inspecteur d'Académie.
Voici l'ordre des travaux qui ont occupé la séance et qui se trouvent imprimés dans les pages suivantes :
1° Allocution, — par M. le Préfet;
2° Compte-rendu des travaux de la Société, — par M. Harmand, secrétaire ;
3° Rapport, au nom de la section des Sciences, sur les récompenses décernées par la Société, — par M. Blerzy ;
300 SÉANCE PUBLIQUE.
4° Rapport, au nom de la section des Lettres, sur le concours de poésie, — par M. Gayot ;
5° Etude sur Frédéric Bastiat, considéré comme pamphlétaire politique et économiste, — par M. Edouard Vignes ;
6° Du goût du public pour le nouveau, — par M. Assollant.
De chaleureux applaudissements ont accueilli ces diverses lectures, ainsi que la proclamation des noms des lauréats.
HARMAND,
Secrétaire de la Société.
ALLOCUTION
PRONONCEE
A LA SÉANCE PUBLIQUE
PAR
M. LE BARON DE BOYER DE Ste-SUZANNE
Préfet de l'Aube
Président d'honneur de la Société
MESSIEURS,
J'ai accepté avec empressement l'honneur de présider cette solennité, parce que j'ai voulu affirmer, dès les premiers jours, mon dévouement à la Société Académique de l'Aube, et prouver ainsi mon désir de favoriser les institutions qui contribuent à la décentralisation intellectuelle, véritable point de départ de la décentralisation administrative.
Il est temps que les administrés apprennent à s'administrer eux-mêmes, et, pour arriver à ce résultat, il faut encourager les institutions locales qui sont les écoles primaires de la liberté ; quand on se trouve aux prises avec les difficultés de la vie publique, on ne tarde pas à distinguer l'utopie de la réalité, à reconnaître que les intentions, les plus généreuses, sont subordonnées à certaines nécessités
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pratiques, et que l'absolu, même dans la vérité, conduit aux abîmes. On reste alors dans ce juste milieu, dans cette région calme et sereine où se complaît le sage qui se tient à égale distance des révolutions et des réactions. D'autre part, en soutenant ces associations, en respectant leur indépendance, le Gouvernement fortifie les moeurs politiques et maintient sa popularité.
La Société Académique de l'Aube, qui résume les tendances intellectuelles de la province, comprend les arts, les sciences et les belles-lettres ; ces attributions si étendues, quelles qu'elles soient, ont leur raison d'être; car, dans notre province de Champagne, toutes les aptitudes peuvent se donner carrière. L'historien, l'artiste, le savant, trouvent autour d'eux tous les éléments nécessaires à leurs études.
Le passé historique est rempli de souvenirs, et l'histoire des Comtes de Champagne, qui ont enfin trouvé un historien digne d'eux, est là pour dire combien ce passé fut glorieux !
L'artiste a sous les yeux cette ville si originale, si pittoresque, où le touriste peut passer plusieurs jours à admirer ces curieuses maisons, ces splendides églises aux vitraux étincelants, aux peintures chastes et naïves, aux sculptures élégantes et qui, s'élançant hardiment vers la nue, vont porter jusqu'au ciel les humbles prières des fidèles.
Le savant s'attache à perfectionner les moyens de production de l'industrie, de cette industrie spéciale qui n'a pas de rivale, et qui fait connaître jusque dans les pays les plus reculés le goût délicat et la probité traditionnelle des négociants troyens.
Nous comptons parmi nos concitoyens de grands esprits, de grands coeurs qui, à toutes les époques, ont fait honneur aux sciences, aux arts et aux belles-lettres. Qui ne connaît en France les noms de Urbain IV, de Pantaléon, Juvenal des Ursins, Mignard, Girardon, Simart, Grosley, Gambey, Berthelin, l'importateur de la bonneterie, et de Pierre Pithou, Pierre Pithou ! cet illustre citoyen, ce profond juris-
SÉANCE PUBLIQUE. 303
consulte qui, après avoir rempli les plus hautes dignités, est revenu modestement au foyer domestique reprendre sa profession d'avocat, prouvant ainsi qu'il y a parfois plus de grandeur à quitter les honneurs qu'à les conquérir!
Ils étaient tous les dignes fils de cette noble province champenoise dont la population si sage, si calme, si mesurée dans les circonstances ordinaires, sait dans les moments de crise nationale montrer le patriotisme le plus militant.
Nous n'avons jamais dénaturé la Marseillaise en en faisant un chant de guerre civile; nous sommes autorisés à dire que nous savons le comprendre, que nous l'avons mis en pratique cet hymne national aux mâles et nobles accents, car il n'y a pas un de nos hameaux qui ne porte la trace de nos luttes contre l'étranger, car il n'y a pas une de nos campagnes qui ne dise l'héroïsme de nos paysans, de cette race forte et vaillante qui n'a jamais marchandé les sacrifices lorsqu'il s'agissait de l'honneur de la France, et qui a toujours donné à la patrie ses meilleurs citoyens et ses meilleurs soldats!
MESSIEURS DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE,
J'ai présidé cette solennité, parce que le représentant du Gouvernement impérial devait vous dire comment il comprenait ses devoirs à l'égard de votre Compagnie; mais le président d'honneur, de par le réglement, vous demande la faveur de rentrer dans vos rangs et de travailler à l'oeuvre commune, sous la direction du Bureau que vous avez choisi et qui justifie si bien votre confiance.
Nous continuerons ensemble les traditions de la Société Académique, de cette institution libérale qui initie au culte
304 SÉANCE PUBLIQUE.
du beau et du bien, contribue à élever l'esprit, à élargir le coeur, qui apprend à dédaigner ces mesquines questions de personnes, ces rivalités locales, résultat de tristes malentendus et où vont se perdre souvent les forces vives de la province.
Nous continuerons à donner l'exemple d'une fraternité solide et durable contre laquelle viendront se briser les passions du dehors; nous continuerons à donner l'exemple du recueillement, de la modération ; car tout sujet de cette république idéale, qui s'appelle la république des lettres, doit apporter dans la vie pratique ces allures calmes et austères, ces nobles sentiments, ces passions épurées qui font le bon citoyen et l'honnête homme.
Je marcherai ainsi sur les traces de mes prédécesseurs; je suivrai de loin l'exemple de M. Salles, dont l'esprit fin et pénétrant, le caractère loyal et ouvert, les rares talents littéraires et oratoires avaient conquis tous vos suffrages, et qui jusqu'à la dernière heure est resté, Messieurs, votre collègue assidu et votre ami dévoué.
Troyes, le 27 décembre 1869.
RAPPORT
SDR LES
TRAVAUX DE LA SOCIETE
Depuis la Séance publique du 12 Mars 1867 jusqu'à celle du 27 Décembre 1869
Par M. H A RM AND
Secrétaire de la Société.
MESSIEURS,
Je viens, selon l'usage, vous rendre compte de ce que vous connaissez beaucoup mieux que moi, c'est-à-dire, de vos propres oeuvres; je viens, aux chapitres où est exposée l'histoire officielle de vos travaux d'autrefois, ajouter le paragraphe obligé sur vos productions récentes.
Si je ne puis charmer vos oreilles par l'attrait d'un sujet nouveau, il m'est permis du moins d'espérer que l'intérêt paternel que chacun attache à ce qu'il produit, me sera un sûr garant de l'attention bienveillante que vous m'accorderez, sans qu'il soit besoin que je vous la demande.
D'un autre côté, l'importance réelle et la variété de vos travaux ne peuvent manquer, ce me semble, d'exciter la sympathie de l'auditoire d'élite qui ne s'est empressé d'ac».
d'ac». 20
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courir dans cette enceinte que pour applaudir à vos efforts nouveaux.
Aujourd'hui, comme toujours, les titres de vos travaux répondent à ceux de vos sections et forment, comme dirait un astronome, dans le cercle de votre sphère académique, quatre groupes distincts : — Agriculture, — Sciences, — Arts et Belles-Lettres, — visibles à l'oeil nu ce soir dans la grande salle de l'Hôtel-de- Ville, et le 3e vendredi de chaque mois à l'observatoire de la Préfecture. Eh bien ! ce sont ces groupes qu'il me faut visiter un à un, — ces stations que je dois parcourir successivement. Encore si l'on jouissait un peu de ses libres mouvements ! ! Mais fatalement condamné par votre réglement à ce travail forcé, il ne reste à votre pauvre secrétaire d'autre voie de salut, d'autre moyen d'échapper à ce cercle de Popilius que de s'élancer, visière baissée et plume au poing, dans cette course périlleuse et d'accomplir, ou du moins d'essayer d'accomplir, cette tâche difficile. Essayons donc.
Il est dans toute langue, Messieurs, un mot très-court, un mot chétif d'apparence, mais qui, dans les Sociétés, occupe une place considérable, un mot qui exprime un bien dont la jouissance amène la joie et la paix au sein de la famille, et dont l'absence appelle le désespoir et toutes ses suites. Ce mot redoutable, avec lequel les gouvernements ont dû compter plus d'une fois, vous l'avez nommé, c'est le pain ; — ce pain que demandait en aumône aux triomphateurs du jour le romain de la décadence, dont les bras énervés ne savaient plus solliciter la terre et rendre ses entrailles fécondes.
Cette simple réflexion me place au coeur de mon sujet, puisqu'en constatant l'excellence de l'Agriculture, elle justifie le culte qu'ont voué à ce premier des arts tous les peuples civilisés. Le mot agriculture, en effet, est synonyme de civilisation : Artum parens et nutrix Agricultura. Le sauvage ne cultive pas. Aussi rien de ce qui touche à
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l'Agriculture ne peut nous être indifférent : Ses joies et ses douleurs sont les nôtres. Ce qui l'atteint nous va droit au coeur. Entre la terre et l'homme qui la cultive, il existe une alliance intime, — entre l'homme des champs et l'habitant des villes, une sorte de solidarité : ils partagent les mêmes craintes et les mêmes espérances ; — l'un ne peut-être heureux sans l'autre.
Aussi les cris de détresse poussés ces années dernières par l'Agriculture aux abois ont-ils eu dans tous les coeurs un retentissement douloureux ; une vague inquiétude s'était emparée de tous les esprits.
Le Gouvernement, protecteur né de la tranquillité et de la prospérité publiques, s'en est ému, et, pour saisir le mal jusques dans les racines, a provoqué cette vaste enquête qui a éclairé tout-à-coup d'un jour nouveau les grandes questions agricoles, et ne peut manquer, dans un avenir prochain, de produire les plus heureux fruits. Espérons-le du moins.
L'Agriculture, cette fois, a été appelée à dire son avis dans ses propres affaires. La lumière s'est faite. Seulement, Messieurs, — permettez-moi de vous faire confidents de mes craintes secrètes, — j'ai peur que ces 30 ou 40 magnifiques volumes in-4° qui renferment les documents de l'Enquête, et constituent à eux seuls toute une bibliothèque agricole^ ne demeurent lettre morte. Aujourd'hui on lit peu, on pourrait presque dire, on ne lit pas les gros livres. On poursuit la feuille légère, la nouvelle du jour — on dévore le roman qui amuse — et c'est tout. Et cependant au milieu de cette quantité prodigieuse de renseignements consignés dans ces grandes pages, il est une foule de morceaux remarquables, précieux, parmi lesquels (vous avez le droit d'en être fiers, Messieurs,) brillent d'un éclat particulier ceux qui émanent de quelques-uns de vos collègues. Ici la voix de la renommée a devancé la mienne, et les distinctions qui, à cette occasion, sont venues gracieusement trouver MM. de Ville-
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mereuil, Gustave Huot et Dosseur, nous ont révélé ce que leur modestie aurait certainement tenu caché.
Mais pendant que nos agriculteurs émérites déposaient leurs doléances, exposaient leurs vues et formulaient leurs conseils ou leurs voeux, M. Meugy, allant droit au but et faisant application de la Science à l'Agriculture, inculquait doucement, sans bruit, dans l'esprit des élèves de l'Ecole normale, qui les rediront un jour aux enfants des campagnes, les principes fondamentaux de géologie,, de physique et de chimie, sans la connaissance desquels la culture des champs n'est plus qu'une routine aux ornières profondes où s'égarent de pauvres, aveugles.
Les champs, en effet, n'ont-ils pas aussi bien que l'homme des tempéraments divers et conséquemment des aptitudes différentes ?
Les terres chaudes ou froides, fortes ou légères, les terrains crétacés ou argileux demandent-ils le même régime?... et au sillon qui réclame l'engrais, faut-il appliquer l'amendement?...
Aussi M. Meugy se propose-t-il d'ajouter à son travail, comme complément indispensable, une carte où seront tracés, dans leurs limites exactes et sous des teintes variées, toutes les régions du département, avec des légendes indiquant le traitement qui convient à chacune.
On ne s'avisera pas, j'imagine, de douter du dévouement des jeunes apôtres formés par M. Meugy, mais on ne peut se dissimuler qu'il faudra plusieurs générations pour qu'il soit donné à notre culture d'en recueillir les fruits. Et dans le monde rural, comme dans bien d'autres mondes du reste, la perte de temps est une perte d'argent, d'autant plus considérable ici que notre agriculture est loin de produire ce qu'on est en droit d'en attendre. Maîtres du plus beau territoire de l'Europe, nous n'obtenons guère du sol, à surface égale, que la moitié, j'ai regret de le dire, de ce qu'en tirent
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les Anglais et les Belges, et même une grande partie de l'Allemagne.
Pour corriger cette infériorité blessante et nous élever plus vite à un niveau meilleur, M. Dosseur vous a soumis l'étude qu'il avait préparée pour l'établissement, dans chaque région, d'une ferme-école, où les théories savantes de M. Meugy recevraient immédiatement leur application pratique, et formeraient en peu de temps une pépinière d'agriculteurs accomplis qui deviendraient, au milieu des populations agricoles, des missionnaires d'autant plus persuasifs, qu'ils prêcheraient d'exemple. Vous avez applaudi à cette idée patriotique, et appuyé ce projet de toute l'énergie de votre bonne volonté; car, il faut bien le reconnaître, le zèle est à peu près la plus positive des ressources dont vous puissiez disposer. Mais, comme le grand, j'allais dire l'unique mobile des choses humaines, c'est l'argent, et que les voeux les plus ardents sont, pour la fondation d'un établissement de ce genre, des valeurs assez minces, et peu appréciées sur la place, M. Dosseur a voulu, pour aboutir plus sûrement, intéresser à cette oeuvre et lé Gouvernement et les particuliers. Pourquoi n'avoir pas ajouté les départements?... C'eût été peut-être trois difficultés au lieu de deux; mais aussi, n'eût-ce pas été une chance de succès de plus? Espérons que la voix de l'Inspecteur général adjoint de l'Agriculture, désormais plus voisine de l'oreille du maître, sera mieux entendue du simple agriculteur, du spirituel secrétaire même du Comice.
Persuadés que vous êtes que les plus grandes choses se composent d'une foule de petites, que l'Agriculture, loin de se borner à l'a peu près qui mène à la ruine, est, au contraire, la science des menus soins indéfiniment répétés : vous vous montrez aussi attentifs aux moindres détails qu'à l'ensemble des opérations de premier ordre. Tous les blés nouveaux, les avoines étrangères, les fourrages exotiques le maïs de New-York, l'arbre à cire Myrica-Cerifera, le
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coton, cette plante dont la culture locale affranchirait le pays du tribut que nous payons à un autre monde, rien n'échappe à vos expériences. — Vous voudriez tout acclimater.
Vous avez entendu aussi les conseils de M. Baltet sur la culture de la menthe poivrée dont on pourrait tirer profit, culture si facile, dit-il, que cette plante croît d'elle-même sur tous les chemins, en exceptant toutefois de ce nombre, si vous le voulez 'bien, tous ceux où j'ai passé jusqu'ici. Mais si la menthe poivrée ne vous a pas tout à fait séduits, en revanche, vous avez gardé, j'en suis sûr, un doux souvenir de la fraîche saveur, de l'eau parfumée des belles poires qu'il a soumises un jour à la finesse académique de votre bon goût.
Vous lui devez même une autre reconnaissance. Il n'a pas seulement excité en vous le désir de ces beaux fruits dont votre palais avait senti l'excellence, il a consacré un long mémoire à vous enseigner les moyens et à vous montrer tous les avantages de cette culture quand on la pratique dans certaines proportions.
Vous avez pris intérêt aussi à la frêle enfance, à la jeunesse délicate du petit poisson qui deviendra grand sans doute, protégé, nourri, choyé comme il l'est, ou plutôt cultivé (c'est le terme reçu) avec une intelligence, un amour si maternel, passez-moi le mot, à Bar-sur-Seine, par M. Lefranc, et à Turny, par M. Montachet.
Tout le monde connaît l'abeille, sa vie laborieuse, sa république gouvernée, comme le peuple anglais, par une reine ; chacun a goûté des rayons de son miel; mais c'est à M. V. Deheurle que vous devez d'avoir pénétré plus avant dans ses habitudes intimes, et de savoir le secret de sa fécondation aventureuse et aérienne.
A M. le comte Maurice de Launay, vous devez d'avoir vu et tenu un échantillon de cette fameuse terre hongroise
SÉANCE PUBLIQUE. 311
de Banat, rapporté par M. le baron Doé, terre inépuisable, éternellement fertile sans avoir besoin d'engrais ;
A M. Gustave Huot, d'avoir pu apprécier la qualité supérieure du sucre fabriqué à Nogent-sur-Seine ;
A M. Blerzy, de savoir l'existence, la forme et la composition de la plus singulière, de la plus étonnante, de la plus commune, et pourtant de la moins remarquée de toutes les boulettes qui aient jamais été faites, — c'est-à-dire de la boulette d'un duc qui n'est, celui-là, ni prussien, ni russe, mais simplement l'oiseau nocturne que les ornitologues désignent sous le nom d'Effraie.
Je voudrais bien, Messieurs, ouvrir ici une parenthèse, et, en vous racontant l'histoire intéressante de cette boulette, réhabiliter dans votre esprit l'oiseau qui la produit. Je voudrais, en calculant le nombre considérable de petits rongeurs dont il délivre nos maisons et nos champs, vous indiquer celui des services qu'il nous rend, et conséquemment la somme de reconnaissance que nous lui devons. Je voudrais surtout faire comprendre à tous que cet oiseau, dont le cri aigu fait peur le soir à l'enfant timide, attriste la mère crédule, et inquiète quelquefois le mari superstitieux, est pourtant notre ami, et qu'au lieu de le tuer comme a fait jusqu'ici notre ignorance, puis de le clouer comme un grand coupable à la porte de nos fermes et de nos granges, il nous faut au contraire le respecter et protéger sa vie comme celle d'un serviteur dévoué.
Je voudrais même, pour que la réparation fût complète, qu'à côté du chat qui nous amuse, mais nous égratigne souvent et nous vole, on ménageât dans chaque maison un réduit sûr et commode pour lui et son excellente famille. Pardonnez-moi de m'étendre sur ce point peut-être un peu au-delà des bornes prescrites ; mais pour tant de bienfaits, trouverez-vous que c'est trop d'une minute d'éloges?
Aussi, pour compenser autant que possible ce léger retard, je ne m'arrêterai point à la pomme de terre, dont
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vous avez eu souvent à vous entretenir. Non pas que je veuille la dépriser : je vous en recommande au contraire l'usage ; c'est un légume très bon, et, ce qui est plus rare, d'un caractère très accommodant, se prêtant à tous les goûts, à toutes les fantaisies mêmes, très-honorable du reste et trèshonoré; mais qui, comme tous les tubercules, fait meilleure figure dans la salle à manger que dans un discours.
Laissant donc là, comme dit le poète, Flore, les champs, Pomone, les vergers, je m'en allais étourdiment heurter à la porte de la science, oubliant que, pour monter de l'humble guérêt au manoir élevé de la châtelaine, il me fallait trouver le pont-levis, c'est-à-dire, la transition. J'en étais donc à chercher le passage désiré, lorsque M. le docteur Guichard est venu me l'offrir avec la courtoisie qui lui est ordinaire. La race bovine, en effet, appartient à l'Agriculture; c'est même une des richesses de nos campagnes; et le typhus, qui l'a décimée ces années dernières, est du ressort de la science. Voilà donc deux voisines qui se donnent là main dans un sujet qui laisse bien quelque chose à désirer pour la grâce, il est vrai, mais enfin qui me fournit à moi le trait-d'union voulu, sans être, au fond, aussi désagréable qu'on pourrait croire, puisque les considérations que M. Guichard vous a présentées sur cette affreuse maladie sont de nature à rassurer les éleveurs. Ce mal, en effet, ou plutôt cette peste originaire des steppes de l'Europe orientale, ne se développe pas spontanément dans nos contrées : Principe de la plus grande importance, puisque c'est sur lui que reposent toutes les mesures préventives. Si l'on n'a pas encore trouvé de remède radical, on sait du moins qu'en faisant le sacrifice des premiers animaux attaqués, on sauve le reste du troupeau. Seulement, il ne faut ni faiblesse ni retard dans le sacrifice.
Mais ce serait peu pour la Science de se borner à conjurer le mal : Elle va plus loin, elle améliore, elle transforme.
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Un fait qui frappe les esprits les moins attentifs, c'est l'influence profonde que l'homme exerce sur tout ce qui l'entoure. Il semble que ses qualités et ses défauts, que sa civilisation (c'est le grand mot du jour) s'infiltre goutte à goutte jusque dans les animaux qui le servent, jusque dans les plantes, dans les fleurs qu'il cultive. Sous sa main, sous son souffle, tout prend un nouvel aspect. Les espèces, les variétés se multiplient ; les races grandissent et se perfectionnent ; et, si l'homme est impuissant à créer, on sent du moins, à la manière dont il agit sur la création, qu'il en est le roi, mais roi très-constitutionnel, puisqn'une foule d'entraves gênent, limitent ses pouvoirs.
Toutefois, sa royauté bourgeoise est satisfaite quand ses efforts sont productifs, — c'est-à-dire, quand un gain réel, . un profit certain en est la récompense. C'est ce but suprême, ce dernier mot, cet oméga de la science du jour, que M. Gustave Huot s'est chargé, dans un lumineux rapport, de mettre sous vos yeux. Du travail où M. le docteur Grammont a merveilleusement exposé l'influence de l'homme sur la création des races animales et végétales, il a dégagé les instructions précises, il a tiré les inductions pratiques qui permettent à l'économie rurale d'enrichir son domaine de produits supérieurs.
Voilà, Messieurs, une des douces prérogatives de l'homme, une des pages flatteuses de son histoire. Faut-il que, dans les milieux où il vit, parmi les éléments qui l'environnent, et avec lesquels il est sans cesse en contact, il s'en trouve qui soient si peu révérentieux à son endroit, je pourrais dire si insoumis, et dont il est réduit, tout prince qu'il se prétend, à subir les caprices, les mauvais procédés, les insolences mêmes? L'air, le froid, la chaleur excessive, la pluie, les vents furieux, les orages, ne sont-ils pas souvent des hôtes incommodes qui le rudoient et font échec à sa puissance ? — Que peut-il opposer à tant de fléaux divers?... Une seule chose, son intelligence.
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Il étudie l'origine, il observe la marche et les habitudes de ses redoutables adversaires, prévoit l'attaque et s'y soustrait.
Tel est le but, je crois, de cette attention qui, depuis un certain nombre d'années déjà, se tient éveillée sur les moindres phénomènes atmosphériques. Les yeux de la Science se sont tournés vers les régions aériennes : On veut savoir tout ce qui s'y passe, et ces plaines sont soumises à la surveillance la plus infatigable, la plus minutieuse. Le moindre vent n'a plus le droit de souffler à l'horizon, — le tonnerre de gronder dans la nue, la neige de blanchir la terre, la grêle de détruire les moissons, sans qu'aussitôt des milliers de plumes indiscrètes ne se hâtent d'enregistrer et de publier l'événement. En sorte que, maintenant, la conduite des météores n'est pas plus murée là-haut qu'ici-bas la vie de l'homme public. On va plus loin ; on vise à la prescience. On prétend qu'à force de savoir ce qui s'est passé hier et ce qui se fait aujourd'hui, on parviendra, en combinant d'une certaine manière cette double connaissance, à prédire ce qui doit arriver demain :
Et, loin dans le présent, on verra l'avenir. De ma part :
Si ce n'est un espoir, c'est du moins un désir.
