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Titre : Le Cid : tragédie / par P. Corneille ; Édition classique avec introduction et notes par N.-A. Dubois,...

Auteur : Corneille, Pierre (1606-1684). Auteur du texte

Éditeur : (Paris)

Date d'édition : 1852

Contributeur : Dubois, Nicolas-Auguste (1799-187.?). Éditeur scientifique

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11960647d

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30271488r

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (VIII-88 p.) ; in-18

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Description : [Le Cid (français)]

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5459481z

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, YF-6816

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 09/12/2008

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LE CID.


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POLYEUCTE , tragédie, par P. Corneille, édition classique, avec notes, par M. Naiidin; in-18.


LE €ID

■■■y.<.... M

TRAGÉDIE ;»

PAR P. CORNEILLE.

ÉDITION CLASSIQUE AVEC INTKODUCTION ET NOTES

PAR ST. A. DUBOIS ,

ANCIEN PROFESSEUR DE L'UNIVERSITÉ.

liMïffiERIE ET LIBRAIRIE CLASSIQUES DE JULES DELALAIN

IMPRIMEUR DE L'UNIVERSITÉ

RIES DE SORP.OSNE ET DKS M.VÏIIUULNS.

M 11CCC LU


Tout contrefacteur ou débitant de contrefaçons de celte Edition, sera poursuivi conformément aux lois.

Tous les Exemplaires sont revêtus de ma griffe.


INTRODUCTION.

D'après un fragment de l'historien Mariana [HistoriadeEspana, liv. iv, chap. 50), D. Guillem de Castro, poëte espagnol, fit, le premier, connaître à la scène le sujet du Ciel. Chimène, ne pouvant s'empêcher de reconnaître et d'aimer les belles qualités de D. Rodrigue, quoiqu'il eût tué son père (estaba prendada de sus partes), alla proposer elle-même au roi cette généreuse alternative, ou qu'il le lui donnât pour époux, ou qu'il le fit punir suivant les lois : ce mariage se fit au gré de tout le monde (a lodos estaba d cuento). Deux chroniques du Cid ajoutent qu'il fut célébré par l'archevêque de Séville, en présence du roi et de toute sa cour. Loin d'être blâmée dans son siècle pour son union avec Rodrigue, Chimène vécut en un tel éclat, que les rois d'Aragon et de Navarre tinrent à honneur d'être ses gendres en épousant ses deux filles. En France, sa conduite fut jugée avec bien moins de faveur 5 et, sans parler de tout ce qu'on a dit contre la Chimène de Corneille, l'auteur de l'Histoire d'Espagne en


VI INTRODUCTION.

français a blâmé l'héroïne de s'être trop tôt et trop aisément consolée de la mort de son père, et a voulu taxer de légèreté une action qui fut imputée à grandeur d'âme par tous ceux qui en furent les témoins.

Corneille est, par l'histoire et par les chroniques , justifié de tous les reproches que la critique a adressés à la Chimène du Cid. Ce qu'on peut reprocher avec raison à la tragédie du poète, dit La Harpe, c'est : 1° le rôle de l'Infante, qui a le double inconvénient d'être absolument mutile, et de venir se mêler mal à propos aux situations les plus intéressantes ;

2° L'imprudence du roi de Castille, qui ne prend aucune mesure pour prévenir la descente des Maures, quoiqu'il en soit instruit à temps, et qui, par conséquent, joue un rôle peu digne de la royauté;

3° L'invraisemblance de la scène où don Sanche apporte son épée à Chimène, qui se persuade que Rodrigue est mort, et persiste dans une méprise beaucoup trop prolongée, et dont un seul mot pouvait la tirer. On voit que Corneille s'est servi de ce moyen forcé pour amener le désespoir de Chimène jusqu'à l'aveu public de son amour pour Rodrigue, et affaiblir ainsi la résistance qu'elle oppose au roi, qui veut l'unir au Cid. Mais il ne paraît pas que ee ressort fût nécessaire ; et la passion de Chimène était suffisamment connue.


INTB0DUCTI0N. • VII

4° La violation fréquente de cette règle essentielle qui défend de laisser jamais la scène vide, et que les personnages entrent et sortent sans se parler ou sans se voir ;

5° La monotonie qui se fait sentir dans toutes les scènes entre Chimène et Rodrigue, où ce dernier offre continuellement de mourir. J'ignore si, dans le plan de l'ouvrage, il était possible de faire autrement : j'avouerai aussi que Corneille a mis beaucoup d'esprit et d'adresse à varier, autant qu'il le pouvait, par les détails, cette uniformité de fond ; mais enfin elle se fait sentir, et Voltaire ajoute, avec raison, que Rodrigue, offrant toujours sa tête à Chimène, a une tournure un peu trop romanesque.

Voilà, ce me semble, les véritables défauts qu'on peut blâmer dans la conduite du Cid : ils sont assez graves. Remarquons pourtant qu'il n'y en a pas un qui soit capital, c'est-à-dire qui fasse crouler l'ouvrage par les fondements, ou qui détruise l'intérêt; car un rôle inutile peut être retranché, et nous en avons plus d'un exemple. Il est possible, à toute force, que le roi de Castille manque de prudence et de précaution, et que don Sanche, étourdi de l'emportement de Chimène, n'ose pas l'interrompre pour la détromper : ce sont des invraisemblances, mais non pas des absurdités.

Enfin, dans le Cid, le choix du sujet, que l'on


VIII INTRODUCTION.

ablàmé, estun des grands mérites du poète : c'est le plus beau, le plus intéressant que Corneille ait traité. Qu'il l'ait pris à Guillem de Castro, peu importe : on ne saurait trop répéter que prendre ainsi aux étrangers ou aux anciens pour enrichir sa nation, sera toujours un sujet de gloire et non pas de reproche,

N. A. DUBOIS.


LE CID,

TRAGÉDIE.

1636.

Le Ckt. i.


PERSONNAGES.

D. FERNAND, premier roi de Castille.

D. URRAQUE, infante de Castille.

D. D1ÈGUE, père de don Rodrigue.

D. GOMÈS, comte de Gormas, père de Chimène.

D. RODRIGUE, amant de Chimène.

D. ARIAS, )

> gentilshommes castillans.

CHIMÈNE, fille de don Gomès. LÉONOR, gouvernante de l'infante. EL VIRE, gouvernante de Chimène. Un page de l'infante,

I.a scène est a Séville 1,

1. La scène est tantôt au palais du roi, tantôt dans la maison du comte de Gormas, tantôt dans la ville. L'aslion a lieu vers la fin du onzième siècle. 1.


LE CID.

ACTE I.

OJC»—

SCÈNE I 1. CHIMÈNE , ELVIRE. CHIMÈNE.

Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère? Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père?

ELVIRE.

Tous mes sens à moi-même 2 en sont encor charmés :

Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez ;

Et si je ne m'abuse à lire dans son âme,

Il vous commandera de répondre à sa flamme.

CHIMÈNE.

Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois

1. Dans l'origine, le Cid poriait le titre de tragicomédie, et s'ouvrait par une scène entre le comte de Gormas et Elvire, dans laquelle Corneille mettait en dialogue ce que Chimène apprend par le récit de sa suivante; en changeant la forme de son exposition, l'auteur a donné plus de rapidité à son action.

?.. Tous mes sens à moi-même. Ce pléonasme est assez ordinaire à Corneille, mais, comme il n'ajoute rien à l'idée, il aurait du être supprimé; il aurait suffi de dire : Tous mes sens en sont encore charmés.


4 LE CID. (v. 8.)

Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix ; Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre ; Un si charmant discours ne se peut trop entendre ; ïu ne peux trop promettre au feu de notre amour La douce liberté de se montrer au jour. Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue Que font auprès de toi ton S'anche et don Rodrigue ? N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité Entre ces deux amants me penche d'un côté ' ?

ELVIRE.

Non, j'ai peint votre coeur dans une indifférence Qui n'enfle d'aucun d'eux, ni détruit l'espérance 2, Et sans les voir d'un oeil trop sévère ou trop doux, Attend l'ordre d'un père à choisir un époux 3. Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage ; Et puisqu'il vous en faut encor faire un récit, Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit : « Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d'elle, « Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle, « Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux « L'éclatante vertu de leurs braves aïeux. « Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage «. Qui d'un homme de coeur ne soit la haute image , « Et sort d'une maison si féconde en guerriers, « Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers. « La valeur de son père en son temps sans pareille, « Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille ;

1. L'Académie voit avec raison un solécisme dans me penche d'un côté. On doit dire : me fait pencher d'un côté.

2. Ni détruit l'espérance. Pour plus de correction, il faudrait : Ni ne détruit l'espérance.

3. Attend l'ordre dhtnpère à choisir un époux. Cette construction est vicieuse; il faudrait ; Pour choisir un époux.


(v. 35.) ACTE I. 5

« Ses rides sur son front ont gravé ses exploits ',

« Et nous disent encor ce qu'il fut autrefois.

« Je me promets du fils ce que j'ai vu du père ;

« Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire. »

Il allait au conseil, dont l'heure qui pressait

A tranché ce discours qu'à peine il commençait ;

Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée

Entre vos deux amants n'est pas fort balancée.

Le roi doit à son fils élire un gouverneur,

Et c'est lui que regarde un tel degré d'honneur ;

Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance

Ne peut souffrir qu'on craigne aucune concurrence.

Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,

Dans un espoir si juste il sera sans rival ;

Et puisque don Rodrigue a résolu son père

Au sortir du conseil à proposer l'affaire 2,

Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps ,

Et si tous vos désirs seront bientôt contents.

CHIMÈNE.

Il semble toutefois que mon âme troublée

Refuse cette joie, et s'en trouve accablée.

Un moment donne au sort des visages divers,

Et dans ce grand bonheur 3 je crains un grand revers.

1. Racine, dans sa comédie des Plaideurs, a parodié ce vers lorsqu'il dit d'un vieil huissier :

Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.

La plaisanterie déplut à Corneille*

2. Proposer l'affaire, est du style comique ; mais rappelons-nous que le Cid fut donné d'abord sous le titre de tragi-comédie.

3. Dans ce grand bonheur. Antithèse heureuse, bien exprimée, et qui annonce habilement la catastrophe qui doit suivre.


fi LE CID. (v. 67.)

ELVIRE.

Vous verrez cette crainte heureusement déçue.

CHIMÈNE.

Allons , quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.

SCÈNE II 1.

L'INFANTE, LÉONOR, page.

L'INFANTE. Page , allez avertir Chimène de ma part Qu'aujourd'hui pour me voir elle attend un peu tard, Et que mon amitié se plaint de sa paresse.

(Le page rentre.)

LÉONOR.

Madame, chaque jour même désir vous presse ; Et dans son entretien je vous vois chaque jour Demander en quel point se trouve son amour.

L'INFANTE. Ce n'est pas sans sujet ; je l'ai presque forcée A recevoir les traits dont son âme est blessée : Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main 2, Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain ; Ainsi, de ces amants ayant formé les chaînes, Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines.

LÉONOR.

Madame, toutefois parmi leurs bons succès Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès. Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse ; Fait-il de ce grand coeur la profonde tristesse ?

1. Cette scène n'est nullement liée à la précédente; c'est un grand défaut dans une action dramatique.

?.. Le tient de ma main. Cela se dirait beaucoup mieux d'une chose que d'une personne.


(v. 73.) ACTE 1. 7

Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux 1 ? Mais je vais trop avant et deviens indiscrète.

L*INFANTE.

Ma tristesse redouble à la tenir secrète. Ecoute, écoute enfin comme j'ai combattu , Ecoute quels assauts brave encor ma vertu.

L'amour est un tyran qui n'épargne personne. Ce jeune cavalier, cet amant que je donne, Je l'aime. LÉONOR. Vous l'aimez !

L'INFANTE. Mets la main sur mon coeur, Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur, Comme il le reconnaît.

LÉONOR. Pardonnez-moi, madame, Si je sors du respect pour blâmer cette flamme. Une grande princesse à ce point s'oublier Que d'admettre en son coeur un simple cavalier ! Et que dirait le roi, que dirait la Castille? Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille ?

L'INFANTE. Il m'en souvient si bien, que j'épandrai mon sang Avant que je m'abaisse à démentir mon rang. Je te répondrais bien que dans les belles âmes Le seul mérite a droit de produire des flammes 2 ; Et, si ma passion cherchait à s'excuser, Mille exemples fameux pourraient l'autoriser : Mais je n'en veux point suivre où ma gloire s'engage; La surprise des sens n'abat point mon courage, Et je me dis toujours qu'étant fille de roi, Tout autre qu'un monarque est indigne de moi.

1. Vous rend-il malheureuse. Cette antithèse est bien encore, elle n'a rien de forcé, et l'expression est correcte.

?.. Produire des flam mes, expression vicieuse et d'assez mauvais goût.


8 LE CID. (v. 101.)

Quand je vis que mon coeur ne se pouvait défendre, Moi-même je donnai ce que je n'osais prendre. Je mis, au lieu de moi, Chimène en ses liens, Et j'allumai leurs feux pour éteindre les miensJ. Ne t'étonne donc plus si mon âme gênée Avec impatience attend leur hyménée : Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui. Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui ; C'est un feu qui s'éteint faute de nourriture; Et, malgré la rigueur de ma triste aventure , Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari, Mon espérance est morte et mon esprit guéri.

Je souffre cependant un tourment incrovable. Jusques à cet hymen Rodrigue m'est aimable : Je travaille à le perdre, et le perds à regret ; Et de là prend son cours mon déplaisir secret. Je vois avec chagrin que l'amour me contraigne A pousser des soupirs pour ce que je dédaigne ; Je sens en deux partis mon esprit divisé. Si mon courage est haut, mon coeur est embrasé. Cet hymen m'est fatal, je le crains et souhaite 2 : Je n'ose en espérer qu'une joie imparfaite. Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas , Que je meurs s'il s'achève ou ne s'achève pas.

LÉONOR.

Madame, après cela je n'ai rien à vous dire 3, Sinon que de vos maux avec vous je soupire : Je vous blâmais tantôt, je vous plains à présent ; Mais, puisque dans un mal si doux et si cuisant Votre vertu combat et son charme et sa force,

1. J'allumai leurs feux. Antithèse forcée et du plus mauvais goût.

?.. Je le crains et souhaite. Il faudrait : et je le souhaite. C'est une ellipse poétique qui peut s'excuser ici.

3. Ce vers semble être la critique du vers précédent.


(v. 130.) ACTE I. 9

En repousse l'assaut, en rejette l'amorce, Elle rendra le calme à vos esprits flottants. Espérez donc tout d'elle, et du secours du temps : Espérez tout du ciel ; il a trop de justice Pour laisser la vertu dans un si long supplice.

L'INFANTE. Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir '.

LE PAGE.

Par vos commandements Chimène vous vient voir.

L'INFANTE, à Léonor. Allez l'entretenir en cette galerie.

LÉONOR.

Voulez-vous demeurer dedans la rêverie 2 ?

