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Titre : Mémoires de l'Académie des sciences, lettres et arts d'Arras

Auteur : Académie des sciences, lettres et arts (Arras). Auteur du texte

Éditeur : Académie des sciences, lettres et arts d'Arras (Arras)

Date d'édition : 1888

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32813132v

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32813132v/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1888

Description : 1888 (SER2,T19).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Nord-Pas-de-Calais

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5532900r

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-215101

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 19/01/2011

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MÉMOIRES

DE

L'ACADEMIE

DES SCIENCES, LETTRES ET ARTS

D'ARRAS.

ARRAS Imprimerie ROHARD-COURTIN, place du Wetz-d'Amain. n° 7.

M. D. CCC. LXXXVIII.



MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE D'ARRAS


L'Académie laisse à chacun des auteurs des travaux

insérés dans les volumes de ses Mémoires, la responsabilité de ses opinions,

tant pour le fond que pour la forme.


MÉMOIRES

DE

L'ACADEMIE

DES SCIENCES, LETTRES ET ARTS

D'ARRAS.

IIe SÉRIE. — TOME XIX.

ARRAS

Imprimerie ROHARD-COURTIN, place du Wetz-d'Amain. n° 7.

M. D. CCC. LXXXVIII.



I

Séance publique du 26 Août 1887.



DISCOURS D'OUVERTURE

PAR

M. H de Mallortie

Président.

MESSIEURS,

En ouvrant cette séance, je ne puis me défendre d'un profond sentiment de tristesse, ou plutôt d'une douloureuse émotion Au jour des solennités les plus joyeuses, le chef de famille remarque autour de lui les places qui sont vides; il se nomme en secret les êtres chers qui manquent et dont la présence eût achevé la fête. Hélas ! quelle est la fête ici-bas où il n'y ait pas d'absent? Quand OEdipe, aveugle et vieilli, se présenta au seuil du temple, à Colone, pour apaiser la destinée, il portait dans sa main gauche un rameau funéraire, et dans sa main droite une branche d'olivier. Voilà l'homme dans ses plus beaux jours. Aujourd'hui, Messieurs, nous portons le rameau funéraire, nous ne prendrons la branche d'olivier que lejour où l'Académie recevra, en séance solennelle, ses Membres nouvellement élus dont elle attend, non sans impatience, de douces consolations dans son triple deuil.

Car, Messieurs, depuis notre dernière Séance publique,


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la mort s'est montrée impitoyable pour notre Société. Elle nous a ravi d'abord l'aimable, l'excellent et vénéré M. le chanoine Robitaille qui, lui du moins, s'en est retourné à Dieu plein de jours, plein de vertus et de bonnes oeuvres.

Un coup aussi rapide et terrible que la foudre a frappé notre brave et bien cher ami, M. de Linas; il l'a frappé à sa table de travail, la plume à la main, en train d'éclaircir quelque obscurité archéologique ou de résoudre un de ces problèmes d'érudition subtile et parfois hardie, qui ont été l'occupation, le tourment et le charme de sa vie.

Vous cherchez vainement, à sa place accoutumée, notre laborieux, notre infatigable Secrétaire-Général, M. le chanoine Van Drivai qui, pendant vingt-six ans, a été l'âme de nos séances publiques, où il vous donnait, en quelque sorte, comme il aimait à le dire, une photographie exacte et fidèle de votre vie intérieure et de vos travaux.

Nos chers et regrettés confrères, Messieurs, avaient toujours vécu avec la pensée des choses éternelles ; l'esprit et le coeur tournés vers l'infini, la mort, quelque rapide qu'elle fût, ne pouvait les surprendre ; ils l'attendaient depuis longtemps avec la sérénité du chrétien pour qui l'avenir n'a point d'effroi, parce que le passé ne laisse point de remords.

Votre Président, Messieurs, a eu le triste privilège, disons mieux, le pénible devoir de leur adresser en votre nom les adieux suprêmes ; il s'est fait l'interprète, bien faible assurément, de votre douleur et de vos regrets. Heureusement, vos sentiments ont suppléé à son insuffisance ; et d'ailleurs, vos souvenirs, pour être vifs et profonds, n'ont pas besoin de nos discours.


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Combien on est heureux d'espérer que ces nobles esprits ne quitten t nos horizons étroits que pour embrasser des horizons plus larges et plus purs, où brille devant eux, sans voile et sans nuages, la vérité si longtemps et si ardemment poursuivie au milieu des misères de la vie ! Combien aussi il est doux de croire que ce modeste et dernier hommage rendu à leur mémoire, ne s'arrêtant pas sur cette terre, monte vers des régions plus fortunées où il est reçu par des âmes immortelles et dignes de leur immortalité !


RAPPORT

sur les

TRAVAUX DE L'ANNÉE

par M. Paul Lecesne

Secrétaire-Adjoint.

MESSIEURS,

Le 20 août 1868, votre Secrétaire-Adjoint, chargé, par suite du décès du regretté M. Parenty, de lire le Rapport annuel, vous disait : « Une pensée se présente à » moi, et, sans doute, elle est aussi la vôtre, au moment » où je me prépare à vous lire le compte-rendu de vos » travaux de l'année; ce n'est pas moi qui devais prendre » la parole dans cette circonstance solennelle, c'était » celui que la mort impitoyable a récemment enlevé à » ses amis nombreux, à ses collègues, à toute une » grande administration qui le regrette amèrement, à » tous ceux à qui sa bienveillance était connue, et à qui » ne l'était-elle pas ? »

Ces lignes semblent vraiment avoir été écrites pour le temps présent. Elles s'y appliquent exactement, surtout à deux points de vue. Aujourd'hui, en effet, votre Secrétaire-Adjoint, en raison de la mort de votre


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Secrétaire-Général, est soumis à l'obligation de rendre compte de vos travaux, et, de plus, il n'a, pour être l'interprète de vos sentiments unanimes, qu'à répéter les paroles de sympathie et de regrets adressées à son prédécesseur par le Secrétaire-Adjoint de 1868.

Ce Secrétaire-Adjoint, Messieurs, c'était votre éminent confrère, M. le chanoine Van Drivai, devenu bientôt votre Secrétaire-Général. Il commençait alors la série de ces comptes-rendus qui figurent et figureront toujours avec honneur dans la collection de vos Mémoires. Erudit autant que savant, il avait le talent de distinguer, dans un ouvrage, un travail, un mémoire, une brochure, une conférence ou même une conversation, et de saisir, pour ainsi dire, au passage la note dominante, l'idée principale, la maîtresse pièce, si l'on peut s'exprimer ainsi, puis, avec sa grande faculté d'assimilation et sa remarquable facilité d'écrire, il la mettait en pleine lumière, trouvant constamment le sens précis et peignant souvent en quelques mots l'oeuvre et l'homme ; vous l'avez entendu chaque année passer la revue de vos travaux, et, chaque année, il a su, par des aperçus nouveaux, des anecdotes intéressantes, des appréciations imprévues, dissimuler ce qu'avait de fastidieux le défilé des titres d'ouvrages et des noms d'auteurs. Et cependant il ne se rendait pas justice, puisqu'il vous disait l'année dernière, « que, pour son » compte, il en était à son dix-huitième rapport, et que » tout ceci devenait terriblement monotone, que pourtant y il faisait un simple compte-rendu, qu'il lui fallait donc » se résigner à cette monotonie et recommencer encore » son annuelle nomenclature. »

Ces paroles sont, comme les précédentes, appropriées à la situation actuelle. Si les difficultés faisaient encore


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hésiter notre confrère qui les avait tant de fois vaincues heureusement, comlren ne doivent-elles pas effrayer celui qui, pour la première fois, tente de les surmonter? Il invoquera de même, pour solliciter votre indulgence, un des rapports de votre regretté Secrétaire-Général II vous rappelait, en 1885, que les travaux et les travailleurs ne mouraient pas à l'Académie :

.... Uno avulso non déficit aller Aureus..

Permettez-moi de m'emparer de cette citation et de faire valoir pour mon excuse que le compte-rendu ne meurt jamais, qu'il est de rigueur et qu'il ne faut donc pas trop en vouloir au rédacteur s'il est très loin d'approcher de l'épithète de Virgile.

L'Académie d'Arras s'honore, Messieurs, de porter le titre d'Académie des Sciences, Lettres et Arts ; cette année, comme les autres, elle a tenu à justifier sa dénomination. La chimie agricole et industrielle, l'hygiène, la médecine, la poésie, la littérature, la philologie, l'archéologie et la peinture ont fait l'objet de lectures, études, communications et discussions nombreuses et variées dont l'étendue de ce rapport ne permet de mentionner que les plus importantes.

Depuis longtemps l'un de nos confrères, M. Pagnoul, s'est acquis une incontestable notoriété par ses recherches sur la chimie agricole. Il a déterminé, au moyen de ses analyses scrupuleuses, la composition des terrains qui sont affectés à la culture; il a étudié, avec une infatigable persévérance, les productions qui convenaient à chacun d'eux, et, après des expériences répétées, il a indiqué les


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engrais qui leur étaient nécessaires. Ses beaux travaux ont reçu dernièrement une récompense méritée. La Société des Agriculteurs de France leur a décerné une médaille d'or et l'Acidémie des Sciences leur a accordé sa haute approbation.

M. Pagnoul a bien voulu nous faire plusieurs communications. Une première fois il nous a parlé des gisements de phosphates récemment découverts à Orville. Il a constaté que ces sables contenaient jusqu'à 30 % d'acide phosphorique et que leur richesse avait fait monter, en peu de temps, le prix de quelques hectares à 100,000 francs et le total des ventes à plus de 3 millions ; il a ensuite discuté les différentes hypothèses proposées sur leur origine, qu'on peut expliquer, soit par l'existence d'un calcaire phosphaté, soit par la présence d'un phosphate en dissolution, soit par une formation analogue à celle des guanos.

Une autre fois, M. Pagnoul a exposé les résultats de ses analyses sur les Eaux d'Arras et de Douai; il a comparé, pour ces deux villes, la composition des eaux qui sont tirées du sol à celle des eaux qui sont distribuées par les bornes-fontaines et fournies par des sources captées au dehors ; il a trouvé que les premières présentaient une grande infériorité en raison de la proportion relativement élevée des matières minérales et organiques, chlore et azote, qu'elles contenaient. Il en a conclu qu'il y avait de grands avantages, au point de vue hygiénique, à ne se servir, pour les usages domestiques, que d'une eau prise assez loin des grands centres de population, mais que ces avantages ne sont réels qu'à la condition de se débarrasser de cette eau quand elle est souillée.

Enfin, dans une dernière lecture, il a rappelé la


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situation de l'Industrie sucrière et résumé ce qu'il a appelé les détails de la partie agricole de cette industrie. Plusieurs chapitres de cette importante étude vous ont retracé les expériences de la Station agronomique du Pas-de-Calais sur la valeur des engrais chimiques, leurs effets sur la production du sucre et sur l'état du sol soumis à ce procédé, l'exploitation des champs réservés, la comparaison des betteraves selon que l'on emploie les engrais azotés ou sans azote, la plantation à petite distance ou à grands espaces, le choix de l'engrais, l'abus du fumier, l'absorption par la betterave du fumier de potasse et de soude, le rôle de l'acide phosphorique, de la lumière solaire, etc. Ce travail n'est rien moins qu'un traité complet de la culture de la betterave.

C'est aussi l'Industrie sucrière, son développement, son état ancien, sa situation actuelle, ses crises et ses besoins qui a été étudiée par M. Leloup, dont le nom fait autorité dans toutes ces questions qui sont vitales pour notre département.

Une polémique violente qui a éclaté récemment dans la science et la presse française et étrangère a fourni à M. Trannoy l'occasion d'une intéressante communication sur la Rage et le traitement appliqué par M. Pasteur à cette terrible maladie. Notre confrère a décrit, avec sa longue expérience, les caractères distinctifs de l'affection et expliqué les méthodes de M. Pasteur; ensuite il a conclu que la méthode primitive ne présente aucun danger, puisqu'elle n'amène qu'un peu plus d'un pour cent de décès chez les individus mordus, tandis que normalement la mortalité est d'un sixième ; il a déclaré que cette méthode pouvait être utilisée après les moyens ordinaires, mais quant à la méthode intensive, il a pensé


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qu'elle devait être abandonnée. En terminant, M. Trannoy a dit que M. Pasteur est l'une de nos gloires scientifiques, que les industries séricicole et vinicole, les cultivateurs et les éleveurs de France et du monde entier ont mis à profit ses admirables découvertes, qu'il a voulu soustraire l'espèce humaine à la contagion de la rage, et que, quoi qu'il advienne, il a droit à l'estime et à la reconnaissance publiques et que l'on doit déplorer les attaques injustes dirigées contre lui.

Enfin il ne faut pas oublier non plus les judicieuses observations faites par MM. Gossart, Trannin et d'autres de nos confrères lors des communications relatives aux sciences.

La séance de rentrée du 1er octobre a été, pour l'Académie, une bonne fortune littéraire. Un de ses membres honoraires, dont la science profonde a fait faire de si grands progrès à l'étude des langues indiennes, et qui vient d'obtenir une précieuse distinction, M. Bergaigne, membre de l'Institut, lui a donné la primeur de son travail sur l'Ordonnance des hymnes dans le Rig-Vêda, le plus ancien des recueils sacrés de l'Inde. S'appuyant sur ces points déjà connus que, dans les différents livres de ce recueil les hymnes sont d'abord groupés par divinité, puis rangés à l'intérieur de chaque série divine d'après le nombre des vers, en gradation descendante ; notre éminent confrère a reconnu trois autres principes de classement : 1° que les hymnes du même nombre de vers, à l'intérieur des séries divines, se succèdent dans l'ordre des mètres, le mètre le plus long précédant le plus court; 2° que les séries divines de chaque livre sont rangées d'après le nombre des hymnes qu'elles renferment, en gradation descendante; 3e que les livres


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sont rangés eux-mêmes d'après le nombre total des hymnes, mais en gradation ascendante.

Le travail de M. Bergaigne a été considéré, lors de son apparition, comme une découverte. A cette lecture, notre érudit compatriote a bien voulu ajouter une conférence brillante et étendue où il a étudié l'Inde, ses populations, ses religions, ses langues, ses lois, ses moeurs, son histoire, sa chronologie, sa littérature et son art.

Notre Président, déférant à la demande unanime de ses confrères, a relu en séance les discours qu'il avait prononcés sur les tombes de MM. Robilaille, de Linas et Van Drivai. Ces trois morceaux d'éloquence, qui se distinguent par une rare perfection du style, une exquise sensibilité du coeur et une superbe élévation de la pensée, ont profondément ému l'Académie comme ils l'avaient fait pour ceux qui avaient assisté aux funérailles. M. de Mallortie nous a aussi communiqué une dissertation charmante, qu'il a beaucoup trop modestement intitulée: Un devoir de vieil écolier sur l'emploi des discours dans les historiens grecs et latins. A ses yeux, la méthode historique des anciens était dangereuse aux mains d'imitateurs maladroits (la suite ne l'a que trop prouvé), et il y a un idéal supérieur à ce mélange pourtant admirable de réalité et d'artifice, c'est la vérité toute pure, la vérité du fond et celle de la forme, à la condition qu'une main habile la mette en oeuvre. La vérité toute pure du fond en même temps que la pureté de la forme, et de plus la sûreté de l'érudition avec la finesse des appréciations, c'est l'exemple que nous a donné M. de Mallortie dans sa conférence, où il a fait revivre les Elections municipales de Pompeï et que vous allez entendre.


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M. Deramecourt a continué à nous lire des extraits de son Histoire du diocèse d'Arras sous la Révolution, oeuvre magistrale, écrite d'après les documents mêmes.

La période qu'il a traitée est celle du Consulat et de l'Empire. L'entrée en fonctions des nouveaux corps constitués par la loi de pluviôse, le Concordat, la restauration du culte catholique, la composition du nouveau clergé, les formalités du serment et l'intronisation des nouveaux curés y forment autant de chapitres intéressants. On peut particulièrement signaler les pages qui racontent les relations de M. le préfet Poitevin-Maissemy avec Mgr l'évêque de la Tour d'Auvergne. Elles furent fréquentes et délicates, surtout quand elles eurent pour objet la prise de possession du siège épiscopal d'Arras et l'organisation diocésaine. Les sources qu'a consultées M. Deramecourt, fidèle à sa méthode de rigoureuse exactitude, sont les rapports administratifs du Préfet et les lettres de l'Evêque. Il en résulte que le Préfet était très favorable à l'ancien clergé constitutionnel et que l'Evêque déployait une activité peu commune pour remplir les difficiles devoirs de sa charge ; enfin, qu'alors comme toujours, les questions de personnes étaient celles qui divisaient le plus.

M Deramecourt n'a pas non plus oublié de s'occuper des temps antérieurs, ainsi qu'en témoigne sa note sur les Tombes d'Azincourt et sur les Manuscrits de cette bataille conservés dans la famille de Tramecourt.

Les représentations dramatiques et les exercices littéraires dans les collèges de l'Artois avant 4789, tel est le titre de plusieurs lectures de M. de Hauteclocque. L'auteur, poursuivant ses patientes recherches sur l'instruction publique dans le Pas-de-Calais, a retrouvé et tiré de


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l'oubli les arguments ou exposés sommaires des tragédies, comédies, ballets joués aux distributions de prix et les discours composés à ces occasions; il a analysé les pièces représentées dans les collèges d'Arras. St-Omer, Béthune, Hesdin et Aire; il a cité les noms des auteurs qui appartenaient, eu général, à la Compagnie de Jésus, et ceux des acteurs qui faisaient partie des premières familles du pays, et il a donné des descriptions curieuses des costumes et de la mise en scène. Le travail de M. de Hauteclocque abonde en anecdotes piquantes : l'une d'elles est déjà connue en substance, c'est le différend que les Pères du collège d'Arras eurent avec l'évêque Guy de Sève de Rochechouart, qui avait condamné leurs représentations dramatiques; mais les récits antérieurs sont rectifiés et éclairés par quantité de documents presque inédits relatifs à ces démêlés, par exemple les mandements de l'évêque de Sève, l'appel des escoliers d'Arras au futur Concile, le Prédicant d'Arras, etc. Une autre anecdote était jusqu'ici inconnue et je vous demande la permission de rapporter ce trait de moeurs de nos ancêtres. En 1709, un sieur Dassenoy, échevin d'Aire, avait un fils au collège des Jésuites de cette ville. Ce jeune homme devait remplir, dans une tragédie, un des principaux rôles. Son père, trouvant que les Directeurs du collège ne l'avaient invité qu'à la dernière heure, défendit à son fils de jouer. De là grand émoi ; la représentation était exposée à manquer, quand le sieur Dassenoy finit par donner son consentement. Un des professeurs, mécontent de ce procédé, inséra, dans une pièce de vers lue sur le théâtre, quatre vers latins qui blâmaient la conduite du sieur Dassenoy. Celui-ci, furieux, intenta aux Pères du collège un procès en diffamation qui dura


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deux ans et qui fut porté d'abord devant l'échevinage d'Aire, puis en appel devant le bailliage : les deux juridictions ne furent pas favorables à cet échevin si chatouilleux et le déboutèrent entièrement de sa demande. A l'occasion de la nouvelle dénomination de quartier Lévis donné à la caserne Héronval, M. de Cardevacque a lu une biographie complète du marquis de Lévis. Il a retracé la glorieuse carrière dé cet officier général qui, entré au service à quinze ans, fit les campagnes du Rhin et d'Italie, devint colonel et aide-de-camp général pendant la guerre de la succession d'Autriche, fut ensuite envoyé comme brigadier au Canada, où il fit partie de toutes les expéditions contre les Anglais et où, après la mort du marquis de Montcalm, il prit le commandement des troupes avec le grade de maréchal de camp, fut employé à son retour en France à l'armée du Rhin, et termina sa vie militaire à la suite du traité de Paris en 1763. A la mort du duc de Chaulnes, il fut promu au gouvernement de la province d'Artois, et fut aussi nommé gouverneur de la ville d'Arras en remplacement du comte de Chabot, en 1780. Il résidait à Arras, dans l'ancien refuge de l'abbaye d'Hénin-Liétard, aujourd'hui la caserne de gendarmerie, acheté et approprié pour son usage par les Etats de la province ; il y mourut d'une attaque d'apoplexie le 26 novembre 1787, et ces mêmes Etats, en souvenir de ses services, constituèrent une dot à sa fille.

Les noms de lieux du département forment toujours l'étude préférée de M. Ricouart. Cette année, il s'est occupé spécialement des villages de l'arrondissement d'Arras. Il a fait justice d'interprétations erronnées et transmises d'âge en âge sans contrôle sérieux et a proposé


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des explications nouvelles, basées sur la composition des mots et sur l'analogie avec les noms des autres parties de la France. Par exemple, il a démontré que les Boiry venaient de Bariacum (enceinte de palissades) et de Borice (pâturage des boeufs) et non de Buricellum ; que Noreuil n'est pas la contraction de Neuvireuil, mais le diminutif de Noiry (lieu planté de noyers); que les Gouy ne doivent rien à Jovis et qu'ils ont pour thème Gaudiacum (lieu de réunion pour les fêtes, rendez-vous des tribus gauloises et des populations gallo romaines semblables aux Pardons de la Bretagne); que la Gohellen'est pas, comme le répètent les dictionnaires, une forêt ou une plaine fertile, mais au contraire un terrain aride et improductif; que Méricourt ne sort pas de Medericurtes, mais de Hermericicurtes; qu'Oppy, attribué sans raison à Oppidum, a une origine tudesque comme Wepen (nid à loups) ; que Vimy n'a pas le sens de Via (route), mais vient de Vimen (osier). Notre confrère ne s'en est pas tenu aux seules dénominations des localités, il a fait quelques excursions des plus heureuses dans le domaine de l'histoire. Ainsi, s'élevant contre la légèreté avec laquelle on accepte comme faits historiques des récits imaginaires, il a démontré les impossibilités de la bataille que certains chroniqueurs prétendent avoir été livrée à Acq, au pied du Mont-St-Eloy, entre Charles-le-Chauve et Bauduin Bras-de-Fer, et il a émis l'avis que l'engagement eut lieu à Harlebecque, dans la plaine qui longe la Lys jusqu'à Vive-St-Eloy, localité voisine que la ressemblance des noms a fait confondre avec le Mont-St-Eloy.

Mentionnons aussi son Histoire toute, récente de la Prévoté d'Angicourt en Beauvoisis, qui ne le cède en rien à sa devancière, celle des biens de l'Abbaye de Saint- Vaast


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dans ta Hollande, la Belgique et les Flandres françaises.

Enfin il a expliqué plusieurs locutions employées dans le patois picard et surtout dans la langue usuelle d'Arras. Parmi ces explications, une aussi ingénieuse qu'imprévue, est celle qu'il a donnée du mot A l'Dalu dont vous poursuivent les gamins le 1er avril. Il existait, au moyen-âge, dans les basiliques de Rheims, de St-Bertin, d'Arras, etc.. des labyrinthes ou dédales qui avaient remplacé ceux des églises des premiers siècles, on les appelait familièrement maisons de Dalu ; d'autre part, le Dédains était un amusement vulgaire analogue au jeu d'oie : de là le nom de Dédalus devenu populaire pour signifier les déceptions du joueur enfermé dans le labyrinthe et les railleries qui accueillent sa déconvenue. Le cri A l'Dalu serait donc traditionnel et les enfants, sans en connaître le sens, envoient A l'Dalu, c'est-à-dire aux méandres de la maison de Dédalus ceux qu'ils ont mystifiés et qu'ils saluent de leurs clameurs moqueuses.

Une santé toujours chancelante a tenu M. de Linas éloigné de l'Académie. Cependant, aux mois de décembre et de janvier, il put assister à quelques réunions. Son activité étant parvenue à surmonter la maladie, il en profita pour lire plusieurs notes sur des ouvrages récemment publiés « Quand on n'a plus d'esprit soi-même, » disait-il, il faut bien emprunter l'esprit des autres. » Aucune parole n'était plus erronnée, car ces communications étaient toujours aussi savantes que substantielles. Lorsque nous l'entendions analyser les manuscrits de la bibliothèque de Bourges et spécialement ceux qui concernent l'Artois, faire l'Histoire Je la fabrication et de la propagation du papier en Asie et en Europe, décrire un bijou d'or en forme d'aigle, rehaussé de pierreries et datant des Hohens-


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taufen, personne n'eût pu croire qu'une catastrophe si prochaine devait le séparer de nous. Sa dernière pensée fut pour l'Académie, puisqu'il rédigeait pour elle une note sur la cathédrale de Brunswick au moment où il fut frappé, la plume à la main.

M. le Gentil a fait sortir de leurs ruines l'antique Chapelle et l'Ermitage de Notre-Dame du Bois. Ce sanctuaire, jadis si célèbre, était situé au terroir d'Imercourt, paroisse de Saint-Laurent, à proximité de la ferme de Vaudrifontaine et de celle d'Hervaing; il était le siège d'une confrérie, le but d'une foule de pèlerinages et l'objet d'une dévotion particulière de la part de Messieurs de St-Vaast et de l'échevinage d'Arras: il fut supprimé en 1737, à la suite de l'assassinat de l'ermite chargé de le garder. Avec un soin scrupuleux, M. le Gentil a dressé l'inventaire de toutes les pièces concernant cette église: tableau du musée représentant la chapelle du XIIe siècle, démolie en 1640, plans et descriptions des chapelles successivement construites, procès-verbal du meurtre du dernier ermite, relations des fouilles, rien n'a échappé à ses investigations.

Mais l'art possède toujours les prédilections de M. le Gentil, qui a ressuscité l'atelier d'une notabilité artistique de notre ville, Constant Dutilleux, et qui nous a montré cet atelier débutant dans une petite maison de la rue de la Paix, installé ensuite rues des Promenades et St-Jeanen-l'Estrée, et définitivement établi rue St-Aubert. Parlant avec amour de celui qui fut son ami, notre confrère a étudié, avec sa grande compétence, les différentes manières du peintre artésien. D'abord admirateur de Rembrandt et de Ruysdaël, il rechercha les effets de clair obscur et de pittoresque, puis se rapprocha de Van Dyck


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et de Claude Lorrain, et enfin rompit avec les traditions scolastiques pour ne plus s'inspirer désormais que de la nature. La transition s'était opérée sous l'influence et par les conseils des premiers maîtres de l'école moderne française, Delacroix, Corot et Paul Huet; personne n'ignore qu'ils étaient en relations étroites d'amitié avec notre compatriote. M le Gentil nous a fait vraiment assister à l'enseignement que Dutilleux donnait à ses élèves, dont la plupart portaient des noms connus dans les arts et dans les lettres. Cet enseignement peut se résumer en ces mots : « Ennemi du métier et surtout » des procédés, Dutilleux préconisait le sentiment qui, » seul, caractérise le vrai calent et que toute l'habileté » du monde ne saurait remplacer. »

Enfin l'Académie ne s'est pas bornée à ses travaux intérieurs, elle a voulu être aussi au courant des ouvrages nouveaux. Cette préoccupation nous a valu nombre de comptes-rendus verbaux aussi sérieux qu'érudils.

M. de Hauteclocque a analysé le remarquable livre de M. Jules-Marie Richard, membre honoraire de l'Académie. Ce volume, rédigé tout entier d'après les comptes existant aux Archives du département, retrace les détails de la Maison de la comtesse Mahaut d'Artois, et a valu à son auteur les approbations et les distinctions les plus flatteuses

De même M. Lecesne vous a entretenus des articles publiés dans la Revue des Deux-Mondes par M. Larroumet sur Molière et sa troupe; il y a quelques jours, il lisait et commentait un autre article où M. Gaston Boissier appréciait l'Edit de Milan et les idées de tolérance de Constantin.

M. de Mallortie, à propos d'un article de M. Bréal,


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dans le Journal des Débats, vous a fait connaître une petite brochure de M. Darmstetter qui est intitulée la Vie des mots, et qui montre comment ils naissent, comment ils vivent entre eux et comment ils meurent.

J'énonce seulement pour mémoire le résumé que j'ai donné du magnifique ouvrage de M. Fustel de Coulanges qui a reconstitué le domaine rural chez les Romains.

Toutes les lectures, communications et comptes-rendus ont été accompagnés et suivis de discussions et explications, dont quelques-unes ont constitué des conférences véritables et complètes sur les questions traitées ainsi inopinément. Il est bien à regretter que leurs auteurs aient eu la modestie trop grande de ne pas vouloir les consigner par écrit, nous ne serions pas réduits à n'en conserver qu'une trace par trop fugitive dans notre mémoire souvent infidèle et dans nos procès-verbaux toujours incomplets.

Je suis arrivé au terme de la tâche que votre règlement impose à votre Secrétaire. Je ne conserve aucune illusion et je sais que je n'ai su éviter ni la longueur ni la monotonie qui effrayaient mon érudit prédécesseur. Quant à la longueur, elle vient un peu de votre fait, mes chers Confrères; vous avez beaucoup travaillé et il y a beaucoup à dire si l'on ne veut passer sous silence aucun de vos travaux. Pour la monotonie, la responsabilité en retombe tout entière sur le rédacteur, mais un premier début n'est jamais exempt d'inexpérience, et l'auteur fait appel à cette pensée pour excuser sa faute.


RAPPORT

sur le

CONCOURS D'HISTOIRE

par

M. l'Abbé Deramecourt

Membre résidant.

MESSIEURS.

Notre Académie accueille et favorise tous les travaux de l'esprit, d'où qu'ils viennent et quels qu'ils soient. Au-delà même des larges limites qu'elle trace dans le programme de ses concours, elle laisse encore la porte ouverte à tous les ouvrages personnels, indépendants, originaux, et ces fils,

Qu'en son sein elle n'a point portés,

ne sont pas les moins bien venus.

Comme les consuls de l'ancienne Rome, elle ne se contante pas d'établir ses camps et de transporter ses propres légionnaires aux extrémités les plus opposées de l'empire des Lettres, des Sciences et des Arts, elle admet encore, avant le coucher du soleil, et même après, les alliés, les étrangers, voire même les adversaires de la veille


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et du lendemain, à franchir son enceinte, à coucher sous ses tentes, à exposer sur sa place, et elle ne marchande à personne ni son bon accueil ni ses récompenses.

Les Espagnols et les Français étaient loin d'en agir ainsi vers le milieu du XVIIe siècle, à l'époque malheureuse où le Mémoire hors concours dont j'ai mission de vous parler m'oblige à vous transporter aujourd'hui.

Ce Mémoire, qui raconte l'histoire de l'Artois de 1635 à 1648, est surtout rempli, — et il compte 444 pages, — de sièges, de batailles, de pillages, d'incendies, en un mot de tout ce lamentable cortège qui accompagne et qui suit toutes les guerres en général et la guerre de Trente Ans en particulier.

C'est ce que l'auteur eût pu nous dire au début de son travail, en en traçant les grandes lignes et en éclairant notre marche par quelques considérations générales. A-t-il fait ce travail ailleurs, ou bien a t-il voulu nous laisser aux prises avec l'inconnu ? Peu importe. Je constate, en tout cas, que MM. les Membres de la Commission d'histoire sont entrés dans ses vues en choisissant pour Rapporteur le seul de leurs collègues qui n'avait pas écrit en totalité ou en partie le récit de cette triste période. Puisqu'on nous laisse ignorer les causes et le théâtre de la guerre qu'on nous raconte, il eût été commode et utile, en effet, d'apprendre ces choses-là des historiens qui sont ici et qui ont traité le même sujet.

Car il faut remonter assez haut pour bien expliquer comment notre Artois a été si longtemps et si vivement disputé entre les Espagnols et les Français. Nos ancêtres, Bourguignons décidés, se montrèrent non moins favorables à l'Espagne. Etait-ce rancune des rigueursde Louis XI ou reconnaissance pour les privautés que leur avaient


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témoignées Charles-Quint, Philippe II et les Archiducs ? Je l'ignore; le fait est, qu'au dire de Richelieu, qui ne les aimait pas, « les Artésiens étaient devenus plus Espagnols que les habitants de la Castille ».

L'Artois, de plus, dans le grand duel qui se poursuivait entre la Maison de France et la Maison d'Autriche, était comme une sorte de terrain vague qui servait de limite entre le domaine direct des rois de France et les anciennes possessions des ducs de Bourgogne. Aucun obstacle naturel, aucun cours d'eau important, aucune chaîne de collines ne marquant ces limites, les deux partis allaient de la Somme à l'Escaut et à ses affluents, en passant et repassant sur notre territoire ruiné et ne s'arrêtaient, de temps en temps, qu'autour de nos places fortes, de nos châteaux et même de nos clochers, pour en faire alternativement le siège.

Aussi, nulle part, pas même en Allemagne, ne se réalisa plus à la lettre ce tableau que la reine-mère traçait des malheurs de ce temps: « Le pays était couvert et mangé des gens de guerre, et, par les projets d'un furieux et d'un mélancolique, qui n'avait pas quatre mois à vivre, on allait voir les nations aigries, les peuples passés au fil de l'épée, les villes saccagées, les églises abattues, la religion bannie, la noblesse ruinée et les maisons royales par terre. »

Encore, si l'on voyait clairement un grand but poursuivi par delà ces dévastations et ces ruines : mais il faut y regarder de près et longtemps pour découvrir le jeu des deux partis, de l'Espagnol surtout.

En définitive, depuis la célèbre bataille de St-Quentin, c'est à Paris que visaient les descendants de CharlesQuint.


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Philippe II ayant manqué l'occasion, ses successeurs, quoiqu'engagés au nord avec les Hollandais, s'efforcèrent de la ressaisir par l'intrigue et par l'épée. La dextérité de Henri IV, la ténacité de Richelieu, le génie de Turenne et de Condé écartèrent le danger, mais il renaissait sans cesse, et une bataille gagnée par les Espagnols aux sources de l'Escaut ou à celles de la Somme, à Honnecourt ou à Corbie, pouvait leur ouvrir le chemin jusqu'à la capitale de la France.

Là était le véritable péril, et tout en massant ses troupes sur la Somme, que défendaient ses tourbières et ses prairies marécageuses, ses forteresses d'Abbeville, d'Amiens, de Péronne et de Ham, avec Doullens comme poste avancé, le roi de France se bornait à gagner du terrain pied à pied, à saisir quelques places fortes, à grossir peu à peu son domaine.

Une fois fixé sur ce terrain de la lutte, et quelque peu éclairé, par des préliminaires qui se dégagent de la lecture du Mémoire, et qu'il eût suffi d'y mettre en lumière dès le début, on s'aventure avec moins de défiance dans le dédale des événements. Ces événements, qui se succèdent et s'accumulent sous nos yeux, l'auteur du Mémoire les a puisés aux bonnes sources et analysés avec scrupule. Il ne nous fait même grâce d'aucun incident : les villages saccagés et le nombre des maisons brûlées, les clochers pris et les rencontres de fourrageurs, le chiffre des blessés et celui des tués, il a tout relevé et contrôlé avec une sollicitude d'archiviste.

Mais c'est au récit des nombreux sièges de nos villes et de nos forteresses que notre auteur se donne carrière. Siège d'Auxi et siège de Saint-Omer, siège d'Hesdin et siège d'Arras, siège d'Aire et siège de Bapaume, siège


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de Lens et siège de La Bassée ; il nous donne sur chacun les détails les plus complets et les plus techniques. C'est un vrai traité sur la matière, et on sait si elle était abondante et compliquée, même avant que Vauban ne l'eût encore perfectionnée.

La description des batailles ne le cède pas à celle des sièges. Il n'y a pas de si petit fait signalé par les Mémoires du temps et par les écrivains spéciaux qui ait échappé aux investigations de notre chercheur. Il a tout lu et beaucoup profité de ses lectures. Modeste à l'excès, il formule ses jugements avec une extrême réserve et souvent en empruntent l'appréciation des autres. Ajoutons qu'il cite toujours ses autorités et qu'il traite les personnages dont il parle avec la vieille courtoisie française. Jamais un trait qui fasse sourire, ni l'une de ces expressions qui soit au-dessous du style un peu solennel de l'histoire.

Au risque d'étonner ceux qui m'écoutent et peut-être de scandaliser le docte et consciencieux auteur dont je parle, j'avouerai que ce n'est plus tout à fait de cette façon qu'on écrit aujourd'hui, même pour les Académies de province.

Les portraits, les rapprochements, les anecdotes biographiques, les tableaux d'époques, les descriptions géographiques, la politique, l'économie, la science sociale apportent de plus en plus leur contingent à l'historien : ils animent, colorent et complètent les récits. Derrière la plume de fer on aime à sentir un coeur de chair, au-dessus des faits, un esprit qui les classe et, derrière eux, un jugement qui les loue ou qui les condamne sans barguigner. Il me plairait, par exemple, de connaître en détail, de voir, pour ainsi dire, en photographie, ce Jean de Ram-


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bures, gouverneur de Doullens, le fils du brave Rambures, dont Richelieu faisait cas, et qui donnait si bien la chasse aux Espagnols, qu'il mettait le gouverneur de Frévent dans l'obligation de s'échapper en chemise. La manière dont il s'empara du château d'Auxi est d'ailleurs des plus intéressantes et c'est une véritable trouvaille que notre Mémoire a faite pour l'histoire locale en le racontant.

Et ce Gassion, si connu dans nos contrées, que son nom propre y est devenu un nom commun, n'y aurait-il pas intérêt à en savoir un peu plus au long sur son compte ? Huguenot de religion, fils et frère de huguenots, il avait fait pourtant ses études chez les Barnabites et chez les Jésuites, quand il s'engagea dans les bandes de Rohan, pour passer ensuite au service « du boulevard de la foi protestante », « le lion du Nord », Gustave-Adolphe, et revenir enfin offrir son épée au roi de France, avec « les Weymariens ». C'était un homme de guerre autant qu'on peut l'être, également prompt à la réplique et à l'action et tenant tout ensemble du reître et du gascon. Avec celà, exigeant pour le soldat, et toujours au premier rang, robuste, infatigable, usant force chevaux, très habile à manier les armes, mais indulgent aux pillards et terrible « dégâtier » lui-même. Ses troupes l'adoraient, quoiqu'il payât peu de mine, avec sa petite taille, son visage osseux et carré et ses yeux durs. Au demeurant, le plus clairvoyant des officiers d'avant garde et le plus vigoureux des officiers de bataille. Entre les mains du grand Condé, il fera des merveilles.

A côté de Gassion et par l'intérêt que présentent toujours les contrastes, on aimerait à connaître aussi, par les petits côtés, si vous voulez. Du Hallier et Sirot. Le pre-


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mier, destiné d'abord à l'Eglise, nommé même à l'évêché de Meaux, avait conservé quelque chose de son ancien état. Des formes douces n'excluaient pas chez lui l'obstination ; sa hauteur d'esprit, son courage passif, son habitude de la guerre en faisaient un utile modérateur et un sage conseiller. Tel n'était pas le bourguignon Sirot; il avait servi tour à tour les Impériaux, les Suisses et les Français. Ses scrupules n'allaient pas loin, et sans manquer de sagacité, il avait une plus grande confiance dans son propre mérite.

LaMeilleraie n'était pas seulement le cousin de Richelieu et ne devait pas qu'à cette puissante recommandation sa haute fortune et son. bâton de maréchal. Quoique de petite taille et de piètre mine, peu cultivé et déjà cassé, brutal et violent, il était très brave et il devait donner sa mesure au siège d'Hesdin de 1639. Il est vrai que le siège d'Arras lui fait moins d'honneur. Gassion, Gesvres, La Ferté qui sont sous ses ordres et Condé qui débute sans rien dire à ses côtés, n'en servent pas moins un chef médiocre, incommode et dur que la fortune avait mis à leur tête. Chatillon et Chaulnes, le premier, petit-fils de l'amiral Coligny et le second, frère puîné du connétable de Luynes, représentaient l'influence protestante et le favoritisme royal dans les conseils de Louis XIII. Chatillon était brave homme, court et lourd de corps comme d'esprit et d'un calme proverbial. Le second avait peu de services et peu de valeur. C'était en somme un assez faible trio que celui de ces généraux qui prirent Arras en 1640, et Richelieu avait toutes les peines du monde à les tenir d'accord. Leurs divisions devinrent même proverbiales et quand il rencontra plus tard les mêmes difficultés devant Perpignan, le grand cardinal se contenta d'écrire: « Le vent d'Arras souffle ici. »


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Après ces chefs, au-dessus d'eux, il est plus intéressant encore de voir Richelieu occupé à la mission délicate et difficile de choisir des généraux. Il les prend un peu partout, puis les déplace, les change, les brise, selon qu'ils servent la France et lui, plus ou moins bien, jusqu'à ce qu'enfin il trouve deux hommes: Turenne et Condé.

Quand ils apparaissent sur la scène, qu'ils la quittent ou qu'ils la couvrent de leur gloire, comme j'aimerais deux médailles frappées à leur effigie, pour graver leur portrait dans mon souvenir !

Il n'est pas jusqu'à la composition des armées, leur esprit, leur moralité, dont j'aimerais à me rendre compte. Etait-ce la nouvelle tactique de Gustave-Adolphe et de Maurice de Nassau qui avait la préférence de nos généraux, ou bien s'en tenait-on encore à ce vieil et glorieux ordre de bataille où les Espagnols avaient été longtemps les maîtres ? où ils l'étaient encore.

Car, à vrai dire, pendant que l'armée française manquait d'ardeur, de confiance et de cohésion, sous la dure main de Richelieu; pendant que l'artillerie française était généralement pauvre et mal montée et que la cavalerie française manquait de souffle, l'armée espagnole conserva longtemps le prestige de sa supériorité.

« Au milieu des petites places éparses dans les vastes plaines des Pays-Bas, a écrit M. le duc d'Aumale, dans sa belle Histoire des princes de Condé (1), que je ne fais que piller ici, l'armée du roi catholique figurait comme une citadelle vivante et mobile destinée à contenir les peuples dans la soumission et à résister aux invasions, difficile à ravitailler mais menaçante, dominant au loin,

(1) Tome IV, page 21.


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poussant de vigoureuses sorties. On pouvait l'entamer, la frapper dans ses dehors ; tant qu'elle restait debout, l'adversaire ne devait compter ni sur une victoire définitive ni sur une conquête durable. »

Les fantassins, qui avaient tous de longs services et nés pour la plupart en Espagne, formaient la principale ressource de cette armée. Ils avaient certaines vertus de soldat : la frugalité habituelle, la patience, le mépris de la mort. Fiers, fatalistes, violents, impitoyables, ils se montraient à l'occasion sans frein dans la débauche et, le lendemain, pleins de résignation dans la misère. Les officiers étaient de la même caste que les soldats : tous se croyaient gentilhommes, hidalgos, comme ils disaient, et les généraux les traitaient familièrement. C'étaient comme les argyraspides d'Alexandre, les vétérans de César, la vieille garde de Napoléon.

Autour de ces bandes qui diminuaient de jour en jour, se multipliaient les recrues faites en Italie, en Allemagne, en Franche-Comté, en Flandre, troupes peut-être plus alertes, mais moins fermes, moins disciplinées, avec plus de besoins et plus de vices. Ceux-là traînaient après eux des femmes et des valets en grand nombre et il faut se reporter aux gravures de Callot et des maîtres flamands pour se figurer avec quelle licence vivaient ces expatriés.

Les éléments disparates dont se composait l'armée espagnole se retrouvaient jusque dans ses chefs. Si le Cardinal-Infant, fils de Philippe III, était un Espagnol de sang royal, Don Franscisco Melo était un cadet de famille portugaise, Beck un pâtre du Luxembourg et Fontaine un gentillâtre lorrain.

Pour tenir unies toutes ces forces, il eût fallu des

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hommes de génie. C'est du côté de la France qu'ils se rencontrèrent. Dès lors, la victoire de Lens et la conquête de l'Artois s'expliquent facilement.

Tel pourrait être, en raccourci, le cadre du Mémoire qui nous occupe; du reste, le tableau a, par lui-même, une réelle valeur. Il est aussi complet qu'on le peut désirer ; il n'y manque pas un détail.

C'est pourquoi votre Commission d'histoire lui a décerné à l'unanimité une médaille d'argent.


GOD BLESS YOU

Lecture faite

Par M. Ed. Lecesne

Membre résidant

Dans une chambre étroite une mère et sa fille, Les seuls débris restant de toute une famille, Vivaient péniblement. Sur elles le malheur N'avait pas constamment exercé sa rigueur : La fortune, au contraire, avait en abondance Longtemps de ses faveurs comblé leur existence. Le père avait été grand manufacturier. Son établissement comptait plus d'un millier De travailleurs devant à sa riche industrie, Pour eux et leurs enfants, le soutien de leur vie. Mais d'importants revers, coup sur coup répétés, Avaient tranché le cours de ces prospérités. Il ne put résister à cette déchéance : Miné par le chagrin, une lente souffrance Ebranla sa raison, et le mit au tombeau. Portant ainsi le poids de ce pesant fardeau, Deux femmes se trouvaient presque dans la misère. On l'a dit bien souvent : pour des femmes que faire, Lorsqu'après la fortune elles ne voient au loin Qu'un horrible horizon de peine et de besoin? Hélas ! uniquement se présentent pour elles Deux moyens d'affronter des calamités telles :


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Travail ou déshonneur !... Malgré l'affreux destin,

Celles-ci du devoir suivaient le seul chemin:

Plutôt que de rester à la honte asservie,

Chacune eût préféré sacrifier sa vie.

Il fallut donc trouver un emploi manuel

Qui les fit subsister. Dans cet état cruel

L'aiguille leur fournit un secours bien précaire.

La mère était âgée et valétudinaire :

Son pénible travail trop souvent n'arrivait

Qu'à tirer de ses doigts un ouvrage imparfait.

La fille tout le jour faisait des broderies

Et confectionnait de fines lingeries ;

Même, le plus souvent, cette occupation

Absorbait de ses nuits une ample portion.

Bien des fois, quand au loin la cloche de l'église

Lançait les douze coups de minuit, quand la bise

De l'aquilon soufflait à travers le quartier,

Et qu'il ne restait plus de feu dans le foyer,

Par sa besogne encore elle était retenue.

Alors, d'un long sommeil sa mère revenue,

Tendrement l'exhortait à prendre du repos ;

Mais elle, à ce conseil répondait par ces mots :

" Dors : la fatigue encor ne m'a point éprouvée. »

Et pourtant, elle était fortement énervée

Par l'excès du travail et par le manque d'air.

Son visage altéré n'avait plus son teint clair,

Et, quoique sa beauté fût encor remarquable,

Ses traits étaient empreints d'une langueur notable.

Enfin, tout sur ce front, d'un nuage obscurci,

De la gêne indiquait la lutte sans merci.

C'est que rien ne pouvait conjurer le ravage

Du malheur qui, malgré ces efforts de courage,

Sur ce triste réduit semblait s'amonceler,

Les profits n'étaient pas suffisants pour combler

De cet intérieur les modestes dépenses.


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Chaque jour aggravait les dures conséquences

De cette extrémité. Bientôt le dénûment

De dettes produisait un flot toujours montant.

Avant tout, le loyer demeurait en arrière.

De l'habitation était propriétaire

Une dame très riche et veuve aussi, n'ayant

D'une courte union recueilli qu'un enfant.

C'était une riante et fraîche créature,

A l'air plein de malice et de désinvolture :

Elle venait d'avoir quinze ans ; elle obtenait

De sa mère à peu près tout ce qu'elle voulait.

Pour lors, il arriva qu'en la pauvre demeure

Toutes les deux, un jour, entrèrent de bonne heure.

La dame avait en soi fermement résolu

D'exiger de sa dette un paiement absolu.

Dès le premier coup-d'oeil elle fut étonnée

De trouver une chambre aussi bien ordonnée :

Au lieu d'y rencontrer cette confusion

Des logis sur lesquels pèse l'affliction;

Du repas matinal il ne restait plus trace,

Et déjà chaque chose était mise à sa place.

Les deux femmes tiraient l'aiguille avec ardeur.

Pendant qu'on s'expliquait, non sans un peu d'aigreur,

Sur le sujet brûlant d'une telle visite,

Et la difficulté de s'acquitter de suite,

La jeune enfant sentait un très vif embarras

De se trouver présente à ces tristes débats,

Et, fronçant le sourcil, se tournait sur sa chaise :

Elle aperçut au mur une aquarelle anglaise,

De famille longtemps espèce de bijou,

Qui pour titre portait ces mots : God bless y ou.

Elle représentait une jeune bergère

Qui gardait des moutons, et devant un calvaire

Priait dévotement, pendant que son troupeau

A l'ombre était couché sur le bord d'un ruisseau.


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Surprise du sujet, surtout de la légende,

Dans ce cadre elle crut lire une réprimande

Pour la sévérité de sa mère, et soudain

Elle prit la parole avec un ton calin :

« Je voudrais bien avoir de ces objets, dit-elle,

» Que si parfaitement brode Mademoiselle :

» Je ne possède encor qu'un modeste trousseau ;

" De la mode il est temps de me mettre au niveau.

» J'ose donc affirmer que, sans tarder, ma mère

» A sa fille fera le présent qu'elle espère. »

Celle-ci, comprenant où voulait en venir

Son gracieux lutin, s'empressa d'adoucir

Sou.s ce prétexte heureux l'exigence excessive

Dont elle avait usé dans une ardeur trop vive.

Elle reprit ainsi : « Puisqu'immédiatement

» Il me faut condescendre au désir d'un enfant

» Peut-être trop gâté, je demande à ces dames

" De confectionner ce que tu me réclames,

» Les priant d'apporter leurs soins afin que tout

" A la solidité joigne le meilleur goût.

" La somme assurément, qui par moi sera due,

» Dépassera beaucoup celle qui, débattue

» Tout à l'heure entre nous, pour ma rigidité

» Aurait pu vous donner quelque animosité.

» Nous allons à présent être vos débitrices :

" C'est ainsi que du sort s'exercent les caprices. »

On doit penser combien ces accents généreux

Firent battre les coeurs et mouillèrent les yeux.

Ces pleurs étaient versés par la reconnaissance ;

D'un noble mouvement c'était la récompense.

Et, quand on se quitta, la satisfaction

Sur chacun répandait sa douce émotion :

C'est que les uns trouvaient le destin moins contraire

Et les autres goûtaient le plaisir de bien faire.


LES

ÉLECTIONS MUNICIPALES A POMPÉI

EN L'AN 79 APRÈS JÉSUS-CHRIST

par

M. de Mallortie

Président

MESSIEURS,

« On a beaucoup parlé de Pompéi, mais il reste beaucoup à en dire. » C'est ainsi que M. Boissier commence une de ses charmantes promenades archéologiques. Les fouilles, en effet, continuent et n'ont pas cessé d'être fécondes; elles sont dirigées, depuis 1860, par un des archéologues les plus distingués de l'Italie, M. Florelli. C'est une bonne fortune rare, et qui a produit les plus heureux résultats.

Lorsque le 30 mars 1748, l'ingénieur Don Rocco Alcubierre fut autorisé par le roi Charles III (Dou Carlos d'Espagne) à remuer la cendre qui depuis seize siècles et demi recouvrait Pompei, les explorateurs n'avaient qu'un dessein : trouver des objets d'art pour enrichir plus vite le Musée que le Roi venait de fonder à Portici et dont Herculanum faisait seule les frais.


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Dès lors, il est aisé de s'expliquer la manière dont les travaux furent conduits. On se souciait peu de pénétrer les secrets de l'antiquité; on n'avait ni plan, ni méthode; on fouillait au hasard et en divers endroits à la fois, selon l'espérance qu'on avait de quelque bonne fortune; si l'on ne trouvait rien après quelques recherches, on abandonnait la fouille commencée et l'on se transportait ailleurs. Pour se débarrasser des décombres, on les rejetait sans façon au plus près, voire même sur les maisons déjà découvertes qu'on rendait ainsi à l'obscurité d'où l'on venait à peine de les retirer. Quant à celles qu'on laissait au jour, on ne prenait aucune précaution pour les conserver. Les fresques qu'on n'avait pas jugées dignes d'être transportées au Musée de Portici, et plus tard à celui de Naples, restaient exposées au vent et au soleil qui en effaçaient vite les couleurs. Les mosaïques achevaient de se détruire sous les pieds des voyageurs et des ouvriers ; les murs se lézardaient et finissaient par s'écrouler. Bref, pendant toute la fin du XVIIIe siècle, les fouilles furent conduites avec si peu de respect pour les monuments, qu'elles ressemblaient à un pillage. Quelques hommes de sens et de science, comme l'abbé Barthélémy (en 1755), faisaient bien entendre des plaintes; mais comme ces fouilles, après tout, rapportaient des chefs-d'oeuvre, et que, grâce à elles, le Musée de Naples était devenu l'un des plus riches du monde, on laissait dire les mécontents. En réalité, ce système barbare, malgré quelques ménagements que le temps fit introduire, a duré jusqu'à nos jours.

Avec M. Fiorelli, tout a changé. Il a dit, il a répété « que le principal intérêt des fouilles de Pompéi était » Pompéi même ; — que la découverte des oeuvres d'art


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» ne devait passer qu'après, — qu'on cherchait, avant » tout, à ressusciter une ville romaine qui nous rendit la » vie d'autrefois, — qu'il la fallait entière et dans ses » moindres masures pour que l'enseignement fût com» plet, — qu'on voulait connaître, non-seulement les » maisons des riches ornées de leurs fresques élégantes, » revêtues de leurs marbres précieux, mais aussi les » demeures des pauvres avec leurs ustensiles vulgaires » et leurs grossières caricatures. »

Dans ce dessein, tout devenait important et il n'était plus permis de rien négliger. Aujourd'hui, grâce à un travail opiniâtre de plusieurs années, la partie découverte de Pompéi l'est entièrement : on l'a toute sous les yeux, avec ses moindres ruelles, ses maisons les plus médiocres, ses boutiques les plus humbles, et l'on peut prendre, en la parcourant, une idée plus vraie et plus complète de la vie antique.

Or, le touriste ou le savant qui se promène dans les rues généralement droites et peu larges de cette ancienne ville, remarque sur les murs et les piliers, entre les portes et les fenêtres des maisons, des inscriptions latines, tracées au pinceau, à hauteur d'homme Les lettres sont fines et effilées ; leur longueur varie de 5 à 30 centimètres. Elles sont peintes d'ordinaire au minium, sur la couche de chaux ou sur le stuc blanc dont les pierres de tuf des maisons sont recouvertes : parfois, pour donner du relief à l'inscription, le stuc revêt la forme d'une tablette carrée. Dans les rues principales, peu de murs, peu de piliers en étaient dépourvus ; mais, dans les premiers temps des fouilles, les morceaux de stuc contenant des inscriptions furent découpés et transportés au Musée de Naples ; actuellement,


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on les laisse en place. Ces inscriptions sont toutes, ou presque toutes, des réclames électorales.

Dans le magnifique Recueil des inscriptions latines (Corpus inscriptionum latinarum) publié par les soins de l'Académie de Berlin, un volume est consacré aux inscriptions de Pompéi, peintes ou tracées au stylet (couteau ou clou), ce qu'on appelle communément les graffiti. Ce volume a paru en 1871 et ne contient donc que les inscriptions de la partie de la ville qui était déblayée à cette époque, un bon tiers environ. On y lit mille quatre cent cinquante inscriptions peintes, et, sur ce nombre, il n'y en a pas cent qui ne soient des réclames électorales. Celles-ci ne se rapportaient pas toutes, il est vrai, à la dernière lutte, celle de 79. Il y en a même une centaine qui se distinguent des autres par des lettres plus grasses, par des ligatures plus compliquées; et, à en juger d'après le caractère archaïque de la latinité et les noms des candidats recommandés, on les fait remonter à l'époque d'Auguste et au-delà. Mais aussi, elles se trouvent, pour la plupart, sur les pierres de tuf ellesmêmes, et elles ne sont devenues visibles que par suite de la chute des couches de stuc qui les recouvrait. Elles datent, par conséquent, du temps qui a précédé immédiatement l'introduction du revêtement des murs par le stuc; et si, d'une part, elles fournissent le moyen de déterminer approximativement cette époque, d'autre part, elles sont la preuve manifeste que les recommandations électorales étaient, à Pompéi, une ancienne coutume. C'était la mode de publicité de ce temps là.

Sans doute il existait en ce siècle un journal officiel de Rome. M. Victor Leclercq a fait un livre très savant et très curieux, intitulé : Des journaux chez les Romains ;


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dans les thermes on lisait les gazettes de Rome (actes diurnes ou journaux); mais dans les petites villes de l'Italie, il n'y avait pas de publications périodiques pour notifier et recommander les candidatures locales ; il n'y avait pas d'imprimerie qui permît, comme de nos jours, de distribuer par milliers des manifestes aux électeurs, ou d'orner les murs de placards multicolores. Par compensation, les réclames électorales des habitants de Pompéi n'étaient pas exposées à être souillées et lacérées par des mains malveillantes, ni à être recouvertes aussitôt d'autres affiches, ni même à subir, comme le papier, l'action de toutes les intempéries de l'air. L'électeur veillait sur l'inscription qu'il avait fait peindre à côté de sa porte, et, alors même que l'élection était terminée, il tenait à honneur de conserver à tous les regards, le souvenir du patronage qu'il avait accordé, aussi longtemps que de nouvelles recommandations ne réclamaient point une partie du mur ou du pilier dont il disposait. Alors, recouvrant la pierre blanche d'une nouvelle couche de chaux, ou le stuc d'une nouvelle couche de stuc, il trouvait une nouvelle place pour l'inscription, et c'est ainsi qu'en différents endroits, à travers les couches de blanchissage ou sur les couches superposées de stuc, on a lu les recommandations successives de diverses années. Les voisins, spécialement, aimaient à conserver inlact l'appui qu'ils avaient donné à des candidats de leurs quartiers, et, en bien des endroits, ces inscriptions sont un moyen presque certain pour découvrir les demeures des grandes familles de Pompéi.

Voilà ce qui explique le nombre considérable d'excitations électorales qui recouvrent les murs des maisons. En décomptant les anciennes dont nous avons parlé,


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elles sont encore, pour la partie actuellement déblayée,— et qui n'est que la petite moitié de la ville, — de mille trois cents à mille quatre cents, réparties entre cent seize candidats. Celles-ci sont toutes ou presque toutes postérieures à ce terrible tremblement de terre de l'an 63 après J.-C, qui détruisit une grande partie de la ville de Pompéi.

On voit quel fouillis de candidatures bariolait les murs de la ville Le bourgeois qui circulait sur les trottoirs des rues étroites de Pompéi, ne pouvait promener les yeux sans rencontrer les noms des personnages qui depuis dix ans, depuis quinze ans même, avaient brigué les fonctions publiques, et qui, après avoir réussi, n'avaient pas seulement géré, pendant une année, la magistrature à laquelle ils avaient été élus, mais en outre étaient devenus décurions ou conseillers communaux à vie; car le conseil communal, qui se composait de cent membres, se complétait, avant tout, par les magistrats municipaux sortant de fonctions (1). Parmi les décurions de Pompéi, il y en avait peu dont le nom n'eût été lu et relu, pendant des années, sur les affiches électorales. Inutile d'ajouter que tous les habitants devaient connaître leurs noms par coeur. Pense-t-on que cette publicité de tous les jours et qui se continuait pendant plusieurs années, ne fût point de nature à donner du relief, et j'oserais dire de la popularité, aux grandes familles municipales ?

Mais parmi cette centaine de candidats dont les noms se disputaient les murs, comment l'électeur reconnaissaitil les derniers venus, ceux qui lui étaient recommandés pour les prochaines élections ?

(1) Willems. — Droit public romain.


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L'éclat de la fraîche peinture faisait sans aucun doute ressortir les candidatures du moment, au milieu des anciennes inscriptions dont la couleur s'était ternie sous l'action de l'air et de la lumière. Pour ceux qui les lisent après un intervalle de dix-huit siècles, il n'est pas aussi aisé de reconnaître, dans le nombre de candidats, les noms de ceux qui se sont disputé l'honneur d'administrer la ville pendant la terrible année qui devait l'engloutir.

Pompéi, comme les colonies et les municipes de l'Empire, jouissait de l'autonomie communale ; mais, tandis que la plupart des communes étaient administrées par trois collèges de magistratures (1) dont chacun se composait de deux titulaires, à Pompéi, il n'y en avait que deux : les deux duumvirs, juri dicundo, que l'on pourrait appeler les bourgmestres ou les maires de la commune, exerçant de plus la juridiction qui n'était pas réservée au pouvoir central, — et les deux édiles que nous pourrions qualifier, à Pompéi, d'échevins de la voirie et des travaux publics. La garde du trésor communal, qui ailleurs était confiée à deux questeurs, semble, à Pompéi, avoir appartenu aux duumvirs. Les fonctions municipales étaient annuelles et électives. L'électorat appartenait à tous les bourgeois majeurs. Cependant, bien que les élections se fissent au suffrage universel, elles ne se décidaient point par la majorité des votants.

L'unité électorale n'était pas le vote individuel de chaque électeur, mais le résultat de chaque bureau électoral, appelé tribu ou curie, lesquelles tribus ou curies correspondaient probablement à des divisions territoriales de la cité. On proclamait donc élus les

(1) Willems. — Droit public romain.


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candidats qui réunissaient la majorité relative des voix dans la majorité absolue du nombre des bureaux électoraux. Tout électeur n'était pas éligible. Pour être éligible, il fallait posséder une fortune déterminée, dont le minimum semble avoir été de 100,000 sesterces (environ 20,000 fr.). De plus, les candidats aux fonctions qui participaient à la gestion financière, étaient obligés de fournir, au jour de l'élection, avant le vote, une bonne et due caution à la commune; et au lieu de recevoir des honoraires, les magistrats devaient dépenser, de leur propre fortune, à des jeux publics ou à des travaux d'utilité publique, une somme d'argent dont le minimum était fixé par la loi (1).

Les fonctions municipales étaient annuelles. Elles commençaient le 1er j uillet pour finir le 30 juin de l'année suivante. Les élections avaient lieu environ trois mois auparavant, c'est-à-dire dans le courant de mars.

Pompéi fut ensevelie sous les laves du Vésuve les 23, 24 et 25 août 79 après J.-C. Les deux duumvirs et les deux édiles de la dernière année, qui venaient d'entrer en charge le 1er juillet, avaient donc été élus au mois de mars.

Or, l'étude comparée des recommandations électorales a conduit à cette conclusion que l'édilité avait été briguée, en cette année, par six candidats et le duumvirat par quatre. Ces dix candidats ne réunissent pas moins de cinq cent quatre-vingt-dix recommandations dans les rues déblayées jusqu'à ce moment. Si l'on admet les mêmes proportions de nombre pour la partie encore ensevelie, on arrive à un chiffre minimum de quinze cents recommandations.

(1) Willems. — Droit public romain.


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Dix candidats pour quatre places, quinze cents affiches électorales dans une ville de rang inférieur dont les remparts ont une circonférence de deux kilomètres et demi, et dont la population totale, libre et servile, est évaluée aux deux chiffres extrêmes de 12,000 ou de 30,000 habitants, ne sont-ce pas là les indices d'une lutte vive, ardente, d'élections plus chaudement disputées peut-être que ne le sont nos élections communales dans nos villes de province, surtout si l'on se rappelle que les fonctions étaient annuelles, que chaque année ramenait de nouvelles compétitions?

Il est possible aujourd'hui de rechercher et de constater le caractère de cette lutte électorale en exposant, aussi complètement que le permet la nature des documents, l'histoire des élections municipales qui eurent lieu à Pompéi dans les premiers mois de l'année 79 après J.-C. Les lois qui réglaient les élections municipales prescrivaient, comme le veulent nos lois coordonnées, la présentation officielle des candidatures (professio). Elle devait se faire auprès du président des comices, qui était le plus âgé des duumvirs, dans le délai fixé (intra prsestitutum diem), quelque temps avant le jour de l'élection. Se porter officiellement candidat si l'on n'a quelque espoir de réussir, ne sourit point aux candidats de nos jours et ne souriait pas davantage sans doute aux candidats à Pompéi. Chez nous, ce sont les associations électorales, les comités qui arrêtent et présentent les candidatures ; l'échec atteint moins peut-être le candidat que le comité qui l'a présenté» A Pompéi, les comités électoraux n'existaient point ou, du moins, on n'en découvre pas trace sur les affiches. Qui donc stimulait la confiance des futurs candidats? Qui leur donnait le cou-


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rage nécessaire pour faire le pas décisif de la déclaration de leur candidature ? L'initiative est prise généralement par les voisins, par les habitants du quartier.

Le plan de Pompéi forme un ovale. Deux rues parallèles qui vont du nord au sud, coupées par deux rues parallèles qui se dirigent de l'ouest à l'est, divisent la ville en neuf sections ou quartiers : chaque section, à son tour, est fractionnée par des rues plus étroites, parfois tortueuses, en un nombre plus ou moins considérable de carrés plus ou moins réguliers dont le centre est occupé par un, deux ou trois hôtels, demeures des familles opulentes, et les côtés extérieurs donnant sur les rues, par des auberges, tavernes, ateliers, etc. Quand on vient de l'ouest, la première rue qui va du nord au sud s'appelle communément rue de Stabie ; la partie située à l'ouest de cette rue est à peu près entièrement déblayée. A l'est de la rue de Stabie, on a mis à découvert, dans les quinze dernières années, les carrés immédiatement voisins. Dans un de ces carrés demeurait Marcus Casellius Marcellus.

Il appartenait à une famille vraiment pompéienne. Cette famille ne s'était élevée que récemment au dessus de la classe populaire ou plébéienne. Toujours est-il que Casellius était assez fortuné pour briguer les fonctions publiques et qu'il était bien vu de ses voisins, des habitants du quartier; car, aux deux coins d'une des rues du carré, ils firent peindre l'affiche : Marcum Casellium Marcellum xdilem rogant vicini, les voisins demandent la candidature à l'édilité de Casellius Marcellus.

Ils ne se contentent pas de cette demande collective. La plupart des voisins la répètent sur les murs de leur maison. Aux environs du même carré, on ne lit pas


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moins de dix-huit demandes. Les noms de ceux qui occupaient les maisons et qui demandaient la candidature étaient connus du public; aussi généralement ne se nomment-ils pas. A l'angle sud-est qui avoisine, au nord, le carré précédent, demeurait un boulanger qui avait un commerce assez important. La bigarrure des affiches qui ornent le mur dont sa boutique est précédée, indique bien qu'il louait des places aux amateurs de recommandations. Des dames mêmes s'étaient cotisées pour obtenir leur part de ce mur et, du moment qu'elles s'imposaient la dépense d'une inscription, elles trouvèrent que, puisqu'il y avait deux places d'édiles, elles avaient bien le droit de désigner deux candidats. Elles ajoutèrent donc à Casellius, Lucius Albucius Celsus. Or, quand les dames se mêlent de patronner des candidats, elles s'y mettent, on le sait, de tout coeur : « Les candidatures de Casellius et d'Albucius sont demandées par Statia et Petronia. Puisse-t-il y avoir, à perpétuité, de tels citoyens dans la colonie ! »

C'est sans doute un commentaire de cet éloge que l'on trouve sur le même mur, non plus peint, mais tracé au stylet :

« M. Casellius Marcellus, un bon édile et qui donnera des jeux magnifiques. »

En dépit de l'histoire, nous n'avons pas l'honneur de connaître ces dames, Statia et Petronia; mais leurs noms, bien qu'ils ne soient pas inconnus à Pompéi, bien qu'on les retrouve dans quelques autres inscriptions, n'appartiennent pas à des familles de rang. On a quelque droit de conjecturer qu'elles étaient des cabaretières ou des hôtelières, comme du reste la plupart des dames qui se mêlaient, à Pompéi, de recommandations électorales.

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Elles avaient cependant un goût prononcé pour la politique, au moins l'une d'elles, Statia. Déjà deux années auparavant, elle avait accordé son patronage à des candidatures édiliciennes. Le même mur en conserve le souvenir.

Albucius Celsus, le second candidat réclamé par Statia et Petronia, avait également la préférence du propriétaire de la boulangerie. Enfin dans plusieurs autres inscriptions du même quartier, les noms de Casellius et d'Albucius sont fréquemment réunis.

En même temps que ces candidatures, d'autres surgissent en d'autres quartiers plus au nord, dans la rue de Nole, celle de Cerrius Vatia ; plus à l'ouest, celle de Helvius Sabinus; plus au midi, celle de deux voisins : Caspius Pansa et L. Popidius secundus.

Toutes ces candidatures étaient soutenues, pronées par différentes familles : la gens Helvia, la gens Popidia, la gens Ceia, la gens Poppoea, la gens Holconia, la plus illustre de toutes, et aussi par différentes associations de toute nature (collegia ou sodilicia) qui conféraient l'honneur du patronat à des membres de familles influentes. Il était donc de leur devoir et dans leur intérêt, de faciliter aux membres de ces familles, l'accès aux fonctions publiques.

Aussi voit-on intervenir pour ces candidatures les différentes corporations :

Les lignari, c'est-à-dire, non-seulement les marchands de bois, les ébénistes, les menuisiers, mais encore les charpentiers, les charrons et, en général, les entrepreneurs et ouvriers de bâtisse ;

Les pomari, c'est-à-dire les fruitiers de la ville qui ne faisaient pas toujours cause commune avec les campagnards ;


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Les boulangers qui, toutefois, interviennent plus rarement.

Il était sans doute difficile de concilier les intérêts de tous et de faire taire les préférences que leur clientèle imposait à chacun d'eux.

Nous devons ajouter en passant que la bourgeoisie de Pompéi étant, comme les ruines l'attestent, opulente et de moeurs raffinées, l'art de la boulangerie y avait atteint une grande perfection et créé des spécialistes comme les libari ou les pâtissiers, et les clibanari qui cuisaient dans des fours dits clibanes, des pains renommés pour leur beauté. Ces boulangers spécialistes étaient assez nombreux, car il arrivait même que les clibanaires présentassent des candidatures. Toutefois ils n'en avaient point en l'an 79 (1).