Alors reviendrait parmi nous le siècle du bon Janus. La Science mettrait entre nos mains reconnaissantes le plus utile, le plus précieux des livres, c'est-à-dire, un almanach qui ne serait pas menteur, et qui nous préviendrait dès aujourd'hui, par exemple, des biens et des maux que l'atmosphère de 1869 nous réserve dans ses trésors pour chacun des jours de 1870. Ah! comme on sourirait gracieusement aux uns, et comme on se mettrait en garde contre les autres!!
Si vous ne prétendez pas, Messieurs, à l'honneur de poser de vos propres mains le couronnement de cette grande oeuvre, à laquelle n'a cessé de travailler plus ou moins, de-
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puis l'origine des choses, le genre humain tout entier, vous pourrez du moins vous rendre ce témoignage que vous aurez apporté à l'édifice une pierre considérable, puisque le concours que vous avez ouvert sur ce point vous a valu un gros volume d'observations. Oui, Messieurs, dans notre département, un homme s'est rencontré qui, voué à cette oeuvre pendant quinze ans déjà (du 1er janvier 1855 à la fin de décembre 1869), a, quatre fois par jour, avec une régularité digne des plus grands éloges, interrogé le ciel de Rigny-le-Ferron, et quatre fois par jour a consigné sur ses tablettes ce qu'il avait remarqué dans l'atmosphère. Les 413 pages que remplissent ses observations, prouvent surabondamment le zèle de l'observateur, et personne ne me contredira, j'en suis sûr, si j'ajoute que M. Gallois est un des hommes de France et de Navarre qui sait le mieux le temps qu'il a fait durant cette période de quinze aimées.
En quittant ces champs de l'espace, je me proposais, pour vous remettre un peu de cette course, de vous dire qnelques mots d'un sujet qui nous concerne tous, je veux dire du mouvement et ensuite de la vie, dont le mouvement est le symbole et l'indice. Un ouvrage, assez nébuleux du reste, dont il vous a été fait hommage, m'en fournissait l'occasion, et M. Blerzy, dont la parole limpide avait percé le nuage de ces théories obscures, aurait été mon guide sûr; mais j'ai pensé qu'ici la pratique est cent fois préféà la théorie, et qu'il vaut beaucoup mieux, si l'on peut, jouir doucement de l'une et user modérément de l'autre, que d'appliquer les forces vives de son esprit à ces questions abstraites - dont le résultat le plus assuré est de fatiguer beaucoup et de rapporter peu.
Bien que le silence soit d'or, comme on dit, je ne sais trop s'il serait bienséant d'user souvent de ce luxe particulier, — et que penserait M. le docteur Guichard, par exemple, si je me permettais de traiter par ce procédé né-
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gatif son rapport sur les générations spontanées ? — Générations spontanées !!!... Deux mots qui doivent être bien étonnés du noeud qui les assemble ! ! La Science, qui a fait ce rapprochement, ne paraît s'être préoccupée pour cette alliance, ni de la nature opposée, ni de l'humeur antipathique des conjoints. Faut-il alors s'étonner des divisions intestines qui, depuis je ne sais combien de siècles, n'ont cessé d'agiter cette union?
Le moyen-âge nous a transmis cette question dans l'état même où il l'avait reçue de l'antiquité. On jurait alors sur la parole du maître.
Sous le régime où nous sommes du libre examen, de la libre pensée, comme on dit : aujourd'hui qu'on ne jure plus, je n'ose pas dire tout-à-fait sur rien, mais tout au plus sur soi-même, ce qui est à peu près l'équivalent, eston, en général, sur ce point, beaucoup moins crédule, qu'autrefois ? Et, sans me jeter dans les eaux fort troubles encore des animalcules microscopiques ou des infusoires, ne trouverait-on pas, souvent bien près de soi, plus d'un fils de bonne mère, qui croit fermement que les vers naissent de la pourriture, comme les abeilles, dans Virgile, naissaient, au retour du printemps, des flancs pourris du taureau du pasteur Aristée.
Pour compléter l'indication sommaire des travaux de M. le docteur Guichard, il me resterait à analyser un autre rapport sur le goitre et le crétinisme, son compagnon fidèle. Mais nous vivons, il faut nous en féliciter, dans un pays et sous un climat, favorisés du ciel où les goitreux et les crétins sont à peu près inconnus; — motif de consolation bien supérieur à tout ce que j'aurais pu vous dire de ces tristes infirmités humaines.
Seulement, permettez-moi, Messieurs, de regretter qu'on ait, sans preuves convainquantes, accusé l'eau, ou plutôt l'absence dans l'eau de principes iodurés, de ces deux grands maux, — c'est-à-dire de l'anéantissement le plus
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complet de l'intelligence humaine et de la beauté. Ne vous semble-t-il pas que c'est reconnaître à une substance bien anodine une puissance délétère formidable?
Ah! Messieurs, si le peuple, qui la boit, s'en doutait, quelle est la lèvre qui oserait, sans frémir, s'approcher d'un verre d'eau? Et comprenez-vous les conséquences de l'antipathie profonde, invincible qu'inspirerait ce perfide élément? A quoi ne peut pousser en effet la peur de gagner un goitre et de perdre l'esprit?...
Deux mots sur l'expédition de M. l'abbé Lombard à Plancy et dans les terrains crayeux des environs termineront ce que j'ai à dire,sur les sujets aquatiques. M. l'abbé Lombard est hydroscope, et peut voir, c'est lui qui l'a dit, les cours d'eau souterrains à deux cents pieds de profondeur. Je m'exprime mal, quand je dis voir, c'est sentir qui est le mot propre. Oui, M. l'abbé est doué d'une sensibilité telle qu'il ne saurait passer ni à pied, ni à cheval, ni en voiture, ni même en chemin de fer au-dessus d'un cours d'eau souterrain, grand ou petit, sans qu'une sorte de commotion électrique, proportionnée sans doute à l'importance du courant traversé, n'avertisse soudain sa fibre délicate. Je comprends que, quand on est en possession, ou si vous aimez mieux, quand on est armé d'un système nerveux calme, solide, on soit tenté de sourire de cette aptitude féminine dans un homme, et qu'on montre peu d'empressement à y croire. Aussi les uns ont-ils nié à priori la possibilité d'une semblable aptitude, sans réfléchir peut-être qu'il est une foule de choses tenues pour impossibles qui se font tous les jours. D'autres ont regardé cette explication donnée par l'hydroscope comme un moyen de couper court à toute curiosité indiscrète, comme une de ces formules, un de ces voiles hiéroglyphiques sous lesquels les prêtres égyptiens, par exemple, cachaient au vulgaire les mystères de leur science.
Quoi qu'il en soit de ces conjectures et de cent autres
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qu'on pourrait faire, mais dont je n'ai pas à me préoccuper ici, j'arrive au point essentiel, au point capital de la question, le seul du reste qui doive nous intéresser. M. l'abbé Lombard découvre-t-il véritablement des sources, — c'està-dire des cours d'eau souterrains ?... Les indications qu'il a données à Villiers-Herbisse, à Salon, à Semoine et à Plancy ont-elles amené les résultats promis? Le rapport de la Commission que vous avez chargée de suivre et de contrôler ces opérations a bien constaté, il est vrai, quelques succès, mais qui n'ont pas suffi pour chasser tous les doutes et établir une conviction complète.
M. Meugy, le rapporteur autorisé de la Commission des sources, s'est fait aussi l'historien de deux explosions de machines à vapeur, l'une à Reims et l'autre à Nouzon, dans les Ardennes. Le détail de ces déplorables catastrophes, où sont exposées les causes qui les ont amenées, indique par là même comment on peut les prévenir, et devient, dans une ville comme la nôtre qui compte tant d'usines et conséquemment tant de machines, un enseignement pratique de la plus grande importance.
A l'utile, M. Meugy a l'habitude de joindre l'utile, ce qui n'exclut pas l'agréable. Dans une causerie scientifique qui vous a charmés et où il a résumé ses impressions sur l'Exposition universelle de 1867, il a su mettre au niveau de toutes les intelligences ces secrets que la Science ne livre pas ordinairement au vulgaire. C'était là ouvrir une voie féconde et donner à ses collègues un exemple précieux. Pourquoi cet exemple n'a-t-il pas été suivi? Pourquoi votre Compagnie ne possède-t-elle pas écrits et fixés ces souvenirs fugitifs d'une exposition prodigieuse qu'on ne reverra peut-être jamais? Ah! Messieurs, c'est que si la critique est aisée, le silence, je le vois, est plus facile encore.
Pour clore ce chapitre, il me reste à examiner trois mémoires : deux de M. Dautremant, ancien directeur de l'Ecole normale primaire de Troyes, intitulés : le premier, Consi-
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dérations sur les Ecoles normales ; le second, Simples notions de comptabilité agricole et d'économie rurale, et le troisième, de M. Georges Berthelin, sur un affleurement de l'Upper Greensand dans l'Aube.
Comme tout ce qui est concis et substantiel, les deux premiers travaux ne sont guère analysables; c'est le fruit doucement et parfaitement mûri d'une longue expérience : il faudrait tout citer. Mais, hélas ! vous n'êtes pas, Messieurs, dépositaires de la puissance qui transforme en pratique les théories et les voeux. Vous ne pouvez qu'une chose et vous l'avez faite, applaudir à la pensée de l'auteur et en publier l'expression.
Quant au travail de M. Berthelin, il est du domaine de la science géologique la plus pure. J'avouerai que c'est la lecture que j'en ai faite qui m'a révélé l'existence et le nom étrange de cette couche de terrain, un peu égarée probablement, dans la vallée de la Seine, près d'Isle-Aumont. J'aime mieux, et pour cause, me contenter de la signaler aux amateurs que de leur en parler davantage.
Je conviens bien qu'une apparition fortuite, inattendue d'une couche de terre puisse intéresser la science ; mais la découverte d'un artiste, et surtout d'un artiste de mérite, n'est-elle pas pour les arts et le pays qui l'a vu naître d'une importance un peu plus grande encore? Et si cet artiste est de Troyes, n'y a-t-il pas là de quoi émouvoir tout coeur vraiment troyen? Il est vrai de dire que cet enfant, profondément inconnu jusqu'ici dans sa propre patrie, ne l'a habitée que dans sa jeunesse ; mais pour cela en a-t-il moins reçu d'elle, avec la vie, la sève qui fait les artistes? Les Mignard, les Girardon, les Simart, ont-ils donc toujours vécu, toujours travaillé à Troyes? Et parce que c'est à Paris que leur gloire a eu son épanouissement, ne seraient ils plus les enfants et l'orgueil de leur mère ?
Jean Chalette (c'est le nom de l'artiste qui va désormais augmenter le nombre des Troyens illustres), Jean Chalette,
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comme tous les enfants prédestinés que tourmente une muse secrète, voyageait, c'est-à-dire cherchait, sous des climats plus brillants et plus chauds, dans des régions plus accidentées, ces tons variés d'une nature plus riche, plus vigoureuse, ces magiques effets de lumière et d'ombre inconnus à nos grandes plaines si arides d'ordinaire et si monotones, — et chaque jour enrichissait sa palette d'un nouveau trésor de couleur.
Le Dieu qui le poussait le conduisit à Toulouse, la ville poétique de Clémence Isaure. C'était vers la fin de 1610. Il avait beaucoup vu déjà et beaucoup travaillé, et portait fièrement, comme on fait à cet âge, son pinceau, sa moustache et ses trente ans. Il se met vivement à l'oeuvre et si vivement qu'en moins de deux ans il entre de haute lutte dans la corporation des maîtres peintres de Toulouse, malgré l'opposition violente des baillis et conservateurs de la confrérie, se retranchant, comme à l'abri d'un fort inexpugnable, derrière la lettre du règlement, cette sauve-garde éternelle des impuissants et des sots. Bientôt il était nommé peintre officiel du Capitole et chargé, en cette qualité, de faire la pourtraiture en triple exemplaire de chacun des capitouls qui entraient en fonction.
Or, comme il a vécu trente ans à ce régime, on est conduit fatalement, si l'on compte, au chiffre effrayant de 720 faces municipales dont il a transmis les traits à la postérité. Et cependant ces 720 portraits, répartis entre deux cent soixante-dix toiles et soixante feuillets de parchemin, sont bien loin de former toute son oeuvre. Son pinceau, aussi facile que fin, élégant et spirituel, était au service de tous les événements de la ville et de la province.
Contemporain du célèbre Simon Vouet, qui fonda l'Ecole de peinture de Paris en 1627, J. Chalette a l'avantage de l'avoir devancé de quinze ans dans l'établissement de celle de Toulouse, d'où sortirent successivement Hilaire Pader,
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Colombe du Lys et Nicolas de Troy, dont un seul eût suffi pour la gloire du maître.
M. de Chennevières va même si loin, dans le 4e volume de ses Recherches sur la vie et les oeuvres de quelques peintres provinciaux, que, si l'appréciation qu'il fait de Jean Chalette, à qui il donne non-seulement du talent, mais du génie, était acceptée, il faudrait, Messieurs, dans notre Olympe troyen, intervertir les rangs et faire descendre au second les Mignard et autres.
Quoi qu'il en soit, ou plutôt par cette raison-là même, il était extrêmement désirable pour notre musée de posséder, en spécimen au moins, un de ses tableaux. C'est à M. Auguste Truelle, à qui vous deviez déjà la révélation de l'artiste, que vous êtes redevables encore de celte seconde bonne fortune. Il avait trouvé l'homme, il lui appartenait de découvrir l'oeuvre. Vous avez saisi avec empressement l'occasion qu'il vous a procurée ; et chacun peut voir aujourd'hui au musée, dans le grand costume de capitouls, quatre de ces figures officielles en miniature. Mais les bonheurs sont frères et vont souvent de compagnie : entre Toulouse et Troyes la voie était ouverte, et bientôt il vous arriva une troisième bonne fortune, complément indispensable des deux premières, je veux dire une excellente notice sur Jean Chalette.
M. Roschach, garde des archives de l'Hôtel-de-Ville de Toulouse, a puisé aux sources mêmes les détails intimes de la vie de Jean Chalette, qu'il suit pas à pas dans ce mémoire, qui se distingue tout à la fois et par la sagesse de la pensée, et par l'atticisme du langage, et par le piquant de la forme. Aussi vous êtes-vous empressés d'ouvrir à cet esprit, si éminemment français, de la Garonne les deux portes de votre Académie.
Dans le domaine des Arts, tout doit être beauté, tout doit tendre à l'harmonie sans laquelle la beauté ne saurait exister. M. Le Brun-Dalbanne, qui sait autant qu'homme T. XXXIII. 21
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du monde la lettre et l'esprit de cette loi, s'y est montré fidèle dans son grand travail sur les pierres gravées de la cathédrale de Troyes. Disposition heureuse dans les parties dont se compose l'ouvrage, — justes proportions dans l'ensemble, — élégance facile dans la forme, voilà les qualités qui frappent au premier coup-d'oeil.
Ces pierres gravées, dépouilles précieuses de la croisade de 1204, enlevées du riche trésor du palais de Constantinople, furent remises à l'évêque de Troyes, Garnier de Traînel, dont le drapeau avait flotté le premier sur le rempart de la cité vaincue. Je ne suivrai pas M. Le Brun dans cette histoire curieuse. Ces joyaux comptent comme les hommes, comme toutes les choses de ce monde, des destins divers, de bons et de mauvais jours. Dans le plan de l'auteur, cette notice historique n'est que l'entrée en matière, l'exorde de l'oeuvre.
La seconde partie, qui nous prépare admirablement à la troisième, nous apprend tout ce qui peut intéresser sur la gravure des pierres fines à toutes les époques. Le sujet est traité ex professo, on pourrait dire ex cathedrâ. L'antiquité de cet art, — la passion des Grecs et des Romains pour ces morceaux précieux, — les collections célèbres des anciens, — les noms des principaux artistes, — les intailles et leur utilité, — le prix qu'y attachaient nos comtes palatins, et l'usage qu'en ont fait les princes et les rois, — rien n'est oublié.
La description exacte, technique des 84 pièces dont se compose cette collection, unique dans une église, couronne dignement, dans son ampleur savante, cet important travail qui ne me cause qu'un regret, c'est de ne pas le voir se presser assez d'arriver dans vos Mémoires.
A ce regret, j'ajouterais volontiers, si je l'osais, un voeu que je forme depuis longtemps en moi-même, mais que j'ai tenu secret jusqu'aujourd'hui. Pourquoi l'excellent collègue qui nous donne de temps en temps de si remar-
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quables morceaux de critique littéraire, n'enrichit-il pas aussi nos Mémoires de quelque oeuvre originale, d'une oeuvre dont le fond, comme la forme, émane entièrement de lui? Un Dieu pourtant lui a fait des loisirs, et la muse ne lui a pas été avare de ses dons. Ce sont ses savantes études — et sur le livre des Révolutions romaines, de M. Emile Bélot, — et sur la thèse de M. Georges Perrot : Le droit public à Athènes et la démocratie athénienne, — et sur les mystiques espagnols, à l'occasion d'un livre de M. Paul Rousselot, — et sur l'ouvrage de M. Courdaveaux : Caractères et Talents, qui m'ont inspiré ce désir dont je vous prie, Messieurs, de vouloir bien, à l'occasion, faire part à M. Assollant. Quand on prête tant aux autres, c'est qu'on est riche de son propre fond.
J'aurais peut-être hasardé quelque voeu encore, si l'heure rapide ne m'avertissait de me hâter. J'aurais prié M. Blerzy (la prière est un voeu), j'aurais prié M. Blerzy, qui parle si volontiers, si admirablement, d'écrire au moins quelquefois. Vous vous rappelez, Messieurs, avec quelle facilité et quelle élégance en même temps, M. Blerzy vous a fait un, deux, trois, quatre rapports et sur le projet d'un voyage au pôle nord, à la découverte d'un nouveau continent, par M. Gustave Lambert, — et sur un voyage d'exploration dans l' Afrique équatoriale, — et vous a improvisé un jour, sur le docteur Leviston et les voyageurs qui l'ont précédé, une histoire remplie des détails les plus précis et les plus intéressants.
Oui, je ne cesserai de dire :
Quand on parle si bien, pourquoi ne pas écrire ?
Je combats en ce moment pro aris et focis, j'en conviens ; mais trouvez-vous que j'aie si grand tort? Et en effet, que peut retenir de ces belles choses jetées au vent la mémoire de votre vieux secrétaire ? et que peut-il, écho malheureux, vous en redire aujourd'hui?...
Si à l'imagination voyageuse de M. Blerzy je donne pour
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voisine l'humeur tranquille et quelque peu casanière de M. Boutiot, j'aurai rapproché deux extrêmes qui se touchent en un point : l'amour de la science historique. Seulement le premier est toujours prêt à s'élancer (en esprit) sur les traces de quelque voyageur intrépide ; tandis que le second, véritable touriste de cabinet, ne voyage le plus souvent qu'autour de sa chambre, et n'a guère, en sa vie, pratiqué d'autres mers que l'Aube ou la Seine et quelques-uns de leurs affluents. Toutes ses préférences, toutes ses affections se concentrent sur Troyes, sa patrie adoptive, dont il élabore ou plutôt dont il imprime en ce moment l'histoire.
Le travail important qu'il vous a présenté sur la prévôté royale de Troyes ;
Les chartes qu'il a tirées du cabinet de M. Adnot, un de vos membres associés, concernant Balnot-sur-Laignes et le régime des eaux des moulins Brûlés et de Saint-Quentin ;
Sa notice sur la juridiction des grands jours; — son mémoire (qui lui a valu de l'Académie d'Arras la grande médaille d'or) sur la manière dont Louis XI, dans un de ses jours de colère, avait chassé de leur ville et remplacé par des familles champenoises et troyennes tous les habitants d'Arras ; — toutes ces communications ne sont que des feuilles volantes, des pages détachées de son grand ouvrage : c'étaient les prémices dont il vous faisait l'hommage.
Je vois un autre groupe de fils pieux, dont la plume s'est vouée aussi à la glorification du pays, se présenter à son tour, chacun tenant son offrande à la main : — M. Emile Socard, — ses tablettes généalogiques de la famille de Valois de Saint-Remy, qui de Henri II descend jusqu'à nos jours, et qui, en empruntant les ancêtres de Henri II, remonte d'abord jusqu'à Hugues Capet, puis de là jusqu'à Saint-Arnoul, de race noble parmi les Francs, vers la fin du VIe siècle ;
Un de vos membres correspondants, M. Jaquot, — sa galerie des artistes troyens et sa notice sur les Villehardouin.
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M. Léon de Breuze, — sa notice sur Moreau de la Rochette, l'inventeur, chez nous, de la grande pépinière ;
M. Gontard, membre correspondant, — ses souvenirs historiques sur Nogent-sur-Seine ;
Et M. l'abbé Lalore, notre véritable bénédictin troyen, — le cartulaire de l'abbaye de Boulancourt, qui a fait partie de l'ancien diocèse de Troyes.
J'arrive à M. d'Arbois de Jubainville, notre infatigable polygraphe, dont la plume nomade, flexible, s'attaque aux sujets les plus divers.
En effet, d'une notice sur les premières années de Jean de Brienne, qui fut roi de Jérusalem et empereur de Cons - tantinople, il passe aux lettres naïves écrites du château de Pont-sur-Seine en 1770, au prince Xavier de Saxe, par ses tout jeunes enfants; —de là, à une dissertation sur la tutelle testamentaire, — puis, à la seigneurie de Villemereuil, sur laquelle répandent un intérêt particulier les grands noms des Dinteville, des Mole, des Juvénal des Ursins et des Pithou, qui en furent successivement possesseurs, pour aboutir enfin aux exercices étymologiques les plus trascendants et les plus variés.
L'étymologie, qu'on cultive depuis quelques années, avec la plus vive ardeur, de l'autre côté du Rhin, me paraît une science éminemment allemande et par la patience qu'elle exige et par les résultats quelque peu nébuleux qu'elle obtient. Seulement quand elle a, comme ici, la bonne fortune de passer par un creuset français, le filon d'or qu'elle renferme se dégage plus brillant et plus pur.
J'aurais voulu, Messieurs, vous donner ici, en passant, un spécimen de la manière française d'appliquer, en fait d'étymologie, les procédés allemands. M. d'Arbois eût été mon guide et m'eût fourni l'exemple. Vous auriez vu comment, en fouillant jusqu'aux racines les plus profondes des langues, un mot se décompose et apparaît tout à coup sous un aspect nouveau, revêtu de son sens primitif comme
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d'un manteau lumineux et plein d'un attrait qui séduit. C'eût été palpitant d'intérêt et beau comme l'antique. Mais l'heure s'écoule rapide et, vous le savez, les minutes me sont comptées.
A côté de cette origine de langues plus ou moins vivantes, il en est une autre d'un intérêt bien plus vif et surtout bien plus général, c'est l'origine de ceux qui les ont parlées, l'origine de l'homme, c'est-à-dire notre origine à nous.
Vous me pardonnerez, Messieurs, si, pour arriver aux travaux de quelques-uns de nos collègues qui ont touché à l'homme préhistorique, j'arrête un instant votre attention sur cette grande découverte qui restera l'éternel honneur des vingt années qui viennent de s'écouler. Elle s'élaborait silencieusement depuis 1847, et disposait ses preuves au milieu de l'indifférence des uns et de l'incrédulité des autres, attendant, pour couronner son oeuvre, l'autorité d'un fait qui frappât, qui saisît les esprits et forçât la conviction.
La mâchoire d'Abbeville, ou, comme on dit, du MoulinQuignon (la plus célèbre aujourd'hui de toutes les mâchoires connues), fut ce fait capital, cette révélation qu'on attendait. On tenait enfin une pièce authentique du système osseux de l'homme primitif.
Ce fut le 23 mars 1863 que M. Boucher de Perthes retira des couches inférieures du diluvium d'Abbeville cette demi-mâchoire intérieure humaine ; et ce fait avait cela d'intéressant que pour la première fois on rencontrait un fossile humain ailleurs que dans une caverne.
L'homme avait donc existé avant l'époque où l'histoire nous le montre comme parvenu déjà à un certain développement intellectuel.
En effet, ses armes grossières, ses ustensiles en pierre et en os, débris incontestables d'une industrie rudimentaire, enfouis dans ce même diluvium qui n'avait pas été remué depuis sa formation, fournissent un élément historique nou-
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veau sur le lointain passé de notre espèce, et nous rejettent bien au-delà des temps historiques.
Evidemment l'humanité a eu son enfance ! Telle est la conclusion qu'arrache à la bonne foi les restes de cet outillage informe qui est l'oeuvre de ses mains.
Et que serait-ce si l'on demandait aux dépôts accumulés peu à peu à force de siècles dans les profondeurs des marais de la Prusse, de l'Allemagne et de l'Italie?
