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Titre : Les Princes de la maison royale de Savoie, par M. Édouard de Barthélemy

Auteur : Barthélemy, Édouard de (1830-1888). Auteur du texte

Éditeur : Poulet-Malassis et de Broise (Paris)

Date d'édition : 1860

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30061843b

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : In-12, 274 p.

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Description : Collection numérique : Fonds régional : Rhône-Alpes

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5510854s

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LM3-851

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 26/04/2010

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LES PRINCES

DE LA

MAISON ROYALE

DE

SAVOIE


Alençon.— Typ, de Toulet-Malassis et De Broise


LES PRINCES

DE LA

MAISON ROYALE

DE

SAVOIE

PAR

M, EDOUARD DE BARTHELEMY

Vires acquirit cundo.

(Devise du comte Vert.)

PARIS POULET-MALASSIS ET DE BROISE

LIBRAIRES-ÉDITEURS

9, rue des Beaux-Arts

1860 Traduction et reproduction réservées.



AVANT-PROPOS

Ce n'est point une histoire de la Savoie que nous avons eu la prétention d'essayer en publiant ce travail : notre but a été plus modeste. Nous avons voulu tenter de faire connaître les princes de la maison de Savoie, de cette antique race souveraine qui a donné quatorze princesses à la maison royale de France, en échange de dixhuit que celle-ci lui a donné de son côté; dont les annales ont été étroitement mêlées à celles de notre pays, quoique plus d'une fois ses chefs aient porté les armes contre nous, et dont la défense a rajeuni aujourd'hui, en les renouvelant, les plus belles pages de nos fastes militaires.


2 AVANT-PROPOS

Et encore, en tentant d'esquisser cette histoire des princes de la maison de Savoie, dont une branche était devenue au XVIIe siècle complétement française, nous ne prétendons pas non plus présenter aux lecteurs un travail original. Nous nous sommes contenté de nous entourer des principaux auteurs qui ont étudié le passé de ces contrées, et nous avons resserré en quelques pages ce que Guichenon, Pingon, La Chiésa, Contiglioni, Niçard, et, dans des temps plus modernes, le marquis Costa de Beauregard, ont savamment et longuement raconté. C'est un résumé que nous avons eu le projet de faire, et rien de plus. Mais nous avons espéré ne pas avoir eu une pensée complètement dépourvue d'intérêt, car peu de personnes, croyons-nous, connaissent, même superficiellement, l'existence de ces princes qui, d'obscurs petits seigneurs sont devenus, dès le moyen-âge de véritables souverains avec lesquels comptaient leurs voisins; puis des ducs, dont les Etats, par leur situation entre la France et l'Italie, augmentaient singulièrement l'importance; enfin des rois. D'autres ont étudié l'histoire des contrées qui composent aujourd'hui la monarchie sarde; pour nous, nous avons mis de côté, autant que cela se pouvait faire, le pays,


AVANT-PROPOS 3

pour ne voir que la famille de ceux qui le gouvernaient, suivre leur politique, constamment dirigée vers l'agrandissement de l'Etat, ses développements, ses progrès, en ne négligeant aucun des membres de cette maison.

Il y a, en effet, trois époques distinctes dans l'histoire de la maison de Savoie : au commencement, c'est-à-dire du temps des comtes, resserrés entre des voisins malveillants ou incommodes, ils ne peuvent que se maintenir sans trop s'étendre, jusqu'au comte Vert, qui triompha le premier de la féodalité. Sous les neufs premiers ducs au con^ traire, la maison de Savoie doubla presque ses Etats; mais pendant cette période elle reste comme sous le vasselage de la France : ses princes semblent avoir oublié leurs instincts belliqueux; ils s'occupent de l'intérieur du pays, des lois, des institutions, comme pour préparer leurs sujets aux longues luttes qui allaient commencer.

Emmanuel-Philibert, réduit au rôle de prétendant et à servir comme général dans les armées espagnoles, inaugure la troisième époque qui créa réellement l'indépendance politique de la Savoie, — on verra à quel prix, — couronnée par l'avènement de Victor-Amédée II à la dignité royale.


4 AVANT-PROPOS

Nous arrêtons notre récit à la Révolution française, pour le conduire sommairement seulement jusqu'à l'époque actuelle, destinée à être le point de départ d'une quatrième période pour la royale maison de Savoie.

Tel est en quelques mots notre plan : nous tentons de rapidement résumer une histoire imparfaitement connue, sans avoir entendu élever plus haut nos prétentions, et nous serons satisfait si seulement nous ne sommes pas demeuré trop loin du but que nous nous étions proposé. Nous publions de plus, sous la forme d'appendice, un document intéressant, plaquette aujourd'hui fort rare et dont nous avons retrouvé deux exemplaires à la bibliothèque de l'Arsenal, tous deux imprimés en français, mais l'un à Turin et l'autre à Paris. Les Mémoires de ce qui s'est passé aux nopces des Infantes de Savoye en 1608 donnent les plus curieux détails sur la cour de Savoie à cette époque, et la manière splendide dont se célébraient les mariages princiers. C'est à ce titre surtout que ce récit, exact comme un procèsverbal, m'a paru digne réellement des honneurs de la réimpression.

Courmelois, le 1er novembre 1859.


LES COMTES DE SAVOIE



LES COMTES DE SAVOIE

I

Il n'est pas besoin de se perdre dans la nuit des temps pour étudier les origines de la maison de Savoie : elle remonte à Humbert aux blanches mains, seigneur de Maurienne, qui vivait au commencement du XIe siècle. Les seigneurs de Maurienne, — vallée, située entre la France, la Savoie et la Tarentaise, — figuraient parmi les anciens feudataires du royaume de Bourgogne et comptaient au nombre des vassaux de l'empire germanique, depuis le testament de Rodolphe III. On ne sait pas précisément d'où ils descendaient : les uns les ont cru Lombards, d'autres les ont fait sortir de la môme souche que les comtes du Genevois (1), c'est-à-dire des derniers rois de Bourgogne,

(1 ) Le comté de Genevois, qu'il ne faut pas confondre avec la ville de Ge-


8 LES COMTES DE SAVOIE

mais les auteurs les plus sérieux abandonnent cette question sur laquelle la controverse est trop facile, et se bornent à croire que Humbert aux blanches mains, comte et gouverneur de Maurienne, à titre sans doute amovible, imita l'exemple des grands vassaux de la France et de l'Allemagne, et rendit sa charge héréditaire (1).

Humbert paraît, pour la première fois, dans l'histoire, comme ayant accompagné, en qualité de vassal, Conrad II, contre l'armée du comte de Champagne, Eudes, qui revendiquait la couronne impériale comme neveu de Rodolphe III, et périt dans un combat en Lorraine, en 1036. Le baron de Faucigny et l'évêque de Maurienne avaient embrassé le parti contraire dans cette lutte, et il en résulta une guerre locale à la suite de laquelle on croit que les domaines d'Humbert furent amplement agrandis. A cette époque, en effet, ils ne se composaient que d'une faible partie de la vallée de l'Arc, avec Aiguebelles pour capitale et Charbonnières pour château-fort. L'empereur constitua probablement

nève qui demeura toujours indépendante, est une ancienne province des Etats sardes, qui avait pour capitale Annecy ; il échut à Humbert de Villars, d'où il entra, en 1564, dans la maison de Savoie; il fut alors érigé en duché, et définitivement réuni en 1 659.

(1) On ne peut pas plus ajouter foi aux systèmes qui tendent à le faire descendre de Witikind, des rois de Provence ou d'un prétendu frère de Hugues Capet. Humbert était fils de Berold ou Berthold, gouverneur d'Arles, croit-on, pour le roi de Bourgogne, et qui se serait distingué par la défense de ses Etats contre les marquis de Suse et d'Ivrée. Les auteurs de l'Art de vérifier les dates disent qu'il mourut très-âgé à l'abbaye de Saint-Victor de Marseille.

Guichenon, à l'égard de la question d'origine, produit le texte d'un acte authentique, émané, le 23 avril 1582, des électeurs de l'empire, et qui constate la descendance des princes de Savoie de la maison de Saxe : « Quia dux Sabaudice sit princeps sacri imperii, ex sanguine germano ducum Saxoniae oriundus ; » etc.


LES COMTES DE SAVOIE 9

alors un assez riche patrimoine à son fidèle vassal : une puissante féodalité se partageait ces contrées, et, dès le premier jour, la pensée constante des princes de la maison de Savoie fut d'absorber ces petites souverainetés qui, diocèses ou villes libres, s'administraient et vivaient dans une complète indépendance; quelques mots sont nécessaires à ce sujet pour l'intelligence du récit qui va suivre.

Trois marquisats avaient été établis par Charlemagne après la destruction du second royaume lombard pour la sûreté des frontières françaises : celui de Suse qui embrassait les vallées situées entre la Doire et le Posio ; celui d'Ivrée qui s'étendait vers la vallée d'AosteetleTanaro, et celui du Montferrat, postérieur aux précédents, qui renfermait Verceil, Ivrée et Turin. Les marquis d'Ivrée furent quelque temps eux-mêmes rois des Lombards, puis, à l'extinction de leur race, l'empereur Othon III supprima ce fief et le partagea entre le Montferrat et le marquisat de Suse. Les possesseurs de ce dernier ne subsistèrent pas non plus trèslongtemps, et au xie siècle ceux de Montferrat avaient étendu leurs domaines jusqu'aux pieds de l'Apennin, avec Casai pour capitale. Quand Adélaïde de Suse porta ces biens dans la maison de Savoie, elle en détacha quelques parties pour donner en dot à sa petite-fille, mariée à Boniface, cadet de la maison de Montferrat, et en obtint même de l'empereur l'érection sous le nom de marquisat de Saluées et sous le vasselage des comtes de Savoie : il s'étendait de la Pelice au Pesio, et avait une grande importance par sa situation géographique entre la France et le Piémont. D'autres marquisats se

1.


10 LES COMTES DE SAVOIE

formèrent encore pendant la période du moyen-âge ceux de Final, de Savone, de Carreto, de Vasto, de Busca, mais en demeurant dans une position tout-àfait secondaire. Les empereurs consacrèrent volontiers ces subdivisions d'Etats qui assuraient leur influence en démembrant les domaines de seigneurs qui auraient pu être trop forts autrement : ils reconnurent aussi un assez grand nombre de comtés et de baronnies qui formaient de ce côté des Alpes la féodalité la plus puissamment organisée. La plupart des évêchés, en outre, se gouvernaient, au début, avec une indépendance absolue, et comme eux un certain nombre de villes, telles que Chiéri, Savillan, Coni, Mondovi, Alba et Asti (1). C'est au milieu de toutes ces difficultés, de ces rivalités, que les successeurs d'Humbert aux blanches mains allaient avoir à agrandir et à fonder un Etat considérable à la place d'une obscure seigneurie. Humbert acquit d'abord de l'empereur le Chablais et le Valais, et il mourut vers l'an 1048, ayant eu de sa

(1 ) Je ne crois pas inutile de rappeler de quels Etats est composée aujourd'hui la monarchie sarde : elle a été successivement formée du comté de Savoie, puis du Chablais, capitale Thonon, limitrophe de la Suisse, donnée par l'empereur Conrad à Humbert aux blanches mains; du Genévois; de la Tarantaise, capitale Moutiers, et du comté de Maurienne; de la baronnie de Faucigny, chef-lieu Bonneville, réunie par mariage en 1233, enfin du Piémont.

La Savoie correspond aux provinces romaines des Alpes Grées et Pennines; elle fit partie de l'empire de Charlemagne ; elle fut donnée, en 888, à Rodolphe, roi de Bourgogne transjurane, et réunie à l'empire par Conrad le Salique, qui en investit Humbert de Maurienne.

Quant au Piémont, qui correspond à partie de la Gaule transpadane et de la Ligurie, il fut d'abord divisé, au moyen-âge, entre les marquis d'Ivrée, de Suse, de Montferrat et de Saluces ; puis devint une principauté pour une branche de la maison de Savoie au XIIIe siècle : l'annexion date de 1418. Au XVIIIe siècle, le Piémont s'agrandit considérablement par l'adjonction d'une portion du Milanais.


LES COMTES DE SAVOIE 11

femme, nommée Amélie, plusieurs enfants parmi lesquels les deux fils aînés se succédèrent au comté de Savoie, et une fille épousa le comte de Zeringen.

II

Amédée Ier n'a pas laissé de traces bien importantes de son gouvernement : on ignore la date précise de sa mort fixée vers l'année 1069. L'historien Paradin raconte à son sujet une assez plaisante aventure qui lui serait arrivée quand il assista à Rome au couronnement de l'empereur Henri III. «Advint un jour que le comte, armé, se vint présenter à l'huis de la chambre où se tenoit le conseil, et ayant heurté, lui fut incontinent la porte présentée pour sa personne seulement, le priant l'huissier du conseil de faire retirer cette grande troupe qui estoit à sa queue, à quoi ne voulant acquiescer, ne lui voulut l'huissier permettre l'entrée. Donc il persista encore si hautement que l'empereur oyant le bruit demanda que c'estoit ; l'huissier répond que c'estoit le comte de Maurienne qui menoit après soi un grand nombre de gentilshommes. — Lors, dit l'empereur, qu'on le laisse entrer et qu'il laisse sa queue dehors. — Ce qu'ayant entendu le comte répondit avec mécontentement : — Si ma queue n'y entre avec moi, je n'y entrerai jà et vous en quitte. — Ce qui décida l'empereur à céder et à faire ouvrir les portes toutes grandes (1). »

(1 ) Je dirai une fois pour toutes que les citations non autrement indiquées sont tirées de Guichenon.


12 LES COMTES DE SAVOIE

III

Amédée n'eut pas d'enfants d'Adalgise, sa femme, et ses domaines firent retour à son frère, Othon ou Odon, qui s'intitulait comte de Savoie et de Maurienne, seigneur de Chablais, d'Aoste et de Valais, et qui devint, par son mariage, marquis de Suse. Ce mariage est même à peu près le seul acte important de sa vie dont les anciennes chroniques nous aient conservé le souvenir : il ne survécut d'ailleurs qu'une dizaine d'années à Amédée. Il avait épousé Adélaïde, fille unique d'Ulrich Mainfroy, dernier marquis de Suse, veuve de Herman, duc de Souabe, et de Henri, marquis de Montferrat : elle vécut jusqu'en 1091, ayant eu pour enfants :

Pierre de Savoie, auquel Adélaïde donna les titres de marquis de Suse et d'Italie, mais il n'eut de sa femme, Agnès de Guyenne, fille de Guillaume VI et d'Agnès de Bourgogne, que Agnès, mariée à Frédéric de Montbéliard, et Alix, épouse de Boniface, marquis de Saluées, par l'entremise de la comtesse Adélaïde ;

Amédée, qui succéda à son père;

Othon de Savoie, évêque. d'Asti, et sous l'épiscopat duquel le pape Urbain II vint consacrer, en 1096, la nouvelle cathédrale ;

Berthe de Savoie, mariée à l'empereur Henri III de Souabe, dit le Vieil, qui voulut la répudier, et ne se décida à la conserver qu'après avoir été prévenu par le pape que « les parents de Berthe, qui estoient puis-


LES COMTES DE SAVOIE 13

sants, se ressentiroient de cette injure et la véngeroient par les armes ; »

Adélaïde de Savoie, qui épousa Rodolphe, duc de Souabe, et depuis élu empereur.

IV

L'obscurité de ces règnes empêche malheureusement de suivre l'origine de l'extension des Etats de Savoie pendant la période précisément la plus intéressante, et l'historien de cette maison, le marquis Costa de Beauregard, ne peut s'empêcher de regretter vivement cette lacune qu'il a vainement cherché à combler. La vie du comte Amédée II, qui régna de 1078 environ à 1094, nous fournit cependant quelques détails. Lui et sa mère se trouvèrent naturellement mêlés, par leurs rapports de parenté, à la grande querelle entre le pape et l'empereur : le comte servit activement d'intermédiaire à son beau-frère dont il épousa chaudement les intérêts, sans cependant se compromettre envers Grégoire VII; et en récompense il reçut de Henri, le Bugey, petit pays qui forme aujourd'hui une partie du département de l'Ain et qui était d'une grande importance pour Amédée en lui donnant pied sur le territoire français, au delà de la ceinture des Alpes qui semblait le séparer de l'Occident : on croit aussi qu'il se fit inféoder le marquisat d'Ivrée, auquel avait droit la comtesse Adélaïde, du chef de sa mère Berthe, fille du dernier marquis.

Amédée épousa Jeanne, fille de Gérald, comte de


14 LES COMTES DE SAVOIE

Genevois et de Gisèle, nièce du comte Raoul de Bourgogne : il n'eut que trois enfants, Humbert II, Constance, mariée à Boniface II, marquis de Montferrat, et Lucrèce à André Visconti, comte de Milan.

V

Amédée avait vivement protégé le mouvement monastique qui se faisait sentir dans la haute Italie, et il y appela lui-même encore quelques enfants de saint Benoit et de saint Augustin, qui là, comme partout ailleurs, furent les grands instructeurs des populations rurales. Guichenon enregistre avec soin les nombreuses donations faites par ces princes aux abbayes fondées dans leurs Etats. Humbert II, son successeur, qui pendant ses premières années put encore écouter les conseils de sa grand'mère Adélaïde, imita cet exemple et ne se montra pas moins aumônier. Humbert est aussi le premier comte de la maison de Savoie qui porta positivement les titres de comte de Maurienne et de marquis de Suse. Il inaugura son règne en s'emparant de la Tarentaise sur le sire de Briançon (1), et se trouva ensuite pendant quelque temps dans de grands embarras à cause de la mort de son aïeule, « l'ornement de son siècle, » dont on voulut un instant lui disputer l'héritage. En 1096, il accompa(1)

accompa(1) s'était emparé de la Tarentaise à la prière de l'archevêque qui se plaignait de la tyrannie des sires de Briançon. Il conclut un traité avec le prélat et le chapitre de Moutiers, en vertu duquel il conserva la moitié de sa conquête.


LES COMTES DE SAVOIE 45

gna, croit-on, Godefroy de Bouillon en Terre-Sainte : le reste de sa vie, d'ailleurs, n'est signalé que par des fondations pieuses; il mourut en 1103, ayant établi fermement la domination de sa maison sur la moitié de la Maurienne, la Tarentaise, la haute Savoie, le duché de Turin, la vallée d'Aoste et le marquisat de Suse (1). Il épousa Gilles, fille de Guillaume II, comte de Maçon, et qui se remaria avec Renier, marquis de Montferrat : cinq enfants naquirent de cette union, outre l'héritier présomptif :

Guillaume de Savoie, chanoine de Liége et abbé de Namur;

Humbert de Savoie, mort sans postérité;

Renaud de Savoie, prévôt de Saint-Maurice en Chablais ;

Adélaïde de Savoie, femme de Louis le Gros, roi de France et remariée à Mathieu de Montmorency, connétable ;

Agnès de Savoie, alliée à Archambaud de Bourbon.

VI

Amédée III, sixième comte de Savoie, succéda à son père en 1103 et mourut le 1er avril 1149 à Nicosie, dans l'île de Chypre, en revenant de la troisième croisade oîi il avait été suivi par l'élite de sa noblesse, et notamment par les barons de Faucigny, de Seyssel, de la Chambre, de Miolans et de Montbel, les seigneurs

(1) Le reste de la Savoie appartenait aux seigneurs de la Rochette et de Cbambéry, et toute la partie haute du royaume actuel au comte de Genevois.


16 LES COMTES DE SAVOIE

de Thoire, de Vienne, de Montmayeur, de Viry, de la Palude, de Blonay, de Chevron-Villette, de Chignin . et de Châtillon, de Beaujeu, de Coligny, de Thoire, de la Balme, d'Amesin, de Barges, de Ferlay, de Cuyne, de Chevelu, de Saint-Romain, de Bussy, de Bressieux , de Briançon, de Mornay, de Montfalcon, de Faverges, de Rogemont, de Sousmont, de Belmont, de Grandmont, de Rossillon, de Bochesel, de Sarron, de Serrières, de la Palu, d'Aix, de Grésy, etc. Les détails de son règne sont peu connus : on sait seulement qu'il fit la guerre au Dauphiné, qu'il enrichit et fonda de nombreuses abbayes, notamment celles de Saint-Sulpice en Bugey, de Haute-Combe et de Tamier en Savoie, et qu'il épousa Mahaut d'Albon, fille de GuyIV, dauphin de Viennois, dont il eut, outre ses deux fils, chanoines de Saint-Antoine de Ranvers :

Humbert III ;

Alix de Savoie, mariée au sire de Beaujeu;

Mathilde de Savoie, femme de Alfonse, roi de Portugal, puis chanoinesse de Sainte-Croix de Coïmbre;

Marguerite de Savoie, fondatrice de l'abbaye de Bons, en Bugey;

Julie de Savoie, abbesse de Saint-André-de-Vienne;

Agnès de Savoie, unie à Humbert, comte de Genévois.

On croit aussi qu'ils eurent une cinquième fille, Isabeau, mariée à Octavian de Saulx, fils de Guy de Saulx, dont sont descendus les ducs de Saulx-Tavannes(1).

(4) Généalogie de la maison de Saulx-Tavannes, publiée par Laurent Meillet au XVIIe siècle : Guichenon l'admet également, et encore Adam de Sychar,


LES COMTES DE SAVOIE 17

VII

Humbert III (1) devint comte de Savoie en 1150 et vécut jusqu'au 4 mars 1188 : il fut le premier de sa famille qui ait été enseveli à Haute-Combe; il fut aussi celui des princes de sa maison qui contracta le plus grand nombre de mariages, ayant épousé en premières noces Foedide de Toulouse, fille du comte Alfonse Ier; puis Germaine, fille du duc Berthold IV de Zeringen ; Béatrix, fille de Girard, comte de Vienne et de Maçon ; et enfin Gertrude, fille de Thierry d'Alsace, comte de Flandre. Il n'eut d'enfants que du second et du troisième lit : Germaine de Zeringen le rendit père de Agnès, fiancée à Jean-sans-Terre, prince d'Angleterre, mort avant son mariage; et Béatrix de Vienne, de Thomas, et d'Eléonore, femme de Guy, comte de Vintimille, puis de Boniface III, marquis de Montferrat, roi de Thessalie.

Ce règne ne fut pas heureux pour la Savoie : Humbert commença par battre les Dauphinois, puis il accompagna l'empereur au siége de Milan, en 1158, mais il crut ensuite que le moment était venu de secouer le joug allemand, et Frédéric Barberousse ayant déclaré la guerre au pape, Humbert se prononça pour ce dernier, appuyé par toutes les villes indépendans

indépendans généalogie des familles de Rochechouart et de Saulx, seulement ce dernier l'appelle Edmée. (1) Né à Avellano le 1er août 1136.


18 LES COMTES DE SAVOIE

dantes limitrophes du comté. Les troupes impériales entrèrent aussitôt en Piémont, saccagèrent tout le pays, et le comte mourut avant d'avoir vu cesser ces ravages provoqués par son imprudence, et laissant à son fils un héritage séquestré pour la plus grande partie.

VIII

Thomas Ier (1) était mineur quand il succéda à son père, et ce fut Boniface de Montferrat, nommé son tuteur, qui parvint à obtenir de l'empereur la cessation des hostilités. Un certain nombre d'historiens assurent que ce prince alla à la croisade de 1197, où fut repris Constantinople, mais Guichenon ne peut y croire à cause de la contradiction des documents. Ce qui est plus certain, et surtout plus important pour le pays, c'est que l'empereur Henri n'hérita pas de la haine de Barberousse contre la maison de Savoie, et que le 1er juillet 1207, à Bâle, il accorda à Thomas l'investiture de ses Etats en y ajoutant les châteaux de Quiers, de Testonne et de Modon; dix-huit ans plus tard, Othon IV lui donnait le titre de vicaire de l'empire en Piémont et en Lombardie. Le comte réunit, à sa demande, un certain nombre de seigneuries dans le Bugey, le Chablais et le pays de Vaud; il prêta plusieurs fois ses troupes à l'empereur, affranchit la vallée d'Aoste, combla d'aumônes les établissements monastiques; mais il mourut le 20 janvier 1233 avant d'avoir

(1) Né à Charbonnières le 20 mai 1177.


LES COMTES DE SAVOIE 19

pu réduire la ville de Turin, qui s'était insurgée après lui avoir été rendue par Othon.

Il se maria deux fois : d'abord avec Béatrix, fille de Guillaume Ier, comte de Genevois, et ensuite avec Marguerite de Faucigny, héritière de cette seigneurie, et de laquelle seulement il eut des enfants; je nommerai, outre Amédée V :

Humbert de Savoie, mort en 1223 en Hongrie, oh il était allé conduire des troupes au duc de Moscovie ;

Thomas, qui fonda la branche des princes d'Achaïe;

Aymon de Savoie, seigneur de Chablais et de Chillon, mort sans alliance, en 1242;

Guillaume de Savoie, évêque de Valence, puis de Liége ;

Amédée de Savoie, chartreux, puis évêque de Maurienne ;

Pierre, qui devint comte de Savoie après son neveu;

Philippe, archevêque de Lyon, puis successeur du précédent;

Léonore de Savoie, femme d'Azzon d'Est, comte de Vérone et d'Ancone ;

Marguerite de Savoie, mariée en 1218 à Herman, comte de Kybourg;

Boniface de Savoie, archevêque de Cantorbéry et primat d'Angleterre, après avoir été évêque de Belley; il avait, en 1246, commandé les armées du pape. Guichenon nous raconte qu'on appelait ce prince l'Absalon de Savoie, mais qu'un historien anglais assurait « qu'il estoit plus illustre par sa naissance que par sa doctrine, et plus redoutable par les armes temporelles que par les spirituelles; » il mourut le 14 juillet 1270.


20 LES COMTES DE SAVOIE

Béatrix de Savoie, mariée en 1220 à Raymond Bérenger, comte de Provence. « Cette princesse, la plus belle, sage et prudente de son temps, au rapport de l'historien Mathieu Paris, a procuré à la royale maison de Savoie un honneur singulier, qui ne se rencontre point en aucune autre maison souveraine du monde, et qui est sans exemple dans tous les siècles, parce qu'elle eut quatre filles, trois reines et une impératrice, et trois petites-filles, dont deux furent reines et l'autre impératrice; en voici le détail : Marguerite de Provence, sa fille aînée, épousa saint Louis, roi de France, en 1234; Léonor de Provence se maria avec Henri III, roi d'Angleterre, en 1236; Léonie de Provence fut accordée en mariage, au mois d'août 1241, à Raymond, comte de Toulouse, mais ce fut sans effet, s'estant deux ans plus tard alliée avec Richard d'Angleterre, comte de Cornouailles et de Poitou, qui fut empereur; la quatrième, nommée Béatrix de Provence, eut pour mary Charles, fils de France, roi de Sicile et de Jérusalem, frère du roi saint Louis, en 1245. Quant aux petites-filles de cette princesse, Isabelle de France fut reyne de Navarre; Marguerite d'Angleterre, reyne d'Ecosse; et Béatrix de France ou de Sicile, impératrice de Constantinople ; »

Alix de Savoie, abbesse de Saint-Pierre-de-Lyon;

Agathe de Savoie, abbesse du même monastère après sa soeur (1279);

Avoy de Savoie, — quatorzième enfant, — épousa le comte de Devonshire.


LES COMTES DE SAVOIE 21

IX

Amédée IV (1) débuta en continuant naturellement l'expédition de son père contre Turin avec l'assistance du marquis de Montferrat et du dauphin de Viennois; Févêque prévint la lutte en décidant les habitants à faire leur soumission (décembre 1255). Le comte ne signala guère le reste de son règne que par son dévouement à l'empereur et les aumônes dont il enrichit les abbayes. Il eut cependant aussi à réduire les Valaisans qui, en guerre avec deux de ses frères apanages dans le pays de Vaud, avaient envahi le vald'Aoste; ils furent rudement défaits ; leur capitale, Sion, dut se rendre et le Valais fut réuni à la Savoie. Quant à l'empereur, il vint deux fois à Turin, et à son premier voyage, en 1238, il érigea le Chablais et le val d'Abste en duchés sous ce double nom, et plus tard, quand Amédée eut refusé au pape le passage à travers ses Etats pour l'armée réunie, en France sous le commandement du cardinal Ubaldini, Frédéric II confia au comte la dignité de vicaire-général de l'empire qu'avait déjà portée son père. Au moment de sa mort (1259), il avait considérablement étendu son comté, et, avantage dont ses prédécesseurs avaient rarement joui, il y régnait sans conteste.

Amédée se maria deux fois, d'abord avec Anne, fille d'André, dauphin de Viennois et de Béatrix de Mont(1)

Mont(1) à Montmélian en 1197.


22 LES COMTES DE SAVOIE

ferrât et ensuite avec Cécile de Baux, fille du vicomte de Marseille, Du premier lit naquirent deux filles, mariées l'une, Béatrix, avec Manfroid III, marquis de Saluées, puis avec Manfroid, marquis d'Alexandrie, bâtard de l'empereur Frédéric II et depuis roi de Naples ; l'autre Marguerite, avec Boniface-le-Grand, marquis de Montferrat. Du second lit, Amédée eut un fils et. trois filles dont une mourut sans alliance : l'aînée,. Béatrix, épousa Pierre de Chalon, seigneur de Chateaubelin, et la seconde, Léonore, donna sa main à Guichard de Beaujeu, seigneur de Montpensier.

X

Le comte Boniface (1) ne régna pas en fait, car iî' mourut à l'âge de dix-neuf ans et d'une manière déplorable, puisqu'il fut la victime de ses sujets révoltés. Le Piémont profita de la régence de Cécile de Baux pour se soulever de nouveau : Thomas de Savoie, chef du conseil, recourut naturellement à la force, mais il fut battu par les rebelles à Monte-Bruno, fait prisonnier et' rendu à la liberté aux plus humiliantes conditions. Sur ces entrefaites le comte d'Anjou vint à son tour faire la guerre au Piémont pour se venger des secours que le gouvernement du comté fournissait à Manfroid, son rival à la couronne de Naples : Boniface prit alors le commandement de ses troupes et après quelques avantages, il vint assiéger Turin, et fut également pris.

(1) Né à Chambéry le 1er décembre 1244.


LES COMTES DE SAVOIE 23

à la suite d'un combat où il succomba sous le nombre de ses ennemis : il mourut après quelques semaines de captivité.

XI

Comme Boniface n'avait pas été marié, la Savoie fit retour malgré les réclamations, d'ailleurs peu fondées, des soeurs de Boniface, à Pierre de Savoie (1), son oncle, qui était établi en Angleterre, où le roi Henri III, son neveu, lui avait donné les comtés de Richemond et d'Essex. La loi salique ne laissait aucun doute à cet égard, mais il semble que la couronne alors aurait dû revenir au fils aîné de Thomas de Savoie, prince d'Achaïe, frère aîné lui-même de Pierre : Guichenon fait remarquer qu'à cette époque la loi de représentation et de primogéniture n'était pas encore établie dans la maison de Savoie, et la succession appartenait au mâle le plus proche, par conséquent à l'oncle à l'exclusion du neveu. Pierre d'ailleurs avait déjà rendu des services à son pays dans la dernière guerre du Valais et il en rendait encore un très-important en annexant au comté la baronnie de Faucigny, du chef de sa femme Agnès de Faucigny, héritière de ce domaine. Parvenu à la couronne, il ne pensa d'abord qu'à venger l'offense de Boniface et à réduire le Piémont, résultat obtenu en peu de jours, quoique Turin ait fait une vigoureuse défense : Pierre accorda une habile amnistie, revint

(1) Né à Suse en 1205.


24 LES COMTES DE SAVOIE

en Savoie où il mit tout en ordre, et reçut de l'empereur l'investiture d'un grand nombre de seigneuries qui composèrent la baronnie de Vaud : Berne et Lausanne se mirent sous sa dépendance, mais au retour d'un voyage à Londres, le comte Pierre eut à combattre le comte de Genevois, les Turinois révoltés de nouveau qu'il réduisit à l'aide des troupes que lui prêta le roi d'Angleterre et enfin le comte de Lauffemberg qui voulait s'emparer du comté de Kybourg et qui fut battu en deux combats. Un an après, Pierre mourait (7 juin 1268) n'ayant qu'une fille, Béatrix de Savoie, dame de Faucigny, mariée d'abord à Guy, dauphin de Viennois, puis à Gaston, vicomte de Béarn.

XII

La Savoie passa alors à un frère puîné de Pierre, à Philippe (1), qui avait passé toute sa vie dans la carrière ecclésiastique, et, sans recevoir les ordres sacrés, avait atteint les plus grandes dignités, étant devenu gouverneur du patrimoine de Saint-Pierre, grand gonfalonnier, archevêque de Lyon, et possesseur d'un grand nombre de bénéfices, outre un riche apanage ; mais quand il vit ses chances à la succession devenir à peu près certaines par l'âge de son frère et l'absence d'enfants mâles, il quitta tous ces titres et rentra dans le monde , d'abord en se battant avec ses neveux, — fils du comte de Maurienne , — contre les

(1) Né à Aiguebelle en 1207.


LES COMTES DE SAVOIE 25

Astésans, puis de son chef contre le dauphin de Viennois ; et en 1267 il épousa Alix , comtesse palatine de Bourgogne, qui, étant morte avant son mari, laissa tout son héritage au fils qu'elle avait de son premier mariage avec le comte de Chalon. Le seul événement qui signala encore le règne de Philippe fut sa guerre avec le comte de Habsbourg, et il mourut le 17 novembre 1285, après avoir choisi pour lui succéder le fils puîné de son frère, Amédée V, à l'exclusion de l'aîné qui reçut en compensation Pignerol et quelques autres seigneuries.

XIII

Amédée (1) régna trente-huit ans , au milieu des événements les plus compliqués, mais dont il sortit toujours à son avantage. Il avait déjà appris à gouverner sous son oncle , qu'il ne quittait pas, et son premier soin, quand il saisit les rênes du gouvernement, fut de renouveler ses alliances avec les grandes puissances. Il battit ensuite le dauphin de Viennois, le comte de Genevois, et se sentant assez soutenu à Genève, il obtint, après un siège vaillamment soutenu par ses troupes dans la citadelle qu'elles occupaient, ce qu'il demandait, le vidommat de la ville (1321).

Mais Amédée ne pouvait demeurer en repos, et voyant le calme rétabli à l'intérieur, il alla guerroyer au dehors et conduisit lui-même des troupes en Ffan(l)Né

Ffan(l)Né Bourgetle 4 septembre 1249.

2


26 LES COMTES DE SAVOIE

dre au roi Philippe-le-Bel ; il servit aussi l'empereur et sut se créer une grande position parmi les souverains de l'Europe, et ajouter à la Savoie un certain nombre de villes, entre autres la remuante cité d'Asti, que Henri VI lui donna avec le titre de prince de l'empire. Et au milieu de tant d'occupations le comte trouva encore le moyen de traverser les mers et d'aller se battre avec les Turcs. « Tous les historiens de Savoie, écrit Guichenon, disent que les chevaliers de l'Hospital de Saint-Jean-de-Jérusalem, ayant conquis Rhodes sur les Turcs l'an 1310 , y furent assiégés par Otthoman, premier empereur ou roi des Turcs, avec une puissante armée, qui fut contraint de lever le siège par le moyen du secours qu'y mena Amé V, comte de Savoie, lequel, en mémoire d'une action si glorieuse, prit la devise FERT avec ses armes, la croix d'argent au lieu des aigles qui étaient les armes de ses prédécesseurs (1). Du Buttet a écrit que cela se fit au mois d'août 1308; or je ne doute pas de ce fameux secours, nous en avons trop de témoignages, et l'histoire mesme de Malthe et plusieurs autres historiens dignes de foi et très-intéressés nous l'assurent, mais cela ne peut être arrivé le 15 août de l'an 1310, parce qu'Amé V fut toute cette année et la suivante à la cour de l'empereur Henri VI. Ainsy il faut par nécessité que ce siége de Rhodes ayt esté mis par les Turcs en 1315, car nous ne trouvons pas que ce prince ayt rien fait

(1) Cette devise signifierait Fortitudo ejus ïthodwn tenuit; mais Guichenon nie ce fait on publiant des monnaies savoisiennes portant ce mot et antérieures à Amédée V; il déclare n'avoir pu en découvrir le sens. L'abbé de Vertot repousse complètement l'authenticité de cette expédition.


LES COMTES DE SAVOIE 27

en Savoye , ni en Piémont cette année-là. » Plus tard il alla proposer à Jean XXIII de prêcher une croisade dont il aurait pris la direction, mais il mourut pendant cette négociation, à Avignon, le 16 octobre 1322.

Amédée V, qui a reçu le surnom de Grand, se maria trois fois : 1° avec Sébille, fille et héritière de Guy, seigneur de Baugé, et d'une partie de la Bresse; 2° avec Marie de Brabant, fille du duc Jean et de Marguerite de Flandres, et 3° avec Alix de Viennois , fille de Humbert, dauphin et comte d'Albon. Il n'eut d'enfants que des deux premiers lits.

Du premier :

Edouard et Aymon qui se succédèrent ;

Bonne de Savoie, mariée à Hugues de Bourgogne, seigneur de Montbousans;

Aliénor de Savoie, femme de Guillaume de Chalus, comte d'Auxerre et de Tonnerre, puis de Dreux de Mello, seigneur de Sainte-Hermine, et enfin de Jean , comte de Forey ;

Marguerite de Savoie, unie à Jean, marquis do Montferrat ;

Agnès de Savoie , alliée à Guillaume III, comte de Genevois.

Du second lit :

Marie de Savoie, qui épousa, en 1309, Hugues d'Albon, dauphin du Viennois ;

Catherine de Savoie, mariée en 1310 à Léopold, duc d'Autriche, fils de l'empereur Albert;

Anne de Savoie, unie en 1326 à Andronic, empereur de Constantinople, à cause duquel le comte Amédée V voulait provoquer une croisade ;


28 LES COMTES DE SAVOIE

Béatrix de Savoie, femme d'Henry d'Autriche, roi de Bohême et de Pologne.

XIV

Edouard (1 ) fut seigneur de Bresse tant que vécut son père. Son règne se résume en trois faits saillants qui dominent tous les autres. Au début une vigoureuse guerre contre le dauphin de Viennois, guerre dans laquelle Edouard fut battu à Varroi par Henry de La Tour-du-Pin, régent du Dauphiné, et qui se termina par l'intervention du roi de France ; la convocation des Etats à Chambéry, à la suite desquels les juifs furent autorisés à résider à Turin, et enfin sa campagne de Flandre à la suite de Philippe de Valois. Il se dépouilla de la seigneurie de Berne au profit des habitants pour reconnaître le service qu'ils lui avaient rendu en le soutenant dans sa lutte contre le dauphin, et mourut pendant un nouveau voyage en France, à Gentilly, près de Paris, le 4 novembre 1329, n'ayant eu de Blanche, fille de Robert, duc de Bourgogne, qu'une seule fille, Jeanne, qui épousa Jean, duc de Bretagne, et étant morte elle-même sans postérité, légua ses biens à son cousin Philippe, duc d'Orléans.

(1) Né à Baugé le 8 février 1284.


LES COMTES DE SAVOIE 29

XV

Aimon (1), frère d'Edouard, lui succéda après avoir été chanoine de Saint-Jean-de-Lyon; mais dès 1315, il avait abandonné la carrière ecclésiastique et avait reçu Baugé en apanage. Il était à Avignon quand le comte Edouard mourut. Guichenon s'exprime ainsi sur la situation de la Savoie à ce moment : « Edouard laissa des Estats embrouillés de querelles, chargés de debtes, espuisés par la guerre et disputés par un puissant compétiteur, ce qui devait ébranler cette couronne ; mais comme elle sortait des mains d'un prince remuant, prodigue et malheureux, elle tomba entre celles d'un prince froid et modéré qui s'y establit par la justice, s'y maintint, par la prudence, répara les fautes et les pertes de son prédécesseur, donna une longue paix à ses sujets et de la terreur à ses ennemis. » En effet, Jeanne de Bretagne formula immédiatement ses prétentions à la succession de son père, mais son ambassade fut repoussée et donna simplement lieu à l'assemblée des Etats de proclamer solennellement la loi salique. Délivré de cette première inquiétude, Aimon déclara la guerre au dauphin de Viennois, cet éternel ennemi de la Savoie, mais cette fois le comte la fit avec succès et réduisit la Tarentaise révoltée. La paix fut enfin conclue en 1334, mais par l'intervention du roi de France, et l'on tâcha de régler plus clairement la question des frontières.

(1) Né à Bourg le 15décembre 1291.


30 LES COMTES DE SAVOIE

Le comte s'occupa alors exclusivement d'oeuvres pieuses et de l'amélioration du système judiciaire qu'il réforma d'une manière des plus satisfaisantes pour son temps. Il créa le conseil suprême de justice, des assises générales auxquelles étaient soumises les révisions des jugements portés pendant l'année par les magistrats du pays. Il institua aussi l'avocat des pauvres, qui existe encore de nos jours. Il mourut trop tôt pour achever ces réformes, le 24 juin 1343, ayant eu cinq enfants de Yolande, fille de Théodore Paléologue, marquis de Montferrat : deux seulement vécurent, Blanche, mariée à Galéas Visconti, seigneur de Milan, et Amédée VI. Mais il eut en outre plusieurs bâtards, et entr'autres Humbert qui forma le rameau d'Arvillars.

XVI

Amédée VI (1), connu sous le nom de comte Vert, à cause des couleurs qu'il avait adoptées, a laissé de plus grands souvenirs dans l'histoire savoisienne, et par son long règne et par l'importante position qu'il occupa parmi les souverains. Voici du reste en quelques lignes le résumé de cette brillante existence, dont on saisira mieux ainsi les traits saillants. Il commença par conclure avec la France un traité qui lui restitua le Faucigny et mit fin aux réclamations du duc d'Orléans, comme héritier de Jeanne de Bretagne.

(1) Né à Chambéry le 4 janvier 1334.


LES COMTES DE SAVOIE 31

La mort de son tuteur, Louis de Savoie, lui valut toute la baronnie de Vaud et l'indemnisa ainsi un peu du regret que lui causait la donation du Dauphiné au roi, donation qui lui créait le plus dangereux voisinage (1), puis il réduisit à la plus étroite obéissancetous les seigneurs du Piémont, et reçut la soumission d'un grand nombre de villes indépendantes, soit comme comte de Savoie, soit comme vicaire-général de l'empire ; il débarrassa ses Etats de bandes de routiers que la pacification de la Lombardie y avait jetées. Enfin en 1364, il partit pour secourir l'empereur Jean Paléologue, en Grèce. A son retour, il trouva tout le nord de l'Italie en armes contre les Visconti, et il fut choisi pour diriger la ligue formée contre eux, mission difficile dont il s'acquitta avec autant d'éclat que d'habileté, et qu'il termina, en 1382, par un traité de paix générale. Ce fut assurément l'un des princes les plus considérables de la maison de Savoie, et l'un de ceux qui contribuèrent le plus à sa grandeur, étant parvenu à maintenir la paix à l'intérieur, tout en guerroyant au dehors et en se ménageant toujours une place importante au milieu des événements. Il fut d'ailleurs secondé par sa femme Bonne de Bourbon, fille du duc Pierre et soeur de la reine Jeanne de France, qui s'acquitta habilement de son rôle de régente, et ne contribua pas peu à maintenir les bonnes relations entre les deux couronnes. Ils n'eurent qu'un fils.

(1) Un traité intervint, en 1355, entre le comte et le roi; on conclut divers arrangements et échanges à cette occasion.


32 LES COMTES DE SAVOIE

XVII

Amédée VII (1), comte de Savoie, de Nice et de Vintimille, était aussi duc de Chablais et d'Aoste, baron de Faucigny, de Vaud et de Gex, seigneur d'Ivrée, de Barcelonnette, de Cony, de Chivas, de Bresse, de Bugey et de Valromey, marquis de Suse et d'Italie, prince de Piémont et du Saint-Empire. Il se montra fidèle à la politique de son père; avant son avénement, ilavaitbrillamment servi en Flandre, sous les ordres de CharlesVI, et dès l'année qui suivit la mort du comte Vert, Amédée VII conduisit lui-même au siége d'Ypre, « sept cents lances de purs savoisiens », comme dit Froissard. A son retour il réduisit les Valaisans insurgés contre leur évêque, et ne s'occupa plus ensuite que des négociations que motivèrent la réunion du comté de Nice, et des seigneuries de Barcelonnette et de Vintimille, dont les habitants prirent le parti de se soustraire à la maison d'Anjou pour se donner à celle de Savoie. Les princes d'Anjou n'y firent presqu'aucune difficulté. Amédée VII se vit donc maître en Piémont de tout ce que ses descendants possèdent aujourd'hui, à l'exception de Gênes et du marquisat de Saluées. Il mourut le 1er novembre 1391, des suites d'une chute de cheval, en chassant le sanglier près de Ripaille, ayant épousé Bonne de Berry, fille du duc Jean de Berry, qui se remaria, après s'être vu dépouillée de la

(1) Né à Avellano le 24 février 1360.


LES COMTES DE SAVOIE 33

tutelle de son fils, avec le comte d'Armagnac : ils avaient, outre leur fils qui devait être le premier duc de de Savoie, deux filles mariées, l'une, Bonne, à Louis de Savoie, prince d'Achaïe, et l'autre, Jeanne, à Jean Paléologue, marquis de Montferrat.



LES DUCS DE SAVOIE



LES DUCS DE SAVOIE

I

Amédée VIII, qui devait le premier porterie titre de duc de Savoie, naquit à Chambéry le 4 septembre 1383 et l'on avait remarqué à son baptême une circonstance qui parut du plus heureux présage : pendant toute la durée de la cérémonie, trois mouches à miel se fixèrent sur son front et sur ses mains, sans qu'on pût parvenir à les écarter. Maître de la couronne dès l'âge de huit ans, sa minorité faillit cependant porter malheur à son pays, car sa mère et sa grand'mère, Bonne de Berry et Bonne de Bourbon, se disputèrent la tutelle. Les affaires prenaient même la mine de s'embrouiller jusqu'à provoquer une guerre civile, et il fallut l'intervention formelle du roi Charles VI pour faire accepter un arrangement qui reconnut les droits de Bonne de Bourbon et décida la résidence du jeune prince au château de Chambéry, avec Odo de Villars pour gou-


38 LES DUCS DE SAVOIE

verneur et Amédée d'Aspremont pour capitaine de la place (8 mai 1393). Peu de temps après, les ducs de Berry et de Bourgogne ayant arrangé le mariage d'Amédée avec Marie de Bourgogne, on le fit venir à Tournon pour la cérémonie, mais non sans que son gouverneur n'eût obtenu à l'avance des deux ducs l'engagement écrit « qu'ils ne retiendroient pas ce jeune prince, mais au contraire qu'ils le renverroient aussitôt après son mariage. »

La régence d'ailleurs ne fut signalée par aucun événement important, mais quand elle finit en 1398, quelques difficultés s'étant présentées au sujet du douaire, le duc de Bourbon vint en Dauphiné avec l'intention de soutenir par les armes les droits de sa soeur : on put néanmoins prévenir cet éclat, et Bonne se retira paisiblement à Maçon où elle passa le reste de sa vie. Quant à Amédée il vint à Bourg recevoir le serment de tous les seigneurs de la principauté de Dombes et l'investiture du vicariat-général de l'empire. Malgré son jeune âge, nous le voyons déjà occuper une position considérable parmi les souverains : ainsi il fut une première fois choisi, dès 1400, comme arbitre entre le prince de Morée et le marquis de Montferrat, ses cousins, puis il acquit moyennant 45,000 francs d'or, le comté de Genevois et les droits en dépendant, de Odon de Villars, seigneur de Baux, oncle du dernier comte : cette vente fut ratifiée le 5 août 1401, à Paris où Amédée était venu pour son mariage, et l'année suivante il acheta encore au prix do 100,000 florins d'or les nombreuses seigneur ries que Humbert de Thoire possédait dans la Bresse, le Bugey et le pays des Dombes. Ces acquisitions


LES DUCS DE SAVOIE 39

avaient une grande importance, la première notamment, car elle réunissait à la Savoie un riche pays qui contenait, comme on sait, une ville importante alors, celle d'Annecy. Mais Amédée ne se bornait pas à assurer l'agrandissement de ses Etats, il voulait aussi maintenir son influence au dehors et nous le voyons ne laisser échapper aucune occasion de prendre part aux événements qui pouvaient s'accomplir au-delà de ses frontières. Il envoya ainsi en 1408 un secours de gens d'armes au duc de Bourgogne en guerre avec les Liégeois, puis il se vit engagé dans une lutte sanglante contre le duc de Bourbon qui refusait de lui rendre l'hommage qu'il lui devait comme donataire et successeur d'Edouard de Beaujeu à la souveraineté de Dombes. Amédée de Viry fut d'abord vainqueur, mais Chateaumorand, commandant des troupes ducales, le repoussa bientôt ; les ducs de Berry et de Bourgogne s'interposèrent heureusement et obtinrent la promesse du duc de Bourbon de faire l'hommage (2 mars 1408), ce qui ne fut réalisé qu'au mois de mai de l'année suivante et après de nouvelles négociations. Amédée vint ensuite avec quelques troupes d'élite à Paris où les princes étaient réunis, et quelques historiens, Guichenon, entre autres, assurent qu'il eut une part décisive à la conclusion de la paix de Bicêtre (2 novembre 1410) qui rétablit le calme entre les ducs de Bourgogne et de Berry en leur attribuant la même influence pendant la maladie du roi. « Ce fut un grand honneur au comte de Savoye, dit Guichenon d'après Juvenal des Ursins, non-seulement d'avoir eu un employ si illustre, mais encore de ce que ses sentiments passèrent pour


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des lois et que tant de grands princes s'y soubmirent volontairement. » Nos historiens cependant ne mentionnent pas ce fait, et M. Henri Martin ne cite même pas à cette occasion la présence d'Amédée à Paris. Il se fit rendre dans ce voyage la vicomte de Maulevrier, mais il dut précipitamment quitter la France pour aller rétablir l'ordre en Piémont où le marquis de Montferrat guerroyait. Amédée, d'ailleurs, ne négligeait aucun prétexte de repasser les Alpes et l'on croit qu'il vint lui-même amener un secours d'hommes au roi pendantle siège de Bourges, en 1412 (1). La guerre le rappela encore et cette fois ce fut pour faire reconnaître solennellement le vasselage du marquisat de Saluées et son droit d'arborer la bannière de Savoie sur tous les châteaux et toutes les villes de cet Etat.

L'empereur Sigismond visita plusieurs fois Amédée VIII à cette époque : quand il revint d'Aragon où il était allé pour obtenir de l'anti-pape Benoit XIV une renonciation à ses prétentions, il s'arrêta à Chambéry où il fut magnifiquement reçu et où, le 19 fé vrier 1416, il signa les lettres patentes qui érigeaient le comté de Savoie en duché, et dans lesquelles on trouve ce motif qui prouve l'attachement de ce prince aux souverains de l'Allemagne : « Sane dum antiquitatem prosapiee tuoe, nobilitatem praeclara ac fidelissima progenitorum tuorum multipliciumvirtutum, probitatumque mérita, mentis constantiam, ac indefessi laboris

(1) Juvenal des Ursins le dit formellement, en attribuant au comte une grande influence sur la rédaction du traité qui suivit. Monstrelet et Dupleix assurent qu'il envoya seulement un secours commandé par son maréchal, Amé de Véry.


LES DUCS DE SAVOIE 41

sbllicitudinem, quibus serenissimos et invictissimos principes divee memorioe Romanorum imperatores et reges, nostros predecessores, signanter autem serenissimos principes quondam Henricum septimum proavum, et Carolum quartum Romanorum imperatores, regem Boemioe dominum et genitorem nostros carissimos, ac sacrum romanum imperium, extraordinaria diligentia semper honorare statuerunt. »

Les années qui suivirent furent remplies par les événements les plus divers; le concile de Constance d'abord préoccupait vivement les esprits, puis le nouveau duc eut à soutenir des luttes contre les Valaisans et enfin à s'entremettre encore entre les ducs de Bourgogne et d'Orléans, tandis qu'il cherchait aussi à éteindre le schisme que prolongeait l'élection de Martin V. Pour l'affaire des deux ducs, elle aurait été menée à bonne fin par les soins de deux habiles négociateurs, Guy de Groulée et Martellet du Martel et la haute influence du souverain pontife, si le connétable d'Armagnac ne fût venu tout brouiller. En réalité Amédée VIII, à ce moment, était parvenu à un haut degré de prospérité et possédait un Etat dont la tranquillité faisait le plus singulier contraste avec les troubles de la France, le schisme qui désolait l'Eglise et la révolution qui s'accomplissait dans le sud de l'Italie. Amédée venait encore d'acquérir, à la suite de son traité avec les Valaisans, toute la vallée d'Ossola avec la ville de Verceil, ce qui lui donnait une frontière rationnelle au nord, mais il devait échouer dans les efforts qu'il fit pour devenir maître de Genève, quelque envie qu'il eût de réduire cette place sous sa main. Il s'en consola bientôt


42 LES DUCS DE SAVOIE

en héritant du marquisat de Saluces par la mort du prince d'Achaïe, arrivée en 1429.

L'agrandissement du duché fut la pensée constante d'Amédée VIII : on en vit la preuve quand la guerre ayant failli amener une conflagration générale dans la haute Italie, le duc, après avoir longtemps hésité, consentit à conclure une ligue avec Venise et Florence contre le duc de Milan, mais en stipulant qu'en cas de conquêtes il s'étendrait jusqu'à Milan et à Pavie. La paix de 1,426 arrêta ces espérances. Amédée profita alors du calme qui suivit pour doter ses sujets d'une législation nouvelle qui fut promulguée le 9 juin 1430, en grande cérémonie, sous le nom de Statuta Sabaudioe: c'était un résumé de toutes les coutumes et de toutes les ordonnances, coordonnées et fondues de manière à en permettre l'application aux divers pays récemment annexés. Puis il demeura neutre pendant la lutte qui s'engagea, malgré les efforts du pape, entre Venise et Milan, tout en se prononçant cette fois en faveur de cette dernière ville, et il refusa même trois ans plus tard d'envoyer un secours au duc de Bourgogne contre le duc de Bourbon.

Deux pénibles événements vinrent attrister Amédée VIII et le décider à réaliser la résolution avec laquelle Charles-Quint devait étonner le monde un siècle plus tard. Un gentilhomme bressois, Galin de Sura essaya de l'assassiner en 1434, et paya de sa tête cette tentative criminelle; six ans auparavant, le 6 octobre 1428, il avait perdu sa femme. La première pensée du duc fut de quitter sa couronne et de chercher le calme et la paix dans la solitude d'un cloître, mais


LES DUCS DE SAVOIE 43

la situation du moment ne pouvait guère le lui permettre : « La jeunesse de ses enfants, le danger où il mettait ses états, enviés par de puissants voisins; bien mal avec la France et avec le duc de Bourgogne, la Suisse mal intentionnée à cause des troubles du Valais; le concile de Bâle peu favorable à cause de l'évêché de Lausanne, le marquis de Montferrat en de continuelles pratiques pour rompre sa parole, et le duc de Milan mal satisfait par la perte de Verceil, étaient de fortes considérations pour le retenir. » Mais il ne voulut pas cependant abandonner son projet et chercha un moyen de tout concilier. Dans ce but, il institua l'ordre religieux de saint Maurice, et il s'installa avec les six premiers chevaliers, — Henri de Colombier, Claude du Saix, Lambert Oudinet, président en la chambre des comptes, François de Bussy, Amédée de.Champion et Louis de Chevelu, — au prieuré de Ripaille, près de Thonon, qu'il fit aménager convenablement à cet effet. Puis, le 7 novembre, il y envoya tous les grands de la Savoie, et leur fit connaître sa résolution en créant son fils aîné prince de Piémont et lieutenant-général de ses Etats; mais il n'en abandonna en fait nullement la direction, et la chronique scandaleuse semble faire croire, d'après le souvenir qui s'est attaché au nom de la retraite du duc, qu'il n'y mena pas une vie précisément ascétique.

