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Titre : Le Cid : tragédie / par P. Corneille

Auteur : Corneille, Pierre (1606-1684). Auteur du texte

Éditeur : impr. J. Claye (Paris)

Date d'édition : 1851

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11960647d

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb41409415m

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (120 p.) ; in-12

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Description : [Le Cid (français)]

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5459435q

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, YF-6810

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 09/12/2008

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LE CID,

TRAGÉDIE,

'p&TÈy coassuASi.


Représentée en 1636. Age de Corneille, 30 ans.

Le Cid obtint un immense succès qui éveilla la jalousie des mauvais poètes, à la tête desquels il faut mettre le cardinal de Richelieu. Un des protégés de ce grand ministre, Scudéri, poète sans valeur, auteur ue quelques ouvrages tombés depuis longtemps dans le plus juste oubli, publia une amère critique du Cid. D'après les invitations presque impératives du cardinal, l'Académie française soumit à un examen sérieux la critique de Scudéri et l'ouvrage de Corneille ; ce sont cette critique et cet examen que nous avons cités dans%os notes. L'examen de l'Académie fut intitulé -.Sentiment de l'Académie sur les vers du Cid. On verra dans les variantes que Corneille a profité de plusieurs de ces critiques.

PARIS. - IMPRIMÉ PAR J. CLAYE ET C= RDB SAINT-BBSOÎT, 7.


/A,\>I.4JDAME LA DUCHESSE

©'AIGUILLON «.

\^li^3MADÀMB.

Ce portrait vivant que je vous offre représente un héros assez réconnoissable aux lauriers dont il est couvert. Sa vie a été une suite continuelle de victoires ; son corps, porté dans son armée, a gagné des Batailles après sa mort ; et son nom; au bout de six cents ans, vient encore triompher en France. Il y a trouvé une réception trop favorable pour se repentir d'être sorti de son pays; et d'avoir appris à parler une autre langue que la sienne. Ge succès a passé mes plus ambitieuses espérances, et ma surpris d'abord ; mais il a cessé de m'étonner depuis que j'ai vu la satisfaction que vous avez témoignée quand il a paru devant vous. Alors j'ai osé me promettre de lui tout ce qui en est. arrivé, et j'ai cru qu'après les éloges dont vous l'avez honoré, cet applaudissement universel ne lui pouvoit manquer. Et véritablement, MADAME, on ne peut douter avec raison de ce que vaut une chose qui a le bonheur de vous

' Harie-Magdeleine de Yignerot, fille de la soeur du cardinal de Richelieu et de René de Yignerot, seigneur de Pont-Courley. Elle épousa le marquis du Roure de Combalet, et devint dame d'atours de là reine ; elle fut duchesse d'Aiguillon, de son chef, eur la fin de 1637. Cette épître dédicatoire lui fut adressée au commencement de celte année. Elle avoit un très-grand crédit ïur son oncle le cardinal.


4 ÉPITRE.

plaire; le jugement que vous en faites est la marque assurée de son prix : et comme vous donnez toujours libéralement aux véritables beautés l'estime qu'elles méritent, les fausses n'ont jamais le pouvoir de vous éblouir. Mais votre générosité ne s'arrête pas à des louanges stériles pour les ouvrages qui vous agréent; elle prend plaisir à s'étendre utilement sur ceux qui les produisent, et ne dédaigne point d'employer en leur faveur ce grand crédit que votre qualité et vos vertus vous ont acquis. J'en ai ressenti des effets qui me sont trop avantageux pour m'en taire, et je ne vous dois pas moins de remerciements pour moi que pour LE CID. C'est une reconnoissance qui m'est glorieuse, puisqu'il m'est impossible de publier que je vous ai de grandes obligations, sans publier en même temps que vous m'avez asse?' estimé pour vouloir que je vous en eusse. Aussi, MADAME , si je sounaite quelque durée pour cet heureux effort de ma plume, ce n'est point pour apprendre mon nom à la postérité, mais seulement pour laisser des marques éternelles de ce que je vous dois, et faire lire à ceux qui naîtront dans les autres siècles la protestation que je fais d'être toute ma vie,

MADAME,

Votre très-humble, très-obéissant et très-obligé serviteur,

P. CORNEILLE,


AVERTISSEMENT

DE CORNEILLE.

Fragment de l'historien Mariana, Historia de Espafia, liv. IX, c. 5.

« Avia pocos dias antes hecho campo con D. Gomez « conde de Gormaz. Venciôle, y diôle la muerte. Lo « queresulto de este caso, fue que casé con dona Ximena, « hija y heredera del mismo conde. Ella misma requiriô « al rey que se le diesse por marido (y a estaba muy «prendeuda de sus partes), die casligasse conformée « las leyes, por la muerte que diô à su padre. Hizôse el «casamiento, que â todos estaba d cuento, con elqual « por el grande dote de su esposa, que se allegd al es« tado que él ténia de su padre, se aumentô en « poder y riquezas '. »

Voilà ce qu'a prêté l'histoire à D. Guillem de Castro 2, qui a mis ce fameux événement sur le théâtre avant moi. Ceux qui entendent l'espagnol y remarqueront

1 Quelques jours auparavant il (Rodrigue) s'était battu avec Bon Gomez, comte de Gormas : il le vainquit et le tua. Le résultat de cette affaire fut son mariage avec Dona Ximena, fille el héritière du comte. Elle-même,- très-éprise des belles qualités du Cid, demanda au roi qu'il le lui donnât pour époux, ou qu'il le fît punir selon les lois, comme meurtrier de son père. Ce mariage se fit au gré de tout le monde, et le Cid, joignant aux biens qu'il tenait de son père la dot considérable de son épouse, se vit aussi puissant que riche.

* Guilhen de Castro (et non pas Guillem, comme écrit Corneille), né à Valence en 1564, composa, sur le sujet du Cid, une tragédie qui obtint beaucoup de succès. Ce poëte mourut en 1631, cinq ans avant la représentation du Cid français.


b AVERTISSEMENT DE CORNEILLE.

deux circonstances: l'une, que Chimène, ne pouvant s'empêcher de reconnoître et d'aimer les belles qualités . qu'elle voyoit en D. Rodrigue, quoiqu'il eût tué son ï>ère% {ëstava prendada de sus partes), alla proposer elle-même au roi cette généreuse alternative, ou qu'il le lui donnât pour mari, qu qu'il Je fit punir suivant les lois; l'autre, que ce mariage se fit au gré de tout le monde (â todos estaba â çuento). Deux chroniques du Cid 1 ajoutent qu'il fut célébré par l'archevêque de Séville, en présence du roi et de toute sa cour ; mais je me suis contenté du texte de l'historien, parce que toutes les deux ont quelque chose qui sent le roman, et peuvent ne persuader pas davantage que 2 celles que nos

' Le véritable nom du Cid était Don Rodrigo Diqz del Bivqr. Né à Burgos vers l'an 1040, il fut élevé àia cour de Fernande, roi de Caslille, et s'acquit la réputation d'un dès plus grands capitaines de son siècle. Corneille a expliqué, dans l'acte IY, scène m de sa tragédie, l'origine et la signification du nom de Cid. Il fait dire par D. Fernand à D. Rodrigue, vainqueur de deux rois Maures :

Ils l'ont nommé tous doux leur Cïd en ma. présence.

Puisque Cid en leur langue ost autant que seigneur,

Je né t'envierai point co beau titre d'honneur.

' On ne dit plus aujourd'hui davantage que. Il ne faut pas confondre davantage avec plus; voici, d'après Bauzée, en quoi ces deux mots diffèrent : Plus s'emploie pour établir explicitement et directement une comparaison. Davantage en rappelle implicitement l'idée et la renverse. Après plus, on met ordinairement un que, qui amène le second terme ou le terme conséquent du rapport, énoncé dans la phrase comparative ; après davantage, jamais on ne doit mettre que, parce que le second terme est énoncé auparavant. Ainsi l'on dira par une comparaison directe et explicite, les Romains ont plus de bonne foi que les Grecs ; mais dans la comparaison inverse et implicite, il faut dire, les Grecs n'ont guère de bonne foi, les ttomains en ont davantage. '


AVERTISSEMENT DE CORNEILLE. 7

François ont faites de Charlemagne et de Roland. Ce que j'ai rapporté de Mariana suffit pour faire voir l'état qu'on fit de Chimène et de son mariage dans son siècle ' même, où elle vécut en un tel éclat, que les rois d'Aragon et de Navarre tinrent à honneur d'être ses gendres, en épousant ses deux filles. Quelques-unes ne l'ont pas si bjén .traitée dans le nôtre ; et, sans parler .de-ce qu'on a dit delà Chimène du théâtre, celui qui a composé l'histoire d'Espagne en françois l'a notée, dans son livre, de s'être tôt et aisément consolée de la mort de son. père, et a voulu taxer de légèreté une action qui fut imputée à grandeur de courage par ceux qui en furent les témoins. Deux romances espagnoles, que je vous donnerai ensuite de cet avertissement, parlent encpre plus en sa fayeur. ■ Ces sortes de petits poèmes sont comme des originaux décousus de leurs anciennes histoires ; et je serois ingrat envers Jamémoirede cette héroïne, si, après l'avoir fait connoître en France, et m'y être fait connoître par .elle, je ne tâchois de la tirer de la honte qu'on lui a voulu faire, parce qu'elle a passé par mes mains. "Je ypus donne donc ces pièces justifïcar tives de la réputation où elle a vécu, sans dessein de justifier la façon dont je l'ai fait parler françois. Le lemps l'a fait pour moi, et les traductions qu'on en a faites en toutes les langues qui servent aujourd'hui à la scène, et chez tous les peuples pu l'on ypit des théâtres, je veux dire en italien, flamand et anglois, spnt d'assez glprieuses apologies contre tout ce qu'on en a dit. Je n'y ajouterai pour toute chose qu'environ une dpuzaine de vers espagnols qui semblent faits exprès pour la défendre. Ils sont du même auteur qui l'a traitée avant moi, D. Guillem de Castro, qui, dans une autre comé-


8 AVERTISSEMENT DE CORNEILLE.

die, qu'il intitule Engafiarse enganando i, fait dire à une princesse de Béarn :

A mirar iîien el mondo, que el tener Apelitos que Toncer, Y ocaiones que dexar.

Examînan el valor En la muger, yo dixera Lo que sienlo, porque fuera Luzimiento de ml honor.

Pero malicias fundadas En honras mal entendidas De lentàciones vencidas Hazen culpas declaradas :

Y assi, la que el dessear Con el rosistir apunta, Vence dos vezes, si junla Con cl resislir el callar *.

C'est, si je ne me trempe, comme agit Chimène dans men ouvrage, en présence du roi et de l'infante. Je dis en présence du roi et de l'infante, parce que, quand elle est seule, ou avec sa confidente, ou avec son amant, c'est une autre chose. Ses moeurs sont inégalement égales, pour parler en termes de notre Aristote, et changent suivant les circonstances des lieux, des personnes, des temps et des occasions, en conservant toujours le même principe.

Au reste, je me sens obligé de désabuser le public de deux erreurs qui s'y sont glissées touchant cette tragédie, et qui semblent avoir été autorisées par mon silence.. La première est que j'aie convenu de juges touchant son mérite , et m'en sois rapporté, au senti1

senti1 tromper en voulant tromper.

* A bien examiner le monde, ce ne sont qu'appétits à vaincre et occasions à fuir.

Veut-on juger du mérite d'une femme? je dirai d'autant plus volontiers ce queje pense à cet égard, que cela ne peut que jeter un jour favorable sur ma réputation.

Une méchanceté qui se fonde sur une idée mal entendue de l'honneur, tourne souvent en fautes positives des tentations vaincues.

Mais celle qui aiguise le désir par la résistance, remporte deux victoires à la fois, si à la résistance elle joint le courage de se taire.


AVERTISSEMENT DE CORNEILLE. 9

ment de ceux qu'on a priés d'en juger. Je m'en tairois encore, si ce faux bruit n'avoit été jusque chez M. de Balzac dans sa province, ou, pour me servir de ses paroles mêmes, dans son désert, el si je n'en avois vu depuis peu les marques dans cette admirable lettre qu'il a écrite sur cesujet, et qui ne fait pas la moindre richesse des deux derniers trésors qu'il nous a donnés. Or, comme tout ce qui sort de sa plume regarde toute la postérité, maintenant que mon nom est assuré de passer jusqu'à elle dans cette lettre incomparable, il me seroit honteux qu'il y passât avec cette tache, et qu'on pût à jamais me reprocher d'avoir compromis de ma réputation. C'est une chose qui jusqu'à présent est sans exemple; et de tous ceux qui ont été attaqués comme moi, aucun que je sache n'a eu assez de foiblesse pour convenir d'arbitres avec ses censeurs ; et s'ils ont laissé tout le monde dans la liberté publique d'en juger, ainsi que j'ai fait, c'a été sans s'ebliger, non plus; que moi, â en croire personne. Outre que, dans la conjoncture où étoient lors les affaires du Cid, il ne falloit pas être grand devin peur préveir ce que nous en avons vu arriver. A moins que d'être tout-à-fait stupide, on ne pouvoit ignorer que, comme les questions de cette nature ne concernent ni la religion, ni l'État, on en peut décider par les règles de la prudence humaine, aussi bien que parcelles du théâtre, et tourner sans scrupule le sens du bon Àristotè du côté de la politique. Ce n'est pas que je sache si ceux qui ont jugé du Cid en ont jugé suivant leur sentiment ou non, ni même que je veuille dire qu'ils en aient bien ou mal jugé, mais seulement que ce n'a jamais été de mon consentement qu'ils en ont jugé, et que peut-être je l'aurois justifié


10 AVERTISSEMENT DE CORNEILLE.

sans beaucoup de peine, si la même raison qui les a fait parler ne m'avoit obligé à me taire î. Aristote ne s'est pas expliqué si clairement dans sa Ppétique, que neus n'en puissions faire ainsi que les philosophes, qui le tirent chacun à leur parti dans leurs opinions contraires;' et cpmrne c'est un pays inconnu pour beaucoup de monde, les plus zélés partisans du Cid en ont cru ses censeurs sur leur parole-, et se sont imaginé avoir pleinement satisfait à toutes leurs objections, quand ils ont soutenu qu'il impprtoit peu qu'il fût selon les règles d,4?'stPle! ef qp'Aristote en avpit fait pour son siècle et pour des Grecs, et hp.n pas pour,le nôtre et pour des François.

Cette seconde erreur, que mpn silence a affermie., n'est pas moins injurieuse à Aristote qu'à mpi. Ce grand hpirïme a traité la ppétique avec tant d'adresse et de jugement, que les préceptes qu'il nous en a laissés sont de tpus les temps et de. teus les peuples ; et bien loin de s'amuser au détail des bienséances, et des agréments, qui peuvent être divers,.selon que ces deux circonstances sent diverses , il a été dreit aux mpuyements de l'âme dont la nature ne change point. Il a montré, quelles passions la tragédie doit exciter dans celle de ses auditeurs ; il a cherché quelles ccnditions sont nécessaires, et aux personnes qu'en inlrpduit, et aux événements qu'en représente, peur les. y faire naître ; il en a laissé des meyens qui aurpient produit leur effet parteut dès la créatipn du mpnde, et qui se-' rpnt capables de le produire encore parteut, tant qu'il y

1 Cette phrase est hardie, si l'on se reporte au temps. Corneille laisse clairement entrevoir que l'Académie, n'a critiqué le Cid que pour obéir à des ordres supérieurs.


AVERTISSEMENT DE CORNEILLE. 11

aura des théâtres et des acteurs ; et peur le reste, que les lieux et les temps peuvent changer, il l'a négligé, et n'a pas même prescrit le nembre des actes, qui n'a été réglé que par Horace beaucpup après luil.

Et certes, je sereis le premier qui cendamnereis le Cid, s'il péçhoil contre ces grandes et scuveraines maximes que nous tenons de ce philosophe ; mais, bien loin d'en demeurer d'accord, j'ose dire que cet heureux poëme n'a si extraerdinairement réussi que parce qu'on y voit les deux maîtresses conditipns (permettezmoi cette épithète) que demande ce grand maître aux excellentes tragédies, et qui se trouvent si rarement assemblées dans un même euvrage, qu'un des plus doctes commentateurs de ce divin traité qu'il en a fait, soutient que toute l'antiquité ne les a vues se renepntrer que dans le seul OEdipe. La première est que celui qui seuffre et est persécuté ne scit ni tout méchant ni tout vertueux, mais un homme plus vertueux que méchant, qui, par quelque trait de foiblesse humaine qui ne soit pas un prime, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas : l'autre, que la persécution et le péril ne viennent point d'un ennemi, ni d'un indifférent, mais d'une personne qui doive aimer celui qui souffre et en être aimée. Et voilà, pour en parler pleinement, la véritable et seule cause de tout le succès du Cid, en qui l'on n,e peut méconnoître ces deux conditions, sans s'aveugler soi-même pour lui faire injustice. J'achève donc en m'acquittant de ma parole; et après vous avpir dit en passant ces deux mets ppur le Cid du théâtre, je

1 Neve minor, neu sit quinur productior actu Fabula, quap posci vult, et spectata reponi,'

De Art. p.oet._, y. 189-18Q.


12 AVERTISSEMENT DE CORNEILLE.

vous donne, en faveur de la Chimène de l'histoire, \m deux romances que je vous ai promises.

ROMANCE MUMERO.

Bêlante el rey de Léon Dona Ximena una tarde Se pona à perdir justicia Por la muerte do su padre.

Para contra el Cid la pide, Don Rodrigo de Bivare, Que huer fana la dexô, Nina, y do inuy poca edade.

Si tengo razon, o non, Bien, rey, lo alcanzas ysabcs, Que los negocios de honra fto pueden disimularse.