Et que serait-ce si l'on faisait parler les voix enfouies des cités lacustres de la Suisse où dorment superposées, on ne sait depuis combien de milliers d'années, les industries bien distinctes de trois de ces antiques civilisations dont la marche et le caractère sont marqués par ces trois mots : L'âge de la pierre, l'âge du bronze et l'âge du fer.
Je désirerais bien, Mesdames, pour reconnaître un tant soit peu le dévouement dont vous faites preuve en prêtant à ces pages sévères une oreille attentive, je désirerais, dis-je, d'étendre au moins d'un point la raideur de ce sujet, et vous donner, en passant, un simple trait, une esquisse légère de la physionomie de ces races antiques dont nous occupons la place ; je voudrais vous montrer quelle figure portaient au soleil de ce temps-là les premiers ancêtres des populations actuelles. Je sais bien que je ne puis vous offrir de ce tableau piquant qu'une ombre approximative, mais cette ombre du moins aura ce mérite particulier de reproduire l'ensemble des traits épars recueillis avec le plus grand soin par les savants anthropologistes.
Ces hommes antiques, dont la France et la Belgique ont conservé les restes fossiles, étaient d'une taille au-dessous de la moyenne, bien pris d'ailleurs et plutôt agiles que forts. La tête était plus ou moins arrondie, jamais ou très-rarement allongée ; le nez droit nettement séparé du front. Les mâchoires un peu saillantes, garnies de belles dents bien rangées d'abord, mais de courte durée; le menton avancé et étroit. Quant aux joues, elles étaient sans doute-, comme
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parmi nous, plus ou moins pleines, plus ou moins colorées. Le fond du teint tirant sur lejaune, il est permis de douter que les dames aient eu alors la peau aussi fraîche, aussi transparente que les dames d'aujourd'hui. La science a aussi quelques raisons de penser que les cheveux à la mode s'embellissaient d'un reflet d'or. Mais comment étaient-ils portés?... Il sera bien difficile de satisfaire à cette grave question, Mesdames, tant qu'on n'aura pas exhumé du diluvium quelque chevelure fossile.
Dans l'ignorance absolue où elles étaient de cet or qui nous charme, de l'argent, objet de nos convoitises, du fer et du bronze que nous plions à nos besoins et surtout à nos fantaisies, elles n'avaient (plaignons-les de tout notre coeur), elles n'avaient pour parure et pour diamants que la pierre qui naît au bord du chemin, que le cailloux qui brille au soleil du coteau, ou bien la coquille d'un mollusque voisin, ou celle du crustacée que le flot de la mer jette sur la plage.
Si notre Musée regrette de ne posséder complètement aucune de ces parures très-primitives du moins, il renferme un bon nombre d'ossements fossiles et d'outils en pierre qui remontent à ces époques transhistoriques. Il peut même offrir aux amateurs le spectacle assez rare d'une tête entière du grand ours des cavernes, extraite de la fameuse grotte de l'Hernie, près de Foix, par M. Thiriat, inspecteur des forêts, qui nous en a fait présent. Les cavernes, comme le diluvium, comme les terrains quaternaires, ont conservé, sous leurs carapaces rocheuses, les débris de l'homme des premiers âges, ceux de son industrie et des animaux ses contemporains dont les races sont perdues.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, Messieurs (vous le savez), que ces collections précieuses qui élèvent notre Musée à la hauteur de la science du jour, sont l'oeuvre de notre intrépide collectionneur M. Jules Ray, qui tient son oeil toujours ouvert
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sur ce qui se passe à l'horizon, son oreille constamment attentive au bruit des moindres découvertes pour réclamer, au nom de notre Musée, une part dans ces dépouilles opimes. Combien de siècles, combien de milliers d'aimées a duré celte rude période où l'homme nouveau ne connaissait, dans tout le règne minéral, que la pierre à laquelle se heurtait son pied, que le silex qu'utilisait sa main. Personne ne le sait et ne le saura jamais : l'histoire n'existait pas.
Mais ce qui ne peut plus être au doute, c'est que vers la fin de cet âge l'industrie avait fait un pas. Les haches, taillées à éclats d'abord, avaient cessé d'être brutes. Le caillou s'était poli peu à peu, en même temps sans doute que l'homme qui le travaillait. Les instruments en pierre de vos vitrines archéologiques ; le polissoir en grès (le plus grand et le plus complet de tous les polissoirs connus), découvert au-delà de Marcilly-le-Hayer, dans un bois appartenant à M. le docteur Guichard, qui en a fait présent à votre Musée de préférence au Musée de Saint-Germain, qui le lui avait demandé ; et l'excellente notice qu'a consacrée, dans vos mémoires, à ce bloc erratique, un de vos plus zélés correspondants, M. François Lenoir, éclairent de la plus vive lumière ce fait demeuré jusqu'ici inexpliqué.
Au retentissement qu'a eu dans le monde des archéologues cette découverte inattendue, vous avez vu s'émouvoir un de vos membres honoraires, M. Clément-Mullet. Il s'est souvenu que lui aussi s'était jadis occupé, dans ses loisirs, de cette grande question des instruments de l'âge de la pierre, et vous a envoyé sur ce sujet un travail rempli d'érudition.
Si j'ajoute une note de M. Gréau sur une fabrication en grand d'instruments en silex à Nemours, et la visite aux dolmens de l'arrondissement de Nogent, par M. Quilliard, j'aurai à peu près parcouru toute la série de vos études sur ces époques préhistoriques.
Maintenant, pour économiser sur le temps, permettez-
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moi de franchir d'un trait de plume les siècles nombreux de l'âge du bronze, puis de l'âge du fer, dont vos collections pourtant possèdent de remarquables débris, et d'arriver vite aux temps historiques qui, eux aussi, ont leurs points obscurs, leurs steppes inexplorées, car l'histoire est bien loin d'avoir tout dit. Les grands événements, les grandes batailles où s'entrechoquent les nations, sont, il est vrai, à peu près connus : les Achilles ont volontiers trouvé des Homères. Mais ce qui tient à la vie plus intime des peuples, les usages, les moeurs, les sciences même et les arts, sont absents du tableau, ou du moins sont très-effacés dans l'ombre du second plan.
Faut-il alors s'étonner de l'intérêt qui s'attache aux fouilles qu'on opère et aux moindres objets qu'on en retire? Rien ne peut être indifférent dans une collection qui est comme le véritable écrin des siècles passés. On reconstruit, autant que possible, le mobilier de la maison. On y surprend les habitudes de l'antique propriétaire, son attitude domestique pour ainsi dire ; en sorte que, si l'antropologie veut s'en mêler un peu, elle pourra replacer dans ses vieux meubles le maître archéologique du vieux manoir.
En attendant, Messieurs, vous imitez, dans ses soins prévoyants, l'abeille infatigable. Par vos membres résidants et associés, vous êtes présents à la fois sur tous les points du département, toujours attentifs, toujours prêts à recueillir les prémices et la fleur de l'occasion fugitive, du hasard heureux.
La tombelle d'Aulnay (sur les fouilles de laquelle M. Gréau vous doit un long rapport que j'inscris ici pour mémoire), — Rigny-la-Nonneuse, — Fouchères, — Virey-sousBar, — Marcilly-le-Hayer, — Créney, — La ChapelleSaint-Luc, — Villacerf, — Ramerupt, — Poivres, — Villadin, — Troyes, - Somsois, dans la Marne, et que sais-je encore?... sont les points principaux (les vallées de Tempé, par exemple, ou bien les monts Hymette), où ont fructueu-
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sement butiné MM. Gayot, Quilliard, Gréau, l'abbé Coffinet, Boutiot, Adnot et d'Arbois.
Je me disposais à ouvrir ici le quatrième chapitre de cette revue rétrospective et à vous rappeler ce qu'a fait depuis tantôt trois ans votre section des lettres. Je voulais même, en bonne justice distributive, lui accorder une part assez large dans les éloges mérités, lorsque je me suis aperçu tout à coup que j'en avais presque fini avec elle. Dans l'impatience où j'étais, en effet, d'atteindre au terme de ma course, j'ai saisi à la hâte les sujets qui se pressaient en foule, sans trop demander à chacun à quelle tribu il appartenait, et je suis ainsi arrivé, sans trop m'en douter, au point où vous me voyez; en sorte qu'en ce moment rien ne peut égaler ma surprise, si ce n'est le plaisir que doit vous causer cette nouvelle inattendue.
S'il se fut agi des sciences qui ont un objet toujours déterminé, qui portent au front un signe distinctif, une semblable distraction n'eût guère été possible. Mais le domaine des lettres n'est pas circonscrit dans des limites aussi rigoureuses. Tous les sujets relèvent d'elles plus ou moins, puisque c'est à elles qu'il appartient de leur donner la forme qui les embellit et l'intérêt qui les fait vivre. Leurs grâces se mêlent à tout. Le magnifique éloge qu'en a laissé le consul romain, quand il les représente comme les compagnes inséparables de l'homme qui les cultive, et dont elles savent si bien charmer, selon l'occurrence, les peines ou les loisirs, ce magnifique éloge demeure tout aussi vrai quand on les considère, dans leur rapport, dans leur alliance intime avec les diverses branches des connaissances humaines. Partout où elles pénètrent, elles font ce je ne sais quoi qui anime la toile d'un tableau, qui fait que, dans une statue, le marbre respire.
L'homme même qui vit dans leur douce familiarité, n'échappe pas à cette bénigne influence. Peu à peu elles ameublissent, elles améliorent le fonds, puis adoucissent les
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contours et polissent les surfaces. L'homme ténébreux qui vous noircit dans l'ombre, l'homme grossier qui vous insulte, le paysan du Danube, dont vos regards se détournent, n'ont jamais connu, soyez-en sûrs, ce commerce divin.
Cette réflexion me transporte justement au point culminant de la culture des lettres, je veux dire à la poésie qui en est l'expression la plus pure et la plus élevée en même temps. N'est-ce pas en effet du poète que reçoit le plus d'honneur et de charme, la pensée humaine, puisque c'est par lui qu'elle est portée aux horizons les plus lointains, aux sommets les plus sublimes, et revêt une immortelle beauté. Aussi, au premier, au moindre contact, on sent l'homme qui a pratiqué la muse : son esprit, qui a vécu dans les régions supérieures, s'est dépouillé de ce qu'a de vulgaire notre pauvre nature.
La simple étude même que font de ces chefs-d'oeuvre ceux qui ne sont pas nés poètes, produit sur leur esprit le plus heureux effet: elles lui donnent plus d'attitude et un meilleur ton.
Aimez donc ces écrits, mais d'un amour sincère ; C'est avoir profité que de savoir s'y plaire.
Je ne dis pas que M. Gayot, notre bien-aimé président, se promène tous les jours sur les cimes du Pinde et boive souvent des ondes du Permesse ou de l'Hippocrène, mais je soutiendrai qu'il a au moins quelquefois mouillé son jeune pied dans la rosée matinale du vallon sacré. Je ne veux d'autre preuve de son amour pour les muses que la manière exquise dont il parle des vers. Vous en jugerez tout à l'heure par son rapport sur le concours de poésie.
Je regrette que l'heure dont j'abuse ne me permette pas de citer au moins une pièce d'un athlète que vous connaissez bien, un de vos meilleurs membres associés, M. Sardin, que
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je vois toujours debout dans la carrière, maniant tour à tour et avec un égal succès la lyre et la plume.
Un autre de vos associés, qui distribue à ses ouailles de Méry le pain de la parole, M. Paul Sausseret, a tenté une oeuvre dont le succès serait d'autant plus méritoire qu'il est plus difficile. Il voudrait faire du roi prophète, de l'antique David, non pas un catholique romain (ce serait s'y prendre un peu tard peut-être), mais un français et un bon français, ce qui n'est guère plus facile, la vieille nature juive étant, dit-on, très-résistante.
Que n'ai-je à son service autre chose qu'un voeu !
Le plus ancien de vos membres correspondants qui correspondent (il y en a tant de jeunes gens qui ne correspondent pas), M. Clovis Michaux, vous a payé aussi son tribut ordinaire par un dialogue entre deux grandes infirmités humaines, un aveugle et un sourd-muet de naissance. Si l'âge a calmé en lui les vivacités de la muse, le noble vieillard, en dépit de ses quatre-vingt-dix ans, est resté toujours harmonieux.
Pour finir enfin, non comme Boileau par un trait de satyre, mais par une note sur un morceau de critique littéraire, je voulais vous dire quelques mots d'une grande découverte à laquelle travaille un de vos associés les plus actifs, M. Victor Deheurle, de la découverte d'un vieux poète grec, connu dans le monde ancien sous le nom d'Eschyle. Les fouilles commencées depuis quelque temps déjà se poursuivent avec une sage lenteur. Mais la statue prise dans la couche d'argile qui l'environne, et conservée depuis bien des siècles, n'est pas encore entièrement dégagée. Ce sera donc, si vous le voulez bien, pour une autre séance.
Toutefois, Messieurs, je me rendrais coupable d'une grave omission si dans cette circonstance solennelle je ne vous rappelais les pertes que vous déplorez, les vides que
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la mort, depuis 1867, a faits dans vos rangs. La mémoire des collègues qui ne sont plus, vit dans vos coeurs, entourée comme d'une auréole, du mérite particulier qui a distingué chacun d'eux. Cette circonstance, qui me dispense de faire aujourd'hui leur éloge, ne pourrait excuser mon silence.
Parmi vos membres résidants, vous avez à regretter M. l'abbé Tridon, l'ange gardien et l'orateur aimé et compris de l'enfance.
Parmi vos membres honoraires : M. le duc d'Albert de Luynes, dont chacun connaît le dévouement suprême ;
M. le docteur Pigeotte, le patriarche vénéré des médecins de Troyes;
M. le docteur Patin, professeur à l'Ecole de médecine d'Alger ;
Et M. Aimer-André, autrefois l'organe choisi, la plume autorisée de la Chambre de commerce.
Parmi vos membres correspondants : M. le général Poncelet, membre de l'Institut, section des sciences ;
M. Léon de Breuze, ancien juge de paix à Boissy-SaintLéger;
M. Jaquot, champenois d'origine et troyen par le coeur, chef de bureau à la préfecture de la Seine ;
Et M. Danton, de Plancy, secrétaire général en chef du personnel au ministère de l'instruction publique.
Ces pieux souvenirs que vous inscrirez tout à l'heure dans vos Mémoires sont toute l'immortalité que nous pouvons donner à nos amis ; heureusement que Dieu vient en aide à notre impuissance, et que, dans ses trésors inépuisables, il leur en réserve une meilleure qui ne finira jamais.
Pour clore dignement ce compte-rendu, je devrais, Messieurs, me conformant aux règles de l'art, vous présenter,
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dans une péroraison vive et rapide, comme on dit, le tableau vivant des services signalés que vous avez rendus à chacun des objets dont s'occupent vos sections, et montrer votre Compagnie comme le foyer départemental d'où partent et où convergent, depuis plus de cinquante ans, les rayons divers des sciences locales.
Mais outre que ce morceau d'éloquence classique serait parfaitement inutile ici et demanderait un temps qui ne m'appartient pas, j'aime mieux manquer à une des règles d'Aristote ou de Quintilien, qui sont morts depuis bien des siècles, que de fatiguer plus longtemps l'auditoire patient qui a bien voulu me suivre dans cet aperçu, dans cette esquisse à vol d'oiseau.
Seulement, pour arrêter l'attention et fixer les souvenirs, vous me permettrez, Messieurs, d'inscrire au fronton de votre institut (quand vous en aurez un), la devise suivante qui est la votre du reste :
Les Sciences, les Arts, les Campagnes, les Muses,
Que je traduirai, pour plus d'élégance et de concision, et peut-être un peu aussi pour lui donner une forme plus savante, par cet hémisticle latin :
Artes, Arva, Camoenoe.
Troyes, le 27 décembre 1869.
RAPPORT
AU NOM DE LA SECTION DES SCIENCES
SUR LES
PRIX A DECERNEE
Par M. BLERZY, Membre résidant.
MESSIEURS,
Je viens, au nom de la section des sciences, vous rendre compte de l'examen qu'elle a fait d'un mémoire présenté pour le prix à décerner en 1869.
Ce mémoire est intitulé : Registre d'observations météorologiques ; il contient les observations faites à Rigny-leFerron depuis le mois de janvier 1855 jusqu'au mois de décembre 1868. Il est accompagné de divers renseignements de statistique agricole sur l'état des récoltes, le prix des salaires, et, pour chacune de ces quatorze années, d'un résumé de l'état général de l'atmosphère.
Les membres de la section ont regretté de ne trouver, dans cette volumineuse compilation, aucune trace de l'emploi des instruments météorologiques. Ils admettent volontiers que si l'auteur avait eu à sa disposition les instruments les plus simples, à savoir un thermomètre et un baromètre, la patiente application dont il a fait preuve en ce travail aurait produit des résultats utiles et dignes d'être récompensés par vous.
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Mais une série d'observations qui se traduisent sour une forme vague et indéterminée comme celle-ci : petite gelée, temps couvert et doux, froid humide, ne peut, à aucun degré, quelle que soit la confiance dont l'observateur est digne, être condensée en tableaux, ni formulée en lois. On n'en saurait tirer aucune conclusion avantageuse.
En conséquence, la majorité de la section a décidé que ce mémoire ne pouvait être proposé pour, aucune des récompenses que vous distribuez. Mais, pour encourager l'auteur à persister avec de meilleures méthodes dans la voie d'observation où il s'est engagé, elle vous propose de lui faire don d'un baromètre et d'un thermomètre.
Le seul mémoire présenté au concours n'ayant pas paru digne d'être récompensé, la section des sciences a examiné s'il y avait lieu de vous demander une récompense spéciale pour des travaux exécutés en dehors des règles du concours.
Un ouvrage récemment publié a surtout attiré son attention, c'est l'Étude sur les dérivations de la Seine à Troyes, par M. Chaumonnot, conducteur des ponts et chaussées. Les membres de la section ont constaté avec plaisir que l'auteur de ce volume, conduit à l'étude d'une question intéressante par les devoirs de son emploi, n'avait pas négligé les recherches historiques et scientifiques que cette question comportait. Ils ont trouvé, dans cet ouvrage, beaucoup de renseignements utiles et d'appréciations exactes, résultat d'un travail long, pénible et intelligent.
M. Chaumonnot a d'ailleurs remis déjà à la commission de l'Annuaire du département une notice intéressante sur la dérivation des eaux de Bouilly, dont il a surveillé les travaux avec un zèle louable. Cette oeuvre seule l'aurait déjà recommandé à vos suffrages.
En conséquence, la section des sciences estime qu'il y a lieu de décerner à M. Chaumonnot une médaille d'or.
Troyes, le 27 décembre 1869.
RAPPORT
AU NOM DE LA SECTION DES LETTRES
SUR LE
CONCOURS DE POESIE
Par M. AMEDÉE GAYOT Président de la Société.
MESSIEURS,
Dans le programme de prix publié par la Société en 1867, vous avez offert une médaille d'or de 100 francs à l'auteur de la meilleure pièce de vers qui vous serait présentée. Pour n'entraver en rien le libre essor des concurrents, vous aviez laissé le sujet à leur choix; dix-sept ont répondu à votre appel. Votre section des lettres a tenu trois séances entièrement consacrées à l'examen de ces poésies; elle m'a chargé de vous faire connaître son jugement et de vous en exposer les motifs.
Je vais donc faire le plus rapidement possible l'examen critique de plusieurs des pièces envoyées au concours, tâche dés plus délicates et des plus périlleuses, aux yeux de quiconque commît la race irritable des poètes, genus irritabile vatum. Non-seulement les écrivains auxquels on refuse la couronne maudissent leurs juges, comme tous les plaideurs
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qui perdent leur procès, non-seulement ils les accusent soit de partialité, soit d'ignorance, mais encore ils leur refusent le droit même de les juger, déclarant que le poëte ne relève que de son génie propre, qu'il n'y a point de règle qui puisse lui être appliquée, que le goût d'aujourd'hui ne ressemble point au goût d'hier ni au goût de demain.
C'est une erreur. Ce qu'on appelle le Goût existe, indépendamment des systèmes, des temps et des lieux. Le Goût, c'est le flambeau qui éclaire le temple de l'Art, et qui fait voir chaque oeuvre dans sa proportion exacte et sous son juste jour. Le Goût, c'est le sentiment de la vérité dans le Beau. C'est d'après les règles invariables du goût que nous nous efforcerons d'apprécier les poëtes qui ont bien voulu nous soumettre leurs oeuvres.
J'ajoute que j'ignore complètement à qui vont s'adresser mes éloges ou mes critiques. Nous avons religieusement respecté les billets cachetés renfermant les noms des auteurs non récompensés. Cette remarque suffit pour éloigner toute idée de préférence ou de prévention personnelle.
Votre section adresse à plusieurs des concurrents qui se sont présentés un premier reproche qui leur est commun : ces poëtes manquent de poésie.
La poésie, c'est l'inspiration, c'est le coeur débordant, c'est la vie elle-même s'épanchant à flots. Un écrivain a dit aussi : La poésie, c'est ce qui nous fait voir une âme. C'est qu'en effet le poëte doit donner une part de son âme, s'il veut s'emparer des nôtres ; ce n'est qu'à ce prix qu'on est un grand poëte.
Ce n'est pas, Messieurs, que votre section ait la prétention de ne récompenser que des Lamartine ou des Victor Hugo ; elle sait bien qu'au deuxième ou même au troisième rang des écrivains on peut encore trouver assez d'art, assez d'imagination, assez de talent pour mériter la modeste couronne dont vous disposez. Mais encore devait-elle exiger une certaine correction, une haleine soutenue, et ne pas
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tolérer des dissonances trop choquantes, des négligences trop coupables. Ce sont cependant les défauts dont sont plus ou moins entachées les pièces de vers soumises à votre jugement.
La première est intitulée : la Pompe de mon village; elle se compose de sept strophes de cinq vers chacune. A Dieu ne plaise que nous fassions entrer le nombre des vers dans la balance de nos appréciations ; mais encore faudrait-il, pour mériter le prix, qu'une pièce si courte fut, comme le sonnet dont parle Boileau, sans défauts. Or celle-ci en a plusieurs. A côté d'une ou de deux stances harmonieuses, qui trahissent du talent et une plume rompue au rythme, elle montre des vers prosaïques, un laisseraller qu'il ne faut point encourager. Je cite, par exemple, cette strophe :
Villageois, n'ayez plus de crainte ; L'ennemi se meurt en ce lieu; Plus de dangers dans cette enceinte, Enfin, la flamme est bien éteinte, Grâce à la pompe et grâce à Dieu.
Sans compter qu'ici Dieu vient un peu tard après la pompe, ce vers :
L'ennemi se meurt en ce lieu,
pour dire que l'incendie va diminuant, est d'une vulgarité d'idée et d'expression qui fait tache.
Parlons maintenant des trois autres pièces présentées par un seul auteur.
La première, intitulée la Lune au bain (paysage), composé, de quatre strophes seulement, ne manque pas au début de fraîcheur et d'originalité. Voici ce début :
Sur la crête des monts, la lune Allait en long peignoir d'argent ; Une seule étoile, rien qu'une, Venait derrière, en voile blanc. Parfois la silhouette brune
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Des chênes où dormait le vent Tour à tour aux yeux cachait l'une Puis l'autre, et le pâle passant S'arrêtait rêveur sur la dune En regardant.
Ainsi descendaient en cachette La pente des grands monts chenus La chaste lune et sa soubrette. Les paillettes de leurs fichus Scintillaient dans la mer muette A la crête des flots émus.
Mais l'haleine a manqué au poëte dans cette carrière pourtant si courte, et la fin nous a paru complètement incompréhensible. En outre la rime y est d'une négligence impardonnable; on y voit argent rimer avec blanc, bain avec rien, etc. Dans des pièces si brèves, je le répète, et d'une fantaisie si fugitive, la perfection de la forme est une condition indispensable.
La deuxième pièce a pour titre : Un matin. C'est une prière adressée au Créateur par l'homme qui s'éveille. Les vers sont réguliers, quoique les rimes ne soient pas riches. Le sentiment est grave; mais nulle originalité, point de souffle. Ces choses ont été dites déjà et mieux dites. L'auteur, en outre, prend quelquefois l'emphase pour la grandeur ; il dépasse le but sans l'avoir atteint.