Le concile réuni à Bâle en 1431, après avoir été convoqué sans effet à Sienne, en exécution du décret de celui de Constance, avait à remplir une lourde tâche, par suite de la situation affligeante de l'Eglise. Forte de l'appui de l'opinion publique et de la haute valeur des


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membres qui la composaient, on sait que cette assemblée se déclara supérieure au pape, et Eugène IV répondit à cette déclaration en prononçant sa dissolution et convoquant un autre concile à Florence. Quelques dissidents s'y rendirent, mais le plus grand nombre des Pères demeura à Bâle, et ils prononcèrent la déposition d'Eugène, auquel ils donnèrent pour successeur le duc de Savoie. Amédée VIII accepta, et, abdiquant par déclaration du 4 janvier 1440, il mit tout en ordre dans ses Etats pour qu'un pareil changement ne pût être préjudiciable à ses sujets, et se rendit avec un magnifique cortège à Bâle, où il fit son entrée le 24 juin, et fut couronné le 24 juillet. Le concile n'avait pas eu une heureuse idée pour le pays et l'Eglise, car l'élection d'Amédée, qui prit le nom de Félix V, renouvela jusqu'à un certain point le schisme d'Occident, et dans tous les cas déconsidéra les Pères réunis à Bâle. Charles VII cependant approuva leurs décisions et promulgua à Bourges la pragmatique sanction, qui n'en était que le résumé. La lutte dura neuf ans ; mais Nicolas V, successeur de Eugène IV, parvint à s'entendre avec Félix V. Ce dernier se démit de sa dignité, le concile de Bâle se sépara, et la paix fut enfin rétablie dans l'Eglise. Amédée revint alors à Ripaille et mourut pendant un voyage qu'il fit à Genève le 7 janvier 1451. Son corps fut reporté dans le prieuré où il avait voulu passer les dernières années de sa vie ; mais son tombeau ayant été dévasté par les Bernois pendant la guerre du Chablais, ses ossements furent réunis et inhumés en 1654 dans la cathédrale de Turin.

Amédée VIII, « Sabaudiae comitum ultimus, ducum


LES DUCS DE SAVOIE 45

primus, » comme le mentionne son épitaphe, a laissé une réputation populaire en Savoie. Prince, à une époque où la plupart des souverains étaient enchaînés dans les plus grandes complications, il sut demeurer en dehors de ces dangereux mouvements, négocia toujours habilement; il put agrandir ses Etats, donna à ses sujets une législation d'une unité jusque-là inconnue , et occupa réellement une position plus considérable qu'il ne pouvait l'espérer d'après l'étendue de son duché. De Marie de Bourgogne, fille du duc Philippe-le-Hardi, et de Marguerite, comtesse de Flandre, il eut huit enfants, outre Louis, — le troisième, — qui lui succéda.

Amédée, l'aîné, titré prince de Piémont et d'Achaïe, par lettres patentes du 15 août 1424, fut fiancé le 9 août 1431 avec Anne, fille du roi de Chypre, mais il mourut peu de jours après, vers le 8 septembre, conduisant des troupes au service de l'empereur contre les Vénitiens;

Marie de Savoie, qui épousa, le 2 décembre 1427, Philippe-Marie Visconti, duc de Milan, et lui porta une dot de 100,000 florins d'or. Elle n'eut point d'enfants de son mari, pour lequel elle professait une telle affection qu'un historien milanais nous raconte naïvement « que le jour qu'il lui avoit touché les mains, elle ne vouloit point les laver. » Devenue veuve, elle prit le voile à Sainte-Claire et mourut en mai 1458 ;

Bonne de Savoie, morte avant d'avoir épousé François de Bretagne, duc de Montferrat, fils du duc Jean et de Jeanne de France, avec lequel elle avait été fiancée en 1427 ;


46 LES DUCS DE SAVOIE

Marguerite de Savoie, morte jeune en 1418;

Une autre Marguerite , qui devint la femme de Louis III, duc d'Anjou et roi de Sicile, en 1431; veuve deux ans après sans enfants, elle se remaria avec Louis, duc de Savoie, en 1444, et en eut postérité. Enfin elle contracta une troisième union avec Ulrich, comte de Wurtemberg, dont elle eut plusieurs filles ;

Philippe de Savoie portait le titre de baron de Faucigny, seigneur de Beaufort et de Gordans, quand son père le créa comte de Genève, le 7 novembre 1434; il mourut sans alliance en 1452 et sans avoir figuré dans l'histoire de son pays ;

Enfin deux jumeaux, tous deux nommés Antoine, et morts en bas âge dès 1409.

II

Louis de Savoie avait trente-trois ans (1) quand son père lui abandonna le gouvernement du duché : il ne fut pas heureux au début de son règne et se trouva en face d'événements graves qui en assombrirent les commencements, et que la guerre devait attrister peu après. Il éprouva d'abord de grandes difficultés à se faire faire l'hommage de Dombes, puis fut obligé de faire condamner au dernier supplice son chancelier, Guillaume de Bolomier, qui occupait la première position dans l'Etat, mais dont on ne pouvait plus feindre d'ignorer les criminelles exactions. Il se trouva

(1) Né le 24 février 1402.


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bientôt ensuite engagé dans une guerre avec Jean Sforce pour défendre sa soeur menacée dans Milan, et ses troupes furent successivement battues à Verceil et à Novare en 1449. A peine avait-il mis fin à ces hostilités, par un traité qui précéda de peu de jours l'installation de Sforce à Milan, que Charles VII lui déclara la guerre.

En ce moment, le roi était au plus mal avec son fils Louis, qui cherchait à se créer une position indépendante en France et sollicitait des princes étrangers, l'appui qu'il ne trouvait pas chez son père ; il allait épouser la fille du duc, et comme le roi Charles était à la veille d'entreprendre la guerre de Guyenne, il lui offrit de se charger de faire la conquête à l'aide de 200,000 écus d'or que lui apportait sa femme, si on voulait lui abandonner le gouvernement delà province. Le roi répondit en envoyant à Chambéry un héraut chargé de signifier une opposition formelle au mariage (12 mars. 1451) ; on amusa le héraut pendant vingt-quatre heures, tandis qu'on accomplissait à la hâte la cérémonie, et on lui remit le 14 une lettre d'excuses dans laquelle le duc prétendait avoir reçu trop tard le message. Charles VII priva son fils de la plupart de ses revenus, et, irrité contre le duc Louis, il lui déclara la guerre et se mit en marche vers les Alpes au mois d'août 1452 ; le cardinal légat d'Estouteville intervint, et la nouvelle de la descente des Anglais facilita et hâta les conclusions du traité de paix signé le 27 octobre et par lequel la main d'Yolande de France fut donnée au prince de Piémont.

Des troubles intérieurs causés par la jalousie des-


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seigneurs divisés en deux camps avaient encore aggravé la situation intérieure de la Savoie et provoqué des réclamations de la part du roi Charles, qu'il fallait bien écouter. Depuis ce moment, en effet, le duc ne cessa de montrer la plus grande déférence pour Charles VII, et se brouilla complétemement, à cause de lui, avec le dauphin qui voulut même porter les armes contre lui ; il répondit, à ce que raconte l'historien Mathias, à un envoyé du roi qui venait exiger de lui la promesse de ne soutenir en rien son turbulent fils, « qu'il ne portoit point ses affections contre son devoir, qu'il savoit ranger ses désirs à sa puissance, et qu'il n'en avoit point d'autres que le contentement de Sa Majesté. » En 1455, il alla visiter le roi à Saint-Porçain, après avoir vendu la baronnie de Gex à Dunois, et il revint encore à la cour en 1463 pour expliquer à Louis XI la conduite de son propre fils, le comte de Bresse : il reprit le chemin de la Savoie après un an d'absence, mais il ne put résister aux fatigues d'un si long déplacement entrepris quand sa santé était déjà fortement ébranlée. Il mourut le 29 janvier 1465 à Lyon, où son coeur fut déposé dans l'église des Célestins, tandisqu'on transporta son corps à Genève.

Le duc Louis avait épousé, au mois de février 1433 Anne de Chypre, fille du roi Jean et de Charlotte de Bourbon, précédemment fiancée à son frère aîné. La duchesse mourut à Genève le 11 novembre 1462, laissant seize enfants :

Amédée II, qui succéda à son père, et Philippe qui fut duc de Savoie plus tard;

Louis de Savoie, comte de Genève, prince d'An-


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tioche, dont la vie fut des plus accidentées. Fiancé à la fille du roi Robert d'Ecosse, il allait l'épouser, en 1455, quand Charles VII s'y opposa, et le duc dut s'y résigner et même payer à Robert une somme de 25,000 écus d'or pour dommages et intérêts, et pourvoir aux frais du retour de la princesse en Ecosse. Deux ans plus tard, Louis se mariait avec Charlotte, veuve après une très-courte union du duc de Coïmbre, et fille unique de Jean II, roi do Chypre, d'Arménie et do Jérusalem, et de Hélène Paléologue : il échangea alors son titre Savoisien contre celui de prince d'Antioche, et il fut convenu que le mariage serait célébré en Chypre seulement, et que le prince y serait reconnu comme héritier de son beau-père; or, précisément pendant que ces choses se négociaient, Jean mourut, et sa fille fut immédiatement couronnée. «Mais il y eut un mauvais augure de cette solennité, parce qu'au retour de l'église, la haquenée sur laquelle estoit la reyne s'étant mise en fougue, la couronne royale tomba de la teste de Charlotte. » (1er septembre 1458.) Le prince Louis se hâta alors de s'embarquer à Venise avec un certain nombre de gentilshommes, entr'autres les sires de Seyssel, de la Bastie, d'Alingès, de Buene, de Guyrieux, de Loriol, de Briord, de la Balme, de Lornay et de Bressieux, et il débarqua le 5 octobre à Nicosie où il fut splendidement reçu. Mais le nouveau souverain ne devait pas jouir longtemps de son royaume. Le dernier roi avait laissé un bâtard nommé Jacques, qui, à peine revêtu des ordres mineurs, avait été pourvu de l'archevêché de l'Ile, et s'en était vu expulsé pour ses crimes. Il conçut alors le dessein de

3


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renverser ceux qui le repoussaient et s'aboucha dans ce but avec le Soudan qui déclara le reconnaître, et lui promit de le soutenir efficacement. Le bâtard débarqua en effet bientôt avec des troupes infidèles. Louis ne sut pas se défendre et dut demander des renforts au grand-maître de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem à Rhodes, et à son père, tandis qu'il se retirait dans les places que les Génois occupaient sur la côte. Charlotte vint alors elle-même implorer du secours en Italie, et retourna courageusement en Chypre où elle put ravitailler la place de Cherines, bloquée depuis dix-huit mois. Elle repassa encore à Rome et en Savoie, frappa à toutes les portes, déployant un admirable courage et une énergie réellement admirable, mais tout fut inutile, et il lui fallut abandonner l'île. Elle se retira à Rhodes, tandis que son mari rentrait en Savoie ; le bâtard, maître tranquille de son royaume, épousa Catherine Cornaro, mais il mourut dès 1473, laissant sa femme grosse et attribuant, à défaut d'héritier, la couronne à deux de ses bâtards, et à leur défaut, à son plus proche parent dans la famille de Lusignan. Charlotte essaya encore de ressaisir Chypre; elle envoya des ambassadeurs à Venise, en Egypte, tout fut inutile. Elle se décida alors à aller en Piémont, d'où elle vint s'établir à Rome; elle y mourut le 16 juillet 1487. Son mari l'avait précédée de cinq ans, et avant de fermer les yeux, elle voulut reconnaître les services des princes de la maison de Savoie, en léguant au duc Charles, son neveu et son successeur, le royaume de Chypre. Elle n'avait jamais eu qu'un fils du comte de Genève, lequel mourut au berceau. Quant au fils du roi


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Jacques, il vécut seulement deux ans. Les deux bâtards régnèrent peu de temps, et après eux la république de Venise se fit céder Chypre en échange du château d'Asola abandonné à Catherine Cornaro.

Janus de Savoie, baron de Faucigny et de Beaufort, comte de Genève quand son frère quitta ce titre. Il fut l'un des partisans du dauphin Louis, puis passa sa vie dans la plus grande obscurité. Il mourut au château d'Annecy, le 22 décembre 1491, ayant épousé en premières noces Hélène de Luxembourg, fille de Louis, comte de Brienne, connétable de France, et de Jeanne de Bar, comtesse de Soissons, et en secondes noces, Madeleine de Bretagne, fille de Jean, vicomte de Brosse, et de Louise de Laval. Il n'eut qu'une fille du premier lit : Louise de Savoie, marquise de Beaugé, née en 1467, mariée à JacquesLouis de Savoie, marquis de Gex, son cousin germain, puis à François de Luxembourg, vicomte de Martigues. Elle mourut le 1er mai 1530, laissant des enfants. Quant à Madeleine de Bretagne elle contracta également une seconde alliance avec François de Bretagne, comte de Vertus.

Jacques de Savoie, comte de Romond, baron de Vaud par son apanagier du 26 février 1460. Il s'attacha à Charles-le-Téméraire, fut l'un de ses principaux généraux, et l'accompagna à peu près constamment ; mais il indisposa les Suisses et, tout en ne croyant pas avoir à s'en occuper, il se trouva un jour dépouillé de son comté qui fut réuni à la confédération. Il décida alors la guerre du duc de Bourgogne, les désastres de Granson et de Morat. Après la mort de; Charles sous


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les murs de Nancy, il suivit l'archiduc Maximilien et occupa constamment des emplois importants. Il mourut à Ham le 30 juin 1486, ne laissant qu'une fille, Louise-Françoise, de son mariage avec Marie de Luxembourg, fille de Pierre, comte de Saint-Paul, de Marie et de Soissons, et de Marguerite de Savoie. Elle épousa le comte Henry de Nassau-Viane, et se fit donner, après dé longues discussions, une somme de 30,000 florins en échange de ses prétentions sur le comté de Romond. Sa mère se remaria avec François de Bourbon, comte de Vendôme, à qui elle porta les riches domaines de Marie, de Saint-Paul, de Soissons, de Meaux, d'Enghien et de Condé.

Aymon de Savoie, mort au berceau;

Pierre de Savoie, abbé de Verceil, évêque de Genève à huit ans, archevêque de Tarentaise à quatorze, mort en 1458, âgé de dix-huit ans.

Jean-Henri de Savoie , évêque de Maurienne après avoir été pourvu de nombreuses abbayes, archevêque de Tarentaise après son frère, et enfin évêque de Genève. Pendant la minorité du jeune duc Philibert, il fut lieutenant-général dans le duché, et mourut à Turin le 11 juin 1482;

François de Savoie , abbé de Verceil, de Stafarde, évêque de Genève et archevêque d'Auch, après avoir été gouverneur de Savoie pendant la minorité du due Charles-Jean-Amédée, mort en mai 1491. Il laissa un bâtard, Jean-François de Savoie, qui fut évêque de Genève, et mourut en 1522 ;

Marguerite de Savoie, mariée au mois de juin 1458, à Jean, marquis de Montferrat, après avoir été fiancée


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au prince Adolphe de Gueldres. Veuve sans enfants, en 1464 elle épousa Pierre de Luxembourg , comte de Saint-Paul, Briennes , etc., et en eut deux filles dont l'une épousa son oncle le comte de Romond, et l'autre François de Clèves-Ravastains. Elle mourut à Bruges en mars 1483 ;

Anne de Savoie, morte jeune ;

Charlotte de Savoie. Elle avait été promise au duc Frédéric de Saxe, mais elle épousa, comme je l'ai raconté, le dauphin Louis, depuis roi de France, et mourut en 1483;

Bonne de Savoie, mariée le 9 mai 1468 à GaléasMarie Sforce, duc de Milan, dans la chapelle du château d'Amboise : morte en 1485 ;

Marie de Savoie, femme de Louis de Luxembourg, comte de Saint-Paul, connétable de France (1er août 1460);

Agnès de Savoie, épousa le 2 juillet 1466, à Montargis, François d'Orléans, comte de Dunois, grand chambellan de France; morte le 17 mars 1508;

Jeanne de Savoie, morte sans alliance.

III

Amédée IX (1) était à Bourg quand il apprit la mort de son père : il s'empressa de prendre toute les mesures nécessaires et fit son entrée au mois de mars 1465 à Chambéry où il avait convoqué les Etats de Savoie et

(1 ) Né à Thonon le 1er février 1435.


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du Piémont pour consulter le pays sur la décision à prendre entre Louis XI et le duc de Bourbon qui tous deux demandaient l'alliance du duc Amédée. Il se prononça en faveur du roi, et laissa tout d'abord le passage aux troupes que Sforce menait de Milan en France, tandis que trois de ses frères se jetaient dans le parti opposé; il dut même à cause de cela se rendre à Paris pour bien assurer le roi qu'il ne trempait aucunement dans la ligue du bien public qui causait alors de grands mouvements de l'autre côté des Alpes. Le règne de ce prince, du reste, fut peu important, car saisi à son retour par une assez grave maladie, il.fut obligé de remettre la direction des affaires à sa femme et de se condamner à un repos absolu.

Amédée IX avait épousé, en 1452, Yolande de France, fille du roi Charles VII, après lui avoir été fiancé dès le 16 août 1436. Cette princesse régente imprima naturellement à la politique de son gouvernement une direction toute française et sut se mettre à l'abri des menées d'un certain nombre de seigneurs mécontents, en s'assurant de l'alliance des ducs de Bourgogne et de' Milan. Elle eut pourtant, pendant cette première partie de sa régence, à se défendre contre ses beaux-frères, les comtes de Bresse et de Romond qui vinrent même l'assiéger au mois d'août 1471 dans le château de Montmeillan. Mal défendue ou surprise par une attaque aussi inattendue, la duchesse parvint à grand peine à se sauver dans le château d'Apremont, laissant le duc aux pouvoir des rebelles. Louis XI se hâta de répondre à l'appel de sa soeur : le comte de Comminges et Chateauneuf entrèrent aussitôt en Savoie, dégagé-


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rent Apremont et conduisirent Yolande à Grenoble : au bout de quelques semaines des forces suffisantes ayant pu être réunies, la duchesse rentra dans ses Etats, et un traité fut conclu le 5 septembre 1471, qui donnait jusqu'à un certain point satisfaction aux mécontents, admettant les princes au conseil de régence ; mais le duc Amédée IX mourut presque aussitôt, à Verceil, la veille de Pâques 1472, laissant à défaut d'un grand renom comme prince, le souvenir d'immenses bienfaits et d'une si grande piété que le surnom de Bienheureux lui a été décerné. Il avait eu huit enfants :

Charles de Savoie, prince de Piémont, né à Ganat le 15 septembre 1456, mort en 1476 après avoir été choisi par Louis XI comme chef nominal des secours qu'il envoyait en Savoie ;

Philibert qui succéda au duché;

Charles II, qui suivra après ;

Jacques-Louis de Savoie, comte de Genève, mort à Turin le 25 juillet 1485 sans enfants de Louise de Savoie, fille de Janus, comte de Genève et de Hélène de Luxembourg ;

Bernard de Savoie, mort au berceau ;

Claude-Galéas de Savoie, mort également au berceau ;

Anne de Savoie, femme de Frédéric d'Aragon, prince d'Aragon, depuis roi de Naples (1er septembre 1478);

Marie de Savoie, mariée en 1480 à Philippe de Bade, marquis d'Hocberg, décédée le 25 novembre 1500 ;

Louise de Savoie, qui épousa le 24 août 1479 Hu-


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gues de Chalon, fils de Louis, prince d'Orange et de Léonore d'Armagnac. Etant devenue veuve, elle se retira au couvent de Sainte-Claire-d'Orbe, au pays de Vaud, et y prit le voile.

IV

Philibert Ier, dit le Chasseur (1), ne régna en réalité pas : duc de Savoie à six ans, il en avait à peine seize quand il mourut le 22 avril 1482 d'excès de fatigues contractées à la chasse et aux fêtes données en son honneur dans la ville de Lyon. Ce fut sa mère Yolande qui continua d'exercer la régence, mais non sans éprouver encore les plus grands embarras au commencement. Les princes renouvelèrent leurs prétentions, et cette fois Louis XI et le duc de Bourgogne formulèrent de leur côté des demandes analogues. Les mêmes scènes se répétèrent. Les princes rebelles assiégèrent Montmeillan, s'emparèrent du jeune duc, malgré les termes formels de la capitulation, et Yolande se sauva encore à Grenoble d'où elle adressa ses plaintes à son frère et à ses alliés. L'attitude de ceux-ci en imposa aux princes qui se décidèrent à reconnaître les dernières volontés d'Amédée IX et abandonnèrent la régence à sa veuve, à condition seulement que dans les affaires d'importance elle s'éclairerait des conseils de JeanLouis de Savoie, évêque de Genève. Mais d'autres événements allaient surgir et permettre aux comtes de Bresse et de Romond de laisser voir leur mauvaise foi.

(1) Né à Chambéry le 7 mars 1465.


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J'ai dit tout à l'heure que le comte de Romond entraîna Charles-le-Téméraire dans une guerre avec les Suisses : ce dernier obtint des renforts de la duchesse et du duc de Milan et perdit néanmoins la bataille de Granson. Yolande était allée à Lausanne, et le duc de Bourgogne craignant qu'elle n'abandonnât son parti pour passer au roi de France, s'empara de sa personne et la fit enfermer au château de Rouvre. L'évêque de Genève se hâta de ramener son pupille à Chambéry et demanda à Louis XI de le prendre sous sa protection ; il s'y engagea par cet acte dont Guichenon nous a conservé la copie dans ses pièces justificatives (1) :

« Nous Louis, etc., promettons de bonne foy et parole de roy à nostre très-chère et très-amée soeur Yolande de France, duchesse de Savoie, de garder, soutenir et deffendre envers et contre tous nostre dite soeur, nostre très-cher et très-aimé neveu le duc de Savoie, son fils, ses païs, terres et seigneuries, qui les voudroient offendre, et mesmement contre le duc de Bourgogne et généralement contre tous ceux qui se vouldroient efforcer à le troubler ou empescher en la jouissance, authorité, et gouvernement dudit païs de Savoie et de Piémont; en tesmoin de ce, etc. Donné au Plessis-du-Parc-les-Tours, le 2e jour de novembre, l'an de grâce 1476, et de nostre règne le XVIe, signé Louis ; par le roy, de BEAUJEU, bâtard de Bourbon; d'ARGENTON, etc. » Louis XI, en conséquence, confia la garde du jeuneduc à Philibert de Grolée, seigneur de Luys,donna

(1) Voir pour ces événements l'ouvrage de M. le baron de Gingins : Dépêches des Ambassadeurs milanais sur les campagnes de Charles-le-Téméraire. 2 vol. Lausanne, 1858 : il renferme les plus curieux détails.

3.


58 LES DUCS DE SAVOIE

à l'évêque de Genève le gouvernement des pays de deçà des monts, et celui de delà au comte de Bresse qui avait abandonné le comte de Romond. Puis il parvint à faire délivrer Yolande ; mais cela ne suffisait pas à la duchesse qui redoutait presque autant son frère. Elle vint pourtant le voir à Tours et il alla au devant d'elle en grand équipage : « Madame de Bourgogne, lui ditil en riant, vous soyez la bienvenue. — Elle connut bien au visage du roi qu'il ne faisoit que se jouer, et répartit qu'elle estait bonne françoise et preste à obéyr à Sa Majesté. — Le roy la mena dans sa chambre et, ajoute Commines, la fit bien traiter, quoiqu'il eût grande envie d'en estre despéché, et qu'elle, de son côté, qui connoissait bien l'humeur du roy, ne désiroit pas moins de s'en retourner en Savoie. » Elle partit au bout de cinq ou six jours, et arriva comme le duc de Milan venait à son tour d'intervenir pour forcer le comte de Bresse à se retirer. La duchessene négligea rien de ce qui pouvait contribuer au rétablissement de l'ordre, mais malheureusement elle mourut presque subitement pendant l'été de 1478, et les Etats ayant été aussitôt convoqués, un conseil de douze membres, moitié piémontais et moitié savoisiens, fut élu pour diriger les affaires, tandis que le roi nommait le comte de La Chambre gouverneur du duché jusqu'à la majorité de Philibert, mais donnait en secret des ordres pour amener le jeune duc à la cour. La Chambre, indigné de cette mauvaise foi, s'assura de ce malheureux enfant que chacun s'arrachait et se mit à guerroyer contre les partisans du prince rebelle. Louis XI à son tour envoya Commines pour faire M. de La Chambre


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prisonnier. Il résulta de ces changements perpétuels une déplorable confusion, un désordre inévitable dans tout le pays, où chacun tirait à soi, le comte de Bresse, reprenant dès-lors le pouvoir qu'on avait voulu lui enlever, et Philibert servant de jouet à l'un et à l'autre parti. C'est ainsi qu'il fut conduit à Lyon, près de Louis XI, en 1482, et qu'il mourut au milieu des fêtes qui lui furent données, sans laisser d'enfants de BlancheMarie Sforce, fille du duc de Milan, qu'il avait épousée en janvier 1474 et qui se remaria avec l'empereur Maximilien.

V

Le duché revint donc au frère cadet de Philibert, à Charles de Savoie, qui était né à Carignan le 29 mars 1468, et qui à ce moment était avec un autre de ses frères à Châteaurenaud sous la garde du comte de Dunois. Louis XI le fit venir aussitôt auprès de lui, se déclara son tuteur pour prévenir de nouvelles difficultés et donna le gouvernement du pays à l'évêque de Genève. Le jeune duc fit son entrée dans sa capitale au mois de février 1483. « Son règne fut court, dit Guichenon, mais mémorable par les actions signalées de ce prince et par les divers événements dont sa vie fut accompagnée, qui furent autant d'épreuves de son courage et de sa Vertu. » Il débuta en effet en réduisant son cousin Claude de Savoie-Raconis, l'un des deux maréchaux du duché et qui voulait se maintenir trop indépendant dans son gouvernement de Verceil, et, délivré de la tutelle du roi qui venait de mourir, il se mit sérieu-


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sement aux affaires de sa couronne malgré son jeune âge. L'évêque de Genève s'éteignit également presque en même temps, et Charles donna sa succession à son oncle l'archevêque d'Auch, non sans avoir à vaincre les prétentions du chapitre qui voulait faire son choix, et la résistance du pape Sixte IV qui voulait la nomination d'un troisième concurrent. Il s'empara ensuite du marquisat de Saluces et prit vers le même temps le titre de roi de Chypre, en vertu de la donation de la reine Charlotte, après en avoir gravement envoyé la notification « au Soudan de Babylone. » Puis le duc partit pour Lyon pendant l'hiver de 1489 et alla passer quelques mois à Tours, auprès de Charles VIII avec lequel il voulait s'entendre pour la conservation de son droit sur le Montferrat; il rentra dans ses Etats au mois d'octobre et y mourut presque aussitôt, le 13 mars 1489, victime, croit-on, d'un empoisonnement. « Jamais la Savoie ne fut si affligée. Elle perdit un prince des plus courageux de son siècle, beau, vertueux, sage, qui déférait tout à son conseil, libéral, affable et savant ; il eut pour précepteurs Nicolas Ferrario de Quiers, qui lui enseigna les bonnes lettres et l'histoire, et Nicolas de Tarse, chanoine de Vercelles, la langue grecque, où il avait fait un merveilleux progrès ; en telle sorte qu'il n'y avoit point d'auteur grec ou latin que Charles ne fût capable d'expliquer. Sa cour estait une escole d'honneur et do vertu, et ce fut là où l'illustre chevalier Bayard fut eslevé, ayant esté nourry page de ce grand prince. Un autheur du temps le décrit ainsi : « Il estoit de sa personne jeune, moyen homme, bien formé et plaisant, et si estoit sage, et se


LES DUCS DE SAVOIE 61

gouvernoit par conseil, et de sa personne s'accoutroit fort bien. Comme son règne fut fort traversé, il prit pour devise un soleil levant sur une tempeste avec ces paroles : Non tamen indè minus. Après qu'il eut hérité du royaume de Chypre, il prit celle-cy : Dominus illuminatio et salus mea (1). »

Ce prince avait dû s'unir, d'après les projets de sa mère, avec Louise de Savoie, fille unique du comte de Genève, mais les fiançailles seules eurent lieu et le duc épousa, en 1485, Blanche, fille du marquis de Montferrat et d'Elisabeth de Milan, laquelle survécut jusqu'en 1509 et mérita le surnom de « miroir de chasteté et de prudence. » Philibert eut deux enfants : Charles-JeanAmédée qui lui succéda, et Yolande-Louise de Savoie, née le 12 juillet 1487, mariée en 1496 à Philibert de Savoie, comte de Bresse, et morte dès l'année 1500, n'ayant pas encore treize ans.

VI

Charles-Jean-Amédée (2) ramena une régence, et des troubles, par conséquent, car les mécontents, comme le marquis de Saluces, les sires de Cardé et de Raconis ne tardèrent pas à revenir, espérant trouver les moyens de se relever au milieu de désordres nouveaux. La situation se représentait identiquement comme au temps d'Yolande. Les comtes de Genève et de Bresse et l'évê(1

l'évê(1 Jaligny, Histoire du chevalier Dayard.

(2) Né le 24 juin 1489, pendant le séjour de son père à Turin.


62 LES DUCS DE SAVOIE

que de Genève réclamaient la tutelle et la régence. Blanche de Montferrat soutenait ses droits : une émeute sanglante éclata à Turin, il fut convenu que la duchesse serait régente et que l'évêque de Genève et le comte de Bresse exerceraient la lieutenance générale. Mais on ne put empêcher le duc de Milan de faire rétablir le marquis de Montferrat dans ses Etats. D'autres troubles s'élevèrent à l'occasion de la mort de l'évêque de Genève, des prétentions des Valaisans sur le Chablais, d'une espèce de Jacquerie dans le Faucigny, et n'ont pas peu contribué à attacher un pénible renom au court règne de ce pauvre petit prince qui périt en tombant de son berceau le 16 avril 1496,

VII

La couronne revenait cette fois à un homme déjà avancé en âge, à Philibert de Savoie (1), comte de Bresse, dont le nom a déjà été cité bien des fois et qui prit la part la plus coupable aux troubles qui agitaient la Savoie depuis un demi-siècle. Maltraité par son père dans sa jeunesse, il était resté jusqu'à l'âge de vingtdeux ans sans apanage et avait mérité le surnom de Philippe-sans-terre : turbulent, inquiet, violent, il fut plusieurs fois expulsé du duché qu'il allait être appelé à gouverner, et le duc Louis le fit même enfermer pendant deux ans dans le château de Loches. Il s'était en dernier lieu, et après de nombreuses entreprises, attaché au service de France, et était gouverneur du Dau(1)

Dau(1) à Chambéry le 5 février 1438.


LES DUCS DE SAVOIE 63

phin quand il apprit la mort de son petit-neveu, mais il eut à peine le temps de prendre possession de son trône, car il mourut dès le 7 novembre 1497 : il avait adopté pour devise un emblême qui résume parfaitement sa vie et la facilité avec laquelle il changea constamment de parti : un serpent qui a quitté sa dépouille, avec ce seul mot : paratior.

Il avait épousé en premières noces Marguerite de Bourbon, fille du duc Charles et d'Agnès de Bourgogne (6 janvier 1471) ; veuf le 24 avril 1483, il se remaria au bout de deux ans avec Claudine de Brosse de Bretagne, fille de Jean, comte de Penthièvre, et de Nicole de Bretagne, laquelle vécut jusqu'en 1513. Il eut du premier lit :

Philibert II ;

Louise de Savoie, née le 21 septembre 1476, fiancée l'année suivante à Charles d'Orléans, comte d'Angoulême : le mariage fut célébré douze ans plus tard. Ce fut, comme on sait, l'une des princesses les plus distinguées de son siècle. Veuve à dix-huit ans, elle vécut dans la retraite, à Cognac, jusqu'à la mort d'Anne de Bretagne, son ennemie particulière, mais quand François Ier, son fils, monta sur le trône, elle prit la part la plus active à la direction des affaires. Nommée régente pendant la campagne de 1515, elle conserva toujours une grande influence qu'elle ne justifia malheureusement pas. Avare et corrompue, elle trouva un aide facile et complaisant dans le chancelier du Prat et a été toujours considérée comme la cause du désastre de Lautrec : mais elle détourna l'attention en accusant le surintendant de Semblançay de ses crimes et en le


64 LES DUCS DE SAVOIE

faisant pendre ; en même temps elle exaspérait le connétable de Bourbon par ses dédains et le jetait dans le parti de Charles-Quint. Régente une seconde fois après l'échec de Pavie, elle fit preuve d'une plus grande intelligence, surtout de plus de dévouement pour le bien du pays qu'elle sut maintenir dans la tranquillité tout en organisant la ligue de Cognac contre l'Autriche. En 1529 , elle signa avec l'impératrice Marguerite la paix des Dames ou de Cambrai : elle mourut de la peste deux ans après, à Grès, près de Romorantin, le 22 septembre 1531.

Du second lit naquirent :

Charles qui succéda à son frère Philibert ;

Louis de Savoie, nommé, enfant, à la prévôté de Montjon, mort en 1502, âgé de quatorze ans ;

Philippe de Savoie, qui fonda la branche des ducs de Nemours;

Absalon et Jean-Amédée de Savoie, morts au berceau ;

Philiberte de Savoie, vicomtesse de Bridiers, etc., née posthume, mariée au mois de février 1515 à Julien de Médicis, dit le Magnifique, marquis de Soriana, grand gonfalonier, frère du pape Léon X et fils de Laurent et de Clarisse des Ursins. Son frère le duc de Savoie lui donna en cadeau de noces le marquisat de Gexpour en jouir sa vie durant, et François Ier lui céda en propriété le duché de Nemours. Julien de Médicis vécut à peine quelques mois après son mariage; sa veuve se rendit presqu'aussitôt en France où elle fut reçue avec les plus grands honneurs, et elle s'éteignit de bonne heure à Virieu en Piémont, le 4 avril 1524.


LES DUCS DE SAVOIE 65

Le duc Philippe eut en outre quatre enfants naturels : un fils, René, qui fonda la branche de Villars ; trois filles : Jeanne, femme de Jean Grimaldi, prince de Monaco, et mère de la baronne de Villeneuve de Vins; Philippine, première femme de Laurent de Médicis, et Claudine, fiancée à Lucien Grimaldi, prince de Monaco, mais sans que le mariage ait eu lieu.

VIII

Philibert II (1 ) ne devait pas encore fournir un long règne, et cependant la Savoie aurait eu besoin d'un prince qui conservât pendant un certain nombre d'années les rênes du gouvernement, de manière à y fonder quelque chose do durable. Son père venait de lui donner le titre de comte de Bresse peu de semaines avant que de lui laisser la couronne. Son premier acte de souverain fut d'envoyer à l'empereur un secours de quelques centaines d'hommes contre les Florentins, puis de conclure avec Louis XII, qui venait de succéder à Charles VIII, un traité des plus favorables aux intérêts de l'un et de l'autre (22 février 1498) : il fut convenu que « le duc donnerait passage et vivres à l'armée du Roy en payant, moyennant quoy S. M. luy bailleroit de pension par an 22 mil livres, et à René, bastard de Savoye, 10 mil; que si le roy passoit les monts en personne, le duc donneroit aussi passage à ses gens et retraitte dans ses places et permettrait à ses

(1) Né à Pont-de-l'Ain le 10 avril 1480.


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sujets de suivre S. M., si ils y vouloient aller; que si le duc y vouloit aller en personne, le roy luy donneroit le commandement de 200 hommes d'armes, dont le duc nommerait les officiers ; que pendant cette guerre le roy lui bailleroit 30,000 escus sol par mois, moyennant quoy le duc fourniroit 600 combattants à cheval armés; que la conqueste du duché de Milan faite, le roy donneroit au duc des terres et seigneuries du Milanais de proche en proche et à la bienséance de ses Estais de Piémont jusqu'à concurrence de la valeur de 20,000 ducats d'or de rente, et au grand bastard jusqu'à 4,000, pour lesquelles, non plus que pour toutes celles que le duc possédoit de présent, le roy prometoit de ne luy donner jamais trouble, ny à ses successeurs, mais au contraire de les garder et deffendre contre tous ceux qui voudroient y entreprendre quelque chose ; que le roy entretiendroit au duc pendant sa vie en France une compagnie de 100 hommes d'armes ; que si Ludovic Sforce, avant ladite guerre ou après, attaquoit les Estats du duc, le roy serait tenu de le secourir ; que le roy ne feroit aucun traité de paix, de trefve, de ligue et de confédération sans y comprendre le duc; qu'après ladite conqueste, si le duc vouloit recouvrer les châteaux, terres et seigneuries que l'évesque et la communauté du Valais lui retenoient, le roy seroit obligé de luy aider à ses propres frais et dépens ; et enfin que par ce traitté on n'entendoit point déroger aux anciennes et nouvelles alliances des deux maisons. » L'année suivante le roi traversa la Savoie et Philibert le reçut magnifiquement, au mois de septembre, à Turin : il l'accompagna à Milan et le ramena jusqu'à


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Lyon après avoir brillamment fait campagne. Il parvint à demeurer dans la meilleure intelligence avec ses voisins et notamment avec l'empereur Maximilien dont il avait d'ailleurs épousé, depuis le 26 septembre 1501,. la fille, Marguerite d'Autriche, et conserva le Piémont en dehors des événements graves qui s'accomplissaient en Italie, tout en y prenant une part personnelle. Une imprudence commise après une partie de chasse et comme le duc avait très-chaud, l'emporta en peu d'heures à Pont-de-l'Ain, « dans la chambre mesme où il estoit né, » le 10 septembre 1504. Il ne laissait d'enfants ni de sa première femme, Yolande-Louise de Savoie, fille du duc Charles et de Blanche de Montferrat, ni de l'arahiduchesse Marguerite, qui après avoir été accordée enfant au dauphin de France, depuis Charles VIII, épousa en 1497 Jean de Castille, fils aîné du roi d'Aragon, et devint veuve presque immédiatement (1). Après son second veuvage, Marguerite se retira près de son père qui lui confia le gouvernement des Pays-Bas : elle signa le traité des Dames et mourut le 31 décembre 1530.

IX Charles III, frère de Philibert (2), régna au con(1)

con(1) raconte que pendant la traversée de Flessingue en Espagne une terrible tempête ayant assailli le navire qui portait Marguerite, et l'ayant mis dans le plus grand danger, cette princesse écrivit ces deux vers :

Cy git Margot, gentil damoiselle, Qu'a deux maris et encor' est pucelle.

Elle enveloppa, ce billet de toile et l'attacha à son bras, afin que, jetée à la côte, on pût au moins reconnaître son corps.

(2) Né à Chasey le 18 octobre 1486.


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traire pendant près d'un demi-siècle, mais ce fut pour assister eux événements les plus graves et voir ses Etats compromis et maltraités dans la lutte que soutinrent le roi de France et l'empereur, après n'avoir cependant rien négligé pour prévenir cette guerre et avoir ensuite tenté de rester neutre. La situation d'ailleurs de la Savoie, à l'avénement du nouveau duc, était des plus fâcheuses : le trésor était lourdement obéré et les trois dernières duchesses se partageaient le duché presque entièrement, quant à la jouissance, à titre de douaires : Blanche de Montferrat tenait les meilleures places de Piémont, Claudine de Bretagne le Bugey, et Marguerite d'Autriche la Bresse, Vaud, Faucigny et le comté de Villars : de plus, Louise de Savoie-Genève avait par engagement le Chablais. Charles ne songea donc au début qu'à renouveler et maintenir ses traités de paix. Une guerre cependant avec le Valais signala la seconde année de son règne, mais le duc eut le tort de ne pas la diriger lui-même : ses lieutenants le servirent mal, et les Suisses ayant pris fait et cause pour leurs voisins, il fallut signer un traité assez fâcheux. Puis il dut fournir des troupes à Louis XII pour la prise de Gênes et entrer dans la ligue de Cambray contre les Vénitiens, attiré par l'espoir de pouvoir ainsi se faire restituer l'île de Chypre; enfin reconnaître un peu malgré lui les priviléges des Genevois.

Quelques années s'écoulèrent pendant lesquelles la Savoie put se reposer, mais la lutte ne devait pas tarder à recommencer, et Louis XII employait ce temps à préparer ses forces : sa mort ne changea rien à la


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situation, car François Ier reprit avec passion la pensée de son prédécesseur, et au mois de juillet 1515 la plus formidable armée que la France eût encore mis sur pied passa les Alpes, traversa la Savoie et vint bientôt gagner la bataille de Marignan : mais à ce moment le duc Charles était occupé à réduire sous son obéissance quelques places qui s'étaient données à la Suisse pendant le séjour forcé que des bandes de cette nation venaient de faire en Piémont, par suite de malentendus passagers avec François Ier. Ce fut lui qui, d'ailleurs, l'année suivante, fit conclure à ce prince le traité avec les cantons hésitant encore entre lui et l'empereur. Il pensait ainsi se procurer lui-même un puissant allié, et il voulut en éprouver le bon vouloir en le priant de ne pas s'opposer à la création des deux diocèses de Chambéry et de Bourg que venait d'instituer le pape Léon X ; mais François Ier, au contraire, fit révoquer ces bulles et montra brusquement le peu d'affection qui le liait à la Savoie, car il envoya à Suze, près du duc, un héraut chargé de le sommer de rendre Verceil, Nice, Villars et quelques domaines qui revenaient à titre héréditaire à Louise de Savoie. Guichenon, qui rapporte ce fait, en raconte ainsi l'issue, après avoir dit que Charles s'occupa immédiatement de se procurer des secours efficaces et s'adressa notamment aux Suisses, les grands fournisseurs de troupes do l'époque : « Les cantons envoyèrent un héraut en France pour prier S. M. de ne point faire la guerre au duc de Savoie, autrement qu'ils seroient contraints de renoncer à son alliance. Le roy répondit au héraut qu'il n'avoit jamais eu l'intention de faire la guerre au


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duc, mais seulement de lui faire comprendre qu'il avoit tort de refuser des choses que S. M. avoit souhaittées de luy. Ainsi cette menace s'évanouit pour ce coup, par la générosité des Suisses. » Charles crut devoir aller en remercier personnellement seaalliés, mais il dut aussi- renoncer à peu près complétement aux prétentions qu'il avait, comme ses prédécesseurs, sur Genève (1).

La gravité des complications entre la France et l'empire ne devait pas laisser beaucoup de loisir pour s'occuper de ces détails qui passent inaperçus aujourd'hui. La lutte entre François Ier et Charles-Quint commença par l'élection de ce dernier au trône impérial, malgré les efforts de son brillant rival. Charles épousa, sur ces entrefaites, Béatrix de Portugal, fille du roi Emmanuel et belle-soeur du nouvel empereur, et les premières années, années désastreuses pour nos armées en Italie, se passèrent fort tranquillement pour la Savoie. Mais quand, en 1524, François Ier passa de nouveau les Alpes, le duc dut lui fournir du renfort : puis il se proposa pour aller en Espagne traiter de sa délivrance, et enfin, après avoir épuisé tous ses efforts pour réconcilier ses deux dangereux parents, après avoir même pris l'engagement solennel de ne rien faire contre l'empereur, la paix de Cambray vint le tranquilliser et lui permettre de resserrer ses liens avec Charles-Quint qui lui donna le comté d'Ast et conclut un traité. La guerre éclata alors dans ses propres Etats : les Genevois expulsèrent leur évêque après avoir en

(1) Ce fut en cette année 1518 que le duc substitua l'ordre de l'Annonciadeà l'ordre du Collier, fondé par le duc Amédée VIII.


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plusieurs occasions témoigné leur désir de secouer le joug bien léger cependant du duc de Savoie. En cette circonstance, Charles put encore éprouver le mauvais vouloir de François Ier, qui ne lui pardonnait pas de conserver des terres qu'il prétendait siennes à cause de sa mère. François Ier fit passer du secours aux Genevois et répondit à un ambassadeur du duc « qu'il ne luy estoit ny bon oncle, ny bon amy, parce qu'il ne luy faisoit pas raison des droits et des prétentions qu'il avoit comme héritier de Louise de Savoye, sa mère, sur le duché de Savoye. » Bientôt après, Guillaume Poyet, premier président du parlement de Paris, vint à Turin formuler solennellement ces prétentions au nom du roi (1), et la déclaration de guerre suivit un refus qu'on ne pouvait que trop prévoir. Cette réclamation du reste n'était qu'un prétexte pour arriver à occuper la Savoie trop dévouée à l'empire. François Ier d'ailleurs était soutenu par le mouvement qui s'opérait en même temps à Genève, dont les.habitants venaient d'embrasser la réforme, et à Berne : les Suisses envahirent le duché, débloquèrent Genève et s'emparèrent de tout le pays^ de Vaud et de Lausanne que la maison de Savoie ne devait jamais recouvrer (juin-août 1535). L'invasion française eut lieu au printemps suivant; après une dernière sommation, le comte de Saint-Pol occupa sans résistance la Bresse et la Savoie, et le fameux pas de Suse n'ayant point été suffisamment gardé,

(1) Ces réclamations étaient ainsi résumées :1° Droits de feue la reine Louise de Savoie sur l'héritage de Savoie en général et particulièrement sur la Bresse ; 2° droits de la couronne de France comme héritière du comte de Provence sur Nice, le Faucigny et la suzeraineté du Piémont; 3° droits de la maison d'Orléans sur Asti et Verceil.


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nous entrâmes sans peine en Piémont dont toutes les villes ouvrirent leurs portes en quelques semaines. L'amiral Chabot de Brion passa brillamment la Doise, le 15 avril, rejeta toutes les troupes dans Verceil et s'arrêta par ordre du roi en présence d'un corps d'armée impé rial. Mais cette réserve était presque inutile, car peu de jours après, Charles-Quint, exaspéré par cette marche rapide qui compromettait singulièrement ses affaires en Italie, déclarait à son tour la guerre, après avoir fait des propositions impossibles à accepter. Toutes les places piémontaises furent fortement occupées par nos troupes et l'on ne négligea rien pour une vigoureuse défense. La défection du marquis de Saluées changea tout et transforma notre occupation en un désastre. Montpésat et la Roche du Maine défendirent courageusement Fossano, mais ne purent tenir dans une place à peine fortifiée. L'empereur, comme on sait, parvint rapidement à notre frontière et envahit la Provence, mais on n'ignore pas non plus quelles pertes son armée y éprouva, et qu'il ne tarda pas à revenir s'embarquer à Gênes pour Barcelone, afin d'aller, suivant un bon mot du temps, « enterrer en Espagne son honneur mort en Provence. »

Nous demeurions cependant en Piémont, mais chaque jour les impériaux y faisaient des progrès : nos troupes occupaient toujours Turin quoiqu'à peu près sans espoir : « Les défenseurs de cette place, dit la chronique de la ville, étaient comme désespérés de leurs vies; toutefois ne se voulurent jamais rendre, aimant mieux là mourir de male-rage de faim, comme chiens attachés, que de perdre une demi-heure d'hon-


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neur et de ne faire le devoir que requeroit leur fidélité.» En 1537 le roi redescendit vers les Alpes, et Montmorency força, après un très-brillant combat, le pas de Suse : le marquis du Guast fut rejette promptement au-delà du Pô et l'occupation complétement renouvelée. Pendant ce temps, le duc Charles, dépouillé en fait de ses Etats, se voyant encore privé du marquisat de Montferrat, adjugé par sentence impériale au marquis' de Gonzague, époux de Marguerite de Montferrat, se retira à Nice avec sa femme qui mourut presque aussitôt (8 janvier 1538). Perdant ainsi son seul appui auprès de l'empereur, Charles III ne devait plus espérer une heureuse issue : il fut complétement sacrifié dans la trêve de dix ans, conclue après les infructueuses conférences de Nice, et qui affranchit Genève, laissa le pays de Vaud aux Suisses, la Bresse, la Savoie et les deux tiers du Piémont à François Ier et le reste à Charles-Quint, sous prétexte de le défendre : le duc fut obligé de souscrire à toutes ces conditions sous peine de se voir enlever la ville de Nice (1), mais il ne négligea rien de ce qu'il pouvait faire pour sauvegarder ses intérêts dans l'avenir, et il alla notamment porter ses plaintes à la diète de Ratisbonne où l'accueil le plus honorable lui fut fait. La situation ne pouvait se prolonger, car de part et d'autre la trève fut mal observée et dès 1541 les hostilités recommencèrent et eurent pour théâtre constant les Etats du duc Charles qui vit bientôt un nouvel allié de François Ier, Barbe(1)51.

Barbe(1)51. Martin se trompe en disant que ce fut la dernière place qui lui resta : Charles III possédait encore Verceil, Aoste et Corvi.


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rousse, venir attaquer avec une puissante flotte son dernier asile. Charles fit un suprême effort, et s'embarquant avec tout ce qu'il put réunir de soldats sur les galères de Doria, il vint enfin au secours de Nice qui tenait depuis quarante-sept jours et avait souffert un bombardement terrible. Un succès éclatant couronna cette entreprise et après quelques autres opérations assez heureuses, sur Carignan et Mondovi notamment, Charles rentra dans Verceil. Mais la victoire de Cerisoles vint porter un coup terrible aux espérances que le duc pouvait concevoir après la paix de Crespy signée au moment où l'on s'y attendait le moins. Cette paix mit fin à la guerre qui désolait l'Europe depuis l'avénement de Charles-Quint, mais elle ne décida rien de définitif à l'égard de Charles III : il fut convenu en effet que le fils du roi, Philippe d'Orléans, épouserait la fille de l'empereur qui aurait en don le Milanais et les Pays-Bas, que le roi renoncerait pour toujours au royaume de Naples et que, seulement après la conclusion du mariage et l'exécution des clauses dotales, les troupes françaises évacueraient la Savoie et le Piémont, à l'exception de Pignerol et de Montmelian laissées à la France comme places de sûreté, la querelle entre les deux Etats devant être ultérieurement vidée.par arbitrage (14 octobre 1544).

L'occupation cependant se prolongeait : le prince Philippe étant mort en 1545, on résolut de maintenir provisoirement le statu quo : le décès de François Ier amena un changement, en ce sens que Henri II maintint aussi ses troup'es au-delà des Alpes, malgré le traité de Crespy, et en 1551, le comte de Brissac, lieu-


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tenant-général pour le roi en ces contrées, recommença les hostilités contre les impériaux. Charles III mourut sur ces entrefaites, à Verceil, le 16 septembre 1553, miné, dit Guichenon, par les inquiétudes et les chagrins que lui causait une situation à laquelle il ne voyait plus aucun moyen de porter remède. Il eut neuf enfants, mais un seul lui survécut : six autres — trois fils et trois filles — moururent au berceau : une fille atteignit l'âge de sept ans et le prince Louis celui de treize ans, ayant été fiancé avec Marguerite de France, fille de François Ier, dès le 7 avril 1526. Les événements se chargèrent de rompre ces projets d'union avant la mort du jeune prince, arrivée à Madrid, où CharlesQuint avait exigé qu'on l'envoyât, le 25 décembre 1536.

X

Emmanuel-Philibert (1) venait dans les plus tristes conditions et après un règne désastreux. « Le déplorable estât auquel Charles-le-Bon laissa ses Estats en mourant, devait plutôt en faire appréhender la ruyne entière que d'en espérer le rétablissement; car tout ce qui est deçà les monts obéissoit au roy Henry II. Le Piémont était occupé par les François et par les Impériaux, et ne restait que le Val d'Aoste, les comtés d'Ast et de Nice, et les villes de Verceil, de Querasque, de Fossan et de Coni qui n'eussent suivy ou la loi de la guerre ou la fortune du victorieux. Mais Dieu

(1) Né à Chambéry le 8 juillet 1528.


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qui a soin des couronnes, et qui les conserve par des moyens inconnus aux hommes, sauva celle de Savoye du naufrage qu'apparemment elle ne pouvoit éviter, ayant voulu, par une révolution merveilleuse, que le fils rencontrât sa gloire dans les disgrâces de son père et qu'il tirât l'avantage de son malheur : car si Charles n'eut esté si infortuné, Emmanuel-Philibert eût esté moins illustre, et peut-estre que s'il eût trouvé son Estât aussi tranquille qu'il fut laissé au duc Charles, son père, ses éminentes vertus, qui le rendirent l'un des plus grands princes de son siècle, n'auroient pas paru avec tant d'éclat; l'honneur estant bien plus grand de relever un sceptre abattu que de succéder sans peine à une couronne. »

Emmanuel avait déjà fait vaillamment ses preuves : à l'âge de dix ans, un historien assure qu'il décida de la conservation du château de Nice lors du siége de cette place par les Impériaux ; sept ans plus tard il s'en alla guerroyer avec Charles-Quint en Afrique, et demeurant près de lui à son retour, il assista aux batailles d'Ingolstadt, de Muhlberg, au siège de Metz, et mérita d'être choisi pour gouverner les Pays-Bas en 1552 : il défendait Bapaume au moment où il apprit la mort de son père. Le hasard mettait donc le nouveau duc à même de prendre une éclatante revanche, et c'est à la tête d'une armée étrangère, au nom d'un souverain étranger, que lui, souverain dont Brissac occupait toujours les Etats, allait les reconquérir à peu près sans conditions. Gouverneur général des PaysBas et commandant en chef de l'armée impériale, tandis que Charles-Quint se retirait au monastère de Yuste,


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Emmanuel-Philibert, quoique profondément mécontent de la conduite de l'empereur, fit taire sa rancune devant son intérêt et résolut de faire payer à Henri II ce que François Ier avait fait subir à son père. La campagne fut malheureuse en Flandre pour les Français, mais le traité de Vaucelles faillit mettre à néant ces espérances, quand sa non-observation vint tout remettre en question. C'est alors que le duc reçut l'ordre de rassembler le plus forte armée qui fût possible et de marcher sur Paris. Emmanuel exécuta avec empressement ces prescriptions et vint rapidement assiéger Saint-Quentin (juillet 1557), après avoir tout ravagé sur son passage. L'armée se composait de 52,000 hommes et 1,200 chevaux, tandis que nous n'avions pas plus de 18,000 hommes et 5,000 chevaux sous la conduite du duc de Ne vers; une poignée de soldats seulement défendait la place, très-imparfaitement fortifiée. Le connétable de Montmorency, voyant l'impossibilité de prolonger la défense, voulut brusquer le dénouement en livrant une bataille, mais la bataille fut un désastre pour nous, à la suite duquel Charles-Quint dit avant d'écouter aucun détail : « Mon fils est-il à Paris? » Philippe II n'y était heureusement point et y serait en effet aisément parvenu, mais quand il arriva à l'armée, il voulut s'emparer de Saint-Quentin et laissa de la sorte passer quelques jours qui permirent à Henri II de parer jusqu'à un certain point aux conséquences de la perte de cette grande bataille.

Pour le duc de Savoie c'était un véritable échec, parce que, suivant son plan de campagne, il devait être à Paris deux jours après l'affaire de Saint-Quentin : il


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avait déjà donné ses ordres pour qu'une division entrât en Savoie, mais les retards causés par le roi d'Espagne laissèrent au duc de Guise le temps de rentrer avec son armée d'Italie. La paix ne devait pas moins sortir de cet événement avec les plus grands avantages pour Emmanuel. Le traité de Cateau-Cambrésis fut signé le 3 avril 1559, après la bataille de Gravelines et la mort du grand pénitent de Yuste. Pour ne parler que de ce qui concerne la maison de Savoie, je dirai qu'il fut convenu que Philibert-Emmanuel épouserait Marguerite de France, soeur de Henri II et qu'on lui restituerait tous ses Etats à l'exception de Turin, Pignerol, Quiers (Chicri), Chivasso et Villanuovo d'Asti que nos troupes devaient occuper jusqu'à ce que les prétentions du roi, comme héritier de son aïeule Louise de Savoie, eussent été jugées par arbitres, mais dans un délai fixé à trois ans ; le roi d'Espagne devait pendant ce même laps de temps tenir garnison à Verceil et à Asti en garantie de l'évacuation des cinq autres places susnommées. La France gardait le marquisat de Saluces, mais d'un trait de plume elle cédait la Savoie, la Bresse, le Bugei et la moitié du Piémont. EmmanuelPhilibert se rendit aussitôt de Bruxelles à Paris pour la cérémonie de son mariage, et c'est à cette occasion qu'eut lieu le tournoi où Henri II fut mortellement blessé : cette mort ne devait rien changer pour le moment à la situation politique.

Pendant ce temps les commissaires du duc reprenaient possession de ses Etats : le comte de Mazin en Piémont, le comte de Challant en Savoie et M. de la Baume en Bugei et dans la Bresse. Emmanuel re-


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tourna encore dans les Pays-Bas et à Paris, pour le sacre de François II, avant de se rendre à Nice où il passa la fin de l'hiver de l'année 1559 : puis en 1560, il se décida à visiter le Piémont et il fut magnifiquement reçu à Verceil. Il y avait beaucoup à faire dans , un pays demeuré vingt-huit ans sous une administration étrangère, et le duc ne négligea rien de ce qui importait au bien de ses sujets si longtemps écrasés d'impôts et ruinés de toutes les manières. Il eut cependant encore à lutter pendant un an contre les Vaudois qui voulaient étendre insolitement leurs limites. Guerrier heureux et renommé, a dit un historien de la maison de Savoie, mais convaincu que la guerre n'est bonne qu'autant qu'elle procure la paix et qu'elle en affermit les bases, il remit l'épée au fourreau pour tout le reste de son règne. C'était surtout avec la France et avec l'Espagne qu'il lui importait de vivre en bonne harmonie : en professant entre elles une exacte neutralité et en les flattant tour à tour l'une et l'autre, il parvint à se concilier leur bienveillance, indispensable aux grands projets de restauration qu'il méditait.