Cada dia que amanece Veo ai lobo de mi sangre Caballoro en un caballo l'or darme mayor pesare.

Mandate, buen rey, pues puedes, Que no me ronde mi calle, Que no se venga en mugeres Jil bombre que mucho yalo.

Si mi padre afrentô al suyo, Bien ba vcngad6 à su padre,

Que si honras pagaron muerte3, Para su disculpa basten.

Encomendada me tienes, No consientas que me agravien, Que el que a mi se fiziere, A lu corona se faze.

Calledes, dona Ximena, Que me dades pena grande, Que yo dare bneu remédie Para todos vuestros maies.

Al Cid no le bo de ofender, Que es hombre que muebo vale,

V me defiendo mis roynos,

Y quiero que me loa guarde.

Pero yo faré un partido Con el, que no os este maie, i)e tomalie la palabra Para que con TOS se case.

Contenta quedo Ximena, Cou la merced que le faze, Que quien huerfana la fizo Aquesso mïsiuo la ampare '.

1 Chimène vient un soir se jeter aux pieds du roi de Léon, et lui demander justice pour la mort de son père.

C'est contre le Cid qu'elle demande justice, c'est contre Don Rodrigue de Bivare qui Ta rendue orpheline, lorsqu'elle était à peine sortie de l'enfance.

« Sire, vous savez si j'ai tort ou raison, vous savez s'il est permis de dissimuler, quand il s'agit des intérêts de l'honneur.

« Chaque matin, pour augmenter ma douleur, l'ennemi démon sang, monté sur son coursier, vient s'offrir à ma vue.

« Grand roi, défendez-lui, vous le pouvez, de passer désormais sous mes fenêtres; défendez à ce guerrier si vaillant de venir braver une femme.

« Si mon père a outragé le sien, il ne l'a que trop vengé; et si la mort a payé l'honneur offensé, je veux bien que cela suffise pour le justifier.

« Je me mets sous votre protection, ne souffrez pas qu'il me soit l'ait aucun tort, car celui qui me serait fait, serait fait à votre couronna » i


AVERTISSEMENT DE CORNEILLE.

15

ROMANCE SEGUNDO.

A Ximena y â Rodrigo , Prendiô el rey palabra, y mano, De junLarlos para en uno En presencia de Layn CIa?o.

Las enemistades viejaa Con amor se conTormaron, Que donde préside amor Se elvldan muchos agravios.

jlegaron juntos Ios novios, T al dar la mano, y abraco, SI Cid mirando a la novia, Je dixô todo turbado :

Maté a tu padre, Ximena, Pero no à desaguisado, Matèlo de nombre â hombre, Para yengar cierto agravio.

Mate hombre, y hombre doy, Aqui estoy a tu mandado,

Y en lugar del muorto padre Cobraste un marido bonrado.

A todos pareciô bien, I Su discrecîon alabaron,

Y assi se hizieron las boûas Do Rodrigo el Castellano ».

«—C'estassez, Chimène, vos paroles m'affligent; et je saurai apporter un remède à toutes YOS peines.

« Je n'ai aucun mauvais dessein contre le Cid, car c'est un homme d'un haut mérite; je veux que celui quia défendu mes Etats en soit le gardien.

« Je ferai avec lui un arrangement qui ne vous sera pas préjudiciable; je veux qu'il me donne sa parole de vous épouser. »

Et Chimène fut contente de la faveur qu'il lui accorda; car celui qui l'a faite orpheline, celui-là même est devenu son protecteur.

1 Le roi reçut de Rodrigue et de Chimène un consentement réciproqueàs'unirl'unàï'autreennrésencedeLayn Clavo *.

L'amour fît taire les vieilles inimitiés, car là où règne l'amour, s'oublient bien des torts

Les époux vinrent ensemble ; au moment de donner la main et le baiser nuptial à son épouse, le Cid tout troublé, lui dit en la regardant:

« Chimène, j'ai tué ton père, mais non d'une manière déloyale, je l'ai tué en combattant corps à corps, pour venger ua outrage trop véritable.

« J ai tué un homme, et je te donne un homme. Tu vois devant toi ton serviteur, et pour un père mort, tu as acquis un époux honoré. »

Ce discours plut à tout le monde; on loua sa prudence, et on célébra les noces de Rodrigue de Castille.

• La lamlllode Rodrigue descendait d'uu Laynus ClaTU§,juge de Castillg.


EXPOSITION

DU SUJET DU CID.

D. Rodrigue et D. Sanche, jeunes seigneurs <3e la cour de Fernand I, roi de Castille, sont épris tous deux de Dona Chimène, fille de D. Diêgue, seigneur de la même cour. Rodrigue est préféré par Chimène, et p. Piègué doit demander sa main à P. Gomès pour son fils. Mais le jour même le roi vient de choisir P. Piègué pour gouverneur de l'infant de Castille. D. Gomès prétendait à.ce poste. Il est jeune, dans, la force de l'âge, plein d'ardeur ; tandis que son rival, accablé d'années, ne pouvait invoquer que des services passés. Il se laisse aller contre P. Piègué à quelques paroles de jalousie., Ce dernier cherche à le calmer, lui manifeste le désir d'unir leurs deux maisons^ et lui demande pour Rodrigue la main de Chimène. p. Gomès refuse avec une modestie ironique, et revient sur la préférence que le roi a donnée à P. piègué. Pes paroles d'aigreur sont échangées, et D. Piégue en vient à dire à P. Gomès que s'il n'a pas été nommé gouverneur du prince, c'est qu'il n'était pas digne de ce haut emploi. A ce mot, P. Gomès ne peut contenir sa colère, et donne un soufflet à D. Diègue. Le vieillard outragé met les armes à la main pour venger son affront; mais, accablé par l'âge, sa force le trahit, et il est désarmé. Alors il a recours à son fil.s, et lui demande' de le venger. P. Rodrigue, bien qu'adorant Chimène, comprend que son amour doit être sacrifié â l'honneur de sonpère ; il n'hésite pas : il va provoquer P. Gomès, et le tue dans un combat singulier. Pès que Chimène apprend celle funeste nouvelle, elle renonce à son mariage pour ne plus songer qu'à obtenir justice contre Rodrigue. Elle vient là demander au roi, qui lui répond que sa demande sera délibérée en plein conseil.


EXPOSITION DU SUJET DU CID. 15

Sur ces entrefaites, les Maures tentent de s'emparer de Séyijle, lieu où se passe la scène. Rodrigue marche à leur rencontre, les défait complètement, et sauve la ville. Le roi veut récompenser sa valeur, lorsque Chimène vient lui rappeler sa promesse, et réclamer vengeance de nouveau. Fernand hésite entre son devoir, qui est de punir le meurtrier de D. Gomès, et son penchant qui le porte à sauver Rodrigue. Alors Chimène îxaltée promet d'épouser quiconque lui apportera la tête de Rodrigue tué en duel. Le roi saisit cette idée de Chimène, mais il autorise un seul combat, et y met la condition que, quelle qu'en soit l'issue, Chimène se tiendra pour satisfaite, et épousera le vainqueur. P. Sanche, qui avait déjà offert à Chimène de venger la mort de son père, se présente : Chimène l'accepte pour son champion, et le combat a lieu hors dé la présence du roi ot de sa cour. Peu d'heures après, P. Sanche vient déposer son épée aux pieds de Chimène. Yaincu et désarmé par Rodrigue, son vainqueur lui a commandé cette démarche. A la vue de P. Sanche, Chimène le croit vainqueur; doublement malheureuse par la perte, de son père et de l'amant qu'elle préférait, elle éclate en sanglots, et, sans laisser à D. Sanche le temps de parler, elle l'accable de reproches. Alors lé roi entré, suivi de toute sa cour, et, bien certain, par les aveux mêmes de Chimène, qu'elle aime toujours Rodrigue, il lui apprend que son amant est vainqueur, la loue de sa piété filiale, lui représente qu'elle a fait tout ce que le devoir lui commandait, et l'engage à pardonner à Rodrigue et à l'accepter pour époux. Chimène re" présente qu'elle ne saurait le faire;'mais sa résistance est assez faible pour laisser voir qu'un jour, peu éloigné peutêtre, elle en viendra à suivre le conseil du roi.


I). FEIINAN»; premier roi de Castille.

». URRAQUE, infante de Castille.

D. DIÈGUE, père de don Rodrigue.

». GOMÈS, comte de Gormas, père de Chimène.

». RODRIGUE, amant de Chimène.

D. SANCHE j amoureux de Chimène.

D. ARIAS, j gentilshommes castillans. D. ALOSTSE, ) CHIMÈNE, fille de don Gomès. LÉONOR, gouvernante de l'infante. ELVIRE, gouvernante de Chimène.,

UN PAGE DE L'INFANTE.

la scène est à Séville '.

1 La scène so passe tantôt an palais du roi, tautôt dans la maison du comte do Gormas, tautôt dans la ville. L'action a Heu vers la lia du onzième siècle.


LE CID .

ACTE I.

s®»

SCÈNE r'.

CHIMÈNE, EL VIRE. CHIMÈNE.

Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère? ' Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père ?

ELVIRE.

Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés: Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez ; Et si je ne m'abuse à lire dans son âme, Il vous commandera de répondre à sa flamme.

CHIMÈNE.

Dis-moi donc, jeté prie, une seconde fois Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix ; Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre; Un si charmant discours ne se peut trop entendre; Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour La douce liberté de se montrer au jour.

* Cid est un surnom de .Rodrigue. Il ne le. reçoit qu'au quatrième acte; voilà pourquoi, dans toute la pièce, on ne le lui voit point porter. Sur le nom de Cid. voyez l'Avertissement de Corneille, page 6, note 1.

1 Pans l'origine, le Cid portait le titre de tragi-comédie, et s'ouvrait par une scène entre le comte de Gormas et Elvire, dans laquelle Corneille mettait en dialogue ce que Chimène apprend par le récit de sa suivante; en changeant la forme de son exposition, l'auteur donna plus de rapidité à son action. Quoi qu'il en soit, voici les vers que Corneille n'a point conservés. VOLT. {Voyez cette scène à la fin du cinquième acte.)


18 LE CID. |v. 15,]

Que t'a-t-il répondu sur. la secrète brigue Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue? N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité Entre ces deux amants me penche d'un côté?

ELVIRE.

Non, j'ai peint votre coeur dans une indifférence Qui n'enfle d'aucun d'eux, ni détruit l'espérance 1, Et sans les voir d'un oeil trop sévère ou trop doux, Attend l'ordre d'un père à choisir un époux. Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage; Et puisqu'il vous en faut encpr faire un récit, Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit : « Elle est dans le devoir; tous deux sont dignes d'elle, « Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle, « Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux « L'éclatante vertu fie leurs braves aïeux. « Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage, « Qui d'un homme de coeur ne soit la haute image, « Et sort d'une maison si féconde en guerriers, . « Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers. « La valeur de son père, en son temps sans pareille, « Tant qu'a duré sa force, à passé pour merveille; « Ses rides sur son front ont gra.yé ses exploits?, « Et BOUS dis.ent eneor ce qu'il fut autrefois. « Je me promets du fljs ce que j'ai vu du père;

1 II faudrait ni ne détruit.

* Lorsque dans là parodie Boileau et Racine se moquèren de ce vers (dansliés Plaideurs, acte I, se. i, en parlant d'un huissier),

Ses rides.sur son front grayoient tous ses cxplojfs, Corneille se plaignit hautement de l'irrévérence de deuxjeunes étourdis qui se moquaient des plus beaux vers de sa pièce : et cependant la vérité est que ce vers présenté un'e idée'fausse ; car les rides ne gravent rien sur le visage, et pas plus les exploits qu'autre chose : un poltron peut être aussi ridé qu'un héros, et les rides d'un laboureur ne sont pas différentes de celles d'un général. GEOFFROY. '


(Vr 38.] ACTE I, SCÈNE II. 19

« Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire. »

Il alloit au conseil, dont l'heure, qui pressoit

A tranché ce discours qu'à peine il conimençoit;

Mais à ce peu de mots je crois, que sa pçns.ée

Entre vos, deux amants n'e.sf pas fort balancée.

Le roi doit â son fils élire un gouverneur,

Et c'est lui que regarde un tel degré i'honnejir ;

Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance

Ne peut souffrir qu'on craigne aucune, concurrence.

Comme ses hauts exploits le rendent san.s.égal,

Dans un espoir si juste, Usera sans rival:

Et puisque don Rodrigue a r.ésolu son' père

Au sortir du conseil à proposer l'affaire,

Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps,

Et si tous vos désirs seront bientôt contents.

CHIMÈNE.

Il semble toutefois que mon âme troublée Refuse cette joie,' el s'en trouve accablée. Un moment donne au sort des visages divers, Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers

ELVIRE.

Vous verrez cette crainte heureusement déçue 1.

CHIMÈNE. .

Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'jssue. . SCÈNE II.

IL'INFANTE, L-ÉONQR, PAGE. L'INFANTE.

Page, allez avertir Chimène de ma part 2 Qu'aujourd'hui pour me voir elle attend un peu tard. Et que mon amitié se plaint de sa. paresse.

(Le page rentre.)

1 VARIANTE. Vous verrez-yotre crainte heureusement déçue ' VAR. Vâ-t'en trouver Chimène, et lui dis dé ma part. '


20 LE CID. [v. 62.J

LÉONOR.

Madame, chaque jour même désir vous presse; Et dans son entretien je vous vois chaque jour Demander en quel point se trouve son amour 1.

L'INFANTE. Ce n'est pas sans sujet; je l'ai presque forcée A recevoir les traits dont son âme est blessée 2: Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main, Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain ; Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes, Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines 3.

LÉONOB.

Madame, toutefois, parmi leurs bons succès

Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès ''.

Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse,

Fait-il de ce grand coeur la profonde tristesse?

Et ce grand intérêt que vous prenez^pour eux,

Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux?

Mais je vais trop avant et deviens indiscrète.

L'INFANTE. Ma tristesse redouble à la tenir secrète. Ecoute, écoute enfin comme j'ai combattu, Ecoute quels assauts braye encor ma vertu».

L'amour est un tyran qui n'épargne personne. Ce jeune cavalier, cet amant que je donne 6, Je l'aime.

' VAR. Et je vous vois, pensive et triste chaque jour L'informer avec soin comme va son amour.

Cela n'est pas bien dit: il devroit y avoir, et je vous vois, pensive et triste chaquejour, vous informer, et non pas l'informer ; — comme quoi va son amour, et non pas comme va son amour. SCDDÉRI. ,

1 YAR. J'en dois'bien avoir soin; je l'ai presque forcée A recevoir les coups dont son âme est blessée.

1 VAR. Je dois prendre intérêt à la fin de leurs peines.

* YAR. On vous voit un chagrin qui va jusqu'à l'excès.

' VAR. Et, plaignant ma foiblesse, admire ma vertu.

1 VAR. Ce jeune chevalier, cet amant que je donne.


[V. M.] ACTE I, SCÈNE II. 21

LÉONOR.

Vous l'aimez !

L'INFANTE.

Mets la main sur mon coeur, Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur, Comme il le reconnolt.

LÉONOR.

Pardonnez-moi, madame, Si je sors du respect pour blâmer cette flamme. - Une grande princesse à ce point s'oublier Que d'admettre en son coeur un simple cavalier! Et que diroit le roi? que diroit la Castille? Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille?

L'INFANTE. Il m'en souvient si bien, que j'épandrai mon sang Avant que je m'abaisse à démentir mon rang 1. Je te répondrais bien que'dans les belles âmes Le seul mérite a droit de produire des flammes; Et, si ma passion cherchoit à s'excuser, Mille exemples fameux pourroient l'autoriser : Mais je n'en veux point suivre où ma gloire s'engage; La surprise des sens n'abat point mon. courage, Et je me dis toujours qu'étant fille de roi 2, Tout autre qu'un-monarque est indigne de moi. Quand je vis que mon coeur ne se pouvoit défendre, Moi-même je donnai ce que je n'osois prendre. Je mis, au lieu dé moi, Ctrimène en ses liens, Et j'allumai leurs feux pour éteindre les miens.

1 VAR. Choisir pour votre amant un simple chevalier !

Une grande princesse à ce point s'oublier !

Et que dira le roi ? que dira la Castille ?

Vous souvenez-vous bien de qui vous êtes fille ? L'INFANTE:

Oui, oui, je m'en souviens, et j'épandrai mon sang

Plutôt que de rien faire indigne de mon rang. ' VAR. Sij'ai beaucoup d'amour,j'ai bien plus de courage;

Un noble orgueil m'apprend qu'étant fille de roi.


22 'LE cm. [v. 105.5

Ne t'étonne donc plus si mon âme gênée

Avec impatience attend leur hyménéé :

Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui.

Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui ',

C'est un feu qui. s'éteint faute de nourriture;

Et, malgré la rigueur de ma triste aventure,

Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari,

Mon espérance est morte, et mon esprit guéri. ^

Je souffre cependant un tourment incroyable. Jusquesà cet hymen Rodrigue m'est aimable: Je travaille à le perdre, et le perds à regret; Et de là prend ..son cours mon déplaisir secret. Je vois avec chagrin que l'amour me contraigne s A pousser des soupirs pour ce que je dédaigne; Je sens en deux partis mon esprit divisé. Si mon courage est haut, mon coeur est embrasé. Cet hymen m'est fatal, je le crains, et souhaite : Je n'ose en espérer qu'une joie imparfaite. Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas, Que je meurs s'il s'achève, ou ne s'achève pas 3.

LÉONOR.