La troisième pièce du même auteur est une épître familière adressée à un ami. La forme en est très-incorrecte. Nous savons bien qu'une certaine négligence est pardonnable dans ce genre de poésies, qui se passe très-bien d'une ordonnance régulière et de la richesse de la rime; mais encore faut-il ne pas dépasser les bornes, ne pas faire rimer, par exemple, pitié avec pied, certain avec besoin, jardin avec bien, etc. Nous n'aimons pas non plus vingt-trois vers de suite rimant en elle; nous blâmons des expressions comme celle-ci :
. ..... la mésange
Est si vive et voleuse avec,
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avec pour dire aussi, et cette dissonance, au milieu d'un passage assez frais et assez gracieux, à propos du papillon :
Fait-il sa cour à quelque rose Bégueule encore, à peine éclose ?
Il y a aussi des obscurités, des vers qu'il faut relire plusieurs fois pour les comprendre.
Tous ces défauts nous ont fait rejeter cette épître, malgré un talent de description très-réel, et malgré un sentiment assez vif de la nature.
L'auteur de ces trois pièces a certainement du poëte en lui. Ce doit être un jeune homme; qu'il soit plus sévère pour lui-même, qu'il ne laisse pas passer avec nonchalance des dissonances fâcheuses, qu'il se donne la peine de chercher une autre expression, une autre tournure, plutôt que de conserver de ces mots, de ces rimes qui appellent le rire là où il voudrait exciter un tout autre sentiment, et il conquerra, sa place parmi nos poètes modernes.
Je mets encore au rang des poésies familières une agréable pièce intitulée : Une bande de collégiens allant en promenade. L'idée est jolie, l'exécution est faible. On y trouve pourtant quelques vers de vive et piquante allure, des expressions d'un bon comique, telles que celle-ci :
L'aurore aux doigts pleins d'encre apparaîtra demain.
Mais l'auteur a écrit trop vite ; il s'est laissé aller à cette déplorable facilité qui, je ne saurais trop le répéter, est l'avortement du talent. De là des passages entiers d'une platitude inexcusable.
J'ai à vous parler d'une pièce plus importante assurément, et plus digne d'attention. Elle est intitulée : le Val d'absinthe. C'est un récit de l'arrivée de saint Bernard dans cette vallée sauvage, à la tête de ses douze compagnons. Le sujet est bien choisi, l'idée est noble et élevée, le sentiment est religieux ; mais que de défauts dans l'exécution !
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Une description de la Vallée d'Absinthe ouvre la scène. Cette description est tourmentée, hérissée de vers pénibles; l'auteur dira peut-être qu'il a voulu donner là un exemple d'harmonie imitative. Mais dans quelle catégorie ranger des vers comme ceux-ci :
On descend, on descend encore ; enfin on tombe Au fond d'un val étroit, noir, sauvage, une tombe Peut-être, sans couvercle, et que les pieds du mort Crevèrent violemment d'un gigantesque effort. Des genêts rabougris, des flaques d'eau jaunâtre Se tenant par la queue, où le soir, s'il fait chaud, Se baigne le reptile, et chante le crapaud.
Il est évident que notre poëte est de l'école réaliste, mais de la mauvaise. Nous aurions préféré qu'il imitât d'autres modèles que ceux qu'il a choisis, et que, par exemple, il s'inspirât de la première méditation poétique de Lamartine, l'Isolement :
Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil tristement je m'assieds ; Je promène au hasard mes regards sur la plaine Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ; Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ; Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes, Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.
C'est aussi du réalisme; c'est un paysage très-exactement décrit, mais c'est en même temps plein de grandeur, de grâce et d'harmonie.
La pièce du Val d'Absinthe contient encore plusieurs fautes aussi intolérables que celles que je viens de citer. Elle a encore un autre défaut, c'est une confusion, une absence d'ordonnance qui déroute le lecteur.
L'auteur prétend peut-être se mettre à couvert derrière ce vers de Boileau :
Souvent un beau désordre est un effet de l'art.
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Mais il ne fait pas attention que le beau désordre dont parle le maître n'est explicable que dans le feu de la passion, dans le délire d'une situation extrême, d'une action tragique. Il n'y a rien de pareil dans la pièce de la Vallée d'Absinthe.
La fin est incontestablement la partie la meilleure; elle est correcte et, ce qui vaut mieux, elle ne manque ni de chaleur, ni d'élévation.
Le mérite de cette partie et de quelques autres n'a pu faire oublier à votre commission les négligences et les taches nombreuses de cette pièce de vers.
Du reste, notre regret de ne pouvoir accorder de récompense à la pièce du val d'Absinthe a été bien diminué par l'envoi que nous a fait le même auteur (la similitude des écritures ne nous laisse pas de doute à ce sujet) d'une autre pièce intitulée : la Médaille. Le poëte y traite les lauriers académiques avec une exagération de dédain qui fait un peu penser à certaine fable de Lafontaine, où il est question d'un renard et de raisins. Voici, au surplus, les vers de notre poëte :
« Oh! ne m'insulte pas ! M'aurais-tu vu, Médaille, « Des illustres fermiers, engraisseurs de volaille,
« Fréquenter les savants tournois ? « Ou bien mon libre vers à la fantasque rime « Ressemble-t-il à ceux qu'au cloître Saint-Loup prime
« L'académicien champenois?
« Ai-je rien publié sur les vignes malades? « Qui m'accuse d'avoir dirigé des croisades
« Contre le pauvre hanneton ? « Ai-je vanté la chair de l'étalon étique? « Ou pâli de longs mois sur quelque statistique
« A compter les rats d'un canton?
« Donc ne redoute rien, ô Médaille bien née, « De l'or ou du vermeil ! Mon humble cheminée
« Est vierge de ces bibelots. « Tu ne subiras point de leur éclat l'injure ; « Et s'il m'en pleut un jour, j'en ferai, je le jure,
« Des boutons à mes paletots. »
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Les académiciens champenois ont beaucoup ri de la boutade dont ils ne se sont nullement sentis offensés, et ils ont songé à faire un usage plus sérieux des médailles dont ils disposent.
Un autre concurrent nous a envoyé aussi deux de ses inspirations, l'Enfant polonais et le Rouge-Gorge. Cette dernière est la meilleure. L'auteur s'adresse à un rougegorge qui sautille autour de lui, et le charge de porter un message d'amour à une jeune fille. Il y a de jolis vers. Des strophes entières, bien réussies dans la forme, sont d'un gracieux sentiment. Mais que de dissonances viennent détruire l'émotion à laquelle le lecteur se laisserait aller volontiers. Celle-ci, par exemple :
Que je serais heureux du pouvoir d'une fée !
Invisible, j'irais me glisser à son bras.
Je baiserais les plis de sa robe empesée,
Le vent dans ses cheveux, et l'herbe sous ses pas !
Enfin, ce qui est plus grave que tout cela, ce sont des fautes de français, des injures à la grammaire qui semblent étranges chez une personne qui versifie si agréablement.
Le sentiment religieux, si favorable à l'inspiration poétique, a dicté la pièce intitulée : Un Soir à la cathédrale, poême-élévation. Ce sous-titre, emphatique et quelque peu obscur, donne une idée assez exacte de l'oeuvre entière. Le poëte pénètre dans la cathédrale à la lueur du soleil couchant; les chants sacrés expirent; les vitraux inondent la nef de rayons de pourpre et d'or. Le poëte croit entendre alors les voix de l'infini, et cherche à soulever le voile qui couvre le grand mystère de la vie et de la mort. Il suit l'Etre dans son évolution vers le Ciel, et il est entraîné à sa suite à des hauteurs si vertigineuses qu'il en perd la raison, le sens du réel, et tombe dans une métaphysique inintelligible.
L'Être
Dans la sainte nature accomplit un mystère,
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Une aile dans le ciel, une aile sur la terre. S'élève ou redescend du droit de son effort, Renaît pour s'effacer, immortel dans la mort; Transformant à son heure, arbitre de lui-même, De ses grandeurs d'un jour le fugitif emblême, Mode matériel autour des grands essieux Qui, de l'ombre du gouffre à la splendeur des cieux, Reporte lentement, de distance en distance, Au foyer créateur, source de l'existence.
Nous avouons ne pas bien comprendre, et nous supposons que l'auteur lui-même n'a pas une idée bien nette de ce qu'il voulait dire ; car, comme l'a dit Boileau,
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Voilà comment une pièce de vers, d'un sentiment noble et pieux, où se trouvent des passages remarquables, a dû être écartée du concours.
C'est dans le genre des élégies que je classerai les Soeurs de charité, une Couronne rêvée, deux pièces du même auteur, et l'Automne, cette dernière avec une épigraphe latine difficile à prononcer : Nix, Nox, Mors.
Ces trois pièces ont beaucoup d'affinité ; toutes trois sont correctes, d'un rythme aisé et gracieux ; elles ne présentent aucune de ces taches irritantes que je signalais au commencement de mon rapport. Insérées dans un recueil de poésies, elles seraient lues avec plaisir; mais elles manquent absolument d'originalité, d'imprévu. Le sujet des Soeurs de charité a été traité bien des fois. L'auteur répète leur éloge en vers soignés, harmonieusement coupés, mais desquels ne se dégage ni une pensée neuve, ni une réelle émotion. La pièce intitulée l'Automne, nous montre la feuille qui tombe, les oiseaux muets, les fleurs flétries, les arbres dépouillés, et enfin cette saison funèbre, entraînant la mort d'une jeune malade.
Cette peinture n'est pas sans grâce, mais elle n'a pas de relief. Les vers sont empreints d'une mélancolie monotone
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où manque le cri du coeur. Après les avoir lus, on songe, malgré soi avec un soupir de regret, à l'admirable élégie de Millevoye :
De la dépouille de nos bois L'automne avait jonché la terre
dont ils sont une imitation évidente.
Il y a plus de mouvement dans la pièce intitulée : Devant des ruines. Le poëte, errant la nuit dans une forêt, arrive au pied d'une forteresse démantelée; motif naturel à une description des tours, des créneaux, éclairés par la lune, et à une invocation à ces ruines, avec une comparaison de leurs splendeurs passées avec leur abandon présent. Mais tout à coup l'orage gronde dans la profondeur des bois, la foudre illumine les hauts donjons; le poëte, en extase, croit à une attaque furieuse d'une armée ennemie contre ces murs centenaires; il entend le clairon, les cris des combattants; la lutte se termine par la victoire des assiégés, qui, du haut •des murs, ont couché les assaillants dans la poussière.
Cette oeuvre descriptive a du mérite ; elle peut soutenir la comparaison avec beaucoup de pièces semblables, signées de poëtes estimables, mais c'est encore une imitation d'un genre dont on a abusé et qui a beaucoup vieilli.
Il n'y a de nouveauté, ni dans le sujet choisi, ni dans la manière dont il est traité; nous avons' donc dû l'écarter, malgré l'incontestable talent de versification dont l'auteur a fait preuve.
Passons maintenant à une pièce dans le genre historique, intitulée : Germanicus à Teutberg. Le poëte entreprend de décrire les derniers honneurs rendus par Germanicus aux légions de Varus. A ce simple énoncé, le nom de Tacite vient naturellement sur vos lèvres. Vous vous rappelez, Messieurs, cette page immortelle des Annales, et la scène touchante et grandiose qui s'y déroule. Notre auteur, sans la suivre pas à pas, s'en est heureusement inspiré.
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Il y a du mouvement dans la description du combat livré par Varus. Mais plusieurs expressions impropres, des vers languissants et prosaïques, et une certaine monotonie dans le rythme déparent cette pièce et ne lui laissent que la valeur d'une amplification de rhétorique bien réussie.
Tout opposés sont les défauts et les qualités d'un petit poëme intitulé : Jeanne.
Le vers y est libre, coupé sans respect de l'hémistiche, ni de la césure. Ce poëte est de l'école moderne, de l'école de Victor Hugo, de l'école de la Grève des Forgerons, de Coppée. (Nous ne parlons, bien entendu, que de la méthode de versification.) Son récit est simple, familier. C'est l'histoire de deux pauvres gens, un garçon et une fille,
Tombés l'on ne sait d'où, sortes d'aérolithes,
comme dit l'auteur. Ces deux misérables s'unissent, et à force de travail conquièrent une fortune, une grande fortune, à ce point que leur fils devient ministre d'Etat. Son père et sa mère sont ravis de ce que devant eux on l'appelle : Son Excellence.
Voilà tout. Malgré les qualités de la forme, la pauvreté du fond n'a pas permis de couronner cette oeuvre. On se demande quel a été le but de l'auteur, et s'il n'y a pas làdessous quelque allusion à un personnage politique.
Nous revenons à la muse antique, dans la pièce intitulée : les Champs et les Camps. C'est une églogue imitée de Virgile, en vers alternatifs, amant alterna Camenoe. Silvestre, un berger, et Martial, un soldat, devisent entre eux à l'ombre des grands hêtres, sub tegmine fagi.
Sylvestre, dans son couplet, célèbre les tranquilles douceurs de la paix; Martial, dans le sien, vante les nobles enivrements de la guerre, et ainsi de suite jusqu'à la fin : aucun d'eux ne convertit l'autre, et ils restent chacun dans leur sentiment, conséquence très ordinaire des discussions d'ici-bas.
356 SÉANCE PUBLIQUE.
Nous pourrions emprunter un vers à cette pièce, et dire :
Tout cela me semble un peu fade,
et cependant l'exécution est si correcte, la diction est si naturelle, quelques vers sont si heureux que votre section a regretté de ne pouvoir élargir le cercle de ses récompenses pour y comprendre l'auteur.
J'arrive enfin aux oeuvres couronnées. Voici la pièce à laquelle vous avez décerné une mention très-honorable. La lecture de ces vers vous donnera l'idée de leur mérite, beaucoup mieux que je ne pourrais le faire par une froide analyse.
ODE A L'AVENIR
(du sommet du Panthéon)
I
Jamais regard mortel n'a vu tant de merveilles! Et jamais des splendeurs à ces splendeurs pareilles N'ont fait battre d'orgueil mon coeur indifférent ! J'ai contemplé la gloire à la puissance unie ; Mon oeil a mesuré la hauteur du génie ; Un cri m'est échappé, cri d'extase infinie : L'homme est fort, l'homme est grand !
Un jour il a voulu que sa vie éphémère Laissât un souvenir éternel sur la terre, Et Paris a surgi devant sa volonté ! Paris ! il en a fait la lumière du monde, L'astre vivifiant qui crée et qui féconde, La reine des cités, la ville sans seconde, Puis, d'orgueil transporté,
L'homme s'est écrié : Mon nom ineffaçable Sur ton front est empreint, ô ville impérissable ! Ma puissance accomplit des oeuvres de géant. Que sous le poids des ans les empires s'écroulent ! Vers l'abîme éternel que les siècles s'écoulent Et jaillissent toujours, comme les fleuves roulent Toujours vers l'Océan !
Et mon nom, jeune encor, brillera d'âge en âge;
SÉANCE PUBLIQUE. 351
Mes oeuvres serviront de trace à mon passage. Paris, que j'ai créé dans un suprême effort, Paris, dont l'avenir acclamera l'histoire, Paris contre l'oubli défendra ma mémoire ; Mon souvenir vivra protégé par sa gloire. Je t'ai vaincue, ô mort !... »
II
Et, bouffi d'un orgueil immense, Jusqu'en mon âme descendu, J'admirai l'humaine puissance. Mon regard errait éperdu... Lorsque, transporté dans un rêve, Vers les cieux mon esprit s'élève ; Soudain le voile se soulève Qui me dérobe l'avenir ! Mon oeil peut traverser l'espace ; Avide je cherche la place Où fut Paris... aucune trace N'en rappelle le souvenir !
Non, rien ! l'impérissable ville
A-t-elle jamais existé?..
Aujourd'hui l'écho dort tranquille
Sur le tombeau de la cité;
Rien d'humain... mais le vent murmure,
Et, pour féconder la nature,
Le soleil jette avec usure,
Ses rayons comme aux premiers jours.
Et comme aux premiers jours la Seine,
Tantôt belle, calme, sereine,
Tantôt bondissant dans la plaine,
Vers l'occident coule toujours !
C'est que fleuve, soleil et brise
Emanent du divin auteur ;
C'est que la mort n'a point de prise
Sur les oeuvres du Créateur.
Mais l'homme, faible et téméraire,
Ne peut élever sur la terre
Qu'une oeuvre fragile, éphémère,
Et périssable comme lui !
Et Paris, cet humain prodige,
Comme un homme pris de vertige,
Est tombé sans que nul vestige
Aux regards ne s'offre aujourd'hui !
352 SÉANCE PUBLIQUE.
Si... des murailles écroulées, Quelques ruines, des débris Et des pierres amoncelées, C'est ce qui reste de Paris... Dans ces décombres le vent pleure, Le hibou choisit sa demeure, Et le pied du savant effleure Le sol pour y chercher un nom ! Devant tant de gloire muette Le visiteur pensif, s'arrête, Et demande à son interprête La place où fut le Panthéon !...
III
...Qui donc a foudroyé ces superbes murailles? Des révolutions le souffle destructeur A-t-il brisé Paris? ou l'ange des batailles L'a-t-il exterminé sous son glaive vengeur? Le Seigneur, irrité, dans sa colère ardente, A-t-il lancé sur lui la flamme dévorante
Dont Sodome fut consumé ? L'Océan furieux dans un jour d'épouvante,
Sous les flots l'a-t-il abimé ?
Du fond de l'étendue une voix formidable
M'a crié : « Mon bras seul écrase les cités,
« Et sur vos monuments frappe, plus implacable
« Que la foudre du ciel ou les flots irrités !
« C'est moi qui dévorais Ninive et Babylone ;
« Où se dressaient leurs murs nul écho ne résonne ;
« Paris comme elles est tombé, « Vingt siècles sont pour moi moins qu'une heure, et personne
« A mes coups ne s'est dérobé ! »
« L'homme en vain veut lutter contre sa destinée, « De ses débiles mains rien ne sort d'infini. « Toute oeuvre qu'il enfante est un oeuvre donnée « Au néant. — Qu'elle soit de bronze ou de granit ! « O fragile mortel, ta gloire est un mot vide « Que je traîne avec moi dans ma course rapide
« A travers l'abîme des ans; « Dieu seul est grand et fort, seule sa main me guide.
« C'est moi que tu nommes le Temps !... »
L'auteur est M. Bonnefoy, officier au 21e de ligne. Il
SÉANCE. PUBLIQUE. 353
avait envoyé au concours une autre poésie, intitulée : la Morgue. D'une exécution énergique, mais moins heureuse que dans l' Ode à l'avenir, cette pièce était en outre d'un réalisme trop cru et renfermait des détails trop repoussants pour qu'elle pût supporter la comparaison avec les deux pièces qui vont suivre.
La Légende du hêtre est un petit poëme curieusement travaillé et qui, par ses détails charmants, par son sentiment exquis de la nature, plaira surtout aux connaisseurs, aux délicats. Ecoutez seulement, et je suis sûr que vous confirmerez le jugement porté par votre section.
LA LÉGENDE DU HÊTRE
I
Dans un pli du coteau qui dominait la plaine,
Assise comme un nid, blanchissante et sereine,
Avec ses volets verts la petite maison
De loin apparaissait. Là-bas, à l'horizon,
La rivière coulait dans sa ceinture d'aulnes.
Partout sainfoins rosés, blés tendres, colzas jaunes
Formaient un gai damier de diverses couleurs.
Autour de la maison un jardin tout en fleurs.
Le sol était semé de cent touffes d'arbustes,
Mais l'oeil cherchait en vain quelque arbre aux flancs robustes
Parmi ces jeunes troncs encore sans vigueur.
On eût dit que l'orage, en un jour de malheur,
Nivelant le coteau sous ses âpres colères,
Avait rompu d'un coup tous les troncs séculaires
Ou que le bûcheron avait passé par-là.
Seul, au fond du jardin, étendant par-delà
La haie et le sentier son dôme de branchages,
Un hêtre, survivant des arbres des vieux âges,
Versait l'ombre et le frais à vingt pieds alentour.
A travers son feuillage il tamisait le jour;
Son écorce portait de profondes empreintes,
Vestiges du passé, restes d'amours éteintes,
Confidences de l'homme enterré dès longtemps
A l'arbre encor debout après deux cents printemps!
Tout un peuple habitait, des racines au faîte, L'arbre aux puissants rameaux qui bravait la tempête.
T. XXXIII. 23
354 SÉANCE PUBLIQUE.
L'abeille y bourdonnait auprès des écureuils, Les linots y chantaient à côté des bouvreuils, Les nids s'arrondissaient en avril par centaines. A toute heure du jour, des rumeurs incertaines Sortaient de la ramure animée et, la nuit, Quand l'oiseau s'abritait sous les branches sans bruit, Quand l'insecte lassé se cachait dans les mousses, Que la sève en travail gonflait les jeunes pousses, La brise, qui frôlait la feuille doucement, Eveillait un étrange et long bruissement, Comme si des soupirs agitaient l'arbre sombre... Et le hêtre toujours grandissait : Sous son ombre, Cinq générations, dormant dans leurs tombeaux, Avaient pris tour à tour le calme et le repos.
Lorsqu'au premier contact des brumes de septembre, Les feuilles se teintaient de quelques taches d'ambre, Sur le gazon jauni c'était plaisir de voir La faîne appétissante au vent du nord pleuvoir; Et bientôt s'alignaient les jarres de grès, pleines Des flots de l'huile d'or coulant du sein des faînes.
Sur un petit banc d'herbe, au pied du hêtre, un soir, Deux époux rayonnants étaient venus s'asseoir. Lui, fier et souriant dans sa beauté virile, Promenait son regard sur la plaine tranquille ; Elle, jeune fille hier, jeune épouse aujourd'hui, Jeune mère demain, ne regardait que lui.
II
Ils quittaient le seuil de la maison blanche. Couple heureux, laissant leurs âmes s'unir, Tous deux, chaque soir, ainsi sous la branche Parlaient de celui qui devait venir.
« Notre chérubin, que Dieu nous l'envoie ! N'entendrai-je pas bientôt son babil ! Que ne puis-je, hélas! le voir!... Quelle joie!. A qui notre enfant ressemblera-t-il? »
— « Il aura tes yeux clairs comme les ondes, Disait-il, tes yeux bleus comme le ciel,
Et ta bouche fine et tes boucles blondes Comme les épis ou comme le miel! »
— « Il aura de toi, lui répondait-elle, Tes sourcils arqués, ton front large et fier
SÉANCE PUBLIQUE. 355
Et ta haute taille et cette étincelle
Qui semble en tes yeux couver un éclair. »
— « Je veux que chez nous, le jour du baptême, Chacun soit heureux et qu'on sonne bien!... »
— « Nous lui donnerons un beau nom que j'aime Et, si tu me crois, ce sera le tien.
Je vais sans retard lui coudre une robe Que je lui mettrai. Qu'il sera charmant! Cette robe aura la couleur de l'aube Quand elle sourit dans le firmament. »
— « Je veux éloignant de lui tout profane, Tailler son berceau de ma propre main Dans ce hêtre épais d'où trop d'ombre émane, Et que, dans ce but, j'abattrai demain. »
Je m'arrête ici, Messieurs. Le temps nous presse et la pièce est un peu longue. Elle faiblit d'ailleurs à partir de cette malencontreuse idée de creuser un berceau dans le le géant des forêts. L'arbre est abattu sans pitié; toute la colonie qui le peuplait s'envole, en maudissant le profanateur, et en le menaçant de la vengeance du ciel. Le berceau s'achève. L'enfant naît ; mais, helas ! il meurt presqu'aussitôt.
Cessant à ce moment sa malédiction La troupe des oiseaux resta dès lors muette, Comme si sa vengeance eût été satisfaite, Et n'eût pas demandé d'autre expiation.
L'auteur ne veut pas nous laisser sur ce sombre et douloureux dénouement. Il nous montre un rejeton vigoureux sortant de la souche du hêtre, chargé bientôt d'autres nids, tandis qu'un autre petit enfant joue sous son ombrage naissant.
Malgré la faiblesse de la fin, la pièce n'en est pas moins charmante et décèle un vrai poëte. Nous avons accordé une médaille d'argent à son auteur, M. Achille Millien, lauréat de l'Académie française, à Beaumont-Laferrière (Nièvre).
Nous avons enfin décerné à l'unanimité la médaille d'or,
356 SÉANCE PUBLIQUE.
notre plus haute récompense, à la pièce intitulée : Bienheureux ceux qui pleurent. Malgré certaines fautes qui ne nous ont pas échappé, nous avons voulu en récompenser la pensée exquise et la délicate exécution. Nous sommes heureux surtout d'y avoir trouvé la larme venue du coeur, l'émotion irrésistible, la vraie poésie enfin, si suave et si rare. Voici cette touchante inspiration :
BIENHEUREUX CEUX QUI PLEURENT
(Miserere !...)