Amateurs de bonne chère, les bourgeois de Pompéi préféraient les volailles et le poisson à la viande ordinaire de boucherie. Tandis que les bouchers ne sont mentionnés sur aucune inscription, les marchands de volaille, les gallinari, qui avaient, l'année précédente, des candidatures au duumvirat, patronnaient, en 79, une candidature à l'édilité, et leur choix s'était arrêté sur un des deux candidats des fruitiers. Les pécheurs, sans doute assez nombreux dans une ville des côtes et que l'on appelait à Pompéi lespisc icapi, ne patronnaient aucun candidat.

(1) En 1866, une grande boulangerie a été fouillée par M. Fiorelli qui y trouva quatre-vingts pains, toute la fournée du jour, dans le four où l'éjruption du Vésuve les avait fait oublier. Ces pains, de la forme et de la dimension de nos pains de munition, ronds, déprimés au centre, relevés au bord, et comme on en pétrit encore aujourd'hui en Sicile, sont parfaitement conservés.

On peut les étudier dans les Musées de Naples et de Pompéi.


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Les foulons (1) (fullones, nettoyeurs et dégraisseurs d'étoffes), en 79, ne présentaient pas moins de trois candidatures. Sans doute il y avait entre eux des rivalités: les teinturiers, infectores, et ceux qui reteignaient, offectores, ne s'entendaient pas avec les fabricants de blouses d'artisans et de paysans, les sagari, qui recommandaient un des candidats, Gavius Rufus.

Les marchands de parfums, les unguentari, et les barbiers ou tonsores, qui ne manquaient pas non plus de favoriser, quand il y avait lieu, des candidatures, n'avaient pu trouver, en 79, de candidat à leur convenance. Il n'en était pas de même des muletiers. Les muliones étaient nombreux à Pompéi. Les magnifiques paysages de la Campanie étaient un rendez-vous fort fréquenté pendant la bonne saison, et, dans ces temps-là, aucun ministère des chemins de fer, postes et télégraphes, n'organisait de moyen de transport. Les services des muletiers étaient d'autant plus estimés qu'on ne pouvait s'en passer. Tous les muletiers (muliones universi), c'est-à-dire le collège des muletiers réclame la candidature de Cuspius Pansa.

Il n'y a pas jusqu'aux portefaix (saccari) qui ne se mêlent de la lutte pour les présentations de candidatures. Ceux-ci demandent Cerrinius Vatia.

Pompéi n'était pas précisément une ville d'étude, mais bien plutôt une ville de plaisirs. Aussi quel bonheur si les fouilles mettaient au jour les bibliothèques de ce temps; si elles nous permettaient de lire, dans une histoire complète de Tite-Live, l'époque si troublée et si peu

(1) On sait quelle était l'importance de cette industrie dans l'antiquité. Les foulons de Pompéi formaient un collège, avaient une basilique, c'est-à-dire une bourse où ils se réunissaient.


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connue des Gracques, de la lutte entre la démocratie naissante et l'aristocratie à son déclin ; si un mémoire du temps déchirait le voile épais qui cache la période la plus brillante de l'histoire romaine, le siècle d'Auguste! Jusqu'ici cet espoir a été déçu. Tout ce qu'on a trouvé en fait d'écriture, ce sont des quittances d'un banquier, et la trouvaille est récente. Cependant il y avait à Pompéi des libraires, et dans les derniers temps on a déblayé, près de la porte de Stabie, un bâtiment qui comprenait un atelier de copistes, ainsi que l'atteste une inscription murale.

Les libraires (librarii), tout comme les autres corporations, présentaient des candidatures. Dans la rue sur laquelle l'atelier donne sortie, on lit des fragments d'une inscription où les libraires réclament la candidature d'un Sabinus, qui était peut-être Helvius Sabinus, candidat à l'édilité.

Les corporations des artisans et commerçants n'étaient pas les seules associations dans les villes de l'empire romain. Bien que toutes ces corporations eussent un caractère religieux, en ce sens qu'elles honoraient, par des sacrifices et par des festins, la Divinité sous le patronage de laquelle elles étaient placées, il y avait en outre des associations dont le but principal, sinon unique, était de célébrer et de favoriser le culte d'une Divinité spéciale, A cette époque, l'ancienne religion romaine, italique, froide et formaliste, avait subi depuis des siècles l'influence réchauffante et en même temps démoralisatrice de l'Olympe grec. Mais même ce mélange de croyances et de pratiques ne suffisait plus aux aspirations religieuses des populations. De longue date déjà, les pratiques religieuses de l'Egypte avaient envah


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l'Italie, et triomphant de tous les obstacles que lui avait opposés l'esprit national du gouvernement romain, le culte de la déesse Isis florissait au Ier siècle de notre ère dans toutes les provinces de l'empire. A Pompéi aussi, Isis avait son temple, situé près des théâtres, et ses adorateurs formaient l'association des Isiaci. Une doctrine qui promettait la paix de l'âme et la félicité éternelle en retour de pratiques mystiques et de purifications corporelles, sans contrarier aucune passion humaine, devait naturellement rencontrer de nombreux adhérents dans la ville de Pompéi, où l'intérieur des maisons, les peintures et les inscriptions nous donnent, après dix-huit siècles, le reflet d'une civilisation raffinée et de la plus révoltante immoralité.

Cependant le culte national n'était pas absolument délaissé. La patronne de Pompéi, digne d'elle, était Vénus, Venus fisica Pompeiana. Elle, aussi, avait ses temples et ses fervents adeptes, les Veneri. Les adorateurs de Vénus et les sectateurs d'Isis se lancent dans l'arène électorale pour recommander des candidatures diverses. Tandis que les adeptes du culte étranger réclament sur des affiches peintes à proximité de leur temple, les candidatures à l'édilité de Cuspius Pansa et de Helvius Sabinus, les adorateurs de la patronne de la ville semblent s'être déclarés pour Popidius secundus à l'édilité et pour Coecus secundus au duumvirat.

Mais il y a plus fort que cela. Non loin du Forum, quand on entre dans le vico de Soprastanti, à droite, se trouvent deux boutiques. Le mur extérieur est orné des portraits de Bacchus, de Mercure et de la Victoire: Sous le portrait de Bacchus, la candidature de Casellius à l'édilité est demandée par qui? Par Vénus en personne, par Vénus, la patronne de Pompéi.


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On peut comparer à ce programme un autre plus ancien dans lequel on prie Vénus d'être favorable à ceux qui voteront pour le candidat recommandé.

C'était, je crois, un peu dans les habitudes de Pompéi, de faire agir Vénus par une personne interposée. Dans le vico degli Scienziati, dans la grande salle ou l'atrium d'une maison qui n'est pas déblayée depuis longtemps, on lit, tracés au stylet, deux hexamètres dont, sauf quelques variantes, le premier est emprunté à Properce et le second à Ovide :

Candida me docuit nigras odisse puellas : (1) Odero, si potero : sed non invitus amabo. (2)

« Une blanche jeune fille m'a appris à détester les filles à la peau noire ;

» Je les détesterai, si je puis; mais si le les aime, ce ne sera pas malgré moi (3). »

Les associations de Pompéi n'avaient pas toutes un but sérieux, comme celles dont nous venons de parler. Il y avait des sociétés d'amusement. D'après le droit de l'empire, toute association a besoin d'une autorisation préalable. A Pompéi, où le goût de l'association était fort développé, on n'avait pas toujours, paraît-il, observé la stricte légalité. En 59 après J.-C, les jeux de gladiateurs avaient donné lieu à une rixe sanglante entre les habitants de la ville et les nombreux spectateurs qui étaient venus d'une ville voisine, de Nuceria. Il y eut

(1) Elég. i, I, 5. — Donec me docuit castas odisse puellas.

(2) Amor. III, II, 35.

(3) Sous ce joli graffilo :

Candida me docuit nigras odisse puellas, un plaisant a écrit : Oderis, sed iteras. « Tu les hais, mais tu y reviens, » et signé: Venus physica Pompeiana.


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des blessés et des morts, à tel point que le Sénat de Rome, pour punir Pompéi, interdit ces jeux pendant dix ans et ordonna la suppression de toutes les associations non autorisées. Cependant des sociétés d'amusement avaient continué d'exister. Il y avait, par exemple, des sociétés de jeu de balle, et, à l'occasion, on ne manquait pas de recommander un candidat aux joueurs.

Dans la rue des Augustales (à côté de la rue de Stabies), entre la dixième et la onzième entrée, se trouve la taverne d'Edone. Celle-ci est le local (nous dirions aujourd'hui le cercle) des seribibi, des tard-buveurs. Le graffito qu'on lit sur un mur de l'atrium indique suffisamment la destination du lieu. Edone (le maître de l'estaminet) dit: « Ici l'on peut boire pour un as. Celui qui donnera deux as boira du meilleur. Combien faut-il pour boire du Falerne? »

La société des Tard-Buveurs (1) demande à l'unanimité la candidature de Vatia.

Deux portes plus loin, une candidature est présentée par la société des Laronneaux, Furunculi, et au-delà de l'entrée, par celle des dormeurs ou des endormis (Dormientes universi).

Les tard-buveurs, les laronneaux et les dormeurs étaient peut-être les trois sobriquets d'une même société de bons-vivants, car ils présentaient tous un seul et même candidat, Vatia, qui était aussi celui des portefaix.

Les préférences varient de quartier à quartier, de rue à rue ; mais ce qui prédomine ce sont les recommandations des aubergistes, des cabaretiers et des boutiquiers.

(1) Je ne voudrais calomnier ni mon temps, ni mon pays ; mais je crois que, sans chercher beaucoup et sans aller bien loin, il serait facile de trouver encore des Tard-Buveurs, c'est-à-dire des gens qui s'attardent un peu trop à boire.


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Les cabaretiers surtout sont nombreux à Pompéi. Il en est un, nommé Phoebus, qui recommande les candidatures de Holconius et de Gavius au nom de tous ses chalands. Peut-être parlait-il au nom des campagnards qui, aux jours de marché, venaient se restaurer chez lui.

Mais le jour de la présentation officielle des candidatures est arrivé. Le Président des comices dresse la liste officielle des candidats et l'affiche au Forum, de manière que tous les électeurs puissent de plain-pied en prendre facilement connaissance.

Les quelques jours qui restent avant l'élection sont mis à profit par les partisans des diverses candidatures pour obtenir de nouvelles adhésions.

Dès ce moment, les recommandations ne portent plus: un tel rogat, demande, ou cupit, désire; car la candidature est posée. L'électeur déclare qu'il votera pour telle ou telle candidature : facit; on trouve les inscriptions suivantes :

Helvium Sabinum

Aéd. Primus cum suis facit.

Ou bien :

Cupiens fecit cum sodales (1) ; « Il est heureux de voter avec ses compagnons. »

(1) L'orthographe de ces graffiti est souvent peu correcte. Beaucoup paraissent avoir été tracés par des Osques qui n'avaient guère fréquenté l'école. Du reste, un brave magister, Valentinns, plus soucieux de se faire quelque protecteur que préoccupé des légitimes exigences de la syntaxe, avait écrit hardiment sur sa porte : Valentinus cum discernes suos. Cette enseigne malheureuse ne serait-elle pas l'espièglerie de quelque écolier malicieux ? Les enfants à qui on laissait prendre un morceau de charbon ou de craie esquissaient aussi un gladiateur, comme aujourd'hui ils dessinent un soldat, et il est curieux de remarquer que la façon dont ces jeunes mains procèdent n'a pas changé. « On ne se doute pas combien ces gamineries qui garnissent


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Ou bien encore ce pressant appel peint à la. porte des citoyens influents :

Fac - facias - fave - officium commoda,

« Votez - favorisez - prêtez votre concours »

Et l'on ne se gêne point d'invoquer leur intérêt bien entendu :

Popidium secundum, Rupine, fave et ille te faciet.

« Rufinus, favorise la candidature de Popidius Secundus et il le fera nommer. »

Et encore, un peu plus loin, cette insinuation tout aussi effrontée :

Sabinum aed., Procule, fac, et ille te faciet.

« 0 Proculus, nomme Sabinus édile et il te nommera. »

C'est franc et net, il me semble.

Fréquemment, la peinture du nom seul à l'accusatif est toute la recommandation. Le plus souvent le nom est suivi de la formule : Oro vos faciatis, « je vous prie de nommer; — très souvent encore on y ajoute: virum bonum, « c'est un honnête homme; » — dignum rei publicse, « il est digne des fonctions publiques ; " — oerarium conservabit, « il ne dilapidera pas le Trésor public, il apportera de bon pain. »

Helvius, Cuspius et Popidius sont recommandés comme d'excellents jeunes gens, juvenes probos, juvenes egregios. Ils avaient au moins vingt-cinq ans, âge requis pour la brigue des magistratures; mais, dans l'ancienne Rome,

les murailles, quand la police les tolère, pourraient apprendre de choses à la postérité, si elles arrivaient aussi loin. » BOISSIER.— Sans aucun doute ce sont ces graffiti, peu faits pour venir jusqu'à nous, qui nous font entrer le plus avant dans l'intimité des Pompéiens.


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on était, vous le savez, jeune homme, juvenis, jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans.

Helvius est un jeune homme qui mérite tout le bien possible, omni bono meritum juvenem, innocentem juvenem, qui n'a jamais fait de mal à personne...

On trouve encore : egregium adulescentem, « jeune homme distingué ; » — « plein de modestie, » verecundum adulescentem ; — probissimum juvenem, « d'une probité hors ligne; » juvenem dignissimum, « personne n'est plus digne des honneurs. »

Quelle politesse ! Quelle urbanité !

Rien que des éloges, pas un mot, pas une allusion méchante à l'adresse des concurrents. Nos moeurs électorales sont un peu différentes et n'offrent pas toujours autant de retenue et de réserve.

Mais, demandera-t-on, qui supportait les frais de peinture de ces affiches? Est-ce le candidat lui-même ou le parti du candidat? Il est difficile de répondre. Une affiche porte ceci: « Les annonces sont peintes par un tel Infantio avec le concours des peintres Fruclus et Sabinus : hic et ubique. Ici et partout ailleurs.» Ces annonces sont peintes avec soin. La réclame en faveur de la candidature me paraît avoir été en même temps une réclame pour le peintre. Il arrivait même que le peintre ajoutait à son nom celui du blanchisseur ou du stucateur qui lui avait préparé la place de l'affiche, voire même du manoeuvre qui avait assisté le maître stucateur. De toutes ces circonstances, on pourrait conclure que le candidat ou ses partisans faisaient à l'avance un contrat avec un peintre pour l'entreprise de toutes les recommandations de sa candidature. Du reste, que les candidats soient intervenus pour payer les dépenses, il semble qu'il n'y ait là rien de


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répréhensible. L'argent du candidat ne jouait-il point parfois un rôle plus important et moins légal ? On sait, par l'histoire du dernier siècle de la République, jusqu'où allaient les excès de la corruption dans les élections de Rome et quelle fut la série des lois qui tâchèrent d'y opposer une digue impuissante. Les élections municipales souffraient du même mal. Les lois municipales défendent à tout candidat, pendant tes deux années qui précèdent sa candidature, de distribuer des cadeaux ou des dons, de quelque nature qu'ils soient, de donner des festins en vue de son élection et de réunir à sa table plus de neuf personnes, le nombre normal du triclinium romain ou du repas privé. Le candidat ou tout autre qui, pour favoriser une candidature, aurait enfreint ces prescriptions s'exposait à une action populaire et pouvait être condamné à une amende de 5,000 sesterces (plus de 1,000 francs) au profit de la caisse municipale.

Enfin, Messieurs, il reste une question assez importante, et je vous prie de me continuer pendant quelques minutes encore votre bienveillante attention.

Quels étaient les intérêts qui divisaient les candidats à Pompéi? Sur quelles questions portait la lutte communale? Et d'abord, était-ce quelque grande question de nationalité ou de politique générale?

Un siècle auparavant, ces luttes communales avaient dû s'inspirer souvent d'un esprit d'antagonisme national. Pompéi, ancienne ville osque, s'était, lors de la guerre sociale, déclarée pour les alliés ; mais, prise par Sulla, elle avait reçu les vétérans de plusieurs cohortes, et la cité osque avait été transformée en colonie romaine : Colonia Veneria Cornelia Pompeianorum. Les anciens habitants avaient dû céder une partie de leurs maisons


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aux colons romains. La langue nationale, osque, avait dans l'usage officiel fait place à la langue latine. De profondes rancunes séparaient la population osque et les envahisseurs romains. Cicéron, qui possédait une villa près de Pompéi, nous en a conservé le souvenir; et, soit dit en passant, à cette époque les élections y étaient vivement disputées, «car, disait Cicéron (1), dans un moment de mauvaise humeur, sous la dictature de César, il est plus facile de devenir sénateur à Rome que décurion à Pompéi.

Mais près de deux siècles avaient usé, effacé jusqu'au souvenir des anciennes discordes. Plus de traces d'opposition nationale ; la langue latine régnait à Pompéi en maîtresse. Peut-être d'anciennes familles conservaientelles en secret une certaine affection pour le culte et les usages nationaux des ancêtres ; on trouve en effet certains grands hôtels où l'on aimait à crayonner sur les murs les lettres de l'alphabet osque et dans l'un desquels la déesse Flora était encore invoquée sous le nom de Fluusa ; mais c'étaient des exceptions. Peut-être est-il permis de voir un dernier vestige de l'esprit osque dans cette inscription où le patron d'une candidature avait fait peindre les lettres de son nom à la manière osque, c'est-à-dire de droite à gauche.

Ce n'était pas non plus la théorie du système gouvernemental qui divisait les habitants de Pompéi. A Rome, il pouvait y avoir à cette époque, et il y avait certainement des républicains ; mais il n'y en avait guère hors de Rome. Les provinces, et même les municipes de l'Italie, avaient accepté l'empire, qui avait inauguré pour

(1) Cic. — Pro Sullà, 21.


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eux une ère de sécurité et de liberté relatives, et personne ne désirait le retour des tempêtes dans lesquelles la république avait sombré. Pompéi spécialement était impérialiste.

Mais peut-être enfin y avait-il d'autres questions d'intérêt supérieur, d'intérêt religieux, autour desquelles s'agitaient les luttes communales? Or, Messieurs, entre les sectateurs de Vénus et ceux d'isis, ni les pratiques, ni les doctrines n'étaient assez opposées pour que la lutte pût prendre un caractère religieux. S'ils patronnent des candidatures diverses, c'est que la sympathie et l'intérêt de la corporation leur dictaient des choix opposés. Quant à la religion nouvelle qui devait changer la face du monde, elle préparait encore en secret la voie à son futur triomphe. Il n'est pas même certain qu'elle eût déjà des prosélytes à Pompéi. La lutte était donc circonscrite au terrain des intérêts matériels de la commune. « Et il faut » le dire à l'honneur des administrateurs communaux, » la munificence des édifices publics, le pavage des rues, » les fontaines d'eau potable qui ornent le coin des rues, » les bains publics, les immondices emportées par des » cloaques souterrains communiquant avec toutes les » maisons, en un mot, les embellissements et les travaux » de salubrité publique à Pompéi pourraient servir de » modèles à bien des administrations communales de » notre temps. » Je me hâte d'ajouter, Messieurs, que c'est M. Nissen qui parle ainsi dans son livre sur Pompéi.., et que M. Nissen est un Prussien de Berlin.

Mais, ce qui décidait avant tout les élections, c'était la popularité personnelle du candidat dans son quartier, c'étaient ses libéralités, les services rendus aux nombreuses et puissantes corporations; c'étaient les alliances


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de familles qui lui procuraient les voix des électeurs du voisinage...

Enfin, Messieurs, quels ont été les résultats des élections qui eurent lieu à Pompéi en 79 ? On pourrait chercher à le deviner, mais ce serait imprudent et surtout superflu. A quoi bon, en effet, se perdre en conjectures hasardées, alors que les fouilles, qui sont loin d'être terminées, découvriront peut-être un jour, d'une manière certaine, les noms des duumvirs et des édiles sous l'administration desquels eut lieu la terrible catastrophe? Catastrophe terrible, lamentable, en effet, mais qui nous permet, après dix-huit siècles, de scruter de nos yeux, de tâter de nos mains, la vie vraie, intime, publique et privée des anciens. Muettes au premier regard, toutes ces pierres, consultées, parlent bientôt, se confessent à la science, à l'imagination qui les comprend à demi-mot ; elles disent peu à peu tout ce qu'elles savent et tout ce qui se passait de mystérieux et d'étrange, sur ces mêmes pavés, sous ce même ciel, dans un temps miraculeux, le plus beau peutêtre de l'histoire, le VIIIe siècle de Rome et le Ier de J.-C.


LA VANITÉ

PAR

M. Aug. Wicquot

Membre résidant.

Quand nos illusions ont toutes fait naufrage, Toujours au fond du coeur, en dépit de l'orage, Survit un sentiment, par un rien irrité, Mais que rien ne détruit, c'est notre vanité. Si l'on veut écouter tes langues indiscrètes, Elle est surtout vivace en l'âme des poètes ; Jugez-en par un fait pris au siècle dernier, Entre mille au hasard : le grivois chansonnier, Le caustique railleur dont la verve légère Eut parfois le secret d'exaspérer Voltaire, L'émule de Panard et de Collé, Piron, Puisqu'il faut bien enfin l'appeler par son nom, Après le beau succès de la Métromanie, Avait été soudain frappé de maladie. La Muse et ses amis pleuraient déjà sa mort. Il en revint... pourtant il maudissait le sort, Car tout un long hiver, loin du café Procope, L'avait rendu morose et presque misanthrope. Enfin, le mois de Mai, cher aux convalescents Venait de s'éveiller au souffle du printemps. Tout renaissait ; partout la féconde nature Prodiguait ses trésors de fleurs et de verdure. « Ma canne à pomme d'or, mon bel habit marron, » Mon rabat de dentelle, en route 1 dit Piron,


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» Je veux ce matin même, ivre de poésie,

» Savourer au grand air mon retour à la vie. »

Un fiacre de louage aussitôt le conduit

Dans ce bois de Boulogne, où son esprit séduit

Vint si souvent trouver l'ombre et la rêverie.

Méditant quelque plan nouveau de comédie,

Il arrive, accablé du soleil printannier,

A la mare d'Auteuil, sous un vieux marronnier,

Qui déjà se couvrait d'un précoce feuillage.

Il restait là, rêveur devant le paysage,

Qu'il pouvait contempler sur son banc de gazon ;

Il se complaisait même à sonder l'horizon ;

Tout à coup, sur la route, un bruit se fait entendre :

Un char léger parait ; Piron en voit descendre,

Calme, silencieux, un jeune paysan,

Vêtu modestement d'un grossier bouracan,

Qui, devant lui s'arrête... et gravement salue.

« Tudieu ! se dit Piron, d'une voix tout émue,

" Le rustaud, par hasard, m'aurait-il reconnu ?

» Son hommage est muet, mais il est bien venu.

" Dans ce lieu si désert, vraiment, je n'ose y croire, » Avec moi porterais-je un rayon de ma gloire ?

» Personne plus que moi n'a jamais souhaité » Ne pas trop émerger de son obscurité ; » Et voilà qu'ici même... » il allait, le poète, Exhaler ses regrets, quand, en habits de fête, Se dirige vers lui, sur un âne trônant, Une fraîche fillette, au sourire avenant, Portant un gros bouquet d'aubépine fleurie, Qu'elle pose à ses pieds... puis gagne la prairie. « Comment, sans me parler, disparaître aussitôt ? » Dit tristement Piron, regardant le dépôt " De fleurs jonchant le sol. Quelle façon courtoise " D'exprimer son respect, pour une villageoise !

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» Pourquoi s'enfuir ainsi ? Tant de discrétion

» Avive et mon plaisir et ma confusion !

» Je suis bien éveillé ; ce n'est donc point un rêve.

» J'étais venu chercher le repos, une trêve

» A. mon rude labeur, aux ennuis de Paris,

» A ces cruels dédains de rivaux ennemis,

» Qui condamnent l'auteur de la Métromanie

» A se morfondre au seuil de leur Académie.

» Mais je suis bien vengé ; quelle rude leçon

» A tous ces beaux esprits, poètes de salon,

» Vient d'infliger ici l'aimable paysanne

» Dont je crois voir encor le grand air de sultane ;

" Son bouquet me ravit plus qu'une ovation !... »

Il donnait libre cours à son émotion,

Quand au loin retentit, du bout de la clairière,

De tout un escadron la fanfare guerrière ;

Il suivait au galop son brillant colonel,

Le marquis de Vaudreuil, brave, spirituel,

Déjà couvert d'exploits, rayonnant de jeunesse ;

Fier de ses compagnons, la fleur de la noblesse,

Qui savaient s'élancer des fêtes de la Cour

Sur les champs de bataille, et goûter tour à tour

Du combat les ardeurs et de l'amour les charmes.

Devant le marronnier, « Halte ! Portez les armes ! »

Cria le colonel ; — à son commandement

Les fougueux cavaliers s'arrêtent un moment,

Et puis ayant dans l'air agité leur épée,

Disparaissent bientôt sur la route escarpée.

Revenant de Saint-Cloud, ce jeune état-major,

Enseigne déployée et tout chamarré d'or,

Accourait relever la garde à la Muette,

Où se trouvait la Cour, en pompeuse étiquette.

Piron se redressa, confondu de stupeur ;

« C'est trop ! murmurait-il, c'est beaucoup trop d'honneur


— 67 -

» Que chacun en ces lieux s'empresse de me rendre !

» Qui m'a donc pu trahir ? C'est à n'y rien comprendre ;

» Quoi ! l'escadron volant de la maison du Roi

" Avec tous ces égards défiler devant moi ?

» Hommage qui n'est dû qu'aux maréchaux de France !

» Grâce aux Dieux ! mon bonheur passe mon espérance,

» Et je vais regagner mon modeste logis

» Avec une moisson de souvenirs bénis,

» Plus enivrants, plus doux que le parfum des roses «

Piron avait pu voir vraiment toutes ces choses: Villageois et fillette, escadron tout entier. Ce qu'il ne voyait pas au haut du marronnier, C'était, dans un abri creusé sous la ramée, Notre-Dame d'Auteuil, image bien aimée, Que de Rome jadis Monseigneur de Tencin Reçut pieusement comme un riche butin. Le vaniteux, assis au pied de cette image, S'était approprié salut, fleurs et hommage.


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LAURÉAT DES CONCOURS

CONCOURS D'HISTOIRE

Médaille d'argent:

M. Alcius LEDIED

Conservateur du Musée et de la Bibliothèque d'Abbeville,

Membre correspondant du Ministère de l'Instruction publique

pour les Travaux historiques.

SUJETS MIS AU CONCOURS POUR 1888.

—x

HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE. Histoire d'une Ville, d'une Localité importante ou d'une Abbaye du département du Pas-de-Calais.

Monographie d'une des Eglises paroissiales ou d'une des Maisons conventuelles ou hospitalières de la Ville ou de la Cité d'Arras.

Cartes de l'Artois entre le XIe siècle et le XVIIe, avec les divisions politiques, religieuses, administratives et judiciaires

LITTÉRATURE.

Une pièce de deux cents vers, au moins, sur un sujet laissé au choix des concurrents.

Une composition en prose, se rattachant, autant que possible, à un sujet d'intérêt local.

BEAUX-ARTS. Histoire de l'art ou de l'une de ses parties dans l'Artois. Biographies d'artistes artésiens.


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SCIENCES.

Une question de science pure ou appliquée. Statistique industrielle du Pas-de-Calais, avec carte à l'appui.

Il est entendu que chacun de ces sujets emporte séparément un prix, dans le cas où les travaux présentés seraient jugés dignes de cette distinction.

Des médailles, dont l'importance sera proportionnée au mérite des travaux, seront décernées aux lauréats.

En dehors du concours,l'Académie recevra tous les ouvrages inédits (Lettres, Sciences et Arts) qui lui seront adressés.

Toutefois, elle verra avec plaisir les concurrents s'occuper surtout de questions qui intéressent le département du Pasde-Calais.

Elle accordera des médailles, dont la valeur pourra varier, à ceux de ces ouvrages qui lui paraîtront dignes d'une récompense.

CONDITIONS GÉNÉRALES.

Les ouvrages envoyés à ces Concours devront être adressés (francs de port) au Secrétaire-général de l'Académie, et devront lui être parvenus avant le 1er juin 1888. Ils porteront, en tête, une épigraphe ou devise qui sera reproduite sur un billet cacheté, contenant le nom et l'adresse de l'auteur. Ces billets ne seront ouverts que s'ils appartiennent à des ouvrages méritant un prix, une mention honorable ou un encouragement ; les autres seront brûlés.

Les concurrents ne doivent se faire connaître ni directement, ni indirectement.


— 70 —

Les ouvrages imprimés ou déjà présentés à d'autres Sociétés ne seront pas admis.

Les membres de l'Académie, résidants et honoraires, ne peuvent pas concourir.

L'Académie ne rendra aucun des ouvrages qui lui auront été adressés.

N.-B. — Les pièces envoyées pour le concours de poésie devront désormais être accompagnées d'une déclaration attestant que ces pièces n'ont pas été envoyées à d'autres concours qu'à celui de l'Académie d'Arras.

Fait et arrêté, en séance, le 29 juillet 1887.

Le Secrétaire-adjoint,

PAUL LECESNE.

Le Président,

DE MALLORTIE.


II

LECTURES

faites dans les Séances hebdomadaires.



L'ATELIER

DE

M. A. DEMORY

Son Enseignement. — Ses principaux Elèves

PAR

C. LE GENTIL

Membre résidant.

« Nous ne parlerons pas des dessins de M. Demory,

» son mérite en ce genre est reconnu depuis

» longtemps. Les sujets qu'il a exposés cette

" année ne peuvent qu'ajouter à sa réputation. »

c. DUTILLEUX. (Septembre 1833).

Nos souvenirs de Dutilleux n'ont nullement oblitérés ceux que nous gardons de M. A. DEMORY et de son Atelier, dans lequel nous avons travaillé au cours des années 1834 et 1835(1).

M. Demory professa ici de 1825 à 1872, à l'Ecole académique et communale de dessin, au Collège, aux dames Ursulines, chez Mesdemoiselles André, chez les demoiselles Demonchy, chez Mademoiselle Brunet, chez les demoiselles Charruey, chez les dames de la Compassion et longtemps chez les dames Bénédictines. Il a eu pour élèves tous les jeunes gens, toutes les jeunes

(1) Voir notre Notice sur M. Demory, Mémoires de l'Académie d'Arras,


— 74 —

personnes de la ville, des environs, et a été le Maître le plus connu, pour ne pas dire le plus populaire, de ceux qui ont enseigné dans nos murs.

Qui ne se rappelle sa figure énergique, au nez aquilin, à l'oeil profondément enfoncé dans un orbite ombragé d'épais sourcils.

Qui ne le revoit encore, haut de taille, bien découplé, les épaules carrées, marchant droit, la tête un peu rejetée en arrière à la façon militaire (1).

A qui ne souvient-il pas que sous ces apparences sévères, parfois brusques même, se cachaient une bienveillance sans limites, un dévouement à toute épreuve et une inépuisable générosité !

Disciple d'Hersent, M. Demory était un classique convaincu, ayant pour hommes, dans la peinture d'histoire, David, Regnault, Gérard, Gros, Guérin, Girodet, Ingres, Flandrin, Delaroche; dans le paysage, Berlin, Demarne, Wattelet, Michallon, Manlhat, et admirant infiniment les portraits, merveilleux au surplus, de Mme igée-Lebrun.

C'est assez dire que la correction et l'exécution étaient ses deux qualités maîtresses ; et qu'en tant que dessinateur surtout, il avait une étonnante habileté de main.

On peut en juger en voyant, chez Mme Demory, une Danaë éclairée en reflet, dont l'exécution était particulièrement difficultueuse, le passage du blanc au noir s'opérant presque sans transition; et chez notre collègue, M. Laroche, Enée et Didon d'après Guérin.

(1) Elève du fameux capitaine Vallée, première lame peut-être de l'armée française d'alors, après l'incomparable Jean Louis, M. Demory avait conservé dans sa marche un certain balancement d'épaules sentant la salle d'armes.


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Impossible assurément de pousser plus loin le charme du crayon, et les gravures anglaises les plus renommées ne l'emportent point en finesse sur ces oeuvres absolumen t remarquables.

Après ces tours de force, on peut citer Daphnis et Chloë d'après Hersent (1826), une Scène du Déluge d'après Girodet (1827), Myrtil et Amyntas d'après Serrur, et un ravissant portrait de Mme Demory (1828-1829).

La supériorité des dessins maintes fois médaillés de M. Demory était si notoire, les formules laudatives se trouvaient tellement épuisées à leur endroit, qu'après l'avoir sincèrement et « de toutes ses forces » félicité lors de l'exposition de 1833 sur les « progrès vraiment très sensibles» qu'accusaient ses peintures, Dutilleux se bornait à dire en terminant sa consciencieuse critique : « Nous ne parlerons pas des dessins de M. Demory ; son mérite en ce genre est reconnu depuis longtemps; les sujets qu'il a exposés ne peuvent qu'ajouter à sa réputation » (1).

Sans manier la brosse avec autant de dextérité que la pointe, M. Demory exécutait pourtant dans le goût convenu des Maîtres de l'Empire et de la Restauration, des paysages aux premiers plans meublés, détaillés, aux feuilles soigneusement différenciés, suivant les essences des arbres qu'ils faisaient parfaitement reconnaître, paysages plaisants à l'oeil et qui n'étaient pas sans valeur.

Les environs d'Arras lui fournissaient des sujets d'études toujours intelligemment choisis.

Citons les Hochettes, de sinistre mémoire, s'enlevant sur un soleil couchant, que nous sommes heureux de

(1) Courrier du Pas-de-Calais, n° du 4 décembre 1833.—Dutilleux déclarait sa critique faite " la main sur la conscience. »


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posséder ; — les Abbaye, tours et ruines de Saint-Eloy, encore à la tombée du jour, dont une bonne copie a été faite par Estoi et ; — une vue plus importante et dans un autre effet du même sujet, cédée à M. de Cardevacque; — le vieux Moulin de Saint- Vaast, à Saint-Nicolas ; — le Vivier, au long de la courtine festonnée par les tours de Louis XI ; — la Fontaine Sainte Bertille, à Maroeuil ; — la Sablière de Blairville. — Des Vosges, où il séjourna deux mois, il rapporta plusieurs souvenirs, dont l'un, sur toile, de 60 au moins, appartenant à M. Delétoille.

Après avoir été critiqué par les romantiques, ce genre de peinture est maintenant décrié par les naturalistes, réalistes, impressionistes et autres nihilistes, indépendants, dissidents, décadents, et généralement ignorants de l'époque.

La critique des romantiques se conçoit sans effort. Il faut en effet reconnaître que ces toiles également soignées, léchées et blaireautées jusque dans les détails les plus infinitésimaux, où rien ne se trouvait sacrifié, présentaient une série d'intérêts partiels, distrayant de l'intérêt général, et puis une certaine sécheresse. Que partant, on pouvait préférer le faire plus inégal mais plus large et l'effet plus saisissant, que préconisaient les adeptes du romantisme.

Mais le dénigrement de ceux qui se qualifient pompeusement « peintres de l'avenir, » — Di talem avertite casum, — confond absolument quand, sous prétexte de néo-peinture et de réaction contre le vieux jeu (1), on les

(1) Celui de Michel-Ange, de Raphaël, de Titien, de Paul Véronèze, de Léonard de Vinci, de Memling, du Corrège, de Murillo, de Velasquez, de Rembrandt, de Rubens, de Van Dyck, du Poussin, de Lesueur, de Lebrun, de Claude Lorrain, de Ruysducl, de Rigauld, de David, d'Ingres, de Prudhon, de Géricault, de Delacroix, de Chaplin, de Corot, de Diaz, de Décampa, de Trayon, de Jules Breton, de Millet, de Théodore Rousseau!....


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voit étaler leurs productions insensées, barbouillages sans nom, n'offrant qu'une affreuse débauche de couleurs, qu'un abominable tohu-bohu de lignes, ne laissant entrevoir ni sentiment, ni métier, ni aptitude d'aucune sorte. Froids et trop méthodiques, nous le concédons, les classiques n'en étaient pas moins de vrais artistes, sachant dessiner et peindre, respectant le public et se respectant eux-mêmes, n'ayant rien de commun avec les pensionnaires de Charenton, et desquels nul homme sérieux ne pensera ni ne dira jamais ce que naguères écrivait fort justement de leurs détracteurs enragés, le docteur Grégoire s'exprimant ainsi : « Le naturaliste est » un détraqué qui se croit un original et qui prend la » maladie pour l'état normal, l'hôpital pour la maison, » Nana pour Ninon, l'égout pour la cité et Pantin pour » Paris (1).

(1) Delacroix, qui n'était certes point un classique, disait :

" Le réalisme littéral est stupide !

» Qui dit un art dit une poésie. Il n'y a pas d'art sans but poétique !

" Eh! réaliste maudit, voudrais-tu, par hasard, me produire une illusion telle que je me figure que j'assiste en réalité au spectacle que tu prétends m'offrir ? C'est la cruelle réalité des objets que je fuis, quand je me réfugie dans la sphère des créations de l'art. Que m'importent tes personnages vrais, que je retrouve dans la rue sans me donner la peine d'examiner tes productions ? Je suis du moins le maître d'en détourner la vue, quand je les trouve sous mes pas ; tandis que toi, tu m'en fais voir toute la crasse et toute la misère. s

« Si le mot réalisme avait un sens, ajoutait Théophile Sylvestre, il voudrait dire de deux choses l'une: négation de l'imagination, alors l'homme, dépouillé de la plus haute de ses facultés, n'est qu'une brute ; ou bien prééminence de la vérité visible et palpable sur la fiction poétique ; dans le second cas, l'artiste réduit à l'état de scribe machinal, n'a qu'à dresser procès-verbal de tout ce qu'il voit et de tout ce qu'il touche. »


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L'atelier de M. Demory était au premier étage, sur le jardin de la maison qu'occupe encore sa veuve, à l'angle de la rue des Capucins et de la petite rue Saint-Etienne.

Tirant son jour par deux fenêtres, il pouvait aisément contenir une douzaine de travailleurs.

A droite, en entrant, s'allongeait une table-pupitre occupée par les élèves copiant la gravure.

Plus loin, une autre table supportait les plâtres héroïques et mythologiques, moulages ou réductions de l'antique — à peu d'exceptions près (1) — servant aux élèves opérant d'après la bosse.

Dans la pièce, se dressaient six à huit chevalets à l'usage de ceux qui faisaient de la peinture ou qui, maniant l'estompe ou le crayon, étaient d'une certaine force.

Au long des murs, se trouvaient accrochés les études d'après nature à l'huile ou à la mine de plomb de M. Demory, qu'il laissait reproduire; plusieurs académies d'atelier, dont une de Couture, le futur auteur de la Décadence romaine, l'une assurément des plus admirables compositions de l'école moderne, une de Rouget, à qui l'on doit le Mariage de Napoléon avec Marie-Louise et Henri IV devant Paris, et un joli petit paysage sur toile cirée verte, dont voici la légende.

Certain paysagiste en tournée étant entré à l'auberge pour déjeuner, et s'étant aperçu « au quart d'heure de Rabelais » de l'oubli de son porte-monnaie, aurait, afin de payer son écot, brossé sur la toile cirée de la table où

(1) Au nombre des plâtres se trouvait le torse bien plus grand que nature du Faune antique que, doué d'une force exceptionnelle, M. Demory portait seul pour le mettre en place. Gela nous émerveillait et doublait notre révérence pour le Maître.


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il avait mangé, une délicieuse fantaisie qui, de main en main était arrivée en celles de M. Demory, lequel se plaisait à raconter l'anecdote.

La leçon se donnait de une heure à deux de l'aprèsmidi, mais M. Demory parti restait qui voulait; le jeudi l'atelier était ouvert toute la journée.

Quoiqu'exigeant de ses élèves une subordination complète, le Maître, habituellement très gai, vivait avec eux dans une familiarité qui le faisait tant aimer, que l'atelier semblait triste lorsqu'il ne s'y trouvait plus; aussi ces mêmes élèves devinrent-ils tous ses amis reconnaissants et dévoués.

L'atelier, on vient de le voir, était un pur atelier de travail et non un atelier d'amateur, orné de curiosités, de bibelots et d'objets de luxe ; cela n'empêchait pas toutefois la maison de M. Demory d'être un véritable musée.

Sur le palier de l'escalier, contre la porte de l'atelier, se trouvait une oeuvre capitale de Doncre, Milon de Crolone attaqué par un lion. Sous l'atelier, la salle à manger était littéralement tapissée de toiles de Maîtres, au nombre desquelles se distinguaient une magnifique esquisse du plafond du Poussin, conservé dans la grande galerie du Louvre, le Temps, montrant la Vérité triomphante de l'envie et de l'erreur, esquisse enlevée avec une maestria superbe et qui enrichit le Musée de Lille, dont elle est l'une des plus belles perles ; une esquisse de l'Adoration des Mages, par Rubens, un Ange, attribué à Le Sueur, deux remarquables portraits de Largillière, le duc et la duchesse de Lévis (1), anciens gouverneur et

(1) Le portrait de la Duchesse fait actuellement partie de notre collection, ainsi qu'une miniature et une petite grisaille de Doncre, qui se trouvaient également dans la salle à manger de M. Demory.


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gouvernante d'Artois ; un saint, flanqué de deux soudards, morion en tète, par Crayer, morceau d'une toile plus grande, acquis par le Musée ; un beau paysage de Zuccarelli, qu'animaient des figures de Salvator; un Saint Jérôme et une Madeleine de Doncre, qu'on retrouve dans la collection de M. Hirache; la Paix d'Amiens du même, offerte au Musée par M. Demory; des animaux de Van Bergem ; un Choc de Cavalerie de Verdussen; une Descente de Croix de Jouvenet; un portrait de l'école hollandaise dans le goût de Rembrandt. Au salon, on voyait un charmant pastel de Mme de Mirbel; une importante aquarelle de Justin Ouvrié(vue de Venise), une autre aquarelle de Watelet (dessous de bois), et dans une chambre à coucher un très beau Christ en Croix, de Van Dyck, esquisse peinte dans l'huile, offrant beaucoup d'analogie avec le même sujet au Musée d'Anvers, et qui frappa M. le comte de Tramecourt lorsqu'il l'aperçut en notre cabinet.

Les élèves qui fréquentèrent l'atelier alors que nous y travaillâmes furent Messieurs :

Laigle, que l'on reconnaissait assez généralement comme le plus fort.

Charles Liber salle, organisation fine, nerveuse et artistique s'il en fut, chantant et dessinant avec un goût exquis. Le Berger de Virgile, que nous lui vîmes exécuter, valait la gravure.

Son frère, actuellement architecte à Saint-Omer.

Charles Maniette, excellent camarade, qui devint receveur général des postes du Rhône. Copiant la Paix d'Amiens, il s'était épris de Mme Doncre, ayant posé, disait-on, pour la seconde des déesses allégoriques de ce


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tableau. Passion peu inquiétante, cette dame étant morte le 2 février 1821 (1).

Henri Duprez, qui entra à Saint-Cyr et mourut capitaine des grenadiers de la Garde, par suite des fatigues de l'expédition de Crimée et du siège de Sébastopol.

Liébert, Dufour, Rohart, Coquidé, Taffin, Piedanna, Souville, de Dunkerque, neveu du fameux loup de mer de ce nom, et Leleu, dont l'incessante préoccupation était de construire ses phrases de manière à y loger autant de fois que possible l'imparfait du subjonctif. Ce qui faisait la joie de l'atelier auquel il servait de plastron.

Ce brave garçon, qui, sans doute, se croyait né pour illustrer la tribune ou le barreau, voire même tous les deux à la fois, finit par échouer à Paris dans l'une de ces boutiques où se fabriquent les Chemins de Croix et autres tableaux d'église, à raison de 4 à 6 francs par jour.

Les jeunes gens qui apprennent maintenant à dessiner, commencent pour la plupart par la bosse reproduite à l'aide de l'estompe seule, le crayon étant absolument délaissé.

Il n'en était point ainsi autrefois, quand professait M. Demory.

Le crayon se trouvait l'agent principal, l'estompe, le

(1) Mme Doncre, qui était fort belle, comme le prouve le portrait de la collection de M. Hirache, a souvent posé pour les personnages des tableaux de son mari. C'est ainsi qu'on croit voir encore un souvenir d'elle dans la petite esquisse de la déesse de la Liberté que la Municipalité commanda à Doncre pour le salon de l'Hôtel-de-Ville, à l'époque révolutionnaire. Exécutée en grand, cette figure a disparu, mais la petite esquisse est en notre possession, et nous la tenons de M. Demory.

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dessin d'après la bosse à part, n'intervenant que comme adjuvant.

On débutait par reproduire la gravure ou la lithographie, et cela durant plusieurs années. S'initiant par les moyennes têtes, on passait aux grandes, puis à l' académie, enfin aux sujets; cela fait, on abordait la bosse.

Ce système est non-seulement abandonné, mais encore vivement attaqué. Sans chercher soit à masquer, soit à défendre les défauts qu'il pouvait avoir, constatons uniquement, mais constatons bien, qu'il avait du moins la qualité de donner une habileté et une sûreté de main difficiles à rencontrer aujourd'hui.

Cette habileté trouvait jadis ses témoignages irréfragables dans les nombreux dessins médaillés et retenus au Musée des lauréats de l'école municipale. Sauf trois ou quatre, ces oeuvres si intéressantes ont depuis quelque temps fâcheusement disparu, on ne sait trop pourquoi; et chose plus regrettable, elles sont perdues, momentanément du moins. Il nous a été, en effet, impossible d'en découvrir la moindre trace lorsque nous désirâmes les revoir et les apprécier, à l'occasion de cette causerie.

Or, cette habileté manifestement impuissante à constituer les Maîtres, qui sont des génies créateurs, mais qui peut à la rigueur suffire aux hommes de métier tels que dessinateurs, graveurs ou lithographes, qui habituellement composent peu et se bornent à reproduire, a eu à Arras cet excellent résultat de montrer à Sanson et à Collette, qui sans elle seraient restés de simples employés de bureau, quelle carrière leur avait ouverte, en développant chez eux des aptitudes natives, le genre d'enseignement de M. Demory.

Les principaux élèves du Maître furent, comme artistes,


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MM. Daverdoingt, Toursel, Lampérière, Demory fils, Baton, peintres; Sanson, Collette, lithographes ; comme amateurs, MM. Randon, alors capitaine, et depuis maréchal de France (1), peintre; Sayon, Barbier, Pronnier et Bourgois, dessinateurs (2).

Reprenons.

Sorti premier prix (3) de l'école communale de dessin, Charles Daverdoingt entra en 1832 dans l'atelier du baron

(1) A cette époque (1825), le capitaine Randon avait, croyons-nous, sous ses ordres, dans le régiment de chasseurs auquel il appartenait, le marquis de Gironde et M. de Larochejacquelin, avec qui le Maître faisait souvent des armes. Un groupe de ces trois officiers a été dessiné par M. Demory, puis reproduit par la lithographie. L'un des rarissimes exemplaires de ce dessin est aux mains de notre vieil ami, M. Trannoy père, avocat à Arras. Le Maréchal, qui avait conservé les meilleurs souvenirs de son ancien professeur, en demandait des nouvelles chaque fois qu'il voyait M. Trannoy.

(2) A ces noms on pourrait ajouter ceux de notre illustre architecte Alexandre Grigny, que Dutilleux a si justement appelé « héritier direct des sublimes maçons du moyen-âge, » de MM. Adalbert Cuvelier, qui s'est si intelligemment occupé de photographie progressive au début de l'invention Daguerrienne; Coiffier qui, entré au régiment du Génie, est parti pour les Iles, d'où il est revenu décoré; Baisu, qui devint portraitiste à Paris; et Delaporte, qui fut médaillé à l'école communale pour un Mazeppa poursuivi par des loups, avant de fréquenter l'atelier de Dutilleux et de professer le dessin à Arras.

(3) « Au sujet de l'école municipale de dessin qui donnait ses prix » avec ceux du Collège, et dont M. Gauthier était professeur avec » M. Demory. son collègue, j'y suis allé quelque temps ainsi que » Toursel Augustin, et je me rappelle un Romulus et un Tatius qui > me valurent un premier prix, Toursel eut le second. " (Lettre de M. Daverdoingt du 26 septembre 1887).

Arrivé à Rome en 1836, Daverdoingt y séjourna quatre ans, rayonnant de là dans toutes les principales villes d'Italie et de Sicile. Il y retourna ensuite pendant deux ans pour y faire son Raptême du Christ de la Cathédrale ; puis il y revint pendant deux ans encore. Rentré définitivement en France en 1846, il prit un atelier à Paris, rue Trévise, 37, où il resta jusqu'en mai 1887. Il est maintenant retiré dans une maison de campagne, à Averdoingt (Même lettre).


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Gros, fut admis, en 1833, à l'école des Beaux-Arts, et fit à Rome, en 1836, la connaissance d'Ingres, directeur alors de l'école française, dont il adopta les tendances, pour ne plus s'en départir.

A l'instar d'Ingres, en effet, dont Raphaël était le dieu, après avoir remonté aux sources de l'art dans le XVe siècle, c'est-à-dire aux Maîtres dont Raphaël procéda et avoir surtout profondément étudié Raphaël lui-même, Daverdoingt gravita dans l'orbite d'Ingres, en ce sens qu'ainsi que lui il appartint à la grande école romaine du XVIe siècle.

La Cathédrale, les églises, couvents et quelques maisons particulières d'Arras conservent de cet artiste de nombreuses oeuvres d'un mérite capital.

La plus importante est sans contredit l'immense peinture décorative de la coupole de la chapelle de la Vierge, à la Cathédrale, peinture qui a malheureusement déjà beaucoup souffert et qui sera détruite dans un prochain avenir, si l'on ne se hâte de la restaurer et de neutraliser les causes de la détérioration.

Inutile de décrire ici cette grande composition Regina coelorum, que tout le monde connaît, hormis pourtant la partie la plus remarquable que l'on ne saurait apercevoir sans entrer dans la chapelle : les figures assises de Moïse, de David, d'Isaïe et de Jérémie, parfaitement drapées et d'une tournure réellement magistrale (1).

Signalons ensuite le Baptême du Christ, à la Cathédrale encore (2); la Vierge médiatrice, à la chapelle de l'Evêché;

(1) Notre ancien confrère de barreau, Me Luez a fait une critique très complète et très louangeuse de cette grande page.

(2) Le modèle fort couru alors qui posa pour le Christ fut Jean Dubocq, que Jules Claretie prétend avoir fondé en mourant un prix pour les débutants pauvres (La Vie à Paris, année 1881, page 187).


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l'Annonciation, aux dames Ursulines, 1842, ex-voto de J. Goubet ; la répétition du même sujet, avec quelques variantes, à St-Nicolas-en-Cité; un épisode du Massacre des Innocents, au Musée, oeuvre ultra classique et un peu théâtrale; Rebecca à la fontaine; appuyée sur son amphore, la belle Juive examine le bracelet que vient de lui offrir Eliezer; de grandeur nature, d'une couleur chaude, cette figure, sentant l'école vénitienne, est peut-être la plus réussie de toutes celles de Daverdoingt, et il est fâcheux qu'on ne la puisse examiner qu'au salon de M. Delétoille.

Dans la première manière de l'artiste, genre de Gros, on trouve au Musée le portrait en costume officiel de M. Dudouit, Maire d'Arras de 1830 à 1837 ; au noviciat des dames Ursulines, le Martyre de sainte Ursule et de ses compagnes, toile qui, en tant que style, couleur, exécution et sentiment ne ressemble en rien aux sujets religieux sus-indiqués.

La chapelle du même couvent offre de Daverdoingt une copie du Christ de Prudhon, et le Musée, des copies de la Mort de sainte Cécile, du Dominiquin, et du Retour de l'enfant prodigue, de Lionello Spada.

Le Musée a encore de lui un petit lavis représentant la Vierge médiatrice de la chapelle de l'Evêché. Don de l'auteur, 1886; un grand carton de cette même Vierge, sans la Trinité qui la surmonte; dans le bas de ce dessin, à l'arrangement très soigné, aux draperies très cherchées, on lit : « Carton du tableau destiné par l'auteur à la » chapelle de l'Evêché d'Arras et donné par le Gouver» nement à l'église de Châteaurôux, 18571858 (1), » un carton de la Sainte Trinité complétant le précédent, et

(1) Un Christ au Jardin des Oliviers, de Daverdoingt, fut aussi donné par le Gouvernement à l'église d'Hermaville.


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un carton de Sainte Anne et de la Vierge (Cartons donnés par M. Lampérière).

Il est fâcheux que le Musée n'ait pas retenu la gracieuse Odalisque couchée que Daverdoingt exposa, en 1868, au palais de Saint-Vaast ; lignes et tonalités, en effet, imprimaient à ce tableau de choix un charme séduisant.

Bien que le romantisme de Dutilleux ne s'alliât aucunement avec le genre classique de Daverdoingt, et qu'en esthétique leurs idées fussent souvent divergentes, la belle intelligence de ce dernier et l'indépendance de son caractère ne pouvaient manquer de lui concilier l'estime de notre ami ; aussi en donna-t-il la preuve la plus éclatante en le choisissant entre tous afin de lui confier la mission délicate de négocier avec Delacroix l'acquisition de son magnifique Martyre de Saint Etienne pour le Musée d'Arras. Tableau que Daverdoingt obtint pour 4,000 fr. et dont la valeur a décuplé maintenant.

Augustin Toursel (né à Arras le 18 février 1812, décédé à Paris le 12 février 1853) entra, en quittant notre Collège où il s'était distingué, et l'école communale où il avait également brillé, dans l'atelier de Lordoti, qu'il délaissa pour celui de Gros.

Peintre d'histoire, paysagiste et homme de lettres, cet artiste eût fourni une brillante carrière, si les sombres rêveries qui absorbèrent son esprit inquiet n'avaient fini par l'obscurcir

On a de lui au Musée deux compositions historiques traitées dans le genre romantique :

La Naissance de Bauduin, comte de Flandre, sur la Grand'Place d'Arras, vers l'an 1024. Toile de dimension, où fourmille quantité de personnages, hommes d'armes, seigneurs et grandes dames.

La Vacquerie refusant de prêter serment à Louis XI.


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Tableau qu'en 1838 il offrit à la Municipalité et qui figura au salon d'honneur de l'Hôtel-de-Ville jusqu'au moment des dernières modifications apportées dans la distribution de notre vieille halle échevinale.

Puis trois paysages : une Promenade sur l'eau, le Loup et l'Agneau, Clusius herborisant avec ses élèves sur la lisière d'une forêt. OEuvre dans la gamme azurée, aux lignes savamment balancées avec une préoccupation évidente du Poussin; consciencieusement exécutée partout, sans négligence aucune, soit dans les terrains très détaillés, soit dans les arbres aux feuilles minutieusement rendus, aux extrémités soigneusement arrêtées, soit dans les fonds montagneux et boisés qui s'étagent à l'horizon.

Enfin une copie de Jeune fille à sa toilette, d'après Titien.

L'autel du Calvaire, à la Cathédrale, est aussi surmonté d'une grande toile de Toursel, retraçant le Calvaire miraculeux de la porte de Cité, auquel se rend une procession.

Lampérière Victor, élève de l'école communale et qui reçut ensuite quelques leçons de Dutilleux, entra, en 1848, dans l'atelier de Drolling, en compagnie de notre illustre Jules Breton et d'Henner, l'un aussi des peintres les plus famés.

Son intimité avec ce dernier fut telle qu'ils partageaient la même chambre « par motif d'économie (1) » (Lettre de M. Lampérière du 17 octobre 1887).

(1) « Je suis entré à l'atelier Drolling, en 1848, avec Jules Breton » et Henner ; nous logions ensemble, Henner et moi, par économie, « car nous n'étions pas riches. J'aurais peut-être pu aussi arriver à » une réputation, mais j'ai été obligé d'interrompre mes études pour » revenir à Arras, où j'avais un grand devoir à remplir : soutenir ma » famille ! "


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Heureusement la res angusta domi a disparu pour tous deux. Henner gagne autant d'argent qu'il en veut; et retiré dans une jolie maison de campagne près Compiègne, Lampérière, après avoir honorablement soutenu sa famille, jouit au moins de l'aurea mediocritas dont parle le poète antique.

C'est dans la nature morte que s'est surtout affirmé le talent de l'artiste, qui la traite, non avec la préciosité de Philippe Rousseau, mais à la manière un peu décorative des petits Maîtres du siècle dernier, auxquels on doit tant de chefs-d'oeuvre en ce genre.

Une de ces natures mortes a été achetée par le Musée. On y voit un casque renaissance, une buire d'or ciselée à la Cellini, un manuscrit enluminé, une ancienne croix processionnelle, un coffret et un sabre japonais.

Quel que soit le mérite de cette toile, nous lui préférons celles reproduisant des gibiers, des lièvres surtout, que Lampérière brosse supérieurement et dont le plus bel échantillon, à notre avis, appartient à M. de Mallortie (l).

Placé par son père dans l'atelier de Léon Coignet, où il se lia avec Jules Lefebvre et Bonnut, deux de nos gloires artistiques, Charles Demory suivit les cours de l'école des Beaux-Arts, que, muni du certificat d'aptitude à entrer en loges pour le concours de Rome, il dut quitter prématurément afin de remplacer M. Gauthier à l'école académique d'Arras.

Bien qu'il fasse aussi le paysage, il est surtout peintre de genre et portraitiste.

On connaît la nombreuse série de ses souvenirs de Bretagne, dont un spécimen se trouve au Musée.

(1) Ancien Principal du Collège d'Arras, Président de l'Académie de cette ville.


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Parmi ses portraits de grandeur naturelle, il convient de citer celui de sa fille, remarqué au Salon de 1880. Paternellement caressée, cette figure, hors ligne et presqu'en pied, qui s'enlève blanche, sauf les noirs de la chevelure et des yeux, sur un fond bleuâtre merveilleusement traité, est vibrante, élégante et séduisante au possible.

Ceux de Mme Demory, sa femme, de Mme Baudechon, sa soeur, de Mme la Villette, l'artiste que l'on sait, de Mme Rohart-Merlin, et doux de son père, représenté dans l'un, au chevalet en costume d'atelier ; dans l'autre en frac noir. Au premier c'est bien le Maître que l'on revoit ; au second, on croirait voir, par suite de cet air dont nous parlions en débutant, et de la moustache grise, un officier supérieur retraité (1).

Le Musée possède également de Demory fils trois copies : celle de l' Assomption de Prudhon ; celle de la Jeune courtisane de Sigalon ; et celle du Radeau de la Méduse, par Géricault, reproduction de dimension réduite, mais fort belle, dont on lui offrit 2,000 francs et qu'il préféra donner à la ville.

Après s'être livré, au sortir de l'école communale, à la peinture décorative, qu'il menait fort habilement, Zacharie Bâton se fit admettre dans l'atelier de Jules Lefebvre, dont il ne tarda point à devenir l'un des disciples préférés.

Exposant chaque année, il a envoyé au dernier Salon un portrait largement et grassement peint de notre collègue, M. le docteur Trannoy, et au Salon précédent

(1) Parmi ses portraits de dimension réduite, on ne peut passer sous silence celui du général de division de Rellecourt, à cheval et en grand uniforme ; puis le nôtre, debout, en habit de ville et vu jusqu'aux genoux.


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la grande toile achetée par notre Musée, oeuvre qui a fait sensation et obtenu les honneurs de la photographie de l'Exposition et de la reproduction dans plusieurs journaux illustrés.

Travailleur infatigable, dessinateur soigneux, coloriste aimable et dans une gamme habituellement douce et argentée, Bâton est l'un des enfants sur lesquels la ville fonde ses espérances et dont elle espère avoir un jour à s'enorgueillir (1).

Collette Alexandre, né à Arras en 1814, mort à Paris en 1876, qui s'était signalé tout particulièrement à l'école académique, commença la lithographie chez Chapron, rue Saint-Maurice, qu'il abandonna pour aller à Metz. De là il se rendit à Paris, où il ne tarda point à briller avec son camarade et collaborateur Sanson, également Arrageois et élève de l'école municipale.

Collette est représenté au Musée par une série de quatorze lithographies, les unes à la plume, les autres au crayon; les plus estimables sont sans contredit deux reproductions de ses tableaux, car il finit aussi par faire de la peinture ; Grande fêle au château, où à des noirs profonds s'opposent des lumières intenses, dans une exécution souple et moelleuse que n'a pas dépassée Mouilleron (crayon); l'Amour du beau, d'une grande finesse (plume); et une copie de la gravure de Raphaël Morghen, d'après la Sainte-Famille de Raphaël. Cette fameuse lithographie, qu'il exécuta avec Sanson, pourrait

(1) Nous nous reprocherions de ne pas signaler ces deux nouvelles oeuvres de Bâton :

Une Ramasseuse de varech, toile éblouissante de lumière.

Le portrait de M"- Henry, d'une telle fraîcheur qu'on pourrait le croire peint à la colle, et si plein de charme qu'il semblerait avoir été exécuté par un disciple de Chaplin.


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se prendre pour une gravure au burin, et se trouve probablement à ce point de vue sans rivale (plume).

On a de lui encore le portrait d'un Vieux Vitrier, peinture un peu noire et confinant au réalisme.

Sanson, associé de Collette, n'a laissé au Musée, en dehors de la lithographie dont il vient d'être parlé, qu'un dessin à l'estompe : Mazeppa poursuivi par les chevaux de l'Ukraine, qui lui valut la médaille en 1831.

Mort longtemps avant Collette, et peut-être moins fécond que lui, Sanson l'égalait pour l'exécution et le primait comme sentiment et goût.

Quoique liés à l'égal des amis chantés par Homère et Virgile, Collette et Sanson différaient essentiellement de toutes les manières.

Gai, blond, de taille très moyenne, assez replet, Collette, aussi commerçant qu'artiste et toujours satisfait de lui-même, signait volontiers ses moindres productions, « Ça fait connaître, disait-il. »

Très brun, élancé, d'un caractère inquiet, dégageant bien l'art des affaires et préoccupé sans cesse de cette perfection idéale à laquelle nul ne peut atteindre, Sanson, au contraire, invariablement mécontent de ses meilleurs travaux, n'y mettait qu'à regret son nom

Le capitaine Randon s'adonnait principalement à la peinture dans les moments de loisirs dont il pouvait disposer; une de ses oeuvres est conservée par M. Trannoy.

Sayon, décédé officier du Génie, maniait le crayoa avec une dextérité rare ; un dessin de lui, Louis XIV et Mllt de la Vallière, longtemps exposé au Musée, faisait l'admiration des amateurs.

Emule de Sayon, sur qui même il l'emporta une fois, Alphonse Barbier, qui alla faire fortune en Amérique,


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exécutait aussi dans la perfection ; une de ses oeuvres : Vénus et l'Amour (1830), appartient à notre collègue, M. Barbier (1).

Bien que n'étant pas de cette force, Pronnier qui, en 1840, eut la médaille de l'école communale pour son dessin de l'Amour et Psyché, que le Musée n'a point perdu, avait aussi une habileté peu commune. Il est aujourd'hui l'un des ingénieurs les plus considérables de Paris.

Mais l'amateur que M. Demory a le plus initié au maniement prestigieux du crayon, est M. Bourgois, aujourd'hui juge d'instruction à Boulogne. Une copie de la gravure de Don Juan et Haydée, qu'il fit à sa sortie du Collège, est admirable.

M. Bourgois avait de plus pour le portrait ou la charge, exécutés au crayon noir ou à la mine de plomb, avec ou sans rehauts de couleurs, une aptiLude exceptionnelle.

Il lui suffisait de voir une personne pendant quelques instants pour pouvoir en faire de mémoire la caricature spirituelle et saisissante. Sa réputation, parfaitement établie en ce point, était devenue presque proverbiale.

La tradition orale, qui perpétue plus ou moins fidèlement la mémoire des grands hommes, laisse impitoyablement périr celle des figures plus modestes, c'est pourquoi nous avons écrit ces souvenirs qui, peut-être, après avoir intéressé pendant quelques instants l'Académie, pourront être consultés utilement, si l'on veut un jour faire l'histoire de l'art à Arras !

(1) Il possède également un portrait du roi Louis-Philippe en costume de hussard, dessiné concurremment par Sayon et Barbier.


LE ROMAN

DE

MÉLUSINE

PAR

M. Ed. LECESNE

Membre résidant.

Arras, il faut le reconnaître, a produit plus d'illustrations littéraires pendant le Moyen-âge et la Renaissance que dans les temps modernes. Après la brillante pléiade des Trouvères, qui ont fait retentir les échos de cette ville des chants de la gaie science, les XIVe, XVe et XVIe siècles y ont vu naître un grand nombre d'hommes distingués dans tous les genres, qui témoignent honorablement du courant des idées dans ce centre alors beaucoup plus important qu'aujourd'hui.

Un de ces hommes fut Jehan d'Arras. Ce qu'on sait de lui se borne à bien peu de chose, et n'a été sauvé de l'oubli que par lui-même. En effet, il nous a appris qu'il était secrétaire du duc de Berry, frère de Charles V. Ces fonctions semblent constater qu'il jouissait d'une certaine notoriété comme écrivain, ou au moins comme clerc, ainsi qu'on disait alors. Mais son mérite est mieux établi


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par l'ouvrage qui est parvenu jusqu'à nous, et qui, tout imparfait qu'on peut le trouver, n'est pas indigne de cette consécration du temps. Cet ouvrage, c'est le roman de Mélusine.

L'auteur a pris soin de nous indiquer quand, comment et pourquoi il a été composé. C'est en 1387, sur l'ordre du duc de Berry, et pour l'amusement et l'instruction de sa soeur, Marie, fille du roi Jean, duchesse de Bar et marquise de Pont, et aussi de son cousingermain, le marquis de Moraine. Il pouvait être agréable et utile à ces hauts et puissants seigneurs d'être initiés à l'origine de la Maison de Lusignan, dont ils se prétendaient héritiers. Le roman de Mélusine a été écrit dans ce but: il contient le récit des événements, plus ou moins fabuleux, qui ont signalé les commencements de cette illustre famille.

Je voudrais faire connaître ce roman, qui peut, sans trop de désavantage, soutenir l'examen. Mais, s'il se distingue par des qualités incontestables, il a un grand défaut, c'est sa longueur et sa diffusion. Ce défaut était difficile à éviter dans l'amplitude de la tâche que l'auteur s'est imposée. Elle comprend non-seulement l'histoire de Mélusine et de son mari, mais encore celle de leurs enfants, et ils furent nombreux, comme on le verra. De là des digressions fréquentes, des récits s'enchevêtrant les uns dans les autres, enfin un manque presque absolu de méthode. J'ai cherché à mettre un peu d'ordre dans ce désordre Pour cela, j'ai élagué une infinité de détails et je n'ai retenu que ce qui se rapportait plus directement à l'objet principal. De cette manière, j'espère faire mieux comprendre une oeuvre aussi compliquée.

Malgré ce soin, l'analyse que je vais en présenter est


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encore très étendue, et je crains d'encourir moi-même le reproche de surabondance. J'ai pourtant une excuse : c'est qu'il est à peu près impossible de rendre, en quelques lignes, et même en quelques pages, un compte suffisant d'un roman de chevalerie assaisonné de féerie, comme celui qui nous occupe. En pareille matière, il faut beaucoup ou rien.

I

Le roman de Mélusine a deux préfaces. Dans la première l'auteur invoque « le créateur des créatures » de lui venir en aide ; mais il invoque encore plus la protection de son « tres hault, puissant et doubté seigneur » le duc de Berry. Pour se le rendre plus favorable, il l'associe pour ainsi dire à son oeuvre, et lui rappelle qu'elle a été exécutée avec les matériaux qu'il a fournis luimême et les conseils qu'il a donnés. Il n'oublie pas non plus les lecteurs auxquels il demande grâce s'il lui arrive de dire « aulcunes choses qu'ilz ne soient à leur bon » gré. » Enfin il indique la date où il a commencé son ouvrage, c'est « le mercredi devant la saint Clément en » y ver, l'an de grâce mil trois cens quatre vingtz et sept.» On voit qu'il est impossible d'être plus humble et plus exact.

La seconde préface a pour but de démontrer que tout ce qui va être raconté, quoique très merveilleux, n'est nullement impossible, et pour cela on s'appuie tout d'abord sur un argument bien subtil, c'est que ne pas croire aux choses surnaturelles c'est ne pas croire en Dieu. Avec ce système, on comprend jusqu'où on peut aller. Aussi « n'est pas saige qui telles choses cuide que


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» les merveilles qui sont par l'universel monde sont les plus » vraies, si comme on dit des choses que on appelle faées » et comme est de plusieurs aultres choses, nous n'avons » pas la cognoissance de toutes. » Ce raisonnement est corroboré par des citations tirées du roi David, d'Aristote et de saint Paul. Il n'y a donc pas à douter des choses les plus extraordinaires, même « des fées et » bonnes dames. »

Pour forcer encore plus la conviction, l'auteur cite plusieurs exemples où ces êtres surnaturels sont intervenus dans les affaires humaines. Ainsi il invoque l'autorité d'un certain Gervaise, qui raconte à ce sujet les choses les plus surprenantes, et surtout l'histoire d'un chevalier nommé messire Rocher, du château Roussel, en la province d'Acy, qui a la plus grande analogie avec celle qui va être développée. Ce qui prouve que « les se» crez de Dieu sont des abismes sans fons et sans ripve ; » car nul parfaictement ne scet riens au regard de luy, » combien que aulcune fois de sa provision sont toutes » choses sceues, non par ung seul, mais par plusieurs. »

C'est en se fondant sur des bases aussi solides que l'auteur se croit en droit « de traicter comme la noble forte» resse de Lusignen fut fondée par une faée... et me orrez » dire de la noble lignée qui en est issue, qui régnera toujours jusques à la fin du monde. » Cette noble lignée, l'auteur commence par indiquer tous les états sur lesquels s'est étendue sa suzeraineté, puis il en vient à dire comment elle a pris naissance.