Après avoir terminé rapidement et le plus doucement possible la lutte avec les Vaudois, le duc Emmanuel-Philibert renouvela aux protestants, malgré sarér pugnance, la permission d'exercer leur culte dans les lieux précédemment déterminés, puis il s'occupa de renouer les anciennes alliances de ses prédécesseurs avec les Bernois, les Fribourgeois et les Valaisans, mettant de côté complètement, tout en faisant ses réserves, ses prétentions sur Genève : il s'attacha pareillement les Vénitiens en refusant les offres que lui


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faisait le sultan de le remettre en possession de Chypre; Il sentait en effet de plus en plus la nécessité de se créer des forces contre la France qui cherchait chaque jour des moyens de se faire une véritable suzeraineté . et à laquelle le hasard des successions venait précisément de rendre un grand service en lui donnant une position importante au coeur même du duché par l'acquisition du marquisat de Saluées (1). Il parvint à compléter le système d'alliance qu'il souhaitait, et tranquille désormais du côté de l'Italie, Emmanuel-Philibert se voua entièrement à ce qui mérite d'être nommé la régénération de l'Etat. Je n'insisterai pas en détail sur tout ce que fit ce prince, mais je dois cependant l'indiquer au moins sommairement. Il mit d'abord ses frontières dans le meilleur état de défense et fixa sa résidence à Turin ; il créa à Nice une marine militaire et constitua une armée régulière dont il mettait quelques divisions au service de ses voisins pour entretenir parmi elles l'esprit militaire, tout en maintenant le surplus à l'état de milices, de manière à ne pas fatiguer inutilement ses sujets. Emmanuel-Philibert ne négligea pas non plus l'administration civile du duché, ni celle de la justice ; il favorisa activement l'agriculture et l'industrie singulièrement négligées sous les règnes précédents, releva l'université de Turin et fonda un certain nombre de colléges dans les provinces ; il créa

(1) Michel-Antoine, douzième marquis de Saluées, avait bravement servi François Ier. Mort sans enfant, sa mère, Marguerite de Foix, fit donner sa succession à son frère cadet qui, emprisonné pour un léger prétexte eu France, ne sortit de captivité qu'en vendant ses Etats au roi. Il fut tué en tentant de les recouvrer en 1548. Henri II vint en prendre solennellement possession.


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Tordre de Saint-Maurice sur des bases nouvelles en y joignant celui de Saint-Lazare, enfin il organisa sa cour d'une manière digne d'un souverain, de manière aussi à pouvoir donner à la noblesse, dépouillée de la plupart de ses anciens privilèges, des satisfactions et des avantages. Les rapports du duc avec les cours de France et d'Espagne lui firent adopter une partie de leurs règles d'étiquette. Il multiplia les emplois de sa maison et voulut que le service s'y fît par quartier : il eut un grand aumônier, un grand maître, un grand écuyer, un grand chambellan, un grand échanson, des majordomes, des gentilshommes de bouche, des écuyers, vingt-quatre pages. La duchesse vivait à la française et au milieu d'un personnel presque exclusivement composé de Français. « C'était moins par goût que par politique que le duc s'était formé ce brillant entourage de seigneurs et de courtisans, car il n'eut jamais de favoris parmi eux, et plus jaloux de son secret que d'un vain éclat, il n'employait auprès de sa personne qu'un seul valet de chambre espagnol qui ne savait pas lire II avait trois secrétaires dont il n'employait qu'un seul et bien rarement encore, lisant lui-même les lettres qui lui étaient adressées et répondant à la plupart de sa propre main, avec autant de netteté que de concision (1). »

Emmanuel fut incontestablement un grand prince et eut toutes les qualités qu'on pouvait lui désirer. Bien fait de sa personne, agréable de figure, il excellait dans les exercices du corps et était doué d'une force peu commune : sobre, dormant peu, il pouvait énor(1)

énor(1) de Beauregard, Loc. citat.

5.


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mément travailler. Instruit dans les sciences exactes, érudit pour son temps, suffisamment lettré, très-religieux, il était seulement d'une excessive vivacité et enclin à la colère ; comme Henri IV il aimait les femmes, mais, ainsi que le remarque un de ses biographes, « il ne paraît pas que ses maîtresses, dont il eut un grand nom^ bre, aient jamais élevé de nuages entre son épouse et lui. » Marguerite de Valois lui était très-attachée et Branthôme nous parle d'elle dans les termes les plus flatteurs ; toujours, a-t-il écrit, elle fut la patronne de ceux qui étaient dans le besoin, dans l'adversité, ou en. peine ou en faute. Instruite elle-même, elle ne contribua pas peu à donner à sa cour une haute réputation dans le monde savant; mais elle fut surtout utile à son mari en l'aidant à demeurer dans de bons termes avec la France, et en décidant Henri III à retirer enfin les troupes qui occupaient encore Pignerol et Saveillan (1574). La duchesse mourut presque aussitôt après et Philibert-Emmanuel le 30 août 1580, après avoir franchement aidé Henri III contre la révolte du maréchal de Bellegarde qui voulait se rendre indépendant dans le marquisat de Saluées dont onl'avaitnommé gouverneur. Il mourut après avoir à peu près complétement achevé l'oeuvre à laquelle il s'était voué, mais trop tôt encore peut-être pour assurer le succès de sa politique. Il n'avait eu qu'un fils légitime qui lui succéda, mais il laissa de nombreux bâtards : aucun de ses fils ne fit souche; quant aux filles, elles épousèrent le marquis d'Est de Lans, M. de Simiane et le marquis de Masséran : il faut ajouter que leurs mères appartenaient presque toutes à la meilleure noblesse.


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XI

Charles-Emmanuel (1) n'avait que dix-huit ans quand il ceignit la couronne ducale, et il allait, dès le début de son règne, se trouver en présence des plus graves complications, à cause de l'importance des événements qui s'accomplissaient de l'autre côté des Alpes. Il se montra trop fidèle observateur de l'antique politique d'extension de sa famille et crut trop tôt pouvoir exploiter la situation fâcheuse où se trouvait le dernier des Valois. Il adressa à Henri III une réclamation formelle du marquisat de Saluées en faisant valoir et ses droits et la nécessité où il était de songer à se garantir contre les menées des protestants qui, maîtres du Dauphiné, le menaçaient et compromettaient la sécurité de ses Etats ; mais le roi ne voulut rien entendre, et CharlesEmmanuel n'hésita pas à recourir aux armes. La conquête fut rapide et facile. Le duc se jeta ouvertement dans le parti de la ligue (août 1588), et, à la mort de Henri III, il publia un manifeste pour établir ses droits sur le marquisat et en même temps ceux qu'il prétendait avoir à la couronne de France, du chef de sa mère, fille de François Ier. Henri IV répondit en lançant une armée franco-suisse sur le Chablais, et la lutte s'engagea vivement pendant plusieurs mois dans la vallée de l'Arve : le roi, forcé de rappeler ses troupes, dut abandonner les Genevois dont la ville fut bientôt bloquée.

(1) Né le 12 janvier 1562 à Rivoli.


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Charles-Emmanuel, dont le long règne ne devait être qu'une succession déplorable de guerres, crut le moment venu d'aller attaquer son ennemi chez lui, et prenant pour prétexte une demande faite par les Provençaux, au mois de mars 1590, pour qu'il voulût bien les défendre contre le roi de Navarre, il passa les Alpes avec une armée de 6,000 hommes de troupes choisies et avant la fin de l'année il était entré à Marseille, à Antibes, à Grasse et à Aix. Mais les renforts promis par le pape et par les Espagnols ne vinrent pas et le duc fut obligé d'aller jusqu'à Madrid pour obtenir, ces derniers ; il put alors continuer ses conquêtes au printemps suivant. Il s'avança jusqu'au delà d'Arles ; mais en même temps le duc de Lesdiguières marchait sur Chambéry, débloquait Genève et surprenait Saint-Jean de Maurienne, d'où par une marche habile et rapide, il descendait à Antibes de manière à prendre les troupes savoisiennes entre lui et l'armée du duc de Montmorency et à les forcer de revenir en toute hâte pour la défense de leur propre territoire. Cette guerre malheureuse et inutile dura jusqu'au traité de Vervins, qui fut signé le 2 mai 1598, et par lequel il fut stipulé que le duc pourrait demeurer neutre entre Philippe II et Henri IV, et que la question de propriété du marquisat de Saluées serait déférée à l'arbitrage du Souverain Pontife. « Une réflexion bien naturelle, dit M. le marquis de Beauregard, se présente à ce sujet : si le le duc de Savoie avait eu plus de modération dans ses vues; s'il avait mieux étudié le caractère des ligueurs, qu'il servait, et celui de leur antagoniste; s'il avait mieux calculé surtout les résultats de l'abjuration du


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Béarnais, il aurait abandonné à temps un parti qui n'avait plus d'avenir. Nul doute qu'alors le marquisat de Saluées ne lui fût resté pour prix de sa rupture avec les Espagnols, pour prix même de sa neutralité, et que, sans autres sacrifices, il n'eût aussi rendu le Piémont indépendant. Si, d'un autre côté, le pape, qui en sa qualité de chef des puissances italiennes , avait tant d'intérêt de fermer la Péninsule aux étrangers, aux barbares, comme on disait, avait fait de l'abandon de Saluces par le roi le prix de son absolution, il est très-présumable qu'il n'aurait pas éprouvé de refus. Le malheur voulut que ni l'un ni l'autre ne surent profiter du moment favorable, et de grands malheurs en résultèrent pour la maison de Savoie. »

Débarrassé de cette guerre qui n'avait eu pour lui qu'un seul avantage, faire de son armée l'une des plus aguerries de l'Europe, Charles-Emmanuel rétablit sans trop de difficultés, et grâce aux rares vertus de saint François de Sales, le catholicisme dans le Chablais ; puis il se rendit à Paris pour y traiter directement avec Henri IV l'affaire de Saluces, et il y passa l'hiver de 1600, assez inquiet des conséquences que pouvait avoir pour ses intérêts le mariage du roi avec une Médicis. Aucune de ses propositions ne fut accueillie, et quand il offrit de posséder le marquisat sous la suzeraineté de la France, on consentit seulement à le lui échanger contre la Bresse, Barcelonnette, Sture et Pignerol, et on comprend qu'il ne put accepter. Mais il ne partit pas sans avoir secrètement noué des relations avec les factions qui s'agitaient de nouveau en France, et persuadé que nous avions trop besoin de


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paix pour songer à attaquer, il refusa nettement d'exécuter les clauses du traité de Vervins et d'évacuer les places qui devaient être remisés à la garde des troupes pontificales. Henri IV répondit sans perdre un moment en se mettant à la tête d'une puissante armée, et envahit la Bresse et la Savoie (août 1600). La campagne dura quatre mois, et le 17 janvier suivant il signa un traité à Lyon , par lequel le marquisat lui était bien enfin abandonné; mais il l'achetait au prix de Bourg, du Bugei, du pays de Gex, du Valronnais et des deux rives du Rhône depuis Genève jusqu'à Saint-Genis d'Aosle. Ce traité a eu une immense influence sur les destinées de la maison de Savoie en la faisant définitivement et seulement puissance italienne, et l'on ne peut s'empêcher de dire avec le maréchal de Lesdiguières que dans cette circonstance Henri IV avait agi en marchand, et Charles-Emmanuel en roi, car on ne peut nier qu'il y ait eu un avantage incontestable pour ce dernier, bien que cependant on comprenne que le roi ait préféré arrqndir son territoire d'une façon homogène au lieu de conserver au delà des Alpes un pays dont la possession aurait été sans cesse contestée.

Charles-Emmanuel crut, avant de remettre l'épée au fourreau, que le moment était bon pour reprendre Genève, et une surprise , habilement menée par d'Albigny, mit cette ville en son pouvoir ; mais cette tentative n'eut pas de suite et Henri IV se hâta d'intervenir pour faire signer un traité qui, depuis, a été constamment observé (21 juillet 1603 ). Le duc céda presqu'aussitôt à un nouveau mirage, et abandonnant


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tout-à-fait sa vieille politique, il répudia ouvertement l'alliance avec l'Espagne et conclut avec Henri IV le traité de Bruzzolo qui lui assurait la possession du Milanais s'il s'en emparait avec ses troupes et l'armée française mise à sa disposition. C'était au moment où nous allions entamer une guerre terrible avec l'empire : la mort du Béarnais fit échouer ce plan et renversa encore une fois les espérances de Charles-Emmanuel.

On ne peut sans étonnement voir ainsi s'anéantir des projets laborieusement conçus et qui semblent avoir été préparés par le travail des siècles, et, à l'heure où j'écris, on ne peut non plus s'empêcher de méditer le rapide jugement que portait à ce sujet M. le marquis de Beauregard, au commencement de notre siècle : « Il est à croire que si la carrière de Henri IV n'avait pas été interrompue, le Milanais, le Montferrat, et peut-être la Lombardie tout entière, seraient devenus alors le partage des princes de Savoie. Combien de sang et de ruines aurait épargnés une seule combinaison politique fondée sur une convenance réciproque et sur l'éternelle raison ! »

Mais une nouvelle occasion permit bientôt à CharlesEmmanuel de satisfaire ses instincts guerriers et de reprendre ses projets d'agrandissement. A la mort de François de Gonzague, duc de Mantoue et de Montferrat, il réclama la tutelle de la fille de ce prince , espérant plus tard la marier à l'un de ses fils ; mais le cardinal Ferdinand, frère du défunt, s'y opposa et commença par enlever sa nièce et la mettre en lieu sûr. Charles-Emmanuel alors fit valoir ses droits sur le Montferrat et recourut aux armes (1613). En quelques


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semaines il s'empara de toutes les places fortes du duché, à l'exception de Casai ; le cardinal, qui ne disposait d'aucunes troupes, parvint à faire conclure une trève et à entamer des négociations. Il avait décidé l'Espagne à lui prêter main-forte; mais le duc s'était assuré du concours de la France, et les hostilités s'engagèrent vivement. Charles entra résolument dans le Milanais et força ainsi le marquis d'Inoyora , qui s'était avancé jusqu'à Verceil, à revenir sur ses pas ; puis les mouvements se ralentirent. On négocia de nouveau et au moment où la guerre semblait reprendre une grande animation par la prise de Verceil, par le soulèvement du duc de Nemours contre son cousin et l'envoi du duc de Lesdiguières au secours de celui-ci, qui put alors repousser les ennemis au-delà de la Sésia, la paix fut rapidement conclue et signée à Paris, le 9 octobre 1607, sans avantage ni d'un côté ni de l'autre. Dans la guerre de la Valteline, qui succéda immédiatement à celle-ci, le duc prit naturellement parti pour Louis XIII et remporta d'abord les plus brillants succès sur le Génois, pendant qu'au nord les Espagnols étaient repoussés de toutes leurs lignes. Quelle ne fut pas sa surprise quand il apprit que nous venions de conclure la paix à Monçon (1626) sans l'y comprendre, et qu'en même temps Richelieu faisait épouser au duc de Rethélois l'héritière du Montferrat. Charles-Emmanuel n'hésita pas alors à se joindre à ceux qui la veille étaient ses ennemis, et il entama , avec l'empereur et le roi d'Espagne, la seconde guerre du Montferrat, guerre toute brillante d'abord pour les alliés, car en quelques semaines ils s'étaient rendus maîtres de toutes


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les villes du duché, sauf celle de Casai, dont le siège prolongea la lutte. Mais alors Richelieu venait de prendre la Rochelle, et, libre désormais à l'intérieur, il se mit en marche avec le roi et toute l'armée, passant, sans attendre la fin de l'hiver, les Alpes encore couvertes de neige. Le 6 mars 1629, il força le pas de Suse : « Charles-Emmanuel, quoique appesanti par l'âge, dit M. de Beauregard, et fort incommodé par la goutte qui l'obligeait à se faire porter sur un palanquin, se trouva toujours au plus fort de l'action. Le prince de Piémont aurait été tué sans un officier français qui le reconnut et releva de son épée la carabine d'un mousquetaire du roi, prêt à le frapper à bout touchant. Enfin il fallut céder à la supériorité du nombre. » Le cardinal entra aussitôt après en accommodement, et le duc, mal soutenu par les Espagnols, menacé d'un débarquement à Nice, de l'occupation de la Savoie, absolument dépourvu de moyens de défense, se décida à ne pas prolonger une lutte inutile, et signa, le 11 mars , la paix de Suse qui fut malheureusement plutôt une trêve, car chaque parti conserva sa position , et Richelieu repartit au milieu de l'hiver de 1630 avec le titre de lieutenant-général du roi, pour en finir avec l'affaire du Montferrat. Los négociations furent inutiles et le cardinal faillit y mettre brusquement fin en s'emparant du duc et de son fils , alors à Rivoli ; mais le coup manqua par la générosité du duc de Montmorency, qui, à ce qu'il paraît, ne put admettre cette trahison, et ne pouvant en empêcher la décision au conseil, fit prévenir Charles-Emmanuel à temps.


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La reprise des hostilités suivit naturellement, et le duc se déclara pour l'empereur qui luttait contre nous dans la Valteline. La reddition de Pignerol décida du ■ succès de la campagne en notre faveur, et Louis XIII ne vint que pour achever la facile conquête de la Savoie. La situation du duc arriva promptement à un état désespéré : la Savoie était perdue pour lui, ses autres provinces épuisées d'hommes et d'argent, la plupart des places en notre pouvoir ; les Espagnols redoublaient de froideur et la peste venait compléter ce sombre tableau. Charles-Emmanuel ne faiblit pas cependant, et il allait encore une fois tenter la fortune quand il fut frappé d'apoplexie à Savillan, le 26 juillet 1630 (1).

XII

Victor-Amédée débuta par une opération heureuse, et parvint, secondé par les impériaux, à réduire Casai »

(1) Il avait épousé Catherine d'Autricho, fille de Philippe II, roi d'Espagne, le 6 mars 1585, et elle mourut en couche le 6 novembre 1597, laissant dix enfants :

Philippe-Emmanuel de Savoie, mort à dix-neuf ans en Espagne ;

Victor-Amédée, qui succéda à son père ;

Philibert-Emmanuel, grand amiral d'Espagne, mort à Palerme en 1624;

Maurice, cardinal à quatorze ans, marié à 64 avec sa nièce Marie-Christine de Savoie, qui n'en comptait que 13, et il mourut en 1657 sans postérité.

Thomas-François, auteur de la branche des princes de Carignan ;

Marguerite, femme de François de Gonzague, duc de Mantoue, depuis régente de Portugal ;

Isabelle, mariée à Alfonse d'Est, duc de Modène, qui se fit capucin après la mort de sa femme ;

Trois filles mortes au berceau.

Le duc eut, eh outre, un certain nombre de bàtards parmi lesquels on doit citer Félix, grand croix de l'ordre de Malte, lieutenant général des duchés de Savoie; Gabriel de Savoie, lieutenant général de la cavalerie; Marguerite, femme du marquis d'Esté, etc.


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aux abois. Richelieu se décida alors à négocier, et après une trêve de huit mois, on conclut un nouveau traité, commun cette fois à l'empire, à la France, à l'Espagne et à la Savoie. Ce fut la paix de Ratisbonne ; le duc y reçut pour tout dédommagement de ses prétentions sur le Montferrat et le Mantouan, la ville de Turin avec une rente de dix-huit mille écus d'or ; mais comme rien n'était stipulé pour la restitution de la Savoie, il fallut encore un traité, dit de Chérasco (6 avril 1631), et le duc dut consentir, malgré ses alliés et même en se cachant d'eux, à nous laisser occuper Pignerol, que le traité de Mille fleurs, signé le 5 juillet 1632, déclara définitivement réuni avec sa vallée à la France, en échange d'Albe et de la promesse de la principauté de Neufchâtel. Une alliance offensive et défensive fut également jurée, mais la Savoie n'avait pas traversé ses plus mauvais jours. Constamment unie ensuite à la France, il lui restait à subir treize ans de guerre contre l'empereur, vingt-cinq contre l'Espagne, sans compter les horreurs d'une lutte civile.

Le lendemain du malheureux traité de Chérasco, Victor-Amédée apprit que deux de ses frères s'étaient engagés avec les Espagnols, et que l'un d'eux, le prince de Carignan, recevait le commandement des armées de Flandre ; leur soeur, la duchesse douairière de Montferrat, se rendait également à Madrid et y recevait la vice-royauté de Portugal. En même temps, Richelieu, à la veille de déclarer la guerre à l'Espagne, sommait le duc de se déclarer ouvertement pour Louis XIII, lui faisait des promesses magnifiques et le forçait à y consentir et à accepter le titre de généralissime


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des armées confédérées en Italie (1635). Les deux premières années de guerre n'amenèrent aucun résultat; vainqueur à Verceil et à Montebaldone, le duc allait pénétrer en Lombardie, quand il mourut presque subitement le 7 octobre 1637 (1).

Des bruits d'empoisonnement circulèrent tout naturellement et furent d'autant plus volontiers accueillis que la mort deVictor-Amédée causa un deuil général. Ce prince, dans la force de l'âge et d'un esprit excellent, semblait destiné à rétablir l'ordre et la paix, et les huit années qu'il régna depuis la guerre firent voir comment il s'entendait à ramener l'équilibre dans les affaires.

XIII

Après lui, au contraire, allait commencer une régence qu'une famille ambitieuse rendait encore plus dangereuse, et la Savoie allait avoir les plus mauvais jours. Richelieu, apprenant la maladie du duc, se hâta de lui faire parvenir ses instructions, pendant qu'il était temps encore. La duchesse Christine fut nommée régente, conformément à la volonté de son époux, et ce pouvoir fut aisément reconnu grâce à l'influence fran(1)

fran(1) avait épousé Christine, fille de Henri IV et de Marie de Médicis, le 7 février 1617 et en eut :

Louise-Christine, mariée à son oncle le cardinal Maurice;

François-Hyacinthe et Charles-Emmanuel, qui se succédèrent ;

Marguerite qui dut épouser Louis XIV et vint à Lyon pour l'entrevue : ce mariage n'eut pas lieu, et elle épousa Ranuce Farnèso, duc de Parme; Adélaïde-Henriette, mariée en 1650 à Ferdinand, duc de Bavière ;

Catherine-Béatrix, morte au berceau.


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çaise, tandis que François-Hyacinthe, enfant de cinq ans, était proclamé duc de Savoie.

La duchesse Christine, malgré ses titres de fille de France et de proche parente de Louis XIII, se trouvait dans la situation la plus difficile; il lui fallait à la fois s'appuyer sur les Français et se défier d'eux, car le cardinal cherchait par tous les moyens à la dominer; c'est ainsi qu'elle ne put parvenir à demeurer neutre au milieu de la guerre, et que le 16 juin 1638, il lui fallut conclure un nouvel accord par lequel elle s'engagea pour deux ans à assister nos troupes contre l'Espagne, tandis que Richelieu continuait à lui fournir 12,000 fantassins et 1,500 cavaliers.; ce qui n'empêcha pas Verceil d'être pris par les Espagnols, le 5 juillet.

XIV

La mort du jeune François-Hyacinthe et l'avénemént de son frère Charles-Emmanuel II, âgé de 4 ans (4 octobre 1658), n'aurait dû amener aucun changement dans les affaires; elle provoqua cependant, de la part de ses oncles, des réclamations à la régence, bien que leur établissement à l'étranger, depuis plusieurs années, eût dû leur en enlever la pensée, et que la duchesse Christine, en leur rendant tous leurs biens, les eût suppliés de ne pas accroître les embarras de la Savoie. Ils n'écoutèrent rien, et avant la fin de 1658, le cardinal Maurice et le prince Thomas étaient à Milan, concluant un traité avec le marquis de Léganez, gouverneur-général du duché, duquel il résultait qu'ils seraient in-


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vestis de la régence à la place de leur belle-soeur et que les Français seraient rappelés du Piémont; au mois de mars suivant, ils notifièrent officiellement leur réclamation à Christine. La guerre civile s'ensuivit, et dès le commencement, par un coup de main hardi, le prince Thomas se rendit maître de toute la vallée d'Aoste et du pays de Verceil. La duchesse se hâta de renvoyer en France ses fils et ses filles, et se prépara à faire résolument face au danger; mais dans la nuit du 26 au 27 juillet, Turin fut surpris par la trahison d'une partie de ses défenseurs, et Madame Royale ne put échapper qu'en se retirant dans la citadelle, tandis qu'une troupe de gentilshommes dévoués occupait autour du palais les gens du prince Thomas. Un désaccord entre celui-ci et le marquis de Léganez empêcha le siège de la citadelle où s'était réfugiée la duchesse, et donna au duc de Longueville le temps d'arriver pour occuper un certain nombre de châteaux-forts; il décida Christine à venir en France. Avant de partir elle nomma Philippe de Siamiane, marquis de Pianesse, son lieutenant-général ; du reste, elle s'éloigna en ne cédant qu'à la force des événements, car elle sentait bien qu'il y avait un aussi grand danger à se jeter ainsi dans nos bras d'un manière absolue, et ce fut avec tristesse et inquiétude qu'elle rejoignit à Grenoble Louis XIII venu à sa rencontre. L'entrevue du frère et de la soeur fut longue et animée; le roi voulait qu'on lui remît le jeune duc, en le laissant libre d'agir. Christine résista à l'égard de Charles-Emmanuel, malade à Montmeillan, dernier asile de la famille, et rompit le colloque en déclarant qu'elle croirait manquer à ses devoirs en se


LES DUCS DE SAVOIE 95

soumettant à de pareilles conditions, quand la France avait déjà assez d'intérêt pour elle-même à expulser les Espagnols du Piémont. Elle revint à Chambéry, et vit qu'elle avait sagement conduit les affaires en touchant du doigt le point décisif. Le cardinal de Richelieu , quoique profondément blessé de l'attitude de Madame Royale envers lui, fit céder ses ressentiments à l'intérêt politique, et les affaires militaires étant plus vigoureusement menées, avant la fin de l'année le comte d'Harcourt reprit Chieri et ravitailla Casal après la victoire de la Rota.

La campagne de 1640 fut des plus brillantes ; le pape et Venise se liguèrent pour prévenir la prise de Casal qui aurait donné à l'Espagne la prépondérance dans la Péninsule, et levèrent des troupes pour faire un contremouvement, mais le courage de nos soldats joint au dévouement des habitants sauva la place. Le 28 avril au soir, le comte d'Harcourt campa en vue des assiégeants avec 10,000 hommes commandés par Turenne, du Plessis-Praslin et de la Motte-Houdancourt, et le lendemain il délogeait le marquis de Léganez qui disposait de forces numériquement doubles et fut mis dans une épouvantable déroute. Le comte se dirigea, sans perdre un moment, sur Turin dont la citadelle tenait toujours, et il commença le siège de la ville le 9 mai. Turin était défendu par 6,000 Espagnols et une population hostile , tandis que Léganez, désireux de réparer sa défaite, venait à son tour avec 15,000 hommes nous assiéger dans notre camp, en nous coupant toute retraite. Ainsi la ville assiégeait la citadelle, Harcourt assiégeait la ville et Léganez assiégeait Har-


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court. La disette sévit bientôt dans notre camp que harcelaient des sorties meurtrières, et nos généraux craignaient déjà d'être réduits à se retirer, quand la nouvelle d'un renfort considérable releva le courage en rendant de l'espoir. Les Espagnols voulurent devancer l'arrivée de ces troupes, et le 11 juillet notre armée fut attaquée à la fois par les gens de Turin, par ceux du marquis de Léganez et le prince Thomas. La défaite fut complète et les princes rejetés dans la ville, tandis que Turenne ramenait les 7,000 hommes qu'il était alléchercher àPignerol. Les rôles étaient désormais changés; Léganez dut abandonner ses positions et la disette passa du camp français dans la ville. Deux mois se passèrent ainsi, quand le prince Thomas, qui correspondait, à l'aide de boulets creux, avec Léganez demeuré en vue, le somma de faire un dernier effort ; ce fut une nouvelle défaite. Le 1 4 septembre, le marquis se retira, et huit jours après le comte d'Harcourt entra dans Turin que le prince Thomas évacua par une capitulation en vertu de laquelle il se retira à Ivrée.

Madame Royale crut le moment favorable pour tenter de se raccommoder avec son beau-frère, et, d'accord avec Louis XIII, elle fit au prince Thomas les propositions les plus acceptables, lui garantissant même la succession au duché si son neveu CharlesEmmanuel mourait sans enfant mâle. Le cardinal Maurice résista aveuglément et décida son frère ; mais la campagne de 1641 ne fut pas plus heureuse pour les rebelles, et, dès les premiers jours de l'été, le comte d'Harcourt avait réduit les deux frères à traiter. Le prince Maurice eut la lieutenance générale du comté


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de Nice et le prince Thomas celle du Canevesan. L'un et l'autre rentrèrent dans leurs apanages (14 juillet 1641). De plus, le premier, abandonnant la pourpre romaine, malgré son âge, épousa sa nièce, Louise-Christine, à peine âgée de 13 ans, et qui était l'aînée des soeurs du jeune duc, en croyant ainsi s'assurer plus solidement l'héritage éventuel de la Savoie. Le prince Thomas prit alors le commandement des troupes, et se mit à combattre les Espagnols, ses alliés de la veille, jusqu'à ce que Mazarin, ne le trouvant pas assez habile, l'attira à Paris où il le fit nommer grand-maître de la maison du roi.

Madame Royale était parvenue à se faire rendre par Louis XIII plusieurs des places que nous occupions en Piémont ; mais elle voulait surtout rentrer en possession des provinces d'Ivrée et de Nice, que tenaient provisoirement ses beaux-frères, et elle conçut, à cet égard, un plan qui fut réalisé avec une rare habileté. La duchesse se rendit dans le Canevesan deux ou trois jours avant le 20 juin 1648, où le duc atteignait sa quatorzième année et par conséquent sa majorité, et sous le prétexte d'une partie de chasse, entra le 19 avec lui à Ivrée. Ils y furent reçus avec les plus grandes démonstrations, et toute la cour s'y était réunie. Le lendemain , Madame Royale proclama solennellement la régence terminée et l'avènement du jeune prince, qui s'empressa de supplier sa mère de ne pas le priver de ses conseils. Des lettres préparées à l'avance furent expédiées à toutes les autorités des duchés, et une confirmation empressée habilement ménagée vint, de la part de la France compléter l'oeuvre. Les deux oncles


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du duc se décidèrent à la fin à rester tranquilles. « La minorité de Charles-Emmanuel II, a dit le cardinal Bentivoglio dans ses Mémoires, paraissait devoir être pour la maison de Savoie ce qu'est l'année climatérique pour le corps humain, c'est-à-dire l'époque de sa mort ou de son accroissement. Après s'être vue menacée d'une entière destruction, les jours de sa plus grande force au dedans et de sa plus grande considération au dehors naquirent pour elle. »

La guerre entre les Français et les Espagnols continua cependant onze années encore en Italie; mais la prise et la perte de quelques places sur les frontières du Piémont et du Milanais en furent les seuls événements. La cour de Turin ne chercha, pendant toute cette période, qu'à écarter de ses Etats ce fléau qui les désolait depuis trop longtemps ; mais elle eut encore, après avoir conclu une alliance avec les Suisses, à réprimer une attaque, des Vaudois. Enfin, en 1657, Mazarin fit restituer à Charles-Emmanuel la citadelle de Turin occupée par une garnison française depuis dixhuit ans; ce qui fut accueilli avec la plus grande faveur. Mais cet acte de justice n'était qu'un leurre pour attirer la maison de Savoie dans les intérêts de la France, afin de rendre meilleure la situation en présence de l'Espagne. Mazarin voulait arriver à conclure la paix sans compromettre la dignité du pays et sans recourir aux interventions étrangères. Il s'avisa donc d'un moyen indirect, fort habilement conçu, pour contraindre l'Espagne à se déclarer. C'était un tiers qui devait payer les frais de cette manoeuvre, et ce tiers fut la maison de Savoie.


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Les Espagnols faisaient en ce moment de grands efforts pour détacher la Savoie de l'alliance française; les Piémontais étaient las de la guerre et sentaient qu'ils tomberaient dans une entière dépendance de la France si elle se rendait maîtresse de Milan, fortement menacé alors. Madame Royale s'était déjà laissée ébranler par les instances de Philippe IV, et voulant profiter à son tour de la position, fit entendre à Mazarin que son fils rentrerait dens la neutralité, à moins que le roi; son neveu, n'épousât celle de ses filles qui était encore à marier, ainsi qu'on le lui avait fait, depuis longtemps, espérer. La cour de France répondit en assignant à la cour de Savoie un rendez-vous à Lyon pour la lin de novembre 1658. La restitution de la citadelle de Turin devait y servir de prétexte, le duc CharlesEmmanuel étant censé venu pour remercier Louis XIV. Mais Mazarin s'arrangea de manière à ce que le cabinet de l'Escurial pût à temps découvrir le vrai but du double voyage : si l'Espagne se décidait à offrir l'infante, qu'on voulait réellement pour le jeune roi, on se dégagerait de la maison de Savoie ; si l'Espagne gardait le silence, le mariage de Savoie s'accomplissait et la guerre se rallumait. Louis XIV entra à Lyon le 24 novembre et Charles-Emmanuel le 28. Bien que le roi eût en ce moment un autre amour dans le coeur, — Olympe Mancini, — la princesse Marguerite lui plut extrêmement, et tout le monde considérait le mariage comme conclu. Mais en même temps que le duc entrait à Lyon, un des secrétaires d'Etat du roi catholique fut chargé d'offrir la main de l'infante à Anne d'Autriche pour son fils, et la proposition fut immédia-


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tement agréée. La reine s'expliqua franchement avec sa belle-soeur, la duchesse Christine, qui revint tristement à Turin, emportant pour toute consolation la promesse écrite que le roi épouserait la princesse Marguerite si le mariage projeté avec l'infante ne s'accomplissait pas.

Le traité des Pyrénées fut signé peu de mois après, et rendit au duc tous ses Etats, y compris la ville de Verceil considérée comme la place la plus importante du Piémont. Une paix durable succéda enfin à ce dernier siècle de guerres continuelles, et le duc put consacrer les quinze années de son règne au développement de l'ordre intérieur en même temps qu'à la grandeur de sa cour. Il s'attacha surtout à transformer Turin en véritable capitale, et y fonda la partie qu'on appelle aujourd'hui la ville neuve, en la dotant de tous les établissements qui doivent exister dans une grande cité. Il fortifia Verceil, Ceva et Verrue; fit construire de nom. breuses routes; créa à Turin une académie de belleslettres et donna une vive impulsion aux études et aux institutions intellectuelles. Il organisa aussi son infanterie, et, comme ses prédécesseurs, ne négligea pas de prêter des troupes à ses voisins pour qu'elles conservassent l'habitude de la guerre. La cour de Savoie devint, à cette époque, tout à fait française: la langue, l'étiquette, les usages de France y prévalurent sur ceux d'Espagne adoptés par Charles-Emmanuel. Christine, au contraire, et après elle Jeanne de Nemours, y introduisirent le luxe et le goût des plaisirs. « Du temps de ma tante, dit Mademoiselle dans ses Mémoires, la cour de Savoie était magnifique et même romanesque. »


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C'était le séjour des fêtes et des galanteries. CharlesEmmanuel aimait passionnément la chasse et se construisit, sous le nom de Vénerie, un splendide palais où ce plaisir était somptueusement organisé. C'était, du reste, un prince aimable, et on n'en lira pas, je pense, sans plaisir, le portrait que Mademoiselle nous en a encore tracé dans ses Mémoires quand elle le vit à Lyon : « Monsieur de Savoie est bien fait; il est de moyenne taille, mais il l'a fine et déliée; la tête belle, le visage long, les yeux grands et fiers, le nez aquilin, le sourire agréable, la mine fière, un air vif dans toutes ses actions, et brusque à parler. Quant à l'esprit, il ne dit rien qui ne soit très à-propos et agréablement. Il étoit accoutumé avec le roi, dès les premiers jours, comme si toute sa vie il eût été avec lui; il agissoit avec une certaine familiarité que la haute naissance donne seule avec ceux où les autres tremblent. » Et elle ajoute encore, en parlant de Louis XIV et de Charles, un passage vraiment piquant : « Ils firent ensemble de grandes lamentations de ce que la tendresse excessive de leurs mères les avoit empêchés jusqu'alors de se signaler à la guerre. » Charles-Emmanuel perdit Madame Royale le 27 décembre 1683 ; il vécut jusqu'au 12 juin 1675, laissant ses Etats dans une situation vraiment beaucoup plus honorable qu'on n'aurait pu l'espérer, les laissant surtout confondus à l'intérieur dans une espèce d'unité qui devait en rendre le gouvernement plus facile. Il avait épousé, le 3 avril 1663, Françoise de Valois, fille de Gaston, duc d'Orléans, frère du roi. Mais l'ayant perdue peu de jours après la mort de sa mère, il se remaria, le 11 mai 1665, avec


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Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, qui lui apporta en dot le duché de Genevois et les baronnies de Faucigny et de Beaufort, qui formaient, depuis 1554, l'apanage de la descendance du fils puîné du duc Philippe II. Il ne laissa qu'un fils de cette seconde union, et ce fut le roi Victor-Amédée II.


LES ROIS DE SARDAIGNE



LES ROIS DE SARDAIGNE

I

La duchesse Jeanne prit, sans contestation cette fois, la régence, et sa première pensée fut de préparer le mariage de son fils avec la fille de sa soeur, reine de Portugal. Il y avait de grandes difficultés à vaincre, parce qu'une loi fondamentale du royaume défendait qu'une infante, héritière de la couronne, épousât un prince étranger, mais il fut prouvé que Victor-Amédée descendait, par sa quatrième aïeule, du roi Emmanuel. Aussi lisons-nous dans une des lettres de madame de Sévigné à sa fille, « que madame la duchesse de Savoie ne souhaite au monde que l'accomplissement du mariage de son fils avec l'infante de Portugal; c'est l'évangile du jour. M. le cardinal d'Estrées, notre ambassadeur à Turin, a donné à Madame Royale, en forme de sapata, un écrin où elle est peinte fort ressemblante, accompagnée des Vertus et de ce qui la fait

5.


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reconnaître ; auprès est le jeune prince, beau comme un ange, entouré de Jeux et d'Amours. Sa mère lui montre avec la main droite la mer et la ville de Lisbonne, et, dans le lointain, la Gloire et la Renommée en l'air : matre mea monstrante viam. Le tout est orné richement de diamants. » Une escadre portugaise vint donc à Nice prendre le futur roi qui devait résider nécessairement à Lisbonne. Tout semblait terminé, quand le jeune prince, qui atteignait alors sa dix-neuvième année, écoutant les conseils du parti savoisien que l'affection de la duchesse pour la France indisposait, rompit brusquement la négociation, déclara que le mariage n'aurait pas lieu, et annonça enfin, par une circulaire du 10 février 1686, que de ce jour il entendait régner par lui-même, tout en laissant le temps à sa mère de lui adresser une lettre par laquelle elle le priait de la décharger du fardeau de la régence. Il allait se trouver engagé dans de grandes difficultés, et surtout sous le coup des exigences de Louis XIV, qui commença par demander la répression de mouvements insurrectionnels chez les Vaudois, puis certains secours de troupes pour la Flandre et pour les Cévennes. Le cabinet de Versailles était inquiet d'une entrevue que Victor-Amédée avait eue à Venise avec l'électeur de Bavière, et voulait le tenir de manière à ce qu'il n'eût pas de forces à joindre, dans un moment donné, à celles de l'ennemi, mais il alla trop loin en exigeant du duc l'entrée en campagne immédiate, la remise du château de Verrue et de la citadelle de Turin comme places de sûreté. Victor-Amédée crut que Louis XIV voulait faire de la Savoie une autre Lorraine, et, poussé à bout


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par la hauteur de Louvois, qui, disait-il, le traitait comme un page, il écouta les conseils des confédérés d'Augsbourg, et se joignit ouvertement à eux par un traité du 3 juin 1690, non sans avoir pourtant poussé la condescendance jusqu'à offrir au grand roi Casal et Pignerol. Pour toute réponse, Catinat reçut l'ordre de marcher en avant ; puis, inquiet des nouvelles qui lui revenaient, Louis se décida à se montrer plus accommodant. Mais le traité était signé, et Victor-Amédée répliqua à son tour en faisant emprisonner notre ambassadeur et tout ce qu'il y avait de Français à Turin. Catinat se dirigea avec douze mille hommes sur cette ville ; le duc put réunir des forces à peu près égales, et les deux petites armées passèrent plusieurs semaines en présence dans les environs de Carignan, pendant que des détachements de nos troupes ravageaient les vallées environnantes. Un mouvement cependant se fit, vers la miaoût, du côté de Saluces, et le 17 août, au moment où l'on commençait l'attaque de cette place, Victor-Amédée donna le signal de livrer le combat ; nos troupes firent volte-face ; le duc les attendait dans un terrain excellent, protégé de tous côtés par des marais, et en avant par des maisons transformées en redoutes. L'affaire s'engagea le lendemain matin : l'élan de nos soldats renversa tous les obstacles. Les cassines furent enlevées l'une après l'autre, le marais de droite franchi à l'aide d'une vieille digue du Pô, dont on avait négligé la garde ; à gauche, notre cavalerie parvint à franchir le second marais; les hispano-piémontais, désormais débordés et pris entre deux feux, se débandèrent rapidement dans les fourrés. Un jeune officier général


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parvint cependant à empêcher cette retraite dé se changer en déroute : c'était le prince Eugène de SavoieSoissons, qui était venu offrir son épée à son cousin. Dans cette bataille, qui a conservé le nom de Staffarde, abbaye voisine, de vingt-huit mille combattants, six mille furent tués ou blessés. Le résultat de la victoire fut pour nous l'occupation de Saluces. Catinat la compléta en s'emparant, avant la fin de la campagne, de Suse et de Pignerol. L'année suivante l'explosion d'un magasin à poudre démantela la citadelle de Nice et nous procura la prise facile de cette place, et Catinat, quoique avec des forces inférieures cette fois, avança encore, tandis que VictorAmédée multipliait ses efforts et pressait, mais assez inutilement, des alliés un peu tièdes. Il est bien à remarquer que ses plus mauvais succès ne lui faisaient perdre ni la confiance de ses soldats ni l'affection de ses peuples. « On raconte qu'après la levée du siège de Coni, pendant que l'armée française, suivant son usage, (c'est un auteur savoisien qui parle), brûlait tout après elle. Quelques paysans échappés de leurs maisons embrasées vinrent se jeter aux pieds du jeune duc pour lui exposer leur misère. Il les reçut les larmes aux yeux, les consola, versa devant eux une bourse remplie d'or, et brisant le collier de l'Annonciade qu'il portait au cou, leur en jeta les morceaux. Un trait pareil, ajoute M. de Beauregard, accompagné de la grâce animée qu'il mettait à toute chose, charmait ses sujets, malheureux par les calamités de la guerre, mais qui l'aimaient, parce qu'ils croyaient être aimés de lui. Sa valeur personnelle surtout le rendait cher aux soldats. »


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En 1692, le duc de Savoie changea de tactique, et, se sentant à la tête de forces considérables, laissant en Piémont ce qu'il fallait de monde pour contenir les faibles divisions de Catinat, il entra résolument en Dauphiné, et y exerça, dit le président Hénault, les rigueurs de Turenne dans le Palatinat et celles de Feuquières dans le pays des Vaudois. Gap, Embrun, furent emportés. Catinat dut rabattre vers ces parages, quand le duc étant tombé malade de la petite vérole dans cette dernière ville, les opérations se trouvèrent ralenties ; pendant ce temps, le gouvernement fit descendre des troupes vers le Dauphiné, et les populations, remises de leur premier effroi, se soulevèrent sous la direction d'une jeune héroïne, mademoiselle de la Tour du Pin, dont le roi fit placer plus tard le portrait à Versailles, à côté do celui de Jeanne Darc (1). Le duc rentra à l'automne dans ses Etats, et l'année suivante fut encore signalée par une grande bataille où il eut un cheval tué sous lui ; mais ici, malgré d'héroïques efforts, il fut encore malheureux : la victoire de la Marsaille, qui nous coûta du reste très-cher, valut à Catinat l'héritage du maréchal de Schomberg, qui y fut tué. La conséquence de cette brillante affaire fut la délivrance de Pignerol et de Casal, que les alliés enlevèrent l'année suivante après quinze jours de tranchée (2); mais la continuation de la guerre devenait

(1 ) La belle Philis appartenait à la branche de La Tour du Pin Chambly de la Chare.

(2) On apprit depuis que M. de Crénau, commandant français, avait reçu l'ordre de capituler dès qu'il aurait obtenu la condition que les fortifications seraient démolies; ce qui fut en effet réalisé.


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impossible, et après deux autres campagnes sans résultats, le duc de Savoie se décida à conclure une trêve d'un mois, qui fut suivie du traité de Turin (29 août 1696), en vertu duquel il devint général en chef de l'armée française en Italie. Il y avait plusieurs mois déjà que Victor-Amédée négociait secrètement sa défection, et il parvint à gagner de ses défaites tout ce qu'il eût pu espérer de la guerre la plus heureuse. Exploitant le désir évident que Louis XIV avait de faire la paix, il tint ferme sur sa prétention de rentrer en possession de Pignerol, et dès le mois de mai, alors que les armées étaient encore ennemies, les bases de l'arrangement furent arrêtées à sa plus grande satisfaction. Le duc, y était-il stipulé, s'engageait dans une ligue offensive et défensive avec le roi jusqu'à la paix générale; Louis, à la paix, céderait à Victor-Amédée Pignerol démantelé avec ses dépendances jusqu'au pied du mont Genèvre, à condition que ses remparts ne seraient jamais rétablis. Le roi rendrait la Savoie, Suse et le comté de Nice dès que les impériaux et les autres étrangers seraient sortis de l'Italie et les Espagnols rentrés dans le Milanais. Le roi ne traiterait pas sans le duc avec les cabinets de Vienne et de Madrid. Le mariage de la princesse Marie-Adélaïde, fille aînée du duc, l'aîné des petits-fils du roi, avec le duc de Bourgogne, était convenu. Le roi accordait au duc le temps convenable pour se dégager honnêtement de la ligue. Les ambassadeurs de Savoie seraient désormais traités en France comme ceux des têtes couronnées. Le duc ne permettrait plus aux réfugiés français, à l'avenir, de s'établir dans les vallées vaudoises, le roi ne se mêlant


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plus d'ailleurs delà manière dont le duc en traiterait les habitants. Le duc s'engageait, si la neutralité était rétablie en Italie, à réduire ses forces à sept mille cinq cents fantassins et quinze cents chevaux. Si la neutralité n'était point acceptée au 1er septembre, il joindrait ses troupes à celles du roi, et commanderait l'armée combinée. Les conquêtes qu'on pourrait faire dans le Milanais lui appartiendraient. Le roi, pendant la guerre, lui payait un subside de 100,000 écus par mois. « Ainsi Louis XIV, lui, pour avoir souffert que Louvois poussât à bout ce faible voisin, perdait non-seulement Casal, sa conquête, mais la clef de l'Italie, la vieille conquête de Richelieu, ce Pignerol que la France tenait depuis trois quarts de siècle, et qu'elle eut dû conserver tant qu'une autre puissance étrangère gardait un pouce de terrain dans la Péninsule (1). »

Il restait à « se dégager honnêtement» et VictorAmédée le fit en déclarant à ses alliés qu'il ne pouvait songer à continuer une guerre qui ruinait ses Etats quand on lui offrait les conditions les plus avantageuses. L'empereur mit vainement en avant de magnifiques promesses : la paix fut publiée le 15 septembre à Turin. Deux jours après le duc rejoignit Catinat, et le 18 il investissait Valenza. La paix de Ryswick suivit cette manifestation et sembla devoir, pour quelque temps, rétablir le calme. La mort du roi Charles II vint tout remettre en question, mais cette fois en provoquant une guerre terrible, la guerre de la succession d'Espagne.

(1) Histoire de France de Henri Martin, t. xiv, 217.


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Dès les premiers jours, Victor-Emmanuel marcha contre les troupes autrichiennes qui débordaient du Tyrol, et prit glorieusement part au combat de Chiari où il reçut plusieurs coups de feu dans ses armes et où le prince Eugène et Catinat furent blessés. Villeroy succéda à ce dernier dont la cour était mécontente, et se laissa faire prisonnier à Crémone, perte, dit un contemporain , peut-être préférable à une victoire, pour l'armée française dont Vendôme vint alors prendre le commandement. En 1702, Victor-Amédée resta à Turin, tandis que ce général et le roi d'Espagne dirigeaient les opérations contre le prince Eugène. Mécontent depuis quelque temps de la façon dont on le traitait, irrité des humiliations même qu'on lui faisait éprouver, le duc céda à sa mauvais humeur, et après la bataille de Luzzara et la prise de Guastalla, il se décida à écouter les propositions que l'empereur lui transmit par le comte d'Aversberg. M. de Phélippeaux, ambassadeur à Turin, engagea son gouvernement à ne rien négliger pour ramener Victor-Amédée. Louis XIV répondit en ordonnant au maréchal de Vendôme de désarmer le contingent des troupes de Savoie et de s'assurer de la personne du duc; ce dernier appela aussitôt son peuple aux armes, et déclara la guerre après que les deux souverains eurent échangé, d'après M. le marquis de Beauregard, les deux billets qu'il reproduit : « Monsieur, avait écrit le roi, puisque la religion, l'honneur et votre propre signature ne servent de rien entre nous, j'envoie mon cousin , le duc de Vendôme, pour vous expliquer mes volontés; il vous donnera vingt-quatre heures pour vous décider. » — « Sire, ré-


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pondit Victor-Amédée, les menaces ne m'épouvantent point ; je prendrai les mesures qui me conviennent le mieux relativement à l'indigne procédé dont on a usé envers mes troupes. Je n'ai que faire de mieux m'expliquer et ne veux entendre aucune proposition. »

Vendôme eût voulu attaquer immédiatement Turin, mais la fièvre des rizières et l'épizootie sur les chevaux avaient trop fatigué l'armée pour qu'il pût tenter un siège sans du renfort, que le roi ne fut pas en état de lui fournir. Vendôme s'établit dans l'Astesan pendant qu'il faisait envahir la Savoie en comptant écraser le duc au printemps suivant, mais il ne put pas empêcher, malgré de hardis efforts, M. de Strahremberg d'amener 15,000 impériaux sur le Tanaro (janvier 1704) ; le principal théâtre de la guerre fut reporté du bas Pô au pied des Alpes , et nos troupes se trouvèrent brusquement séparées du Milanais par un massif de montagnes et une triple ceinture de places fortes.

Nous allons maintenant passer plusieurs années au milieu des guerres, et les Etats du duc de Savoie vont revoir les plus mauvais jours du siècle précédent. M. de Vendôme s'empara de Verceil dont il rasa les fortifications; d'Yvrée, que défendit bravement le baron de Perron, ancêtre du général de ce nom qui, après avoir longtemps servi la France, périt à la bataille de Novare ; de Verrue, après cinq mois d'attaque; de Chivas. La lutte prenait des propositions terribles ; le duc avait à combattre le duc de la Feuillade, tandis que Vendôme s'en prenait au prince Eugène et le rejettait en Tyrol après l'avoir battu à Cassano. Au com-


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mencement de 1706, Victor-Amédée perdife encore Nice et Montmeillan, qui furent également démantelés ; à la fin de mars l'investissement de Turin était complet. On regardait en France la chute de cette capitale comme la fin de la guerre, et elle devait l'être si l'on en juge par les conséquences qu'entraîna l'événement contraire. Louis XIV désirait avec passion le succès et ne fit rien épargner pour accélérer les travaux du siège et y fournir tout ce qui était nécessaire. Le duc ne négligea rien non plus ; le marquis de Carail et le comte d'Alery furent chargés de la défense de la ville et de la citadelle avec quatorze régiments piémontais, sept de troupes impériales et une assez nombreuse bourgeoisie armée. M. de la Feuillade commanda l'armée du siège, pendant que le duc d'Orléans cherchait à empêcher le prince Eugène de renouveler les manoeuvres de ravitaillement du comte de Stahremberg ; il vint se joindre au duc de la Feuillade, après avoir échoué dans cette expédition. Le siège fut mal mené, et les assauts n'ayant pas réussi avant l'approche des impériaux, dès la fin d'août l'insuccès était certain. Le duc d'Orléans proposa vainement d'attaquer l'armée qu'amenait le duc Victor-Amédée à son cousin, Marsin et La Feuillade s'y refusèrent obstinément en alléguant la défense du roi de tirer les troupes de siège de leurs lignes. Le 7 septembre enfin, nous fûmes attaqués et la défense fut magnifique, mais se termina par une retraite en désordre par les ponts de la Stura, de la Doire et du Pô, la perle de l'artillerie et l'abandon du siège. Le duc d'Orléans, qui avait reçu deux blessures, se replia sur le gros de l'armée, en amont de Turin,


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mais ses généraux le pressèrent de continuer le mouvement en arrière, en l'assurant, ce qui n'était pas, que les ennemis occupaient déjà la route de Chieri et de Moncaglieri, et le forcèrent de gagner Pignerol : « Ce fut, dit M. H. Martin, cette funeste résolution qui changea un échec en un véritable désastre. »

Le reste de l'année se passa pour les alliés à reprendre toutes les places que nous avions occupées, et dans l'hiver de 1707, nous ne possédions plus que Mantoue et Mirandole au-delà des Alpes. L'empereur prit alors possession du Milanais et du Mantouan, en cédant au duc, conformément à ses engagements, l'Alexandrin et la Lomelline. Puis Victor-Amédée avec le prince Eugène, renouvelant l'entreprise du duc Charles-Emmanuel, prit à son tour l'offensive et entra en Provence , tandis que la flotte anglaise de l'amiral Shovel se présentait devant Toulon. La Provence était confiée au maréchal de Tessé qui disposait d'une assez faible armée, composée en grande partie des garnisons qui revenaient de Lombardie. Le maréchal se montrait peu rassuré dans sa correspondance ; ses troupes étaient affaiblies et découragées, sa cavalerie mal montée, l'argent manquait et le peuple était dans une position que M. de Tessé reconnaît en disant qu'il n'a ni de quoi avoir un fusil, ni de quoi acheter une livre de poudre. Nous commençâmes par évacuer Nice dont la défense était impossible, et on réunit toutes les forces sur le Var et vers Toulon qui était évidemment le but de l'expédition. L'ennemi cependant franchissait le Col-deTende, au nombre de huit mille fantassins et huit mille cavaliers (6 juillet) ; il entra facilement à Fréjus, et Tou-


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Ion, bloqué par quarante-huit vaisseaux de ligne, était des plus menacé ; un retard de quelques jours, nécessité par l'arrivage de l'artillerie, permit à M. de Tessé de masser trois divisions sous les murs de cette ville où on avait fait des prodiges pour la mettre en état de défense. Le prince Eugène reconnut, du premier coup-d'oeil, des difficultés presqu'insurmontables et proposa de renoncer au siège, mais le duc fit débarquer cent vingt canons par la flotte; l'attaque commença le 26 juillet et se prolongea jusqu'au 22 août. Les princes savoisiens, voyant qu'ils ne faisaient aucun progrès et que des renforts se dirigeaient vers la Provence, durent se résigner à une retraite devenue urgente; ils levèrent leur camp et reprirent la route de Nice, obligés d'activer leur marche à cause des paysans qui harcelaient les troupes; ils avaient même complètement évacué le comté de Nice dans la première semaine de septembre. Ils s'en indemnisèrent en reprenant Suse qui ne put être secourue à temps ; néanmoins, la campagne de 1707 avait été plus heureuse pour nous et la France avait offert une nouvelle preuve des forces prodigieuses et inattendues dont elle peut toujours disposer. L'année suivante, Victor-Amédée eut à l'éprouver une seconde fois, dans une tentative infructueuse sur Briançon, ce qui lui faisait dire que s'il était aisé d'entrer en France, il était difficile d'en sortir. La guerre cependant, sans cesser, se ralentit singulièrement au Midi, tandis qu'elle continuait avec acharnement dans la Flandre et que nous y éprouvions les plus sanglants revers en faisant les plus glorieux efforts. Le maréchal de Berwick avait succédé alors au mare-


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chai de Villars et n'avait d'autre mission que de couvrir nos frontières des Alpes. Louis XIV cherchait à négocier avec Victor-Amédée, mais cette fois sans pouvoir parvenir à le séparer de ses alliés.

