Société
2e SÉRIE = 1910
Tome IV SB Fascicule IV
de Géographie
de LYON et de la Région LYONNAISE
Fondée en 1873
BULLETIN
»o;M::M:iVireK
Le professeur Berlioux, article nécrologique, par le Docteur
E. CHAPPET 173
La Bosnie et l'Herzégovine avant et après l'occupation
autrichienne, conférence par M. Albert OFFRET, professeur à l'Université de Lyon 190
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE
6, Rue de l'Hôpital, 6
DÉPÔT chez H. QEORO, libraire-éditeur. Passage de l'Hotel-Dieu 1911
A dater du 24 juin 1912, le secrétariat sera transféré 24, RUE CONFORT, 24
LE PROFESSEUR BERLIOUX
Le 21 juin 1910, mourait dans sa 83e année, un homme qui, sans avoir cherché à faire du bruit dans le monde, n'en vivra pas moins hautement apprécié dans la mémoire de tous ceux qui l'ont connu. La vie et les travaux du professeur Berlioux lui méritent, en effet, un rang élevé parmi ceux qui ont honoré notre ville, autant par le degré du savoir que par la hauteur de ses idées et la noblesse du caractère. M. Zimmermann, secrétaire général de la Société de Géographie de Lyon, a, dans le bulletin de cette Compagnie, exprimé en excellents termes, les regrets causés par cette mort, appréciant avec sa haute compétence toute la part prise par le défunt à la diffusion dans notre ville et la région lyonnaise des connaissances géographiques.
Enumérant les publications de son très savant prédécesseur, il en a montré les caractères, de façon à faire comprendre l'oeuvre scientifique de cet infatigable travailleur, qu'on peut appeler à juste titre, le créateur de l'enseignement géographique à Lyon. Mais il n'est pas sans intérêt de joindre à cette étude des détails sur la vie du grand professeur et de rappeler comment l'homme et le savant ont des droits égaux à l'estime et l'admiration de tous. J'ai été guidé dans ces recherches par les renseignements et les documents que je dois à l'obligeance de son neveu, M. le docteur Daday, de Bourg-d'Oisans, et de M. Charmetant, qui fut d'abord son élève et devint ensuite un de ses plus fidèles amis.
Etienne-Félix Berlioux naquit en 1828 d'une très honorable famille de Bourg-d'Oisans (Isère), représentée aujourd'hui par sa soeur Mme Daday et son neveu M. le docteur Daday. Il fut, dès son enfance, sérieux et travailleur. Elevé au petit séminaire du Rondecuc à Grenoble, il y reçut avec une culture littéraire solide une formation religieuse qui le fit incliner pendant sa première jeunesse vers la carrière sa-
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cerdotale. N'ayant pas persévéré dans cette direction, il n'en resta pas moins attaché à ses convictions et ne cessa pendant sa longue carrière de savant d'affirmer par son exemple l'union de la science et de la foi. Ses aptitudes tournaient son esprit du côté de l'enseignement. Il commença donc par être professeur particulier dans une famille, où ses fonctions, très consciencieusement accomplies, ne l'empêchèrent pas de travailler à sçm Instruction personnelle.
Il devint ensuite professeur dans les lycées de Gap, de Bourg et enfin de Lyon, en i865. En dehors de son enseignement, il poursuivait ses travaux pour l'obtention des grades universitaires. Il parvint ainsi dabord à la licence ès-lettres, puis à l'agrégation et, en 187/i, au doctorat.
Ses goûts l'avaient dirigé vers l'histoire et la géographie. Et cette dernière science n'avait point encore assez fait sa place au soleil pour avoir les honneurs de chaires particulières. On s'aperçut après la guerre qu'en matière de géographie nous étions inférieurs aux Allemands et, il faut le reconnaître, le reproche n'était pas immérité, c'est seulement à la suite de l'année terrible que cette science conquit son autonomie dans l'enseignement de notre pays. Et ceux qui en ont été chargés ont montré par les résultats de leurs travaux à quel point cette création avait répondu à un besoin de l'époque actuelle. Mais avant cette rénovation Berlioux occupa la chaire d'histoire au lycée de Lyon, les élèves furent frappés de l'originalité de sa méthode d'enseignement, de son esprit d'indépendance vis-à-vis des autorités académiques aussi bien que des autorités politiques. On lui trouvait, ce n'était heureusement qu'au point de vue physi,que, une certaine ressemblance avec Bismarck, à l'époque où l'effigie de notre cruel ennemi fut vulgarisée par la gravure et la photographie.
Cette indépendance, cette liberté de langage et d'appréciation dont il avait usé sous l'empire furent, après la chute de celui-ci, un titre de recommandation qu'il n'avait certainement pas recherché, auprès du conseil municipal d'alors. Il était de mode à cette époque de proclamer que si nous avions été vaincus, c'était que nous étions pas assez instruits et que les pédagogues allemands étaient les premiers auteurs de notre défaite.
Cette affirmation pourrait être discutée.
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Quoi qu'il en soit, pour coopérer par le développement de l'instruction publique au relèvement de la France, les édiles lyonnais instituèrent, en 1871, des cours municipaux du soir, et eurent la bonne pensée de créer une chaire de géographie, dont Berlioux fut nommé titulaire.
Son cours eut, dès le début, un succès considérable, sa manière d'enseigner la géographie n'était-elle pas une véritable révélation pour nos compatriotes qui n'avaient connu de cette science que les côtés les moins attrayants ? Au lieu de se borner, en effet, à de simples nomenclatures, à des ■classifications régionales de fleuves et de montagnes, de golfes, de caps et de détroits, de villes et de ports de mer, elle avait singulièrement élargi son domaine. Géologie, météorologie et climatologie, étude des races humaines et de leur distribution, histoire naturelle, agriculture, industrie, commerce, aucune de ces branches du savoir humain n'était plus en dehors de son champ d'études. Les vastes connaissances de Berlioux, la largeur de son esprit lui permettaient d'apporter à son enseignement des méthodes nouvelles qu'il avait en partie puisées en Allemagne et des idées très originales et très personnelles ; sa parole, un peu hachée et incorrecte, . devenait très animée et faisait passer dans l'esprit des auditeurs les convictions très arrêtées qui enflammaient l'esprit du professeur. M. Zimmermann a pu dire {Revue Alpine) que ses leçons étaient de véritables prédications.
Et pour donner une idée nette de la hauteur de ses vues et des proportions données par lui à cette science dont il était l'apôtre, je ne saurais mieux faire que de reproduire les derniers passages d'un travail qu'il communiqua à la Société de Géographie de Lyon, le 6 août 1890, sous le titre suivant : A la recherche de la nation et de la cité des Hyperboréens. Cette étude très savante et sur laquelle nous aurons à revenir, se termine par les conclusions suivantes :
« Et si l'on considère ces faits, non plus par rapport à un pays particulier, mais à un point de vue général, on voit que la géographie de l'avenir, cette science de la terre qui n'a plus à découvrir des régions nouvelles, puisque l'ère des grandes découvertes de ce genre vient d'être close, doit en poursuivre de nouvelles sur les terres et les peuples connus. Elle doit prendre pour les compléter et les mettre en ordre toutes les données qui se rapportent à ces deux classes de
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faits, aux terres et aux peuples ; montrer la construction générale des terres et le rôle assigné à chaque pays d'après cetteconstruction ; faire une étude semblable sur les races, en reconnaître la distribution générale, la mission qui revient à chacune d'elles d'après cette distribution et qui leur a été donnée par Dieu ; suivre leur marche dans le passé, en signaler les efforts et aussi les erreurs, pour en comprendre la situation présente ; étendre les recherches jusqu'à connaître la situation et la mission de toutes les races, celle de l'humanité tout entière et à voir comment cette mission peut être remplie. »
Voilà un beau programme et nous sommes loin de la géographie de Malte-Brun.
Le professeur prit, pour sujet de ses cours, l'étude de la France, des divers pays de l'Europe, de l'Algérie, de la Tunisie, l'Afrique, sur laquelle les découvertes de Livingstone, de Stanley et d'autres grands explorateurs avaient attiré l'attention et qui commençait à n'être plus la mystérieuse partie du monde, fut pour lui l'objet d'études particulièrement intéressantes. Cette large compréhension de la science géographique l'entraînait à l'étude des races humaines dans leur gassé, leur présent et leur avenir. C'est ainsi qu'il en arriva à considérer l'Islamisme dans son influence actuelle, chez les peuples qui l'ont adopté et les conséquences probables dans l'avenir de cette orientation religieuse.
Aujourd'hui les progrès surprenants du Japon, le réveil de la Chine ont accru les préoccupations de l'Europe et de l'Amérique au sujet du péril jaune, on semble avoir oublié le péril Islamique. Ce péril, Berlioux le voyait redoutable, car il en avait constaté la réalité. Il avait pénétré l'action des sectes et des sociétés secrètes musulmanes ; il regardait comme probable et même inévitable un grand soulèvement des disciples de Mahomet contre ceux du Christ, le jour où, même sans l'intervention du commandeur des croyants, serait levé l'étendard du prophète. Les événements n'ont point réalisé les pressentiments, pour ne pas dire les prédictions sinistres. Mais la situation est-elle si changée ? Bien audacieux serait celui qui affirmerait que ce danger est passé pour toujours.
Ces leçons exercèrent une attraction telle, que la salle de la Faculté des Lettres fut bientôt trop petite pour conte-
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nir l'auditoire. Le cours fut transféré dans la grande salle •de la Faculté des Sciences, qui peut contenir plus de 600 personnes. Elle était toujours pleine avant le commencement de la leçon.
Nous avons vu que sous l'Empire Berlioux, dans son cours .au lycée, avait montré une grande indépendance et exposé ses idées avec la plus entière franchise. Sous la République et à la Faculté rien n'était changé dans sa manière. Sans faire de politique, il n'était pas homme à dissimuler sa pensée) à atténuer ses appréciations sur des questions d'histoire ou de géographie. Il restait, comme il l'avait toujours été, chrétien <et catholique convaincu et bien armé pour défendre ses idées. Cette liberté d'allure ne pouvait que déplaire, il le savait bien •et n'en continuait pas moins. Mais on n'osait pas révoquer un homme dont la parole était si écoutée etTenseignement, si populaire. C'est par un moyen détourné que le Conseil municipal d'alors atteignit son but ; en 1888, il supprima tous les •cours municipaux du soir, pour les rétablir quelques mois après, exception faite du cours de géographie. Berlioux était encore titulaire de la chaire à la Faculté, il donna sa démission en 1889. Plusieurs années auparavant l'Académie de Lyon l'avait reçu au nombre de ses membres. Il y fit d'importantes communications.
Quand il cessa d'appartenir à l'enseignement officiel son immense savoir et sa vie exemplaire de catholique pratiquant le désignaient tout naturellement pour les Facultés Catholiques ; une place lui fut offerte, il la refusa, craignant d'aliéner encore de ce côté quelque parcelle de son indépendance. ■On doit regretter qu'il ait renoncé si tôt au professorat, où il avait si utilement tenu sa place. Complètement désintéressé ■et menant une vie d'anachorète, il estimait que les fonctions d'examinateurs imposées aux professeurs, tant bien rétribuées qu'elles fussent, ne devaient pas être dans leur rôle et ■que c'était du temps perdu pour l'élude et pour la science.
Mais sa retraite n'atténua en rien son ardeur pour le travail, ainsi que va nous le montrer la nomenclature suivie •d'une rapide analyse de ses publications :
i° La traite orientale, Paris, Guillaumin, 1890, 1 volume -de 35o pages.
Sur la question de l'esclavage des noirs cet ouvrage apportait des révélations saisissantes. L'abolition de la traite par
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les nations civilisées des deux mondes n'avait point, en effet, comme pouvaient le croire les optimistes ignorants deschoses du continent noir et des pays Islamiques, fait cesser le commerce de la chair humaine. Berlioux donna des détails circonstanciés sur les grands marchés d'esclaves, surleur capture ou leur achat par les traitants, sur les chemins suivis par ces malheureux et sillonnés de leurs cadavres, sur leur transport et leur livraison.