L'histoire de cette origine forme elle-même le prologue du roman, c'est l'aventure « d'ungroy d'Albanie qui « fut moult vaillant homme, et, distl'istoire, qu'il euest » de sa première femme plusieurs enfans. » Ce roi s'appe-


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lait Elinas. Un jour, après la mort de sa femme, « qu'il » chassoit en forest prez de la marine, en laquelle avoit » une moult belle fontaine, et en ung mouvement lui » prinst si grant soif de boire de l'eaue, et adonc tourna » son chemin vers la dicte fontaine, et quant il approcha » la fontaine, il ouyt une voix qui chantoit si melodieuse» ment qu'il ne cuida pas pour vray que ce ne fust une » voix angélique, mais il entendit assez pour la grande » doulceurde la voix que c'estoit une voix de femme. » S'étant approché, il vit en effet une femme d'une beauté merveilleuse, et « la prinst si fort à amer qu'il ne sceut » quelle contenance prendre » L'ayant suivie dans sa course à travers la forêt, il parvint à la rejoindre, et après les propos les plus galants de part et d'autre il lui proposa de l'épouser. Celle-ci consentit « à condition » qu'il ne metteroit jà paine de la veoir en sa gessine. » L'accord fut conclu en ces termes. « Hz furent donc es» pousez et menèrent longuement bonne vie ensemble. » Après cette longue lune de miel, « si advint qu'elle fut » en gessine de trois filles, et les porta bien et gracieu» sèment son temps, et les délivra au jour qu'il apparte» noit. La première née eut nom Mélusine, la seconde » Mélior, et la tierce Palatine. »

Or, le roi Elinas avait de sa première femme un fils nommé Nathas, qui haïssait sa belle-mère. « Adoncques » il s'en alla par devers le roy son père qui étoit en » voyage pendant que sa femme accouchoit, et luy dist » ainsi : « Sire, ma dame la royne Pressine, vostre femme » vous a porté les trois plus belles filles que oncques » furent veues; venez les veoir. » Adoncques le roy Eli» nas, auquel ne souvenoit de la promesse qu'il avoit » faicte à Pressine, dit : « Beau filz, se feray-je, » et s'en

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» vint apertement et entra en la chambre où Pressine » baignoit ses trois filles. Et quand il les vit il dist en » ceste manière : « Dieu benoit la mère et les filles, » et » eut moult grant joye. » Mais aussitôt Pressine lui reprocha son manque de foi, et « ayans prins ses trois » filles, s'en alla à tout icelles, et oncques puis ne fut » veue au pays. »

Elle se retira « en Avalon, nommée l'Isle perdue, pour » ce que nul homme tant y eut esté de foys n'y saroit » jamais rassener, sinon de grant adventure. » Lorsque ses filles furent arrivées à l'âge de quinze ans, elle leur découvrit la cause de leur exil. Sur les conseils de Mélusine, l'aînée, celles-ci résolurent de punir leur père de sa déloyauté. Elinas, après la disparition de sa femme, avait été « l'espace de sept ans qu'il ne faisoit que se » plaindre et gémir et étoit devenu si ébahi que disoit le » peuple de son pays qu'il étoit assoté. »

Sur les conseils de Mélusine. elle et ses deux soeurs s'emparèrent de leur père et l'enfermèrent « en la haulte » montaigne de Northumbelande nommée Brumbeloys, » d'où il ne pouvoit plus sortir. Puis elles vinrent dire à leur mère la vengeance qu'elles avaient exercée. Mais Pressine, loin de leur en savoir gré, les punit, parce qu'elle avait conservé une grande affection pour Elinas. Voici le châtiment qu'elle leur infligea: Mélusine dut être « tous les samedis serpent dès le nombril en abas, » mais se tu trouvez homme qui te veuille prendre en » espouse, et qu'il te promette que jamais le samedi ne » te verra, tu vivras ton cours naturel... et si tu estoies » decellée de ton mary. sachies que tu retourneroyes au » tourment auquel tu estoies par avant, et seras toujours » sans fins jusques à tant que le très bault juge tiendra


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» son jugement. » Mélior, la seconde soeur, fut confinée « dans la grant Arménie, en ung chastel bel et riche, où » tous nobles chevaliers qui y vouldront aller veillier la » surveille, la veille et le vingt juing, sans sommeiller, » auront ung don des choses terriennes, sans point de» mander son corps ne amour pour mariage ou aultre» ment. » Quant à Palatine, la troisième soeur, elle dut « estre enclose en la monlaigne de Guigo, à tout le trésor » de son père, jusque à tant que ung chevalier viendra » de sa lignée, lequel aura tout celui trésor, et en aidera » à conquerre la terre de promission, et la délivrera de » là. »

Tel fut le traitement rigoureux que Pressine imposa à chacune de ses filles : il semble que si elle avait tant de pouvoir, elle aurait bien fait d'en employer un peu pour tirer son mari de prison. L'auteur devrait s'expliquer à cet égard, quand ce ne serait que pour prononcer le quippè fata obstant. Il se borne à nous apprendre que « longtemps fut le roy Elinas en la montaigne et tant que » la mort, qui tous affine, le prinst. » Il est vrai qu'alors « vint Pressine, sa femme, et l'ensepvelit en une si noble » tombe, que nul ne vit oncques si noble ne si riche, et » avoit en la chambre tant de richesses que c'estoit sans

» comparation et au piet de la tombe mist une image

» de albastre de son hault et de sa figure, si belle que » plus ne pourroit estre, et tenoit la dicte image un ta» blier doré auquel l'adventure dessus dicte estoit es» cripte ; et là establit un gayant qui gardoit celluy image,

» lequel gayant estoit moult fier et horrible et aussy

» le tiendront après luy plusieurs gayans. »


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II

Après ce préambule, qui forme pour ainsi dire la genèse de la famille de Lusignan, commence le récit des faits merveilleux qui ont été la cause de la fondation de la forteresse d'où elle a rayonné dans un grand nombre de pays. « L'istoire nous racompte », c'est la formule ordinaire de notre auteur, comme le in illo tempore des évangélistes, « qu'il y eut jadis dans la brute Bretaigne » ung noble homme qui eut riot avecq le nepveu du roy » des Bretons ; et de fait il n'osa plus demourer au pays; » mais prist aussitôt sa finance et s'en alla hors du pays » par les haultes forestz et les haultes montaignes » Là il rencontra « ung jour sur une fontaine (c'est toujours au bord des fontaines et dans les bois que se font les rencontres de fées) « une belle dame qui lui dist toute » son adventure, et finablement ilz s'amourèrent l'ung de » l'aultre. » Ils se fixèrent dans ce pays qui était désert et couvert de forêts, et y bâtirent « plusieurs villes et for» tresses et grans habitations. » Ce paysfut appelé le Forez.

Les époux, si tant est qu'il y ait eu mariage légitime, après avoir vécu longtemps ensemble « ayant eu discort, » je ne say pas bonnement comment ne pourquoy, » dit l'auteur, qui sans doute ne veut pas se mêler d'une querelle de ménage, se séparèrent. Le chevalier « en fut » moult doulent; » mais pour le consoler, « les nobles de » son pays le pourveurent d'une gentille dame, qui es» toit seur au conte de Poitiers, » De cette union naquirent plusieurs enfants, dont le troisième fut Ramondin ou Raimondin qui, avec Mélusine. va nouer l'action ou plutôt les actions de ce drame compliqué.


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Pour cela, il fallait faire rencontrer ces deux principaux acteurs. Rien n'est plus facile : on suppose que le comte de Poitiers donne de grandes fêtes pour armer son fils aîné chevalier, et tout naturellement il y invite son beaufrère, qui y vient avec Raimondin. Le comte fut charmé de la grâce et des qualités de son neveu, et demanda à son père « qu'il lui laissast et qu'il ne luy chaussist ja» mais de luy, car il le pourvoiroit bien. Et le conte lui » ottroia; et demoura ledit Raimondin avec le conte de » Poetiers, qui bien l'ama. » Pendant que Raimondin était auprès de son oncle « il advint que l'un des fores» tiers vint dénoncier que en la forest de Colombiers » avoit le plus merveilleux porc que on eust de long»

long» veu » « Par ma foy, dist le conte, il me

» plaist bien ; faictes que les veneurs et les chiens soient » prestz demain, et nous irons à la chasse. » Ici se trouve une longue narration de chasse, comme les romanciers ne manquent jamais d'en faire quand l'occasion s'en présente. Mais le sanglier qu'on poursuivait était l'un des plus redoutables qu'on ait vus depuis celui de Calydon. Aucun des seigneurs de la suite du comte de Poitiers n'osait l'approcher, et celui-ci leur en fit honte. Il n'y eut que Raimondin qui eut le courage de l'attaquer. Il lui fit une large blessure, mais il ne put le tuer. L'animal s'étant sauvé, il se mit à sa poursuite accompagné de son oncle. Ils coururent ainsi jusqu'à ce que la nuit les surprit. Forcés de s'arrêter au milieu de la forêt, ils allumèrent un grand feu, et tout en causant contemplèrent les astres, dans la connaissance desquels le comte de Poitiers était très versé. En consultant le ciel il y lut que celui qui le tuerait deviendrait un des plus puissants de la terre. L'ayant dit à son neveu, celui-ci chercha à le


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distraire de ses tristes pensées. Mais que faire contre les astres ? Pendant qu'ils devisaient ainsi, ils entendent du bruit dans les broussailles : ce bruit était produit par le sanglier qui revenait sur eux. Ils se mirent donc en défense, mais tandis que le comte blessait l'animal, Raimondin, voulant l'achever, lui porta un coup si malheureux, qu'au lieu de le tuer, il tua son oncle Désespoir, lamentations de Raimondin ; mais surtout difficulté de donner une explication suffisante d'un évènement qui n'avait pas eu de témoins et qui pouvait prêter matière à tant de soupçons.

Raimondin, au lieu d'aller au devant des accusations, préféra fuir comme un vil meurtrier. Mais ce qui pouvait le perdre devint la cause de sa fortune « Quant il se » partist de son seigneur et l'eut laissé tout mort en la » forest auprès du feu et le sanglier aussi, il chevaucha » tant parmy la haulle forest, menant tel dueil que c'es» toit piteuse chose à ouyr et à racompter, que il se ap» proucha, environ la minuyt, de une fontaine faée nom» mée la fontaine du soif. » Là se trouvaient « trois » dames (les fées vont généralement par trois) qui s'es» batoient au clair de la lune. » Quoique ce spectacle fût bien alléchant, Raimondin était si triste du malheur qui venait d'arriver qu'il n'y faisait pas attention, lorsqu'une de ces dames lui adressa la parole, et lui reprocha de passer ainsi son chemin sans s'occuper d'elles, conduite qui serait assez inconvenante de la part de tout autres que des fées.

De si aimables reproches ne pouvaient manquer de tirer Raimondin de ses réflexions. Il leva les yeux sur celle qui l'arrêtait, « et aperçu la grant beaulté qui estoit » en elle, et s'en donna grant merveille. » Etant des-


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cendu de son cheval, il lui dit : « Ma très chière dame, » pardonnez-moy mon ignorance et vilosime que j'ay fait » envers vous, car certes j'ay trop mespris (les héros de » romans sont toujours d'une galanterie parfaite) et sa» chies que je pensoie moult fort à ung mien affaire qui » moult me touche au cuer et je prie à Dieu devotement » que il me doinct grâce et puissance de saillir hors de » ceste peine à mon honneur. » Il paraît que, dans la pensée de l'auteur, les fées, quoique magiciennes, croient plutôt à Dieu qu'au diable, puisque celle-ci s'empresse de répondre : « C'est très bien dit, car à toutes choses » commencer, on doibt toujours invosquer Dieu en son » aide. » Et pour lui donner confiance elle l'appelle par son nom et lui apprend qu'elle sait tout ce qui vient de se passer. Raimondin ébahi, croit d'abord avoir affaire à quelque suppôt de Satan ; mais celle-ci le rassure en ces termes : « Ne cuides point que ce soit fantosme ou » oeuvre diabolique de moy et de mes paroles, car je te » certifie, Raimondin, que je suys de par Dieu, et crois » comme bon catholique doibt croire ; et sachies que » sans moy et mon conseil tu ne peus venir à fin de ton » fait. » Elle ajouta que, s'il voulait suivre ses avis, elle ferait de lui le « plus grand seigneur qui fut oncques en » son lignage et le plus grant terrien de tous eulx. » Cette promesse était bien tentante pour un homme qui ne savait tout à l'heure à quel saint se vouer, et la rapprochant des paroles que le comte de Poitiers lui avait dites, il se décida à se laisser guider par elle. Mais Mélusine était de celles qui ne donne rien pour rien. En récompense des services qu'elle faisait espérer à Raimondin, elle lui demanda sans plus de cérémonie s'il consentirait à l'épouser. Devant une pareille proposition faite par


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une jeune et jolie femme, il est bien difficile de reculer : Raimondin accepta donc; mais ici venait la partie la plus délicate de l'affaire. Comme tous les gens qui ont quelque cas rédhibitoire à accuser avant le mariage, il fallait s'exécuter. Mélusine le fit avec habileté, Voyant la passion qu'elle inspirait, elle fit promettre à Raimondin « sur tous les sacremens et seremens que ung homme » catholique de bonne foy peut faire et doibt jurer que » jamais tant qu'elle sera y en sa compaignie, le jour du » samedi il ne metteroit paine ne efforceroit en manières » quelconques de la veoir ne de enquérir le lieu ou elle » seroit. » Raimondin promit tout ce qu'elle voulut « Allez tout droit à Poetiers, et quant vous y serez vous » trouverez jà plusieurs qui sont venus de la chasse qui » vous demanderont nouvelles du conte vostre oncle. » Vous direz en ceste manière : Comment, n'est-il pas » revenu ? et ilz vous diront que non. Et vous leur direz » que vous ne le vustes oncques puys que la chasse » commença à estre forte, et que lors vous le perdîtes » en la forest de Colombiers, comme plusieurs firent; » et vous esbahissez moult fort comme feront les aultres. » Et assez tost aprez viendront les veneurs et aultres » de ses gens qui apporteront le corps tout mort en une » litière; et sera advis que la plaie est faicte de la dent » du sanglier et diront que le sanglier l'a tué. » Elle ajouta: « Le conte Bertrand, son filz, et Blanche, sa fille, » et tous les aultres de sa famille, grans et petits feront en» semble grant dueil, et vous le ferez aveceulx. et vestirez » la robe noire comme les aultres. Aprez tout ce que no» blement sera fait, et le terme assigné que les barons » devront faire hommaige au jeune conte, vous retour» nerez icy à moy parler le jour de devant, que les bom-


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» maiges se devront faire, et vous me trouverez en ceste » propre place. » A la suite d'instructions si complètes et qui montrent combien les fées sont habiles à dérouter lajustice, Raimondin et la dame, qui n'était autre que Mélusine, se quittèrent, Raimondin « racolant moult » doulcement, la baisa moult honnourablement comme » celle en qui il se confioit du tout : car il estoit déjà si » surprins de l'amour que tout ce qu'elle lui disoit, il » affirmoit estre vérité. »

Les choses se passèrent exactement ainsi que Mélusine l'avait prévu, ce qui, pour le dire en passant, ne donne pas une haute idée de la recherche criminelle à cette époque, car pour peu qu'on eût examiné le cas, on aurait vu facilement que la mort provenait d'un coup d'épée et non de la dent d'un sanglier. Mais les fées, et le romancier s'en mêlant, on n'alla pas j usque-là, et on se contenta de faire au comte de magnifiques funérailles dans la cathédrale de Poitiers. Et puis, « comme il est bien » vérité qu'il n'est douleur tant soit angoisseuse qui ne » se adoulcisse sur les trois jours, » on se décida à fixer celui où le nouveau comte devait recevoir l'hommage de tous ses vassaux. Alors Raimondin, qui s'était si bien trouvé des conseils de Mélusine, revint auprès d'elle, et en reçut la direction suivante. Après la cérémonie de l'hommage, demandez au comte de vous donner « en » cette roche et à l'environ autant de place que ung cuir » de cerf peut comprendre et enclore. » C'est évidemment une réminiscence de la fondation de Carthage et de la légende de Byrsa; seulement on a remplacé la peau île boeuf par une peau de cerf, parce qu'on était en présence de seigneurs, amateurs de chasse, et non de trafiquants émigrés. Raimondin fit ce qui lui était indiqué, et


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le comte lui accorda ce qu'il demandait, après avoir consulté ses barons, qui n'y virent aucun inconvénient, « puys ce que ce estoit chose de si petite value. » Le comte, qui était bon prince, ajouta même: « Je le vous » donne franchement, que vous ne devez à moy ne à » tous mes successeurs, foy ne hommaige. ne quelconque » redevance. » Exemple assez remarquable d'une concession féodale et de l'intervention des barons nécessaire dans un pareil acte, qui raccourcissait le fief.

Mais le cadeau était en réalité beaucoup plus important qu'il ne paraissait, car Raimondin, comme les Tyriens fugitifs, fit tailler le cuir « en une couroie le plus deslié » qu'il peut, » et il obtint ainsi une très grande étendue de terre. Après ce tour d'adresse, qui pourrait bien être qualifié d'un autre nom, Raimondin vint retrouver sa dame, et celle-ci lui dit d'aller demander au comte de Poitiers de venir, « avec sa mère et tous aultres amis, » faire honneur à nos nopces en ceste place, affin qu'ils » voient les noblesses que je pense à faire pour votre » honneur accroistre. » Le comte accepta l'invitation, pourtant il fit à Raimondin une question toute naturelle: « Quelle femme épousez-vous? » Raimondin répondit qu'il n'en savait pas plus que lui, mais que « puysqu'il » me souffist, il vous doit bien soulfire, car je ne prens » pas femme pour vous ennoisier mais pour moy. » Le comte se paya de cette raison un peu légère et se rendit avec ses barons et une suite nombreuse à l'endroit fixé par Mélusine. On leur fit une réception magnifique, dont la description tient une très longue place dans le récit. Des joutes et des tournois furent célébrés en grande pompe : il n'y manqua même pas un évêque qui, après avoir marié les nouveaux époux, vint bénir leur couche.


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Et « à tant se taist l'istoire sans plus avant parler de la » matière. »

L'histoire n'est pourtant pas si discrète qu'elle ne révèle une partie des mystères de cette nuit. D'abord Mélusine eut garde de perdre une si belle occasion de rappeler à Raimondin la promesse qu'il lui avait faite de ne pas chercher à savoir ce qu'elle devenait chaque samedi, « moyennant quoy, répéta-t-elle, vous serez le " plus puissant et le plus honuouré qui oncques fust en » vostre lignée ; mais si vous y manquez vous serez celluy » qui plus y perdrez après moy. » Raimondin renouvela son serment sans exiger plus d'explication. Ensuite « en » ce parti ils laissèrent aler de ceste matière, et pour ce, » nous dist l'istoire. que en ceste nuyt fut engendré » d'entre eulx deulx, le preux vaillant Urian qui fust roy » de Chippres. »

Les fêtes ayant duré quinze jours, chacun s'en alla chargé de magnifiques présents que leur avait faits Mélusine. Mais si on savait qu'elle était immensément riche, on continuait à être dans une complète ignorance sur son origine et on pouvait croire à une mésalliance. Le comte de Poitiers interrogea de nouveau Raimondin à ce sujet, au moment où il allait prendre congé de lui. Mais celuici fut d'autant plus mécontent de cette insistance qu'il n'avait rien de bon à dire. Il se contenta de lui répondre que celle qu'il avait épousée devait être au moins la fille d'un roi, et le pria de ne plus lui en parler. Le comte accepta cette situation un peu équivoque et ne fit désormais aucune difficulté de regarder sa nouvelle cousine comme d'une haute naissance, sans autre preuve à l'appui.

Raimondin et Melusine étant ainsi établis s'empresse-


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rent de bâtir un superbe château-fort sur la terre qui leur avait été concédée : c'était en effet la première pensée qui devait venir à tout seigneur féodal ; mais cette pensée est plutôt du moyen-âge que du temps des fees. Lorsque la forteresse fut terminée, ce qui alla assez vite, grâce au pouvoir magique de Mélusine, elle décida son mari à donner une grande fête pour l'inauguration. Le comte de Poitiers y vint encore avec sa mère, son frère et ses barons. Au milieu des divertissements, Mélusine lui demanda quel nom il fallait donner à la forteresse, et le comte lui en ayant laissé le choix, elle proposa de l'appeler Lusignen (c'est l'anagramme de Mélusign). Le comte répondit : « Or ma foy ce nom lui affert bien » pour deux causes ; car tout premièrement vous êtes » nommée Mélusine d'Albanie, et en langage grégoys » vault autant à dire chose qui ne fault ; et Mélusine » vault autant à dire chose de merveilles, ou merveil» leuse chose. » C'est un échantillon de la galanterie et de l'esprit du temps. Mais s'il témoigne de l'amabilité du comte de Poitiers, nous pensons qu'on peut le récuser comme étymologie.

Raimondin et Mélusine se trouvèrent ainsi dotés d'un magnifique château, ils y firent leur résidence et « depuys ilz se gouvernèrent et tressaigement, puissam» ment et honnourablement. » Le premier signe de ce bon gouvernement fut la naissance d'un fils « en tous » estas bien formé, excepté qu'il eut le visaige court » et large à travers, et si avoit un oeil rouge et l'aultre » pers. » Il fut nommé Urian. « Et si sachiez qu'il avoit » les plus grans oreilles qui oncques furent veues à » enfant, et estoient aussi grandes comme les memilles » d'ung vau. » Sans doute pour les consoler de ces


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défectuosités de leur enfant, la fortune continua à prodiguer à Raimondin et à Mélusine toutes ses faveurs. Leur domaine ne cessait pas de s'accroître et devint des plus considérables. Il est vrai que Mélusine ne laissait passer aucune occasion d'augmenter la grandeur de sa maison. Dans ce but, elle conseilla à son mari d'aller en Bretagne revendiquer la terre de Léon dont son père avait été traîtreusement dépouillé. Raimondin partit donc pour la Bretagne, et ayant exposé ses droits au roi de ce pays, il en obtint la permission d'appeler en combat singulier le chevalier déloyal qui détenait son héritage, ou plutôt le fils du spoliateur, parce que celuici était trop vieux pour soutenir la lutte: exemple remarquable de ces duels judiciaires qui décidaient si souvent des procès au moyen-âge. Un combat terrible s'engagea, dans lequel Raimondin fut vainqueur, ce qui ne lui était peut-être pas aussi difficile qu'on pouvait le croire puisqu'il était protégé par une fee. Le roi ne parait pas s'être préoccupé de cette circonstance, et ne voyant que le doigt de Dieu dans l'issue du combat, condamna le vaincu et son père à être pendus, et rendit à Raimondin la possession de sa terre. Une pareille décision méritait bien sa récompense : Raimondin « présenta au roy, de » par sa dame, une moult riche couppe d'or, où il avoit » moult de riches pierres précieuses, et donna aprez à » tous les barons moult de riches joyaulx, dont chascun » s'émerveilloit dont telles richesses venoient »

Pendant que Raimondin était en Bretagne, Mélusine ne perdait pas son temps : elle faisait bâtir une ville, celle de Lusignen, au pied du château qu'elle avait fondé. Raimondin mettait aussi à profit son voyage en Bretagne pour concéder, avec l'agrément du roi, à Alain, son on-


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cle, et à ses cousins, la terre de Léon qu'il ne pouvait pas utilement gérer lui-même et pour visiter un domaine qu'il possédait en ce pays, celui de Guérende, où il remettait tout en ordre. Ces faits montrent qu'il était aussi bon administrateur que valeureux guerrier, ce qui constituait l'idéal d'un seigneur terrien au temps où l'auteur écrivait. Pendant cette excursion à Guérende, Raimondin fut exposé au plus grand danger par suite de la vengeance que le châtelain d'Arval, neveu de Josselin, de Léon, voulut exercer contre lui. Il apprit que ce dernier, à la tète d'un certain nombre de vassaux du seigneur de Léon, devait l'attendre au passage d'une forêt et lui faire un mauvais parti. Raimondin prit ses mesures en conséquence, et quand il fut attaqué il se défendit avec le plus grand courage, et fut vainqueur de ses ennemis. Il fit un nombre considérable de prisonniers, entr'autres le châtelain d'Arval. Ici on regrette que Raimondin n'ait pas ajouté la clémence à toutes ses autres qualités, et c'est avec peine qu'on apprend « qu'adonc furent cerchez " tous les prisonniers et furent pendus aux fenestres et » aux huys. » Quant au châtelain d'Arval on l'envoya au roi pour qu'il décidât de son sort ; celui-ci ne fut pas plus généreux que Raimondin ; joignant la plaisanterie à la sévérité, il dit « qu'il fait bon fermer l'estable avant que » les chevaux soient perdus, et il envoya le chastellain » à Nantes, et là il fut pendu emprez Josselin son oncle » et Olivier son cousin. » Non seulement l'auteur n'a pas un mot de pitié pour ces malheureux, mais il termine son récit en disant : « et ainsi garda bien le roy des Bre» tons justice en son temps. » Ces exécutions sommaires paraissaient toutes naturelles aux hommes de cette époque.


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Pendant longtemps Raimondin et Mélusine vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. En effet il leur en venait un à peu près chaque année; mais ces enfants avaient tous quelque difformité particulière. On a vu celle dont était affecté Urian, l'aîné. Le deuxième, Odon, eut « une oreille sans comparaison plus grande que l'aultre; » le troisième, Guion. « eut un oeil plus hault que l'aultre; » le quatrième, Anthoine, « au naistre apporta en la joue » ung griffe de lyon ; » le cinquième, Regnault, « n'ap» porta que ung oeil sur terre, mais il ne veoit si clair » qu'il veoit venir sur mer la nef ou par terre aultre » de trois veues qui montent bien vingt et une lieues; » le sixième. Geuffroy, « apporta sur terre ung grant dent » qui luy sailloit de la bouche plus d'ung pouce, et fut » nommé Geuffroy au grant dent; » le septième, Froidmond, " eut sur le nez une petite tache vellue ainsi » comme se ce fut la peau d'une tolpe ou d'ung fouant.» L'auteur ajoute : « En ceste partie nous dist l'istoire que » Mélusine demoura environ deux ans sans porter, mais » il fust vray que la onzième année elle porta un filz, le » huitième, et ce fust moult grant merveilles, car il apis porta au naistre trois yeulx sur terre, l'ung desquelz » eut au front. » C'est cet enfant qu'on appela Omble, le nom était bien donné, « et fust si cruel et si mauvais » qu'il occit, avant qu'il eust quatre ans, deux nourrices.»

Mélusine ne se contentait pas de donner à son mari une toile quantité d'enfants, elle fondait aussi, comme par enchantement, un grand nombre de villes " et nobles » lieux par le pays qu'ilz avoient es mettes de la conté » de Poetou et duché de Guienne, ainsi le chasteau de » Parthenay, les tours de la Rochelle et le chasteau, » et commença de la ville une partie, et avoit une grosse


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» tour!à trois lieues que Julius César fist faire, et l'appe» loit on la tour des Anglois pour ce que Julius César » portoit l'aigle en sa bannière comme empereur. »Nous en passons, et des meilleures, pour arriver à ce résumé: « Enfin acquisttant Raimondin et Mélusine, en Bretaigne » et Guienne et Gascongne, qu'il n'y avoit prince nul qui » marchast à luy, et qui ne le doubtast à couroucer. » On voit, qu'à part le désagrément d'avoir des enfants dont la conformation laisse à désirer, il est bon d'épouser une fée.

III

Au lieu de continuer l'histoire de Raimondin et de Mélusine. ce qui pouvait déjà fournir une ample carrière, l'auteur croit devoir faire celle de tous leurs fils, ce qui l'entraîne dans les développements les plus exagérés. Il commence par celle d'Urian et de Guion Ils étaient arrivés à l'âge d'hommes, et comme tous les Achilles anciens et modernes, ne voulaient pas

... de la terre inutiles fardeaux

Attendre chez leur père une obscure vieillesse.

Or, « il advint qu'en celui temps deux chevaliers poe» tyins vinrent de Jherusalem et comptèrent les nou» velles par le pays que le souldan de Damas avoit assiégé " le roy de Chippre en sa cité de Famagosse. » Urian et Guion sentirent leur courage s'enflammer à ce récit et résolurent d'aller porter secours au roi de Chypre qui « n'avoit de héritier qu'une seule fille, laquelle estoit » moult belle. » Ils demandèrent donc à leurs parents la permission de chercher aventure « en pays estrange, »


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et parmi les motifs qu'ils firent valoir ils dirent : « Nous » regardons que nous sommes jà. Dieu nous croisse, » huyt frères, et sommes taillez, se Dieu plaist, d'en » avoir autant ou plus. » Impossible de ne pas se rendre à un pareil argument. Ils se mirent donc en route, partant du port de la Rochelle, sur un magnifique navire que Mélusine avait fait appareiller avec le plus grand luxe. Avant leur départ, elle leur donna deux anneaux et leur dit : « Sachies tant que vous userez de leaulté, » sans penser à mal. ne faire tricherie, et que vous les » aiez sur vous, ne serez jà desconfis en nul fait d'armes, » mais que vous aiez bonne querelle, ne soit ne enchan» tement d'art magique ou poisons de quelque manière " ne vous pourront nuire ne grever, que si tost que vous » les regarderez, qu'ilz n'aient perdu vertu et force. » C'était singulièrement augmenter les chances de succès de ses enfants et diminuer le mérite de leur bravoure. Les recommandations qu'elle joint à ce don ne tiennent pas moins de dix pages dans le roman ; mais si elles sont un peu longues, elles sont souvent fort justes et quelquefois touchantes.

Les deux frères ne tardèrent pas à trouver l'occasion de se signaler. Pendant leur navigation ils rencontrèrent une galère de Rhodes à laquelle les Sarrazins donnaient la chasse. Ils la sauvèrent et la ramenèrent à Rhodes où le chef (c'est ainsi qu'on désigne le grand maître de l'Ordre) leur fit le meilleur accueil. Ayant appris le but de leur voyage, il se décida à les accompagner et à les aider dans leur projet. Dès que cette résolution fut prise, il envoya son neveu avertir le roi de Chypre du secours qui lui arrivait La fille du roi, la belle Hermine, fut si satisfaite de cette nouvelle qu'elle fit appeler dans sa

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chambre celui qui l'apportait et lui dit : Amy vous me » salurez les damoiseaulx et donnerez à l'aisné cest fer» mail, et luy dictes qu'il la porte pour l'amour de moy, » et cest anneau, et cest dyamant le donnerez au mainsné » et le salurez beaucoup de foys. »

Il était temps de porter secours au roi de Chypre, car les Sarrazins le serraient chaque jour de plus près dans Famagouste. Dans un dernier combat il avait même été blessé à mort et gisait tristement en son lit quand on lui annonça le débarquement des deux frères et du maître de Rhodes avec les forces qu'ils lui amenaient. Ceux-ci s'empressèrent de se jeter sur « l'ost des Sarrazins, » qu'ils repoussèrent, et Urian s'étant trouvé en face du « souldan, » un combat s'ensuivit, comme celui de Tancrède et d'Argan dans la Jérusalem délivrée. L'issue en fut la même : le Sarrazin ne pouvait manquer d'être vaincu par le chrétien. « Adonc le souldan chait par » terre, et y eut là si grant foulle de chevaux de part et » d'aultre que la bataille y fust si tresdure et si tresforte » que ses gens ne luy peurent aidier, et saigna tant qu'il » lui faillist la mort par la force du sang qu'il jetta. »

La ville fut sauvée ; mais le roi se mourait de ses blessures. Avant sa mort, il voulut voir les deux frères qui avaient vaincu les Sarrazins. Sa fille, Hermine, ne le désirait pas moins, « elle estoit moult doulente du mal de » son père; mais nonobstant ce elle se reconfortoit fort » de ce que onluy disoitque les deux frères damoiseaulx » devoient venir le lendemain, et sachies qu'elle dési» roit moult veoir Urian. » Ils firent dans la ville une entrée magnifique dont la description est minutieusement racontée par l'auteur, et dont les détails forment un tableau curieux des cérémonies d'apparat à cette épo-


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que. Quand ils furent arrivés au palais du roi, celui-ci les reçut dans son lit, et leur offrit une forte somme d'argent pour le service qu'ils lui avaient rendu. Mais Urian la refusa en disant : « Nous ne sommes pas venus » chà pour avoir de vostre or, ne de vostre argent, ne » de vos villes, chasteaux. ne terres, mais pour acquérir » honneur et pour destruire les ennemis de Dieu et » exaulcer la foy catholique. » Il ne lui demanda qu'une faveur, c'était d'armer son frère et lui chevaliers. Le roi y consentit avec le plus grand plaisir, et quoiqu'il fût mourant, il remplit les formalités de l'armement dans toute leur rigueur. « Ce faisant ses plaies luy escrurent, » et en saillist le sang à grant randon parmy le bendeau. » Cela ne l'empêcha pas de faire venir sa fille pour qu'elle adressât ses remerciments aux deux frères ; « et adonc » elle se agenouilla devant eulx, et les salua et les mer» cia moult humblement. Et sachiés qu'elle estoit en » telle manière esmeue, comme là elle fust ravie et ne » sçavoit comment proprement faire contenance tant de » la douleur qu'elle avoit au cueur de l'angoisse que son » père sentoit que des pensées qu'elle avoit à Urian. » Malgré son embarras, il faut reconnaître que celui de Chimène devait être encore plus grand.

Le roi, qui probablement avait vu que sa fille ne demandait qu'à être consolée, fit servir un splendide dîner, auquel « il fist meilleur semblant que le cueur faire ne » povoit, car certes quelque chière qu'il fist il soffroit » moult grant douleur, car le venin qui estoit en la plaie » (il avait été atteint d'une flèche empoisonnée) luy ver» missoit tout le corps, mais pour réjouir la baronie, il » monstroit semblant comme se il n'eut mal ne douleur.» C'est ce qui s'appelle mourir en roi ! « Et aprez disner


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» commença la feste, et dura jusques au soir, et lors le » roy appela Urian, et lui dist : « Beau filz, je vueil que » vous espousez ma fille demain, et vous vueil couronner » de ce royaulme, car sachiés que je ne puis plus gaires » vivre, et pour ce je vueil que tous les barons du » royaulme vous facent hommaige avant ma mort. » » Sire, dist Urian, puys qu'il vous plaist, vostre voulonté » est la mienne. » Il est impossible de mener plus rondement un mariage ; on se demande seulement ce que l'auteur fait des publications et du consentement des parents : il est vrai que de son temps le code civil n'existait pas. Cette élévation d'Urian à la couronne de Chypre pourrait aussi être taxée d'entorse donnée à l'histoire, car si les Lusignan devinrent rois de ce pays, ce fut par la donation que Richard Coeur de Lion, qui l'avait conquis, en fit, en 1192, à Guy de Lusignan et non par une union in extremis, comme on l'imagine ici.

Urian étant ainsi pourvu, il s'agissait de caser son frère : voici ce qu'on trouva pour lui. Urian lui ayant donné quelques navires pour faire la chasse aux Sarrazins, il s'embarque avec le grand maître de Rhodes, et tous deux ne tardent pas à rencontrer plusieurs vaisseaux ennemis qu'ils capturent. Après ce succès ils retournaient en Chypre, lorsque les vents contraires les jettent sur les côtes de l'Arménie. Là régnait un roi qui était le frère de celui de Chypre, dont on vient de raconter la mort. Quand il eut appris que le frère de Guion avait épousé sa nièce (il est étonnant qu'il ne le sût pas déjà), il le reçut avec cordialité, et sa fille, la princesse Florie, qui était douée de toutes les perfections, ne tarda pas à devenir amoureuse de lui, ainsi qu'Hermine l'était devenue d'Urian. Pendant que la galanterie allait son train à la


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cour du roi d'Arménie, on y apprit que le calife de Bandas amenait une grande expédition contre Chypre pour venger la défaite du soudan. Rien ne put retenir Guion, qui partit aussitôt pour défendre son frère. Il arriva tout juste à point pour repousser les infidèles, qui avaient fait une descente dans l'île, et « le roy Urian, ces choses »' faictes, vint à Famagosse, avec luy son frère et le maî» tre de Rodes et ses barons qu'il admena de Poetou et » tous les plus haultz barons de son royaulme. Là les » receupt la royne Hermine moult liement et courtoise» ment, et le roy son mari rendit moult dévotement » grâces à nostre seigneur de la victoire qu'il leur avoit » donné. »

Sur ces entrefaites, il arriva que le roi d'Arménie vint à mourir. Avant sa mort, il s'était décidé à faire épouser sa fille par Guion, comme le roi de Chypre l'avait fait pour Urian, On voit que les choses ne cessent de s'arranger pour le mieux au profit des deux frères. Seize des plus hauts barons d'Arménie vinrent donc en Chypre porteurs d'une lettre pour Urian, dans laquelle il était dit de ,1a part du roi d'Arménie : « Or, je n'ay point de » héritier de mon corps que seule fille, laquelle Guion » vostre frère a bien veue. Je vous supplie humblement » qu'il vous plaise de le prier de par moy, qu'il la veuille » prendre à femme et la royauté d'Arménie avecques. » Cette manière de marier sa fille était peut-être un peu insolite, mais elle n'en fut pas moins favorablement accueillie, et Guion s'empressa d'aller prendre possession de sa femme et de son royaume. Quand la flotte qui le portait fut en vue, « Florie vinst à sa fenestre et regarda

en la mer, et vist navires, gallées et aultres grans vais» seaulx qui arrivoient au port et oyt trompettes sonner,


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» et plusieurs aultres instruments de divers sons. Adonc » la pucelle fust moult lie. » Aussitôt débarqué, Guion se rendit auprès d'elle et lui dit : Mademoiselle, com» ment a t'il esté à vostre personne depuis que me parti tis d'icy ? » et « elle lui respondit moult amoureuse» ment. » Aussi le mariage ne traîna pas en longueur. « Adonc fusrent fiancez, et le lendemain espousez à grant » solemnité, et fust la feste moult noble et dura par » l'espace de quinze jours. « Voilà comment la famille de Lusignan fut, pour commencer, dotée de deux couronnes, sans ce qui l'attendait encore, comme on va le voir.

IV.

Urian et Guion étant ainsi placés, et bien placés, songèrent à écrire à leurs parents, ainsi qu'on dit vulgairement, et à leur apprendre le bonheur dont ils étaient comblés. Ces nouvelles mirent en appétit leurs deux frères Anthoine et Regnauld. « Adoncques vinrent à leur " père et à leur mère en disant moult humblement : Mon» seigneur et vous Madame se il vous plaisoit, il seroit » bien temps que nous alissions par le monde à nous » adventures pour acquérir l'ordre de chevalerie, car ce » n'est pas de l'intention de nul de nous de la prendre, » fors au plus prez que nous porrons l'avoir. » Mélusine s'empressa de répondre avant son mari, ce qui n'est pas fort correct ; mais, dans le roman, c'est toujours elle qui paraît la forte tête du ménage : ainsi que dans celui de Thétys et de Pelée; il est vrai que Thétys est une déesse et Mélusine une fée. Voici ce qu'elle dit: « Beaulx enfans, s'il plaist à Monseigneur vostre père, il


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» me plaist bien. » « Par foy, dist Raimondin, dame, » faictes en vostre voulenté, car ce qu'il vous plaist me » plaist. » On ne peut être mari plus complaisant. Il fut donc décidé qu'Anthoine et Regnauld iraient courir le monde comme leurs aînés. « En ceste partie nous dist » l'istoire, que ès parties d'Alemaigne, entre Loraine et » Ardanne, avoit moult noble terre qui estoit appelée la » conté de Lucembourg, y estoit mort ung vaillant prince, » qui fust nommé sire du pays, et eut nom Asselin, et » avoit demouré de luy nul héritier que une fille, laquelle » est nommée Christienne, et fust moult belle et bonne.» C'est toujours l'emploi du même moyen. « Pour celluy » temps en Anssay eut ung puissant roy. Or advint que » il oyt nouvelles que le seigneur de Lucembourg estoit » trespassé, et ne luy estoit demouré que une fille, qui » estoit moult belle. Adoncques le roy d'Anssay la fist » demander pour estre sa femme. Mais la pucelle ne se » voulust oncques accorder, dont le roy d'Anssay fust » moult doutent, et va jurer Dieu, comment qu'il fust, » que se il povoic qu'il l'auroit. » Et voilà la guerre déclarée! Mais la jeune princesse n'était pas de force à résister au roy d'Anssay. Anthoine et Regnauld ayant appris ce procédé discourtois, résolurent de le réprimer. Ils partirent de Lusignan, à la tête d'une troupe de seigneurs, auxquels Raimondin et Mélusine payèrent leurs gages pour une année ; ce qui montre que le rôle de redresseurs de torts n'était pas aussi gratuit que le comprenait Don Quichotte. Après maintes aventures, on arriva devant la forteresse de Luxembourg, que le roi d'Anssay tenait assiégée et dont il croyait s'emparer facilement. Mais il se vit attaqué à l'improviste par les Poitevins, et fut vaincu et fait prisonnier. L'entrevue du


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roi et d'Anthoine est racontée avec une naïveté pleine de grâce, qui mérite d'être citée textuellement : « Et » adoncques fust mené le roy à la tente de Anthoisne, » qui estoit logé en la propre tente qui avoit esté au roy » d'Anssay ; et adoncques il ne se peut tenir qu'il ne » leur dist : « Par foy, damoiseaulx, bien dist vray cel» luy qui dist : En peu d'eure Dieu labeure, car au jour » d'huy matin on n'eut gaire fait de chose ceans pour » vous. » « Sire roy, dist Anthoine, c'est pour vostre » musardie et pour vostre pechié, qui faictes guerre aux » pucelles sans cause, et les volez avoir par force. Et sa» chiés que vous en serez bien paie selon vostre droit, » car je vous renderay en la subjection de celle que » vous voulez avoir par force subjeclé. » Adonc, quand » le roy l'entendit, il fust moult honteux et luy respon» dist moult tristement : « Or puys qu'il m'est ainsi in» fortueusement advenu, j'aimes mieux ne à mort que » ne à vie. » « Nenny, dist Anihoine, je vous renderay » en la merci et en la subjection sans double de la pu» celle. »

Cristienne (Christine), laissée juge du sort du roi d'Anssay, se montra généreuse : " Elle fist mettre le roy * en une moult riche chambre, et avec luy dames et da» moiselles, chevaliers et escuiers, pour luy faire oublier » sa perte, et pour le resjouir et oster hors de méran» colie. » Comme un bienfait n'est jamais perdu, la générosité de Christine lui valut un mari, et ce mari ce fut le roi d'Anssay qui le lui procura. Ne pouvant plus épouser l'héritière du duché de Luxembourg, il eut l'idée lumineuse de la faire épouser par Antoine. Il s'ouvrit de ce projet aux barons du pays, et ceux-ci, sans méfiance pour leur ancien ennemi, dona ferentem, après avoir tenu


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un conseil digne d'une assemblée constituante, décidèrent que « se Anthoine la vouloit prendre, certainement » nous en serons tous joyeulx. » Antoine accepta très volontiers la femme et le duché qui lui étaient offerts. Il ne s'agissait plus que d'avoir le consentement de Christine. Ce ne fut pas très difficile. « Adoncques fust la da» moiselle mandée par quatre des plus haultz barons, et, » en venant, ilz luy comptèrent ceste nouvelle, dont » fust bien joyeulse, combien qu'elle n'en fist aucun » semblant. » C'est ainsi qu'eut lieu le mariage d'Antoine de Lusignan et de Christine de Luxembourg, mariage qui ne tarda pas à porter ses fruits, car " celle nuyt » coucha Anthoine avecques sa femme, et fust engendré » un moult vaillant hoir, et fust appelé Bertrand. »

Après avoir été si favorable à Antoine, la fortune ne pouvait oublier Regnauld : voici ce qu'elle fit pour lui. Le roi d'Anssay avait un frère, nommé Frédéric, qui était roi de Bohême. Or, il arriva que sesétats furent attaqués par les Sarrazins. Après les avoir vus figurer au midi, nous les retrouvons au nord ; c'est la preuve de l'impression qu'ils faisaient sur les esprits à l'époque où l'auteur écrivait, impression qui allait bientôt se traduire par la funeste croisade de.Nicopolis (1396), où le neveu même du duc de Berry devait être fait prisonnier. Les Sarrazins qui attaquaient la Bohême étaient aidés par un roi de Craco, qui était très puissant. Le roi de Bohême se trouvait incapable de résister à de tels ennemis, et après avoir essuyé plusieurs défaites, il était assiégé dans Prague, sa capitale. Dans ce pressant danger, il pensa à invoquer le secours de son frère, le roi d'Anssay. « Or, est » vray que celluy roy, Phedrich, n'avoit de héritier que » une seule fille, qui avoit nom Aiglentine. » Que d'hé-


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ritières royales pour la plus grande convenance des héritiers de Lusignan ! Le roi de Bohême envoya donc un messager au roi d'Anssay pour lui peindre sa triste situation. « Le messagier avoit esté à Anssay, et là on luy » avoit dit que il estoit à Lucembourg; et à brief parler » tant enquist le messagier qu'il trouva le roy d'Anssay » et lui présenta les lettres de son frère Phedrich. » Mais le roi d'Anssay se trouvait à ce moment aussi mal dans ses affaires que le roi de Bohême, et « se tournant devers » le duc Anthoine, il lui dist: « Ho! ho, très noble et » très vaillant seigneur, or me va de mal en pis : car » vostre très noble chevalerie et puissance ne m'a pas » tant seullement maté ne amendry de mon honneur, » mais avecques moy le plus preud'ommeet le plus vail» lant roy qui fust en toute la lignée. » Antoine, qu'on peut s'étonner d'avoir été si mal renseigné sur ce qui se passait dans la chrétienté, se fit rendre compte du danger que courait le roi de Bohème, et saisi d'un beau mouvement chevaleresque, déclara qu'il irait à son secours avec le roi d'Anssay. « Il prinst donc congié de la » duchesse qu'elle fust moult doulente; mais elle n'en » osa montrer samblant ; toutesfois elle le pria de reve» nir le plus tost qu'il pourroit, et il lui dist que se feroit» il, et lui dist oultre: « Duchesse pensez bien de vous » et de vostre fruict, et se Dieu par sa grâce donne que » ce soit ung filz, faites-le baptiser, et vueil qu'il soit » nommé Bertrand. » Et la duchesse lui dist : « Monsei" gneur à vostre plaisir. » Lors se entrebaisèrent et par» tist. » Ces adieux, pour être moins touchants que ceux d'Hector et d'Andromaque, ne manquent pas d'une certaine grâce. Au reste, le dénoument devait être moins triste. Comme on va le voir, les choses s'arrangèrent


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pour le mieux en faveur d'Antoine et surtoutde Regnauld, que son frère emmena avec lui pour acquérir de la gloire.

Ils prirent leur route par Cologne et la Bavière. Là, ils trouvèrent un duc, nommé Ode, qui, après avoir pris connaissance de leur projet, voulut se joindre à l'expédition. Ils arrivèrent devant Prague, au moment où les Sarrazins allaient s'en emparer. Ici encore, comme il fallait une couronne pour Regnauld, on s'arrange de manière à faire disparaître celui qui la possédait. Pour cela on raconte que, dans une sortie tentée par Frédéric, il avait été tué de la main même du roi de Craco, après des prodiges de courage. Voilà donc Eglantine de Bohême orpheline, comme l'étaient Christine de Luxembourg, Hermine de Chypre et Florie d'Arménie. Mais Regnauld se présente comme ses autres frères, au moment psychologique. Avec Antoine, le roi d'Anssay et le duc de Bavière, il engage un grand combat dont il sort vainqueur, et il tue de sa main le roi de Craco. Alors ils entrent tous ensemble à Prague, où ils sont reçus en triomphe, et où on fait de magnifiques funérailles au roi défunt. Puis, après avoir honoré les morts et les vainqueurs, on songe aux vivants. C'est à quoi s'occupent les barons, comme pour l'affaire de Luxembourg. L'intérêt de l'Etat exigeait qu'Eglantine fût mariée le plus vite possible, et un mari s'offrait tout naturellement pour elle dans la personne de Regnauld. Les barons s'adressent donc au roi d'Anssay, oncle de la princesse, et sur leur demande, il va trouver sa nièce et lui dit : c Ma belle niepce, Dieu

» merci, vos besoings sont maintenant en bon parti

» or fault regarder comme vostre terre soit gouvernée » doresnavant » Elle répondit: « Très chier oncle,


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» je n'ay point de confort en cesluy monde fors que Dieu » et vous ; pour ce faictes de moy et de mon royaulme » tout ce qu'il vous plaira. » Alors, usant de la latitude qui lui était donnée, il se rendit auprès d'Antoine et lui demanda son frère Regnauld pour mari d'Eglantine. La proposition fut acceptée avec empressement, « et à brief » parler fust là mandé un évesque qui les fiança... et fut » feste moult grande, et le soupper moult notable. » Notre auteur aimait sans doute la bonne chère, car il n'oublie jamais de mentionner les repas que font ses héros. Le mariage eut lieu le lendemain. « Adonc fut » moult noblement appareillée l'espouse et fut adressée » à l'endroit où la messe se devoitdire. Ilz furent espou» sez et la messe dicte moult solemnellement, et aprez » ramenée au maistre pavillon : et quant le disner fut » prest ilz lavèrent et s'assirent à table, et ilz furent » moult richement servis et de plusieurs manières de » metz, et quant ilz eubrent disné les napes furent os» tées; ilz lavèrent, les tables furent abbatues et grâces » furent dictes. » Ces détails présentent quelque intérêt, comme reproduction des habitudes du temps. Il en est de même du récit des joûtes et divertissements qui suivirent le repas ; mais ce qui est plus piquant c'est le coucher de la mariée Voici comment l'auteur le raconte: « Quant il fust l'heure d'aller dormir on mena l'espousée » couchier en ung riche lict de parement ; et puys assez » tost aprez vint Regnauld et se coucha avecq la pucelle, » aprez que le lict eubl esté beneis. Adoncques se depar» tist chacun de la chambre, les ungs crians, chantans » et danssans, et les aultres comptans de beaulx comptes » et de belles adventures ; et se esbattoient qui mieulx » pour passer le temps ; les aultres allèrent dormir. Re-


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» gnauld et la pucelle furent couchiés l'ung avec l'aultre.» L'auteur, qui paraît avoir écouté aux portes, cite même la conversation qu'eurent les époux. « Monseigneur, dit » la princesse, se ne fust la grâce de Dieu, ceste povre » orpheline estoit toute désolée et perdue... » « Par foy, " répondit Regnauld, ma doulce amour, vous avez trop » plus fait pour moy que je n'ay fait pour vous ; quant » vous m'avez fait le don de vostre noble corps... » « Et » lors, dist la pucelle : Par ma foy, monseigneur, le » corps de vous vault mieulx que dix royaulmes, et plus » est à priser quant à mon gré. » De leurs paroles n'en » veult plus parler; mais ceste nuyt fust engendré d'eulx » deux ung très beau filz qui eubt nom Oliphart. » Après toutes les preuves qui ont été données, il faut bien reconnaître que la famille de Lusignan savait mener rapidement toutes choses.

V

A la suite de ces longues pérégrinations en Orient, en Allemagne et en Bohême, l'auteur nous ramène enfin auprès de Raimondin et de Mélusine ; mais c'est pour raconter l'histoire d'un autre de leurs fils, " Geuffroy à » la grant dent ; » il est vrai que celui-là « fust le plus » fier, le plus hardi et le plus entreprenant de tous ses » aultres frères. » Ses premiers exploits eurent pour but de réduire à l'obéissance quelques vassaux de son père qui s'étaient révoltés. Il partit d'abord pour l'Irlande à la tête de cinq cents hommes et de cent arbalétriers. Il ne s'agit pas ici de l'île de ce nom, car il n'est pas question de vaisseaux pour s'y transporter. Quand il fut ar-


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rivé dans ce pays « tantost enquist ou estoient les deso» beissans. » Ceux qui étaient restés fidèles à Raimondin lui signalèrent Claude de Syon qui, avec ses deux frères, » vouloient suppediter tous leurs voisins et estre sei» gneurs d'eulx. » Le principal repaire de ces tyranneaux, comme il y en avait tant au moyen-âge, était la forteresse de Syon. Geuffroy vint établir son camp à une lieue de là, et envoya sommer les trois frères de se rendre. Ceux-ci ayant refusé, il alla reconnaître les lieux pour savoir par où il attaquerait. Pendant cette reconnaissance il rencontra un des trois frères qui battait la campagne avec une forte troupe de partisans. Il l'assaillit impétueusement et ayant mis la déroute parmi ses gens, il le fit prisonnier. Lorsque Claude apprit la captivité de son frère, il sortit de la forteresse, à la tête de « sept » vingz hommes d'armes, » pour le délivrer. Nouveau combat et nouvelle victoire de Geuffroy. Mais celui-ci n'était pas seulement un valeureux guerrier, il était aussi un habile capitaine. Pendant qu'il livrait bataille à Claude, il envoya un écuyer avec trois cents hommes d'armes pour tourner l'ennemi et prendre la forteresse par surprise. Le troisième frère, qui était resté à la garde des murailles, ayant aperçu cette troupe, crut que c'était son frère qui revenait de son expédition, et abaissa le pont-levis. On se précipita dans l'enceinte du château et « fut occis que prins tout le demourant des gens de » Claude. » Quant aux trois frères on en fit sommairement justice. « Ailonc fist Geuffroy tantost lever unes >, fourches devant la porte du chasteau et les fist pendre » incontinent » Cet exemple intimida un autre rebelle qui avait nom Guérin de Val-Bruyant. Mais heureusement pour lui il avait une femme qui le tira d'affaire.


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Ayant appris que Geuffroy arrivait, il ne crut pas prudent de l'attendre, et chargea sa femme, « qui étoit » moult saige et subtive » de fléchir le vainqueur. Elle s'acquitta parfaitement de cette commission. Elle vint, avec ses jeunes enfants, audevant de Geuffroy, et l'engagea à entrer dans la forteresse, qu'elle rendit à discrétion, implorant seulement la grâce de son mari, qui avait été entraîné par les mauvais conseils de Claude. Geuffroy, en galant chevalier, accueillit la requête de la dame, et consentit à recevoir les excuses de Guérin, qui obtint son pardon complet pour lui et ses adhérents. Preuve éclatante du talent diplomatique des femmes et de l'avantage qu'il y a presque toujours à s'adresser à elles dans les cas difficiles ! Geuffroy ayant ainsi comprimé les mutins, « alla visitant le pays par l'espace de deux mois » et puis print congié des barons et laissa bon gouver» neur au pays, et s'en partist et s'en vint grant erre à » Lusignan, où il fut moult festoie de son père et de sa » mère et de toutes gens »

Mais pendant qu'à Lusignan on se livrait à la joie de ces éclatants succès, on y apprit que le roi d'Arménie, Guion, était attaqué par une ligue formidable de Sarrazins, qui se proposaient aussi de demander compte au roi de Chypre, Urian, de la défaite qu'ils avaient subie. A ces nouvelles, Geuffroy résolut d'aller porter secours à ses frères. Avec l'agrément de Raimondin et de Mélusine une flotte considérable fut équipée à la Rochelle, et de nombreux seigneurs partirent avec leurs hommes d'armes pour cette nouvelle croisade. L'expédition, dont Geuffroy était le chef, arriva à Chypre trois jours après qu'Urian et le grand maître de Rhodes en étaient partis avec quatorze mille hommes pour se rendre en Armé-


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nie. Geuffroy fut accueilli comme un sauveur par sa belle-soeur, la reine Hermine, et s'empressa de reprendre la mer pour rejoindre la flotte chrétienne. Il la rencontra au moment où elle était aux prises avec celle des infidèles. Son intervention décida de la victoire, qui fut pourtant chèrement achetée, car « la bataille fust moult » fière et horrible et l'occission fust hideuze. » Les Sarrazins qui « avoient perdu plus de deux pars de leurs » gens » durent se retirer « au port de Japhes (Jaffa), » ne pouvant plus tenir la mer. Geuffroy les y suivit, et les pressa si vivement qu'ils furent obligés de demander une trjve de trois jours, qu'on leur accorda. Alors les trois frères purent se réunir et « adoncques commença » la joye à estre grande entre eulx, et fust leur ost nom» brée à estre en somme environ vingt deux mille, que " archiers, que arbalétriers, que gens d'armes. »

Les Sarrazins jugèrent qu'il n'était pas prudent de combattre les chrétiens à Japhes. Ils se retirèrent sous Damas, et quand ils y eurent rallié toutes leurs forces, ils se trouvèrent au nombre « de plus de cent quarante » mille païens, » dit l'auteur, qui ne se doute pas que les musulmans ne sont pas plus païens que les chrétiens. Quand les Sarrazins furent prêts, le soudan de Damas envoya un héraut défier les trois frères. Ce héraut, admis dans leur tente, « se donnoit merveilles de la grant » fierté qu'il veoit estre en eulx trois, et par espécial en » Geuffroy, qui estoit le plus grant et le plus fourni des » aultres sans comparaison, et veoit la dent qui luy pas» soit la lèvre de plus d'ung grant pouce en esquare, il » en fut si esbahi que à peine peut-il parler. » Quand il fut remis, il dit au roi Urian : « Sire roy de Chypre, le » caliphe de Bandas (peut-être Bagdad), le souldan de


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» Barbarie, lé roy Anthénor d'Antioche, l'admirai de " Cordes et le roy de Dannette (probablement Damiette) » vous mandent par moy qu'ils sont tous prez de vous » livrer bataille et vous attendent es prez qui sont des» soubs Damas, es belles tentes et pavillons, et vous » mandent que vous y povez venir seurement loger de» vant eulx et pourrez prendre place telle qu'il vous » plaira: » Ce singulier défi, conforme d'ailleurs aux moeurs des croisades, et dont on voit des analogies dans les rapports de Richard Coeur de Lion et de Saladin, fut accepté par Geuffroy. Le héraut étant revenu auprès du Soudan de Damas, lui dépeignit sous les traits les plus effrayants la puissance des trois frères, « et quant le » souldan l'entendit, il commença à soubzrire et lui res» pondit : « Par Mahon ! (Mahomet) » le soudan jure aussi quelquefois par Appolin (Apollon), A à ce que je puys » veoir de vostre hardiesse vous serez le premier qui as» semblerez la bataille contre celuy au grant dent. » Les auditeurs rirent beaucoup de cette saillie ; « mais, dit » l'auteur, tel en rist qui puys en eut pleuré se il eut eu » loisir. »

L'armée chrétienne ne tarda pas à se rendre au défi qui lui était adressé. Le lendemain matin, « aprez la " messe oye, » elle se mit en mouvement. Mais avant de s'avancer dans l'intérieur, Geuffroy ne voulut pas laisser derrière lui une place aussi importante que Japhes ; « il » la fist assaillir, et de fait la print à force et mist à l'es» pée tout tant qu'il peut trouver de Sarrazins. » Il en fit autant pour la ville de Barrut (Beyrouth), qu'il emporta par un hardi coup de main, en se détournant, avec une poignée de braves, du chemin que suivait l'armée, et malgré l'avis du grand maître de Rhodes, " qui moult

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» avoit grant paour que Geuffroy n'eut aulcuns empes» chement...» Il délivra toute la ville des Sarrazins, «que » nul soit de piet qui oncques en eschappa, ne qui de» mourast que tous ne fussent mors, sinon ceulx qui » s'enfuyaient. » Cette conduite, qui paraît toute simple au narrateur, n'a été que trop habituelle chez les chrétiens à l'égard des mahométans durant les croisades : si elle montre beaucoup d'enthousiasme religieux, elle dénote peu d'humanité. Geuffroy ayant rejoint l'armée, arriva avec elle jusque sous les murs de Damas. Là eut lieu un grand combat, dont le récit occupe plusieurs pages dans le roman, mais qui n'est que la répétition de toutes les scènes de ce genre dont on a déjà eu tant d'exemples. Les trois frères ne pouvaient manquer d'y déployer une grande bravoure, mais celui qui se distingua le plus fut Geuffroy. « A tant vint-il panny la ba» taille, la targe tournée derrière le dos et tenoit l'espée » empoignée à deux mains, et vit l'admirai de Cordes qui » moult courroit sur les cristiens ; adonc le ferit Geuf» froy de telle vertu, à ce que l'espée fust pesante et » dure, et qu'il y mist toute sa force, que l'espée luy » coula jusques à la cervelle, que oncques le bassinet ne » le peut garder et s'abbatit à terre tout mort. » Ne croirait-on pas avoir devant les yeux un autre Roland armé d'une autre Durandal? Tant de prodiges de valeur devaient être couronnés de succès Les Sarrazins furent mis en fuite, et « firent perte de leurs gens de bien qua» rante mille Turcs; » l'auteur ne se fait jamais faute d'enfler les chiffres d'une manière démesurée. Les vaincus s'enfermèrent dans Damas : leurs chefs « eurent » conseil qu'ilz requerroient au roy Urian journée de » traicté sur forme de paix et ilz le firent... et tout firent


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» de chascune part qu'ilz furent d'accord parmy ce que " les Sarrazins leur donneroient tout ce qu'ilz avoient » froyé par le voyage, et aussi pour eulx en retourner » dont ilz étoient venus : et que chascun an ilz deve» roient payer au roy Urian trente mille besans d'or, et » furent entre les deux parties tresves jusques à cent » ans et ung jour. » Ainsi, d'après l'auteur, les Sarrazins devinrent tributaires des rois de Chypre ; ce qui n'est guère conforme à l'histoire, car le contraire n'arriva que trop fréquemment.

L'accord ne se borna pas à ce traité de paix, il devint si parfait « que estoit le souldan de Damas mamouré de » Geuffroy, et lui tenoit toujours compaignie et s'ouffroit » de lui faire plaisirle plus qu'il pouvoit faire. » Il poussa même la complaisance jusqu'à le mener à Jérusalem, " qui n'estoit pas encore réparée de la destruction que » Vespasien et Titus, son filz, y avoient fait, quant ilz » allèrent venger la mort de Jhesucrist, quarante ans » après le crucifiement, à laquelle vengeance ilz donnè» rent trente Juifs pour ung denier, en rasseanbrance » qu'ilz avoient acheté le corps de Jhesucrist trente de» niers. » Voilà comment les écrivains du moyen-âge entendaient l'histoire, mêlant le profane au sacré, le vrai au faux Ce voyage de Geuffroy à Jérusalem soulève une autre question : ne serait-ce pas une réminiscence de celui qu'y fit, en 1229, l'empereur Frédéric II, qui y entra après quelques succès sur les Sarrazins, mais ne put s'y maintenir?

Après toutes ces prouesses, Geuffroy revint auprès de ses parents : ils avaient grand besoin de ses services. Pendant son absence, ils avaient eu maille à partir avec des géants ou gayants, qui avaient causé le plus grand


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tort à leurs possessions. Qu'étaient-ce que ces géants? On les retrouve dans les légendes de presque tous les peuples à leur origine ? Ne faudrait-il pas y voir une continuation de ces Titans, que Jupiter eut tant de peine à réduire, ou des anges rebelles qui furent précipités du ciel par le Tout-Puissant ? Ils se transforment en monstres pour les demi-dieux, tels qu'Hercule, et enbrigands pour Thésée, qui en voit un reste impur dans son fils Hippolyte, jusqu'à ce qu'ils deviennent des ogres dans les contes de fées. Au moyen-âge, ce sont évidemment ces barons pillards, qui étaient la terreur des contrées qu'ils habitaient et qu'un dramaturge contemporain a mis en scène dans ses Burgraves. Ces géants se retrouvent dans presque toutes les villes des Pays-Bas, et notamment à Dunkerque, sous le nom de Reus. Nos voisins de Douai en ont conservé le souvenir dans la personne du célèbre Gayant. Seulement Gayant paraît avoir été un géant bienfaisant, tandis que généralement les géants sont considérés comme des êtres méchants. C'est le cas de ceux qui vont nous occuper. « Or advint en celluy temps qu'il y » avoit un grant gayant en Guérende, qui accueilloit un » grant orgueil, et par sa force il mist tout le pays à patis » jusque en la Rochelle. » Dès que Raimondin eût revu son fils, il lui conta tout le mal que ce géant lui faisait, et Geuffroy lui répondit: « Monseigneur, il ne vous en » fault jà mouvoir ; pour un tel ribault, par la dent de » Dieu, je n'y recurray que dix chevaliers de mon ostel, » pour moy tenir compaignie, non pour aide que je veuil » avoir contre luy, et à Dieu vous commant, car je ne » finiray jamais que je ne l'auray combattu corps à corps, » ou il m'aura comment qu'il soit, ou je l'auray. » Ce qui fut dit fut fait. Geuffroy partit pour Guérende, et vint


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défier, en ces termes énergiques, le géant Guédon, au pied de sa tour de Monjouet : « Filz de putain et faulx » gaïant, vien parler à moy, car je t'aporte l'argent du » pays que les gens de monseigneur, mon père, te doib» vent. Et pour vray tant cria Geuffroy que le gayant » s'esveilla et vint à une fenestre et regarda Geuffroy » tout armé sur le destrier et la lance sur la cuisse. » Le géant accepta le défi en disant : « Follet tu viens en ba» taille et ne pourras endurer ung seul coup de moy sans » roller par terre. » « Adoncques Geuffroy sans plus dire » ferist le chevau des esporons et mist sa lance soubz » son bras et s'adressa vers le gayant tant que le chevau » peut courir, et le ferist de sa lance par telle vertu " qu'il le fist roller par terre la panse contremont ; mais » le gayant saillist sus moult couroucé et au passer que » Geuffroy fist il ferist le chevau de la faulx si que lui » trancha les garres de derrière. » Voilà le coup de Jarnac, mais il s'adresse à un cheval et non au combattant lui-même. « Adonc quant Geuffroy le sentist, il descendit » jus moult legiérement et s'en vint vers le gayant l'es» pée traicte. » Alors une lutte terrible s'engage corps à corps ; mais Geuffroy l'emporte par son sang-froid et son adresse, et après avoir tué le géant, il lui tranche la tête, absolument comme David avait fait de Goliath.

Un autre géant éprouva encore la vigueur du bras de Geuffroy : celui-là s'appelait Grimauld, et habitait une contrée à laquelle l'auteur donne le nom de Northobelande. Il ne faut pas y voir le Northumberland actuel, pas plus que l'Irlande dans le pays dont il a été précédemment question. S'il m'est permis de hasarder une conjecture, je serai porté à croire que ces noms ont appartenu primitivement à différentes contrées de la province de Bre-


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tagne et ont passé en Angleterre et en Irlande avec la race celtique. Quoiqu'il en soit, Grimauld, comme Guédon, était un vrai fléau pour Raimondin, qui dut encore avoir recours à son fils Geuffroy pour s'en débarrasser. Mais cette aventure paraît avoir été plus laborieuse que la première. « C'estoit le plus cruel que on eu oncques » mais veu, et sachiés qu'il avoit vingt sept pieds de » hault... Il avoit destruit toute le pays d'illec environ et » tant qu'il n'y avoit personne qui osast habiter à huit « ou neuf lieues prez, et estoit tout le pays gasté, car les » gens y avoient tout abandonné et de fait luy avoient » tout laissé. » Cela représente bien la force de ces tyrans féodaux, leurs déprédations et la terreur qu'ils inspiraient. Mais s'il y avait en ce temps de pareils détrousseurs, il y avait aussi des chevaliers qui avaient la spécialité de leur donner la chasse. Geuffroy possédait en ce genre une réputation qui fit que les victimes du géant Grimauld jugèrent qu'elles ne pouvaient mieux s'adresser qu'à lui. « Adonc ilz eurent conseil qu'ilz enverraient » devers Geuffroy, et qu'ilz lui offriraient, se il les vou» loient délivrer de ce cruel meurtrier, tous les ans qu'il » viveroit dix mille besans d'or, et que se il avoit hoir « masle de son corps qu'il posséderait d'hoir en hoir, » tant qu'il viendrait de lignée en lignée de fille, mais » en vouloient estre quittes. » Geuffroy répondit « aux » huict messaigiers de plus notables du pays » qu'on lui avait envoyés : « Beaulx seigneurs, je ne reffuse pas » l'offre que vous m'avez faicte; nonobstant se je n'eusse » maintenant eu nouvelles de vous sachiés bien que tout " sans cela je fusse ores allé combatre le gayant pour » aulmone et pour pitié du peuple qu'il destruict et aussi » pour honneur acquérir. » Ainsi Geuffroy, outre la


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gloire, ne dédaignait pas à l'occasion les profits du métier de pourfendeur de géants. Après donc qu'il fut nanti d'un contrat en bonne forme établissant la redevance en titre de fief, il partit en guerre contre Grimauld. Arrivé dans le Nortobelande, il eut une conférence avec les barons du pays, qui le remercièrent beaucoup de son assistance et lui promirent le succès. Et « adoncques Geuffroy » leur respondit : « Et comment povez scavoir que par « moy en povez estre délivrez ? » Adoncques ilz luy res» pondirent : « Monseigneur, les saiges astronomiens » nous ont dit que le gayant Grémauld ne povoit morir » que par vos mains,.. » « Par mon chief, dist Geuffroy, » se il est vray que vostres astronomiens vous le ayent » dit. il ne peut fouyr. » Si ce n'est pas une plaisanterie, ce dont notre naïf auteur est incapable, c'est une nouvelle preuve de la confiance qu'inspirait l'astrologie à cette époque. Geuffroy, voyant les barons si bien disposés, les invita à prendre part à son expédition, mais ils lui dirent: « Or, y povez aller se vous voulez, car nous » ne pensons pas aller plus loin. » Et Geuffroy leur res» pondit en ceste manière : « Se je feusse venu sur la » fiance de vostre ayde, j'eusse ceste foys failly. » Ce refus de concours ne l'empêcha pas de tenter l'entreprise: il est vrai que son mérite est beaucoup diminué par la certitude que lui donnaient les astronomiens.