Les dernières années du règne de Louis XIV ont été des plus tristes de notre histoire ; la guerre de la succession d'Espagne aboutit aux traités d'Utrecht et de Rastadt qui donnèrent au duc la Sicile avec le titre royal, le remirent en possession de tous ses Etats avec les agrandissements promis, en 1703, par l'empereur Léopold; nous lui abandonnions même Exilles, Fenestrella, et toutes les eaux pendantes des Alpes, tant du côté de Nice que du côté du Piémont. « Victor-Amédée, dit M. de Beauregard, avait vu tomber dans le cours de ces deux guerres la plupart des forteresses françaises qui défendaient depuis si longtemps l'entrée de ses Etats, mais il avait vu tomber en même temps celles qui avaient tenu ses pères et lui sous le joug, et il ne restait plus que des décombres aux lieux où s'étaient élevés Verceil, Verrue, Nice et Montmeillan. Casai et Pignerol avaient disparu, et l'on pouvait croire que les Français avaient renoncé de bonne foi à leurs excursions en Italie. »

Aux termes même de traité d'Utrecht , VictorAmédée restait le maître de garnir ses frontières de forteresses nouvelles, placées où bon lui semblerait, ce qui devait en même temps rendre sa position bien meilleure qu'elle ne l'avait été par le passé. La puissance autrichienne était plus que jamais en mesure de lui servir d'appui; son territoire était considérablement agrandi, soit du côté de la Lombardie, soit du côté du


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Montferrat, cause de tant de guerres, qui était enfin réuni tout entier dans ses mains. Son droit éventuel à la couronne d'Espagne était solennellement reconnu (1) ; il avait vu cette brillante couronne bien près d'être placée sur sa tête. En attendant, il s'était élevé au rang des rois. Enfin, possessionné aux deux extrémités de l'Italie, son ambition pouvait lui laisser entrevoir un temps, où, favorisé de nouveau par les circonstances, lui, ouïes siens, pourraient remplir l'intervalle qui sépare le Piémont de la Sicile. On raconte qu'il comparait alors la Péninsule à un artichaut qu'il faut manger feuille à feuille.

Victor-Amédée partit le 23 octobre 1713 pour la Sicile et y fut couronné au milieu des plus splendides cérémonies; il demeura, avec la reine et son second fils, un an dans son royaume et y laissa le marquis Maffei avec le titre de vice-roi. Il avait épousé en 1686, MarieAnne, fille du duc d'Orléans et nièce de Louis XIV, et en avait eu huit enfants. A son retour de Palerme il perdit son fils aîné auquel il avait laissé le gouvernement en son absence, et presque coup sur coup deux de ses filles. Puis il se trouva de nouveau entouré de grandes complications, quand Albéroni, ayant pris en Espagne la direction des affaires, alla reconquérir la Sicile où rien n'était prêt pour résister (juillet 1718). Victor-Amédée invoqua l'appui des puissances garantes; elles se bornèrent à entamer quelques négo(1)

négo(1) gouvernement de Louis XIV voulant restreindre la puissance autrichienne consentit très-volontiers à reconnaître le droit de la maison de Savoie à la couronne d'Espagne en cas d'extinction de la branche des Bourkons et à l'exclusion de tout autre prétendant.


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ciations; cependant l'empereur ayant conclu une trêve avec le sultan attaqua avec des forces considérables les Espagnols et leur enleva rapidement les côtes de Sicile et de Sardaigne. Le traité de Londres et de la quadruple alliance régla l'affaire de la Savoie sans laisser éclater de nouvelles luttes, et on attribua au duc la Sardaigne à titre de dédommagement. Il accepta le 10 novembre 1718 et prit le titre de roi de cette île. Puis il se consacra à l'amélioration de l'administration intérieure et notamment à l'organisation de l'armée dont il fixa l'effectif à trente mille hommes. En peu de temps, il obtint les résultats les plus satisfaisants , et un contemporain, le comte d'Argenson écrivait : « De son temps, la Savoie et le Piémont présentaient une monarchie aussi bien réglée qu'auroit pu l'être une république. C'était, pour ainsi dire, un Etat tiré au cordeau : on y pour voyoit à tout. Les vastes monarchies, pour se relever de l'indolence que leur grandeur entraîne, pourroient prendre dans celle-ci des leçons utiles applicables à chacune de leurs provinces. » Victor-Amédée put même mettre les finances dans la meilleure situation en doublant le revenu que lui avait, légué son père ; il répartit équitablement les contributions, favorisa l'industrie, publia un code de lois, réglementa l'instruction publique et donna une vive impulsion aux études en favorisant hautement les lettres et les sciences; il se sépara cependant aussi des Jésuites dont l'absence compromit, jusqu'à un certain point, le succès des études; enfin, il mit fin à diverses difficultés avec la cour de Rome. VictorAmédée créa trois secrétaires d'Etat au lieu d'un seul


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pour l'expédition des affaires, et divisa leurs travaux en relations extérieures , intérieures et de la guerre; il tenait à tout voir par lui-même et rencontra dans cet excès de travail le seul embarras grave qu'on pouvait redouter : il se perdit un peu dans les détails et afficha une trop grande confiance en lui-même.

On a donné divers prétextes à la cause qui détermina le roi Victor-Amédée à abdiquer. On a supposé même qu'à la mort du duc de Parme il traita presque simultanément avec l'empereur qui lui promettait le gouvernement du Milanais et avec les Espagnols qui s'engageaient à lui livrer le Navarrais et le Parmesan, et qu'il ne trouva d'autre moyen de sortir d'embarras que de quitter son trône; d'autres assurent, et cette version est la plus accréditée, qu'ayant perdu sa femme et désirant épouser une de ses sujettes, il voulut pour cela recouvrer sa liberté. Le 3 septembre 1740, il rassembla au château de Rivoli tous les grands de l'Etat sans qu'aucun fût prévenu, excepté le prince héréditaire, et il leur en fit la solennelle notification. Après avoir déployé dans cette dernière séance de son règne l'air fier qui lui était naturel, il ne témoigna plus qu'affabilité à tous ceux qui l'entouraient. Parlant indifféremment de la couronne aux grands et à tous ceux que la curiosité avait amenés à Rivoli, il ne les entretint que de l'obéissance qu'ils devaient à leur nouveau monarque. Il passa ensuite dans l'appartement de la princesse de Piémont, qu'il déclara reine, et lui présenta la comtesse de Saint-Sébastien qu'il avait épousée en secret, un mois auparavant, en la créant marquise de Spino : —« Ma fille, lui dit-il, je vous présente une dame


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qui veut bien se sacrifier pour moi. Je vous prie d'avoir des égards pour elle et pour sa famille (1).

» On se rendit au salut dans l'église des Capucins ; lorsque le prêtre qui récitait les prières fut à celle qu'on fait ordinairement pour le roi, il s'arrêta, ne sachant lequel du père ou du fils il devait nommer.Victor, d'une voix forte, s'écria : Carolum-Emmanuelem ! »

Victor-Amédée a occupé avec justice une place considérable parmi les grands hommes du XVIIIe siècle ; mais cependant il a plutôt acquis sa réputation comme souverain, comme politique, comme administrateur, que comme homme de guerre ; il fit pour sa cour ce que Charles-Emmanuel avait fait au siècle précédent, il y attira la noblesse et lui donna de l'éclat et du développement; comme l'a dit très-ingénieusement un auteur, il créa un caractère national à ses sujets ; mais on doit lui adresser le reproche d'avoir trop imité les moeurs de Louis XIV, auquel il ressembla encore par son second mariage ; il eut plusieurs maîtresses, une surtout dont la vie a été l'un des plus piquants épisodes de cette époque et que la chaîne des événements m'a forcé de négliger, la belle Constance de Luynes, mariée au marquis de Verrue, et qui, pendant plusieurs années, gouverna absolument le roi, qu'elle n'écouta, on le sait, qu'entraînée par les conseils de sa propre famille (2). «Ce prince, cependant, dit M.de BeauCi La fille du comte de Cumiana, grand maître de la maison du roi, ancienne fille d'honneur de Madame Royale, mère du roi, veuve du comte de Saint-Sébastien et âgée alors de cinquante ans; le roi l'aimait depuis longtemps, et elle prit le plus grand ascendant sur lui. Elle reçut le titre de marquise de Spiro.

(2) Jeanne-Constance d'Albert de Luynes, née en 1670, morte en 1736 : elle se fit aussi connaître par ses relations avec les philosophes et les artistes, et laissa de magnifiques collections.

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regard, honora le trône ; il avait su s'élever, et si les derniers événements de sa vie en ternirent l'éclat momentanément, ils n'effaceront point aux yeux de la postérité équitable, quarante-cinq ans de gloire et de travaux, tous dirigés au bien de son pays (1). »

II

Charles-Emmanuel III ne changea rien au gouvernement ni au personnel des fonctionnaires ; tenu assez en dehors des affaires pendant plusieurs années, le roi Victor-Amédée l'avait rapproché de lui depuis quelque temps ; il avait mis beaucoup de soin à l'initier à son système, à lui faire aimer l'exactitude et les détails, comme lui, mais il n'avait pu le débarrasser de l'ascendant qu'il avait conquis sur lui, et le nouveau roi ne put s'empêcher de lui rendre compte de ce qu'il faisait jour par jour et de le consulter sur toutes les questions d'importance ; il passa même deux fois les monts pour aller prendre de vive voix l'avis de son père, quand l'événement le plus inattendu vint rompre

(1) Le roi Victor-EBKBamiel devint veuf en 1721 et eut huit enfants : cinq moururent jeunes ; les autres furent :

Charles-Emmanuel, duc d'Aoste, puis prince de Piémont;

Marie-Adélaïde, duchesse de Bourgogne, puis dauphine de France, la princesse chérie de Louis XIV, dont elle égaya les dernières années et dont SaintSimon parle si souvent : elle mourut six jours avant son mari, le 12 février

1712;

Marie-Louise-Gabrielle, reine d'Espagne, morte en 1714;

Victor-Amédée n'eut pas d'enfants de la comtesse de Saint-Sébastien, mais il laissa de la marquise de Verrue deux bâtards légitimés : le marquis de Suse, lieutenant-général, mort en 1750, et la princesse de Carignan, née à Turin le 27 avril l701.


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cette bonne intelligence et réduire Charles-Emmanuel à user de rigueur.

Le roi et la reine allèrent visiter à Chambéry (I), oh il s'était retiré, Victor-Amédée, et le trouvèrent singulièrement fatigué par une récente attaque, puis ils se rendirent aux eaux d'Evians (juillet 1731), comptant y passer quelques semaines. La comtesse de SaintSébastien souffrait avec peine cependant l'état obscur où elle était réduite, et ne cessait de démontrer à Victor quelle faute il avait commise en descendant du trône. Prenant pour prétexte, à ce moment, l'incommodité du palais de Chambéry, qui d'ailleurs tombait à peu près en ruine, elle lui fit remarquer qu'il avait le droit de choisir sa résidence où bon lui semblerait en Piémont, dont le climat lui était préférable ; elle

(1) Le vieux roi était parti pour Chambéry le 4 septembre à 7 heures du matin, avec un seul attelage, quatre valets de pied, un valet de chambre, quatre cuisiniers, et avait fixé ses revenus à 150,000 livres. Il avait du reste toujours aimé la simplicité. « Je ne lui ai jamais vu, dit Blonde!, chargé d'affaires de France, qui a laissé des mémoires manuscrits extrêmement curieux et cités par le marquis de Beauregard, pendant sept ans, hiver et été, qu'un mince habit de drap, couleur de café, sans or, ni argent; de gros souliers à deux semelles, des bas drapés l'hiver et de fil en été; jamais de dentelles; de fortes chemises de toile de Guibert, garnies de batiste, prétendant que c'étaient les seules convenables à la santé. Son épée était d'acier rouillé, garnie d'un cuir le long de la poignée pour ne pas user les basques de l'habit; et pour canne un jonc avec une pomme de coco, et une tabatière d'écaillé garnie d'un cercle d'ivoire. Il n'avait de magnifique que sa perruque ot son chapeau, et comme il aimait fort à se promener, il avait de plus dans sa garde-robe un surplis de drap bleu eu forme de redingote qu'il mettait les jours de pluie. Il faisait parade de sa simplicité et badinait avec son fils, lequel, au contraire, aimait alors assez la magnificence des meubles, des habits, des dentelles et des diamants. Le roi Victor-Emmanuel avait une robe de chambre d'été et d'hiver de taffetas vert doublé d'ours blanc; l'hiver l'ours était en dedans, l'été en dehors. La dépense de la table du roi à Turin était fixée par jour à dix louis, et dans sa maison de campagne à quinze louis, parce qu'il y avait une seconde table pour les invités, les premiers gentilshommes de la chambre et les étrangers, quoiqu'elle ne fût servie que des dessertes de celle du roi même, dans laquelle il y avait des plats entamés, mais qu'on augmentait de quelques entrées en rôtis de plus. »


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lui fit sentir surtout le poids de son oisiveté et le décida sans trop de mal à exécuter le plan le plus insensé -qu'on pût imaginer : reprendre la couronne pendant l'absence de son fils, ce dont il croyait la réalisation facile à cause du caractère soumis et craintif du jeune prince. On raconte qu'agité par ce projet, VictorAmédée sortit le soir avec la marquise de Spino pour faire une promenade en carrosse. La foule des curieux entra, suivant l'usage, pour visiter les appartements du château, mais le roi et sa femme étant revenus plus tôt qu'on ne s'y attendait, et la foule aussi s'étant écoulée, un jeune ecclésiastique de campagne resta dans la chambre du prince ; troublé, et ne sachant retrouver la porte d'entrée, il se jeta derrière une portière, d'où il put entendre une longue conversation entre le roi et la marquise : c'était le développement du projet qui le préoccupait. Ce jeune prêtre étant parvenu à s'échapper sans être remarqué, prit conseil près de son directeur, partit la nuit même pour Evians, où, trouvant le roi au milieu des préparatifs d'une fête, il lui révéla tout (1). Charles-Emmanuel monte à cheval une heure après et rentre à Turin le lendemain, tandis que son père arrivait à Rivoli, où il alla immédiatement le voir et le fit installer dans le château de Montcalier, pour répondre aux plaintes qu'il formulait à cause de sa résidence en Savoie. Du reste, les deux princes dissimulèrent le fond de leur pensée. Mais Victor-Amédée ne pouvait se décider à renoncer à son projet, stimulé constamment par la mar(1

mar(1 Ce prêtre se nommait Michon : il mourut recteur de la paroisse de Sainte-Ombre, près de Chambéry.


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quise de Spino ; enfin, le 25 septembre au soir, il manda l'un de ses ministres, le marquis del Borgo, et lui parlant en toute franchise, il lui ordonna de rapporter le lendemain son acte d'abdication et de signifier à son fils sa résolution de reprendre les rênes du gouvernement. Le marquis ne pouvait refuser en présence de l'agitation où se trouvait alors le vieux roi ; mais à peine celui-ci fut-il seul, qu'il se repentit de s'être ainsi laissé aller, et se mit à douter des dispositions de Charles-Emmanuel ; il voulut donc brusquer le dénouement, et, montant à cheval à minuit avec un aide de camp, il se présenta à la passe de secours de la citadelle de Turin que le gouverneur, le baron de Pallavacini de Saint-Remy, refusa d'ouvrir sans un ordre par écrit du roi régnant. Victor rentra plein de dépit à Montcalier; mais pendant ce temps, le marquis del Borgo avait prévenu Charles, et un conseil extraordinaire se tenait, dont la décision fut singulièrement hâtée par l'arrivée d'un billet du baron de Saint-Remy. On put alors arracher au jeune roi l'ordre d'arrêter son père, ordre qu'il ne signa néanmoins qu'en pleurant et d'une main si mal assurée que le marquis d'Orméa fut obligé de l'aider. Ce dernier partit sans attendre un instant, et se présenta dans la nuit du 27 au 28 septembre à Montcalier,'avec un certain nombre de soldats. Le comte de la Pérouse entra dans le château, se saisit de tous les gens de service qu'il rencontra, ot pénétra enfin dans la chambre où le roi était au lit avec la marquise de Spino ; celle-ci voulut s'enfuir à deminue, mais elle fut prise et mise dans une voiture qui l'emporta au château de Ceva. Quant au vieux roi,


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dormant suivant son habitude d'un sommeil presque léthargique, on eut grand peine à l'éveiller ; mais quand il reprit connaissance, ce fut pour céder à un véritable accès de rage « à faire trembler les plus hardis » ; on l'enleva de son lit avec une couverture et on le transporta dans un carrosse préparé pour lui et où il voulut être seul. Le marquis d'Orméa plaça à chaque portière MM. de la Pérouse et Solar, et à l'entour un cordon de soldats. Victor-Amédée fut ainsi amené au château de Rivoli dont on avait grillé toutes les fenêtres , et il y passa quelques jours en proie aux mêmes accès de violence : « On ne put rien laisser à sa portée qui pût le blesser, rien qui pût lui donner des moyens d'écrire , et ses gardes , ses domestiques, avaient défense, quand il les interpellait, de ne répondre autrement que par une profonde inclination (1). » Mais Charles-Emmanuel se relâcha de cette rigoureuse sévérité dès que son père fut plus calme ; il le fit reconduire à Montcalier, lui rendit quelques-uns de.ses gens, et permit même à la marquise de Spino de le rejoindre, bien qu'elle se fût sans doute bien passée d'une pareille condescendance, car ce n'était pas une prison qu'elle s'était promis de partager avec son royal époux (2) ; le vieux roi ne voulut pas la revoir et d'ailleurs ne survécut pas longtemps à ces rudes secousses (3).

Cependant il avait fallu expliquer ces étranges événements aux cours étrangères, et le 2 octobre on expé(1)

expé(1)

(2) Marquis de Beau regard.

(3) Il mourut le 31 octobre 1732, étant depuis quelque temps dans un profond abattement; la marquise fut transportée à la Visitation de Pignerol.


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dia une dépêche circulaire annonçant « la cruelle nécessité où le roi était de faire renfermer son père atteint d'une aliénation d'esprit, et de le séparer d'une femme intrigante qui, abusant de sa situation, tendait à bouleverser l'Etat. » Du reste, à la cour, on tint à faire oublier le plus possible ces pénibles incidents, et un écrivain presque contemporain, le doge Marco Foscarini, qui fut ambassadeur de Venise à Turin, dit dans ses mémoires : « Quelles qu'aient été les causes sinistres de l'abdication de Victor-Amédée et les raisons qui forcèrent son successeur à tenir une conduite rigoureuse envers lui, on gardait de mon temps à Turin un silence absolu sur ces événements. » Charles-Emmanuel ne rentra jamais ni à Montcalier, ni à Rivoli. La guerre cependant allait distraire les esprits, en recommençant entre la France et l'Autriche sous le prétexte de l'élection d'un roi de Pologne. « Le roi de Sardaigne n'avait qu'un voeu à former en cette circonstance, celui de voir rentrer la balance de l'Italie entre ses mains, et l'équilibre maintenu ou plutôt rétabli entre les deux grandes puissances rivales, de manière à n'avoir lui-même rien à craindre ni de l'une ni l'autre. Ce fut cette considération qui le jeta dans le parti des Bourbons, dont il se promettait bien de combattre en temps utile les vues trop ambitieuses, mais qui, le plus faible alors, aurait, en succombant, laissé l'empereur maître de tout dans cette contrée. Charles-Emmanuel s'était vu rechercher par les deux partis, mais la cour de Vienne, convaincue qu'il n'oserait se déclarer entr'eux, avait refusé de mettre un prix convenable à son alliance.» Le Milanais servit encore d'enjeu, et


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Louis XV promit à son oncle de l'y installer solidement, s'il voulait le soutenir. Tout fut préparé dans le plus grand secret : Charles-Emmanuel réorganisa ses armées, ravitailla les places de la frontière, et enfin déclara la guerre à l'Autriche, le 14 octobre 1733. Aussitôt le marquis de Carail bloque Novare, M. de la Pérouse investit Tortone et une armée de cinquante mille hommes, dont quarante mille Français, sous les ordres du roi, campe à Vigevano et passe bientôt le Tessin. Les Autrichiens surpris ne purent résister nulle part, et, avant le 15 février, toute la plaine était soumise et les villes enlevées; le maréchal Daun et les forces ennemies s'étaient retirées à Mantoue dont on songea à faire immédiatement le siège ; cet avis — celui du maréchal de Villars — ne fut malheureusement pas écouté, et l'on passa le reste de l'hiver à s'organiser ; mais le maréchal en conservait rancune au roi (1). On reprit l'offensive au mois d'avril; tous les efforts devaient être concentrés pour le passage de l'Oglio et la prise de Mantoue, mais la conduite des Espagnols compliqua la situation ; car au moment où leur concours était le plus nécessaire, ils ne voulurent écouter aucun avis et se dirigèrent, à travers l'Etat Romain, vers la frontière Napolitaine. Ainsi affaibli, et moins confiant, Charles-Emmanuel commença à craindre que le gouvernement français ne vînt à le soutenir mollement, et il chercha dès lors, tout en continuant la lutte, à ne pas se priver de toute chance de réconciliation avec l'empereur. Au lieu d'un campagne

(1) Les autres principaux officiers généraux étaient MM. de Coigny, de Broglie, de Maillebois, de Posey et de Breil.


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glorieuse et décisive, par laquelle Villars avait espéré terminer sa carrière, il en voyait désormais le succès compromis, d'autant plus que ces retards avaient permis à de Mercy d'arriver du Tyrol avec une forte armée et de gagner le Parmesan , d'où il pouvait couper les Franco-Piémontais et les Espagnols (2 mai). Villars- entraîna le roi au delà de l'Oglio, mais il était trop tard pour prendre l'ennemi à revers. « Le roi et le maréchal, en faisant une reconnaissance avec les gardes du corps de Charles-Emmanuel et quatrevingts grenadiers, se trouvèrent tout d'un coup en présence d'un assez gros parti qui fit feu sur eux. On pressait le roi de se retirer. — Ce n'est pas ainsi qu'il faut sortir de ce pas, s'écria Villars ! — il mit l'épée à la main, le roi en fit autant et tous deux chargèrent à la tête des gardes du corps ; l'ennemi enfoncé se dispersa. Comme le roi complimentait le vieux maréchal sur la vigueur et l'activité qu'il avait conservées. — Sire, ce sont les dernières étincelles de ma vie ; c'est ici la dernière opération de guerre où je me trouverai, et

« C'est ainsi qu'en partant je lui fais mes adieux (4). »

Villars avait en effet obtenu son rappel et quitta le camp le 27 mai, mais épuisé de fatigue, il tomba malade à Turin et y mourut le 17 juin, âgé de quatrevingt-deux ans.

On se battit cependant bientôt et ce furent de grandes et sanglantes batailles que celles de Parme, de Quistello et de Guaslalla où le roi fit des prodiges de valeur

(1) Histoire de France de H. Martin, tome XV.


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et de témérité ; dans cette dernière affaire les alliés eurent huit officiers généraux tués ou blessés. L'année suivante, malgré les négociations dont l'Angleterre et la Hollande prirent l'initiative, les hostilités continuèrent, mais on ne fit rien de considérable ; le duc de Noailles remit d'abord dans l'armée un ordre trèsnécessaire, et les Espagnols, cette fois, fournirent un contingent respectable. On se borna cependant à assurer la conquête de la Lombardie, en bloquant simplement Mantoue ; une suspension d'armes survint d'ailleurs vers le mois de septembre et les troupes restèrent dans leurs positions jusqu'au traité de Vienne, conclu le 15 avril 1730, qui donna les Deux-Siciles à la maison de Bourbon et rendit le Milanais à l'empereur, à l'exception du Novarrais, du Tortonais et de quelques fiefs qui demeurèrent réunis au royaume dé Sardaigne. Tout cependant, semblait annoncer que cette paix ne serait pas de longue durée, et Charles-Emmanuel, dès le lendemain de sa rentrée à Turin, s'occupa de doter ses Etats de la plus forte organisation militaire. Et en effet, moins de six ans après, la mort de l'empereur Charles VI vint rallumer les hostilités. Le roi ne put conserver la neutralité au milieu de cette conflagration générale ; mais, cette fois, les mêmes raisons qui l'avaient décidé naguère à s'allier à Louis XIV le jetèrent dans le parti de Marie-Thérèse, voulant, avant tout, maintenir l'équilibre en Italie, et empêcher les Bourbons, qui maintenant avaient une si forte position dans le nord de la Péninsule, de l'envahir, et en quelque sorte de l'asservir. Il s'accorda donc avec la reine de Hongrie, en février 1742, en lui promettant de ne pas faire valoir, pendant la guerre, ses droits sur le Mila-


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nais, objet constant de l'envie des princes de sa maison, et à la prévenir deux mois à l'avance si ses intérêts le forçaient à l'abandonner (1). C'était, comme a dit Voltaire, le traité de deux ennemis qui ne songent qu'à se défendre d'un troisième. Mais la cour de Vienne ne pouvait discuter, car il lui fallait conclure à tout prix, les troupes espagnoles remplissant déjà la Toscane.

Tous les préparatifs militaires étaient faits, comme on vient de le voir, de longue main; cependant Charles-Emmanuel se laissa surprendre, ou du moins il ne crut pas que l'invasion de la Savoie fût possible en ce moment; pourtant les Espagnols, commandes par dom Philippe de Provana, y entrèrent dès le début. Le roi se rendit à la hâte dans sa fidèle province , mais la campagne se prolongea jusqu'à la fin de l'année, c'est-à-dire jusqu'à la saison rigoureuse. Il fallut traverser le mont Cenis au milieu de tourmentes qui firent périr beaucoup de monde. Ce début fut malheureux et coûta cher au roi, qui dut se résigner à laisser le duché au pouvoir de ses ennemis. La guerre se reporta dans la Lombardie en 1743, et dès les premiers jours, on livra la bataille de Campo-Santo, où Charles perdit l'un de ses meilleurs généraux, le comte d'Apremont; ce fut la seule affaire, et le reste de l'année fut rempli par des négociations qui provoquèrent, entre Charles-Emmanuel et la reine de Hongrie, un traité définitif d'alliance offensive et défensive, par lequel le

(1) « Charles-Emmanuel, dit le doge Foscarini, ne se proposait pas de changer de parti, mais il craignait d'y être forcé. Il sentait bien que si la reine éprouvait de grands revers en Allemagne, il lui serait impossible de soutenir son parti en Italie. Il crut, s'il était forcé de l'abandonner, pouvoir le faire sans manquer à sa parole. »


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roi renonça enfin au Milanais en échange du comté d'Agherra et du Plaisantin, et des conditions les plus avantageuses. Le roi avait employé ce temps à faire construire une ligne fortifiée ■ tout le long des Alpes, et au mois d'octobre il put juger de son utilité et de sa puissance dans une attaque acharnée où dom Philippe fut brillamment repoussé. L'année suivante les principaux dangers vinrent également de ce côté; le prince de Conti, agissant de concert avec l'infant dom Philippe, s'était rendu maître du pays de Nice dont la défense était impossible; il emporta ensuite les retranchements de Montalban, où commandait le marquis de Suse qui fut fait prisonnier, mais où les troupes sardes parvinrent à se réinstaller de vive force avant la fin de la journée. Le roi descendit alors vers la Méditerranée, et rencontra toutes nos forces derrière les postes des barricades et du château Dauphin, dont la prise ouvrait complètement le pays aux ennemis. Ces postes formidables furent cependantenlevés parles troupes franco-espagnoles, mais non sans une terrible résistance. Nos troupes ne parvinrent même à ce résultat que par un effort désespéré; tout semblait perdu, et le bailli de Givry, blessé mortellement, venait de faire sonner la retraite, quand deux régiments français se rallièrent spontanément, et, malgré des ordres réitérés, retournèrent en avant avec une telle impétuosité qu'ils entrèrent dans la redoute, les soldats montant sur les épaules les uns des autres, quelques-uns pénétrant par les embrasures des canons (1). Charles-Emmanuel,

(1) Nous eûmes dans cette affaire cent officiers hors de combat, dont six généraux, et les Sardes quarante, dont deux généraux.


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toujours calme et réfléchi dans les mauvais succès comme dans la victoire, jugea qu'après la perte de ses postes avancés, ce qui devenait le plus important pour lui était de retarder le siège de ses places fortifiées, d'en prolonger la résistance et d'en empêcher la chute. Il ne fut pas heureux cependant. Le marquis de Maulevrier prit peu après la place de Démont, à la conservation de laquelle le roi tenait beaucoup. Les alliés formèrent ensuite le siège de Coni, —cette ville que Branthôme appelle « une place fixe et fatale contre la puissance française ; » — pendant lequel le roi tenta encore une bataille, celle de la Madona de l'Olmo, où la fortune ne lui fut pas plus favorable, et où cinq mille hommes restèrent sur le terrain, mais qui, du moins, contribua, en affaiblissant et en retardant les assiégeants, à leur faire lever le camp, le 22 octobre, pour se retirer sur Démont qu'ils firent sauter à l'approche des Austro-Sardes.

Les événements s'assombrirent encore, en 1745, par le resserrement des alliances des trois branches de la maison de Bourbon et l'union des Génois avec eux. Le maréchal de Maillebois reçut le commandement de l'armée ; son plan fut d'attaquer Charles-Emmanuel au coeur de ses Etats, afin de l'obliger à abandonner la reine de Hongrie, et les Autrichiens dans le Milanais, afin de les empêcher de secourir le roi. Ce double mouvement fut exécuté assez rapidement, et au mois de juillet toutes les forces alliées étaient sous les murs de Tortone, tandis que les ennemis étaient à Bassignana, près de l'embouchure du Tanaro dans le Pô. M. de Maillebois fit faire quelques mouvements du côté


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des Alpes et de Pavie qu'on surprit de manière à diviser l'armée austro-sarde, dont, malgré la prière du roi, se sépara le maréchal de Schulembourg qui crut devoir aller couvrir Milan. M. de Maillebois marcha rapidement alors sur le camp de Bassignano (27 septembre), livra bataille et dispersa complètement l'armée. Alexandrie et Casai furent enlevés à la suite de ce succès. Mais au moment même où tout semblait désespéré pour Charles-Emmanuel, la paix de Dresde, en délivrant Marie-Thérèse du plus dangereux de ses ennemis, le roi de Prusse, lui permit d'envoyer des renforts considérables en Italie. C'est ce qui empêcha le roi de Sardaigne d'accueillir les ouvertures de la France. Il entama cependant des négociations pour gagner un peu temps; mais il ne voulut pas consentir à s'unir à Louis XV pour chasser les Autrichiens, et lui adressa, au mois de février 1746, un ultimatum qui n'était guère acceptable. Des circonstances assez singulières amenènent la rupture dont le roi de Sardaigne ne semblait que chercher le prétexte. « Le marquis d'Argenson, ministre des affaires étrangères, dit M. de Beauregard, se plut à croire que l'assignation d'un terme de la part d'un roi à demi dépouillé était sans conséquence, et ne se piqua point d'être ponctuel.» De son côté, le jeune comte de Maillebois, fils du maréchal, chargé de porter à Turin le traité signé par Louis XV, s'arrêta à Lyon pour donner un bal aux dames (1). Pendant ce temps, M. de Villette, chargé

(1) Le plus grand nombre des historiens assurent cependant que M. de Maillebois ne fut retenu que par des instructions qu'il dut attendre et les neiges qu'il rencontra sur son chemin.


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d'affaires d'Angleterre à Turin, qui connaissait mieux l'esprit de cette cour, qui comptait les moments et qui les mettait à profit, lui avait préparé sur la route quelques encombres. Aidé des princes de Lichtenstein, il avait obtenu du roi l'ordre d'attaquer Asti. Le comte de Maillebois, arrivé à Rivoli cinq jours après, le 28 février, y trouva une lettre du marquis de Gorzegno qui le priait de ne pas venir à Turin, où se trouvaient les ministres de Londres et de Vienne.

On tenta aussitôt une grande affaire, et la campagne de 1746 fut inaugurée pour l'armée austro-sarde par la prise d'Asti et le dégagement d'Alexandrie, dont la garnison était réduite à la plus terrible misère. L'infant dom Philippe, privé de son duché de Parme, fut bientôt réduit à un état désespéré, et livra la bataille de Tidon, près de Plaisance, où il laissa la plus grande partie de son armée, et d'où même il ne put échapper que par un hardi coup de main du maréchal de Maillebois, qui dut quitter ses positions pour courir à Plaisance et suivre l'infant dans le Milanais (fin de juin), d'où l'armée alliée s'éloigna ensuite en traversant le Pô pour gagner une victoire (10 août), se replier sur Tortone et enfin, au mois de septembre, repasser le Var, laissant les Génois terrifiés ouvrir leurs portes aux Autrichiens.

Les Anglais exigèrent alors, pour prix de leur alliance, l'attaque de la Provence par l'armée austro-sarde, qui, forte de quarante mille hommes, envahit notre territoire dans les derniers jours de novembre, et en occupa, sans coup férir, une grande étendue, pendant que le maréchal de Bellisle rassemblait ses forces


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devant Toulon. Mais un grand événement vint empêcher l'ennemi de mettre à profit le temps qui s'écoula avant l'arrivée des renforts attendus de Flandre : les Génois, exaspérés par l'insolence et la violence des Autrichiens", se révoltèrent et les expulsèrent après en avoir tué un grand nombre (5-10 décembre). Cette insurrection sauvait la Provence, car elle privait l'armée ennemie de sa grosse artillerie. Les Austro-Sardes ne purent même enlever Antibes et furent contraints de repasser rapidement le Var (2 février 1747). Le maréchal de Bellisle se hâta de prendre alors l'offensive à son tour, et la descente fut décidée par le haut Dauphiné. Le chevalier de Bellisle, frère du maréchal, reçut le commandement du corps principal, et s'engageant dans la vallée de la Doire, vint se heurter au col de l'Assiette, près de Fénestrelle, contre un retranchement improvisé en quelque sorte par les ordres du roi Charles-Emmanuel. On ne put ni tourner, ni dominer la position, et pendant deux heures nos troupes se laissèrent mitrailler en faisant des efforts surhumains. Le chevalier de Bellisle, désespéré, alla se faire tuer en plantant un drapeau sur un rempart de pierre sèche et de bois. Plus de cinq mille des nôtres y restèrent (5 juillet). On se décida alors à envoyer à Gênes le duc de Richelieu avec des renforts, de manière à avoir un corps de quinze mille hommes au Nord des Apennins, sur le derrière de l'armée alliée. Les négociations, entamées depuis la trêve, furent actives, mais nos ennemis, forts do la faiblesse de Louis XV et ne comprenant pas sa modération, assurés d'ailleurs du concours de la Russie, avaient les prétentions les plus


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exorbitantes, quand l'investissement subit et heureux de Maestricht, dont la prise nous aurait ouvert les Provinces-Unies, opéra la plus heureuse réaction et hâta la paix d'Aix, en leur donnant une issue beaucoup plus favorable pour nous, (10 juin—1er octobre 4747). Le roi de Sardaigne, du reste, était également très-bien traité. Il recouvrait le comté de Nice, la Savoie, et conservait la partie du Milanais avec laquelle la reine Marie-Thérèse avait acheté son appui, quatre ans auparavant. Le royaume de Sardaigne allait enfin jouir d'un demi-siècle de paix ; il demeura en dehors de la guerre qui, sous le nom de guerre de sept ans, ensanglanta encore peu après l'Allemagne. Dès le lendemain de la paix, le roi s'occupa de l'intérieur de ses Etats et chercha à y rétablir le plus promptement possible un ordre qui en était banni nécessairement depuis le commencement des hostilités. Il put avoir terminé dès 1761 l'entier apurement de la situation financière du pays. Supprimant alors l'impôt extraordinaire, il adressa à la foule assemblée dans la salle du trône, à cette occasion, ces paroles que nous a conservées le doge Forcarini : « Messieurs, voici le plus beau jour de ma vie : je viens de supprimer le dernier impôt extraordinaire.» Il ne négligea pas plus que ses prédécesseurs le côté judiciaire du gouvernement et perfectionna le Code Victorin auquel il donna le nom de Royales constitutions.

C'est ainsi qu'il passa les dernières années de sa vie, — il mourut le 20 février. 1773, — donnant en outre l'exemple, bien rare dans ce siècle, d'un souverain pieux et de moeurs irréprochables. Charles-Emmanuel,


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que nous avons vu intrépide au feu, travaillait avec ardeur dans le cabinet, ne négligeant au besoin aucun détail des affaires, se levant de bonne heure; ennemi du faste et des prodigalités, il entretenait sa maison sur un pied fort simple, tout en conservant des habitudes magnifiques pour les grandes cérémonies ; il détestait le faux luxe de ceux qui s'imposaient des dépenses exagérées, et l'on raconte qu'une fois, apprenant qu'un de ses ministres avait acheté un carrosse pour que sa femme parût plus convenablement à la cour, il le fit vendre en lui disant qu'il n'entendait pas qu'on pût élever des doutes sur sa moralité en le voyant sur un pied au-dessus de ses moyens, et que sa femme aurait toujours, quand elle en aurait besoin, une voiture de la cour à sa disposition. Seulement CharlesEmmanuel, semblable en cela à Louis XIV, tenait rigoureusement à l'étiquette, la croyant indispensable à la majesté royale : jamais il ne se montrait que d'une manière digne d'un souverain ; « Nous autres rois, disait-il, nous ne sommes pas faits pour nous amuser; » et il lui arriva à la campagne de renvoyer à leur toilette ses filles qui venaient s'asseoir à sa table en robes de chasse. Il ne supportait pas l'inexactitude et ne faisait jamais attendre. Je terminerai cette esquisse par ce trait du roi à la bataille de Guastalla, tel que le raconte M. le marquis de Beauregard : «Quelque temps auparavant, allant visiter les postes avancés avec le maréchal de Villars, un essaim de coureurs ennemis parut à l'improviste et faillit à l'enlever, les gardes du corps qui escortaient son carrosse ayant honteusement pris la fuite. Il fut secouru à temps par d'autres troupes, mais


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instruit du des espoir de ses gardes qui, à juste titre, se croyaient déshonorés, il les fit appeler au moment où l'action allait s'engager à Guastalla et leur dit ces belles paroles : «Messieurs, touché de votre repentir, je vous ai nommés pour être de garde aujourd'hui auprès de ma personne. J'espère vous mener si avant que vous réparerez votre honte et que vos camarades vous verront de bon oeil. » Plusieurs en effet furent tués à ses côtés, et ce trait touchant de bonté et de magnanimité redoubla pour lui l'attachement des troupes. On raconte aussi que, le matin de la même journée, il entendait la messe lorsqu'on vint l'avertir que l'action allait commencer. Sans montrer ni altération, ni impatience, il attendit la fin du saint sacrifice, puis monta tranquillement à cheval pour se mettre à la tête de ses troupes (1). »

III

Victor-Amédée III (2) monta sur le trône après avoir mérité déjà l'affection des sujets de son père par ses solides qualités et avoir prouvé qu'il n'avait pas moins

(1) Charles-Emmanuel se maria trois fois : d'abord le 13 mai 1721 avec Louise-Christine de Bavière, fille du comte de Soultebach, laquelle mourut en couche l'année suivante, et dont le fils ne vécut pas; le 19 août 1724 avec Polixène-Christine de Hesse-Uhinfeld-Rothembourg, qui mourut le 15 juin 1735; enfin le 1er avril 1737 avec Elisabeth-Thérèse de Lorraine, soeur de l'empereur François Ier, morte le 3 juillet 1741. Il n'eut d'enfants que du second lit :

Victor-Amédée qui lui succéda ;

Eléonore-Marie-Thérèse, Marie-Louise-Gabrielle et Marie-Félicité, toutes trois mortes sans avoir été mariées.

(2) Né à Turin le 26 juin 1726.


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de bravoure. Tenu trop à l'écart par Charles-Emmanuel, qui ne souffrait aucun partage dans son autorité, il aimait beaucoup le travail du cabinet et s'occupa surtout passionnément, quelque singulièrement placé ici que puisse paraître ce mot, des détails de l'art militaire, delà tactique et de la discipline. Son premier soin, après son avènement, fut précisément de réaliser ses plans théoriques et il organisa les cadres de ses troupes de manière à avoir en temps de paix trente mille hommes, et quarante-cinq mille en temps de guerre; il en modifia le système en 1786. Il put du reste consacrer tous ses soins au développement intérieur de l'Etat et profiter de la situation pacifique, si rare pour eux, au milieu de laquelle s'écoulèrent les vingt-trois années de son règne, encourageant les sciences et les lettres, faisant construire un certain nombre de monuments et créant beaucoup d'établissements utiles. Il ne voulut pas du reste avoir l'air de s'occuper uniquement du Piémont, et, en 1771, il alla, avec toute sa cour, pendant quelque temps en Savoie ; il y fut chaleureusement accueilli. On lui reprocha cependant d'avoir abandonné la politique traditionnelle de ses pères, et de s'être jeté sans réserve dans les bras de la France, ayant marié trois de ses enfants avec des membres de la famille de Bourbon et cherchant à vivre dans les meilleurs termes avec le gouvernement de Lous XVI. Ce ne furent point d'ailleurs les fautes de ce prince qui préparèrent les malheurs de sa vieillesse. Ce fut la commotion étrangère qui ébranla son trône, ce fut la Révolutien française qui bouleversa l'ancienne société et fit sentir ses effets bien au-delà des Alpes.


LES ROIS DE SARDAIGNE 444

Victor-Amédée commit un grand crime aux yeux des révolutionnaires en recueillant les deux frères de Lous XVI, qui pourtant étaient bien en droit de demander un asile à leur beau-père ; ce dernier pourtant se tenait complètement en dehors de la coalition qui se formait entre les grandes puissances. Dès 1792 deux camps furent installés de l'autre côté des Alpes sous les ordres des généraux Anselme et de Montesquiou. M. de Montesquiou passa la frontière dans la nuit du 21 au 22 septembre sans aucune déclaration préalable et se rendit aisément maître de la Savoie, où l'on n'avait fait aucun préparatif de défense ; le 21, le général Anselme s'empara du comté de Nice et l'escadre de l'amiral Truguet bombarda Oneille qui se rendit. Avant la fin de l'année, deux décrets avaient transformé ces deux conquêtes en départements français, dits du Mont-Blanc, chef-lieu Chambéry, où l'on achevait encore le nouveau palais ducal, et des Alpes-Maritimes, chef-lieu Nice.

Nous passerons rapidement sur l'histoire des faits qui suivirent ce premier démembrement de la monarchie sarde.

Victor-Amédée fit appel à toutes ses forces et ne put obtenir qu'un faible secours de l'empereur ; il forma cependant une armée assez considérable et sur la fidélité de laquelle il pouvait compter. Les hostilités commencèrent même assez heureusement pour lui par l'échec de l'amiral Truguet en Sardaigne, et les premiers mois de 1793 furent signalés par de brillants combats, entr'autres celui de Lauthioe, qui prit les proportions d'une bataille et où Brunet fut repoussé. Puis


142 LES ROIS DE SARDAIGNE

trois corps furent formés sous les ordres du duc de Montferrat avec le comte d'Argenteau, du duc d'Aoste avec le général Strassoldo, et du baron de Vins, tandis que le roi, avec ses deux fils cadets, fixait son quartier général à Savourge ; les deux premiers corps devaient entrer en Savoie et le dernier se diriger sur Nice ; ces tentatives ne réussirent pas et le roi se trouva en-présence d'un nouvel embarras par le progrès des idées révolutionnaires en Piémont. Pendant deux ans la lutte continua assez obscurément, mais cependant avec vivacité; Masséna changea la face des affaires par la campagne de 1794, en repoussant de plus en plus les lignes austro-sardes; Schérer continua en 1795, quand enfin le général Bonaparte prit le commandement de l'armée d'Italie, et, en quelques semaines, conquit d'abord un armistice, puis la paix de Paris, qui força le roi à renoncer à la Savoie et au comté de Nice, à expulser les émigrés français et à démanteler Suse, la Brunette et Exiles (15 mai 1796). Victor-Amédée ne survécut que six mois à cet humiliant traité et eut encore cependant à subir les troubles les plus pénibles à cause des réformes qui lui furent arrachées, des embarras financiers et des plaintes qu'il entendait formuler de tous côtés; il fut frappé d'apoplexie à Montcalier, le 15 octobre, et mourut le lendemain sans avoir recouvré sa connaissance (1).

(I) Il avait épousé Marie-Antoinetle-Ferdinande, infante d'Espagne, filledu roi Philippe V, et en eut neuf enfants : D'abord trois fils qui se succédèrent sur le trône de Savoie; Maurice-Marie-Joseph, duc de Montferrat; Joseph-Benoit-Placide comte de Maurienne; Marianne, mariée au duc de Chablais, son oncle ;


LES ROIS DE SARDAIGNE 443

« Comme tant d'autres princes de son temps, dit le marquis de Beauregard, le malheur de VictorAmédée III fut de n'avoir pas vécu dans une autre époque, où sa générosité, son affabilité, sa clémence, son amour passionné pour le bien public et mille autres qualités excellentes auraient fait disparaître des défauts qui ne pouvaient certainement entrer en balance avec ses vertus. »

IV

Charles-Emmanuel IV (1) s'écria, dit-on, en montant sur le trône : « C'est une couronne d'épines-que le Ciel m'envoie! » Il chercha franchement, cependant, à se renfermer dans la lettre du traité de Paris, et se vit obligé do conclure une alliance offensive et défensive avec le Directoire, mais il ne pouvait avoir une confiance sérieuse dans ces semblants de modération, et, en 1798, on lui imposa une garnison française à Turin. Le 6 décembre, les généraux Clauzel et de Grouchy lui remirent un acte de renonciation à ses Etats de terre ferme, qu'il fut obligé de signer. Le 9, CharlesEmmanuel quitta son palais sans vouloir emporter aucun de ses joyaux, et se retira dans l'île de Sardaigne, qu'on voulut bien lui laisser. Il était depuis deux ans à Cagliari, quand les succès de Souwaroff en Piémont lui

Joséphine, femme de Monsieur, comte de Provence, depuis Louis XVIII ; Marie-Thérèse, unie au comte d'Artois, depuis Charles X; Caroline, alliée à Antoine-Clément de Saxe, frère de l'Electeur, morte en 1782. (1) Né le 13 avril 1751


444 LES ROIS DE SARDAIGNE

rendirent quelque espérance, mais elle fut aussitôt dissipée par le retour de Bonaparte, qui avait, avant la fin de 1799, remporté la victoire de Marengo. Quelques semaines après, le Piémont était divisé en cinq départements français. Charles-Emmanuel IV alla visiter le pape à Foligno, puis se retira à Caserta, où il perdit sa femme (1). Il abdiqua le 4 juin en faveur de son frère, et mourut le 6 octobre 1819, au couvent des Jésuites, à Rome, où il s'était retiré.

V

Victor-Emmanuel (2) vécut tranquillement dans son île pendant toute la durée de l'ère impériale, l'ayant quittée un moment seulement, quand, en 1805, il se crut à la veille de reconquérir ses Etats par l'intervention de la coalition, que balayèrent les victoires d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland et de Wagram. Le traité de 1814 lui rendit seulement une partie de l'héritage paternel, et ce ne fut que par le traité de Vienne qu'il recouvra les arrondissements de Chambéry et d'Annecy ; mais cette fois il eut en outre le territoire de l'ancienne république de Gênes.

La restauration du pouvoir royal se fit sans difficultés, mais le roi ne voulut pas écouter les réclamations qui lui furent adressées : il repoussa toute idée de ré(1)

ré(1) de France, fille de Louis XV, dont il n'eut pas d'enfants.

(2) Né le 24 juillet 1759.


LES ROIS DE SARDAIGNE 145

forme, et abdiqua, le 12 mars 4821, en présence de l'insurrection qui agitait le pays (1 ).

VI

Charles-Félix (1), d'abord duc de Genevois, accorda à ses sujets une partie des libertés qu'ils réclamaient et auxquelles son frère n'avait pas cru pouvoir consentir. Son règne fut assez court, et signalé seulement par une brillante expédition maritime dirigée contre Tripoli par l'amiral Scivali. Le roi mourut le 27 avril 1831, ne laissant pas d'enfant de la reine Marie-ChristineAmélie-Thérèse de Bourbon, fille du roi Ferdinand IV, des Deux-Siciles. Avec lui s'éteignit la ligne royale ancienne.

VII

Charles-Albert (3) était chef de -la branche de Carignan et neveu du roi Charles-Félix. Il avait épousé, le 30 septembre 1817, Marie-Thérèse d'Autriche, fille de Ferdinand III, grand duc de Toscane, et avait été faire

(1) Le roi avait épousé, le 23 avril 1789, Marie-Thérèse Jeanne-Josèphe d'Autriche, fille du duc de Modène; il en eut :

Marie-Béatrix-Victoire-Josèphe, née le 6 décembre 1792, morte sans alliance;

Marie-Thérèse-Ferdinande, mariée le 15 août 1820 a Charles-Louis, duc de Lncques, puis de Parme, tous deux existants;

Marie-Anne-Caroline, soeur jumelle de la précédente, née le 19 septembre 1803; mariée le 27 février 1831 à l'empereur Ferdinand I" d'Autriche, tous deux existants ;

Marie-Christine-Charles-Josèphc-Gaëtane-Elise, née le 14 mars 1812, mariée à Ferdinand II, roi des Deux-Siciles, morte le 31 janvier 1826,

(2) Né le 26 avril 1765.

(3) Né le 2 octobre 1798.

7


4 46 LES ROIS DE SARDAIGNE

comme volontaire dans nos rangs la campagne d'Espagne de 1823, après avoir pris une part assez active à la révolution de 1821. Il inaugura son règne en protégeant ouvertement les idées libérales, et en se prononçant dans tous ses actes contre l'influence autrichienne. Il supprima les derniers vestiges du système féodal, publia de nouveaux codes copiés sur les nôtres, et enfin octroya, le 4 mars 1848, une constitution sous le titre de Statut fondamental. Quand la Haute-Italie se souleva contre les Autrichiens, ce fut Charles-Albert qui reçut le commandement suprême delà ligue, et qui, vainqueur à Somma-Compagna, à Goïto, à Custozza, s'avança jusqu'à l'Adige. Un retour offensif des Impériaux en forces supérieures et commandés par le vieux maréchal Radetski amena la défaite de San-Donato et l'évacuation de la Lombardie ; puis bientôt, portant la guerre sur le territoire sarde, Radetsky gagna la bataille de Novare où le roi fit des prodiges de valeur, s'exposa comme un soldat et ne se retira que quand la lutte eut cessé entièrement. Charles-Albert, découragé, abdiqua le soir même (23 mars 1849) et partit aussitôt pour se retirer à Oporto en Portugal où il est mort quatre mois plus tard (1).

(1) Charles-Albert eut de son mariage, outre l'héritier présomptif, un fils, Ferdinand-Marie-Albert-Amédée-Philibert-Vincent, duc de Gênes, né le 15 novembre 1822, marié le 21 avril 1850 à Marie-Elisabeth-Maximilienne, fille du roi de Saxe; il est mort le 10 février 1855, laissant deux enfants :

Thomas-Albert-Victor, duc de Gênes, né le 6 février 1854.

Marguerite-Marie-Thérèse-Jeanne, née le 20 novembre 1851.


LES ROIS DE SARDAIGNE 447

VIII

Victor-Emmanuel (1) fut nommé commandant de la brigade de Savoie dans la guerre de 1848; blessé à l'affaire de Goïto, il se conduisit brillamment à Novare. Il eut à conclure la paix après l'abdication de son père et s'occupa ensuite de la réorganisation radicale du gouvernement intérieur : il s'efforça du reste de ne point demeurer en dehors des grands événements européens et associa son armée aux travaux et aux succès des troupes alliées en Crimée : il a montré depuis la plus éclatante bravoure, et plus qu'aucun autre souverain de Savoie, semble avoir eu pour guide la devise du comte Amédée-le-Vert : « Vires acquirit eundo. »

Le roi Victor-Emmanuel a épousé le 12 avril 1842 Adélaïde, fille de l'archiduc Reinier d'Autriche, et de Marie-Elisabeth-Françoise de Savoie, et est veuf depuis le 20 janvier 1855 (2).

(1) Né le 14 mars 1820. — Le roi de Sardaigne porte toujours, comme on sait, les titres de roi de Chypre et de Jérusalem.

(2) De ce mariage sont nés : Humbert-Roinier-Charles-Emmanuel-Jean-Marie-Ferdinand-Eugène, prince

de Piémont, né le 14 mars 1844 ;

Amédée-Ferdinand-Marie, duc d'Aoste, né le 30 mai 1845;

Othon-Eugène-Marie, duc de Montferrat, né le 6 février 1854;

Clotildo-Marie-Thèrèse-Louise, née le 2 mars 1843, mariée le 30 janvier 1859 au prince Napoléon Bonaparte ;

Marie-Pie, née le 16 octobre 1847.



LES BRANCHES COLLATERALES



LES BRANCHES COLLATERALES

I. PRINCES D'ACHAIE.

Thomas de Savoie, fils du comte Thomas Ier de Savoie, naquit en 1199 et, comme la plupart des puînés de la maison de Savoie, fut destiné à l'Eglise et pourvu de la prévôté de Valence en Dauphiné ; mais il ne tarda pas à l'échanger contre un apanage composé du pays de Veillane, et reçut, en 1235, le titre de lieutenant-général en Savoie (1). Il fut presque constamment chargé d'expéditions militaires, notamment en Flandre, en Brabant, et il partagea même, avec son frère, au retour d'un voyage en Angleterre, la dignité de vicaire-général do l'empire. Il occupa réellement une situation considérable, mais en 1254 il perdit une bataille importante contre les Piémontais, fut fait pri(1)

pri(1) portait le titre de comte de Maurienne et fut prince de Capoue par investiture du pape et donation du roi de Naples.


4 52 LES BRANCHES COLLATÉRALES

sonnier et ne recouvra sa liberté qu'à la suite d'un traité par lequel il déclara renoncer à ses droits sur Turin, mais il obtint de l'empereur la cassation de cet engagement et fut remis par lui en possession de tous ses biens. Il mourut avant d'avoir pu terminer cette restauration, ayant épousé d'abord, en 1236, Jeanne, comtesse de Flandre et de Hainaut, fille de Baudouin, empereur de Constantinople, veuve du prince de Portugal et qui le rendit ainsi titulaire du comté de Flandre pour lequel il fit hommage à saint Louis ; et ensuite Beatrix de Fiesque. Il n'eut d'enfants que de sa seconde femme, et la Flandre passa à la soeur de Jeanne, femme du seigneur d'Avesnes. Ces enfants furent Thomas qui va suivre ; Amédée qui devint comte de Savoie, et Léonore de Savoie, mariée à Louis de Forez, seigneur de Beaujolais et de Dombes.

Le comte Thomas aurait dû succéder à Boniface Ier dans le comté de Savoie, mais la couronne fut dévolue, comme nous l'avons vu, à son oncle, et il ne paraît pas avoir songé à faire valoir ses droits. Prisonnier avec son père dans la malheureuse attaque de Turin, il s'en vengea brillamment en reprenant cette ville et en se rendant maître du marquis de Montferrat et de sa famille qu'il garda quelques mois en prison. Il mourut en 1281, ayant pris alliance avec Guye de Bourgogne, fille du comte de Chalon et d'Agnès de Méranie. « Ce fut un prince pieux, vaillant, généreux et hardi, écrit Guichenon, mais malheureux, n'ayant jamais eu l'avantage en aucune bataille ou entreprise de guerre qu'en la surprise de Turin sur le marquis de Montferrat, dont il ne jouit pas longtemps. »


LES BRANCHES COLLATÉRALES 153

Il laissa cinq fils dont quatre entrèrent dans les ordres : Pierre, doyen de Sarisbéry en Angleterre, puis doyen du chapitre de Lyon, et archevêque de cette ville en 1307; Amédée, archidiacre de Reims; Thomas, chanoine d'Amiens, et Guillaume, abbé de la Cluse en Piémont.

Philippe, l'aîné (1), obtint, en échange de ses réclamations à la couronne, tout le comté du Piémont, et bientôt, ayant épousé en 1301 Isabelle de Villehardouin, fille unique de Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe et de Morée, devint titulaire de ces deux principautés qu'il vendit six ans plus tard à Charles d'Anjou, roi de Naples, en échange de la principauté d'Albe dans les Abruzzes. Il eut à combattre pour se maintenir dans son apanage et à reprendre Turin ; il demeura constamment fidèle au comte de Savoie et le servit en plusieurs circonstances. Devenu veuf, il se remaria avec Catherine, fille d'Humbert, dauphin de Viennois : il eut onze enfants, savoir, du premier lit :

Marguerite de Savoie, femme de Regnauld de Forez ;

Jacques, qui continua la lignée ; Amédée de Savoie, chanoine de Lyon, évoque de Maurienne, puis de Lausanne ;

Thomas de Savoie, aussi chanoine de Lyon, évêque de Turin ;

Edouard de Savoie, abbé de Suse, évêque de Belley, puis de Sion et enfin archevêque de Tarentaise ;

Isabelle de Savoie, qui épousa Jean de la Chambre, comte de Leuille.

(1) Né en 1278.

7.