Quant au nombre des victimes de la traite, il est vraiment surprenant : « En recueillant les données éparses, en rapprochant les faits, on arrive à cette conclusion qu'il y a actuellement ou qu'il y eut en certaines années une exportation de 70.000 ou 80.000 personnes. Dans ce nombre ne sont pas compris tout ceux qui ont succombé avant d'arriver au marché, et il y a des routes où les victimes sont si nombreuses qu'on peut suivre les traces des caravanes par les cadavres laissés derrière elles. Si on veut y joindre les hommes qui se sont fait tuer en défendant leur liberté et ceux qui sont allés avec leurs familles périr de misère au milieu des marais et des déserts, on arrivera à un chiffreeffrayant. Sur certains points, d'après les témoignages d'un voyageur, l'esclavage ne représente qu'un cinquième et sur d'autres points un dixième de la population anéantie par cette chasse. Ainsi, à côté des 70.000 malheureux qui partent chaque année pour l'exil le plus affreux, il y a chaque année aussi de trois à quatre cent mille morts qui restent sur le champ de bataille de la traite. Les guerres les plus sanglantes que l'histoire nous signale comptent-elles des victimes plus nombreuses et de plus vastes destructions ? » (La traite orientale, page 8.)
Les affirmations du savant professeur n'étaient pas émises à la légère ; on en jugera par la citation suivante :
« Jusqu'ici il a été difficile de connaître l'étendue de ces dévastations et l'horreur de ces crimes. En effet, les renseignements nous sont arrivés un à un ; chaque voyageur a raconté ce qu'il a vu ; il n'a parcouru qu'un point du champ de bataille... Aujourd'hui les indications, les renseignements sont assez nombreux pour qu'on essaye de les réunir ; tel est le projet que l'on cherche à réaliser dans ce livre. »
L'auteur a donc compulsé les travaux de tous les grands explorateurs qui dans la seconde moitié du xixe siècle ont
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parcouru le continent noir, jusqu'à la fin de 18C9, date de cet ouvrage.
Rappelons les noms des principaux : Speke, Baker, Livingstone, Leiean, de Decken, de Heuglin, Gerhard Rohlfs.
La traite orientale avait été trop longtemps confondue avec la traite américaine ; celte dernière ayant disparu, beaucoup croyaient que l'esclavage avait fini avec elle. Le beau livre de Berlioux est venu dissiper cette erreur et appeler l'attention du monde civilisé sur la persistance de ce monstrueux commerce.
Les puissances européennes, en se partageant le domaine africain, ont certainement apporté des obstacles considérables, à ce qu'on pourrait si justement appeler, pour me servir d'un terme souvent employé par les politiciens du dernier siècle: L'exploitation de l'homme par l'homme. Sur les côtes de l'Afrique occidentale et dans toutes les parties centrales de cet immense continent où a pénétré la colonisation, le commerce des esclaves peut être considéré comme aboli, ou tout au moins très diminué ; le nombre des noirs, objets de ce trafic, est certainement très inférieur à celui qu'avait signalé notre éminent géographe.
Cet ouvrage qui mettait en lumière des faits généralement ignorés, procura à son auteur une grande notoriété. Le gouvernement de la Grande-Bretagne le fit traduire en anglais et distribuer à tous les membres du Parlement.
20 Le volume imprimé en 1874 chez Guillaumin, sous le titre suivant : André Brue et l'origine de la colonie française du Sénégal, est une histoire très intéressante et très documentée de cette possession française à l'époque de Colbert et pendant les années qui suivirent la mort de ce grand ministre, puisque André Brue, dont le nom mérite à très juste titre d'échapper à l'oubli, administra le Sénégal sous diverses attributions pendant trente ans, de 1694 à 1724. Il a donné » dit l'auteur « à nos possessions du Sénégal des limites qui n'ont pas été dépassées, et il a dirigé des explorations sur des contrées qu'on a pas toutes revues depuis l'époque où il vivait ». Depuis le moment où ces lignes ont été écrites, le Sénégal considéré par l'auteur comme un beau domaine où la France avait un grand rôle à accomplir, a justifié en partie du moins ses espérances par une grande extension et un incontestable progrès.
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3° Le premier voyage des Européens dans l'Asie centrale et le pays des Sères (Lyon, Mougin-Rusand, 1878).
Sous le nom de Sères étaient désignés autrefois par les Romains les habitants de l'Extrême-Orient, soit de l'Inde, de l'Indo-Chinc et de la Chine. De ces pays lointains la soie était exportée à grands frais et le mot de sériciculture rappelle le nom des premiers éleveurs du bombyx. N'ayant pu me procurer le travail en question, j'ai le regret de ne pouvoir en donner l'analyse.
4° Dans la même année Berlioux lut à l'Académie de Lyon, dans une séance solennelle, un mémoire intitulé : La première école de géographie astronomique et la prochaine découverte du pays des Garamantes (Lyon, Louis Perrin, 1878).
Ce travail nous montre jusqu'à quel point les anciens avaient poussé l'exploration du monde :
<( L'école géographique d'Alexandrie fut la seule dans l'antiquité qui eut un caractère scientifique, ou plutôt ce fut cette école qui créa la géographie scientifique... En premier lieu il s'agissait de décrire notre globe, non plus seulement en parcourant les terres, mais surtout en observant le ciel... Cette détermination devait se faire d'après une formule dont voici l'énoncé : Pour chaque point du globe on doit calculer la longitude et la latitude, afin d'en déterminer exactement la position. Après les opérations de l'astronomie venaient celles de la topographie et de la cartographie... La projection adoptée n'est pas sans analogie avec celle de notre carte d'Etat-Major. »
L'observateur d'Alexandrie avait donc trouvé des principes qui sont restés dans la science depuis cette époque. Un observatoire central fut créé dans cette ville, capitale commerciale de l'empire romain. On y dressa une sorte de journal astronomique analogue à la connaissance des temps de notre bureau des longitudes. La direction d'Alexandrie fit relever un grand nombre de points sur les trois continents, soit 34i, dont n3 pour l'Europe, 5i pour l'Afrique et 177 pour l'Asie. Or, quand on compare, soit les longitudes, soit les latitudes et celles qui ont été relevées dans les temps modernes on est frappé du peu de différences qui les sépare, surtout quand il s'agit des latitudes. L'écart est plus considérable pour les longitudes, le degré de Ptolémée étant trop petit d'un sixième. L'univers, représenté par les tables de-
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Ptolémée s'étendait jusqu'au centre de l'Afrique et aux régions équatoriales. Du côté de l'Extrême-Orient, il comprenait une région nommée Cattigara, qui porte aujourd'hui le nom d'île de Bornéo et un pays correspondant exactement à la Cochinchine. Dans le centre asiatique on connaissait les mines de l'Altaï. En revenant au continent africain on y voit mentionné l'empire des Garamantes, dont la situation n'est pas déterminée, mais dont la capitale, Garama, serait représentée par une ville déserte nommée Araby et indiquée par Rohlfs comme placée au nord-ouest du lac Tchad.
5° Le Jura (Dumaine, 1880). Pour faciliter la compréhension de cette étude régionale, Berlioux fit exécuter un heau plan en relief, dont il fit don à l'Institut Géographique de l'Université Lyonnaise. Il fut assez modeste pour ne pas la marquer de sa signature. Il considérait ce massif'montagneux tout enveloppé de verdure comme étant peut-être le plus beau de l'Europe. Mais son patriotisme le lui faisait aussi considérer comme une vaste citadelle destinée à protéger notre frontière sur un des points où l'attaque serait •des plus redoutables. Et ces mesures de protection seraient aussi utiles à la Suisse qu'à la France.
6° Thèse pour le doctorat ès-lettres 1894. Sous le titre de : Doctrina Ptolemcei ab injuriis recentierum vindicala, l'auteur étudie en très bon latin l'oeuvre de Ptolémée, le principal représentant de cette école de géographie astronomique d'Alexandrie, fondée au 11e siècle à l'époque des Antonins. Il ne s'agit pas ici du système du monde de Ptolémée, mais de ses études géographiques. Ce savant dont les découvertes nous étonnent, étant donnés les moyens imparfaits dont disposaient, à cette époque, les astronomes et les géographes, a eu la singulière fortune d'être porté aux nues pendant des siècles et très méprisé par les auteurs contemporains. « Ptolemoeus laudem et vituperationem alterna vice excepit, nunc propter scientiam celebraius nunc damnatus propter errores » La thèse de Berlioux a pour but de réhabiliter la mémoire de ce grand homme et de mettre en lumière les découvertes de l'école d'Alexandrie. Deux tables de Ptolémée reproduites dans cette thèse nous montrent que l'intérieur de l'Afrique ne lui était pas inconnu, que le «ours du Nil et celui du Niger avaient été relevés. On y
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voit, non sans étonnement, figurer dans leurs situationsrespectives les deux lacs Victoria et Albert Nyanza et lesmonts de la Lune. Mais ces lacs ne sont pas placés à leur vraie longitude ; au lieu d'être coupés par l'équateur, ils sont reportés entre le 5e et le 10° parallèles de l'hémisphère austral. Les deux branches du Nil ne sont pas indiquées comme émergeant de ces réservoirs, elles ne sont marquées que beaucoup plus haut. Quant au Niger sa source, sa boucle et son embouchure sont mentionnés à peu près à leur place sans que son parcours soit l'objet d'un tracé complet.
7° Les Atlantes, histoire de l'Atlantis et de l'Atlas primitif, ou introduction à l'histoire de l'Europe (Paris, Leroux, i883). Ce volume est un véritable essai d'histoire et degéographie des époques préhistoriques. Le pays de l'Atlas est un des premiers dont le noni se rencontre dans les souvenirs des hommes. Les prêtres Egyptiens racontaient que le roi Atlas, fils de Poséidon (Neptune) ou de la mer, avait îégné sur un puissant empire qui prit le nom d'Atlantis et. qui étendit son influence jusqu'à la Grèce et à la vallée du Nil.
La question de l'Atlantis présente de grands problèmes de géographie et d'histoire qu'il est difficile d'élucider, lesdocuments pour y parvenir se réduisant aux traditions égyptiennes recueillies par Solon, le législateur des Athéniens et à quelques indications trouvées dans les dialogues de Platon ainsi que dans Hérodote et dans Salluste.
Une légende avait fait considérer l'Atlantis comme un continent occupant le centre de l'océan Atlantique, qui neuf ou dix mille ans avant notre ère, aurait été englouti par les flots après avoir envoyé une grande expédition sur le continent africain. Les savants se sont arrêtés devant ces. traditions sans les discuter et sont arrivés à considérer comme un mythe l'existence de l'Atlantis et des Atlantes. Pour l'auteur cette terre et ce peuple ont réellement existé,. dans des temps très reculés il est vrai et probablement dans cette partie nord-ouest de l'Afrique, comprenant une portion du Maroc et la région nommée Mauritanie.
Berlioux se livre à de hautes considérations sur les migrations des peuples depuis les périodes les plus rapprochées de l'apparition de l'homme sur la terre. Nous ne- le suivrons pas dans ce long parcours où l'insuffisance des.
LE PROFESSEUR BERLIOUX 183matériaux
183matériaux souvent conduit à s'aventurer dans le domaine de l'hypothèse.
8° A la recherche de la nation et de la cité des Hyperboréens (« Bulletin de la Société de Géographie de Lyon », septembre 1890).
Hérodote parie d'un peuple Hyperboréen dont la puissance était déjà connue dans le monde grec au temps d'Hésiode et d'Homère, qui fut désigné aussi sous le nom de Loxmands ou de Lorskes. Comme on n'avait pas su en rechercher ou en retrouver les traces, on crut qu'il n'avait jamais existé. Telle n'était pas l'opinion de Berlioux, qui fit, en 1890, un voyage en Danemark dans le but d'élucider cette question. Il en revint avec la conviction d'avoir reconnu l'emplacement de la capitale des Hyperboréens et de rapporter des documents sur le rôle joué par eux à l'époque où leur empire était florissant, c'est-à-dire, entre le xe et le ive siècle avant notre ère.
Cette grande ville du Nord a pris le nom de Lederun, vers le commencement de notre ère ; elle est représentée actuellement par le village de Leire et par le château de Lethraborg, à 12 ou i5 kilomètres vers le sud-ouest de Roeskilde, l'ancienne ville épiscopale de l'île de Sialand ou de Seeland. Loin d'être un mythe ce peuple a exercé une action puissante sur les populations du nord et de l'ouest de l'Europe, les Celtes et les Germains. Les premiers documents apprennent qu'il existait dans l'océan septentrional une île nommée Elixoia comparable à la Sicile par l'étendue, la douceur du climat et la fertilité. La géographie et l'histoire moderne nous montrent que ces désignations se rapportent à l'île danoise de Seeland dans la Baltique et à ses premiers habitants. Pour retrouver le passé de ce peuple, l'auteur s'est livré à une patiente étude sur les monuments mégalitiques et sur les écrits et les traditions pouvant servir à reconstituer l'histoire de ce pays et de ses habitants. Dans les temps reculés s'étaient constitués deux corporations puissantes : celle des prêtres et celle des musiciens, qui ont eu pour continuateurs à des époques plus rapprochées de nous les Druides et les Bardes.