Le géant avait reçu la même prédiction, ce qui lui ôtait la plus grande partie de son audace. Aussi, dès qu'il vit venir Geuffroy, la lance en arrêt, et lui criant: « Je » suis Geuffroy au grant dent, filz de Raimondin, seigneur » de Lusignan, il fut moult doulent, car bien scavoit qu'il » ne povoit morir for par ses mains. » C'est ce qui rendit sa résistance assez molle, et quand il eut reçu un grand


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coup d'épée « sur la cuisse par telle manière qu'il luy » abattit demi piet ou braon, » il s'empressa de fuir et de se renfermer dans son repaire. Or, pour l'y joindre, il fallait traverser un pertuys profond comme un puits. Le géant « tantost se lança dedans et échappa ainsi à la » poursuite de Geuffroy. » Mais celui-ci était tenace : le lendemain il vint à l'entrée de l'étroit passage, qu'on peut s'étonner que le géant n'ait pas songé à défendre, et l'ayant bien examiné, il se dit : « Par foy, le gayant est

" plus grant et plus gros que ne suys, et cy est entré par » icy, et cy ferai-je comment qu'il en advienne. » II entra donc « les piés devant au pertuys et se laissa couler » avec sa lance, et s'en alla par ung estroit sentier, et vit » au loing grant clarté. Et adonc il se seigna et s'en allast

" celle part. » Il rencontra au bout du sentier une grande chambre, magnifiquement illuminée et remplie de richesses. Dans cette chambre se trouvaient deux statues qu'une inscription lui annonça être celles d'Elinas, roi d'Albanie, et de Pressine, sa femme. Cette inscription « parloit aussi de leurs trois filles, c'est assavoir Mélu» sine, Palestine et Melior, et comment elles avoient esté » pugnies pour ce qu'elles avoient enfermé leur père, et " parloit comment le gayant avoit esté commis pour gar» der le lieu jusques à tant qu'il seroit de là dejesté par » l'hoir d'une des filles. » Tout cela ne semble-t-il pas emprunté aux contes arabes? C'est comme un avant-goût des mille et une nuits.

Quand Geuffroy eut bien contemplé ce spectacle singulier, il quitta la chambre " et erra tant parmy ung lieu » obscur qu'il se trouva, aux champs, ». Bientôt il arriva


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devant une grande tour dont la porte était ouverte. Il y entra (on entrait chez le géant comme dans un moulin) et il parvint à une salle, où « estoit ung grant traillis de » garde de fer, dedens laquelle avoit bien cent hommes " du pays que le gayant tenoit tous prisonniers. » Ces malheureux furent extrêmement surpris de ce que Geuffroy avait osé venir jusque-là, et l'engagèrent fortement à se retirer au plus vite. Mais il ne voulut pas suivre leur conseil, et le géant étant survenu sur ces entrefaites, une lutte épouvantable s'engagea. Grimauld « tenoit ung » grant maillet dont il donna à Geuffroy tel coup sur le » bassinet qu'il le fist tout chancelier. Et quant Geuffroy » sentist le coup qui fut dur et pesant, il le ferist d'estoc » de l'espée emmy le pis, tellement qu'il la luy bouta » tout dedens jusques à la croix. Adonc le gayant jetta " un moult horrible cry, et cryoit illec tout mort. » Il n'était que grièvement blessé. Geuffroy le fit prisonnier, et ayant délivré les chevaliers qui étaient enfermés dans la cage de fer, il le leur abandonna pour en faire ce qu'ils voudraient. Ceux-ci le « lièrent sur une charrette » et le menèrent par toutes les bonnes villes duquel veoir « les gens en furent moult esmerveillez, et comme ung », homme seul osast assaillir ung tel sathanas. » C'est, ainsi que cette aventure, qui s'annonçait comme si terrible, se termine d'une manière assez grotesque. De ce géant, qui était presqu'un Géryon, que reste-t-il ? une sorte de bête curieuse que des bateleurs vont montrer de foire en foire. Voilà ce que la suite des siècles a fait de la gigantomachie qui a inspiré Eschyle et les statuaires de Pergame !


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VI

Tandis que Geuffroy accomplissait ces hauts faits, il se passait dans la famille de Lusignan des événements qui devaient avoir pour elle les plus grandes conséquences. Raimondin et Mélusine, à qui tout avait réussi jusqu'alors, allaient aussi connaître le malheur. Voici ce qui eut lieu. On se souvient que, lors de son mariage, Mélusine s'était réservé le samedi de chaque semaine pour en disposer comme il lui plairait, sans en rendre compte à son mari. Or il paraît que cette faculté, en effet assez étrange dans un ménage, avait donné matière à des réflexions peu bienveillantes. Ces bruits étaient venus aux oreilles du comte de Forez, frère de Raimondin; il crut devoir en avertir le mari de Mélusine. Celui-ci, qui pourtant aurait pu se dire que sa femme, mère et grand'mère, était d'âge à écarter le soupçon, se sentit tout à coup piqué par le démon de la jalousie, et voulut vérifier le fait. Il se mit en observation à la porte de la chambre de sa femme, et dans son impatience, pratiqua, pour mieux voir, « ung pertuys en l'uys de son espée. » Un spectacle bien extraordinaire s'offrit à ses yeux : « Mélusine estoit en une cuve jusques au nombril en » signe de femme, et, peignoit ses cheveulx, et du nom» brilen bas en signe de la queue d'une serpente grosse » comme ung quaque à harenc, et moult longuement » debatoit sa queue en l'eau, tellement qu'elle le faisoit » bondir jusques à la voulte de la chambre. » Les poètes et les peintres ont*aussi représenté la Vénus Andyomène peignant sa chevelure dans la mer, avec le corps à moi-


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tié sorti de l'onde ; mais il faut reconnaître que Mélusine faisait sa toilette d'une façon beaucoup moins gracieuse. Si Raimondin avait la preuve de l'innocence de son épouse, il avait la certitude qu'elle était moitié poisson, ce qui ne dut pas beaucoup le charmer. " Adonc il en eut » moult grant douleur en son ameur, et telle tristesse » que cueur humain ne pourrait plus porter. » Sa colère se tourna d'abord contre son frère à qui » il escria en » ceste manière: « Fuiez d'icy faulx treste, car vous » m'avez fait par vostre très mauvais rapport ma foy par» jurer contre la plus loyalle et la meilleure des dames » qui oncques naquit après celle qui porta nostre sei"gneur Jhesucrist! » Puis il se mit au lit en poussant des lamentations dignes d'un prophète bien connu. « Or » nous dist l'istoire que en celle douleur et en celle mi» sère demoura Raimondin jusques au jour, et quant " l'aube du jour fut apperceue, Mélusine vint qui entra » dans. Adoncques quant Raimondin l'ouyt venir, il fit » semblant de dormir ; elle se despouilla et se coucha » toute nue de costé de luy et lors Raimondin commença » à soupirer comme celluy qui sentoit grant douleur en » son cueur, et adoncques elle l'embracha et luy de» manda en ceste manière : « Monseigneur que vous faut» il? estes-vous malade? » Et quant Raimondin vit qu'elle » n'eut parolle de riens, il cuida qu'elle ne sceut rien de » ce fait ; mais pour néant le cuida, car elle scavoit bien » qu'il ne l'avoit descouvert à arme ; elle se souffrist » quant à l'eure, et ne luy en monstra nul semblant, » dont il fut moult joyeux, et luy respondit : " Madame » j'ai esté ung peu malade, et ay ung peu de fièvre en » manière de continue. « « Monseigneur, dist Mélusine, » ne vous esbahissez pas, car vous serez tantost gari, se


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« Dieu plaist. » Et adoncques celluy, qui fut moult joyeux, » lui dist : « Par ma foy, m'amie et ma dame, je me sens » jà tout adoulcé de vostre venue. » Et elle luy respondit » qu'elle en estoit toute joyeulse. Et quant il fut temps » d'eulx lever, ils se levèrent et allèrent ouyr la messe. » Ce tableau, d'une naïveté délicieuse, semble un avantgoût des scènes racontées par Milton après la chute d'Adam.

Mais il fallait que l'oracle s'accomplit. Les infortunes de Raimondin et de Mélusine commencèrent par une catastrophe arrivée à un de leurs enfants, Froimond. Ses goûts religieux le décidèrent à se faire moine, et avec l'agrément de ses parents, il entra à l'abbaye de Maillières. Mais il paraît que Geuffroy n'aimait pas les moines, au moins dans sa famille. Quand il apprit la résolution que son frère avait prise, il en fut très courroucé, et s'écria : « Comment Monseigneur, mon père, et Madame, » ma mère, n'avoient-ilz pas assez pour Froimond mon » frère faire riche, et luy donner de bons pays et de » bonnes fortresses, et le richement marier san le faire » moyne? Par la dent de Dieu, ces moynes flatteurs le » comperront, car ilz l'ont enchanté et surtrait léans » pour en mieulx valoir... je les paieray tellement que » jamais ne leur tiendra de faire faire moyne. » Ces paroles sont remarquables : elles montrent l'embarras que causaient les cadets dans les grandes familles et la persuasion des intrigues que les moines mettaient en jeu pour accaparer ces riches rejetons.

Geuffroy n'accomplit que trop ses menaces, « il fist » monter à chevau ses dix chevaliers et aussi il s'arma, » et vint à Maillières, et pour lors estoient l'abbé et ses » moynes en chappitre. Et Geuffroy venu au lieu, entra,


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» l'espée çainte à son costé, et quant il vit l'abbé et ses » moynes : « Qui vous a donné la hardiesse d'avoir en» chanté mon frère, tant que par vostre faulce cautelle » vous l'avez fait devenir moyne ? Par la dent de Dieu, » mal le pensates, car vous en beuvrez ung maulvais » hanap. » L'effet suivit de près la menace. En vain l'abbé protesta-t-il que Froidmont s'était fait moine de son plein gré, en vain Froidmont confirma-t-il celte attestation; Geuffroy ne voulut rien entendre, et sa colère se tourna même contre son frère, à qui il dit : « Par mon chief, si » en seras paie avec les aultres, et il ne me sera jà re» prouché que j'aye moyne frère. » Etait-ce donc un deshonneur d'avoir un religieux dans sa famille? Et aussitôt « il saillist hors et tira bon huys à luy, et le ferma » bien et fort, et fist à toute la maisnie de leans apporter » feurre et bûche et aprez fist bouter le feu... et il est » vray que tous les moynes furent ars et bien la moetié » de l'abbaye. » Exemple frappant des excès que se permettaient trop souvent les seigneurs au moyen-âge !

Quand Raimondin apprit cet acte dé violence de son fils, il se répandit en imprécations contre lui. et se mit en tête que Mélusine pourrait bien être responsable de ce malheur. « Ho, ho, dist-il, Geuffroy, tu avois le plus » bel commencement de haulte proesse et de chevalerie » pour venir au degré de hault honneur que filz de prince » que fut vivant, et ores tu es du tout desmis par ta » cruaulté. Par la foy que je doibz à Dieu, je croy que ce » ne soit que fantosme de celle femme, je ne cuyde » point qu'elle ait chose à la fin qui viengne à perfec» tion, car elle n'a apporté enfant nul qui n'ait quelque » estrange tache sur terre. »

Mélusine prit plus facilement que son mari son parti


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du méfait de Geuffroy, qui pourtant lui coûtait un fils. Voici ce qu'elle dit à Raimondin pour le consoler : « Se » Geuffroy a fait celle oultrage par son merveilleux cou» rage sachiés de certain que c'est pour le péchié des » moynes... et d'aultre part, monseigneur, nous avons » assez de quoy, Dieu mercy, pour refaire l'abbaye aussi » bonne et meilleure qu'elle ne fust oncques, et le renter » et doer mieux et plus richement pour mettre plus de » moynes qu'il n'y eut oncques. » Loin d'apaiser Raimondin, ces raisons, qui en effet n'étaient pas très convaincantes, ne firent que lui fournir l'occasion d'éclater. Il* s'écria : « La très faulce serpente, par Dieu, ne toy » ne ton fruict ne sera que fantosme, ne jà hoir que tu " aies porté ne viendra à bon chief en la fin. Comment »i rauront leurs vies ceulx qui sont ars en griefve misère » ne ton filz qui estoit rendu au crucifix?... " Adonc » quant Mélusine ouyt ceste parole, elle eust telle dou» leur au cueur qu'elle estoit toute pasmée par terre, et » fut demie heure qu'elle ne rendist aspiration ne que » on ne sentist en elle aspiration ne alaine. " Quand elle reprit ses sens, elle adressa à Raimondin les reproches les plus touchants, et lui fit connaître qu'il fallait qu'elle le quittât puisqu'il savait son secret. Raimondin se jeta à ses pieds et lui demanda pardon : elle le lui accorda en fondant en larmes. « A ce mot le leva et l'embrascha de » ses bras et s'entrebaisèrentet eurent tous deux si grant » douleur qu'ilz chaièrent tous deux pasmez sur la terre » de la chambre.» Quand ils furent revenus à eux, Mélusine prescrivit à son mari la conduite qu'il devait tenir après sa disparition. Elle lui recommanda de se réconcilier avec Geuffroy, et défaire entre tous ses fils le partage de leurs domaines de la manière qu'elle indiqua. Il n'y


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en eut qu'un qui fut l'objet de son animadversion, c'est celui qu'on appelait Orrible parce qu'il « avoit trois yeulx » dont ung est au front. » Elle ordonna qu'on le mit à mort « tout prestement, car sachiés en vérité, se vous » ne le faictes, qu'il fera tant de maulx que ce ne serait » mie si grant dommaige de la mort de telz vingt mille.» Ordre bien difficile à comprendre de la part d'une mère, et d'une femme qui, dans le reste du roman, est représentée comme excessivement bonne et humaine. Il ne s'explique que comme respect d'une ancienne tradition qu'il a fallu conserver dans le récit.

Après ces tristes préliminaires, il ne reste plus à Mélusine que d'opérer sa transformation définitive. Le récit de celte métamorphose se distingue par un vrai pathétique, qui dénote chez l'auteur des qualités de style bien rares à son époque. Il faudrait le lire en entier; nous regrettons de ne pouvoir le faire connaître que par quelques extraits, qui ne donneront qu'une faible idée de son mérite. « Ayant accolé et baisé moult doulcement son » mary, elle lui dist: « Mon amy, mon bien, mon cueur » et ma joye, encore tant que tu vivras auray-je récréa» lion en toy ; mais aussi auray-je pitié de toy ; tu ne me » verras jamais en forme de femme. » Et adonc saillist » sur une fenestre qui avoit le regart sur les champs et » les jardins, au costé devers Lusignen, aussi légérement » comme se elle eut voilé ou eu elles. » De là elle fit ses adieux à tous ceux de son entourage et leur apprit qu'elle était la fille du roi Elinas d'Albanie et de la reine Pressine, sa femme, "affin que vous ne reprochiés pas à mes » enfans qu'ilz soient enfans de malvaise femme ne de " serpente ne defaée... Adonc commença à faire un grief » souspir, et laissa la fenestre et saillist en l'air et tres-


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» passa les vergiers, et lors se mua en forme de serpent » moult grande, grosse et longue comme de vingt cinq » pies... lors commença Raimondin à entrer en sa dou» leur, et quant la nouvelle fut seue par le païs, le povre » peuple mena grant douleur et la regrettoit piteuse» ment, car elle leur avoit fait moult de biens : et com» mença-t-on par toutes les abbaies et églises qu'elle " avoit fait fonder de dire pseaulmes, vigilles et faire » anniversaires pour elle, et Raimondin fist faire moult » de biens et de prières. » Quelques versions de la légende de Mélusine, rapportent que depuis ce temps elle n'a cessé d'habiter les souterrains du château de Lusignan ; notre auteur ne parle pas de cette tradition : s'il l'a connue, il aura sans doute craint de nuire à la bonne réputation de son héroïne en la faisant résider, jusqu'à la consommation des siècles, dans un aussi vilain séjour.

VII

Le récit pourrait s'arrêter là, et certes il serait encore assez long ; mais le narrateur tenait à faire connaître le sort de tous les personnages qui y ont figuré : c'est ce qui en constitue le dénouement. D'abord Orrible est sacrifié, ainsi que sa mère l'avait prescrit. Les barons l'exigèrent de Raimondin, comme un acte de salut public. Il y consentit ; mais « son obsèque fut fait riche» ment, ainsi comme il appartenoit. » Quant à Raimonnet et à Thierry, les deux derniers enfants que Mélusine avait eus dans un âge avancé, alors que les aînés avaient déjà conquis des trônes, tant qu'ils furent jeunes, « elle » venoit tous les soirs les visiter, et les tenoit au feu, et


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» les aisoit de tout son povoir au mieulx qu'elle povoit, » et la veoient bien les nourrices qui mot ne osoient » dire. » Cela donnait l'espoir à Raimondin de la retrouver un jour; « mais pour néant le pensoit, car jamais » puys ne la vit en forme de femme... si avoit-il telle » douleur au cueur que nul ne le vous seauroit dire, et » ne fut oncques puys homme qui le peut voyr rire ne » mener joye. » Il fut donc moins bien partagé qu'Orphée à qui sa femme a été un moment rendue, et qui aurait pu la conserver si, lui aussi, avait eu moins de curiosité.

Il s'agissait maintenant de châtier le comte de Forez, qui était la cause de tous les malheurs qui venaient d'arriver : Geuffroy s'en chargea. Il entra dans le château de son oncle la lance au poing, et le chassa d'étage en étage jusqu'au plus haut de la tour du donjon. Là, sans doute parce que l'auteur répugne à le faire tuer de la main de son neveu, il ne lui reste que la ressource de se précipiter dans le vide et de périr en tombant.

Il fallait enfin réconcilier Raimondin avec Geuffroy, ce qui n'était pas facile, car « se il l'eut tenu en son ire, il » l'eustfait détruire; » mais rien n'est impossible à un romancier. Voici comment le nôtre s'en tire : « Adonc » dist Raimondin à soy-mème : « Ce qui est fait ne peut » estre aultrement. » On se rappelle que c'était la maxime de Mélusine, qu'il avait si mal accueillie ; mais le temps porte conseil : « il me faut appaiser Geuffroy avant qu'il fasse plus de dommaige » Et par l'entremise de Thierry, il « vint au mandement de son père, et d'aussi loin qu'il » le vit, il se jetta à genoux et luy cria mercy. " Raimondin le releva en disant : « Par Dieu tout ce peut faire » à l'aide Dieu, mais aux mors ne povez rendre la vie. »

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Heureusement, à cette époque, il y avait un moyen assuré d'obtenir l'aide Dieu : c'était de la demander au pape. Il fut donc convenu que Raimondin irait en pèlerinage à Rome, et que pendant ce temps Geuffroy administrerait les domaines de la famille. Raimondin partit pour Rome, et après un voyage dont les étapes sont minutieusement marquées, il arriva dans la ville éternelle. « Le » lendemain vint à St-Pierre, et là trouva le pape Benoit » qui pour lors regnoit, et se traist par devers luy, et luy » fist moult humblement la révérence, et le pape à luy, » quant il sceut que c'estoit Raimondin, et Raimondin se » confessa à luy le mieulx qu'il peut, et quant est de ce » qu'il s'estoit parjuré devers sa femme, le pape luy en » chargea telle pénitence comme il luy pleut, et disna » celluy jour avec le pape Benoit. »

Mais Raimondin ne s'en tint pas quitte à si bon marché; il résolut de se confiner dans un ermitage, et choisit pour sa retraite les montagnes sauvages de l'Aragon: Charles-Quint devait se contenter du monastère de StJust. Raimondin se met donc en route pour l'Espagne, et après un voyage dont les circonstances sont encore minutieusement détaillées, il arrive à l'abbaye de Monserrat. Le prieur l'accueille avec la plus grande bonté et lui accorde un petit terrain, tout en haut de la montagne, où il établit une cellule à côté de celle de quatre autres cénobites, qui y vivaient dans les pratiques de la plus austère dévotion. C'est là qu'il se relègue pour le reste de ses jours.

Quand Geuffroy eut appris la résolution de son père, il se décida aussi à se rendre à Rome pour obtenir son pardon, « car il estoit moult doulent d'avoir perdu son » père et sa mère par son peschié ; » mais il ne fut nul-


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lement tenté de se faire ermite. Il alla donc trouver « le » sainct Père, lequel lui fist moult bonne chière quant il » le cogneut. » Tout s'arrangea pour lui au moyen d'une confession dévote et de la promesse « de refaire l'abbaye » de Maillières et d'y renter six vingz moynes. » Il voulut aussi, avant de retourner dans son pays, faire une visite à son père. Dans ce but, il se rendit eu Aragon, et y fut reçu par le roi de ce pays avec les plus grands honneurs. Quand il arriva à Monserrat, les moines furent assez effrayés, à cause de sa mauvaise réputation ; un d'eux dit même : « Je me meltray en tel lieu qu'il ne me trou» vera pas, se je puy ; » mais le chapelain de Geuffroy les rassura complètement, « et quant ilz le sceurent en » couvent, ilz alloient adonc et venoient parmy leans, » faisant net par tout, et appareillèrent à leur povoir si ri» chement comme se Dieu y fust venu et descendu du » ciel. » L'entrevue de Geuffroy et de son père fut des plus touchantes. Après quoi, il fallut se séparer : « et le » lendemain, par matin, oyt Raimondin sa messe et or» donna ainsi qu'il avoit accoustumé, et puys dist à » Geuffroy : « Beau filz, il te convient partir d'icy et re» tourner en ton pays ; et me salue tous mes enfants et » mes barons. » Et Geuffroy prinst adonc congié de son » père tout en plourant, et moult s'en partist enuis. »

Pour ne pas raconter séparément la fin de l'histoire de chacun des fils de Raimondin et de Mélusine, l'auteur suppose un voyage de Geuffroy en Allemagne, où il retrouve plusieurs de ses frères. Dès qu'il fut revenu à Lusignan et qu'il eut reçu l'acquiescement des barons à l'arrangement qui le reconnaissait pour leur seigneur à la place de son père, il dit à Thierry : « Sachiés que je " veuil aller voir nos deux frères en Allemaigne, c'est


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» assavoir le roy Regnauld de Behaigne et le duc An» thoine de Lucembourg ; mais je n'iray pas dégarny de » gens d'armes, car il y a de très mauvaises gens en icelles » parties, et qui moult voulentiers robbent les passans le » chemin. » Thierry approuva fort ce projet, et demanda à son frère la permission de l'accompagner : il l'engagea même à prendre avec lui « cinq cens bassines, car il » avoit ouy dire qu'il avoit moult grant guerre entre » ceulx d'Anssay et ceulx d'Autriche. » Serait-ce déjà la rivalité du nord et du midi de l'Allemagne? Ce qui est certain, c'est que le prétendu royaume d'Anssay devrait être compris dans les provinces occidentales du nouvel empire, car l'auteur nous dit, qu'après avoir traversé la Champagne, on passa la Lorraine et on arriva es plains » pays d'Anssay. » Cette désignation s'appliquerait assez bien à l'Alsace.

Geuffroy et Thierry se mirent donc en route. Ils furent bientôt rejoints par deux autres de leurs frères, « Odon, » le conte de la Marche, qui vint parler à Geuffroy à bien » soixante bassines, car pour lors il avoit guerre au » conte de Vendonne ; et adonc Raimonnet, leur frère, » conte de Forez, arriva aussi en celle propre journée » par devers ses frères. Aussi fut moult grande la fette » que les frères s'entrefirent, et furent tous moult » joyeulx quanl ils en eurent ouy les nouvelles de leur » père, et bien disdrent qu'ilz l'iroient veoir tous en» semble. » Etant ainsi réunis, ils tournèrent d'abord leurs forces contre le comte de Vendôme qui, seul contre quatre, ne pouvait rien faire : « il se vint rendre à Bon» neval en la mercy de Odon, conte de la Marche, et il » luy perdonna tout le meffait que oncques il fist à luy, » et le conte luy fist hommaige de la terre de quoy la » haine estoit encore entre eulx deux. »


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Ensuite les quatres frères se dirigèrent vers le Luxembourg. Ils ne pouvaient arriver plus à propos, car le roi d'Anssay ne se croyant pas assez fort pour résister à ses ennemis, avait demandé secours à Regnauld de Behaigne, son neveu, et à Antoine de Luxembourg. Tous deux, outre leurs osts, avaient amené leurs femmes et leurs enfants. La famille de Lusignan se trouva ainsi à peu près rassemblée en entier, et s'apprêtait à fêter cette réunion avant l'entrée en campagne ; mais quand Geuffroy eut pris connaissance de l'état des choses, il dit : « Mes seigneurs et mes frères, nous ne sommes pas ve» nus veoir pour reposer quant vous avez tant d'ouvra» ges sur les bras. » Il fut donc décidé qu'on partirait immédiatement, et « celle nuyt ilz prinrent congié de leurs femmes et leur laissèrent bons gouverneurs. »

Pendant que l'armée cheminait, Geuffroy tenta un de ces coups hardis qui lui réussissaient si bien. Il s'empara de Fribourg (sans doute Fribourg en Brisgaw) par une de ces surprises qui rappelle la prise d'Amiens, au moyen d'un sac de noix, Ayant distribué « à dix chevaliers ès qu'eulx il se fioit le plus, » des sacs pleins de foin, il leur recommanda de dire qu'ils avaient fait ce butin dans la campagne et qu'ils désiraient le vendre en ville. Les portes s'ouvrirent pour les laisser passer. Alors « ilz jettèrent hastivement leur sac » jus et tirèrent leurs espées et férirent sur les portiers » et les misrent à mort à terre et tous les aultres à l'es» pée. »

A la suite de ce succès, une grande bataille se livra, dans laquelle les six frères ne pouvaient manquer d'être vainqueurs, « et fust le duc d'Autriche abattu du chevau. » par terre d'ung revers que Geuffroy luy donna, et luy


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» abattu, il fust incontinent saisi et Anthoine prinst le » conte de Fribourg et fust baillé à quatre chevaliers au » garde. » Il ne restait plus aux vaincus qu'à demander la paix. Elle leur fut accordée à condition de « restablir » au roy d'Anssay toute sa perte. » C'était maintenant le cas de se livrer à la joie, d'autant plus que « là fut ac» cordé le mariage de Bertrand le filz au duc Anthoine » à Mélidée la fille au roy d'Anssay. » Après les fêtes qui eurent lieu à celte occasion, les frères se séparèrent pour retourner chacun dans son pays. Ils ne devaient plus être réunis que dans une visite qu'ils firent tous ensemble à Raimondin, leur père, comme ils en étaient convenus. Cette fois, ils se trouvèrent au nombre de huit, car les rois de Chypre et d'Arménie n'avaient pas voulu manquer au rendez-vous. Raimondin « vint au bas de » son hermitaige et fust moult joyeulx de veoir ses en» fants ensamble, et aprez ce, prist-il congié d'eulx, et » remonta en son hermitaige. » Pour en finir avec lui, disons que, quand il dut mourir, Mélusine apparut audessus du château de Lusignan sous forme de serpent. « Et là faisoit si griefz plains et si très grans soupirs qu'il » sembloit proprement à ceulx qui là estoient que ce fust » voix d'une dame. » C'est du reste ce qu'elle fit toujours, dans la suite, lorsqu'un malheur menaçait ses descendants. Geuffroy et Thierry comprenant par ce signe que leur père était en danger de mort, se hâtèrent de partir pour Montserrat ; mais ils « trouvèrent leur père » trespassé, dont ilz menèrent moult grant deuil. »

Voici, d'après noire auteur, ce que devint la nombreuse famille de Raimondin : « Le roy Urian régna moult puis» samment en Chippre, et aussy firent ses hoirs aprez » luy, et par cas pareil régna roy Guion en Arménie, et


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» aussy semblablement le roy Regnauld en Behaigne, » Anthoine à Lucembourg, Odon à la Marche, Raimonnet » en Foretz et Thierry à Parthenay. » On voit qu'ils furent tous assez bien partagés. Il est vrai que quand on a une fée pour mère, tout devient facile.

Il ne reste plus qu'à faire connaître comment finit Geuffroy, qui est toujours le héros favori de l'histoire. Il fut parfaitement heureux jusqu'au bout de sa carrière, quoiqu'on puisse s'étonner que celui qui avait brûlé une abbaye, fait périr son frère et son oncle, et avait bien d'autres méfaits sur la conscience fût ainsi récompensé, quand Raimondin qui, en définitive, n'était coupable que d'un peu de faiblesse, fut puni aussi sévèrement. Quoi qu'il en soit, « Geuffroy demoura à Lusignan, qui puys » fist moult de biens... et dist la vraye istoire que bien » dix ans aprez la mort de Raimondin il gouverna sa terre » tellement qu'en ces dix ans on ne rendist aulcuns » comptes, ne aussi il ne luy en challoit. Quant on luy » disoit ainsi : « Monseigneur, oyez vos comptes, si scau» rez comment vous vivez, » il respondist en ceste ma» nière : « Ne faictes-vous à nulluy tort pour rente ne » revenue ; que j'aye ce que vous me baillez argent quant » j'en demande et me faictes finances de ce que je veuil » avoir.» On ne peut pas être de meilleur accommodement. Peut-être faudrait-il voir dans cet exemple de désintéressement un conseil indirect donné au duc de Berry, qui fui si célèbre par ses exactions; mais il est bien difficile de croire que notre naïf auteur ait eu tant d'audace.

Malgré son désintéressement, Geuffroy savait à l'occasion affranchir ses domaines des redevances qu'ils payaient, et c'est par un trait de ce genre que se termine


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son histoire. Il fallait à ce héros un dernier coup d'épée à donner : l'auteur ne manque pas de le lui procurer. Un jour, que sur les instances pressantes de ses receveurs, il s'était enfin décidé à entendre leurs comptes, il fut très surpris d'apprendre que chaque année il était payé une rente de dix sous « pour le pommel de la tour » du château de Lusignan. Il demanda d'où lui venait cette obligation, à lui qui « ne tenoit son château que de Dieu.» On lui dit qu'on s'y était soumis parce que « tous les ans » le dernier jour d'aoust, venoit une grande main etpre-' » noit le pommel de la tour et l'arrachoit si très fort qu'il > abbatoit moult grant partie de la couverture, » et qu'un homme, qu'on ne connaissait pas, était venu dire que si on voulait se débarrasser de cet ennui, il fallait déposer chaque année, à la date indiquée, sous le pommel, une bourse de cuir de cerf contenant trente pièces d'argent ; que son père l'avait toujours fait, et que depuis lors il n'était plus arrivé aucun accident à la tour. Geuffroy ne voulut point admettre cette explication. Il répondit qu'il avait reçu du comte de Poitiers son domaine franc et quitte de toute redevance et qu'il ne consentirait jamais à le grever d'aucune charge. En conséquence il ordonna à ses receveurs de ne plus déposer la somme au jour fixé, et leur dit qu'il se chargeait de l'affaire. En effet, le 31 août, Geuffroy portant la bourse à son cou, ainsi qu'une étole dont son chapelain l'avait revêtu, monta au haut de la tour armé de pied en cap, après avoir défendu que personne l'accompagnât. Il attendit « depuis nonne jus» ques à vespres. » A ce moment il vit apparaître un chevalier tout armé, qui lui dit : « Comment Geuffroy


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» me veulx-tu oster ma rente? » Celui-ci lui répondit: « Où sont les lettres que tu en as ? » Il convint qu'il n'en avait aucune. « Et adonc sans plus dire s'entrecoururent » sus. » Ils combattirent ainsi jusqu'au coucher du soleil, sans que ni l'un ni l'autre s'avouât vaincu. Epuisés de fatigue, ils se donnèrent rendez-vous pour le lendemain dans une prairie voisine. Le combat recommença avec encore plus d'acharnement que la veille, mais sans plus de résultat. Alors le chevalier inconnu, admirant le grand courage de Geuffroy, lui dit : « Atens à moy, je t'ay bien » assaié, et quant est de ces dix soubtz, je te les quitte ; » et sachiés que tant que j'ai fait ce n'a esté que pour le » proffit de ton père et de ton âme ; car il est vray que » le pape lui avoit enjoint pénitence pour le parjuremenl » qu'il avoit fait à ta mère, laquelle pénitence il n'avoit » pas encore faicte. Or est ainsi, si lu veulx fonder un » hospital et amortir une chappelle pour l'âme de ton » père, que ta tourdemoura d'ores en avant en son estat » paisiblement. » Geuffroy aurait pu répondre que son père avait bien assez fait pénitence dans son ermitage ; il préféra accepter le marché qui lui était offert ; et quand il demanda au chevalier qui il était, « celluy respondit, » Geuffroy n'en enquiers plus avant, mais tant seulle» ment que je suys de par Dieu.» Et à tant se esvanuist » que Geuffroy ne sceut oncques que il devint. » Cet exploit, qui rappelle le combat de Jacob avec l'ange, est le dernier que raconte le roman : il est vrai qu'il est assez remarquable pour clore la série. « Et cy finist, dit » l'auteur, nostre istoire des hoirs de Lusignen. »


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VIII

Le roman ne se termine pas encore là : il a un épilogue comme il a eu un prologue. L'auteur raconte que « grant temps après le trespas du roi Guion, il y eut en » Arménie ung roy qui fut moult beau jeune homme et » en challeur de force et de vigeur, et plain de sa vou» lente et de grant cuidier, et estoit moult hardy et » aspre comme ung lyonnet. Ce jeune princeapprit qu'il y » avoit en la grand Arménie ung chasteau beau et riche » et estoit la dame la plus belle dame que on sceut au » monde, et celle dame avoit ung esprevier où tous les » chevaliers de noble sang qui y alloient veiller par » trois jours et par trois nuicts sans dormir, elle s'ap » parissoit à eulx, et auraient ung don d'elle, tel qu'ilz » vouldroient demander, voire touchant choses tempo» relies sans péchié de corps et sans touchier à elle » charnellement. » il voulut tenter l'aventure, et en effet n'était-ce pas bien tentant? Il se mit donc en route, et après un long voyage, il arriva au château, et y fut admis à « vieillier l'Esprevier ». Il commença par « regarder les grandes richesses qu'il veoit de tous côtés » et puis regarda de l'aultre part et vit la table mise et » la nappe belle et blanche dessus et y veoit moult de » nobles metz, et adoncques il se traist celle part et en » prinst decelluy qui mieulx luy plaist et mangea un » petit et beut une fois, et se garda de faire nul excès, » car il sçavoit assez que trop mangier et trop boire


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" attraist fain de dormir. » Après cela, il se mil en devoir d'accomplir la veillée de trois jours et de trois nuits. Dans la chambre où il était, il y avait un grand nombre de peintures avec leurs inscriptions, entr'autres les portraits du roi Elinas et de Pressine, ses ancêtres. Ces distractions l'occupèrent « jusques au tiers jour qu'il alloit » par leans. Adoncques il perceut une très noble cham» bre et estoit l'uys tout ouvert derrière». Y étant entré il « vit grant foison de chevaliers pains et armez. » C'étaient tous ceux qui avaient tenté l'aventure et n'avaient pas pu la mener à fin. Trois seulement avaient réussi « desquieulx les noms estoient escrips dessoubs.» Le jeune roi fut assez heureux pour triompher comme eux de la fatigue et du sommeil, et le troisième jour, quand vint l'aube, il vit apparaître « la dame du chas» teau en si noble et si riche habit qu'il en fust tout » esbahy tant de la richesse de l'abbit comme de la » beauté de la dame ». Elle lui demanda quel don il désirait; mais voilà le danger de se trouver en tête à tête avec une jolie femme. Jean était devenu tout à coup amoureux, et il répondit : « Par ma foy, dame, je ne de» mande or ne argent, terre ne héritaige, bonne ville, » chasteau ne cité; car Dieu mercis, je suis riche » homme et ay assez et tant qu'il me souffist; mais je » veuiel, s'il vous plaist, ma chière dame, avoir le corps » de vous à femme ». En vain la dame chercha-t-elle à le détourner de son désir, en vain lui apprit-elle qu'elle était Mélior, sa tante, soeur de Mélusine, ce qui devait lui donner un âge plus que mûr, en vain même lui fitelle connaître que celui qui ne la respecterait pas était


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menacé des plus grands malheurs en sa personne et en celle de ses descendants, il ne voulut rien entendre, et il allait en venir à la violence lorsque la dame « s'esva» nuist de luy ». Mais pour commencer la punition, « incontinent il sentist descendre sur luy, aussi dru que » pluye qui chiet du ciel, coups et horions d'ung costé » et d'aultre et fust moult deffroissé de coups, orbes et » just tiré, et mal mené hors de la barrière, et là fust » laissé. » Outre cette volée de bois vert, plus digne du chevalier de la triste figure que d'un roi d'Arménie, le jeune souverain est puni de son escapade, non-seulement en sa personne, qui fut, depuis, en butte à l'adversité, mais aussi en celle de ses descendants, dont le trône, d'après l'arrêt du destin, fut toujours très chancelant. On pourrait répondre à cela que la couronne des rois de Chypre et de Jérusalem, qui n'avaient point commis de pareils écarts de conduite, ne fut pas beaucoup plus solide ; mais le destin est aveugle. Cette fois, le roman est définitivement clos, et voici en quels termes l'auteur prend congé de ses lecteurs : « Je vous sup» plie humblement à tous que se je ay dist chose en » ceste istoire qui vous soit ennuyeuse ou desplaisante, » que vous le me vueillés pardonner et tenir pour excu» se, car se on fait le mieulx que on peult et scet, on » doit prendre en gré; car en aulcuns cas, aulcune bonne » volerité doibt estre resputée pour le fait. Et icy se taist » Jehan d'Arras de l'istoire de Lusignen. Et veuielle » Dieu donner aux trespassez sa gloire, et aux vivans » force et victoire qu'ilz la puissent bien maintenir ».


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IX

Nous avons raconté, peut-être avec de trop longs développements, le roman de Mélusine, et pourtant nous sommes loin d'en avoir reproduit tous les détails. Il en est même beaucoup de très intéressants que nous avons passés, car c'est surtout par les détails que l'oeuvre se recommande. C'est un caillou du Rhin, enchâssé dans quelques éclats de diamants. Il ne faut pourtant pas accuser la composition de manquer complètement d'unité: on a vu que l'histoire de Raimondin et de Mélusine forme le noeud des événements qui se déroulent de toutes paris autour d'elle. Mais, cette unité est noyée dans une infinité de parties, dont quelques-unes sont plus grandes que le principal. Ainsi, au lieu d'un roman, on en a cinq ou six, et l'un d'eux, celui qui concerne Geuffroy à la grant dent, est beaucoup plus considérable que le sujet qui forme le fond même du récit. Il est vrai que l'auteur prend soin de nous avertir que son intention est d'écrire l'Istoire des hoirs de Lusignen ; mais alors on peut lui reprocher d'avoir conçu un projet beaucoup trop vaste, ce qui le jette dans des embarras dont il ne sort pas toujours à son avantage. Il pourrait dire, pour son excuse, que c'était jadis l'habitude du roman. Ceux antérieurs à l'époque où la Mélusine a été écrite, sont remplis de superfétations encore plus oiseuses. Il y aurait même lieu de soutenir que cet ouvrage présente un progrès à cet égard. Car enfin, tout ce qu'il dit de trop a un rapport direct avec le but qu'il indique, tandis que les autres romans de ce temps sont encombrés d'épisodes entière-


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ment étrangers à la matière. Ce défaut, à proprement parler celui du goût français, avant que les vrais principes aient été posés sous Louis XIV, est visible jusque dans des esprits aussi fortement trempés que ceux de Montaigne et de Rabelais. Et quant à Corneille lui-même, Richelieu ne lui reprochait-il pas de manquer de suite 1! Pour le roman, il se perpétue même après qu'une discipline sévère est venue régenter la littérature. Sans parler de Madame de La Fayette et de Mademoiselle de Scudéry, Lesage et l'abbé Prévost s'attardent bien souvent dans des digressions qui détourneraient l'altention du sujet principal si elles ne lui procuraient presque toujours les distractions les plus agréables. Faut-il rappeler que c'est à ces manquements à la règle que nous devons les délicieuses histoires qu'on rencontre à chaque pas dans Gil Blas, et que Manon Lescault n'est qu'un horsd'oeuvre dans les Mémoires d'un homme de qualité? Félix culpa !

Le roman de Mélusine est du nombre de ceux qu'on a appelés Féeries, quoiqu'à proprement parler, la Féerie y joue un moins grand rôie que la Chevalerie. Pourtant, il faut reconnaître que le pivot de l'action ou des actions qu'il contient repose sur l'intervention des fées. Qu'étaient-ce que ces êtres fantastiques qui ont exercé une certaine influence sur les esprits et quelle est leur origine ? Il est assez difficile de le dire ; quelques-uns ont prétendu qu'ils étaient la continuation des anciennes parques qu'on appelait aussi fata, d'où serait venu le nom de fées ; d'autres ne voient en eux qu'une transformation des nymphes des bois et des divinités des fontaines; enfin, on a soutenu qu'ils n'avaient rien de commun avec l'antiquité, et qu'ils procédaient uniquement des elfes et


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des génies Scandinaves et germains. Il semble que la vérité se trouve dans la conciliation de ces différents systèmes. les idées superstitieuses qui attribuaient aux parques et aux nymphes des forêts une certaine immixtion dans les destinées humaines n'ont jamais cessé d'exister ; mais elles se sont modifiées avec les changements survenus dans l'état des esprits, et ce qui appartenait à la mythologie antique a été envahi par les rêveries des peuples du Nord. De là la création de nouvelles formes, quoique le fond demeure toujours le même. Quoi qu'il en soit, ces croyances sont restées profondément gravées dans les imaginations, et la trace s'en retrouve dans les pays les plus divers ; elles ont longtemps prévalu en France, et surtout dans le Poitou et la Bretagne, où se passe le fond des incidents du roman de Mélusine. Là elles se sont mêlées aux souvenirs celtiques et druidiques. On a même voulu voir dans les monuments mégalithiques des témoins de l'existence des fées, et on les a décorés de noms qui la perpétuent : C'est ainsi que les dolmens ont presque partout été appelés tables des fées. Sous ce rapport, notre contrée, quoique moins fertile que beaucoup d'autres en spécimens de ce genre, peut citer les pierres levées de Fresnicourt, qui réunissent précisément toutes les conditions attribuées à la présence de ces êtres mystérieux.

La croyance aux fées étant ainsi en honneur, il ne faut fias s'étonner que les poètes et les romanciers des temps naïfs du moyen-âge s'en soient servis pour exciter l'intérêt. Les romans de cette époque se privent rarement de ce moyen : l'un des plus célèbres, le Roman de la Rose fait figurer la fée Nabonde parmi ses personnages. Les Trouvères ont eu fréquemment recours à ce


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genre de merveilleux, et pour citer encore un exemple emprunté à notre pays, nous rappellerons qu'Adam de la Halle a donné place dans son jeu à la fée Morgue (la même que la fée Morgane), la sage, et à ses deux compagnes, Arsile et Maglou. Parmi les fées, une des plus célèbres a toujours été Mélusine. On n'est pas plus d'accord sur la légende qui la concerne que sur celle des fées en général. Est-ce la transfiguration de Mélisende, veuve d'un roi de Jérusalem, ou n'y a-t-il en elle qu'une conception purement imaginaire ? Nous n'essayerons pas de traiter cette question qui a divisé des savants, tels que Sainte Hermine et dom Fonteneau ; nous nous bornerons à constater que le nom de Mélusine est un des plus connus de cette espèce de panthéon, et que, dans beaucoup de localités, on a conservé la locution proverbiale : Faire des cris de Mélusine ou de Merlusine. Ayant ainsi à leur disposition un sujet vraiment populaire, les auteurs l'ont développé sous les formes les plus diverses. Bien des fois avant Jehan d'Arras il a exercé la verve de ces adeptes de la gaie science qui allaient comme les aédes homériques contant partout leurs fabliaux. Notre romancier n'a probablement fait que s'approprier une matière d'où l'on pouvait tirer une oeuvre intéressante et l'a façonnée au goût de son époque. On ne saurait disconvenir qu'il a été bien inspiré, car il y avait là de quoi produire une composition littéraire recommandable. Le personnage de Mélusine est assez attrayant par lui-même : la destinée de cette femme, d'abord comblée de tant de dons, puis si malheureuse, prêtait à des développements intéressants, peut-être même poétiques Celui de son mari, quoique plus défectueux par certains côtés, était aussi susceptible


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d'attacher comme exemple de la fragilité humaine; enfin, il y avait bien des raisons pour qu'un écrivain choisît un pareil texte.

Notre auteur y était encore sollicité par un autre motif. Secrétaire du duc de Berry, il trouvait, ainsi qu'il le dit lui-même, dans les archives qu'il avait à sa disposition, des renseignements curieux sur le sujet qu'il voulait traiter. Ces renseignements consistaient, comme presque tous ceux de cette époque, en titres plus ou moins authentiques et en chroniques indiquant plus ou moins véridiquement les droits et les prétentions des familles seigneuriales. Celle de Lusignan, à laquelle se rattachait le duc de Berry, était une des plus illustres de France, puisqu'elle avait donné des rois non seulement à Chypre, mais encore à Jérusalem et à l'Arménie; il était donc tout naturel que Jehan d'Arras aperçut dans tous ces éléments le moyen d'une adaptation qui, sous des dehors héroïco-fabuleux, plairait au lecteur et constaterait la filiation merveilleuse à laquelle son maître désirait appartenir. De là, dans son oeuvre, ce double caractère historique et surnaturel, caractère qui se retrouve dans l'Enéide, où est retracée l'origine des Jules, comme dans la Mélusine celle des Lusignan.

Partant de ces idées, nous essayerons d'apprécier le mérite de l'ouvrage. Certes, il n'est pas des plus éminents. La Mélusine ne peut avoir la prétention de se placer à côté des grands romans qui sont une des gloires de la littérature moderne Deux raisons s'y opposent : d'abord les défauts inhérents à son auteur qui, quoique d'un talent incontestable, n'est cependant pas un génie, et il faut l'être pour assurer un succès impérissable à des oeuvres aussi éphémères ; ensuite et surtout

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la faute du temps, qui n'avait pas encore permis de fixer la langue et le goût, en sorte qu'une diction difficile à comprendre rebute les lecteurs de notre époque, et que des digressions étranges, des manques de proportions choquants fatiguent leur attention et souvent leur procurent l'ennui là où ils cherchent un divertissement. Qu'on n'oublie pas que ces inconvénients ont nui à toutes les compositions du moyen-âge et notamment à plusieurs d'entre elles qui valent mieux que celle que nous examinons : pour preuve, il suffira de citer la chanson de Roland qui, malgré une si haute inspiration, serait tombée dans un oubli presque complet si quelques érudits n'en avaient signalé la valeur littéraire et rappelé le nom de l'auteur.

Ces réserves faites, il serait injuste de refuser à la Mélusine une certaine part d'éloges. Voyons ceux qu'on peut raisonnablement lui attribuer. D'abord, comme roman de chevalerie, car elle l'est encore plus qu'un roman de fées, elle vaut beaucoup mieux que la plupart des oeuvres de ce genre. Elle est plus sobre qu'elles de ces exagérations de sentiments dont Cervantes s'est moqué avec tant de verve, et si ses héros errent encore trop souvent à l'aventure, pourtant ils sont dirigés par une main plus sûre d'elle-même : on sent que l'intelligence prend le dessus sur l'imagination et que l'on est à proximité des siècles où la méthode va dominer l'esprit.

D'autre part, la Mélusine a un charme qu'on ne saurait méconnaître et une signification qu'il est bon de signaler. Les vicissitudes par lesquelles passe cette pauvre serpente, d'abord simple fée des bois, puis dame riche et puissante, et enfin monstre destiné à souffrir jusqu'à la fin des siècles,sont développées d'une manière attrayante


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et suscitent les réflexions les plus variées et les plus agréables. Mélusine est évidemment inspirée par la Sirène antique : elle aussi finit en poisson desinit in piscem; mais elle ne conserve pas toujours cette forme : elle n'y est assujettie que tous les samedis, sans doute par respect pour le sabbat, le reste du temps elle est non-seulement formosa supernè, mais aussi en toute sa personne. Au moral, elle diffère également du type classique. Les sirènes sont des enchanteresses qui ne s'inquiètent guère de ceux qu'elles ont attirés à elles : témoins celles d'Ulysse ; la satisfaction des sens est leur unique désir. Elles entraînent presque toujours leurs victimes au mal. Tout autre est Mélusine. Ses pensées sont chastes ; elle ne recherche pas des amants, mais un mari. Et quand une union légitime a couronné ses séductions, elle devient une bonne mère de famille, soigneuse de ses intérêts et de ceux de ses enfants. Son but continuel est de fonder une maison princière qui fasse souche, et dont les membres brillent aux premiers rangs. Elle n'a également que quelques points de ressemblance avec les ondines, les walkyries et les divinités secondaires des fables odiniques. Celles-ci sont païennes, et comme telles sujettes à bien des défaillances, Mélusine reste chrétienne, et en cette qualité elle ne vise qu'au bien. Sa dévotion est exemplaire, et se traduit par des fondations d'abbayes et de nombreuses aumônes. On pourrait donc dire que c'est une bonne diablesse, si l'expression n'avait un sens différent.

Sous un autre point de vue, le roman de Mélusine présente encore une fusion bien remarquable des idées antiques, modifiées par le courant moderne. Que l'auteur l'ait voulu ou non, il n'a fait que reproduire la fa-


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ble de Psyché ; mais la curiosité qu'on attribue généralement aux femmes, il la met du côté de la barbe. C'est Raimondin qui veut savoir le mot de l'énigme, c'est en lui que s'agite cet esprit, ce Tu^w qui cherche perpétuellement la lumière et qui regrette quelquefois de l'avoir trouvée. L'idée principale de la Mélusine n'est donc rien moins que nouvelle ; pas plus que cette idée accessoire d'un grand malheur succédant à une grande prospérité, qui n'est que le vieux fatum. Mais ces idées sont revê. tues de formes qui les dissimulent et leur impriment un cachet nouveau. Les lecteurs du XIVe siècle auraient peut-être difficilement compris une Médée ou un OEdipe; il a fallu leur montrer le merveilleux s'exerçant par l'entremise d'une fée, et la fortune frappant de ses coups un seigneur féodal. Au reste, dans combien de compositions qui paraissent plus actuelles ne pourrait-on pas saisir Vantique? On a beau faire, il faut toujours en revenir à des clichés plus ou moins usés, et se résigner à entendre l'antiquité répéter à vos oreilles : Je l'avais dit avant toi. Mais ce qui distingue surtout l'oeuvre que nous examinons, c'est son côté historique. Dans notre siècle, Walter Scott a pensé créer un genre en donnant au roman la forme de l'histoire ; l'auteur de Mélusine pourrait en revendiquer la priorité. Sa composition est même bien plus historique que féerique. Les prouesses de Mélusine s'effacent devant celles de ses fils, et le récit des secondes occupe dans l'ensemble trois ou quatre fois plus d'espace que celui des premières. Il est vrai que l'histoire y est quelque peu défigurée, mais les légendes de tous les peuples en sont là : elles cachent la vérité sous la fable. Notre auteur a appliqué ce système à la mise en lumière des fondateurs de la maison de Lusignan,


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D'abord il leur donne une origine surnaturelle, puis il exalte leurs exploits, et les montre conquérant des couronnes royales ou ducales dans les contrées les plus diverses. Leurs mérites sont évidemment surfaits, mais il ne faut pas oublier qu'on se trouve dans le domaine des fictions, et que, d'ailleurs, bien des romans de chevalerie prennent encore plus de libertés que le nôtre dans leur mise en scène. En effet, à part les proportions démesurées qui sont données aux actions des personnages, rien de ce qui est raconté n'excède les limites du possible. Geuffroy seul, dans deux ou trois épisodes, sort de la réalité. Quant à ses frères, ce ne sont pas des paladins qui affrontent des dangers imaginaires et obtiennent des succès incroyables : ce sont de braves guerriers qui donnent de grands coups d'épée, et dont le courage est récompensé comme celui des soldats heureux. N'aurions-nous pas tort de nous offusquer de quelques exagérations, nous qui avons bu à la coupe du roman moderne? Y a-t-il donc si loin entre les traits d'audace d'Urian, de Guion et de Regnauld et ceux d'Athos, de Porthos et d'Aramis ?

Quoique le roman de Mélusine puisse, jusqu'à un certain point, se prétendre historique, il est assez difficile de dire quelle époque de l'histoire il a en vue, et l'auteur lui-même aurait probablement eu beaucoup de peine à l'indiquer. On y parle du royaume de Chypre et de l'ordre de Rhodes, ce qui dénoterait que les faits se passent après la première croisade. Mais le nom de croisades n'est jamais prononcé dans ce livre, quoique tout ce qu'il relaie en soit évidemment un reflet. Doit-on en conclure qu'il adopte une date antérieure à 1099? Il n'y esl pas non plus question de l'empire de Constantinople,


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et pourtant, à quelque époque qu'on se fixe, il faut bien admettre qu'il existait encore. Cette omission serait-elle l'indice du peu de cas qu'on faisait de cette puissance déchue, ou provient-elle de la haine que les Latins catholiques portaient aux Grecs schismatiques? D'autre part, on voit figurer dans la Mélusine un roi d'Aragon; or le royaume d'Aragon ayant été fondé en 1035, on pourrait trouver dans cette indication une limite extrême. Mais on y rencontre aussi un roi de Bretagne, et si ce nom de roi n'a pas été pris abusivement, il nous recule jusqu'aux âges antérieurs à Charlemagne, car depuis lors il n'y a plus eu de rois en Bretagne. Autre circonstance tout aussi peu précise. Un pape paraît dans le récit, et on l'appelle Benoit; mais on se garde bien de dire lequel : comme il y en a eu seize, le choix est assez embarrassant. Il est vrai que du XIe au XIVe siècle, c'est-à-dire depuis le temps probable où les faits ont pu se passer jusqu'à celui où l'auteur écrivait, on n'en compte que quatrequiaient résidé à Rome, lieu de la scène. Est-ce un de ceux-là qu'il a voulu désigner, ou a-t-il pris ce nom au hasard ? Enfin il ne faut pas oublier que Jérusalem appartenait aux Musulmans pendant les événements rapportés dans notre livre; ce qui nous placerait avant la première croisade ou après la bataille de Tiberiade. Que d'obscurités et de contradictions! Et nous ne tenons pas compte de bien d'autres obstacles secondaires. Ainsi la mention de l'artillerie viserait une époque postérieure à la bataille de Crécy ; mais on sait que des écrivains peu attentifs, voire même Shakespeare, ne se sont pas fait faute d'introduire les armes à feu dans des temps où elles n'étaient pas connues. De même, les noms de Turcs et de kalifes, qu'on rencontre dans les


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récits, pourraient fournir quelques données utiles, car la redoutable tribu a fait son apparition dans le Xe siècle, et le kalifat de Bagdad a été détruit en 1171. Mais on ne saurait attribuer beaucoup d'importance à ces dénominations, le mot de Turcs n'étant pris ici que d'une manière générale pour désigner les Musulmans, et celui de kalifes ne s'appliquant pas plus aux souverains de Bagdad qu'à tous les autres chefs mahométans.

Il faut pourtant tâcher d'arriver à une solution. Nous essayerons d'en donner une, vaille que vaille. Pour cela nous constatons d'abord la préoccupation que cause à l'auteur la lutte contre les infidèles ; elle nous semble prouver qu'il considère la guerre sainte comme existant encore ou n'étant finie que depuis peu. Ensuite, prenant en considération l'objectif de l'ouvrage qui est l'établissement de la maison de Lusignan sur les trônes qu'elle a possédés, nous remarquons que cet établissement s'opéra dans le courant des XIIe et XIIIe siècles. Cette double considération nous fait croire que la date cherchée doit se trouver vers cette époque. Une autre particularité nous rapproche encore plus de la solution, c'est la préoccupation continuelle qu'ont les héros de cette histoire de protéger leurs domaines, en les hérissant de châteaux-forts. Cet état de choses s'applique assez exactement au Xe et au XIVe siècle, alors que chacun cherchait à se prémunir contre les dangers extérieurs et intérieurs dont il était menacé de toutes parts. Mais le Xe siècle concorde mal avec les moeurs et coutumes reproduites dans le récit ; nous donnons donc la préférence au XIVe, c'est-à-dire aux temps de la guerre des Anglais et des querelles intestines qui les accompagnèrent. Nous reconnaissons d'ailleurs que


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toutes ces fixations sont très hypothétiques et que si l'on veut soulever des objections comme, par exemple, la fondation de la Rochelle, le doute renaîtra facilement. Pourquoi aussi sommes-nous plus exigeants que l'auteur? Où il n'a pas cru devoir faire la lumière il y a peut-être témérité à débrouiller le chaos. Quelquefois l'incertitude vaut mieux, dans les oeuvres d'imagination, qu'une précision absolue. De nos jours on aime à poser l'action ; il est si commode commencer ainsi un roman : C'était le... 18... ! Mais là s'arrête trop souvent la clarté: après avoir débuté avec tant d'exactitude, le récit n'en est pas pour cela moins incohérent.

S'il est difficile de déterminer à quel instant de l'histoire il faut attribuer les événements racontés dans le roman de Mélusine, on ne peut s'empêcher d'y saisir des traits de moeurs bien caractéristiques. Ces traits sont des plus intéressants et donnent des détails qui mettent sous les yeux, d'une manière vraiment frappante, les hommes et les choses qu'ils représentent. Ici l'hésitation n'est plus possible ; le cachet du XIVe siècle est manifeste. L'auteur a donné l'air et l'esprit de son temps à ses héros et à tout ce qui les entoure, comme si on drapait des modes de nos jours des personnages d'autrefois. Sous ce rapport son livre est vraiment curieux. Les coutumes des derniers moments du moyen-âge y sont reproduites très fidèlement et forment une série de tableaux pour ainsi dire vivants. Les habitudes de piété, les cérémonies du culte, les ameublements et ornements des demeures seigneuriales, les ouvrages de défense des châteaux-forts et des villes, l'énumération des transports d'outre mer, la marche des armées, les moyens de faire la guerre, les armes des combattants, la tactique des


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chefs, la bravoure individuelle des chevaliers, tout est représenté en termes dont la longueur même trouve sa compensation dans les renseignements les plus utiles aux amateurs d'études rétrospectives. Pour n'en citer qu'un exemple, nous appellerons l'attention sur les descriptions de fêtes, joutes et tournois donnés à l'occasion des victoires ou mariages des principaux acteurs du drame. Rien de plus complet, et si l'on peut reprocher à l'auteur de nous promener quelquefois de terrasse en terrasse, il faut lui savoir gré de nous fournir une infinité de documents utiles à consulter.

Parmi les particularités à noter, une des plus curieuses est certainement l'influence des bourgeois et des barons à l'époque des événements racontés par l'auteur. On n'ignore pas quelle large autonomie ont exercée les communes dans les XIIIe et XIVe siècles et de quelle prépondérance les barons ont joui aux temps féodaux ; mais on est vraiment surpris de voir jusqu'où allait la puissance des uns et des autres, d'après les traces qu'on en trouve dans la Mélusine Et qu'on ne dise pas que c'est du roman ! Ces choses-là ne s'inventent pas, et si elles n'eussent pas existé, il y avait danger de ne pas être compris du lecteur en les lui présentant. Il faut donc reconnaître qu'on est ici dans la vérité historique. Or, le respect des communes était tel à ce moment que lorsque Geuffroy, à la tête de son ost, demande passage aux bourgeois de Cologne, il est très inquiet de la réponse qui lui sera faite, et quand on vient lui apprendre que cette réponse est favorable, il en témoigne la joie la plus vive. Et quant aux barons, leur crédit est constaté par les preuves les plus convaincantes. De toutes parts, ils interviennent dans la direciion des affaires. Non-seulement


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ils reconnaissent le suzerain et l'assistent en sa court, ce qui est l'essence même du droit féodal, mais ils participent à son gouvernement. Il ne fait rien sans demander leur conseil. Il est même obligé de leur sacrifier ses enfants quand ils le croient utile à l'intérêt général. A sa mort, ce sont eux qui prennent la haute main dans son domaine: ils sont les guides de ses héritiers pendant leur minorité et marient ses filles orphelines. Enfin c'est un véritable pouvoir dans l'Etat Ces renseignements sont très instructifs : ils nous prouvent, une fois de plus, qu'il ne faut pas confondre la féodalité avec l'absolutisme.

Après cet examen de la composition générale de l'ouvrage, il convient d'en apprécier les procédés d'exécution. Ils sont pour la plupart assez heureux, et si on peut leur reprocher, comme à tout le reste, des longueurs et du manque de goût, on doit reconnaître que souvent ils décèlent une main habile Les personnages mis en scène se meuvent dans les conditions de leur rôle, leurs actions répondent à leurs caractères et leur langage est bien celui qu'ils doivent parler. Ces personnages peuvent se réduire à trois principaux : Mélusine, Raimondin et Geuffroy. On connaît à peu près complètement Mélusine parce que nous en avons déjà dit, nous n'ajouterons que quelques traits à sa figure. Evidemment l'auteur a voulu peindre en elle la raison servant de guide à toute une famille. Ses avis sont essentiellement pratiques, et elle les exprime en termes peut-être un peu verbeux, mais d'une grande lucidité. Elle a les qualités de son sexe sans en avoir les défauts, et pourtant elle est modeste: sa puissance ne l'éblouit pas. ses talents ne sont employés qu'à des buts utiles, jamais la moindre incorrection ne


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vient troubler le cours d'une si noble existence : en un mot, si elle est douée de toutes les perfections, comme c'est l'ordinaire chez les héroïnes de romans, elle n'en fait point parade. C'est même ce mélange de supériorité et de retenue qui constitue un type assez original ; elle oublie qu'elle a été presque déesse. C'est une Pallas bien plus qu'une Junon : quant à Vénus, elle n'a rien de commun avec elle, que la beauté.

A côté d'une femme si supérieure, Raimondin, son mari, paraît un peu effacé. Il accepte d'ailleurs cette situation avec une résignation complète. Toutes les fois que Mélusine indique une résolution à prendre dans l'intérêt de la famille, il s'empresse d'y souscrire : c'est véritablement un mari modèle. Sous ce rapport il pourrait peut-être prêter un peu au ridicule, car notre esprit est ainsi fait qu'il n'aime pas les maris trop soumis, même quand leurs femmes ont raison. Mais Raimondin semble dire à ses détracteurs : Honni soit qui mal y pense ! D'ailleurs s'il est peu résistant devant sa femme, il est très brave dans les combats : c'est un preux des anciens jours, une âme naïve et un bras de fer. Quand il se fait vieux, ses facultés s'affaiblissent tout naturellement, et l'on doit savoir gré à l'auteur d'avoir tenu compte en lui de l'humanité : Nihil humani alienum. A ce moment il se retire de la scène par un moyen assez vulgaire : il se fait ermite, quoiqu'il n'ait jamais été diable. De nos jours, quand les romanciers sont embarrassés pour trouver des dénouements, le cloître vient souvent à leur secours ; mais ils se garderaient bien d'y envoyer leurs héros, ils n'y enferment que leurs héroïnes. Au moyen-âge, au contraire, on trouve tout simple qu'un homme fatigué de la vie termine sa carrière sous l'habit de moine; quant


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aux femmes, il est rare que les passions les conduisent au couvent.

Mais le personnage par excellence du roman, c'est Geuffroy. L'auteur lui consacre non-seulement la plus grande partie de son oeuvre, mais aussi toutes ses préférences. Il le représente sous les dehors les plus favorables, malgré sa grant dent, qui devait un peu le défigurer. Son courage est à toute épreuve ; partout où il paraît, il ne manque jamais de vaincre Il est aussi habile que brave. Ses succès sont dûs en grande partie à la promptitude de ses décisions autant qu'à la sûreté de ses vues. Et pourtant l'auteur s'arrête à temps dans la haute idée qu'il donne de son héros. Il ne pousse pas trop loin les qualités de celui pour lequel il a tant de sympathie. Il n'en fait pas un de ces êtres à part tels qu'il n'en existe que dans les romans: il lui reconnaît bien des côtés faibles, il ne dissimule pas ses emportements, il le représente tel qu'il doit être : un chevalier sans peur, mais non sans reproche. En général, c'est par cette observation de la nature même des hommes et des choses que se distingue l'oeuvre que nous étudions : tout y est dans une juste mesure, autant que le permet le goût du temps: c'est la vérité dans la fiction.

Les autres acteurs qui figurent dans la Mélusine sont assez ternes. Les frères mêmes de Geuffroy n'ont rien de saillant et paraissent tous jetés dans le même moule. Ce sont de braves chevaliers, fidèles aux lois de l'honneur, mais sans qu'aucun trait particulier les fasse ressortir. Quand ils sont passés rois ou ducs, ils accomplissent correctement leur mission et se rangent parmi ces personnages d'un tempérament modéré et conciliant, dont le don Fernand du Cid, de Corneille, est devenu le type


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dans les compositions littéraires. Quant aux autres rôles, il n'y a qu'un mot à en dire : ce sont ceux de comparses, et comme tels ils n'ont aucun relief; car à l'époque où la Mélusine a été écrite, on n'avait pas encore inventé l'art de doter quelques accessoires d'une physionomie originale, ce qui constitue véritablement une heureuse trouvaille dans les oeuvres modernes.

L'auteur ne se contente pas de donner à ses personnages des allures vraies et naturelles, il en fait aussi et surtout des gens vertueux. On peut dire que son ouvrage distille la vertu par tous les pores. Excepté les géants et les infidèles, tout le monde y obéit aux meilleurs sentiments, on n'y rencontre même pas de traîtres, ces ombres au tableau destinées à lui donner du lustre. Les hommes sont foncièrement moraux, les femmes essentiellement chastes. Les uns et les autres pratiquent tous les devoirs de la conduite la plus régulière et surtout ceux de la religion. Sur ce dernier point l'auteur ne fait grâce d'aucune observance : les oraisons, messes, jeûnes, confessions, communions, service et enterrements auxquels prennent part ses personnages sont scrupuleusement notés. Quand il les fait assister à un repas il ne manque jamais de mentionner qu'on y a dit le benedicite et les grâces: dans les recommandations que Mélusine fait à ses enfants, en se séparant d'eux, elle place en première ligne l'assistance quotidienne à la messe, et bien des fois dans le cours du récit il est question de cet acte de piété. Evidemment l'auteur était lui-même dévot, je dirai même superstitieux ; il n'est pas difficile de voir qu'il croit à l'astrologie. Ou ne saurait lui faire un crime de n'avoir point devancé son siècle à cet égard.

C'est peut-être par suite des scrupules de sa conscience


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qu'il n'a pas introduit l'amour dans son roman. Sans doute on s'y marie, et même on s'y marie beaucoup ; mais ces mariages sont plutôt de raison que d'inclination. Les jeunes princesses sentent battre leurs coeurs pour ceux avec qui elles doivent s'unir, mais c'est toujours de la manière la plus convenable; ce qui ne les empêche pas d'être des épouses accomplies. Les jeunes princes ont un penchant bien marqué pour celles qu'ils vont conduire à l'autel; mais ils ne paraissent pas brûler de feux dévorants: ils n'en deviennent pas moins d'excellents maris. Pourquoi s'en étonner? Il n'est pas indispensable, pour être heureux en ménage et avoir beaucoup d'enfants, d'avoir eu des précédents romanesques. L'amour, dans les plans de notre auteur, ne joue donc qu'un rôle secondaire, il n'est pas la clef de voûte de l'édifice, comme dans presque tous les romans et surtout dans ceux de chevalerie. Geuffroy est sur ce chapitre tout autre qu'Amadis des Gaules : il n'a pas la moindre inclination amoureuse pendant tout le cours de sa carrière, et si, par ses travaux, il est digne d'Hercule, on ne le surprend jamais filant aux pieds d'Omphale. Quant à Raimondin et à Mélusine, ils ne connaissent que l'amour conjugal. Voltaire se faisait une gloire d'avoir trouvé dans Mérope un sujet dont l'amour était exclu, il ne se doutait pas qu'avant lui Jehan d'Arras avait su se passer de ce puissant moyen d'intérêt dans une oeuvre d'imagination.

Nous ne pouvons terminer cet examen sans parler du style de l'ouvrage. C'est un de ses côtés les plus satisfaisants. Sans doute il n'est pas à la hauteur du grand siècle : la prolixité lui nuit trop souvent ; mais il est toujours riche et quelquefois éloquent. S'il n'est pas vif et


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serré dans les narrations, il est abondant et pompeux dans les descriptions. Quelques tableaux sont même remarquablement rendus. Ainsi, l'apparition de Mélusine dans la forêt de Colombiers, qui a tout le vague qui convient aux scènes fantastiques ; l'entrée d'Urian et de Guion dans Famagoste, qui se distingue par un luxe qui sied bien à la circonstance ; les batailles entre les chrétiens et les Sarrazins, qui rappellent les mêlées du temps des croisades; la séparation de Mélusine et de Raimondin, qui est décrite en termes si touchants ; les combats de Geuffroy contre les géants etcontre le génie de la tour de Lusignan, dont le récit dénote une grande fertilité d'invention; l'épisode de Mélior et du roi d'Arménie, qui forme un petit drame plein de grâce ; enfin une foule d'autres points d'attraction, qu'il serait trop long d'énumérer, composent un ensemble d'un mérite, sinon transcendant, au moins fort louable. Quand on a le courage de lire la Mélusine jusqu'au bout, et je reconnais qu'il en faut, on est surpris d'y faire les meilleures rencontres, et l'habitude finit par donner du plaisir à se promener dans ces sentiers, où il y a quelques ronces, mais où il y a aussi bien des fleurs. Cette lecture n'excite qu'un regret, c'est que tant de bonnes choses soient défigurées par le mauvais goût de l'époque. L'époque, voilà l'excuse de beaucoup des reproches qu'on serait tenté d'adresser à l'ouvrage. Ainsi la crudité des expressions, qui y choque trop fréquemment les oreilles délicates, ne peut certainement pas être attribuée à un propos délibéré de la part d'un écrivain essentiellement honnête: il ne s'en est servi que par naïveté et parce qu'elle était d'usage chez ses contemporains ; s'il eût vécu sous Louis XIV, il aurait cherché à parler la langue de Féne-


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Ion plutôt que celle de Rabelais. On peut donc dire, pour conclure à cet égard, que ses défauts sont ceux de son temps et que ses qualités lui appartiennent en propre.

Nous croyons avoir scrupuleusement indiqué le fort et le faible du roman de Mélusine C'est en résumé une oeuvre recommandable à bien des titres, et il ne faut pas s'étonner qu'elle ait bravé la faux du temps. Il y a plutôt lieu d'être surpris qu'on n'ait pas plus souvent tiré de ce sujet des conceptions dramatiques ou même poétiques. L'esprit pouvait s'y donner carrière et y puiser des inspirations prêtant à d'agréables développements. Il n'en a pas fallu autant à Shakespeare pour composer la Temple ou le Songe d'une nuit d'été. Jusqu'ici les féeries n'ont été mises sur la scène qu'en opéras ou en ballets, ou encore en pièces à décors. Quant à la poésie, je ne sache pas qu'elle ait jamais exploité bien avantageusement cette mine. Il faut descendre jusqu'aux contes pour leur trouver une place ; mais les contes de fées ne sont nullement à dédaigner, surtout ceux de Perrault. On a dit :

Si Peau d'âne m'était contée, J'y prendrais un plaisir extrême.