Mon âme s'ennuyait. — « Sors un peu de ce monde, Ai-je dit à mon âme en essuyant mes yeux; Va, va-t-en ! » — Elle a pris son vol silencieux, Son vol qui l'emportait vers la voûte profonde.
Elle s'est arrêtée au seuil des cieux ouverts : Le Maître, assis là-haut dans sa gloire éternelle, Immobile, songeait, auguste sentinelle Dont le regard fait vivre et mouvoir l'univers.
Deux anges sont entrés, plus blancs que leur couronne ;
Ils arrivaient tous deux d'ici-bas, de chez nous ;
Ils se sont inclinés, et, tombant à genoux,
Ont déposé leurs dons sur les marches du trône.
L'un portait un bouquet d'enivrante senteur, Riche, éclatant ! mon âme en était éblouie, Et l'ange, déliant la gerbe épanouie, L'effeuilla tout entière aux pieds du Créateur.
Et je vis que ces fleurs rayonnantes de flamme Etaient l'hommage à Dieu des heureux d'ici-bas, La prière de ceux dont de rudes combats, De secrètes douleurs n'ont pas torturé l'âme.
Et Celui que ces flots d'encens mystérieux Parfumaient, saluaient, — regardant sans rien dire L'envoyé, l'ange ému, — le paya d'un sourire, Sourire dont brilla l'immensité des cieux.
L'autre ne portait pas de bouquet, mais une urne Diaphane, profonde et blanche, où l'eau dormait, Plus pure qu'un glacier sur le plus haut sommet, Où les perlés d'argent que sème un vent nocturne.
SÉANCE PUBLIQUE. 357
Et je vis que c'étaient les larmes des souffrants, L'ardente, douloureuse et sublime prière De ceux qui vont courbés, le front dans la poussière, Traversant cette vie en condamnés errants.
L'ange aux pieds du Seigneur répandit l'eau sacrée Et je pensai que Dieu, pour suprême merci, Allait le regarder et lui sourire aussi, Peut-être le bénir de sa main révérée ;
Mais non ! En regardant jaillir à ses genoux
— Flot amer débordé de poitrines humaines —
Ces pleurs, Dieu se troubla dans ses splendeurs sereines,
Et prenant par la main l'ange pensif et doux,
Il l'attira, le prit dans ses bras comme un frère, Comme un ami de choix, comme un enfant chéri ; Puis le baisant au front d'un baiser attendri, Il l'étreignit plus fort, murmurant : « Pauvre terre ! s
A cet élan, je vis frémir tous les élus,
Et je compris ce mot : « Bienheureux ceux qui pleurent! »
Mot si terrible aux coeurs qui de rêves se leurrent,
Si consolant pour ceux que rien ne trompe plus !
Cette pièce est de Mme Ernest Barutel, au château de Lavelanet, près Villefranche-de-Lauraguais (Haute-Garonne).
Je ne terminerai pas ce compte-rendu sans m'applaudir avec votre section de ce que tant d'esprits distingués s'occupent encore de poésie, et sans féliciter nos nombreux concurrents de l'élévation de sentiments et des promesses du talent qui se trahissent dans les pièces même qui ont eu le moins de part à nos éloges.
Troyes, le 27 décembre 1869.
ESQUISSE ÉCONOMIQUE
SUR
LES PAMPHLETS
DE
FRÉDÉRIC BASTIAT
Par M. EDOUARD VIGNES, Membre résidant.
MESSIEURS ,
Je vous demande la permission de vous entretenir quelques instants des pamphlets de Frédéric Bastiat(l). Peutêtre cette étude emprunte-t-elle quelque opportunité au réveil des doctrines socialistes qui furent, il y a vingt ans, si brillamment combattues par Bastiat, et que rien depuis cette époque n'est venu rajeunir, malgré le bruit qui accompagne leur retour.
Toutefois, Messieurs, rassurez-vous : je n'ai pas le dessein de me livrer sur ce sujet à une discussion scientifique ; je craindrais de rester trop au-dessous de ma tâche. Je vou(1)
vou(1) complètes de Frédéric Bastiat, 2e édition, in-12. Guillaumin et Cie, Paris, tomes IV et V.
360 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
drais seulement,— dans une rapide esquisse, — faire ressortir les traits saillants de ces pamphlets, faire connaître Bastiat à ceux qui ne l'ont point lu, servir aussi quelques vérités économiques, bien qu'il ne soit pas toujours prudent de s'en déclarer l'adepte, et en même temps, si je le puis, ne pas mettre à une épreuve trop longue votre bienveillance et votre attention.
Troyes, le 27 décembre 69.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 361
I.
Frédéric Bastiat est une de ces natures presque d'une pièce, telles que les fait le travail dans la solitude : il a vu, dans l'économie politique, ce que les esprits généralisateurs voient dans toute science, l' harmonie des lois naturelles, leur unité ; et il a épuisé sa vie à démontrer une seule chose, cette harmonie ; — car sa carrière publique, qui n'a duré que six ans, de 1845 à 1850, et pendant laquelle il a écrit cinq volumes, a usé son existence. Il est donc utile, avant de parler d'une de ses oeuvres les plus importantes, de jeter un regard sur cette existence qui, d'ailleurs, est pour nous intéressante à plus d'un titre : elle s'est écoulée presque entière en province ; nous avons par conséquent le droit d'en revendiquer l'honneur, — et elle prouve que la vie de province, malgré le calme qui l'entoure, n'est pas moins favorable au développement des fortes études qu'à celui des fortes convictions.
Frédéric Bastiat est né a Bayonne, en 1801. Orphelin à dix ans, il fut élevé au collége de Sorrèze, d'où il sortit à dix-huit ans, pour entrer dans une maison de commerce. Mais bientôt, son esprit méditatif s'accommodant mal des obligations du négoce, il vint se fixer à Mugron, dans le département des Landes, auprès d'une de ses tantes, qui lui avait servi de mère ; et c'est là, à la tête d'un modeste patrimoine, qu'il a préparé jusqu'en 1845, dans l'isolement et l'étude, et sans prévoir sa destinée, les éléments de sa vie militante.
Il n'a rien écrit, durant cette période, en dehors de quelques opuscules et d'une correspondance dont la lecture le fait aimer autant qu'estimer. Je ne veux, en passant, vous en citer qu'un trait, parce qu'il est, aussi bien que toute sa vie, du reste, une réponse à cette opinion qui a longtemps
362 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
accusé l'économie politique de prêcher l'amour des jouissances matérielles ; il écrivait à un de ses amis, au début de sa carrière : « Tu sais, si pouvant vivre heureux et tran» quille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, j'irai, » pendant les trois quarts de ma vie, m'imposer le fardeau » d'un ennuyeux travail, pour posséder le reste de ma vie, » un superflu inutile (1). »
Mais, si Frédéric Bastiat écrivait peu à Mugron, il y pensait beaucoup ; et, dans de longues conversations avec un ami (2), à qui il attribue lui-même une large part dans ses oeuvres, il scrutait ces problèmes sociaux qui s'imposent de nos jours à tout homme d'intelligence et de coeur.
Une occasion devait suffire pour amener sur le terrain de la lutte ce rude jouteur qui allait bientôt se mesurer avec les chefs des écoles socialistes. Cette occasion lui vint d'Angleterre; elle lui donna pour premier adversaire, non pas le socialisme en masse, comme il lui était réservé de l'avoir plus tard, mais ce qu'il a accusé d'être une de ses formes, le régime protecteur ou prohibitif. Abonné à un journal anglais, il avait suivi cette immense agitation qui, de 1842 à 1844, avait parcouru l'Angleterre et devait faire triompher le principe du libre-échange, sous les coups de la ligue pour la liberté du commerce. L'idée lui vint d'écrire l'histoire de celte ligue, ce qu'il fit, en publiant en 1845 son livre sur Cobden , qui lui valut le titre de membre correspondant de l'Institut, — puis de provoquer lui-même en France la même agitation et d'y créer l'association pour la liberté des échanges. A partir de ce moment, la vie de Bastiat n'est plus qu'un combat : il quitte Mugron, non pas heureux, comme un ambitieux vulgaire l'eût été de sa renommée naissante, mais presque la mort dans lame. « Il faut, dit-il,
(1) Lettre du 12 septembre 1819, à M. Victor Calmettes. — OEuvres complètes, tome I, p. 2.
(2) M. Félix Coudroy.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 363
» me séparer de ceux que j'aime, il faut que je mène ici » une vie sévère, que je voie s'agiter les passions sans les » partager, que j'aie sans cesse sous les yeux le spectacle des » ambitions satisfaites, sans permettre à ce sentiment de s'ap» procher de mon coeur, car toute notre force est dans nos » principes (1) ; » et il va, à Bordeaux, à Paris, à Marseille, soutenir la doctrine de la liberté des échanges ; il est l'âme de l'association qui se forme dans ce but à Paris ; il écrit dans les journaux, il parle dans les meetings; il soulève contre lui la passion et la calomnie, au point qu'on lui écrit de Mugron, « qu'on n'ose plus parler de lui qu'en fa» mille. » C'est l'époque où Bastiat a fait paraître ses sophismes économiques, ces pages charmantes qui ont été traduites en quatre langues, et où le principe de la prohibition est combattu avec tant de verve et de raison.
Mais le terrain allait s'élargir; l'association pour la liberté des échanges devait être emportée par la tourmente de février, et Frédéric Bastiat, devenu représentant du peuple, se trouvait en face d'autres adversaires : c'est l'heure de ses pamphlets. A chaque erreur socialiste, il en oppose un : à la doctrine Louis Blanc, il répond par Propriété et Loi; à la doctrine Considérant, par Propriété et Spoliation; à la doctrine Pierre Leroux, par Justice et Fraternité; à la doctrine Proudhon, par Capital et Rente ; au comité Mimerel, par Protectionisme et Communisme; au papier-monnaie, par Maudit argent ; au manifeste montagnard, par l' Etat.
C'est de ces pamphlets que je vais essayer de vous parler, Messieurs, en ayant soin de me maintenir, suivant vos habitudes et suivant mes goûts, dans les régions sereines de la science.
(1) OEuvres complètes, tome I, page 58.
364 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
II.
Après février 1848, la première utopie que Bastiat dut combattre fut celle de l' organisation du travail. On se rappelle que M. Louis Blanc vint au Luxembourg devant les délégués des ouvriers, demander si, dans la répartition des salaires, il était bon d'avoir égard à la force, au talent, à l'activité, à l'habileté de l'ouvrier, c'est-à-dire au résultat de son travail, ou si, ne tenant aucun compte de ces qualités personnelles, ni de leur effet utile, il ne vaudrait pas mieux donner à tous désormais une rémunération uniforme? Question que Bastiat ramène immédiatement à celleci : un' mètre de drap porté sur le marché par un paresseux se vendra-t-il pour le même prix que deux mètres offerts par un homme laborieux? Tel fut le sujet du pamphlet intitulé Propriété et Loi. (1).
Au fond de toutes les utopies humanitaires, il est rare, Messieurs, qu'il n'y ait pas au moins une bonne intention ; rien ne semble plus généreux que d'effacer entre les hommes les inégalités qui sont le résultat des différences mises en nous par la nature ou par l'éducation : ce point de départ ne manqua pas aux doctrines de M. Louis Blanc ; il voulut que chacun fût désormais rémunéré, non plus suivant ses services qui dépendent de causes dont il n'est pas, il est vrai, toujours responsable, mais suivant ses besoins ; et, pour y parvenir, il proposa de faire de l'Etat le grand, le seul industriel, de nous enrégimenter tous dans de vastes ateliers nationaux, où chacun donnerait ce qu'il pourrait par son travail, et recevrait, dans la rémunération commune, ce qui lui serait nécessaire.
Frédéric Bastiat réfuta énergiquement cette proposition ;
(1) OEuvres compl., tome IV, page 275.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 365
il démontra que, pour la réaliser, il faudrait changer l'oeuvre de Dieu, et refaire l'homme : nous naissons avec des besoins que nous ne pouvons satisfaire sans travail, et le fruit de notre travail est à nous, en vertu d'un droit naturel supérieur à la loi, du droit de propriété que la loi ne crée pas et qu'elle a seulement mission de garantir ; il faudrait donc porter atteinte à la nature dans le droit de propriété ; — mais cela ne suffirait pas, il faudrait de plus changer dans l'homme le mobile du travail, l'intérêt personnel, car avec ce mobile tous rivaliseraient à qui travaillerait le moins, puisqu'aussi bien la récompense serait égale pour tous. M. Louis Blanc y avait pourvu en substituant à l'intérêt personnel le point d'honneur et en imaginant de dresser dans chaque commune un poteau où seraient inscrits les noms des paresseux; si bien que ce ne serait plus pour vivre, faire vivre et élever leur famille que les hommes travailleraient, mais pour obéir au point d'honneur et pour éviter le fatal poteau.
Bastiat s'attache à montrer les racines que le droit de propriété a dans la nature et la puissance du mobile que Dieu a mis en nous par l'intérêt personnel. Il s'indigne des mutilations que l'on veut nous imposer ; il en découvre le principe dans la doctrine du Droit romain qui faisait dériver la propriété de la loi, dans les idées de Rousseau, d'après lesquelles « le législateur doit transformer chaque individu » qui par lui-même est un tout parfait et solitaire en partie » d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque » sorte sa vie et son être ; » il nous représente, sous l'action de ces idées, l'humanité livrée comme une matière vile aux mains des réformateurs, changeant d'organisation, toutes les fois qu'il leur plaira d'inventer un système ; il met sous nos yeux le travail tari et la vie sociale arrêtée dans sa source par les atteintes portées au droit de propriété, et il indique comme seul remède contre ces atteintes ce principe, qui est proclamé par toutes les forces de la raison et de la na-
366 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
ture, que le droit de propriété est supérieur à la loi, et que la mission de celle-ci est de le garantir.
III.
Le pamphlet Justice et Fraternité (1) a répondu à une autre prétention de socialisme, celle de réaliser par la loi le dogme de la fraternité. Comme il voulait organiser le travail, le socialisme a voulu aussi organiser la fraternité; il lui a paru que la loi devait la définir et l'imposer aux hommes. Ce n'était pas assez que le christianisme eût proclamé ce dogme depuis dix-huit siècles; il fallait de plus que l'Etat vînt régler le dévouement que nous devons à nos semblables et en surveiller l'exercice. Cette idée, Messieurs, a pu séduire bien des esprits honnêtes qui n'en sont pas désabusés encore ; elle n'avait qu'un défaut, c'était de supprimer ce qui fait seul le dévouement, sa liberté. Aussi Bastiat s'écrie-t-il, en répondant à ces novateurs : la fraternité n'est pas du domaine de la loi ; celle-ci ne peut prescrire que la justice : la fraternité est spontanée ou elle n'est pas ; la décréter, c'est l'anéantir; la loi peut forcer l'homme à être juste, elle n'a pas le droit de le forcer à être dévoué. La justice a une limite fixe, celle où notre droit empiéterait sur le droit d'autrui ; elle est la condition nécessaire de toute société ; la fraternité n'a point de limite ; elle peut aller jusqu'à la mort, usque ad mortem, mortem autem crucis. Où donc s'arrêtera-t-elle, si elle est ordonnée législativement ? Et comment une nation pourra-t-elle goûter quelque repos, s'il est admis que, du soir au lendemain, le législateur peut la jeter tout entière dans l'un des cent mille moules fraternitaires qu'il aura momentanément préféré?
(1) OEuvres compl., tome IV, page 298.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 367
« D'innombrables projets viendront chaque jour mena» cer toutes les relations établies. Au nom de la fraternité, » l'un demandera l'uniformité des salaires, et voilà les » classes laborieuses réduites à l'état des castes indiennes : » ni l'habileté, ni le courage, ni l'assiduité, ni l'intelligence » ne pourront les relever ; une loi de plomb pèsera sur elles, » ce monde leur sera comme l'enfer du Dante. Au nom de » la fraternité, un autre demandera que le travail soit ré» duit à dix, à huit, à six, à quatre heures ; et voilà la pro» duction arrêtée. — Comme il n'y aura plus de pain pour » apaiser la faim, de drap pour garantir du froid, un troi« sième imaginera de remplacer le pain et le drap par du » papier-monnaie. N'est-ce pas avec des écus que nous » achetons ces choses? Multiplier les écus, dira-t-il, c'est » multiplier le pain et le drap ; multiplier le papier, c'est
» multiplier les écus — Un quatrième exigera qu'on dé»
dé» l'abolition de la concurrence; — un cinquième, » l'abolition de l'intérêt personnel ; — celui-ci voudra que » l'Etat fournisse du travail ; celui-là de l'instruction, et cet » autre des pensions à tous les citoyens. — En voici un » enfin qui veut abattre tous les rois sur la surface du » globe, et décréter, au nom de la fraternité, la guerre uni» verselle. (1). »
Et, tandis que la fraternité imposée par la loi peut se traduire sous ces diverses formes et sous mille autres encore, quel besoin a-t-elle de la loi pour s'exercer dans ses conditions naturelles?
« Croit-on que les femmes cesseront d'avoir du dévoue» ment et un coeur accessible à la pitié, parce que le dévoue» ment et la pitié ne leur seront pas ordonnés par le code ? » Quel est donc l'article du code qui, arrachant la jeune fille » aux caresses de sa mère, la pousse vers ces tristes asiles
(1) OEuvres compl., tome IV, p. 312.
368 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
» où s'étalent les plaies hideuses du corps et les plaies plus » hideuses encore de l'intelligence ? Quel est l'article du » code qui détermine la vocation du prêtre? A quelle loi » écrite , à quelle intervention gouvernementale faut-il » rapporter la fondation du christianisme, le zèle des apô» tres, le courage des martyrs, la bienfaisance de Fénelon » ou de Vincent de Paule (1) ? »
Non, la fraternité n' est pas du domaine de la loi; la loi ne peut prescrire que la justice.
IV.
Dans Protectionnisme et Communisme (2), Bastiat change d'adversaires, sans changer de théâtre. M. Thiers venait de publier son livre sur la propriété, et le comité protectionniste, connu sous le nom de comité pour la défense du travail national, avait souscrit pour un grand nombre d'exemplaires à cet ouvrage, afin d'en favoriser la propagation. Je touche ici, Messieurs, à une question brûlante, parce qu'elle n'est pas encore résolue dans les esprits ni dans les faits. Je vous demande néanmoins la permission d'en parler avec une pleine liberté et sans m'écarter du respect que je garde toujours pour les opinions et pour les personnes. Certes, les hommes qui composaient le comité institué pour la défense du travail national, ne se prenaient pas pour des socialistes, et il y aurait eu injustice à les considérer comme tels. Cependant il existe dans le monde des idées, des unions qui, pour être illégitimes, n'en sont pas moins réelles.
Que demandait le comité pour la défense du travail national? Que l'Etat empêchât les produits étrangers d'entrer
(1) OEuvres compl., tome IV, p. 310.
(2) OEuvres compl., tome IV, p. 504.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 369
en France, lorsqu'ils pouvaient s'y vendre à meilleur marché que les produits similaires français, ou de les frapper de taxes assez fortes pour qu'ils ne pussent pas y arriver et s'y vendre. En d'autres termes, un kilo de fer, de houille ou de coton anglais ou belge, pouvant être offert sur le marché français à meilleur marché qu'une même quantité de marchandise française, il fallait l'exclure et obliger le consommateur français à acheter le produit français.
De bonnes raisons pouvaient être invoquées en faveur cette théorie ; nous venons de le voir, les bonnes raisons ne manquaient pas non plus aux utopies socialistes. Redresser les torts de la nature, peut-être même ceux de Dieu, chercher dans des combinaisons artificielles le bonheur de l'homme, c'est ce que l'Etat est souvent invité à faire, c'est ce qu'il fait quelquefois, mais aux dépens de la liberté, de la responsabilité et de la propriété de chacun. Quoi de plus simple, au premier abord, pour faire fleurir le travail national que de repousser le produit du travail étranger, surtout s'il s'offre à meilleur marché que le produit français ; on défend ainsi le pain, la vie des ouvriers.
Retournons la question et demandons-nous si ce ne serait pas défendre le pain et la vie du peuple que de permettre à tout consommateur d'acheter ce qui lui est nécessaire là où il le trouve à meilleur marché, c'est-à-dire avec une moindre somme de son travail personnel? Et si l'on démontre qu'après tout il est bien plus juste qu'il en soit ainsi, — que forcer un homme, parce qu'il est Français, à donner six heures de son travail pour avoir du fer français, lorsque, avec cinq heures de son travail, il pourrait avoir la même quantité de fer étranger, c'est porter atteinte au droit de propriété, — la question ne semble-t-elle pas devoir être résolue dans le sens du libre-échange, parce que c'est le sens de la justice? Tel est le raisonnement que Frédéric Bastiat oppose aux protectionnistes. Il leur dit : Vous défendez la propriété avec nous et vous avez raison ; mais T. XXXIII. 24
370 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
prenez garde, le protectionnisme est quelque peu cousin du communisme : dans un intérêt réputé général, il porte atteinte à mon droit de propriété, puisqu'il m'empêche d'échanger le produit de mon travail aussi avantageusement que je le pourrais, puisqu'il m'oblige à donner six francs pour avoir ce que je pourrais me procurer avec cinq francs. C'est donc un franc qu'il me prend, non pas même au profit de la communauté, mais au profit de quelques membres de la communauté, et Bastiat rappelle cette déclaration qui avait été à la tête du manifeste de l'association pour la liberté des échanges : « l' Echange est un droit naturel comme la » Propriété. Tout citoyen qui a acquis ou créé un produit » doit avoir l'option ou de l'appliquer immédiatement à son » usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du » globe, consent à lui donner en échange l'objet qu'il pré» fère. Le priver de cette faculté, quand il n'en fait aucun » usage contraire à l'ordre public ou aux bonnes moeurs, et » uniquement pour satisfaire à la convenance d'un autre ci» toyen, c'est légitimer une spoliation, c'est blesser la loi » de la justice (1). »
Je n'ajoute qu'un mot, Messieurs, sur cette question du libre-échange qui se réveille en ce moment : des intérêts respectables, parce qu'ils sont de bonne foi, sont nés à l'abri du système protecteur et des encouragements accordés par la loi, en vue d'un avantage qu'elle a cru général; ce serait aussi blesser la justice que de n'en pas tenir compte ; d'un autre côté, des milliers d'existences se rattachent à ces intérêts et ne peuvent être sacrifiées à un principe, quelque juste qu'il soit. Aussi, si de ce principe, auquel je crois fermement, je descendais à l'application, je voudrais que notre législation douanière se dirigeât vers la liberté commerciale, avec tous les ménagements dus aux intérêts créés par la protection et aux existences qui en dépendent.
(1) OEuvres compl., tome IV, p. 508.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 371
V.
L'examen des pamphlets de Frédéric Bastiat peut maintenant devenir plus rapide. Vous voyez, Messieurs, par ceux que nous venons d'analyser, l'idée dominante qui s'en détache : l'Etat doit à tous justice et sécurité ; il a pour mission de protéger nos droits et non pas nos intérêts. Nous allons retrouver cette idée développée sous de nouvelles formes dans les pamphlets qui ont suivi; mais nous nous y arrêterons moins longtemps ; elle a été l'arme presque unique, mais puissante, de Frédéric Bastiat dans les nombreuses luttes qu'il a soutenues ; il serait monotone de la décrire encore ; voyons plutôt par quelques citations comment il s'en est servi. — Nous pourrons ainsi apprécier les qualités de ce style naturel et brillant dont la couleur toujours vive fait pardonner l'allure quelquefois négligée, — de ce style pressé comme les pensées de l'auteur qu'il n'eut pas toujours le temps de mettre en ordre devant les attaques de la polémique comme devant les présages de la maladie et de la mort.