L'INFANTE. Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir, Remettre mon visage un peu plus à loisir. Je vous suis. {Seule.)

Juste ciel, d'où j'attends mon remède Mets enfin quelque borne au mal qui me possède, Assure mon repos, assure mon honneur. Dans le bonheur d'autrui je cherche mon bonheur. Cet hyménée à trois également importe ; Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte. D'un lien conjugal joindre ces deux amants, C'est briser tous mes fers et finir mes tourments. Mais je tarde un peu trop, allons trouver Chimène, Et, par son entretien, soulager notre peine.

1. Ce vers, dont l'antithèse est forcée, rappelle le :

Una salus victis nullam sperarc salutem.

2. Dedans la rêverie, n'est pas français. Il faut : dans la rêverie.

U


10 LE CID. (v. loi.) SCÈNE III.

LE COMTE, D. DIÈGUE. LE COMTE.

Enfin, vous l'emportez, et la faveur du roi Vous élève en un rang qui n'était dû qu'à moi ;

11 vous fait gouverneur du prince de Castille.

D. DIÈGUE.

Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE. [sommes :

Pour grands que soient les rois 1, ils sont ce que nous Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ; Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans Qu'ils savent mal payer les services présents.

D. DIÈGUE.

Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite : La faveur l'a pu faire autant que le mérite. Mais on doit ce respect au pouvoir absolu, De n'examiner rien quand un roi l'a voulu. A l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-en un autre ; Joignons d'un sacré noeud ma maison à la vôtre. Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils ; Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis : Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.

LE COMTE.

A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre, 2 ;

1. Cette tournure de phrase a vieilli; on dirait aujourd'hui : Tout grands que sont les rois ; quelque grands que soient les rois.

2. Ce beau fils est mis ironiquement, bien que jusqu'ici le comte parle sérieusement.


(v. 171.) ACTE I. 11

Et le nouvel éclat de votre dignité Lui doit enfler le coeur d'une autre vanité. Exercez-la, monsieur 1, et gouvernez le prince ; Montrez-lui comme il faut régir une province, Faire trembler partout les peuples sous sa loi, Remplir les boas d'amour et les méchants d'effroi ; Joignez à ces vertus celles d'un capitaine : Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine, Dans le métier de Mars se rendre sans égal, Passer les jours entiers et les nuits à cheval, Reposer tout armé, forcer une muraille, Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille : Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait, Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.

D. DIÈGUE.

Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, Il lira seulement l'histoire de ma vie. Là, dans un long tissu de belles actions, Il verra comme il faut dompter des nations, Attaquer une place, ordonner une armée, Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE.

Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir ; Un prince dans un livre apprend mal son devoir. Et qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années, Que ne puisse égaler une de mes journées ? Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui ; Et ce bras, du royaume est le plus ferme appui. Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille ; Mon nom sert de rempart à toute la Castille :

I. Monsieur ne pourrait s'écrire que dans une tragédie où les personnages seraient français. Or, ici la scène est en Espagne. Seigneur serait le mot propre, comme se rapprochant le plus du mot espagnol scnor. On retrouve encore monsieur au vers 365 , acte 11.


12 LE CID. (v. 199.)

Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois, Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois. Chaquejour, chaque instant, pour rehausser ma gloire, Met lauriers sur lauriers, vietoire sur victoire : Le prince à mes côtés ferait dans les combats L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ; Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ; Et, pour répondre en hâte à son grand caractère, Il verrait....

D. DIÈGUE. Je le sais, vous servez bien le roi. Je vous ai vu combattre et commander sous moi : Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace ', Votre rare valeur a bien rempli ma place : Enfin, pour épargner les discours superflus, Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus. Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence Un monarque entre nous met quelque différence.

LE COMTE.

Ce que je méritais, vous l'avez emporté.

D. DIÈGUE.

Qui l'a gagné sur vous 2 l'avait mieux mérité.

LE COMTE.

Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.

D. DIÈGUE.

En être refusé n'en est pas un bon signe.

LE COMTE.

Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.

D. DIÈGUE.

L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.

1. Faire couler la glace dans les nerfs, n'est ni correct ni élégant.

?.. Tout le reste de celte scène est fort beau. Voltaire critique le soufflet. A-t-il tort? a-t-il raison? Aillmc sub indice lis est.


(v. 221.) ACTE I. 13

LE COMTE.

Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.

D. DIÈGUE.

Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.

LE COMTE.

Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.

D. DIÈGUE.

Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.

LE COMTE.

Ne le méritait pas ! Moi ?

D. DIÈGUE. Vous.

LE COMTE. Ton impudence, Téméraire vieillard, aura sa récompense.

(Il lui donne un soufflet.) D. DIÈGUE, mettant l'épée à la main. Achève, et prends ma vie après un tel affront, Le premier dont ma race ait vu rougir son front.

LE COMTE. Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?

D. DIÈGUE. O Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !

LE COMTE.

Ton épée est à moi ; mais tu serais trop vain, Si ce honteux trophée avait chargé ma main.

Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l'envie, Pour son instruction, l'histoire de ta vie ; D'un insolent discours ce juste châtiment Ne lui servira pas d'un petit ornement.


14 LE CID. (v. 237.)

SCÈNE IV.

D. DIÈGUE.

0 rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemieJ ! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi 2 dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire, Mon bras , qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ? O cruel souvenir de ma gloire passée ! OEuvre de tant.de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d'où tombe mon honneur ! Faut-il de votre éclat voir triompher le comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ? Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ; Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ; Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne, Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne. Et toi, de mes exploits glorieux instrument, Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense, M'as servi de parade, et non pas de défense, Va, quitte désormais le dernier des humains ; Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

1. Boilcau a parodié ces vers dois une pièce intitulée :

Chapelain décoiffé.

?.. El 'ne suis-je blanchi. On écrirait à présent : Eln'ai-je blanchi.


(v. 201.) ACTE I. 13

SCÈNE V.

D. DIÈGUE, D. RODRIGUE. D. DIÈGUE.

Rodrigue, as-tu du coeur ?

D. RODRIGUE. Tout autre que mon pire L'éprouverait sur l'heure.

D. DIÈGUE. Agréable colère ! Digne ressentiment à ma douleur bien doux ! Je reconnais mon sang à ce noble courroux ; Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte. Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma Viens me venger. [honte ;

D. RODRIGUE. De quoi ?

D. DIÈGUE. D'un affront si cruel, Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel; D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie ; Mais mon âge a trompé ma généreuse envie; Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir, Je le remets au tien pour venger et punir '. Va contre un arrogant éprouver ton courage : Ce n'est que dans le sang qu'on lave un «tel outrage ; Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter, Je te donne à combattre un homme à redouter ; Je l'ai vu, tout couvert de sang et de poussière, Porter partout l'effroi dans une armée entière.

1. Pour venger et punir. L'Académie, au temps de Corneille, a critiqué ce vers. « Venger et punir est trop vague, a-t-elle dit ; car on ne sa;t qui doit être vengé ou qui doitêlre puni. » L'Académie a eu tort; le sens est très-clair, et c'est bien l'expression rapide de la fureur ; venger et punir ; elle voudrait ne pas dire d'autres mots.


16 LE CID. (v. 279.)

J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;

Et, pour t'en dire encor quelque chose de plus,

Plus que brave soldat, plus que grand capitaine

C'est

\D. RODRIGUE. De grâce, achevez.

j D. DIÈGUE. Le père de Chimène.

I D. RODRIGUE.

Le...?

D. DIÈGUE. Ne réplique point, je connais ton amour ;

Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour :

Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense.

Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance :

Je ne te dis plus rien. VeDge-moi, venge-toi.

Montre-toi digne fils d'un père tel que moi.

Accablé des malheurs où le destin me range,

Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge.

SCÈNE VI.

D. RODRIGUE.

Percé jusques au fond du coeur 1 D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d'une juste querelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur, Je demeure immobile et mon âme abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu récompensé,

O Dieu, l'étrange peine ! En cet affront mon père est l'offensé, Et l'offenseur le père de Chimène !

1. Ces stances sont fort belles : on en mettait alors dans la plupart des tragédies : on les a bannies du théâtre ; elles donnent trop l'idée que c'est le poète qui parle au lieu du personnage.


(v. 301.) ACTE I. 17

Que je sens de rudes combats! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse : Il faut venger un père, et perdre une maîtresse. L'un m'anime le coeur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini.

O Dieu, l'étrange peine! Faut-il laisser un affront impuni? Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour, Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur,

Fer qui causes ma peine, M'es-tu donné pour venger mon honneur? M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas. Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père ; J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ; J'attire ses mépris en ne me vengeant pas. A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle, Et l'autre indigne d'elle. Mon mal augmente à le vouloir guérir;

Tout redouble ma peine. Allons, mon âme; et, puisqu'il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chimène;

Mourir sans tirer ma raison 1 ! Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !

1. Mourir sans tirertffm raisojfc^Ia raison ne s'entend pas ; Corneille v^KM£fcg<M tifer raison de l'affront que j'ai reçu/A;-,'^ \- /»\


18 LE CID. (v. 333.)

Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison? • Respecter un amour dont mon âme égarée Voit la perte assurée ! N'écoutons plus ce penser suborneur

Qui ne sert qu'à ma peine. Allons, mon bras 1, sauvons du moins l'honneur, Puisque après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s'était déçu. Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse : Que je meure au,combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu, Je m'accuse déjà de trop de négligence; Courons à la vengeance ; Et, tout honteux d'avoir tant balancé,

Ne soyons plus en peine (Puisque aujourd'hui mon père est l'offensé), Si l'offenseur est père de Chimène.

1. Allons, mon bras, comme, plus haut : Allons, mon âme, ne se diraient aujourd'hui ni l'un ni l'autre. Ce n'est point un effet du caprice de la langue : c'est qu'on. s'est accoutumé à mettre plus de vérité dans le langage. Allons signifie marchons; et ni un bras ni une âme ne marchent. D'ailleurs, nous ne sommes plus dans un temps où l'on parle à son bras et à son urne.

FIN DU PREMIER ACTE.


(v. 331.; ACTE H. 19

ACTE II. SCÈNE I.

D. ARIAS, LE COMTE. LE COMTE.

Je l'avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud -, S'est trop ému d'un mot, et l'a porté trop haut. Mais, puisque c'en est fait 1, le coup est sans remède.

D. ARIAS.

Qu'aux volontés du roi ce grand courage cède : 11 y prend grande part ; et son coeur irrité Agira contre vous de pleine autorité. Aussi vous n'avez point de valable défense. Le rang de l'offensé, la grandeur de l'offense, Demandent des devoirs et des submissions 2 Qui passent le commun des satisfactions.

LE COMTE.

Le roi peut à son gré disposer de ma vie.

D. ARIAS.

De trop d'emportement votre faute est suivie. Le roi vous aime encore ; apaisez son courroux : Il a dit, JE LE VEUX ; désobéirez-vous?

1. Puisque c'en est fait. Le comte veut dire : Puisque la chose est faite. C'en est fait est loin d'avoir le môme sens.

2. Des submissio7is. C'est le vieux mot français , tiré du latin submissio. Aujourd'hui, l'on n'écrit plus que soumission.


20 LE CID. (v. 36S.)

LE COMTE.

Monsieur, pour conserver tout ce que j'ai d'estime, Désobéir un peu n'est pas un si grand crime; Et, quelque grand qu'il soit, mes services présents Pour le faire abolir sont plus que suffisants.

D. ARIAS.

Quoi qu'on fasse d'illustre et de considérable, Jamais à son sujet un roi n'est redevable. Vous vous flattez beaucoup , et vous devez savoir Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir. Vous vous perdrez, monsieur, sur cette confiance'.

LE COMTE. Je ne vous en croirai qu'après l'expérience.

D. ARIAS.

Vous devez redouter la puissance d'un roi.

LE COMTE.

Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi. Que toute sa grandeur s'arme pour mon supplice, Tout l'Etat périra 2, s'il faut que je périsse.

D. ARIAS.

Quoi ! vous craignez si peu le pouvoir souverain....

LE COMTE.

D'un sceptre qui sans moi tomberait de sa main. Il a trop d'intérêt lui-même en ma personne, Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.

D. ARIAS.

Souffrez que la raison remette vos esprits. Prenez un bon conseil.

LE COMTE. Le conseil en est pris 3.

1. Sur cette confiance. Ce serait plutôt par ou avec cette confiance.

2. Tout l'État périra. Le comte semble dire comme Louis XIV : « L'Etat, c'est moi. »

3. Le conseil en est pris. En ne se rapporte à rien; il serait plus juste de dire : Le conseil est tout pris.


(v. 3S3.) ACTE II. 21

D. ARIAS.

Que lui dirai-je enfin ? je lui dois rendre compte.

LE COMTE.

Que je ne puis du tout consentir à ma honte.

D. ARIAS.

Mais songez que les rois veulent être absolus 1.

LE COMTE.

Le sort en est jeté, monsieur ; n'en parlons plus.

D. ARIAS.

Adieu donc, puisqu'en vain je tâche à vous résoudre, Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre 2.

LE COMTE.

Je l'attendrai sans peur.

D. ARIAS. Mais non pas sans effet.

LE COMTE.

Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.

( // est seul. ) Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces. J'ai le coeur au-dessus des plus fières disgrâces ; Et l'on peut me réduire à vivre sans bonheur, Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.

1. Veulent être absolus, n'a pas ici le sens que nous lui donnerions aujourd'hui; il signifie seulement ; Veulent être obéis sans réplique.

2. Craignez encor le foudre. La foudre serait plus juste. Le foudre est le mot figuré; la foudre, le mot propre ; et c'est le mot propre qu'il faut ici, à cause du proverbe : les lauriers préservent de la foudre, et non pas du foudre.


22 LE Cil). (v. 397.)

SCÈNE II.

LE COMTE, D. RODRIGUE. D. RODRIGUE.

A moi, comte, deux mots.

LE COMTE. Parle.

D. RODRIGUE. Ote-moi d'un doute. Connais-tu bien don Diègue ?

LE COMTE. Oui.

D. RODRIGUE. Parlons bas; écoute. Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu 1, La vaillance et l'honneur de son temps? le sais-tu?

LE COMTE. Peut-être.

D. RODRIGUE. Cette ardeur que dans les yeux je porte, Sais-tu que c'est son sang ? le sais-tu ?

LE COMTE. Que m'importe?

D. RODRIGUE.

A quatre pas d'ici je te le fais savoir.

LE COMTE.

Jeune présomptueux.

D. RODRIGUE. Parle sans t'émouvoir. Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées La valeur n'attend point le nombre des années.

LE COMTE. Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain, Toi, qu'on n'a jamais vu les armes à la main ?

I. Fut la même vertu. Corneille veut dire : la vertu même : le sens est bien différent; mais cette locution était encore en usage du temps de l'auteur.


(v. -509.) ACTE II. 23

D. RODRIGUE.

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, Et pour leurs coups d'essai 1 veulent des coups de

[ maître.

LE COMTE. Sàis-tu bien qui je suis?