Madame, après cela je n'ai rien à vous dire, Sinon que de vos maux avec vous, je soupire : Je vous blâmois tantôt, je vous plains à présent; Mais, puisque dans un mal si doux et si cuisant Votre vertu combat et son charme et sa force, En repousse l'assaut, en rejette,l'amorce, Elle rendra le calme à vos esprits flotlanls., , Espérez donc tout d'elle, et du secours du temps:

1 VAR. Siï'àmduf vit d'espoir, il meurt ayëèqué lui.

' VAR. Je suis àù désespoir que l'amour mj contraigne.

J YAR. Jéhè m'en prometsrien qu'une joie imparfaite.

Ma gloire et mon 'amour ont tous deux, tant d'appas, Que je meurs s'il s'achève, et ne.s'acnève pas.

Pour là construction, il fallait dire, que je meurs s'ils'achève èi s'il ne s'achève pàè. SCUDÉRI.


[V; 135.']: ACTE I,' SCÈNE II. 25'

Espérez tout du ciel; il a trop de justice Pour laisser la vertu dans un si long suppliceJ.

L'INFANTE. Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir.

PAGE.

Par vos commandements Chimène vient vous voir.

L'INFANTE; à Léonor. Allez l'entretenir en cette galerie.

LÉONOR

Voulez-vous demeurer dedans la rêYèflè 2? »

L'INFANTE. Non, je veux seulement; malgré mon déplaisir, Remettre mon visage un peu plus k loisir. Je vous suis. (Seule.)

Juste ciel; d'où j'attends mon remède Mets enfin quelque borne au mal qui me possède; Assuré mon repos; assure inon honneur. Dans le bonheur d'aulrui je cherche mon bonheur. Cet hyménée à trois également importe ;■ Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte: D'un lien conjugal joindre ces deux àinànls ; C'est briser tous m'es fers, et finir mes tourments: ' Mais je tarde un peu trop ; allons trouver Chimène,- Et, par son entretien; soulager notre peine. ?

' YAR. Pour souffrir la 1 vertu si longtemps au supplice.

Cette expression n'est,pas achevée: on ne dit point souffrir quelqu'un au supplice, iriais bien soujfiïr que quelqu'un soit au supplice. ACAD.

" Dedans n'est ni censuré par Scudéri ;,ni remarqué par l'Académie; la langue n'était pas alors entièrement épurée. On n'avait pas songé que dedans est un adverbe : ilr est Sans la chambré ; il est hors de la chambre. Eles-vous dedans l iles-vous deliors? VOLT.


U LE CID. [V. 151.]

SCÈNE III.

LE COMTE, D. DIÈGCE.

LE COMTE.

Enfin, vous l'emportez, et la faveur du roi Vous élève en un rang qui n'étoit dû qu'à moi ; Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

D. DIEGBE.

Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille Montre à tous qu'il est juste, et fait connoître assez Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE. [sommes :

Pour grands que soient les rois 1, ils sont ce que nous Ils peuvent se tromper comme les autres hommes; Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans Qu'ils savent mal payer les services présents.

D. DIÈGUE.

Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite; La faveur l'a pu faire autant que le mérite. Mais on doit ce respect au pouvoir absolu, De n'examiner rien quand un roi l'a voulu 2. A l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-en un autre ; Joignons d'un sacré noeud ma maison à la vôtre. Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils; Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis : Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre

LE COMTÉ.

A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre 3 ;

1 Celle phrase a vieilli; on dirait aujourd'hui : Tout grandi que sont les rois, quelque grands que soient les.rois. VOLT. 1 VAR. YOUS choisissant, peut-être on eût pu mieux choisir ; Mais le roi m'a trouvé plus propre à son désir. YAR. Rodrigue aime Chimène, et ce digne sujet De ses affections est le plus cher objet : Consentez-y, monsieur, et l'acceptez pour gendre.

LE COMTE.

A de nlus hauts partis Rodrigue doit prétendre.


[v. 171.] ACTE.I, SCÈNE III. 2S

Et le nouvel éclat de votre dignité 1 Lui doit enfler le coeur d'une autre vanité. Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince ' ; Montrez-lui comme il faut régir une province, Faire trembler partout les peuples sous sa loi, Remplir les bons d'amour, et les méchants d'effroi ; Joignez à ces vertus celles d'un capitaine : Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine, Dans le métier de Mars se rendre sans égal, Passer les jours entiers et. les nuits à cheval, Reposer tout armé, forcer une muraille, Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille : Instruisez-le. d'exemple, et rendez-le parfait, Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet 3.

D. DIÈGUE.

Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, Il lira seulement l'histoire de ma vie. Là, dans un long tissu de belles actions, Il verra comme il faut dompter des nations, Attaquer une place, ordonner une armée, Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE.

Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir * ; Un prince dans un livre apprend mal son devoir.

1 II y a ici une sorte d'hypallage : le nouvel éclat de votre dignité signifie l'éclat de votre nouvelle dignité. M. WALRAS, Commentaire sur le Cid.

' On n'exerce pas unejignité. IBID.

* VAR. Instruisez-le d'exemple, et vous ressouvenez

Qu'il faut faire à ses yeux ce que vous enseignez. Cela n'est pas françois : il falloit aire, instruisez-le par l'exemple de, etc. Ressouvenez et enseignez ne sont pas do bonnes rimes. ACAD. — Instruire d'exemple me paraît faire un très-bel effet en poésie.: celte expression même semble y être devenue d'usage :

Il m'Instruisait d'exemple an grand art des héros. VOLT.

* VAR. Les exemples vivants ont bien plus de pouvoir.


26 LE CID. [Y: 195:]

Et, qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'aimées ; Que ne puisse égaler une de mes journées? Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui ; Et ce bras, du royaume est le plus fermé appui: Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille ; Mon nom sert-derempart à toute la Castille: Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois; Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois. Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ina gloire, Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire : Le prince à mes côtés feroit dans les combats L'essai de son courage à l'ombre de mon bras; Il apprendroit à vaincre en me regardant faire ; Et, pour répondre en hâte à son grand caractère, Ilverroit...

D. DIF.GUE. ..,.,.,.,

Je îé sais, vous servez bien le roi *. . Je vous ai vu combattre et commander sotis iiibi : Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace, Votre rare valeur a bien rempli ihà place : Enfin, pour épargner les discours superflus, Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus. Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence Un monarque entre nous met quelque différence2'.

I VAR. Et, si vous ne m'aviez, vous n'auriez plus dé rois.

Chaque jour, chaque instant, entassent, pour ma Laurier dessus,laurier, victoire sur victoire, [gïoire, Lé prince, pour essai de générosité, Gagneroit des combats, marchant a mon côté. Loin des froides leçons qu'à mort bras on préfère, Il apprendroit à Vaincre en me regardant faire.

D. DÎÈGtlE.

Vous me parlez en vain de ce que je conriôi.'

II y a contradiction en ces deux vers; car, par là mémo raison qu'ils passeraient sous d'autres lois, ils pourfôient avoir d'autres rois... On ne sauroit dire qu'improprement gagner des combats. ACAD. — Si on gagne des batailles, pourquoi ne gagnerait-on pas des combats? VOLT.

' YAR. Un monarque entre nous met de la différence.


[y. 215.] ACTE I, SCÈNE III. 27

LE COMTE.

Ce que je méritpis, vous l'ayez emporté.

p.' DIÈGÙE. Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité.

LE COMTE.

Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.

p. DIÈGÙE,

En être refusé n'en es't pas un hon signe.

LE COMTE.

Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.

D. DIÈGÙE.

L'éclat de mes hauts' faits fut mon seul partisan.

LE COMTE..

Parlons-en mieux, le'roi fait honneur à votre âge.

D. DIÈGÙE.

Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.

LE.CQMTE. '

Et par là cet Jionpeurri'étoit dû qu'à mon bras.

D. DIEGUE.,

Qui n'a pu l'obtenir ne le niéritoit pas.

LE COMTE.

Ne le méritoit pas! Moi?

p! DIÈGÙE. , Vous.

'. LE COMTE.

Ton impudence, Téméraire vieillard, aura sa récompense. (Il lui donne un sbuffièL ) D. DIÈGTJE, mettant l'èpêeà la.main. Achève, et prends ma vie après un tel affront, Le premier dont ma race ait vu rougir son fronti.

' Je trouve que le front d'une race est une assez étrange chose ; il ne falloit plus que dire, les bras de ma lignée et les euisses de ma postérité. ScrjbÉRi.—L'observateur a eu raison de remarquer qu'on ne'peut dire le front d'une race. ACAD. — Pourquoi, si on anime tout en poésie, une race ne pourra-t-elle pas rougir? pourquoi ne pas lui donner un front comme des sentiments ? VOLT.


28 Ï,E CID. [v. 229.]

LE COMTE.

Et que penses-tu faire avec tant de foiblesse?

D. DIÈGUE.

Q Dieu! ma force usée en ce besoin me laisse M

LE COMTE.

Ton épée est à moi ; mais tu serois trop vain, Si ce honteux trophée avoit chargé ma main.

Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l'envie^ Pour son instruction, l'histoire de ta vie; D'un insolent discours ce juste châtiment Ne lui servira pas d'un petit ornement 2.

SCÈNE IV.

D. DIÈGUE.

0 rage! ô désespoir! 6 vieillesse ennemie! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie? Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers? Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire. Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi? O cruel souvenir de ma gloire passée ! OEuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur! Précipice élevé d'où tombe mon honneur!

1 VAR. O Dieu ! ma force usée à ce besoin me laisse \ ' La scène continuait ainsi :

TJ. DIEGUE.

Épargnes-tu mon sang ?

LE COMTE. .

Mon âme est satisfaite, Et mes yeui à ma main reprochent ta défaite.

D. DIÈGUE.

Tu dédaignes ma rie 1

LE COMTE. En arrêter te cours Ee feroit que hâter la Parque do trois journ,


[v. 249.] ACTE I, SCENE V. 29

Faut-'i de votre éclat voir triompher le comte 1, Et mwurir sans vengeance, ou vivre dans la honte? Comte, sois de mon prince à présent gouverneur; Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur; Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne, Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne. Et toi, de mes exploits glorieux instrument, Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense, M'as servi de parade, et non pas de défense, Va, quitte désormais le dernier des humains, Passe, pour nie venger, en de meilleures mains 2.

SCÈNE V. .

I). DIEGUE , D. aODRIlfiUB. D. DIÈGÙE. •

Rodrigue, as-tu du coeur ?

RODRIGUE.

Tout autre que mon père L'éprouveroit sur l'heure.

D. DIÈGÙE.

Agréable colère! Digne ressentiment à ma douleur bien doux ! Je reconnois mon sang à ce noble courroux ; Ma jeunesse revit, en celte ardeur si prompte. Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte, Viens me venger.

1 Triompher de l'éclat d'une dignité, ce sont de belles paroles qui ne signifient rien. ACAD. — N'est-il pas permis en poésie de triompher de l'éclat des grandeurs? VOLT. — On dit bien l'éclat d'une digitité , mais on ne peut pas d'ire {éclat d'un précipice. M. "WALRAS, Comment, sur le Cid. ' Les quatre vers suivants ont été supprimés ici : Si Rodrigue est mon fils, il faut que l'amour cède, Et qu'une ardeur plus haute â ses tlammes succède; Mon honneur est te sien , et le mortel affront Oui tombe sur mon chef rejaillit sur sou front.


30 LE CID. [v. 268.]

D. RODRIGUE.

De quoi?

p. DIÈGÙE.

D'un affront si cruel, Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel; D'un soufflet. LM'nsolent en eût perdu la vie; Mais mon âge a trompé ma généreuse envie; Et ce fer, que mon bras ne peut plus soutenir, Je le remets au lien pour venger et punir l. Va contre un arrogant éprouver ton courage : Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage ; Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne le point flatter^ Je te donne à combattre un homme à redouter; Je l'ai vu, tout couvert de sang et de poussière, Porter partout l'effroi dans une armée entière. J'ai vu, par sa valeur, cent escadrons rompus; Et, pour t'en dire encor quelque chose de plus 2, Plus que brave soldat, plus que grand capitaine, C'est...

1 Venger et punir est trop vague, car on ne sait qui doit être vengé, ni qui doit être puni. ACAD.

J'ose croire celte critique mal fondée, et je louerai ces deux vers précisément par ce qu'on y censure, ivabord le sens est clair : qui peut se méprendre sur ce qu'on doit venger et sur ce qu'on doit punir? Mais ce qui me paraît digne de louange, c'est celte précision rapide qui est avare des mois, parce que la vengeance est avare du temps. Venger et punir : meurs ou tue ; voilà les mots qui se précipitent dans là bouché d'un homme furieux : il voudrait n'en pas dire d'autres. Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles, dit don Diègue en ce moment; et c'est pour cela qu'il les ménage. LA HARPE.

' VAR. Je l'ai vu, tout sanglant au milieu des batailles, Se faire an beauremparl dé mille funérailles.

D. RODRIGUE.

Son nom? C'est perdre lemps en propos superflus.

D. DIEGUE.'

Donc, pour te dire encor quelque chose de plus. J'aurais bâti ce rempart de corps morts et d'armes brisées et non pas de funérailles. SCUDÉRI.


[y. 283.] ACTE I, SCÈNE VI. Zi

D. RODRIGUE.

De grâce, achevez.

p. DIEGUE.

'Le père de Chimène.

P. RODRIGUE.

Le...?

D. DIEGUE.

Ne réplique point, je connois ton amour : Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour ; Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense '. Enfin tu sais l'affront, ettù tiens la vengeance : Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi. Montre-loi digne fils d'un père tel que moi. Accablé des malheurs où le destin me range, Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge 2„

SCÈNE yi.

D. RODRIGUE.

Percé jusques au.fond du coeur ? D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle. Misérable vengeur d'une juste querelle. Et malheureux objet d'une injuste rigueur ^, Je demeure immobile, et nipn âpie abattue

Cède au, coup qui me tue.

' Ce mot d'offenseur n'est'pas français. Scttoimi. — L'observateur a quelque fondementen sa répréhension de dire que ce moi offenseur n'est pasen usage; toutefois, étant à souhaiter qu'il y fût pour opposer à offensé, cette hardiesse n'est pas condamnable. ACAD. — .11 résulte de ceci quec'està Corneille que nous devons ce mot énergique, aujourd'hui très-français.

1 VAR. je m'en vais les pleurer. Va, cours^ vole, et nous venge.

■ On a banni les stances du théâtre... ; elles donnent trop l'idée que c'est le poêlé qui parle. Cela n'empêche pas que ces stances du Cid' ne soient fort belles. VOLT.

4 Rigueur du sort. L'expression est incomplète : on ne voil pas assez clairement d'où part cette rigueur. M. WALRAS.


52 LE CID. [v. 297,'*

Si près de voir mon feu récompensé,

O Dieu, l'étrange peine! En cet affront, mon père est l'offensé, Et l'offenseur, le père de Chimène!

Que je sens de rudes combats ! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse • Il faut venger un père, et perdre une maltresse. L'un m'anime le coeur, l'autre retient mon bras '. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini.

O Dieu! l'étrange peine ! Faut-il laisser un affront impuni? Faut-il punir le père de Chimène?

Père, maîtresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie ! Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour 5, Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, ' '• Digne ennemi de mon plus grand bonheur,

Fer qui causes ma peines, M'es-tu donné pour venger mon honneur? M'es-tu donné pour perdre nia Chimène?

Il vaut mieux courir au trépas. Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père;

1 VAR. L'un échauffe mon coeur, l'autre retient mon bras.

' VAR. Illustre tyrannie, adorable contrainte,

Par qui de ma raison la lumière, est éteinte, A mon aveuglement rendez un peu de jour(Autre.) Impitoyable loi, cruelle tyrannie.

' VAR. Noble ennemi de mon plus grand bonheur, Qui fais toute ma peine.


[v. 523.] ACTE I, SCÈNE VI. 33

J'attire, en me vengeant., sa haine et sa colère ; ■ J'attire ses mépris en ne me vengeant pas. A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle, . Et l'autre indigne d'elle. Mon mal augmente à le vouloir guérir ;

Tout redouble ma peine 1. Allons, mon âme ; et puisqu'il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison ! Rechercher un trépas si mortel à ma gloire ! Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison! Respecter un amour dont mon âme égarée Voit la perte assurée! N'écoulons plus ce penser suborneur,

Qui ne sert qu'à ma peine. Allons,.mon bras, sauvons du moins l'honneur, Puisqu'après tout il faut perdre Chimène 2.

Oui, mon esprit s'étoit déçu. Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse » ' Que je meure au combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.

' VAR. Qui venge cet affront irrite sa colère, Et qui peut le souffrir ne la mérite pas. Prévenons la douleur d'avoir failli contre elle,

Qui nous seroit mortelle : Tout m'est falal ; rien ne me peut guérir, Ni soulager ma peine. ' VAR.. Allons, mon bras, du moins sauvons l'honneur,

Puisque aussi bien il faut perdre Chimène. L'Académie avait approuvé allons, mon âme; et cependant Corneille le changea, et mit, allons, mon bras. On ne dirait aujourd'hui ni l'un ni l'aulre.""Ce n'est point un effet du caprice de la langue ; c'est qu'on s'est accoutumé à mettre plus de vérité dans ce langage. Allons, signifie marchons^ et ni un bras ni une âme, ne marchent. VOLT. ' VAR. Dois-je pas à mon père avant qu'à ma màitressc?


34 LE CID. [y. 345.]

Je m'accuse déjà de trop de négligence;

Courons a la vengeance;" :'

Et, tout honteux d'avoir tant balancé, Ne soyons plus en peine " "' ' ' ( Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé), Si l'offenseui est père de Chimène.' ' ; '

ACTE II.

SCÈNE 1.

D. ARIAS, L|E CPMTP.

LE COMTE.

Jel'avoueentre nous,mon sang un peu trop chaud S'est trop ému d'un mot, et l'a porté' trop haut '. Mais, puisque c'en est fait, le mal est sans remède.