90 La terre habitable sous l'équateur, par Polybe (Paris, Challamel, i884, avec deux cartes). La science primitive enseignait que la terre était inhabitable au voisinage de
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l'équateur. Le célèbre historien Polybe, ayant pénétré jusque dans ces régions lointaines, combattit cette opinion dans la très curieuse relation de son voyage. Il n'était pas du reste le premier explorateur du continent noir, depuis longtemps les marchands de Carthage, ceux de Leptis, ancienne ville de la Cyrénaïque et ceux de Gadès (Cadix) avaient lancé des caravanes qui, traversant les pays désertiques, avaient étendu fort loin leur pénétration au sud et au sudouest pour atteindre les terres riches en métaux et possédant des mines d'or. Les trafiquants qui fréquentaient ces routes entouraient de secret leurs opérations. Le même secret était gardé pour des terres plus lointaines qu'on peut supposer avoir appartenu à l'Amérique, si l'on en croit certains passages d'Hérodote.
L'histoire de ces voyages nous est transmise par trois ■giands ouvrages :
i° Le périple d'Hannon de Carthaginois ;
2° Le récit de Polybe, historien grec ;
3° Le travail et les tables de Ptolémée, d'Alexandrie, dans le ue siècle de l'ère chrétienne.
La relation d'Hannon nous apprend comment les Carthaginois prirent possession de l'empire commercial fondé avant eux par les Phéniciens sur les côtes de l'Atlantique. Hannon était à la fois un général, un historien et un poète, qui dans son récit n'a pas oublié de faire la part du merveilleux. Il commença par établir cinq colonies sur le littoral ; puis traversant le détroit et contournant les côtes océaniques africaines, il arriva à l'embouchure d'un grand fleuve qu'il essaya de remonter, qu'il nommait Ghrét.é, et qui ne peut être que le Sénégal ; revenu au rivage de l'Océan, il arriva en face du pays des Achantis, appelé par les anciens Acharnai. Son dernier arrêt eut lieu dans le golfe voisin du mont Cameroun, qu'il nommait le Rhéon ochema, le golfe était la corne du couchant.
Polybe voyagea pour le compte des Romains, un peu avant la ruine de Carthage, il était l'ami de Scipion Emilien. il suivit les routes fréquentées par les Carthaginois. Son voyage ne nous est pas parvenu intégralement, mais on le retrouve avec des grands détails dans les oeuvres de Pline le naturaliste.
C'est aussi par la voie terrestre que Ptolémée explora le
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centre africain, dont il a pu relever plus ou moins complètement la topographie. Deux de ses tables, celles de la vallée du Nil et celles de la vallée du Niger ont été reproduites par Berlioux.
io° Pendant les années 1887 et 1888, Berlioux fit à l'Académie de Lyon deux communications sur les Khélas ou chétas, ou Hittites, dont l'analyse se trouve dans les mémoires de cette compagnie, tome xxv, 1889. Il s'agit d'un peuple peu connu de l'Asie mineure, sur lequel l'attention. a été attirée par les découvertes de M. Couder et de plusieurs autres membres de la Société d'archéologie biblique. Les savants ont pu constater que ce peuple était arrivé à un état assez avancé de civilisation et que son territoire avait été le siège d'un des marchés les plus riches de l'Orient. Animés d'un esprit de conquête les Khétas envahirent la Mongolie et pénétrèrent jusqu'en Chine. Au sud, ils attaquèrent les Egyptiens ; à l'occident, ils se dirigèrent vers la Troade et la mer Egée, s'avancèrent même jusqu'en Italie et en Gaule. Au nord, il est permis de croire qu'ils s'établirent sur les bords de l'Euxin sous le nom de Khiti ou de Scythes.
Dans sa seconde communication l'éminent géographe affirmait que l'existence de ce peuple était attestée par de nombreux monuments dans la Syrie du nord, la Cappadoce et l'Asie mineure. Sur les monuments les figures accusent deux types bien distincts : d'une part les Héltètes de la Syrie, appartenant à la race Chamite, d'autre part les Chétas, appartenant à la race des Scythes et qui ont dominé pendant quinze siècles dans l'Asie occidentale. Ce dernier peuple passa dans l'Asie centrale, où il a laissé son nom aux Mongols-Katac. Quand ces derniers eurent conquis la Chine, le grand empire prit le nom de Kataï. A l'appui de ces assertions, Berlioux fit passer sous les yeux des académiciens le dessin d'une statue de Bacchus retrouvée récemment dans l'Asie mineure et qui est un dieu Chétas, remarquable par ses cornes.
n° Le Tibet et le champ géographique du Boudhisme (Lyon, Rey, igo5).
Au moment où l'Angleterre envoyait dans le Tibet une expédition qui s'établit à Lhassa, cette ville sainte du Boudhisme où très peu d'Européens avaient pu pénétrer, Ber-
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lioux communiqua à l'Académie de Lyon une étude sur la religion de Boudha et son champ d'expansion dans le monde. De toutes les croyances c'est celle qui a conquis et atteint les foules les plus nombreuses dans l'Extrême-Orient. Partie de Bénarès qui est aussi le foyer central du brahmisme, elle a pour principal auteur Cakya Mouni, plus connu sous Je nom de Boudha. Elle diffère surtout du brahmisme par la négation des castes. Si cette dernière religion n'est pas sortie de l'Inde, le boudhisme au contraire a été propagé au loin par les lamas et les bonzes. Il s'est étendu dans toutes les directions autour de l'Inde, mais à l'ouest, il a été arrêté par l'Islam. Les traditions boudhiques se rencontrent encore dans certaines tribus occupant le sud de l'Oural, chez lesquelles on trouve encore des lamas. A l'est c'est en Chine que cette religion a pris le plus grand développement et par la Chine elle a pénétré en Corée et au Japon. Mais le foyer le plus vivace est le Tibet occidental, résidence du Dalaï Lama qui en a été le chef suprême jusqu'à l'invasion des Anglais. Le Tibet oriental, au contraire, ne reconnaît pas l'autorité du Dalaï de Lhassa et n'est pas fermée •officiellement aux Européens. Sa ville principale, Ta-TsienLou, située sur un affluent du Yang-Tsé-Kiang, a été visitée par plusieurs voyageurs ; elle est même la résidence d'un évêque catholique français. Le Dalaï, qui avait pu écarter de son royaume les voyageurs isolés, n'a pris aucune mesure sérieuse de défense contre l'invasion anglaise et celle-ci a pu sans trop de résistance pénétrer dans la capitale le 3 août 1906. Cette pénétration doit avoir de grandes conséquences ; elle a commencé la démolition du boudhisme. A la suite de cette expédition le gouvernement chinois frappa le Dalaï d'une double déchéance, lui enlevant son titre de roi du Tibet et sa dignité de premier boudha vivant, dont il a investi le grand lama de Tashi-Lumpo.
12° Le dernier travail de Berlioux est intitulé : l'Abyssinie et.sa mission.
Dans cette Afrique qu'il aimait et qu'il avait si passionnément étudiée, un seul peuple ayant reçu l'enseignement évangélique en avait conservé la tradition. L'Abyssinie était restée-chrétienne, quoique ne se rattachant plus à la chaire de saint Pierre. Notre grand géographe, dont l'esprit dans ses derniers jours avait un peu tourné au mysticisme, en-
LE PROFESSEUR BERLIOUX 187
trevit pour cette population vigoureuse de hautes destinées dont il annonçait la réalisation en s'appuyant sur des passages du prophète Isaïe et de l'Apocalypse. Mais pour arriver à l'accomplissement de ces prophéties le peuple abyssin devait se rallier à la grande unité catholique et se soumettre à la suprématie du successeur de saint Pierre.
Cet ouvrage n'était pas destiné à la publicité et fut tiré à un petit nombre d'exemplaires. Mais le Négus d'Abyssinie, à qui il en avait fait hommage, le fit traduire dans la langue de son pays et répandre parmi ses sujets. Il est certain que l'Abyssinie gagnerait beaucoup à réformer suivant la pensée du pieux et savant géographe son christianisme dégénéré.
Cette revue donne une idée de la puissance de travail caractérisant l'oeuvre de ce grand professeur, qu'on peut fort justement appeler suivant l'expression anglaise a self made man. Le passage que j'ai cité de son étude sur les Hyperboréens nous montre comment il comprenait l'enseignement de la géographie et à quel point s'étaient élargis les horizons de cette science rattachée à l'histoire par de si nombreux liens. Sa méthode tendait à donner aux auditeurs l'habitude de la réflexion et du travail personnel ; il aimait à répéter que le premier cours de la Faculté auquel il avait assisté était le sien. Mais s'il se laissa souvent entraîner par son imagination, s'il fut souvent théoricien et spéculatif, il ne perdit pourtant pas de vue le côté pratique des idées, par sa parole entraînante et animée de convictions ardentes il poussait les autres à l'action. Beaucoup de ses auditeurs lui doivent leur vocation coloniale. « Son grand mérite » dit M. Zimmerman « fut particulièrement de rendre le rôle presque exclusif qui revient aux cartes dans l'étude et dans l'enseignement de la géographie et notamment aux cartes en courbes de niveau ».
« La carte, montrait Berlioux, doit être lue avec un soin scrupuleux et commentée à la manière d'un grand texte classique ; on y démêle les raisons de la position des villes, des routes de commerce, du genre de vie des populations, de l'histoire militaire des contrées. Ces idées, dites avec une conviction profonde, laissèrent une impression durable à tous ceux qui en recueillirent l'écho de la bouche enflammée du vieux professeur... Berlioux, affamé de certitude,
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affirmait trop, voulait visiblement tout expliquer à une époque où l'on n'avait pas encore le moyen de le faire. Ce dogmatisme a fait du tort à la portée scientifique de son oeuvre. » (Bulletin de la Société de Géographie de Lyonr 1910, fascicule 1-2).
Berlioux n'attendit pas l'âge du déclin pour descendred'une chaire qu'il avait si dignement occupée. Il démissionna à l'âge de 61 ans, au vif regret de tous ceux qui avaient écouté sa foite parole et de ceux aussi qu'intéressait le progrès de cet enseignement géographique si bien inauguré par lui. Mais pour lui la retraite n'était point un droit à l'oisiveté, et s'il passa les quinze dernières années de sa vie dans l'isolement, la liste de ses derniers ouvragesmontre assez que l'activité de son esprit ne se ralentit jamais. Il n'est pas moins vrai de dire que la prolongation de son enseignement aurait rendu ses derniers labeurs plus profitables, par une plus grande vulgarisation. Sa retraite fut donc très regrettable.
Cet homme, dont la modestie égalait le savoir, ne rechercha jamais les honneurs, aucun ruban ne décorait sa boutonnière. On se demandera sans doute pourquoi le premier géographe de notre ville, car il l'était incontestablement, ne fut pas président de la Société de Géographie de Lyon. Quand celle-ci fut créée, en 1873, s'il n'y obtint que le second rang, c'est que le premier parut naturellement réservé à M. Louis Desgrand, qui en avait été le promoteur et le fondateur, que ses nombreuses relations et son esprit d'initiative rendaient plus capable qu'aucun autre d'organiser et de faire grandir une compagnie naissante et dont les débuts furent laborieux. Après la longue présidence du laborieux fondateur, la société comprit le besoin de mettre à sa tête un administrateur, un homme de relations étendues, elle choisit M. Cambefort. Les relations du professeur avec la société devinrent plus fréquentes. Sa dernière communication insérée dans le Bulletin remonte à 1890.