Il pourrait certainement en être de même de Mélusine; mais il faudrait qu'elle fût bien contée, et je crains, sous ce rapport, d'avoir laissé beaucoup à désirer.


A QUELLE ÉPOQUE

LA VILLE D'ARRAS

EST-ELLE

DEVENUE RÉELLEMENT FRANÇAISE?

par M. Aug. Wicquot

Membre résidant

Il se trouve dans un manuscrit de la Bibliothèque d'Arras, une pièce de deux cents vers environ, qui a échappé jusqu'ici aux investigations des historiens ayant relaté les péripéties du siège d'Arras, en 1640, par les armées de Louis XIII.

On a jugé à propos de la tirer de l'oubli. Ce n'est pas que cette pièce, reconnaissons-le tout d'abord, ait un bien grand mérite littéraire, mais elle suggère à l'esprit de celui qui la lit attentivement certaines considérations qui peuvent offrir un réel intérêt au point de vue historique.

Arras venait de se rendre, le 9 août 1640, après une résistance héroïque. Un poète du pays, dont le nom est resté inconnu (1), mais qui avait pour les Franchois, tout

(1) Ce n'était pas Gilles Surelle, bourgeois d'Arras, qui avait composé deux sonnets sur l'attentat de Henri IV, en 1597. Il était certainement mort à cette époque.

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fiers de leur récente victoire, une haine vivace. publie contre eux, quelques semaines après le siège (le 19 novembre 1640), les vers suivants, qu'il intitule :

Prosopopée de la Nymphe d'Artois sur la perte de sa ville capitale d'Arras.

Vous autres qui croyez que la bonne fortune

Vous doit rire toujours, D'autant que rien encor ne trouble et n'importune

Le serain de vos jours, Apprenez que le sort, par le mien déplorable,

Est traître aux plus contents, Et que si d'aventure il vous est favorable,

Ce n'est que pour un temps. Autrefois mon climat n'avait point de semblable

En amas de tout bien, Et l'on n'estimoit point qu'un Estat fui durable

Ainsy comme le mien. Thémis auprès de moi faisait sa résidence

Afin de l'assurer, Et la paix me donnait toute telle abondance

Qu'on eut sceu désirer. Qui jamais eut pensé qu'au milieu de ma joye

Il m'avint ce danger D'estre avec tous les miens la misérable proye

D'un monarque estranger ! Desjà passé cinq ans on travaille à ma perte

Sans intermission, L'ennemy même à voir comme je suis déserte

En a compassion. On me ravage toute, on me met toute en flamme,

On me faist mille torts, Et je ne pense pas qu'il reste une seule âme

En tant de pauvres sorts. 0 Dieux ! quelle pitié dedans la mesme place Où l'on soûlait danser,


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C'est où sont estendus des corps froids comme glace

Venants de trespasser.

Ceux qui sont retirez dans mes villes plus seures,

S'ils veulent retourner, Trouvent tant de dégâts qu'à peine leurs demeures

Se peuvent discerner. Au lieu de bastiments on ne voit que broussailles,

Si ce n'est qu'à l'endroit Où jadis fut un bourg, quelque pan de murailles

Demeure encore droit. Mais encor la rigueur d'un si triste ravage

Ne m'esbranloit qu'un peu, Et je ne perdois pas encore le courage

Pour voir un si grand feu. Mais depuis que le sort en sa rigueur fatale

Se bende contre moy, Ayant assujety ma ville capitale

Dessous un autre roy, Hélas ! j'ay bien sujest donner la vive source

Aux ruisseaux de mes pleurs, Et de leur faire prendre une éternelle course

Pour pleurer mes malheurs. 0 malheur sans pareil ! puis-je donc bien entendre

Sans me pasmer d'ennuis Que ma ville d'Arras sans qu'on l'ait peu deffendre

Soit Franchoise aujourd'huy. Je songe, il n'est pas vray qu'une ville si forte

Auroit si tost commis Le soin de mes remparts et les clefs de sa porte

Es mains des ennemys (1). Mais ô faibles discours et nullement capables

De me réconforter, Sa perte, je le voys, n'est que trop véritable,

Il n'en faut plus douter. Ces peuples que la France exerce dans les guerres

En grand nombre assemblez,

(1) L'espagnol don Eugénio O'Neil commandait la place.


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Ont d'un commun accord descendu sur mes terres

Et ravi tous mes bledz. Ces lâches boutefeux non content du pillage,

Ont bruslé les maisons, Et de mes paysans surprins à leur ouvrage

Ont remplis leurs prisons. Cecy ne m'osla point encore l'espérance,

Et ne me doutois pas Que jamais les François auraient cette assurance

Que d'assiéger Arras ; Lorsque de touts costez ils plantèrent leurs tentes,

Avec intention De la prendre par force, ou par longues attentes,

Ou par invention. Celle-cy leur servit bien plus que tout le reste,

Car, à la vérité, Leur force ne fut point si grande et manifeste

Que leur subtilité. Par le monde aussi tost courut la renommée

De ce siège fatal, Et pour me secourir fut amassé l'armée

Du prince cardinal (1). La*mboy (2) ne tarda point ny le duc de Lorraine (3)

A m'amener des gens, Et ces deux nobles chefs pour m'oster de la peine

Furent fort diligents. Quand je vis sur mes champs tant de braves gens d'armes

Mespriser le trespas, A mon occasion, et transporter leurs armes

Jusques auprès de Pas, Je parlais de la sorte: « Or, malgré le grand Maistre,

Je vous verray crever, François, si votre camp n'ayant plus de quoy paistre

Diffère à se lever.

(1) Ferdinand, fils de Philippe III, roi d'Espagne. Il fut cardinal, archevêque et vice-roi de Catalogne ; mourut en 1641.

(2) Général espagnol.

(3) Charles III, duc de Lorraine, passé au service de l'Espagne.


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Vous êtes enfermez, il est presque impossible

De vous avictailler ; Si vous voulez avoir le chemin accessible

Il vous faut batailler. Mais oserez-vous bien, affamez que vous estes,

Entreprendre les miens, Qui vous assommeraient comme des pauvres bestes

Ou mestroient aux liens. C'est de ceste fachon qu'enfin sera punie

Vostre témérité, Et que le grand progrès de votre tyrannie

Se verra limité. » Je me flattois ainsi ; quand dessus mes frontières

Un grand convoy parut, Lequel ne trouvant point rencontres ni barrières

Dans le siège accourut. J'en advertis le Prince, instamment je le prie

De rompre ce convoy; On en faist le semblant, et tandis que je crie

On se mocque de moy. Quant l'obstacle au chemin est le plus nécessaire,

On suit le jugement De ceux qui conseilloient de battre l'adversaire

En son retranchement. On revient devers lui pour rompre son ouvrage

Aux plus faibles quartiers ; Tandis qu'imprudemment on laisse le passage

A ses vivandiers. L'ennemy secouru de grosses troupes fraîches,

Reçoit allègrement Les nostres, qui déjà passez dessus les bresches,

Assailloient vaillamment. Ah ! je ne puis conter sans répandre des larmes

Ce qui se fist allors, Ny comment tant des miens tombèrent par les armes

Au royaume des morts. Quatre heures le canon tonna pourmettre en poudres

Mes hardis combattans,


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Qui plus se deffendoient, qui plus alloient ces foudres

En flammes esclatans. A la fin n'aiant point d'assistance qui vaille,

Ils cèdent au plus fort, Tandis qu'en oubliant l'heure de la bataille,

Un paresseux s'endort. 0 paresse nuisible en matière de guerres !

Bossu, Rules et Willerval (1), Sans elle se verraient encore sur les terres

Promener à cheval. Mille autres accablez soubs le mortel orage,

Sans elle paraistroient Encore à ma défense, et d'un brave courage

Encore combattraient. Mais sans elle, ma ville eut veu sa délivrance,

Et se pourrait mocquer Des forces qu'assembla ceste orgueilleuse France

Affin de m'atacquer. 0 Dieu ! qui voiez tout, permettrez-vous qu'un traistre

Face sa trahison, Sans qu'après son effect on le puisse cognoistre

Ny l'estraindre en prison Et ce qui me faist mal, on transporte son crime

Dessus mes Arrageois, Et pour laver le traistre on dérobe l'estime

Et l'honneur des bourgeois. 0 pauvres abusez, trop faciles à croire

Un tas de courtisans, N'appercevez-vous point qu'ils envient ma gloire

Par leurs bruits médisans. Ils taschent de la sorte à mestre dans vos armes

Quelque division, Pour donner plus de cours aux dévorantes flammes

De leur ambition. Mais ne parlons non plus d'un sy mauvais affaire,

(1) Ils s'opposèrent à l'attaque du convoi et modéraient toujours l'ardeur du cardinal-infant.


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Se taire est le plus seur. Aussy bien ne peut-on les empescher de faire

Ce qu'ils ont dans le coeur. Ne verrai-je doncques pas meilleure intelligence

Au faist de mes guerriers ? N'apporteront-ils point non plus de diligence

A l'acquest des lauriers ? Ma douce liberté dépend de leur vaillance,

Et je leur fais sçavoir Que s'ils n'ont désormais plus d'ordre et d'asseurance

On ne me peut ravoir. Quand on me doit oster hors de servitude,

C'est bien hors de saison Qu'on s'applique aux trésors dont la nuisible estude

Ressent sa trahison. Et ce mal toutefois maintenant dans sa crise

Règne si puissamment Que l'on se garde bien de faire une entreprise

Qu'aux larçins seulement; Sy bien que mon armée et celle de la France

Me pille également. Il ne me restoit plus qu'à joindre à ma souffrance

Ce sensible tourment... Mais insensiblement je passe à la satyre ;

Hélas ! c'est le désir Que j'ay de voir bientôt la fin de mon martyre

Et de mon desplaisir. Car tant que régne au camp ceste avare follye,

Il ne faut pas penser Que les infâmes noeuds dont la France me lie

Se puissent délacer. 0 Dieu ! qui prenez soin des nymphes misérables,

Vostre bénignité Parut-elle jamais sur des maux comparables

A ma calamité. Le Prince en a pleuré, les miens pleurent encor,

Et ce mal arrivé Estoit le plus cruel qu'en sa boette Pandor


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Nous avoit réservé. Si vous voulez avoir pitié de nostre honte,

Je vous prie seulement Faiste resusciter ce magnanime comte

Qui dompta l'Allemand ; Qu'il vienne à mon secours avecque l'audace mesme

Et la mesme fureur En laquelle il revint du pays de Bohème

Es mains de l'Empereur. Qu'il me vienne donner une plaine victoire

Comme il fil autrefois (1). Sa valeur aujourd'hui me donnerait plus de gloire

Qu'à la première fois, Ou renvoïez la paix (2) si longuement absente

Affin de retirer De ces tristes horreurs mon âme languissante

El preste d'expirer.

Il serait assurément difficile, si l'on excepte pourtant quelques vers, de trouver dans cette longue apostrophe, le moindre souffle poétique. Aussi, n'est-ce pas cela que l'on y doit chercher.

Ce qui frappe, avant tout, c'est la résistance opiniâtre de la province d'Artois à subir le joug de la France ; c'est ce cri du poète qui semble l'écho des sentiments de ses compatriotes :

0 malheur sans pareil ! puis-je donc bien entendre

Sans me pasmer d'ennuis, Que ma ville d'Arras sans qu'on l'ait pu deffendre

Soit franchoise aujourd'hui !

(1) Charles de Longueval, comte de Bucquoy, qui s'était trouvé un des premiers, avec l'évéque Mathieu Moullart, sur les remparts d'Arras. lors de l'attaque d'Henri IV. Il était général de la cavalerie espagnole aux Pays-Bas.

(2) La paix entre la France et l'Espagne ne fut signée qu'en 1598, à Vervins.


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Ce sont ces malédictions répétées contre les Franchois, « ces lâches boutefeux, qui pillent et bruslent les maisons. »

C'est enfin cette espérance que la domination étrangère soit de courte durée et que

Les infâmes noeuds dont la France me lie Se puissent délacer !

Les voeux du poète arrageois devaient être stériles, car depuis 1640 l'Artois n'a pas cessé d'appartenir à la France. Toutefois, il faut le reconnaître, c'est en frémissant qu'il se vit arraché à la Maison d'Espagne. Pouvait-il oublier le doux et paternel gouvernement des Archiducs Albert et Isabelle et sa prospérité si enviée du monde entier, sous l'occupation espagnole ?

En feuilletant rapidement les annales de notre province, on est frappé de son attachement immuable, de sa profonde reconnaissance pour ses maîtres devenus ses bienfaiteurs. Par contre, ne devait-elle pas détester quiconque tenterait de l'arracher à cette influence tutélaire ?

Faudrait-il s'étonner, d'ailleurs, après les horreurs commises par Louis XI à Arras, que le nom français y fût abhorré et maudit ?

On conserve dans le recueil des chartes une pièce fort curieuse, intitulée : « Lettres patentes du roi Louis XI, » qui fait connaître l'affection de la Cité à la France et la » haine ancienne des habitants de la ville d'Arras pour » les François. »

Fidèle à son axiome favori : « Diviser pour régner, » Louis XI avait eu grand soin d'opposer la cité à la ville, en favorisant la première au préjudice de la seconde. Aussi la ville conserva-t-elle pieusement le nom de Jean


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Le Maire, surnommé Grisard, qui avait, en 1492, expulsé les Français d'Arras, pour y recevoir les Bourguignons. Les faits de cette époque ont été si bien étudiés par plusieurs de nos collègues, et sont si connus qu'il serait vraiment oiseux d'y insister.

La paix de Senlis, puis le traité de Cambrai (1527), avaient assuré la possession de l'Artois aux Espagnols, qui, pendant plus de soixante ans, jouirent paisiblement de leurs droits sur cette province. Elle ne leur fut contestée que par Henri IV qui, le 28 mars 1597, tenta de s'emparer d'Arras par surprise.

Cette attaque imprévue d'Henri IV et son insuccès ne firent que raviver l'antipathie de l'Artois pour tout ce qui touchait à la France.

Les registres mémoriaux de la ville d'Arras l'attestent d'une manière irrécusable : Thomas Tieullier, tailleur d'imaiges, et Jean Varlet, peintre-doreur, furent chargés de perpétuer en un tableau de bois le souvenir de la bravoure artésienne, avec les pétards délaissés par les Franchois lorsqu'ils attentèrent contre cette ville ; Gilles Surelles en un brief sonnet, un autre poète en un long poème latin, essayèrent d'immortaliser cet évènement.

La religion elle-même, dans cette circonstance, agit de concert avec la peinture et la poésie. Le clergé autorisa une procession qui fut fixée tous les ans au dimanche le plus près du 28 mars.

N'était-ce pas entretenir avec un soin jaloux la rancune contre les Franchois? Et ne voit-on pas là l'explication toute naturelle de la résistance qu'opposèrent les Artésiens à Louis XIII quand il vint assiéger Arras ? Vaincus alors par la France, ils ne lui donnèrent pas leur affection; et personne n'a oublié le cri de dépit de Richelieu


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à l'adresse de nos ancêtres : « Ils sont plus Espagnols que les Arragonais (1) ! »

Ils n'avaient pas encore changé de sentiment sous Louis XIV qui, d'ailleurs, savait à quoi s'en tenir sur cette antipathie traditionnelle.

En effet, quatorze ans après la prise d'Arras par Louis XIII, il est notoire que le prince de Condé, alors passé aux Espagnols, usa de toute son influence pour les pousser à s'emparer d'une ville dont les habitants étaient encore attachés de coeur au roi d'Espagne. Ils étaient si bien disposés à leur rouvrir leurs portes que ce n'était, à Paris même, un mystère pour personne. Si nous consultons la Muse historique, ou recueil de lettres en vers contenant les nouvelles du temps, nous lisons, à la date du 18 juillet 1654:

Un bruit a couru ce matin Que d'Arras le peuple mutin Souhaitant de changer de maître, Par un complot cruel et traître, Vouloit sans rime ni raizon Assassiner la garnizon ; Et qu'ayant découvert la trame De cette populace infâme, Ils avoient été maltraitez Par les gens de guerre irritez ; Et tant au soleil qu'à l'ombre On en avoit pendu grand nombre. Mais ce bruit est si mal fondé Qu'il ne m'a pas persuadé.

Grâce à Turenne, les Espagnols furent contraints de (1) Annales belges de Dumées, page 416.


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lever le siège ; mais l'esprit des Arrageois n'était guère modifié. En effet, quelques années plus tard (1668), lorsque Louis XIV chargea Vauban de construire la citadelle d'Arras, l'illustre ingénieur, qui avait cinq plans à choisir, fut forcé d'adopter celui qui lui plaisait le moins. Ce plan avait bien des défauts, mais il avait pour principal mérite, fort goûté du roi, « celui de maitrîser une ville nouvellement conquise, et dont la fidélité ne pouvait inspirer une entière confiance. » Le court passage suivant, extrait du rapport qu'il adressa au ministre Louvois, met complètement en relief cette pensée : « Cette citadelle commandera fort bien la ville, enfilera beaucoup de rues et en abbatra les édifices. »

Vauban, tout en obéissant aux injonctions royales, savait parfaitement que cette citadelle ne serait pas tenable contre une sérieuse attaque de l'ennemi, et il n'hésitait pas à écrire encore : « Je vais élever une belle inutile. »

S'il avait pu alors lire dans l'avenir, il aurait vu que sa citadelle méritait doublement cette épithète, car elle n'eut jamais, que je sache, à braquer ses canons sur les habitants de la ville d'Arras.

En rapprochant attentivement tous ces détails historiques, n'est-il pas facile d'expliquer pour quels motifs le sentiment national, ou autrement dit l'amour de la France, a été si lent à se développer dans la province d'Artois?

Je ne sais quel écrivain latin a exprimé cette pensée : « Ubi benè est, ibi patria; là où on est bien, là est la patrie. » Je ne sais pas davantage quel écrivain français a défini l'amour de la patrie : « Un sentiment égoïste de son bienêtre et la crainte de le voir troubler. »

A première vue, on serait tenté de se récrier et de ne


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voir là que la complaisante doctrine d'un épicurien et la boutade d'un misanthrope. Si l'on réfléchit un peu, il y a peut-être, dans cette double opinion, autre chose qu'un paradoxe. En effet, l'expression Patrie éveille aussitôt dans notre esprit, grâce au mot Pater, d'où elle est tirée, l'idée de père et d'enfants, et en même temps celle du pays où l'on a vu le jour, où sont les propriétés, les traditions, où se groupent les familles alliées par la communauté d'origine, de moeurs, de religion, de langage, unies enfin par les mêmes droits, les mêmes devoirs, la même législation.

Or, n'a-t-il pas fallu voir s'écouler une série de siècles avant que la France elle-même réalisât complètement l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de la patrie, et pour que l'Artois, de son côté, consentît à se regarder comme partie intégrante de cette patrie ?

Et d'abord, qu'était-ce que la France ou la Francia (1), il y a dix siècles ? L'histoire répond :

« La Gaule septentrionale et la Germanie centrale formaient, au IXe siècle, le territoire réellement franc, la Francia ; et, bien que la langue romane prévalût dans l'une et la langue teutonique dans l'autre, aucune distinction de nationalité ne fut faite entre elles pendant tout le règne de Charlemagne. Dans les divers plans que

(1) Sur les différentes acceptions du nom de Francia, voir : GUÉRARD. Du nom de France et des différents pays auxquels il fut appliqué dans l'Annuaire de la Société de l'Histoire de France, pour 1849, pages 152-168).

BOURQUELET, sens des mots France et Neustrie sous le régime mérovingien (dans la bibliothèque de l'Ecole des chartes, tome XXVI, pages 566-574).

A. LONGNON, L'Ile de France, son origine, etc. (dans les Mémoires de la Société de l'Histoire de France, tome Ier).


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Charlemagne eut en vue, aucun ne séparait la Neustrie de l'Australie, la Francia occidentale de la Francia orientale. » L'histoire nous dit encore qu'à l'époque du démembrement de l'empire de Charlemagne, la Francia occidentale, qui devait un jour être notre France, semblait être bien éloignée de former une nation. Il n'y avait aucune unité dans ce pays à l'ouest de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin. Trois régions y étaient bien marquées: Aquitania, Burgundia, Francia.

Mais qui ne sait que, dans l'espace de soixante-dix ans (817-887), huit partages mirent en morceaux l'empire de Charlemagne? Quelques érudits ont voulu rattacher au plus célèbre de ces partages, à celui qui résulta du traité de Verdun en 843, l'origine première de notre France. Chercher quelque chose qui ressemblât à une nation française serait une véritable illusion. Signaler les germes dont plus tard sortira la France, soit ; mais rien de plus, sous peine d'éveiller dans les esprits des idées fausses. Ces germes eux-mêmes ne devaient-ils pas rester longtemps informes et confus et presque à l'état latent ? Pour s'en convaincre, il suffit de revoir un instant par la pensée le spectacle navrant de la France féodale.

Les trois royaumes découpés d'abord sur le sol, se sont divisés en grandes provinces ; chaque province à son tour se subdivisera en petits fiefs innombrables : à ne compter que ceux qui ont fait une certaine figure, on en compte plus de soixante.

Dans celte confusion universelle, les divisions locales déterminées de toute éternité par les accidents de terrain, reprirent leur importance naturelle. La rivière, la colline, la lisière de la forêt redevinrent comme aux temps primitifs des frontières véritables, au-delà des


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quelles on se sentait en pays étrangers, et qu'on se tenait prêt jour et nuit à défendre contre un ennemi souvent menaçant.

Chacun se cantonna dans son coin, s'assura la protection, payée souvent très cher, d'un voisin plus puissant. Les châteaux-forts se multiplièrent à l'infini. Sur tout rocher qu'une situation favorable préparait à devenir un refuge, s'éleva un donjon, qui servit à la fois à sauvegarder sa garnison et à opprimer les pauvres gens du pays plat, c'est-à-dire sans abri.

Ce développement toujours croissant du système féodal avait réduit la fortune des Carlovingiens à bien peu de chose. Ils possédaient à peine encore quelques lieues de terrain autour de la colline de Laon, quand Hugues Capet se décida à accepter la couronne. Mais fort heureusement ses successeurs se préoccupèrent constamment de grossir et d'arrondir leur territoire comme fait un paysan de son domaine.

Je me garderai bien de raconter comment les rois de France, pendant huit siècles, tantôt par d'heureuses guerres suivies d'avantageux traités, tantôt par des mariages négociés avec une habile diplomatie surent accroître si prodigieusement l'héritage d'Hugues pour en faire la France. Ce serait ici un long et inutile hors-d'oeuvre. Mais les rois de France, en devenant d'opulents propriétaires, et c'est ce qui importe à la question qui nous occupe, disposaient en même temps d'une force matérielle considérable.

Grâce à elle, il leur fut facile, comme défenseurs du royaume, d'édicter des mesures générales, de se donner une armée, des finances et une administration ; en un mot. de constituer un Etat avec ses organes essentiels.


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Telle fut l'oeuvre incontestée de la monarchie. En ajoutant lentement les provinces aux provinces, elle avait créé l'unité matérielle ; elle ne put ou ne voulut pas réaliser l'égalité, ni permettre la liberté.

Or, nous avons reconnu plus haut que ce qui constituait essentiellement une nation, c'était pour un même peuple, l'uniformité de droits, de devoirs et de législation.

L'oeuvre capitale de la révolution de 89 fut, par dessus tout, la réalisation de cette uniformité.

On n'admit plus qu'il y eut dans l'Ile de France une égalité, une liberté spéciale, dont ne jouiraient pas la Bretagne, la Flandre ou le Languedoc. On combattit partout avec énergie et souvent avec succès le privilège.

De cette époque, date l'égalité sociale. Les derniers vestiges du régime féodal sont effacés : il n'y a plus de fiefs ni de droits féodaux ; plus de seigneurs ni de serfs, plus de nobles ni de non nobles. Tous les citoyens sont égaux devant la loi. Et cette loi est la même pour tous, au nord comme au midi de la France. Car à l'anarchie et à la bigarrure des lois et coutumes succède une législation nationale qui s'inspire à la fois du droit romain et du droit coutumier et les fusionne habilement. De nos lois civiles disparaissent alors toutes les traces de l'ancien régime : droits d'aînesse et de masculinité, majorats, substitutions, mort civile pour les enfants entrés en religion, etc. La liberté de conscience est solennellement proclamée, et l'on a pour les croyances des protestants comme pour celles des catholiques un égal respect. Les juifs eux-mêmes sont admis aux droits politiques et comme les premiers reçoivent enfin (1831) une subvention de l'Etat.

Rappellerai-je la liberté des communications de la pensée et des opinions, celle de s'assembler paisiblement et sans armes ; l'égalité des impôts répartis entre


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tous les citoyens en raison de leurs facultés, l'inviolabilité de la propriété ?

N'est-il pas préférable de relire, à moins qu'on ne la sache par coeur, la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, formulée en 1791 ? Cette page de raison et de justice, « la plus grande, a dit Victor Cousin, la plus « sainte, la plus bienfaisante qui ait paru depuis l'Evan» gile ? »

Enfin, pour compléter cette grande oeuvre de l'unité nationale, restait une dernière réforme.

Le souvenir des rivalités locales et des haines d'autrefois était toujours profond. On supprima les divisions en provinces. La France fut partagée en départements, désignés par des noms empruntés à leurs cours d'eau, à leurs montagnes, à leurs particularités géographiques. Bretons, Normands, Provençaux, Bourguignons furent dès lors les membres vivants et solidaires d'un seul et même corps. Cette abolition des orivilèges des provinces et des villes devait logiquement et fatalement suivre celle des prérogatives du clergé et de la noblesse. Aussi, peut-on affirmer sans hésitation que c'est, à partir de la nuit du 4 août, que nos ancêtres cessèrent d'être des Artésiens obstinés pour n'être plus que des Français (1).

(1) M. Pagart d'Hermansart, le savant secrétaire-archiviste des Antiquaires de la Morinie, a expliqué, il y a plusieurs années (Bulletin de la Société des Antiquaires de la Morinie, t. VI, p. 529), vers quelle époque la transformation résultant de la conquête des Français lui paraît s'être réellement accomplie à Saint-Omer. Cette transformation se fit, selon lui, bien avant 1789, lorsque les travaux exécutés pour assurer à la ville une plus grande sécurité et le développement de ses relations commerciales firent sentir aux habitants les avantages et les bienfaits de la réunion à la France. Dans un récent et remarquable travail, intitulé : Le siège de Saint-Omer en 1677, réunion de l'Artois réservé à la France, M. Pagart d'Hermansart revient sur ce sujet assez délicat. Il mentionne avec la plus grande impartialité une brochure de M. Morand, membre non résidant du

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- 194Mais,

194Mais, l'oublions pas, cette égalité de droits entraînait avec elle l'égalité des devoirs. Tous nous devons sacrifier notre intérêt privé à l'intérêt général; en d'autres termes, tous nous devons servir et aimer notre patrie.

Plus que jamais ce généreux sentiment n'a-t-il pas sa raison d'être ? Un historien racontant la guerre de CentAns et en montrant les résultats, a fait cette fine observation, qui est toujours restée gravée dans ma mémoire: « La guerre de Cent-Ans, écrit-il, a provoqué l'éclosion » du sentiment national, car la France a commencé à se » connaître au contact de l'étranger, comme le moi, se» Ion les philosophes, se révèle au contact du non-moi. » La haine de l'Anglais a enfanté l'amour de la France. »

Aujourd'hui, notre haine a changé d'objectif; mais notre amour n'est-il pas incontestablement ce qui reste encore de plus énergique et de plus vivace dans notre personnalité nationale ?

Comité des travaux historiques, qui confirme de tous points l'opinion que nous venons d'émettre.

Dans cette brochure : Du sentiment national de la province d'Artois sous la domination française, M. Morand établit, d'après de nombreux faits historiques, divers auteurs et différents manuscrits, que, ainsi que l'écrivait en 1828, dom liéthencourt, membre de l'Institut, « les Artésiens ont été longtemps étrangers à la France, et » plus longtemps encore de coeur que de fait ; » il cite la fierté des capitulations, l'opposition acerbe à l'hérésie, à lagabelle, au timbre, aux corvées, aux fermiers généraux, etc., etc. ; et il conclut que la province d'Artois ne devint réellement française que par la Révolution de 1789.


ESSAI

sur

LA BOURGEOISIE D'ARRAS

avant

LA RÉVOLUTION DE 1789

par M. Ad. de Cardevacque

Membre résidant.

L' affranchissement des serfs et l'institution des communes par Louis le Gros et ses successeurs créèrent en France une nouvelle classe dans la population : à coté du noble et de l'esclave vint se placer le BOURGEOIS, l'homme fort et libre d'hier et qui devait se défendre contre ses anciens maîtres et contre les troubles inhérents au passage de la servitude à l'état libre.

La Bourgeoisie n'était pas alors une classe égoïste, n'ayant de religion que pour les intérêts matériels et de patriotisme que pour l'amour de l'argent. En remontant à son principe, on la voit organisée pour la défense de ses franchises et de son indépendance et revêtue d'un caractère libéral et essentiellement national qui se développa constamment. Ce n'était pas l'état de fortune qui faisait le bourgeois au moyen-âge ; c'était le droit que l'on tenait de soi ou de son père par l'affranchissement.


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Tel faisait partie de cette bourgeoisie, qui était plus pauvre et malheureux matériellement que le serf du château ou de l'abbaye.

M. de Bréquigny, dans sa préface du XIIe volume des Ordonnances des rois de France, assigne l'origine suivante au mot BOURGEOIS :

« Au Xe siècle, on appelait bourgs les simples villages » qui n'étaient pas fermés de murs. Les troubles qui agi» tèrent cette époque, ayant obligé de clore de murailles » ces habitations, elles continuèrent de porter le nom de » bourg. Enfin, insensiblement ce nom nefut donné qu'aux » lieux fermés de murs et s'éloigna ainsi de la significa» tion primitive. Il en fut de même du mot bourgeois, » qui servit d'abord à désigner les habitants des bourgs » ou villages, qu'ils fussent ouverts ou fermés. Lorsque » les bourgs fermés s'élevèrent au rang des villes, les » habitants conservèrent le nom de bourgeois. Enfin, » lorsque ces lieux obtinrent des privilèges pour leurs » habitants réunis en corps, le nom de bourgeois devint » propre aux individus de ce corps, à l'exclusion non» seulement des habitants des lieux non privilégiés, mais » même des habitants du lieu privilégié, qui n'avaient » pas été associés au corps auquel le privilège avait été » accordé. On restreignit par là l'acception première » du mot bourgeois : il n'avait exprimé originairement » qu'une idée de position, on y joignit une idée de pri» vilège.»

Au-dessous des bourgeois se trouvaient les manants (manentes), étrangers reçus à demeure et vivant sous la protection de la commune, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu les privilèges de la bourgeoisie. Leur condition inférieure les faisait souvent traiter avec mépris par l'orgueil-


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leux bourgeois, qui disait en parlant d'un homme de cette sorte : « C'est un manant ". Les forains, ou hommes du dehors, ne recevaient dans la commune qu'une hospitalité momentanée.

Qu'était-ce qu'un BOURGEOIS D'ARRAS sous l'ancien régime ?

Il est assez difficile d'en donner une définition claire et exacte. Ce qui se passait au XIIIe siècle n'avait pas lieu au xve et encore moins au XVIIIe ; et de plus, les historiens anciens et modernes de l'Artois et de notre ville s'étendent peu sur ce sujet. Sous ces réserves et d'après les Registres aux Bourgeois déposés aux Archives municipales d'Arras, nous essaierons de retracer de la façon la plus exacte possible :

1° L'origine du droit de Bourgeoisie à Arras ;

2° La manière dont ce droit s'acquérait et se transmettait ;

3° Les conditions requises pour en jouir ;

4° Les privilèges et les charges qu'il comportait.

Il est nécessaire avant tout de rappeler que le titre de bourgeois des villes de Flandre et d'Artois, ayant les droits de commune, et particulièrement d'Arras, ne signifiait nullement ce que l'on entend aujourd'hui par cette dénomination. Au moyen-âge, la bourgeosie était un droit qui s'acquiérait généralement par la résidence habituelle dans une ville, avec l'accomplissement de certaines formalités. On était bourgeois, soit en vertu d'une concession générale et primordiale, et alors la bourgeoisie se transmettait à tous les habilants par droit de naissance ; soit par suite d'une concession spéciale obtenue par l'agrégation formelle de telle ou telle personne à la bourgeoisie ; c'est ce qui avait lieu à Arras, où le fils d'un


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bourgeois ne le devenait lui-même qu'après avoir rempli les formalités et les conditions exigées ; nous ferons en outre observer que les conditions n'étaient pas les mêmes dans chaque ville.

A Arras, toutes les classes de la société pouvaient prétendre au droit de bourgeoisie ; seuls, les serfs, les bâtard s non légitimés, les personnes entachées de jugement, les lépreux, les ennemis de la ville ou du souverain en étaient exclus.

De l'origine du droit de Bourgeoisie à Arras

Le titre le plus ancien que nous possédions, concernant la bourgeoisie d'Arras, est la charte communale de Philippe-Auguste de 1194; c'est la consécration solennelle des droits et garanties dont les bourgeois devaient jouir, et la confirmation plutôt que la concession de ces lois et coutumes.

« Quant au droit de bourgeoisie, dit l'historien Hen» nebert, Jules César l'avait accordé à des Gaulois qu'il » avait subjugués et Caracalla aux citoyens des divers » Etats qui composaient l'Empire.»

Les Bourgeois d'Arras étaient les habitants qui, étant venus successivement se fixer dans la ville ou la banlieue, avaient formé un corps, s'étaient liés par un serment d'association et avaient obtenu des privilèges dont ils jouissaient ensemble (1).

Les privilèges accordés aux bourgeois attirèrent dans la ville un grand nombre d'habitants désireux de trouver une protection contre les abus de la force qui se com(1)

com(1) municipales, Répertoire de Ch. de Vignacourt.


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mettaient dans les campagnes. La protection que les bourgeois s'accordaient mutuellement, était d'ailleurs très efficace et consacrée par l'exercice des droits nombreux dont nous parlerons à l'article des privilèges.

De la manière dont s'acquérait et se transmettait le droit de Bourgeoisie.

« Si un homme étranger ou forain vient demeurer à » Arras, il se présentera aux échevins, après quoy il » pourra rester dans la ville tranquillement un an et un » jour, et s'il n'est accusé d'autre chose, il sera, bour» geois et il jouira du privilège de la loi de cette ville. » Tel est le texte de la charte de 1194. Le comte Eudes IV renouvela la défense de demeurer plus d'une année dans la ville d'Arras sans avoir obtenu son inscription aux rôles des bourgeois (1).

Tout habitant d'Arras était donc tenu de se faire recevoir bourgeois, sous peine d'être privé des nombreux privilèges afférents à la bourgeoisie et de quitter la ville au bout d'un certain temps. En cas de mort, « l'on devait » s'informer promptement si la veuve voulait demeurer » bourgeoise ou non.» En cas d'acceptation, elle devait récréanter (renouveler) la bourgeoisie de son mari, « à peine de fourfaire à la moitié de ses meubles et quart " de ses héritages. » (2)

Si l'enfant d'un bourgeois négligeait de récréanter la bourgeoisie de son père, « il devait en être sommé par

(1) « Le chartre et le loy de la ville d'Arras, 1211.» (Arch. mun.) (2) Arch. mun , Répertoire de Charles de Vignacourt.


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» le procureur, à peine que la ville prendra ses droits » sur terres, biens, et achapt comme forain.» (1)

Le fils d'un bourgeois s'étant marié sans récréanter la bourgeoisie, « fut arrêté au corps, à la requête du pro» cureur de la ville, pour le droit d'icelle.» (2)

Il y avait ainsi deux catégories d'admission à la bourgeoisie : les habitants qui étaient reçus bourgeois et les fils de bourgeois qui récréantaient la bourgeoisie de leur père.

Ce droit de bourgeoisie s'acquérait à Arras moyennant finances ou gratis. La somme à payer variait de 4 sols à 4 couronnes d'or. Ces variations très nombreuses tenaient à la situation de fortune des impétrants, à leur qualité et aux conséquences fiscales de leur admission. Dans ce dernier cas, c'était un chiffre à débattre. Les admissions gratuites avaient lieu pour services rendus ou à rendre, ou sur la recommandation d'un haut personnage ou de l'un des échevins. Les enfants étaient compris dans la bourgeoisie accordée au père, à charge de récréanter avant leur mariage.

Nous venons de dire que tout individu, pour être reçu bourgeois, devait acquitter entre les mains du mayeur, et plus tard de l'argentier, un droit dont la quotité varia avec le temps et dont la fréquente modicité rendait la bourgeoisie accessible à tous, riches et pauvres. Parmi ceux qui désiraient acquérir les avantages attachés au droit de cité, les uns payaient un cens proportionné à leur aisance au moment de leur admission, tandis que les autres, sur la recommandation de quelque notable, étaient exempts de la rétribution.

(1) Arch. mun., Répertoire de Charles de Vignacourt. (2; Arch, mun., Répertoire de Charles de Vignacourt.


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Dans une charte échevinale du 24 décembre 1358, le droit de nouvelle bourgeoisie, répondant à la cotisation versée pour entrer dans la ghilde d'abord, dans la commune ou association jurée ensuite, s'élevait à 10 livres parisis pour les riches et 10 sols parisis pour les pauvres. (1)

On conférait aussi quelquefois le droit de cité en reconnaissance d'un service rendu à la commune. Mais soit par négligence, soit par suite de faiblesse de la part du Magistrat, un grand nombre d'habitants, quoique forlunés, avaient été exonérés de toute rétribution au moment de leur admission à la bourgeoisie, ou avaient été taxés à une somme dérisoire, eu égard au chiffre de leurs ressources pécuniaires. Me Charles de Vignacourt, conseiller pensionnaire en 1608, proposa aux membres de l'Echevinage les moyens de remédier à ces abus si préjudiciables aux intérêts de la ville.

Conditions pour être reçu Bourgeois.

L'admission à la bourgeoisie n'avait pas lieu sans discernement. Le droit de cité ne s'acquérait pas seulement par le fait d'un séjour plus ou moins long, il fallait une requête présentée par l'impétrant et l'examen par le Magistrat de certaines conditions particulières.

Pour devenir bourgeois, il fallait être de bonnes moeurs et être né en légitime mariage. Toutefois, le bâtard pouvait être admis apres légitimation.

Il ne semble pas, du moins d'après les actes conservés

(1) Guesnon, Inv. des Chartes d'Arras,


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aux Archives municipales, que l'on exigeât, au, XVe siècle, la justification de garanties de moralité ou autres. A cette époque, les bâtards, étaient admissibles à l'égal du père, dont ils portaient d'ailleurs le nom, mais ils ne pouvaient récréanter la bourgeoisie.

Une autre condition pour être reçu bourgeois était d'être majeur. En effet, beaucoup de bourgeois étaient revêtus des charges municipales, l'année même de leur admission ; or, alors comme aujourd'hui, on réclamait une certaine maturité d'esprit chez les magistrats.

En parcourant les Registres aux Bourgeois d'Arras, nous y avons rencontré les professions les plus diverses, depuis le procureur jusqu'au savetier ; mais jamais nous n'y avons vu la dénomination d'ouvriers, ni apprentis, ce qui nous fait tirer cette induction, qu'il fallait être passé maître d'un métier pour être admis à la bourgeoisie.

Fallait-il ajouter à ces conditions la possession d'une maison? Pour entrer dans l'Echevinage, certainement: il fallait avoir pignon sur rue; mais pour être reçu bourgeois, nous n'oserions l'affirmer, n'en ayant trouvé aucune trace dans les nombreux documents que contiennent les Registres aux bourgeois et les Mémoriaux de la ville d'Arras.

Celui qui venait d'acquérir le droit de bourgeoisie, devait, avant son inscription dans le registre (1) sur lequel le greffier de la ville rappelait ses noms, prenons et qualités, prêter serment de ne jamais se révolter contre

(1) La plus ancienne réception à la bourgeoisie conservée aux Archives municipales d'Arras, remonte au 15 novembre 1423.


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l'Echevinage et de ne se refuser à aucunes des réquisitions pour les besoins de la ville. Voici la formule du serment qui lui était soumise :

« Vous flanchiez la bourgeoisie à tenir an et jour et » depuis là en avant, as us et as coutumes de vos de» vanchiers, et promettes à aidier à soustenir les us, les » coustumes, les franquises et les privillèges de la bour» geoisie, et obéirés au maieur et aux échevins et les » conseillerés et aiderés en bonne foy, se mestier est, à » vos sens et à vo pooir. Et ne ferés ou faire ferés as» semblée ou alyance contraire à la ville ou aux esche» vins, et si vous le savés, vous le noncherés. Et le » conseil de la halle et des eschevins célérés et apporte» rés par brivet tout vo vaillant par escript as échevins, » justement et loyalement, toutes fois que approchiés, » sommés et requis en serés ; et contribuerés avec eulx et » les aultres bourgeois à tous les frais et mises de la dite » ville, pour l'acquit d'icelle, en quelque manière que se » prende et assiée : et à ce vous submettez et obligiez. » Ainsi que vous l'avez franchie et promis, vous le jurés » se Dieux vous ait, chil saint et tout li aultre. » (1)

Aujourd'hui, nous n'avons plus de bourgeois et partant plus de serment.

(1) Serement des nouviaulx bourgois, qui se font par devant les échevins. (Arch. mun. Livre aux serments. — Guesnon, Inv. des Chartes de la ville d'Arras.)

Plusieurs receuz à bourgeois quy ont preste le serment ès mains du Bailly d'Arras, en l'an 1313. (Arch. mun., Répertoire de la ville d'Arras, par Charles de Vignacourt.)


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Des privilèges et charges afférents au droit de bourgeoisie.

De nos jours, où l'égalité des citoyens est proclamée par la loi et où les campagnes sont à l'abri du pillage, on s'étonne de l'ardeur avec laquelle on recherchait au moyen-âge le titre de bourgeois : c'est qu'on oublie que l'on devait être bien heureux à cette époque de trouver dans l'enceinte d'une ville un refuge contre la tyrannie féodale, un abri contre toute sorte de périls, l'exemption de nombreuses corvées et la jouissance, de nombreux privilèges.

La question des privilèges des bourgeois d'Arras est très complexe ; nous essaierons d'y répondre, en distinguant les époques. Ces privilèges étaient :

1 ° D'ordre politique ;

2° D'ordre fiscal ;

3° D'ordre judiciaire.

Les privilèges d'ordre politique accordés aux bourgeois d'Arras consistaient en :

A. Admission aux magistratures échevinales, offices et emplois de la ville ;

B. Admission aux assemblées des notables ;

C. Participation à l'assiette de l'impôt et à l'emploi des deniers, etc.

Le privilège le plus cher aux bourgeois était incontestablement le droit de participer à l'administration de la ville, ou directement en parvenant à l'échevinage, ou, selon les époques, par le droit de vote au second ou au premier degré.

Primitivement, tous les habitants participaient à l'élec-


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tion des administrateurs de la commune, élection qui constituait l'essence des franchises municipales. Les magistrats du Municipe étaient nommés par la masse des habitants ou par les membres de la curie, c'est-à-dire par les propriétaires d'un revenu territorial déterminé. Lorsque les exactions de la féodalité eurent remplacé les franchises garanties par les lois romaines ou par les statuts germaniques, les vassaux furent bientôt las d'être traités comme des bêtes de somme et ils sollicitèrent des droits de commune et de bourgeoisie. On obtint de nouvelles lois avec promesse de les exécuter ; le serf fut affranchi et décoré du titre de bourgeois. Ceux qui, de même qu'à Arras, s'associèrent à une ville gratifiée de privilèges et de franchises, ceux-là eurent la liberté de s'élire des échevins el de lever des octrois pour subvenir aux charges qu'ils avaient acceptées.

Arras était du petit nombre de villes qui avaient conservé, au milieu du cahos des temps barbares et des envahissements de la féodalité, quelques formes du régime administratif ; elle garda les caractères particuliers, les attributs distinctifs. qui ne permettent pas de méconnaître la ville de commune. Elle possédait sa charte communale, et des magistrats pris parmi les bourgeois. La charte de Philippe-Auguste ne fut pour cette ville que le réveil de ses anciennes institutions municipales.

Au commencement du XIIe siècle, les bourgeois d'Arras, déjà organisés en communauté, avaient à leur tête une administration spéciale; ils nommaient un collège d'échevins présidé par un mayeur, constituant une puissance collective chargée du gouvernement de la ville. La charte de 1194 est le point fondamental de la commune d'Arras. C'est la consécration solennelle des droits et des garan-


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lies dont les bourgeois devaient jouir. Cette charte se termine par les règles adoptées pour l'élection des échevins :

« De plus, nous avons accordé aux bourgeois d'Arras, » de renouveller les échevins d'Arras de quatorze mois » en quatorze mois, de sorte que ceux qui l'auront été » pendant ce terme, éliront quatre citoyens de prebité » et de bonne réputation, après avoir prêté serment de » procéder loyalement à cette élection. Ces quatre élus » en choisiront sous leur serment vingt autres également » honnêtes et irréprochables De ces vingt-quatre élus, » douze entreront à l'Echevinage et les douze autres » administreront les affaires de la ville sous l'inspection » et la surveillance des échevins, par qui ils feront » examiner leur gestion. Dans ce même nombre, après » l'expiration des quatorze mois, on procédera, comme » dessus, à l'élection de douze échevins et de douze no» tables ou prud'hommes, sans préjudice au droit de " Mayeur d'Arras tel qu'il doit exister et tous autres.

Ainsi, après avoir secoué le joug de la féodalité, les bourgeois d'Arras voulurent n'être régis, à l'avenir, que par des magistrats sortis de leurs rangs et choisis dans le sein de la commune. Placés à la tête de leurs concitoyens, ces officiers, d'origine populaire, pouvaient mieux que tous autres, les protéger avec succès contre les périls qui menaçaient leurs libertés naissantes et leurs garanties nouvellement reconquises. D'autres bourgeois ou notables conseillers vinrent se réunir aux échevins pour coopérer à l'administration, à la gestion des intérêts publics et à la police de la ville.

Dans la lettre du pape Paschal, qui nomme douze arbitres pour juger un différend survenu entre l'évêque


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d'Arras et les moines de Saint-Vaast, les habitants sont' indiqués sous le nom de Atrebatensis municipii cives ; l'un d'eux est désigné comme maior ; les autres ont le nom de boni viri, de scabini. Le Mayeur est donc l'un des douze élus par le peuple ; il ne tient son autorité que du choix de ses concitoyens 1, et n'a d'action que simultanément avec les autres membres du corps de ville. C'était alors un bourgeois dont on avait apprécié la capacité et l'intelligence Or, à cette époque, le mot élection n'avait pas encore changé d'acception et Voulait dire choix. Toute influence étrangère, toute tentative de corruption étaient inconnues et la religion présidait à l'accomplissement du mandat électoral.

Les échevins, dont le nombre varia avec le temps, composaient le Conseil exécutif de la commune, de concert avec le maïeur et sous sa présidence. Choisis parmi les vingt-quatre bourgeois chargés de l'administration de la ville, ils étaient élus de quatorze mois en quatorze mois; pendant leurs fonctions, ils s'associaient des bourgeois connus honorablement, qui devaient les assister de leurs lumières et de leur coopération. Ces derniers pouvaient prendre connaissance de toutes les affaires de la ville, sous la conduite et jugement des échevins. Ils avaient l'inspection des rues, la perception des octrois et du tonlieu ; ils étaient chargés de régler la taille imposée sur les maisons de la ville, de percevoir les revenus et d'en rendre compte au Magistrat. En un mot, ils assuraient la prospérité du Trésor public, dont ils réglaient eux-mêmes l'emploi.

Au mois de mars 1268, Robert, comte d'Artois, donna à la ville d'Arras une nouvelle charte confirmative des privilèges que ses ancêtres lui avaient accordés. Il y


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ajouta l'établissement d'un poids public où les bourgeois devaient peser leurs marchandises et leurs denrées, leur permettant de faire assise et impositions sur celles qui avaient été pesées Ce prince apporta une modification importante dans l'administration municipale, en érigeant la charge de Mayeur en fief héréditaire en faveur de Simon Faverel, dit le vieil bourgeois, et de ses héritiers, moyennant soixante sols de relief.

De concert avec la comtesse Mahaut, Philippe-le-Bel autorisa le mayeur, les échevins et les bourgeois d'Arras à choisir vingt-quatre prud'hommes qui seraient renouvelés à chaque échevinage, dans le mois qui suivrait l'élection des échevins. Ces notables, d'accord avec le Magistrat, avaient la connaissance de tous les revenus et de toutes les dépenses de la ville. La même charte stipulait que nul ne pouvait exercer d'office municipal, s'il était au service du comte d'Artois ; premier exemple d'incompatibilité des charges et preuve évidente du maintien et de la sauvegarde des libertés accordées aux bourgeois.

Dans les premières années du XIVe siècle, un bourgeois, nommé Jean Le Borgne, se présente chez un habitant d'Arras et, excitant sa convoitise, l'engage en termes énergiques à être échevin. Celui-ci répond qu'il n'est pas assez riche pour occuper cet emploi : Jean Le Borgne lui affirme qu'il n'a qu'à élever le taux de sa fortune et à déposer dans l'urne une fausse déclaration ; la fraude est découverte et Jean Le Borgne en est quille pour payer l'amende fixée par la comtesse d'Artois. Un fait analogue se représenta l'année suivante, 1305; aussi n'y a-t-il rien d'étonnant si, en 1306, la souveraine, peutêtre coupable de participation à ces fraudes, choisit de


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nouveau quatre prud'hommes pour leur confier l'administralion d'Arras, en l'absence du Magistrat. Elle obtint même une députation de la bourgeoisie pour venir témoigner en sa faveur dans les difficultés qu'elle avait avec les habitants de Cambrai, d'Aire et de Saint-Omer.

Le comte Eudes et son épouse, Jeanne, confirmèrent, en 1335, les privilèges des bourgeois d'Arras et leur accordèrent l'autorisation de lever une maltôte, ou imposition, sur diverses denrées et boissons, dans le but de subvenir aux charges publiques. Toutefois, les maltôtes ne pouvaient être établies qu'avec la permission du comte et à la condition que le quart du produit lui serait attribué.

Comme on le voit, le pouvoir des bourgeois perdait de son influence.A partir de cotte époque, le comte d'Artois s'immisce dans l'administration financière de la ville, et chaque jour les empiétements de ses officiers deviennent plus hardis. En 1347, ils prétendirent qu'avant de procéder à toute élection, les noms des candi dats devaient être soumis à leur approbation. Les échevins réclamèrent auprès de Philippe de Valois qui, par lettres du 27 août de cette année, rejeta ces prétentions et permit aux bourgeois de nommer douze échevins sans l'autorisation du comte et sans la communication des noms des personnes qui étaient désignées. L'élection n'était donc plus alors qu'une vaine formalité et le Magistrat exerçait une puissante influence sur le vote des habitants.

Un arrêt de 1358 porte qu'il fallait être bourgeois d'an et jour, suivant la charte de Philippe-Auguste, et, en outre, bourgeois notable, pour être échevin. La princesse Marguerite, forte de l'appui du comte de Flandre, son

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mari, ayant voulu lutter contre l'administration municipale et confisquer à son profit les franchises de la ville, rencontra dans le mayeur Simon Faverel un adversaire déterminé qui opposa aux prétentions tyranniques de la princesse une énergie à laquelle elle était loin de s'attendre. Ce courageux magistrat en appela au Parlement et obtint une transaction qui donna satisfaction aux bourgeois d'Arras. Cet accord consacra de nouveau les prérogatives municipales de la ville. Il est dit à l'article 29 que vingt-quatre bourgeois seront appelés à diriger avec les échevins les affaires de la ville, et que ces personnes seront élues et nommées, savoir : huit par les vingt-quatre à l'année, huit par les échevins choisis, et les huit derniers par les seize déjà nommés. Les bourgeois d'Arras trouvèrent dans cet accord une garantie qui ne résultait plus d'une charte octroyée, mais qui devait être d'autant plus inviolable qu'elle émanait de parties reconnues également capables de contracter.

Lorsque le comté de Flandre et d'Artois fut réuni au domaine de la maison de Bourgogne, la ville d'Arras ne tarda pas à se ressentir de l'esprit organisateur de son nouveau maître, Philippe-le-Hardi. Les comptes de la ville, rendus par les échevins et l'argentier, furent visés et arrêtés par le gouverneur ou bailly, le mayeur et les autres officiers ou bourgeois composant le corps du Magistrat. On établit aussi des offices spéciaux de surveillance sur chacune des dépendances de l'administration municipale, tels que ceux de la vingtaine, du grand marché et autres corporations bourgeoises décrites par M. Lecesne dans sa notice sur l'Echevinage d'Arras.

Lorsque le nouveau comte d'Artois vint visiter sa ca-


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pitale, maître Jehan Tacquet, conseiller de la ville, lui représenta, au nom du Magistrat, qu'il devait préalablement prêter le serment de défendre les droits des habitants et de maintenir les privilèges des bourgeois. Ce serment fut renouvelé en 1404, par sa femme, Marguerite de Bourgogne.

Jean, duc de Bourgogne et comte d'Artois, se rendit dispensateur des fonctions de mayeur, qui étaient restées héréditaires depuis 1271. Cette dignité fut alors conférée chaque année, la veille de la Toussaint, par le gouverneur au nom du prince, à un bourgeois natif d'Arras, idoine et suffisant. Ce principe de la nomination annuelle des maires ne fut pas de longue durée. En effet, des leitres-patentes de Philippe-le-Bon, en date du 23 juillet 1452, appelèrent Jacques-le-Josne à la tête de l'administration municipale d'Arras pour remplir ces fonctions jusqu'à sa mort.

Lorsque Louis XI se fut emparé d'Arras, il fit aux habitants de belles promesses, qu'il tint à sa manière. La ville avait capitulé le 5 mai 1477, à condition que lagarnison sortirait avec armes et bagages, et que les bourgeois seraient maintenus dans tous leurs privilèges et continueraient à vivre selon leurs usages et coutumes. Mais, lorsque les habitants eurent fait échouer la tentative royale de surprendre la ville de Douai, la colère du roi bossu ne connut plus de bornes. Il transporta tous les habitants d'Arras, sans distinction d'âge ou de sexe, confisqua leurs biens, puis appela des marchands d'Orléans et du centre de la France, leur abandonna la propriété des exilés et décida que la ville porterait le nom de Franchise. Après avoir aussi odieusement persécuté les bourgeois d'Arras, Louis XI combla de faveurs les habitants qu'il y avait appelés, et par une charte du mois


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de juillet 1481, leur accorda des privilèges bien plus étendus que ceux que l'on avait obtenus jusqu'alors. Seulement, les assemblées générales des bourgeois ne devaient être convoquées par les échevins qu'avec l'agrément du lieutenant et du gouverneur ou de leurs commis, « attendu que ces assemblées générales de grande com» munautez sont aucune fois de dangereuse conséquence, » et que aucune gens de mauvais esprit peuvent par » grant malice séduire plusieurs simples gens. »

Louis XI, en donnant si largement satisfaction aux intérêts municipaux, pensait que de nombreux colons s'empresseraient de venir vivre sous un régime aussi séduisant; ses espérances furent déçues. La dépopulation alla toujours en augmentant, et le roi n'aboutit qu'à attirer sur sa tête la haine et les malédictions d'une ville entière. Charles VIII, par son édit de 1483, rétablit dans leurs biens, franchises, privilèges, usages, coutumes, etc., tous les bourgeois des ville et cité d'Arras qui en avaient été expulsés sous le règne de son père. Mais ces derniers supportaient avec peine la domination française, et aussitôt qu'ils purent le faire, ils retournèrent avec empressement à leurs anciens maîtres, les ducs de Bourgogne.

Charles-Quinl et les successeurs de la Maison d'Espagne se montrèrent toujours favorables au maintien des privilèges de la bourgeoisie d'Arras. Jusqu'alors, elle avait tenu ses réunions dans une salle ou halle assez exiguë, située près de la place Saint-Géry. Une assemblée de bourgeois décida, le 30 juillet 1501, qu'on joindrait au beffroi une halle échevinale, pour remplacer celle de Saint-Géry, qui tombait en ruines.

Pour rendre les fonctions échevinales accessibles à un plus grand nombre, le procureur général y avait appelé


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des individus non inscrits sur les registres de la bourgeoisie (1546). Les privilégiés se récrièrent contre cette tentative qui pouvait avoir pour résultat d'introduire des gens de minime condition et des étrangers dans le Magistrat. Les réclamations devinrent de plus en plus vives, et l'empereur donna ordre, le 30 novembre 1549, à sa soeur, la Gouvernante, d'y faire droit. Une ordonnance impériale mit fin à ses abus, en décidant que « dores» navant iceulx pointz et chascun d'eulx soient observez » et gardez chascun an, au jour du renouvellement de » la loy, et que en icelle ne pourront estre mis deux » cousins-germains, beau-frères ayant espousé deux » soeurs, ne aussi en tous aultres estatz, comme l'office » des quatre, enssamble lignagiers aux officiers perma» nents dudict eschevinage, et que personne n'y sera » mis qu'il n'ait esté reçeu à la bourgeoisie d'icelle ville » et joy d'icelle an et jour ».

Le règne de Philippe II amena l'intolérance religieuse à Arras. Conformément aux lettres-patentes de ce prince, nul bourgeois ne pouvait être échevin ni remplir aucun office de la ville, s'il ne faisait profession de foi.

Lorsque les Archiducs firent leur joyeuse entrée à Arras, le 15 février 1600, ils jurèrent de maintenir les bourgeois de la ville et de la cité dans la jouissance de leurs charges, privilèges, prérogatives, us et coutumes, et de ne faire aucun acte qui pût leur porter préjudice. Un nouveau règlement fixa les rapports de parenté entre les membres du magistrat, assura leur liberté et prescrivit que nul ne serait admis dans les assemblées bourgeoises s'il n'était notable homme de bien ou fil n'avait été convoqué préalablement.

A l'époque qui nous occupe, l'élément aristocratique prévalut dans les assemblées municipales : sous prétexte


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qu'il s'introduisait dans le Magistrat des individus de toute espèce de condition, on ne le composa plus que de personnes notables. Sous l'administration française, la mairie devint une charge vénale. On créa sept assesseurs donnant leurs suffrages avec les échevins qui, seuls, étaient renouvelés. Sur cette pente, l'absorption devait bientôt succéder à la domination. Les fonctions d'échevins ne tardèrent pas à être érigées à leur tour en titre d'office comme celles des autres officiers de la ville, el le pouvoir municipal ne fut plus qu'un mécanisme entre les mains du roi, n'ayant mouvement et vie que par son libre plaisir.

Le XVIIIe siècle n'offre, pour Arras comme pour les autres villes, qu'une suite de changements et de modifications qui, tous, amoindrissent les privilèges anciens. L'autorité absolue s'empara de l'administration communale et les bourgeois durent se sentir profondément humiliés de voir leur commune souvent mise à l'encan et devenir le jouet de la volonté du maître ; mais ils avaient la force contre eux et il fallut céder.

Les privilèges des bourgeois d'Arras étaient aussi et surtout d'ordre fiscal. Le plus important sans contredit consistait dans l'exemption du quart forain ou droit d'issue levé sur ceux qui n'étaient pas reçus à la bourgeoisie, daps la proportion énorme du quart des immeubles et de la moitié des meubles.

Le titre de bourgeois d'Arras était recherché dans toutes les classes de la sociélé. Loin d'être incompatible avec la noblesse, il était demandé et conservé par tous ceux qui possédaient ou qui voulaient posséder du bien dans la ville. C'était, en effet, l'unique moyen d'obtenir l'exemption du quart forain, c'est-à-dire d'un droit par


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lequel la commune s'emparait de la quatrième partie de tous les biens mobiliers de ceux des habitants d'Arras qui se mariaient à des étrangers ou qui mouraient naturellement ou civilement, sans avoir été reçus à la bourgeoisie, et de ceux même qui, fils de bourgeois, omettaient de récréanter la bourgeoisie de leur père avant de prendre un état-civil.

Les registres aux bourgeois d'Arras,dont le plus ancien remonte à 1423, font foi que les plus grandes maisons d'Artois ont ambitionné et obtenu le titre et les prérogatives de bourgeois d'Arras, et c'est dans ces registres que beaucoup de familles ont retrouvé leur filiation, par suite du soin que chacun mettait à récréanter la bourgeoisie de son père, afin de ne pas la laisser perdre.

On voit dans une lettre du Magistrat du 21 janvier 1712, qu'outre l'exemption du quart forain, les bourgeois d'Arras n'avaient à craindre aucune confiscation de biens, en cas de crime ou de délit de leur part. Ils étaient exempts de ban et d'arrière ban, des droits d'entrée et de sortie, et ne payaient aucuns frais pour les procès qu'ils avaient à soutenir devant le Magistrat.

On peut encore trouver dans les droits et obligations des bourgeois d'Arras, rapportés dans le Répertoire de Charles de Vignacourt, des détails intéressants sur les privilèges d'ordre fiscal.

Les privilèges de la bourgeoisie étaient enfin d'ordre judiciaire. Tant au civil qu'au criminel, le bourgeois d'Arras était protégé par des règles de procédure spéciale, exempt des juridictions étrangères, soumis à la Loi de la vijle et non à l'arbitraire du juge, et défendu contre les exactions même de la justice du Comte. Il bénéficiait aussi d'une part de la puissance collective de


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la commune dans cette lutte incessante que les habitants soutinrent contre la seigneurie tréfoncière de l'abbaye de Saint-Vaast.

Les seigneurs, après avoir affranchi leurs villes et leurs bourgs, donnèrent aux habitants francs de ces bourgs et villes, qui furent nommés bourgeois, le droit d'avoir Commune et d'être jugés par leurs maires et échevins. De sorte que, comme les vassaux étaient jugés par leurs pairs et compagnons, vassaux comme eux, et comme les Cottiers ou Censitaires étaient jugés par leurs compagnons ou pairs-cottiers, de même les bourgeois des villes furent jugés par leurs pairs bourgeois (1).

La charte de 1194 donna à la Commune une juridiction particulière. Il convenait que les franchises et les garanties nouvellement acquises fussent placées sous l'égide de la loi communale et protégées par des magistrats-citoyens. On ne pouvait donc procéder contre un bourgeois sans l'assistance des échevins ; il devait être renvoyé devant ses juges naturels : il pouvait faire juger par les mayeur et échevins celui qui lui avait méfait, n'importe le lieu où ce méfait avait été commis.

Appelé à connaître de toutes les affaires civiles et criminelles qui intéressaient les bourgeois, le corps échevinal était investi tout à la fois de la haute, de la moyenne et de la basse justice. Souvent les échevins eurent à lutter contre les prétentions des baillis, qui voulaient empiéter sur leur juridiction. Chaque fois ils protestèrent devant le Souverain de l'Artois; la plupart du temps, leurs réclamations furent reconnues justes et légitimes. En concédant des franchises aux bourgeois, la charte de Philippe-Auguste avait réservé tous les droits de

(1) De Laurière. Institutions de Loisel, livre IV, titre 3.


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l'abbaye de Saint-Vaast. L'autorité judiciaire de la bourgeoisie était donc limitée à certains points sur les privilèges exceptionnels provenant à ce monastère de la concession qui lui avait été faite du terrain sur lequel avait été construite la nouvelle ville, après le départ des Normands. Loin d'exercer aucun pouvoir sur les dépendances de Saint-Vaast, les échevins devaient, au nom des bourgeois qu'ils représentaient directement, reconnaître chaque année, publiquement et solennellement, tous les droits féodaux des Abbés.

Dans les lettres adressées au Magistrat en 1515 par la comtesse d'Artois, il est dit « qu'il appartient aux éche» vins seuls de faire droit et loi aux bourgeois de cette » ville et non au mayeur. »

Louis XI, après avoir commis toutes espèces de cruautés et d'exactions envers les habitants d'Arras, chercha à amoindrir le Magistrat en plaçant à ses côtés une nouvelle administration, celle de Sénéchal, avec siège de sénéchaussée ressortissant au Parlement de Paris. L'échevinage et les bourgeois lui représentèrent que cet établissement portait atteinte à leurs privilèges ; il leur déclara, par des lettres-patentes du 26 novembre 1477, qu'il entendait que ce ne fût aucunement à leur préjudice.

Sous la domination bourguignonne et espagnole, on établit des offices spéciaux de surveillance sur chacune des parties de l'administration municipale. Ces offices furent donnés spécialement aux bourgeois, qui pouvaient seulement faire comparaître les contrevenants en halle, par devant les échevins de semaine.

Le conseiller Charles de Vignacourt a rédigé un mémoire curieux et détaillé Touchant le maintènement de la juridiction du Magistrat d'Arras sur les bourgeois et ha-


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bitants, et emprinses qui se font sur icelle par les supérieurs au ressort. Il a été publié dans les Mémoires de l'Académie d'Arras, documents inédits n° 4. Nous ne pouvons qu'y renvoyer le lecteur.

Mais si les bourgeois participaient aux avantages de l'affranchissement, si l'étendue de la ville et la banlieue était comme un champ clos privilégié que le Souverain s'engageait à faire respecter, ils étaient tenus, par contre, aux charges publiques et devaient acquitter leur dette envers la communauté des habitants par les impôts de l'ost ou service de guerre et, en particulier, par le service du guet et de la garde, et des travaux personnels à l'entretien des fortifications.

Nous voyons, dans le Répertoire de Charles de Vignacourt, « que le bourgeois d'Arras qui s'exempte de la » bourgeoisie pour eschever les amendes, ne peut plus » rentrer en eschevinage, ny avoir aucun office en la » ville (1) ».

« Le bourgeois d'Arras, qui réside hors la ville et ban» lieue, est assemblé pour subvenir aux charges de la » ville comme les bourgeois réséans, ainsy qu'a esté jugé » par arrest contre Mr Wambourg, demourant à Béthune, » en l'an 1598 (2) ».

A cette époque, il n'y avait pas encore d'impôts réguliers; on percevait les tailles nécessaires pour l'administration. A un jour dit, chacun venait déclarer son revenu, et celui dont la déclaration n'était pas exacte, était condamné à une amende.

(1) Registre Mémorial, 1598.

(2) Ibidem.


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On voit dans les observations de Charles de Vignacourt que ce mode de prélever la taille sur les bourgeois à l'aide de l'état sommaire de leurs biens et de leur actif et passif, état dont ils étaient tenus de certifier l'exactitude par serment, ne fut pas longtemps goûté par les habitants. Les brevets et écritels se donnaient toutes les fois que le Magistrat jugeait à propos de renouveler les taxations, ce qui avait lieu d'année à autre, ou de trois ans en trois ans, afin qu'elles fussent toujours en rapport avec les facultés de chacun. Ils étaient remis cachetés dans les mains de deux échevins qui juraient de n'en rien révéler. Mais ce genre d'impositions présentait de graves inconvénients et exposait les riches à l'envie et les pauvres au mépris. On recourut alors à la maltote, ou impôt sur le vin, la bière et autres denrées et boissons. Plus tard, vint l'assise, ou droit prélevé pour l'entretien des fortifications. Dans la suite, les charges dont les bourgeois d'Arras étaient grevés, augmentèrent en même temps que leurs privilèges étaient amoindris.

Nous avons dit précédemment que le passage d'Arras sous la domination française porta atteinte à ses franchises municipales. Les différents édits de Louis XIV et de ses successeurs diminuèrent la puissance des vieilles familles bourgeoises. Peu à peu, les plus notables commencèrent à se désintéresser des affaires de la ville, dépouillée de ses antiques privilèges. Ne trouvant plus suffisants les avantages désormais amoindris qu'avait procurés à leurs ancêtres le droit de bourgeoisie, les descendants des vieux bourgeois d'Arras songèrent à s'introduire dans les rangs de la noblesse et acquirent les seigneuries que les anciens nobles, obérés par de fastueuses prodigalités, durent souvent leur céder à vil prix. Tous n'abandonnèrent pas la profession de leurs


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ancêtres; les édits de 1669 et de 1701 autorisèrent îles » nobles par extraction, par charge ou autrement, à faire » librement le commerce en gros » ; un grand nombre d'entre eux réalisèrent une situation prépondéranle, grâce aux richesses acquises dans leur négoce.

Sous Louis XIV, la bourgeoise d'Arras tenait son ménage, comme le roi de France d'alors portait la couronne, orgueilleusement. La famille était nombreuse ; le mari, homme de loi, d'affaires ou marchand, s'occupait des affaires du dehors, pendant que la bourgeoise dirigeait l'intérieur. Lorsque vint la Régence, les moeurs se gâtèrent: il devint de mode chez les jeunes seigneurs de faire des dettes, de dépenser plus qu'on n'avait ; il fallut se mettre en rapport avec les marchands, les procureurs, les huissiers, les gens d'affaires, parler à l'un, recevoir l'autre, intimider celui-ci, adoucir celui-là. Les jolies bourgeoises furent remarquées par ceux-mêmes qui avaient affaire à leurs maris : on chercha à en séduire quelques-unes, d'abord pour elles-mêmes, puis, peutêtre, afin d'user de leur influence dans le ménage. La galanterie, les propos flatteurs arrivèrent jusqu'à elles et portèrent leurs idées vers un autre but que celui qu'elles avaient entrevu jusqu'alors. Enrichies par le travail et les spéculations de leurs maris, elles eurent l'ambition de devenir des femmes de qualité. Les alliances des financiers et de la noblesse, rendues nécessaires par le dérangement des fortunes, commencèrent à confondre les rangs. Les lettres de noblesse acquises à prix d'or, les impôts affermés, à la suite des fermiers généraux les sous-fermiers, offrirent un moyen de s'élever et jetèrent dans la bourgeoisie les premières idées de vanité et d'ambition.