354 LES BRANCHES COLLATERALES

Du second lit naquirent :

Alix de Savoie, mariée à Manfroid de Carroto, marquis de Savone, puis à Anselme d'Urtière ;

Léonore de Savoie, femme de Manfroid de SalucesFarillan ;

Jeanne de Savoie, alliée à Amédée de Poitiers, fils du comte de Valentinois ;

Béatrix de Savoie, unie à Humbert VI, sire de Thoire ;

Aymon de Savoie, seigneur de Villefranche, qui n'eut pas d'enfant de Mencie de Cève.

Jacques de Savoie continua à porter le titre de prince d'Achaïe, qu'il voulut se faire rendre solennellement par le roi de Naples, sans y parvenir. Ce fut un prince turbulent et aventureux qui souleva tous les seigneurs de la Haute-Italie contre lui et força même le comte Vert à l'attaquer et à lui enlever le Piémont pendant quelque temps, en 1360; il mourut peu après, ayant vu son fils aîné, Philippe, se joindre à ses ennemis (4388). Ce dernier était le seul onfant du prince Jacques et de Sibille de Bauz, sa seconde femme ; étant veuf de Béatrix d'Est-Ferrare il se remaria encore avec Marguerite de Beaujeu, dont il eut deux fils en qui s'éteignit sa descendance (1).

Philippe n'eut pas d'enfants et on croit même qu'il ne fut que fiancé avec Marie, fille du comte de Genevois. Amédée entreprit encore de recouvrer la principauté d'Achaïe, et s'allia dans ce but avec les Vénitiens, mais cette tentative fut vaine et il ne fut guère

(1) Il eut aussi un bâtard, Antoine, tige du rameau des seigneurs de Busque.


LES BRANCHES COLLATÉRALES 155

plus heureux dans sa lutte contre le marquis de Montferrat : il mourut en 1402, n'ayant eu que deux filles de Catherine de Genevois : Marguerite, mariée à Théodore Paléologue, marquis de Montferrat et qui, devenue veuve, prit l'habit du tiers-ordre de Saint-Dominique, et Madeleine, femme de Louis, duc de Bavière. Louis de Savoie, frère cadet du précédent, devint comte de Piémont et en jouit paisiblement jusqu'à sa mort (1415) ; tandis qu'il faisait avec éclat la guerre au dehors, et jusque dans le royaume de Naples, pour le compte du roi de France, il soutenait avec non moins de succès la cause de son cousin. Il n'eut aucun enfant de Bonne de Savoie, fille du comte Amédée VII, et ne laissa qu'un bâtard qui forma le rameau des seigneurs de Raconis. Amédée VIII, premier duc de Savoie, hérita de tous ses biens d'après ses dispositions testamentaires.

II. PRINCES DE CARIGNAN.

Thomas-François de Savoie (1) débuta à seize ans dans la carrière des armes, en combattant sous les murs do Turin et sous ceux d'Asti en 1612 ; il assista du reste à tous les combats qui se livrèrent alors en Savoie, et se fit particulièrement remarquer au siège de Verrue; puis, après le traité de Mouson, le duc lui donna le gouvernement de la Savoie et de tout le pays

(!) Fils du duc Charles-Emmanuel, né le 2! décembre 1506. Il était prince de Carignan, marquis de Busqué et de Chàtelard, comte de Raconis et de Yille franche, seigneur de Vigon, Cavallimours, Barges, Cazelle, Roche et Rochemont.


4 56 LES BRANCHES COLLATÉRALES

en deçà les monts, mais il ne voulut pas demeurer ainsi inactif et essaya d'aller servir en France, projet dont Richelieu empêcha la réalisation. Il passa alors en Espagne, et plus heureux près de cette cour, il y fut accueilli avec la double faveur que devaient lui procurer et sa proche parenté avec le roi et le besoin où l'on y était d'avoir un bon général ; il fut donc nommé capitaine-général des armées du roi catholique aux Pays-Bas, avec 250,000 escus pour son équipage, 60,000 escus de plat ordinaire, et 10,000 par mois, servant en campagne; il alla prendre possession de ses fonctions à Bruxelles au mois d'avril 1624, tandis que la princesse sa femme se retirait à Milan. L'année suivante le prince Thomas eut la direction de l'expédition de Trêves qui servit de prétexte à la déclaration de guerre entre la France de l'Espagne, et il prit également alors le commandement de l'armée. Je ne rappellerai que brièvement les services rendus à Philippe IV par le prince de Carignan, parce qu'il faudrait alors, en quelque sorte, entreprendre le récit de l'histoire de France au dix-septième siècle. La fortune d'ailleurs ne fut pas favorable à nos ennemis comme au temps du duc Emmanuel-Philibert, et le prince Thomas débuta par un échec à Avain ; il s'empara cependant ensuite de la Capelle, du Catelet et de Corbie en 1636, et l'année suivante, après la mort du duc Victor-Amédée, il fut obligé, pour conserver ses dignités, de se faire pour ainsi dire sujet espagnol ; sa femme dut jurer de mettre les personnes de son mari, d'elle et de leurs enfants, nés et à naître, et leurs biens, sous la protection de la couronne d'Espagne.


LES BRANCHES COLLATÉRALES 157

La campagne de 1638 fut signalée par l'obligation où le prince Thomas nous mit de lever le siège de Saint-Omer, mais à la mort de son neveu, le duc François-Hyacinthe, voyant revenir la régence par la minorité de ce dernier, il crut de son intérêt de repasser les Alpes et de la revendiquer « amorcé de l'espérance de la succession à cette couronne, » mais ses prétentions ne furent pas accueillies ; il voulut alors recourir aux armes et il entra en Piémont avec une division espagnole, qui s'empara aisément d'un certain nombre de places, ainsi que je l'ai dit plus haut.

Il échoua devant Turin qu'il assiégeait avec le marquis de Léganez et se décida à traiter avec la France (1640) ; mais, ne pouvant rompre ouvertement avec les Espagnols, à cause de l'engagement de la princesse sa femme, il feignit de rester avec eux pour se dégager et rentrer en grâce avec la régente (14 juin 1642). Le prince Thomas prit alors le commandement de l'armée franco-sarde et débarrassa en peu de temps son pays des forces que lui-même y avait amenées deux ans auparavant. Il continua les années suivantes à harceler les Espagnols vers le Milanais et fut pourvu d'abord du grade de lieutenant-général des armées du roi, puis, après l'expédition de Naples, il obtint la charge de grand-maître de France, possédée auparavant par le prince de Condé, et pour laquelle il prêta serment le 22 février 1654.

En 1655, il reprit encore le commandement de l'armée qui agit en Lombardie de concert avec le duc de Modène; il mourut l'année suivante, le 22 janvier, à


158 LES BRANCHÉS COLLATÉRALES

Turin. Ce prince avait épousé, le 10 octobre 1624, à Saint-Germain-en-Laye, Marie de Bourbon, fille de Charles de Bourbon, comte de Soissons, grand-maître de France et d'Anne de Montafyé, laquelle lui apporta 700,000 livres en dot. De ce mariage naquirent, outre l'héritier présomptif de la principauté de Carignan, Eugène, souche de la branche de Soissons, et trois enfants morts jeunes :

Joseph-Emmanuel-Jean de Savoie, né le 24 juin 1631, mort à Turin de la petite vérole, dix jours avant son père ;

Louis-Chrétienne de Savoie, mariée, au mois de mai 1653, à Ferdinand-Maximilien, prince de Bade-Hocberg; ils eurent pour fils Louis-Guillaume, margrave de Bade, dit le prince de Bade, filleul de Louis XIV, l'un des principaux généraux de l'empire et qui commandait aux batailles que Villars gagna à Friedlingen et à Hochstoedt.

Emmanuel-Philibert succéda à son père comme prince de Carignan, et avait fait ses premières armes avec lui, au siège de Pavie, en 1655 ; il devint lieutenant-général en Savoie, gouverneur d'Asti, et mourut le 30 août 1709, âgé de 79 ans. C'était, à ce que disent tous les contemporains, un prince profondément instruit, mais il était sourd et parlait avec beaucoup de difficulté ; il eut de sa femme Angélique-Catherine d'Est-Modène, fille du marquis de Scandiau, morte en 1722, deux filles qui ne se marièrent pas, et un fils:

Victor-Amédée de Savoie, prince de Carignan, lieutenant-général en France et en Savoie pendant la


LES BRANCHES COLLATÉRALES 459

campagne de 1733, fut marié à Victoire-Marie, fille naturelle du roi Victor-Amédée-François (1) ; il mourut à Paris le 4 avril 1741, n'ayant eu qu'un fils, qui va suivre, et une fille, morte le 5 avril 1745, à 28 ans, ayant été la seconde femme du prince de Rohan-Soubise, grand-maître et maréchal de France.

Louis-Victor-Amédée de Savoie, prince de Carignan, contracta une alliance avec Christine-Henriette de Hesse-Rhinfeld, soeur de la reine de Sardaigne, et en eut la princesse de Lamballe (2) et Charles-Victor de Savoie, prince de Carignan, qui épousa Joséphine de Lorraine, fille du comte d'Armagnac, et en eut deux fils, Charles-Emmanuel, Eugène, et deux filles (3). Charles-Emmanuel, prince de Carignan, épousa MarieChristine, fille de Charles, prince de Saxe et duc de Courlande et mourut le 16 mars 1800 (4), laissant à son tour un fils et une fille ; son fils — Charles-AlbertAmédée — devint roi de Sardaigne en 1831, et sa fille — Marie-Elisabeth-Françoise, née le 13 avril 1800 —

(1) Morte à Paris en 1766.

(2) Quelques mois sur cette malheureuse princesse ne seront pas déplacés ici.

Marie-Thérèse-Louise de Savoie-Carignan naquit à Turin en 1749, et épousa Louis-Stanislas de Bourbon, prince de Lamballe, fils de l'excellent duc de Penthièvre. Elle fut présentée en 1767 à Versailles et devint veuve moins de deux ans après. La reine Marie-Antoinette conçut la plus vive affection pour elle et lui confia la surintendance de sa maison. Aux mauvais jours de la Révolution la princesse voulut rester auprès de la reine, mais on la sépara d'elle et elle fut transférée a la Force, d'où on la tira le 3 septembre 1792 pour la livrer aux égorgeurs. On sait le reste sans que j'aie besoin d'attrister cette histoire par cet odieux récit.

(3) Les filles furent Gabrielle-Marie, veuve le 11 janvier 1784 du prince de Lobkowitz, et Catherine-Louise-Françoise, mariée le 20 décembre 1780 à Philippe Colonna, prince de Palliano.

(4) La princesse de Carignan s'est remariée avec M. le comte de Montléar, qui reçut à cette occasion le titre de prince.


460 LES. BRANCHES COLLATERALES

épousa Reinier, archiduc d'Autriche et mourut le 15 décembre 1856 (1).

■ Eugène-Marie-Louis de Savoie épousa Elisabeth Magon de Bongurin et mourut le 10 janvier 1785, laissant un fils, nommé Joseph, dit le chevalier de Savoie, né en 1783, et marié à Pauline de Quélen, fille du dernier duc de la Vauguyon, prince de Carency, pair de France (2); de ce mariage sont issus :

Eugène-Emmanuel-Joseph de Savoie, actuellement prince de Carignan, par décret du 28 avril 1834 lieutenant-général du royaume, né le 14 avril 1816;

Marie-Victoire-Louise-Philiberte de Savoie-Carignan, née le 29 septembre 1814, mariée à Léopold, comte de Syracuse, oncle du roi de Naples.

(I ) Le roi actuel est veuf d'une des filles de cette princesse.

(2) Ce mariage a créé des liens de parenté assez proche entre la branche de Savoie-Carignan, aujourd'hui régnante, et plusieurs familles de la noblesse française : je crois intéressant de les indiquer. Le marquis Le Tonnelier de Breteuil-Fontenay, mort en 1743, eut de Marie Charpentier d'Ennery, trois enfants : le marquis qui a continué la souche existante; Marie-Anne, mariée au marquis de Clermont-Tonnerre, et Gabrielle, femme du vicomte de PonsRochefort.

La vicomtesse de Pons eut pour enfants : 1° M. de Pons, d'où la duchesse de Tourzel ; 2° la duchesse de la Vauguyon qui fut mère de : la duchesse de Beauffremont, de la princesse de Carignan, et du prince de Carency, mort sans alliance.

Le marquis de Clermont-Tonnerre n'eut qu'un fils auquel revint la duchépairie, et qui laissa de M1Ie de Boulainvilliers, le duc actuellement vivant et marié a Mlle de Carvoisin d'Achy, et la marquise de Radepont.

De sorte qu'aujourd'hui se trouvent apparentés au même degré par la famille Clermont-Tonnerre: les fils du duc ; le marquis de Radepont, le marquis de la Londe, le vicomte de la Tour-du-Pin-Chambly-de-la-Charce, dont la fille a épousé son cousin-germain, le comte Aynard de Clermont-Tonnerre ; par les Bcauffremont, le duc actuel et son neveu le prince de Courtenay ; par les Tourzel, la duchesse des Cars (mère des duchesses deBlacas, de Vallombrosa, et de la marquise de Mac-Mahon), la duchesse de Lorges (mère de la comtesse de Guesbriant), et la comtesse de Hunolstein.


LES BRANCHES COLLATÉRALES 464

III. COMTES DE SOISSONS.

Eugène-Maurice de Savoie, fils du premier prince de Carignan, fut d'abord destiné à la carrière ecclésiastique, mais il se fit relever de ses voeux après la mort de son frère, Joseph-Emmanuel-Jean, et nous le voyons presque aussitôt représenter le duc de Modène pour le mariage de ce dernier avec Laure Martinozzi, l'une des nièces du cardinal de Mazarin. Peu après il épousa lui-même une autre nièce de Son Eminence, la belle Olympe Mancini, déjà célèbre par l'attachement qu'elle sut inspirer au jeune roi Louis XIV et dont Loret disait dans sa Gazette :

Cette Olympe au divin esprit,

Et dont, sur le coeur des monarques,

Le pouvoir peut graver des marques.

Olympe n'avait pas vu sans une certaine envie les brillants mariages de ses cousines, et elle se décida à renoncer aux folles chimères d'une alliance royale pour écouter la demande du jeune prince, auquel fut attribué le titre de comte de Soissons, du chef de sa mère : « Le roi prit son parti de ce mariage, nous raconte l'historien des Nièces de Mazarin, et de si bonne grâce que sa mère, en l'observant, dit à madame de Motteville : — Je disais bien qu'il n'y avait rien à craindre de cette liaison. — Le mariage, en effet, loin de les brouiller, les réconcilia plutôt. Il ne se passa guère de jour que le roi n'allât faire un tour à l'hôtel


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de Soissons. La bonne humeur d'Olympe revint apparemment ; tranquille et satisfaite, on peut le croire, du grand état où elle était parvenue, elle ne visa plus qu'à retenir le prince à ses côtés ; » M. Amédée Renée ajoute même que le comte de Soissons fut profondément mortifié quand Louis XIV devint moins assidu à son hôtel. Eugène-Maurice était doué du plus bienveillant caractère. On le vit provoquer en duel le duc de Navailles pour une question de prééminence entre leurs femmes, — la comtesse de Soissons étant surintendante de la maison de la reine, — et plus tard renouveler ses complaisances envers le marquis de Vardes, qui avait bien voulu distinguer la comtesse, dont la maison, au jugement de Saint-Simon, était la plus magnifique de Paris. Mais il se trouva mêlé, quoique bien innocent, à toutes les intrigues de sa femme, soit contre mademoiselle de la Vallière, soit contre Madame, à cause du marquis de Vardes, et il fut exilé avec elle dans son gouvernement de Champagne. L'exil dura peu : la comtesse revint à Versailles et y reprit sa grande existence, car elle était restée surintendante malgré sa disgrâce, mais elle n'eut plus la même influence, et trouva dans madame de Montespan une ennemie difficile à combattre. En 1673, elle devint assez brusquement veuve et des bruits d'empoisonnement furent mis en circulation, quoique bien à tort, car le comte était le mari le plus commode et le meilleur qu'elle pût désirer, de plus il l'aimait passionnément. On avait rendu ce bon prince quelque peu ridicule, dit M. Amédée-Renée; on prétendait qu'il s'était fort émerveillé un jour de faire de la prose et que


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c'était bien à lui que Molière avait emprunté le mot de M. Jourdain. C'était d'ailleurs un brave militaire et qui avait bien fait ses preuves : entré au service de France, comme capitaine de cavalerie, il se signala fort à la bataille des Dunes sous Turenne, et y culbuta l'infanterie espagnole, à la tête des Suisses dont il était colonel-général. Il fut envoyé comme ambassadeur extraordinaire au couronnement de Charles II et il se battit en duel avec un lord qui avait mal parlé de la France. Il fit ensuite les campagnes de Flandre et de Hollande, et se montra vaillamment au passage du Rhin; quand il mourut, il était en Champagne, en route pour rejoindre Turenne.

De sa femme je ne dirai que quelques mots. Compromise dans les procès d'empoisonnement qui attristèrent alors la cour et par sa liaison avec la Voisin, elle se vit en butte à des poursuites criminelles et crut devoir prendre la fuite, en se retirant d'abord à Bruxelles, où elle se lia avec le prince de Parme, puis en Allemagne, et enfin à Madrid, où elle fut accusée d'avoir jeté un sort sur le roi et d'avoir empoisonné la reine. Forcée de quitter sa retraite, elle passa quelques années à errer en Allemagne et mourut obscurément à Bruxelles, en 1704, sans que personne à la cour ait porté son deuil.

Le comte de Soissons eut de son mariage avec Olympe Mancini huit enfants, parmi lesquels le plus célèbre est François-Eugène de Savoie, l'un des plus grands capitaines du siècle dernier.

Né à Paris le 18 octobre 1663, Eugène-François porta d'abord le collet ecclésiastique et il eut trois


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abbayes dont deux en Piémont. Son physique semblait justifier la pacifique destination qui lui était donnée : il- était fort petit, chétif et même un peu contrefait. L'abbé de Savoie cependant aimait mieux voir défiler un régiment qu'une procession et il demanda à servir : Louvois, implacable ennemi de sa mère, refusa ; Louis XIV répondit en souriant et en appelant dédaigneusement le petit abbé, celui qu'un jour les EtatsGénéraux devaient décorer du titre de grand abbé de Hollande. Eugène prit alors son parti ; il servit avec. quelques gentilshommes le prince de Conti qui s'en allait guerroyer contre les Turcs sur les bords du Danube; seulement quand ses compagnons reçurent l'ordre de revenir, il refusa seul d'obéir et s'attacha à son cousin, le prince Louis de Bade. Louis XIV, en apprenant cette nouvelle, dit en riant : « Ne trouvez-vous pas que j'ai fait là une grande perte? » C'était une grande perte en effet, dont il ne se doutait guère. « Il envoyait gaiement à ses ennemis, dit M. Renée, un homme dont l'épée devait mettre à mal sa monarchie ; il leur fournissait un général égal en génie à Turenne, et il confiait ses armées aux La Feuillade et aux Villeroy. Avec un homme de plus, Louis XIV fût mort l'arbitre de l'Europe ; il eût été le grand roi jusqu'à la fin : avec Eugène de moins, la coalition, dont il fut le bras et la tête, n'aurait pas survécu sans doute à Guillaume III. La France a perdu plus d'une province en perdant le petit abbé. »

Le prince Eugène fut nommé feld-maréchal dès 1687 et six ans plus tard feld-maréchal-général. Do 1690 à 1696 il sut gagner au parti des alliés le duc de Savoie;


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après ne pas avoir pu empêcher la défaite de Staffarde, il débloqua Coire, et étant entré en Dauphiné, il refusa le bâton de maréchal que lui offrit Louis XIV. En 1697 il alla combattre du côté de l'Orient et gagna, malgré les ordres de l'empereur, la grande bataille de Zentha qui décida la décadence de l'empire turc : commandant en chef dans la guerre de la succession d'Espagne, il ne quitta pas l'armée jusqu'à la conclusion du traité de Rastadt, tantôt en Italie dont il chassa nos troupes, tantôt dans les Pays-Bas où, avec Malborough, il fut vainqueur à Hochstoedt, Malplaquet et Oudenarde : il fut moins heureux cependant dans les dernières années et fut même rudement battu par Villars à Denain. Dès que la paix fut conclue de ce côté, le prince Eugène demanda à commander contre les Ottomans et nous le retrouvons presque immédiatement à Péterwardein, à Belgrade : la succession de Pologne, en 1733, lui fournit une nouvelle occupation, mais sans brillants exploits cette fois, et en 1735 il retourna à Vienne où il mourut au commencement de l'année suivante.

Il est inutile d'ajouter qu'Eugène a été l'un des plus grands hommes de guerre de son temps, sans cependant qu'il ait fait faire de progrès à l'art militaire; c'était un vaillant général, mais un général du moment, obéissant à l'inspiration, sans méthode, sans système et suppléant à ce défaut par une admirable présence d'esprit et un coup-d'oeil infaillible. Il aima beaucoup les lettres et les arts, protégea Jean-Baptiste Rousseau et a laissé quelques écrits politiques d'une grande importance pour l'histoire de son temps.


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Il avait quatre frères et trois soeurs :

Louis-Thomas de Savoie, l'aîné, né en 1659, se maria deux ans après le départ de sa mère, le 12 octobre 1680, d'une manière qui fit grand scandale à la cour : il épousa la fille d'un écuyer du prince de Condé, qui s'appelait Uranie de la Cropte-Beauvais. SaintSimon, après avoir parlé de la splendidë beauté de la nouvelle comtesse de Soissons, écrit : « Elle était belle comme le plus beau jour, brune, avec ces grands traits qu'on peint aux sultanes et à ces beautés romaines, grande, l'air noble et doux : elle surprit à la cour par l'éclat de ses charmes qui firent pardonner presque au comte de Soissons ; » puis il ajoute : « Elle était si bâtarde que M. le Prince, sachant son père à l'extrémité, à qui on allait porter les sacrements, monta à sa chambre, dans l'hôtel de Condé, pour le presser d'épouser sa mère; il eut beau dire, et avec autorité et avec prières, et lui représenter l'état où, faute de ce mariage, il laissait une aussi belle créature que la fille qu'il avait eue, Beauvais fut inexorable, maintint qu'il n'avait jamais promis mariage à cette créature et qu'il ne l'épouserait point : il mourut ainsi. » Mais si la cour pardonna presque, la princesse de Carignan, — mademoiselle de Bourbon-Soissons — ne fit pas de même et elle déshérita son petit-fils ; la comtesse de Soissons le déshérita pareillement, et l'on croit que Louis XIV ne fut pas aussi rigoureux parce qu'il avait aimé cette belle jeune fille ; quoiqu'il eût été repoussé par elle, il constitua à ce couple amoureux une pension de 20,000 livres, mais la cour n'imita pas l'exemple du grand roi : Saint-Simon se montre impitoyable.; madame de Sévi-


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gné même est peu bienveillante, et le pauvre comte, se voyant sans avenir dans sa carrière militaire, essaya de tous les moyens pour vaincre le mauvais vouloir de Louvois et finit par entrer au service de l'empereur où il fut tué presque aussitôt au siège de Landau. Il laissa une fille, Victoire, héritière de son oncle le prince Eugène et femme du prince de Saxe-Hildbourghausen, et trois fils dont deux moururent sans alliance en 1712 et 1720 : Eugène, chevalier de Soissons, capitaine au régiment du prince Eugène (cavalerie), et Maurice. Leur aîné, Thomas Emmanuel-Amédée de Savoie, comte de Soissons, chevalier de la Toison d'Or, général de bataille et colonel d'un régiment de cuirassiers pour l'empereur, épousa le 23 octobre 1713 Thérèse-Anne-Félicité, fille du prince de Lichtenstein, dont il eut un fils, Eugène de Savoie, comte de Soissons, major-général des armées impériales, mort en 1734, ayant été fiancé à Marie-Thérèse-Françoise Cibo, fille aînée et principale héritière du dernier duc de Massa, prince de Carrara.

De nos jours la famille de la Cropte de Chanterac s'est vivement émue des détails fournis par Saint-Simon au sujet de la naissance de celle des comtesses de Soissons qui appartenait à leur maison, et elle y a répondu victorieusement en produisant le contrat de mariage des père et mère de la princesse et celui de la princesse elle-même où elle est pareillement dénommée fille « de défunt haut et puissant seigneur messire François-Paul de la Cropte, chevalier, seigneur de Beauvais et autres lieux, et de haute et puissante dame Charlotte-Marie Martel, son épouse ; » celle-ci, que


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Saint-Simon traite de créature, était d'une très-ancienne famille de l'Angoumois, et petite-fille de Anne de Pons, dame de Marennes, du chef de laquelle elle possédait ce domaine ; elle-même elle avait été fille d'honneur de la duchesse d'Orléans qui dit dans ses mémoires ; « J'avais une fille d'honneur nommée Beauvais ; c'était une fort honnête personne. Le roi en devint très-amoureux, mais elle tint bon ; alors il se tourna vers Fontanges qui était charmante aussi, mais sans esprit. »

Le frère puîné de ce pauvre comte de Soissons s'appelait Philippe, et la Palatine en trace ce maussade portrait : « C'était un grand fou qui est mort de la petite vérole à Paris ; il était tout blond, laid de. visage ; il avait mauvaise grâce et toujours un air égaré ; avec un nez d'épervier, il avait une grande bouche, des joues creuses ; je le trouvais presque en tous points semblable à son frère aîné. Il fut capitaine de cavalerie au service de France. »

Le troisième frère du prince Eugène, le chevalier de Savoie, mourut jeune, des suites d'une chute de cheval. Le dernier, dit le chevalier de Soissons, ne fut célèbre que par l'esclandre de son duel avec le baron de Banier. Il était devenu éperdûment amoureux de sa tante, Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, alors établie à Londres où elle s'abandonnait à sa passion pour le jeu, tout en ne négligeant pas les hommages qu'elle recevait encore, malgré ses quarante ans bien sonnés. Philippe de Savoie vint en Angleterre, fut malheureusement reçu chez elle et respira l'air contagieux de la maison. Transporté de jalousie contre l'un


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des plus assidus visiteurs et, il faut le dire, des plus heureux, le baron de Banier, fils' du fameux général qui servait sous Gustave-Adolphe, il le provoqua et le frappa mortellement. « Je ne croyais pas, écrivit à ce propos la marquise de Sévigné, que les yeux d'une grand mère pussent faire encore de tels ravages ! » Le prince fut arrêté et on lui fit son procès : quant à la duchesse elle voulut se retirer dans un couvent, témoigna le plus grand désespoir, mais cela passa assez vite, et elle resta, à la grande joie de son fidèle SaintEvremond dont ce départ eût beaucoup dérangé la vie (1).

(1) Quelques détails ne seront pas déplacés ici, j'imagine, au sujet de l'hôtel de Soissons qui fut à Paris, pendant un assez grand nombre d'années, le rendez-vous des beaux esprits. Il était situé sur l'emplacement occupé aujourd'hui parla halle aux blés, c'est-à-dire sur tout le terrain compris entre les rues Coquillière, de Grenelle, des Deux-Ecus et du Four-Saint-Honoré.

Cet hôtel remontait au XIIIe siècle et avait été bâti par les seigneurs de Nesle : la reine Blanche de Castille y résida longtemps, puis il appartint à Jean de Luxembourg, roi de Bohême, et en 1354, le roi Jean l'offrit à Amédée VI, comte de Savoie : Charles VI le racheta en 1388 et le donna au duc d'Orléans dont il prit alors le nom. Catherine de Médicis fit complètement reconstruire l'hôtel par son architecte Jean Bullant : ce fut alors un véritable palais dont Sauvai nous a conservé la description détaillée

La reine légua à sa petite-fille, Christine de Lorraine, cette magnifique habitation que Catherine de Bourbon, soeur de Henri IV, acheta ensuite. A la mort de cette princesse que le comte de Soissons aima passionnément, il acheta l'hôtel pour cent mille livres, et sa fille le porta ensuite en dot au prince Thomas de Carignan ; Eugène-Maurice, comte de Soissons en hérita, et c'est là que le prince Eugène naquit le 18 octobre 1663.

Sous la Régence, l'hôtel appartenait au prince Victor-Amédée de Carignan et il en loua les jardins à Law pour l'installation de sa bourse, repoussée de la place Vendôme par le chancelier : il y fit construire cent trente-sept baraques qu'il louait 2,500 livres par mois. Malgré ces énormes bénéfices, le prince étant mort insolvable, ses créanciers obtinrent la permission de faire démolir l'hôtel pour en vendre les matériaux, puis en 1751 la ville de Paris acquit les terrains pour deux millions et on y construisit presqu'aussitôt la halle actuelle. On y voit la colonne construite par Bullant, destinée, croit-on, à servir d'observatoire à Catherine do Médicis et que Petit de Bachaumont parvint à sauver de la destruction.


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Les trois soeurs du prince Eugène, mesdemoiselles de Soissons, de Carignan et de Dreux, moururent .toutes trois sans alliances.

IV. DUCS DE NEMOURS.

Philippe de Savoie, fils du duc Philippe et de Claudine de Brosse, dite de Bretagne, sa seconde femme, naquit en 1490, et fut pourvu, à l'âge de cinq ans, de l'évêché de Genève, mais il ne voulut pas rester dans l'Eglise, pour laquelle il ne se sentait aucune vocation, et il prit le commandement d'une compagnie de cent hommes d'armes, au service de Louis XII; il se signala vaillamment à Agnadel, et à son retour résigna son évêché en faveur de Charles de Seyssel. Il reçut alors en apanage le comté de Genevois et les baronnies de Faussigny et de Beaufort, puis il se rendit auprès de l'empereur; mais François 1er, qui était son neveu, parvint à l'en détacher en le mariant, le 17 septembre 1528, avec Charlotte d'Orléans, fille de Louis, duc de Longueville et de Jeanne d'Hochberg, et en lui donnant le duché de Nemours, qui avait fait retour à la couronne par le décès sans postérité de Philiberte de Savoie, soeur de Philippe et veuve de Julien de Médicis, marquis de Soriana ; cette donation est datée du 22 décembre 1521.

Le nouveau duc de Nemours mourut le 25 novembre 1533 à Marseille, où il était venu assister à l'entrevue du roi et du pape Clément VII ; sa femme mourut à Dijon le 8 septembre 1549, ayant deux enfants :


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Jacques qui va suivre ;

Jeanne de Savoie, mariée au mois de février 1555 à Nicolas de Lorraine, duc de Mercoeur, comte de Vaudemont ; elle vécut peu et fut mère du duc de Mercoeur qui joua un si grand rôle dans la Ligue et principalement sous le règne de Henri IV.

Jacques de Savoie a été un prince véritablement français, et a fondé avec éclat la branche de Nemours; je ne puis encore en parler que très-brièvement, car ce serait autrement me jeter dans les détails de l'histoire de France ; quelques lignes suffiront pour rappeler sa vie et ses brillants services.

Né à l'abbaye de Vauluisant, eu Champagne, le 20 octobre 1531, Jacques de Savoie débuta dès 1548 comme capitaine de deux cents chevau-légers de la garde de Henri II, puis de cent homme d'armes, au voyage de ce prince en Lorraine. Il se distingua au siège de Lens, à la défense de Metz contre CharlesQuint. Le maréchal de Saulx-Tavannes raconte dans ses mémoires, qu'après la prise du Pont-de-Sture, en 1554, comme les deux armées restaient en présence, dans une complète inaction, le duc de Nemours offrit au marquis de Pescaire un combat d'honneur à la lance, à quatre contre quatre ; du côté de la France ce furent Jacques de Savoie, MM. de Vassé, de Bolliers et de Simiane-Montcha ; du côté des Impériaux, Pescaire, le marquis de Malespine, le comte Caraffa et M. de Cende; Vassé, Bolliers et Caraffa furent tués : le duc de Nemours et le marquis de Pescaire se chargèrent trois fois et brisèrent leurs lances sans se faire de mal.


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Le duc de Nemours, l'année suivante, vint rejoindre le maréchal de Saint-André, puis accompagna le duc de Guise à Naples, et fut pourvu, à son retour, de la charge de colonel-général de la cavalerie légère. Il ne cessa de se distinguer pendant toute la durée des guerres de religion, et commanda notamment les Suisses qui ramenèrent Charles IX après la tentative que les protestants avaient faite pour l'enlever à Meaux. Il prit part à la bataille de Saint-Denis, et fut enfin envoyé pour empêcher l'entrée des troupes allemandes que le duc de Deux-Ponts envoyait au secours des vaincus ; il échoua par la faute du duc d'Aumale, qui commandait avec lui. Craignant alors le mauvais vouloir des Guise que son collègue indisposerait nécessairement contre lui, afin de se disculper, le duc de Nemours se retira et vint en Genevois, où il obtint l'investiture du marquisat de Saint-Sorlin. Il revint cependant une fois à Paris, en 1574 ; il mourut à Annecy, le 15 juin 1585, ayant mérité d'être appelé par de Thou, « un homme de grand esprit et de grand courage. » Il avait, en effet consacré les dernières années de sa vie à la culture des lettres, qu'il n'avait d'ailleurs jamais négligée.

Il avait épousé, en 1566, Anne d'Esté, comtesse de Gisors, veuve de François de Lorraine, duc de Guise, et fille du duc d'Esté et de Renée de France, fille ellemême de Louis XII; elle vécut jusqu'au 7 mai 1607.

De ce mariage naquirent trois enfants:

Charles-Emmanuel de Savoie, duc de Nemours et de Genevois après son père : malgré les conseils de ce dernier il se jeta avec ardeur dans le parti des Guise,


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et se fit arrêter aux Etats de Blois ; il s'échappa assez vite et rentra dans la Ligue avec plus d'ardeur encore ; ce fut lui qui gouverna Paris pendant le siège formé par Henri IV, puis il alla guerroyer en Bourgogne et en Dauphiné ; mais ayant voulu se donner des sûretés en présence des graves événements qui s'accomplissaient, il tenta de se fortifier dans cette province ; le duc de Mayenne s'y opposa et finit par le faire arrêter à Lyon, en 1593. Il se sauva également de sa nouvelle prison et par le même stratagème que la première fois, c'est-à-dire en se couvrant la tête d'une énorme perruque, qui le défigurait d'autant plus qu'il était complètement chauve. Il essaya vainement de s'établir à Vienne et continua à tenir la campagne pour son propre compte; il mourut au mois de juillet 1595, au moment où, découragé et à bout de ressources, il entamait des négociations pour sa soumission. Il n'était pas marié et tous ses biens passèrent à son frère Henry, dont je vais parler ; il avait une soeur qui mourut au berceau (1).

Henry de Savoie a été moins intimement mêlé aux grandes scènes de notre histoire nationale. Né à Paris, le 2 novembre 1572, il porta le titre de marquis de Saint-Sorlin jusqu'à la mort de son frère aîné; il commença par conquérir, pour son cousin le duc de

(!) Jacques de Savoie eut un bâtard de Françoise de Rohan, fille du prince de Léon et de Isabelle d'Albret, qu'il avait épousée « par paroles de présent, mais le pape cassa le mariage et l'enfant fut déclaré illégitime par arrêt du Parlement de 1566. Titré duc de Nemours et prince de Genévois par les protestants, il fut pris par le duc de Mayenne au siège de la Rochelle, et mourut en 1596 ne laissant qu'un bâtard; la duchesse de Nemours l'avait fait créer duc de Loudun pour faire cesser ses réclamations.


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Savoie, le marquisat de Saluées, puis il entra dans le parti de la Ligue et fut pourvu, on 1591, du gouvernement du Dauphiné, où il servit faiblement son frère. En 1592, il fit sa soumission au roi, et l'accompagna au siège d'Amiens. En 1612, pendant la guerre de la France et de la Savoie, le duc de Nemours se retira à Annecy dans la plus stricte neutralité, puis prit le commandement d'un petit corps d'armée quand le duc eut commencé les hostilités contre les Espagnols, mais il ne tarda pas à traiter secrètement avec ceux-ci et passa ouvertement à eux ; la lutte dura trois ans, et en 1616 enfin, les deux cousins se réconcilièrent et le duc fut rétabli dans son apanage. Il mourut à Paris, le 10 juillet 1632, ayant épousé, depuis 1618, Anne de Lorraine, fille unique de Charles, duc d'Aumale, et de Marie de Lorraine-Elboeuf. Ils eurent quatre fils, sans que la branche se prolongeât au-delà d'eux. L'aîné mourut jeune, les autres furent :

I. Louis de Savoie, qui se signala très-jeune encore par une rare intrépidité au siège d'Arras ; il fut malheureusement enlevé par la fièvre, pendant celui d'Aire, le 16 septembre 1641.

II. Charles-Amédée de Savoie ne vécut pas plus longtemps : né en 1624, il prit, en 1646, le commandement de la cavalerie légère en France, et portait alors les titres de duc de Nemours, de Genevois et d'Aumale ; il reçut un coup de mousquet à la jambe, pendant le siège de Mardick, puis prit la part la plus active aux troubles qui agitèrent le royaume et commanda l'armée des princes avec le duc de Beaufort, son beau-frère ; s'étant brouillé avec lui, ils se bat-


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tirent en duel, et le duc de Nemours fut tué (30 juillet 1652). Il avait épousé, le 11 juillet 1643, Elisabeth de Vendôme, fille de César, duc de Vendôme, et de Françoise de Lorraine-Mercoeur ; de ses cinq enfants, trois moururent en bas âge ; les deux filles qui survécurent furent : Marie-Jeanne-Baptiste , mariée, le 11 mai 1665, à Charles-Emmanuel, duc de Savoie, et Marie-Elisabeth-Françoise, mariée, en 1666, à Alfonse, roi de Portugal, séparée le 24 mai 1668, remariée, le 2 avril, à Pierre II, roi du Portugal, et morte le 27 décembre 1683, ne laissant qu'une fille.

III. Henry do Savoie, d'abord marquis de SaintSorlin, puis abbé de Saint-Rémy de Reims, fut promptement nommé coadjuteur de ce siège et titulaire en 1651, mais à la mort de son frère, il résigna toutes ces dignités, à cause des instances de sa famille, et ayant été relevé de ses voeux, il épousa, en 1 457, Marie d'Orléans, fille unique du duc de Longueville, mais il mourut sans enfants, le 2 janvier 1659.

Sa veuve, qui vécut jusqu'en 1707, a joué un rôle assez considérable au milieu des événements de l'époque ; elle a laissé des mémoires intéressants.

V. BARONS DE VAUD.

La maison de Savoie compte encore une branche-légitime, celle des barons de Vaud, formée par Louis de Savoie, fils du comte Thomas II, né au mois d'octobre 1252. Il paraît être demeuré souvent en France et suivit saint Louis à sa dernière croisade : du reste il


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vécut également dans les meilleurs rapports avec l'empereur qui lui octroya le droit de battre monnaie et lui donna le titre de comte de l'empire ; il possédait le pays de Vaud, le Bugey, Valromey, Chillon et Oigney, et tint à faire constamment respecter son indépendance.

Louis de Savoie mourut en 1302, ayant eu trois femmes : Adeline de Lorraine, fille du duc Mathieu II; Jeanne de Montfort, veuve de Guy, comte de Forez et fille de Philippe, comte de Castres, — pour obtenir sa main, il s'engagea envers le comte de Valentinois, en 1382, à faire la guerre à la famille de Rossillon; — enfin Isabeau d'Aulnay, d'une ancienne famille napolitaine.

Du premier lit naquit Laure de Savoie, femme du comte Jean de Forez ; et du second, Louis, qui continua la lignée ;

Pierre de Savoie, tué à Rome au service de l'empereur en 1312 ; Blanche, mariée à Guillaume de Grandson; Isabelle unie à Humbert de Montluel; Léonorqui épousa en 1294, Raoul, comte de Neufchâtel et de Fribourg ; Marguerite, alliée successivement à Jean de Chalon, seigneur de Vignory et à Simon de Sarrebruch, seigneur de Commercy ; Jeanne qui se maria avec Guillaume de Joinville, seigneur de Gex ; et enfin Béatrix, femme de Geoffroy de Clermont, en Dauphiné. Louis de Savoie, baron de Vaud, demeura au service de l'empereur, mais il s'attacha aussi à divers princes pour les aider dans des guerres : on le voit ainsi aller au secours du comte de Hasbourg contre les Bernois ; puis suivre Philippe de Valois en Flandre, en 1339;


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seconder plus tard le duc de Milan ; à Crécy il commandait notre arrière-garde et il mourut à Iverdun le 29 mars 1350. Il avait épousé Isabelle de Chalus, dame de Joigny, fille de Jean, seigneur d'Arlay, et de Marguerite de Bourgogne : il n'en eut qu'un fils et une fille. Son fils, Jean, prit parti pour le comte de Genève contre le comte de Savoie et mourut avant son père sans laisser d'enfants, ni de Jeanne de Montbéliard, ni de Marguerite de Chalon, fille du comte d'Auxerre. Sa soeur Catherine, héritière de tous les domaines de sa branche, avait épousé en 1333 Azzon, vicomte de Milan ; en 1340 Raoul de Brienne, comte d'Eu, connétable de France, et en 1352 Guillaume de Flandres, comte de Namur. Comme elle n'avait eu d'enfants d'aucun de ses trois maris , elle vendit tous ses biens à son cousin le comte Amédée VI pour la somme de 160,000 florins d'or.

VI. BRANCHES BATARDES.

On compte dans la maison royale de Savoie cinq rameaux naturels dont l'un a acquis par l'illustration de quelques-uns de ses membres une juste célébrité.

I. Le rameau des comtes de Raconis et de Pancalier, seigneurs de Cavour, formé par Louis, bâtard de Louis de Savoie, prince d'Achaïe, pourvu d'un riche apanage et créé, en 1433, maréchal de Savoie. Il épousa une fille du sire de Monlbel et sa descendance s'éteignit à la sixième génération en la personne de Bernardin de Savoie, comte de Raconis, chevalier de l'ordre

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de l'Annonciade et capitaine des archers de la garde du duc, mort sans hoirs de Isabelle de Grillet, marquise de la Chuise. « C'était, dit Guichenon, un des seigneurs des plus accomplis de la cour de Savoie, qui eut sa part des plus belles charges de l'Etat et qui laissa un souvenir éternel de sa personne et de ses belles qualités. » Ce rameau s'était allié aux familles de Luzerne, delà Chambre; de Seyssel, de Riverol, de Saluées, Borromée, Adorno, de Gondy, Coste de Bonnes, de Crémieu, Solara, de Chalant, de Fiesque, Isnard et Provana.

II. Le rameau des comtes de Colegno, qui eut pour auteur Anselme, bâtard de Philippe de Savoie, prince d'Achaïe : il fut un des principaux officiers du comte Amédée VI et servit également le roi Charles V, en 1369. Sa descendance s'éteignit à la huitième génération, en la personne de Emmanuel-Philibert, créé comte de Colegno par le duc Emmanuel-Philibert, et mort sans enfants de Marguerite Tesauro de Fossan. Alliances : Piozasque, Ripalta, Ferrero, Obizzi.

III. Le rameau des seigneurs d'Arvillars ne fournit que quatre générations depuis Humbert, bâtard d'Aymon, comte de Savoie , qui servit longtemps Philippe de Valois, jusqu'à Jean, seigneur d'Arvillars, des Molettes et de l'Orme, qui vivait en 1469 et n'avait qu'une fille. Alliances : d'Arvillars, de Villette-Chevron, de Luyrieux, de Rivoyre, de Mouxy, des Clés, Alemah.

IV. Quant au rameau des seigneurs de Busqué, dit de la Morée,il remonte à Antoine, fils de Jacques, prince d'Achaïe, qui vivait en 1380 : « Cette branche de bâtards, dit Guichenon, n'eut pas de réputation, ceux


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qui en sont yssus ne s'estant point signalés aux guerres pour respondre en quelque façon à la grandeur de la famille dont ils avoient l'honneur de sortir. » Elle finit à l'année 1610 en Guillaume de la Morée, seigneur de Busqué, dont le père était simple capitaine d'infanterie : il formait le septième degré.

V. Il n'en a pas été de même de la branche des comtes de Tende, quoiqu'elle n'ait pas subsisté longtemps.

René, bâtard du duc Philippe, ayant été légitimé par son père, reçut en 1497, pour apanage, le comté de Villars et les seigneuries d'Apremont et de Gordans ; en même temps il fut nommé lieutenant-général de Savoie, mais il perdit bientôt la confiance de son beaupère, par les intrigues de Marguerite d'Autriche, femme de ce dernier, et il dut se retirer en France; ses biens furent confisqués comme ceux d'un criminel de lèze-majesté et la duchesse se les fit donner en douaire. N'ayant pu vaincre ce mauvais vouloir, même après l'avènement du duc Charles, René s'attacha définitivement au service de .Louis XII qui le nomma gouverneur de Provence : François Ier l'emmena en Italie et le créa grand-maître de sa maison en lui confiant les plus importantes missions; il fut blessé et pris à Pavie et mourut peu après. Il avait épousé en 1498, Anne de Lascaris, comtesse de Tende, veuve de Louis de Clermont-Nébouson, et fille de Jean, comte de Tende et de Vintimille et d'Isabeau d'Anglure; il eut cinq enfants :

Claude qui lui succéda;

Madeleine, mariée le 10 janvier 1526 à Anne, duc de Moutmorency, connétable de France ; elle fut pre-


180 LES BRANCHES COLLATÉRALES

mière dame de la reine Elisabeth, femme de Charles IX;

Marguerite, qui épousa Antoine II de Luxembourg, comte de Brienne ;

Isabeau de Savoie, unie à René de Bastarnay, comte de Bouchage ;

Et enfin Honorât de Savoie, l'un des principaux généraux français de la seconde moitié du XVIe siècle : il fut blessé à Saint-Quentin, défendit Laon et secourut Corbie lors de l'invasion du duc Emmanuel-Philibert; il fut nommé maréchal de France en 1565 et avait alors les titres de marquis de Villars, comte de Tende et de Sommerive, amiral de France, gouverneur de Guyenne, conseiller d'Etat, etc. Il n'eut de Françoise de Foix-Castillon qu'une fille, Henrie de Savoie, marquise de Villars, mariée à Melchior du Prez, fils du maréchal de Montpézat, et en 1576 à Charles de Lorraine, duc de Mayenne, à qui elle porta son riche patrimoine. L'un de ses fils du premier lit, René du Prez, marquis de Villars, prit le nom de Savoie, mais mourut sans postérité.

Claude de Savoie, comte de Tende, se distingua dans les guerres contre Charles-Quint et commanda les Suisses. Il rentra en grâce près du duc Emmanuel-Philibert qui reconnut à lui et à sa descendance mâle la capacité de succéder au duché de Savoie en leur rang et par l'extinction de la ligne directe.

Il épousa Marie de Chabannes, fille du maréchal de la Palisse, et en eut le baron de Cypierre, mort sans alliance ; Renée de Savoie, marquise de Beaugé, femme de Jacques d'Urfé, gouverneur du Forez ; et Honorat,


LES BRANCHES COLLATÉRALES 484

comte de Tende et de Sommerive après son père, gouverneur de Provence, et partisan dévoué de la politique royale pendant la Ligue ; il mourut en 1572 sans enfants, ni de Clarisse Strozzi, fille du maréchal, ni de Madeleine de la Tour, fille du vicomte de Turenne et de Eléonore de Montmorency. Claude de Savoie s'étant remarié avec Françoise de Foix, fille de Jean, vicomte de Meille et d'Anne de Villeneuve-Trans : il en eut une seule fille, Anne, mariée successivemeut à Jacques de Saluées, à Antoine de Clermont, marquis de Renel, et à Georges de Clermont, marquis de Gallerande.

FIN



APPENDICE



QVELQVES

MEMOIRES

DE CE QVI S'EST PASSÉ

AUS NOPCES DES INFANTES DE SAUOIE

A TVRIN

CHEZ LES CAUALERIS FRERES M. D. CVIII.

1860



Qvelqves Memoires de ce qui s'est passé aus nopces des Infantes de Sauoie (1).

LES ENTRÉES. LES MARIAGES. LES DESPENCES. LES BALETS. LES CARTELS. LES COMBATS.

I

Des entrées.

Le premier des princes qui arrivèrent pour ces nopces à Turin fut M. le duc de Nemours, et bien que S..A. ne le receut pas comme un estranger, suppléant par le tesmoignage d'une particulière affection aux difficultés de l'apparence publique, n'est que cet accueil ne mérite pas d'estre ignoré. Je ne parle pas de ce que le général des postes avec plusieurs carrosses et beaucoup d'autres gentilshommes luy allèrent très-loing au devant ; mais bien de ce que S. A. et trois do ses enfans, MM. le prince de Piémont, le grand prince de Castille et le prince Thomas, accompagnés de trente chevaliers principaux de la cour, vinrent en chelites ou traineaux, et suivis du reste des courtisans à cheval, le rencontrèrent environ un quart de lieue loing de la ville. Après les premiers complimens que ces rencontres demandent, et les carrosses que S. A. fait à ceux qui lui appartiennent de si près, un de ses escuyers offrit de sa part à M. le duc de Nemours un cha(1)

cha(1) reproduis cette rare plaquette d'après l'exemplaire conservé a la Bibliothèque de l'Arsenal, sous le numéro, H. 3168.


488 APPENDICE

peau couvert de canetilles d'or, avec plumes de diverses couleurs, un balandran de toile d'argent bandé de clinquant d'or, et une chelite des plus belles, tirée d'un cheval très-harnaché. On mit en file toutes ces chelites peintes et différentes l'une de l'autre par les divers oiseaux qu'elles représentoient et les parties du devant, cygne, phénix, autruches, griffons, paons, aigles, faulcons et autres de cette espèce, dont la variété étoit encore plus agréable que celle des harnois et des crinières des chevaux qui les tiroient. Dès que ces princes et leurs troupes furent montés en leurs traineaux, ils partirent ensemble d'une telle vitesse qu'on eut dit que ces chelites estaient les vrays oiseaux qu'elles représentoient qui rasoient la terre à tire d'aile, ou bien que c'estoient autant de petits navires qui se donnoient la chasse en une mer blanchissante d'escume, car le vent qui s'entonnoit aux balandrans en faisoit flotter les plumes, et les écharpes, et la neige que les chevaux faisoient soulever ne démentaient point la ressemblance ny des voiles, ny des ondes. Allant, ou plustôt volant en cette sorte, on peut juger s'ils tardèrent beaucoup d'arriver à la porte Susine par où ils entrèrent, et parce qu'elle commence une grande rue droite un peu en pente, nommée le grand Doiré, qui s'en va rendre à la place du chasteau, ils la parcoururent toute presque en un moment, laissant au peuple qui leur faisoit jour et aux dames qui les regardoient des fenêtres, avec le plaisir de les voir aller si vite le regret que ce contentement ne duroit pas. Enfin ils vont descendre au palais, où M. le duc de Nemours alla baiser les mains à M. le cardinal de Savoie et aux infantes; de là ils vont à un bal de la ville, où nous les laisserons entrer pour voir arriver les autres.

S. A. ayant despêché un de ses escuyers avec bon nombre de carrosses pour recevoir aux confins de ses Estats MM. le prince et le duc de Mantoue, elle envoya après son grand-maître à Chivas, qui est deux postes loing de Turin, avec quelques gentilshommes de sa chambre et de sa bouche et des officiers de sa maison pour servir ces princes qui n'arrivèrent pas plustost à Chivas que S. A. n'en eut la nouvelle. Soudain elle y va par le Pô, accompagnée de MM. les princes, ses deux aînés, de M. le duc de Nemours et de ses principaux courtisans. Ayant visité ces princes estrangers et demeuré deux heures


APPENDICE 489

avec eux, elle revint coucher à Turin avec sa troupe ce jour même.

Le jour suivant, MM. les duc et prince de Mantoue partent de Chivas accompagnés non seulement de la noblesse de Mantoue et de Montferrat, mais encore de la fleur de la noblesse de la Lombardie, des princes de la Mirande, des comtes de là Novellara, des comtes Alfonso Gonzaga, Francesco Martinengo, Fabio Visconti ; des marquis Hercolo Gonzago, Vincinzo Guerrero, et autres au nombre de dix marquis, trente comtes et cent gentilshommes. Desjà ils s'approchoient de la ville lorsque S. A. pour les aller recevoir sortit en cette ordonnance : vingt-quatre estaffiers de MM. nos princes, habillés de velours rouge couvert de broderies de toiles d'or, menoient en main autant de chevaux ayant tous les harnois en broderie d'or et de perles, et les impériales de brocadel en broderies d'or aussy. Ceux-cy estaient suivis de vingt pages vêtus de velours noir aux bas attachés : après venoit toute la cour qui estait de trois cents gentilshommes principaux de l'Estat, tous fort bien en point, la plupart aux habits en broderie, enseignes et cordons de pierreries, masses de hayrons, beaux chevaux bien harnachés, grand nombre d'estaffiers et de pages vêtus diversement et richement. Des deux costés marchaient les deux gardes des arquebusiers et des Suisses avec morions dorés, halebardes, arquebuses et espées dorées, vestus d'escarlate garny de passements or et soye, portant pennaches de la livrée. Après ces gentilshommes venoient les principaux officiers de la maison, les chevaliers de l'Ordre, et puis d'un rang M. de Nemours à main gauche de M. le prince Thomas; au suivant, nos deux princes aînés et puis S. A. toute seule, mais suivie de cinquante gentilshommes savoyards, archers de sa garde, ayant casaques de velours noir, avec les croix blanches et les banderoles de lance noires. A ceux-cy se joignoit l'autre compagnie des gardes à cheval des Piémontois armés à cru d'armes blanches et noires aux pennaches de la mesme livrée. En cet ordre S. A. et sa cour sortirent de la ville et passèrent par une plaine qui respond à la citadelle où estaient rangés en bataille 10,000 hommes de pied et 42 compagnies de cheval des ordonnances de S. A. avec leur général le prince de Messeran. Mais à peine ils avoient fait un


490 APPENDICE

mille qu'ils rencontrèrent MM. les duc et prince de Mantoue. Les deux cours estant jointes ensemble et les compliments faicts, MM. les duc et prince de Mantoue et les principaux de leur cour montèrent sur les chevaux qu'on avoit menés en main et tinrent ce rang : M. le prince de Mantoue au milieu de nos princes aînés, et M. le duc de Mantoue à main droite de S. A. Ils s'en reviennent vers la ville et passèrent par cette place d'armes : alors le bruit des tambours, le son des trompettes, les arquebusades des escarmouches, les canonades de la citadelle, les coups de pistolet de la cavallerie nous desrobèrent l'ouye, et la fumée le jour qui commençoit à faillir et manqua tout-à-fait quand les cours entrèrent, par la porte Susine. Aussy se treuvèrent en ceste porte tous les pages de la chambre de S. A. et ceux de nos princes, vestus de velours rouge garny de toile d'or, sans cape et sans chapeau, avec des flambeaux allumés, ceux de M. de Nemours vestus de velours noir, et bas attachés, et tous les autres qui trouvoient des flambeaux prests en entrant. Ils passent par les rues de la grand Doire, si bien esclairés que chascun pouvoit observer toutes choses. Les dames voyoient facilement les chevaliers à la lueur des flambeaux de la rue et les chevaliers aisément les dames par les lumières qui estoient aux fenêtres.

Les acclamations du peuple, les musiques vocales et instrumentales sur tous les carrefours, les canonades et arquebusades de la place réitérées, les feux artificiels du chasteau donnèrent à nos oreilles autant de plaisir par leur confusion que nos yeux en recevoient par l'ordre de tout le reste. Les cours arrivèrent au chasteau où tous ces princes mirent pied à terre. S. A. accompagna M. le duc de Mantoue au corps du logis qui lui estoit préparé, et ces deux souverains seuls, ayant licencié leurs courtisans, passèrent tous deux par la gallerie du chasteau, suivis d'assez loing de M. le prince de Mantoue, de nos trois princes et de M. le duc de Nemours. Après ils passèrent par le quartier préparé pour M. le prince de Mantoue et de là au palais des infantes, où M. le cardinal de Savoie vint rencontrer à la porte de la première salle MM. les duc et prince de Mantoue, lesquels allèrent faire leurs complimens avec les infantes que nous passerons sous silence pour dire la venue de M. le cardinal d'Est et de son nepveu, M. le prince de Modène.


APPENDICE 194

Ils estaient desjà arrivés à Alexandrie quand S. A. leur despescha son général des postes et cent chevaux de poste, tous au coussinet de velours violet en broderie de soye, menés par des courriers, vestus d'habits violet, garnis de passements d'argent, pour le service de ces deux princes qui vinrent en poste vers Ast. A deux milles de là ils furent rencontrés par un chevalier principal accompagné de toute la noblesse de l'Astesan; le mesme avec sa suite les accompagna jusqu'à Quiers.

S. A. avec nos trois princes et M. de Nemours et le prince de la Mirande, puis M. le cardinal de Savoie accompagné.de tous les évesques de cet Estat allèrent en carrosse visiter M. le cardinal d'Est et M. le prince de Modène son nepveu, et s'estant arrestés avec eux environ deux heures, S. A. et les autres revinrent à Turin.