D. ARIAS.

Qu'aux volontés du roi ce grand courage cède : Il y prend grande part; et .son coeur irrité Agira contre vpus de pleine autorité. Aussi vous n'avez point de valable défense. Le rang de l'offensé, la grandeur de l'offense, Demandent des devoirs et des submissions ? Qui passent le commun des satisfactions.

' VAR. Je l'avoue entre nous, quand je luis Es l'affront,

, J'eus Je sang un peu chaud, et le bras un peu prompt.

Il n'a pu dire je lui fis, car l'action Yient d'être faite: ilfalloit dire quand je lui àï fait, puisqu'il ne s'é't'ôît point passé de nuit entre déux.AcÀri. -^Corneille aurait dû cor rigér/é tui fis V-affront, que l'Académie condamna comme une faute' contre* la langue. De plus, i I fallait dire cèi'affrontaCe qu'il mit à là place, aï? sang IrOp'chuud qui le porte trop haut est bien-pis qu'une faute contre la grammaire. VOLT. ■'" ' ~

2 Submissions pour soumissions ne se dit plus.


;, 561.J ACTE II, SCÈNE i. 35

LE COMTE. _

Le roi peut, à son gré i disposer de ma vie.

',. Di ARIAS.

De trop d'emportement votre faute est suivie. , Le roi vous aime encore; apaisez son courroux * : Il a dit: JE LE VEUX; désobéirez-vous?

LE COMTE.

Monsieur, pour conserver tout ce que j'ai d'estime, Désobéir un peu n'est.pas un si grand crime; Et, quelque grand.qu'il soit,,mes services présents 2 Pour le faire abolir sont plus que suffisants 5.

, D.. ARIAS. Quoi qu'on fasse d'illustre et de considérable, Jamais à son sujet un roi n'est redevable. Vous vous flattez beaucoup, et YOUS devez savoir Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir. Vous vous perdrez, monsieur, sur cette confiance.

.LE COMTE.

Je ne vous en croirai qu'après l'expérience.

D. ARIAS.

Vous devez redouter la puissance d'un roi.

LE COMTE.

Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi. Que toute sa grandeur s'arme pour mon supplice, Tout l'État périra, s'il faut que je périsse i.

1 YAR. .Qu'il prenne donc ma vie ; elle est eu sa puissance.

D. ARIAS.

Un. peu moins de transport et plus d'obéissance. , , D'un prince .qui.yous aime apaisez le courroux, . ' VAR. Et quelque grand qu'il fût, mes services présents. 1 C'est ici qu'il y avait: -

Les. satisfactions n'apaisent point une âme : Qui les reçoit a tort, qui les fait se diffame; Et de pareils accords l'effet le plus commun Est de déshonorer deux hommes au lieu d'un. Ces vers parurent.trop dangereux,dans un temps où l'on punissantes duels qu'on lie pouvait arrêter, et Corneille lés supprima. VOLT. ~ ' VAR. Tout l'Etat périra plutôt que je périsse


36 LE CID. [v. 379 ]

». ARIAS

Quoi! vous craignez si peu le pouvoir souverain...

LE COMTE.

D'un sceptre qui sans moi tomberoit de sa main. Il a trop d'intérêt lui-même en ma personne, Et ma tête en tombant feroit choir sa couronne.

D. ARIAS.

Souffrez que la raison remette vos esprits. Prenez un bon conseil.

LE COMTE.

Le conseil en est pris.

D. ARIAS

Que lui dirai-je, enfin ? je lui dois rendre compte.

LE COMTE.

Que je ne puis du tout consentir à ma honte.

D. ARIAS.

Mais songez que les rois veulent être absolus.

LE COMTE.

Le sort en est jeté, monsieur;,n'en parlons plus.

D. ARIAS.

Adieu donc, puisqu'en vain je tâche à vous résoudre. Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre '.

LE COMTE.

Je l'attendrai sans peur.

D. ARIAS.

Mais non pas sans effet.

LE COMTE.

Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.

(II est seul.) Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces. J'ai le coeur au-dessus des plus fières disgrâces ; Et l'on peut me réduire à vivre sans bonheur, Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur 2.

' VAR. Tout couvert de lauriers, craignez encor la foudre. ' VAR. Je m'étonne fort peu de menaces pareilles.


(V. 597. | ACTE II, SCÈNE II. âî

SCÈNE II.

- LE COMTE, ». ROBUIGBE. D. RODRIGUE.

A moi, coin le, deux mots.

LE COMTE.

Parle.

D. RODRIGUE.

Ote-moi d'un dôme. Connais-tu bien don Diègue?

LE COMTE.

Oui.

D. RODRIGUE.

Parlons bas ; écoule. Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu ■*, La vaillance et l'honneur de son temps? le sais-lu ?

LE COMTE.

Peut-être.

D. RODRIGUE.

Celte ardeur que dans les yeux je porte 2, Sais-lu que c'est son sang? le sais-lu?

LE COMTE.

Que'm'importe?

D. RODRIGUE.

A quatre pas d'ici je te le fais savoir.

Dans les plus grands périls je fais pins de merveilles; Et, quand l'honueur y va, les plus cruels trépas, Présentés à mes yeux, ne m'ébranleroient pas. 1 La même vertu pour la vertu même se disait encore du temps de Corneille, mais ne se dit plus depuis longtemps.

* Une ardeur ne peut être appelée sang, par mélamphore ui autrement. ACAD. — Si un homme pouvait dire de lui qu'il a de l'ardeur dans les yeux, y aurait-il une faute à dire que celle ardeur vient de son père, que c'est le sang de son père? N'estce pas le sang qui, plus ou moins animé, rend les yeux vifs ou éteints? YOLT.


58 LE CID, [v. 4<M.j

LE COMTE.

Jeune présomptueux.

D. RODRIGUE.

Parle sans t'émotivoir. Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées La valeur n'attend point le nombre des années'.

LE COMTE.

Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain 2, Toi, qu'on n'a jamais vu les armes à la main?

D. RODRIGUE.

Mes pareils à deux fois ne se font point connoître, Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.

LE COMTE.

Sais-tu bien qui je suis?

D. RODRIGUE.

Oui; tout autre que moi Au seul bruit de ton nom pourroit. trembler d'effroi. Les palmes dont je vois- ta tête si couverte! Semblent porter écrit le destin de ma perle. J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur; Mais j'aurai trop de force ayant assez de coeur. A qui venge son père il n'est rien d'impossible '. Ton bras est invaincu, mais n'est pas invincible 6.

LE COMTE.

Ce graud coeur qui paroît aux discours que tu tiens Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens;

1 Ces deuxbeaux vers paraissent inspirés par ceux-ci d'Ovide {Art. Am. I, Y. 180) :

Ingcnium céleste suis velocibus annis Surgit, et ignavoe fert mala damna morte.

' VAR. Mais t'atlaquer à moi ! etc.

1 VAR. Mille et mille lauriers dont ta tête est couverte.

* VAR. A qui venge son père il n'est rien impossible.

s_ Ce mot invaincu n'a point été employé par les autres écrivains; je n'en vois aucune raison : il signifie autre chose qyi.'indompté. Un pays est indompté ; un guerrier est invaincu. C'est un terme hasardé et nécessaire. VOLT. — Invaincu ne s'emploie guère qu'en poésie et dans le style soutenu. DICTIONS •J>E L'ACAD., sixième édition.


[V. 421.] ACTE II, SCÈNE II. 59

Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,

Mon âme avec plaisir te destinoit ma tille.

Je sais ta passion, et suis ravi de voir

Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;

Qu'ils n'ont point affoibli cette ardeur magnanime;

Que ta haute vertu répond à.mon estime;

Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait ',

Je ne me trompois point au choix que j'avois fait.

Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse :

J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.

Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal;

Dispense ma valeur d'un combat inégal;

Trop peu d'honneur pour moi suivroit cette victoire •

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire 2.

On te croiroit toujours abattu sans effort;

Et j'aurois seulement le regret de ta mort.

D. RODRIGUE.

D'une indigne pitié ton audace est suivie :

Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie!

LE COMTE.

Retire-toi d'ici.

D. RODRIGUE.

Marchons sans discourir.

LÉ COMTE.

Es-tu si las de vivre?

D. RODRIGUE.

As^tu peur de mourir?

LE COMTE.

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère Qui survit un moment à l'honneur de son père.

1 VAR. Et que voulant pour gendre un chevalier parfait. - Seit eum sine gloria vinci, qui sine periculo vincilux. (SEKISC, de Providenl., 3.) .


40 LE CID. jv. 443.]

SCÈNE 111. L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR.

L'INFANTE, •Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur; Fais agir ta constance en ce coup de malheur : Tu reverras le calme après ce foible orage ; Ton bonheur n'est couvert que d'un peu de nuage *, Et tu n'as rien perdu pour le voir' différer.

CHIMÈNE.

Mon coeur outré d'ennuis n'ose rien espérer. Un orage si prompt qui trouble une bonace D'un naufrage certain nous porte la menace; Je n'en saurois douter, je péris dans le port. J'aimois, j'étois aimée, et nos pères d'accord ; Et je vous en contois la charmante nouvelle -, An malheureux moment que naissoit leur querelle, Dont le récit fatal, sitôt qu'on vous l'a fait, D'une si douce attente a ruiné l'effet. Maudite ambition, détestable manie, Dont les plus généreux souffrent la tyrannie! Honneur impitoyable à mes plus chers désirs 3, Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !

L'INFANTE. Tu n'as dans leur querelle aucun sujet de craindre; Un moment l'a fait naître, un moment va l'éteindre : Elle a fait trop de bruit pour ne pas s'accorder, Puisque déjà le roi les veut accommoder; Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible 4, Pour en tarir la source y fera l'impossible.

1 VAR. Ton bonheur n'est couvert que d'un petit nuage. ' YAR. Et je vous en contois la première nouvelle. 1 VAR. Impitoyable honneur, mortel à mes plaisirs. ' VAR. Et, de ma part mon âme à les ennuis sensible.


[v. 407.] ACTE II, SCÈNE III. 41

CHIMÈNE.

Les accommodements ne font rien en ce point : De si mortels affronts ne se réparent point 1. En vain l'on fait agir la force ou la prudence ; Si l'on guérit le mal, ce n'est qu'en apparence : La haine que les,coeurs conservent au-dedans Nourrit des feux cachés, mais d'autant plus ardents.

.L'INFANTE. Le saint noeud qui joindra don Rodrigue et Chimène Des pères ennemis dissipera la haine; El nous verrons bientôt votre amour le plus fort Par un heureux hymen étouffer ce discord.

CHIMÈNE. Je le souhaite ainsi plus que je ne l'espère : Don Diègue est trop allier, et je connois mon père. Je sens couler des pleurs que je veux retenir ; Le passé me tourmente, et je crains l'avenir. L'INFANTE. '

Que crains-tu? d'un vieillard l'impuissante faiblesse?

CHIMENE.

Rodrigue a du courage.

L'INFANTE. ' Il a' trop de jeunesse.

. CHIMÈNE. Les hommes valeureux le sont du premier coup.

L'INFANTE. Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup; Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire;, Et deux mots de. la bouche arrêtent sa colère.

CHIMÈNE.

S'il ne m'obéit point, quel comble à mon ennui! Et, s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui?

' VAR. Les affronts à l'honneur ne se reparent point. ' On Ait faire affront à quelqu'un, mais non pas faire affront à l'honneur de quelqu'un. ACAD. — Celte censure détruirait toute poésie : on dit très-bien, il outrage mon amour, ma gloire. VOLT. ■


42 LE CID. [v. 489„]

Étant né ce qu'il est, souffrir un tel outrage! Soit qu'il cède ou résiste au feti qui me l'engage *, Mon esprit ne peut qu'être ou-honteux,''.ou confus, De son trop de respect' ou d'un juste refus.

L'INFANTE. Chimène a l'âme haute, et, quoique intéressée, Elle ne peut souffrir une basse pensée 2 : Mais, si jusques au jour de raccommodement Je fais mon prisonnier de ce parfait amant, Et que j'empêche ainsi l'effet de son courage, Ton esprit amoureux n'aura-t-il point d'ombrage?

CHIMÈNE. Ah, madame! en ce cas je n'ai plus.de souci.

SCÈNE IV.

L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, LE PAGE,

L'INFANTE.. Page, cherchez Rodrigue, et l'amenez ici.

LE PAGE.

Le comte de Gormas et lui...

CHIMÈNE.

Bon Dieu! je trembla

L'INFANTE. Parlez.

LE PAGE.

De ce palais ils sont sortis ensemble.

CHIMÈNE.

Seuls?

LE PAGE.

Seuls, et qui sembloient tout bas se quereller

1 VAR. Souffrir Un tel affront, étant né gentilhomme!

Soit qu'il cède ou résiste aii feu qui le consomme. c VAR. Chimène est généreuse, et, quoiqu'intérêssée,

Elle ne peut souffrir une lâche pensée.


[504.J ACTE II, SCÈNE V. 45

CHIMÈNE.

Sans doute ils sont aux mains, il n'en faut plus parler. Madame, pardonnez à cette promptitude:

SCÈNE Y. L'INFANTE, LÉONOR.

L'INFANTE. Hélas! que dans l'esprit je sens d'inquiétude! Je pleure ses malheurs, son amant me ravit; Mon repos m'abandonne, et ma flamme revit. Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène Fait renaître à-la-fois mon espoir et ma peine ' ; Et leur division, que je vois à regret, Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.

LÉONOR.

Cette haute vertu qui règne dans votre âme Se rend-elle sitôt à cette lâche flamme?

L'INFANTE. Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi Pompeuse et triomphante elle me fait la loi ; Porte-lui du respect, puisqu'elle m'est si chère. Ma vertu la combat, mais, malgré moi, j'espère; Et d'un si M espoir mon coeur mal défendu Vole après un amant que Chimène a perdu,

■ LÉONOR.

Vous laissez cnoir ainsi ce glorieux courage, Et la raison chez vous perd ainsi son usage?

L'INFANTE. Ah! qu'avec peu d'effet on entend la raison, Quand le coeur est atteint d'un si charmant poisohEt lorsque le malade aime sa maladie, , Qu'il à peine à souffrir que l'on y remédie 2!

' VAR. Avecque mon espoir fait renaître ma peiné. 1 VAR. Alors que le malade aime sa maladie,

Il ne peut plus souffrir que l'on y remédie.


44 LE CID. [V. 527:]

LÉONOR.

Votre espoir vous séduit, votre mal vous est.doux; Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous x.

L'INFANTE. Je ne le sais que trop ; mais, si ma vertu cède, Apprends comme l'amour flatte un coeur qu'il possède. Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat, Si dessous sa valeur ce grand guerrier s'abat, Je puis en faire cas, je puis l'aimer sans honte. Que ne fera-t-il point, s'il peut vaincre lé comte! J'ose m'imaginer qu'à ses moindres exploits Les royaumes entiers tomberont sous ses lois; Et mon amour flatteur déjà me persuade Que je le vois assis au trône de Grenade, Les.Maures subjugués trembler en l'adorant, L'Aragon recevoir ce nouveau conquérant, Le Portugal se rendre, et ses nobles journées 2 Porter delà les mers ses hautes destinées, Du sang des Africains arroser ses lauriers 3 ; Enfin, tout ce qu'on dit des plus fameux guerriers, Je l'atlends de Rodrigue après cette victoire, Et fais de son amour un sujet de ma gloire.

1 VAR. Mais toujours ce Rodrigue est indigne de vous.

5 On ne dit point les journées d'un homme pour exprimer les combats qu'il a faits, mais on dit bien la journée d'un tel lieu, pour dire la bataille qui s'y est donnée. ACAD. — On disait alors les joiwnëes d'un homme '; et il en est resté cette façon de parler triviale : Il a tant fait par ses journées^VohT.

1 VAR. AU milieu de l'Afrique arborer ses lauriers.

On ne peut pas dire arborer un arbre : le mot d'arborer ne se prend que pour des choses que l'on plante figurément en. façon ' d'arbre, comme des étendards. ACAD.—Arborer ses lauriers ne veut pas dire mettre des lauriers en lerrepour les faire croître, planter des lauriers ; mais, comme on coupait des branches de laurier en l'honneur des vainqueurs, c'était les arborer que de les porter en triomphe, les montrer de loin comme s'ils étaient des arbres véritables. Ces figures ne sont-elles pas permises dans la poésie? VOLT.


[v. 347.] ACTE II, SCÈNE VI. 48

LÉONOR.

Mais, madame, voyez où vous portez son bras, Ensuite d'un combat qui" peut-être n'est pas.

L'INFANTE. Rodrigue est offensé, lé comte a fait l'outrage ; Ils sont sortis ensemble, en Jaut-il davantage?

LÉONOR.

Eh bien! ils se battront puisque vous le voulez; Mais Rodrigue ira-t-il si lqin que vous allez 1'!

L'INFANTE. Que veux-tu? je suis follej et mon esprit s'égare; Tu vois par.là quels maux cet amour me prépare 2. Viens dans. mon.cabinet consoler mes ennuis; Et ne me quitte point dans le trùublé où je suis.

SCÈNE VI. '

D. FERNAND, D. ARIAS, D. SANCHE.

D. FERNAND.

Le comte est donc si vain et si peu raisonnable! Ose-t-il croire encor son crime pardonnable?

D. ARIAS.

Je l'ai de votre part, longtemps entretenu. , J'ai fait mon pouvoir, sire, et n'ai rien obtenu.

-D. FERNAND.

Justes cieux ! ainsi donc, un sujet téméraire A si peu de respect et de soin de mé plaire!

I II faudrait aussi loin, et non si loin. \ '■ VAIV. Je veui que ce combat demeure pour eertaiii.

Votre esprit va-t-il point bien vito pour sa taain?