Berlioux fut un des fondateurs de la Section Lyonnaise du Club Alpin Français, qu'il présida pendant les années 1887-1888. « Le 18 mars 1875 les procès-verbaux de la section relatent un discours de lui sur les services que les alpinistes peuvent rendre à la science. C'est, en effet, surtout au nom de la géographie dont on peut dire qu'il a été
LE PROFESSEUR BERLIOUX 189
l'apôtre que Berlioux s'est intéressé à l'alpinisme. Bien qu'originaire de Bourg-d'Oisans, où il a été inhumé, Berlioux ne fut pas alpiniste. La seule trace de son activité qu'on retrouve dans notre ancien Bulletin est une conférence qu'il fit le 10 mai 1887 sur les Alpes-Maritimes. On y reconnaît ce souci de faire servir les courses de montagne au progrès de la science. Et il indiquait dans quel sens et sur quel point il désirait voir porter les investigations des alpinistes.
« Dans son oeuvre écrite un seul ouvrage touche à la montagne, son Jura (Paris, Dumaine, 1880). Il y appliqua une méthode qui lui était chère et dont l'intérêt est encore bien actuel : la déduction des caractères et de la destinée d'une région sur la simple lecture d'une carte. Bien qu'elle porte sa date, cette étude montre chez Berlioux un véritable don d'analyse et l'on sent en la lisant à quel point il a été un précurseur » (Zimmermann, Revue Alpine de la Section Lyonnaise, Ier juillet 1910).
Nous savons que Berlioux passa ses dernières années dans la retraite sans renoncer au travail. Il avait préparé un grand ouvrage en quatre volumes, qui devait paraître à la fin du dernier siècle sous le titre de Revue du Monde en 1900 et qui n'a pas été imprimé. Il a dû laisser de nombreuses notes sur la Bible, car son esprit était empreint d'un certain mysticisme. Nous avons dit que dans sa jeunesse il avait eu la pensée d'entrer dans les ordres et qu'il était resté pendant sa longue carrière invariablement attaché à la foi de son enfance. Ces croyances lui firent supporter avec courage les misères et les souffrances d'un accident qui le condamnait à un repos absolu. Et après cette vie exemplaire ce fut sans défaillance et avec un solide espoir qu'il franchit le terrible passage de la vie mortelle à l'éternité.
Dr E. CHAPPET.
LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE
aoant et après l'occupation autrichienne
CONFÉRENCE
Faite le 13 Mai 1909, à l'Association des Anciens Elèves de l'Ecole Centrale Lyonnaise
PAR
1\/L. Albert OFFRET
Professeur de Minéralogie théorique et appliquée à la Faculté des Sciences de l'Université de Lyon
La Bosnie et l'Herzégovine sont situées au sud de l'Autriche-Hongrie, entre la Serbie, d'une part, et l'ancienne province autrichienne de Dalmatie, d'autre part.
Géographiquement et géologiquement, la Bosnie et l'Herzégovine ne sont pas autre chose que les Alpes Dinariques, c'est-à-dire la branche méridionale de la gigantesque bifurcation entre les bras de laquelle se partagent, sur le côté droit de cette carte géologique, c'est-à-dire, à la hauteur du méridien de Vienne, les Alpes, de noms divers qui constituent la majeure partie du territoire autrichien. Rien n'est plus aisé, d'autre part, que de distinguer la Bosnie de l'Herzégovine.
En gros on peut dire que la Bosnie est le versant des Alpes Dinariques, dirigé vers le Danube et la mer Noire, tandis que l'Herzégovine forme au contraire l'autre versant, ou plus exactement une partie de cet autre versant, dirigé vers l'Adriatique.
Si nous passons à l'examen des frontières de la BosnieHerzégovine nous constatons : que celles du nord, du sud et de l'ouest la séparent uniquement d'autres districts de la Monarchie Austro-Hongroise. Depuis l'annexion elles ont perdu toute importance.
LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE 191
Mais, au contraire, la frontière orientale est particulièrement intéressante, car, du nord au sud, elle sépare la Bosnie-Herzégovine, c'est-à-dire, l'Autriche-Hongrie, de trois pays différents.
Ce sont, au nord, le royaume de Serbie, limité par une frontière naturelle, la Drina ; puis au sud, le Monténégro, qu'une frontière artificielle sépare de l'Herzégovine.
Au milieu se trouve une province turque, l'ancienne Rascie, actuellement le Sandjak turc de Novi Bazar, dont il fut beaucoup parlé en 1909 et sur lequel nous aurons à revenir tout à l'heure.
Contentons-nous, pour le moment, de remarquer sur cette carte de la Turquie actuelle et des anciennes principautés que cette longue et étroite bande de terre, du reste centre physique du pays, réunit le double avantage, au point de vue Autrichien, de séparer la Serbie du Monténégro, entre lesquels elle s'avance comme un coin, et de fournir à la Monarchie Austro-Hongroise, un point de contact, le seul qu'elle possède, avec ce qui reste actuellement au Sultan de Constantinople de la Turquie d'Europe.
Ces considérations géographiques une fois rappelées, essayons de nous rendre compte des caractères essentiels de ces deux pays. Il est malaisé d'imaginer contraste plus accusé. La Bosnie est verte et riante.
Sa caractéristique est l'existence dans les parties élevées de formes très arrondies et d'un manteau à peu près continu de prairies et de forêts, et, au contraire, de riches cultures dans le fond des larges vallées.
Le paysage bosniaque n'offre aucun caractère oriental spécial ; et il arrive maintes fois au voyageur, venu directement de France, et circulant à l'intérieur du pays, de perdre complètement le sentiment qu'il est en Bosnie et d'être tout étonné de se trouver en présence d'un habitant en costume musulman ou d'une femme hermétiquement voilée.
Du reste au point de vue hydrographique la Bosnie est ce que l'on peut appeler un pays normal. Limitée au nord, par la Save, la Bosnie est traversée perpendiculairement à cette rivière par une série de cours d'eau, l'Una, le Vrbas,
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la Rosna, la Drina. L'aspect de ces grands cours d'eau, aux larges et fertiles vallées, ne modifie nullement cette impression d'être en France que je vous signalais tout à l'heure. Et cette impression est confirmée par la vue de certains lacs comme celui de Jézero situé au milieu d'un paysage boisé, qui rappelle à s'y méprendre un paysage vosgien.
De même les gorges sauvages du Vrbas entre Iajce et Banjaluka, et celles de la Drina à la frontière de Serbie, reportent la pensée à nos Alpes maritimes et dauphinoises.
L'Herzégovine, ainsi que la Dalmatie et le Monténégro, du reste, ne ressemble en rien à la Bosnie. Ces trois pays sont nus et désolés. Que l'on considère la côte dalmate à Sebenico, ou aux bouches de Cattaro, près de la frontière du Monténégro, ou encore que l'on monte sur le plateau du Monténégro, on retrouve toujours la même apparence dénudée et monotone.
Mais cette impression de nudité du sol serait insuffisante pour bien comprendre l'Herzégovine. C'est l'examen de l'hydrographie, qui, comme pour la Bosnie donne la clef de la structure de l'Herzégovine. Quand on suit le fond de la vallée de la Narenta, surtout dans la partie comprise entre Mostar et Rama, on éprouve au fond de ces gorges imposantes, la sensation qu'on est dans une région montagneuse dont les sommets dominent le fond de la vallée de plus de 2.000 mètres. Mais, si l'on s'élève sur les flancs de cette vallée l'aspect change, à mesure que l'on monte et on s'aperçoit vite que le Prenj, par exemple, n'est pas une véritable montagne isolée, mais qu'elle constitue l'éperon d'un vaste plateau d'altitude très élevée, débité en fragments par l'érosion.
En somme cette Narenta que je viens de signaler, n'est que le fond d'une gigantesque rainure, creusée dans le vaste et haut plateau calcaire qu'est en réalité l'Herzégovine.
Elle est assimilable au Tarn, creusant sa vallée dans nos causses de France, ou encore, pour prendre un terme de comparaison plus grandiose, au Colorado où le formidable
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travail d'érosion du fleuve a fait naître cette extraordinaire merveille, appelée le Grand Canon du Colorado. Ce canon, comme on sait, s'ouvre ainsi qu'une crevasse colossale, de 12 kilomètres de large et de plusieurs centaines de kilomètres de longueur, à travers les immenses plateaux déserts de l'Arizona, aux Etat-Unis, et y constitue, sur 2.000 mètres de profondeur, du carbonifère au gneiss, la plus magnifique coupe géologique et, en même temps, une des beaulés naturelles les plus grandioses qui soient au monde.
Nulle comparaison ne peut mieux donner l'idée de la stiucture de l'Herzégovine que celle de ces vastes plateaux du Colorado. Elle aussi, l'Herzégovine, n'est qu'un haut plateau calcaire entaillé par une rivière, la Narenta. Cette rivière jouit, de plus, de cette particularité d'être unique en ce pays. En outre du sillon qu'elle forme, on n'aperçoit, sur les cartes, que des tronçons de rivières, circulant dans des petites régions restreintes. On appelle ces régions, assez nombreuses en Herzégovine, des poljé.
Un des meilleurs spécimens se trouve aux environs de Trebnije, c'est le Popovo-Poljé. A première vue évidemment ce poljé ressemble à une vallée ordinaire. Il n'en est rien, ces montagnes ne s'ouvrent nulle part. Cette pseudo-vallée est un bassin fermé !
Mais pourquoi existe-t-il des polje en Herzégovine ?
Au point de vue hydrographique, l'Herzégovine, peut être comparée à une gigantesque écumoire, formée par un calcaire extraordinaircment fendillé, auquel a été donné le nom de Karst.
Toute l'eau de pluie qui tombe sur ce Karst s'infiltre instantanément dans les mille veinules du calcaire, et s'évanouit.
Privée d'eau circulante ou stagnante, l'Herzégovine ne peut être qu'un lamentable désert, et cette vue des environs de Mostar, la capitale de l'Herzégovine, vous prouve qu'elle n'échappe pas à cette fatalité.
Quant aux polje, qui peuvent être minuscules comme ce petit polje monténégrin, ou gigantesques comme le Livanskopolje qui a 65 kilomètres de longueur et renferme 4o.boo
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hectares, ce sont des cuvettes, alignées suivant les replis des Alpes Dinariques. Au fond de ces replis, il a pu s'accuCes montagnes ne s'ouvrent nulle part. Cette pseudo-vallée muler une certaine quantité de terre argileuse provenant de la dissolution des calcaires. C'est là, uniquement, que, grâce à l'humidité conservée par la terre argileuse, ont pu s'établir quelques cultures et quelques habitations, comme en témoigne un grand polje à l'extrémité méridionale duquel se trouve Cettinje, capitale du Monténégro. Mais si une certaine humidité peut subsister dans les polje, si même des rivières peuvent y circuler, en revanche l'eau ne peut s'accumuler dans ces bassins fermés et y constituer des réserves colossales dont la pression, en faisant céder les parois rocheuses, aurait contribué à la formation d'un régime hydrographique normal.
Les rivières des polje herzégoviniens trouvent des issues pour s'échapper et gagner en profondeur les bas niveaux du sol, elles savent si bien sortir de leurs cirques fermés que le plus souvent, en été, on ne trouve pas une goutte d'eau dans leur lit, celui-ci est alors passé à l'état de route.
C'est que en dépit du revêtement argileux, dont je viens de parler, quelques crevasses béantes subsistent en divers point du fond calcaire des polje. Ces orifices portent le nom de ponors. Les rivières s'y engloutissent et disparaissent. Que deviennent-elles ?
Les différents Polje de l'Herzégovine constituent une série de gradins, parallèles à la côte et s'étageant à diverses altitudes. Les eaux, engouffrées dans un ponor, ressortent, sous forme de source, dans un polje inférieur, où elles s'engouffrent à nouveau pour reparaître plus loin et plus bas. Et ce jeu de cache-cache recommence parfois plusieurs fois. Une bonne partie de ces eaux finit par arriver à la Narenta, qui les conduit à la mer. D'autres arrivent directement à l'Adriatique sans passer par la Narenta. On conçoit que ces sources soient parfois d'un débit considérable. Telle est, en particulier, la belle source Vauclusienne de Krupic. Telle est aussi la source de la Buna près de Mostar.
Celle-ci, dès sa sortie, est capable d'actionner un moulin.
LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE 195
POPULATIONS ET HISTOIRE
Trois races de religion différente occupent la Bosnie et l'Herzégovine.
Ce sont les Croates de religion catholique, les orthodoxes qui se considèrent comme Serbes et enfin les musulmans, qui se qualifient de Turcs.