Dans son pamphlet l'Etat (1), ne s'adressant plus seulement aux socialistes, il démontre le ridicule de cette doctrine qui demande tout à l'Etat et en même temps la réduction de ses dépenses. On dit à l'Etat : « Irriguez les plaines, » boisez les montagnes, fondez des fermes-modèles, colonisez » l'Algérie, instruisez la jeunesse, secourez la vieillesse; » pondérez les profits de toutes les industries; — prêtez de » l'argent et sans intérêt à ceux qui en désirent; affranchis» sez l'Italie, la Pologne et la Hongrie; élevez et perfection» nez le cheval de selle ; encouragez l'art, formez-nous des » musiciens et des danseuses ; prohibez le commerce et du » même coup créez une marine marchande; découvrez la
(1) OEuvres compl., tome IV, p. 327,
372 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
» vérité et jetez dans nos têtes un grain de raison ; » et, en même temps, « supprimez l'impôt du sel, l'impôt des bois» sons, l'impôt des lettres, l'octroi, les patentes, les presta» tions. Au milieu de ce tumulte, dit notre économiste, et » après que le pays a changé deux ou trois fois son Etat pour » n'avoir pas satisfait à toutes ces demandes, j'ai voulu faire » observer qu'elles étaient contradictoires. De quoi me suis» je avisé, bon Dieu ! ne pouvais-je garder pour moi cette » malencontreuse remarque ? Me voilà discrédité à tout ja» mais, et il est maintenant reçu que je suis un homme sans » coeur et sans entrailles, un philosophe sec, un individua» liste, un bourgeois, et pour tout dire en un mot, un écono» miste de l'Ecole anglaise ou américaine (1). » Bastiat ajoutait que, dès que l'Etat entreprenait de protéger tous les intérêts (ce qu'il ne pouvait faire qu'avec notre argent et en énervant notre initiative), il courait le risque d'être injuste dans la répartition de ses bienfaits, et qu'il valait mieux qu'il s'en tînt à garantir à chacun le sien et à faire régner la justice et la sécurité.
La même thèse, prise de plus haut encore, est développée dans le beau pamphlet, intitulé : la Loi (2), avec une vigueur et une logique entraînantes. L'auteur observe que la loi a pour instrument la force, et que, « par conséquent, » le domaine de la loi ne saurait dépasser légitimement le » domaine de la force. Or, quand la loi et la force retien» nent un homme dans la justice, elles ne lui imposent rien » qu'une pure négation ; elles ne lui imposent que l'abs» tention de nuire ; elles n'attentent ni à sa personnalité , » ni à sa liberté, ni à sa propriété ; seulement, elles sauve» gardent la personnalité, la liberté et la propriété d'au» trui... Elles défendent le droit égal de tous; elles rem(1)
rem(1) compl., tome IV, p. 328.
(2) OEuvres compl., tome IV, p. 342.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 373
» plissent une mission dont l'innocuité est évidente, l'uti» lité palpable, et la légitimité incontestée...»
Au contraire, « quand la loi, par l'intermédiaire de son » agent nécessaire, la force, impose un mode de travail, » une méthode ou une matière d'enseignement, une foi ou » un culte, ce n'est plus négativement, c'est positivement » qu'elle agit sur les hommes ; elle substitue la volonté du » législateur à leur propre volonté, l'initiative du législateur » à leur propre initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à » comparer, à prévoir ; la loi fait tout cela pour eux...; » ils perdent leur personnalité, leur liberté, leur pro» priété (1). »
Les organisateurs de sociétés, quels qu'ils soient, supposent qu'ils ont reçu la sublime mission de réunir en un tout ces matériaux épars, qui sont des hommes; et de même qu'un jardinier taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste taille la pauvre humanité suivant sa manière; et, de même encore que le jardinier a besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, les organisateurs ont besoin de forces qu'ils ne peuvent trouver que dans les lois. Et l'humanité est si bien à leurs yeux matière à expérience, qu'on a vu un des leurs venir sérieusement demander à l'Assemblée Constituante une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai.
Frédéric Bastiat nous montre, du reste, tous les réformateurs depuis l'antiquité, faisant appel à la loi, à la force, pour réaliser leurs combinaisons. Il aurait pu ajouter, Messieurs, et c'est la pensée qui m'est venue en le lisant, qu'un seul avait dit : « Mon royaume n'est pas de ce » monde » et n'avait fait appel qu'à la liberté ; il est vrai que c'est un des caractères de sa mission divine.
(1) OEuvres compl., tome IV, p. 359.
374 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
Bastiat trouve donc qu'il y a trop de grands hommes dans le monde, trop de gens qui se placent au-dessus de l'humanité pour la régenter, trop de gens qui font métier de s'occuper d'elle. Et si on lui dit : Vous vous en occupez bien, vous qui parlez , il répond : « Je m'en occupe, oui, mais » dans l'esprit qui animait un voyageur célèbre. Il arriva » au milieu d'une tribu sauvage ; un enfant venait de naî» tre et une foule de devins, de sorciers, d'empiriques l'en» touraient, armés d'anneaux, de crochets et de liens. L'un » disait : Cet enfant ne flairera jamais le parfum d'un calu» met, si je ne lui allonge les narines. Un autre : il sera » privé du sens de l'ouïe, si je ne lui fais descendre les » oreilles jusqu'aux épaules. Un troisième : il ne verra pas » la lumière du soleil, si je ne donne à ses yeux une direc» tion oblique. Un quatrième : il ne se tiendra jamais de» bout, si je ne lui courbe les jambes. Un cinquième : il ne » pensera pas, si je ne comprime son cerveau. Arrière, dit » le voyageur, Dieu fait bien ce qu'il fait; ne prétendez » pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a donné des or» ganes à cette frêle créature, laissez ces organes se déve» lopper, se fortifier par l'exercice, le tâtonnement, l'expé» rience et la liberté (1). »
C'est à notre éducation que Frédéric Bastiat attribuait, en 1848, la recrudescence de cette maladie assez vieille et assez générale cependant (il vient de l'indiquer lui-même et nous en revoyons la preuve de nos jours), qui s'appelle le socialisme. Il a avancé cette opinion dans le pamphlet Baccalauréat et Socialisme, en nous montrant imprégnés d'idées fausses par nos études classiques. Il est certain que les civilisations grecques et romaines reposant sur la spoliation, la guerre et l'esclavage, sur le mépris du travail et sur les agitations de la place publique, ces civilisations ne peu(1)
peu(1) compl., tome IV, p. 392.
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 375
vent nous donner des idées bien justes sur les bases naturelles de la société ; mais elles ont été de grandes époques pour le développement de l'esprit humain, et Bastiat est évidemment trop sévère à leur égard.
On s'est armé de ce pamphlet dans la lutte engagée il y a quelques années contra les études classiques ; mais on n'a pas trouvé et on ne trouvera pas de gymnastique plus sûre pour former l'esprit de la jeunesse que l'étude de ces deux grandes langues de l'antiquité.
Nous avons presque épuisé, Messieurs, la série des pamphlets de Frédéric Bastiat. Je ne vous parlerai pas, — parce qu'ils se détachent du cadre de cette esquisse, — de Capital et Rente, où notre auteur réfute la gratuité du Crédit, cette chimère défendue par Proudhon, — ni de Propriété et spoliation, où la question de la rente du sol nous entraînerait dans des déductions trop scientifiques pour la nature de ce travail, — ni du Pamphlet intitulé : Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, bien que ce dernier soit plein de vigueur et de grâce. Bastiat y passe en revue, sous une forme originale, presque tous les préjugés économiques ; il nous les montre basés sur les effets immédiats des principaux phénomènes, sur ceux qu'on voit, et nous découvre la vérité cachée sous leurs effets ultérieurs, sous ceux qu'on ne voit pas. — Ce petit livre rappelle le genre de ses sophismes économiques ; il en a, ce qui manque quelquefois aux pamphlets, la concision, la justesse et l'éclat.
VI
Le cercle des Pamphlets de Frédéric Bastiat est parcouru, et leur plan général se dessine nettement. La société n'est pas, comme l'affirme Rousseau dans le contrat social, le résultat d'une convention entre les hommes ; elle est un fait
376 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
naturel que nous imposent nos instincts, nos sentiments, nos besoins. Ce n'est pas par des combinaisons artificielles qu'elle peut vivre et grandir; Dieu y a pourvu : l'homme n'a qu'à se mouvoir, sous l'aiguillon du besoin, dans les limites de sa liberté et sous la sanction de sa responsabilité. Le pouvoir social ne lui doit qu'une chose : la justice, c'està-dire la garantie de sa liberté, limitée par la liberté d'autrui, et la sécurité pour le résultat de ses efforts, la garantie de sa propriété.
Bastiat voit régner, sous le seul empire de la justice, l'harmonie des intérêts et non leur antagonisme; bien loin que le mal d'autrui puisse faire notre bien, chacun de nous gagne au résultat des efforts communs ; l'antagonisme ne peut naître que de la spoliation, c'est-à-dire de la violation de la liberté et de la propriété d'autrui que la mission du pouvoir social est d'empêcher.
C'est cette pensée, Messieurs, qui préoccupait constamment Bastiat ; c'est celle qui fait sa force et son attrait, qui caractérise sa doctrine, qui nous la fait aimer, parce que tout est grand et généreux en elle, comme dans son auteur ; c'est celle qu'il a développée dans son beau livre les Harmonies Economiques qu'il a eu le regret de ne pouvoir achever.
« Depuis, dit-il dans le premier chapitre de ce livre, qu'il
» eût reconnu l'attraction, Newton ne prononçait plus le
» nom de Dieu sans se découvrir. Autant l'intelligence est
» au-dessus de la matière, autant le monde social est au»
au» de celui qu'admirait Newton, car la mécanique
» céleste obéit à des lois dont elle n'a pas la conscience.
» Combien plus de raison aurons-nous de nous incliner de»
de» la Sagesse Eternelle, à l'aspect de la mécanique
« sociale, où vit aussi la pensée universelle, mais qui pré»
pré» de plus ce phénomène extraordinaire que chaque
» atome est un être animé, pensant, doué de cette énergie
LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT. 377
» merveilleuse, de ce principe de toute moralité, dé toute » dignité, de tout progrès, attribut exclusif de l'homme, la » liberté (1). »
Au moment où il écrivait les Harmonies économiques, Bastiat se sentait mourir, et sa douleur la plus vive était de ne pouvoir terminer cet ouvrage, dont il voulait faire le monument de sa doctrine.
Sa correspondance nous laisse voir ses angoisses auxquelles se mêle une mélancolie sereine qui chez les âmes élevées semble être l'avant-coureur de la mort. « Son esprit, » dit un de ses panégyristes (2), commençait à entrer dans » cette région plus haute de suprême bienveillance, dans ce » jour crépusculaire, triste et doux, qui assouplit les con» tours heurtés et adoucit les oppositions de couleur. »
Obligé d'aller demander à l'Italie un reste de vie pour sa poitrine épuisée, il mourut à Rome, le 24 décembre 1850, à l'âge de 49 ans.
Un de ses amis (3) qui a suivi ses derniers jours, et nous en a donné le récit émouvant, nous a transmis son testament religieux, cette chose qu'il n'est jamais indifférent à l'humanité de connaître, lorsqu'elle émane d'un de ses grands esprits. « Il faut que l'homme, disait-il, quelques jours » avant de mourir, s'appuie sur une révélation pour être » véritablement en communion avec Dieu... En regardant » autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les » plus éclairées sont dans la loi chrétienne. Je suis bien aise » de me trouver en communion avec cette portion du genre » humain. »
Les doctrines de Frédéric Bastiat sont loin, Messieurs,
(1) OEuvres compl., tome VI, p. 39.
(2) M. de Fontenay.
(3) M. Paillottet.
378 LES PAMPHLETS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
d'être réalisées; peut-être même, tout en les professant, n'est-il pas opportun d'en demander la réalisation, tant qu'elles ne seront pas entrées plus avant dans les idées et dans les moeurs des peuples ? Nous ne nous associons pas moins à ces paroles d'un de ses disciples : — « Frédéric » Bastiat était une belle intelligence éclairée par un admi» rable coeur, un de ces grands pacifiques, auxquels, selon » la parole sacrée, le monde finit toujours par apparte» nir. »
PU GOUT DU PUBLIC
POUR LE NOUVEAU
Par M, ASSOLLANT, Membre résidant.
« Il nous faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde, » a dit Voltaire du public de son temps, et c'est encore de nos jours ce que paraissent croire les auteurs qui travaillent pour le public, aussi bien que ce public lui-même. N'y a-t-il pas cependant, de part et d'autre, un peu d'illusion ? Ce que le public aime le mieux, ce qu'on s'efforce le plus de lui offrir, est-ce en effet le nouveau ?
Et d'abord, cette passion qu'on lui suppose, quels signes nous la manifestent ? Serait-ce la mobilité de ses goûts et de ses modes ? Mais, à bien regarder les choses, toute cette mobilité n'est-elle pas à peu près superficielle? Dans le domaine du caprice, que l'on appelle la mode, le nouveau est aussi rare peut-être que le renouvellement est fréquent : s'il s'y révèle un certain amour du changement et de la diversité, rien n'y prouve, on peut le dire, un véritable amour du nouveau : tous les jours on y accepte comme tel ce qui n'est que du vieux remis à neuf ; la vanité des derniers venus se contente, en ce genre, à peu de frais. Satiriques et moralistes ont assez répété au public, qu'il a montré de tout temps mêmes ridicules, mêmes travers, avec
380 DU GOUT DU PUBLIC POUR LE NOUVEAU.
la prétention vaine de faire autrement et mieux qu'on n'avait fait avant lui.
Laissons donc ce côté trop peu sérieux de la vie, et voyons-la sous une autre face. Un instinct vif et puissant, fécond en admirables résultats quand la raison le dirige, la curiosité devrait, ce semble, nous faire sans cesse désirer et chercher le nouveau. Mais un autre instinct, puissant aussi, arrête ce penchant ou l'entrave; c'est la haine de l'effort, surtout de l'effort intellectuel. Par suite de cette sorte de paresse, la plupart des hommes préfèrent prendre pour guides la tradition, l'usage, l'imitation, au lieu de se frayer eux-mêmes leur voie, en France particulièrement, où l'on redoute si fort de ne pas penser, de ne pas dire, de ne pas faire comme tout le monde.
Rien, certes, de plus nouveau que l'inconnu. Qu'ils sont nombreux cependant ceux qui semblent avoir pris pour devise : « On ne peut désirer ce qu'on ne connaît pas. » Combien compterait-on d'hommes qui se préoccupent de l'inconnu, et je ne dis pas qui le poursuivent avec opiniâtreté, mais seulement qui l'accueillent avec faveur quand il leur est présenté ? C'est un public singulièrement restreint que celui qui s'intéresse aux travaux qui, chaque jour, agrandissent l'empire de la science, et les plus belles découvertes laissent la foule parfaitement indifférente, tant qu'elles ne modifient pas plus ou moins profondément les conditions et les habitudes de l'existence sociale. « On traite volontiers d'inutile ce qu'on ne sait point : c'est une espèce de vengeance, » a dit spirituellement Fontenelle, et cette vengeance s'exerce, de notre temps comme du sien, en dépit de ce que peuvent faire les vulgarisateurs de la science pour tous. Si toutefois le progrès est incessant, on le doit à quelques âmes plus énergiques et plus hautes, qui ont reçu une part meilleure du feu sacré de la volonté et de l'intelligence. Ces âmes aiment réellement le nouveau, mais elles sont rares, et, leur nombre a beau croître chaque jour, il
DU GOUT DU PUBLIC POUR LE NOUVEAU. 381
ne forme pas encore une foule. Que de peines, que de siècles ne faut-il pas pour faire d'une vérité générale un lieu commun ? Et si l'on comptait les voix, au lieu de les peser, quel est le préjugé qu'on pourrait dire déraciné, l'erreur qu'on pourrait dire détruite ?
Où donc est-il ce public si amoureux du nouveau ? Evidemment il ne s'agit pas du milliard et plus d'êtres humains répandus sur la surface du globe, et il n'y a pas à tenir compte des races essentiellement stationnaires qui n'aspirent à autre chose qu'à répéter sans changement les longs âges de leur passé. Il en est plusieurs pourtant, imposantes par le nombre et arrivées depuis longtemps à un haut degré de civilisation; mais, depuis longtemps aussi, immobilisées par cette civilisation même, elles vivent emprisonnées dans des institutions qui, à force de prévoyance, ne leur ont enseigné que l'inertie. Ici comment oublier la société, jadis si grande et maintenant si déchue, fondée dans l'Inde par cette race aryenne à laquelle nous appartenons ? Rien ne semblait lui manquer, il y a de cela vingt siècles : ni la fécondité et la hauteur du génie poétique, ni la profondeur de la spéculation philosophique, ni les raffinements de la logique et de la psychologie, ni même une religion et une morale d'une incontestable élévation. Tous ces fruits du fibre exercice des facultés de l'esprit datent des temps où une tradition immuable, une réglementation inflexible, enchaînant les pensées comme les actes, n'avaient pas éteint dans les âmes la curiosité de savoir, la liberté de chercher, en un mot le désir du nouveau, sans lequel l'homme vivrait renfermé, à peu près comme l'animal, dans le cercle étroit de l'habitude.
Nous voilà loin du public français, celui dont parlait Voltaure et le seul dont je veuille moi-même parler. Ce regard jeté au dehors sert du moins à nous convaincre qu'il ne fait aucunement exception dans l'humanité, si la passion du nouveau ne se reconnaît pas en lui à des traits bien éclatants.
382 DU GOUT DU PUBLIC POUR LE NOUVEAU.
Que les poètes et les écrivains qui s'occupent de ses plaisirs l'accusent d'exigences toutes contraires, ils peuvent être de bonne foi ; on s'exagère volontiers les difficultés de sa tâche. Mais, pour qui étudie de près ce qu'ils offrent à ce public, suivant eux affamé de nouveauté, il est clair que leurs doléances ne sauraient être accueillies comme fondées. Pour peu que, dans leurs ouvrages, on s'attache au fond plus qu'à la forme, à l'essentiel plus qu'à l'accessoire, on est bientôt convaincu que la part du nouveau n'y est pas, à à beaucoup près, ce qu'elle devrait être pour un public difficile à contenter.
Je sais bien qu'en fait d'oeuvres littéraires, telle est la valeur des accessoires, l'importance de la forme, que le fond quelquefois n'en a guère: Mais il ne faut pas, malgré cela, oublier combien il est rare que ce fond soit neuf, quelles que puissent être les ressources d'un art habile pour en dissimuler le défaut réel d'originalité. C'est que ce défaut est inévitable. Si l'on comptait, en effet, dans l'épopée et dans le simple conte, au théâtre et dans le roman, combien il y a, en somme, de caractères, de situations, de péripéties, de dénouements, on serait surpris de leur petit nombre. On serait plus surpris encore si on voulait aller jusqu'à la source de ces soi-disant créations; on verrait qu'originairement elles sont des emprunts faits à la réalité, et on arriverait à cette conclusion que, pour trouver un vrai nouveau, on aurait à remonter au commencement du monde.
Je ne vise pas au paradoxe, et le jeu d'esprit le plus brillant ne vaut pas, à mes yeux, la vérité la plus modeste ; mais je crois n'avancer rien que de très-vrai en disant que la faculté poétique et littéraire par excellence, l'imagination, n'a pas, il s'en faut de beaucoup, la fécondité qu'on lui attribue. Elle ne crée rien de toutes pièces : elle a commencé par s'emparer de ce que la réalité lui offrait de plus remarquable, événements, personnages, sentiments, actes, discours, mettant en relief certains traits de ses modèles et
DU GOUT DU PUBLIC POUR LE NOUVEAU. 383
les agrandissant, laissant d'autres traits dans l'ombre et les atténuant. A des combinaisons d'abord très-simples entre les éléments dont elle disposait, ont succédé petit à petit des combinaisons plus compliquées, à mesure que la société, par un progrès naturel, lui fournissait des éléments plus nombreux à mettre en oeuvre. L'épopée n'est pas sortie tout d'un coup du cerveau d'Homère; c'est de germes apportés en Grèce avec les doctrines orphiques, éclos dans le sanctuaire d'Eleusis, développés dans ses mystères et dans les fêtes de Bacchus, qu'est sorti le théâtre athénien.
Comme l'histoire naturelle, comme l'histoire politique, l'histoire littéraire ne connaît pas de brusques transformations, de révolutions complètes. Bien loin que, pour réussir, une chose ait besoin d'être nouvelle, nous dédaignons d'ordinaire ou nous craignons celle que nous ne connaissons pas, mettant d'abord, à la repousser, la même opiniâtreté que plus tard nous mettrons à la conserver, une fois consacrée par la coutume. De là cette lenteur avec laquelle se modifient dans chaque genre les traditions et ce qu'on nomme les règles de l'art. Ces règles, qu'on regarderait à tort comme arbitraires, résultent de notre nature intellectuelle et morale, et, la raison a beau y trouver plus d'une fois à redire, nous y tenons instinctivement ; on ne saurait les changer que dans une certaine mesure, ou bien on serait en grand péril d'échouer et de déplaire.
Heureux ceux qui, nés au début d'une civilisation, libres du triste souci de paraître originaux, pouvaient suivre les inspirations de leur génie sans crainte d'être rangés dans le servile troupeau des imitateurs, ou même flétris du nom de plagiaires ! Depuis longtemps les choses ont bien changé. Notre siècle, un peu trop fier de se trouver le dernier, est plus qu'aucun autre à court de nouveau en fait d'invention poétique, dramatique, romanesque. Dans ce champ tant exploité qu'un chercheur heureux rencontre une veine qui semble neuve, on s'y précipite après lui, et bientôt elle est
384 DU GOUT DU PUBLIC POUR LE NOUVEAU.
épuisée. Mais on ne se demande pas si cette prétendue nouveauté n'était pas un simple rajeunissement. Comment s'en apercevoir ? Nous avons eu tant de prédécesseurs ! Et puis, sans compter tous les produits du génie national, une connaissance plus étendue, plus approfondie des littératures étrangères, anciennes et modernes, chants populaires et oeuvres de cabinet, donne de nos jours à l'imitation de singulières facilités, en même temps qu'elle fournit à la critique des preuves multipliées, que ce qui passe pour nouveauté n'est, la plupart du temps, que reproduction plus ou moins inconsciente, sinon plagiat plus ou moins adroitement déguisé. Ainsi l'ancien reparaît sans cesse aux yeux du public qui s'en doute bien, mais qui ne s'en plaint pas. Il suffit qu'on le lui montre sous un aspect différent et sous le costume du jour. De cette façon, notre goût pour la variété est satisfait sans changement trop violent qui contrarierait nos habitudes, et nous avons, avec le plaisir que donne le nouveau et l'imprévu, quand la surprise qu'ils nous causent est convenablement ménagée, le plaisir que nous avouons moins, comme si c'était une faiblesse, mais que nous ressentons malgré nous, à retrouver une vieille connaissance.
Il faudrait, par des exemples, éclaircir et préciser ces considérations trop abstraites, expliquer et justifier ces assertions nécessairement vagues dans leur généralité. Mais ce serait tout un livre. Pour conclure, je me bornerai à une dernière observation.
On aurait tort de reprocher aux poètes et aux auteurs qui, en appelant dans leurs ouvrages à l'imagination, sont par cela même plus ou moins poètes, de ne pas faire assez d'efforts pour donner du nouveau à leur public : ils lutteraient inutilement contre la force des choses, et rien de plus nuisible au talent que tous les partis-pris, celui surtout de prétendre à l'originalité. De quels auteurs, au contraire, est-on en droit d'espérer, d'exiger même sans cesse du
DU GOUT DU PUBLIC POUR LE NOUVEAU. 385
nouveau? De ceux qui, relevant de la raison seule, ont pour objet l'histoire et la science : histoire et science de l'homme, histoire et science de la nature. Pour eux, dans une telle carrière, chercher toujours le nouveau est un privilége et un devoir. Car ce que l'esprit humain veut pénétrer, tout fini qu'il est, c'est la nature infinie, source d'incontestable nouveauté qu'il ne saurait épuiser, fût-ce dans la durée sans fin d'une existence immortelle. Si le domaine poétique n'a pas l'immensité incommensurable du domaine scientifique, gardons-nous de le croire désormais frappé de stérilité. Non-seulement, par son oeuvre incessante de renouvellement et de progrès, par les idées qu'elle répand, par les changements qu'elle amène, la science vient ellemême au secours de la poésie en quête du nouveau ; mais, comme avant tout la poésie répond à des sentiments, des passions et des besoins inhérents à notre nature, elle ne saurait périr que quand périra l'humanité.
Troyes, le 27 décembre 1869.
t. XXXIII. 25
LISTE
DES
DONS FAITS AU MUSÉE DE TROYES
AVEC LES NOMS DES DONATEURS Pendant l'année 1869 (1)
Article 34 du règlement de la Société Académique de l'Aube :
« Chacun des Membres de la Société doit contribuer, autant » qu'il est en lui, à l'augmentation du Musée.