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Du moment où il y eut un moyen de faire fortune autre que le travail, l'ordre, l'économie, bien des bourgeois voulurent en user ; lorsque, avec de l'argent et du crédit, on put acquérir des charges, placer un fils dans la magistrature, entrer au Conseil,acheter la noblesse et les titres qui la caractérisaient, personne ne voulut plus rester dans la condition inférieure. Les barrières qui séparaient les différentes classes tombèrent, la bourgeoisie changea de position, d'idée, de moeurs. Souvent, hélas ! la vanité remplaça la raison et fit tourner bien des têtes.

Nous avons constaté qu'à Arras le fils aîné succéda pendant longtemps à son père dans la maison commerciale, tandis que ses frères occupaient des fonctions administratives, s'ils n'entraient dans l'armée ou dans les rangs du clergé séculier ou régulier.

Nous terminerons cette étude sur l'ancien bourgeois d'Arras, en pénétrant plus avant dans sa vie intime.

Tout ce que les siècles ont pu nous apprendre des actes publics ou domestiques des bourgeois d'Arras nous les montre bons convives, entonnant volontiers la chanson, le dos au feu, le ventre à table, estomacs ouverts et rapaces. Ils s'attachaient surtout à maintenir dans les devoirs de leurs professions les pâtissiers, les cuisiniers, les bouchers, les poissonniers, etc., de manière à assurer dans les marchés l'approvisionnement à prix raisonnables de leurs cuisines privées.

Avant 1789, le bourgeois d'Arras était essentiellement sédentaire ; il sortait rarement de la banlieue, et s'il avait fait quelque voyage dans sa vie, c'était soit à l'occasion


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de ses noces, ou à la suite d'une maladie à laquelle il avait eu le bonheur d'échapper, par suite d'un voeu fait à Notre-Dame. Inutile de dire que le bourgeois n'avait jamais vu Paris ; c'était à peine si quelques habitants avaient entrepris ce long voyage, après avoir eu la précaution de faire leur testament avant de partir.

Le bourgeois avait fait ses classes au collège d'Arras, et ses études, sans être toujours brillantes, étaient assez fortes pour lui mériter quelquefois la réputation de savant. A ce titre, il réunissait dans une armoire qui lui servait de bibliothèque, des volumes d'histoire générale et d'histoire locale, accompagnés de classiques et de livres de science et de commerce.

Le bourgeois de la classe moyenne n'était pas grandement logé ; il avait une salle pour les jours d'apparat, où il traitait copieusement ses amis en temps de ducasse, de carnaval, de foire ou de fête quelconque. Le reste du temps, il mangeait dans sa cuisine qui, par sa propreté et son décor, pouvait rivaliser avec un grand nombre de nos salles à manger. Le soir, il s'asseyait devant sa porte pour causer avec ses voisins, el le dimanche, après vêpres, jouer sa partie d'oie ou de dames.

Des représentations théâtrales, puys ou concerts donnaient, pour quelques heures, une vie nouvelle d'esprit aux bourgeois enlevés à la vulgarité incessante de leurs occupations ordinaires. Dans leurs moments de loisir, ils allaient voir le Gouverneur passer la revue des régiments de la garnison ; ils suivaient avec attention les coups plus ou moins heureux des confrères de Saint-Sébastien, qui tiraient à l'oiseau. Leur ambition se bornait à voir leur nom inscrit sur le tableau de quelque confrérie, et ils étaient fier de suivre les processions, revêtus des insignes de leur rang.

Le costume du bourgeois d'Arras était propre et modeste. Les jours ordinaires se passaient quelquefois sans


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qu'il dépouillât son chef du populaire bonnet de coton dont la blancheur éclatante soutenait la concurrence avec la poudre dont les ailes de sa chevelure étaient surchargées. Le dimanche et les grands jours, de larges boucles d'argent ornaient sa chaussure, et une longue canne de jonc d'Amérique venait ajouter à l'élégance de son costume. La bourgeoise avait une mise simple et cossue ; elle ne portait pas de chapeau : son luxe était dans la dentelle de son bonnet, dans la propreté de sa tenue. Elle portait une cape de camelot pour ses courses de ménage, et une pelisse noire bordée de dentelles pour les visites d'apparat. Elle s'habillait pour assister aux offices les dimanches et jours de fête, et déposait ses atours à l'heure où l'on fait toilette aujourd'hui.

M. Jules-Marie Richard, ancien archiviste du Pas-deCalais, dans une de ses nombreuses et savantes communications à l'Académie d'Arras, a reproduit le testament d'une bourgeoise d'Arras en 1410. C'est un remarquable tableau des richesses que possédaient alors les familles opulentes de la haute bourgeoisie d'Arras. On y trouve aussi de précieux renseignements sur le mobilier et les objets de luxe en usage dans ces familles.

Nous voyons, dans le travail du même auteur sur la Comtesse Mahaut, que les relations entre la souveraine de l'Artois et les bourgeois d'Arras se traduisaient par un commerce mêlé de généreuse confiance et de familiarité respectueuse. S'il leur accordait quelques dons, il en recevait de riches présents. Souvent il invitait à dîner les échevins et les plus notables bourgeois avec leurs épouses. Le 18 mai 1409, jour de la Pentecôte, le comte Robert recevait à sa table « grand foison de chevaliers et de bourgeois d'Arras. »

Un grand nombre de fondations, dues à de pieuses intentions et entretenues par des rentes et des aumônes, sont des oeuvres collectives de la générosité des bour-


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geois d'Arras, auxquels on doit, entre autres : 1° l'HÔPITAL SAINT-JULIEN, fondé en 1218 par Raoul Durans et sa femme Andeline, bourgeois d'Arras ; 2° NOTRE-DAME DES DRAPIERS, OU les PETITS ARDENTS, fondée en 1226 par le sieur Drapier, bourgeois d'Arras, qui fit élever la chapelle dans sa propre habitation ; 3° I'HÔPITAL DES CHARIOTTES ET DE MINGOVAL, établi en 1349 par Jean Accariot et Henelot Huguedieu; sa femme, bourgeois d'Arras ; 4° la MALADRERIE DU GRAND-VAL, fondée de bourgeois de le ville, sont IIIe livres de revenu l'an ; 5° I'HÔPITAL DES ONZE MILLE VIERGES, « li maisons des XIm viergesses » derrière Saint-Julien, fondés de bourgeois, sont xx » femes si nont rien fors lostel » ; 6° I'HÔPITAL MAÎTRE JOLY, rue Saint-Maurice, fondé par le bourgeois Me Nicolas Joly ; 7° NOTRE-DAME DE CITÉ, « maison fondée de » bourgeois de chité, sont vu femes et nont rien fors » lostel » ; 8° I'HÔPITAL SAINT-MICHEL, rue des Gauguiers, fondé en 1654 par Nicolas Defer, rentier et bourgeois d'Arras ; 9° l'HÔPITAL SAINT-ELOY, dû à la charité de Robert Leriche, bourgeois, marchand orfèvre, en 1636, etc.

Le bourgeois d'Arras mourait comme il avait vécu, dans le calme. Des honneurs funèbres lui étaient rendus, lorsqu'il avait atteint le grade honorable de marguillier de paroisse ; ses restes mortels entraient alors dans le choeur, et on l'enterrait quelquefois dans l'église même avec une épitaphe fastueuse.


LES ARTS ET LES MÉTIERS DU VIEIL ARRAS

LE

PUY ACADEMIQUE D'ARRAS

ou L'ART DE LA MENESTRANDIE

AU MOYEN-AGE

par M. L. Cavrois

Membre résidant

Un savant, qui s'est beaucoup occupé des anciens Trou, vères du nord de la France, écrivait il y a quelques vingt-cinq ans : « Un jour viendra où la littérature du » moyen-âge sera aussi connue, aussi populaire, aussi » pratiquée que celle du siècle de Boileau el de Racine. » Ce jour venu, on verra quelle somme de verve, d'ima» gination, de finesse et parfois aussi de délicatesse, les » Trouvères du nord ont apportée dans leurs composi» tions ; on verra que ce contingent septentrional a bien » son mérite, qu'il s'est produit et développé aussitôt et » aussi vite que sous le ciel du midi, et qu'enfin les " couronnes poétiques disputées et gagnées dans les « Puys de nos vieilles cités flamandes, artésiennes et » picardes, brillent d'un aussi vif éclat que celles enle» vées dans les jeux floraux de la langue d'Oc (1). »

(1) Les Trouvères brabançons, par Arthur Dinaux, 1803.

15


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Cette prédiction est certainement en voie de réalisation. Nos littérateurs modernes ne se contentent plus d'étudier notre belle langue française dans les auteurs qui l'ont portée à son apogée, ils se plaisent à remonter jusqu'aux sources limpides et poétiques qui l'ont produite; et de même qu'en architecture, le style gothique n'est bien compris que par sa comparaison avec le roman qui l'a précédé, de même aussi, en matière littéraire, le XVIIe siècle gagne singulièrement à être étudié à la lumière du XIIe.

Lorsque le cardinal de Richelieu fonda cette illustre assemblée qui s'appelle l'Académie française, qui a servi de type à nos modernes Sociétés savantes, il dota certainement son pays d'une institution magnifique, destinée à rendre aux Lettres, aux Arts et aux Sciences les services les plus signalés ; mais fit-il donc quelque chose de si nouveau que jamais avant lui on n'eût la moindre idée des associations destinées à grouper les hommes qui s'intéressent surtout aux choses de l'esprit ? Assurément non, car on peut affirmer que de toute antiquité. le monde a connu ces sortes de réunions, et qu'il fut toujours vrai de dire ce qu'un proverbe vulgaire applique souvent dans un sens trop restreint : « Qui se ressemble s'assemble 1 ».

Sans vouloir nous attarder dans l'histoire ancienne, rappelons seulement l'Académie fondée par Platon dans son domaine attenant au gymnase du célèbre Acadamus qui donna son nom à cette grande école ; le centre en était occupé par un temple dédié aux Muses, comme pour marquer que la poésie n'était pas exclusive des idées philosophiques. Il arriva seulement que celles-ci prédominèrent sur l'autre, selon les temps et aussi selon


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les pays, car chaque nation, et surtout chaque époque a ses préférences.

Au XIIe siècle, notre province d'Artois affectionnait presque exclusivement les formes poétiques : tout s'y disait et se racontait en vers ; inscriptions de monuments, traditions populaires, proverbes, vieilles légendes ou naïves complaintes composées en l'honneur des saints revêtaient cette parure qui sied si bien à l'enfance de l'art. Les chants guerriers eux-mêmes, si connus sous le nom de chansons de geste, étaient composés sur lé même rythme que les dicts amoureux qui fourmillent dans cette période, période glorieuse pour notre pays, car elle eut sa langue et ses poètes. Sa langue s'appelait la langue romane et ses poètes étaient les Trouvères.

Le roman était alors en pleine efflorescence : mélange du latin importé par la conquête romaine et du tudesque parlé par les Francs, il présentait un alliage dont les éléments originaires se retrouvent d'autant plus nettement qu'on les recherche dans des compositions plus rapprochées du temps de leur formation. On cite souvent à ce propos la légende de sainte Eulalie, composée au IXe siècle et qui donne un exemple frappant de ce fait :

Buona pulcella fut Eulalia Bel avret corps, bellezour anima; Voldrent l'aveintre li deo inimi, Voldrent la faire diaule servir.

La langue romane qui avait conservé les terminaisons sonores du latin, qui gardait le souvenir de ses déclinaisons (puisque les noms s'écrivaient différemment selon qu'ils étaient au nominatif ou à l'accusatif — Hues, Huon; Hugo, Hugon), cette langue se prêtait admirablement à la rime, et était vraiment un instrument docile entre les


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mains de nos habiles devanciers dans l'art de bien dire. Nous en retrouvons aujourd'hui des traces indubitables dans le patois de nos paysans qui comprendraient encore mieux que nos citadins des vers tels que les suivants, extraits de la légende du sire de Créquy que l'on croyait mort à la croisade, mais qui, un beau jour, reparut au milieu des siens stupéfaits de son retour :

Le sire de Creki adonc ne feut occhi, Reprint li chievalier; car, dame, le veuchy : Ravisiez been, chey my!

On a donné chez nous le nom de Trouvères à toute cette phalange de poètes qui ont illustré le nord, comme leurs émules du midi s'appellent Troubadours, deux noms dérivés de la même étymologie (Trovare, trouver, inventer, dans le sens du rois&> des Grecs). On les appelait Ménestrels quand ils mettaient leurs poésies en musique, ou Jongleurs lorsqu'ils accompagnaient leurs chants avec des instruments, derniers échos de la harpe des Bardes. Les grandes villes de nos trois provinces-soeurs, la Flandre, l'Artois et la Picardie, ont eu leurs trouvères en nombre plus ou moins grand ; et Arras peut revendiquer, sous ce rapport, l'honneur du premier rang. Ils avaient formé entr'eux une sorte d'Académie ou association qui s'appelait le Puy d'Arras, nom tombé en désuétude, et que l'on fait dériver du mot celtique Puich ou du latin Podium, signifiant un lieu élevé ou colline, rappelant le mont Parnasse habité par les Muses. C'est ainsi que le nom de Podium désignait tout d'abord la ville du Puy-en-Velay ou Puy-Notre-Dame ; Podium andegavense était le nom latin du Puy d'Anjou, comme Podium nivariense s'appliquait au Pic de Ténériffe, La


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signification de ce mot. dans son sens obvie, n'offre par conséquent aucune difficulté. Sous ce nom de Puy, on désignait aussi les concours de poésies que cette association d'Arras ouvrait, chaque année, ainsi que l'endroit où elle tenait ses séances, qui avaient lieu de préférence dans la belle saison, en plein air, sur l'herbe fleurie des champs, d'où le nom de Puys verds sous lequel ces réunions sont souvent désignées. Les sommets de Baudimont (Balduini mons) cachant dans les replis de ses terrains verdoyants les ruines du vieil Arras, ne furent-ils pas les témoins de ces assises littéraires dont notre imagination cherche à reconstituer le tableau ? Aucun document précis ne nous permet de l'affirmer, mais il faut avouer que cet emplacement répond bien aux descriptions qui nous en ont été conservées.

Des textes positifs nous disent au contraire ce qu'était l'Académie poétique dont nous nous occupons.

Andrieu Contredis, né à Arras, termine ainsi l'une de ses poésies:

Chançon, va-t-en, sans nulle arestoison. Droit à Arras, au Pui, sans demourée ; Là, faut chanter et le dict et le son, Là, serès-vous oïe et escoutée.

Cette strophe établit l'existence de l'association ; la suivante, qui est d'un autre trouvère, Andrieu Douche, va nous la montrer comme formant ce que nous appellerions, dans notre langage moderne, un jury chargé d'apprécier la valeur relative des compositions soumises à son examen :

Chançon, va-t-en tout sans loissir Au Pui d'Arras te fai oïr. A ceuls qui sevent chans fournir. Là sont li bon entendeour Qui jugeront bien la meillour De nos chançons.


- 230 — Nous pourrions multiplier ces citations ; l'un dit :

Chançon, luesque au Pui d'Arras oie Si t'en va droit ma dame saluer.

Un autre reprend :

Au Pui d'Arras voeil mon chant envoier Où je l'irai méismes présenter Pour ceulx du Pui et amours saluer.

Ces vers nous rappellent le genre dans lequel excellaient nos jouvenceaux artésiens, car suivant les vieilles maximes,

Ils aimaient leur pays, leur Dieu, leur roi, leur dame.

C'était le bon vieux temps où, par un singulier mélange du sacré et du profane, les poètes célébraient tour à tour, et quelquefois dans la même pièce de vers, les gloires de la vierge Marie et les charmes d'une beauté qui avait séduit leur coeur. On appelait Puys d'amour les concours, d'ailleurs très brillants, où chacun à l'envi vantait celle qui captivait ses pensées: fabliaux, ballades et pastourelles étaient alors tout à fait de mode. Nous voulons croire, d'ailleurs, qu'on pouvait appliquer à la plupart d'entre eux ce vers de Martial :

Lasciva est nobis pagina, vita proba.

Il ne faudrait pas croire cependant que le genre sérieux fût complètement banni des tournois littéraires de cette époque; en principe, il paraîtrait déjà bien impossible que dans ces siècles de foi, la poésie n'aurait, pas payé son tribut à la religion, qui occupait alors une si grande place dans les institutions et dans les moeurs ; aussi ces aspirations ont-elles trouvé leur écho dans ce


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qu'on appelait des servantois, naïves compositions dont le but était d'honorer, de servir, suivant leur expression, tel ou tel personnage de la Cour céleste.

Bien plus, toutes les associations du moyen-âge présentent un double aspect, selon qu'on les considère au point de vue professionnel, c'est-à-dire comme corporation, ou au point de vue religieux, c'est-à-dire comme confrérie. Les Puys académiques de nos diverses cités du nord ont suivi ces errements : tous ils formaient une corporation doublée d'une confrérie. Amiens, Douai, Lille, Valenciennes peuvent nous fournir encore aujourd'hui les statuts et règlements de ces anciennes et curieuses confréries poétiques. Si nos archives locales ne nous ont rien conservé sous ce rapport, il ne semble pas admissible que le Puy d'Arras, qui est considéré comme le plus ancien, le plus célèbre et le modèle des autres, ait été organisé sur des bases différentes.

Aussi, à défaut de documents qui nous soient propres, nous croyons être autorisé à y suppléer en examinant rapidement ce qui se passait dans les villes voisines qui nous ont emprunté nos institutions et auxquelles nous demandons en retour la communication des souvenirs qu'elles ont gardés. C'est, comme nous dirions aujourd'hui, un échange de bons procédés.

Les statuts de la confrérie de Notre-Dame du Puy d'Amiens remontent au XIVe siècle : ils plaçaient à la tête de l'association un maître élu chaque année au jour de la Chandeleur. La confrérie avait et a conservé son siège dans la cathédrale qui était jadis toute remplie des tableaux qui lui étaient offerts par les maîtres en exercices; leurs noms figurent encore actuellement sur des tables de marbre appliquées sur la muraille du transept


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méridional de cette église. Des concours de rhétorique, comme on les appelait jadis, étaient ouverts annuellement et offraient des couronnes d'argent aux vainqueurs.

A Douai, des usages semblables existaient: l'association y porta seulement d'autres noms, suivant les époques. Elle s'appela successivement Puy de l'Assomption de Noire-Dame, confrérie de Sainte-Barbe, puis Banc poétique des seigneurs de Cuinchy, enfin le Valmuse, dont les Rosati d'Arras devaient rappeler l'existence à la fin du siècle dernier. Sa fête patronale avait lieu le 15 août.

Lille avait choisi la même époque, et son échevinage se distinguait par sa générosité, puisqu'il accordait « 24 » los de vin de courtoisie au Prince du Puy et à ses » compaignons quand ils firent leur feste et dînèrent en» semble en le halle d'Eschevins, » car là comme ailleurs, tout se terminait par un joyeux banquet corporatif.

Le texte des statuts de l'ancienne confrérie NotreDame du Puy de Valenciennes va nous offrir un intérêt spécial, en raison des particularités qu'il contient et aussi à cause des relations que cette association eut certainement avec Arras, puisqu'elle en avait reçu un cierge formé des gouttes de la Sainte-Chandelle. Or, on sait que ce sont deux ménestrels qui furent témoins de l'apparition de Notre-Dame des Ardents, au XIIe siècle. Il y avait donc là un ensemble de faits utiles à rapprocher et sur lesquels nous reviendrons plus loin, parce qu'ils permettent de suppléer aux lacunes de l'histoire.

La confrérie de Valenciennes était aussi dédiée à Notre-Dame du Puy, qu'elle nommait, par un jeu de mots regrettable, Virgini de Puteo, comme on aurait fait


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pour des armes parlantes. La rédaction des statuts de cette confrérie remonte à l'année 1229 ; la forme en a probablement été rajeunie au commencement du XVe siècle, mais le fond est resté le même. Il nous sera donc utile d'en parcourir les principales dispositions.

A l'occasion de la fête patronale qui était fixée au dimanche dans l'octave de l'Assomption, on organisait chaque année un concours dont les conditions sont ainsi rappelées dans un règlement manuscrit que nous avons retrouvé à la Bibliothèque municipale de Valenciennes (1) et qui s'exprime ainsi : « Par des affiches publiques, on » invitoit tous les poètes et rhétoriciens de la ville de » vouloir composer quelques pièces de leur façon à » l'honneur de la sainte Vierge du Puy : ils étoient obli» gés de faire mention, dans l'un des couplets pour le » moins de leurs oeuvres, de son Assomption qui étoit » une condition essentielle et sans laquelle on ne pou» voit obtenir aucun prix. La deuxième condition étoit » d'exhiber leurs pièces avant le soleil couché de la » veille du grand jour pour être examinées, et celui qui » avoit mieux réussi remportoit pour premier prix une » couronne d'argent pesant une once ; celui qui le suivoit » avoit pour deuxième prix un chapeau d'argent pesant » une demie once »

» Le dimanche avant l'Assomption étoit appelle le jour » du grand record, parce que douze personnes choisies » et à qui on donnoit le nom et habits d'apôtres pour » porter et accompagner l'image de Notre-Dame du Puy » pendant la procession, étoient obligés de se trouver à

(1 ) Histoire de la chapelle et confrérie de Nostre-Dame du Puy, par Mr Jacques-Michel Duforest, pasteur du Béguinage de Valenciennes, mss n° 629.


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» l'assemblée des confrères pour répéter leur diction ou » couplets de vers qu'on leur avoit donné à apprendre » par coeur pour le réciter pendant et après ladite pro» cession ; plusieurs petits enfants y étoient aussi appe» lés pour réciter leurs parties qu'ils dévoient déclamer, » étant habillés en anges, et en ce jour pour les encou» rager tous à faire leur devoir, la confrérie dépensoit » trente-deux sols. »

C'était au jour de la fête principale qu'on procédait à la réception des nouveaux membres, ce qui se faisait en grande solennité, au pied de l'autel, après la prestation du serment accoutumé : ils recevaient le baiser de paix de tous les confrères, et le règlement ajoute ingénuement : « Les consoeurs étoient dispensées de ces forma» lités, et on se contentoit de leur faire écrire leur nom » et surnom sur un livre particulier. »

Pour abréger, nous renonçons à raconter les détails de celte journée qui ne manquent pourtant pas de pittoresque, par exemple la cérémonie dans laquelle on représentait aux yeux de la foule l'Assomption de la Vierge au ciel. Les machinistes chargés de cette opération portaient le nom de ravisseurs. « Aux ravisseurs, disent les comp» tes, qui avoient tiré au paradis l'image de la Sainte» Vierge, deux livres. »

Enfin, le lendemain de la solennité, avait lieu le banquet traditionnel, réglé encore d'une façon curieuse : « Chacun s'asseira audit repas et en toutes les assemblées » suivant son rang d'ancienneté, y étant appelle par le » valet, se contenant prudemment tant audit repas qu'en » toutes autres assemblées, écoutant les plus anciens, ne » parlant qu'à son tour, pour éviter le bruit jet le scan« dale. »


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La charte de la confrérie renouvelée en 1426, donnait ce renseignement complémentaire : « Le dîner des con» frères achevé, chacun d'iceulx ou ceulx qui voudront ré» citeront les vers qu'ils auront dreschés à l'honneur de » la Vierge, et fera distribuer au mieux faisant une cou» ronne de fin argent, pesant une once et demie, et au » second un cappiel, aussi d'argent, pesant quinze estre» lins, et à tous les autres ayant faict pareil acte de rhé» torique deux lots de vin pour eulx recréer (1). »

Après cette rapide excursion, hâtons nous de revenir à Arras avec les documents que nous avons recueillis et qui nous permettent de voir dans ses grandes lignes l'ensemble de l'institution que nous étudions. Réunions périodiques des amis des lettres ou du gai savoir, concours poétiques, distributions de récompenses consistant en couronnes de roses ou chapels d'argent, fêtes religieuses et banquet corporatif, tout cela existait donc chez nous.

Tout à l'heure nous n'avons fait qu'observer incidemment les relations qui existaient entre les ménestrels et la tradition religieuse de la Sainte-Chandelle d'Arras. Mais comment se fait-il que, dès le XIIIe siècle, c'est-àdire au lendemain même de son apparition, la poésie ait été la forme populaire sous laquelle étaient racontées les merveilles du Saint-Cierge, et qu'une pièce de plus de 850 vers ait été consacrée à ce récit, absolument comme dans les anciennes chroniques rimées ? De plus ce poème commence précisément par nous décrire ce qu'étaient les trouvères qu'il va mettre en scène et qui fondèrent la confrérie du Saint-Cierge. Ils ne sont autres que ceux

(1) Histoire ecclésiastique, par Simon Leboucq,


— 236 — que nous a fait connaître le Puy d'Arras; lisez plutôt :

Les chanteurs qui alors regnoient Les beaulx et haults faict récitoient Des nobles princes terriens Qui comme vaillans crestiens Espandoient sang et suour... Et iceulx chanteurs deuant dits En retraictoient maint beaulx dits En chantant auecque la vielle Qui joie soutient renouuelle Et en ce temps les nommoit-on Jongleours....

Mais pour le temps de maintenant Se vont ménestriers appellant... Iceulx à que fut enûoiée Ceste grace et appropriée Estoient nommez à ce temps Chanteurs veillans et chantans Pour esbanoier roy et ducs Princes, bourgeois et gens menus Car d'instrument n'estoit nouuelle Fors seullement de la vielle (1).

De leur côté, les statuts primitifs de la confrérie qui remontent à 1194, nous disent en toutes lettres :

Ceste carité est estorée des jogleors, Et li jogleor en sont signor.

Et de fait il y eut toujours parmi les dignitaires de l'association trois ménétriers, dont deux remplissaient les fonctions de mayeurs chanteurs, en souvenir des ménestrels Itier et Norman. Enfin, dans la fête annuelle qu'elle célébrait en grande pompe, on chantait des poé(1)

poé(1) de Notre-Dame des Ardents, p. 130.


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sies et des antiennes en triolets, on offrait un chapeau ou couronne de fleurs au prévôt de la Cité, ainsi qu'aux douze premiers mayeurs, et on terminait la solennité par un banquet que devait donner le mayeur entrant.

Sans vouloir nous hasarder trop dans le domaine des conjectures, ce qui est toujours dangereux, est-il maintenant impossible de supposer qu'à l'association primitive des trouvères ait succédé la nouvelle confrérie des Ardents ? La chose n'est pas invraisemblable, et cette hypothèse expliquerait comment les souvenirs de la première se sont perdus et confondus, tout en se retrouvant néanmoins, dans ceux de la seconde.

En continuant la suite de cette idée que nous espérons plus vraie qu'ingénieuse, nous ne poserons plus qu'une question. On sait qu'à côté de la chapelle de Notre-Dame de l'Aurore, lieu de l'apparition des Ardents, se trouvait, au chevet de l'ancienne cathédrale, une autre chapelle dédiée à Notre-Dame des Fleurs : y a-t-il un vocable qui convienne mieux à Notre-Dame du Puy d'Arras qui donnait des couronnes de roses aux lauréats de ses concours ?

Quoiqu'il en soit, nous croyons avoir épuisé ce qui peut être dit sur l'organisation du Puy académique de notre ville : il nous reste à faire connaître ses principales productions.

Notre intention ne saurait être, on le comprend, de passer en revue la longue série des trouvères artésiens : ce travail d'ensemble a été fait (1) ; nous voudrions seulement en examiner un ou deux types qui nous donneront la physionomie des autres.

(1) Les Trouvères artésiens, par M. Arthur Dinaux, 1843 ; Le Puy d'Arras, par le même, 1854.


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Celui qu'il faut placer au premier rang est Adam de la Halle, dit le bossu d'Arras (1), bien à tort, paraît-il, puisque lui-même prend la peine de nous en avertir :

On m'appele bochu, mais je ne le sui mie.

Il fut d'abord moine de l'abbaye de Vaucelles, près de Cambrai, ce qui ne paraissait pas devoir le préparer au genre de vie qu'il mena dans la suite. Revenu à Arras, où il demeura pendant quelque temps, il y épousa, malgré l'opposition de son père, une personne nommée Marie pour laquelle il éprouvait un attrait irrésistible, mais dont il se fatigua bientôt et qu'il abandonna. Même il ne craignit pas de la tourner publiquement en dérision et d'en faire le sujet de sa pièce du Mariage, connue aussi sous le nom de Li jus Adan ou de la Feuillie, composée vers 1262, Ce mot jus (jocus) indique une poésie dialoguée en plusieurs scènes, dans laquelle figurent divers personnages. Sous ce rapport, Adam de la Halle est considéré comme l'un des fondateurs de l'art dramatique en France; il partage cet honneur avec ses contemporains Rutebeuf, de Paris, et Jehan Bodel, d'Arras, dont nous parlerons tout à l'heure.

L'esprit satirique de notre poète finit par lui attirer un grand nombre d'adversaires ; on dit même que les choses s'envenimèrent au point qu'il fut obligé de s'expatrier et de se réfugier à Douai. C'est à cette occasion qu'il fit ses adieux à la ville d'Arras dans son célèbre Congié ou Congé. Ce poème, qui comprend treize strophes de douze vers chacune, est non-seulement inté(1

inté(1 Manuscrit n° 657 de la Bibliothèque d'Arras : Adans li boçus fist ces kançons.


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ressant par sa forme littéraire, mais aussi par l'énumération de toutes les personnes qui y sont nommées et auxquelles Adam offre l'hommage de sa reconnaissance avant de les quitter. C'est d'abord Symon Esturion, dans l'hôtel de qui il avait reçu une royale hospitalité, car il est bon de remarquer que les trouvères ne rimaient pas seulement pour le peuple, mais qu'ils consacraient souvent aussi leurs muses en l'honneur des souverains et des princes qui les admettaient à leur cour, et quelquefois à leur table. Puis viennent les seigneurs Baude et Robert le Normant, Jakemon Ançois, Pierre Pouchins et les Pouchinois, Robert et Colart Nasart, Gilles et Jehan Joie, qui furent à Arras les mécènes du XIIIe siècle, mais qui n'eurent pas longtemps d'imitateurs, s'il faut en croire le vieux Jehan de Nostre-Dame, attendu qu'à la fin du siècle suivant les grands vassaux s'éloignèrent de leurs terres pour se fixer à la cour ou exercer les grandes dignités de l'Etat, et a alors défaillirent les mécènes, et » défaillirent aussi les poètes. »

Adam de la Halle revint pourtant à Arras, mais Robert II, alors comte d'Artois, l'attacha à sa personne et l'emmena avec lui en Italie, en 1282, auprès de Charles d'Anjou, roi de Naples. C'est pendant ce voyage que notre infatigable trouvère composa d'abord le poème du Roi de Sicile, mais principalement son immortel ouvrage, Li gieus de Robin et e Marion qui est considéré comme le premier opéra-comique qui ait été joué en France.

Adam était en effet poète et musicien; c'était donc un ménestrel dans toute l'acception du mot.

Nous n'entreprendrons pas d'analyser cette pièce de théâtre dont le succès a survécu à son auteur et qui a


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mérité les honneurs de nos critiques modernes (1). Tout le monde connaît ce refrain de la bergère :

Robins m'aime, Robins m'a ; Robins m'a demandée, si m'ara.

Qu'il nous suffise de dire que l'intrigue y est conduite avec moralité et avec cette charmante simplicité des anciens âges.

On s'accorde pour dire qu'Adam de la Halle mourul en Italie, en 1286, ayant à peine 50 ans; il laissa un grand nombre de petites pièces, rondeaux, motets, jeuxpartis qui ont été réunis dans la récente publication de ses oeuvres complètes (2).

Son ami et son émule, Jehan Bodel, également originaire d'Arras, était même plus âgé que lui, car on place sa naissance à la fin du XIIe siècle ; il vécut une soixantaine d'années et passa toute sa vie dans sa ville natale, quoiqu'il eût pris la résolution de suivre le roi à la croisade, désireux de s'inspirer des hauts faits d'armes dont il aurait été témoin pour chanter ces entreprises hardies et aventureuses Mais une maladie terrible et honteuse, la lèpre peut-être, l'empêcha d'exécuter son dessein et elle jeta dans son esprit une mélancolie qui se retrouve dans ses poésies et qui les distingue du genre d'Adam de la Halle, lequel est, au contraire, empreint d'une gaîté qu'on pourrait même trouver luxuriante.

De Jehan Bodel, nous ne mentionnerons que ses deux plus importantes compositions : d'abord son Congé, qui est pour ainsi dire une autobiographie, je dirai presque

(1) Théâtre français au moyen-âge, par L. Monmerqué et Francisque Michel, 1837.

(2) OEuvres d'Adam de la Halle, par E. de Coussemacker, 1872.


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son testament, car ce sont ses adieux à la vie, à ses contemporains, dont il cite les noms et qu'il remercie de leur amitié, notamment à l'élégiaque trouvère Baude Fastoul et à Raoul Revin, mayeur d'Arras, dont il se déclare le « confrère. »

Mais le poème qui a surtout fait sa réputation et lui a valu le titre de père du drame, c'est Li jus de St-Nicholai, dans lequel il met en scène le miracle de saint Nicolas apparaissant à des voleurs et les contraignant à rapporter un Irésor qu'un juif avait confié à la garde d'une de ses statues. L'auteur y trouve l'occasion de donner beaucoup de détails de moeurs et des scènes populaires qui nous reportent à plus de six cents ans en arrière et offrent par conséquent un intérêt considérable.

Citons au moins ces deux vers qu'il met sur les lèvres d'un jeune chevalier et qui ont évidemment inspiré le Cid, de Corneille :

Segneur. se je sui jones. ne m'aies en despit ; On a veu souvent grand cuer en cors petit.

Ce drame a certainement été représenté à Arras du vivant même de Jehan Bodel, ainsi que le prouve le prologue de sa pièce.

Nous sommes forcé d'arrêter ici cette élude pourtant bien attrayante, mais nous ne voulons pas sortir du cadre que nous nous sommes tracé, ni refaire des travaux que des mains éminemment habiles ont si bien accomplis. Il nous en coûte sans doute de ne pouvoir regarder, ne fut-ce que pendant de rapides instants, la figure d'Audefroid le Bâtard, inventeur de la romance, ou de Courtois d'Arras qui poussa jusqu'au lyrisme son admiration pour sa ville natale, mais en présence de cette pha18

pha18


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lange de trouvères artésiens, qui comprend plus de soixante-quinze noms du XIIe au XIVe siècle, nous sommes bien forcé de n'en montrer qu'un ou deux spécimens, et de dire : Ab uno disce omnes Au moins nous ne ménagerons pas notre admiration pour ces écrivains français de la première heure, qui ouvrirent glorieusement la voie dans laquelle les ont suivis les illustrations littéraires des temps modernes, et qui sont restés sans rivaux dans.nos provinces du nord; car, selon l'observation d'un critique érudit (1), « C'est un fait digne de » remarque que le Hainaut, l'Artois, le Cambrésis et la » Flandre qui, depuis que la langue poétique a été ache» vée en France par Malherbe, n'ont pas produit un seul » poète remarquable, soient, de toutes les provinces de » France en deça de la Loire, celles qui, au XIIIe siècle, » aient compté le plus grand nombre d'écrivains en vers, » et que tous ces écrivains aient été regardés comme les » meilleurs de leur temps »

Le fait est que rien n'est resté plus populaire dans notre région que les récits merveilleux de nos trouvères: le roman de la reine Berthe, le roman du Renard (de Jacquemars Giélée), les Chevaliers de la Table-Ronde, Geneviève de Brabant, Jean de Nivelle, le Sire de Créquy, la Fée Mélusine et les quatre fils Aymon qui servent si souvent d'enseigne aux vieilles auberges, montés à quatre sur un cheval pour annoncer, suppose-t-on, qu'on y logeait les hommes et les chevaux dans la même proportion que celle indiquée sur le tableau.

(1) Poètes français depuis le XIIe siècle jusqu'à Malherbe, par M. Auguis.


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Aussi M. Arthur Dinaux va jusqu'à dire qu'on y retrouve « les idées mères des contes les plus piquants du » croustilleux Boccace, de la gente reine Marguerite de » Navarre et de l'inimitable La Fontaine qui tant de fois » imita les autres. »

Nous en concluerons que, malgré les critiques souvent injustes dont il a été l'objet, le moyen-âge a été pour nous une époque de gloire ; nous pourrons le dire avec conviction, mais si besoin en était, nous l'affirmerions au moins par patriotisme.



III

SÉANCE PUBLIQUE

du 17 Mai 1888



DISCOURS DE RÉCEPTION

DE

M. HENRI LORIQUET

Archiviste du département

MESSIEURS,

En parcourant les Mémoires de votre Compagnie, dans le but de m'initier à ses travaux et d'entrer ainsi en communion directe avec elle, j'ai constaté, non sans un légitime trouble, un sentiment unanime chez les nouveaux élus, quand ils franchissent le seuil de vos assemblées. Tous s'accordent à vous dire que l'immensité de leurs appréhensions à justifier vos suffrages n'a d'égale que la pénurie de leurs mérites et l'exiguité de leurs travaux.

Abusant du langage officiel et des formes académiques, ils n'ont rien laissé à leurs cadets, et je cherche vainement ce que je pourrai bien alléguer après eux, n'apportant ici ni leur savoir, ni leur expérience, ni leur âge ?

La distinction dont vous m'honorez aujourd'hui n'est point, que je sache, la récompense de travaux précédents, car, en m'appelant trop jeune, votre courtoisie m'oblige à me présenter les mains vides.

D'autre part, les occupations d'un pauvre archiviste départemental sont rarement de celles qui sollicitent l'attention. S'il prend quotidiennement des notes sur la question qui lui


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a été recommandée par l'érudit, l'avocat, l'homme d'affaires, s'il redresse une lecture mauvaise qui faussait toute une interprétation, s'il déchiffre des sigles réputés cabalistiques, désespoir des yeux et de la bonne volonté du novice, s'il fournit des consultations entières sur des points de droit ancien ou d'histoire de nos institutions, la connaissance ou la reconnaissance de ces services dépasse peu souvent les murailles d'un bureau d'Archives (1).

(1) Le marquis de Laborde a consacré onze pages à établir un parallèle entre les fonctions des bibliothécaires et celles des archivistes. Autant il me répugnerait de m'associer au jugement trop exclusif qu'il porte sur les bibliothécaires, autant je cite avec plaisir, parce qu'elle est absolument vraie, son impression sur les travaux journaliers de l'Archiviste :

« Les fonctions des archivistes sont très différentes. Ils reçoivent » des demandes écrites et motivées, qui présentent presque toutes » une difficulté historique, un problème. Si elles n'ont pas assez de » clarté ou sont trop compliquées, ils se mettent on rapport avec le » demandeur et discutent avec lui son projet d'étude et la portée de » son travail. Les demandes aux Archives ne peuvent être précises », que pour les actes déjà cités avec leurs cotes et pour ceux dont » l'analyse se trouve dans nos inventaires imprimés ; autrement, le » demandeur s'enquiert de ce qu'on pourrait lui fournir sur tel ou » tel sujet. L'Archiviste se rend un compte exact de ce qu'il veut, lui » apporte aussitôt les documents qu'il ne connaissait pas, qui éten» dent singulièrement les horizons de son sujet, le mettent dans la » voie de la vérité historique, si souvent faussée dans son esprit par » les livres, et lui ouvrent des aperçus qui changent tout son plan. » De ce moment l'article superficiel, projeté pour la revue en vogue, » devient un volume substantiel dont l'auteur a toute la gloire ; heu» reuses les Archives quand il consent à les remercier publiquement » de leur libéralité, et, en s'attribuant les découvertes de l'Archi» viste, à ne pas l'accuser d'ignorance.

» Peu importe la reconnaissance ou l'ingratitude ; l'Archiviste a » recueilli de sa collaboration une notion plus approfondie qui pro» fitera aux autres demandeurs, et c'est ainsi que chaque nouvelle » recherche, le familiarisant davantage avec les archives, le rend » maître des documents confiés à sa garde... » (Les Archives de la France, p. 66).


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Exécutés à l'ombre des cloîtres, n'ayant pour témoins, témoins muets, que les fonds historiques eux-mêmes, les travaux de classement demeurent ignorés du public, et, le jour où un nouveau volume d'inventaire mettra de plus larges sources d'étude à la disposition de ce peu reconnaissant client, il ne s'avisera jamais de supputer les calculs intellectuels qui ont présidé à la confection de cet outil préi cieux et le nombre d'heures qui s'y sont dépensées.

A n'entendre que les appréciations peu flatteuses chuchotées de-ci et de-là, les questions de classification et de catalogue sont d'ordre étroit et mesquin, peu faites pour les grandes intelligences et les tempéraments sérieux. Il est juste d'ajouter que, par un heureux retour des choses, c'est précisément dans les travaux de ces juges superficiels qu'on rencontre le moins de méthode et de critique : un peu plus d'analyse leur eût fait du bien.

Je me perds donc en conjectures vaines sur les indulgents motifs qui m'ont recommandé à votre choix, quand tant d'autres, et des plus méritants, attendent encore l'honneur d'être comptés des vôtres.

Ces considérations sont d'autant moins de nature à diminuer mon embarras que je me sens apporter à cette séance solennelle l'inexpérience du rhétoricien qui va faire son premier discours. J'ai bien pu, comme tant d'autres, sur les bancs du collège, essayer de converser avec les muses et de châtier ma langue, mais ce temps des succès de prose est déjà lointain, et les aridités de la paléographie et le positivisme de la diplomatique, en accaparant mon esprit et mon temps, ont étouffé chez moi ces germes hâtifs de littérature.

Ne soyez donc point surpris, Messieurs, si j'ai apporté d'aussi longues hésitations à affronter une épreuve que d'autres, peut-être plus adroits, certainement plus heureux, ont su éluder. Le seul désir de dépouiller un trop long catéchuménat et de prendre enfin part à vos intéressants travaux a eu raison de mes appréhensions.


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Et cependant, avouez que la tâche est singulièrement lourde et périlleuse pour un étranger transplanté dans un pays d'adoption où il ne compte encore que des amis d'hier, d'avoir à rappeler la vie et les services de son prédécesseur au fauteuil académique. N'y a-t-il pas lieu de craindre que le panégyriste improvisé demeure au-dessous de son sujet, quelques diligences, quelques investigations qu'il ait faites pour se renseigner ?

Invité tout récemment par la Commission des Antiquités départementales à écrire la notice biographique de notre savant et regretté collègue, M. de Linas, j'ai cru devoir décliner cette mission de confiance, parce que je ne me sentais pas capable de la mener à bien, et cependant le genre de mes études sympathisait entièrement avec la carrière scientifique de cet archéologue, et son amitié profonde m'avait appris à connaître, durant ces trois dernières années, tout ce que son caractère avait de franchise et de bonhommie. Que de raisons plus graves aurais-je invoqué aujourd'hui pour ne point vous parler de l'honorable M. Grandguillaume, que j'apercevais bien tous les matins montant à la cathédrale pour y eniendre la messe, mais que je n'ai jamais connu !

Fort heureusement pour moi, sa vie est de celles que des actes loyaux non interrompus ont buriné au fronton de tous nos établissements publics, dans le coeur de tous les malheureux. De celles-là, le récit est facile,et la seule appréhension qu'on y ait, c'est de n'en point rappeler toutes les générosités et tous les bienfaits.

Né à Russey (Doubs), le 25 janvier 1807, Jean-GabrielLéandre Grandguillaume entra au service le 25 octobre 1828, dans le 1er régiment du génie, dont il sortit réformé le 7 août 1831. Ce court passage dans un corps où le maniement des armes alterne quotidiennement avec celui du crayon et du compas, suffit à donner au jeune soldat des goûts artistiques qu'il conserva toute sa vie.


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Au sortir du régiment, il met à profit ses leçons d'école, sa délicatesse de plume et son talent naissant, en fondant à Arras le premier atelier de lithographie, de concert avec son associé Chapron, qu'il quitte peu après pour entrer chez M. Dutilleux. Sous les conseils d'un maître aussi éminent, et à une époque où l'ouvrier n'était pas spécialiste comme aujourd'hui, mais devait fournir au jour le jour les travaux les plus disparates demandés par la clientèle, M Grandguillaume devint tout à fait dessinateur. C'est là le point de départ de sa fortune, car, en octobre 1834, on l'appelait à professer à l'école régimentaire du génie le cours de dessin où trente-trois générations de soldats étudièrent successivement ce Traité des Ombres qui fera sans doute un jour la joie des bibliophiles artésiens.

La douceur de son caractère, la serviabilité de ses rapports avaient eu aussi pour lui les conséquences les plus heureuses, et son mariage, né d'une idylle, lui permit de satisfaire ses instincts généreux

Profitant de la large aisance de son nouveau foyer et se rappelant les commencements difficiles de la carrière d'artiste, M. Grandguillaume, devenu membre de la Commission des Antiquités départementales et de l'Académie d'Arras, crée et entretient annuellement au profit des concours de celte dernière Société un prix de beaux-arts de 500 fr., dont vos rapporteurs ont enregistré, durant de longues années, les féconds résultats N'est-il pas permis, incidemment, de regretter que la mort de notre confrère ait mis fin à ces précieux encouragements, et aussi de souhaiter qu'un nouveau Mécène se lève bientôt pour l'honneur de notre Académie et pour l'épanouissement artistique de la ville d'Arras!

Séduit par la curieuse découverte de Daguerre et de Niepce, il en fut le fervent adepte et l'introduisit, le premier, à Arras, avec l'aide d'un autre amateur, M Cuvelier. On ne pensait guère, à cette époque, que le gélatino-bro-


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mure deviendrait une denrée commerciale de conservation et de transport faciles, et reproduirait instantanément les images, même dans des conditions de lumière défavorables ; il fallait, au début de l'art photographique, poser de cinq à huit minutes, en plein soleil, pour n'obtenir qu'un cliché médiocre. M. Grandguillaume transforma sa maison en laboratoire, s'étudia à créer un collodion plus sensible, essaya successivement toute la série des produits chimiques au point de vue du développement des images. Il devint bien vite habile dans cet art nouveau et nos honorables devanciers à l'Académie ont, grâce à lui, une galerie de superbes portraits qui font regretter de n'être pas venu au monde plus tôt. Sa vogue était énorme, à n'en juger que par le nombre incalculable de ses clichés ; elle eût été certainement pour lui la source de revenus sérieux, s'il n'avait préféré y trouver un aliment à ses idées philanthropiques. Qui pourrait supputer le nombre déjeunes troupiers qui durent à sa délicatesse de pouvoir envoyer à la payse aimée l'attestation de leur air martial et de leur fidélité '? S'il reproduisit presque tous les tableaux du Musée, ce fut pour en faire don aux oeuvres charitables qui comptaient chaque année sur cet appoint de leurs loteries.

La charité fut, à toutes les époques, la grande idée de sa vie, et s'il est vrai que l'exercice des bonnes oeuvres fut pour lui un allégement et une consolation lorsqu'une séparation cruelle brisa ses affections les plus chères, ses prévenances pour la soeur de celle dont il avait fait sa femme, et sa compassion pour tous les malheureux, démontrent chez lui un souci constant de faire le bien.

Populaire comme tous les hommes véritablement amis des classes pauvres, il siégea longtemps, par le suffrage de celles-ci, dans l'Administration municipale.

Appelé presqu'en même temps dans la Commission hospitalière et au Bureau de Bienfaisance, il signala partout son passage par d'ingénieuses créations et par de royales muni-


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ficences. Préoccupé de l'hygiène de l'ouvrier, il se fait le promoteur d'un projet de lavoir public ; il achète, pour les assainir, les maisons de la Cour-Baleine, s'assure, par de fréquentes visites, de la propreté de ses locataires, les y invite par des primes spéciales, et fait de cet ancien foyer d'infection et d'épidémies un quartier tout à fait habitable. Il allait appliquer les mêmes moyens à cet antre de loqueteux, à cette Cour des Miracles arrageoise qu'on nomme le PetitChâteau, quand la mort vint le surprendre.

Le régime alimentaire de l'hospice des Vieillards lui paraissant fâcheux pour la santé de ces vétérans du travail dont l'âge réclame des soins particuliers, il fait introduire des modifications sérieuses dans le choix et la périodicité des denrées.

L'édification et l'organisation du Refuge-Maroeuil peuvent, à bon droit, être appelées son oeuvre, car il en surveilla les moindres détails, comme eut pu le faire un propriétaire jaloux de son confortable et de sa santé.

Parlerai-je de la restauration de l'église de la Citadelle qu'il projeta, obtint, dirigea et fournit de ses deniers ? de son concours à la VIIIe fête du travail (1866) où, membre de la Sous-Commission du prix de piété filiale, non content d'être juge, il offrit deux prix de 100 fr. pour récompenser les anciennes domestiques ? de sa constante protection pour l'établissement des Sourds et muets?

Que dire de son action bienfaisante sur la Société de Secours mutuels à qui, sous la forme de pensions de retraite, de livrets de caisse d'épargne et d'autres secours, il a laissé plus de quarante mille francs ? sinon qu'après en avoir été l'un des fondateurs empressés, il en est devenu, pour l'avenir, le bienfaiteur insigne !

Tant de largesses auraient bientôt tari leur source, tout abondante qu'on la puisse supposer, si, riche pour les autres, cet homme de bien ne s'était fait pauvre pour lui* même. Peu de gens ont pénétré dans cet intérieur de la rue


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Saint-Maurice, meublé de privations et d'ascétisme, dans cette chambre à coucher garnie d'un lit, d'un fauteuil et d'un foyer sans feu, dans cette cuisine sans provisions et sans servante ; mais, de même que les pouvoirs officiels avaient discerné dé bonne heure et récompensé cette ardente philanthropie, de même la voix publique, en révélant ces détails, a fait bonne justice d'une modestie qui se dérobait à plaisir, et le tribut que je viens de payer à cette mémoire vénérée n'est qu'un bien faible écho des sympathies profondes et unanimes qu'elle s'est si légitimement acquises.

Ces devoirs rendus à l'honorable collègue qui m'a précédé au quinzième fauteuil, je passe immédiatement à la seconde partie de cette lecture.

I

Pour des raisons qu'il serait trop long et futile d'exposer ici, l'organisation des Archives publiques par les pouvoirs qui se sont succédés depuis la Révolution, leur but, leur utilité sont jusqu'aujourd'hui demeurés lettre morte, ou peu s'en faut, pour la grande majorité du public. Tel compare le vaste amoncellement de ces nécropoles aux magasins et aux remises du chiffonnier en gros, tel autre y voit une bibliothèque de vieux livres, mais tous deux se rencontrent pour demander au bout de combien d'années l'on vendra ces paquets informes et poudreux, d'utilité problématique. Bien peu de personnes, de celles même qui y ont journellement recours, possèdent de ces arcanes une idée complète, répondant à la réalité. Je vais donc entreprendre de vous retracer, du moins dans leurs grandes lignes, l'histoire et l'organisation de nos dépôts publics.

On nomme Archives l'ensemble des titres et documents


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utiles créés ou reçus par une société ou une personne Cette définition suffit à établir entre les pièces manuscrites des Archives et les manuscrits des Bibliothèques, une différence considérable. Tandis que ces derniers représentent diverses manifestations de l'esprit, comme la littérature, la religion, l'histoire, les sciences, les arts, celles-là sont la reproduction matérielle de la vie propre ou des relations des sociétés ou des personnes. « Ce sont des actes de la vie publique et » privée, émanés de l'Etat, de l'Eglise, des cours de justice, » des seigneurs et des bourgeois, écrits dans un style pro» pre à chaque nature d'acte et d'un caractère particulier à » chaque époque, entourés en outre de précautions et de » marques dont chacune a sa valeur et sa signification pour » constater leur authenticité. L'ensemble de ces actes est » le miroir limpide de la société à tous les âges, car il nous » donne, dans ces transactions de chaque jour, un reflet » exact de ce qui a agité et fait vivre l'humanité, il nous le » donne avec d'autant plus de vérité qu'il n'avait pas pour » but de nous le donner. Une charte d'affranchissement de » commune, une concession de fief, un privilège accordé, » un testament, une correspondance d'affaires, un procès, » n'ont point été rédigés pour devenir des pages de l'histoire, " et ils en sont souvent les plus instructives (1). »

Les peuples, les corporations, les familles ont eu et ont encore des archives. « L'Etat réunit ses traités, ses consti» tutions, ses lois, ses concessions, afin d'en assurer l'exé» cution et de trouver pour tout acte nouveau les précédents » de cet acte ; une ville conserve le registre des délibéra» tions de son conseil, ses comptes, ses dossiers d'adminis» tration ; chaque corps constitué assure ainsi la conserva» tion de ses actes (2). " Pour m'arrêter aux individus, quel est l'homme qui ne garde pas soigneusement les titres d'ori(1)

d'ori(1) LABORDE, loc. cit. p. 59.

(2) Ibid., p. 60.


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gine ou de gestion de son bien, ses créances comme les quittances de sa dette, les justifications successives de son service militaire, de sa situation sociale, de sa vie officielle? D'aucuns collectionnent leur correspondance privée, commerciale ou savante ; d'autres enfin édifient une généalogie sept fois séculaire sur des dossiers péniblement formés.

Je ne remonterai point au Déluge, pour trouver chez les peuples aujourd'hui disparus des traces certaines d'archives. Que celles-ci aient eu pour témoins le bois ou la pierre, l'argile ou la cire, le papyrus ou le parchemin,il est certain que tout peuple civilisé a senti le besoin de conserver ses titres, pour y trouver, en temps utile, une ligne de conduite ou une affirmation de ses droits : le Metroon (1) d'Athènes, abrité dans le temple de Cybèle, était un véritable dépôt d'archives d'Etat ; le Zugastron (2) de Delphes en était un autre, et la Rome moderne garde encore debout d'importants débris du fameux Tabularium (3) bâti sous le Capitule.

Je me contenterai de passer rapidement en revue les différentes collections d'archives que la France comptait, au moment où la Révolution étendit la main sur ces dépôts, en fermant les établissements ou en remboursant les offices. J'essaierai de montrer par quelles mesures les uns furent sauvegardés, les autres détruits, comment certains autres subsistent encore, pour leur ruine, en dehors de la main administrative, à quels moyens les dépositaires publics peuvent et doivent recourir pour en poursuivre la réunion, par quel genre d'intérêt enfin ces documents d'autres âges se recommandent au respect et à l'étude des sociétés modernes.

(1) Cf. DAREMBBRG et SAGLIO, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, p. 373.

(2) Ibid.

(3) Cf. ANTHONY RICH, Dictionnaire des Antiquités romaines et grecques, 1859. p. 624.


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II

La première constatation qu'on ait pu faire jusqu'à ce jour d'une conservation de leurs titres par nos rois, nos corps religieux et nos villes, remonte à l'an 813, car Eginhard nous apprend que, sur l'ordre de l'Empereur, les canons édictés par les conciles de Mayence, de Reims, de Tours, de Châlon, d'Arles, pour la réformation des églises de la Gaule, furent collationnés et déposés tant dans les Archives du Palais que dans celles de ces villes (1). Mais les diplômes mérovingiens, arrivés en originaux jusqu'à nous, et provenant presque tous d'établissements religieux, permettent de reculer bien avant ce texte officiel la date où l'on commença en France d'avoir souci de former des collections régulières.

Les archives royales eurent beaucoup à souffrir des guerres continuelles qui agitaient le royaume, car, partie intégrante du trésor et des bagages, suivant la fortune et les hasards de ceux-ci, elles parcoururent la France à dos de mulets, à la suite de nos rois, et vinrent tomber, à Fréteval

(1) « Ac deinde habito generali conventu, evocatum ad se apud » Aquisgrani filium suum Ludovicum Aquitanise regem, coronam » illi imposuit et imperialis nominis sibi consortem fecit, Bernar» dumque nepotem suum, filium Pipini filii sui, Italiae praefecit, et » regem appellari jussit.

« Concilia quoque jussu ejus, super statu Ecclesiarum corrigendo, » per totam Galliam ab episcopis celebrata sunt, quorum unum Mo» gunciaci, alterum Remis, tertium Turonis, quartum Cabillone, » quintum Arelati congregatum est : et constitutionum, quae in sin» gulis factee sunt, collatio coram Imperatore in illo conventu habi» ta. Quas qui nosse voluerit in supradictis quinque civitatibus in» venire poterit, quanquam et in archivo Palatii exemplaria illarum » habeantur. » (DOM BOUQUET, t. V. p. 62).

17


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(1194), entre les mains du vainqueur de Philippe-Auguste (1). Ce brusque naufrage des titres de la royauté, fatal à tant d'égards, eut cependant un résultat heureux, en ce qu'il détermina nos rois à ne plus voyager avec leurs archives ; de ce jour, en effet, ils versèrent régulièrement le double de leurs actes, les états des revenus de la couronne, les titres de leurs domaines, dans ce qu'on appela le Trésor des Chartes, conservé d'abord au Louvre, puis à la Sainte-Chapelle (2).

La Cour du Roi, dont les attributions étaient à la fois religieuses, politiques, administratives et judiciaires, se scinda, dès le XIIIe siècle, pour former la Cour de Justice ou Parlement, la Chambre des Comptes, le Conseil du Roi. Celui-ci, à son tour, donna naissance, en 1348, au Conseil Secret, au Grand Conseil de la Justice en 1497, au Conseil des Affaires sous François Ier, au Conseil des Parties en 1557, au Conseil des Finances sous Catherine de Médicis, et finalement au Conseil d'Etat (3). Les Secrétaireries d'Etat ou Ministères furent également le résultat de cette décentralisation du pouvoir.

L'affermissement de la royauté et son rayonnement sur le pays firent éclore dans les provinces une série de rouages administratifs, judiciaires, financiers, assez mal définis chacun dans ses attributions et empiétant volontiers l'un sur l'autre, comme il arrive pour toutes les organisations naissantes.

Les Prévotés, châtellenies ou gouvernances, les Bailliages ou sénéchaussées, les Parlements ou Conseils souverains sont les trois degrés véritables de l'ordre judiciaire, bien que ces derniers aient été suppléés, dès 1551, pour quelques causes peu importantes, par les Présidiaux, et que

(1) Cf. L'Art de vérifier les Dates, 1770. p. 547.

(2) Cf. GABRIEL RICHOU, Traité théorique et pratique des Archives publiques, 1883. p. 7.

(3) Cf. VALOIS, Inventaire des arrêts du Conseil d'Etat (règne de Henri IV). Introduction ; passim.


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nombre d'affaires spéciales aient été réservées, comme nous Talions voir, à des tribunaux particuliers, tels que les Juges Consuls créés par le chancelier de l'Hôpital pour les affaires de commerce, les Cours des Monnaies pour le faux-monnayage, les Amirautés pour la surveillance des côtes et les prises maritimes.

Rattachons aux offices de judicature, faute de pouvoir les mieux loger ailleurs, les Notaires dont les grosses furent déposées, dans un certain nombre de provinces, chez des Tabellions, ou Greffiers du Gros.

Dans l'ordre financier, nous trouvons les Généralités qui se subdivisaient en bailliages, Recettes, diocèses, subdélégations, vigueries, etc., dans les pays d'Etats, et en Elections dans les pays de ce nom. Ces dernières étaient des circonscriptions financières, aux mains des Elus, chargés de répartir l'impôt voté par les provinces et de juger les procès y afférents. Nous devons également mentionner les Greniers à sel, emmagasinant les produits de la gabelle et connaissant des fraudes de ce chef, les Cours des Aides, juridictions d'appel de toutes les affaires financières, les Bureaux de Finance, sièges de la juridiction non contentieuse des Trésoriers de France, les Bureaux du Domaine, où se cueillaient les revenus royaux, tant du domaine corporel que des droits de centième denier, insinuations, contrôle, petit scel, les Maîtrises des Eaux et Forêts qui surveillaient l'aménagement et la coupe des bois et jugeaient les contraventions avec appel aux Tables de Marbre, les Bureaux des Traites Foraines représentées assez bien par nos Douanes modernes etc., etc.

Il est, à coup sûr, moins aisé d'entrer dans le détail des rouages administratifs. La loi du 28 pluviôse an VIII, en faisant des Préfets (1) les représentants du Gouvernement,

(1) Cf. MAURICE BLOCK, Dictionnaire de l'Administration française, p. 753.


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chargés d'éclairer et de guider sa marche, de fournir un avis sur tous les cas qui lui sont soumis, de prendre en ses lieu et place des arrêtés sur une foule d'affaires ressortissant à tous les services, de représenter le Département, d'être le tuteur des Communes, nous a habitués à un état de choses qui paraît aujourd'hui très naturel, parce qu'il est tout à fait entré dans nos moeurs. Nous verrons tout à l'heure que les Consuls n'ont pas tant innové qu'on pourrait le croire, en créant dans les départements ces agents de centralisation du pouvoir.

Les Missi dominici de Charlemagne, les Enquesteurs royaux de saint Louis, les Maîtres des Requêtes départis du XVIe siècle furent bien des agents directs du prince, mais leur existence fut aussi éphémère que leur rôle avait été mal défini. C'est véritablement en 1190, dans l'acte appelé le testament de Philippe-Auguste, qu'il faut chercher la représentation directe et définitivement assise du pouvoir royal dans les provinces. Les Baillis furent investis d'un pouvoir très considérable, presque discrétionnaire, qu'on est trop porté à restreindre aux fonctions militaires, financières, judiciaires. La Curne-Sainte-Palaye nous a, en effet, conservé une commission donnée à un de ces personnages, où sont énumérées des fonctions administratives très caractérisées. Voici ce document : « Si vous savez que messei» gneurs de l'Eglise fassent aucun abus, vous en devez aver» tir le Roi, si messieurs les nobles veulent faire aucune » force, vous ne le devez pas souffrir, et si messeigneurs les » avocats veulent manger le peuple, vous devez faire belles » informations et les envoyer au Roi (1). » Peu à peu, la création d'agents spéciaux, les gouverneurs pour le commandement des troupes, les receveurs pour la perception

(1) Cf. CHÉRUEL, Dictionnaire historique des institutions, moeurs et coutumes de la France, v° Bailli.


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de l'impôt, les présidiaux pour une portion de la justice, ne laissa aux baillis que l'action administrative : c'est en vertu de celle-ci qu'ils convoquèrent les électeurs de 1789. Mais, même sur ce terrain, ils avaient, depuis deux siècles, perdu leurs anciennes prérogatives par l'apparition des Intendants qui cumulèrent à la fois les finances, l'agriculture, l'industrie et le commerce, les cultes et l'instruction publique, la tutelle des communes, la police de sûreté et la police militaire (1).

« L'Intendant avait la haute main sur la province ; c'était » l'oeil et le bras du Roi, il surveillait le clergé, la noblesse » et la magistrature. Toutes les attributions administratives » dévolues aux Maîtres des Requêtes et aux Parlements fu» rent concentrées entre ses mains. Il devait prévenir les » ministres de la situation matérielle et morale des popula» tions dont l'administration lui était confiée, et indiquer ce » qu'il convenait de faire pour réformer les abus ou intro» duire les améliorations nécessaires (2). »

Notons en passant l'action pondératrice exercée dans certaines provinces par les Etats provinciaux qui, non contents de répartir l'impôt d'abonnement qu'ils consentaient, surent doter leur pays d'administrations habiles et fécondes et faire entendre au pouvoir, en bien des circonstances, de justes réclamations.

Dans une société qui, comme celle de l'ancien régime, avait pour base de toutes choses l'idée religieuse, on doit s'attendre à trouver, à côté des manifestations du pouvoir civil, toute une organisation ecclésiastique.

Divisée en autant d'Archevêchés que la Gaule comptait de provinces romaines, l'ancienne France fut partagée à l'ori(1)

l'ori(1) BOYER DE SAINTE-SUZANNE, les Intendants de la Généralité d'Amiens, 1865. p. 21.

(2) DE BOYER DE SAINTE-SUZANNE, loc. cit. p. 19.


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gine en autant d'Evechés qu'il y avait de civitates. Le diocèse, à son tour, fut divisé en Paroisses qui, dirigées au spirituel par des Curés, et administrées au temporel par des Fabriques, abritèrent ces innombrables Chapelles ou Bénéfices, créés à l'envi par de riches et pieuses personnes, sur des dotations spéciales.

A côté des Evoques, le concile d'Aix-la-Chapelle plaça, dès 816, les Chapitres qui devaient être pour eux des conseils nécessaires, mais ne furent en réalité que d'irréconciliables ennemis ou d'incommodes voisins. A leur tour, les conciles de Rome de 1059 et 1063 donnèrent l'idée des Collégiales, véritables chapîtres réguliers, chargés de pallier la sécularisation des chapitres cathédraux. Voisins aussi de l'Evêque, furent les Séminaires établis par l'ordonnance de Blois de 1579, pour le recrutement du personnel clérical. Enfin, le ressort diocésain traduisait à un tribunal ecclésiastique,!' Officialité, les causes d'église et de cléricature, et certaines causes laïques, comme les mariages et les dîmes; tout évêché eut son officialité diocésaine ; tout archevêque posséda en outre une officialité métropolitaine.

L'épanouissement du clergé régulier commence avec les Bénédictins qui apparaissent en Gaule, au VIe siècle, sous la conduite de saint Maur et de saint Colomban, et donnent naissance, dès le XIe siècle, aux isterciens ou moines blancs; c'est aux maisons de ces deux ordres, dirigées par des abbés, qu'est plus spécialement réservé le nom générique d'Abbayes. Au contraire, on donne le nom de Couvents aux agrégations de religieux dirigées par des prieurs, des maîtres, des gardiens, des ministres ; tels, les Chartreux fondés au XIe siècle, les Dominicains ou Jacobins, les Frères Mineurs, Cordeliers ou Franciscains, les Carmes, les Augustins, nés au XIIIe siècle, les Jésuites et les Capucins qui apparaissent au XVIe siècle, l'Oratoire, qui date de 1611, les Trappistes et l'Institut des Frères.


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La plupart de ces abbayes et de ces couvents eurent des prosélytes dans les deux sexes ; les premières, seules, comptèrent des établissements annexes reliés à la maison mère et appelés Prieurés ou Prévotés.

Mentionnons enfin les maisons religieuses des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, des Templiers, de Saint-Lazare et du Mont-Carmel.

On me permettra de rattacher au clergé les deux grandes questions de l'instruction et de l'assistance publique, qui durent à l'initiative de celui-ci leur création et leur premier développement.

L'érection des Universités ne fut, à vrai dire, que la transformation des primitives écoles épiscopales, par leur affranchissement spontané. A côté d'elles grandirent bientôt les nombreux Collèges que les évêques, les chapitres et les abbayes entretenaient, pour permettre à la jeunesse de leur entourage de suivre les cours et de se consacrer à l'étude, loin des distractions futiles et des entraînements du dehors. Obéissant à un autre ordre de vues, les Jésuites fondèrent aussi de nombreux établissements d'instruction qui, après avoir sombré avec leurs chefs dans la débâcle de 1762-1773, furent presque tous repris, à la demande des villes, par les pères de l'Oratoire.

Aux termes de la règle canoniale et de la règle bénédictine, les chapitres cathédraux et les abbayes abritaient dans leur enceinte et entretenaient, au moyen de fonds spéciaux, des maisons de refuge pour les malades, les infirmes, les femmes en couches et les pauvres passants : c'est là l'origine de la plupart de nos Hôtels-Dieu ou Hôpitaux. Imitant cet exemple, de riches particuliers créèrent, de leur côté, d'autres hospices répondant à toutes ces mêmes nécessités de la vie sociale ou seulement à certains cas spéciaux, comme distributions quotidiennes en nature, ou hospitalité de nuit. Enfin, pour enrayer l'envahissement possible de la


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lèpre, on avait séquestré dans des Maladreries les malheureux contaminés.

Le grand nombre de ces établissements charitables, la grande diversité de leur mode d'action, leur administration parfois mal départie, leurs ressources amoindries ou complètement tombées amenèrent l'édit de 1695 qui, réunissant sous le nom d'Hôpital général les fondations mal équilibrées ou celles qui, comme les maladreries, n'avaient plus de but, prépara l'avènement de notre administration hospitalière moderne, comme les bureaux des pauvres, tables des pauvres, Pauvretés, devaient revivre dans nos bureaux de bienfaisance.

Si les paroisses ont été, pardessus tout, des circonscriptions religieuses, dressant pour états civils des actes de catholicité, elles devinrent bientôt aussi les centres administratifs que nous sommes convenus d'appeler aujourd'hui des Communes, doués d'une existence propre.

Les habitants de ces circonscriptions forment des Familles, dont les unes demeurent dans un oubli peut-être injuste, du moins inévitable, tandis que d'autres, soit par l'intelligence, plus souvent par la fortune, inscrivent leur nom dans l'histoire.

La féodalité avait créé, pour celles-ci, certaines catégories de droits et de devoirs personnels et réels qui se perpétuèrent jusqu'à la Révolution ; de là ce qu'on appela les Seigneuries, nom qui désigne presqu'aussi souvent une prérogative féodale de mince importance que la juridiction même sur une étendue quelconque de territoire.

Pour la classe roturière, elle n'a guère été sauvée de l'oubli que par ces agrégations de travailleurs d'un même corps de métier qui, sous le régime des maîtrises et des jurandes, constituaient des Corporations sans nombre qui soutenaient, comme greffées sur elles et vivant parallèlement, des associations d'intérêt spirituel, les Confréries.


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III

Il s'en faut de beaucoup, évidemment, que j'aie dit le dernier mot sur le fonctionnement de tous ces organes de l'ancien régime, il s'en faut même que je les aie nommés tous, mais, si restreinte qu'elle soit, mon énumération a suffisamment montré le nombre et l'importance des collections d'Archives qui se trouvaient formées dans les provinces, comme à Paris, au moment où le glas de la Révolution allait tinter pour chacune de ces administrations, de ces congrégations, de ces familles.

Toutefois on se tromperait gravement si Ton s'imaginait tous ces dépôts classés avec ordre, respectés et entretenus par leurs dépositaires.

Pour juger des archives des corps disparus, il suffit de jeter les yeux sur celles des grandes administrations existantes, où l'on rencontre, à peu près constamment, le même désarroi, la même apathie pour des documents qui ont cessé d'offrir une utilité quotidienne, avec cette aggravation que les fonds d'aujourd'hui n'ont plus de domicile stable et sont logés selon les convenances et l'installation privée des chefs de service.