Le jour suivant, qui fut le 4 2 de mars, l'oncle et le nepveu partirent de Quiers pour venir à Turin qui est loing environ deux lieues. Ils sont rencontrés et receus avec mesme ordre, mesme cour, mesmes gens de guerre et même allégresse que MM. les duc et prince de Mantoue l'avoient esté deux jours auparavant.

Ils tinrent ce rang : M. le cardinal d'Est au milieu de M. le cardinal de Savoie et de S. A., et M. le prince de Mantoue au milieu de nos deux princes aînés, devant lesquels alloient M. le prince Thomas à la main droite de M. le duc de Nemours. Ils conduisent à leurs logis, qui estait le sénat nouveau, l'oncle et le nepveu, lesquels allèrent bientost par un corridor au palais visiter les infantes, et furent ce soir-là mesme visités en leurs chambres par MM. le prince et duc de Mantoue.

Arrivée de MM. les cardinaux Aldobrandin et S. Cesareo à Turin.

Durant ce temps M. le cardinal Aldobrandin qui a traité le mariage de l'infante Isabelle et de M. le prince de Modene, s'estoit mis en chemin pour se trouver aux nopces selon la promesse qu'il en avoit faite à S. A. Mais n'ayant pu passer


492 APPENDICE

par les grandes neiges qui lui firent rebrousser chemin, et voulant néanmoins satisfaire en quelque façon à ce qu'il avoit promis, il vint environ quinze jours aprés toutes les magnificences, menant avec soy M. le cardinal de S. Cesareo, son nepveu. Ils furent rencontrés un demy mille loing de Turin de M. le cardinal de Savoie, de S. A., de M. le prince Thomas, de M. le duc de Nemours, de tout le clergé et de tout les gentilshommes qui se trouvoient alors à Turin, dont le nombre estait fort grand, encore que nos deux princes aisnés, qui estaient allés accompagner l'infante leur soeur, en eussent mené une bonne partie à Modene, où M. le cardinal d'Est et M. le prince de Mantoue estoient partis afin de préparer l'entrée à MM. nos deux princes aisnés qui devoient aller de Modene à Venise, et de là à Mantoue. Et M. le prince de Mantoue estant revenu quérir l'infante aisnée, et presser S. A. de venir à Mantoue selon ce qu'elle avoit promis à M. son père, il se trouva à l'arrivée de MM. les cardinaux Aldobrandin et S. Cesareo, qui furent conduits par toutes ces altesses et leurs cours au palais de Raconis, où ils logèrent.

Arrivée de M. l'ambassadeur de France.

Presqu'en mesme temps arrivèrent à Turin divers ambassadeurs pour la conjouissance de ces mariages, entr'autres celuy de France qui fut rencontré un mille loing de la ville de M, le marquis de Gallin, colonel des gardes, accompagné de plusieurs gentilshommes de la chambre de S. A. et de cinquante autres Savoyards, et fut reçu ledit ambassadeur avec grand nombre de carrosses, bien logé et la garde de MM. nos princes posée à son logis.

II

Des mariages et des despenses.

S. A. ayant résolu de faire en mesme temps ces deux mariages, en différa celui de l'infante aisnée pour attendre que


APPENDICE 193

l'autre de la seconde fut conclu, mais soit que M. le duc de Mantoue appréhendat les accidents qui arrivent souvent aux délais des grandes affaires, ou qu'il ne voulut pas que le mariage de son fils se fit en caresme, il despescha vers S. A. le signore Carlo Gonzaga, son cousin, pour faire que les espousailles s'achevassent en carnaval. Pour cet office, cet ambassadeur ayant apporté la procuration nécessaire de ses maîtres, M. le duc de Nemours, qui d'ailleurs en fust prié par S. A., espousa au nom de M. le prince de Mantoue, dont en cette action il fut procureur, l'infante aisnée de Savoie, et ce, le dernier jour de carnaval : mais un jour après l'entrée de MM. les duc et prince de Mantoue à Turin, qui fut le dixième de mars, pour confirmer le mariage en face de l'Eglise, les espoux vinrent du palais des infantes à l'église S. Jehan, accompagnés de cette sorte : les trompettes, tambours, fifres et violons marchoient devant, suivis des pages de S. A. et de ceux de nos princes ; après venoient les deux cours de Mantoue et de Savoie qui passèrent au milieu des gardes, des arquebusiers et des Suisses, lesquels marchoient en ordre ; après eux venoient six hérauts, quatre maîtres d'hostel et le grand maître, avec tous leurs bastons ; après marchoit le roy d'armes de l'ordre de l'Annonciade, suivi de tous les chevaliers du mesme ordre, qui alloient devant tous les princes, les infantes et les dames de la cour, et enfin suivoient les gardes du corps. Ils passèrent ainsi par diverses chambres du palais et par un corridor qui se vient rendre en cette église métropolitaine, tapissée de tapis de toiles d'or, ornée de fort beaux tableaux, et comme parée devant l'autel d'un grand nombre de carreaux de toile d'argent, couverts de broderies d'or avec clinquant, houppes et boutons d'or et d'argent, le dais et le drap du pied de mesme. Je ne parle pas des riches habits et des enseignes qu'avoient là les dames et les courtisans, et moins veux-je parler de la pierrerie que portaient les infantes et les princes, aymant beaucoup mieux qu'on me soupçonne ignorer par mon silence que d'estre estimé menteur pour en dire seulement la moitié. A la fin de la messe, l'archevêque de Turin, qui l'a dit, ayant mis un crespe incarnat sur la teste des espoux, après les autres cérémonies requises, leur donna la bénédiction. Cela fait on repasse par le mesme corridor

9


494 APPENDICE

avec mesme ordre qu'on estoit venu, prenant le chemin de la grande salle du chasteaus où tous ces princes et princesses dînèrent ensemble, servis en cérémonie, et parcequ'il y avoit plusieurs choeurs de musique, leur diversité suivit celle du service, et sur la fin ils chantèrent tous ensemble. Au 16e de mars on célébra le mariage de l'infante Isabelle avec le prince de Modena, en la mesme esglise, avec la mesme pompe et le mesme ordre qu'on avoit fait celuy de l'aisnée, n'y ayant rien de plus ny de moins, si ce n'est qu'en ce dernier la compagnie estoit augmentée de toute la cour de Modena. S. A. a donné à chascune de ses filles 200,000 escus de dot et 50,000 escus de bagues ou de coffres, qui font en tout 500,000 escus, sans compter ce que leur donna le roy d'Espagne. La despense qu'a faite S. A. pour ces nopces revient à 500,000 escus aussy. Le compte s'en peut faire en gros. Le parti de Milan où sont comprises les livrées des gardes, des estaffiers et des pages, les habits des princes et des princesses, et de leurs dames, avec un carrosse qui coûte 42,000 ducatons, est de 200,000 escus; les balets et les combats coûtent 50,000 ; l'achapt des chevaux, des tapisseries et de la lingerie 50,000; les bastimens 400,000, ou les présens, ou la despense de bouche et de lumières, ou l'embarquement de l'infante Isabelle. Cet article est aisé à croire à qui sçait que dans dix-sept jours on a despandu 45,000 escus en confitures ou en flambeaux. Quant à celuy des bâtimens, je crois qu'il dépasse 400,000 escus, car on a renouvelé trois palais, basti tous les portiques et les galeries de la place du chasteau et refait la galerie, et tout cela en l'espace de trois mois, avec une telle rigueur d'hiver que les ouvriers ne pouvoient travailler sans porter le feu d'une main et la matière de l'autre qui se fut gelée autrement; et S. A. l'ayant entrepris contre toute opinion et la difficulté de la saison, l'a fait réussir en cette brièveté de temps contre toute apparence. Par le compte que je viens de faire on voit que ces nopces coûtent un million d'or à S. A., mais elles ne coustent guère moins aux particuliers de ses Estats. Encore n'y comprens-je pas les peintures, tableaux et portraits; les sculptures et statues de marbre, de bronze, de jaspe et de porfire ; le cabinet plein de livres imprimés et manuscrits, d'horloges, chefs-


APPENDICE 495

d'oeuvres, instruments de mathématiques dont S. A. en mesme temps orna sa galerie, et entretint plusieurs mois pour cet effet tous les plus rares sculpteurs et peintres d'Italie qui travaillèrent aussy à l'embellissement de la grande salle du chasteau, autour de laquelle, en seize grands tableaux, sont figurés tous les Estats divers de S. A., non pas en topographie, mais par des figures convenables à la province représentée. Autant en est-il des lambris, car on voit, au milieu du platfonds, un grand tableau qui représente l'Italie avec ses fleuves et ses villes, non pas en mappemonde, mais par d'autres peintures qui font entendre les Estats représentés; elle a devant soy les Muses festoyantes en réjouissance de ces nopces auxquelles tous les autres tableaux ont le mesme rapport. Comme on peut le voir en celuy de la Concorde qui embrasse la Paix, où est peint Lycurgue avec un faisceau de verges qui dénote l'union. Et au tableau de l'aigle qui emporte une perle, sous-entendus M. le prince de Mantoue et l'infante ainée, l'un par ses armes, l'autre par son nom. Toutes les autres peintures, devises, sentences, emblêmes, ont la mesme intention en tant qu'elles se réfèrent à ces mariages. Et en elles, comme au reste, plusieurs mains différentes se sont bien employées à l'exécution ; mais S. A. a toujours esté le seul esprit mouvant qui animoit tant d'actions diverses, ayant fourni à tous les frais par les générosités de son âme, et à toutes les inventions par la fertilité de son esprit.

III

Des cartels, combats et ballets.

Si les cartels sont comme les tonnerres des combats, estant les bruits qui les annoncent, et si ces combats sont comme les foudres des cartels, estant les effets qui les accomplissent, l'ordre des temps voudroit qu'ils fussent escrits immédiatement l'un après l'autre. Mais puisque cette suite a esté changée, et que le premier cartel en ces nopces a produit le dernier combat, je tiendray le mesme fil en escrivant première-


196 APPENDICE

ment les cartels, et commenceray par celuy de M. le duc de Nemours. Il l'envoya en ceste cour un jour avant son arrivée à Turin, et le fit ainsi publier quelques jours après en un bal. Huit pages bien vestus, presque tous de mesme taille, entrèrent avec deux grands flambeaux allumés chacun et donnèrent un ballet fort beau, jusqu'à faire des passages avec les flambeaux , tantost les haussant, tantost les baissant, ores les avançant, ores les retirant avec le temps et la cadance, si juste qu'on eut dit qu'il y avoit un autre ballet en l'air des lumières qui représentoient en quelque façon le bal réglé des astres, dont parlent les anciens. Le ballet finy, voyla entrer une Gloire captive, non pas en son char triomphal, tant parcequ'elle estoit prisonnière, comme parce que le bal se faisoit. en une salle haute, où le char ne pouvoit monter; mais à pied avec une couronne d'or en teste, une de palmes à la main gauche, une de lauriers en la droite, vestue de toile d'argent parsemée de fleurs d'or. Comme elle fut au milieu du bal, elle chanta ces vers :

Moy, souverain bien des coeurs et des esprits, Des belles actions et le but et le prix,

Des vertus la lumière ; Moy que la peur redoute et le triomphe suit, Que le renom célèbre et la valeur poursuit,

Me voicy prisonnière. Guerriers, ne pensez plus d'aller à mes autels, Ny par la mort d'autruy de vous rendre immortels,

Quel heur qu'il vous arrive; Je suis tant occupée au nom d'Alimédor Que pour luy seulement ayant une aile d'or,

Pour vous je suis captive. Vous ne trouverez point de combat opportun, Car s'opposer à luy et mourir c'est tout un,

Le vaincre est impossible; Et tout l'honneur que doit prétendre un coeur humain, C'est, en se deffendant, de mourir de la main

De ce prince invincible. Aussy le seul renom d'estre son ennemy Fait que les champions revivent à demy


APPENDICE 497

Par le bras qui les dompte; Et le mal qu'il ne sçait leur faire en combattant C'est qu'il ne peut jamais leur donner à l'instant

Le trespas et la honte. Venez donc à la mort avec l'ambition De recevoir l'honneur par la réflexion

Qui provient de sa gloire; Puisque vostre défaite aura plus de lauriers Que n'ont jamais acquis tous les autres guerriers

Avecque leur victoire.

Les ayant chantés, elle les présenta avec ces autres, faits sur le mesme sujet :

Quella, che ornata il sen, cinta le chiome,

Et di mirti et d'allori;

Et di splaglie et d'honori,

Gloria vitrice gia, donne leggiadre

Orgogliosa s'assise

Né bei vostri occhi, e à vostri amori arrise.

Quella per oui fur dome,

0 amanti cavalier, l'armi possenti

De morti, e de viventi :

Hor fatta prigianera

Di mia destra guerrera;

Vinta, mi rande vincitor amante,

In guerrero sambiante;

Deh ! voi che pur scorgeta

Fatto amor belliuso

Fatto Marte amoroso,

Guerrieri, e dame al mio peter cedete :

Che, chi d'Alimedor la forza assale,

Cedendo vinto e al vincitor eguale.

Soudain un grand bruit de trompettes et de tambours fit retentir les salles de bal, où entra un héraut vestu d'une cotte d'armes des maisons paternelle et maternelle des tenants, et après quelque silence, il lut ce cartel à haute voix.


198 APPENDICE

« Le prince Alimedor aux chevaliers de Piémont et de toute l'Italie. Vous, qui parmy les délices de la fortune espérez les victoires par la trempe de vos armes et la présence de vos dames, cessez de relever vos courages dans les faibles appas de ceste vaine espérance, puisque c'est moy qui arrive ; moy, dis-je, qui en pourpoint et esloigné de la beauté qui m'enflamme, n'apporte pour toutes armes que le souvenir, duquel si je ressens la douleur par ma constance vous en esprouverez le pouvoir à votre dommage. Mais puisque cet agréable secours me provient de celle qui me liant le coeur m'a deslié le bras, je vous défie à toutes sortes de combats, tant à cheval qu'à pied, pour graver dans vos poitrines ce que je m'appreste à maintenir, qui est que nul ne se peut dire constant qu'il ne soit absent de sa dame. Et ne désirant autre advantage sur vous que celuy que les effets sont accoustumés de m'acquérir sur tout le monde, je donnerai à votre prince la liberté de prescrire votre défaite, en contestant par excès de courtoisie, ou plutôt, pour récompenser l'audace de ceux qui s'oseront attaquer à moy, qu'il leur soit permis de se glorifier partout d'en avoir esté vaincus. »

Articles des combats à pied et à cheval. — Des courses à camp ouvert : 4. Nul n'entrera au camp sans livrée , ny sans devise et qu'il ne soit gentilhomme. — 2. Les assaillants se pourront promener au camp et courir selon l'ordre qu'ils seront entrés. — 3. Ils courront trois lances qui leur seront données par le tenant, lequel pourra prendre un ou deux qui l'assistent. — 4. Qui rompt en la teste, gaigne trois coups; du col au demy escu, deux ; du demy escu au bout, un ; de là en bas, il perd la course. —5. Par suite les plus hauts coups gagnent. —6. Une atteinte en la teste vaut un coup. — 7. Qui perd la lame ou la bride, ou l'estrier ou l'esperon, perd la course. — 8. Qui perd les arçons, perd un coup acquis ou à acquérir. — 9. Qui tombe de cheval, perd le prix. — 10. Les coups pareils, les meilleures lances gagnent.

Les prix généraux. — Il y a un prix pour le meilleur gendarme, un pour le plus galant, un pour la lance de dames, un pour les trois lances rompues, et le tenant ne peut gagner aucun de ces quatre.

Du pistolet. — 4. Qui le laisse tomber devant, ou après


APPENDICE 199

avoir tiré, le perd tout à fait. — 2. Qui passe sans le tirer le perd de mesme. — 3. A qui le pistolet ne prend feu, perd dernier coup. — 4. Qui le tire plus loing que la distance d'un cheval, perd ce coup. — Les coups plus près tirés, et plus haut, s'ils sont droits, seront les meilleurs.

De l'espée à cheval. — 1. On fera un seul combat à l'espée; et qui la laissera tomber la perdra tout à fait. — 2. Qui donne plus ou moins de cinq coups d'épée, est perdant. — 3. Qui la rompt en combattant ne perd ni ne gaigne.

De la masse. — Les articles de l'espée servent icy.

Des combats à pied. — Du dard : 4. Qui ne donne de pointe, perd le prix. — 2. Qui donne au-dessous des armes, le perd aussy. — De la picque : 4. Le tenant donnera toutes les picques. — 2. Qui rompra la moitié de l'escu en bas perdra la picque; en haut gagnera un coup. — 3. Du col à la visière, se gagnent deux coups ; de la visière en haut, trois ; au brassai, demy-coup. — 4. Picque tombée, picque perdue. — 5. Picque rompue en glissant, perdue aussy. — 6. Les coups au-dessous des armes font perdre le prix. — De la hache d'armes : Les articles de l'estoc servent icy. — Du tronçon de la lance. — 4. Le coup de pointe se rapporte aux coups de la picque. — 2. Le coup du tronçon se donnera sur la teste, et qui le donnera ailleurs le perdra. — De l'estoc.- 1. Qui donne plus ou moins de cinq coups d'estoc, perd le prix. — 2. Qui le laisse tomber, le perd aussy.

Les prix généraux. — Il y a un prix de la picque des dames , un autre des trois picques rompues , et le tenant ne peut gagner aucun de ceux-cy. — Les prix seront de cinq escus en haut. — Les cas incertains sont remis aux juges en tous combats, lesquels se feront ceste année, à Turin, le troisième jour des nopces des infantes de Savoie.

Ces articles sortirent en lumière tous faillis en l'ordre par l'erreur des imprimeurs qui n'observaient pas sur la minute les renvois que j'y avois notés, et si je n'en mis point contre ceux qui toucheroient les barrières au combat de la picque, c'est que le tenant n'en fit dresser aucune pour n'incommoder les courses à champ ouvert.

Suivent les réponses au cartel cy-dessus, d'abord celle de M. le prince de Piémont sous le nom del principe Piroteo ;


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celle de M. le grand prieur de Castille sous le nom du prince Floridor ; celle du signore Torre, premier assaillant, sous le nom du cavalier Amblinibrio.

Publication des cartels de MM. les princes. — Le jour des espousailles de l'infante ainée, MM. le prince de Savoie et le grand prieur de Castille, ses frères, firent ainsi publier un cartel, sous les noms des princes Eromachite et Archidinate. Trente chevaliers vestus de toques d'or et d'argent, incarnates et blanches, avec un grand nombre de pages, de trompettes et de tambours et d'estaffiers, vestus de soye de mesme livrée, introduiront un hérault, qui lut le cartel devant les infantes: puis estant sortis et montes à cheval, les chevaliers, les pages, les trompettes, suivis des estaffiers et des tambours à pied, accompagnèrent à cheval un grand char triomphal, fort richement élaboré. En la plus haute partie de ce char, tiré de six chevaux aislés, estoit la Renommée sur un globe; elle avoit à son costé droict la Victoire, au gauche le Temps enchaisné; plus bas, on voyait assis quatre demy-dieux entendus par quatre princes de la maison de Savoie, Berolde, Amédée IV, Amédée VI et Emmanuel-Philibert, tous si célèbres aux histoires chrestiennes, qu'elles nous en montrent peu de semblables, et vestus à l'antique avec les manteaux et les couronnes ducales , tous reconnus par leurs devises.

Tandisque ce char ainsi disposé et accompagné comme j'ai déjà dit, alloit par toutes les rues de la ville, la Renommée chantoit ces vers :

Quella, che vola e vaga

De la terra, e del mar gl' immensi campi;

Et che d'auese lampi,

Immortalmente l'altrui glorie appaga,

Fama altera son io, Fama superba :

A voi di Regia, et valorosa schiera

Alata messagiera ;

Messagiera ben degna

Di que' famosi Heroi, che diero al mondo

Figli Nepoti di valor fecondo.

Le char s'arrestoit à tous les carrefours, où les trompettes


APPENDICE 201

sonnoient et puis les tambours; enfin le hérault lisoit ce cartel qu'il affichoit après : « Li principi Eromachite et Archidinate, habitatori della Rocca della Fortezza a chiunque del nome di cavaliero gius tamente si vanta. » Ce cartel eut diverses responses, portées les unes à la journée du Faquin, les autres à celle de la barrière. La première fut de S. A. :

« Il principe Cloridoro con la sua schiera. — Prencipi ben poco accorti e da folle speranza ingannati sete voi, se credete che nel regno d'amore non s'ammetta merito se non per propria virtude, ne si conosca pregio se non per forza d'armi. E che generoso cavaliero debba esser non men pronto in saggiamente amare, che in fortemente armeggiare : avenga, che il vanto di valoroso amante non consiste gia nel testimonio di mentita operatione, ma nella fede di devota inclinatione. In amore conviene non apparentemente oprore, ma tacitamente amore. E percio noi temprati nel sudore dell' armi di Marie et delle saette d'Amore, al grido di questre vostre vane proposte. Siamo qui comparsi per insegnarvi. 4. Che non vi e donna al mondo, laquale sappi amar per merito o per virtu, ma solo per cappriccio e fantasia. — 2. Che il cavaliero perde titolo di valoroso, obligandosi a serviggio amoroso. — 3. Che in amore, chi non pretende non mérita, et che chi piu ama, piu brama. — 4. Che l'amore s'acquista con occhio, et con l'istesso si conserva; e pero cane senso eterno, ama l'apparente bellezza del corpo, et non la nascosta dell' animo, di cui in ogni caso mancano le donne. — 5. Che in amore, l'intentione dell' animo si manifesta nell' esseutione del corpo, essendo questi casi duo signori, i quali del pari affaticandosi banno ancora a pretender il premio del pari, meritando con egual vicenda l'uno con l'altro, e l'uno per l'altro. — 6. Che le due vostre dame sieno le piu belle del mondo, lo mostrerete con l'armi, le quali in paragone delle nostre, ben vi daranno a conoscere, quanto siano delle nostre mani il valore..;» La seconde fut celle de M. le duc de Nemours, en françois, sous le nom de prince Alimédor; la troisième fut celle du prince Thomas, en italien, sous le nom du prince Sprezzamore ; la quatrième fut celle du prince de Messeran, en italien, sous lo nom du chevalier Andriarco ; la cinquième fut celle du marquis de Carail, en italien, sous le nom du chevalier Pri9.

Pri9.


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mislas Ongaro ; la sixième celle du comte de, Rovigliasco, aussi en italien. Ce cartel des tenants contenoit deux défis en un mesme jour, l'un du Faquin, l'autre de la barrière. Mais ayant différé le dernier, ils commencèrent par celuy du Faquin, dont nous allons parler.

Des courses au Faquin.

La place du chasteau de Turin est fort grande, commode pour toutes sortes de combats, jeux, festes et passetemps publics, pour estre environnée de portiques où se retire le peuple, et de haultes galeries où se logent les dames. En front elle a la façade du chasteau qui luy sert comme d'un théâtre d'où les infantes et leurs dames d'un côté, les princes et les courtisans de l'autre voyent commodément tout ce qu'on y fait. La curiosité de voir ces courses y avoit appelé tout le monde ; desjà les lieux étaient remplis ; les trois juges de ce combat, qui ont esté de tous les autres, à savoir le prince de la Mirande, le comte de Francesco Martinengo et le marquis Benlivoglio, estoient en leur eschaffaud; une grande toile peinte et tendue en l'air couvroit l'invention de nos deux princes aisnés qui estoient les tenants de ce combat; les gardes de S. A. rangeoient le peuple ; le maistre de camp ordonnoit la place d'armes et parcouroit les lices ; enfin tout estoit préparé et rien ne manquoit aux courses que le courir seulement, lorsqu'au son de plusieurs trompettes, cette toile venant à s'abattre, descouvrit deux grands chasteaux de la haulteur de deux picques, l'un de la Victoire et l'autre de la Gloire, tout peints de diverses devises et ornés de tours et de créneaux. Entre ces deux chasteaux on vit paroistre une mer ondoyante fort bien représentée par la peinture, d'où sortit premièrement M. le marquis de Lullin, maistre de camp, qui l'a été en tous ces combats, avec six pages devant et six estafiers, tous habillés de velours noir et broderie de soye blanche et luy richement vestu et bien monté aux plumes et escharpe de la livrée du tenant, or et violet. Il estoit suivy de dix trompettes vestus de la livrée, après lesquels venoient deux chameaux chargés de lances, ayant une couverte chascun de


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velours cramoisy, brodée de toile d'argent où estoient au milieu les armoieries du tenant.

Après suivoient douze estaffiers esclaves, vestus à l'esclavonne de tocque d'or violette, aux pennaches de la livrée, menant chascun un beau cheval, avec impériales et harnois recamés de cannetilles d'or et d'argent brodées de perles. Ensuite de ceux-cy estoient vingt-quatre pages vestus de toile d'or violette et de toile d'argent jaune avec lances et banderolles de la livrée, les caparaçons des chevaux de concert avec leurs habits.

Après venoit un fort grand dauphin tout couvert d'escailles d'argent ombragées de couleur de mer, ayant une toile peinte de la mesme couleur qui traînoit à terre. Ce dauphin portoit en son dos un a...on (Amphion?) qui chanta ces vers sur une lyre :

Serenissimi Numi, hor che del cielo

I luminosi errori

Versan in vostre pro gratie, a favori;

Hor, c'hornando la terra ogni suo stelo

Di peregrine spoglie,

Veste il mando de fiori, e l'crin di foglie.

Jo su'l squamoso corridor guizzante

Marino cantatore,

Col popolo natatore

Vengo a voi festeggiante :

Dritto essendo e' honori aime si rare

E cielo, e terra, e mare.

Non loin du dauphin marchoient douze autres estaffiers, vestus comme les premiers : ils environnoient un grand char triomphal de la hauteur d'une picque de guerre, tiré de six chevaux marins, bardés de damas vert couvert d'escailles d'argent et figuré de coquilles marines. Le char estoit d'une belle et riche structure, orné de chapiteaux, architraves, figures de relief, de dauphins et baleines ; une grande toile de couleur de mer, peinte en ondes d'argent, flottait jusques en terre et couvrait toutes les roues. Sur la poupe du char et la partie la plus éminente estoit Neptune avec son trident,


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et les habits que luy donnent la fable. A ses pieds en une conque de mer estoit Vénus comme on la peint, naissante de l'escume, ayant en son costé droit trois amours et au gauche les Grâces. Ce char arrivé devant les infantes, Neptune chanta ces vers :

Questi de gl' Indi ignoti

Giovinetti Campion, regi guerreri,

Brumosi di mercar palme, e imperi

Con armi entro i remori

Confin dove la dora

L'augusta reggia del gran carlo infiora,

Su per i campi ondosi,

Trionfanti col braccio e col sembiante

Sciolfer del regno mio la nave errante :

Quando io di si famosi

Pegni ricco il gran seno,

Jor dédi ni man del mondo acquoso il freno,

E da l'humida Cozte,

Con le gracie adducendo e con gli amori,

Colei cui forma dier candidi himori,

Fei peregrine scorte,

Anco in stranière sponde

Ai gran re de la terra, lo re de l'onde.

Au madrigal de Neptune succède cestui-cy de Vénus :

Alhor che l'ali d'or Fama verace, Scîolse di Gnido al poregrino stilo, Nuntrà di guerra no nuntrà di pace, Fervida gelosia fervido zelo, Qui ritto a riportar l'arco e la face Me, con la schiera mia dal terzo cielo Mosse, infanti, real, duci guerreri, Perche hor nate d'amor, non d'armi alteri. Sospenda il Tempo e' volo, il fil la Parca Allunghi : hor ami e goda , e goda, e ami, D'amorosi desiri ogni alma carca,


APPENDICE 205

Arda e parti d'amor ; amor si brami Ser tutto in tutto, e sia la mente scarca Di noiosi pensieri onde désami, Su, su, tra vezzi e risse il cor si prenda, E ira vezzi, e tra risse il cor si renda.

Di duo cori e duc alme ; un cor, un' alma, Faccia un desio, una fede, o amate, o amanti : Ne in tempesta d'amor bramata calma Sien ritrose parole, occhi vaganti; Ma radoppiate gioie, e intiera palma Al vincitor che vinto esser si vanti, Goda su'l labro peregrina ascosa L'aima dal labro altrui poppa amorosa.

Hor che a bel nodo, e bella coppia avinta Spirate, o spirti dil mio regno ardori, Gia di mille amoreti a ogn' aima cinta Lieta si stempri in rugiadosi humori ; E'a varia agone hor vincitrice, hor vinta, Provi lunghi piacer, brevi dolori. E pugni coraggioso un cor, con croce, Nil campono di Marte, ma d'amore.

Après le char venoient six parrains en bas attachés, les bandes de satin en broderies d'or, pourpoints de toile d'or, coulets de senteur, avec boutons et clinquant d'or, masses d'airons, et enseignes aux chapeaux, une grande escharpe de tabis bleu aux passemens et franges d'or, les bastons riolés d'argent et de bleu. Enfin venoient les deux tenants, superbes en habit et plus en mine, relevés en contenance et non pas tant qu'en effet. Ils avoient des bas attachés jaunes, les bandes canetillées d'or, le fond violet, en broderie d'or, en teste une couronne de perles pour heaulme et un grand pennache de plumes de la livrée, que le vent faisoit ondoyer. Une mante de toile d'or descendoit jusques en terre, couvrant la crouppe des chevaux. Us avoient un dard en main, figurant ces rois des Indes, qui jadis sortis de leurs royaumes pour voir les lointains, furent par une bourrasque de mer réduits en grand


206 APPENDICE

péril, lorsque Neptune pour les sauver rappela les tempestes pour les voir aussi braves aux effets qu'en apparence, et les avoir conduits par le Pô, à un bord, pour les esprouver aux combats martiaux préparés pour ces nopces ; leurs chevaux estoient richement bardés à l'indienne, avec grands pennaches de leur livrée. Ayant tourné le camp suivis de deux escuyers, chascun ils se retirent en leurs chasteaux. Voilà soudain résonner un grand bruit de plusieurs trompettes, qui par leurs chamades nous firent jetter la vue sur une escadrille de douze assaillants, dont les chefs estoient S. A. et M. le duc de Mantoue. Huit trompettes et vingt pages vestus de toile d'argent noire, avec leurs chevaux caparaçonnés de mesme et plumes à la livrée, entroient les premiers. Après venoit un char qui sans estre tiré alloit comme insensiblement par des ressorts, afin de ne faire paroître son mouvement. Il représentoit un escueil sur lequel on voyoit l'Espérance languissante aux pieds du Désespoir.

Douze estaffiers vestus de la livrée, argent et noir, environnoient le char qui estoit suivy de douze parrains habillés richement de blanc et de noir. Après ceux-cy venoient les assaillants, tous vestus de satin noir à grandes découpures et doublé de toile d'argent avec peintures et dessins relevés en argent. Ils portaient pour cuirasse une coquille d'argent, rayée de noir, et pour cimier un navire, avec l'arbre droit et les antennes levées ; les plumes blanches et noires ; les caparaçons des chevaux de satin noir découpé, doublé de toile d'argent, avec franges et houpes argent et soye noire. Ceux-cy ayant tourné le camp, font porter aux juges la response au cartel, sous le nom du prince Cloridor.

Dès qu'ils furent campés, la seconde escadrille sortit. Cestoit celle de M. le duc de Nemours qui fit passer devant luy six trompettes vestus à l'anglaise, autant de pages, huit estaffiers, tous habillés de toque d'argent et d'or incarnate et bleue, avec les banderolles des lances et les pennaches de concert, quatre parrains fort richement vestus avec escharpe, plumes et bastons de sa livrée. Après il venoit lui-mesme en teste de son escadrille de six assaillants avec pourpoints en forme de cuirasses argentées, rayées d'or, d'incarnat et de bleu, leurs mante, bas de soye et caparaçons des chevaux estoient de


APPENDICE 207

toile d'argent de la livrée, les cimiers incarnats, jaunes, blancs et bleus, couleurs que ce prince a portées en tous ces combats, lequel avoit en celui-cy un page près de luy qui portait en son escu cette devise : deux couronnes, l'une de laurier, l'autre de palme, et ces mots : Nunca me faltan.

Ayant faict présenter aux juges la response jà mentionnée, la troisième escadrille parust. Le chef estoit M. le prince Thomas, de qui les actions sont telles qu'à peine ceux de son âge, qui n'arrive pas à douze ans, sont capables de penser à ce qu'il sçait faire, tant ses déportements en tout démentent son enfance. Il fit entrer huit trompettes, douze pages aux habits, banderolles, caparaçons de toile d'argent, incarnate et colombine, et les plumes de mesme concert, six parrains bien vestus, douze estaffiers habillés de ses livrées. Après venoient huit assaillants dont ledit prince estoit chef, lequel estoit monté sur un petit cheval de reyne, et vestu comme armé, le corps d'une cuirasse d'argent rayée de six couleurs, les bandes des bas attachés estoient de toile d'argent en broderie d'or ; il avoit une mante de satin incarnat rayé d'argent, et les bas de soye et le caparaçon de mesme, les cimiers de ses couleurs. Ceste escadrille ayant fait le tour du camp, on présente pour le chef sa response au cartel, sous le nom de prince Sprezzomere.

Dès que ceux-cy furent campés, on commença les courses, auxquelles les tenants eurent des grands avantages sur les assaillants, comme estant des plus beaux et des meilleurs gendarmes qui portent lance. Ce combat icy dura deux jours, et au premier on n'eut loisir de faire que les entrées après lesquelles la nuit qui survint fit licencier le camp, et pour suppléer au défaut des courses, on fit beaucoup de feux d'artifice, entr'autres celuy d'un taureau vivant, qui estoit chargé de ces feux, et courut le camp tout enflammé avec saults, harts et gémissements estranges. Au second on acheva le jour et les courses de lances par celles des flambeaux, lorsque chascun en prit un et deux en deux les chevaliers couraient à la foule. Après ils firent le tour du camp en ordre avec les mesmes flambeaux, et chascune escadrille accompagna son chef. J'oublie à dire que les tenants envoyèrent aux dames tous les prix qu'ils avoient gagnés. Mais pour distribuer les généraux


208 APPENDICE

en un bal, selon la coutume, S. A. convia au chasteau toutes les dames principales de la ville.

Ballets des quatre provinces.

Après souper l'on commença le bal afin d'entretenir les princes estrangers, en attendant un ballet ou pour mieux dire huit ballets qui sur la fin se réduisoient en un qui faisoit le neuvième. L'invention estoit des quatre provinces de ces Estats, soubs la conduite de quatre chefs qui se venoient resjouir et s'offrir à ces nopces. Chaque trouppe faisoit danser un ballet à douze pages vestus selon l'usage de la province qu'elle représentait, avec flambeaux allumés. La première estoit celle de S. A. qui menoit les chasseurs représentant la Savoye, au nom desquels Diane chantait ces vers :

Nous sortons de ces monts d'où s'esclot la tempeste; Ces monts, de la Lizière et du Rhône abreuvés, Qui sur les éléments vont eslevant la teste Et produisent des coeurs encor plus eslevés.

La paix qui fit cesser et nos mains et nos âmes, Nous a fait voir la cour des princes et des rois, Mais las ! le peu de foy de la cour et des dames Nous confina bientost au désert de nos bois.

Ces beautés prisent tant l'honneur d'estre cruelles Et mettent à tel point leurs divers changements, Qu'elles refuseraient la gloire d'estre belles Sans la condition d'affliger leurs amants.

Nous trouvons aux forêts moins froides les fontaines, Plus sensible le roc, le cerf moins décevant, Moins durs sont les cailloux, tigres sont plus humaines, Moins légère la feuille et plus ferme le vent.

Là nous avons passé doucement quelques lustres, Chasseurs des animaux et chassés des beautés,


APPENDICE 209

Et venons maintenant à ces nopces illustres Pour offrir nos pouvoirs avec nos volontés.

Nous habitons un bois de mille arbres antiques

Dont la garde est commise à l'effort de nos coeurs;

De là doivent sortir les lances et les Jacques

Que les dieux par nos mains destinoient aux vainqueurs.

Cette auguste forest (ce disent les oracles) Est fatale aux enfans de ces deux potentats, Jusqu'à ce qu'ayant fait en guerre des miracles Ils bornent l'univers aux fins de leurs Estats.

La seconde estoit celle de M. le prince qui menoit les contadines du Piémont au nom desquelles trois amours chantaient ceux-cy :

Noi, che siam de pie di monti

Contadine,

Peregrine ;

D'aurei fior cinte le fronti,

Di bei gigli et margherite,

Colorite,

Guinte insieme in grappi d'oro .

Ammiriam l'alto lavoro.

Noi di questi aventurosi

Misti fiori;

I misti amori.

Giam con canti armoniosi

Tutte liete ogn' hor lodando :

E cantando

Dispiegam gioia infmita

Ad honor di Marghereta.

Fior in terra, e gemma in mare

Si pompeggia,

Si fiammeggia,

Colma ogn' hor di beltà rare;


240 APPENDICE

Che del Mincio il gran partore,

Periqmore

S'empie il seno, e orna il crine

Di me pompe peregrine.

La troisième estoit celle de M. le grand prince de Castille qui menoit les pescheurs de Nice pour qui un Espagnol chanta les vers suivants :

O que bien pareçen Damas los bayles

Y los lindos trajes De los Gazales. Donde las marinas En las claras aguas. Al tiempo que el alba Descubre sus rayos Ulmos en la mar Perlos y esmeraldas Margaritas vellas, Concas y corales

Y los lindos trajes De los Gazales.

Y luego entendimos De Nereo el savio La mucha alegria Que a todos nos cave Partimos contentos A Turin nombrado Para ver la gloria Que quita pesares

Y dos lindos trages De los Gazales.

Al punto partimes Con danças y bayles, Vailetes alegres Con muy lindos Ayres A alegrar tas fiestas.


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Vienen mil lugares Al punto saldran Damas esperaldas, Y los lindos trajes De los Gazales.

La quatrième estoit celle de M. de Nemours qui menoit les païsans de la val d'Aouste et qui fit réciter ces vers :

Amour, de qui les traits font sentir leur douceur Parmy les potentats et parmy les rustiques, Après s'estre rendu de nos coeurs possesseur, S'est venu retirer en ces lieux magnifiques. La pourpre, la grandeur qu'il avoit à mespris Quand il se délectoit à noire humeur champestre Aujourd'hui dans Turin l'ont tellement espris Qu'il s'y tient comme esclave et non pas comme maistre. Charles, puisque ta cour le tire tout à soy, Permets-nous, par pitié plutost que par mérite, Qu'en laissant nos maisons nous demeurions chez toy Pour suyvre cet enfant qui demeure à ta suite.

La troupe des hommes avoit ses pages vestus en femmes et celle des femmes avoit les siens vestus en hommes. Ces huit troupes ayant donné chascune séparément son ballet avec autant de musiques diverses, en donnèrent puis un ensemble, et enfin se séparant de nouveau, chascun prit une targue et un panier doré où estoient des oeufs pleins d'eau de senteur dont ils se firent des charges en façon de caroselles ; le ballet estoit de cent quarante masqués compris les musiciens.

Cela fait on ouit soubdain les trompettes qui accompagnèrent le hérault, lequel venoit déclarer les vainqueurs des prix. Il publia à haulte voix que le prix des trois lances estoit dû à M. le duc de Mantoue, celuy de la lance des dames à M. le prince son fils, celuy du plus galant à M. le prince Thomas, et celuy de la foule à M. le duc de Nemours. Ces prix qui estoient fort beaux leur estant portés, chascun d'eux sur l'heure donna le sien à la dame qu'il en vouloit obliger. Sur


24 2 APPENDICE

cela, la compagnie se rompit et les dames avant de se retirer allèrent en une chambre où S. A. avoit préparé une collation. Je ne dis rien des seraos, ny de tant d'autres bals et ballets qu'on a fait à ces nopces, n'ayant dessein que de toucher en passant ceux qui servent aux combats, soit pour l'introduction des cartels et pour la distribution des prix, sinon que nous veuillons dire un mot du ballet à cheval, pour estre un demy combat et fort nouveau.

Il se fit en la place du chasteau, préparée comme on l'a vue en ce combat que j'ay décrit. On y vit entrer premièrement le maistre de camp avec ses pages et estaffiers, lequel introduisoit six trompettes, vestus de toque incarnate, blanche' et aultant de trombons, habillés en Tritons, qui venoient sur des grands chameaux déguisés en monstres marins : ils estoient suivis de douze estaffiers vestus de la livrée et d'aultant de pages. Au son des trompettes comparurent huit chevaliers cypriotes, vestus de toques d'argent de leur livrée, avec pennaches et caparaçons de mesme, et au son ores des trompettes, ores des trombons, firent danser leurs chevaux avec tant de justesse aux passades, aux corbettes, en avant, en arrière, sur le ferme, et bref à tous les airs et manéges, que des baladins à pied n'eussent pas mieux gardé le temps et la mesure de la cadence.

Ayant commencé l'entrée au son des trompettes, ils firent les figures à celuy des trombons, et quand ce fut à faire les tresses, comme en passades, les trompettes sonnèrent de nouveau, et tous l'espée nue en la main s'entremêlèrent, frappant des espées l'une contre l'autre alternativement, de droite et revers. Ces huit estoient quatre gentilshommes, et ces quatre princes MM. nos deux aisnés, M. le prince de Modène et M. le duc de Nemours.

Leur invention estoit telle : cependant que ces huit s'estaient embarqués en Cypre pour aller en course, les pirates prenant le temps de leur absence, vinrent escumer le bord de ce royaume et prirent huit dames qui estoient allées faire quelques voeux au temple de Vénus, en faveur de ces huit chevaliers, leurs serviteurs, lesquels estant advertis du malheur à leur retour et ne sachant pas où ces corsaires avoient despaïsées et vendues comme esclaves ces dames,


APPENDICE 213

partirent de Cypre, errant par le monde inconnu pour les trouver. Le renom de ces nopces les ayant fait venir ici, sans parler ny présenter aucun vers, ils donnèrent un ballet à cheval, afin que si leurs maistresses les mesconnussent les voyant desguisés, elles connussent au moins les airs de leurs chevaux et le port de leur taille en cet exercice.

Je ne sçay si l'on doit escrire au rang des combats celluy des animaux que S. A. fit mettre en une estacade dressée en la place du chasteau, pour cet effest, en laquelle il y avoit un singe, une mule, un taureau, trente chiens, un sanglier, deux tigres et deux lions; car puisqu'ils ne se firent ny mal, ny menace seulement, ils méritent mieux d'estre compris aux articles de la paix qu'en ceux-là de la guerre. Et je serois obligé par mesme moyen à descrire ces cinquante duels, dont S. A. donna le camp qui fut un banquet à la chinoise au chasteau, où elle fit dresser cinquante petites tables, toutes bien servies, en chascune il y avoit une dame et un chevalier seulement; et n'est pas si mal concerté qu'ils n'eussent bien désiré que le souper eut duré davantage.

Le combat à la barrière de MM. les princes de Savoie.

Ils le soustinrent en une fort grande salle, où l'on fit dresser le superbe et riche palais de la Force, au sommet duquel se monstroit en perspective, par les lumières diversement rangées, un ciel resplendissant où résidoient tous les dieux de la fabuleuse antiquité, avec ce qu'elle leur attribue ; Jupiter avec la. foudre en main et l'aigle sous les pieds, et ainsi des autres. A main droite de ce palais s'eslevoit un mont qui faisoit paroistre en son feste le temple de la Gloire, où devoient estre conduits les vainqueurs. A la gauche paroissoient les Muses sur le mont Parnasse, au pied duquel estoit Apollon, en action de vouloir fuir. Plus bas s'estendoit couché le fleuve Pô, représenté par une grande statue d'un homme vieux, couronné de jonc, s'appuyant des bras sur un grand vase qui versoit l'eau dans un profond abîme où devoient estre submergés les vaincus. Là se voyoit un grand ordre des colonnes dorées. Là ne manquoient pas corniches, frises, timpans, architraves, gra-


24 4 APPENDICE

dilles, talons, balustres, ny autres ornemens de l'architecture. Sur le frontispice qui estoit de bronze pendoit une lamine dorée où se lisoient ces paroles :

Fortitudinis arcem sereniss. DD. altab. et subalp. PP. immortalitati dicatam PP. Erom. et Archid. armigeris in hastico agone strenue dimicantibus, qui hostes fugarint, victorias reportarint, triumphos egerint, apestam monent. Aux costés de la porte se rehaussoient en bosse deux escus où l'on voyoit les devises des deux tenants, l'un à main droite, d'un heaume sur lequel estoit une aigle et ces mots : Spes me pulcherrima nutrit; l'autre à gauche d'une cuirasse et ces mots ; Fortis dum fortia claudo. Despuis les colorins de ces colonnes en hault, le palais estoit plein de lumières qui faisoient resplendir l'esclat de l'or et de l'argent. Bref, il estoit tel qu'on ne sçavoit s'il devoit plus ou à l'excellence de l'art, ou à la richesse de la matière, et si je ne descris bien ce ciel comme une chose feinte, c'est que mes yeux le creurent véritable en le regardant. En ceste salle richement tapissée, on voyoit trois eschaffaus où estoient en l'un les infantes et M. le duc de Mantoue, en l'autre les juges du combat, et au plus haut les dames de la ville.

Dès qu'on tira un grand rideau, qui couvroit tout ce palais de la Force, on ouyt une bonne musique vocale et instrumenmentale des Muses qui chantèrent ce madrigal :

Noi, che fregiate il crin di verdi allori, Siam immortai sirene Di Pindo e d'Hippocrene, E de l'Eternita cogni canori : Su corde d'oro e cetre di Zaffiri, Cantiam di regni sposi in vari modi Gli aventurori nodi.

Après lequel Apollon cest autre :

Io, che d'eburnea lyra

Saettator divin, posso arccheggiando

Con note lusinghiere


APPENDICE 24 5

De' mortali étemar l'opre guerrere :

Lasciato il sacro monte,

E d'Helciona il fonte

Sù questi colli del' augusta Dora

Dolcemente accordando

A nova cetra d'or, voce d'argento,

Canto in nobil concento,

E gli amori e gli amanti

Di giovinetti Heroi, d'Itale infanti.

Soudain qu'Apollon eust fini de chanter, les portes de ce palais s'ouvrirent tout-à-coup, d'où sortist un grand nombre de tambours et de fifres, tous vestus de toile d'or et d'argent, suivis du maistre de camp, somptueusement habillé, avec ses pages et ses estaffiers. Après luy venoient vingt-quatre pages, en bas attachés, incarnadins, les bandes de satin en broderie d'argent, doublées de toiles d'or et le reste concerti. Us portoient chascun deux grands flambeaux allumés et marchoient devant douze parrains, tous superbement vestus de la mesme livrée, avec coulets d'Espagne, masses d'airons, enseignes, avec les escharpes et bas tous de concert. Après venoient MM. les princes les deux tenants sur le char triomphal de l'Honneur, riche et magnifique et d'estoffe et de façon, tout couvert de figures de bas-relief, de festons et de devises. Quatre lions bien représentés tiroient le char où estoit assis sur la plus haute partie l'Honneur, vestu des habits que luy donnent les anciens, mais d'estoffes riches, ayant des ailes d'argent, en la main gauche des couronnes de laurier, en la droite une d'or à l'impériale. Ce char estant arrivé au milieu du camp, l'Honneur chanta ce madrigal :

Jo che sù l'ali de la Fama errante

L'humane menti ho d'inalzar possanza;

Percui saura se steffo altri s'avanza

Si, che'n guerrier sembiante

Generoso, e altero

Calca del Tempio mio l'esto sentiero,

Quel'io, che'n sen di deco campioni Heroi ;


216 APPENDICE

Honor eterno avampo ;

Questi hor sù l' carro mio qui guido in campo

Et e ben dritto in vero,

Che sia scorta l'Honore

A chi e vittoria il fin, duce il valore.

A ses pieds estoient les tenants armés d'armes argentées, au bas attachés incarnadins, les bandes et le fonds en broderie d'or trépointée d'argent, aux mains une hache d'arme dorée. Ayant fait le tour du camp, ils descendirent de leur char et le firent encore une fois en mesme ordre, avec leurs picques de guerre, et s'arrestent enfin sur la porte de ce palais pour attendre les escadrilles des assaillants.

La première fut celle du prince de Masseran; il fit aller devant quatre tambours, six pages vestus de ses couleurs. Après venoit un beau char où estoit la Vertu, ayant en son costé droit la Valeur militaire et au gauche la Gloire ; au milieu estoit l'Italie et plus bas la Renommée ; au hault la devise de l'assaillant qui estoit un arc-en-ciel et ces mots : Tanto e il poter d'una amorosa luce. Quatre parrains avec escharpes et pennaches de la livrée suivoient le char, et enfin venoit le prince de Masseran, suivi de six assaillants, tous avec chausses, armes, bas de soye et cimiers de la livrée; s'estant campé il fit présenter la response au cartel icy mentionné.

La seconde escadrille fut celle de M. le prince de Mantoue : entrèrent les tambours et les fifres vestus de blanc et de bleu. Après douze pages, avec flambeaux allumés, habillés en nayades, l'un desquels portoit la devise de son maistre. C'estoit une aigle qui laisse tomber une pierre (c'est ce que fait l'aigle où elle veut faire son nid) et ces mots : Hoec mihi forma sedes. Après suivoient six parrains tous bien vestus, l'un desquels estoit S. A. et l'autre M. le prince de Modène : les parrains estoient suivis de la belle Galathée, nymphe du Mincio, laquelle recita ces vers :

Dal nobil Mincio ove amorosa fede Regna nei cor de i cavalieri amanti, Si che di lor piu fidi, e piu costanti


APPENDICE 217

Nel gran regno d'amore il sol non vede. Fida ancella di manto nor qui ne vegno Scorta di questi suoi campioni arditi, Ch'al minacciar de gl'orgogliosi inviti Accesi son di generoso selegno Dunque, dunque a voi soli il petto infiamma Colmo di vera fe nobile amore ? Ardon questi non meno, e nel lor core Fa piu degna belta, piu bella fiamma. Ma poi che qui fede non han miei carmi, Siatemi testimon forti guerrieri; E per provar che i detti miei son veri, Faccian le vestre lingue, e parlin l'armi.

Après suivoit M. le prince de Mantoue en teste de quatre assaillants, portant armes dorées, où se voyoient figurées en esmail des aigles et des chiffres. Ils avoient des bas attachés bleus en broderies d'argent, un grand cimier de la livrée, fait en navire, avec plumes blanches de paon, des aigrettes et des fleurs d'or.

La troisième escadrille fut celle de M. le prince Thomas ; les tambours et les fifres alloient devant vestus de toques d'argent incarnates, suivis de vingt-quatre pages, habillés de la livrée, avec deux flambeaux allumés chascun, et l'un d'eux portoit sa devise qui estoit un escu blanc avec ces mots : Non semper inglorius. Ils esclairoient à six parrains habillés de satin incarnat, avec clinquant d'argent, l'escharpe et les pennaches de la livrée, après lesquels venoit une nue (c'estoit un char tiré par des ressorts) dans laquelle on oyoit la voix de la déesse Iris qui chanta ces vers devant les infantes :

Io figlia di Teumante,

Messagiera del sol; ch'apro, e disuelo

Le bellezze del cielo,

Nuntia hor di peregrini aurei splendori,

Da quei celesti errori

Adduco in campo altero

In sambianza d'amor, marte guerrero.

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218 APPENDICE

Ceste voix cessa par un tonnerre qui rompit cette nue et fit paroistre l'Iris et le prince Thomas. Il estait vestu d'armes argentées, esmaillées d'incarnat; ses bas attachés, mante et bas de saye incarnadins en broderie d'argent, son cimier de la livrée. De la rupture de cette nue, il sauta à terre avec une hache d'armes qu'il laissa, et prenant une pique, en teste de six assaillants armés et vestus comme lui, il tourna encore le camp, et un de ses parrains présenta la response au cartel.

La quatrième estoit celle de M. le duc de Nemours : les tambours et fifres vestus de sa livrée alloient devant suivis de douze pages, portant deux flambeaux chascun, avec bas attachés et bandes de clinquant; ils alloient devant le char de l'Inconstance, dans lequel estoit la Constance debout, sur une base carrée, embrassant du bras gauche une colonne sur laquelle souffloient quatre vents, et tenant de la main droite un dard, la pointe sur la base. En la colonne estoit appendu un escu où l'on voyoit pour devise le Mont Gibel (4 ) et ces mots : Stans ardet et audet. La Constance au milieu du camp chanta ces vers :

Moy, qui de la Foy suis extraicte, D'Almédor ayant l'appuy, Je veux publier la deffaite De ceux qui s'attaquent à luy.

Il me fait marcher dessur l'onde Pour montrer sa fidélité, Et que l'inconstance du monde Ne peut forcer sa fermeté.

Parmy les vaillants et les belles, Amour, qui l'assiste en tous lieux, Luy fait dompter les plus cruelles Et Mars les plus audacieux.

Son front, qui jamais ne fut blesme De peur, de terreur, ny d'effroy, Feroit peur à la force mesme S'il ne l'avoit toute avec soy.

(1) Monte Gibello, nom donné par les Siciliens à l'Etna.


APPENDICE 219

Si donque aux despens de sa vie Quelqu'un veut savoir sa valeur, De Rodomont suivant l'envie, Aussy suivroit-il son malheur.

Le char estoit suivi de quatre parrains habillés de la livrée, après lesquels venoit M. le duc de Nemours en teste de six assaillants, bien armés et vestus de ses couleurs, or, argent, incarnat et bleu, leurs cimiers de concert. Ayant tourné le camp, ils font présenter leur réponse au cartel.

La cinquième fut de six assaillants dont le chef estoit le marquis de Carail qui fit aller devant tambours et fifres vestus de ses couleurs, après lesquels venoient six pages vestus de mesme livrée, portant chascun un flambeau en une main et l'autre sur l'espaule en picque ; un autre page portoit en l'escu du chef sa devise d'une horloge solaire, avec ces mots : Mens immota manet. Après venoient deux parrains dont l'un présenta la response au cartel sous l e nom du cavalier Primislao Ongaro, lequel conduisoit six assaillants vestus en bas attachés rouges, les bandes et les bas de saye et les mantes en broderie d'or et d'argent, avec picques dorées et couvertes de flammes rouges.

Le dernier qui entra fut le comte de Rovigliose tout seul : il envoya devant six tambours qui battoient à la moresque, après lesquels marchoient douze pages en habits d'esclaves, les chaisnes aux pieds, avec turbans en la teste et torches à la main, suivis de deux Bassas et de deux parrains, tous vestus de ses couleurs ; après lesquels venoit cet assaillant aux armes couleur de fer, imagées et rayées d'or, en bas attachés, les bandes et bas de saye couverts de demy-lunes, avec une grande mante à la persienne, portée aux deux extrémités par deux petits pages turcs, l'un more, l'autre blanc. Il avoit un grand cimier de diverses plumes avec une demy-lune de cristal sur le devant ; un page luy portoit sa devise qui estoit un petit amour monstrant une étoile et ces mots : Ideo aliger. Douze autres pages vestus de toque violette comme les premiers, avec flambeaux allumés, environnoient cet assaillant qui entra le bout de la picque sous le bras, la pointe en hault


220 APPENDICE

sur le devant, la main gauche sur l'estoc. Et quand il fut devant la porte du palais où estaient les tenants, il baissa sa visière, leur montra la pointe de la picque, en semblant de les menacer et de tirer son estoc hors du fourreau. Ayant tourné le camp, il fit présenter la response au cartel sous le nom de Idalcane. A voir du haut des théâtres tous ces assaillants en bataille et leurs picques dressées, on eut dit que c'estoit une expresse forest d'arbres de haulte futaye; mais à considérer les différentes couleurs de ces armes, des habits et des cimiers, on eust jugé que c'estoit un pré tapissé de fleurs diverses. Dès aussitost qu'on ferma la barrière qui estoit ouverte pour les entrées, les tenants baissèrent la visière, les assaillants en firent aultant, et l'on commença le combat qui fut soustenu de MM. les deux princes aisnés, lesquels combattaient alternativement sans intermission, l'un après l'autre, toutes ces escadrilles.

Outre les prix ordinaires des assaillants contre les tenants, on avoit estably aux assaillants une peine honteuse pour ceux qui perdoient, et une récompense honorable pour ceux qui gagnoient la victoire; car dès qu'un assaillant l'avoit perdue, on voyoit sortir du costé du Pô le char de Phaëton, tiré des chevaux du Soleil, où estoit la Témérité, laquelle venoit prendre le vaincu en chantant :

Voi temerari, audaci ; Ch'ergendo al cielo il volo Cadeste col bosso suolo ; Ile novi fesonti ov'ei sis ascoso Del Po nel seno ondoso.