» Les dons faits a la Société par ses Membres, ou par des per» sonnes étrangères, sont inscrits sur un registre spécial, et » publiés en outre dans les journaux de Troyes et dans l'ANNUAIRE » du Département, avec les noms des donateurs. »
MM.
LE MINISTRE DE LA MAISON DE L'EMPEREUR ET DES BEAUX-ARTS : — Un tableau exécuté par M. Gallier, d'après Paul Potter; — un tableau par M. Biennoury, de Bar-sur-Aube, ayant pour. sujet Esope composant une fable, exposé en 1869.
LAPAYRE, élève de l'Ecole des Beaux-Arts, à Paris : — Une statue en plâtre, étude d'après nature.
DELAPERCHE, inspecteur des forêts, à Die : — Une peinture à l'huile, exécutée par le donateur : Vue prise dans le marais de Villechétif.
MASSEY (Nicolas), propriétaire, à Saint-Loup-de-Buffigny : — Un grand vase en terre cuite, trouvé dans un cimetière antique,
(1) Pour les publications précédentes, voir les Mémoires de la Société des années 1849 à 1868.
388 LISTE DES DONS FAITS AU MUSÉE DE TROYES,
lieu dit Au-dessus-dic-Moulin-de-la-Fosse. Ce vase paraît avoir été calciné; il contenait des cendres et du charbon; — Un crâne humain, bien conservé, provenant d'une sépulture gallo-romaine.
PIGEOTTE (Léon), propriétaire, à Troyes : — Le portrait à l'huile de Nicolas Carteron, docteur en médecine, né aux Riceys, mort aux Riceys vers 1750, peint par Rosling, peintre du roi.
SCHLUMBERGER, ingénieur de la marine, à Lyon : — Un certain nombre d'oursins fossiles de divers terrains, parmi lesquels plusieurs de l'Algérie.
BABEAU père, propriétaire, à Troyes : — Un serpent rapporté de la Turquie d'Asie, par son fils; — plusieurs coquilles fossiles de l'étage jurassique de l'Aube et de la Côte-d'Or.
ARTAUX, messager, à Orvilliers : — Un petit canard domestique, ayant quatre pattes et quatre ailes.
LESCUYER, propriétaire, à Saint-Dizier : — Deux poussins, recouverts de duvet, de la chouette Hulotte.
GRÉAU (Julien), propriétaire, à Troyes : — Une vipère (Vipera Aspu), une couleuvre (Coluber natrix), et un lézard (Lacerta viridis), du rocher de la Grande-Ecole, près de Nemours; — Une niche de statue, en pierre sculptée, remarquable par la finesse de ses ornements. Cet édicule provient de l'ancienne église de Montier-la-Celle et porte les armes de Charles de Refuge, abbé de ce monastère, décédé en 1514.
Le comte DE SINETY, propriétaire, au château de Misy, près de Montereau : —,Un reptile des lacs souterrains de la Carniole, le Protée.
THIÉBLEMONT (Philippe), cultivateur, à Villy-en-Trodes : — Une meule de moulin antique, en granit, trouvée lieu dit le Bochot ; — cinq carreaux en terre émaillée, provenant du château et de l'église de Villy-en-Trodes.
RONDEL (Eugène), soldat, à l'armée d'Afrique : — Un caméléon d'Algérie.
HUARD, sous-lieutenant au 7e de ligne : — Un hibou brachyote.
AVEC LES NOMS DES DONATEURS. 389
BRUSSON, propriétaire, à Troyes : — Un âtre, construit en ardoises sur champ, formant mosaïque, provenant de la maison dite de l'Election, rue de la Monnaie, à Troyes.
GUILLIER père, membre de la Société Académique de l'Aube, au Havre : — Une caisse de coquilles fossiles, de divers terrains; — des polypiers et des coquilles marines; — des médailles et des monnaies étrangères.
M" 0 SIMONNOT, propriétaire, à Troyes : — Plusieurs oiseaux exotiques : Tangara, Bengali, Perruche, etc.
BOURGOUIN, voiturier, à Troyes : — Pes ossements de ruminant fossile, provenant du diluvium des Hauts-Clos, à Troyes.
VALTAT fils, sculpteur, à Paris : — Un groupe en plâtre, de grande dimension, ayant pour sujet la création d'Adam et d'Eve, exécuté par le donateur.
LES AGENTS-VOYERS du département de l'Aube : — Une pièce romaine, trouvée à Crésantignes ; — deux petites monnaies des règnes de Louis XIII et de Louis XV, trouvées à Fays et à Jeugny ; — un éperon trouvé à Rances, dans le lit de la Voire; — un vase en terre grise et un vase en terre noire, de l'époque mérovingienne, trouvés à Colombé-la-Fosse, dans une sépulture.
MARE (Cléophas), cultivateur, à la Folie-les-Siéges (Yonne), par l'intermédiaire de M. Coeffet-Olivier : .— Quinze silex taillés à éclats, de l'époque préhistorique, trouvés près de la commune des Siéges.
RIBAULT (Alexandre), propriétaire, à Eguilly : — Un fragment de fibule et un petit anneau en bronze, trouvés à Eguilly.
L'abbé FOISEL, vicaire de Saint-Jean, à Troyes : — Une pièce en argent, de Charles-Quint, datée de 1549, trouvée à Villiersle-Bois.
QUILLIARD ^, ingénieur des Ponts et Chaussées, à Troyes : — Un fragment de cariatide, en terre cuite, du temps de Charles VII, trouvée à Lesmont, dans le lit de l'Aube ; — deux médailles romaines, en bronze, trouvées près d'Auxon.
HÉBERT, propriétaire, à Arcis-sur-Aube : — Un jeton en cuivre, de la Cour des Comptes, daté de 1554.
390 LISTE DES DONS FAITS AU MUSÉE DE TROYES,
FOURNEREAU, propriétaire, à Troyes : — Une médaille romaine, petit bronze.
VALLOT (Ambroise), fabricant de bonneterie, à Saint-Loup-de-Buffigny : — Une médaille romaine, petit bronze.
LYONNET, propriétaire, à Champigny-Laubressel : — Divers objets en métal.
RIVIÈRE, propriétaire, à Troyes : — Un lingot en argent, servant de monnaie en Cochinchine; — une agrafe en bronze, trouvée dans les environs de Troyes.
LENOIR, archiviste des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée, à Paris : — Une grande quantité d'objets de l'âge de la pierre taillée, époque du renne, trouvés à Bruniquel (Tarn-etGaronne), dans les explorations faites par M. Peccadeau de l'Isle. (Deuxième envoi.)
LANCELOT, photographe, à Troyes : — Une statue en pierre, figurant Sainte-Anne, provenant de Fouchères (XIVe siècle).
LÉVEQUE (Alexandre), propriétaire, à Vignets, canton de Ramerupt : — Une pièce en argent de Louis XIV, datée de 1644 ; — un jeton du cardinal de Richelieu, daté de 1656.
FRÉMY-MATOUILLOT, propriétaire, à Piney : — Une baïonnette provenant des combats de 1814.
GULLIOT, agent-voyer d'arrondissement, à Arcis-sur-Aube : — Un fragment de vase en pierre, fort ancien, trouvé à Longsols.
SATHUILLIÉ (Pierre), manouvrier, à Troyes : — Un boulet trouvé sur la place Saint-Denis, à Troyes.
FLÉCHEY, ancien architecte, à Troyes : — Une clef ancienne et un poinçon en bronze, trouvés sur l'emplacement de l'ancien collége de Troyes; — trois poteries romaines, avec signatures du potier, trouvées sur l'emplacement de l'abattoir de Troyes; — quatre médailles romaines, provenant des terres de l'abbattoir; — un jeton du duc de Bouillon et une médaille figurant saint Michel et saint Georges, découverts dans les fouilles de l'ancien collége.
CAMUSAT DE VAUGOURDON, propriétaire, à Troyes : — Un sceau en cire verte, de Charles VI, roi de France; — quatre clichés,. en plomb, des deux premiers modèles des jetons de la So-
AVEC LES NOMS DES DONATEURS. 391
ciété Académique de l'Aube; — une statuette en terre cuite, de 38 centimètres de hauteur, représentant Bonaparte, premier consul, signée : Delaville.
LE SUPÉRIEUR des Frères des Ecoles chrétiennes, à Troyes : — Une médaille romaine, en bronze, d'Antonin, trouvée dans un jardin de la rue Hennequin, à Troyes.
Le marquis DE MESGRIGNY $fc, proprietaire, au château de VillebertinMoussey : — Le pied d'une momie égyptienne.
PAILLOT (Victor), propriétaire, à Rumilly-Ies-Vaudes : — Un double tournois à l'effigie du cardinal de Bourbon, proclamé roi de France par la Ligue.
SOCARD (Emile), bibliothécaire-adjoint de la ville de Troyes : — Une clef de coffre-fort, en fer; — 25 médailles et monnaies de diverses provenances.
GUYOT (Eloi), propriétaire, à Braux : — Un fragment de vase, un ornement et une boucle en bronz8.
FINOT, propriétaire, à Troyes ; — Un bas-relief en bois sculpté, représentant saint Pantaléon, médecin grec, martyr.
GYÉ, surveillant du Musée, à Troyes : — Un buste en pierre sculptée, du XIVe siècle, représentant un saint personnage.
L'abbé LEROUGE, chanoine honoraire, à Troyes : — Deux carreaux en terre émaillée, du XIVe siècle, représentant une croix en sautoir avec quatre fleurs-de-lis; — un autre carreau émaillé portant une fleur-de-lis.
Anonyme : — Deux médailles en bronze, représentant l'effigie d'Abailard et celle d'Héloïse, abbesse du Paraclet.
L'abbé COFFINET ^, chanoine titulaire, à Troyes : — La reproduction, en cuivre doré, du grand sceau de Charles-le-Sage, roi de France, et la reproduction en cuivre du contre-scel du même sceau; — la reproduction, en plâtre, d'un encensoir en bronze doré du XIVe siècle; — cinq jetons de présence, en argent, de différents types, de la Société Académique de l'Aube; — une statue en fer ciselé, de 43 centimètres de hauteur, représentant le chevalier Bayard, signée : Fanelli ; — un médaillon en bronze, de forme ovale, représentant Mignard, peintre troyen.
ANTOINE, concierge de la Bibliothèque, à Troyes : — Un petit objet
392 LISTE DES DONS FAITS AU MUSÉE DE TROYES,
en bronze, trouvé dans un jardin de Chaillouct ; — un anneau en bronze, un carreau émaillé, et un fragment de marbre, trouvés dans un jardin aux Dames-Colles; — deux fragments de vases en verre, trouvés dans un tombeau découvert sur l'emplacement de l'ancien prieuré de Saint-Quentin , à Troyes; — une petite sallière en faïence ancienne; — une monnaie française en argent ; — la photographie de deux fibules antiques, trouvées à Conflans (Marne); — un porte-huilier en verre, de la fabrique de Bligny ; — une grande buire, en poterie vernissée, de la fabrique de Mathaux.
HORIOT, agent-voyer, à Nogent-sur-Seine : — Un bracelet antique en bronze, trouvé dans une sépulture, près de la ferme, de Frécul, commune de la Saulsotte.
LACAILLE-DERREY, propriétaire, à Verrières : — Un ancien fer de cheval, trouvé dans la Seine; — la poignée d'une épée du XVIe siècle, découvert dans un champ ; — Un mors de cheval, trouvé dans des fouilles.
ANTOINE (Armand), employé de la Mairie, à Troyes : — Deux médailles romaines.
GRANDJANNY (Eloi), cultivateur, aux Grandes-Chapelles : — La poignée d'une canne en os sculpté.
POINTEL (Paul), propriétaire, à Sainte-Savine : — Un objet en fer d'un usage indéterminé, découvert à Fontvannes.
SEURAT, employé des Contributions indirectes, à Sainte-Savine : — Un ornement en cuivre et un couteau ancien, trouvés dans les décombres des anciennes fortifications de Troyes.
DRUOT-LÉCORCHER , propriétaire, à Macey : — Dix pièces de monnaies diverses, en billon.
GROSDEMANGE, propriétaire, à Troyes : — Un petit vase, dit Lacrymatoire, de couleur noire, provenant d'Athènes; — un carreau émaillé du XIVe siècle, provenant de l'ancien prieuré de Saint-Quentin, de Troyes; — deux fragments de vitraux, provenant du même prieuré; — un sceau en cuivre, du temps de la République, portant pour légende : Municipalité de Réveillon (Marne).
LIONNE (Jean-Baptiste), manouvrier, à Vulaines : — Sept pièces de
AVEC LES NOMS DES DONATEURS. 393
monnaies modernes, trouvées dans le bois de Toucheboeuf, commune de Lailly.
L'ADMINISTRATION DES PONTS-ET-CHAUSSÉES, à Troyes : — Un sifflet en poterie, trouvé à Saint-Julien; — une dent fossile de cheval, trouvé à Breviandes, dans les fouilles du canal; — un denier de Henri II, un éperon à molette, une clef ancienne, une fourchette en fer, un vase en terre vernissée, découverts dans les fouilles du pont-aqueduc des Bas-Trévois, à Troyes.
L'abbé Roger, curé, à Bûchères : — Une bulle en plomb du pape Honorius III, trouvée dans les fondations de la cathédrale de Troyes ; — 28 monnaies romaines, grands et moyens bronzes; — une monnaie en argent de Louis XV; — quatre jetons en cuivre à l'effigie de Louis XIV ; — un jeton en cuivre de Louis XV; — un jeton des Etats de Bourgogne ; — diverses pièces de monnaie de billon.
Anonyme : — Une clef en fer d'un travail remarquable.
Le MAIRE DE LA VILLE DE TROYES : — Deux chapiteaux et une base en pierre sculptée du XIIIe siècle, découverts dans les démolitions de la Halle-au-Vin, à Troyes.
DAVIAU fils, propriétaire, à Troyes : — Une monnaie en argent, portant la légende : Fredericus Boruscorum rex, et datée de 1781.
L'abbé HANIER , curé, à Verrières : — Des fragments de poteries antiques, trouvées dans un gravier, sur le territoire de Verrières.
DROLLET, propriétaire, à Lesmont : — Un double tournois de Maurice de La Tour, duc de Bouillon, daté de 1635.
GRANDJEAN, propriétaire, à Lesmont : — Une médaille romaine en bronze, de Constantin Ier.
GRANDJEAN (Gustave), propriétaire, à Lesmont : — Une monnaie de Charles-Quint, datée de 1547.
THIÉBLEMONT (Pierre), propriétaire, à Lesmont : — Le fer d'une ancienne pioche.
GUYARD, propriétaire, à Rigny-le-Ferron : — Les empreintes en cire de cinq sceaux personnels.
394 LISTE DES DONS FAITS AU MUSÉE DE TROYES, ETC.
Le Comte DE LAVAULX, propriétaire, à Chaînant, près de Senlis : — Un fragment de carreau émaillé, du XIIIe siècle, découvert à Brantigny (Aube), et représentant les armes de Champagne.
GOUARD, brasseur, à Troyes : — Sept carreaux émaillés du XIVe siècle, provenant de l'ancien prieuré de Saint-Quentin, à Troyes.
Pour copie conforme au registre destiné à inscrire les Dons faits au Musée de Troyes.
Troyes, le 24 décembre 1869.
JULES RAY,
L'un des conservateurs.
MERCURIALES
DU DÉPARTEMENT DE L'AUBE Pendant l'année 1868
La Société Académique de l'Aube publie, tous les ans, depuis l'année 1838, les Mercuriales du département de l'Aube, dressées par M. le Préfet, conformément aux circulaires ministérielles du 24 octobre 1824, et du 5 mai 1859.
Pour les Mercuriales de l'année 1848, qui n'ont pas paru dans le volume de cette année-là, elles ont été imprimées séparément sur des feuillets qui doivent être ajoutés à la fin du volume de 1848. — Les personnes qui désirent se procurer ces Mercuriales, peuvent les demander à l'Archiviste de la Société.
Mercuriales de l'Année 1868.
Quantités d'hectolitres et de quintaux de Grains vendus sur les principaux Marchés du département
de l'Aube, et Prix moyen de l'hectolitre et du quintal par quinzaine.
MOIS. FROMENT. MÉTEIL. SEIGLE.
Quantités. Prix moyen. Quantités. Pris moyen. Quantités. Prix moyen.
Hectolitr. Quintaux. Hectolitre Quintal. Hectolitr. Quintaux. Hectolitre Quintal. Hectolitr. Quintaux. Hectolitre Quintal.
f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c.
Janvier.. 1re 1174 883 30 06 42 22 56 40 24 46 34 25 141 102 20 70 28 63;
2e 1528 1173 29 21 38 04 38 27 21 86 30 77 202 147 20 40 28 16
Février.. 1re 1803 1377 30 02 39 32 65 48 23 81 32 24 347 255 21 11 28 72
2e 1196 912 31 03 40 70 43 31 23 78 32 99 271 205 21 95 29 01
Mais 1re 1377 1045 31 17 41 07 62 43 24 72 35 64 289 213 22 80 31 36
2e 1039 790 32 41 42 62 18 13 26 78 37 08 172 128 24 03 32 29
Avril 1re 1455 1116 32 61 42 52 29 21 27 10 37 42 186 138 24 89 33 55
2e 1262 955 33 04 43 62 23 16 27 » 38 81 196 144 25 52 34 74
Mai 1re 1711 1300 52 22 42 40 44 32 25 69 35 25 299 222 22 87 30 80
2e 1864 1411 29 33 39 14 100 77 25 04 32 52 229 170 18 20 24 51
Juin....1re 1427 1081 28 02 36 93 30 21 22 14 31 63 134 99 15 81 21 40
Juillet.... 1re 1734 1314 26 23 34 61 8 6 16 28 21 71 322 227 13 62 a 46
Août 1re 3739 2914 22 25 28 55 » »» » » 564 416 12 84 17 41
2e 3017 2282 21 44 28 35 » » » » 958 695 13 18 18 46
1re 3420 2655 21 15 97 46 » » 1376 1015 13 98 18 84
Septemb. 1re 3420 2655 21 35 27 46 46 36 15 67 20 74 815 590 13 39 18 &
Octobre. 1re 4265 3315 21 89 28 16 29 21 16 35 22 58 513 377 13 56 18 48
2e 4535 3475 20 97 27 36 17 13 16 08 21 01 441 324 13 88 18 89
Novemb. 1re 2640 2040 20 93 27 08 9 7 20 39 26 21 288 215 13 90 18 61
1re 2640 2150 21 30 27 74 20 15 15 02 20 80 280 210 13 59 18 12
Décemb.. 1re 2999 2304 20 78 27 05 42 31 15 16 20 54 325 242 13 20 17 73
2e 2343 1799 20 06 26 13 22 18 15 55 19 » 327 241 12 94 17 55
TOTAUX.... 53586 41155 730 538 9148 6723
Prix moyen de 24 64 32 08 22 16 30 07 15 87 2145
es
Suite des Mercuriales de l'année 1868.
Quantités d'hectolitres et de quintaux de Grains vendus sur les principaux Marchés du département
de l'Aube, et Prix moyen de l'hectolitre et du quintal par quinzaine.
MOIS. ORGE. AVOINE. SARRAZIN.
Quantités. Prix moyen. Quantités. Prix moyen. Quantités. Prix moyen.
Hectolitr. Quintaux. Hectolitre Quintal. Hectolitr. Quintaux. Hectolitre Quintal. Hectolitr. Quintaux. Hectolitre Quintal.
f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c.
Janvier.. 1re 361 225 15 27 24 50 1056 493 11 77 25 23 » » » » » »
2e 569 355 14 50 23 24 1672 779 11 81 25 33 » » » » » »
Février. 1re 884 563 14 95 23 47 2943 1351 12 42 27 06 » » » » »
2e 501 312 15 91 25 55 3633 1646 13 55 29 93 » » »
Mars 1re 314 383 16 53 26 50 3514 1608 13 06 28 53 » » » » » »
2e 779 493 18 38 29 04 2508 1144 13 44 29 47 » » » » »
Avril 1re 1023 640 19 29 30 83 2325 1070 13 21 28 71 » » » » » »
2e 778 491 19 20 30 42 1777 812 13 19 28 75 » » » » » »
Mai 1re 676 432 17 54 27 47 2211 1017 13 27 28 75 » » » » »
2e 635 307 15 69 25 09 2744 1238 12 31 24 86 » » » » » »
Juin 1re 460 290 14 99 23 77 1821 820 12 53 27 81 » » » » »
2e 500 318 14 86 23 37 1901 867 12 85 28 18 » » » » » ,
Juillet.... 1er 436 275 14 08 22 32 1960 894 12 61 27 65 » » " » » ,
2e 222 144 13 49 20 80 1605 726 12 24 27 07 » » » » » "
Août..... 1" 712 471 12 33 18 64 3494 1596 10 40 22 78 » » » » » »
2e 962 621 11 05 17 93 3529 1628 8 86 19 12 » » » » » »
Septemb. 1re 595 380 11 44 17 92 2217 1015 8 77 19 16 " » », » »
2e 590 359 10 65 20 29 1789 810 9 39 20 73 " » » » » ,
Octobre. 1re 753 477 12 52 19 76 1983 901 9 43 20 75 » » » » ,
2e 1020 630 11 75 19 03 3061 1387 9 31 20 55 » » », » »
Novemb.. 1re 696 446 12 37 19 31 2271 1058 9 47 20 31 » » " » » ,
2e 778 484 12 18 19 58 1820 831 9 44 20 55 » » " » , »
Décemb.. 1er 966 610 11 74 18 60 1878 859 9 49 20 75 , » , » » »
2e 728 448 11 77 19 12 1944 901 9 27 20 » » » , , » ,
TOTAUX... 16238 10244 55656 25451 » " »
Prix moyen de l'année 14 34 22 72 11 35 24 83
s
i
Suite des Mercuriales de l'année 1868.
Comestibles divers. Fourra- Combustibles
MOIS. ."ï FaARINES de PAIN POOMES DE VIANDE (le quintal BOIS CHARBON
FROMENT (le kilogram.) TERRE (le kilogramme). métrique). (le stère). (Phectol.)
Plix Blanc. Bis-blaoc Priî Boeuf. Vache. Veau. Mooton Porc. Foin. Paille. Chêne. Aulres de Fossile
moyen. moyen. essences Bois.
f. c. e. » e. » f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c. f. c.
1re » 47 33 43 57 7 18 1 37 1 35 1 52 1 59 1 57 6 70 5 20 10 66 11 34 3 66 5 »
janvier 2. " 47 33 43 57 7 55 1 38 1 35 1 52 1 61 1 57 6 70 5 20 10 66 11 33 3 66 6 »
1re » 47 33 43 57 7 72 1 36 1 33 1 51 1 60 1 48 6 65 5 20 10 66 11 33 3 66 5
Février 2° " 48 » 45 14 7 91 1 39 1 35 1 52 1 61 1 54 6 25 5 25 10 66 11 33 3 66 5 »
1re » 49 11 45 86 8 01 1 37 1 35 1 54 1 62 1 57 6 80 5 20 10 66 11 33 4 25 5 "
Mars... 2e " 49 89 46 29 8 58 1 37 1 35 1 54 1 62 1 57 6 80 5 20 10 66 11 33 4 25 5 »
1re » 50 44 46 43 8 71 1 39 1 35 1 54 1 63 1 55 7 10 5 30 10 66 11 33 4 25 5 »
avril... 2. " 50 22 45 57 8 81 1 37 1 35 1 55 1 61 1 59 7 10 5 44 10 66 11 33 3 66 5 »
1re » 50 44 46 43 8 39 1 37 1 35 1 55 1 61 1 59 7 31 5 50 10 66 11 33 4 50 5 " 2e » 49 44 45 29 8 07 1 37 1 35 1 53 1 63 1 58 7 30 5 50 12 » 11 33 3 66 5 »
Juin.... " » 47 42 57 8 13 1 37 1 35 1 54 1 62 1 59 7 20 5 50 10 66 33 4 25 5 "
2e » 45 78 41 86 7 90 1 37 1 35 1 56 1 64 1 60 7 30 5 50 10 66 11 33 4 25 5 »
Juillet. 1re » 44 33 40 57 8 30 1 37 1 32 1 51 1 64 1 58 7 25 5 62 12 » 12 50 4 25 5 »
2e » 44 73,40 24 7 46 1 39 1 35 1 53 1 67 1 66 6 62 4 25 10 66 11 33 3 67 5 »
Août... 1M " 42 90 39 » 7 19 1 39 1 35 1 53 1 66 1 68 7 12 4 87 10 67 12 » 3 » 5 "
2e » 40 44 36 86 6 43 1 39 1 35 1 53 1 64 1 69 6 85 4 40 11 66 11 33 4 25 5
Sept.... 1re " 38 67 35 30 6 52 1 38 1 35 I 61 1 69 1 72 7 19 4 40 12 50 12 33 4 50 5
2e » 37 90 34 71 5 64 1 37 1 35 1 54 1 63 1 67 6 85 4 40 10 66 11 33 3 66 5
Octob.. 1re " 37 33 33 86 5 58 1 37 1 35 1 56 1 67 1 71 7 45 4 25 10 66 12 » 3 50 5 »
2e " 36 30 33 38 5 25 1 39 1 35 i 55 1 63 1 71 6 85 4 40 10 66 11 33 4 25 6 »
Nov 1re " 36 25 32 67 4 95 1 37 1 34 1 54 1 58 1 69 6 85 4 40 10 66 11 33 3 50 5 »
2e » 36 25 32 33 4 86 1 3? 1 34 1 56 1 57 1 69 6 85 4 40 10 66 11 33 3 66 5 »
Dec... 1re » 36 » 32 33 4 71 1 37 1 34 1 56 1 60 1 67 6 85 4 40 10 66 11 33 3 .. 5 »
2e » 35 75 32 33 4 53 1 37 1 34 1 59 1 60 1 68 6 69 4 25 10 66 13 33 3 50 5 »
Prix moyen de
l'année... " 43 30 40 " 6 77 » » " " " " " ,, " "
des Récoltes en Grains et autres Farine
PRODOIT.