Pour les monastères, la situation n'était pas tout à fait la même. Très directement intéressés à la conservation de leurs titres, en raison même des litiges dont leurs biens ou leurs droits pouvaient être à tout instant l'objet, la plupart collectionnaient pieusement leurs chartes et leurs privilèges, dressaient des cartulaires et faisaient authentiquer en plusieurs exemplaires des copies des pièces les plus rares, pour les sauver de l'incendie ou du pillage.

Toutefois, nous savons par les attachants récits consignés


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au Voyage littéraire de deux Bénédictin, que ce respect des titres souffrait parfois de lamentables exceptions. Dom Martène s'exprime en ces termes, relativement aux manuscrits de la cathédrale de Bourges: « M. le Procureur du Chapitre " me fit ouvrir le lieu où ils étoient conservez. Je les trouvai » dans un état pitoyable, parce que le receveur du Chapitre, » à qui on avoit confié la clef de ce lieu, en avoit fait un » poullalier, et que comme ils étoient ouverts sur des pupî» tres, les poules les avoient couverts d'ordures... L'un des » plus curieux manuscrits de la Sainte-Chapelle est celui » qu'on appelle les Heures du duc Jean. C'est un pseautier » latin avec une version angloise de six ou sept cens ans. " Ceux qui me la montrèrent croyoient que c'étoit de l'alle» mand ou de l'hébreu, mais sitôt que je l'eus vu, je connus » le caractère anglo-saxon. J'en fus encore plus convaincu, » lorsqu'examinant les litanies qui sont à la fin, je trouvai » que la plupart des saints étoient d'Angleterre (1).» Cette citation montre bien que la cause première d'une indifférence et d'un gaspillage aussi inconcevables était l'ignorance des chapitres ou des monastères des richesses qu'ils possédaient. Le fait suivant, emprunté au même ouvrage, n'est ni moins topique ni moins concluant : « Lorsque nous y » arrivâmes, il (Tévêque) étoit à la chasse aux allouettes, à » laquelle il se plaît. Nous fûmes le trouver au lieu de son » divertissement, et nous lui vîmes prendre quelques » allouettes en nôtre présence Il nous reçut fort favora» blement ; mais il nous dit qu'il seroit fort en peine de nous » communiquer quelque chose digne de nos recherches. » Son chancelier, qui étoit présent, nous assura que nous » ne trouverions rien dans ses archives, et que lui-même, » dans une affaire qu'il avoit eu à soutenir pour son Altesse, » avoit été obligé d'avoir recours au P. Mabillon qui luy

(1) Tome I, lre partie, p. 28.


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» avoit donné plus de lumière que ses archives (1). » Enfin Ton n'est pas peu surpris de voir les religieux de Bellevaux (diocèse de Nevers) ouvrir de grands yeux quand les susdits Bénédictins de Saint-Maur, en mission chez eux, leur apprirent que, d'après leurs titres, le fondateur et premier religieux de leur monastère avait été unseigneur de Marmagne(2).

On a vanté, en maint ouvrage, dans ce pays, le soin pieux et jaloux des religieux de Saint-Vaast à conserver leurs archives C'est une assertion sans fondement, que je ne saurais partager. Le premier inventaire des archives de St-Vaast remonte au milieu du XVIe siècle ; il fut remplacé en 1784 par un second répertoire qui est la copie du précédent augmentée d'un certain nombre de titres nouveaux. Je n'ai pas à critiquer la méthode tout enfantine employée dans cette classification ; nos inventaires modernes ont avant tout le souci de l'histoire, ceux d'alors visaient l'utilité pratique, en quoi ils n'avaient pas tort ; mais je reprocherai toujours à l'archiviste du monastère d'avoir laissé de côté, pour la difficulté de leur lecture, un nombre très considérable de titres, parmi les anciens et les plus utiles.

Quand les abbayes de Saint-Vaast, de Saint-Bertin, de Lobbes, de Saint-Pierre de Gand, d'Eenham, de SaintAmand, pour obéir aux constitutions du concile de Trente, se réunirent en congrégation sous le nom d'Exempts de Flandre, elles voulurent s'enquérir historiquement de leurs origines pour prendre rang entre elles dans le choix du visiteur de la Congrégation, et recuellir le faisceau de leurs privilèges et de leurs immunités pour les opposer aux prétentions juridictionnelles de l'Ordinaire Les archives de ces grands monastères, encombrées et mal tenues,ne donnèrent pas toutes les ressources qu'on en pouvait attendre et la Congrégation dut inscrire dans ses statuts l'obligation pour cha(1)

cha(1) I, 2e partie, p. 141.

(2) Tome I, 1re partie, p. 52.


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que maison d'affecter à ses papiers un local, un classement et un gardien (1). Elle paya d'exemple en dressant l'inventaire de ses privilèges, de ses actes synodaux et de ses procès-verbaux de visite, et en les plaçant dans un coffre spécial dans l'abbaye de Saint-Amand (2).

J'ai sous les yeux deux ouvrages assez raies du siècle dernier intitulés, l'un l'Archiviste citoyen, ou méthode précise pour arranger les Archives (3), l'autre l'Archiviste françois, ou méthode sûre pour apprendre à arranger les archives et dechiffrer les anciennes écritures, par Battheney, archiviste et féodiste (4). Ce n'est évidemment pas les seuls ouvrages en ce genre pour une époque qui vit les travaux de tant de diplomatistes distingués, mais, pour nous en tenir à ceux-ci, ne pouvons-nous pas inférer de leurs recommandations pressantes que, s'ils dénotent une préoccupation bien accusée d'entretenir dans les dépôts publics ou privés la bonne tenue nécessaire à leur conservation, ils semblent trahir en même temps le désordre ou tout au moins le relâchement qui tendait à les compromettre.

(1) « Sit quoque in singulis Congregationis archivum in quo repo» nantur chartae authenticae, quarum exemplaria qui archivo prae» fectus est teneat, quando et quibus opus fuerit, exhibenda. » Statuts des Exempts. Cap. VIII, art. 4 : de Bibliotheca et Archivo. Cf. Archives départementales. H. 24.

(2) Je ne sais ce que sont devenues ces archives de la Congrégation déposées à Saint-Amand. Peut-être sont-elles mêlées aux dossiers de l'abbaye qui, si j'en crois un témoin oculaire, se perdent aujourd'hui dans les greniers de la mairie de Saint-Amand. Du moins, l'abbaye de Saint-Vaast nous a conservé par des copies toute l'histoire de cette grande réforme monastique du XVIe siècle, que l'érudition locale n'a pas encore soupçonnée. (Cf. Archives Départementales. H. 12 à 53.)

(3) Par D'ESTIENNE, écuyer, Aix, André Adibert. 1778 ; in-12, 24 pages.

(4) Paris, Le CLerc. 1775 ; in 4°, 52 pages et 52 planches gravées.


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D'ailleurs, si j'ai senti le besoin d'ouvrir ici une parenthèse pour montrer que l'ancien régime ne nous a pas laissé ses archives sans de nombreuses lacunes, je me hâte de la fermer pour étudier la nouvelle situation faite à ces collections par la révolution de 1789.

IV

L'organisation des corps administratifs des départements, opérée dans le cours de Tannée 1790, fut le premier pas dans !a voie de formation des Archives départementales, par la mise en demeure faite aux Etats provinciaux et aux Intendances de remettre aux administrations nouvelles (t) les papiers de leur gestion. Les suppressions successives des maîtrises et jurandes, le 17 mars 1791, des chambres des comptes le 25 août, des maîtrises des forêts le 29 septembre, des ordres royaux, militaires et hospitaliers en mars 1792, des confréries le 18 août, de l'ordre de Malte le 19 septembre, des collèges en mars 1793, des compagnies d'arbalétriers et d'arquebusiers les 24 avril et 2 mai, des fermiers généraux le 5 juin, des Jésuites les 18 et 28 juillet, des académies et sociétés littéraires le 8 août, des fabriques les 13-14 brumaire an II, des tribunaux consulaires les 4-8 nivôse, furent la continuation et la consécration de cette première mesure. Je n'ai pas parlé, et à dessein, de la suppression des corps religieux en général qui, par sa date, prend place avant toutes celles que je viens d'énumérer. La loi du 5 novembre 1790 mérite, en effet, une mention spéciale:

(1) Proclamatiou du Roi du 20 avril 1790. Pour ce qui regarde le Pas-de-Calais, cf. Archives départementales. Lois (collection des États) : Instruction adressée par ordre du Roi au Directoire du département du Pas-de-Calais, le 24 juillet 1790.


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« Les registres, dit-elle, les papiers, les terriers, les chartes " et tous autres titres quelconques des bénéficiers, corps, » maisons et communautés, des biens desquels Tadminis» tration est confiée aux administrations de département et » de district, seront déposés aux archives du district de la » situation desdits bénéfices ou établissements, avec l'in» ventaire qui aura été ou qui sera fait préalablement. A » cet effet, tous dépositaires seront tenus, dans la quin» zaine de la publication du décret, de les remettre aux» dites archives, à peine d'y être contraints, même par » corps ; et, en cas de soustraction et de recélé, si les » soustracteurs et les receleurs ne rapportent pas, dans le » même délai, ce qu'ils ont enlevé, ou s'ils ne se sou» mettent pas de le rapporter, ils seront poursuivis et punis « selon la rigueur des lois. »

Les papiers des émigrés et des étrangers furent, à leur tour, l'objet de mesures analogues, et leurs biens acquis à la Nation vinrent grossir, sous le nom de biens de deuxième origine, les disponibilités déjà si considérables des receveurs domaniaux en biens de première origine ou d'églises.

Le département du Pas-de-Calais ne faillit pas à sa tâche, ainsi que l'attestent les registres aux délibérations des Districts, pour les années 1790,1791, 1792, qui nous ont ainsi laissé par le menu l'histoire de la formation des Archives du Pas-de-Calais. Les municipalités sont mises en demeure de dresser des inventaires, d'apposer les scellés sur les papiers des établissements supprimés, de préposer des gardiens à leur surveillance, puis de centraliser ces dépôts aux chefs-lieux de district. Cette besogne n'était pas une sinécure, et le District d'Arras, pour sa part, s'adjoignit dès le principe un archiviste aux appointements de 900 livres pour mettre Tordre dans ces arrivages On se buttait d'ailleurs à certaines résistances qu'une délibération du même corps, en date du 3 octobre 1791, leva, en envoyant partout


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des commissaires spéciaux pour l'enlèvement des archives (1) Les papiers de l'abbaye d'Avesnes (2) ne sont parvenus jusqu'à nous que grâce à un moyen radical; d'autres, comme ceux de Tévêché (3) et du chapitre d'Arras (4) et de la collégiale de Lens (5) ne furent répétés contre leurs détenteurs en mars 1792 qu'en menaçant ceux-ci d'emprisonnement ou de privation de traitement.

A force de déclarer titres acquis à la République les papiers des établissements qu'il fermait, des offices qu'il remboursait, des émigrés dont il avait mis les biens sous le séquestre, l'Etat avait accumulé dans les greniers des administrations nouvelles une masse énorme de liasses, de cartons, de registres, dans le dédale desquels il était peu facile de se reconnaître. C'est malheureusement au milieu de ce premier désordre, que se firent jour les revendica(1)

revendica(1) Ensuite, sur l'observation qui a été faite que, malgré plu» sieurs avertissements réitérés, quelques municipalités négligeoient » d'inventorier et d'envoyer au district les titres reposans aux archi» ves de diverses maisons religieuses situés dans leur arrondisse» ment et que cette négligence causoit une stagnation notable dans » les affaires de l'administration.

» Les administrateurs composans le directoire du District d'Arras, » oui le raport et le procureur sindic. ont arrêté que des commis» saires pris dans leur sein se transporteraient successivement dans » les municipalités en retard de former lesdits inventaires et de » faire lesdits envoys, pour, en exécution des décrets, notamment » de l'article onze de celui du vingt avril mil sept cent quatre vingt » dix et de l'arrêté du Dépt du quinze juillet dernier, procéder aux» dits inventaires, lever les scellés si aucuns y a, iceux préalable» ment reconnus sains et entiers par la municipalité qui les auroit » apposés, et faire conduire ensuite tous les titres et papiers au » secrétariat du district. » (ARCHIVES DÉPARTEMENTALES, série L. District d'Arras, reg. 3e, f. 49.)

(2) ARCH. DÉPART.. série L. District de Bapaume.

(3) Ibid. Dist. d'Arras, reg, 4e. f. 116.

(4) Ibid. f. 113 v°.

(5) Ibid. f. 114.


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tions de quelques meneurs contre tout ce qui avait appartenu aux dépositaires précédents du pouvoir, représailles bien explicables dans un moment d'effervescence et de trouble, mais inefficaces dans le but, ignorantes dans leurs moyens, désastreuses dans leurs conséquences. Le grand historien Michelet, peu suspect de tendresse pour le régime déchu, peint en ces termes énergiques la situation: « Les » parchemins eurent aussi leur tribunal révolutionnaire, » sous la dénomination de bureau de triage des titres ; tri» bunal expéditif, terrible dans ses jugements Une infinité » de monuments furent frappés d'une qualification meurs trière : titre féodal; cela dit, c'en était fait (1). »

Les lois des 12 mai et 24 juin 1792, des 17-18 juillet et 2 octobre 1793, qui ordonnaient le brûlement des titres nobiliaires et féodaux, nous ont privés d'une foule de documents très précieux pour l'histoire des familles et les études héraldiques (2) ; celles des 19 août et 4 septembre 1792, qui provoquaient la destruction des pièces comptables antérieures aux trente dernières années, ont été plus regrettables encore, parce qu'elles nous ont enlevé ces mille et un traits de la vie journalière, ces appréciations de la situation économique des temps passés dont l'érudition moderne est si friande ; mais la mesure la plus regrettable fut, à coup sûr, la loi des 5-6 janvier 1793 qui prescrivit le triage des parchemins et leur envoi aux arsenaux (3). Déjà un décret de

(1) MICHELET, Histoire de France, tome II. p. 700.

(2) Les preuves de noblesse des membres des États d'Artois qui se trouvaient encore le 2 août 1790 (Cf. ARCH. DEPART., série L. ler registre du Directoire, f° 10) dans une armoire de l'Hôtel ont disparu complètement.

(3) Les arsenaux de Calais et de Saint-Omer ont englouti les rarissimes diplômes de l'abbaye de Saint-Bertin, et celui de Metz a fourni aux collectionneurs de la région de l'Est des missels, des bréviaires, des nécrologes, des cartulaires et un grand nombre de chartes, dont deux cabinets de l'Artois ont recueilli de belles épaves.


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la Convention du 5 janvier an II, avait envoyé aux arsenaux de la marine, pour en faire des gargousses, les parchemins et les papiers des chambres des comptes et autres établissements supprimés par la loi du 3 octobre 1792, et un arrêt du comité de Salut public du 7 frimaire an III avait décidé que les parchemins imprimés ou écrits existant dans les dépôts nationaux, même ceux ayant servi de titres d'offices et droits abolis, seraient remis à la Commission des armes et poudres

Jalouses de montrer du zèle et de prévenir les dénonciations d'incivisme, les administrations s'empressèrent dans cette voie, et nous voyons celle du District de Béthune, pour n'en citer qu'une seule, envoyer en deux fois (5 et 30 pluviôse an III) au comité d'artillerie 491 livres de parchemins répondant aux calibres 3, 4, 6, 8, 12, 18, 24, 36 (1). D'autres, comme la municipalité d'Ardres, avaient brûlé tous leurs titres lors des fêtes qui inaugurèrent le calendrier républicain (2).

J'ai dit que le triage opéré par les agents de la Révolution avait été aussi funeste aux Archives que les brûlements ou les envois aux arsenaux. Voici, en effet, pour nous en tenir au seul Conseil d'Artois, la veille encore la plus haute juridiction de la province, sur quelles bases fut établi ce triage. Au cours de l'an V (3), on mit en réserve, pour les conserver, les papiers relatifs aux confiscations de biens qui suivirent la prise d'Arras en 1643, une série d'anciens plaids du Conseil, les procès-verbaux d'enquêtes, les jugements, les mises de fait, des lettres de grâce, etc., etc. ; mais, en même temps, on vouait à la destruction les listes des levées d'hommes dans les villages en 1656, les comptes

(1) ARCH. DÉPART, série L. District de Béthune, li. 179.

(2) ARCH. DÉPART, série L. District de Calais.

(3) ARCH. DÉPART, série L. District d'Arras. Inventaire.

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des paroisses, les enquêtes sur les 'abbayes, les requêtes des villes au Roi, les anciens comptes du Conseil, ceux de l'hospice de Lens, les registres aux causes du bailliage de Lillers, des cueilloirs de seigneuries et une foule d'autres documents du plus grand intérêt. On trouva, il est vrai, dès le mois de vendémiaire an VI, que ce triage superficiel était sujet à révision, et l'on conserva beaucoup de titres précédemment destinés à la vente, notamment les anciens comptes dont il vient d'être question ; mais à voir ce qui reste aujourd'hui d'un fonds d'archives aussi considérable (à peine 800 liasses), on regrette profondément que les remords des agents du triage ne se soient pas étendus à un plus grand nombre de documents (1).

Que dire maintenant des prétendues révisions qui suivirent l'entrée des collections aux Archives départementales et qui firent vendre ou brûler, sous la Restauration, toutes les pièces relatives aux guerres de la Révolution, à la fabrication des armes et des munitions, à l'approvisionnement, aux convois, aux ateliers de secours, aux dons patriotiques, à l'organisation de l'instruction primaire dans les communes rurales (2) ? sinon que l'ignorance des exécuteurs de ces hautes oeuvres n'eut d'égale que celle des agents qui les avaient ordonnées. N'a-t-on pas, dans notre département, continué, jusqu'en 1873, de fournir les relieurs de la Ville et de cartonner les registres des Archives avec des parchemins prélevés sans discernement ?

Mais laissons ces tristes gaspillages que toutes les récri(1)

récri(1) multiplierait à l'infini ces exemples. Que sont devenus les 38 liasses et les 20 cueilloirs de la Chartreuse de Neuville- sousMontreuil dont le District de Boulogne accusait réception le 17 février 1791 ? Cf. ARCH. DÉPART., série H. Chartreuse de Neuville.

(2) Les inventaires des papiers des Districts sont émaillés d'annotations relatives à la vente ou à la destruction qu'il a convenu de faire des dossiers qu'on n'a point jugés intéressants.


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minations ne sauraient réparer, et voyons ce qui reste aujourd'hui du vaste héritage laissé par l'ancien régime dans le département du Pas-de-Calais.

V

Ce serait une erreur de penser, d'après ce qui vient d'être dit, que les Archives Départementales comprennent exclusivement des documents antérieurs à 1790 ; elles sont encore les centres naturels des volumineux dossiers créés par la Révolution pour l'étude et l'organisation successives des nouveaux services administratifs, et collectionnent au jour le jour les actes si variés de l'administration préfectorale. De ces deux fonds, le premier a un caractère historique immédiat ; le second, qui plus tard ne sera pas moins précieux pour l'histoire, est surtout, à l'heure actuelle, d'une utilité administrative : il est consulté chaque jour pour la gestion des affaires courantes. De cette nature double des archives, ressort la double mission de l'Archiviste : d'une part, il doit, par le classement et l'inventaire, mettre en valeur les richesses historiques dont il a la garde, et il sert, d'autre part, de collaborateur aux bureaux de la Préfecture (l).

L'ensemble de ces papiers, tant historiques qu'administratifs, est considérable, puisqu'il monte, pour le seul département du Pas-de-Calais, à plus de 100,000 liasses qui, placées de champ, serrées l'une contre l'autre, donneraient un développement de plus de 7,000 mètres de rayonnage cou(1)

cou(1) Rapport au Ministre de l'Instruction Publique sur la situation des archives nationales, départementales, communales et hospitalières pendant l'année 1886, par X. CHARMES, in-8°, 1887, Lille, Danel.


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rant. Or, la bibliothèque de la ville d'Arras dont on admire l'immense vaisseau et les deux salles annexes compte au plus 1,750 mètres

Le cadre de cette étude ne me permet pas de vous parler des archives modernes, ni même de celles de l'époque intermédiaire ; ce serait fatiguer, par une nomenclature aussi aride qu'administrative, un auditoire qui, peut-être, me tient déjà rigueur d'avoir voulu secouer sous ses yeux la poussière des grimoires.

Le nombre est considérable des établissements supprimés qui ont laissé des traces jusqu'à nous ; on peut même dire qu'il déroute toutes les supputations qu'on en voudrait essayer. Certainement le marquis de Laborde n'aurait pas estimé à 10,000 (1) le nombre des fonds d'archives tombés dans le domaine public, s'il avait procédé par analyse, en étudiant de près les anciens rouages tant administratifs que religieux d'un département ou d'une province. Le seul dépôt du Pasde-Calais, que les statistiques officielles de 1848 (2; réputaient posséder environ 480 fonds, abrite, d'après un examen tout récent, la prodigieuse réunion de 1,143 fonds d'archives anciennes qui va s'augmentant chaque année parnos revendications.

Le Trésor des Chartes, émané des anciens comtes d'Artois, tient la tête de cette collection, plus encore par son importance historique que par sa place dans la classification. 26,700 pièces des XIIIe et XIVe siècles jettent la lumière la plus complète sur un siècle et demi de l'histoire de la province d Artois. Ce fonds incomparable renferme des documents de première importance et presque tous inédits : clauses du contrat de mariage de Louis IX, ordonnances de

(1) Loc. cit., p. 9.

(2) Tubleau général numérique par fonds des Archives départementales antérieures à 1190. Paris, imprimerie nationale, in-4° de 254 p.


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Philippe le Bel sur les métiers de Paris, du roi Jean sur les Grandes Compagnies en Champagne, de Charles VI sur la conversion des rentes d'Arras, instruction sur la rançon du roi Jean, coutumes de Normandie approuvées par l'Echiquier de Rouen, compte d'hôtel de Robert II pendant son expédition dans le midi de la France contre les Anglais, règlement de la saunerie de Salins, une lettre missive d'Enguerrand de Marigny à la comtesse Mahaut antérieure à la lettre de Joinville à Louis le Hutin, traités d'alliances, rapports diplomatiques, comptes municipaux, mouvements des ports, devis et comptes de constructions de châteaux, inventaires de mobiliers, etc. ; en un mot, toutes les manifestations de la vie, des moeurs, des métiers, toute l'histoire intime de la noblesse, du clergé et de la classe laborieuse (1).

A la tête de nos fonds judiciaires se place le Conseil d'Artois, qu'on pourrait presque appeler le parlement de la province, auquel ressortissaient toutes les autres juridictions. On y trouve, outre les coutumes du pays et l'enregistrement de tous les actes constitutifs de l'Artois, de nombreux documents pour l'histoire des familles et des communautés. Après lui viennent s'aligner les gouvernances d'Arras et de Béthune, la sénéchaussée de Boulogne, les bailliages de SaintOmer, de Bapaume, de Montreuil, d'Hesdin, de Lillers, les échevinages de Béthune, de Saint-Venant, de Fauquembergues, six maîtrises des Eaux et forêts, la Maréchaussée d'Artois et bien d'autres encore.

La série des administrations provinciales, plus restreinte en nombre, n'en est pas moins très considérable par l'importance des fonds et la variété de leur intérêt. L'intendance d'Artois et Picardie, d'Artois et Flandres, avec toutes ses

(1) La richesse du Trésor des Chartes d'Artois est mise en pleine lumière par l'Introduction dont J.-M. RICHARD a fait précéder son Inventaire-sommaire des Archives du Pas-de-Calais, série A, tomes I et II. C'est à celle-ci que j'emprunte les détails qui précèdent.


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subdélégations, ressemble à une vaste préfecture dirigeant avec ses sous-préfectures l'administration générale, provinciale et communale, les affaires militaires et religieuses, l'agriculture, le commerce et l'industrie, l'assistance publique, les finances l'instruction, la justice, et la police, les travaux publics, etc., etc. Cette riche source d'histoire éclaire toute la vie de l'Artois et du Boulonnais aux XVIIe et XVIIIe siècles, depuis les guerres de Louis XIV qui semèrent tant de ruines et édifièrent tant de citadelles, jusqu'au gigantesque dessèchement du Calaisis que les ingénieurs modernes envieraient à bon droit.

Les Etats d'Artois que je comparerais volontiers à un Conseil général muni des plus larges attributions, votent et répartissent l'impôt, dressent un cadastre que les plaideurs consultent encore avec fruit tous les jours, fondent et entretiennent des écoles de dessin, d'accouchement, d'artillerie, encouragent les manufacturiers, ouvrent des haras, délimitent les marais et autres communaux et créent pour cette catégorie d'immeubles une jurisprudence qui sert encore de thème aux amplifications du Conseil de Préfecture, défendent en toute occasion les libertés provinciales dont l'Artois était si justement jaloux.

Enfin l'Election d'Artois, en révisant les titres des privilégiés à échapper à l'impôt, nous a légué le livre généalogique de la noblesse artésienne.

La série de l'instruction publique est relativement pauvre avec les collèges des Jésuites d'Aire, d'Arras, de Béthune, de St-Omer, d'Hesdin et quelques autres établissements. La suppression des Jésuites en 1772 est peut-être la cause de cette pénurie, car les villes, ayant confié leurs collèges aux Oratoriens, en firent en quelque sorte des établissements municipaux dont les archives sont demeurées dans les mairies.

La série E, au contraire, est absolument envahissante avec


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274 familles, 201 seigneuries, 36 communes, 24 confréries ou corporations. Elle contient en outre, et c'est là ce qui fait son exubérance, les actes des notaires des circonscriptions d'Arras, Bapaume et Douai, de Béthune, d'Aire, de Lens et d'Hesdin. C'est la que s'élabore tous les jours l'histoire des familles et de la propriété duraut les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, en plus de 15,000 liasses de testaments, partages, contrats de mariages, ventes, baux, rentes, etc.

Que dire de cette belle série du clergé séculier où les 3 évêchés, les 3 officialités, les trois chapitres d'Arras, de Boulogne et de St-Omer se coudoient, escortés de 8 collégiales et de 4 séminaires, suivis enfin de 2 doyennés, de 75 cures, de 214 fabriques et de 32 chapelles ?

Que dire également de ces magnifiques épaves du clergé régulier comprenant 104 abbayes ou couvents d'hommes, 68 maisons de femmes et 52 fonds hospitaliers? Certes, tous ces établissements n'ont pas eu l'ampleur de cette grande abbaye de St-Vaast qui, après des pertes incalculables en nombre et en richesse historique, compte néanmoins près de 5,000 liasses ou registres ; mais tous sont éminemment intéressants à des titres divers. Ne rencontre-t-on pas dans ces collections, outre les manifestations parfois les plus inattendues et les plus bizarres de la vie religieuse, l'histoire toute entière d'un nombre incalculable de communes rurales, des renseignements curieux sur la situation économique des populations, sur le prix des denrées, sur les lettres et les arts, sur l'organisation de l'instruction, sur les différents modes d'exploitation de la terre, sur les guerres qui ont désolé de tout temps ce pays frontière et sur nos traités diplomatiques eux-mêmes ? J'y trouve le cantonnement des débris de l'armée de Villars à côté des représailles de Charles-Quint contre les tenants de François Ier, l'organisation du Montde-Piété d'Arras et celle des Exempts de Flandre, la création d'un collège à Douai pour les catholiques anglais réfu-


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giés, une copie de la chronique Gérardine retraçant la vie des évêques d'Arras jusqu'à Pierre de Ranchicourt, les missions de l'abbé Jean Sarrasin en Espagne coudoyant l'ambassade de Wildac et Rogier (1) auprès du marquis de Moravie, à propos du duché de Brabant et de Tavouerie d'Alsace au XIVe siècle, les oeuvres hier inconnues de Raoul de Presles, le célèbre juriste de Philippe-le-Bel (2), s'alignant à côté du journal des munificences artistiques de l'abbé Jean du Clercq.

VI

Je crois avoir montré par ces quelques aperçus ce que sont les Archives du Pas-de-Calais. Je n'ai pas dit, c'eût été long et fastidieux, ni ce qu'elles seraient si la Révolution n'avait pas trouvé disparues depuis longtemps de grandes institutions comme l'évêché de Thérouanne et tant d'autres, ni ce qu'elles pourront être lorsque des revendications heureuses auront groupé près d'elles les fonds éparpillés aujourd'hui dans les tribunaux, l'évêché, les chambres de commerce, les inscriptions maritimes, les prisons, les villes et les communes rurales, et jusque dans les arsenaux.

Ces revendications, entreprises au nom de l'histoire et de l'intérêt des particuliers, ne peuvent manquer d'aboutir un jour. L'administration des Domaines, celle des Forêts, celle des Ponts et Chaussées, plusieurs Tribunaux ont depuis

(1) « La relation do maistre Wildac et Rogier à leur retour de » Morave. Memoriale responsionum reportaturum de Almania » conclusive et in summa. »

(2) Traduction du Rex Pacificus et Traité contre les juridictions ecclésiastiques. Cf. Catalogue des manuscrits conservés dans les dépôts d'Archives départementales, communales et hospitalières (Paris, Plon, 1886), Pas-de-Calais, n° 10, p. 242.


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longtemps compris qu'impuissants à conserver et à mettre en lumière les archives qui leur ont été dévolues vers 1790 pour l'étude des questions restées pendantes sous la Révolution, ils se dégageaient d'une responsabilité gênante et servaient l'intérêt général en nous abandonnant leurs collections. Les autres administrations ne peuvent tarder à entrer dans la même voie.

Enfin certains particuliers qui, pour des raisons diverses et par des moyens que je n'entreprendrai point ici de rechercher, se trouvent aujourd'hui nantis de parcelles de notre histoire, pourront être sollicités à leur tour de confier aux Archives départementales ces collections, dont la possession n'équivaudra jamais pour eux qu'à un dépôt, loin de constituer une propriété. L'imprescriptibilité et l'inaliénabilité du domaine de l'Etat, en dépit des réserves faites par certains esprits sur son origine, couvriront ces titres jusqu'à l'heure où un archiviste, soucieux de sa mission, fera diligence pour les réintégrer au bercail

Cette tendance se dessine partout et s'accentue de plus en plus : c'est la ville d'Evreux restituant le comté du même nom ; c'est le vicomte Reille abandonnant son magnifique chartrier de la Ferté-Senneterre, fort de plus de 100 liasses; c'est la Cour de Douai cédant son Parlement de Flandre ; c'est, tout récemment, l'évèque d'Autun, un académicien, confiant aux Archives de Saône-et-Loire les papiers de son évêché et de son chapitre cathédral ; c'est, hier encore, deux descendants de la vieille noblesse artésienne nous rendant les dossiers d'impositions du village d'Aix-Noulette et un important registre mémorial de la ville de Béthune dont l'origine de propriété leur paraissait sujette à caution.

Les reprises qui seront opérées de ce chef dans le Pasde-Calais auront pour effet de doubler l'importance de nos archives historiques. Pratiquées avec suite dès 1880, elles ont donné de tels résultats dans ces huit années qu'on ne


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saurait douter aujourd'hui de la réussite à bref délai de celles qui restent encore à négocier.

Citerai-je au hasard les réintégrations les plus importantes, telles que celles de la collégiale d'Aire, des Gros d'Aire, de Béthune et d'Hesdin, de la gouvernance et de Téchevinage de Béthune, des bailliages de Lillers, de St-Venant, de Montreuil et d'Hesdin, du comté de Fauqueinbergues, du marquisat de Renty, des pays de Brédenarde et de Lallceu?

Que de nouveaux matériaux sauvés de l'oubli ! dont certains suffisent à juger une époque ou un événement : telle cette réintégration de 2,500 registres ou liasses sur l'administration des Domaines, qui offrira dans ce département les documents nécessaires à une étude véritablement sérieuse des conséquences économiques du partage de la terre sous la Révolution (1) !

VII

L'amoncellement de tant de documents nouveaux, naguère inconnus du public, s'ajoutant à tous ceux qu'il est déjà censé connaître, les classements qui s'opèrent tous les jours et les inventaires qui se publient depuis 1862, amèneront sans doute une recrudescence de recherches et de travaux faits d'après les bonnes méthodes, puisés aux vraies sources.

Dès qu'on entreprend le dépouillement systématique d'un fond d'archives, on est immédiatement frappé de l'écart considérable qui existe entre les fécondes ressources qu'il eût pu fournir par une étude habilement conduite et les maigres dissertations qu'on a voulu tirer de toutes pièces de

(1) On aura quelque idée de l'importance de ces matériaux, quand l'on saura que les réintégrations principales citées plus haut ont fait entrer aux Archives 500 mètres de papiers historiques.


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chroniqueurs vivant dans des milieux et à une époque où la critique n'avait pas cours. Que de monographies d'abbayes ou de communes se sont trouvées amoindries, réduites à des nomenclatures biographiques d'abbés ou de mayeurs, qui eussent pu embrasser toute une vie collective pleine de situations imprévues empruntant à l'histoire du pays lui-même ses secousses et ses repos, ou lui en fournissant à leur tour le secret.

Certainement on ne naît pas bénédictin, et celui qui se sent au coeur une curiosité de bon aloi pour l'étude de la vie de nos pères, aurait tort de reculer, sous la considération fermement acquise de la modicité de son apport à l'histoire nationale. Cette histoire n'est point encore faite : c'est un monument auquel chacun peut apporter sa pierre, et celui qui n'a pas le coup d'oeil de l'architecte peut être très bon maçon.

Quand les grands travailleurs du XVIIIe siècle ont créé ces merveilleux outils qu'on appelle le Traité de Diplomatique, l'Art de vérifier les dates, le Gallia Christiana, le Glossaire de la basse latinité et tant d'autres, ils rencontrèrent sur leur route des difficultés énormes : les Archives étaient privées et ne se communiquaient qu'à bon escient : aujourd'hui, elles sont publiques, et tout le monde y a droit d'entrée. Elles étaient, pour la plupart, dénuées de répertoires : elles sont aujourd'hui classées régulièrement, inventoriées suivant des cadres uniformes, et livrées au public en une série de volumes peu dispendieux à acquérir. On a bien eu raison d'appeler ce siècle « le siècle de l'histoire, » qui a ouvert, il y a vingt-cinq ans, cette admirable série d'inventaires sommaires, forte aujourd'hui de 300 volumes in-4° et appelée à en compter à bref délai près d'un millier. « Aucun peuple » n'a encore publié une enquête aussi vaste et à la fois aussi » minutieuse sur son passé (1), » et l'on est en droit de dire que la France moderne, loin de laisser en friche l'immense héritage historique que notre Révolution lui a donné, s'est

(1) Rapport au Ministre, cité plus haut, page 7.


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étudiée à le mettre en valeur, au grand profit de tous ses enfants.

Nul ne saurait, rester en dehors de ce grand mouvement et, depuis l'humble instituteur qui s'essaie à l'histoire de sou village jusqu'à l'économiste qui projette l'équilibre de la société moderne, tout le monde doit aujourd'hui, tout en tenant compte des faits historiques désormais acquis, scruter laborieusement et comparer les milieux et les époques, faire table rase de ses préférences personnelles ou des idées qui ont cours forcé, et se renfermer dans la seule étude des sources. Mais, pour cela, il faut courageusement se faire ouvrier et manier l'oulil sans défaillances. Celui qui, voulant écrire l'histoire, n'apprend pas à lire les textes par la paléographie, à les connaître par la diplomatique, à les interpréter par la philologie, se condamne nécessairement à se servir de la copie des autres, à voir par l'intelligence des autres, à épouser les erreurs de tous les devanciers ; son oeuvre est irrémédiablement stérile, et loin d'éclairer l'histoire, elle perpétue la légende.

J'avais deux buts, en prenant pour sujet de cette étude l'organisation de nos Archives départementales ; c'était, d'abord de montrer à ceux qui les connaissent imparfaitement les abondantes ressources qu'elles peuvent offrir et de les faire connaître à ceux qui les ignoraient; c'était aussi d'y convier instamment tous ceux de nos amis qui, comme vous, Messieurs, n'ont que de studieux loisirs. Ne sera-ce pas reconnaître de la façon la plus heureuse et la plus directement profitable l'honneur que vous m'avez fait en m'appelant au milieu de vous?


DISCOURS

DE

M. H. de Mallortie

Président en réponse au Discours précédent

MONSIEUR,

Vous avez bien voulu, en commençant votre discours, nous faire les confidents de l'embarras, du trouble que vous causait l'appréhension de ne pouvoir justifier les suffrages de l'Académie. Vous avez même, dans la vivacité de votre inquiétude, pris à partie vos aînés, leur reprochant d'avoir épuisé les formules de modestie, ordinaires en pareille circonstance, et mis, en quelque sorte, la main sur ce que vous regardez comme l'apanage des cadets. Mais ces aînés, quand ils se présentaient pour la première fois devant notre Compagnie, étaient des cadets, qui, comme leurs devanciers, croyaient ne pouvoir se soustraire aux convenances académiques, si impérieuses dans notre pays. Qu'y faire, Monsieur? Le genre académique est un peu le mal français. Nos voisins d'outre-Manche et nos voisins d'outre-Rhin, en plaisantent assez volontiers ; mais avec quelle raideur et avec quelle lourdeur ! Nous-mêmes nous nous en plaignons


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quelquefois... et pourtant nous ne voulons pas en guérir. Ne serait-ce point, par hasard, parce que l'esprit français, si mesuré, si net et si souple, fait de grâce et de raison, mélange de calcul et d'entraînement, amoureux des nuances, maniant tour à tour avec la même habileté, l'ironie légère qui ne blesse pas, et la louange délicate qui plaît toujours et n'endort jamais, à ce que dit le Fabuliste — l'esprit français, trouve son compte et son triomphe dans ces innocents tournois littéraires ? Aussi, moins sévères que vous, Monsieur, aujourd'hui encore, nous aimons voir dans l'expression de sentiments bien naturels, après tout, chez un récipiendaire, non pas, des façons de parler officielles, mais la timidité toujours aimable, la modestie, charmante à tout âge, d'une âme délicate qui, dominée par le sentiment du beau et du bien, porte en toutes choses un désir de perfection qu'elle se croit incapable de réaliser ; de là, une défiance de soi qui empêche de reconnaître sa valeur véritable et fait voir un excès de bienveillance dans l'octroi d'une distinction que l'on juge n'avoir pas encore ésuffisamment méritée. Les applaudissements qui ont accueilli votre discours ont dû vous rassurer et dissiper vos craintes ; ils justifieraient, s'il en était besoin, le choix de l'Académie et l'empressement qu'elle a mis à vous appeler dans son sein. Nous savions du reste très bien, Monsieur, qu'un élève de l'école des Chartes, qui a conquis, il y après de neuf ans, dans un brillant concours et en très bon rang, le diplôme d'archiviste-paléographe, ne pouvait être resté les mains vides ; nous savions aussi tout particulièrement que vous avez eu, dans vos premières études, le plus tendre et le meilleur des maîtres, votre père ; qu'enfant vous avez pu apprendre à lire soit dans la Mosaïque des promenades, soit dans la Belle de Cubri, soit dans Reims pendant la domination romaine, soit enfin dans plusieurs autres monographies qui ont mis en haut renom l'érudition et le talent du consciencieux et infatigable bibliothécaire de Reims.


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De plus, l'Académie ne pouvait ignorer avec quelle activité et quelle intelligence vous vous occupez du classement et du catalogue des archives remises entre vos mains. Il y a grand plaisir et il y a profit plus grand encore, je le sais, à parcourir, en vous ayant pour guide, ces longs corridors surbaissés où les rayons du soleil ne pénètrent guère et où vous passez votre vie. Avec quel entrain, quel feu, quel enthousiasme vous parlez de vos chères Archives, de leur organisation, de leur classement, de vos nombreux inventaires, des réintégrations obtenues par vos soins, des richesses reçues la veille et de celles qui vous arriveront demain, enfin des nombreuses améliorations introduites et de celles plus nombreuses encore qui restent à faire. Grâce à vous, Monsieur, grâce à votre méthode rigoureuse, partout règne l'ordre qui agrandit l'espace, partout la clarté et la lumière de l'esprit pénètrent enfin dans ce vaste entassement de documents que le passé nous a légués comme un précieux patrimoine.

Vous possédez vos Archives, Monsieur. Permettez-moi d'ajouter que vos Archives vous possèdent aussi. L'auteur du livre de l'Imitation a écrit : Cella continuata dulcessit, est dilecta arnica et gratissimum solatium. La cellule se rend douce quand on continue de s'y tenir ; elle est pour nous une chère amie et une très agréable consolation. Les Bénédictins, vos modèles, l'éprouvaient tous les jours. Vous, Monsieur l'Archiviste, qui avez recueilli, avec leur héritage, leur amour désintéressé, leur passion de la science et de la vérité, vous trouvez aussi dans vos galeries, qui ressemblent assez fort à des cloîtres, des charmes secrets. Sans nul doute, les débuts dans votre carrière n'ont pas été exempts de quelques ennuis ; ces études d'archives ne se présentent pas d'abord sous des dehors bien séduisants ; cependant, à peine y a-t-on fait quelques progrès, qu'elles paraissent moins ingrates, et bientôt elles attachent, et inspirent le plus grand, le plus profond intérêt: La carrière de


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l'érudition réserve à ceux qui s'y engagent, des surprises et des jouissances aussi vives qu'on en peut trouver dans celle des lettres et des arts. La découverte d'une pièce inédite, l'intelligence d'un passage qui n'avait pas encore été compris ou expliqué, et le plaisir, en consultant les restes écrits d'une civilisation qui n'est plus, de rencontrer ce qu'on n'a vu nulle part dans les histoires, dans les mémoires, ni dans les discours qu'on a lus, ont un charme qu'on ne conçoit bien qu'après l'avoir éprouvé. Votre intelligence et votre ardeur vous ont déjà valu quelques-unes de ces bonnes fortunes ; elles vous en préparent encore d'autres à l'avenir. L'Académie, Monsieur, vous les souhaite de grand coeur.

Aujourd'hui, la bonne fortune est pour nous qui venons d'entendre un exposé rapide et complet, ou plutôt, qui avons vu passer sous nos yeux un dessin large et ferme, copieux, magistral de tous les documents qui composent nos Archives. Aussi avons-nous souri quand, dans un rapprochement plus spirituel qu'exact, vous vous compariez à un jeune rhétoricien faisant son premier discours. J'ai connu beaucoup de rhétoriciens. Je les ai vus bien souvent en effet, à leurs débuts, interroger le plafond de leur classe ou de leur étude, avec l'espoir d'y trouver les idées encore absentes de leurs jeunes cerveaux, et les expressions, qui nécessairement semontraient récalcitrantes. Chez ces écoliers encore novices, il y avait naturellement, surtout dans leurs premiers essais, pénurie pour le fond et pour la forme ; mais ce n'était nullement votre cas, Monsieur. Les idées se pressaient dans votre esprit drues, abondantes, fortes et claires, justes et précises, fruits approfondis de longues réflexions et d'un jugement ferme et exercé. Pourquoi donc alors vous tant préoccuper de la forme ? L'intelligence humaine est un ensemble si bien lié dans toutes ses parties qu'un grand esprit est un bon écrivain. La vraie méthode d'investigation supposant un jugement ferme et sain, embrasse les qualités


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solides du style. La règle du bon style scientifique, c'est la clarté, la parfaite adaptation au sujet, le complet oubli de soi-même, l'abnégation absolue. Mais c'est là aussi la règle pour bien écrire en quelque matière que ce soit. Le meilleur écrivain est celui qui traite un grand sujet et s'oublie luimême pour laisser parler son sujet. Il se sert de la parole, écrivait M. de Cambrai au secrétaire perpétuel de l'Académie française, comme un homme modeste, de son habit, pour se couvrir. Il pense, il sent, la parole suit. Principe admirablement vrai ! Le beau est hors de nous ; notre tâche est de nous mettre à son service et d'en être les dignes interprètes. L'art du bon langage n'est pas distinct de l'art même de penser et de trouver le vrai.

Nous venons d'en avoir la preuve, Monsieur, dans votre remarquable discours, auquel toutefois j'ai grande envie de trouver un petit défaut, celui d'avoir épuisé le sujet que vous avez choisi, et rendu par là plus difficile encore la tâche du Président qui a l'honneur de vous répondre.

En effet, Monsieur, si je vous suis pas à pas dans votre course rapide, je serai réduit à glaner quelques maigres épis que votre main, trop pleine ou fatiguée peut-être, n'a pas daigné rattacher à sa gerbe déjà si riche ; je serai, de plus, exposé à des redites déplaisantes pour tout le monde. Je préfère donc, après avoir dit en quelques mots à qui et comment nous avons emprunté notre dénomination d'Archives, insister, mais sobrement et discrètement, sur l'utilité et les nombreux avantages des travaux d'archives. Ce sera toujours, Monsieur, vous parler de l'objet de vos chères études et j'espère vous trouver indulgent. Je voudrais être aussi assuré de ne pas fatiguer l'attention bienveillante des personnes distinguées qui sont venues si gracieusement nous honorer de leur présence.

C'est aux Grecs que nous devons le mot archives. La chose était bien connue avant eux. Or, dans toutes les cités grec19

grec19


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ques de quelque importance, des édifices spéciaux étaient affectés à l'exercice des diverses magistratures ; on les appelait àpxzîa du verbe Sw. qui signifie commander, gouverner, administrer ; — quelquefois cet édifice portait un nom emprunté aux magistrats qui y siégeaient. Plus tard, Tàp^sïov ou l'Archive (comme on disait au XVIe siècle où le mot était encore du masculin et du singulier) fut le lieu spécialement affecté au dépôt et à la conservation des titres qui intéressaient la République, chaque magistrature gardant d'ailleurs les actes qui lui étaient propres dans l'édifice où elle exerçait ses attributions. A Athènes, comme vous l'avez dit, les Archives de l'Etat étaient dans le Metroon ou temple de la mère des Dieux (Cybèle) ; à Delphes, le local des archives était appelé zùyaoTjOov.

Beaucoup d'actes publics étaient conservés dans les temples; dans celui d'Olympie on voyait la stèle sur laquelle était gravé le traité d'alliance qui liait pour cent ans Athènes, Elis, Argos et Mantinée. Sur les murs du Temple de Delphes étaient inscrits des décrets et des actes de toute espèce en l'honneur et sous la protection d'Apollon. Un sanctuaire prophétique n'était donc pas seulement l'oeil prévoyant du peuple et sa conscience religieuse ; c'était encore sa mémoire ; ce fut en un mot le berceau de toute la science historique des Hellènes.

Les préposés aux saints lieux avaient pour mission de maintenir ce lien qui unit entre elles les générations, et quand Platon dit dans ses lois (VI, vers la fin) qu'on doit dresser dans les sanctuaires les tables commémoratives des actes publics, il se conforma à une coutume générale pratiquée chez les Hellènes. Les desservants de ces sanctuaires nationaux étaient des fonctionnaires très occupés : ils devaient inscrire le revenu de la Divinité, les sommes d'argent et les trésors déposés auprès d'elle, et en tenir une comptabilité très exacte ; mais ils devaient en outre


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copier soigneusement les réponses prononcées, rassembler et ordonner les faits de l'histoire contemporaine qui pouvaient être utiles à connaître. C'est ainsi que dans ce milieu, le calcul et l'écriture se perfectionnèrent de bonne heure et que ces Archives primitives donnèrent à la civilisation grecque un puissant élan Les àpxeîx, à cause de leur destination, paraissaient plus dignes de respect que les autres édifices, et Hypéride met sur la môme ligne, l'ineendie d'un Apxûw et le fait de livrer à l'ennemi les arsenaux, — ou de s'emparer de la citadelle.

Le même respect et la même protection n'entourèrent pas nos archives nationales, à leur origine. Vous nous avez dit, Monsieur, leurs voyages en tous pays à la suite des rois Carlovingiens et Capétiens ; ces chevauchées où, sans aucun doute, elles eurent à subir bien des vicissitudes, des accrocs, des accidents etdes pertes regrettables. Enfin, au XIIIe siècle, les Archives de la Couronne, désignées sous le nom de Trésor des Chartes, furent déposées à la Sainte Chapelle du Palais, à Paris.

Mais ce Trésor devint un dépôt fermé en 1582, quand il fut mis sous la garde du Procureur général au Parlement de Paris, et regardé comme une annexe du greffe de la cour de justice. Le désordre, qui avait toujours régné dans ce dépôt, s'accrut encore ; les rares documents qu'on y plaçait n'étaient l'objet d'aucune surveillance et se perdaient ou s'égaraient. Chose à peine croyable, Messieurs, peu d'années après le mariage de Louis XIII, on eut besoin de recourir au contrat ; on le chercha vainement au Trésor : il fut trouvé chez un épicier.

Nous n'avons plus à craindre aujourd'hui de semblables mésaventures. Des lois, des instructions, des règlements sévères, sauvegardent nos dépôts publics. L'Etat, les départements, les communes connaissent leurs devoirs et les remplissent ; et si, par hasard, dans quelque coin écarté, de


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vieux papiers, témoins du passé, courent encore quelque danger par le fait de l'incurie, de la négligence ou même de l'ignorance, la surveillance toujours en éveil de MM. les archivistes-paléographes, leur activité chercheuse, fureteuse, infatigable, saura bien les découvrir et les mettre en sûreté.

Aujourd'hui, Messieurs, tous les hommes sérieux et instruits reconnaissent l'utilité matérielle et pratique des travaux d'archives ; ils en apprécient l'importance historique et scientifique, ils en saisissent l'influence morale et sociale.

Le déchiffrement des vieux parchemins a servi souvent à établir les droits de propriété ou d'usage, soit des communes, soit des particuliers. Un jour, à la tribune française, répondant à des attaques dirigées contre l'école des Chartes, un orateur, M. Andren de Kerdrel, raconta le bonheur qu'il avait éprouvé le jour où son savoir paléographique lui avait permis de sauver la modeste fortune d'un père de famille.

Ne pourrait-on pas citer aussi tel meunier de l'Anjou, qui était menacé de perdre son moulin s'il n'y avait eu, je ne dis pas des juges à Berlin, mais bien à Angers, un archiviste aussi capable et zélé que M. de Marchegay, dont la mort récente est une perte pour l'érudition française. Il est peu de paléographes et surtout de conservateurs n'archives qui n'aient eu plusieurs fois l'occasion de rendre au public des services du même genre. N'est-ce pas en compulsant d'anciens titres que le savant abbé Delarue parvint à faire reconnaître le droit dont jouissent un certain nombre d'usagers de mettre leurs bestiaux paître dans la prairie de Caen. Toutes nos communes d'Artois ne trouvent-elles pas dans nos archives les titres qui leur confèrent certains droits et privilèges qui leur sont tout particuliers ?

Quelque fiers que nous devions être des grandes découvertes de notre temps et des progrès que ces découvertes nous font accomplir chaque jour en nous livrant les force de la nature, nous n'avons pas à dédaigner les enseign


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ments du passé. En voici deux exemples qui remontent un peu haut, mais qui n'en sont pas moins concluants :

Dans un petit pays de la région orientale de la France, aujourd'hui compris dans le département de l'Ain où il forme à peu près l'arrondissement de Trévoux, s'étendaient les étangs de la Dombes, dite insalubre. Il avait été question à plusieurs reprises de dessécher ces étangs qui privaient l'agriculture d'un terrain précieux et qui étaient d'ailleurs mortels à la santé des populations riveraines. Mais, en fin de compte, on avait toujours reculé devant cette entreprise dont le succès était à peu près regardé comme impossible. On pensait, en effet, que ces étangs étaient le résultat de la constitution géologique du sol. Il a fallu qu'un ancien élève des Chartes, M. Guigues (son nom mérite d'être conservé) vînt prouver, à l'aide de pièces d'archives, que ces étangs avaient été créés artificiellement en vue de la pêche du poisson, au xve siècle, dans un temps où la Dombes, dépeuplée par les guerres, n'avait plus assez de bras pour cultiver le sol; que, par conséquent, ce que la main de l'homme avait fait, elle pouvait le défaire. On se mit à l'oeuvre et aujourd'hui, Messieurs, près de cinq cents étangs, représentant environ cinq mille hectares, sont desséchés et rendus à la culture

Tout le monde a entendu parler des terribles inondations qui désolèrent tant de fois les bords de la Loire et en particulier, en juin et juillet 1856, la ville de Tours Le savant archiviste d'Indre-et-Loire, M. Grandmaison, réussit à démontrer, en faisant des recherches dans le riche dépôt confié à ses soins, que ce désastre avait été en grande partie causé par la suppression des terrassements et autres ouvrages d'art élevés par les ingénieurs de l'ancien régime pour mettre la ville de Tours en sûreté contre la crue du fleuve.

Il n'est pas, je crois, jusqu'à l'industrie minière qui ne soit


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intéressée à la conservation et à l'étude approfondie des archives départementales et communales. On peut trouver dans ces dépôts l'indication des mines précieuses que le hasard a fait découvrir autrefois et dont on ne soupçonne plus depuis longtemps l'existence. Si l'exploitation de ces mines n'a pas été entreprise, ou a été abandonnée par nos ancêtres, cela n'a tenu le plus souvent qu'à l'imperfection grossière des procédés d'extraction dont ils pouvaient disposer.

A un autre point de vue, Messieurs, ce qui semble fait pour attirer la bienveillance et l'attention de l'homme d'Etat en faveur des travaux d'archives, c'est leur haute portée morale et sociale. Ces travaux ont le privilège d'entretenir deux tendances chez l'homme qui veut bien s'y livrer : d'une part l'esprit de famille et de tradition ; d'autre part le sentiment de la solidarité étroite, intime des diverses classes qui composent la société. Le malheur est, qu'en France, l'esprit de famille et de tradition ne subsiste guère qu'au sein des classes aristocratiques. Seules, elles paraissent tenir à honneur de connaître leur histoire, d'établir leur filiation, de dresser, comme on dit, leur généalogie. Encore ne le font-elles trop souvent que pour donner satisfaction à une vanité mesquine et frivole. Et pourtant, que de leçons, que d'enseignements de tout genre, le penseur, le moraliste, pourrait puiser dans l'histoire mieux comprise des familles, quelles qu'elles soient. On se convaincrait, par exemple, que l'extrême richesse n'est pas moins fatale à la longue durée des races que l'extrême misère, et que la médiocrité, la médiocrité d'or, comme disait Horace, est la meilleure des conditions sociales. On verrait que cette opulence tant enviée est comme une sorte de serre chaude qui fait périr les familles plus vite encore qu'elle ne les a fait fleurir.

Au temps où nous vivons, nous sommes frappés de la mobilité que présente l'histoire des familles, tour à tour élevées


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et abaissées par la fortune ; mais ce spectacle n'appartient pas seulement à notre siècle et à notre société telle que Ta faite le code Napoléon. Si Ton considère sans parti pris, et sans préjugés sur ces matières, le tableau que présente l'état social des huit derniers siècles, on y verra que, malgré les institutions tendant à immobiliser la propriété, pour une terre qui se maintient dans la même maison, mille autres passent de famille en famille ; que la liste des possesseurs de fiefs se modifie de siècle en siècle avec une étrange rapidité et que sans cesse des familles disparaissent de la scène pour faire place à de nouvelles. Ainsi à certaines époques on rencontre des noms de laboureurs, d 'ouvriers, qu'on retrouve un siècle plus tard, portés par la bourgeoisie des villes et bientôt par la noblesse. Le phénomène contraire se produit tout aussi vite. Des noms de la plus haute noblesse du xne siècle, se trouvent au XIVe dans la bourgeoisie et bientôt après parmi les ouvriers et les laboureurs. C'est donc avec raison qu'on a dit, de nos jours :

Tout homme est héritier et tout homme est ancêtre.

Un proverbe fameux au moyen-âge peint bien plus énergiquement encore, dans l'histoire des familles, la mobilité des choses humaines :

Cent ans bannière, cent ans civière.

Enfin, l'importance scientifique et historique des travaux d'archives est encore plus manifeste, plus incontestable. Vous avez dit avec raison, Monsieur, que le XIXe siècle sera le siècle de l'histoire ; seulement vous me paraissez bien sévère, je dirai même injuste, en bornant ce mérite aux vingt-cinq dernières années. Si vous voulez dire que la véritable méthode historique complète, rigoureuse, définitive, n'est véritablement connue et appliquée que depuis un quart de siècle, j'y consens et j'y souscris ; mais en 1834, déjà, Augustin


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Thierry espémit, sans trop y compter, que l'histoire serait le cachet du XIXe siècle et qu'elle lui donnerait son nom comme la philosophie a donné le sien au XVIIIe. L'illustre historien aurait dû parler avec plus de certitude. Fier du progrès qu'à la tête de sa génération,il accomplissait ou dirigeait lui-même, il pouvaitcroire à son bel augure, au lieu d'en douter. Voltaire, Montesquieu, ses précurseurs, n'en avaient guère recherché que la philosophie Les grandes épreuves subies par nos pères, à partir de 1789, non seulement ont changé les destinées de leurs fils, mais elles ont aussi jeté la lumière sur les événements qu'avaient traversés leurs aïeux et expliqué les antiques annales de notre patrie. Comme l'avenir, le passé s'est éclairé à ces foyers ardents où ont été forgées les institutions modernes. La Révolution française, le Consulat, l'Empire, avant de dire leur propre secret, ont rendu plus facile à comprendre celui des temps écoulés. Chateaubriand n'attendit même pas la fin de la lutte présente pour ouvrir la voie nouvelle : il quitta Mézeray, Vély et Garnier, et préféra remonter aux chroniques originales.

Mais c'est à l'époque de la Restauration que le mouvement éclata dans tout son ensemble. On dirait que la France, qui venait de faire de l'histoire et d'en faire de si grande, ne voulut se reposer que pour rappeler à la vie celle des siècles passés, avec les couleurs véritables et la fraîcheur de la jeunesse. Cette histoire toute nouvelle a eu pour créateurs Messieurs Guizot, Augustin et Amédée Thierry, Sismondi, Michelet, Thiers, de Barante, Mignet. Leur oeuvre fut accueillie ainsi qu'elle avait été composée, avec enthousiasme. On l'estima parfaite. Elle eut aussitôt son reflet dans tous les arts : la littérature, la peinture même se firent historiques. L'idéal semblait atteint, et du premier coup. Qui se serait permis alors de douter, je ne dis pas du talent des auteurs, mais de l'exacte vérité des tableaux ? Qui eût reproché à Augustin Thierry son excessive préoccupation des races ;


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comment se fût-on imaginé qu'il oubliait, par exemple, dans sa fameuse Histoire d'Angleterre, lorsqu'il raconte le XIIe siècle, la vraie question, la question vitale et européenne, la lutte du sacerdoce et de l'empire, pour faire à tout prix du Normand Thomas Becket un saxon ennemi des Normands ? Quel critique eût osé affirmer que dans l'oeuvre si grave, si magistrale de M. Guizot, il y avait au moins autant de doctrine préconçue que de vérités découvertes? Devant ces tableaux de la civilisation en France et en Europe, tracés d'une main vigoureuse, avec un dessin large et ferme, qui donc eût soupçonné qu'on pouvait en peindre d'autres plus sincères, plus vivants et plus ressemblants encore?

M. Michelet ni surtout ses lecteurs n'auraient point imaginé alors qu'il désavouerait un jour lui-même ses premières oeuvres comme étudiées insuffisamment, ou comme les produits hâtifs d'une jeunesse inconsidérée. Tous ces hommes éminents, et quelques autres moins célèbres, n'en ont pas moins été les fondateurs illustres ou les préparateurs zélés et convaincus de la nouvelle école historique On a fait plus, ou autrement, sinon mieux, que les créateurs,et leur oeuvre peut être critiquée, sans que leur gloire en soit amoindrie. Ils jetaient les fondements de l'étude nouvelle et touchaient à bien des points sur lesquels les découvertes ne pouvaient pas être de leur temps ce qu'elles sont devenues depuis. Ils garderont toujours l'insigne honneur d'avoir produit un mouvement en vertu duquel ils ont pu, à certains égards, être dépassés par leurs disciples.

C'est surtout dans la méthode historique que s'est réalisé le progrès. Aujourd'hui un livre d'histoire, en France, n'a plus de valeur autre que celle d'un roman, si l'auteur s'est contenté d'une science générale et sommaire des faits, ou d'études de seconde main. Eût-il toutes les qualités de l'imagination et du style, il n'arrivera jamais au succès qu'il eût atteint d'emblée il y a trente ou quarante ans.


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Autrefois, dans les ouvrages de longue haleine, les généralités tenaient presque toujours la première place ; les auteurs à larges vues, trop soucieux des grandes harmonies de l'ensemble, négligeaient les détails d'ordre intime qui donnent au passé son relief, et, à l'histoire, sa couleur ; l'analyse psychologique y était trop sacrifiée ; on se contentait d'enserrer ce qu'on croyait être la vérité en des formules brèves et que la vérité faisait éclater de toutes parts. Les généralités, il faut les aimer, mais il faut aussi les craindre ; le mirage des grands horizons nous séduit, mais trop souvent il est fait de brouillards.

La physionomie morale d'une nation est chose difficile à déterminer ; elle se composé de nuances délicates ; on peut la peindre par touches successives, on ne la dessine guère à grands traits. Combien souvent, dans les aperçus généraux, les nuances se perdent ; comme tout se mêle et disparaît dans une grisaille terne ! Ne raillons pas les minuties de l'érudition ; elles ne sont petites qu'en apparence ; elles sont pleines de sève et de moelle. A côté de l'histoire des faits et des grands événements, batailles, guerres, traités, mariages, etc., il reste à étudier une autre face du passé, laissée presque entièrement dans l'ombre jusqu'à nos jours, et c'est précisément la plus intéressante pour le penseur ; je veux parler de l'histoire de la condition des personnes au point de vue moral, au point de vue intellectuel et au point de vue matériel. Les institutions, les lois, les ordonnances, les règlements de police et d'administration, tout cela n'est en quelque sorte que le programme de l'histoire. S'il importe de ne pas ignorer ce programme, il importe plus encore de savoir comment et dans quelle mesure on l'a exécuté.

C'est ce que l'historien ne peut apprendre que par une étude attentive des pièces si diverses conservées dans les archives. Seuls, les registres de nos anciennes cours de justice, soit séculières, soit ecclésiastiques, les registre! de vi-


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sites des archevêques, évêques ou abbés lui feront connaître sûrement les moeurs. Seuls, les signatures autographes des chartes, les catalogues des bibliothèques, les procès-verbaux d'examens subis par des clers, ou d'interrogatoires passés devant la justice, donneront la mesure exacte de l'instruction et des lumières. Seuls, les rôles des tailles, les terriers, les censiers, les comptes de dépenses des particuliers ou des communautés, les inventaires après décès, fourniront les éléments nécessaires pour arriver à une notion juste du mouvement de la population, de l'alimentation, en un mot du bien-être de nos aïeux. Mais qu'est-ce que ces registres, ces chartes, ces catalogues, ces procès-verbaux, ces rôles des tailles, ces terriers, ces censiers, ces comptes de dépenses, ces inventaires, sinon les documents dont se composent en grande partie nos dépôts de manuscrits. La question la plus grave de l'histoire, celle qui doit dominer toutes les autres, la question du progrès ne peut donc être résolue d'une manière solide et irréfutable que par une étude approfondie des pièces d'archives.

L'histoire est à la fois une science et un art, une oeuvre de patience et d'inspiration. Chez elle, et dans l'ombre de son cabinet, cette muse doit avoir des besicles, et se servir d'une loupe ; courbée, interprétante et réfléchie, elle gagne à se dérober, presque enfouie sous des monceaux d'in-folio, de chartes, d'inscriptions, de médailles qui l'encombrent ; mais je voudrais, s'il est possible, qu'au grand jour, svelte, légère et les reins élégamment ceints, elle portât toujours haut et avec grâce sa tète rayonnante de la mémoire qui a tout retenu et de l'imagination qui sait tout animer. Avec cela, si, sans le chercher, elle continuait à être, comme le voulaient les anciens, la maîtresse de la. vie, magistra vitoe, elle aurait satisfait, je crois, à tous ses devoirs.

Mais, ne l'oublions pas, la sévérité de la science et sa consciente, voilà ce qui a été acquis dans la dernière pé-


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riode des éludes historiques ; voilà ce qu'aujourd'hui, en France, on exige, avant tout, de tout historien vraiment digne de ce nom. Ce sera l'honneur de l'école des Chartes d'avoir développé les principes d'une science qui a fait faire de si grands progrès à la connaissance de notre histoire nationale. Si par son influence, par les nombreux travaux qu'elle a produits ou suscités, l'école des Chartes contribue, dans une large mesure, à entretenir le respect de nos annales, à faire aimer à un temps nouveau, un passé qui a été,glorieux, elle sert aussi à imprimer une direction supérieure à l'esprit français, parmi tant d'entrainements contraires, à propager le goût des études austères, la connaissance des vieux monuments, l'application à conserver religieusement leurs rares débris. C'est elle enfin, Messieurs, qui prépare et donne à nos départements ces archivistes-paléographes, habiles diplomatistes, linguistes érudits, dont le savoir et l'obligeance font, des dépôts confiés à leurs soins, ur trésor inépuisable pour l'érudition.

Monsieur l'Archiviste-paléographe,

A tous ces titres, pour tous les services que vous avez rendus et pour ceux que vous devez rendre encore, soyez le bienvenu parmi nous. Votre passé nous répond de votre avenir et nous savons ce qu'on peut attendre de vous. Soyez le bienvenu aussi, et veuillez agréer les remerciments de l'Académie reconnaissante, pour l'hommage sincère et délicat, noble et élevé, ému et touchant, que vous venez de rendre à notre cher et regretté confrère, Monsieur Grandguillaume. On l'a dit bien souvent et j'aime à le répéter aujourd'hui : heureux les peuples, heureux les individus qui n'ont pas d'histoire. M. Grandguillaume fut un de ces heureux-là. Sa vie simple, modeste, tout unie, fut consacrée à une seule idée, à un seul but : faire le bien. Toutefois, à cette biographie, où rien n'émergeait de saillant, vous avez


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appliqué votre méthode, vos habitudes rigoureuses d'archiviste Vous avez recherché et mis en lumière tout ce qu'ont pu découvrir vos minutieuses investigations. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, mon cher confrère, il est bien des choses qui vous ont échappé, et c'est tout simple : Monsieur Granguillaume, qui pensait avant tout aux autres, ne pensait jamais à lui : il ne savait pas refuser ; il n'attendait pas la demande ; son argent appartenait à ceux qui souffraient ; il dut faire beaucoup d'ingrats ; il s'en consolait en en faisant d'autres ; et toujours, quand c'était possible, il mettait autant de soin à cacher ses bonnes oeuvres que certaines gens mettent de complaisance à étaler de petits services rendus. Mais bannissons toute inquiétude et tout regret. Ces bonnes oeuvres, Monsieur, ne sont point oubliées, ni perdues. Elles sont inscrites et consignées dans le Trésor des Chartes éternelles, elles sont relevées et classées, à leur rang, dans ces Archives célestes, où, même aux plus mauvais jours, la main criminelle des méchants ne saurait atteindre, et pour emprunter la belle et forte expression d'Eschyle, Dieu les a enregistrées dans sa mémoire où rien ne s'efface. Dieu leur a donné la récompense qu'elles méritent, et déjà, ici-bas,elles avaient apporté un adoucissement aux amers chagrins de séparations que M. Grandguillaume, du reste, savait bien ne devoir pas être éternelles ; elles avaient glissé je ne sais quel baume secret dans ces souvenirs douloureux, qui lui devinrent, par là, plus chers que tout au monde, si bien qu'il n'aurait pas voulu les échanger contre tous les plaisirs et Laites les joies de la terre. Un poète de nos jours compare la douleur à cette tige de fer, armée d'acier, qui traversant les couches les plus profondes, les roches les plus dures, en fait jaillir une source bienfaisante :

Lorsque l'âpre mineur pénètre avec sa sonde Dans ce sol où jamais les moissons n'ont mûri, A son vaillant labeur l'espoir eût-il souri, La première eau qui sort est un liquide immonde.


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Lui, sans se rebuter, dans la couche profonde, Il pousse plus avant, et, du terrain meurtri, Fait jaillir, sous l'effort de son bras aguerri, Le jet vif et brillant d'une source féconde ;

Ainsi quand la douleur, rude et sombre ouvrier, Enfonce en nous son glaive à la pointe d'acier, Le flot en bouillonnant s'échappe noir de fange ;

Mais que le fer traverse encore ce dur milieu, L'onde coule à pleins bords, limpide et sans mélange, Car l'aiguillon, sous l'homme, a creusé jusqu'à Dieu!

Cette source féconde, Messieurs, c'était la charité coulant à pleins bords vers les pauvres, les malheureux,, les déshérités, et réservant quelque filet précieux pour les artistes; car ces enfants gâtés de la Providence, tout entiers à leur art, sans souci du lendemain, prodigues souvent quoique pauvres, ne se préoccupent pas toujours assez des nécessités impitoyables de l'existence; M. Grandguillaume le savait bien, et venant en aide de ce coté aussi à Dieu qui leur a départi de si nobles dons, il cherchait à les consoler un peu de n'être pas riches.

Un biographe racontequeCarlyle (historien anglais),ce pauvre génie bizarre et malheureux, ne pouvait manger que le pain préparé par sa femme, fait de ses propres mains et un peu avec son coeur : nous en sommes tous là ; nous avons, besoin d'un pain quotidien mêlé d'amour et de tendresse ; ceux qui n'ont plus de main adorée dont ils puissent le recevoir, le demandent à l'infini, à Dieu ; ils se créent une famille pour leur pensée et pour leur coeur. Monsieur Grandguillaume se fit le père des pauvres et le Mécène des artistes de talent.

Ne trouvez-vous pas, mon cher confrère, que la charité est aussi un genre charmant de littérature ? Ne pensez-vous pas, comme nous, que ces actes d'une libéralité si noble, si délicate et si ingénieuse, valent bien, après tout, quelques grosses pièces d'éloquence, ou même un rapport spirituel sur les prix de vertu ?