D. RODRIGUE. Oui ; tout autre que moi Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi. Les palmes dont je vois ta tête si couverte 2 Semblent porter écrit le destin de ma perte. J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur. Mais j'aurai trop de force, ayant assez de coeur. A qui venge son père il n'est rien d'impossible. Ton bras est invaincu 3, mais non pas invincible.

LE COMTE. Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ; Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille, Mon âme avec plaisir te destinait ma fille. Je sais ta passion, et suis ravi de voir Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ; Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime; Que ta haute vertu répond à mon estime ; Et que voulant pour gendre un cavalier parfait,

1. Pour leurs coups d'essai. Yolîaire blâme les expressions de coups d'essai, coups de maître, qu'il regarde comme peu dignes de la tragédie, et qui, d'ailleurs, ajoute-t-il, ne sont que la froide répétition du beau vers ;

La valeur n'attend point le nombre des années.

2. Ta tête si couverte. Si est plus que prosaïque.

3. Ton bras est invaincu. Corneille a encore employé ce mot dans sa tragédie d'Horace. On a voulu y voir un barbarisme; il est mieux , je crois, de dire avec Voltaire que c'est une expression heureusement hasardée.


24 LE CID. (v. 428 )

Je ne me trompais point au choix que j'avais fait. Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse : J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse. Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal ; Dispense ma valeur d'un combat inégal; Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire : A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire 1. On te croirait toujours abattu sans effort ; Et j'aurais seulement le regret de ta mort.

D. RODRIGUE.

D'une indigne pitié ton audace est suivie :

Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie !

LE COMTE. Retire-toi d'ici. D. RODRIGUE. Marchons sans discourir.

LE COMTE. Es-tu si las de vivre !

D. RODRIGUE. As-tu peur de mourir?

LE COMTE.

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère Qui survit un moment à l'honneur de son père.

SCÈNE III.

L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONORE.

L'INFANTE. Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur; Fais agir ta constance en ce coup de malheur :

1. Ce vers est devenu proverbe. Sénèque le philosophe a dit (de Provid., III), en parlant d'un athlète : Et scit eum sine gloria vinci, qui sine periculo vincitur. Si Corneille a traduit Sénèque , il l'a fait de la manière la plus concise el la plus heureuse.


(v. 443.) ACTE II. 23

Tu reverras le calme après ce faible orage; Ton bonheur n'est couvert que d'un peu de nuage \ Et tu n'as rien perdu pour le voir différer.

CHIMÈNE. Mon coeur outré d'ennuis n'ose rien espérer. Un orage si prompt qui trouble une bonace 2 D'un naufrage certain nous porte la menace ; Je n'en saurais douter, je péris dans le port. J'aimais, j'étais aimée, et nos pères d'accord 3; Et je vous en contais la charmante nouvelle, Au malheureux moment que naissait leur querelle, Dont le récit fatal, sitôt qu'on vous l'a fait, D'une si douce attente a ruiné l'effet. Maudite ambition, détestable maDie, Dont les plus généreux souffrent la tyrannie ! Honneur impitoyable à mes plus chers désirs, Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !

L'INFANTE. Tu n'as dans leur querelle aucun sujet de craindre; Un moment l'a fait naître, un moment va l'éteindre : Elle a fait trop de bruit pour ne pas s'accorder, Puisque déjà le roi les veut accommoder; Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible, Pour en tarir la source y fera l'impossible 4.

CHIMÈNE. Les accommodements ne font rien en ce point : De si mortels affronts ne se réparent point.

1. L'un peu de nuage. On ne dit guère un peu denuage.

2. Qui trouble une bonace. Expression trop technique, et indigne de la tragédie.

3. Et nos pères d'accord. L'ellipse est ici bien forle; il faudrait : et nos pères étaient d'accord.

4. Y fera l'impossible. 11 y a exagération dans l'idée, et l'expression est triviale et comique.


20 LE CID. (v. 469.)

En vain l'on fait agir la force ou la prudence; Si l'on guérit le mal, ce n'est qu'en apparence : La haine que les coeurs conservent au dedans Nourrit des feux cachés, mais d'autant plus ardents,

L'INFANTE. Le saint noeud qui joindra don Rodrigue et Chimène Des pères ennemis dissipera la haine 1; Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort Par un heureux hymen étouffer ce diseord.

CHIMÈNE. Je le souhaite ainsi plus que je ne l'espère : Don Diègue est trop altier, et je connais mon père. Je sens couler des pleurs que je veux retenir, Le passé me tourmente, et je crains l'avenir.

L'INFANTE. Que crains-tu? d'un vieillard l'impuissante faiblesse?

CHIMÈNE. Rodrigue a du courage.

L'INFANTE. Il a trop de jeunesse.

CHIMÈNE. Les hommes valeureux le sont du premier coup' 2.

L'INFANTE. Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup ; Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire; Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.

CHIMÈNE.

S'il ne m'obéit point, quel comble à mon ennui 1 Et, s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui?

1. Dissipera la haine. Un noeud qui dissipe!... La métaphore noeud qui joindra aurait dû être suivie : un noeud ne peut dissiper.

2. Le sont du premier coup. C'est encore la répétition des coups d'essai et des coups de maître.


(v. 489.) ACTE II. 27

Etant né ce qu'il est, souffrir un tel outrage ! Soit qu'il cède ou résiste au feu qui me l'engage 1 Mon esprit ne peut qu'être ou honteux, ou confus, De son trop de respect ou d'un juste refus.

L'INFANTE. Chimène a l'âme haute, et, quoique intéressée, Elle ne peut souffrir une basse pensée : Mais, si jusques au jour de l'accommodement Je fais mon prisonnier de ce parfait amant, Et que j'empêche ainsi l'effet de son courage, Ton esprit amoureux n'aura-t-il point d'ombrage ?

CHIMÈNE.

Ah! madame, en ce cas je n'ai plus de souci. SCÈNE IV. L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, le page.

L'INFANTE. Page, cherchez Rodrigue, et l'amenez ici.

LE PAGE. Le comte de Gormas et lui...

CHIMÈNE. Ron Dieu ! je tremble.

L'INFANTE. Parlez. LE PAGE. De ce palais ils sont sortis ensemble.

CHIMÈNE. Seuls? LE PAGE . Seuls, et qui semblaient 2 tout bas se quereller.

1. Au feu qui me l'engage. Métaphore et expression incorrectes : le feu n'engage pas; puis il faudrait écrire : qui l'engage à moi, et non qui me l'engage.

2. Seuls, et qui semblaient. Il faudrait, si la mesure du vers le permettait : Seuls, et ils semblaient.


28 LE CID. (v. S04.)

CHIMÈNE.

Sans doute ils spnt aux mains, il n'en faut plus parler. Madame, pardonnez à cette promptitude.

SCÈNE V.

L'INFANTE, LÉONOR. -

L'INFANTE. Hélas ! que dans l'esprit je sens d'inquiétude ! Je pleure ses malheurs, son amant me ravit ; Mon repos m'abandonne, et ma flamme revit. Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène , Fait renaître à la fois mon espoir et ma peiné, Et leur division, que je vois a regret, Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.

LÉONOR.

Cette haute vertu qui règne dans votre âme Se rend-elle sitôt à cette lâche flamme?

L'INFANTE. Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi Pompeuse et triomphante elle me fait la loi ; Porte-lui du respect, puisqu'elle m'est si chère. Ma vertu la combat, mais, malgré moi, j'espère ; Et d'un si fol espoir mou coeur mal défendu Vole après un amant que Chimène a perdu.

LÉONOR.

Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage ? Et la raison chez vous perd ainsi son usage 1?

L'INFANTE. Ah ! qu'avec peu d'effet on entend la raison, Quand le coeur est atteint d'un si charmant poison !

l. Perd ainsi son usage. Le mot propre ici serait empire ; mais la rima!...


(r. 323.) ACTE II. 20

Et lorsque le malade aime sa maladie 1, Qu'il a peine à souffrir que l'on y remédie !

LÉONOR.

Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux; Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.

L'INFANTE. Je ne le sais que trop; mais, si ma vertu cède, A pprends comme l'amour flatte un coeur qu'il possède. Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat, Si dessous sa valeur ce grand guerrier s'abat, Je puis en faire cas, je puis l'aimer sans honte. Que ne fera-t-il point, s'il peut vaincre le comte ! .Vose m'imaginer qu'à ses moindres exploits Les royaumes entiers tomberont sous ses lois ; Et mon amour flatteur déjà me persuade Que je le vois assis au trône de Grenade, Les Maures subjugués trembler 2 en l'adorant, L'Aragon recevoir ce nouveau conquérant, Le Portugal se rendre, et ses nobles journées Porter delà les mers ses hautes destinées ; Du sang des Africains arroser ses lauriers ; Enfin, tout ce qu'on dit des plus fameux guerriers,

1. Aime sa maladie. Un poète moderne , feu Etienne, a dit avec plus d'élégance :

Et je chéris jusqncs à mes tourments.

2. Dans le vers précédent, Corneille a dit, en parlant de Rodrigue :

Que je le vois assis au trône de Grenade; ici, il met :

Les Maures subjugués trembler en l'adorant.

La construction est vicieuse; il faudrait : que je vois les Maures, etc.

2.


30 LE CID. (v; 346.)

Je l'attends de Rodrigue après cette victoire, Et fais de son amour un sujet de ma gloire.

LÉONOR.

Mais, madame , voyez où vous portez sou bras, Ensuite d'un combat 1 qui peut-être n'est pas.

L'INFANTE. Rodrigue est offensé, le comte a fait l'outrage; Ils sont sortis ensemble : en faut-il davantage?

LÉONOR.

Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez ; Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ? L'INFANTE.

Que veux-tu? je suis folle, et mon esprit s'égare ; Tu vois par là quels maux cet amour me prépart. Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis, Et ne me quitte point dans le trouble où je suis.

SCÈNE VI. D. FERNAND, D. ARIAS, D. SANCHE.

D. FERNAND.

Le comte est donc si vain et si peu raisonnable ! Ose-t-il croire encor son crime pardonnable ?

D. ARIAS.

Je l'ai de votre part longtemps entretenu.

J'ai fait mon pouvoir 2, sire, et n'ai rien obtenu,

1. Ensuite d'un combat. 11 faudrait par suite, ou à lasuite d'un combat. Ensuite est adverbe et ne peut avoir de régime.

?.. J'ai fait mon pouvoir, pour exprimer ; j'ai fait ce que j'ai pu, ne s'écrirait, ne se dirait même plus à présent.


(v, 361.) ACTE II. 31

D. FERNAND.

Justes cieux ! ainsi donc un sujet téméraire

A si peu de respect et de soin de me plaire !

Il offense don Diègue, et méprise son roi !

Au milieu de ma cour il me donne la loi !

Qu'il soit brave guerrier, qu'il soit grand capitaine ,

Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine ;

Fût-il la valeur même, et le dieu des combats,

Il verra ce que c'est que de n'obéir pas.

Quoi qu'ait pu mériter une telle insolence,

Je l'ai voulu d'abord traiter sans violence ;

Mais, puisqu'il en abuse, allez, dès aujourd'hui,

Soit qu'il résiste, ou non, vous assurer de lui.

D. SANCHE.

Peut-être un peu de temps le rendrait moins rebelle ; On l'a pris tout bouillant encor de sa querelle ; Sire, dans la chaleur d'un premier mouvement, Un coeur si généreux se rend malaisément. Il voit bien qu'il a tort, mais une âme si haute N'est pas sitôt réduite à confesser sa faute.

D. FERNAND.

Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti Qu'on se rend criminel à prendre son parti.

D. SANCHE.

J'obéis, et me tais ; mais, de grâce encor, sire, Deux mots en sa défense 1.

D. FERNAND. Et que pourrez-vous dire?

D. SANCHE.

Qu'une âme accoutumée aux grandes actions

Ne se peut abaisser à des submissions :

Elle n'en conçoit point qui s'expliquent sans honte :

Et c'est à ce mot seul qu'a résisté le comte.

Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur,

1. Deux mots en sa défense; nous dirions aujourd'hui : deux mois en sa faveur, ou deux mots pour sa défense.


32 LE CID. (v. 388.)

Et vous obéirait, s'il avait moins de coeur. Commandez que son bras, nourri dans les alarmes, Répare cette injure à la pointe des armes ; Il satisfera, sire ; et, vienne qui voudra, Attendant qu'il l'ait su *, voici qui répondra. .

D. FERNAND.

Vous perdez le respect ; mais je pardonne à l'âge,

Et j'excuse l'ardeur en un jeune courage.

Un roi, dont la prudence a de meilleurs objets,

Est meilleur ménager du sang de ses sujets :

Je veille pour les miens, mes soucis les conservent,

Comme le chef a soin des membres qui le servent.

Ainsi votre raison n'est pas raison pour moi ;

Vous parlez en soldat, je dois agir en roi ;

Et, quoi qu'on veuille dire, et quoi qu'il ose croire,

Le comte a m'obéir ne peut perdre sa gloire.

D'ailleurs, l'affront me touche; il a perdu d'honneur

Celui que de mon fils j'ai fait le gouverneur :

S'attaquer à mon choix, c'est se prendre à moi-même,

Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.

N'en parlons plus. Au reste 2, on a vu dix vaisseaux

De nos vieux ennemis arborer les drapeaux ;

Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.

D. ARIAS.

Les Maures ont appris par force à vous connaître, Et, tant de fois vaincus, ils ont perdu le coeur De se plus hasarder 3 contre un si grand vainqueur.

1. Attendant qu'il l'ait su. En attendant serait plus correct.

?.. Au reste. Voltaire critique avec raison cette transition. Le roi parle avec trop d'indifférence du danger qui menace l'Etat; et, comme il passe ici d'un sujet à un autre, au reste n'est ni juste ni correct.

3. De se plus hasarder..., etc. Plus est ici dans le sens de désormais, à l'avenir. L'hémistiche est dur.


(v. 613.) ACTE II. 33

D. FERNAND.

Ils ne verront jamais sans quelque jalousie

Mon sceptre, en dépit d'eux, régir l'Andalousie ;

Et ce pays si beau, qu'ils ont trop possédé ,

Avec un oeil d'envie est toujours regardé.

C'est l'unique raison qui m'a fait dans Séville *

Placer, depuis dix ans, le trône de Castille ,

Pour les voir de plus près, et d'un ordre plus prompt

Renverser aussitôt ce qu'ils entreprendront.

D. ARIAS.

Ils savent, aux dépens de leurs plus dignes têtes, Combien votre présence assure vos conquêtes ; Vous n'avez rien à craindre.

D. FERNAND. Et rien à négliger. Le trop de confiance attire le danger ; Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène. Toutefois j'aurais tort de jeter dans les coeurs, L'avis étant mal sûr, de paniques terreurs. L'effroi que produirait cette alarme inutile, Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville : Faites doubler la garde aux murs et sur le port, C'est assez pour ce soir.

SCÈNE VII.