ESPÈCES
CRAMS
l
FARINEUX.
hecoi. hectot.
Froment . . . 83329 » 2 50 5 » 7 40 18 00 1500294 708
Méteil 1077 » 2 45 5 » 6 72 16 47 17743 13
Seigle 37596 » 2 50 4 75 5 22 13 05 490686 187
Orge 31405 » 2 45 5 » 6 42 16 72 525114 18
Sarrasin. . . . 1597 » » 75 7 » 8 76 6 57 10502
Maïs et millet. »»»»»»»»»» » »
Avoine. . . . 83660 » 2 45 5 50 6 77 16 59 1388290
Légumes secs. 1185 » 2 " 7 » 8 97 17 85 21155 22
Autres grains. 910 » 2 » 7 » 6 42 12 84 11690 j
TOTAUX ... 240759 »»»»»»» » » 3965474 950
Pom. de terre. 6137 » 15 » 8 » 7 42 11 12 682681 127
es en 1868, dans le Département de l'Aube.
CONSOMMATION.
COMPARAISON
mative d'hectolitres
farineux annuelle- TOTAL PRODUIT
avec la consommation.
pour ries, BESOINS
« les brasse-ries et tous annuels. Excédant. Déficit.
ti- SEMENCES. Lires
. kilog.
208312 » » 91675.5 » 583539 » » 7409 77 »
2639 » » 15935 » 1808 » » » 75 »
" 93990 » » 289823 » 1200863 » » 1683 73 »
" 76942 » 22000 252087 » : 273027 » » 1472 62 »
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SOMMAIRE
DES
SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ PENDANT L'ANNEE 4869
Séance du 45 Janvier 4869.
Présidence de M. Isidore SALLES, Préfet de l'Aube, Président d'honnenr.
Allocution de M. Gayot, président annuel, en prenant possession du fauteuil. — Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — M. Charles Lasneret, membre résidant qui, depuis son installation à Nogent-sur-Seine, n'avait pu assister aux séances de la Société, promet, libre qu'il est maintenant des soucis inséparables d'un nouvel établissement, d'être plus exact à l'avenir. — Don au Musée, par M. Gouëzel, conducteur des ponts-et-chaussées à Belle-Isle, d'un grand nombre d'échantillons de géologie et de conchyliologie. — Présentation, au titre de membre correspondant, du même M. Gouëzel, par MM. Jules Ray, Bacquias et Socard. — Lettre de M. le Recteur de l'Académie de Dijon, au sujet d'un prix de -1,000 fr. que le Gouvernement se propose de décerner dans les départements au meilleur ouvrage sur un point quelconque d'archéologie, d'histoire politique et littéraire, ou de science intéressant les provinces comprises dans le ressort académique. —Rapport de M. le Maire de Pouan sur les conférences agricoles faites par M. Labourasse, inspecteur primaire. — Circulaire de M. Gauthier, sur les procédés qu'il emploie pour augmenter le rendement, hâter la maturité et éviter la maladie de la pommé de terre. — Prix de i5,000 fr. fondé par la Chambre de commerce de Nice, pour récompenser l'inventeur d'un procédé prompt et facile.pour découvrir le mélange des huiles de graines avec les huiles d'olive. — Échange du Bulletin de la Société d'Apiculture de l'Aube avec les Mémoires de la Société. — Dons faits au Musée. — Dons faits à la Bibliothèque. — Analyse, par M. !e Président, des Mémoires des Sociétés correspondantes, reçus depuis la dernière réunion. — Rapport de M. Meugy sur la
406 SOMMAIRE DES SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ
découverte d'eaux de source, d'après les indications de M. l'abbé Lombard. — Réponse de M. Gustave Huot à la circulaire de M. le Ministre de l'Agriculture, sur le hannetonnage. — Note de M. de Blerzy sur le projet de voyage au pôle Nord de M. Gustave Lambert. — Dénonciation de la vacance laissée dans la section des lettres, par la mort de M. l'abbé Tridon. — Séance publique de la Société, fixée au mois d'avril. — Renvoi, à la Commission de publication, du rapport de M. Meugy, sur la découverte des eaux de source.
Séance du 49 Février 4869.
Présidence de M. AMÈDÉE GAYOT.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — Remerciement de M. de Villemereuil à M. Gayot, pour les choses obligeantes qu'il a dites de lui et mentionnées dans le procès-verbal qui vient d'être lu. — Distribution des récompenses aux Sociétés savantes des départements, fixée au 3 avril.— Membres qui se proposent d'assister à cette cérémonie. — Lecture, par M. d'Arbois de Jubainville, du travail qu'il se propose de présenter à la Sorbonne. — Rapport de M. le Maire de Mailly, sur les conférences agricoles de M, Labourasse. — Blé hybride Galland, envoyé à la Société pour en expérimenter la culture. — Echange de Mémoires, demandé par la Société littéraire et scientifique d'Apt. — Dons faits au Musée.— Dons faits à la Bibliothèque de la Société.— Analyse, par M. le Président, des travaux des Sociétés correspondantes, reçus depuis la dernière réunion. — Découvertes faites par M. Guillaumou, à Vendeuvre. — Mentions : 1° de la grande médaille d'or décernée à M. Jules Guyot, par la Société impériale et centrale d'Agriculture de France; — 2° de la médaille d'or décernée à M. Arsène Thévenot; — et 3° d'une médaille d'or de S00 fr. à M. D'uchesneThoureau. — M. Gallice-d'Ambly, présenté au titre de membre associé par MM. Gayot, Ray et Assollant. —Galerie des artistes Troyens et particulièrement de ceux du XVIe siècle, par M. Jaquot, membre correspondant; ouvrage manuscrit, présenté à la Société par M. Socard, qui en demande l'insertion dans les Mémoires. — Cartulaire de Boulancourt, par M. l'abbé Lalore, présenté par le même M. Socard, qui en demande aussi l'impression dans les Mémoires de la Société. — Rapport de M. le
PENDANT L'ANNÉE 1869. 407
docteur Guichard, sur le Goitre et le Crétinisme. — M. Edouard Vignes, nommé membre résidant. — MM. Anatole de Barthélémy et Gouëzel, nommés membres correspondants. —Le Retour du Soldat, nouvelle en prose, par M. Clovis Michaux, membre correspondant. — Renvoi à la Commission de publication : 1°. du travail de M. Jaquot, sur les artistes troyens; — 2° du cartulaire de Boulancourt, par M. Lalore ; — et 3° du rapport de M. le docteur Guichard, sur le goitre et le crétinisme.
Séance du 49 Mars 4869.
Présidence de M. AMÉDÉE GAYOT.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — M. Vignes proclamé membre résidant. — MM. Anatole de Barthélémy et Gouëzel, proclamés membres correspondants. — M. le Ministre de l'Agriculture recommande aux Sociétés agricoles de ne pas donner aux récompenses qu'elles accordent aux exploitations les meilleures, le nom de prime d'honneur, le gouvernement se réservant ce titre. — Objets de l'âge de la pierre de l'époque du Renne, envoyés au Musée par M. Lenoir, membre correspondant. — Brevets d'invention des Etats-Unis. — Ouverture du Congrès scientifique de Francs, le 5 avril. — Membres qui se proposent de s'y rendre. — Rapport du Maire de Nogent-sur-Aube, sur les conférences agricoles de M. Labourasse. — Bons au Musée. — Dons à la Bibliothèque. — Analyse, par M. le Président, des Mémoires des Sociétés correspondantes, reçus depuis la dernière réunion. — Rapport de M. Assollant sur un travail de critique littéraire de M. Courdaveaux, intitulé : Caractères et Talents. — Registre contenant quatorze années d'observations météorologiques, envoyé pour le concours ' de 1869. — Étude étymologique sur le mot Rossignol, LusciNIOLA, par M. d'Arbois. — Estampes déposées sur le bureau par M. Assollant, et obtenues par le procédé héliographique. — Renvoi à la Commission de publication: 1° du travial de M. d'Arbois, sur l'étymologie du mot Rossignol; — et 2° de la critique littéraire de M. Assollant, au sujet de l'ouvrage de M. Courdaveaux : Caractères et Talents.
408 SOMMAIRE DES SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ
Séance du 46 Avril 4869.
Présidence de M. Isidore SALLES, Préfet de l'Aube, Président d'honneur.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — Procédé Raclot contre la pyrale, insecte qui ravage les vignes. — Invitation aux membres de la Société à la distribution des médailles du Comice de Bar-sur-Aube, qui doit se tenir le 2 mai. — Opinion de M. l'abbé Voisin, prêtre habitué de la cathédrale du Mans, sur le mot Trieasses.— Procédé de M.Jacques Devanlay, contre la gelée de la vigne au printemps. — Allocation de 400 fr., accordée par le Ministre de l'Agriculture. — M. Jules Ray envoie sa démission d'archiviste, que la Société refuse absolument d'accepter. — Dons faits au Musée. — Dons faits à la Bibliothèque de la Société. — Analyse, par M. le Président, des Bulletins des Sociétés correspondantes, reçus depuis la dernière réunion. — Rapport de M. Gayot sur le concours de poésie. — Observations de M. Gréau au sujet des gravures héliographiques signalées par M. Assollant, à la séance précédente. — Planche ancienne de la Danse Macabre, trouvée à Troyes, par M. Gréau. — Autre planche gravée, représentant la Trinité, recueillie à Troyes, par le même M. Gréau. — Note du même M. Gréau, sur une pierre tombale de l'église de Créney. — Note sur un fragment de tombe dans l'église de Villacerf, par le même. — Prorogation du Concours de poésie, jusqu'au -1er novembre 1869.—Renvoi, à la Commission de publication, du Rapport de M. Gayot, sur lé Concours de poésie.
Séance du 24 Mai 4869.
Présidence de M. AMÉDEE GAYOT.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — Invitation nouvelle à la Société, de se rendre au Comice de Bar-surAube.— Demande d'un délégué pour faire partie du Jury chargé de désigner l'ouvrage d'archéologie qui méritera le prix de 1,000 fr. — Compte-rendu par M. Labourasse sur l'ensemble de ses Conférences agricoles dans l'arrondissement d'Arcissur-Aube. — Souscription pour élever une statue à Lamartine. - Travail de M. Clément-Mullet, membre honoraire, sur les
PENDANT L'ANNÉE 1869. 409
haches en silex et les armes en pierre.— Souvenirs historiques sur Nogent-sur-Seiue, par M. Gontard, membre correspondant. — Dons faits au Musée. — Dons faits à la Bibliothèque de la Société. —Revue, par M. le Président, des ouvrages reçus dans le mois. — Présentation au titre de membre correspondant de M. Charles Marcilly, par MM. Gayot, Jully et Harmand. — Observation de M. de Villemereuil, sur le procédé de M. Devarilay, pour empêcher la vigne de geler.—Travail de M. Charles Baltet, sur les arbres fruitiers, au point de vue de la grande culture. — Pièces de vers envoyées par M. Sardin, membre associé. — Renvoi, à la Commission de publication, du travail de M. Charles Baltet, sur les arbres fruitiers. — Nomination de M. Lescuyer, à Saint-Dizier. au titre de membre correspondant.
Séance du 49 Juin 1868.
Présidence de M. Isidore SALLES, Préfet de l'Aube, Président d'honneur.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — M. Lescuyer, proclamé membre correspondant. — Don au Musée, par Mme Léon Pigeotte, du portrait, peint sur toile, de Nicolas Carteron, docteur-médecin. —Pièce de vers adressée par M. Clovis Michaux. — Note de M. Jaquot. sur un sceau trouvé à Gérosdot.
— Dons faits au Musée. — Dons faits à la Bibliothèque de la Société. — Revue, par M. le Président, des ouvrages des Sociétés correspondantes, reçus depuis la dernière réunion. — Reproduction de la dalle de l'église de Créney, par M. Gréau.
— Présentation de M. Edouard Lagout, à Nogent-sur-Seine, au titre de Membre associé, par MM. Gayot, Blerzy et Harmand.
— Présentation de M. Foissy, juge de paix à Vignory, au titre de membre correspondant. — Nomination de MM. Le BrunDalbanne et d'Arbois, en qualité de délégués, pour le concours d'histoire et de littérature de l'Académie de Dijon. — Nomination de M. Charles Marcilly, au titre de membre correspondant. — Note de M. Charles Baltet, sur la culture du noyer d'Amérique.
410 SOMMAIRE DES SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ
Séance du 46 Juillet 4869.
Présidence de M. JYLLY, Vice-Président.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — M. Ferdinand de Launay demande à la Société de s'abonner à son journal qui publiera, tous les quinze jours, un article sur les travaux des Académies de province. — Offre, par la Société Néerlandaise, d'un exemplaire de ses publications pour le progrès de l'industrie. — Dons faits au Musée. — Dons faits à la Bibliothèque de la Société. — Analyse, par M. le Président, des Bulletins des Sociétés reçus depuis la dernière réunion. — Nominations de M. Edouard Lagout, au titre de Membre associé, et de M. Foissy, au titre de membre correspondant, ajournées.
Séance du 20 Août 4869.
Présidence de M. Isidore SALLES, Préfet de l'Aube, Président d'honneur.
Lecture du procès-verbal'de la séance précédente. — Allocation de 400 fr. accordée par M. le Ministre de l'Instruction publique. — Dix-sept volumes de statistique adressés à la Société, par le Ministre de l'Agriculture. — Etude sur la conformation du cheval par Richard (du Cantal). — M. Boiteux, économe des hospices, est chargé, des écritures de la Société. — La Société impériale des Sciences naturelles de Cherbourg demande à compléter son exemplaire des Mémoires de la Société. •— Envoi, par M. Guillier, du Havre, de coquilles fossiles et de monnaies. — Mosaïque en ardoises, donnée par M. Brusson. — Dons faits au Musée. — Dons faits à la Bibliothèque de la Société. — Note de M. Charles Baltet, sur le Philoxera vastatrix, puceron qui ravage les racines de la vigne. —Trois membres de la Société, MM. Auguste Truelle,Carlereau et Chotard, nommés membres de la Légion-d'Honneur.—Travail de M. Dautremant sur la comptabilité agricole et l'économie rurale. — Concours d'animaux gras abandonné, par le gouvernement, à l'initiative des associations agricoles départementales.—Présentation de M. Chaumonnot, au titre de Membre associé. — Découverte, à Villemereuil, de trois squelettes. —Nomination de MM. Lagout et Foissy, le pre-
PENDANT L'ANNÉE 1869. 411
mier au titre de membre associé, et le second au titre de membre correspondant. — Renvoi, à la Commission de publication, du travail de M. Dautremant, sur la comptabilité agricole.
Séance du 45 Octobre 4869.
Présidence de M. JULLY, Vice-Président.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — Décès de M. Léon de Breuze, membre correspondant. — MM. Edouard Lagout et Foissy proclamés, le premier, membre associé, et le second, membre correspondant. — Catalogue des livres de médecine de feu M. le docteur Carteron, donné par M. Léon Pigeotte. — Envoi de deux Rapports par M. Chervin aîné, directeur de l'institution des Bègues, de Paris. — Découverte, à Pouy, de deux cents pièces de monnaie romaine, grand bronze. — La Société impériale des Sciences naturelles de Cherbourg envoie la note des volumes qui lui manquent dans la collection des Mémoires de la Société. — Dons au Musée. — Dons à la Bibliothèque de la Société. — Analyse, par M. le Président, des travaux des Sociétés correspondantes, reçus depuis la dernière séance.— Compte-rendu, par M. d'Arbois, de sa mission comme délégué de la Société, pour décerner le prix de 1 ,000 fr. — Communication du même M. d'Arbois, sur l'étymologie de divers noms de lieux du département. — Rapportde'M. Drouot sur le concours d'animaux gras. — Présentation de M. Prévost, capitaine au 63me de ligne, au titre de membre correspondant, par MM. Boutiot, Socard et Harmand. — Note de M. Charles Baltet, sur le dahlia, sa culture et son histoire.
Séance du 19 Novembre 4869.
Présidence de M. AMÉDÉE GAYOT.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — Deux tableaux donnés au Musée par l'Empereur. —Envoi par M. Sardin, membre associé, d'une imitation en vers français de deux inscriptions latines. — Souscription nationale pour l'acquisition de la maison où est né La Fontaine. — Dons faits au Musée. — Dons à la Bibliothèque de la Société. — Analyse, par M. le
412 SOMMAIRE DES SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ
Président, des publications reçues depuis la dernière réunion. — Adieux de M. Isidore Salles, qui vient d'être nommé préfet du Haut-Rhin. — Note de M. de Blerzy, sur l'insuffisance des souscriptions pour le voyage de M. Gustave Lambert au pôle Nord. — Note de M. Charles Baltet sur l'arbuste appelé Lo-za, dont les Chinois tirent le vert de Chine. — Nicolas de Troyes, auteur d'un recueil analogue au Décaméron de Boccace. — Fixation de la séance publique.
Séance extraordinaire du 20 Décembre 4869.
Présidence de M. AMEDEE GAYOT.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — Renseignements envoyés par M. le Ministre de l'Agriculture sur le procédé Raclot, pour combattre la pyrale de la vigne.—Envoi, par M. Edouard de Barthélémy, de la copie de trois lettres expédiées aux habitants de Châlons-sur-Marne, à l'occasion de la mort de Henri III. — Résolutions de la Société d'Agriculture de la Gironde concernant le traité de commerce conclu avec l'Angleterre en-1860. — Programme des questions proposées par la Société des Agriculteurs de France. — Hommage à la Société, par M. Labourasse, inspecteur primaire, d'un exemplaire de sa Géographie de l'Aube. — Programme du concours d'animaux gras pour 1870. — Dons faits au Musée. — Dons à la Bibliothèque de la Société. — Présentation de M. Edmond Martin, au titre de membre, correspondant, par MM. Gayot, Laperouse et Harmand. — Hommage par M. Lagout d'un exemplaire de ses causeries sur l'astronomie. — Proposition de donner une médaille d'argent à M. Labourasse. — Médaille d'or à M. Chaumonnot, conducteur des ponts-et-chaussées. — Don d'un baromètre et d'un thermomètre à M. Gallois, instituteur à Rignyle-Ferron. — Travaux pour la séance publique. — Ordre du jour de cette séance.
PENDANT L'ANNÉE 1869. 413
Séance publique du 27 Décembre 4869.
Présidence de M. le Baron DE BOYER DE Ste-SUZANNE, Préfet de l'Aube, Président d'honneur.
Allocution de M. le Préfet. — Compte-rendu des travaux de la Société, depuis la séance publique du 12 mars -1867, par M. Harmand, secrétaire. — Rapport par M. Gayot, sur le concours de poésie. — Travail de M. Edouard Vignes, sur Frédéric Bastiat. — Travail sur le nouveau en littérature, par M. Assollant. — Proclamation du nom des lauréats.
Séance réglementaire du 29 Décembre 4869.
Présidence de M. AMEDER GAYOT.
Lecture du procès-verbal de la séance précédente. — Décès de M. Danton, membre correspondant. — Remerciements de M. Achille Millien, pour la médaille que lui a décernée la Société. — Présentation de M. Vaché, au titre de membre correspondant, par MM. Gayot, Gréau et Schitz. — Don par M. Gréau d'une lettre autographe de M. Duruy, un des derniers ministres de l'instruction publique.—Liste générale des membres associés et correspondants depuis l'année 482-1, dressée par MM. Jules Ray et Socard. — Nomination de M. Le Brun-Dalbanne comme vice-président pour l'année 1870. — Nomination du Secrétaire, du Secrétaire-adjoint et du Trésorier : M. Harmand, M. Bacquias, M. Socard. — Nomination de quatre membres de la Commission de publication. — Renouvellement des bureaux des quatre sections. — Apurement et approbation des comptes du Trésorier pour l'année 1869. — Fixation du budget pour 1870. — Allocution de M. Gayot en quittant le fauteuil de la présidence.
Pour extrait conforme :
Le Secrétaire de la Société, HARMAND.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
Dans le Tome XXXIIIe de la collection des Mémoires de la Société Académique de l'Aube.
ANNÉE 1869.
Pagea.
Étude sur Geoffroy de Villehardouin, dit le Chroniqueur, et sur les Villehardouin, princes d'Achaïe, — par M. JAQUOT, membre correspondant 5
Notice biographique sur le baron Moreau de La Rochette,— par M. LÉON DE BREUZE, membre correspondant 57
L'Alesia de César au tribunal des savants, — par M. LÉON DE BREUZE, membre correspondant 8b
Cartulaire de l'abbaye de Boulancourt de l'ancien diocèse de Troyes, aujourd'hui du département de la Haute-Marne,
— par M. l'abbé Charles LALORE, professeur de théologie
au Grand-Séminaire de Troyes 101
Rapport sur un livre de M. Paul Rousselot, intitulé : les Mystiques espagnols, — par M. ASSOLLANT, membre résidant 193
Sur une explosion de chaudière à vapeur survenue à Nouzon (Ardennes), — par M. MEUGY, ingénieur en chef des mines, membre résidant 207
Quelques considérations sur les Ecoles normales primaires,
— par M. DAUTREMANT, ancien directeur de l'Ecole normale de Troyes, membre honoraire 211
Rapport sur les sources découvertes par M. l'abbé Lombard, dans le département de l'Aube, — par M. MEUGY, membre résidant 221
De l'étiologie du goitre et du crétinisme, — par M. le docteur Auguste GUICHARD, membre résidant 229
416 TABLE.
Pages.
Essai sur les artistes troyens, et particulièrement sur ceux du XVIe siècle, — par M. JAQUOT, membre correspondant. 237
Séance publique de là Société Académique de l'Aube, du 27 décembre 1869 299
Allocution prononcée à la séance publique, — par M. le baron DE BOYER DE SAINTE-SUZANNE, préfet de l'Aube, président d'honneur de la Société : 301
Rapport sur les travaux de la Société, depuis la séance publique du 12 mars 1867 jusqu'à celle du 27 décembre 1869, — par M. HARMAND, secrétaire de la Société 305
Rapport au nom de la section des sciences sur les prix à décerner, — par M. BLERZY, membre résidant 337
Rapport au nom de la section des lettres sur le concours de poésie, — par M. Amédée GAYOT, président de la Société. 339
Esquisse économique sur les pamphlets de Frédéric Bastiat,
— par M. Edouard VIGNES, membre résidant 359
Du goût du public pour le nouveau, — par M. ASSOLLANT, membre résidant 379
Liste des dons faits au Musée de Troyes, avec les noms des donateurs, pendant l'année 1869 387
Mercuriales du département de l'Aube pendant l'année 1868. 395
Quantités de grains vendus, et prix moyen par quinzaine 396-398
Comestibles divers, fourrages et combustibles 400
Etat des récoltes en grains et autres farineux, faites en 1868, dans le département de l'Aube 402
Sommaire des séances de la Société pendant l'année 1869,
— par M. HARMAND, secrétaire de la Société 405
Table des matières du tome trente-troisième des Mémoires de la Société 415
TROYES, IMP. DUFOUR BOUQUOT.