En réalité ces trois races ennemies, et qui se sont toujours détestées cordialement, sont de la même famille. Croates, Serbes et Turcs ne sont dans ces provinces, que des frères ennemis. Il n'est pas difficile de l'établir en remontant à leurs origines.
Rome avait conquis ces régions et Auguste, puis Tibère avaient porté jusqu'au Danube la frontière de l'empire. Plus tard quand Rome eut besoin d'empereurs énergiques, capables de lutter contre les barbares menaçants, elle les trouva dans ces rudes populations des Balkans. Trois empereurs Dalmates se succédèrent sur le trône, de 270 à 3o5 après Jésus-Christ ; on les appela les empereurs lllyriens. Le plus célèbre fut Dioclétien.
Il a laissé sur la côte de Dalmatie, à Salone, dont il fut originaire, puis à Spalato (à côté de Salone), où il se retira, après son abdication, de tels souvenirs que je ne puis résister à la tentation de vous en montrer quelques-uns.
A Salone, dont Dioclétien avait fait le terminus commun des voies romaines rayonnant sur tout le pays, compris entre le Danube et l'Adriatique, nous retrouvons d'importantes ruines chrétiennes en particulier ces tombeaux et ces basiliques auxquelles les persécutions de Dioclétien donnent un intérêt tout spécial.
A Spalato nous admirons les ruines considérables du gigantesque palais qu'il fit construire après son abdication.
Les quatre vues qui défilent actuellement vous font connaître quelques détails de ce palais de Spalato.
Cette cinquième vue vous donne le plan de la ville actuelle de Spalato, dont plus de la moitié a trouvé place, nous verrons bientôt dans quelles circonstances, dans le rectangle figurant l'enceinte du palais. Et enfin cette sixième vue
196 LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE
vous montre cette enceinte elle-même, toute surmontée de maisons modernes.
C'est de ce palais que Dioclétien regarda fonctionner, — et ils fonctionnèrent mal, les quatre grands gouvernements entre lesquels il avait subdivisé l'empire romain. Est-il nécessaire d'ajouter que ce premier partage de l'empire, fut en définitive le prélude de la création de Constantinople et du deuxième partage de l'empire romain, en empire d'Orient et empire d'Occident.
Ainsi donc, c'est en définitive sur ce coin de terre, que s'est joué le premier acte du drame, la dissolution de l'empire romain, qui, pendant plus de 1.000 ans allait occuper la scène du monde, drame, dont le dernier acte ne devait se jouer qu'en i453, lors de la prise de Constantinople par les Turcs, drame enfin qui n'a été lui-même que le prologue d'une seconde tragédie européenne, encore actuellement en représentation, à savoir la question d'Orient et le refoulement des Turcs en Asie.
Dans l'un, comme dans l'autre de ces deux drames, la Bosnie et l'Herzégovine n'ont guère cessé de jouer un rôle douloureux. Pour commencer elles ont souffert de tous les maux qui accompagnèrent la dislocation de l'empire romain. Dès la fin du ive siècle lorsque la poussée de l'invasion barbare força les limites de l'empire, peu de provinces furent plus cruellement ravagées.
Et ce palais de Dioclétien, envahi, dès le début du iv° siècle, par les populations attaquées auxquelles il servit à la fois de forteresse et de lieu de refuge, ne le rappelle que trop !
Située sur les limites de l'Orient et de l'Occident, placées sur le piissage naturel de tous les envahisseurs, de ceux qui allaient vers Salonique et Byzance, comme de ceux qui allaient vers l'Italie, la Bosnie-Herzégovine vit successivement s'abattre sur elle : au ive siècle, les Wisigoths ; au v" siècle, les Ostrogoths ; au vie siècle les Huns, les Avars et enfin les Slaves, ou plus exactement les Slaves du Sud, par opposition aux Slaves du Nord, devenus les Polonais et les Tchèques.
LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE 1-9T
Seuls parmi tous ces envahisseurs successifs, ces Slaves du Sud firent dans ce pays une installation définitive.
Mais ce serait commettre une erreur que de considérer ces Slaves du Sud comme ayant jamais constitué un ensemble national.
Dès le début de leur installation dans ce pays les tribus Jougo-Slaves de l'ancienne Illyrie romaine, ont été coupées en deux par la religion.
Ceux qui remontèrent le long de la Save et se dirigèrent vers l'Adriatique furent convertis, comme les Tchèques, par des missionnaires venus de l'Occident. Ils adoptèrent la religion catholique. Ce sont les Croates et les Dalmates.
Et ceux qui s'enfoncèrent dans la péninsule des Balkans, le long de la Morava, jusqu'à la Macédoine actuelle, furent convertis au rxe siècle par des moines, venus de Constantinople. Ils adoptèrent la religion grecque et furent attirés dans l'orbite historique de Byzance. Ce sont aujourd'hui les Serbes, les Monténégrins et une partie des Bosniaques et des Herzégoviniens.
Cette séparation religieuse a provoqué chez eux un véritable schisme national qui dure encore.
C'est ainsi que Croates et Serbes n'ont pas le même calendrier et que, par suite, tout en ayant les mêmes fêtes chrétiennes, ils ne les célèbrent pas aux mêmes dates, ou plutôt aux m,êmes jours.
C'est ainsi que s'ils parlent la même langue, le serbocroate, ils ne l'écrivent pas de la même façon. Les Croates, prosélytes de Rome, ont pris et gardé l'écriture latine, heureux d'avoir le même alphabet que les grands peuples d'Occident. Les Serbes ont, au contraire, reçu l'écriture, dite cyrillique, du nom de l'apôtre slave Cyrille, de Salonique, et ils se sont fait honneur de la conserver, comme un patrimoine slave, et un héritage des ancêtres. Et ainsi des institutions, des coutumes et des lois et de bien d'autres choses. Serbes et Croates se tournent pour ainsi dire- le dos. et regardent, les uns vers l'Orient et les autres vers l'Occident.
198 LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE
Et leur rivalité est d'autant plus grave qu'il n'y a point entre eux de frontières géographiques.
Au cours des siècles, des déplacements individuels ont produit leur mélange intime et c'est, dans les mêmes villages, que vivent maintenant côte à côte, en Bosnie et Herzégovine, ces Slaves Illyriens que la communauté d'origine et l'unité de la langue semblaient destinés à former une seule et même nation, et dont la religion, l'histoire, la culture, ont fait deux peuples rivaux, dont l'inimitié se poursuit peut-être jusqu'à l'intérieur de ces cabarets où, sous des noms d'apparence diverse, les attirent cependant des alcools parfaitement identiques.
De cette rivalité il ne faudrait pourtant point voir que les mauvais côtés. A certains points de vue elle fut féconde.
Dans cette Bosnie où se sont rencontrés et mêlés deux courants opposés, l'un Byzantin, venant de Constantinople, et l'autre, Italien, venant de Raguse, il est né, de ce contact, une civilisation composite et complexe, infiniment curieuse et assez importante pour qu'en i463, le doge de Venise pût dire, sans trop d'exagération, que le royaume de Rosnie était le plus riche royaume de la terre.
Aussi quand, en i355, à la mort inattendue de son fondateur, se disloqua, aux portes de la Bosnie, la Grande Serbie, ayant Uskub, actuellement en Macédoine, pour capitale, grande Serbie que le Charlemagne Serbe, Stephan Douchan, avait réussi à constituer en réunissant à la Serbie les principautés indépendantes de Rascie, d'Herzégovine et de Monténégro, mais toutefois, sans y joindre la Bosnie, théoriquement vassale des rois de Hongrie, depuis 1102, date de la conquête du royaume Croate par les Magyars ; alors Tvarko I", roi de Bosnie comprit que son pays pouvait lui aussi devenir le noyau d'un grand empire slave.
A son tour, il occupa successivement la Rascie, l'Herzégovine et le Monténégro, détachées de la grande Serbie, en voie de décomposition, il y ajouta la Dalmatie et la Croatie ; il réussit même à contracter une alliance avec la Serbie.
Un grand empire slave naissait à nouveau, autour, cette fois, de la Bosnie, comme noyau. Mais un vent de tempête
LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE 199
souffla sur ce germe prêt à éclore, qui périt une deuxième fois. Les Turcs approchaient, et en 138g, cinquante ans après la destruction de la grande Bulgarie, que je rappelais tout à l'heure au début de cette conférence, ils écrasèrent dans les plaines de Kossovo, au nord d'Uskub, en plein Sandjak de Novi-Bazar, et malgré une résistance héroïque, les contingents bosniaques et serbes réunis pour leur barrer le chemin de l'Europe !
Certes, cette lutte épique qui sema l'épouvante en Europe, et fut, en particulier, la cause de l'organisation, en notre France, de la malheureuse croisade de Jean Sans Peur, ne fut point suivie immédiatement de l'occupation définitive du pays par les Turcs. Grâce à l'héroïsme de Mathias Corvin, roi de Hongrie, les Turcs ne devaient, en particulier, s'installer définitivement en Bosnie, que beaucoup plus tard ; mais dans les plaines de Kossovo le coup mortel avait été donné à la grande Serbie.
De ce coup elle ne devait jamais se relever. Aussi de cette bataille, datant pourtant de plus de cinq cents ans, les Serbes, des deux rives de la Drina, ont gardé, dans leur coeur, un souvenir aussi vivace que peut être vivant dans notre coeur le souvenir de Waterloo ou de Sedan.
C'est que la bataille de Kossovo marque le jour, peut-être unique dans leur histoire ou, coude à coude, les Serbes, de toute nationalité, ont lutté pour une patrie, d'autant plus belle et d'autant plus aimée qu'ils n'ont jamais pu la posséder que dans leurs rêves.
Deux ans après Kossovo, Tvarko 1er mourait ; et, après sa mort, la Bosnie ne connut plus, ce n'était pas la première fois, du reste, que la plus épouvantable anarchie. Luttes religieuses, querelles intestines, rien ne lui fut épargné. Ce n'était pourtant pas l'heure de la discorde !
Les Turcs étaient là qui guettaient leur proie. Ils la saisirent par lambeaux et, en i5g2, tout ce qui constitue actuellement la Bosnie et l'Herzégovine se trouva placé pour trois siècles sous l'autorité des sultans.
Elle leur fut dure.
200 LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE
Dès le lendemain de sa victoire Mahomet II avait organisé sa conquête.
Trente mille jeunes gens, enrôlés parmi les Janissaires, deux cent mille personnes, réduites en esclavage, avaient assuré la soumission immédiate du pays.
La conversion à l'Islam fit le reste et acheva de transformer la contrée.
Chose curieuse : nulle part la religion de Mahomet n'a rencontré des sectateurs plus empressés et plus fanatiques qu'en Bosnie-Herzégovine. Les grands seigneurs de la féodalité bosniaque, placés entre leur foi (sur laquelle il y aurait du reste beaucoup à dire, car la Bosnie a eu aussi ses Albigeois, les Bogomiles), et le souci de leurs intérêts terrestres, ces grands seigneurs, dis-je, se firent musulmans pour garder leur pouvoir et leurs biens.
Les pauvres demeurèrent chrétiens et devinrent raïas, ce qui en turc veut dire troupeaux. En fait, à la religion près, car la langue Serbo-Croate resta la seule langue du pays, la Bosnie demeura ce qu'elle était auparavant : un pays slave et profondément féodal.
Seuls les noms changèrent; les nobles s'appelèrent désormais begs et aghas, mais ils ne furent ni moins jaloux d'indépendance, ni moins indiciplinés à l'égard de leurs maîtres; ils ne furent surtout ni moins oppressifs, ni moins durs à l'égard des serfs établis sur la terre que, seuls, les musulmans furent désormais capables de posséder.
Toutefois dans celle infinie misère brillaient quelques lueurs d'espérance.
La défaite des Turcs devant Vienne (i683) avait marqué définitivement le recul de l'Islam.
En 1688 les armées autrichiennes reparaissaient au sud de la Save, et, en 1697, le prince Eugène entrait en vainqueur à Sarajevo.
A l'appel des libérateurs les populations chrétiennes prenaient les armes ; mais, avec la retraite des armées impériales, la rigueur de leur sort s'accroissait encore et begs et aghas rivalisaient de violences et de cruautés à l'égard des malheureux raïas.
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Enfin, au début du xixe siècle, après la chute de Napoléon, la situation de la Bosnie-Herzégovine finit par devenir intolérable, même pour la Turquie que commençaient à émouvoir les révoltes et les guerres d'indépendance. En Serbie, en Gièce et ailleurs, elles se multiplièrent, dès lors, dans l'empire en le réduisant de plus en plus.