D. FERNAND, D. ALONSE, D. SANCHE, D. ARIAS.

D. ALONSE. Sire, le comte est mort. Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.

1. Séville est la merveille de l'Andalousie; aussi le proverbe espagnol dit-il : Quien no ha Visio Sevilla no ha visto maravilla ; qui n'a pas vu Séville n'a pas vu merveille.


34 LE CID. (v. 634.)

D. FERNAND. '

Dès que j'ai su l'affront, j'ai prévu la vengeance , Et j'ai voulu dès lors prévenir ce malheur.

D. ALONSE.

Chimène à vos genoux apporte sa douleur; Elle vient tout en pleurs vous demander justice.

D. FERNAND.

Bien qu'à ses déplaisirs mon âme compatisse, Ce que le comte a fait semble avoir mérité Ce digne châtiment de sa témérité. Quelque juste pourtant que puisse être sa peine , Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine. Après un long service à mon Etat rendu 1, Après son sang pour moi mille fois répandu, A quelques sentiments que son orgueil m'oblige, Sa perte m'affaiblit, et son trépas m'afflige.

SCÈNE VIII.

D. FERNAND, D. DIÈGUE, CHIMÈNE, D. SANCHE, D. ARIAS , D. ALONSE.

CHIMÈNE.

Sire, sire, justice 2.

D. DIÈGUE. Ah ! sire , écoutez-nous.

CHIMÈNE.

Je me jette à vos pieds.

D. DIÈGUE. .l'embrasse vos genoux.

1. Après un long service à mon État rendu. Le pluriel serait ici beaucoup plus juste que le singulier : mais l'hémistiche et la rime!...

2. Sire, sire, justice. Celte entrée de Chimène est fort belle. La fille sacrilie tout à l'amour filial. C'est un noble sentiment, et qui amène de plus une heureuse péripétie.


(v. 649.) ACTE II. 33

CHIMENE.

Je demande justice.

D. DIÈGUE. Entendez ma défense.

CHIMÈNE.

D'un jeune audacieux punissez l'insolence ; Il a de votre sceptre abattu le soutien, . II a tué mon père.

D. DIÈGUE. Il a vengé le sien.

CHIMÈNE.

Au sang de ses sujets un roi doit la justice.

D. DIÈGUE. Pour la juste vengeance il n'est point de supplice.

D. FERNAND.

Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir. Chimène, je prends part à votre déplaisir ; D'une égale douleur je sens mon âme atteinte.

(à D. Diègue.) Vous parlerez après ; ne troublez point sa plainte.

CHIMÈNE.

Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang Couler à gros bouillons de son généreux flanc ; Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles, Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles, Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux 1 De se voir répandu pour d'autres que pour vous, Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre, Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre. J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur ; Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,

1. Il y a plus de poésie dans le vers de Virgile : Vitaque cum geraitu fugit imlignnta sub umbras.

Vume de courroux de se voir répandu est une expression qui tourne trop au burlesque.


36 LE CID. (v. 669)

Sire ; la voix me manque à ce récit funeste ;

Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

D. FERNAND.

Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

CHIMÈNE.

Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie. Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie ; Son flanc était ouvert ; et, pour mieux m'émouvoir, " Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ; Ou plutôt sa valeur en cet état réduite Me parlait par sa plaie ' et hâtait ma poursuite ; Et, pour se faire entendre au plus juste des rois, Par cette triste bouche elle empruntait ma voix. Sire, ne souffrez pas que, sous votre puissance, Règne devant vos yeux une telle licence ; Que les plus valeureux, avec impunité, Soient exposés aux coups de la témérité; Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire, Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire. Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir Eteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir. Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance, Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance 2. Vous perdez en la mort d'un homme de son rang; Vengez-la par une autre, et le sang par le sang. Immolez, non à moi, mais à votre couronne, Mais à votre grandeur, mais à votre personne ;

1, Parlait par sa plaie, etc. Ces figures recherchées sont dans la pièce espagnole. C'était l'esprit du temps; c'était le faux brillant du poète italien Marini et de tous les auteurs de ce genre.

2. ilfo» allégeance. Ce substantif ne s'emploierait plus de nos jours ; nous nous servirions du verbe et nous dirions ; pour alléger mes douleurs. Le mot est à regretter.


(v.698.) ACTE II. 37

Immolez, dis-je, sire, au bien de tout l'Etat Tout ce qu'enorgueillit un si grand attentat.

D. FERNAND.

Don Diègue, répondez.

D. DIÈGUE. Qu'on est digne d'envie, Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie ! Et qu'un long âge apprête aux hommes généreux,. Au bout de leur carrière, un destin malheureux! Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire, Moi, que jadis partout a suivi la victoire, Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu, Recevoir un affront et demeurer vaincu. Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade, Ce que n'a pu jamais Aragon, ni Grenade, Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux, Le comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux, Jaloux de votre choix et fier de l'avantage Que lui donnait sur moi l'impuissance de l'âge. Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois, Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois, Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie, Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie Si je n'eusse produit un fils digne de moi, Digne de son pays, et digne de son roi : Il m'a prêté sa main, il a tué le comte ; Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte. Si montrer du courage et du ressentiment, Si venger un soufflet mérite un châtiment, Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête : Quand le bras a failli, l'on en punit la tête 1.

1. Il y a, dans ces distinctions de bras et de tête quelque chose de trop subtil et de trop recherché, surtout lorsqu'on ajoute :

....J'en suis la tête; il n'en est que le bras;

et enfin :

Immolez donc ce chef (tête) que les ans vont ravir, Et conservez pour vous le bras qui peut servir, 2. le Cid. 3


38 LE CID. (v. 723.)

Qu'on nomme crime ou non ce qui fait nos débats, Sire, j'en suis la tête, il n'en est que le bras. Si Chimène se plaint qu'il a tué son père , Il ne l'eût jamais fait, si je l'eusse pu faire. Immolez donc ce chef que les ans vont ravir, Et conservez pour vous le bras qui peut servir. Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène : Je n'y résiste point, je consens à ma peine; Et, loin de murmurer d'un rigoureux décret, Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

D. FERNAND.

L'affaire est d'importance, et, bien considérée, Mérite en plein conseil d'être délibérée. Don Sanche, remettez Chimène en sa maison. Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison. Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice.

CHIMÈNE.

Il est juste, grand roi, qu'un meurtrier périsse.

D. FERNAND.

Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.

CHIMÈNE.

M'ordonner du repos, c'est croître mes malheurs 1.

1. C'est croître mes malheurs. Croître, aujourd'hui, est rarement actif ; on dit : accroître. Peut-être penserat-on, avec Voltaire, qu'on peut, en poésie, dire activement ; croître nos ennuis, nos tourments, nos douleurs , nos peines. D'ailleurs le dictionnaire de l'Académie (sixième édition) porle : croître est quelquefois actif en poésie , et signifie augmenter.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.


(v. 741.) ACTE III. 39

ACTE III. SCÈNE I.

D. RODRIGUE, ELVIRE. ELVIRE.

Rodrigue, qu'as-tu fait? où viens-tu, misérable?

D. RODRIGUE.

Suivre le triste cours de mon sort déplorable.

ELVIRE.

Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil, De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ? Quoi ! viens-tu jusqu'ici braver l'ombre du comte? Ne l'as-tu pas tué ?

D. RODRIGUE. Sa vie était ma honte; Mon honneur de ma main a voulu cet effort.

ELVIRE.

Mais chercher ton asile 1 en la maison du mort ! Jamais un meurtrier en fit-il son refuge?

D. RODRIGUE.

Et je n'y viens aussi que m'offrir à mon juge.

Ne me regarde plus d'un visage étonné ;

Je cherche le trépas après l'avoir donné.

Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène :

1. Mais chercher ton asile. Asile est employé ici dans le sens du mot latin asylum, lieu sacré de refuge.


40 LE CID. (v. 734.)

Je mérite la mort, de mériter sa haine 1, Et j'en viens recevoir, comme un bien souverain, Et l'arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.

ELVIRE.

Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence ; A ses premiers transports dérobe ta présence. Va, ne t'expose point aux premiers mouvements Que poussera l'ardeur de ses ressentiments.

D. RODRIGUE.

Non, non, ce cher objet à qui j'ai pu déplaire Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère ; Et j'évite cent morts 2 qui me vont accabler Si, pour mourir plus tôt, je la puis redoubler.

ELVIRE.

Chimène est au palais, de pleurs toute baignée, Et n'en reviendra point que bien accompagnée. Rodrigue, fuis, de grâce, ôte-moi de souci. Que ne dira-t-on point, si l'on te voit ici ? Veux-tu qu'un médisant, pour comble à sa misère, L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père ? Elle va revenir ; elle vient, je la voi : Du moins, pour son honneur, Rodrigue, cache-toi.

1. Outre que la phrase est incorrecte, je mérite... de mériter choque l'esprit et l'oreille. Pour mériter, sans être beaucoup meilleur, serait du moins plus juste.

2. J'évite cent morts. L'idée d'éviter tant de morts ne doit pas se présenter à un homme qui cherche à mourir. Ces cent morts sont une expression vague, un vers fait à la hâte. Au reste, au lieu de ;

Et J'évite cent morts , '

Corneille avait mis d'abord :

Et d'un heur sans pareil je me verrai combler.

On ne pouvait guère corriger plus mal.


(v. 773.) ACTE III. -il

SCÈNE II. D. SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE. D. SANCHE.

Oui, madame, il vous faut de sanglantes victimes : Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes; Et je n'entreprends pas, à force de parler, Ni de vous adoucir, ni de vous consoler. Mais si de vous servir je puis être capable, Employez mon épée à punir le coupable ; Employez mon amour à venger cette mort : Sous vos commandements mon bras sera trop fort.

CHIMÈNE.

Malheureuse 1 !

D. SANCHE. De grâce, acceptez mon service.

CHIMÈNE.

J'offenserais le roi, qui m'a promis justice.

D. SANCHE.

Vous savez qu'elle marche avec tant de langueur, Que bien souvent le crime échappe à sa longueur; Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes. Souffrez qu'un cavalier vous venge par les armes : La voie en est plus sûre et plus prompte à punir.

CHIMÈNE.

C'est le dernier remède ; et s'il y faut venir, Et que de mes malheurs cette pitié vous dure, Vous serez libre alors de venger mon injure.

D. SANCHE.

C'est l'unique bonheur où mon âme prétend; Et, pouvant l'espérer, je m'en vais trop content.

1. Malheureuse! Ce mot que Chimène prononce, sans presque écouter D. Sanche est sublime.


42 LE CID. (v. 793.)

SCÈNE III. CHIMÈNE, ELVIRE. CHIMÈNE.

Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte, De mes vives douleurs te faire voir l'atteinte ; Je puis donner passage à mes tristes soupirs; Je puis t'ouvrir mon urne et tous mes déplaisirs. Mon père est mort, Elvire ; et la première épée Dont s'est armé Rodrigue a sa trame coupée. Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau'; La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau, Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste.

ELVIRE.

Reposez-vous, madame 2.

CHIMÈNE. Ah ! que mal à propos Dans un malheur si grand tu parles de repos ! Par où sera jamais ma douleur apaisée, Si je ne puis haïr la main qui l'a causée? Et que dois-je espérer qu'un tourment éternel, Si je poursuis un crime, aimant le criminel?

ELVIBE. Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore !

1. Fondez-vous en eau. Expression forcée : c'est pousser trop loin l'hyperbole.

2. Reposez-vous. Le mot reposez-vous est de la comédie , et ne peut guère être adressé qu'à une personne fatiguée. Descansa, qu'on lit dans la pièce espagnole , est une expression plus énergique et plus noble que reposez-vous.


(v. 810.) ACTE III. 43

CHIMÈNE.

C'est peu de dire aimer, Elvire, je l'adore; Ma passion s'oppose à mon ressentiment; Dedans mon ennemi 1 je trouve mon amant; Et je sens qu'en dépit de toute ma colère, Rodrigue (fans mon coeur combat encor mon père : Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend, Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant : Mais, en ce dur combat de colère et de flamme, Il déchire mon coeur sans partager mon âme; Et, quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir, Je ne consulte point pour suivre mon devoir; Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige. Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afflige•; Mon coeur prend son parti ; mais, malgré son effort, Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

ELVIRE.

Pensez-vous le poursuivre?

CHIMÈNE. Ah! cruelle pensée! Et cruelle poursuite où je me vois forcée ! Je demande sa tête, et crains de l'obtenir : Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir!

ELVIRE.

Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique; Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

CHIMÈNE.

Quoi ! mon père étant mort et presque entre mes bras, Son sang criera vengeance, et je ne l'orrai pas 2 ! Mon coeur, honteusement surpris par d'autres charmes, Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes !

1. Dedans mon ennemi..., etc. C'est dans-mon ennemi qu'il faudrait. Voyez la note 2 , page 9.

2. Je ne l'orrai pas! Ce futur du verbe ouïr n'est plus usité.


-54 LE CIO. (v. 833.)

Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur Sous un lâche silence étouffe mon honneur 1 !

ELVIRE.

Madame, croyez-moi, vous serez excusable D'avoir moins de chaleur contre un objet aimable, , Contre un amant si cher : vous avez assez fait, Vous avez vu le roi, n'en pressez point d'effet : Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.

CHIMÈNE.

Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ; Et de quoi que nous flatte un désir amoureux , Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

ELVIRE.

Mais vous aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire.

CHIMÈNE.

Je l'avoue. ELVIRE. Après tout, que pensez-vous donc faire?

CHIMÈNE.

Pour conserver ma gloire et finir mon ennui, Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui 2.

1. Sous un lâche silence. Corneille avait mis d'abord dans un lâche silence. Sous convient mieux avec étouffer : Voltaire blâme l'une et l'autre expression.

2. Ce vers excellent, dit Voltaire, renferme toute la pièce, et répond à toutes les critiques que l'on a faites sur le caractère de Chimène.


(v. 849.) ACTE III. 43

SCÈNE IV. D. RODRIGUE, CHIMÈNE, ELVIRE. D. RODRIGUE.

Eh bien! sans vous donner la peine de poursuivre', Assurez-vous l'honneur de m'empêcher de vivre 2.

CHIMÈNE.

Elvire, où sommes-nous? et qu'est-ce que je voi ? Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

D. RODRIGUE.

N'épargnez point mon sang; goûtez , sans résistance, La douceur de ma perte et de votre vengeance.

CHIMÈNE.

Hélas !

D. RODRIGUE. Ecoute-moi.

CHIMÈNE. Je me meurs.

D. RODRIGUE. Un moment. CHIMÈNE. Va, laisse-moi mourir.

D. RODRIGUE. Quatre mots seulement ; Après, ne me réponds qu'avecque cette épées.

CHIMÈNE.

Quoi, du sang de mon père encor toute trempée !

1. La peine de poursuivre. Il fallait : de me poursuivre.

2. M'empêcher de vivre est froid et languissant, et n'exprime pas donnez-moi la mort.

3. Avecque se trouve dans Racine, et dans le sévère tloileau lui-même :

Tous les jours je me couche avecque le soleil.