Elle le menoit vers le Pô dont les ondes estoient fort bien représentées par des lumières qui estoient soubs des flots de lame d'argent esmeue, et le faisoit précipiter dans un grand abisme. Au contraire, la Victoire en son char triomphal, tiré de quatre serpents, venoit prendre les victorieux et les accompagnoit au temple de la Gloire, en chantant ces vers :

Campione aventuroso,

Nobil figlio di Marte; al cui valore


APPENDICE 221

Hor dona il premio amore :

Vieni, vieni a goder l'honor prescritto

A valorosa destra, a core invitto.

Le premier qu'elle accompagna ainsi fut M. le prince de Mantoue, et puis M. le duc de Nemours; fort peu d'autres vainquirent.

Le jour commençoit à poindre, lorsque tous ayant combattu contre les tenants, vainqueurs et vaincus ils se mirent ensemble, et s'estant divisés en deux troupes esgales, ils combattirent à la foule. Ce combat estant achevé, on ouyt du lieu plus éminent des palais où le ciel estoit représenté, la voix de Jupiter qui en voyoit l'Eternité vers les tenants et luy chantait ces vers :

Ascendi il carro d'immortal Zaffiro Figlia di te medesma, ô Eternitate, E ne lo smalto de le vie stellate Stampa al suon di bei carmi, De gl'Itali campion le glorie e l'armi !

Et puis tous les Dieux ensemble, délivrant les soeurs de Phaëton, en rejouissance de ces nopces, chantent ce madrigal :

Voi del incauto auriga alme sorelle

Che transformate in lagrimose piante

L'amoroso sembiante :

A le pompe novelle

Ritornando in voi stesse, ite cantando

Del Po sù l'auree rive,

Alti heroi, regie Infanti, e fiamme vive.

Elles sortaient de l'escorce des arbres et chantoient ces vers :

D'Italia alme famose, Regii amanti,


222 APPENDICE

Regie infanti,

Delle copie aventurose ;

Hor che amor con l'aurea face,

Di vivace

Fiamma il cor lieto s'accende

E da voi sue glorie attende.

Enfin les assaillants et les tenants sortirent du camp avec le mesme ordre qu'il y estoient entrés. Mais soit que le contentement que nous recevions en ces combats hastât les heures et le cours du soleil, ou qu'il eust luy-mesme curiosité de les voir, il nous sembla qu'il s'estait levé trop tost pour rendre inutiles tant de flambeaux et d'autres lumières qui se confondoient en la sienne.

Je ne m'estonne pas de ce que MM. nos princes les tenants monstrèrent tant de grâce et d'adresse en ce combat, puis que l'une et l'autre leur sont ordinaires en tous leurs exercices , mais bien de ce que eux seuls ayant travaillé quinze jours auparavant, nuit et jour, à essayer des ballets et les danser, ou s'esprouver aux combats tant de pied que de cheval sans aucune relasche que quelques heures de repas et de repos, je m'estonne, dis-je, qu'après tout cela ils aient combattu quarante assaillants à la barrière, et que nonobstant ce travail qui dura toute une nuit et une partie du jour suivant, dans trois heures ils furent prests et frais à venir comme assaillants à tous les autres combats contenus au cartel de M. le duc de Nemours, que nous allons descrire.

Le combat général que soustint M. le duc de Nemours.

On sortist de ce tournoy, je diray à heure de diner, si le sommeil des combattants et des assistants ne l'eut rendue heure de se coucher. Toutefois ils ne se reposèrent que bien peu, et moins que les autres. M. le duc de Nemours, qui s'estoit levé sur le midy, accompagné d'un bon nombre de trompettes, les alla faire sonner devant les chambres de toutes ces Altesses qu'il éveilla. De là il s'en vint à la place d'armes pour


APPENDICE 223

donner ordre au camp et à son entrée, en attendant les assaillants. En moins de rien les portiques furent pleins de peuple, les galeries chargées de gentilshommes et de dames, et LL. AA. au mesme lieu du chasteau dont elles avoient veu les courses au Faquin, et toutes les gardes en bas pour faire retirer la presse. Cependant que l'attente et le silence des spectateurs convièrent le tenant, qui estoit M. le duc de Nemours, à sortir de son invention fermée où il s'était retiré avec son équipage, le son des trompettes attira l'attention et les yeux de son costé et fit tomber tout-à-coup une grande toile tendue en l'air qui le couvroit. Voilà soubdain paraître deux grandes pyramides, deux tours peinturées, un bois de haute futaye au milieu duquel se monstroit le dôme d'un grand chasteau; la perspective estoit fort belle; l'on verra quel estoit le dessein, et si j'en décris curieusement l'invention, ce n'est pas que pour estre mienne j'y apporte plus de diligence ; au contraire, la paresse de changer les termes dont je la donnay aux peintres et autres ouvriers me l'a fait mettre icy en ceux dont ils la reçeurent. Les pyramides estoient fort esgales en haulteur et faisoient par une raisonnable distance en ligne droite la porte à l'entrée de ce bois. Elles estoient toutes deux argentées, mais l'une couverte de flammes d'or et desdiée à la Gloire, dont parmy les Egyptiens elle est hiéroglyphique; l'autre sursemée de flammes rouges, desdiée à l'Ire guerrière, à cause du feu dont la pyramide prend le nom. On voyoit deux devises en chascune : en celle de la Gloire, une aigle qui ouvroit les ailes, et ces mots : Per tela, per ignes. Plus bas un coeur entrelacé dans un noeud de Savoye et ces mots : Nec ferro, nec solvitur igne. En l'autre de l'Ire estoient peints trois noeuds de Savoye avec ces paroles : At an o matan. Plus bas les armes offensives dont on devoit combattre et ces mots : Non mortis, sed Martis et artis. Les tours aux costés des pyramides, qui estoient peintes de rouge et de noir, jetaient des flammes et de la fumée; c'estoient les fournaises de Vulcain où se forgeoient les armes du tenant à quoy servoit la forest. Et le chasteau de bois représentait celui de Mars, duquel premièrement sortist le maistre de camp avec son équipage ordinaire, luy bien monté, bien vestu, avec escharpes et plumes de la livrée du tenant. Il estoit suivi de


224 APPENDICE

huit trompettes, vestus de satin incarnadin rayé d'argent et les trompettes garnies de mesme, les manches de satin bleu à fleurs d'or et d'argent et les plumes blanches et bleues. Ils alloient devant deux chameaux bardés de toille d'argent bleue, où estoient les armoieries du tenant, chargés de lances, picques, haches d'armes, masses, dards, pistolets, tronçons de lances. Deux hommes de pied vestus de la livrée les conduisoient. Après venoient six chevaux avec caparaçons de velours bleu à fond d'argent, bandés de clinquant et de franges d'or, avec les impériales de velours incarnadin à fond d'argent, bandées comme les caparaçons, le tour garny de houppes d'or et d'argent, et les chevaux estoient menés en main par six estaffiers vestus comme les trompettes. Ensuite venoient douze pages à cheval vestus comme les autres, ayant de plus des bottines argentées et portant chascun des armes de pied et de cheval différentes, les harnois de chevaux couverts de satin blanc et les pennaches des chanfreins incarnats, blancs, jaunes et bleus. Après venoient deux cavalerisses vestus de satin incarnadin rayé d'argent, ayant leurs plumes et celles de leurs chevaux comme les autres. Douze tambours et six fifres environnoient le char triomphal de l'Ire, vestus de damas incarnadin à fond blanc, les manches bleues, les plumes de la mesme livrée et les bottines blanches.

Le char estoit de la hauteur de deux hommes, fait à plusieurs marches et degrés et vernissé de rouge avec des veines noires, semé de flammes d'or, et enrichy de corniches, de frises, de figures en bosse de rhinocéros et autres animaux iracondes. Au milieu estoit l'Ire, armée d'une cuirasse semée de flammes rouges, ayant le heaume en teste et pour cimier des flammes rouges sur une teste d'ours d'où sortoit du feu et de la fumée. Sa cotte d'armes estoit de satin rouge semée de flammes d'or. Elle avoit en la main droite une espée nue et en la gauche un flambeau allumé. Derrière elle estoit la Clémence endormie, assise sur un lion, ayant un dard en la main, la pointe en arrière, couronnée de palme et d'olivier et vestue à l'antique. Aux pieds de l'Ire estoient les trois Furies infernales ; devant elle et sur la proue du char estoit la Terreur, vestue de changeant, ayant pour cimier une teste de lion, en la main droite un fouet, en la gauche un escu où


APPENDICE 225

estoit peinte la teste de Méduse. En tout cela l'invention mobile se rapportait à la ferme, car les anciens disent que Mars allant à la guerre contre les Argines et les Thébains, envoya au devant l'Ire et la Terreur. En la poupe du char estoit appendu en haut un escu où estoit cette devise du tenant : trois foudres, qui sortoient d'une nue, et ces paroles : Qua data portarunt. Au devant ces mots estoient escrits : Pugnantibus ira; et au derrière ceux-cy : Clementia victis. Le char estoit tiré par deux tigres naturelles et vivantes qui avoient deux gouverneurs vestus de la livrée.

Après le char venoient deux escuyers vestus d'un pourpoint de satin bleu rayé d'argent, d'un collet blanc garny de passemens or et argent, et de chausses de velours incarnadin à fonds d'argent, garnies de passemens or et argent ; les bas de saye bleue, la bottine blanche et l'éperon doré avec les plumes de la livrée. Bien proche d'eux six parrains marchoient, ayant les pennaches, pourpoint et collet comme les escuyers, les bandes de chausse et clinquant d'or et argent, le fonds de satin bleu rayé d'argent, les bas attachés incarnadins, les bastons argentés rayés d'incarnat et bleu , les harnois des chevaux noirs en broderie. Quand le char arriva au milieu, ayant à main droite les infantes et à main gauche les juges, l'Ire guerrière chanta ces vers :

Je ne suis pas ceste Ire extraite de l'offense, Et qui des maux receus procure la vengence, Car jamais nul mortel n'osa me faire tort; Mais ceste Ire guerrière eslevée en la Thrace, Soeur de l'Ambiçion, compagne de l'Audace, Ministre du Courage, instrument de la Mort.

Mais las ! Alimédor avecque sa clémence Tempère mes excès, règle ma violence, En modérant la peine à ceux qu'il a sousmis : Car pour se couronner d'une éternelle gloire, Il gaigne dessus moi la dernière victoire Après qu'il a dompté ses autres ennemis.

40.


226 APPENDICE

Fous qui scaurez bientost, mais à votre dommage, Ce que peut tant d'adresse avec tant de courage, Au moins aux premiers coups ne vous estonez pas ; Mais voyant que le coeur déjà vous abandonne, Je crains d'Alimédor qu'il vainque ou qu'il pardonne, Et de ses ennemis la fuite ou le trépas !

Après venoit le tenant tout seul, armé d'armes blanches. Il avoit un grand pennache incarnat, blanc, jaune et bleu, et un lion d'or pour cimier. Il portoit une hache d'armes dorée à la main, la mante et le bas de saye de salin incarnadin à fleurs d'or et d'argent, couverts de passemens d'or, et les plumes du cheval de ses couleurs.

Comme il eut fait le tour du camp avec tout son équipage, il s'arresta sur l'entrée de la forest. Alors un assaillant parut, qui envoya devant quatre trompettes, six estaffiers et quatre pages, l'un desquels portoit cette devise : deux lyons soubs un joug et ces mots : Sola forza d'amore; les pages estoient vestus de sa livrée et suivis d'un parrain qui présenta la response au cartel soubs le nom d'Amblinibrio. Après venoit cet assaillant, avec armes dorées, mante, caparaçons et cimier jaunes et bleus.

Cestuy-cy s'estant campé, un son plus grand de trompettes annonça l'entrée d'une autre escadrille qui marchoit ainsy : dix trompettes et vingt pages bien montés alloient devant, vestus de satin jaune, blanc et violet, avec caparaçons, banderolles et cimiers de concert. Un des pages portoit un escu où estoit la devise de M. le prince de Piémont, chef de cette escadrille, c'estoit un navire agité des vents divers, dont l'estendard montre le prédominant, et ces mots : Victorem indicat unum, faisant allusion à son nom qui est Victor. Ces pages estoient suivis de huit parrains, l'un desquels estoit M. le duc de Mantoue. Après les parrains venoit M. le prince de Piémont, armé d'armes violettes, parsemées de soleils d'or. Il avoit pour cimier un soleil d'or et un amour comme s'il eut voulu dire en équivoque un sol amore, qu'il n'avoit qu'un amour; les plumes estoient violettes, jaunes et blanches; sa mante et son bas de saye de toile d'or de sa livrée, son cheval


APPENDICE 227

estoit bardé de fer, avec soleils d'or de concert avec ses armes, et le cimier de son cheval de ses couleurs. Il menoit six assaillants et fit présenter sa response au cartel soubs le nom du prince Pirotheo.

Ayant ainsi tourné le camp, et sur un cheval qui alloit à cabrioles, huit trompettes vestus de toille d'argent colombine attirent les yeux vers une autre escadrille qui envoya devant vingt pages vestus de mesme, bien montés, avec lances et banderoles de la livrée. Un d'eux portait en l'escu de chef, qui estoit M. le grand prieur de Castille, ceste devise : un noeud de Savoie fait de laurier et ces mots : Vel fulmina temnit. Ils estoient suivis de six parrains, l'un desquels estoit M. le prince de Mantoue. Après venoit M. le grand prieur de Castille qui fit présenter la response au cartel soubs le nom du prince Floridor. Six assaillants l'accompagnoient, tous armés comme luy d'armes argentées, portant mantes et bas de saye de toile d'argent colombine, en broderie d'argent, leurs cimiers et ceux de leurs chevaux de la livrée.

Ceste escadrille estant entrée, qui fut la dernière, la place d'armes visitée par le maistre de camp et les armées offensives présentées par les parrains du tenant, on commença les courses du camp ouvert. Le premier assaillant court contre le tenant; ils rompent les trois lances, combattent à l'espée et puis à la masse : cela fait, ils mettent pied à terre, prennent une picque chascun sur l'espaule gauche, un dard en la main droite qu'ils se jettèrent l'un contre l'autre, et puis rompent leurs picques. Après ils prennent la hache d'armes et puis les tronçons de lance qu'ils rompirent de pointe et de travers, et enfin ils combattirent à l'estoc.

Le tenant ayant achevé avec cet assaillant, MM. les princes combattirent l'un après l'autre à tous ces combats; mais ils rompirent leurs lances à camp ouvert, avec tant de furie qu'à la vérité s'estait trop pour une seule image de la guerre. Après combattirent tous ceux de leur escadrille. Et parce que les combats estant longs le jour manqua avant le temps et que le tenant voulut combattre contre tous les assaillants, on fut contraint de courre à camp ouvert à la lumière des flambeaux, jusqu'à deux heures de nuit, avec grand hasard des combattants et principalement de M. le duc de Nemours


228 APPENDICE

qui avoit à courre plus souvent. Dieu voulut qu'il n'y eut que le seul danger sans l'effet et que l'on acheva heureusement ces combats, les plus beaux et les plus généreux qui se soient encore faits pour la rareté, la despence et l'adresse. Enfin ils firent tous la retraite du camp avec le mesme ordre dont ils estoient entrés, si ce n'est que le tenant se retira le dernier. A peine avoit-il laissé la place d'armes que l'on vit entrer une compagnie de gens de pied, tous canonniers pétardiers qui vont attaquer avec feux d'artifice la fournaise de Vulcain pour en ravir les armes, et ce avec traînées, saucisses, pétards, espées et picques de feu; et d'autre costé ces fournaises, qui représentoient en tout les forges des Cyclopes, se deffendoient avec grenades, roues, pots, bouts, pyramides, fusées, berceaux de flammes et autres inventions aussy agréables à voir que malaisées à représenter : il n'eut servi de rien qu'il eut esté jour puisque la fumée eut esté capable de l'obscurcir comme une sombre nuit, et ne nuisoit pas qu'il fut nuit, puis que les éclairs de ces feux et la lueur des flambeaux la rendoient claire comme le jour. L'air sembloit contraster avec le ciel, luy monstrant au lieu des estoiles des estincelles et pour astres errants des fusées ; ou du moins on eut dit que les régions de l'air se confondoient ensemble, car la poussière eslevée montoit jusqu'à la suprême, et l'on voyoit en la basse cornettes nouvelles, estoiles tombantes, tonnerres esclatants, foudres précipités et nuages espaissis et percés de mille traits de flammes. Mais enfin toutes ces choses se passèrent en fumée.

Des courses à camp ouvert faites à Mirefleur.

Le combat dernier en temps ne l'est nullement en mérite, soit que la saison du printemps et le lieu de plaisance où il se fit l'ayent fait paroistre plus beau, ou que les ballets dont il fut introduit nous l'ayant rendu plus agréable, et tout cela ensemble approchant des combats des paladins que les Amadis racontent. Car le plaisir des sens fut plus divers qu'en nul des autres passe-temps qui se soient fait en ces nopces ;


APPENDICE 229

et pour laisser à part le moindre, qui est celuy du goût des festins, ores nos yeux contemploient les princes, les dames, les fleurs, la verdure, les canaux et le boccage, et tantost ils regardoient les chevaux, les chevaliers, les armes et les livrées ; maintenant l'ouye se plaisoit à l'harmonie des oiseaux, ores à celle des violons ; tantost au murmure des eaux, tantost au son des trompettes ; bref l'aise que tant de variétés apportoient en un mesme instant ne se peut bien exprimer en les descrivant l'une après l'autre, et nul ne les peut dire toutes ensemble. Aussy je crois que ces ballets eussent produit trop de mollesse aux hommes, si l'on ne les eut esveillés par les combats qui les suivirent, et que ces combats eussent causé trop de terreur aux dames, si l'on ne les eut adoucis par les ballets qui précédèrent. Mais l'un de ces effets tempéra l'autre de telle façon, que chascun perdant l'excès de sa naturelle force, les contentemens demeurèrent aux bornes que la modération demande. On les receut à Mirefleur qui est une maison aux champs, je dirai belle de bastiment, si elle ne l'estoit tant d'assiette que les ornements de l'art demeurent comme effacés par les avantages de la nature. Là S. A. donna à dîner à MM. les cardinaux Aldobrandin et S. Cesareo, aux infantes, à MM. le prince de Mantoue, le prince Thomas et le duc de Nemours. Les deux princes aisnés, qui estoient allés accompagner l'infante Isabelle, leur soeur, ont bien regretté de ne s'estre pas trouvés à ce festin qui fut des plus remarquables qu'on aye vu pour l'invention du service ; car ce furent les déités des eaux et de la terre qui servoient à table, chascune conduisant une troupe qui dansoit un ballet. Tous ces princes estoient assis à table et seulement les nappes estoient mises, lorsque Mercure, comme messager des dieux, entra au milieu de la salle. Puis voilà paroistre Cérès, vestue des habits que les poètes luy donnent, qui pour estre déesse des blés faisoit porter à sa troupe le pain sur les cadenas, dansant au son des violons à lent pas, mais estant arrivées à la table, Cérès se tenoit ferme en teste de ses nymphes, lesquelles, l'une à gauche et l'autre à droite, successivement venoient présenter les cadenas, puis s'en retournant du mesme ordre dont elles estoient entrées, alloient commencer leur ballet au fond de la salle. Ceste trouppe estant sortie, Bacchus entra portant le vin


230 APPENDICE

et monté sur un tonneau qu'il enjamboit, et fit le tour de la salle, estant environné de ses Bacchantes qui dansèrent fort bien leur ballet.

Ceux-cy firent place à Thétis qui faisoit porter l'eau pour laver les mains par les Nayades nymphes des fontaines ; et cette troupe estant entrée avec l'ordre que celle de Cérès avoit tenu, après avoir dansé son ballet, sortit.

Soudain entre Flore, déesse des fleurs, suivie de douze de sa troupe qui portoient les fleurs, les salades et toutes les entrées; après qu'elles eurent présenté leurs plats comme les autres et dansé leur ballet, entra Diane qui, comme déesse de la chasse, fit porter le second (service) par douze de ses nymphes, lesquelles, ayant dansé leur ballet, se retirèrent.

Alors entra Pomone, déesse des fruits, qui tenant la méthode des premiers, fit porter et présenter par douze de sa troupe le fruit, et dansèrent ensemble un ballet.

Celuy-là finy, entra Vénus, qui pour estre déesse des délices fit porter les confitures par les Grâces et les amours. Les bassins présentés et le ballet dansé, Neptune entra, conduisant les fleuves qui portoient des autres fontaines artificielles, et estoient précédés des Tritons, au son desquels ils dansèrent leur ballet.

Quand on eut achevé cestuy-cy, toutes ces déités s'assemblèrent et vinrent porter leurs présents à tous ceux qui estoient à table, en de beaux bassins pleins de gants et de peaux d'Espagne, de vases d'agate, d'ambre et de cristal, de bourses et de ceintures. Le plus mal partagé de la troupe fut S. A. qui pour avoir fait toute la dépense n'eut que le présent de Flore d'un bassin plein de fleurs. L'invention est de M. le duc de Nemours, aussi belle au dessein que rare pour la nouveauté, et je crois que la seule incommodité qu'on en receut, ce fut que ceux des festins perdirent leurs repas pour regarder les dances. Car en disnant, avant et après disner, les ballets s'entresuivirent toujours, et dès qu'ils furent finis on commença un bal auquel entra un nain qui présenta au lieu d'un cartel une requeste à S. A.

C'estoit un chevalier qui alloit errant par le monde, accompagné de trois autres, pour soustenir partout, contre tous et en tous combats à cheval, qu'il estoit unique en amour et sa


APPENDICE 231

maîtresse en beauté, et le renom de ces nopces l'ayant fait venir icy, où la valeur et les beautés sont en estime, il supplioit S. A. luy vouloir permettre qu'il deffiat et combattit quatre de ses courtisans les plus amoureux et les plus braves. Sa requeste lui fut intérinée, et tous ceux de ceste cour en débat pour le désir que chascun avoit d'estre de la partie. Enfin, pour n'offenser les uns ni les autres, on tira au sort les quatre que l'on devoit opposer à ce chevalier errant et à sa troupe. Le camp leur estant accordé, au son de plusieurs trompettes on vit venir tous ces princes et princesses aux fenêtres qui regardent en un grand parterre où comparurent huit chevaliers vestus quatre d'une livrée, quatre d'une autre, se rapportant les habits au dessein qu'avoit eu M. le duc de Nemours, chef de tout ce combat. Il les avoit divisés en ceste sorte qu'estant, luy, il cavaliero dell' ardente desio, il en avoit trois de son costé; et celuy qu'il choisit pour son adversaire, il cavaliero del puro contenta, avoit les trois autres. En ce parterre il y a un grand canal qui le divise en deux parties esgales en chascune desquelles restent quatre grandes allées. Et parce que les allées de la dernière partie se communiquent à celles du buisson, et qu'estant plus longues elles servoient mieux aux courres, ce fut en celles-cy que le combat se fit, en ceste sorte.

Après que le maistre de camp eut donné le lieu, et que les parrains des deux troupes eurent visité les armées et les armes, M. le duc de Nemours, au son de plusieurs trompettes qui sonnèrent la charge, sortit du bois, et dans la première allée des quatre dernières courut à camp ouvert contre son adversaire, qui sortit de l'autre costé du boccage. Ayant couru et rompu deux lances, ils vinrent aux pistolets et puis au combat de l'espée, et ces champions n'eurent pas plus tost achevé leur combat, que ceux qui les assistoient en firent autant aux allées suivantes, où ils combattirent de rang. Mais dès que le dernier eut fini, ils recommencèrent de nouveau tous à la fois. Alors les éclats des lances qui voloient en l'air en mesme temps, les coups de pistolet, les cliquetis des armes et le chamaillis des espées nous firent voir une ressemblance de guerre plus expresse que celle que les autres combats nous avoient représenté ; et d'autant plus s'approchoit-elle


232 APPENDICE

du vray quand les quatre d'un party s'assemblèrent et combattirent ensemble à l'espée en toutes les allées leurs quatre ennemis jusqu'à ce que le soleil se couchast, qui par son absence cause le repos à tous les animaux, n'en voulut pas exclure nos champions, lesquels s'estant querellés pour l'amour, furent séparés par la nuit qui est toujours favorable aux amants. Tellement qu'on peut dire qu'un dieu les ayant engagés au combat, une déesse les en retira.

Voilà les Mémoires que j'ay donné si lard que j'ay pu à l'imprimeur et plutost pour satisfaire à la volonté d'autruy qu'à la mienne, qui ne fut jamais de publier des relations auxquelles on ne peut raconter la chose simplement, avec de la gloire ny autrement, sans blasme. Aussi ne les voulois-je garder que là où je tiens les choses perdues, et pour peu qu'elles plaisent à ceux qui les liront, ce sera toujours plus qu'à celuy qui les a faites.

FIN


L'ASSEMBLÉE

DES SÇAVANTS

ET

LES PRÉSENTS DES MUSES

POUR LES NOPCES DE CHARLES-EMMANUEL II

DUC DE SAVOYE, ROI DE CHYPRE, ETC.

AVEC MARIE-JEANNE-BAPTISTE DE SAVOYE, PRINCESSE

DE NEMOURS

A LYON

CHEZ LA VEFVE DE GUILLAUME BARBIER

Imprimeur ordinaire du roy et de S. A. R. de Savoye ,

A la place de Confort.

M. DC. LXV.



A Monseigneur le comte Philippe Saint-Martin d'Aglié, grand-maître de Savoie, sur-intendant des Finances, chevalier de l'Annonciade, etc. (1).

Monseigneur,

Le soin que V. E. m'a donné depuis longtemps de l'instruire exactement de ce qui se passe de considérable dans la République des Lettres, m'oblige de luy faire maintenant une relation fidèle de l'Assemblée des Savants sur le sujet du mariage de leurs A. R. C'est un mystère dont la Gazette, ny le Journal des Savants ne sauroient lui fournir des connaissances, puisque, quelque nombreuse qu'ait esté cette assemblée, et quoyque les personnes qui l'ont composée soient venues de divers endroits du monde, elle s'est faite avec si peu de bruit, que je ne crois pas qu'il y ait personne qui s'en soit apperceu, que moi qui y fus receu par grace, parce que j'avais eu quelque part aux cérémonies des premières nopces de S. A. R. Ce fut après avoir offert mes respects à l'incomparable Princesse qui fait le sujet de vos joyes, que j'appris qu'on se préparoit pour cette assemblée générale, et le désir que j'eus

(1) Nous publions cette pièce aujourd'hui très-rare et qui est vraiment curieuse comme morceau de littérature éminemment précieuse. Nous l'avons trouvée dans un recueil de pièces à la Bibliothèque Mazarine, in-folio, coté 274, A. 10. Les initiales C. F. M. cachent à peine le nom de l'auteur, qui n'est autre que le P. Claude-François Ménestrier, ce jésuite lyonnais (1631-1705) qui a laissé de si curieux ouvrages sur le blason, les emblêmes, les ballets. Cette pièce est mentionnée sous le numéro XLV dans le catalogue des oeuvres du P. Ménestrier, dressé par M. Allut dans l'ouvrage qu'il a consacré à ce savant jésuite, et qui a été publié à Lyon en 1858.


236 APPENDICE

d'y apprendre les sentiments des savants me fit glisser parmy eux, sans autre titre que celuy de la curiosité, qui me semblait assez raisonnable en cette occasion.

Quoyque ce soit une assemblée de savants, je me persuade aizément qu'elle n'a rien de si galand que ce qu'on fera dans le Valentin. Il suffit de scavoir que V. E. a la conduite de toutes ces festes, pour apprendre qu'on ne scauroit rien faire do plus juste, ny de plus ingénieux. Si j'addressois cette relation à une personne moins éclairée que n'est V. E., il l'auroit fallu accompagner d'un commentaire ; mais comme il luy serait superflu, estant aussi instruite qu'elle est de tous les mystères des Muses et des assemblées savantes, quelque long qu'il put estre, il serait trop court pour ceux qui n'ont jamais eu d'accez auprès d'elles, ce n'est pas aussi pour eux que j'ay écrit. Il me suffit d'avoir donné des marques publiques de ma soumission et de ma reconnaissance envers leurs Altesses Royales, et d'apprendre à tout le monde que je suis constamment,

Monseigneur

de V. E. Le très-obéissant et très-obligé serviteur,

C. F. M.


L'Assemblée des Sçavants et les présents des Muses pour les nopces de Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, roi de Chypre, etc., avec MarieJeanne-Baptiste de Savoye, princesse de Nemours.

A peine le bruit des nouvelles nopces d'Alpin et de Nemorine fut répandu par l'Europe, que les sçavants de tous les siècles résolurent de faire une assemblée générale pour délibérer sur le sujet de cette feste, et sur le choix des présents qu'on devoit faire aux nouveaux mariez. La Renommée qui avait publié les Empressemens du Parnasse aux premières nopces d'Alpin se chargea du soin de cette convocation, et l'Amour et les Desirs luy donnerent toutes leurs aisles, affin qu'elle fut plus prompte dans une affaire qui devoit estre pressée. Elle ne tarda guere de l'exécuter, et de l'advis de Minerve que l'on voulut qui presidât à l'assemblée parcequ'elle n'est pas moins sage que sçavante, on fit choix de la place de Bellecourt pour le lieu de la délibération. Les vieux poètes y firent quelques oppositions, et les Muses mesmes en protestèrent, parce qu'elles vouloient que ce fut sur le Parnasse. Mais Minerve les appaisa en leur disant que la Grèce estoit depuis trop de siècles le théâtre de la barbarie, et que si elle avoit esté autrefois celui de la politesse et des belles lettres, elle n'estait plus à présent que le siege de l'ignorance; qu'Athenes, qu'elle avoit tant chérie autrefois, n'estoit plus que des mazures qu'on cherchoit parmi les herbes, et qu'il n'y


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restoit plus aucun vestige du Lycée, de l'Académie, ny de l'Aréopage ; qu'elle avoit eu depuis un autre Athenes, qui n'avoit pas esté moins célèbre ; qu'elle y avoit eu un temple, dressé aux frais de soixante nations, et qui avoit servi de théâtre aux combats les plus fameux de la poésie et de l'éloquence ; que c'estoit le lieu ordinaire ou logeoient les Dieux dans leurs passages, et que puisque Nemorine, dont il s'agissoit en cette occasion, y avoit choisi sa demeure parmi les Vestales, durant le séjour qu'elle avoit fait dans la ville de Plancus, il n'y avoit plus rien à deliberer sur ce point.

Tout le monde acquiesça aux raisons de la Deesse et la place de Bellecourt fut ainsi destinée à l'assemblée.

Là des ormes et des tilleux

Couronnent deux longues allées,

Et font deux berceaux merveilleux

De leurs branches entremeslées. Ces arbres de nouveau d'un beau verd revestus, Pour défier les vents dont ils sont combattus

Portent leurs testes jusqu'aux nues,

Et sur deux vastes promenoirs

Font en deux voutes suspenduës Deux sombres pavillons de leurs ombrages noirs.

Là de toutes les nations

Viennent des gens de toute sorte

Tous riches en inventions

Et suivis d'une belle escorte. On y void aborder tant de faiseurs de vers De sonnets, de rondeaux et d'ouvrages divers

Que toute la place en est pleine ;

Après eux faiseurs de romans,

Assez sujets à la migraine, Viennent, accompagnez d'une troupe d'amans.

On y void autheurs de tournois (1 ) De carrousels et de devises, Qui sont gens de mise et de poids En de pareilles entreprises.

(1) Le P. Ménestrier a publié un Traité des Tournois et autres spectacles publics. Lyon, 1069 et 1671.


APPENDICE 239

Près d'eux s'avance en foule un tas de blasonneurs Arbitres souverains des rangs et des honneurs,

Qui s'érigent en hérauts d'armes

Et d'un jargon mal entendu

Semblent plutôt faire des charmes Que vouloir déchiffrer les quartiers d'un Escu.

Les inventeurs ingénieux

Des ballets et des mascarades

Se viennent placer auprès d'eux

Avec les faiseurs de boutades (1); Et les entrepreneurs de mille grands desseins Pour faire un plus grand corps grossissent leurs essains

Des faiseurs de feux d'artifice;

Les autheurs nouveaux de portraits

Y viennnent offrir leur service

Et des comediens chargez de leurs extraits.

Des compilateurs de fatras, D'ouvrages en diverses langues,

Y viennent chargez sous le bras De billets doux et de harangues.

On y void arriver de cent climats divers Des gens d'inscriptions, d'emblêmes, de revers

Et de légendes de médailles (2) ;

Et parmi ces gens de sçavoir

Se glissent des gens d'antiquailles A dessein d'estre ouïs et de se faire voir.

Il n'est pas jusqu'aux gazetiers

Et compositeurs de nouvelles

Qui ne remplissent leurs quartiers

Avec des gens à bagatelles. Des renverseurs de noms y courent sur leurs pas, Gens à ronger leurs doits cent fois dans un repas

(1 ) Notre auteur a également composé, outre un Traité du Blason, un Traité des Ballets anciens et modernes (1683).

(2) Il a encore publié en 1693 l'Histoire de Louis XIV par les médailles, devises, jetons, emblêmes, etc.


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Pour attraper une anagrame, Et qui, pour y trouver du sens, Usent de papier une rame, Et trouvent à la fin qu'ils ont perdu le temps.

Minerve n'y voulut souffrir

Ny médecins, ny gens d'école,

Ny qu'aucun autre y vint s'offrir

De la cabale de Bartole. Elle en exclud aussi tous esprits chicaneurs, Qui disputent du pas, du rang et des honneurs

Dans de pareilles conjonctures ;

Et voulut sans plus différer,

Après avoir pris ses mesures, Que chacun d'eux s'assit pour y délibérer.

On ne fit que quatre rangs dans l'assemblée. Tous les poètes se mirent ensemble, de quelque nation qu'ils fussent, parce qu'ils sont tous amis depuis la paix. On en remarqua mesme quelques-uns qui affectaient de se mettre les uns près des autres, et de renouveller leurs anciennes connoissances. Virgile se mit entre Homère et Théocrite, qui l'avoit servi autrefois. Térence s'alla seoir pres de Menandre, et Horace près de Pindare pour qui il a toujours en vue une vénération singulière.

On prit garde que Lucilius, Perse et Juvenal s'estoient mis en un coin, où ils railloient entre eux sur la mine, l'air et la posture de tous ceux de la compagnie. Ils avoient derrière eux un tas de poètes burlesques. Bernia, Caporal et Merlin Cocaye y estoient les plus apparens, et Scarron montroit son nez derrière eux avec un visage assez enjoué, quoy qu'il fit encor le malade. Un peu plus avant Martial disoit le petit mot, et Loredan, qui estoit derrière lui, relevait toutes ses pointes et les tournoit assez agréablement à sa façon. Sur tout on prenoit plaisir à voir Lycophron, Simmias, Rhodien, qui se tiroient les cheveux et se frottaient la teste de temps en temps pour ajuster des anagrames, des acrostiches, des ovales, des triangles, et des pyramides en vers. Marot, Jo-


APPENDICE 241

delle, Baïf et Voiture n'estoient pas moins empressez à trouver les retours de leurs ballades, et les chûtes de leurs rondeaux.

A côté des poëtes, sur une autre ligne, estoient tous les autheurs d'emblêmes, de devises, de blasons et de hiéroglyphes. Les premiers estoient presque tous Flamans, Hollandois ou Allemands. Il y avoit plus d'Italiens parmi les seconds que d'aucune autre nation. Il n'y avoit guère que des François parmi les troisièmes, à la reserve de quelques Anglois ; mais en eschange il y avoit derrière eux grand nombre de genealogistes Espagnols, Allemans et Italiens, gens accoutusmez à tirer de la coste de Charlemagne et de celle de Frideric les familles de leurs pays, et à donner de vieux noms romains à des gens de nouvelle impression. Les quatrièmes estoient presque tous Espagnols ; mais ils avoient en teste des Egyptiens et quelques Grecs, et un peu plus bas des Mores et des Arabes, qui se disoient grands faiseurs de chifres, d'arabesques et de livrées.

Vis-à-vis des poètes estoient les faiseurs de romans, qui sont des poëtes en prose. Ils regardoient tous Héliodore comme leur maistre, et Theagene et Chariclée comme les originaux et les modelles de leurs héros et de leurs héroïnes. Derriere eux estoient Jean Lorris, Guillaume de Meun, et tous les autheurs des romans de quatre siècles, aussi extravagants en leurs mines qu'ils sembloient ridicules en leurs habits.

Enfin, dans le quatrième corps estoient tous les faiseurs. d'appareils, de machines, de théâtres, d'arcs-de-triomphe, de portiques, de feux d'artifice, de ballets, de carrouzels, de mascarades, et de semblables entreprises, chacun avec des rouleaux en main, où estoient les esquisses de divers desseins et des projets de diverses rejouissances

Après qu'ils furent tous placez, Minerve fit un beau discours à l'assemblée, pour leur expliquer te dessein qu'elle avait de contribuer à l'appareil de nopces d'Alpin et de Nemorine, et la nécessité qu'il y avoit de choisir des présents dignes de l'espoux et de l'espouse : sur quoi elle demanda ensuite l'advis de ce qu'on avoit à faire. Hesiode et de Nonnus furent les deux premiers qui se levèrent, parce que l'un avoit esté present aux nopces de Thetis et de Néree, et

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242 APPENDICE

l'autre à celles de Cadmus et d'Harmonie, d'Aristée et d'Aulonoë, et dirent l'un et l'autre qu'il falloit penser à composer des epithalames et voir à qui l'on donnerait la commission.

Les poètes grecs n'oserent pas se déclarer parce que leur langue est étrangere en ce pays et ils craignirent de passer pour barbares, quelque attiques qu'ils pussent estre. Les latins furent plus hardis, et l'on vit d'abord Catulle, Stace, Properce, Tibulle et Ovide qui commençoient de vouloir offrir leurs services à Minerve pour ce sujet, quand Claudien se leva et se mit à reciter sept ou huit vers qui sembloient faits à ce dessein quoyqu'il les eut composez pour Honorius et Marie.

Ligures, favete, campi, Veneti, favete, montes, Subitisque se rosetis Vestiat Alpinus apex, Et rubeant pruinoe. Athesis strepat choreis, Calamisque flexuosus Leve Mincius susurret, Et Padus electriferis Admoduletur alnis.

Surtout il ne fut personne qui n'admirast l'esprit de ce poëte, quand ayant seulement changé un mot à ces vers suivants, il se mit à dire

Procul audiant Sicambri Fuit unde semen auloe, Ubi plena laurearum Imperio foeta domus Geminaque parte ductum Coesareum flumineo Stemma recurrit ortu.

On trouva sa pensée tout à fait juste à cause de la descendance de cette maison du sang de Saxe et de l'Empereur Othon, et il ne fut personne qui n'applaudit à la rencontre heureuse


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des trois derniers vers, qui exprimoient parfaitement bien l'alliance d'Alpin et de Nemorine sortis d'une mesme tige, ce qui fut cause qu'il eut toutes les voix pour composer l'epithalame. Stace faillit à crever de depit en cette occasion où il attendoit de se signaler, et il ne put se tenir de dire à la compagnie qu'on avoit besoin de se haster dans de semblables compositions, que Claudien estoit trop lent, et que pour luy il s'offrait à faire la piece en deux ou trois heures, comme il avoit fait celle de Stella et de Violantille. Mais Claudien respondit sans s'emouvoir, comme il est d'un naturel assez doux, qu'il n'avoit pas toujours esté aussi lent qu'on le disoit, et qu'on savoit assez qu'il n'avoit gueres mis de temps à composer l'epithalame de Palladius et de Celerine. Vous avez craint, luy dit Properce, que la postérité n'en doutat, et vous avez fait sagement de debuter par ces deux vers :

Carmina per thalamum, quarnvis festina, negare, Nec volui genero, nec potui socero.

Ausone fil encore plus de bruit que Stace, parce qu'il estoit plus rude que luy, et parce que son idyle de l'Amour crucifié lui avoit acquis quelque réputation. On remarqua qu'il n'osa jamais alleguer son epithalame des vers rapiécés de Virgile, parce qu'il est si libre, que les Muses qui sont vierges en ont toujours eu de l'horreur. Sidonius n'osa pas se déclarer, quoy qu'il eut fait l'epithalame de Polemius et d'Araneola, parce qu'il vit qu'il n'estait pas d'un siecle assez poly pour y pretendre. Catulle qui avoit attendu de se lever des derniers, quoy qu'il fut des plus anciens, fut celuy qui fit plus de bruit, parce qu'il avoit fait les epithalames de Julie et de Manlius, de Pelée et de Thetis, et se flattait d'estre le plus docte et le plus galand des poètes, et d'avoir merité ce titre au jugement des plus savans hommes du monde. Voyant que Claudien l'emportait il ne put se tenir de dire qu'il avoit fasciné le monde par sa cadence affectée, qu'il avoit crû jusqu'alors qu'il n'y eut qu'Arcade et Honorius qui le luy eussent voulu preferer pour rendre flatterie pour flatterie, mais qu'il commençoit à connoistre que l'epitaphe qu'ils luy avoient fait


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dresser avoit imposé à bien des gens, et qu'il aurait sujet de faire mettre à l'advenir sous toutes ses statues ce qu'on lisoit sous celle qu'il avoit à Rome : Inter coeteras ingentes artes proegloriosissimo poëtarum. Minerve qui voyoit qu'on s'échauffoit sur ce choix appaisa tout ce tumulte, et pria la compagnie de penser à d'autres choses puisque c'estoit là un point déterminé. A peine eut-elle obtenu des poëtes latins qu'ils se tûssent, qu'une troupe de poëtes françois se leva, non pas de ceux du dernier siècle, qui sont un peu plus reservez que ceux des siecles precedens, mais de vieux faiseurs de triolets, de ballades, de rondeaux, de virelays, de chants royaux et de semblables sortes de poësies, qui demanderent d'estre employez dans une si belle occasion ; mais du Bellay qui n'avoit jamais pu souffrir ces extravagances rimées, qu'il releguoit aux Jeux floraux de Tolose et au Puy de Roüen, et qu'il appeloit des Epiceries qui corrompent le goust de notre langue, dit qu'il valloit mieux faire un epithalame françois, ou des epigrammes, à condition qu'on n'en chargeat pas ceux qui en un dizain sont contents de n'avoir rien dit qui vaille aux neuf premiers vers, pourveu qu'au dizième il y ait le petit mot pour rire. Il s'attendoit qu'on le chargerait de cet epithalame parce qu'il avoit deja fait celuy du mariage du duc EmmanuelPhilibert avec Marguerite de France, et il sembloit n'estre en peine que de chercher trois filles pour le chanter, n'en trouvant pas dans ce siècle d'aussi sçavantes que Camille, Lucrece et Diane, qui chantèrent le premier, et qui sçavoient diverses langues, particulierement la grecque et la latine : quand Marboeuf, qui avoit fait quantité de vers au mariage de Victor-Amé et de feüe Madame Royale, cria à pleine teste que c'estoit à luy à faire parler les Muses françoises, et alleguoit qu'il avoit eu pour recompense de ce prince un fort beau et riche miroir. Motin, qui n'avoit guere esté de ses amis quand il vivoit, luy dit' hautement qu'il lui conseilloit de se défaire de ce meuble, et d'en faire présent aux Muses, qui devoient s'ajuster pour ceste feste, parce qu'il n'y verrait plus que des rides et des cheveux gris, qui luy feraient peur ; qu'il n'estait pas assez galand pour le siècle, et que cinquante ans défiguraient bien un visage. Les poètes italiens se reserverent pour l'assemblée qu'on


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devoit faire au Valentin, et il n'en fut aucun d'eux qui ne se flatast d'avoir bonne part à cette solennité, particuliérement le cavalier Marin, Chiabrera, Guarini, Braida, Mortolo, et l'Achillini, qui ont desja travaillé autrefois pour de pareilles rejoüissances.

Giovan Paolo Lomazzo, tout aveugle qu'il estoit, attendoit d'avoir la conduite des machines de l'appareil, parce qu'il avoit dedié son beau traité de la peinture au grand CharlesEmmanuel ; mais Palladio et Serlio luy en voulurent disputer la gloire comme meilleurs architectes que luy, quand ils apprirent de Minerve qu'on ne vouloit point d'appareil particulier pour ceste feste, puisque Nemorine elle-mesme en avoit fait tout l'ornement, et que ce leur serait bien assez d'estre employez à dresser les loges et les lices du carrousel qu'on feroit au Valentin, et des autres festes qui lui suivraient.

Quand les faiseurs de devises ouïrent parler du carrousel, ils se leverent tous en tumulte pour s'offrir à faire celles des cavaliers qui composeraient les quadrilles. Paul Jove crut qu'on n'oserait pas lui contester cet avantage, puisqu'il estoit reconnu universellement de tous pour premier maître de cet art; mais Borgagli luy dit, que quoy qu'on luy en dût les principes, il avoit porté plus avant que luy, et qu'il en feroit de plus justes. Aresi vouloit s'avancer pour faire valoir ses Imprese sacre, mais Ferro, qui conservoit encore du ressentiment contre luy, dit tout haut qu'il ne s'agissoit pas icy de prescher, et le renvoya à son breviaire et à sa bible pour y chercher les mots de ses devises, quand celuy-cy le menaça de sa penna reaffilata, faisant mine de ne pas beaucoup craindre ses ombres et ses apparences dont il le vouloit encore noircir. Ambroise et Boissiére craignirent que la faction françoise ne fut pas assez forte pour eux contre les Italiens, quoyque Malleville leur offrit le secours de quelques devises redoublées ; mais lors qu'on y pensoit le moins le sort tomba sur Maurice Seue, Lyonnois, à qui tout le monde donna sa voix, non seulement parce que l'assemblée se tenoit dans son païs, mais encore parce qu'il estoit originaire du Piedmont, dont Alpin est le souverain, et qu'il avoit esté le premier qui eut écrit ses amours en vers et en devises pour Delie, et le premier qui en avoit fait de françoises, estimant que notre lan-


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gue n'estoit pas moins belle que l'italienne et l'espagnole pour exprimer de pareils sentimens. On luy voulut contester ce point, mais Minerve prononça en sa faveur, parce que la devise de feue Madame Royale estait en langue françoise, et estoit au jugement des sçavants une des plus justes que l'on put faire.

Gomme on estoit en contestation pour les devises, Luckius, qui a recueilli la plupart des médailles des derniers princes ; Jacques de Bie, qui a fait la France métallique, et Tristan, qui nous a laissé des commentaires historiques sur les médailles antiques, proposerent d'en faire quelques-unes qui servissent à la posterité de marque de cette alliance. Ursinus, Occo, Augustin, Goltzius, Savot, Strada et Erizzo furent du mesme advis, et chacun s'offrit à en trouver les revers dans les médailles qu'ils ont expliquées ; Goltzius vouloit que l'on y mit le revers où l'on voici un laurier au milieu de deux aigles, pour montrer l'origine et la grandeur de cette famille royale dont les deux espoux sont sortis, et ce type, dit cet antiquaire, ne convient pas mal aux trois vers que Claudien a alleguez :

Ubi plena laurearum Imperio foeta domus Vix numerat triumphos.

J'aimerois mieux, dit Augustin, à l'exemple de celle de Car racalla et de Geta, y mettre les portraits des deux espoux avec cette legende : AEternitas imperii ; et moy, dit Ursinus, j'estime plus l'autre legende de la mesme medaille où l'on lit Felicitas seculi.

Le revers d'une médaille d'Hadrien, dit Occo, est plus rare et plus propre que ceux là : cet empereur y donne la main à Sabine, et le Grand Pontife les marie, tandis que trois petits amours voltigent audessus de leurs testes. J'en ay trouvé un plus rare, dit Tristan, qui est d'une medaille de l'empereur Tetricus. C'est un temple dont la face a quatre colonnes, et sur la porte on void cinq ronds qui sont autant de symboles du monde dont ce nombre et cette figure sont les plus justes


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expressions. Vous avez raison, dit Nicomachus Gerasenus, qui a fait cent reflexions sur les nombres ; le quinaire est mysterieux. Il l'est plus que vous ne pensez en cette occasion, répliqua Tristan, puisque la princesse dont il s'agit est dans la cinquième generation depuis que la branche de Nemours est separée de la tige de Savoye. Nemorine est fille de CharlesAmédée, petite fille de Henry, qui estoit fils de Jacques, et Jacques de Philippe. Est-ce là tout votre mystere, dit Plutarque? J'y en decouvre un autre, qui n'est pas moins advenant : c'est que les anciens ont donné le nom de Mariage au nombre de cinq, parce qu'il est composé du premier nombre pair, qui est femelle, et du premier nombre impair, qui est masle, et qu'au lieu que le pair ne peut produire que le pair, le pair et l'impair unis en produisent de toutes sortes. Il n'est pas temps de s'arrester à ces reflexions mysterieuses, dit Minerve, il faut penser aux presens que nous devons faire à Alpin et à Nemorine. Et s'adressant aux Muses : C'est à vous, mes filles, leur dit-elle, à y penser. Cherchez tout ce qu'il y a jamais eu de plus galand pour ce sujet, car il ne faut rien de commun pour des souverains qui sortent du sang des Dieux. Il seroit bon, luy repondit Uranie, de consulter l'assemblée sur ce point et de prendre les advis sur une affaire de cette importance. Vous donnez dans ma pensée, dit Minerve, et je veux que leur jugement nous détermine sur ce choix.

Je serois d'advis, dit Martian Capello, qui crût avoir droit de parler le premier parce qu'il avoit assisté aux nopces de Mercure et de Philologie, que tous les arts liberaux travaillassent à ces présens, afin qu'ils fussent dignes de l'epoux et de l'epouse. Il faut pour ce sujet que la Grammaire s'occupe à faire des chiffres, qui sont maintenant à la mode, et qui ont presque banni les armoiries de tous les endroits où elles estaient. Les quatre lettres de la devise de Savoye, avec celles des noms d'Alpin et de Nemorine ont de quoy exercer l'addresse de tous les entrelasseurs de lettres. Que la Musique compose des airs, et s'il luy faut des paroles, Boisrobert, qui est en possession d'estre le grand chansonnier de France, les pourra bien composer. La Peinture peut s'exercer à faire des tableaux allégoriques, dont Philostrate et Vigenere pourront fournir les dessins.


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Ce sont là des enigmes a dechiffrer, dit Apulée, et non pas des presens à faire. Vos nopces de Mercure et de Philologie, où vous avez fait ces pauvres arts si liberaux qu'ils ont tout donné, ne doivent pas icy servir de regle. Ce ne sont pas icy des nopces de lycée et d'academie, où il faille parler grec et latin, et mettre tous les arts en frais. On n'a prié à cette assemblée ny dipnosophistes ny phylosophes. On n'y veut rien de si profond, il n'y faut que de la politesse et de la galanterie, mais de la plus spirituelle. Ainsi j'aymerois mieux que l'on fit servir à ces nopces les presens qu'on fit à Psyché que vous avez vous mesme decrits si ingenieusement. Jupiter, qui osta la couronne de l'éternité à sa fille pour la donner à cette amante, ne pourroit-il pas prendre dans le ciel les deux couronnes qui y brillent pour les mettre sur les testes d'Alpin et de Nemorine? Junon, qui donna un noeud d'or à cette nouvelle espouse, en devroit donner de diamants à ces nouveaux mariez; Mercure remettroit sa baguette ou son sceptre d'or à Alpin; Apollon lui donneroit son laurier et Vulcain travaillerait à des carrosses pour Nemorine.

Ces presens sont dignes des Dieux, dit Catulle, mais il n'y a qu'eux qui les puissent faire, et il s'agit icy des presens des Muses, qui ne sont pas du rang de Jupiter ni de Junon. On ne donna que des fleurs aux nopces de Pelée et de Thetis, et je serois d'advis que l'on en donnat des guirlandes à Nemorine, qui est la fleur des nymphes, comme son époux est la fleur des princes.

Toute l'assemblée applaudit au sentiment de ce poëte, et Minerve ne put s'empêcher d'en temoigner de la joie et de la complaisance, parce qu'elle estoit bien ayse qu'il revint un peu de son emportement sur la préférence qu'on avoit donnée à Claudien pour le fait de l'epithalame.

Les Muses partirent aussitôt pour aller faire ces couronnes, et Minerve qui vouloit que toute l'assemblée sortit satisfaite proposa de faire un ballet qui fût dansé par les plus lestes de la troupe, tandis que les autres travailleroient à la décoration, aux machines, aux vers, aux récits, à la musique, aux habits et à tout le reste de l'appareil.

Chacun jetta les yeux sur Lucien pour la conduite de cette piece, parce qu'il estoit le plus heureux de toute la troupe en


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semblables inventions, et qu'il entendoit les regles des ballets, dont il a fait autrefois un dialogue. Il vous sera aysé, luy dit Aristophane, de vous acquitter de cette charge, et de satisfaire tout le monde, puisqu'il n'est rien de plus libre que celte sorte de representations, qui ne sont sujettes à aucunes regles. C'est là votre erreur, luy dit Lucien, mais Libanius et moy sommes bien d'autre sentiment, et ce que nous en avons écrit suffit pour detromper le monde sur ce point. J'auray pour juges de ma piece un prince qui a infiniment de l'esprit, des ministres qui sont sçavants, et toute une cour des plus galantes et des plus spirituelles de l'Europe. Ainsi je voudrais que mes intentions puissent egaler les desseins ingenieux de tant de ballets qui s'y sont dansez.

On n'a jamais rien vu de plus juste n'y de mieux conduit, dit Libanius, que les ballets de la Cour du Soleil, des Temples de la Paix, du Caprice, du Triomphe d'Amour, de Promethée, des Genies, de la Force d'Amour, de Cornus, du Jugement de Paris, de l'Aveuglement, d'Hercule victorieux, des Hesperides, de l'Education d'Achille, du Tabac, du Printemps victorieux, de l'Hiver, des Theatres de la Gloire, des Applaudissemens d'Hercule et de l'Amour, des Conquerans libres et captifs, du Gris-de-Lin, des Bacchanales antiques et modernes, de la Perle, et des Roses de Chypre, dansez depuis une quarantaine d'années dans cette cour avec tout le succez et tout l'appareil qu'on peut desirer en de pareilles representations. C'est ce qui me fait craindre, dit Lucien, que je ne sois trop vieux maintenant pour cette entreprise. Il est vray, reprit Longinus, qu'on pourra dire que ce ballet sera l'ouvrage d'un homme qui a vieilli, mais qui a vieilli dans les belles choses, comme l'Odyssée est l'ouvrage d'un vieux poëte, mais du vieux Homère. Ne perdons plus le temps en complimens, dit Minerve. Il est temps de commencer. Donnez moy donc le sujet, luy repliqua Lucien. He bien, j'en suis contente, ajouta-t-elle. Ne savez-vous pas que la devise de la maison de Nemours, sortie de celle de Savoye, consiste en ces mots, Suivant sa voye. Car c'est cette devise que je voudrois que vous prissiez pour sujet, avec cette circonstance particuliere, qu'Alpin est le premier des souverains de Savoye qui se soit allié dans sa famille, d'où il m'est venu en pensée de prendre pour l'argument de

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ce ballet cette proposition : Que chaque chose suivant sa voye retourne à son principe. Voila de quoy vous exercer agreablement, tandis que nous penserons à d'autres choses.

Combien y voulez-vous de parties, luy demanda Lucien. Il en faut deux, dit Minerve, puisque ce sont des nopces, et de secondes nopces. que nous celebrons. Il y eut contestation pour le nombre des entrées. Eustrophus vouloit qu'il n'y en eut que cinq en chaque partie, et alleguoit que ce nombre estoit le premier des nombres parfaicts, parce qu'il estoit composé du premier pair et du premier impair, du nombre humain et du divin, que c'estoit le nombre de la sagesse, et qu'il ne falloit pas s'estonner que Nemorine en fut l'expression, puisqu'elle estoit au cinquiéme degré de la branche de Nemours.

Cassiodore se declara pour le nombre de six, et Jordanus l'appuya avec Boëce, parce qu'il est le premier nombre parfait, et que les anciens luy donnerent le nom d'once. Le nombre de sept eut encore plus de partisans. Tous les cabalistes dirent merveille en sa faveur, et Camillo Camillis s'echaufa à force de le soustenir pour l'honneur de son theatre qui est la cabale du septenaire. Paolo Lomazzo cria comme un aveugle pour le faire recevoir et justifier son dessein du Temple de la Peinture, où il a proposé sept maistres comme les modèles de l'art, et exprimé leurs qualitez par rapport aux métaux et aux plantes

Quelques Atheniens furent pour le nombre de huit en mémoire de Thesée qu'ils honoroient d'un culte particulier le huitieme jour du huitieme mois. Les musiciens grossirent leur parti à cause de leurs octaves, et quelques poëtes italiens se joignirent à eux pour maintenir l'honneur de leurs huitains. Ce qui fit rire quelques Espagnols, qui les appelerent poëtas de ochanos, poëtes de deux maravedis. Cela n'empescha pas que quelques arithmeticiens ne se declarassent encore pour eux, parce que huit est le premier cubique formé d'un nombre pair, et le double du premier quarré, qui représente la fermeté et l'immobilité.