En 1828, le Sultan Mahmoud décréta des réformes ; l'aristocratie bosniaque y répondit par l'insurrection ; et il fallut aux Turcs cinq années de luttes pour venir à bout des insurgés. Dix ans plus tard, l'insurrection reprenait de plus belle. Cette fois -la répression fut terrible. Des centaines de begs et d'aghas furent décapités, noyés dans la Bosna, emmenés prisonniers à Constantinople. Sarajevo, jadis, presque indépendante, devint la résidence des Vizirs et, sous la main de fer du Serdar Orner Pacha, tout le monde plia.
Mais les begs avaient eu beau perdre leur autorité politique, ils demeurèrent les seuls maîtres du sol ; et, malgré les promesses du gouvernement turc, la condition des raias restait déplorable.
Vainement ceux-ci multipliaient leurs doléances, vainement ils adressaient aux puissances mémorandum sur mémorandum. Vainement en 1857 et en 1867 ce mécontentement se traduisait en prises d'armes, rapidement et violemment réprimées.
Enfin, en 1875 sonna l'heure, je ne sais si je dois dire de la délivrance, en tous cas, de la paix sociale. Une nouvelle révolte plus terrible et plus générale éclata.
De l'Herzégovine où elle commença, et où elle fut soutenue par le voisinage complice du Monténégro, elle gagna bientôt la Bosnie toute entière. Pendant des mois les Turcs mirent le pays à feu et sang; et les massacres récents d'Adana sont là pour rappeler qu'ils s'y entendent. Rien n'y fit.
Pendant ce temps quelques villages slaves de la Bulgarie, à cette époque encore province turque, ayant pris les armes, la Turquie lâcha contre eux les Bachi-Bouzouchs. Ceux-ci massacrèrent toute la population, 25.000 habitants, et s'amusèrent à couper leurs victimes en petits morceaux. Alors la Serbie déclara la guerre à la Turquie et pénétra en Bulga-
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rie pendant que le Monténégro se déclarait de son côté en faveur de ses frères slaves.
L'Europe fit entendre des protestations, la Turquie s'en tira en lui jouant la comédie de la constitution, celle qu'Abdul Hamid a sortie de ses tiroirs, il y a six mois, et qu'il y a un mois à peine, il était censé défendre avec tant de soin.
Alors la Russie se déclara et pénétra en Bulgarie. Vous savez ce qu'elle y fit et comment, en décembre 1877, les troupes russes ayant enlevé, après un siège mémorable, Plewna, héroïquement défendue par les Turcs, franchirent lés Balkans en plein hiver, battirent une deuxième armée turque et arrivèrent, en quelques étapes, à Andrinople, aux portes de Constantinople.
Cette fois la Turquie épouvantée demandait la paix. Elle fut signée le 3 mars 1898, dans cette localité de San Stefano où, en avril 1909, s'étaient réfugiés les débris du parlement ottoman, placés sous la protection de l'armée des Jeunes Turcs, de Salonique, menaçant Constantinople.
La stipulation la plus importante du traité de San Stefano était la constitution d'une nouvelle principauté tributaire, détachée de la Turquie, la grande Bulgarie, qui comprenait toute la Bulgarie actuelle et en plus la Macédoine.
De leur côté la Bosnie et l'Herzégovine obtenaient les institutions réclamées vainement pour elle par l'Europe en 1876, institutions qui devaient être établies sous le contrôle commun de l'Autriche et de la Russie.
Mais ce traité, imposé à la Turquie, ne fut pas accepté par l'Europe que menait, à cette époque, la rude poigne de Bismarck. L'Angleterre envoya une flotte près de Constantinople ; l'Autriche mobilisa.
Toutes les deux réclamèrent une conférence et Bismarck les soutint en déclarant que l'Allemagne ferait le courtier honnête ! Et la Russie, qui avait dépensé quatre milliards, et qui n'avait plus d'argent, céda et signa avec les autres puissances, le traité de Berlin qui remplaçait celui de San Stefano.
Ce que fut ce traité pour l'ensemble des Balkans il serait hors de saison de l'indiquer ici. Contentons-nous de rappeler en ce qui concerne la Bosnie-Herzégovine, qu'il sanctionnait
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l'élimination du contrôle de la Russie, au profit de l'Autriche et que, d'autre part, en maintenant séparée la Serbie du Monténégro par le Sandjak de Novi Bazar, il orientait vers les Balkans, suivant le souhait de Bismarck, la politique du cabinet de Vienne !
Mais il ne suffisait pas d'autoriser l'Àutriche-Hongrie, à occuper et à administrer, à titre provisoire, mais pour une durée indéterminée, la Rosnie et l'Herzégovine, ainsi qu'à entretenir des garnisons dans le Sandjak de Novi Bazar, ancien noyau du grand empire Serbe, il fallait réaliser ces stipulations !
Pour occuper la Bosnie et l'Herzégovine il fallut, au général autrichien Philippovic, 5o.ooo hommes. Au bout de deux mois de combats acharnés, le 19 août 1878, Sarajevo prise d'assaut, tombait, après une furieuse bataille, entre les mains des troupes impériales. Mais quatre années de luttes furent encore nécessaires pour conquérir entièrement la Bosnie-Herzégovine et, pour pouvoir imposer à la population, comme garantie de la paix, le désarmement général.
En 1882 l'opération était terminée. Elle avait coûté, à l'Autriche-Hongrie, la vie de 5.000 de ses soldats et un milliard de francs. Le régime civil allait commencer !
Dans quelle mesure l'administration autrichienne a-t-elle su résoudre les graves problèmes qui dominent toute l'histoire de la Bosnie ?
Les questions religieuses, si âpres en ce pays, que se partagent trois confessions rivales, ont-elles trouvé quelque apaisement ?
L'aristocratie féodale des begs, si puissante et si turbulente durant tant de siècles, s'est-elle accommodée du nouvelétat de choses ?
La question agraire qui, en tout temps, a si profondément troublé ce pays et qui a été la raison d'être officielle de l'occupation autrichienne, a-t-elle été résolue en tout ou en partie ?
Enfin les aspirations vers un grand état slave tel que le Moyen-Age a failli par deux fois le voir naître en ces
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contrées, se sont-elles effacées au contact de la civilisation apportée par l'Autriche ?
Ce sont des questions qui se posent nécessairement au terme de ce récit ; il appartient à la troisième partie de cette, conférence d'y donner une réponse.
LA SITUATION ACTUELLE
Les moyens dont dispose un gouvernement pour modifier l'état moral et matériel d'un pays sont nombreux ; mais leur succès dépend beaucoup de la valeur de l'homme chargé de les manier.
François-Joseph eu la main heureuse, en mettant à la tête des deux provinces, un de ses fonctionnaires les plus remarquables, M. de Kallay.
Pendant plus de vingt ans, l'illustre homme d'Etat n'a cessé de gouverner le pays, travaillant sans relâche à le guérir de ses maux. Ce sera sa gloire d'avoir ouvert à la BosnieHerzégovine les chemins de la civilisation.
La méthode de M. de Kallay fut à la fois scientifique et évolutionniste. Au lieu de faire table rase des institutions, et d'apporter comme panacée, à ces populations, le système administratif et financier qui convient à leurs voisins d'Autriche-Hongrie, M. de Kallay se fit, au contraire, un devoir de respecter provisoirement les usages et les lois des deux provinces, en attendant que la pratique vînt mettre en évidence les amendements nécessaires. Autrement dit, il se garda bien de copier les procédés administratifs que nous avons appliqués si malencontreusement en Algérie, il adopta ceux qui nous réussirent si bien en Tunisie, — après lui !
D'autre part, il fit appel à la science pour mettre le territoire en valeur.
Un de ses premiers actes consista à charger des savants et des ingénieurs, d'explorer le pays en tous sens, afin de dresser l'inventaire des ressources du pays, et des travaux publics à exécuter.
Ainsi guidé le gouvernement se mit à l'oeuvre, et dans toutes les directions à la fois, l'évolution commença !
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L'exposé de quelques-uns des résultats obtenus va vous montrer la valeur de la méthode.
L'insurrection de 1878 avait été avant tout d'ordre religieux et économique.
Qu'y avait-il à faire pour apaiser les haines religieuses et ramener chez tous la prospérité ?
Pour établir la paix religieuse M. de Kallay eut besoin d'un tact infini ; car il avait à tenir compte, non seulement des différences confessionnelles existant entre les trois parties de la population, mais encore des trois tendances, pour ainsi dire nationales, auxquelles correspondaient ces trois religions.
Occupons-nous d'abord des Musulmans. Au nombre de 5oo.ooo environ et constituant à peu près le tiers de la popopulation, les musulmans formaient, depuis quatre siècles, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, par la richesse et l'influence, le groupe dominant de ce pays.
Fallait-il essayer de briser cette suprématie ? M. de Kailay ne le pensa pas !
Non seulement il garantit aux musulmans la propriété de leurs biens, le libre usage de leur religion, de la loi musulmane et de leur statut personnel, mais encore, toutes les faveurs conciliables avec la liberté des cultes, et l'égalité devant la loi, ont été accordées à ces musulmans bosniaques, les adversaires de la veille. Si bien qu'on a parfois accusé le gouvernement autrichien de chercher à s'appuyer plutôt sur les Musulmans que sur les Chrétiens.
Le résultat de cette politique, tout à l'honneur de l'administration autrichienne, fut que, contrairement à ce qui s'est passé jadis en Bulgarie, en Thessalie et ailleurs, très peu de musulmans bosniaques ont, après l'occupation autrichinenne, émigré sur les terres demeurées sous la loi du Prophète.
Quant aux deux autres confessions, catholique et orthodoxe, M. de Kallay s'est efforcé, tout en leur donnant dans l'exercice de leur culte toutes les facilités possibles, de faire
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servir l'influence de leur clergé à l'apaisement de leurs haines séculaires.
Du côté orthodoxe, lequel représente environ les 45 centièmes de la population, il a pu agir, grâce à un véritable concordat, signé entre l'Autriche-Hongrie et le patriarche oecuménique de Constantinople.
Ce concordat, unique peut-être en Orient, a donné le droit à l'administration autrichienne de nommer les évêques orthodoxes, les métropolites, qui à leur tour, nomment les popes.
Et quant aux catholiques, c'est-à-dire, aux Croates qui repiésentent les vingt et un centièmes de la population, et qui en sont, sauf exception assez rare, la partie la plus pauvre et la plus ignorante, ils la doteront d'une hiérarchie épiscopale régulière toute imprégnée des doctrines du célèbre patriote slave catholique, Monseigneur Strossmayer, l'évêque de Croatie, qui, pendant toute sa longue carrière, et avec l'appui du pape Léon XIII, n'a cessé de combattre pour le retour des Orientaux, et spécialement des Slaves, à l'unité romaine.
Certes, il serait téméraire d'affirmer que ces idées ont fait actuellement beaucoup de progrès parmi ces frères ennemis. Les orthodoxes surtout se tiennent sur la défensive et certain procès politique, qui se déroulait, il y a deux ans à Agram, tendait à prouver que celte défensive est ardente du côté indigène et violemment, comprimée du côté gouvernemental.
Mais il n'est pas exagéré d'affirmer qu'actuellement la tolérance au point de vue religieux est en général la règle en Bosnie-Herzégovine, mosquée, église catholique et église grecque peuvent actuellement vivre côte à côte comme l'indique un exemple que tout le monde peut voir à Sarajevo. Cette politique de tolérance, l'Autriche l'a poursuivie dans l'école, qui, en tous pays, est le grand instrument de transformation des esprits. Et elle l'a pratiquée avec une rigoureuse impartialité, évitant jusqu'à l'apparence d'une politique confessionnelle.
La première idée qui vient à l'étranger est de s'imaginer
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que l'Autriche-Hongrie travaille, par les écoles de BosnieHerzégovine à germaniser les provinces occupées. La vérité nous contraint de dire que cela semble une erreur. L'allemand n'apparaît comme langue officielle que dans l'armée et les chemins de fer. Pour toutes les affaires locales, justice, administration, etc., la seule langue en usage est la langue du pays, le serbo-croate. Aussi dans les écoles de tout genre de Bosnie-Herzégovine, c'est en serbo-croate et rien qu'en serbo-croate que se donne l'enseignement.