Aujourd'hui, avecque est à jamais banni de la poésie.

•3.


46 LE CID. (v. 839.)

D. RODRIGUE.

Ma Chimène

CHIMÈNE. Ote-moi cet objet odieux, Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

D. RODRIGUE.

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,

Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

CHIMÈNE.

Il est teint de mon sang. ■

D. RODRIGUE. Plonge-le dans le mien ; Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien *.

CHIMÈNE.

Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue Le père par le fer, la fille par la vue ! Ote-moi cet objet, je ne le puis souffrir : Tu veux que je t'écoute, et tu me fais mourir !

D. RODRIGUE.

Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie De finir par tes mains ma déplorable vie ; Car enfin n'attends pas de mon affection Un lâche repentir d'une bonne action. L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte Déshonorait mon père et me couvrait de honte. Tu sais comme un soufflet touche un homme de coeur. J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur : Je l'ai vu , j'ai vengé mon honneur et mon père; Je je ferais encor, si j'avais à le faire : Ce n'est pas qu'en effet, contre mon père et moi, Ma flamme assez longtem})s n'ait combattu pour toi ; Juge de son pouvoir : dans une telle offense,

1. La teinture du lien. Celle métaphore est subtile et forcée , mais avant tout elle est fausse : une épée est également rougie de quelque sang que ce soit; ce n'est nullerncnf une teinture différente.


(V. 882.) ACTE III. 47

J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance.

Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront i,

J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt ;

Je me suis accusé de trop de violence ;

Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,

A moins que d'opposer à tes plus forts appas

Qu'un homme sans honneur ne te méritait pas;

Que, malgré cette part que j'avais en ton âme,

Qui m'aima généreux me haïrait infâme ;

Qu'écouter ton amour, obéir à sa voix,

C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix.

Jeté le dis encore, et, quoique j'en soupire,

Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire,

Je t'ai fait une offense et j'ai dû m'y porter

Pour effacer ma honte et pour te mériter ;

Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon

C'est maintenant à toi que je viens satisfaire : [père,

C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois.

J'ai fait ce que j'ai dû , jetais ce que je dois.

Je sais qu'uu père mort t'arme contre mon crime ;

Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime :

Immole avec courage au sang qu'il a perdu

Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.

CHIMÈNE.

Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie, Je ne te puis blâmer d'avoir fui l'infamie ; Et, de quelque façon qu'éclatent mes douleurs, le ne t'accuse point, je pleure mes malheurs. Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage, Demandait à l'ardeur d'un généreux courage : Tu n'as fait le devoir que d'un hommede bien 2;

1. Ou souffrir un affront. Il faudrait : ou à souffrir un affront.

2. TU n'as fait le devoir que d'un homme. Pour plus de correction, il faudrait : Tu n'as fait que le devoir d'un

homme Mais la marche du vers serait entravée par

celte construction régulière.


48 LE CID. (v. 912.

Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien.

Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ;

Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :

Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger,

Ma gloire à soutenir et mon père à venger.

Hélas ! ton intérêt ici me désespère.

Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père,

Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir

L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir;

Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes,

Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.

Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ;

Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;

Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine,

Me force à travailler moi-même à ta ruine.

Car enfin n'attends pas de mon affection

De lâches sentiments pour ta punition.

De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne ,

Ma générosité doit répondre à la tienne :

Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi;

Je me dois , par ta mort, montrer digne de toi.

D. RODRIGUE.

Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne ;

Il demande ma tête, et je te l'abandonne ;

Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt ;

Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt.

Attendre, après mon crime, une lente justice,

C'est reculer ta gloire autant que mon supplice.

Je mourrai trop heureux mourant d'un coup si beau !

CHIMÈNE,

Va, je suis ta partie ', et non pas ton bourreau. Si tu m'offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ? Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre-;

1. Va, je suis ta partie, etc. Ta partie semble plutôt appartenir au slyle comique qu'à la tragédie.


(v. 943.) ACTE III. 49

C'est d'un autre que toi qu'il me faut l'obtenir ; Et je dois te poursuivre , et non pas te punir.

D. RODRIGUE.

De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne, Ta générosité doit répondre à la mienne ; Et, pour venger un père, emprunter d'autres bras, Ma Chimène, crois-moi, c'est n'y répondre pas : Ma main seule du mien a su venger l'offense ; Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.

CHIMÈNE.

Cruel, à quel propos sur ce point t'obstiner? Tu t'es vengé sans aide, et tu m'en veux donner ! Je suivrai ton exemple, et j'ai trop de courage Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage. Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir Aux traits de ton amour, ni de ton désespoir.

D. RODRIGUE.

Rigoureux point d'honneur ! hélas ! quoi que je fasse, Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ? Au nom d'un père mort, ou de notre amitié, Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié. Ton malheureux amant aura bien moins de peine A mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.

CHIMÈNE.

Va, je ne te hais point 1.

D. RODRIGUE. Tu le dois.

CHIMÈNE. Je ne puis.

D. RODRIGUE.

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ? Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure, Que ne publieront point l'envie et l'imposture ! Force-les au silence, et, sans plus discourir, Sauve ta renommée en me faisant mourir.

1. Va, je ne te hais point. Expression figurée (litole) qui dit beaucoup plus que le mot propre.


80 LE CID. (v. 969.)

CHIMÈNE.

Elle éclate bien mieux en te laissant la vie 1; Et je veux que la voix de la plus noire envie Elève au ciel ma gloire, et plaigne mes ennuis, Sachant que je t'adore, et que je te poursuis. Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême Ce qu'il faut que je perde, encore que je l'aime. Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ; Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard. La seule occasion qu'aura la médisance, C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence : Ne lui,donne point lieu d'attaquer ma vertu.

D. RODRIGUE.

Que je meure.

CHIMÈNE. Va-t'en.

' D. RODRIGUE. A quoi te résous-tu?

CHIMÈNE.

Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père : Mais, malgré la rigueur d'un si cruel devoir, Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

D. RODRIGUE.

O miracle d'amour 2 !

CHIMÈNE. 0 comble de misères !

D. RODRIGUE.

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

1. Ce vers et les trois suivants offrent à l'oreille une consonnance de rimes, qui est un défaut en poésie : vie, envie, ennuis, poursuis. Cette dernière rime a un autre défaut encore ; elle n'est pas riche.

2. 0 miracle d'amour! Voltaire dit avec raison que celte exclamation semble affaiblir une scène si pathétique et si touchante.


(v. 987'.) ACTE IH. 51

CHIMÈNE.

Rodrigue, qui l'eût cru?...

D. RODRIGUE. Chimène, qui l'eût dit?... 1

CHIMÈNE.

Que notre heur fût si proche, et sitôt se perdît ?

D. RODRIGUE.

Et que si près du port, contre toute apparence, Un orage si prompt brisât notre espérance ?

CHIMÈNE.

Ah ! mortelles douleurs !

D. RODRIGUE. Ah! regrets superflus !

CHIMÈNE.

Va-t'en, encore un coup, je ne t'écoute plus.

D. RODRIGUE.

Adieu ; je vais traîner une mourante vie, Tant que par ta poursuite 2 elle me soit ravie.

CHIMÈNE.

Si j'en obtiens l'effet, je t'engage ma foi De ne pas respirer un moment après toi. Adieu ; sors, et surtout garde bien qu'on te voie.

ELVIRE.

Madame, quelques maux que le ciel nous envoie... 3

CHIMÈNE.

Ne m'importune plus, laisse-moi soupirer.

Je cherche le silence et la nuit pour pleurer. <

1. Qui l'eût cru ? qui l'eût dit ? est dur; c'est la faute de la langue.

2. Tant que est ici dans le sens de. jusqu'à ce que.

:S. Encore quatre vers dont les rimes offrenî la même consonnance! foi, loi, raie, envoie.


32 LE CID. (v. 1001.)

SCÈNE V.

D. DIÈGUE.

Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse : Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ; Toujours quelques soucis en ces événements Troublent la pureté de nos contentements. '

Au milieu du bonheur mon âme en sent l'atteinte, Je nage dans la joie, et je tremble de crainte. J'ai vu mort l'ennemi qui m'avait outragé; Et je ne saurais voir la main qui m'a vengé. En vain je m'y travaille 1, et d'un soin inutile, Tout cassé que je suis, je cours toute la ville : Ce peu que mes vieux ans m'ont laissé de vigueur Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur. A toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre, Je pense l'embrasser, et n'embrasse qu'une ombre ; Et mon amour, déçu par cet objet trompeur, Se forme des soupçons qui redoublent ma peur. Je ne découvre point de marques de sa fuite ; Je crains du comte mort les amis et la suite ; Leur nombre m'épouvante et confond ma raison. Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison. Justes cieux ! me trompé-je encore a l'apparence, Ou si je vois enfin mon unique espérance ! C'est lui, n'en doutons plus ; mes voeux sont exaucés ; Ma crainte est dissipée , et mes ennuis cessés 2.

1. Je m'y travaille n'est ni correct, ni élégant, ni poétique. On ne dit passe travailler, mais bien travailler à quelque chose.

2. Et mes ennuis cessés. Il faudrait : mes ennuis ont cessé.


(v. 1025.) ACTE III. 33

SCÈNE VI. D. DIÈGUE, D. RODRIGUE. D. DIÈGUE.

Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !

D. RODRIGUE.

Hélas !

D. DIÈGUE. Ne mêle point de soupirs à ma joie ;

Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.

Ma valeur n'a point lieu de te désavouer;

Tu l'as bien imitée, et ton illustre audace

Fait bien revivre en toi les héros de ma race :

C'est d'eux que tu descends, c'est de moi que tu viens ;

Ton premier coup d'épée égale tous les miens :

Et d'une belle ardeur ta jeunesse animée

Par cette grande épreuve atteint ma renommée.

Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur,

Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur ;

Viens baiser cette joue, et reconnais la place

Où fut empreint l'affront que ton courage efface.

D. RODRIGUE.

L'honneur vous en est dû , je ne pouvais pas moins, Etant sorti de vous et nourri par vos soins. Je m'en tiens trop heureux, et mon âme est ravie Que mon coup d'essai plaise à qui je dois la vie 1 ; Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux Si je m'ose à mon tour satisfaire après vous. Souffrez qu'en liberté mon désespoir éclate ; Assez et trop longtemps votre discours le flatte.

1. Que mon coup d'essai plaise à qui je dois la vie. Cette construction n'est pas correcte ; les verbes plaise et dois veulent chacun un régime indirect, et Corneille n'eu met qu'un pour les deux verbes.


o4 L". CIO. (v. 1047.)

Je ne me repens point de vous avoir servi ; Mais rendez-moi le bien que ce coup m'a ravi. Mon bras, pour vous venger, armé contre ma flamme, Par ce coup glorieux m'a privé de mon âmel ; Ne me dites plus rien ; pour vous j'ai tout perdu ; Ce que je vous devais, je vous l'ai bien rendu.

D. DIÈGUE.

Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire. Je t'ai donné la vie, et tu me rends ma gloire 2; Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour, D'autant plus maintenant je te dois de retour. Mais d'un coeur magnanime éloigne ces faiblesses ; Nous n'avons qu'un honneur, il est tant de maîtresses ! L'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir.

D. RODRIGUE.

Ah ! que me dites-vous ?

D. DIÈGUE. Ce que tu dois savoir.

D. RODRIGUE.

Mon honneur offensé sur moi-même se venge ; Et vous m'osez pousser à la honte du change 3 ! L'infamie est pareille, et suit également Le guerrier sans courage et le perfide amant. A ma fidélité ne faites point d'injure;

1. M'a privé de mon âme. L'expression est un peu forcée; en pareille circonstance, on dit la moitié de mon âme. Et serves animée dimidium meoe, s'écrie Horace, lorsqu'il s'adresse au vaisseau de Virgile. Mais peut-être ici, comme il s'agit de Chimène, le poëte n'a-t-il pas tort de faire dire à Rodrigue : m'a privé de mon âme.

2. Tu me rends ma gloire. Il serait plus juste de dire : tu me rends la gloire. Mais sans doute le pléonasme me et ma a été mis à dessein par le poëte, pour montrer combien don Diègue est heureux de pouvoir dire ma gloire.

3. Change pour changement ne s'emploierait plus de nos jours.


(v. 1066.) ACTE III. 33

Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure ; Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ; Ma foi m'engage encor, si je n'espère plus ; Et, ne pouvant quitter ni posséder Chimène, Le trépas que je cherche est ma plus douce peine.

D. DIÈGUE.

Il n'est pas temps encor de chercher le trépas ; Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras. La flotte qu'on craignait, dans ce grand fleuve entrée , Croit surprendre la ville et piller la contrée. Les Maures vont descendre; et le flux et la nuit Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit. I-.a cour est en désordre, et le peuple en alarmes ; On n'entend que des cris, on ne voit que des larmes. Dans ce malheur public mon bonheur a permis Que j'ai trouvé chez moi cinq cents de mes amis , Qui, sachant mon affront, poussés d'un même zèle , Se venaient tous offrir à venger ma querelle. Tu les as prévenus ; mais leurs vaillantes mains Se tremperont bien mieux au sang des Africains. Va marcher à leur tête , où l'honneur te demande ; C'est toi que veut pour chef leur généreuse bande. De ces vieux ennemis va soutenir l'abord : Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort, Prends-en l'occasion, puisqu'elle t'est offerte ; Fais devoir à ton roi son salut à ta perte 1 ; Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front. Ne borne pas ta gloire à venger un affront, Porte-la plus avant, force par ta vaillance Ce monarque au pardon, et Chimène au silence ;

1. Fais devoir à ton roi son salut à ta perte. Cette construction est pénible et embarrassée. Le poëte veut dire : fais que ton roi doive son salut à la perte. Ces deux régimes indirects à ton roi, à ta perle, rendent l'expression incorrecte et peu poétique.


36 LE CID. (v. 1093.)

Si tu l'aimes , apprends que revenir vainqueur C'est l'unique moyen de regagner son coeur. Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles; Je t'arrête en discours , et je veux que tu voles. Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi Que ce qu'il perd au comte 1 il le recouvre en toi.

1. Ce qifil perd au comte, pour en la personne du comte. .Ces exemples sont fréquents dans Corneille; mais au ne pourrait aujourd'hui s'employer en ce sens.

FIN DU TROISIEME ACTE.


(v. MOI.) ACTE IV. 37

ACTE IV. SCÈNE I.

CHIMÈNE , ELVIRE. CHIMÈNE.

N'est-ce point un faux bruit? le sais-tu bien, Elvire ?

ELVIRE.

Vous ne croiriez jamais comme chacun l'admire , Et porte jusqu'au ciel, d'une commune voix , De ce jeune héros les glorieux exploits. Les Maures devant lui n'ont paru qu'à leur honte ; Leur abord fut bien prompt, leur fuite encor plus

prompte ; Trois heures de combat laissent à nos guerriers Une victoire entière et deux rois prisonuiers. La valeur de leur chef ne trouvait point d'obstacles.