Enfin le nombre de neuf l'emporta, parce qu'il est sacré aux Muses, et parce qu'il est le dernier des nombres dans la progression simple, et qu'il est tellement parfait qu'en le pro-


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duisant à l'infini on trouve toujours neuf partout en retranchant les zeros.

Deux fois neuf font 18 : or huit et 1 font 9. Etant trois fois multipliés il fait 27 : 7 et 2 font neuf. Quatre fois, 36 : 6 et 3 font 9. Cinq fois, 45 : 5 et 4 font aussi 9. Six fois, 54 : 5 et 4 font 9. Treize fois font 108 : ostez le zéro, 1 et 8 font 9. Quatorze fois font 117 : 7 et 1 et 1 font 9. Ainsi de tous les autres à l'infini. Cependant, pour accorder tous les partis, Minerve voulut que tous les nombres fissent ensemble une entrée du ballet, afin qu'ils soient toujours on estat de s'unir quand le bien public le demande, et ordonna à Lucien de faire des entrées de trois, de quatre, de cinq, de six, de sept, de huit, et de neuf.

Aristophane, qui a toûjours l'esprit badin, demanda aussi qu'il lui fut permis d'y inserer une entrée de sa façon. N'estce point pour vos grenouilles ou pour vos nuées, luy dit Minerve? Non, déesse, luy répliqua-t-il, c'est pour une entrée de lutins, parce que ce sont les secondes nopces d'Alpin, et qu'il ne faut pas perdre la coustume qu'on a de faire du tintamarre en de pareilles occasions. Sa pensée fit rire la compagnie, qui voulut qu'on la suivit. A ce compte, dit Lucien, les ballets seront doresnavant des bouts rimez, si on y détermine les entrées, les nombres et les figures à ceux qui les doivent composer; cependant je tascherai d'obéir, et voicy ce que j'ay desja imaginé sur ce sujet pendant les contestations que l'on a faites sur les nombres. Comme on connoissoit la facilité de son esprit, personne ne fut surpris qu'il eut sitot fait son dessein.

Il faut, dit-il, pour la premiere partie, que le theatre fasse voir un ciel ouvert, où paroissent les douze Signes dans la disposition que j'ay conceüe. Sur le milieu, la Vierge paraîtra assise sur le Taureau, et tiendra la Balance en main pour representer la puissance et l'authorité de Nemorine qui règne dans la ville du Taureau. Elle aura à chacun de ses costés un des Jumeaux, l'un assis sur le Bellier et l'autre sur le Capricorne, l'un aura l'Ecrevisse sous ses pieds et l'autre le Scorpion. Le Sagittaire sera d'autre part sur le Lyon, pour representer la valeur d'Alpin qui a des lyons pour les supports de ses armes. Auprès de lui le Verseur d'eau, qui est le sym-


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bole de la liberalité, sera dans un char tiré par les deux Poissons qui le porteront par le liquide de l'air et qu'il regira avec le noeud d'amour qui les lie.

Ce seront ces cinq personnages qui feront l'ouverture du ballet, par un récit où ils diront que chaque chose suivant sa voye retourne à son principe.

Les neufs Sphères, qui sont les modèles des harmonies, feront le concert des entrées de ballet, puisqu'aussi bien l'on a voulu que je m'en tinsse au nombre de neuf pour ces entrées.

La premiere sera l'entrée de sept, où l'on verra le Soleil au milieu des six autres Planetes, dont chacune suivant sa voye, retourne en son temps au point dont elle estoit partie. Je commence par le nombre de sept, dit-il, parce qu'il est consacré à Minerve, qui neantmoins a paru si réservée dans cette contestation des nombres, qu'elle n'a point voulu qu'on eust egard au sien pour laisser une pleine liberté à l'assemblée.

La seconde sera celle de cinq, où le Temps annoncera les quatre Saisons qui se succedent les unes aux autres et dont chacune suivant sa voye reprend chaque année son tour.

La troisieme sera de treize, et ce seront les douze Mois avec l'Année qui la composeront.

La quatrieme sera de vingt-six, divisée en deux bandes, l'une du Jour avec ses douze Heures, et l'autre de la Nuit avec les siennes. Douze Indiennes vestues de blanc, et chargées de quantités de perles, feront les heures du Jour, et douze Mores vestues de noir, couvertes de paillettes d'or, celles de la Nuit.

La cinquieme sera de quatre, et ce seront les Elemens qui composent tous les mixtes, et qui en font la resolution.

Dans la sixieme, je voudrais que la Guerre suivant sa voye ramenast la Paix; le Travail, le Repos; le Siècle de fer, le Siecle d'or, et la Tempeste, la Serenité, et ce sera l'entrée de huit.

Pour celle de trois qui sera la septieme, Promethée, sous la forme d'un géant d'une grandeur demesurée, viendra avec un flambeau allumé en main, suivi de deux vautours qui lui bequeteront le coeur, et ce coeur se renouvellera incessamment pour enseigner que le remords des crimes que l'on a


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commis, suivant sa voye, retourne toujours, et que la douleur le rend immortel.

Dans la huitieme, il sortira du coeur de ce géant une troupe d'Esprits vitaux vestus de couleur de sang et aussi legers que les vents. Apres une infinité de detours d'une danse precipitée, ils rentreront dans ce coeur, pour exprimer la circulation du sang et le retour du sang de Nemours à sa source par cette derniere alliance, puisque cette famille, suivant sa voye, est retournée à son principe pour accomplir sa devise.

A ce mot de circulation de sang, il se fit un grand murmure dans l'assemblée, parce que tous les sçavants des siecles precedens n'avoient jamais oüy rien de semblable. Voicy un mystère nouveau, dit Eracastor, qui avoit esté admis dans la compagnie en qualité de poëte, et nos anatomistes ne s'en estaient pas apperceus, quelque exactitude qu'ils eussent eue dans leurs dissections. Je ne m'en estonne pas, repliqua Lucien, parce qn'ils n'ont dissequé de leurs temps que des corps morts, où cette circulation ne pouvoit pas être sensible, le mouvement ayant cessé par la mort des animaux. Mais comme j'ay toujours esté curieux, je trouvay dernierement Harnoeus et Valoeus, deux sçavans anglois, qui m'apprirent ce secret que tant de medecins avoient ignoré devant eux. Je vois bien que cette entrée donnera à parler à bien des gens, mais je l'addoucyrai d'un dialogue de ma façon, qui pourra suivre cette entrée, et j'y introduirai quatre vieux medecins, qui en raisonneront assez plaisamment.

Enfin, pour la derniere entrée de cette partie, puisqu'elle est la neufvieme, et qu'on a donné la preference à ce nombre, elle sera de neuf, et ce seront les neufs nombres progressifs qui la composeront afin que je m'acquitte de l'ordre que j'ay receu de notre deesse de leur donner place dans ce ballet.

Pour la seconde partie il faut que le theatre change de face, et qu'on y découvre une grande mer. Sur le milieu s'éleveront deux grands rochers, sur l'un desquels paroistra Neptune entouré des dieux marins, et sur l'autre Thetis avecque ses nymphes. Autour de ces deux écueils, neuf Tritons et neuf Syrenes feront les concerts, les uns de cornets, et les autres de violons. Apres quoy Neptune et Thetis feront un recit du flux et reflux qui se trouve dans chaque chose, où la nature suivant sa voye retourne enfin à son principe.


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Pour la premiere entrée, deux troupes de fleuves et de rivieres sortiront du sein de la mer, et apres avoir roulé le monde, chacun suivant sa voye se viendra rendre dans l'Océan.

Pour la seconde, le vaisseau des Argonautes retournera de la conqueste de la Toison d'Or, et apres avoir fait trois fois le tour des deux écueils, Neptune et Thetis le couronneront. Les Argonautes en descendront et danseront une pyrrhique en signe de rejouissance. Apres quoy l'Iris paroistra sur l'arcen-ciel, et des nuës s'estant abaissées enleveront ce vaisseau, qui estant arrivé dans le ciel jettera une pluye d'estoiles, et fera un feu d'artifice pour montrer son changement en constellation.

Pour la troisieme entrée, Charon ramenera des enfers une troupe d'esprits querelleux, qui apres avoir inquieté le monde durant leur vie, le viennent encore troubler apres leur mort, et ce sera là le tintamarre qu'Aristophane a demandé.

Chacun admira l'esprit de Lucien d'avoir sceu si bien ajuster à son dessein une entrée si plaisante. Mais il promit d'en faire une autre de son invention, qui ne le seroit pas moins, apres qu'une troupe de rameurs, qui avoient servi Christophe Colomb dans le tour du monde qu'il avoit foit, auroit dansé la quatrieme.

A la cinquieme, il faudra faire changer de face au theatre, adjouta-t-il, et faire voir les ruines de quelques villes, et de grandes forests qui ont succedé à leurs bastimens, tandis que des nymphes sortiront des troncs des arbres et des creux des rochers, et danseront un ballet rustique avec une troupe de bergers.

La sixieme est celle, dit-il, que je veux apposer à l'invention d'Aristophane : c'est la Mode, qui amenera celles de tout un siecle, et vous verrez, si je ne me trompe, le spectacle le plus bouffon et le plus extravagant du monde. C'est là que vous reconnoistrez que chacune de ces modes bizarres suivant sa voye retourne tost ou tard plusieurs fois dans un même siecle.

La septieme fera revoir le beau temps et la felicité des Alpes causée par cette nouvelle alliance, et la joie qui succède à la douleur que la mort de Francelinde et de la mere d'Alpin avoit causée. Pour cela la Savoye, la Maurienne, le Chablais, le Faucigny, la Tarentaise et la Val d'Aoust reprendront leurs habits de feste, et danseront pour se réjouir.


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Dans la huit, le Po, qui a toujours esté le roi des fleuves, fera sortir les deux Dores, l'Arc, le Fier, Laire, Laisse et toutes les autres rivieres des estais d'Alpin des antres où elles pleuraient, pour prendre part à sa joye et renouveller leurs courses.

Enfin, la neufviesme sera un essain de petits amours, qui apres avoir roulé par le monde avec leurs flambeaux allumez, pour mettre le feu partout, s'iront rendre dans la sphère du feu céleste, avec toutes les estincelles qu'ils avoient semées en divers endroits du monde.

Le grand ballet qui doit achever tout l'ouvrage fera voir un grand palais soutenu d'autant de colomnes qu'il y a de familles souveraines dans l'Europe. Les cinq ordres y seront parfaitement observés pour garder ce nombre mysterieux, qui a eu le nom de Mariage, comme j'ay appris aujourd'huy. Entre les espaces de ces colomnes seront d'un costé les statues de tous les héros que ces familles ont produits, et dans l'autre costé celles de toutes les héroïnes. Les frises seront décorées des ecussons de toutes ces mesmes familles, grouppez et liez d'autant de noeuds d'amour les uns aux autres. Après quoy paraîtront de deux en deux tous les comtes et tous les ducs de Savoye avec leurs epouses, dont toutes les vertus sont réunies dans Alpin et Nemorine.

Chacun suivant sa voie a trouvé dans l'espoux Un sang digne du trône et des charmes si doux Qu'ils s'estiment heureux de servir à sa gloire. L'espouse de leurs coeurs a receu tous les voeux, Et pour luy conserver les fruits de sa victoire L'amour les a liez du plus beau de ses noeuds.

Comme il achevoit, les Muses revinrent avec les couronnes de fleurs qu'elles avoient préparées. Uranie avoit fait la sienne de toutes les fleurs qui ont quelque rapport avec les astres, ou en leurs couleurs ou en leurs figures ou en leurs inclinanations, parce qu'elle vouloit, disoit-elle, que la couronne de ces deux amans fut un jour mise dans le ciel comme celle d'Ariadne, et que la metamorphose en serait d'autant plus


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aisée qu'il y aurait plus de rapports entre ces fleurs et les astres. Elle y avoit mis quelques Tournesols des plus petits qui peuvent entrer dans les couronnes; l' Aster atticus; l'Espagoutte, qui a la figure d'une estoile, dont elle a aussi le nom ; les Pensées, qui sont les fleurs de Jupiter; la Fretillaire que les Grecs ont nommé Hesperit du nom de la belle estoile, et le Lotus que les Egyptiens dedioient au Soleil, et dont ils se servoient pour faire les couronnes qu'ils mettaient sur les statues. Elle chargea Milanius et Ara tus de ce present, afin qu'ils l'accompagnassent de quelques vers semblables à ceux qu'ils ont faits pour les constellations.

Polymnie avoit fait la sienne des fleurs qui portent les noms des rois, à dessein, disoit-elle, de leur faire porter doresnavant les chiffres d'Alpin et de Nemorine, et ce fut Virgile qu'elle chargea de sa guirlande, le priant de l'accompagner d'une eclogue de sa façon. Clio, qui est la Muse des héros, choisit pour sa couronne toutes les fleurs qui ont quelque rapport avec le coeur. Il y avoit des Lys, dont la bulbe à la forme d'un coeur et le nom de coeur de Lys, des Roses et des Peones dont les feuilles sont autant de coeurs, et ce fut Stace qu'elle prit pour porter son présent, parce qu'il estoit, disoitelle, le plus hardi et le plus enflé des poëtes. Erato, qui a le nom de l'Amour, n'avoit choisi que les fleurs qui font les métamorphoses de quelques romans, et voulut qu'Ovide fit ce present de sa part aux nouveaux mariez.

Calliope choisit l'Amaranthe, le Stecas, et les autres fleurs immortelles dont la couleur ne change point ni les feuilles ne sont point sujettes à tomber, et elle en chargea Catulle, afin qu'il fit son compliment. Euterpe prit les fleurs des forest pour Nemorine, et sa guirlande n'avait presque que des Pervenches, du Chevrefeuil, des Lysets et des Digitales qu'elle mit entre les mains du cavalier Marin, afin qu'il les accompagnast de quelques rimes bocageres. Therpsichore au contraire ne voulut que des fleurs royales et victorieuses pour Alpin. Elle prit les Lys d'eau, dont la racine a le nom de la massuë d'Hercule, des Martagons, la Hasche royale, les deux Lysimachies et la Gentiane qui portent les noms de deux monarques, et Lucien fut celuy des poëtes qu'elle prit pour présenter sa guirlande. Melpomene apporta une couronue meslée de fleurs


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de toutes sortes, n'ayant pris soin que des couleurs qu'elle avait admirablement arrangées et unies les unes avec les autres. Horace, comme poëte meslé, fut celuy qu'elle pria de l'accompagner d'une ode alcaïque. Enfin Thalie n'avoit fait la sienne que de Roses de Damas, d'Afrique, de Jericho, de Hollande, de mille-feuilles et de Provins, et voulut que ce fut Ausone qui la portast, à cause de son idyle des Roses.

Ainsi finit l'assemblée de ce jour, et Minerve ayant chargé ceux qui devoient travailler sur le sujet de cette feste de se rendre au plustôt au mesme lieu pour rendre compte de leurs commissions, les poëtes partirent avec leurs couronnes, et Maurice Seue les suivit pour presenter ses devises.

Seconde Journée. — Le Ballet et le Carrousel.

Monseigneur,

Voicy la relation de la seconde journée des sçavants assemblez dans la place de Belle-Cour. Elle ne fut pas une conference comme avoit esté la premiere, et l'on y delibera rien ce jour là. On ne l'employa qu'à des réjouyssances et à des divertissemens, parce que vous savez qu'il faut détendre l'esprit quelquefois et que les personnes d'estude ont besoin d'un peu de relâche. Ils ne furent aussi en cette rencontre que spectateurs du ballet que Lucien avoit dressé, et d'un superbe carrousel que l'on disoit estre de Pindare, qui pour avoir assisté tant de fois aux Jeux Olympiques et Pithiens et aux courses de l'Isthme de Nemée, est universellement reconnu pour le plus sçavant de ces exercices. Je n'ay rien à vous dire de particulier pour le ballet, sinon que l'harmonie et les pas y estaient aussi justes qu'on scauroit le souhaitter. Mais ce qui m'y ravit fut l'invention des habits qui n'estaient pas moins galants que magnifiques et propres au sujet. César Ripa, à ce qu'on me dit, en avait pris soin, avec cinq ou six poëtes,


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et quelques faiseurs de romans qui s'entendent à ces sortes de choses.

Dans la première entrée je remarquay que le Soleil estoit vestu d'un drap d'or frisé, figuré de quantité de petits soleils, avec les bords des tassettes et des gardemanches brodez du chiffre de Savoye enlassé dans des noeuds d'amour, et l'on me dit que c'estoit pour faire allusion au sens de cette devise F. E. R. T. Fortitudo ejus Rhodum tenuit, à cause du Colosse qu'il a eu autrefois dans la ville de Rhodes. La Lune au contraire portoit un habit de mouëre d'argent, semé de croissans en forme de bouterolles de l'ecusson d'Angrie qui est un quartier des armoiries de S. A. R. sortie de la maison de Saxe. Mars portoit un casque surmonté d'un meufle de lyon qui est le cimier de ces mesmes armoiries, et l'ecu marqué d'un aigle, qui fut le premier blason de cette famille. Mercure en portoit le vol ou les aisles à son chapeau et au bout de son caducée. Jupiter la couronne ; Vénus un habit semé de roses de Chypre pour representer celles du collier, que Saturne avoit autour du col, avec quantité de lacs d'amour, parce que les anciens ont feint qu'il avoit esté lié. C'est de cette sorte qu'on avoit taché d'exprimer les marques de cette famille, pour rendre ce ballet fort agreable, et plus spirituel en mesme temps en toutes ses inventions.

J'observai pareillement, que dans l'entrée des Saisons, le Printemps representoit le comte Verd ; dans celle des Elemens le Feu exprimoit le comte Rouge, et il n'en estoit guère qui n'eust quelque application singulière à l'histoire de vos princes.

Pour les airs et les figures, ils avoient tous quelque chose de propre au sujet, L'entrée des Planetes exprimoit par ses mouvemens et par la disposition des danseurs les mouvemens et la situation de ces astres. Ils commencerent par des pirouettes qui representaient leur mouvement circulaire, et il y avoit des temps où l'air estoit precipité, d'autres où il estoit tremblant, pour les mouvemens du rapt et de trepidation. Quant aux figures, j'observay que les six Planetes estoient avancées de deux en deux, la Lune avec Venus faisoient la première ligne, Mercure et Mars la seconde, Jupiter et Saturne la troisieme, et le Soleil dans le fond : comme si ces


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six planetes eussent tenu l'horison, et les autres planetes derriere luy, comme s'il les en eut chassez. Il prit une autre fois le milieu, comme pour montrer le rang qu'il tient dans le ciel, et la derniere figure fut la mesme que la premiere, pour signifier selon mon sens, et selon le dessein de Lucien, que chaque chose suivant sa voie retourne à son principe. Je vis qu'on retint constamment cette methode dans toutes les autres entrées. Ce qui m'agrea beaucoup en celle-cy, est qu'elle representoit pas des evolutions diverses les mouvemens des epycicles et les excentriques que les anciens astronomes ont attribué à ces planetes.

Dans l'entrée des Saisons, je remarquay qu'elles estoient vestues de la maniere dont on les peint ordinairement. Le Printemps avoit un habit de fleurs au naturel agreablement meslees sur un fond verd, et en divers endroits de cet habit les trois signes qui president à cette saison estoient brodez d'or fort delicatement. L'Esté avoit un habit d'une broderie à espics si bien tissus et si bien meslés qu'il n'y paroissoit autre chose, hors des figures de ces trois signes, qui estoient brochées par intervalles sur les aislerons des manches. L'Automne, sur un habit de couleur de vin avoit des pampres et des raisins excellement representez, avec une grande diversité de fruits, qui faisoient de belles nuances, meslez à des balances, des scorpions et des fleches pour ses trois signes. L'Hiver portoit un habit blanc à papillotes pour representer la neige. Il estoit greslé de perles en divers endroits et fourré d'hermines de tous costez, et cette saison, qui est la plus pauvre et la plus rude parmi nous, me sembla la plus riche, et la plus delicatement vestüe. Comme j'en temoignois de l'estonnement, Athenée qui s'en prit garde se tourna vers moy, et me dit que c'estoit la saison des plaisirs et des divertissemens des Grands. Le Temps qui les conduisoit n'avoit rien d'extraordinaire en son habit, et quoy que l'on dise que le temps n'est jamais le mesme, je le vis tel que le depeignent nos peintres et nos poëtes.

Je ne vis rien de particulier dans l'action de la danse, que les alliances des Saisons les unes avec les autres ; dans la premiere passe le Printemps donnoit la main à l'Esté en signe d'amitié, et l'Automne à l'Hiver. Dans la seconde ils danserent


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affrontez les uns aux autres, dans la troisieme dos contre dos, et dans la quatrieme l'Hiver et le Printemps se donnoient la main, et l'Esté avec l'Automne. Je crois que cette diversité marquoit les divers progrez des saisons et leurs changemens, qui les font souvent anticiper ou retarder le temps qui leur est marqué. Du moins je me persuaday qu'il n'y avoit rien qui ne fust mysterieux dans cette feste, parce qu'elle estoit un ouvrage des sçavans.

Les Elemens firent figure durant la premiere passe de l'air, mais durant toutes les autres ils se meslerent incessamment, jusqu'à ce que dans la derniere ils se remirent en figure pour la mesme raison que tous les autres reprenoient à la derniere passe la figure qu'ils avoient tenue dès l'entrée, ainsi que je l'ay desja remarqué.

L'entrée du Jour, de la Nuit et des vingt-quatre Heures estoient de la maniere dont Lucien l'avoit projettée, seulement chaque Heure avoit sur le sein une espece de montre dont la fleche estoit sur l'heure qu'elle representoit, et je ne sçay par quel artifice on avoit fait que les tymbres dont elles estoient coëffées sonnoient harmoniquement toutes les heures à la fin de chaque passe d'air qui cessoit et interrompoit la danse.

L'Année entra en teste des douze Mois rangez trois à trois selon les saisons : Janvier, Fevrier et Mars estoient les premiers; Avril, Mai et Juin, au second rang, qui estoient les plus galamment ajustez ; surtout ils avoient sur le sein des figures mystérieuses faites de tant de pierreries qu'on avoit peine d'en souffrir l'éclat. Je demanday à Tzetzes l'aisné, qui est une personne d'une erudition assez meslée, et qui estoit pres de Julius Pollux, qui ne lui cede gueres en ce point, mais qui est un peu plus grammairien, ce que signifioient ces mysteres. Tzetzes me répondit que ces trois mois paroissoient les plus galans de tous, parce qu'ils avoient plus de part à cette feste que les autres, puisque Avril est celuy de la naissance de Nemorine, Juin celuy de la naissance d'Alpin, et Mai celuy de leur mariage. Ne voyez-vous pas, me dit Pollux, que ce sont les chiffres d'Alpin et de Nemorine, enlassez à des noeuds d'amour, qui sont sur l'habit de May, avec ces mots italiens Non pan mai sciolti. Je croyois, luy dis-je simplement du mois de Mai qui estoit le seul que j'appercevois, que c'estoit


APPENDICE 261

le nom du mois, mais vous me faites remarquer une galanterie assez ingenieuse, qui m'auroit echappé sans vous. Ces chiffres, m'ajouta-t-il, sont de diamans comme vous voyez, et je crois que la devise fait allusion à la fermeté de ces pierreries. Pour Avril et Juin ils ont le theme celeste de là naissance d'Alpin et de Nemorine figuré sur le devant de leurs habits. Après avoir remercié mes deux interpretes, je consideray la danse, dont on avoit desjà fait la premiere passe tandis que je m'entretenois avec eux, et ma curiosité pour les figures des habits de ces trois mois me fit echapper le reste des singularités de cette entrée.

La Paix et la Guerre, la Tempeste et le Beau Temps, le Siecle de fer et le Siecle d'or, le Travail et le Repos, qui firent l'entrée de huit, n'avoient rien de particulier pour leurs habits, et ils estoient vestus de la maniere dont Ripa les a decrits dans son Iconologie. L'entrée de Promethée et des Vautours et celle des Esprits estoient de la maniere que Lucien les avoit conceuës. Mais celle des Nombres n'estait pas moins spirituelle que galante. Ils estoient vestus en Arabes, parce que cette nation a inv enté les chiffres dont nous nous servons. Ils estoient tous vestus de drap d'or, et je me persuaday que c'estoit à cause d'un nombre de ce nom qui a été fort en usage autrefois.

Les figures qu'ils firent estoient celles de l'addition, soustraction, partition, et multiplication, dont on voyoit assez bien les operations, à cause qu'ils avoient tous leur nombre marqué sur le sein, ce qui faisoit qu'estant joints diversement en lignes, ils composoient des nombres de plusieurs sortes, et s'estant rangez sur une ligne une fois je vis que la supputation alloit jusqu'à des centaines de millions. Ce fut là la premiere partie du ballet, qui à peine fut achevée qu'il s'eleva un doux murmure dans le quartier des gens d'erudition, qui estoit celuy où je m'estois trouvé par rencontre ce jour là, parce qu'à vous dire mon adventure, j'entray cette fois dans l'assemblée en qualité de joueur d'instrument, quoyque je n'en aye ni l'adresse ni le sçavoir, mais mon nom m'y servit, et craignant d'estre reconnu parmy les gens d'appareils, d'emblêmes, de devises et de vers avec qui j'ay eu quelques habitudes, je me glissay adroitement derriere les gens d'erudition


262 APPENDICE

meslée, qui ne me pouvoient pas si bien connoistre. Chacun disoit sa pensée sur le succez de cette premiere partie, et sur ces applications, mais comme j'estois un peu loin derriere eux, et qu'ils parloient grec pour la plupart, je n'eus pas toute la satisfaction que j'aurais eue si j'eusse esté un peu plus proche et aussi accoustumé à cette langue qu'à quelques autres. Ainsi, comme je n'entendis leurs sentimens que par pieces, et à demy mots, je ne vous en diray rien.

Apres qu'on eut concerté, il se fit un grand silence, et la seconde partie commença. Elle fut plus belle en machines que la premiere et plus diversifiée. Surtout j'aggreay infiniment une copie d'Echo, que formaient les dieux marins et les nymphes, en se repondant de leurs deux rochers, sur lesquels paroissoient Neptune et Tetis de la maniere dont Lucien l'avoit ordonné.

Les fleuves et les rivieres qui firent la premiere entrée estoient vestus d'un verd de mer, d'un bleu clair, d'un blanc d'eau, et d'un blanc plus délavé selon la qualité de leurs eaux. L'estoffe estoit de tabis ondé, ils avoient des couronnes de Jonc, de Glayeuls, de Lys d'eau et d'autres herbes qui naissent sur leurs bords. Ils portaient leurs verres en main, dont ils se servoient à faire diverses figures et divers mouvemens. Ils tortilloient aussi en dansant pour representer leurs lits qui vont ordinairement en serpentant.

L'entrée des Argonautes fut majestueuse, aussi estoientils tous vestus en héros à la grecque, avec l'epée et le bouclier dont ils se choquoient à divers temps et en cadence, avec une grâce incomparable. Leur feu d'artifice du vaisseau réussit parfaitement, quoy qu'on eut un peu douté de son succez, et que l'on eust deliberé si l'on s'exposeroit à faire une machine de cette importance, avec le danger qu'il y avoit qu'elle ne gastat cette entrée si elle venoit à avoir un mauvais effet.

Il faut que je vous advoüe que les Lutins et les Modes furent deux entrées incomparables ; elles firent pamer de rire tous les assistans, aussi ne me souvient-il pas d'avoir jamais rien vu de plus extravagant en airs, en pas, en habits et en figures.

Toutes les autres furent majestueuses ; mais le grand ballet.


APPENDICE 263

fut une assemblée de héros et d'héroïnes qui me surprit si fort, que j'ay peine encore à revenir de ma surprise. La decoration estoit si magnifique et si riche, que ces fameux theatres de Scaurus, de Marcellus et de Neron, que Pline nous a decrits, n'ont jamais rien eu de semblable. Il me faudrait faire un volume pour decrire cette entrée ; mais il me suffit de dire qu'elle estoit digne de la grandeur de ceux qui la composoient, et que je vis en un moment toute la gloire de huit ou neuf siecles excellement representée. Berold estoit en teste de la troupe, comme chef de celte maison royale ; il est vray qu'estant le plus eloigné et le plus enfoncé sur la scene, je ne pus jamais voir distinctement quelle estoit l'héroïne qu'il avoit à son costé. Il y en eut aussi quelques autres que je ne pus pas reconnoistre, ny satisfaire le desir que j'avois d'apprendre un mystere dont l'histoire ne nous dit rien. Ce fut en cette seule occasion que je fus marri d'avoir pris le poste où j'estais, parce que si je me fusse trouvé dans le quartier des historiens j'en aurais sans doute tiré quelques éclaircissemens. J'y admiray cette succession de souverains qui n'a jamais esté interrompue ; j'y vis taules les vertus unies en ces héroïnes , et toutes les grandes familles de l'Europe alliées à celle de leurs Altesses Royales pour qui se faisoit cette feste.

Ce divertissement fut-il à peine achevé, que sans nous donner le loisir de nous reconnoître, un bruit soudain de tambours, de trompettes et de tymbales nous appela à un autre spectacle. C'estoit le carrousel, que Pindare avoit dressé, et pour lequel il avoit amené de son pays tous les victorieux des Jeux Olympiques, Isthmiens, Pythiens et Neméens, dont il a celebré les noms et les actions dans ses odes. Ils venoient, à ce que disoit ce poëte, rendre la pareille à vos princes, afin que chaque chose , suivant sa voye, retournast à son principe; parce que, disoit-il, c'estoient les seigneurs de Savoye qui avoient porté à Constantinople l'usage dés tournois , à l'occasion des nopces d'Anne de Savoye avec Andronic Paleologue, empereur d'Orient.

Soixante petits Mores, vestus de diverses livrées et chargez de toutes les piéces de la barriere, la dresserent en un moment, et apres, en attendent que les quadrilles fissent leurs com-


264 APPENDICE

parses, ils firent avec leurs zagayes une espece de combat tout a fait divertissant, lequel estant fini, ils aborderent les deux costez de la barriere, tenant leurs zagayes droites.

En mesme temps, des quatre grands pavillons dressez sur les angles de la barriere s'entendit un bruit de trompettes, de tymbales et de tambours, qui avoit je ne sçay quoy de fier et de gay tout ensemble. Aussi-tost que l'harmonie eut fini, la quadrille des Olympiques parut; elle avoit en teste quatre hérauts d'armes vestus à la grecque avec des baguettes en main; douze trompettes et quatre tymballiers les suivoient montez sur des chevaux gays de la maniere de celuy des armoiries de Saxe, sinon qu'ils avoient pour cimiers sur leurs testieres des aigles imperiales, pour faire comme je le pense allusion à l'origine de la maison royale de vos souverains.

Huit pages venoient immédiatement apres et portaient les lances et les ecus des devises de leurs maistres, suivis de huit autres pages qui tenoient les dards à lancer, et de huit sauvages qui portaient les massues qu'on devoit rompre dans les passes. Une grande machine faite en forme de nuée marchoit apres, et portoit un aigle à deux testes avec ses ailes estendues, comme si elle eut voulu voler. Sur cette aigle estoit assis d'un costé Jupiter avec sa couronne à rayons, tenant la foudre d'une main et de l'autre un globe céleste. L'empereur Othon estoit assis de l'autre, avec l'espée et le globe imperial. Au dessous estoit ecrit en grands caracteres d'or :

Divisum imperium cum Jove Coesar habet.

Après la machine suivoient seize pages de livrées avec les casques et les lances de tournois de leurs maistres, qui firent leurs comparses en bel ordre, avec des couronnes d'olivier, comme on les donnoit aux Jeux Olympiques. Leurs habits estoient d'or semez d'aiglettes, tant à cause de Jupiter pour qui les Jeux Olympiques avoient été instituez, que pour montrer l'origine de la maison royale de Savoye.

Hieron de Syracuse avoit pour devise une riviere avec ce vers :


APPENDICE 265

Suivant sa voye, elle croîtra toujours.

Tous les cavaliers de cette quadrille avoient affecté de prendre des devises qui fissent allusion à celle de la maison de Nemours.

Theron d'Agrigente : le signe de la Vierge et le soleil prest d'y entrer :

Suivant sa voye, il va dans sa maison..

Psaumus de Camarine : une fusée :

Suivant sa voye, un beau feu la consume.

Agesilas de Syracuse : un vaisseau avec la boussole tournée vers le nord :

Suivant sa voye, on ne sauroit errer.

Agesidame de Locre : un tournesol penché vers le soleil :

Suivant sa voye, on connoît son amour.

Xenophon de Corinthe : la lune en conjonction avec le soleil :

Suivant sa voye, elle va jusqu'à luy.

Epharmoste d'Opunte : la belle estoile qui suit ou devance le soleil :

Suivant sa voye, elle a plus de lumière.

Asopique d'Orchomene : une riviere qui entre dans l'Ocean :

Suivant sa voye, elle entre dans son lit.

On connut par ces devises qu'ils avoient voulu se declarer pour la grandeur de Nemorine, et qu'ils s'estoient attachez

12


266 APPENDICE

au retour qu'ils avoient fait à la source de sa famille par le moyen de cette alliance. Trente-deux esclaves mores menoient des chevaux de main pour le service de ces cavaliers.

Toute cette troupe estant sortie de son pavillon, qui estoit à une des avenues du camp, fit le tour de la carriere et se rangea sur quatre lignes à l'aisle droite.

Aussitôt que les Olympiques eurent pris leur place, les Pythiens sortirent de leurs pavillons, précédez de leurs herauts d'armes et des quatre chevaux du soleil, sur lesquels estoient autant de trompettes, suivis de six cornets, et de quatre saqueboutes montez sur des dromedaires.

Leurs pages estoient vestus de couleur d'aurore, et marchoient devant un colosse du Soleil, aux pieds duquel estoit estendu un grand dragon. Seize autres pages portoient des lances gayes, au mesme ordre que les precedens, apres quoy parurent aussi-tôt :

Arcesilas le Cyreneen, qui avoit pour devise un grand sapin , avec ce vers italien .

Arriva sin al ciel l'altezza sua.

On reconnut aussitôt que c'estoit d'Alpin dont il parloit dans sa devise, et qu'il avoit pris pour cela un sapin pour corps, parce que c'est un arbre des Alpes.

Xenocrate d'Agrigente : une branche d'arbre pliée en couronne :

In se stessa tornando.

Pour la réunion de la branche de Nemours à la Couronne, Megacles, Athenien : une riviere qui entre dans la mer :

Dove entra, quindi usci.

Aristomene d'Egine : un tournesol :

Di lui seguendo l'orme, A lui vice conforme.


APPENDICE 267

Telesicrate de Cyrene : une grenade ouverte :

Nel suo petto reale è tutta cuore.

Hippocleas de Thessalie : le signe du Belier, qui est le signe de la naissance de Nemorine, et qui ouvre le printemps, avec ce demy vers de Petrarque :

Il bel tempo rimena.

Thrasidée de Thebes : le soleil qui sort du signe du Belier, avec ce vers du mesme poëte :

Ad albergar col Toro si ritorna.

Par où il faisoit allusion à l'entrée de la princesse dans Turin.

Midas d'Agrigente : un palmier qui enlasse les branches d'un autre palmier, avec ce vers imité de Bracciolini Nell' amoroso sdegno :

Lega le mani ove ravuolge il cuore.

Trente-deux esclaves persans menoient les chevauz de main, et cette seconde troupe s'alla placer à l'opposite de celle des Olympiques, quand celle des Isthmiens parut.

Ses herauts et ses trompettes estoient montez sur des licornes, et les pages vestus d'un beau verd de mer rayé d'argent portaient les lances et les écus. Huit Tritons portaient les massues, et la machine estoit un grand vaisseau semblable à celui des Argonautes. Il estoit plein d'une troupe d'amours, qui faisoient un agreable choeur de musique avec des Sirenes qui l'accompagnoient d'un concert de luths et de theorbes. La Sybile de Virgile estoit sur la proue avec un rameau d'or en main, et l'on lisoit sur le bord ces vers du mesme poëte, en lettres d'or :

Nunc se nobis ille aureus arbore ramus Ostendit nemore in tanto.

AEN, VI.


268 APPENDICE

Les cavaliers estoient :

Herodote : une branche de laurier :

De tales ramos hazense coronar.

Pour la branche de Nemours.

Melisse de Thèbes : une branche de laurier pliée en couronne et liée :

Deve à este nudo su gloria.

Phylocidas d'Egine : une fleur de grenadier, qui se change en couronne :

Cine corona vistosa.

Pytheas : un pavot couronné :

Es su Essencia, no es Fortuna.

Euthymene d'Egine : une fleur de grenadier :

El diadema al parecer Siente con ella nacer.

Strepsiades de Thebes : un phoenix sur son bucher :

Eterniza su ardor.

Cleandre d'Egine : un arbre auquel un lierre est attaché :

Y no vivireis sin el,

Ni el podra vivir sin vos.

Dinis, une grenade au bout d'une branche de grenadier :

Su e stirpe ilustra.


APPENDICE 269

Trente-deux nains menoient des genests d'Espagne apres eux. Leur livrée estoit verte, aurore et couleur de feu, et comme ils avoient la plupart affecté de prendre des couronnes pour devises, les housses de leurs chevaux estoient toutes semées de couronnes, et les devises de leurs écus estaient entourées de guirlandes de fleurs agreablement diversifiées. Apres qu'ils eurent fait leur comparse, ils se placerent vis-àvis les Olympiques.

La derniere troupe fut celle des Neméens, qui fut la plus galante et la mieux en ordre. Ils avoient aussi cherché toutes sortes d'inventions pour les trois autres quadrilles, à cause qu'ils se flattaient que le nom de Nemorine estant quasi le mesme que le leur, ils auraient tout l'avantage de cette feste. Aussi ne se tromperent-ils pas dans cette persuasion, puisqu'au sentiment de tout le monde ils furent les plus lestes et les plus adroits dans cette journée.

Leur equipage tenoit en quelque façon de l'equipage de chasse, mais d'une chasse galante. Ils avoient au lieu de trompettes douze veneurs montez fort à l'avantage sur de grands coursiers. Ils sonnerent du cor à l'issue de leur pavillon, et precedoient huit pages vestus en Silvains, après lesquels Diane, comme deesse des bois, s'avança sur un grand char tiré par six lions, et sur le bord de ce char estoit ecrit en grandes lettres d'or :

Astrorum decus et nemorum.

Huit Centaures et huit Satyres portoient les massues et les lances de course des cavaliers. Ils parurent enfin, ces héros, qui faisoient gloire de porter le nom de Nemorine, et tous les yeux se tournerent sur eux avec une complaisance admirable.

Ces cavaliers estoient :

Chromius d'Etna, dont la devise estoit une couronne de chesne :

Nemorosoe gloria stirpis.

12


270 APPENDICE

Timodeme d'Athénes : deux sions de palme penchés l'un contre l'autre :

Sint una quod stirpe sati.

Aristoclide d'Egine : la rose de Provins, qui entre dans plusieurs remèdes, avec ce bout de vers de Claudien dans le panegyrique d'Olybrius :

Miscetur decori virtus.

Le jeune Alcimide : le noeud d'amour, avec ces mots d'Horace en l'Art poétique.

Dignus deo vindice.

Timasarque d'Egine : le ciel semé d'estoiles, avec la boussole dont l'eguille est tournée contre le nord :

Tot inter quoeritur una.

Le jeune Sogene : deux flambeaux joints et allumez, avec ces mots de Virgile :

Uno eodemque igne.

Aristagoras : un sapin :

Nemorum quoe maxima.

VIRG.

Tenedie : une de ces grandes couronnes de chesne que les anciens suspendoient aux portes des villes et sur les trônes :

E nemore ad solium.

Leurs chevaux avoient tous, au lieu d'aigrette, une branche


APPENDICE 271

de chesne dont les feuilles estoient d'argent émaillé de verd et les glands d'or, et leurs habits estoient de couleur de feu semés de feuilles de charme et d'yeux en broderie, pour exprimer que Nemorine estoit le charme des yeux. Les housses de leurs chevaux estoient au contraire semées de coeurs enfermez dans des couronnes de chesne, pour dire que tous leurs coeurs estoient dans les chaisnes de Nemorine, et que ces chaisnes leur estoient autant de couronnes.

S'ils eurent l'avantage dans les habits, et dans le reste de leur équipage, ils ne l'eurent pas moins dans leurs courses. Ils emporterent les deux bagues, ils rompirent plus de lances que tous ceux des autres quadrilles, et ils firent des merveilles dans toutes leurs passes.

Enfin la nuit estant venüe, les pages allumerent tant de flambeaux, que la place de Bellecour sembloit un second firmament ; ce fut à la faveur de ces flambeaux que la feste se termina par une danse à cheval la plus juste et la plus agreable qu'on ait jamais vüe.



Ballade pour le mariage de M. le duc de Savoye avec Mademoiselle, par M. de Benserade (1).

Duc, qui tenez un rang parmy les rois Et sur la Chipre avez de si beaux droits, Tendre pucelle est pour vous don céleste; Reine de Chipre, ainsi comme autrefois Estoit Vénus, hormis que, pas modeste, En a le charme et n'en a plus le reste. Bien la devez recevoir à genoux. Elle nous duit : Tel coq, telle poulette ; Fleur de quinze ans, un peu maigre entre nous, Mais elle aura bientôt gorge replette. Que de trésors ! vous les acquérez tous. Pourriez-vous faire une meilleure emplette ?

Noce, à vous dire icy ce que j'en crois, Aux uns est joye, aux autres peine et croix. Quant à vous deux, c'est profit manifeste : L'objet est pur dont vous avez fait choix ; Quoiqu'en douceur nul ne le luy conteste, Oncques n'ayez crainte qui vous moleste. Amans agneaux deviennent maris loups : En ce marché qui se fait aveuglette, Vous ne serez ni chagrin, ni jaloux ; Vous jouirez de fortune complète. L'estoffe passe et satin et velous ; Pourriez-vous faire une meilleure emplette ?

(1) Il m'a paru intéressant de relater encore cette pièce de vers, écrite par un des beaux esprits en renom du XVIIe siècle, et dont la forme est assez piquante d'ailleurs pour mériter par elle seule les honneurs de la reproduction. Nous la prenons dans l'édition des oeuvres de Benserade publiée chez de Sercy, 4697, tome I, page 13-15.


274 APPENDICE

Déjà s'entend à règler ses emplois, Chante, s'occupe au travail de ses dois, Ne sçait que c'est de galant qui proteste, Ignore amour, n'a pour ses douces lois Veine qui tende à sa mine, en son geste ; Coquetterie est pour elle une peste; Sans affecter d'ennuis et de dégoûts, Ores se joue avecque sa cadette, Ores s'amuse à de simples bijoux, Et tant qu'on veut elle se tient seulette; Ha n'est besoin de grille et de verroux. Pourriez-vous faire une meilleure emplette ?

ENVOY

Quand vous verrez fleurir la violette, Le joly temps, qu'il vous semblera doux! Aimez-vous bien tous deux, jeunes époux ; N'ayez tous deux qu'une mesme toilette, Et ce sera belle épargne pour vous. Pourriez-vous faire une meilleure emplette ?


TABLE

AVANT-PROPOS. 1

LES COMTES DE SAVOIE. 5

LES DUCS DE SAVOIE. 35

LES ROIS DE SARDAIGNE. 103

LES BRANCHES COLLATÉRALES. 119

APPENDICE. 1 83

— Quelques Mémoires de ce qui s'est passé aux Nopces

des Infantes de Savoie. 185

— L'Assemblée des Sçavants et les présents de Muses, pour les Nopces de Charles-Emmanuel II, duc de Savoye, roi de Chypre, etc., avec Marie-Jeanne-Baptiste de Savoye, princesse de Nemours. 233

— Ballade pour le Mariage de M. le duc de Savoye avec Mademoiselle, par M. de Benserade. 273

FIN



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POULET-MALASSIS ET DE BROISE

JANVIER 1860

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OEUVRES INÉDITES DE PIRON, prose et vers, accompagnées de Lettres également inédites adressées à Piron par Mesdemoiselles Quinault et de Bar, avec une introduction et des notes par Honoré BONHOMME. — 1 v. in-8° avec fac-simile. 6 fr. 1 v. in-12 id 3 fr. 50

RECUEIL DES FACTUMS D'ANTOINE FURETIÈRE, de l'Académie françoise, contre quelques-uns de cette académie, suivi des preuves et pièces historiques données dans l'édition de 1694, avec une introduction et des notes historiques et critiques, par Charles ASSELINEAU, 2 vol. in-16. 7 fr.

LA DÉFECTION DE MARMONT EN 1814, ouvrage suivi d'un grand nombre de documents inédits ou peu connus, d'un précis des jugements de Napoléon 1er sur le maréchal Marmont, d'une notice bibliographique avec extraits de tous les ouvrages publiés sur le même sujet, par RAPETTI, 1 vol. in-8° 6 fr.

LE COMTE GASTON DE RAOUSSET-BOULBON, SA VIE ET SES AVENTURES, D'APRÈS SES PAPIERS ET SA CORRESPONDANCE, par HENRY DE LA MADELÈNE, 1 vol. in-12, 2e édition. 1 fr.

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HISTOIRE CRITIQUE ET ANECDOTIQUE DE LA PRESSE PARISIENNE , 2e et 3e années (1857-1858), par FIRMIN MAILLARD, 1 vol. in-18. 2 fr.

LA LORGNETTE LITTÉRAIRE, DICTIONNAIRE DES GRANDS ET DES PETITS AUTEURS DE MON TEMPS, par CH. MONSELET, 2e édition, 1 vol. in-16. 1 fr.

LA FOIRE AUX ARTISTES, petites comédies parisiennes, par Aurélien SCHOLL, 2e édition, 1 vol. in-16. 1 fr.

PHILOSOPHIE DU SALON DE 1857, par CASTAGNARY, 1 vol. in-16 sur papier vergé. 1 fr.

LES 14 STATIONS DU SALON DE 1859, suivies d'un récit douloureux, par ZACHARIE ASTRUC, 1 vol. in-18. 2 fr.

DU GÉNIE FRANÇAIS, par EMILE MONTÉGUT, 1 vol. in-16. 1 fr.

LANDES FLEURIES, poésies, par PAUL VRIGNAULT, fortin-18. 3 fr.

PARIS ET LE NOUVEAU LOUVRE, ode, par THÉODORE DE BANVILLE, in-8° 50 c.

Publications à petit nombre.

HISTOIRE DU SONNET POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE, par CH. ASSELINEAU , 2e édition, in-8°. 3 fr.

JEAN DE SCHELANDRE, POETE VERDUNOIS (1585-1635) étude littéraire suivie de la réimpression des Gayetés, d'après le seul exemplaire connu, par CHARLES ASSELINEAU, 2e édition, in-8°. 3 fr. 50

ANDRÉ BOULLE, ébéniste de Louis XIV, par CHARLES ASSELINEAU, 2e édition, in-8°. 1 fr. 50 c.

LES MÉMOIRES DE Mme DE LA GUETTE, par HIPPOLYTE BABOU, iu-8°. 1 fr.


LA CARTE A PAYER D'UNE DRAGONNADE NORMANDE EN 1685, par Louis LACOUR, in-8°. 1 fr. 50

UN COURRIER DE PARIS EN 1664. — LETTRE INÉDITE DE MÉZERAY, publiée par J.-EDOUARD GARDET, in-8°. 1 fr.

ANTOINE LEMAITRE, par RAPETTI, ancien professeur suppléant au Collége de France, in-8°. 1 fr. 50

QUELQUES MOTS SUR LES ORIGINES DES BONAPARTE, par RAPETTI, nouvelle édition, in-8°. 2 fr.

DE LA MODE, par THÉOPHILE GAUTIER. 6 fr.

Livres en Dépôt.

Littérature.

MOSCHEK, moeurs polonaises, par HOLLOENDERS, 1 vol.in-12, 2fr.

SUISSE ET SAVOIE, souvenirs de voyage, par H. CHAMPLY, in-12. 1 fr.

VISIONS D'AMOUR, par J. E. ALLAUX, in-18. 1 fr.

DU RÉTABLISSEMENT DE L'ORDRE DE MALTE, par M. DE BARGHON FORT-RYON , brochure in-8°. (Se vend au profit de l'OEuvre.) 60 c.

Industrie.

ESSAI SUR L'ÉTAT ACTUEL DE L'INDUSTRIE ARDOISIÈRE EN FRANCE ET EN ANGLETERRE, par L. SMYERS, in-8°. 2 fr.

Histoires locales.

MÉMOIRES HISTORIQUES SUR LA VILLE D'ALENÇON ET SUR SES SEIGNEURS, précédés d'une dissertation sur les peuples qui ont habité anciennement le duché d'Alençon et le comté


du Perche, et sur l'état ancien de ces pays, par ODOLANT DESNOS , seconde édition publiée d'après les corrections et les additions manuscrites de l'auteur et annotée par M. LÉON DE LA SICOTIÈRE, avocat, ancien directeur de la Société des Antiquaires de Normandie, suivie d'une bibliographie alençonnaise, de la recherche de la noblesse de la généralité d'Alençon et d'autres pièces justificatives, in-8° (première partie). 4 fr.

HISTOIRE DES COMTES DU PERCHE DE LA FAMILLE DES ROTROU, par O. DES MURS, in-8°, avec planche. 6 fr.

HISTOIRE DE MARGUERITE DE LORRAINE, DUCHESSE D'ALENÇON, bisaïeule de Henry IV, fondatrice et religieuse du monastère de Sainte-Claire d'Argentan (diocèse de Seès), par l'abbé E. LAURENT, chanoine honoraire de Bayeux, 1 vol. in-12. 2fr. 50 c.

NOTICE HISTORIQUE SUR L'ABBAYE ROYALE DE SAINTECLAIRE D'ARGENTAN, pour faire suite à l'Histoire de Marguerite de Lorraine, par l'abbé E. LAURENT, 1 vol. in-12. 2 fr. 50

SAINT-GERMAIN D'ARGENTAN (diocèse de Séez), histoire d'une paroisse catholique pendant les trois derniers siècles, par l'abbé E. LAURENT, in-16. 2 fr. 50 c.

Ces trois derniers volumes pris ensemble 5 fr.

LA MAJOR, cathédrale de Marseille, par CASIMIR BOUSQUET, in-8°, avec planches. 8 fr.

ANNALES DES CAUCHOIS DEPUIS LES TEMPS CELTIQUES JUSQ'UA 1830, par Ch.-Juste Houël, avocat à la cour royale de Paris. 3 vol. in-8°, ensemble de près de 1,500 pages. 12 fr.


En cours de publication

Histoire politique et littéraire de la Presse en France, avec une Introduction historique sur les Origines du Journal et la Bibliographie générale des journaux depuis leur origine, par EUGÈNE HATIN.

AVANT 1789

Introduction historique. — Recherches sur les origines du Journal chez les anciens et chez les modernes. — Chroniqueurs, Gazetiers et Nouvellistes. — Gazettes manuscrites, Nouvelles à la main.

Naissance du Journal. — La Gazette, histoire et bibliographie. — Son fondateur Th. Renaudot, ses inventions et ses tribulations ; ses démêlés avec la Faculté de Médecine, avec la Fronde.

La Presse sous la Fronde ; explosion de l'esprit polémique. Les Mazarinades. Essais de journalisme.

Gazettes en vers : La Muse historique de Loret. Ses imitateurs, Scarron, Mayolas, etc.

Le Petit Journal. — Alliance de la politique et de la littérature : le Mercure galant et ses imitateurs ; le Journal de Paris, premier journal quotidien en France, etc. — Alliance de la littérature et de l'industrie : les Petites Affiches, etc

La Presse littéraire : Histoire du Journal des Savants; Bayle et ses Nouvelles de la République des Lettres; Basnage, Le Clerc, etc., Journal de Trévoux, etc., etc.

Lutte du journalisme contre l'esprit philosophique et littéraire du


XVIIIe siècle. — L'abbé Desfontaines et Fréron, le Nouvelliste du Parnasse, l'Année littéraire, etc., etc.

Journaux historiques et Journaux français publiés à l'étranger : Journal de Verdun, Journal de Genève, Annales de Linguet, etc.

Journaux clandestins : Nouvelles ecclésiastiques; Journal du Despo tisme, etc.

Encore les Nouvelles à la main.

DEPUIS 1789

La Presse pendant la Révolution; — sous l'Empire , — sous la Restauration; — sous la Monarchie de Juillet ; — en 1848.

Etat actuel de la Presse : Les Journaux et les Journalistes ; Législation de la Presse, etc.

Résumé politique : Ce qu'a été la Presse, — Ce qu'elle est, — Ce qu'elle devrait être.

Bibliographie, depuis l'origine des journaux jusques et y compris 4858.

L'Histoire politique et littéraire de la Presse en France formera six beaux volumes d'environ 500 pages chacun. Elle paraît en même temps in-8° et grand in-12.

Les trois premiers volumes sont en vente. Le quatrième paraîtra en février 1860.

PRIX DU VOLUME IN-8° : 6 FR.; — IN-12 : 4 FR.


En cours de publication à la même Librairie

HISTOIRE DE SOIXANTE ANS

PAR

HIPPOLYTE CASTILLE 10 VOL. IN-8° AVEC 40 PORTRAITS

A une époque où les Mémoires et les Correspondances posthumes viennent contredire l'histoire écrite il y a vingt et trente ans sur les documents officiels, si souvent contraires à la vérité, notre chronique nationale des soixante dernières années qui suivent la Révolution s'altère. La connaissance de cette période de notre histoire est cependant le complément nécessaire de l'éducation de tout Français, à quelque classe qu'il appartienne.

Or l'éparpillement de cette période historique est aujourd'hui tel, que le seul épisode des Girondins, sous la plume féconde de M. de Lamartine, forme huit volumes in-8°. Les redites qui sont la conséquence de cet éparpillement ne sont pas moins frappantes. Il est évident, par exemple, que le récit de la bataille de Waterloo clora l'oeuvre de M. Thiers et commence celle de M. de Vaulabelle; que la Révolution de juillet finit le livre de M. de Vaulabelle et commence celui de M. Louis Blanc. L'enchaînement des faits en est rompu, et ces doubles récits forment pour le lecteur des volumes à peu près superflus.

La refonte et la condensation de ces vastes matériaux devient chaque jour d'une utilité plus pressante. M. Hippolyte Castille a entrepris depuis plusieurs années ce grand travail que nous publions sous un titre qui en précise le cadre : Histoire de soixante ans. C'est une oeuvre que ses difficultés et son importance recommandent à la plus sérieuse attention.

L'Histoire de soixante ans, en dehors des hautes considérations qui ont déterminé son auteur à l'écrire, offre, au point de vue matériel, des avantages qu'il ressort des attributions des éditeurs d'exposer au public.

Pour connaître aujourd'hui l'histoire des faits qui se sont écoulés en France de-


puis 1788 jusqu'à la Révolution de février 1848, on est obligé, en se bornant à un seul écrivain par époque, de lire, je suppose, le nombre de volumes suivants :

THIERS, Histoire de la Révolution 10 vol.

— Histoire du Consulat et de l'Empire. 1 8 vol.

VAULABELLE, Histoire des Deux Restaurations 8 vol.

Louis BLANC, Histoire de Dix ans 5 vol.

ELIAS REGNAULT, Histoire de Huit ans 3 vol.

TOTAL 44 vol.

Outre une dépense de temps considérable, c'est une dépense d'argent qui ne s'élève pas à moins de deux à trois cents francs.

Une histoire en dix volumes, comprenant la même période historique, offre donc une économie de temps et une économie d'argent considérables.

Dix volumes permettent facilement d'ailleurs à tous les faits de trouver leur place. Ils n'offrent pas l'inconvénient des précis. Ce qu'on nomme en littérature l'intérêt, la couleur, le détail intime, peut se produire à l'aise dans l'espace de dix volumes, sans que la matière historique, contenue dans de justes limites, puisse s'étendre et dégénérer en roman.

Unité de doctrine, unité de méthode, unité de récit, précision et condensation des faits ; économie de temps ; bon marché ; tels sont les avantages que cette publication offre au public.

Une table de classement des portraits sera imprimée à la fin du dernier volume de chacune des séries dont se composera l'Histoire de soixante ans. La La première série, La Révolution, 1789—1800, formera 4 volumes.

Les trois premiers volumes sont en vente avec les portraits de Louis XVI, Marie-Antoinette, Mme de Lamballe, Mirabeau, Danton, Robespierre , Saint-Just, Mme Roland, Camille Desmoulins, Marat, Vergniaud, Charlotte Corday.

Prix du volume avec quatre portraits : 5 fr.

Alençon.— Typ. de POULET-MALASSIS et DE BROISE.