Mais si la langue de l'enseignement n'a pas changé, en revanche l'esprit de l'enseignement a été radicalement modifié.
Sous la domination ottomane les écoles de Bosnie-Herzégovine se subdivisaient naturellement en écoles des Turcs, des Croates et des Serbes. Elles entretenaient à qui mieux mieux l'ignorance et la division dans le pays. Seules les écoles turques étaient soutenues par le gouvernement. Mais dans ces écoles presque toutes religieuses et rattachées aux mosquées, on apprenait surtout le Koran. Quant au reste de l'enseignement, quel que fût son niveau, il était exclusivement oriental.
Dans aucune école turque de Bosnie-Herzégovine on n'apprenait à lire et à écrire le serbo-croate, seule langue parlée, même par les Turcs, en ce pays. Et il fallait aller à la plus haute école musulmane du pays, à l'école militaire, préparant à celle de Constantinople, pour y apprendre une autre langue que le Turc, l'Arabe ou le Persan.
Et cette langue privilégiée, cette langue destinée à servir de truchement aux Bosniaques pour leurs relations avec l'Occident, c'était la nôtre, notre chère langue française qui, comme vous le savez, jouit encore en Turquie d'Europe et en Turquie d'Asie d'une diffusion véritablement incomparable. Telle était la situation au point de vue musulman.
Les chrétiens étaient encore plus mal partagés, le gouvernement ottoman n'ayant jamais manifesté, pour leur insliuction, que le plus hautain mépris.
Obligés de pourvoir seuls aux besoins de leurs écoles, les chrétiens s'imposaient pour elles des sacrifices qui, bien
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que lourds pour leur pauvreté, étaient en réalité des plus insuffisants.
Les Croates qui sont catholiques trouvaient un allégement tout au moins apparent à leurs charges, dans les ressources que leur offraient les monastères, comme celui de Kresevo, dirigés par les moines franciscains. Ceux-ci, en dehors du catéchisme romain, enseignant la lecture et l'écriture du serbo-croate, mais en caractères latins, inconnus des Serbes et des Turcs.
Quant aux Serbes, ils avaient réussi à créer une centaine d'écoles, où on apprenait à lire et à compter, mais uniquement en employant les caractères cyrilliques inconnus des Croates et des Turcs.
Telle était en 1882 la situation lamentable de l'instruction publique en Bosnie-Herzégovine.
En apprenant à lire et à écrire à la population, suivant trois systèmes d'écriture, incompréhensibles pour les deux auiies parties de la population, on mettait dans l'impossibilité de se comprendre et de commercer, autrement que verbalement, les trois sectes religieuses. Ce système ne pouvait servir qu'à attiser et même à entretenir les haines intestines.
L'administration de M. de Kallay a fait naître pour l'instiuction publique en Bosnie-Herzégovine un mouvement de progression analogue à celui qui s'est développé pendant la même période, dans presque toute l'Europe Occidentale. D'abord la loi rendit obligatoire l'instruction élémentaire.
D'autre part le gouvernement s'efforça d'établir, au moyen de l'enseignement, un lien entre tous les citoyens ; et cela, sans heurter de front leurs convictions religieuses et même leurs préjugés I
Aucune école confessionnelle musulmane, catholique ou orthodoxe ne fut fermée. Bien au contraire le gouvernement se déclara prêt à subventionner toutes celles qui en auraient besoin ; mais à la condition de pouvoir contrôler l'enseignement et de participer au choix des instituteurs.
Enfin, à côté des écoles confessionnelles, il en créa d'autres non confessionnelles, appelées écoles générales, analo-
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gués à nos écoles primaires où il a fait vivre côte à côte des enfants des divers cultes !
Mais respectueux de toutes les convictions intimes il a voulu assurer à chaque culte son exercice régulier.
Confondus, en matière d'enseignement profane, les élèves sont, à certaines heures, répartis, suivant leur confession, dans l'école même, en des salles spéciales, où des ministres de diverses religions viennent du. dehors, instruire chaque groupe d'enfants de la foi de leurs pères.
Cet acte d'impartialité a eu des résultats que l'on peut qualifier de prodigieux.
D'une part, le nombre des élèves de tous genres a plus que décuplé, et d'autre part, le nombre des écoles confessionnelles a plutôt diminué. De sorte que tout le bénéfice a été, pour les écoles générales qui, chose intéressante, ont exercé également leur attraction sur les trois sectes religieuses.
Un résultat apparaît déjà très nettement !
C'est l'avantage que recueillent les élèves de ces écoles, de recevoir un enseignement commun, qui comprend en particulier pour tous, à côté de l'enseignement de l'histoire de leur pays, l'obligation d'écrire couramment leur langue, le serbo-croate, à la fois en caractères latins et en caractères cyrilliques.
Des groupes d'hommes, vivant sur la même terre, et qui ne pouvaient naguère, malgré cela, échanger entre eux aucune correspondance, sont en état maintenant de se comprendre autrement que par la parole ; enfin, après avoir vécu côte à côte à l'école, ils arriveront peut-être à ne point se détester.
Les Bosniaques se rendent-ils compte de cette évolution progressive de leurs idées et l'apprécient-ils à sa valeur ? Nous n'oserions l'affirmer.
Toujours est-il que, conscients ou non de cette métamorphose, l'appelant ou la redoutant, irrités ou résignés, ils la subissent ; et, par elle, ils deviennent, il le semble du moins, à la fois meilleurs et plus heureux.
Mais à cette transformation de l'enseignement primaire
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ne se borne pas l'oeuvre de M. de Kallay, au point de vue de l'instruction publique.
Dès les premières années de son intervention celui-ci prévit que le développement prochain de l'agriculture et des travaux publics, créerait en Bosnie-Herzégovine une activité commerciale relativement intense ; et ils se préoccupa d'y préparer l'indigène par des écoles pratiques de commerce, des écoles diverses d'agriculture sur lesquelles nous aurons à revenir tout à l'heure, des écoles techniques, et enfin, des écoles professionnelles pour les jeunes filles, avec classes de broderie, de dessin, de couture.
Toutes ces écoles contribuent actuellement pour leur part au développement de la Bosnie-Herzégovine et elles ont considérablement élevé le niveau intellectuel et matériel de la population.
Mais les plus originaux de ces établissements ce sont les cinq écoles et ateliers modèles d'art décoratifs.
L'institution de ces établissements a été accueillie avec faveur par les indigènes, car leur hérédité les avait préparés à saisir la haute utilité de ces créations. Les Bosniaques, surtout les musulmans, avaient toujours tenu en particulière estime ces industries délicates d'art décoratif qui exigent à la fois un sens artistique très fin, et une remarquable habileté manuelle ! C'était le legs d'un lointain passé dont la trace se retrouvait jusque dans les objets les plus vulgaires. Bien avant la conquête turque s'étaient introduits puis répandus dans le pays, le goût et les procédés de l'ornementation byzantine.
Sous l'influence de Venise et de Raguse cet art s'était ensuite transformé et était devenu quelque chose de particulier et de relativement original, l'art bosniaque.
Mais au moment de l'occupation autrichienne l'étal de guerre permanent avait épuisé la vitalité des habitants du pays et entraîné, sinon la disparition totale, au moins la déchéance de leurs industries artistiques.
Dès le début de son administration, c'est-à-dire en 1882, M. de Kallay comprit tout l'intérêt qu'il y aurait à ne point laisser périr les traditions de ces anciens métiers. Il fit re-
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chercher, par tout le pays, les vieillards qui, depuis leur jeunesse, avaient abandonné les travaux artistiques, et, il créa des ateliers où furent remises en vigueur les anciennes techniques. Mais ce n'était pas assez de restituer à l'indigène les élémentsde sa prospérité d'autrefois. M. de Kallay pensa qu'il importait d'industrialiser les procédés courants, pour aboutir à une production largement rémunératrice.
Telle a été l'origine de ces ateliers modèles, à la fois musées, écoles et usines où le gouvernement actuel forme et entretient des artistes et grâce auxquels il a fait revivre en Bosnie-Herzégovine plusieurs branches d'industrie, l'incrustation, la ciselure, la gravure, la broderie, la fabrication des tapis qui de plus en plus assureront à ces provinces d'importants revenus.
Enfin, pour ne pas être trop incomplet dans cet exposé de l'état de l'enseignement en Bosnie-Herzégovine, il me faudrait encore citer, d'abord nombre d'écoles supérieures, soit confessionnelles, comme la Medressé de Travnik, soit non confessionnelles, écoles dont le niveau correspond à peu près à celui de notre enseignement secondaire et enfin une véritable école d'enseignement supérieur, l'école juridique du Schériat, où se forment les futurs ulémas et les futurs cadis, c'est-à-dire les futurs prêtres mahométans de premier rang et les futurs juges musulmans. Installé dans un palais moderne, à Sarajevo, cet admirable institut dit bien haut à tous les musulmans de Bosnie-Herzégovine la protection que le gouvernement austro-hongrois entend accorder à leurs croyances et à leurs droits ! Il est temps de conclure. A son oeuvre d'instruction publique c'est plus de deux millions de fiancs que consacre annuellement le gouvernement central.
Aussi parmi les pays nouvellement transformés, la Bosnie-Herzégovine occupe-t-elle, quant à l'importance de l'enseignement, un rang très élevé.
Mais l'oeuvre scolaire de M. de Kallay n'a pas seulement une haute valeur, au point de vue pédagogique. Elle en a une plus grande encore, au point de vue politique et social.
En se montrant dans l'école le modérateur opiniâtre des
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luttes politiques, qui subsistent encore entre les divers groupes de la population des deux provinces, il se pourrait que le gouvernement autrichien, ait travaillé, volens-nolens, à une oeuvre plus haute ; et, qu'en s'efforçant de rendre à ses administrés, par l'école, le sentiment de leur unité ancienne, il ait fait renaître, chez le chrétien et chez le musulman, la conscience de leur parenté morale. Il aurait ainsi préparé les voies à la constitution d'une nationalité et d'une patrie bosniaque, laquelle, d'origine slave ne pourra que renforcer l'élément slave, déjà si considérable dans la monarchie dualiste d'Autriche-Hongrie, et amènera, peut-être un jour, celle-ci à l'état de monarchie trialiste, par la constitution à côté de l'Autriche et de la Hongrie d'un troisième royaume slave.
A quel point en est cette transformation morale ? Il est bien difficile de le dire en l'absence de toute représentation parlementaire et de toute presse indépendante, aussi je préfère me taire à ce sujet en laissant à l'avenir le soin de nous éclairer I
La réponse du reste est vraisemblablement prochaine, car depuis l'annexion, l'Autriche a décidé la création d'une diète, c'est-à-dire un parlement spécial pour la Bosnie-Herzégovine, diète qui doit se réunir le i"r septembre 1909. C'est à elle de parler !
Il est temps de nous occuper, pour finir, de la transformation matérielle de la Bosnie-Herzégovine dont je ne vous ai encore parlé qu'accessoirement. Dans cet ordre d'idées les faits crèvent les yeux.
La question qui doit nous occuper en première ligne c'est la question agraire.
L'agriculture est, en effet, la principale occupation des habitants de la Bosnie-Herzégovine dont 88 % constituent le groupe agricole.
Mais vous savez aussi que la propriété du sol étant presque exclusivement musulmane, les chrétiens ne participaient à l'agriculture que comme métayers des Aghas avec lesquels ils partageaient leurs récoltes.
L'insurrection de 1876-78 n'avait pas eu d'autre cause que
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l'état de misère dans lequel étaient tombés ces métayers appelés Kmets, par suite des exactions des Aghas, leurs terribles seigneurs et maîtres.
Résoudre la question agricole constituait pour le gouvernement autrichien une nécessité de premier ordre.
La solution qu'il trouva fut d'une élégance extrême. Persuadé que toute expropriation du sol, au détriment de ses piopriétaires, serait pour l'Autriche une cause de difficultés infinies, l'administration, fidèle à sa méthode, songea uniquement à améliorer le régime en présence duquel elle se trouvait. Ce régime, avons-nous dit, c'était le métayage. Or, le métayage avait, en Bosnie-Herzégovine, comme partout, du reste, des avantages et des inconvénients. A côté d'inconvénients, en somme médiocres, les avantages possédés par les kmets bosniaques étaient loin d'être négligeables.