CHIMÈNE.

Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles ?

ELVIRE.

De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix ; Sa main les a vaincus, et sa main les a pris.

CHIMÈNE.

De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges ?

ELVIRE.

Du peuple, qui partout fait sonner ses louanges, Le nomme de sa joie et l'objet et l'auteur, Son ange tutélaire, et son libérateur.


38 LE CU). (v. 1117.)

CHIMÈNE.

Et le roi, de quel oeil voit-il tant de vaillance?

ELVIRE.

Rodrigue n'ose encor paraître en sa présence ; Mais don Diègue ravi lui présente enchaînés, Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés, Et demande pour grâce à ce généreux prince Qu'il daigne voir la main qui sauve la province.

CHIMÈNE.

Mais n'est-il point blessé?

ELVIRE. Je n'en ai rien appris 1. Vous changez de couleur! reprenez vos esprits.

CHIMÈNE.

Reprenons donc aussi ma colère affaiblie : Pour avoir soin de lui, faut-il que je m'oublie? On le vante, on le loue, et mon coeur y consent! Mon honneur est muet, mon devoir impuissant ! Silence, mon amour, laisse agir ma colère : S'il a vaincu deux rois, il a tué mon père; Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur, Sont les premiers effets qu'ait produits sa valeur ; Et quoi qu'on die 2 ailleurs d'un coeur si magnanime, Ici tous les objets me parlent de son crime. Vous qui rendez la force à mes ressentiments, Voiles, crêpes, habits, lugubres ornements, Pompe où m'ensevelit sa première victoire, Contre ma passion soutenez bien ma gloire ;

1. Toujours cette même consonnance de quatre rimes ! appris, esprits, affaiblie, oublie.

2. Quoi qu'on die. Molière, dans les Femmes savantes, se moque d'un fameux quoi qu'on die. Ce n'est point de celui de Corneille; d'ailleurs, ici, il serait facile, sans entraver en rien la marche du vers, de mettre ; et quoi qu'on dise ailleurs, etc.


(v. 1139.) ACTE IV. 89

Et, lorsque mon amour prendra trop de pouvoir, Parlez à mon esprit de mon triste devoir, Attaquez sans rien craindre une main triomphante.

ELVIRE.

Modérez ces transports, voici venir l'infante.

SCÈNE II. . L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE.

L'INFANTE. Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ; Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.

CHIMÈNE. Prenez hien plutôt part à la commune joie, Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie, Madame : autre que moi 1 n'a droit de soupirer. Le péril dont Rodrigue a su nous retirer 2, Et le salut public que vous rendent ses armes, A moi seule aujourd'hui souffrent encor les larmes : Il a sauvé la ville, il a servi son roi; Et son bras valeureux n'est funeste qu'à moi.

L'INFANTE. Ma Chimène, il est vrai qu'il a fait des merveilles.

CHIMÈNE. Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ; Et je l'entends partout publier hautement Aussi brave guerrier que malheureux amant.

L'INFANTE. Qu'a de fâcheux pour toi ce discours populaire? Ce jeune Mars qu'il loue a su jadis te plaire ;

1.' Autre que moi. Il faudrait : nulle autre quemoi. 2. A su nous retirer. Le mot propre serait tirer.


60 LE CID. (v. 1139.)

Il possédait ton âme, il vivait sous tes lois ; Et vanter sa valeur, c'est honorer ton choix.

CHIMÈNE. Chacun peut la vanter avec quelque justice, Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice. On aigrit ma douleur en l'élevant si haut : Je vois ce que je perds, quand je vois ce qu'il vaut. Ah ! cruel déplaisir à l'esprit d'une amante ! Plus j'apprends son mérite et plus mon feu s'augmente: Cependant mon devoir est toujours le plus fort, Et, malgré mon amour, va poursuivre sa mort.

L'INFANTE. Hier 1 ce devoir te mit en une haute estime ; L'effort que tu te fis parut si magnanime, Si digne d'un grand coeur, que chacun à la cour Admirait ton courage et plaignait ton amour. Mais croirais-tu l'avis d'une amitié fidèle?

CHIMÈNE. Ne vous obéir pas me rendrait criminelle.

L'INFANTE. Ce qui fut juste alors ne l'est plus aujourd'hui ; Rodrigue maintenant est notre unique appui, L'espérance et l'amour d'un peuple qui l'adore, Le soutien de Castille, et la terreur du Maure. Le roi même est d'accord de cette vérité, Que ton père en lui seul se voit ressuscité ; Et si tu veux enfin qu'en deux mots je m'explique, Tu poursuis en sa mort la ruine publique. Quoi! pour venger un père est-il jamais permis De livrer sa patrie aux mains des ennemis?

1. Cet hier fait voir que la pièce dure deux jours dans Corneille : l'unité de temps n'était pas encore une règle bien reconnue , bien établie. — Hier formait alors un monosyllabe.


(v. 1183.) ACTE IV. 61

Contre nous ta poursuite est-elle légitime ?

Et, pour être punis, avons-nous part au crime?

Ce n'est pas qu'après tout tu doives épouser

Celui qu'un père mort t'obligeait d'accuser;

Je te voudrais moi-même en arracher l'envie.

Ote-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.

CHIMÈNE.

Ah ! ce n'est point à moi d'avoir tant de bonté ; Le devoir qui m'aigrit n'a rien de limité. Quoique pour ce vainqueur mon amour s'intéresse, Quoiqu'un peuple l'adore et qu'un roi le caresse, Qu'il soit environné des plus vaillants guerriers, J'irai sous mes cyprès accabler ses lauriers 1.

L'INFANTE. C'est générosité quand, pour venger un père, Notre devoir attaque une tête si chère ; Mais c'en est une encor d'un plus illustre rang 2, Quand on donne au public les intérêts du sang. Non, crois-moi, c'est assez que d'éteindre ta flamme; Il sera trop puni, s'il n'est plus dans ton âme. Que le bien du pays t'impose cette loi ; Aussi bien que crois-tu que t'accorde le roi ?

CHIMÈNE.

II peut me refuser, mais je ne puis me taire.

L'INFANTE. Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire. Adieu : tu pourras seule y penser à loisir.

CHIMÈNE.

Après mon père mort, je n'ai point à choisir.

1. J'irai sous mes cyprès accabler ses lauriers. Ici l'antithèse de cyprès et lauriers n'a rien de forcé; la pensée est juste et le vers est beau.

2. Une générosité d'un plus illustre rang, pour dire une générosité plus grande, plus noble, est une expression forcée, et peut-être arrachée à Corneille par la rime.

■i


62 LE CID. (v. 1209.)

SCÈNE III.

D. FERNAND, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. RODRlGUJ:, D. SANCHE.

D. FERNAND.

Généreux héritier d'une illustre famille

Qui fut toujours la gloire et l'appui de Castille,

Race de tant d'aïeux en valeur signalés,

Que l'essai de la tienne a sitôt égalés,

Pour te récompenser ma force est trop petite ;

Et j'ai moins de pouvoir que tu n'as de mérite.

Le pays délivré d'un si rude ennemi,

Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi,

Et les Maures défaits avant qu'en ces alarmes

J'eusse pu donner ordre à repousser leurs armes 1,

Ne sont point des exploits qui laissent à ton roi

Le moyen ni l'espoir de s'acquitter vers toi 2.

Mais deux rois tes captifs feront ta récompense :

Us t'ont nommé tous deux leur Cid en ma présence.

Puisque Cid en leur langue est autant que Seigneur,

Je ne t'envierai pas ce beau titre d'honneur.

Sois désormais le Cid ; qu'à ce grand nom tout cède ;

Qu'il comble d'épouvante et Grenade et Tolède,

Et qu'il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois

Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois.

D. RODRIGUE.

Que Votre Majesté, sire, épargne ma honte 3.

1. Le roi joue là un personnage assez singulier: il avoue qu'il n'a point donné l'ordre de repousser l'ennemi.

2. S'acquitter vers toi. Nous dirions aujourd'hui envers toi.

3. Epargne ma honte...- Honte n'est pas, ici, le mot propre.


(v. 1230.) ACTE IV. 63

D'un si faible service elle fait trop de compte, Et me force à rougir devant un si grand roi De mériter si peu l'honneur que j'en reçoi. Je sais trop que je dois au bien de votre empire, Et le sang qui m'anime, et l'air que je respire; Et, quand je les perdrai pour un si digne objet, Je ferai seulement le devoir d'un sujet.

D. FERNAND.

Tous ceux que ce devoir à mon service engage Ne s'en acquittent pas avec même courage ; Et lorsque la valeur ne va point dans l'excès 1, Elle ne produit point de si rares succès. Souffre donc qu'on te loue, et de cette victoire Apprends-moi plus au long la véritable histoire.

D. RODRIGUE.

Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant, Qui jeta dans la ville un effroi si puissant, Une troupe d'amis chez mon père assemblée 2 Sollicita mon âme encor toute troublée.... Mais, sire, pardonnez à ma témérité, Si j'osai l'employer sans votre autorité; Le péril approchait; leur brigade était prête; Me montrant à la cour, je hasardais ma tête : Et, s'il fallait la perdre, il m'était bien plus doux De sortir de la vie en combattant pour vous.

D. FERNAND.

J'excuse ta chaleur à venger ton offense, Et l'Etat défendu me parle en ta défense ; Crois que dorénavant Chimène a beau parler,

1, La valeur ne va point dans l'excès. Expression impropre et justement critiquée par Vollaire. ' 2. Encore, et trop souvent, la consonnance do quatre rimes! assemblée, troublée, témérité, autorité.


64 LE CID. (v. 1236.)

Je ne l'écoute plus que pour la consoler. Mais poursuis.

D. RODRIGUE. Sous moi 1 donc cette troupe s'avance, Et porte sur le front une mâle assurance. [fort,

Nous partîmes cinq cents ; mais, par un prompt renNous nous vîmes trois mille en arrivant au port, Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, Les plus épouvantés reprenaient de courage ! J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés. Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure , Rrûlant d'impatience, autour de moi demeure, Se couche contre terre, et, sans faire aucuu bruit, Passe une bonne part d'une si belle nuit. Par mon commandement la garde en fait de même, Et, se tenant cachée, aide à mon stratagème ; Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous. Cette obscure clarté 2 qui tombe des étoiles Enfin avec le flux nous fit voir trente voiles; L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort Les Maures et la mer montent jusques au port. On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille, PoiDt de soldats au port, point aux murs de la ville. Notre profond silence abusant leurs esprits, Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris; Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, Et courent se livrer aux mains qui les attendent. Nous nous levons alors, et tous en même temps Poussons jusques au ciel mille cris éclatants; Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ; Us paraissent armés, les Maures se confondent,

t. Sous moi, pour dire sous mes ordres, sous ma conduite, n'est ni élégant, ni poétique.

2. Cette obscure clarté. Antithèse très-heureuse ici et fort bien exprimée.


(v. 1287). ACTE IV. 63

L'épouvante les prend à demi descendus. Avant que de combattre ils s'estiment perdus. Us couraient au pillage, et rencontrent la guerre ; Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre, Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang. Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient, Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient: La honte de mourir sans avoir combattu Arrête leur désordre et leur rend leur vertu. Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges 1, De notre sang au leur font d'horribles mélanges ; Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port, Sont des champs de carnage où triomphe la mort. O combien d'actions, combien d'exploits célèbres Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres, Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donna it, Ne pouvait discerner où le sort inclinait ! J'allais de tous côtés encourager les nôtres, Faire avancer, les uns et soutenir les autres, Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour; Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour. Mais enfin sa clarté montre notre avantage; Le Maure voit sa perte ; et perd soudain courage : Et, voyant un renfort qui nous vient secourir2^, L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir. Us gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles, Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables, Font retraite en tumulte, et sans considérer Si leurs rois avec eux peuvent se retirer. Pour souffrir ce devoir, leur frayeur est trop forte; Le flux les apporta, le reflux les remporte ;

t. Alfange est un mot espagnol qui signifie sabre, cimeterre , coutelas. L'épée était alors inconnue aux Maures.

2. Voir et voyant. Légère négligence, qu'il aurait laliu l'aire disparaître d'un si beau récit.

4'.


66 LE CID. (v. 1319.;

Cependant que 1 leurs rois, engagés parmi nous , Et quelque peu des leurs, tous perces de nos coups , Disputent vaillamment et vendent bien leur vie. A se rendre moi-même en vain je les convie ; Le cimeterre au poing ils ne m'écoutent pas : Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats , Et que seuls désormais en vain ils se défendent, Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent. Je vous les envoyai tous deux en même temps ; Et le combat cessa faute de combattants 2. C'est de cette façon que, pour votre service....

SCÈNE IV.

D. FERNAND, D. DIÈGUE, D.RODRIGUE, D. ARIAS, D. ALONSE, D. SANCHE.

D. ALONSE.

Sire, Chimène vient vous demander justice.

D. FERNAND.

La fâcheuse nouvelle, et l'importun devoir! Va, je ne la veux pas obliger à te voir, Pour tous remercîments il faut que je te chasse : Mais avant que sortir! viens, que ton roi t'embrasse. (D. Rodrigue rentre.)

D. DIÈGUE.

Chimène le poursuit, et voudrait le sauver.

D. FERNAND.

On m'a dit qu'elle l'aime, et je vais l'éprouver. Montrez un oeil plus triste.

1. Cependant que a plus de noblesse que pendant que. La Fontaine a dit aussi (liv. I, fable 22) :

Cependant que mon front au Caucase pareil.

2. Vers devenu proverbe.

3. Avant que sortir. On écrit de nos jours : avant que de sortir, et mieux encore avant de sortir.


(v. 1337.) ACTE IV. 67

SCÈNE V.

D. FERNAND , D. DIÈGUE , D. ARIAS , D. SANCHE , D. ALONSE, CHIMÈNE, ELVIRE.

D. FERNAND. Enfin soyez contente. Chimène, le succès répond à votre attente. Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus, Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus ; Rendez grâces au ciel qui vous en a vengée".

(à D. Diègue.) ;

Voyez comme déjà sa couleur est changée.

D. DIÈGUE.

Mais voyez qu'elle pâme ' : et d'un amour parfait, Dans cette pâmoison, sire, admirez l'effet. Sa douleur a trahi les secrets de son âme , Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.

CHIMÈNE.

Quoi ! Rodrigue est donc mort ?

D. FERNAND. Non, non, il voit le jour Et te conserve encore un immuable amour : Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse.

CHIMÈNE.

Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse : Un excès de plaisir nous rend tout languissants ; Et, quand il surprend l'âme, il accable les sens.

1. Elle pâme. Le dictionnaire de l'Académie (sixième édition) donne à pâmer le sens neutre, comme Corneille l'emploie ici ; elle en fait aussi un verbe pronominal ; ainsi l'on peut dire : pâmer ou se pâmer. Voltaire condamnait pâmer. Le substantif pâmoison, au vers suivant, n'est guère du style tragique. Au vers 13.56, Chimène répète le mot pâmoison, qui n'est pas plus heureux celte fois que la première.