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Il y a un lien étroit entre la vertu et le talent, entre la production des beaux ouvrages et celle des nobles actions. Le bien, le beau, le juste ne sont qu'une seule et même substance qui repose éternellement dans le sein même de Dieu. La mission de l'homme est d'en faire passer le reflet dans le monde visible, de copier cet idéal divin. Les uns le saisissent parla pensée, et leur voix, leur main éloquente en retracent l'image ; c'est le premier degré de cette traduction sainte; c'est l'oeuvre de l'artiste. Les autres, plus grands encore, conçoivent le céleste modèle, et chefs-d'oeuvre vivants les réalisent en eux-mêmes parleurs propres actions: ce sont les hommes vertueux, les martyrs, les héros. Le talent et la vertu, le génie et l'héroïsme ne sont que les degrés divers d'un seul et même développement Mais, à tout prendre, la vertu est le plus profond des arts, celui dans lequel l'artiste se façonne lui-même. Dans les vieilles stalles en chêne des choeurs d'église, amoureusement sculptées aux âges de foi, le même bois représente souvent sur une de ses faces la vie d'un saint, sur l'autre, une suite de rosaces et de fleurs, de telle sorte que chaque geste du saint figuré d'un côté, devient de l'autre un pétale ou une corolle : ses dévouements ou son martyre se transforment en un lys ou en une rose. Agir et fleurir tout ensemble, souffrir en s'épanouissant, unir en soi la réalité du bien et la beauté de l'idéal, tel est le but de la vie ; heureux, trois fois heureux celui qui, comme les vieux saints de bois, a pu se sculpter lui-même sur deux faces.


DISCOURS DE RÉCEPTION

DE

M. l'Abbé ROHART

MESSIEURS,

Vous connaissez sans doute celte scène illustrée du Livre des Morts des Egyptiens, où l'âme, en quête de l'immortalité, se livre dans les Champs-Elysées aux travaux d'une agriculture toute mystique : elle y prépare la moisson divine de la science, qui va devenir son unique nourriture. Ce n'est pourtant là que le premier degré de sa béatitude : avant d'être admise sur la barque du soleil au milieu du cortège des dieux, il lui reste une autre épreuve à subir. Sous la conduite du nautonnier céleste Anôpou, qui l'a amenée sur les rives de la vallée d'Aarou, elle pénètre enfin dans la salle de la double Justice, où siège Osiris, entouré de ses quarante-deux assesseurs. Les seigneurs de la Vérité et de la Justice l'écoutent plaider sa cause avant de rendre la sentence


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qui doit l'initier à la félicité éternelle ou l'en exclure à jamais. L'âme commence alors ce que Champollion a appelé sa « confession négative », c'est-à-dire l'énoncé de tout ce qu'elle n'a point fait. Le tribunal suprême la dispense d'exposer — ce qui serait parfois difficile — ses oeuvres positives et la proclame digne d'être reçue parmi les âmes glorifiées.

Vous avez reconnu, Messieurs, dans cette âme celui que votre faveur admet depuis quelque temps déjà à travailler dans les fertiles sillons de vos champs d'Aarou : il lui reste aujourd'hui à franchir le dernier degré de son initiation, et, pour cette épreuve décisive, il serait bien embarrassé de vous présenter autre chose qu'une « confession purement négative». Cléments comme Osiris, vous vous êtes contentés de peu : j'ai simplement bénéficié près de vous du souvenir respecté et toujours vivant d'un de vos nautonniers, Monsieur le chanoine Van Drivai. Vous m'avez choisi pour continuer l'un des sillons tracés par lui; désireux de perpétuer dans votre Compagnie la mémoire du savant hébraïsant, vous avez, par une association d'idées, dont je recueille déjà les fruits, jeté les yeux sur un de ceux que les études philologiques avaient mis en relations avec lui.

Ma reconnaissance doit donc revêtir d'abord le caractère d'un hommage rendu à celui qui fut pendant près de vingt ans votre secrétaire général. Déjà, dans des notices biographiques et bibliographiques (1) la reconnaissance, l'amitié et le criticisme ont rempli leur devoir et réservé leurs droits respectifs qui sont un gage d'impar(1

d'impar(1 Tabbé Van Drivai, Notice biographique par M. l'abbé Haigneré. — Notice sur la vie et les travaux de M. le chanoine Van Drivai, par Adolphe de Cardevacque.

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tialité. Déjà on a retracé dans le détail la vie du chanoine Van Drivai, collationnéavec un soin jaloux l'ensemble de ses nombreuses publications ;—oeuvre délicate et compliquée que l'auteur, moins par souci de la postérité que par sollicitude pour ses biographes, avait singulièrement simplifiée en mettant à jour le catalogue analytique de cette vaste encyclopédie dont il ne fallait laisser perdre à personne la moindre parcelle.

Aussi, sans suivre pas à pas toutes les étapes de cette carrière si pleine; sans entrer dans le détail de toutes ces productions dont le nombre et la diversité feraient presque douter de la vérité de l'adage pluribus intentus minor fit ad singula sensus; sans m'attacher à faire ressortir plutôt l'archéologue que le numismate, le littérateur que l'historien, l'artiste que le linguiste, je veux seulement saluer le travailleur infatigable dont la rude existence fut tout à la fois un « combat pour la vie » et un combat pour la science.

Le talent, Messieurs, peut se révéler à tout âge : c'est parfois l'éclair qui crève soudain la nue et illumine le ciel; mais c'est plus souvent la lumière douce et graduée de l'aurore, répandue dès son matin sur la jeune intelligence qui s'ouvre aux premières joies de l'étude. Ainsi s'annonçait ce puer ameus comme on l'a si bien dit (1), d'un esprit éveillé, d'une mémoire extraordinaire, d'un goût prématuré pour les choses de l'antiquité. Voyez-le plutôt préférant aux distractions de son âge et aux jeux de ses camarades l'Histoire de la Religion du bon Lhomond, les spéculations de la science, le commer(1)

commer(1) d'adieu prononcées sur la tombe de M. le chanoine Van Drivai par M. de Mallortie, président, de l'Académie d'Arras.


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ce habituel des auteurs classiques et des écrivains du grand siècle. Un avenir brillant s'offrait donc au jeune philosophe, que ses succès conduisaient aux portes de l'enseignement ou aux abords du barreau. Il pouvait choisir; mais ses goûts et sa piété le portaient ailleurs. Une autre science, la théologie, avec toutes ses branches connexes, a fasciné son intelligence ; un autre but, le sacerdoce, a captivé son coeur : c'est à l'Eglise et aux âmes qu'il veut se dévouer. Le collège de Saint-Bertin, et plus tard celui de Dohem, avec leurs nobles traditions de foi, de piété et de science, sont témoins de la formation sacerdotale et scientifique de l'abbé Van Drivai. Car, si son amour de l'étude le porte à ne négliger aucune des connaissances qui devaient universaliser son savoir, sa piété profonde le façonne dès lors à cette austère dignité qui sera l'honneur, la force et la consolation de toute sa carrière. Cependant sa santé, d'ailleurs délicate, s'accommodait mal d'une vie aussi sédentaire. Le j«une professeur demanda, en 1840, à Mgr de la Tour d'Auvergne, de le faire entrer dans le service paroissial. C'était pour sa vocation de savant, l'épreuve décisive : ceux-là seuls qui en ont fait l'expérience savent ce qu'il faut de volonté et d'énergie pour être, dans cette situation, tout à la fois un homme d'action et un homme d'études, pour ne pas sacrifier les fonctions de l'un à celles de l'autre, pour savoir à propos se reposer des labeurs du ministère par le délassement du travail. Ce danger, le jeune vicaire d'Hénin-Liétard le comprit : il sut même le tourner à son profit et stimuler son ardeur par les difficultés de ses nouvelles fonctions.

Je ne sais s'il eut connaissance de l'esquisse que, presque à h même époque, M. Charles Lenormant,


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à l'ouverture d'un de ses cours au Collège de France, traçait de l'archéologue qui veut répondre aux exigences de l'érudition moderne. En tout cas il tendit dès lors à en réaliser le plan, ne s'arrêtant pas aux études classiques, se formant « au milieu des monuments aussi bien que des livres, ne négligeant aucune des branches de la philologie ou de l'histoire, s'initiant d'un côté aux parties les plus neuves de l'archéologie par l'intelligence des écritures de l'Egypte et de l'Orient, et de l'autre se rompant aux problèmes les plus ardus et les plus délicats de la connaissance de l'antiquité par la complète possession de la science numismatique (1) ». Il avait d'ailleurs près de lui, à Hénin-Liétard, pour le former et le soutenir, un érudit que vous connaissez et que, depuis longtemps, vous avez justement honoré : M. Dancoisne lui servit d'introducteur dans le monde des savants et l'initia, pour ainsi dire, à sa vie publique en le faisant entrer, dès le mois de juin 1843, dans la Commission des Monuments Historiques pour l'arrondissement de Béthune.

Deux ans après, en 1845, son évêque le transférait comme vicaire dans l'une des paroisses les plus importantes de Boulogne, à Saint-Nicolas. — Boulogne, dont les vieilles gloires religieuses et épiscopales avaient déjà séduit son imagination, Boulogne, avec sa promixité de l'Angleterre alors en pleine renaissance artistique et catholique, avec son activité plus libre et plus entreprenante, offrait à l'abbé Van Drivai un champ plus vaste et plus fécond pour ses recherches scientifiques et littérai(1)

littérai(1) prononcés sur la tombe de François Lenormant. — Discours prononcé par M. Heuzey, président de l'Académie, p. 7.


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res. D'ailleurs, la région elle-même était riche à explorer, et le jeune vicaire voulut payer son droit de cité par ce soin minutieux avec lequel il s'adonna tout d'abord, en bonne et docte compagnie, à l'érudition locale. Epuisa-t-il la matière? Ses nombreux articles du National et de l'Impartial, ses Annales boulonnaises, son Légendaire de la Morinie, donnent-ils le dernier mot de la science sur toutes les questions intéressant la contrée? Je ne sais. En tout cas, l'abbé Van Drivai se trouve vite à l'étroit dans les limites restreintes d'un coin de terre et dans la période de quelques siècles. Retenu par son devoir, il ne prend qu'en esprit son essor vers les régions lointaines de l'antique Egypte et devient dans son étude sur une momie égyptienne du musée de Boulogne, je ne dirai pas l'émule de Champollion (nous savons tous que sa modestie s'y serait refusée), mais du moins le maître, le formateur du célèbre Mariette, alors professeur au collège de Boulogne. L'élève s'est bien développé ; il a déjà sa statue, mais le maître n'y a rien perdu, s'il est toujours vrai de répéter avec l'un de ses biographes : Gloria filiorum, patres eorum (1).

L'abbé Van Drivai se révélait donc alors avec de nouvelles aptitudes et une vocation marquée pour l'Egyptologie, et conséquemment pour l'exégèse biblique. Le fait était trop rare, les espérances trop précieuses, pour que Mgr Parisis ne distinguât pas ce sujet d'élite, à qui il voulut ménager des loisirs pour l'étude en le nommant aumônier de l'hospice de Boulogne. « Préoccupé de faire reprendre au prêtre la place éminente qu'il n'a paru momentanément quitter dans le monde que par suite

(1) M. Tabbé Haigneré. Op. cit.


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du malheur des temps (1) », il appelait bientôt M. Van Drivai comme professeur dans son grand séminaire et le chargeait de la chaire d'Histoire. L'enseignement historique n'était vraisemblablement qu'un prétexte L'esprit perspicace et large de Mgr Parisis pressentait l'importance qu'allaient acquérir les études bibliques et les connaissances de linguistique qu'elles allaient exiger; il voulait, dès lors, initier les élèves du sanctuaire aux grands problèmes de la philologie sous la direction d'un homme, dont le mérite en fait d'orientalisme lui semblait indiscutable.

Défait, M. Van Drivai, jaloux de justifier le choix dont il venait d'être l'objet (je suis loin de dire : ante prsevisa mérita), commençait la publication d'une série de travaux sur les longues sémitiques et l'origine du langage, dont les éditions devaient se multiplier sans malheureusement trop s'augmenter. « Faciliter et rendre plus générale l'étude des langues orientales », (2) tel était son but, — but élevé, Messieurs, et bien digne de figurer dans le plan des études ecclésiastiques ; c'est la gloire de M. Van Drivai d'y avoir tendu. Toutefois, le succès ne couronne pas nécessairement les initiatives hardies, surtout lorsque l'entreprise est nouvelle, les sources d'information encore assez rares, les résultats problématiques et le niveau de l'enseignement trop relevé. Ce fut là l'écueil, mais le port était proche. Ce port, que M. Van Drivai avait cherché ailleurs, il le trouva dans la Corinthe où tout vaisseau ne peut aborder : Non cuivishomini contingit adire Corinthum.

Il le trouva dans votre compagnie.

(1) Mandements et Circulaires de Mgr Parisis. T. I, p. 83. (2) Grammaire comparée des Langues Sémitiques, par M. l'Abbé Van Drival, p. 1.


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L'Académie, dès lors, le posséda tout entier, et elle dut être tentée d'appliquer à ses loisirs, heureux pour elle, ces mots du poète : Deus nobis hoec otia fecit. Est-ce toujours une divinité bienveillante qui ménage aux immortels des loisirs forcés? Qui souffle à l'oreille d'hommes dans la plénitude de leur talent ou de leur dévouement ce vers de Racan :

Tircis, il faut penser à faire la retraite ?

Votre Compagnie est trop préoccupée du gain qu'elle y trouve involontairement pour répondre à ces questions, chaque fois qu'elles se posent. Quoi qu'il en soit, ce fut une retraite laborieuse que celle du chanoine Van Drivai, une retraite consacrée presque tout entière aux travaux de votre Société. Faut-il vous rappeler qu'il fut, pendant vingt ans, votre secrétaire général ? Tâche ardue à la hauteur de laquelle on peut dire, sans hyperbole et sans réserve, qu'il s'est toujours maintenu. Là, dans ces réunions hebdomadaires qui lui étaient si chères, son esprit investigateur, sa vaste érudition, l'universalité de ses connaissances lui permettaient d'alimenter agréablement les séances, de susciter des recherches, de provoquer des critiques, d'entretenir en un mot et d'activer la vie. Vos Mémoires, Messieurs, grossis par ses nombreuses communications, en rendent témoignage avec ses autres travaux, comme l'Histoire de l'Académie d'Arras, le Cartulaire de Guimann et le Nécrologe de l'Abbaye de SaintVaast, entrepris sous vos auspices et selon vos désirs. C'est à vous aussi, Messieurs, que par une délicate attention, il offrait, à la fin de sa vie, la primeur de son Histoire de Charlemagne, oeuvre de prédilection, accueillie par une publication savante avec un enthousiasme qui rentrait bien pâle tout éloge de ma part.


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Ses travaux académiques ne l'absorbaient cependant pas au point de lui faire négliger d'autres fonctions, que sa renommée d'archéologue, d'historien et de bibliophile lui avait fait conférer. Membre de la Commission des bâtiments civils, du Musée, de la Bibliothèque d'Arras, il n'accumulait pas les titres sans en remplir les charges. Je n'en veux pour garant que sa participation effective « de tous les jours et de tous les instants (1) » à l'oeuvre de la Commission des monuments historiques et à la rédaction du Bulletin de la statistique monumentale, du Dictionnaire historique et archéologique du Pas-de Calais, dont il a pu dire : Exegi monumentum.

Enfin, Messieurs, le chanoine Van Drivai fut pour la région du Nord, où la direction d'une exposition artistique l'avait déjà fait connaître, l'un des promoteurs les plus ardents, les plus actifs de la fondation de l'Université catholique de Lille, et vous me laisserez bien dire, sans accuser mon hommage de partialité, que ce fut l'une de ses gloires les plus pures. Après avoir été pendant près d'un siècle contraint au silence, l'enseignement catholique allait montrer qu'il n'avait pourtant pas été réduit à l'impuissance ; sa nécessité s'imposait de jour en jour, et l'Assemblée nationale, saisie de cette question dès 1871, formulait, quatre ans plus tard, cette déclaration qui sera son honneur: « L'enseignement su» périeur est libre. » Oh ! Messieurs, pour arriver à ce triomphe, il avait fallu de la hardiesse, de l'enthousiasme, de l'opiniâtreté, il avait fallu des travaux considérables, dont l'histoire a été faite et qu'il ne m'appartient pas de vous redire. Parmi ceux qui figurent à la

(1) M. Tabbé Haigneré. Op cit.


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tête de cette entreprise gigantesque avec les qualités que je viens de signaler, je trouve le chanoine Van Drivai, organisateur des réunions préparatoires, inspirateur (il a bien voulu me le confier) du rapport de M. Laboulaye et bientôt soutien et protecteur de la jeune Université de Lille, dont, jusqu'à ses dernières années, il se montra l'un des administrateurs les plus actifs.

Telle est, Messieurs, dans ses traits généraux, l'esquisse de cette vie laborieuse passée tout entière sur les livres et dans les bibliothèques, consacrée sans réserve à l'étude de l'antiquité, de ses monuments, de son art, de ses langues, pour le service de la religion et de l'Eglise.

D'ailleurs, peut-on s'étonner que telle ait été la passion du chanoine Van Drivai, lorsque la gloire de ce siècle sera peut-être moins d'avoir préparé l'avenir que ressuscité le passé, ce passé qui, enfoui durant plus de vingt siècles presque sous le sable du désert, renaît soudain comme le phénix de ses cendres, ce passé des civilisations antiques, dont la Bible seule nous avait conservé le souvenir et dont les pierres prennent maintenant une voix pour témoigner en faveur de la vérité.

J'aimerais, Messieurs, vous conduire sur les bords du Nil ou de l'Euphrate, à la suite de ces conquérants pacifiques de la science, qui depuis moins d'un siècle ont évoqué ces empires puissants, dont on ne connaissait même plus les ruines, de ces explorateurs et de ces savants qui ont nom, pour ne parler que de nos illustrations françaises, Champollion, Botta, Place, Oppert, Menant, Lenormant; j'aimerais également, comme l'a fait un professeur de St-Sulpice aussi modeste qu'érudit, M. l'abbé Vigouroux, à qui vous me permettrez d'envoyer à tra


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vers la Méditerranée, dans les champs de Palestine qu'il explore actuellement, l'hommage filial du disciple à son maître, j'aimerais, dis-je. dans cette abondante moisson, cueillir les fruits destinés à nourrir et à fortifier l'exégèse biblique. Mais pareilles tentatives nous mèneraient trop loin. Aussi vous proposerai-je tout simplement une visite à la bibliothèque royale... de Ninive. Nous n'y trouverons sans doute pas l'accueil que nous fait le digne successeur des Bénédictins dans la salle de lecture de l'Abbaye de St-Vaast, « avec cette bonne grâce char» mante, comme on l'a dit ici même, cette courtoisie em» pressée qu'on ne se lasse pas de mettre à l'épreuve (1); » mais nous y rencontrerons le résumé, le dépôt des connaissances assyriennes au VIP siècle avant notre ère (2) C'est ce que nous promet l'inscription suivante qui y fut retrouvée : « Palais d'Assourbanipal, roi du monde, roi » d'Assyrie, à qui le dieu Nébo et la déesse lasmit ont » donné des oreilles pour entendre et ouvert les yeux » pour voir ce qui est la base du gouvernement Ils ont » révélé aux rois mes prédécesseurs cette écriture cunéi» forme, la manifestation du dieu Nébo: je l'ai écrite sur » des tablettes, je l'ai signée, je l'ai rangée, je l'ai placée » dans mon palais pour l'instruction de mes sujets. »

En sortant de Mossoul.et après avoir traversé le Tigre sur un pont de bateaux qui en relie les deux rives, le voyageur se trouve en face de plusieurs monticules, dont l'un, le Koyoundjick, ou Mont des Moutons, s'élève à une vingtaine de mètres au-dessus du niveau du fleuve. Aux broussailles et aux herbes qui recouvrent ces émi(1)

émi(1) de réception de M. Paul Laroche à l'Académie d'Arras, p. 7.

(2) Cfr. J. Menant, la Bibliothèque du Palais de Ninive.


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nences, aujourd'hui foulées par les seuls pacifiques troupeaux des Arabes, on ne reconnaîtrait guère l'emplacement de l'antique et superbe Ninive. C'était pourtant là que les Sargonides avaient établi leur capitale et que l'un d'eux, Assourbanipal, avait fait disposer au milieu de son palais une bibliothèque publique, confiée à la garde d'un conservateur qu'on appelait Nisu-Duppisati, « l'homme des tablettes écrites. » L'entraînement de la chasse, les passions des conquêtes n'avaient pas éteint au coeur d'Assourbanipal l'amour des lettres et des arts. En 1845, un savant anglais, M. Layard, chargé par le gouvernement britannique de reprendre, à Mossoul les recherches commencées par notre consul Botta, exhumait de ses ruines le palais de ce monarque. Au milieu de salles nombreuses, aussi remarquables par leurs sculptures que par leurs décors, il mettait au jour plusieurs chambres remplies de tablettes chargées d'écriture et formant sur le sol une couche de plus d'un pied d'épaisseur. Tout autour de ces salles et dans les chambres avoisipantes se trouvaient par milliers des fragments de ces mêmes tablettes dont la position indiquait suffisamment qu'avant l'effondrement des planchers elles occupaient l'étage supérieur de l'édifice. C'étaient là les coctiles laterculi de Pline, les livres de l'Assyrie, la bibliothèque royale de Ninive; volumes de forme étrange, de matière singulière, de caractères bizarres. Les Egyptiens avaient leur papyrus, les Perses leur parchemin ; les Assyriens ne connaissaient ou ne voulaient employer pour graver leurs mémoires que la pierre ou l'argile On prenait donc de cette terre glaise, à la pâte fine et serrée, que les eaux du Tigre et de l'Euphrate avaient déposée dans la vallée des deux fleuves; on en


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formait des tablettes d'environ 20 centimètres de haut sur 15 de large. Avec un stylet, dont on appliquait sur l'argile encore molle la pointe triangulaire taillée en biseau, on obtenait l'empreinte d'un clou, d'où vient le nom d'écriture cunéiforme ; de la position horizontale ou verticale de ces traits résultaient les groupes constituant les différentes lettres de l'alphabet. Puis, quand le scribe avait ainsi gravé les deux faces de la brique, numéroté chaque tablette du même livre et, à la façon de nos an ciens imprimeurs, inscrit au bas de chaque feuillet le mot par lequel commençait le feuillet suivant, on la faisait sécher au soleil pour l'exposer ensuite à la chaleur du four et lui assurer ainsi une éternité relative, capable de rendre jaloux tous ceux qui, depuis Gutenberg, font gémir nos presses.

Tel était le genre des volumes qui s'étageaient dans la bibliothèque où Assourbanipal, grâce à une armée de scribes à sa solde, avait réuni, outre l'encyclopédie de la littérature et des sciences de son époque, une foule de copies faites sur des livres anciens ou étrangers à Ninive. Le nombre total des tablettes devait s'élever à plus de 10,000, ce qui, d'après le calcul de M. Menant, fournirait un texte pour lequel ne suffiraient pas 250,000 pages in-4°. Des catalogues en étaient dressés et un ordre parfait régnait dans cette bibliothèque, où les ouvrages étaient rangés par matière : lexicographie et grammaire, géographie, histoire, astronomie, théologie dogmatique et mythique. Il serait intéressant de parcourir chacune de ces sections, d'analyser chacune de ces tablettes ; mais tel n'est point mon rôle : au hasard nous nous arrêterons seulement devant quelques rayons. Voici, par exemple, la partie grammaticale et lexicographique : elle


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renferme les éléments nécessaires à l'étude et à l'enseignement de la langue accadienne, propre à la civilisation qui avait précédé celle des Assyro-Chaldéens et leur avait légué le secret de leur écriture. Il y avait donc deux langues différentes écrites avec les mêmes caractères. Or les premiers documents élémentaires de traduction se trouvaient dans les syllabaires ou glossaires de signes, dressés le plus souvent en trois colonnes parallèles. La colonne centrale présente le signe à expliquer avec sa prononciation en accadien à gauche et sa traduction en assyrien à droite. Outre ces syllabaires, à l'usage sans doute des élèves des écoles primaires, les pédagogues assyriens avaient rédigé d'autres tableaux ; cette fois, en face de mots accadiens et de formes verbales et pronominales propres à cette langue, ils disposent leurs équivalents en assyro-chaldéen. C'est ainsi qu'on retrouve également de vrais dictionnaires qui nous donnent dans les deux langues la liste d'une foule de noms d'animaux, de poissons, de reptiles, d'oiseaux et de plantes. Il y avait aussi des tablettes présentant des extraits d'accadien avec la traduction interlinéaire, véritables livres de lecture, destinés, dans les écoles, à l'enseignement de la langue morte de l'antique Chaldée. Vous le voyez donc, Messieurs (pour le dire en passant), l'invention des corrigés ne date pas de notre siècle. Mais l'enseignement primaire n'était point le seul dont le trésor fût consigné dans la bibliothèque de Ninive. Voici l'histoire avec les annales d'Assourbanipal, le récit de ses campagnes, ses proclamations, ses déclarations de guerre, les rapports de ses généraux, la liste des Limmu ou Eponymes qui donnaient leur nom à l'année, véritable et précieuse chronologie assyrienne. Plus


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loin c'est la section de théologie ou polythéisme assez vague, à la théogonie mal définie, avec les grands dieux, Assour, Bel, et leurs grandes épouses, Istar, Bellis, Zarpanit, les dieux secondaires, les divinités protectrices des astres et du monde visible. A côté de la partie dogmatique, il y a aussi la partie liturgique, des recueils de psaumes, d'invocations, d'hymnes, des listes de sanctuaires vénérés, en un mot le miroir, comme on aurait dit au siècle dernier, du dogme et du culte. La morale y avait également sa place et s'abritait à l'ombre du droit, dont le code était déposé dans la bibliothèque de Ninive. La législation assyrienne, empruntée pour le fond à la civilisation accadienne, se composait surtout d'un recueil d'us et coutumes, qui réglaient toutes les transactions et formulaient tous les contrats. Rien de plus curieux que ces tablettes spéciales où sont consignés des ventes, des achats, des prêts, des échanges, avec l'apposition du cachet des parties contractantes ou d'un triple coup d'ongle pour toute signature. Ces formalités d'ailleurs, à en juger par la rédaction, devaient être remplies devant un officier civil chargé en quelque sorte de légaliser l'acte, d'en déposer la minute, sans frais de timbre, ou d'enregistrement, dans les archives publiques de la cité et d'en faire exécuter les stipulations, sous peine d'amende à payer au trésor : le temps ne nous permet pas d'analyser tous ces contrats. Il y a bien encore là d'immenses rayons où sont compilés les travaux des astronomes royaux chargés de compulser les antiques traditions chaldéennes et d'y joindre le résumé de leurs observations, par exemple, sur le mouvement des planètes, les phases de la lune, les équinoxes, les éclipses. Mais ici, en face de docteurs de la science, je


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ne pourrais qu'approcher une main profane sur ces documents de haute portée, devant lesquels je m'incline en passant pour m'arrèter devant un dernier titre, cosmogonie : tablettes de la création, tablettes du déluge : mais ce sont les premières pages de nos Livres Saints. C'est ici, Messieurs, que la moisson est aussi abondante que nouvelle pour l'étude de la Genèse biblique comparée à la Genèse chaldéenne. Aussi l'on comprend le véritable enthousiasme que souleva en Angleterre et ailleurs la découverte du jeune et regretté Georges Smith, exhumant des ruines de la bibliothèque d'Assourbanipal une véritable épopée dont le héros se nommait Izdubar. Cette épopée, d'après l'illustre assyriologue, aurait été l'histoire des origines, et en particulier de la création et du déluge. L'ensemble de ce récit aurait compris douze tablettes portant sur chaque face plus de cent lignes d'écriture. On est loin d'en avoir recueilli tous les fragments : mais ceux qu'on a pu retrouver suffisent pour nous faire conjecturer que chaque tablette concordait avec un jour de la création. Plus complète encore et plus indiscutable est la correspondance du récit du déluge avec les chapitres de la Genèse racontant ce cataclysme.

Je m'arrête, Messieurs, à la seule pensée du travail qu'exigerait le simple parallèle du récit mosaïque et du récit chaldéen. Je ne puis cependant m'empêcher d'appliquer à cette question ce beau vers où le célèbre Goethe résume les hasards et les espérances de la moisson :

Dieu sème le bon grain en nos terres mortelles Pour le faucher au jour des moissons éternelles.

Saat von Gott ges'àet, dem Tag der Garben zu reifen.


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Le jour des gerbes, Messieurs, n'est pas seulement arrivé pour la science de l'assyriologie ; vous le faites luire aujourd'hui pour moi, en me montrant que la bienveillance et la générosité de Booz trouvent en vous des imitateurs et des émules.


DISCOURS

DE

M. l'Abbé DERAMECOURT

en réponse au Discours précédent

MONSIEUR ET CHER COLLÈGUE,

E n me chargeant de vous répondre, au nom de l'Academie, les Membres de son Bureau m'ont fait un grand honneur ; mais ils m'ont imposé une tâche périlleuse. Je l'ai cependant acceptée, d'abord par esprit de discipline, ensuite par amitié pour vous. Votre ancien maître et votre ami constant serait même fier de vous introduire dans cette docte Compagnie, si ceux qui lui ont abandonné leur mandat lui avaient en même temps communiqué les talents qui leur ont mérité nos suffrages, et qu'ils laissent trop facilement sous le boisseau.

Notre Président vient de vous montrer avec quel charme et quelle compétence on peut donner la réplique à un Archiviste, sans être du métier ; vous perdrez beaucoup de ne pas voir à quel point ses assesseurs sont dignes de leur chef.

Certes, vos glossaires et vos syllabaires assyriens

ai


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eussent été d'un abord facile pour ceux qui passent leur vie à compulser les manuscrits ou les livres de notre palais de Saint-Vaast. Entre les multiples idiomes qu'ils savent mettre à contribution pour leurs recherches, je suis sûr que la langue accadienne n'est pas elle-même une inconnue, tandis que, je dois vous l'avouer, j'en entendais parler tout à l'heure pour la première fois.

Pour conduire l'enquête accoutumée de vos titres, relever les délits dont vous êtes accusé dans le monde académique et vous faire condamner, avant l'âge, sans circonstances atlénuan tes, à l'immortalité que l'on accorde ici, il eût été naturel et utile d'employer un juge, un légiste ou un jurisconsulte, pour qui la procédure n'a plus de secrets... et voici que l'on va recourir à un professeur.

Encore si sa bonne étoile l'avait conduit, lui aussi, sur le chemin des Mages, dans cet Orient qui fait l'objet de vos prédilections, vous trouveriez à qui parler ; à vos caractères cunéiformes, il saurait opposer l'écriture hyéroglyphique et riposter à la bibliothèque de Ninive par celle d'Alexandrie, qu'Omar n'a peut-être point brûlée.

Or, vous n'aurez rien de tout cela, Monsieur, et vous n'aurez guère autre chose. Je vous dirai tout uniment, et selon l'usage pédagogique, — on ne se dépouille jamais entièrement du vieil homme, — comment vous êtes ici, et ce que l'on y attend de vous.

Ceux qui vous connaissent bien peuvent assurer que vous êtes un enfant gâté de la Providence. Vous aviez un père d'une aménité charmante et d'un admirable esprit de travail. D'autre part, au foyer maternel, on vous a donné l'exemple de toutes les vertus et de tous les dévouements. Elève privilégié du Petit-Séminaire,


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où vous avez fait votre première communion et obtenu sans peine vos premiers diplômes, vous étiez tout désigné par votre âge, vos aptitudes, et même par certaines faveurs de la fortune, à recevoir le bienfait de l'enseignement supérieur.

Le Séminaire de. Saint-Sulpice s'ouvrit alors devant vous. C'est là que votre vocation se manifesta. Je parle de votre vocation d'exégète et d'orientaliste.

Votre principal initiateur fut M. l'abbé Vigouroux. Vous l'avez nommé avec reconnaissance, et vous avez bien fait. C'est lui qui, selon le mot de l'Evangile, vous jeta dans la piscine probatique. Lille a complété son oeuvre et nous allons en profiter.

Car, je ne dois pas vous le cacher, notre Académie ne s'oublie pas dans le choix qu'elle fait de ses candidats. En honorant leur mérite, elle pourvoit à ses besoins. Il lui manquait un linguiste et un travailleur : elle vous a pris, dans l'ardeur de votre jeunesse et dans la fleur de votre talent. C'est qu'avec vous elle compte se rajeunir et retrouver un autre Monsieur Van Drivai.

Entre toutes les qualités que les nombreux biographes de ce vaillant confrère ont reconnues ou discutées, il en est une qu'ils ont avouée unanimement : c'était un maître ouvrier. Et c'est nous qui avons eu la meilleure part de ses labeurs. Dans cette austère maison de la rue du Bloc, qu'il appelait son « Hermitage », avec quelques objets d'art antique, dont il racontait volontiers l'histoire, il accumulait des documents et des livres. Ces documents et ces livres avaient souvent notre Société pour but, et même pour sujet. De tous ses titres acquis, ou ambitionnés, celui de notre Secrétaire général a été l'un des plus chers et des mieux gagnés. Il aimait l'Académie


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d'un amour un peu jaloux parfois, mais très tendre et très persévérant. Aussi, la dernière élection qui lui assura nos suffrages unanimes, avec nos unanimes sympathies, fut-elle une de ses dernières consolations. Si son buste nous manque, ses exemples nous restent, plus durables que l'airain ou le marbre.

Qui d'entre nous ne croit le voir encore, à sa place d'extrême droite, le premier arrivé et le dernier sorti, accueillant les habitués de nos séances de son sourire grave et doux, lisant nos procès-verbaux, en scandant ses syllabes, et résumant nos pacifiques débats avec une impartialité toujours bienveillante ? Il s'était assimilé notre règlement au point de n'avoir jamais besoin de le consulter, et notre administration intérieure se centralisait toute entière dans sa main. Il ne dit jamais de notre Société ce que Louis XIV disait de l'Etat : il se contenta de le réaliser. On eut rarement l'occasion de s'en plaindre, tant il rendait son gouvernement agréable et commode. Son esprit encyclopédique et son activité infatigable suffisaient à occuper de nombreuses séances et comblaient, au besoin, les lacunes des autres.

Aussi le vide que sa maladie et sa mort ont laissé parmi nous est-il difficile à remplir : plusieurs de nos Collègues y ont à peine suffi; mais avec vous, Monsieur, entre nos séances et nos travaux, la balance s'établira désormais.

Vous ne serez pas embarrassé pour cela : car, on peut vous appliquer, à vous aussi, la devise du Grand Roi : Necpluribus impar : Vous savez suffire à plusieurs tâches.

Si je ne craignais de passer pour flatteur, et en faisant toutes les réserves nécessaires, je dirais que vous ressemblez à Saint Vaast, dont nous chantons qu'il fut l'oeil des aveugles et le bâton des infirmes :

-■D 1

LUT fuit coecis, baculusque claudis.


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Vous allez même plus loin, puisque vous êtes l'oreille des sourds et la voix des muets. Voix éloquente, ma foi, si j'en crois les échos de la police correctionnelle, et qui excuserait trop facilement le langage un peu rude des poings, pour ceux qui n'ont pas d'autre façon d'argumenter.

Ces occupations charitables, qui en absorberaient d'autres, ne vous prennent que les premières heures de vos» journées.

L'Université de Lille, où vous cumulez les fonctions de maître des Conférences et d'étudiant émérite, n'arrive même pas à épuiser votre activité. Vous y menez de front l'enseignement de l'hébreu et l'étude des questions les plus ardues de l'exégèse : les savants opuscules que vous avez déjà publiés en témoignent. Vous savez encore réserver vos soirées laborieuses pour votre cabinet de la rue de Jérusalem. C'est là que, par manière de repos, vous cultivez aussi les arts et les sciences. Au besoin, vous pourriez nous initier au secret des projections par la lumière oxydrique, car vous avez des goûts d'artiste et des aptitudes fort diverses.

Mais il convient à la gravité de notre Académie de réclamer pour elle vos communications savantes.

Ne venez-vous pas de nous en donner les prémices ?

Cette évocation d'une bibliothèque de Ninive, que vous paraissez avoir visitée, excite nos convoitises et appelle de plus amples renseignements.

C'est très bien de nous faire connaître son organisation et de nous en dresser, à grandes lignes, le catalogue, mais nous avons envie de pénétrer plus avant et d'apprendre, avec quelque détail, ce que disent ses livres étranges.

A coup sûr, vous nous réservez, là-dessus, de belles


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révélations. Il y aura vraiment plaisir à remonter avec vous le cours le plus lointain des âges, il y aura profit à nous éclairer des rayons nouveaux que les découvertes assyriennes projettent sur ces temps primitifs.

Pourquoi ne pas ajouter, saps ambages, que notre foi dans les récits de la Bible y recevra, du même coup, une savante confirmation?

Les Hébreux et les Assyriens ont une commune origine, et, si d'effroyables guerres les ont violemment mis aux prises, leurs histoires ne s'en expliquent que mieux l'une par l'autre. Les Assyriologues l'ont bien compris. Aussi, n'est-ce qu'en tenant, pour ainsi dire, leur Bible hébraïque à la main, qu'ils ont parcouru les ruines de Ninive et de Babylone et expliqué les trésors qu'ils ont exhumés de leurs cendres.

Mais l'Assyrie n'a pas été ingrate : elle a rendu à la Bible lumière pour lumière et services pour services.

La suite de la Création, la description du Paradis terrestre, avec son arbre mystérieux et ses chérubins à l'épée flamboyante, la plupart des événements antédiluviens, en un mot, sont retracés sur les tableaux d'Assurbanipal et le poème d'Isdubar, traduit par M. Smith, donne sur le déluge des détails qui se rapprochent singulièrement du récit de Moïse. Sans doute, les deux versions, tout en se ressemblant par les faits, sont bien différentes par leurs côtés théologiques et moraux. C'est un motif de plus pour que celui qui les compare se trouve amené à conclure que l'auteur de la Genèse a écrit sous une inspiration supérieure.

Un autre problème historique non moins intéressant est aussi éclairci par les trouvailles de la science assyrienne : celui de la Tour de Babel. L'histoire de celte


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Tour célèbre n'est donc pas un mythe, ni même un de ces contes pieux, qu'il a été de mode de trouver un peu lourds pour nos écoles contemporaines. Le récit biblique de sa construction est maintenant confirmé ; on connaît ses ruines, on les a décrites, et je vous remercie, Monsieur, de m'avoir procuré le plaisir de les entrevoir par les yeux de vos auteurs favoris.

C'est à douze kilomètres de Hillah, l'ancienne Babylone proprement dite, que l'on rencontre cet immense amas de débris qui s'étagent en plusieurs collines et que l'on désigne sous le nom de Tour de Nemrod, des sept Lumières ou des sept Langues.

« Cette ruine, dit M. Oppert, est la plus importante de Babylone, et il n'est guère de souvenirs de l'antiquité qui puissent lui disputer la palme de la majesté sévère et du plus sérieux intérêt. Dans son état actuel, la tour principale mesure encore quarante-six mètres de hauteur et sept cent dix mètres de pourtour.

» Sous l'épaisse couche de lichens qui les couvre s'étagent des blocs énormes de briques vitrifiées, à travers lesquels l'incendie a laissé des traces manifestes. Telle a été même la violence du feu que les assises les plus profondes de ces monuments gigantesques ne se présentent pas par couches horizontales, mais avec des courbes et des ondulations violentes.

» A la vue de ce spectacle, conclut M. Oppert, on se rappelle, avec une émotion involontaire, que ce lieu est celui-là même ou la colère divine se manifesta d'une manière terrible contre les hommes rebelles (1) ».

Voici, du reste, comment M. Gustave Smith traduit les

(1) Expédition en Mésopotamie, 1.1, p. 204.— Etudes assyriennes, p. 92.


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tablettes où il croit avoir trouvé le récit cunéiforme de cette destruction :

Babylone corrompue allait au péché : jour et nuit, ils travaillaient à leur tour ; mais Dieu leur parla dans sa colère, et il confondit leur langage ».

Et plus loin : «Il souffla, et amèrement ils pleurèrent, à Babylone, et ils se désolèrent de leur infortune... »

On peut discuter, on a discuté, je le sais, la valeur de cette traduction, mais le sens général n'en explique pas moins, quoi qu'on fasse, une grande faute et un terrible châtiment.

Plus tard, après quarante-deux vies d'homme, comme il le dit lui-même dans une inscription fameuse, Nabuchodonosor reprit l'oeuvre interrompue, et éleva sur ces ruines une nouvelle pyramide à sept étages. Ce temple, continue l'inscription, auquel se rattache le plus ancien souvenir de Borsippa, n'était pas terminé : les hommes l'avaient abandonné depuis les jours du déluge. Le tremblement de terre et le tonnerre avaient ébranlé la brique crue, avaient fendu la brique cuite des revêtements : la brique crue des massifs s'était écroulée en formant des collines. Le grand dieu Mérodack a engagé mon coeur à les relever ; je n'ai pas changé l'emplacement, je n'en ai pas attaqué les fondations. J'ai percé par des arcades la brique cuite et la brique crue et inscrit mon nom dans les frises. Comme jadis elle dût être ainsi, je l'ai refondée et rebâtie : comme elle dût être dans les temps éloignés, ainsi j'en ai élevé le sommet (1) ».

Quelles que soient les discussions de détail auxquelles

(1) Journal asiatique, 1857, t. X, p. 218, 219.


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elle puisse donner lieu, cette inscription du célèbre vainqueur de Jérusalem nous apprend tout ensemble l'emplacement de la tour primitive, son antiquité et sa forme qui a été conservée fidèlement par le restaurateur.

Aussi, la description d'Hérodote, qui avait vu l'oeuvre de Nabuchodonosor, acquiert-elle dès lors un intérêt tout nouveau, puisqu'elle est, en quelque sorte, la description de la Tour de Babel elle même.

« C'est, dit-il, une première tour qui contient en carré deux stades. Au milieu d'icelui est bâtie une autre tour qui a une stade de haut et autant d'épaisseur. Dessus est assise une autre tour, puis une autre, jusqu'à huit.

» La vis ou escalier d'icelle est ronde et jetée hors d'oeuvre. Au milieu de l'escalier sont reposoirs pour ceux qui montent En la dernière d'en haut est une grande chapelle (1 ) ».

En réalité, la tour ne se composait que de sept étages avec un monticule qui lui servait de soubassement. Les sections, superposées en pyramides, étaient quadrangulaires et avaient une hauteur égale, tout en diminuant proportionnellement de largeur et de profondeur.

La Tour de Babel, telle que nous venons de la décrire, servit de type à toutes les pyramides qui furent élevées plus tard dans l'Assyrie et même dans tout l'Orient.

Les Romains s'en inspirèrent également, et la tour d'Ordre, qui dominait naguère notre côte boulonnaise, et remontait, dit-on, à Caligula, sinon à César, a pu donner longtemps à nos régions lointaines une idée du célèbre monument babylonnien.

(1) Hérodote, L. I, chap. 183.


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Les temps et les hommes ont, il est vrai, continué l'oeuvre de la Justice de Dieu, mais la science a su pénétrer le mystère des ruines et ressusciter, pour ainsi dire, un passé que l'on croyait à jamais disparu. Nous nous félicitons, Monsieur, de nous être donné pour collègue un interprète de ce passé.

Ces bizarres inscriptions à têtes de clous que les Arabes considèrent, dit M. Vigouroux, comme l'oeuvre fantastique des génies et qui, pour le commun, sont encore une arcane impénétrable, vous nous les traduirez.Quand nous n'aurons ni manuscrits à lire, ni lettres à analyser, ni documents à commenter, dans les jours de disette, rares, il est vrai, mais qui peuvent arriver, même à l'Académie, vous nous apporterez quelques briques à déchiffrer. Heureuse sera notre Compagnie, comme autrefois l'Egypte, d'avoir trouvé un Joseph.

En attendant, je puis vous assurer qu'elle vous accueille comme son Benjamin.


IV

NÉCROLOGIE



DISCOURS

prononcé le 26 Mars 1888 sur la. Tombe

DE

M. AUGUSTE TERNINCK

Membre honoraire de l'Académie

PAR

M. Louis CAVROIS

Membre résidant

MESSIEURS,

Appelé par la confiance de l'Académie d'Arras à rendre les derniers honneurs au vénéré collègue que nous venons de perdre, je dois en son nom, et au nom de tous les amis que M. Auguste Terninck avait rencontrés dans sa longue et laborieuse carrière, lui adresser le suprême adieu et l'hommage de nos plus sincères regrets.

Les deuils se succèdent avec une effrayante rapidité dans notre famille académique comme dans les autres, puisqu'il y a quelques semaines à peine, nous conduisions à sa dernière demeure son frère, le bon et respectable chanoine Terninck ! La mort décime aussi impi-


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toyablement ceux qu'unissent ou les liens du sang, ou les attaches, non moins chères bien souvent, d'une commune inclination pour les mêmes travaux et les mêmes études. Ces coups répétés nous rappellent que, si nous pouvons tout au plus espérer l'immortalité du souvenir, notre vie, si prolongée soit-elle, trouve bientôt son terme ; il semble même que la plénitude des mérites appelle la fin de l'existence, comme l'épi mûri par les ardeurs de l'été attend la faux du moissonneur. Ces séparations inévitables n'en sont que plus douloureuses, car elles viennent en un jour détruire l'oeuvre du temps : et ce temps, pour M. Terninck, mesure plus de cinquante années pendant lesquelles il a donné à nos diverses sociétés savantes un concours vraiment infatigable.

Ses études de prédilection le conduisirent tout de suite vers un genre d'exploration que ses prédécesseurs ne connaissaient guère et qu'il a certainement vulgarisé, non-seulement dans cette contrée, mais au loin, partout où une juste renommée porta le nom de cet archéologue aussi expérimenté que modeste. Remontant hardiment le cours des âges, sans s'arrêter à nos chroniques modernes et contemporaines que d'autres avaient, suivant lui, suffisamment mises en lumière, il voulut aborder la période historique à laquelle ne sauraient remonter ni les livres imprimés, ni même les manuscrits de nos archives ; et, seul à seul, en face de ce passé dont la main du temps a détruit les monuments, il s'est demandé à l'aide de quels documents il pourrait en reconstituer la forme et la physionomie. Il savait qu'il y a des choses qui survivent aux parchemins et aux papyrus, sujets à tant de causes de destruction ; et, comme rien, à la surface du sol, ne satisfaisait son esprit investigateur, il entreprit


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cette longue et étonnante série de fouilles dans lesquelles les découvertes succèdent aux découvertes d'une façon vraiment merveilleuse. J'en prends à témoin cette collection unique d'objets anciens qu'il rassembla patiemment et péniblement, et qui, pour être plus concis encore en leur langage que ne le fut Tacite, nous disent pourtant mieux que lui ce qu'était la Gaule au siècle d'Auguste. La pierre, le fer et le bronze, profondément cachés dans les tombeaux ou sous les ruines de monuments rasés et enfouis depuis de longs siècles, étaient pour lui des témoins oculaires de faits absolument oubliés ou inconnus ; leurs précieuses dépositions étaient bien autrement explicites lorsque la pioche du chercheur ramenait au-dessus du sol quelques médailles ou monnaies antiques, ou quelques fragments d'inscriptions mutilées. Que de moments heureux il a passés dans ces travaux difficiles qu'il savait diriger avec une sagacité merveilleuse et qu'il poursuivait sans avoir égard à la fatigue ou à l'intempérie des saisons ! Nous nous plaisions à l'observer alors, et nous admirions avec quelle sûreté de coup d'oeil, une fois orienté dans une recherche, il devinait pour ainsi dire l'emplacement des trésors qui y étaient renfermés.

Ajoutons qu'il ne voulait pas jouir seul de ces découvertes ; il y intéressait ses amis, et, dans nos réunions de l'Académie ou de la Commission des Antiquités départementales, il apportait les spécimens de ses trouvailles, qui étaient de vrais trophées de victoire, et il les décrivait dans des notices, écrites avec autant de simplicité que de sincérité, qui ont ouvert à notre histoire locale des horizons absolument nouveaux. Relisez, Messieurs, ses Promenades archéologiques sur la Chaussée-


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Brunehaut ou son Etude sur l'Atrébatie avant le VIe siècle. et voyez si aucun auteur de ce pays a sondé plus profondément ces époques qu'on peut appeler préhistoriques. Son Essai sur l'industrie gallo-romaine chez les Atrébates et son Artois souterrain sont aussi des ouvrages uniques dans leur genre.

Nous devons renoncer à vous énumérer tous les travaux dus à la plume de notre savant collègue, car on peut dire qu'ils fourmillent dans les Mémoires de nos associations littéraires et scientifiques. Je ne vous citerai plus que son Histoire de l'architecture et des beaux-arts à Arras, son Essai historique sur l'ancienne cathédrale de notre ville, et enfin son étude sur Notre-Dame du Joyel. Par cette dernière publication, il travailla efficacement à la restauration du culte du Saint-Cierge d'Arras, et associa ses efforts à ceux de son digne collègue, de « son vieil ami, » comme il s'appelait lui-même, de M. Charles de Linas, qui l'a précédé de quelques mois dans la tombe. Ces deux noms se retrouvent encore dans une circonstance solennelle qui couronna récemment l'existence de ces hommes, que nous pouvons saluer comme les patriarches de l'archéologie. L'Académie d'Arras, voulant récompenser, le plus dignement possible, les longs travaux de M. Terninck et célébrer ce qu'on nomma « ses noces d'or avec la science, » lui décerna extraordinairement une Médaille d'honneur, et elle la lui fit remettre par celui qui fut tout à la fois son camarade de collège et le compagnon inséparable de ses chères études.

Tels sont, en abrégé, les titres qui ouvrirent successivement à M. Terninck les portes de nos savantes sociétés départementales, parmi lesquelles il faut citer celle des


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Antiquaires de la Morinie, et le firent ensuite nommer Correspondant du Ministère de l'Instruction publique, de la Commission de la Topographie des Gaules, des Antiquaires de France, et enfin de l'Académie royale de Gand.

Ma tâche est accomplie ; mais la figure de M. Terninck serait bien amoindrie si nous omettions de dire que chez lui la science fut toujours en harmonie parfaite avec sa foi. Il ne manqua pas l'occasion de démontrer que les découvertes géologiques, loin de contredire les récits de la Bible, comme certains auteurs s'étaient trop hâtés de l'affirmer, en sont, au contraire, une éclatante confirmation.

D'ailleurs, la mort de notre vénéré collègue fut ce qu'elle devait être, après une telle vie, — c'est-à-dire la fin calme du juste, gage des espérances éternelles, et la seule vraie consolation de sa digne famille et de ses fidèles amis.

22


DISCOURS

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE

M. LE CHANOINE PROYART

le 29 Mai 1888

PAR

M le Chanoine DERAMECOURT

Membre résidant.

MESSIEURS,

C'est à M. de Mallortie, président de l'Académie, qu'il appartenait de rendre aujourd'hui au doyen de notre Société un hommage digne de lui : puisqu'il faut que je le remplace, laissez-moi dire, avec moins d'éloquence, mais avec un égal respect, et une aussi vive sympathie, le dernier adieu au vénérable confrère qui nous quitte pour un monde meilleur.

Si Mgr l'Evêque d'Arras regrette et revendique à bon droit M. l'abbé Proyart comme le plus beau fleuron de sa couronne épiscopale, si le clergé et les chrétiens de tout rang — vous venez de le voir — le vénèrent justement comme un modèle achevé de toute vertu, et la


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plus complète personnification du prêtre, dans le djacèse, l'Académie, à son tour, a le droit et le devoir fo proclamer qu'il fut pendant trente-sept ans un des membres qui l'ont le plus honorée et le mieux servie.

Né au commencement de ce siècle, dans une de ces belles familles patriarcales dont notre région peut être fière, il arrivait à Arras dès l'année 1815. Depuis lors, c'est-à-dire depuis soixante-treize ans, il n'a point quitté cette ville.

L'élève de la pension Genelle, du Collège communal et du Séminaire se distinguait déjà par une aménité parfaite, un grand esprit de travail et les plus nobles qualités de l'âme.

Aussi, cet aimable et pieux représentant de notres bourgeoisie artésienne attira-t-il de suite l'attention et l'affection du prélat gentilhomme qui restaurait alors notre Eglise. En l'appelant près de lui, Mgr de La Tour d'Auvergne se conciliait du même coup les sympathies d'une classe nombreuse et influente, et s'assurait le concours d'un collaborateur intelligent et délicat.

Nous laissons à deviner ce qu'il fallut de tact et de, sagesse pour occuper, faire accepter et conserver, avant même d'être prêtre et dès l'âge de vingt-deux ans, cette situation de secrétaire particulier de l'Evêque d'Arras, qt plus tard du Cardinal ; disons seulement que l'iutervention discrète de M. Proyart se retrouve dans tous les actes importants de ce fécond épiscopat.

A mesure qu'il avance dans la vie, le Cardinal s'appuie davantage sur le bras dévoué de son auxiliaire : il le fait chanoine honoraire, secrétaire général, membre de son Chapitre, son conseiller, son vicaire-général : c'est lui qui reçoit ses dernières confidences, c'est lui qui lui


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ferme les yeux, c'est lui que le choix du Chapitre, unanimement ratifié, charge d'exécuter ses dernières volontés, de continuer son oeuvre et de recevoir son successeur. On sait à quelle hauteur d'estime et de confiance les évêques d'Arras ont maintenu depuis le vicaire capitulaire de 1851.

Mais M. Proyart n'était pas absorbé par les travaux de l'administration diocésaine au point de ne plus trouver de temps pour l'étude. Il vivait sous le même toit que M. l'abbé Parenty, lui aussi l'une des forces et l'une des gloires de l'Académie : de leur amitié et de leur commerce quotidien naquit une émulation généreuse dont l'histoire et l'hagiographie locales profitèrent largement.

Dès l'année 1847, il répondait à l'appel de l'Académie pai un important Mémoire sur l'enseignement dans la ville d'Arras et obtenait une médaille d'or.

Une seconde récompense obtenue de la même Société lui méritait d'en franchir les portes le 16 mai 1851, et M. Harbaville pouvait s'applaudir avec raison, en le recevant, de son utile collaboration.

En entrant à l'Académie, M. Proyart y apportait et y trouvait tout ensemble ces belles traditions d'urbanité, de prévenance, de bienveillance, de noblesse et de simplicité que nous ont léguées nos aïeux, sous le nom de politesse française, et dont nous avons retrouvé en lui, jusqu'en ces derniers jours, le type accompli.

Il y apportait, également, sa droiture, sa science et son esprit de travail.

En un mot, M. Proyart accepta cet honneur comme il faisait toujours, en en considérant surtout les charges,et avec le désir d'en faire profiter ses compatriotes.


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L'histoire locale, qui fait le sujet de son discours de réception, resta, selon sa promesse, son étude de prédilection, le charme et la maîtresse de sa vie.

Ne le voyions-nous pas, il y a quelques jours encore, feuilletant à tâtons les documents accumulés par toute une vie de labeurs, pour y retrouver les éléments d'une étude qu'il dictait à son jeune secrétaire, et qui avait pour sujet la Sainte Manne?

Sans parler de ces courtes et pieuses brochures qu'il jetait d'une main discrète dans le public religieux, et qui avaient pour but de populariser, en les faisant connaître, les Vies de nos Saints, nos dévotions, nos Pèlerinages et les objets de notre culte local, j'ai trouvé, dans nos Mémoires, de magistrales études qu'il dut signer de son nom, puisque l'Académie n'accepte pas les publications anonymes.

C'est lui qui, le premier, remit sous leur vrai jour les exactions commises par Louis XI à Arras et émit, sur les anciennes tapisseries, un avis confirmé de point en point par de récentes découvertes.

Ses notices sur Antoine Havet, sur Jean de Rely, sur Nicolas le Ruistre ; ses recherches si complètes sur le Cloître de la Cité et sur nos anciennes églises ne furent pas moins remarquées, et il faudrait citer plusieurs rapports et de plus nombreux discours pour faire la simple énumération de ses travaux académiques.

Je veux mentionner en dernier lieu le travail savant et charmant qu'il a consacré à mettre en relief les secours nombreux accordés de tout temps aux pauvres dans la ville d'Arras. Je dis de tout temps, car, après avoir scrupuleusement étudié les oeuvres de bienfaisance dans le passé, l'auteur se complaît à énumérer celles qui


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Ont Survécu et qui ont été créées dans le temps présent

Il n'en riéglige aucune : ni nos multiples hôpitaux, nos maisons de refuge et nos orphelinats ; ni la Conférence de Saint-Vincent de Paul et ses utiles annexes; ni l'OEuvre de Marie, le Bon-Pasteur, la Société de secours mutuels et la Maison du Père Halluin.

C'est qu'il connaissait bien toutes ces oeuvres : il les avait étudiées avec son esprit et avec son coeur : comme historien, comme Artésien, et surtout comme prêtre.

Que de plaies sa main discrète y avait pansées, que de bienfaits inconnus des hommes elle y avait répandus, que de pardons elle y avait octroyés au nom de Dieu !

Jusque dans ces derniers hivers, ne l'avons-nous pas vu, je ne dis pas seulement à sa stalle de chanoine, mais dans cette salle enfumée de la rue de Beaufort, où se réunissent les ouvriers pour la conférence du jeudi, venir les saluer, les édifier et les bénir ?

Cher et vénéré collègue, comme faisaient ces braves gens à la fin de nos séances, après avoir prié Dieu, avec vous, de sanctifier le repos de la nuit et le travail du lendemain, volontiers je m'incline avec eux, avec vos dignes parents et vos fidèles amis, avec mes collègues de l'Académie, devant votre dépouille mortelle, comme pour recevoir votre dernière bénédiction.

C'est la bénédiction d'un homme de bien qui honore la bienfaisance ; c'est la bénédiction d'un savant qui honore la science; c'est la bénédiction d'un prêtre qui ■honore le sacerdoce et l'Eglise.

Puisse cette bénédiction nous exciter tous à vous imiter ici-bas et nous servir à vous rejoindre dans le ciel. Vénéré Monsieur Proyart, adieu !


LISTE

des

MEMBRES TITULAIRES, HONORAIRES ET CORRESPONDANTS

de l'Académie d'Arras.

MEMBRES DU BIJREAU

Président :

M. DE MALLORTIE, *, 0. 0, Principal honoraire du

Collège.

Chancelier ;

M. RICOUART, 0. 0, Adjoint au Maire d'Arras.

Vice-Chancelier :

M. J. GUÉRARD, Juge au Tribunal civil.

Secrétaire- Général :

M. N.

Secrétaire-A djoint :

M. P. LECESNE, Q, Vice-Président du Conseil de Préfectre.

Archiviste :

M. G. DE HAUTECLOCQUE.

Bibliothécaire :

M. Aug. WICQUOT, 0. O, Bibliothécaire dela Ville.


— 344 — MEMBRES TITULAIRES

par ordre de nomination.

MM.

1. DE MALLORTIE, .&, 0. 0, Principal honoraire du Collège

Collège

2. LECESNE, *, 0. 0, anc Adjt auMaire d'Arras(1853).

3. SENS, *, C *, etc., 0. 0, Député (1860).

4. LE GENTIL, *, *, ancienJuge au Tribunal civil(1863).

5. PAGNOUL, 0.0, Directeur de la Station agronomique

du Pas-de-Calais (1864).

6. PARIS. Sénateur, ancien Ministre (1866).

7. GARDIN,*, Président honoraire du Tribun.civil(1868)

8. P. LECESNE, 0, Vice-Président du Conseil de Préfecture

Préfecture

9. G. DE HAUTECLOCQUE (1871).

10. ENVENT (l'abbé), Chanoine titulaire, Archiprêtre de la

Cathédrale (1871).

11. TRANNOY, #, 0. 0, ancien Directeur de l'Ecole de

Médecine (1872).

12. GOSSART, 0 0, Chimiste, anc. Professeur à l'Ecole

de Médecine (1873).

13. L. CAVROIS, C. *,anc.Audit'au Conseild'Etat(1876).

14. RICOUART, 0. 0, adjoint au Maire d'Arras (1879).

15. WICQUOT, 0. 0, Bibliothécaire de la Ville (1879).

16. GUÉRARD, Juge au Tribunal civil (1879).

17. Adolphe DE CARDEVACQUE (1881).

18. Em. PETIT, Président du Tribunal civil (1883).

19. H. TRANNIN, Docteur ès-sciences (1883).

20. DERAMECOURT (l'abbé), Directeur du Petit Séminaire

d'Arras (1884).

21. J. LELOUP, anc. Industriel, Conseiller général (1884).


— 345 —

MM.

22. J. BOUTRY, *, 0, Juge au Tribunal civil (1884).

23. P. LAROCHE, Directeur de l'Imprimerie du Pas-deCalais

Pas-deCalais

24. LORIQUET, 0, Archiviste du département (1885).

25. E. DEUSY, Avocat, Juge suppléant au Tribunal civil

(1887).

26. V. BARBIER, Directeur du Mont-de-Piété (1887).

27. ROHART (l'abbé), Professeur de Théologie (1887).

28. DEPOTTER, Vicaire général (1887;.

29. N.

30. N.

MEMBRES HONORAIRES

par ordre de nomination. Les lettres A. R. indiquent un ancien Membre titulaire ou résidant.

MM.FOISSEY, Professeur en retraite à Lille, A. R. (1841).

BOISTEL, ancien Juge au Tribunal civil de première instance à St-Omer, A. R. (1852),

PÉLIGOT, G. 0. *, Membre de l'Institut (1853)

CAMINADE, 0. 4, ancien directeur des Contributions indirectes, à Paris, A. R. (1870).

COINCE, Ingénieur des Mines, A. R. (1870).

PAILLARD, C. *,ancien Préfet du Pas-de-Calais (1875).

PIEROTTI (le docteur Ermete), *, Ingénieur honoraire de la Terre-Sainte (1877).

J.-M. RICHARD, 0, ancien Archiviste du Pas-deCalais, à Laval, A. R. (1879).

GUESNON, Professeur au Lycée de Lille (1881).

Mgr MEIGNAN, Archevêque de Tours (1882).


— 346 -

MM.BREGEAUT 0, Pharmacien, A. R. (1883).

Mgr DENNEL, évêque d'Arras, Boulogne et St-Omer

(1885). Jules BRETON, 0. *, membre de l'Institut (1887). Louis NOËL, *, statuaire.

MEMBRES CORRESPONDANTS

par ordre de nomination

MM.BRIAND(1843).

DANCOISNE, Notaire honoraire à Hénin-Liétard (1844).

Ed. LE GLAY, *, fr, ancien Sous-Préfet (1844).

DARD (le baron), 0. *, Q, à Aire-sur-la-Lys (1850).

BOTSON, Docteur en médecine, à Esquerchin (1851).

SCHAEPKENS, Professeur de Peinture, à Bruxelles.

J. DELVINCOURT, à Paris (1852).

L. DESCHAMPS DE PAS, %, 0. 0, correspondant de l'Institut, à St-Omer (1853).

DE BAECKER, *, Homme de lettres, à Bergues (1853).

KERVYN DE LETTENHOVE, C. * ancien Ministre, à Bruxelles (1853).

H. D'HAUSSY, à St-Jean-d'Angely (1854).

BENEYTON, à Donne-Marie (Alsace-Lorraine) (1856).

DORVILLE, ancien employé à 1 Administration centrale des Télégraphes (1857).

VÉRET, Médecin-Vétérinaire, à Doullens (1857).

MAIRESSE, Ingénieur (1857).

HAIGNERÉ (l'abbé), 0, Secrétaire perpétuel de la Société académique de Boulogne (1857).

J. PÉRIN, Avocat, Archiviste Paléographie (1859).


— 347 —

MM. Gh. SALMON, Homme de lettres, à Amiens (1860). DEBACQ, Secrétaire de la Société d'Agriculture de la

Marne (1860). Fr. FILON, Directeur de l'école Lavoisier, à Paris. Léon VAILLANT, *, Professeur au Muséum, à Paris

(1861). MOUGENOT, Homme de lettres, à Malzéville-lez-Nancy

(1860). G.GERVOSON, Membre de la Société Dunkerquoise

(1863). DE FONTAINE DE RESBECQ, *, 0. *, 0. 0, ancien

Sous-Directeur de l'Instruction primaire au Ministère de l'Instruction publique (1863). LEURIDANT, Archiviste et Bibliothécaire, à Roubaix

(1863). V. CANET, Secrétaire de l'Académie de Castres (1864). GUILLEMIN, Secrétaire de l'Académie de Châlons-surMarne

Châlons-surMarne MILLIEN, Homme de lettres, à Beaumont-la-Ferrière

(Nièvre) (1868). H. GALLEAU, Homme de lettres, à Esbly (1869). LEGRAND. ancien Notaire, à Douai (1872). BOUCHART, C. *, Président de Chambre à la Cour des

Comptes (1872). DRAMARD, Conseiller à la Cour d'appel de Limoges

(1872). GOUELLAIN, C. <b, 0. Membre de la Commission des

Antiquités départementales, à Rouen (1873). 'Félix LE SERGEANT DE MONNECOVE, &. propriétaire,

à St-Omer (1874). DE CALONNE (le baron), à Buire-le-Sec (1874). DEHAISNE (le chanoine), 0. 0, ancien Archiviste du

Nord, à Lille (1874).


— 348 —

MM. Vos (le chanoine), Archiviste de l'Evêché de Tournai (1875).

Ch. D'HÉRICOURT (le comte), *, Consul de France, à Stuttgard(1876).

Em. TRAVERS, Archiviste-Paléographe, à Caen (1876).

Al. ODOBESCO, chargé d'affaires de Roumanie, à Paris (1876).

HUGOT (Eugène), Secrétaire-Adjoint des Comités des Sociétés savantes, près le Ministère de l'Instruction publique, à Paris (1876).

DE SCHODT, Inspecteur général de l'Enregistrement et des Domaines de Belgique, à Bruxelles (Ixelles, rue de Naples, 18) (1877).

Fréd. MOREAU, père, *, à Paris (1877).

HEUGUEBART (l'abbé), curé de Lambres, près Douai (1878).

G. FAGNIEZ, Directeur de la Bévue historique, à Paris (1878).

G. BELLON, à Rouen (1879)

J.-G. BULLIOT, *, 0. 0, Président de la Société Eduenne, à Àutun (1879).

L. PALUSTRE, Directeur honoraire de la Société française d'Archéologie (1881).

DE LAURIÈRE, Secrétaire général de la même Société (1881).

DE MARSY (le comte). Directeur de la Société française d'Archéologie, C. *, à Compiègne (1881).

DELVIGNE (le chanoine), curé de St-Josse-Ten-Noode, à Bruxelles (1881).

Gustave COLIN, Artiste peintre, à Paris (1881).

MARTEL, ancien Principal du Collègue de Boulogne (1881).


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MM. Aug. OZENFANT, à Lille (1881).

P. FOURNIER, Professeur à la Faculté de droit, à

Grenoble (1881). L'abbé LEFÈVRE, aumonier à Doullens (Somme)

(1882). LEDRU, Docteur en médecine, à Avesnes-le-Comte

(1882). ROCH, ancien Percepteur, à Aire (1882). RUPIN, 0, Président de la Société Archéologique de

laCorrèze, à Brives (1882). L'abbé F. LEFEBVRE, curé d'Halinghen (1882). PAGART D'HERMANSART, à St-Omer (1883). Gabriel DE BEUGNY D'HAGERUE (1884), D'AGOS (le baron), à Tibiran (Hautes-Pyrénées). Victor GAY, à Paris (1884). Le Commandeur Ch. DESCEMET, à Rome (1884). MATHIEU, Avocat, Secrétaire du Cercle Archéologique

d'Enghien (Belgique) (1884). QUINION-HUBERT, ancien Magistrat, à Douai (1884). FROMENTIN, Curé de Fressin (1885). Rod. DE BRANDTDE GALAMETZ (le comte), à Abbeville

(1885). CURNIER, ancien Trésorier général du Pas-de Calais,

à Paris (1888V DE GUYENCOURT, Membre des Antiquaires de Picardie, à Amiens (1888). BOVET, Archiviste à Montbéliard (1888).



TABLE DES MATIERES

I. — Séance publique du 26 août 1887.

pages

Discours d'ouverture, par M DE MALLORTIE, Président 7

Rapport sur les travaux de l'année, par M. Paul LECESNE, Secrétaire-Adjoint 10

Rapport sur le Concours d'Histoire, par M l'abbé DERAMECOURTJ

DERAMECOURTJ résidant . k ...... . 25

God bless you. — Poésie par M. Ed. LECESNE, Membre

résidant ■. 35

Les Elections municipales à Pompéi en l'an 79 après

Jésus-Christ, par M. DE MALLORTIE, Président. . 39

La Vanité. — Poésie par M. Aug. WICQUOT, Membre

résidant 64

Lauréat des Concours 68

Sujets mis aux Concours pour 1888 68

II. — Lectures faites dans les séances hebdomadaires.

L'Atelier de M. Demory. — Son enseignement, ses principaux élèves, par M. C. LE GENTIL, Membre résidant 73

Le roman de Mélusine, par M. Ed. LECESNE, Membre

résidant 93

A quelle époque la ville d'Arras est-elle devenue réellement française, par M. Aug. WICQUOT, Membre résidant 177

Essai sur la Bourgeoisie d'Arras avant la Révolution de 1789, par M. Ad. DE CARDEVACQUE, Membre résidant 195

Le Puy académique d'Arras, ou l'art de la Ménestrandie au moyen-âge, par M. L. CAVROIS, membre résidant 225


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III. — Séance publique du 17 mai 1888.

Piges

Discours de réception de M. H. LORIQUET, Archiviste

du département 247

Discours de M. DE MALLORTIE, Président, en réponse

au discours précédent 285

Discours de réception de M. l'abbé ROHART .... 304

Discours de M. l'abbé DERAMECOURT, Membre résidant,

en réponse au discours précédent 321

IV. — Nécrologie.

Discours prononcé sur la tombe de M. Aug. Terninck, Membre honoraire, par M. Louis CAVROIS, Membre résidant 333

Discours prononcé aux funérailles de M. le chanoine Proyart, par M. l'abbé DERAMECOURT, Membre résidant 338

Liste des Membres titulaires, honoraires et correspondants de l'Académie d'Arras 343