Les principaux consistaient, en ce que d'une part : le métayer, tant qu'il cultivait régulièrement et acquittait la redevance imposée, ne pouvait être chassé par l'agha de la ferme, qu'il occupait ; d'où grande sécurité d'avenir pour le métayer. Et d'autre part, le kmet étant libre de régler à son gré son système de culture ; et son bétail étant sa propriété personnelle, rien ne s'opposait à ce que le métayer bosniaque ne développât la production animale qui était tout à son avantage personnel. L'administration austro-hongroise estima qu'à tout considérer cette organisation agricole en valait bien d'autres et que la misère du paysan bosniaque, misère qui l'avait poussé à l'insurrection, provenait moins du mécanisme lui-même que de son mode de fonctionnement.
« Quand le râtelier est vide les chevaux se battent » dit le proverbe populaire. Il fallait trouver moyen de remplir le râtelier bosniaque afin de faire vivre en paix kmets et aghas.
M. de Kallay estima que l'ignorance était la principale cause de la pauvreté des métayers et il s'attaqua résolument à cette ignorance ! Quatre fermes écoles disposant de 4-ooo hectares furent réparties dans le pays et elles reçurent comme élèves, non seulement des jeunes gens susceptibles de de-
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venir plus tard des cultivateurs, mais encore des cultivateurs eux-mêmes du voisinage auxquels, il importait d'inculquer immédiatement les bonnes méthodes et enfin une assez forte proportion des futurs instituteurs primaires, mis ainsi à même de propager ultérieurement ces bonnes méthodes, dans les écoles primaires de la campagne.
A ces fermes vinrent s'ajouter des haras avec étalons venus de Syrie, des stations fruitières, vinicoles, une école d'aviculture pour l'élevage des volailles, etc., etc.
Les résultats de cette diffusion gouvernementale des bonnes méthodes agronomiques furent véritablement prodigieux.
Il me serait facile de nous donner des chiffres, mais j'aime mieux les résumer en une appréciation sommaire.
Depuis 1882, la production agricole de la Bosnie-Herzégovine a varié du simple au double pour la majeure partie des produits. Pour certains d'entre eux elle a presque triplé. Voilà pour le bénéfice de l'association du métayer et de l'agha. Quant à la population animale, chevaux, boeufs, moutons, chèvres, porcs, abeilles, volailles, elle a également plus que doublé. Voilà pour le bénéfice personnel du métayer !
Je vous laisse à deviner ce qu'est devenue dans ces conditions la situation du paysan bosniaque. Et sa transformation est devenue d'autant plus complète que le gouvernement autrichien ne s'est pas contenté de faire progresser la production elle-même.
Il a rendu meilleures les conditions économiques de l'agriculture d'abord par la réalisation de son programme de travaux publics, dont je vais bientôt vous entretenir, et ensuite en ouvrant au paysan bosniaque, non seulement les marchés de la Monarchie Austro-Hongroise toute entière, mais encore ceux de tous les pays avec lesquels l'AutricheHongrie a signé des conventions commerciales. Enfin, grâce à la création de la Banque Agricole et par suite d'un crédit agricole, il a facilité au cultivateur bosniaque toutes les opérations susceptibles d'améliorer sa situation.
Tant et si bien qu'en plusieurs gros centres agricoles, les
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cultivateurs, enfin dégrossis, et comprenant tout l'intérêt qu'il y a pour eux à rendre aussi rapides que possible les progrès agricoles ont fondé des associations, ou sociétés d'agriculture, qui s'efforcent à leur tour de faire acte d'initiative.
Le paysan bosniaque a changé son fusil pour la charrue, je doute qu'il ait jamais l'intention d'abandonner à nouveau ses outils, source de sa prospérité, pour reprendre les armes, source de misère et de deuil.
Il serait, certes, facile de continuer ainsi longuement l'exposé des diverses transformations matérielles de la BosnieHerzégovine, mais ces exemples peuvent suffire à éclairer sur la méthode de l'administration autrichienne. Elle a toujours reposé sur l'étude minutieuse et préalable des besoins du pays, puis sur l'adaptation, pour la satisfaction de ces besoins, des meilleures méthodes usitées dans les pays les plus civilisés.
C'est dans cet esprit, en particulier, qu'ont été exécutés les travaux publics en Bosnie-Herzégovine. Les deux provinces en avaient du reste considérablement besoin, car rien, ou à peu près rien, n'y avait été fait sous l'administration turque.
Routes, ponts, chemins de fer, régularisation de cours d'eau, distribution d'eau potable, bâtiments publics, etc., tout manquait dans ce malheureux pays.
Tout fut entrepris et vingt-cinq années ont suffi à l'Autriche pour transformer radicalement la région. La transformation commença par les chemins de fer, dont il fallut faire le premier tronçon, sous les balles bosniaques. Actuellement, ■ une grande artère traverse tout le pays, de la Save à l'Adriatique. De nombreux affluents s'y raccordent. Ils ont leur raison d'être au point de vue commercial, au point de vue industriel, et au point de vue politique ou militaire.
Je signalerai à ce point de vue la ligne méridionale qui se dirige vers les bouches de Cattaro. Celle-ci vise le Monténégro.
Une autre ligne intéressante est la fameuse ligne de Salonique encore inachevée et qui fut jadis amorcée par le ba-
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ion Hirsch. Venant de Vienne et d'Agram elle s'arrête pour l'instant à Ranjaluka, d'où il y aurait à la prolonger jusqu'à Jajce. De Jajce à Sarajevo la ligne existe ! Il suffirait de la prolonger de Sarajevo à Mitrovitza en Macédoine, à travers le Sandjak de Novi Bazar, pour avoir réalisé le rêve de l'Autriche d'une communication directe de Vienne à Salonique et même Constantinople sans passage à travers la Serbie.
Je n'insisterai pas autrement sur le réseau des chemins de fer de la Bosnie-Herzégovine et je ne m'appesantirai pas davantage sur la description des 8.000 kilomètres d'excellentes routes dont l'administration austro-hongroise a doté ce pays.
Je ne parlerai pas non plus des innombrables ponts, la plupart métalliques, dont l'ensemble mis bout à bout constitue plus de 10 kilomètres, ponts qui sont surtout venus remplacer les anciens gués turcs car, en plusieurs siècles, l'administration turque n'avait réussi à construire en tout et pour tout que quatre ou cinq ponts en maçonnerie dont quelques-uns seulement ont résisté, par exemple, le joli pont de Mostar construit en i566, sur la Narenta et qui a tant de caractère.
Je n'indiquerai pas davantage par le menu les innombrables régularisations du cours des rivières, pas plus que les nombreux barrages construits dans les polje et qui en permettant de constituer des réserves de plusieurs millions de mètres cubes d'eau ont rendu possible l'irrigation et par suite la mise en valeur de milliers d'hectares de polje.
Je n'énumèrerai pas ces nombreuses distributions d'eau, établies suivant toutes les règles de l'hygiène, qui sont venues remplacer parfois avec luxe les distributions insuffisantes organisées jadis par les Turcs principalement pour fournir à la porte des mosquées l'eau nécessaire aux ablutions. Passant le plus souvent, à travers les cimetières qui entourent ces mosquées elles étaient la source d'épidémies permanentes de dysenterie et de typhus.
Je ne parlerai non plus qu'en passant de ces distributions d'électricité qui procurent aux Bosniaques toutes les joies que nous causent les tramways électriques, la lumière et la force motrice électrique.
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Enfin je ne décrirai pas ces nombreux bâtiments publics dont l'administration a couvert le territoire et auxquels elle a donné en même temps qu'une distribution intérieure ne laissant rien à désirer, une architecture de style Renaissance ou Orientale, d'une rare élégance, qui est le plus souvent un régal pour les yeux comme l'Hôtel de Ville de Breka ou celui de Sarajevo.
Il n'est point jusqu'aux prisons de Bosnie-Herzégovine qui ne soient modern-style et ne procurent à leurs hôtes de passage un confort aussi agréable que celui dont sont entourés nos apaches dans notre célèbre prison de Fresnes.
Enfin, il est un genre de bâtiments publics dont je n'ai pas non plus le droit de me désintéresser, ce sont les hôpitaux.
Avant l'occupation, il n'y avait sur tout le territoire de la Bosriie-Herzégovine que six médecins. C'était peu pour une population de 1.600.000 habitants I D'autre part, aucun service sanitaire n'avait été institué, aucune mesure n'avait été prise contre les épizooties, les épidémies ou les ravages de certaines maladies.
L'administration austro-hongroise s'est, dès le début de sa gestion, appliquée à modifier cet état de choses; elle a créé un service d'hygiène et un service de secours aux malades.
A son instigation plusieurs centaines de médecins se sont installés dans le pays. A ces docteurs s'ajoutent même plusieurs doctoresses qui, appointées par le gouvernement, ont mission de donner gratuitement leurs soins aux indigènes de leur sexe. Elles rendent de très grands services," surtout aux musulmanes !
Enfin, dans les villes principales, des hôpitaux ont été fondés.
A Sarajevo, en particulier, il existe un hôpital national qui est une véritable merveille.
Il est spacieux, bien aéré, facile à desservir, bien que composé de plusieurs pavillons, pourvu de nombreuses salles de malades en connexion avec des salles d'opération et des laboratoires pour le diagnostic. Tant et si bien que le grand pathologiste Virchow a pu dire de l'hôpital national de Sa-
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îajevo que son installation pourrait servir de modèle à la plupart des hôpitaux d'Europe (faut-il ajouter et de Lyon ?)
Enfin, qu'il me suffise, pour donner un dernier exemple de l'intérêt porté par le gouvernement à l'hygiène et à la santé publique, citer une de ses plus importantes créations, la situation thermale de l'Illidze, située à quelques kilomètres de Sarajevo, et dont l'action thérapeutique semble être analogue à celle de Dax. Des baigneurs y affluent, non seulement de la Bosnie et de l'Herzégovine, mais aussi de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, d'Autriche, de Hongrie, de Pologne et de divers pays de l'Europe Centrale.
Des fêtes, des distractions variées, des courses de chevaux, dont les plus originales sont les courses d'indigènes, des tennis, etc., attirent et retiennent une foule de visiteurs dans cette jolie station d'Illidze, située.à deux pas de la ville, où, il y a trente ans à peine, les troupes austro-hongroises ne réussissaient à pénétrer qu'après un siège acharné et une atroce bataille de rues.
Voilà ce que l'Autriche a réalisé en un quart de siècle dans la Bosnie-Herzégovine. Je suis bien loin d'ailleurs d'avoir passé en revue tous les aspects de cette activité réformatrice. Je n'ai, en effet, rien dit des mines où fonctionnent les ficelles-les plus audacieuses, comme à Vares, ni du commerce et de l'industrie, également florissants dans le pays.
De cet examen, on peut tirer sans crainte la conclusion que l'Autriche-Hongrie a donné dans ces provinces, aux nations colonisatrices un exemple digne d'être suivi et médité par toutes, par la France en particulier. En outre, il peut s'en dégager une opinion précise relativement à la situation actuelle de la Bosnie-Herzégovine et aux droits que l'Autriche s'y est acquis progressivement et qu'elle a su faire valoir pour l'établissement définitif de sa souveraineté dans ce pays.
Il me reste à terminer par un souhait.
Placée à l'un des carrefours de la politique européenne et comme à l'entrecroisement d'aspirations nationales et d'ambitions rivales, la Bosnie-Herzégovine a pour l'Orient et
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pour l'Europe une importance fort supérieure à son étendue et à sa valeur économique.
Pour certains patriotes austro-hongrois, cette région est une sorte de bastion avancé, d'où l'Aigle Autrichienne se prépare à prendre son vol, vers les flots bleus des mers du Sud, en étendant ses ailes sur les montagnes d'Albanie ou les vallées de la Macédoine.
Cette marche vers le Sud-Est, ce Drang nach Osten, conseillé par Bismarck, et que prônent certains Allemands, comme la mission de l'Autriche, espérons que la Jeune Turquie, par sa sagesse et par sa force, saura l'arrêter.
Pour acquérir la puissance irrésistible que donne à un pays l'unité nationale, elle n'aura qu'à s'inspirer des leçons que là-bas tout au fond du Sandjak de Novi-Bazar, lui donne l'adversaire, de l'autre côté de la frontière.
C'est là le souhait, qu'en tant que Français, je forme pour la tranquillité de l'Europe et la prospérité de notre France.
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