68 LE CID. (v. 1333.)

D. FERNAND.

Tu veux qu'en ta faveur nous croyions l'impossible ? Chimène, ta douleur a paru trop visible.

CHIMÈNE.

Eh bien ! sire, ajoutez ce comble à mon malheur, .

Nommez ma pâmoison l'effet de ma douleur :

Un juste déplaisir à ce point m'a réduite ;

Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ;

S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays,

Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :

Une si belle fin m'est trop injurieuse.

Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,

Non pas dans un éclat qui l'élève si haut,

Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud ;

Qu'il meure pour mon père, et non pour la patrie ;

Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.

Mourir pour le pays n'est pas un triste sort,

C'est s'immortaliser par une belle mort.

J'aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ;

Elle assure l'Etat 1, et me rend ma victime,

Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers ,

Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ;

Et, pour dire en un mot ce que j'en considère 2,

Digne d'être immolée aux mânes de mon père...

Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !

Rodrigue de ma part n'a rien à redouter ;

Que pourraient contre lui des larmes qu'on méprise ?

Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;

Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ;

Il triomphe de moi comme des ennemis.

Dans leur sang répandu la justice étouffée

1. Elle assure l'État. Assure n'est pas le mot propre: affermit serait plus juste.

2. Ce que j'en considère. On ne peut dire ce que j'en considère, pour ce que j'en pense. Considère est là pour la rime.


(v. 1382.) ACTE IV. 69

Au crime du vainqueur sert d'un nouveau trophée ; Nous en croissons la pompe 1, et le mépris des lois Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.

D. FERNAND.

Ma fille, ces transports ont trop de violence. Quand on rend la justice, on met tout en balance. On a tué ton père, il était l'agresseur; Et la même équité m'ordonne la douceur. Avant que d'accuser ce que j'en fais paraître, Consulte bien ton coeur; Rodrigue en est le maître; Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi, Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.

CHIMÈNE.

Pour moi ! mon ennemi ! l'objet de ma colère ! L'auteur de mes malheurs! l'assassin de mon père 2! De ma juste poursuite on fait si peu de cas Qu'on me croit obliger en ne m'écoutant pas ! Puisque vous refusez la justice à mes larmes , Sire, permettez-moi de recourir aux armes ; C'est par là seulement qu'il a su m'outrager, Et c'est aussi par là que je me dois venger. A tous vos cavaliers je demande sa tête; Oui, qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête; Qu'ils le combattent, sire; et, le combat fini, J'épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni ; Sous votre autorité souffrez qu'on le publie.

D. FERNAND.

Cette vieille coutume eu ces lieux établie,

1. Nous en croissons la pompe. Voyez la note 1, page 38.

2. L'assassin de mon père! C'est pousser trop loin l'hyperbole ! Chimène a tort d'appeler Rodrigue assassin ; il ne l'est pas. Elle-même l'a appelé homme debien(vets 911),


70 LE CID. (v. 1407.)

Sous couleur de puniri un injuste attentat, Des meilleurs combattants affaiblit un Etat ; Souvent de cet abus le succès déplorable Opprime l'innocent et soutient le coupable. J'en dispense Rodrigue , il m'est trop précieux Pour l'exposer aux coups d'un sort capricieux; Et, quoi qu'ait pu commettre un coeur si magnanime, Les Maures en fuyant ont emporté son crime.

D. DIÈGUE.

Quoi ! sire, pour lui seul vous renversez des lois

Qu'a vu toute la cour observer tant de fois !

Que croira votre peuple, et que dira l'envie

Si sous votre défense 2 il ménage sa vie,

Et s'en fait un prétexte à ne paraître pas

Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas ?

De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire ;

Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.

Le comte eut de l'audace, il l'en a su punir :

Il l'a fait en brave homme 3, et le doit maintenir.

D. FERNAND.

Puisque vous le voulez, j'accorde qu'il le fasse : Mais d'un guerrier vaincu mille prendraient la place; Et le prix que Chimène au vainqueur a promis De tous mes cavaliers ferait ses ennemis : L'opposer seul à tous serait trop d'injustice ; Il suffit qu'une fois il entre dans la lice. Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien : Mais, après ce combat, ne demande plus rien.

t. Sous couleur de punir. Couleur est impropre; c'est prétexte qu'il faudrait mettre.

2. Si smis votre défense. Si sous est dur et équivoque. Corneille veut dire : si, d'après votre défense, etc.

3. Il l'a fait en brave homme. C'est en homme brave que le poëte veut dire. Les deux sens sont aujourd'hui bien fixés ; il paraît qu'ils ne l'étaient pas encore au temps de Corneille.


V.1433.) ACTE IV. 71

D. DIÈGUE.

N'excusez point par là ceux que son bras étonne ; Laissez un champ ouvert où n'entrera personne. Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui, Quel courage assez vain s'oserait prendre à lui ? Qui se hasarderait contre un tel adversaire? Qui serait ce vaillant 1 ou bien ce téméraire?

D. SANCHE.

Faites ouvrir le champ : vous voyez l'assaillant 2 ; Je suis ce téméraire, ou plutôt ce vaillant. Accordez cette grâce à l'ardeur qui me presse. Madame, vous savez quelle est votre promesse.

D. FERNAND.

Chimène, remets-tu ta querelle en sa main?

CHIMÈNE.

Sire, je l'ai promis.

D. FERNAND. Soyez prêt à demain.

D. DIÈGUE.

Non, sire, il ne faut pas différer davantage : On est toujours trop prêt 3 quand on a du courage.

D. FERNAND.

Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant!

D. DIÈGUE.

Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.

1. Qui serait ce vaillant. Vaillant s'emploie aujourd'hui comme adjectif, et non plus comme substantif.

2. Les vers léonins sont plus mauvais encore en français qu'en latin.

3. On est toujours trop prêt. II faudrait retrancher trop ; de plus, trop prêt forme équivoque.


72 LE CID. (v. 1449.)

D. FERNAND.

Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse 1. Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe, Pour témoigner à tous qu'à regret je permets Un sanglant procédé qui ne me plut jamais, De moi ni de ma cour il n'aura la présence.

(à D. Arias.) Vous seul des combattants jugerez la vaillance. Ayez soin que tous deux fassent en gens de coeur, Et, le combat fini, m'amenez le vainqueur. Qui qu'il soit 2, même prix est acquis à sa peine; Je le veux de ma main présenter à Chimène, Et que pour récompense il reçoive sa foi.

CHIMÈNE.

Quoi ! sire, m'imposer une si dure loi !

D. FERNAND.

Tu t'en plains ; mais ton feu, loin d'avouer ta plainte, Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte. Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ; Qui que ce soit 3 des deux, j'en ferai ton époux.

1. Qu'il se délasse. L'expression n'est ni noble ni tragique.

?.. Qui qu'il soit, est horriblement dur. Nous disons à présent : quel qu'il soit.

3. Qui que ce soit est plus grammatical que poétique.

FIN DU QUATRIEME ACTE.


(v. 1463.) ACTE V.

ACTE V. SCÈNE I.

D. RODRIGUE , CHIMÈNE. CHIMÈNE.

Quoi ! Rodrigue en plein jour ! d'où te vient cette auVa, tu me perds d'honneur; retire-toi, de grâce, [dace?

D. RODRIGUE.

Je vais mourir, madame, et vous viens en ce lieu, Avant le coup fatal, dire un dernier adieu; Cet immuable amour qui sous vos lois m'engage N'ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.

CHIMÈNE.

Tu vas mourir !

n. RODRIGUE. Je cours à ces heureux moments Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.

CHIMÈNE.

Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable, Qu'il donne l'épouvante à ce coeur indomptable? Qui t'a rendu si faible ? ou qui le rend si fort ? Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort ' ! Celui qui n'a pas craint les Maures, ni mon père,

1. Se croit déjà mort. Cette expression appartient plutôt à la comédie. 11 aurait fallu la faire disparaître, surtout à cause du vers suivant, où on lit : Celai qui n'a pas craint les Maures, etc.

3. Le Cid. 5


74 LE CID. (v. 1478.)

Va combattre don Sanche, et déjà désespère ! Ainsi donc au besoin ton courage s'abat !

D. RODRIGUE.

Je cours à mon supplice, et non pas au combat ; Et ma fidèle ardeur sait bien m'ôter l'envie, Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie. J'ai toujours même coeur ; mais je n'ai point de bras Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ; Et déjà cette nuit m'aurait été mortelle, Si j'eusse combattu pour ma seule querelle ; Mais défendant mon roi, son peuple, et mon pays, A me défendre mal je les aurais trahis. Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie, Qu'il en veuille sortir par une perfidie : Maintenant qu'il s'agit de mon seul intérêt, Vous demandez ma mort, j'en accepte l'arrêt. Votre ressentiment choisit la main d'un autre ; Je ne méritais pas de mourir de la vôtre. On ne me verra point en repousser les coups; Je dois plus de respect à qui combat pour vous ; Et, ravi de penser que c'est de vous qu'ils viennent, Puisque c'est votre honneurque sesarmes soutiennent, Je lui vais présenter mon estomac ouvert, Adorant en sa main 1 la vôtre qui me perd.

CHIMÈNE. !

Si d'un triste devoir la juste violence,

Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance,

Prescrit à ton amour une si forte loi

Qu'il te rend sans défense à qui combat pour moi,

En cet aveuglement ne perds pas la mémoire

Qu'ainsi que de ta vie il y va de ta gloire,

1. Ces sentiments ne sont pas du tout naturels. Il paraît assez ridicule que Rodrigue dise qu'il doit du respect à D. Sanche, et qu'il va lui présenter son estomac ouvert. C'est là de la chevalerie de roman.


(v. 1307.) ACTE V. 73

Et que, dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu, Quand on le saura mort, on le croira vaincu. Ton honneur t'est plus cher que je ne te suis chère, Puisqu'il trempe tes mains dans le sang de mon père, Et te fait renoncer, malgré ta passion, A l'espoir le plus doux de ma possession : Je t'en vois cependant faire si peu de compte, Que sans rendre combat tu veux qu'on te surmonte 1. Quelle inégalité ravale ta vertu ? Pourquoi ne l'as-tu plus ? ou pourquoi l'avais-lu ? Quoi ! n'es-tu généreux que pour me faire outrage ? S'il ne faut m'offenser, n'as-tu point de courage ? Et traites-tu mon père avec tant de rigueur, Qu'après l'avoir vaincu tu souffres un vainqueur ? Va, sans vouloir mourir, laisse-moite poursuivre; Et défends ton honneur, si tu ne veux plus vivre.

D. RODRIGUE.

Après la mort du comte, et les Maures défaits, Faudrait-il à ma gloire encor d'autres effets? Elle peut dédaigner le soin de me défendre ; On sait que mon courage ose tout entreprendre, Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux 2, Auprès de mon honneur, rien ne m'est précieux. Non, non, en ce combat, quoi que vous veuillez croire, Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire, Sans qu'on l'ose accuser d'avoir manqué de coeur, Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur. On dira seulement : « Il adorait Chimène ; « Il n'a pas voulu vivre et mériter sa haine ;

1. Tu veux qu'on le surmonte. Surmonte n'est pas le mot propre, et ne se trouve là que pour la rime. Sans rendre combat est pour sans que tu rendes combat, c'està-dire sans que tu opposes aucune résistance.

?.. Dessous les cieux. Dessous est adverbe et ne peut plus être employé comme synonyme de la préposition sous.


76 LE CID. (v. 1333.)

« Il a cédé lui-même à la rigueur du sort « Qui forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort : « Elle voulait sa tête ; et son coeur magnanime, « S'il l'en eût refusée \ eût pensé, faire un crime. « Pour venger son honneur il perdit son amour, « Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour, « Préférant (quelque espoir qu'eût son âme asservie) « Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. » Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat, Loin d'obscurcir ma gloire, en rehausser l'éclat ; Et cet honneur suivra mon trépas volontaire Que tout autre que moi n'eût pu vous satisfaire.

CHIMÈNE.

Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas,

Ta vie et ton honneur sont de faibles appas ,

Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche,

Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche ;

Combats pour m'affranchir d'une condition

Qui me donne à l'objet de mon aversion.

Te dirai-je encor plus ? va, songe à ta défense ,

Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ;

Et, si tu sens pour moi ton coeur encore épris,

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix 2.

Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.

D. RODRIGUE, SClll.

Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte? Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans, Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants;

1. S'il l'en eût refusée. Pourquoi cet en? il est inutile : ou , si l'on veut absolument un régime direct à refusée, il faudrait : s'il la (sa tête) lui eût refusée.

?.. Ce vers est peut-être le plus beau de toute la pièce ; et Scuderi le critique! 11 est à regretter que dans le vers suivant on lise : ce mot lâché ; en situation, il est vrai, mais bien peu poétique.


(v. 1361.) ACTE V. 77

Unissez-vous ensemble, et faites une armée, Pour combattre une main de la sorte animée : Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ; Pour en venir à bout 1 c'est trop peu que de vous.

SCENE II 2. L'INFANTE.

T'écouterai-je encor, respect de ma naissance,

Qui fais un crime de mes feux ? T'écouterai-je, amour, dont la douce puissance Contre ce fier tyran fait révolter mes voeux?

Pauvre princesse ! auquel des deux

Dois-tu prêter obéissance? Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ; Mais, pour être vaillant, tu n'es pas fils de roi.

Impitoyable sort, dont la rigueur sépare

Ma gloire d'avec mes désirs, Est-il dit que le choix d'une vertu si rare Coûte à ma passion de si grands déplaisirs?

O cieux ! à combien de soupirs

Faut-il que mon coeur se prépare, Si jamais il n'obtient, sur un si long tourment, Ni d'éteindre l'amour, ni d'accepter l'amant!

Mais c'est trop de scrupule, et ma raison s'étonne

Du mépris d'un si digne choix : Bien qu'aux monarques seuls ma naissance me donne,

1. Pour en venir à bout. Expression tout à fait du style familier, et que la comédie admettrait à peine.

2. Cette scène est tout à fait inutile, et l'Infante, qui a déjà trop paru, ne devrait plus reparaître. Pourtant, on la verra encore à la fin de cet acte , à la scène VU et dernière.

5.


78 LE CID. (v. 1184.)

Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois.

Après avoir vaincu deux rois,

Pourrais-tu manquer de couronne? Et ce grand nom de Cid que tu viens de gagner Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner?

Il est digne de moi, mais il est à Chimène ;

Le don que j'en ai fait me nuit. Entre eux la mort d'un père a si peu mis de haine, Que le devoir du sang à regret le poursuit :

Ainsi n'espérons aucun fruit

De son crime, ni de ma peine, Puisque, pour me punir, le destin a permis Que l'amour dure même entre deux ennemis.

SCÈNE III. L'INFANTE, LÉONOR,

L'INFANTE. Où viens-tu , Léonor ?

LÉONOR. Vous applaudir, madame, Sur le repos qu'enfin a retrouvé votre âme.

L'INFANTE. D'où viendrait ce repos dans un comble d'ennui ?