Outre que cette phrase est. basse, elle est "mauvaise, et l'auteur n'exprimé pas bien par là je veux que ce combat se soit fait. ACAD. ' •'■ : '

' VAR. Mais c'est le'mpirtdre mal que. l'amour me prépare.

II y a de la contradiction dans le sens de ce vers; car comment l'amour lui peuWl préparer un mal qu'elle sent déjà? Elle pouvoit bien dire : c'est un petit mal en comparaison de ceux> que l'amour me prépare. ACAD.

3.


46 LE CID. [v. S65.]

Il offense don Diègue, et méprise son roi!

Au milieu de ma cour il me donne la loi !

Qu'il soit brave guerrier, qu'il soit grand capitaine,

Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine l ;

Fût-il la valeur même, et le dieu des combats,

Il verra ce que c'est que de h'obéîr pas.

Quoi qu'ait pu mériter une telle insolence 2,

Je l'ai voulu d'abord traiter sans violence;

Mais, puisqu'il en abuse, allez dès aujourd'hui,

Soit qu'il résiste, ou non, vous assurer de lui.

D. SANCHB.

Peut-être un peu de temps le rendroit moins rebelle ; On l'a pris tout bouillant encùr de sa querelle s; Sire, dans la chaleur d'un premier mouvement, Un coeur si généreux se rend malaisément. Il voit bien qu'il a tort, mais une âme si haute N'est pas sitôt réduite à confesser sa faute.

D: FERNAND,

Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti Qu'on se rend criminel à prendre son parti.

D. SANCHE.

J'obéis, et me tais; mais, de grâce encor j sire, Deux mots en sa défense.

D; FERNAND.

■ Et que pourrez-vous dire?

D. SANCHE.

Qu'une âme accoutumée aux grandes actions Ne se peut abaisser à des submissions * :

' VAR. Je lui rabattrai biencette humeur si hautaine.

' VAR. Je sais trop comme il faut dompter cette insolence.

1 On ne peut dire bouillant d'une querelle, comme on dit bouillant de colère., ACAD. — Tout bouillant encore de sfi querelle me semble très-poétique, très-énergique et très-bon. VOLT.

' Voy, page 34, note 2.


[v. S8B.] ACTE II, SCÈNE VI. 47

Elle n'en conçoit point qui s'expliquent sans honte ; Et c'est à ce mot seul qu'a résisté le comte '. Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur, Et vousobéiroit, s'il avoit moins de coeur. Commandez que son bras, nourri dans les alarmes 2, Répare cette injure à la pointe dés armes; Il satisfera, sire; et vienne qui voudra, Attendant qu'il l'ait su, voici qui répondra.

D. FERNAND.

Vous perdez le. respect : mais je pardonne à l'âge,

Et j'excuse l'ardeur en un jeune courage 3.

Un roi dont la prudence a dé meilleurs objets

Est meilleur ménager du sang de ses sujets :

Je veille pour les miens, mes soucis les conservent,

Comme le chef a soin des membres qui le servent.

Ainsi votre raison n'est pas raison pour moi ;

Vous parlez en soldat, je dois agir en roi;

Et, quoi qu'on veuille dire, et quoi qu'il osé croire ',

Le comte â m'obéir ne peut perdre sa gloire.

D'ailleurs, l'affront me touche; il a perdu d'honneur

Celui que de mon fils j'ai fait le gouverneur;

S'attaquer à mon choix, c'est se prendre à moi-même,

Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.

N'en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux 5

' VAR. Et c'est contre ce mot qu'a résisté lé comte.

Résister contre unmot n'est pas parler bien françois: il eût pu dire s'obstiner sur un mot. ACAD.

' On ne peut dire un bras nourri dans les alarmés ; et il a mal pris en ce lieu la partie pour le tout. IBID.

* VAR. Et j'estime l'ardeur en un jeune courage.

Le roi estime sans raison cette ardeur qui fait perdre le respectàdon Sanche; c'étaitbeaucoup.delui-pardonner. IBID. ' YAR. Et quoi qu'il faille dire, et quoi qu'il veuille croire.

* Au resfe signifie quant à ce qui reste : il ne s'emploie qu« pour les choses dont on a déjà parlé, et dont on a omis quelque point dont on veut traiter: Jeveux'que le comté fasse satisfaction ; au reste, je souhaite oue cette querellé puisse ne


48 LE CID. [v. 608.]

De nos vieux ennemis arborer les drapeaux; Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.

D. ARlAS.

Les Maures ont appris par. force à vous connoître, Et, tant de fois vaincus, ils ont perdu le coeur De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.

D. FERNAND.

Ils ne verront jamais, sans quelque jalousie,

Mon sceptre, en dépit d'eux, régir l'Andalousie;

Et ce pays si beau, qu'ils ont trop possédé,

Avec un oeil d'envie est toujours regardél.

C'est l'unique raison qui m'a fait dans Séville

Placer, depuis dix ans, le trône de Castille ,

Pour les voir de plus près, et d'un ordre plus prompt

Renverser aussitôt ce qu'ils entreprendront,

pas rendre les deux maisons éternellement ennemies. Mais quand ou passe d'un sujet à un autre, il faut cependant, ou quelque autre transition. VOLT. 1 YAR. Et, parce trait hardi d'une insolence.extrcme,

Il s'est pris à mon choix, il s'est pris à moi-même : C'est moi qu'il satisfait en réparant ce tort. N'en parlons plus. Au reste, on nous menace fort; Sur un avis reçu, je crains une surprise.

D. ARIAS. Les Maures contre vous font-ils quelque entreprise S'osenl-ils préparer à des efforts nouveaux?

LE ROI.

Vers la bouche du fleuve on a vu leurs vaisseaux ; Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine, Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène.

D. ARIAS.

Tant de combats perdus leur ont été le coeur ; D'attaquer désormais un si puissant vainqueur.

LE ROI., ,

N'importe, ils ne sauroient qu'avecque jalousie Voir mon sceptre aujourd'hui régir l'Andalousie-, lit.ee pays si beau, que j'ai.conquis sur eux, Réveille à tous moments leurs desseins généreux.


[v. 621.] AUTE il, SCÈNE vu. 49,

D. ARIAS.

Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes 1 Combien votre présence assure vos conquêtes ; Vous n'avez rien à craindre.

D. FERNAND.

Et rien à négliger. Le trop de confiance attire le danger; Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine 2 Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène. Toutefois j'aurois tort de jeter dans les coeurs, L'avis étant mal sûr, de paniques terreurs. L'effroi que produiroit cette alarme inutile, Dans la nuit qui survient troubleroit trop la ville : Faites doubler la garde aux murs et sur le port, C'est assez pour ce soir .'.,

SCÈNE VII, ,

». FERNAND, D. ALONSE, D. SANCHE, U. AEIAS, D. ALONSE.

Sire, le comte est mon. Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.

D. FERNAND.

Dès que j'ai su l'affront, j'ai prévu la vengeance, Et j'ai voulu dès lors prévenir ce malheur.

D. ALONSE.

Chimène à vos genoux apporte sa douleur;

Elle vient tout en pleurs vous demander justice.,

D. FERNAND. ' , . N

Bien qu'à ses déplaisirs mon âme compatisse,

' YAR. Sire, ils ont trop appris.aux dépens de leurs têtes. ' VAR. Et le même ennemi que l'on vient de détruire.

S'il sait prendre son temps est capable de nuire. 1 Y An. Puisqu'on fait bonne garde aux murs et sur le porS,

Il suffit pour ce soir.


50 LE CID. [V..639.],

Ce que le comte a fait semble avoir mérité Ce digne châtiment de sa témérité t. Quelque juste pourtant que puisse être sa peine, Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine. . Après un long service à mon état rendu, Après son sang pour moi mille fois répandu, A quelques sentiments que son orgueil m'oblige j Sa perte m'àffoiblit ; et son trépas m'afflige.

SCÈNE VI11,

D. FERSAN», IL BIEGUE, CHIMÈNEj D. SANCHE, D. ARIAS, D. ALONSE, .

CHIMÈNE.

Sire, sire, justice 2.

D. DIÈGUE.

Ah! sire, écoutez-nous.

'CHIMENE.

Je mejetteàvos pieds.

D. DIÈGUE.

J'embrasse vos genoux.

CHIMÈNE.

Je demande justice.

D. DIÈGUE.

Entendez ma défense.

CHIMÈNE.

D'un jeune audacieux punissez l'insolence; Il a de votre sceptre abattu le soutien,

' VAR. Ce juste châtiment de sa témérité.

' Voyez comme dès ce moment les défauts précédents disparaissent. Quelle beauté dans le poëte espagnol et dans son imitateur! Le premier mot de Chimène est de demander justice contre un homme qu'elle adore: c'est peut-être fa plus.belle des situations. VOLT.


[v. 652.] ACTE H, SCÈNE vin. SI

Il a tué mon père 4.

D. DIÈGUE.

lia vengé le sien.

CHIMÈNE.

Au sang de ses sujets un roi doit la justice '.

■ , . D. DIÈGUE.

Pour la juste vengeance il n'est point de. supplice s.

D. FERNAND.

Levez-vous l'un et l'autre., et parlez à loisir. Chimène, je prends part à votre déplaisir ;- D'une égale douleur je sens monâme atteinte.

(A D. Diègue.) Vous parlerez après; ne troublez pas sa plainte.

CHIMÈNE.

Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sang Couler à gros bouillons de son généreux flanc; Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles , Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles, Ce sang qui tout sorti fume encor dé courroux 4 De se voir répandu pour d'autres que pour vous, Qu'au milieu des hasards h'osoit verser la guerre, Rodrigue, en votre cour, vient d'en couvrir la terre >>.

' VAR, CHIMÈNE.

Vengez-moi d'une mort...

D. DIÈGCE.

Qui punit l'insolence.

CHIMÈNE.

Rodrigue, sire...

D. DIÈGUE.

A fait un coup d'homme de bien.

, i CHIMÈNE.

II a tué mon père. ' La est de trop ici ; il faudrait.- doit justice. 3 VAR. Une vengeance juste est sans peur du supplice.

* C'est le poëte qui dit que ce sang fume de courroux; ce n'est pas assurément Chimène : on ne parle pas ainsi d'un père mourant. VOLT.

* Les quatre vers suivants ont été supprimés par Corneille :

Et, pour son coup d'ossai, son indigne attentat . JVun si feruïe soutien à privé votro Ëtat, Do vos meilleurs soldats abattu l'assurance, Et de vos ennemis relevé l'espérance.


52 , LE CID. [V. 667.]

.J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur; Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur ', Sire ; la voix me manque à ce récit funeste ; Mes pleurs elmes soupirs vous diront mieux le reste.

D. FERNAND.

Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

CHIMÈNE.

Sire, de trop, d'honneur ma misère est suivie. Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie; Son flanc étoit ouvert; et, pour mieux m'émouvoir s, Son sang sur la poussière écrivoit mon devoir; Ou plutôt sa valeur en cet état.réduite.. Me parloit par sa plaie, et hâtoit ma poursuite ; Et, pour se faire entendre au plus juste des rois, Par cette triste bouche elle empruntait ma voix. Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance Règne devant vos yeux une telle licence; Que les plus valeureux , avec impunité, Soient exposés aux coups de la témérité ; Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloirp, Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire. Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir Éteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir. Enlin mon père est mort, j'en demande vengeance , Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance. Vous perdez en la mort d'un homme de son rang; Vengez-la par une autre , et le sang par le sang.

1 YAR. J'arrivai sur le lieu, sans force et sans couleur;

Je le trouvai, sans vie. * VAR. J'arrivai donc sans force, et le trouvai sans vie;

Il ne me parla point, mais pour mieux m'émouvoir. Les connaisseurs sentent qu'il ne fallait pas même que Chimène dît pourmicux m'émouvoir. Elle doit être si émue, qu'il ne faut pas qu'elle prête aux choses inanimées lé dessein de la toucher. VOLT


[v. 695.] ACTE II, SCÈNE vin. 53

Immolez, non à moi, mais à votre couronne, Mais à votre grandeur, mais à votre personne; Immolez, dis-je, sire, au bien de tout l'État Tout ce qu'enorgueillit un si grand attentat *.

D. FERNAND.

DonDiègue, répondez.

D. DIÈGUE.

Qu'on est digne d'envie Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie ! Et qu'un long âge' apprête aux hommes généreux, Au bout de leur carrière, un destin malheureux -! Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire ', Moi, que jadis partout a suivi la victoire, Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu , Recevoir un affront, et'demeurer vaincu. Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade, Ce que n'a pu jamais Aragon, ni Grenade, Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux, Le comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux , Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage Que lui donnoitsurmOi l'impuissance dé l'âge *.

' Corneille avait d'abord mis :

Sacrifiez don Diègue et toute sa famille, A vous, à votre peuple, à toute la Castille. Lo soleil, qui voit tout,, ne voit rien sous les cièui Qui vous puisse payer un sang si précieux. - Sa correction est heureuse. Il n'était pas naturel que Chimène demandât la mort de D. Diègue, offensé si cruellement par son' père. De plus, cette, faveur atroce de demander le sang de toute !a famille n'était point convenable à une fille qui accusait son amant malgré elle. VOLT. 1 VAR. Quant aveçque la force on perd aussi la vie,

Sire ; et que l'âge apporte aux hommes généreux Avecque sa faiblesse, un destin malheureux. 1 Des travaux ne peuvent pas, comme une. personne, acquérir de la gloire. Corneille a voulu dire : Moi, dont les longs travaux ont été si glorieux, si remplis de gloire ; mais il ne le. ditpas. ' VAR. L'orgueil, dan6 votre cour, l'a fait, presque à vos yeux,


54 LE cm. [v. 711.]

Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois, Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois, Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie, Descendoient au tombeau tout chargés d'infamie, Si je n'eusse produit un fils digne de moi, Digne de son pays, et digne de son roi : Il m'a prêté sa main, il a tué le comte ; Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte. Si montrer du courage et du ressentiment, Si venger un soufflet mérite un châtiment, Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête : Quand le bras a failli, l'on en punit la tête. Qu'on nomme crime ou non ce qui fait nos débals, Sire, j'en suis la tête, il n'en estque le bras 1. Si Chimène se plaint qu'il a tué son père, Il ne l'eût jamais fait, si je l'eusse pu faire. Immolez donc ce chef que les ans Yont ravir, Et conservez pour vous le bras qui peut servir Aux dépens de mon sang, satisfaites Chimène : Je n'y résiste point, je consens à ma peine; Et, loin de murmurer d'un rigoureux décret 2, Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret 3.

Et souillé sans respect l'honneur de ma vieillesse, Avantagé de l'âge, et fort de ma foiblesse. Il falloit dire et asouillé, car l'a fait ne peut pas régir souillé. ACAD. 1 VAR. Du crime glorieux qui cause nos débats,

Sire, j'en suis la tête, il n'en est que le bras. On peut bien donner une tête et des bras à des corps figurés, comme, par exemple, à une armée ; niais non pas à des actions, comme des crimes, qui ne peuvent avoir ni têtes, ni bras. IRID.

I YAR. Et, loin de murmurer d'un injuste décret.

II offense le roi, en le croyant capable de faire un décret injuste, IBID. .

'■ Excepté le mot chef (immolez donc ce chef, etc.), qui a vieilli dans le sens.de tête, probablement parce qu'il est sujet à l'équivoque, y a-t-il dans tout ce morceau si vigoureux, ai


[V. 733.]. ACTE III, SCÈNE I. 55

D, FERNAND.

L'affaire est d'importance, et/bien considérée, Mérite en plein conseil d'être délibérée. Don Sanche, remettez Chimène en sa maison. Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison. Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice

CHIMÈNE.

Il est juste, grand roi, qu'un meurtrier périsse.

D. FERNAND.

Prends du repos, ma filie, et calme tes douleurs.

CHIMÈNE.

M'ordonner du repos, c'est croître mes malheurs '

ACTE III.

■ " SCÈNE I,

H). RODRIGUE, ELVIRE. ELVIRE.

Rodrigue, qu'as-tu fait? où viens-tu,.misérable?

, D. RODRIGUE.

Suivre le triste cours de mon sort déplorable.

ELVIRE.

Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil De paroître en des lieux que tu remplis de deuil? Quoi! viens-tu jusqu'ici braver l'ombre du comte? Ne l'as-tu pas tué?

animé, si pathétique, un seul mot au-dessous au style noble? et en même temps y en a-t-il un seul qui ne soit dans la nature et dans la vérité ? LA HARPE. ., ,

'- Croître, aujourd'hui n'est plus actif : on dit accroître ; mais il me semble qu'il est permis en vers de dire croître mes tourments, mes ennuis, mes douleurs, mes peines. VOLT. — Croître, est quelquefois actif en poésie, et signifie augmenter. DICT. DE L'ACAD, 6° édition.


86 LE CID. [v. 741.]

D, RODRIGUE.

Sa vie éîo-it'mâ honte; Mon honneur de ma main a voulu cet effort.

ELVIRE.

Mais chercher ton asile en la maison du mort ! Jamais un meurtrier en lit-il son refuge ?

D: RODRIGUE.

Et je n'y viens aussi que m'offrir à mon juge '.

Ne me regarde plus d'un visage élonné;

Je cherche le trépas après l'avoir donné.

Mon juge est mon amour, mon juge est ma Cliimène :

Je mérite la mort de mériter sa haine,

Et j'en viens recevoir, comme un bien souverain,

Et l'arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.

ELVIRE.

Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence; A ses premiers transports dérobe ta présence. Va, ne t'expose point aux premiers mouvements Que poussera l'ardeur de ses ressentiments.

D. RODRIGUE.

Non, non, ce cher objet à qui j'ai pu déplaire Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère 2 ; Et j'évite cent morts qui me vont accabler s-, '

Si pour mourir plus tôt je la puis redoubler.