LÉONOR. Si l'amour vit d'espoir, et s'il meurt avec lui, Rodrigue ne peut plus charmer votre courage. Vous savez le combat où Chimène l'engage ; Puisqu'il faut qu'il y meure, ou qu'il soit son mari , Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.

L'INFANTE. Ah ! qu'il s'en faut encor !

LÉONOR. Que pouvez-vous prétendre?


(v. 1606 ) ACTE V. 79

L'INFANTE. Mais plutôt quel espoir me pourrais-tu défendre ? Si Rodrigue combat sous ces conditions, Pour en rompre l'effet j'ai trop d'inventions. L'amour, ce doux auteur de mes cruels supplices 1, Aux esprits des amants apprend trop d'artifices.

LÉONOR.

Pourrez-vous quelque chose, après qu'un père mort N'a pu dans leurs esprits allumer de discord? Car Chimène aisément montre, par sa conduite, Que la haine aujourd'hui ne fait pas sa poursuite 2. Elle obtient un combat, et pour son combattant C'est le premier offert qu'elle accepte à l'instant : Elle n'a point recours à ces mains généreuses Que tant d'exploits fameux rendent si glorieuses ; Don Sanche lui suffit, et mérite son choix, Parce qu'il va s'armer pour la première fois ; Elle aime en ce duel son peu d'expérience ; Comme il est sans renom, elle est sans défiance ; Et sa facilité vous doit bien faire voir Qu'elle cherche un combat qui force son devoir, Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée, Et l'autorise enfin à paraître apaisée.

L'INFANTE. Je le remarque assez, et toutefois mon coeur A l'envi de Chimène adore ce vainqueur. A quoi me résoudrai-je, amante infortunée ?

LÉONOR.

A vous mieux souvenir de qui vous êtes née : Le ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet !

1. Ce doux auteur de mes cruels supplices, antithèse d'assez mauvais goût.

2. Ne fait pas sa poursuite. Tour équivoque et forcé ! Corneille veut dire que ce n'est pas par haine que Chimène poursuit aujourd'hui Rodrigue.

5..


80 LE CID. (v. 1632.)

L'INFANTE. Mon inclination a bien changé d'objet. Je n'aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme ; Non, ce n'est plus ainsi que mon amour le nomme : Si j'aime, c'est l'auteur de tant de beaux exploits, C'est le valeureux Cid, le maître de deux rois. Je me vaincrai pourtant, non de peur d'aucun blâme, Mais pour ne troubler pas une si belle flamme; Et, quand pour m'obliger on l'aurait couronné, Je ne veux point reprendre un bien que j'ai donné. Puisqu'en un tel combat sa victoire est certaine, Allons encore un coup le donner à Chimène. Et toi, qui vois les traits dont mon coeur est percé, Viens me voir 1 achever comme j'ai commencé.

SCÈNE IV.

CHIMÈNE, ELVIRE. CHIMÈNE.

Elvire, que je souffre ! et que je suis à plaindre !

Je ne sais qu'espérer, et je vois tout à craindre ;

Aucun voeu ne m'échappe où j'ose consentir ;

Je ne souhaite rien sans un prompt repentir.

A deux rivaux pour moi je fais prendre les armes :

Le plus heureux succès me coûtera des larmes ;

Et, quoi qu'en ma faveur en ordonne le sort,

Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort.

ELVIRE.

D'un et d'autre côté je vous vois soulagée : Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée; Et quoi que le destin puisse ordonner de vous, Il soutient votre gloire et vous donne un époux.

1. Toi qui vois... Viens me voir.... Ces répétitions, si rapprochées, nuiraient aux plus beaux vers.


(v. 1637.) ACTE V. 81

CHIMÈNE.

Quoi ! l'objet de ma haine, ou de tant de colère ! L'assassin de Rodrigue, ou celui de mon père 1 ! De tous les deux côtés on me donne un mari Encor tout teint du sang que j'ai le plus chéri. De tous les deux côtés mon âme se rebelle 2. Je crains plus que la mort la fin de ma querelle. Allez,vengeance, amour, qui troublez mes esprits, Vous n'avez point pour moi de douceurs à ce prix : Et toi, puissant moteur du destin qui m'outrage, Termine ce combat sans aucun avantage, Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.

ELVIRE.

Ce serait vous traiter avec trop de rigueur.

Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice,

S'il vous laisse obligée à demander justice,

A témoigner toujours ce haut ressentiment,

Et poursuivre toujours la mort de votre amant.

Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance,

Lui couronnant le front, vous impose silence ;

Que la loi du combat étouffe vos soupirs,

Et que le roi vous force à suivre vos désirs.

CHIMÈNE.

Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende? Mon devoir est trop fort et ma perte trop grande : Et ce n'est pas assez pour leur faire la loi Que celle du combat et le vouloir du roi.

1. L'assassin de Rodrigue. Chimène a grand tort d'appeler assassin D. Sanche, qui combat pour elle; car c'est elle alors qui est cause de l'assassinat. Déjà elle a appelé Rodrigue assassin, mais sans plus de raison, puisqu'il combattait franchement et loyalement pour venger son père.

?.. Mon âme se rebelle. On ne dit plus se rebelle, et le mot est peut-être à regretter; on dit à présent : se révolte.


82 LE CID. (v. 1681.)

Il peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine, Mais non pas avec lui la gloire de Chimène; Et, quoi qu'à sa victoire un monarque ait promis, Mon honneur lui fera mille autres ennemis.

ELVIRE.

Gardez, pour vous punir 1 de cet orgueil étrange, Que le ciel à la fin ne souffre qu'on vous venge. Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur De pouvoir maintenant vous taire avec honneur? Que prétend ce devoir, et qu'est-ce qu'il espère? La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père? Est-ce trop peu pour vous que d'un coup de malheur? Faut-il perte sur perte, et douleur sur douleur? Allez, dans le caprice où votre humeur s'obstine, Vous ne méritez pas l'amant qu'on vous destine; Et nous verrons du ciel l'équitable courroux Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour époux.

CHIMÈNE.

Elvire, c'est assez des peines que j'endure ; Ne les redouble point par ce funeste augure. Je veux, si je le puis, les éviter tous deux ; Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes voeux : Non qu'une folle ardeur de son côté me penche; Mais, s'il était vaincu, je serais à don Sanche : Cette appréhension fait naître mon souhait... Que vois-je! malheureuse! Elvire, c'en est fait.

1. Il est probable, dit Voltaire, que les raisonnements d'iilvire contribuent un peu à refroidir cette scène; mais aussi ils contribuent beaucoup à laver Chimène de l'affront que les critiques injustes lui ont fait de se conduire en fille dénaturée, car le spectateur est du parti d'Elvire contre Chimène : il trouve, comme Elvire , que Chimène en a fait assez, et qu'elle doit s'en remettre à l'événement du combat.


(v. 1703.) ACTE V. 83

SCÈNE V.

DON SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE. D. SANCHE.

Obligé d'apporter à vos pieds cette épée....

CHIMÈNE.

Quoi ! du sang de Rodrigue encor toute trempée ! Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux, Après m'avoir ôté ce que j'aimais le mieux? Eclate, mon amour, tu n'as plus rien à craindre; Mon père est satisfait, cesse de te contraindre; Un même coup a mis ma gloire en sûreté, Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté.

D. SANCHE.

D'un esprit plus rassis....

CHIMÈNE. Tu me parles encore, Exécrable assassin 1 d'un héros que j'adore! Va, tu l'as pris en traître 2 : un guerrier si vaillant N'eût jamais succombé sous un tel assaillant. N'espère rien de moi, tu ne m'as point servie ; En croyant me venger, tu m'as ôté la vie.

D. SANCHE.

Etrange impression qui, loin de m'écouter....

CHIMÈNE.

Veux-tu que de sa mort je t'écoute vanter,

Que j'entende à loisir avec quelle insolence

Tu peindras son malheur, mon crime, et ta vaillance?

1. Exécrable assassin. Toujours assassin!... mais, ici, dans le délire de la passion, Chimène est moins coupable de s'écrier : Exécrable assassin !...

2. Tu l'as pris en traître est une expression plus bouffonne que sérieuse.


84 LE CID. (v. 1723.)

SCÈNE VI.

1). FERNAND, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. SANCHE, D. ALONSE, CHIMÈNE, ELVIRE.

CHIMÈNE.

Sire, il n'est plus besoin de vous dissimuler Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer. J'aimais, vous l'avez su; mais, pour venger mon père, J'ai bien voulu proscrire une tête si chère : Votre Majesté, sire, elle-même a pu voir Comme j'ai fait céder mon amour au devoir. Enfin Rodrigue est mort 1, et sa mort m'a changée D'implacable ennemie en amante affligée. J'ai dû cette vengeance à qui m'a mise au jour, Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour. Don Sanche m'a perdue en prenant ma défense ; Et du bras qui me perd je suis la récompense ! Sire, si la pitié peut émouvoir un roi, De grâce, révoquez une si dure loi ; Pour prix d'une victoire où je perds ce que j'aime, Je lui laisse mon bien ; qu'il me laisse a moi-même ; Qu'en un cloître sacré je pleure incessamment, Jusqu'au dernier soupir, mon père et mon amant.

D. DIÈGUE.

Enfin, elle aime, sire, et ne croit plus un crime D'avouer par sa bouche un amour légitime.

D. FERNAND.

Chimène, sors d'erreur, ton amant n'est pas mort; Et don Sanche vaincu t'a fait un faux rapport.

t. 11 n'est pas naturel que l'erreur de Chimène dure si longtemps.


(v. 174b.) ACTE V. 83

D. SANCHE. •

Sire, un peu trop d'ardeur malgré moi l'a déçue :

Je venais du combat lui raconter l'issue.

Ce généreux guerrier dont son coeur.est charmé,

« Ne crains rien (m'a-t-il dit, quand il m'a désarmé) ;

« Je laisserais plutôt la victoire incertaine,

« Que de répandre un sang hasardé pour Chimène;

« Mais , puisque mon devoir m'appelle auprès du roi 1,

« Va de notre combat l'entretenir pour moi,

« De la part du vainqueur lui porter ton épée. »

Sire, j'y suis venu : cet objet l'a trompée ;

Elle m'a cru vainqueur, me voyant de retour ;

Et soudain sa colère a trahi son amour

Avec tant de transport et tant d'impatience,

Que je n'ai pu gagner un moment d'audience.

Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux;

Et, malgré l'intérêt de mon coeur amoureux,

Perdant infiniment, j'aime encor ma défaite

Qui fait le beau succès d'une amour si parfaite.

D. FERNAND.

Ma fille, il ne faut point rougir d'un si beau feu

Ni chercher les moyens d'en faire un désaveu :

Une louable honte 2 en vain t'en sollicite;

Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ;

Ton père est satisfait, et c'était le venger

Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.

Tu vois comme le ciel autrement en dispose.

Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,

Et ne sois point rebelle à mon commandement,

Qui te donne un époux aimé si chèrement.

1. Quel devoir l'appelle auprès du roi, à l'instant de ce combat ? 1. Une louable, honte. Heureuse alliance de mots!


86 LE CID. (v. 1773.)

SCÈNE VII.

D. FERNAND, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. RODRIGUE, D. ALONSE, D. SANCHE, L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE.

L'INFANTE. Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

D. RODRIGUE.

Ne vous offensez point, sire, si devant vousUn respect amoureux me jette à ses genoux. Je ne viens point ici demander ma conquête; Je viens tout de nouveau vous apporter ma têted, Madame ; mon amour n'emploiera point pour moi, Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi. Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père, Dites par quels moyens il vous faut satisfaire. Faut-il combattre encor mille et mille rivaux, Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux, Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée, Des héros fabuleux passer la renommée? Si mon crime par là se peut enfin laver, J'ose tout entreprendre, et puis tout achever : Biais si ce fier honneur, toujours inexorable, Ne se peut apaiser sans la mort du coupable, N'armez plus contre moi le pouvoir des humains; Ma tête est à vos pieds , vengez-vous par vos mains ; Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible;

1. Kodrigue a offert sa tête si souvent, que cette nouvelle offre ne peut plus produire le même effet. Qu'un personnage conserve toujours son caractère, rien de mieux assurément, mais qu'il ne répète pas sans cessé la môme chose.


(v. 1794.) ACTE V. 87

Prenez une vengeance à tout autre impossible ; Mais du moins que ma mort suffise à me punir. Ne me bannissez point de votre souvenir ; Et, puisque mon trépas conserve votre gloire, Pour vous en revancher 1 conservez ma mémoire , Et dites quelquefois, en déplorant mon sort : « S'il ne m'avait aimée, il ne serait pas mort. »

CHIMÈNE.

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, sire, Je vous en ai trop dit pour m'en pouvoir dédire, Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ; Et quand un roi commande, on lui doit obéir. Mais, à quoi que déjà vous m'ayez condamnée, Pourrez-vous a vos yeux souffrir cet hymenée ? Et quand de mon devoir vous voulez cet effort, Toute votre justice en est-elle d'accord ? Si Rodrigue à l'État devient si nécessaire, De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire, Et me livrer moi-même au reproche éternel D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel 2 ?

D. FERNAND. Le temps assez souvent a rendu légitime Ce qui semblait d'abord ne se pouvoir sans crime. Rodrigue t'a gagnée, et tu dois être à lui. Mais, quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui, 11 faudrait que je fusse ennemi de ta gloire, Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire. Cet hymen différé ne rompt point une loi Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi :

1. Pour vous en revancher. Le mot revancher, dit Voltaire, est devenu bas.

2. Ces derniers beaux vers que dit Chimène la justifient entièrement. Elle n'épouse point le Cid ; elle fait même des remontrances au roi. On sent bien pourtant qu'elle obéira à D. Fernand; et c'est en cela peut-être que consiste la beauté du dénoûment.


88 LE CID. ACTE V. (v. 1821.)

Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes. Rodrigue, cependant il faut prendre les armes. Après avoir vaincu les Maures sur nos bords , Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts, . Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre, Commander mon armée et ravager leur terre. A ce seul nom de Cid ils trembleront d'effroi; Us t'ont nommé Seigneur, et te voudront pour roi. Mais, parmi tes hauts faits, sois-lui toujours fidèle : Reviens-en, s'il se peut, encor plus digne d'elle; Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser, Qu'il lui soit glorieux alors de t'épouser.

D. RODRIGUE.

Pour posséder Chimène, et pour votre service, Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse? Quoi qu'absent de ses yeux il me faille endurer, Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer.

D. FERNAND. Espère en ton courage, espère en ma promesse ; Et, possédant déjà le coeur de ta maîtresse, Pour vaincre un point d'honneur qui combatcontre toi, Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roiJ.

1. Le Cid n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l'admiration ; il s'est vu plus fort que l'autorité et la politique, qui ont tenté vainement de le détruire ; il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sentiments, les grands et le peuple : ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poèmes que l'(m>qnTBSBv4aire. (LA BRUYÈRE.) /£&>*■ Jlfiï\

FIN.