ELVIRE.

Chimène est au palais, de pleurs toute baignée, . Et n'en reviendra point que bien accompagnée. Rodrigue, fuis, do grâce, ôte-moi de souci ! Que ne dira-t-on point, si l'on te voit ici?

I VAR. Jamais un meurtrier s'offrit-il à son juge ?

II y a grande obscurité en ce vers, et il semble qu'il conviendrait mieux au discours d'Elvire qu'à celui de Rodrigue. AcAD.

■ On n'a point de colère pour un supplice: c'est un'bar-' barisme. VOLT. — Corneille n'a-t-i! pas employé ici une façon de parler elliptique? N'a-t-il pas voulu dire: Se peut avoir trop de colère pour demander, pour poursuivre mon supplice?

' VAR. Et d'un heur sans pareil je me verrai combler.


[v. 769.] ACTE III, SCÈNE II. 57

Veux-tu qu'un médisant, pour comble à sa misère, ' L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père '? Elle va revenir; elle vient, je la voi : Du moins, pour son honneur, Rodrigue, cache-loi.

SGÈNE II.

D. SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE.

D. SANCHE.

Oui, madame, il vous faut de sanglantes victimes : Votre colère est j uste, et vos pleurs légitimes ; Et je n'entreprends pas, à force de parler, Ni de vous adoucir, ni de vous consoler. Mais si de vous servir je puis être capable, Employez mon épée à punir le coupable; Employez mon amour à venger cette mort 2 : Sous vos commandements mon bras sera trop fort.

CHIMÈNE.

Malheureuse!

D. SANCHE.

De grâce, acceptez mon service 3.

CHIMENE. ! - ' '

J'offenserois le roi, qui m'a promis justice.

' D. SANCHE.

Vous savez qu'elle marche avec tant de langueur *, Que bien souvent le crime échappé à sa longueur ;

1 VAR. Veux-tu qu'un médisant l'accuse, en sa misère, D'avoir reçu chez soi l'assassin de son père?

* La bienséance eût été mieux observée s'il se fût mis- en devoir de venger Chimène sans lui en demander la permission. ACAD. — Point du tout: ce n'était point l'usagé de la chevalerie; il fallait qu'un champion fût avoué par sa dame; et, de plus, don Sanche ne devait pas s'exposer à déplaire à sa maitresse, s'il était vainqueur d'un homme que. Chimène eût encore aimé. VOLT.

WAR. ..... Madame, acceptez mon service.

* Lenteur eût été ici le mot propre.


58 LE cip- [v. 785,]

Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes. Souffrez qu'un cavalier vous venge par les armes * y La voie en est plus sûre, et plus prompte à punir

CHIMÈNE.

C'est le dernier remède; et s'il y faut venir, Et que de mes malheurs cette pitié vous dure, Vous serez libre alors de venger mon injure

D. SANCHE.

C'est l'unique bonheur où mon âme prétend ; Et, pouvant l'espérer, je m'en vais trop conter.,

SCÈNE Ï1I.

CHIMÈNE, ELVIRE'. CHIMÈNE.

Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte', De mes vives douleurs te faire voir l'atleinte; Je puis donner passage à mes tristes soupirs; Je puis l'ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs. Mon père est mort, Elvire; et la première épée Dont s'est armé Rodrigue a sa trame coupée. Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eav ; La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau, Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste.

ELVIRE.

Reposez-vous, madame.

CHIMÈNE

Ah! que!mal à propos . Dans un malheur si grand tu parles de repos! Par où sera jamais ma douleur apaisée, Si je ne puis haïr la main qui l'a causée?

1 VAR. Souffres qu'un chevalier vous venge par les armes


[v.807.] ACTE m» SCÈNE m. 59

Et que dois-je espérer qu'un tourment éternel, Si je poursuis le crime aimant le criminel '?

ELVIRE.

Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore!

CHIMÈNE.

C'est peu de dire aimer, Elvire, je l'adore; Ma passion s'oppose à mon ressentiment ; Dedans mon ennemi je trouve mon amant 2; Et je sens qu'en dépit de toute ma colère, Rodrigue dans mon coeur combat encor mon père : Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend, Tantôt fort, tantôt foible, et tantôt triomphant : Mais, en ce dur combat.de colère et de flamme 3, Il déchire mon coeur sans partager mon âme; Et, quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir ", Je ne consulte point pour suivre mon devoir; Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige. Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afflige 5 ; Mon coeur prend son parti; mais, malgré son effort, Je sais ce que je suis, et que mon père est mort 6.

' VAR. Ton avis importun m'ordonne le repos l Par où sera jamais mon âme satisfaite, Si je pleure ma perte, ou la main qui l'a faite ? Et que puis-je espérer qu'un tourment éternel ?

On ne peut dire la main gui a fait la perle, pour dire la main qui l'a causée ; car c'est Chimène qui a fait la perte, et non pas la main de Rodrigue, de n'est pas bien dit aussi je pleure la main, pour dire je pleure de ce que c'est cette main qui a fait le mal. ACAD.

' Voyez page 23, note 2.

' Flamme en ce lieu est trop vague pour désigner l'amour, l'opposant à colère, où il y a du feu aussi bien qu'en l'amour. ACAD.

' Celle façon de parler n'est pas françoise ; il falloit dire quelque pouvoir que mon amour ail sur moi. IBID.

' Ce mot à intérêt étant commun au bien et au mal, ne s'accorde pas justement avec affligé, qui n'est que pour le mal; il îalloitdire son intérêt me louche, ou sapeine m'afflige. IRID.

' VAR. Mon coeur prend son parti ; mais, contre leur effort, Je sais que je suis 0116" et que mon père est mort.

C'est mal parler de dire, contre leur effonje sais que je suis


60 LE CID. [v. 89.5.

ELVIRE.

Pensez-vous le poursuivre?

CHIMÈNE.

, Ah! cruelle penséel Et cruelle poursuite où je me.vois forcée! Je demande sa tête, et crains de l'obtenir : Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir!

ELVIRE.

Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique; Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

CHIMÈNE. Quoi ! mon père étant mort, el presque entre mes bras.', Son sang criera vengeance, et je ne l'orrai pas - ! Mon coeur, honteusement surpris par d'autres charmes, Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes ! Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur Sous un lâche silence étouffe mon honneur 8 !

ELVIRE.

Madame, croyez-moi, vous serez excusable D'avoir moins de chaleur contre un objet aimable, Contre un amant si cher ; vous avez assez fait 4 ; Vous avez vu le roi, n'en pressez point d'effet 5 : Ne vous obstinez point en cette humeur étrange,

CHIMÈNE.

IL y va de ma gloire, il faut que je me venge ; Et de quoi que nous flatle un désir amoureux,- Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

fille, pour dire : j'oppose à leur effort la considération que je suis fille, et que mon père est mort. ACAD.

1 Quoi! j'aurai vu mourir mon père entre mes bras?

Elle avoit dit auparavant qu'il éloit mort quand elle arriva sur le lieu. IBID.

' Orrai, futur du verbe ouïr, n'est plus usité.

1 Un honneur n'est point étouffé sous un lâche silence. VOLT.

VAE. Dans un lâche silence étouffe mon honneur.

' VAR. De conserver pour vous un homme incomparable, Un amant si chéri : vous avez assez fait.

' S'en pressez point d'effet. Il fallait dire l'effet. ACfta


[V. 845.] ACTE III, SCÈNE IV. 61

ELVIRE.

Mais vous aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire.

CHIMÈNE.

Je l'avoue.

ELVIRE.

Après tout,, que pensez-vous donc faire?

CHIMÈNE.

Pour conserver ma gloire et finir mon ennui, Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui >.

SCÈNE IV.

'». RODRIGUE, CHIMÈNE, ELVIRE. D. RODRIGUE.

Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre, Assurez-vous l'honneur de m'empêcher de vivre 2.

CHIMÈNE.

Elvire, où sommes-nous? et qu'est-ce que je, voi? Rodrigue en ma maison! Rodrigue devant moi!

D. RODRIGUE.

N'épargnez point mon sang ; goûtez, sans résistance, La douceur de ma perle et de votre vengeance.

CHIMÈNE.

Hélas !

D. RODRIGUE.

Écoute-moi.

CHIMÈNE.

Je me meurs.

D. RODRIGUE.

Un moment.

t Ce vers excellent renferme toute la pièce, et répond à toutes les critiques.qu'on a faites sur Je caractère de Chimène. VOLT.

' Il fallait dire, deme poursuivre, n'empêcher de vivre est languissant, eln'cx\>Timeyas'donhez-moi lamort. VOLT.

VAR. Soùleï-Toos du plaisir de m'empêcher do vivre.

i


62 LE CID. [V. 856.]

CHIMÈNE.

Va, laisse-moi mourir. .. . ■>

, D. RODRIGUE.

Quatre mots seulement; Après, ne me réponds qu'avecque cette épée.

CHIMÈNE.

Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée '

D. RODRIGUE.

Ma Chimène...

CHIMÈNE.

Ote-moi cet objet odieux, Qui reproche ton crime.et.ta vie à mes yeux.

D. RODRIGUE.

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine, Pour croître la colère, et pour hâter ma peine.

CHIMÈNE.

Il est teint de mon sang.

D. RODRIGUE.

Plonge-le dans le mien ; Et fais-lii perdre ainsi la teinture du tien 1.

CHIMÈNE.

Ah! quelle cruauté, qui tout en un jour tue Le père par le fer, la fille par là vue ! Ote-moi cet objet, je ne le puis souffrir: Tu veux que je t'écoulé, et lu me fais mourir !

D. RODRIGUE.

Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie De finir par tes mains ma déplorable vie;

' Cela n'a pas été repris par l'Académie; mais je doute que cette teinture réussîtaujourd'hui. Le désespoir n'a pas de réflexions si fines, et j'oserais ajouter si fausses : une épée est également rougie de quelque sang que ce soit; ce n'est point du tout une teinture différente. Tout ce qui n'est pas exactement vrai révolte les bons esprits. Il faut qu'une métaphore soit naturelle, vraie, lumineuse, qu'elle échappe à la passion. VOLT.


[v. 874.] ACTE m, SCÈNE iv. 63

Car enfin n'attends "pas de mon affection Un lâche repentir d'une bonne action. L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte Déshonoroit mon père, et me couvroit de honte K Tu sais comme un soufflet touche un homme de coeur. J'avois part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur : Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père; Je le ferois encor, si j'avois à le faire : Ce n'est pas qu'en .effet, contre mon père et moi, Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi; Juge de son pouvoir: dans une telle offense J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance 5. Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront?, J'ai pensé qu'à son tour mon bras étoit trop prompt1* Je me suis accusé de trop de violence ; Et ta beauté, sans doute, emportait la balance, A moins que d'opposer à tes plus forts appas 6. Qu'un homme sans honneur ne te méritoit pas; Que malgré cette part que j'ayois en ton âme 6, Qui m'aima généreux me haïroit infâme; Qu'écouter ton amour, obéir à sa voix, C'étoit m'en rendre indigne et diffamer ton choix. Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire, Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire 7, -Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter Pour effacer ma honte et pour te mériter;

1 VAR. De la main de ton père un coup irréparable Déshonoroit du mien là vieillesse honorable. 1 VAR. J'ai pu douter encor si j'en prendrais vengeance. 1 II faudroit ou à souffrir.

VAR. J'ai retenu ma main, j'ai cru mon bras.trop prompt. ■ VAR. Si je n'eusse opposé contre tous tes appas.

VAR. Qu'après m'avoir chéri quand je vivois sans blâme. ' VAR. Je te le dis encore, et veux, tant que j'expire,

Sans cesse le penser, et sans cesse le dire. Tant que j'expire, cela n'est pas françois pour dire jusqu'à tint que f expire. ACAD.


64 LE CID, [V. 897.]

Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon pèreC'est

pèreC'est à torque je viens satisfaire :

C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois. -

J'ai fait ce que. j'ai dû, je fais ce que je dois.

Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime;

Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime.:

Immole avec courage au sang qu'il a perdu

Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.

CHIMÈNE. Ah, Rodrigue! il est vrai, quoique ton ennemie, Je ne te puis blâmer d'avoir fui l'infamie ; Et, de quelque façon qu'éclatent mes douleurs, Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs. Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage, Demandoit à l'ardeur d'un généreux courage: Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien * ; Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien. Ta funeste valeur m'instruit par la .victoire; Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire : Mêmersoin me regarde, et j'ai, pour m'affliger, Ma gloire à soutenir, et mon père à venger. Hélas ! ton intérêt ici me désespère. Si quelque autre malheur m'avdit ravi mon père, Mon âme auroit trouvé dans le bien de te voir L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir; Et contre ma douleur j'aurois senli des charmes, Quand une main si chère eût essuyé mes larmes Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu; Cet effort sur ma flamme à mon honneur .est dû;

1 II fallait, tu n'as fait que le devoir d'un homme de bien. LA HARPE.

* Il était impossible à Chimène d'exprimer sa passion pour Rodrigue avec plus d'adresse et plus de convenance. Celte pensée est vraiment admirable dé sensibilité, de profondeur et de délicatesse. M. WALRAS .


[v. 925.] ACTE III, SCÈNE IV. 65

Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine; '

Me force à travailler moi-même à ta. ruine 1.

Car enfin, n'attends pas de mon affection

De lâches sentiments pour, ta punition.

De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne,

Ma générosité doit répondre à la tienne :

Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi;

Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

D. RODRIGUE.

Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne ; Il demande ma tête, et je te l'abandonne; Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt; Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt. Attendre après mon crime une lente justice, C'est reculer ta gloire autant que mon supplice. Je mourrai trop heureux mourant d'un coup si beau.

CHIMÈNE.

Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau. Si tu m'offres ta tête, est-ce à moi de la "prendre? Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre'; C'est d'un aulre que toi qu'il me faut l'obtenir, Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.

D. RODRIGUE.

De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne, Ta générosité doitïépohdre à.la mienne; ' Et, pour venger un père, emprunter d'autres bras, Ma Chimène, crois-moi, c'est n'y répondre pas : Ma main seule du mien a su venger l'offense, Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.

CHIMÈNE.

Cruel ! à quel propos sur ce point l'obstiner? Tu t'es vengé sans aide, et'tu m'en veux donner !

VAR. Et, pour mieux tourmenter mon esprit éperdu, Avec tant de rigueur mon astre me domine, Qu'il me faut travailler moi-même à la ruine.

i.


66 LE CID. [v. 955.]

Je suivrai ton exemple, et j'ai trop de courage Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage. Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir Aux traits de ton amour, ni dé ton désespoir.

D. RODRIGUE.

Rigoureux point d'honneur! hélas! quoi que je fasse. Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce? Au nom d'un père mort, ou de notre amitié, Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié. Ton malheureux amant aura bien moins de peine A mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.

CHIMÈNE.

Va, je ne te hais point.

D. RODRIGUE.

Tu le dois.

CHIMÈNE.

Je ne puis.

D. RODRIGUE.

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits? Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure, Que ne publieront point l'envie et l'imposture ! Force-les au silence, et, sans plus discourir, Sauve ta renommée en me faisant mourir.

CHIMÈNE.

Elle éclate bien mieux en te laissant la vie i ; Et je veux que la voix de la plus noire envie Elève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, Sachant que je t'adore et que je te poursuis. Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême Ce qu'il faut que je perde encore que je l'aime. Dans l'ombre de la nuit cache bien ton dépari ; Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasaro La seule occasion qu'aura la médisance, C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence : Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu.

' VAR. Elle éclate bien mieux en te laissant en vis.


|v.980.] ACTE m, SCÈNE IV. 67

D. RODRIGUE.

Que je meure.

CHIMÈNE.

Va-t'en.

D. RODRIGUE.

A quoi te résous-tu?

CHIMÈNE.

Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère 1, Je ferai mon possible à bien venger mon père; Mais, malgré la rigueur d'un si cruel devoir, Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

D. RODRIGUE.

O miracle d'amour!

CHIMÈNE.

O comble de misères 2 !

D. RODRIGUE.

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères!

CHIMÈNE.

Rodrigue, qui l'eût Cru..'.

D. RODRIGUE.

Chimène, qui l'eût dit...

CHIMÈNE. • .

Que notre heur fût si proche, et si tôt se perdît ?

D. RODRIGUE.

Et que si près du port, contre toute apparence, Un orage si prompt brisât notre espérance?

CHIMÈNE.

Ah ! mortelles douleurs !

D. RODRIGUE.

Ah! regrets superflus.'

CHIMÈNE.

Va-t'en, encore un coup, je ne l'écoute plus.

1 VAR. Malgré des feux si beaux qui rompent ma colère.. L'auteur passé mal d'une'métaphore à une autre, et ce verbe rompre ne s'accommode pas avec feux. ACAD. * VAR Mais, comble de misères !


68 LE CID. [v. 993.]

D. RODRIGUE.

Adieu; je vais traîner une mourante vie, Tant que par ta. poursuite elle me soit ravie 1.

CHIMÈNE.

Si j'en obtiens l'effet, je t'engage ma foi 5

De ne respirer pas un moment après toi.

Adieu ; sors, et surtout garde bien qu'on le voie.

ELVIRE.

Madame, quelques maux que le ciel nous envoie...

CHIMÈNE.

Ne m'importune plus, laisse-moi soupirer. Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.

SCÈNE V.'

D. DIÈGUE.

Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse :

Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse;

Toujours quelques soucis en ces événements

Troublent la pureté de nos contentements.

Au milieu du bonheur mon âme en sent l'atteinte;

Je nage dans la joie, et je tremble de crainte.

J'ai vu mort l'ennemi qui m'a voit outragé ;

Et je ne saurois voir la main qui m'a vengé.

En vain je m'y travaille, et d'un soin inutile,

Tout cassé que je suis, je cours toute la.ville :■

Ce peu que mes vieux ans m'ont laissé de vigueur

Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur 8.

A toute heure, en tous lieux;, dans une nuit si sombre,

Je pense l'embrasser, et n'embrasse qu'une ombre ;

Et mon amour, déçu par cet objet trompeur,

Se forme des soupçons qui redoublent ma .peur.

1 Voy. page 63, note 7.

' VAR. Si j'en obtiens l'effet, je te donne ma foi. 1 VAR. Si peu que les vieux ans m'ontlaisséde vigueur Se consomme sans fruit à chercher ce vainqueur.


[v. 1017.] ACTE III, SCÈNE VI. 69

. Je ne découvre point de marques de sa fuite ; Je crains du comte mort les amis et la suite ; . Leur nombre m'épouvante et confond ma raisan. Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison. Justes cieux ! me trompé-je encore à l'apparence, Ou si je vois enfin mon unique espérance? C'est lui, n'en doutons plus ; mes voeux sont exaucés ; Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessésSCÈNE

cessésSCÈNE

D. DIÈGUE, D. RODRIGUE. D. DIÈGUE.

Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie!

D. RODRIGUE.

Hélas!

D. DIÈGUE.

Ne mêle point de soupirs à ma joie ; Laisse-moi prendre haleine afin de te louer. Ma valeur n'a point lieu de te désavouer; TU l'as bien imitée, et ton illustre audace Fait bien revivre en-toi les héros de ma race : C'est d'eux que tu descends, c'est de moi que tu viens; Ton premier coup d'épée égale tous les miens : Et d'une belle ardeur la jeunesse animée Par cette grande épreuve atteint ma renommée. Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur, Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur; Viens baiser celte joue; et reconnois la place Où fut empreint l'affront que ton courage efface.

D.RODRIGUE.

L'honneur vous en est dû, je ne pouvois pas moins, Étant sorti de vous et nourri par vos soins.


70 LE CID. [V.'1041".]

Je m'en tiens trop heureux, et mon aine est ravie * Que mon coup d'essai plaise à qui je dois la vie : Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux Si je m'ose à mon tour satisfaire après vous. Souffrez qu'en liberté mondésespoir éclate; Assez et trop longtemps votre discours le flatte. Je ne me repens point de vous avoir servi; Mais rendez-moi le bien que ce coup m'a ravi. Mon bras, pour vous venger, armé contre ma flamme, Par ce coup glorieux m'a privé de mon âme: Ne me dites plus rien ; pour vous j'ai tout perdu ; Ce que je vous devois, je vous l'ai bien rendu.

D. DIÈGUE.

Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire 2.

Je t'ai donné la vie, et tu me rends ma gloire ;

Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour,

D'autant plus maintenant je te dois de retour.

Mais d'un coeur magnanime éloigne ces foiblesses 8;

Nous n'avons qu'un honneur, il est tant de maîtresses!

L'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir 4.

D. RODRIGUE. ,

Ah ! que me dites-vous ? ,

D. DIÈGUE.

Ce que tu dois savoir, ' VAR. OÙ fut jadis l'affront que ton courage efface.

D. RODRIGUE.

L'honneur vous en est dû; les cieux vous sont témoins, Qu'étant sorti de vous, je ne pouvois.pas moins.. Je me tiens trop heureux. Jadis marque un temps trop éloigné. L'auteur prend mal à propos les cieux à témoi ns en ce lieu. ACAD. 1 VAR. Porte encore plus haut le prix de ta victoire.

I VAR. Mais d'un si brave coeur éloigne ces foiblesses.

* VAR. L'amour est un plaisir, et l'honneur un devoir.

II fallait dire, l'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir ; car n'est que ici ne régit pas un devoir, autrement il semblèroit que, contre son intention, il les voulût mépriser l'un et l'autre, IBID.


[V. 1061.] ACTE HI, SCÈNE VI. 71

D. RODRIGUE.

Mon honneur.offensé sur moi-même se venge; Et vous m'osez pousser à la honte d u changel '. L'infamie est pareille, et suit également Le guerrier sans courage, et le perfide amant. A ma fidélité ne faites point d'injure ; Souffrez-moi généreux sans me rendre parj ure ; Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ; Ma foi m'engage encor si je n'espère plus ; Et, ne pouvant quitter ni posséder Chimène, Le trépas que je cherche est ma plus douce' peine.

D. DIÈGUE.

Il n'est pas temps encor de chercher le trépas ; Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras. La flotte qu'on craignoit, dans ce grand fleuve entrée, Croit surprendre 1s. ville et piller la contrée 2. Les Maures vont descendre; et le flux et la nuit Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit. La Cour est en désordre, et le peuple en alarmes 3; On n'entend que des cris, on ne voit que des larmes. Dans ce malheur public mon bonheur a permis Que j'ai trouvé chez moi cinq cents de mes amis'», Qui, sachant mon affront, poussés d'un même zèle, Se venoient tous offrir à venger ma querelle 3.

' Ce n'est pointbien parler, pour dire, vous me conseillez de changer ; on ae iitpomtpousser dla honte. ACAD. — Le mot pousser n'est pas noble; mais il serait beau de dire : Vous me forcez à la honte, vous m'entraînez dans la honte. VOLT.

* VAR. Vient surprendre là ville et piller la contrée.

Il falloit dire, vient pour surprendre, parce que celui qui parlé' est dans la ville, et est assuré qu'il ne sera jamais surpris, puisqu'il sait l'entreprise, sans être d'intelligence avec Tes ennemis. ACAD.

I II falloit en alarme au singulier. ACAD. — On dit mieux en alarmes au pluriel qu'au singulier en poésie. VOLT.

* Il faudrait que j'aie trouve.

' VAR. Venoient m'offrir leur vie à venger ma querelle.

II eût été bon dédire, venoient s'offrir a venger ma querelle ;


72 LE CID. [v. 1085.]

Tu les as prévenus; mais leurs vaillantes mains Se tremperont bien mieux au sang des Africains. Va marcher à leur tête, où l'honneur te demande; C'est toi que veut pour chef leur généreuse bande. De ces vieux ennemis va soutenir l'abord : Là, si lu veux mourir, trouve une belle mort; Prends-en l'occasion, puisqu'elle t'est offerte;' Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ; Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front. Ne borne pas la gloire à venger un affront, Porte-la plus avant; force par la vaillance Ce monarque au pardon, et Chimène au silence; Si tu l'aimes, apprends que revenir vainqueur 1 C'est l'unique moyen de regagner son coeur. Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles; Je l'arrête en discours, et je veux que lu voles. Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi Que ce qu'il perd au comte il le recouvre en loi 2.

ACTE IV.

SCÈNE I.

" CHIMÈNE, KCYIRE. ; CHIMÈNE.

N'est-ce point un faux bruit? le sais-tu bien, Elvire?,

mais disant venoienlm'offrir leur vie, il falloit dire pour venger ma querelle. ACAD. 1 VAR. Pousse-la plus avant; force, par ta vaillance, La justice au pardon, et Chimène au silence ; Si tu l'aimes, apprends que retourner vainqueur. ' Ce qu'il perd au comte pour dans le comte, n'est pas heureux.


JV. 1102.] ACTE IV, SCÈNE I. 75

ELVIRE.

Vous ne croiriez jamais comme chacun l'admire,

Et porte jusqu'au ciel, d'une commune voix,

De ce jeune héros les glorieux exploits.

Les Maures devant lui n'ont paru qu'à leur honte;'

Leur abord fut bien prompt, leur fuite encor plus prompte.

Trois heures de combat laissent à nos guerriers.

Une victoire'entière et deux rois prisonniers'.

La valeur de leur chef ne trouvoit point d'obstacles.

CHIMÈNE.

Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles!

ELVIRE.

De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix; Sa main les a vaincus, et sa main les a pris.

CHIMÈNE, ..)■■■

De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges?

. ELVIRE.

Du peuple, qui partout fait sonner ses louanges, Le nomme de sa joie, et l'objet et l'auteur, Son ange tutélaire, et son libérateur.

CHIMÈNE.

Et le roi, de quel oeil voit-il tant de vaillance?

ELVIRE.

Rodrigue n'ose encor paroître en sa présence; Mais don Diègue ravi lui présente enchaînes, Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés, Et demande pour grâce à ce généreux prince Qu'il daigne voir la main qui sauve la province.

' Ce combat n'est point étranger à la pièce; il fait, au contraire,une partie du noeud, et prépare le dénoùment en affaiblissant nécessairement la poursuite de Chimène , et rendant Rodrigue digne d'elle. Il fait; si je ne me trompe, souhaiter eu spectateur que Chimène oublie la mort de son pèveen faveur de sa patrie, et qu'elle puisse enfin se donner un jour à Rodrigue, VOLT.


74 fcË CID. [v. 1125.]

CHIMÈNE.

Mais n'est-il point blessé?

ELVIRE.

Je n'en ai rien apprisi Vous changez de couleur! reprenez vos esprits.

CHIMÈNE;

Reprenons donc aussi ina colère àffoiblié : Pour avoir soin de lui faut-il qiie je m'Oublie? On lé vante, on le loue; et mon coeur y consent ! Mon honneur est muet;- mon devoir impuissant ! Silencej mon amour, laisse agir ma colère; S'il a vaincu deux rois, il a tué mon père; Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur, Sont les premiers effets qu'ait produits sa valeur; Et quoi qu'on diè ailleurs d'un coeur si magnanime 1, Ici tous les objets me parlent dé son crime. Vous qui rendez la force à mes ressentiments, Voile, crêpes, habits, lugubres ornements, Pompe où m'ensevelit sa première victoire, ■

Contre ma passion soutenez bien ma gloire ; Et lorsque mon amour'prendra trop 'de pouvoir, Parlez à mon esprit de mon triste devoir, Attaquez sans rien craindre une main 'triomphante;

ELVIRE.

Modérez ces transports, voici venir l'infante. ,

SCÈNE IL

L'INFANTE, CHÎMÈS'È, LÉONOR, ELVIÙE.

L'INFANTE.- Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ; Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.

CHiMÈNÈ.

Prenez bien plutôt part à la commune joie, Et goûtez le bonhenr que le ciel Vûus'énvoife,

1 VAR. Et combien que pour lui tout un peuple s'anime.


[V. 1147.'| ACTE, IV, SCÈNE II. 75

Madame : autre que moi n'a droit de soupirer.

Le péril dont Rodrigue â su nous retirer ', -

Et lé saliit public que vous fendent ses armes, 1

A moi seule aujourd'hui souffrent éncdr les larmes* :

Il a sauvé la ville, il a servi son roi ;

Et son bras valeureux n'est funeste qu'à moi 5.

L'INFANTE. Ma Chimène, il est vrai qu'il a fait des merveilles,

CHIMÈNE. Déjà ce bruit fàcheux.a frappévmes oreilles; Et je l'entends partout publier hautement Aussi brave guerrier que malheureux amant.

L'INFANTE. Qu'a de fâcheux pour loi ce discours populaire? Ce jeune Mars qu'il loue a su jadis le plaire ;. Il possédoit ton âme, il vivoit sous les lois, Et vanter sa valeur, c'est honorer ton choix.

CHIMÈNE.

Chacun peut la vanter avec quelque justice '►,

Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice.

On aigrit ma douleur eu l'élevant si haut :

Je vois ce que je perds quand je vois ce qu'il vaut.

Ah! cruels déplaisirs à l'esprit d'une amante !

Plus j'apprends soji mérite, et plus mon feu s'augmente :

Cependant mon devoir est toujours le plus fort,

Et malgré mon amour va poursuivre sa mort:'

' L'INFANTE. ' Iïief ce devoir le mit en une haute estime 3; L'effort que tu té fis.parût si magnanime,

' VAR. Le péril dont Rodrigue a su vous retirer.

2 VAR. A moi seul aujourd'hui permet encor les larmes.

' C'estlamême idéequi revient pour la troisième fois.On voit que Chimèhè est très^heureusë et très-iièfe de la victoire de Rodrigue, puisqu'elle attache tant d'importance à en entretenir l'infante. M. WALRAS.

' VAR. Jlaccprde que chacun le vante avec justice.

' Hier, du temps de Corneille, n'était que d'une syllabe.


76 LE CID. [v. 117Î.]

Si digne d'un grand coeur, que chacun à la cour Admiroit ton courage et plaignoit ton amour. Mais croirois-tu l'avis d'une amitié fidèle?

CHIMÈNE.

Ne vous obéir pas me rendrait criminelle.

L'INFANTE. Ce qui fut juste alors ne l'est plus aujourd'hui 1. Rodrigue maintenant est notre unique appui, L'espérance et l'amour d'un peuple qui l'adore, Le soutien de Castille, et la terreur du Maure. Le roi même est d'accord de celte vérité, Que ton père en lui seul se voit ressuscité 2; Et si tu veux enfin qu'en deux mots je.m'explique, Tu poursuis en sa mort la ruiné publique. Quoi ! pour venger un père'est-il jamais permis De livrer sa patrie aux mains des ennemis? Contre nous ta poursuite èst-elle légitime? Et pour être punis avons-nous part au crime ? Ce n'est pas qu'après tout tu doives épouser Celui qu'un père mort t'obligeoit d'accuser ; Je te voudrois moi-même en arracher l'envie : Ote-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.

CHIMÈNE.

Ah ! ce n'est pas à moi d'avoir tant de bonté ; Le devoir qui m'aigrit n'a rien de limité. Quoique pour ce vainqueur mon amour s'intéresse 8, Quoiqu'un peuple l'adore, et qu'un roi le caresse, Qu'il soit environné des plus vaillants guerriers, J'irai sous mes cyprès accabler ses lauriers.

' VAR. Ce qui fut bon alors ne l'est plus aujourd'hui. 3 YAR. Ses faits nous ont rendu ce qu'ils nous ont ôté,

Et ton père en lui seul se. voit ressuscité. ' VAR. Ah ! madame, souffrez qu'avecque liberté

Je pousse jusqu'au bout ma générosité.

Quoique mon coeur oour lui contré moi s'intéresse.


[y. 1197.] ACTE iv, SCÈNE m. 77

L'INFANTE. C'est générosité quand, pour venger un père, Notre devoir attaque une tête si chère ; Mais c'en est une encor d'un plus illustre rang, Quand on donne au public les intérêts du sang. Non, crois-moi, c'est assez que d'éteindre ta flamme; Il sera trop puiii s'il n'est plus dans ton âme. Que le bien du pays t'impose cette loi ; Aussi bien, que crois-tu ■ que t'accorde le roi ?

CHIMÈNE.

Il peut me refuser, mais je ne puis me taire 1.

L'INFANTE. Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire. Adieu : tu pourras seule y penser à loisir 2.

CHIMÈNE.

Après mon père mort, je n'ai point à choisir. SCÈNE III.

D. FERNAND, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. RODRIGUE, D. SANCHE.

D. FERNAND.

Généreux héritier d'une illustre famille

Qui fut toujours la gloire et l'appui de Castille 5,

Race de tant d'aïeux en valeur signalés,

Que l'essai de la tienne a sitôt égalés,

Pour te récompenser' ma force est trop petite,

Et j'ai moins de pouvoir que tu n'as de mérite.

Le pays délivré d'un si rude ennemi,

Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi,

Et les Maures défaits avant qu'en ces alarmes

J'eusse pu donner ordre à repousser leurs armes»

' VAR. Il peut me refuser, mais je ne me puis taire. ' VAR. Adieu; tu pourras seule y songer à loisir. * Il faudrait : de la Castille.


78 LE cip. [v. 1219.]

Ne sont point des exploits' qui laissent à t.on rqi Le moyen ni l'espoir de. s'acquitter vers toi J.. Mais deux rois tes captifs feront ta récompense : Ils t'ont nommé tous deux leur Cid en ma présence. Puisque Gid en leur langue est autant que Seigneur, Je ne t'envierai pas ce beau litre d'honneur. Sois désormais le Cid; qu'à ce grand nom tout cède; Qu'il comble d'épouvante et Grenade et Tolède?, Et qu'il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois Et ce que tu me yaux, et ce que je. te dois,

D. RODRIGUE.

Que votre majesté, sire, épargne ma -honte 3. D'un si foible service, elle fait trop de compte. Et me force à rougir devant, un si grand roi De mériter si peu.l'honneur que j'en reçoit. Je sais trop que je dois au bien de votre empire Et le sang qui m'anime, et.l'air- que je respire; Et, quand je les perdrai pour un si digne objet, Je ferai seulement le devoir d'un sujet. ■

I On ne dit plus vers toi pour envers toi.

3 VAR. Qu'il devienne l'effroi de Grenade et Tolède.

II fallait répéter le Se, et dire de Grenade et.de Tolède. ACAD, 3 Cela ne signifie rien, car honte n'est pas bien,pour pudeur,

ou modestie, mm. —' Le mal honte n'est pas le moi propre. Une valeur qui ne va point dans l'exeès (dix vers plus bas); est plus impropre encore. VOLT. .'

* Autrefois les premières personnes des verbes, ait singulier, ne prenaient point A's à là fin. On réservait cette lettre pour les secondes personnes, et on mettait un t aux troisièmes. Par là, chaque personne ayant sa lettre caractéristique, nos conjugaisons étaient plus. régulières. Les poètes commencèrent par ajouter un s aux premières personnes du singulier des verbes terminés par une consonne, afin d'éviter des hiatus. N'ayant rien à craindre pour les verbes qui finissent par un e«iuet, parce que ceux-là s'élident, ils les laissèrent sans s. Insensiblement l'usage des poètes est devenu si général, qu'enfin l'omission de Y s aux premières personnes Ses verbes qui finissent par une consonne, ou par toute autre voyelle ; que* l'e muet, a été regardée comme une négligence dans la prose et pomme une licence dans le vers. D'OLIVET.


[v. 1237.] ACTE iv, SCÈNE ni. 79

D. FERNAND.

Tous ceux que ce devoir à mon service engage Ne s'en acquittent pas avec même courage;' Et lorsque la valeur ne va point dans l'excès, Elle ne produit point de si rares succès. Souffre donc qu'on te loue, et de celle victoire . Apprends-moi plus au long la véritable histoire.

D. RODRIGUE.

Sire,- vous avez su qu'en ce danger pressant, Qui jeta dans là ville un effroi si puissant, Une troupe d'amis chez mon père assemblée

Sollicita mon âme encor toute troublée 1

Mais, sire, pardonnez à ma témérité,

Si j'osai l'employer sans votre autorité; ,

Le péril approchoit; leur brigade étoit prête;

Me montrant à la cour, je hasardois ma tête:

Et, s'il falloit la perdre, il m'étoit" bien plus doux

De sortir de la vie en combattant pour vous*.

D. FERNAND.

J'excuse ta chaleur à venger ton offense ; Et l'État défendu me parle en ta défense: Crois que dorénavant Chimène a beau parler, Je ne l'écouté plus que pour la consoler. Mais poursuis. _

D. RODRIGUE.

Sous moi donc celte troupe s'avance, Et porte sur le front une mâle assurance. ' [fort,

Nous partîmes cinq cents; mais, par un prompt renNous nous vîmes trois mille en arrivant au port, .

' Sollicita mon âme seulement n'est pas assez dire; il falloit ajouter de quoi elle avo.it été sollicitée. ACAIL * VAR. Et paroîlre à la cour eût hasardé ma tête,

■Q,u;à défendre l'Élat j'aimois bien mieux donner, Qu'aux plaintes de Chimène ainsi l'abandonner. Il falloit dire c'eût été hasarder ma tête ; car on ne peut faire un substantif dé 'paraître pour régir eût hasarde. ACAS.


80 LE CID. [V. 1261.]

Tant, à nous voir marcher, avec un tel visagef, Les plus épouvantés reprenoient de courage ! J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés 2, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés : Le reste, dont le nombre augmentoit â toute heure, Brûlant d'impatience, autour de moi demeure, Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit, Passe une bonne part d'une si belle nuit. Par mon commandement la garde en fait de même, Et, se tenant cachée, aide à mon stratagème;. Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles Enfin avec le flux nous fit voir trente voiles ; L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort Les Maures et la mer montent jusques au port 3. On les laisse passer ; tout leur pâroît tranquille ; Point de soldats au port, point aux murs de la ville. Notre profond silence abusant leurs esprits, Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris ; Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, Et courent se livrer aux mains qui les attendent. Nous nous levons alors, et tous en même temps Poussons jusques au ciel mille cris éclatants ; Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent 4; Ils paroissent armés, les Maures se confondent,

' YAR. Tant à nous voir marcher en si bon équipage.

Il eût été mieux de dire en bon ordre qu'en bon équipage ; car ils alloiênt au combat et non pas en voyage. ACAD.

1 Cette façon de parler n'est pas françoise. Il falloit dire aussitôt qu'ils furent arrivés, ou ils furent cachés aussitôt qu'arrivés. ACAD. — Aussitôt qu'arrivés est bient plus,fort, plus énergique, plus beau en poésie que cette expression, aussi languissante que régulière, aussitôt qu'ils furent arrivés. VOLT.

1 VAR. L'onde s'enffoit dessous, et, d'un commun effort, Les Maures et la mer entrèrent dans le port.

' YAR. Les nôtres au signal de nos vaisseaux repondent.

Ce vers est si mal rangé, qu'on ne sait si c'est le sigtialdes vaisseaux, ou si des vaisseaux on répond au signal. ACAD.


[V. 1287.] ACTE IV, SCENE III. 81

L'épouvante les prend à demi descendus; Avant que de combattre ils s'estiment perdus. Ils couroient au pillage, et rencontrent la guerre ; Nous les pressons sur l'eâu, nous les pressons sur terre, Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang. Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient, Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient : La honte de mourir sans avoir combattu Arrête leur désordre et leur rend leur vertu '. Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges, De notre sang au leur font d'horribles mélanges - ; Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port, Sont des champs de carnage où triomphe la mort. O combien d'actions, combien d'exploits célèbres Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres 3, Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnoit, Ne pouvoit discerner où le sort inclinoit. J'allois de tous côtés encourager les nôtres. Faire avancer les uns, et soutenir les autres, Ranger ceux qui venoient, les pousser à leur tour ; Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour 4. Mais enfin sa clarté montre notre avanlage ; Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage :

' VAR. Rétablit leur désordre, et leur rend leur vertu.

On ne dit point rétablir le désordre, mais bien rétablir l'ordre. ACAD.

' VAR. Contre nous,, de pied ferme, ils tirent les épées ; Des plus braves soldats les trames sont coupées.

Al fange est un mot espagnol qui signifié sabre, cimeterre, coutelas. L'épée était alors une arme inconnue aux Maures; et ce fut là sans douté le motif qui détermina Corneille à changer les deux vers qu'on trouve ci-dessus en variantes. En substituant alfange à épée, l'auteur du Cid a donné à son expression plus de vérité. VOLT.

1 VAR. Furent ensevelis dans l'horreur des ténèbres. ,' VAR. Et n'en pus rien savoir jusques au point du jour.

S.


82 LE CID.' [v. 1511.]

Et, voyant vin renfort qui nous vient secourir,

L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir 1,

Ils gagnent leurs vaisseaux, ils. en.'coupent les câbles,

Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables' 2.

Font retraite en tumulte, et sans considérer

Si leurs rois avec eux peuvent se retirer 3.

Pour souffrir ce devoir, leur frayeur est trop forte;

Le flux les apporta, le reflux les remporte;

Cependant que leurs rois, engagés parmi'nous.

Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups.

Disputent vaillamment et vendent bien leur vie. " :

A se rendre mqi-même^en yaïh je les convie; ,

Le cimeterre au poing ils .ne m'écoutent pas :

Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,

Et que seuls désormais en vain ils se défendent,

Ils demandent le chef; je me nomme, ils se rendent.

Je vous les envoyai tous deux en même temps;

Et le combat cessa faute de combattants.

C'est de cette façon que, pour votre service...

1 VAR. Le'Maurevitsaperte, et perditlecourage,

Et, voyant un renfort qui nous vint secourir, ; * Changea l'ardeur de vaincre à la peur de mourir,

1 VAR. , Nous laissent pour adieux des cris épouvantables.

On ne dit point laisser un adieu, ni laisser des cris, mais bien dire adieu, el jeter des cris; outre que les vaincus ne disent jamais adieu aux vainqueurs. ACAD. — Ce vers est très-bon et très-beau. Sans doute les vaincus ne disent pas adieu aux vainqueurs ; mais les adieux désignent ici, comme ils le font sour. vent, une manière de se séparer. Les Maures vaincus par suite d'un stratagème, les Maures qui ont été surpris alors qu'ils croyaient surprendre, ont dû éprouver une.grandg colère, lis ne se sont point retirés sans lancer contre les, chrétiens d'horribles menaces et d'înJHrieuj.es imprécations, Voilà ce que Corneille à voulu dire, et voilà ce qui est t'rès^juste et d'un fort bel effet. St. WALRAS.

' VAR. Si leurs rois avec eux ont pu se retirer.


[v, 1350.] ACTE iy, SCÈNE v. 85

SCENE IY,

». FERNAND, D. DIÈGUE, D. RODRIGUE, D. ARIAS, I). ALONSE, D. SANCHE.

D. ALQNSE.

Sire, Chimène vi'erit vous demander justice.

D. FEHNASp.

La fâcheuse nouvelle et l'importun devoir \ ! Va, je ne la veux pas obliger à té voir. Pour tous remerciements, il faut que je,te chasse : Mais avant que sortir, viens, que ton roi t'embrasse 2. (D. Rodrigue rentre.) D. DIÈGUE.

Chimène le poursuit et voudroit le sauver.

D. FERNAND.

On m'a dit qu'elle l'aime, et je vais l'éprouver. Montrez un oeil plus triste 3.

SCÈNE Y.

D. FERNAND, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. SANCHE,

P. ALONSE, ÇHIMÉNÈ, ELVIR'E,

- D. FERNAND.

Enfin soyez contente, Chimène, le succès répond à votre atlehte.

1 Dès ce moment Rodrigue ne peut plus être puni ; toutes les poursuites de Chimène paraissent surabondantes. Elle est donc si loin de manquer aux bienséances, comme on le lui a reproché, qu'au contraire elle va au delà de son devoir en demandant la mort d'un homme devenu si nécessaire à l'État. VOLT.

' Il faudraitaujourd'hui avant de, où avant que de, maismîeux avant de, que l'usage a fait prévaloir comme étant plus doux.

■ VAR. Contrefaites le triste.

Ce mol contrefaites est trop bas pour la poésie;,on doit dire feignez d'être triste.' SCCDERI,


84 . LE cm. [v. 1559.]

Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus', Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus; Rendez grâces au ciel qui vous en a vengée.

(A D. Diègue.) .

Voyez comme déjà sa couleur est changée.

D. DIÈGUE.

Mais voyez qu'elle pâme, et d'un amour parfait, Dans cette pâmoison, 'shje, admirez l'effet. Sa douleur a trahi les secrets de son âme, Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.

CHIMÈNE.

Quoi ! Rodrigue est donc mort?

D. FERNAND.

Non, non, il voit le jour, Et te conserve encore un immuable amour : Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse 2.

CHIMÈNE.

Sire, on pâme de joie ainsi que de tristesse 3 : Un excès déplaisir nous rend fout languissants; Et, quand il surprend l'âme, il accable les sens.

D. FERNAND.

Tu veux qu'en ta faveur nous croyions l'impossible? Chimène, la douleur a paru trop visible 4. .

CHIMÈNE.

Eh bien, sire, ajoutez ce combleâ mon malheur, Nommez ma pâmoison l'effet de ma douleur 8: Un juste déplaisir à ce point m'a réduite; Son trépas déroboit sa tête à ma poursuite ; .

1 Quand un homme est mort, on ne peut pas dire qu'il a le dessus des ennemis, mais bien qu'i'Z a eu. ACAD. — On peut encore ajouter qu'avoir le dessus des ennemis est une expresi sion trop populaire. VOLT.

* VAR. TU le posséderas, reprends ton allégresse.

' On ne dit pas pâmer, évanouir; on dit se pâmer, s'évanouir. VOLT. — Pâmer, v. n., ou se pâmer, v. pron. Il se pâme, il pâme. Pâmer de douleur, pâmer de plaisir.'DICT. DE L'ACAD., sixième édition.

' VAR. Ta tristesse, Chimène, a paru trop visible.

' VAR. Eh bien, sire, ajoutez ce comble à mes malheurs, Nommez ma pâmoison l'effet de mes douleurs.


[v. 1559.] ACTE rv, SCÈNE V. 85

S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays,

Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :

Une si belle fin m'est trop injurieuse.

Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,

Non pas dans un éclat qui l'élève si haut,

Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud ;

Qu'il meure pour mon père, et non pour la patrie ;

Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.

Mourir pour le pays n'est pas un triste sort,

C'est s'immortaliser par une belle mort.

J'aime donc sa victoire, et je le puis sans crime;

Elle assure l'Etat, et me rend ma victime,

Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,

Le chef, au lieu de,fleurs, couronné de lauriers ;

El, pour dire en un mot ce que j'en considère,

Digne d'être immolée aux mânes de mon père...

Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !

Rodrigue de ma part n'a rien à redouter ;

Que pourroient contre lui des larmes qu'on méprise ?

Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;

Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis;

Il triomphe de moi comme des ennemis.

Dans leur sang répandu la justice étouffée*

Au crime du vainqueur sert d'un nouveau trophée;

Nous en croissons la.pompe, et le mépris des lois

Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.

D. FERNAND.

Ma fille, ces transports ont trop de violence. Quand on rend la justice on met tout en balance. On a tué ton père, il étoit l'agresseur ; Et la même équité m'ordonne la douceur 2. Avant que d'accuser ce que j'en fais paroître, Consulte bien ton coeur; Rodrigue en est le maître;

1 VAR. Dans leur sang épandu la justice étouffée. ' La même équité, pour l'équité même.


86 LE CID. [y. 1391.]

Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi, Dont la faveur conserve un tel amant pour loi.

CHIMÈNE.

Pour moi ! mon ennemi ! l'objet de ma colère ! L'auteur de mes malheurs ! l'assassin de mon père ! De ma juste poursuite on fait si peu de cas Qu'on me'croit obliger en ne m'écoutant pas ! Puisque vous refusez la justice à mes larmes, Sire, permettez-moi de recourir aux armes; C'est par là seulement qu'il a su m'outrager, Et c'est aussi par là que je me dois venger. A tous vos cavaliers je. demande sa tête • ; Oui, qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête; Qu'ils le combattent, sire ; et, le combat fini, J'épouse le vainqueur si Rodrigue est puni ; Sous votre autorité souffrez qu'on le publie.

D. FERNAND.

Cette vieille coutume en ces lieux établie, Sous couleur de punir un injuste attentat, Des meilleurs combattants affaiblit un État; Souvent de cet abus le succès déplorable Opprime l'innocent, et soutient le coupable. J'en dispense Rodrigue; il m'est trop précieux Pour l'exposer aux coups d'un sort capricieux; Et, quoi qu'ait pu commettre un coeur si magnanime, Les Maures en fuyant ont emporté son crime.

D. DIÈGÙE.

Quoi ! sire, pour lui seul vous renversez des lois

Qu'a vu toute la cour observer tant de fois!

Que croira votre peuple, et que dira l'envie

Si sous votre défense il ménage sa vie,

Et s'en fait un prétexte à ne paroître pas. 9

Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas ?

' VAR. A tous vos chevaliers je demande sa tête. ' VAR. Et s'en sert d'un prétexte à ne paroître pas.


[v. 1421.] ACTE IV, SCÈNE V. 87

De pareilles faveurs terniroient trop sa gloire ' ; Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire. Le comte eut de l'audace, il l'en a su punir : Il l'a fait en brave homme, et le doit maintenir s.

D, FERNAND.

Puisque vous le voulez, j'accorde qu'il le fasse : Mais d'un guerrier vaincu mille prendroient la place; Et le prix que Chimène au vainqueur a promis De tous mes cavaliers ferait ses ennemis 3: L'opposer seul à tous seroit trop d'injustice ; Il suffit qu'une fois il entre dans la lice. Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ; Mais après ce combat ne demande plus rien,

D. DIÈGUE.

N'excusez point par là ceux que son bras étonne; Laissez un champ ouvert où n'entrera personne*. Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui, Quel courage assez vain s'oseroit prendre a lui ? Qui se hasarderoit contre un tel adversaire ? Qui seroit ce vaillant, ou bien ce témérairfi;?

D; SANCHE,

Faites ouvrir le champ : vous voyez l'assaillantB; Je suis ce téméraire, où plutôt ce vaillant. Accordez cette grâce à l'ardeur qui me presse. Madame, vous savez "quelle est votre promesse.

P. FERNAND.

Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?

CHIMÈNE.

Sire, je l'ai promis,

1 VAR. Sire, ôtez ces faveurs qui terniroient sa gloire. Cela n'est pas bien dit pour signifier ne lui faites point de ces faveurs qui terniroient sa gloire. ACAD. - ' VAR.' Il l'a fait en brave homme, et le doit soutenir. 1 VAR. De tous mes chevaliers feroit ses ennemis.

* VAR. Laissez un camp ouvert où n'entrera personne.

• VAR. Faites ouvrir le camp : vous voyez l'assajUant.


88 LE CID. [v. 1445.

D. FERNAND.

Soyez prêt à demain;

D. DIÈGUE.

Non, sire, il ne faut pas différer davantage :

On est toujours trop prêt quand oh a du courage.

D. FERNAND.

Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant !

D. DIÈGUE.

Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.

D. FERNAND.

Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse. Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe, Pour témoigner à tous qu'à regret je permets Un sanglant procédé qui ne me plut jamais, De moi ni de ma cour il n'aura la présence 1.

(A D. Arias.) Vous seul des combattants jugerez la vaillance. Ayez soin que tous deux fassent en gens de coeur, Et, le combat Uni, m'amenez le vainqueur. Qui qu'il soit, même prix est acquis à sa peine 5; Je le veux de ma main présenter à Chimène, Et que, pour récompense, il reçoive sa foi.

CHIMÈNE.'

Quoi! sire, m'imposer une si dure loi 3!

D. FERNAND.

Tu t'en plains; mais ton feu, loin d'avouer la plainte, Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte. Cesse de murmurer contre un arrêt si doux; Qui que ce soit des deux, j'en ferai ton époux 4.

; Ce tour est très-adroit; il donne lieu à la scène dans laquelle don Sanche apporte son épée à Chimène. YOLI.

* VAR. Quel qu'il soit, même prix est acquis.à sa peine.

3 VAR. Sire, c'est me donner une trop dure loi.

' Toute cette scène est admirable et parfaitement conduite. Tous les détails, en sont précieux ; l'ensemble en est très-adroitement et très-héureusemènt combiné. Elle excite continuellement l'intérêt du spectateur, et prépare très-bien le cinquième acte. M. WALRAS.


[V. 1465.] ACTE V, SCÈNE I. 89

ACTE V.

SCÈNE I.

D. RODRIGUE, CHIMÈNE.

CHIMÈNE.

Quoi! Rodrigue en plein jour! d'où te vient cette audace? Va, tu me perds d'honneur; retire-toi, de grâce. 1

D. RODRIGUE.

Je vais mourir, madame, et vous viens en ce lieu, Avant le coup mortel dire un dernier adieu ; Cet immuable amour qui sous vos lois m'engage, N'ose accepter ma mort sans vous en faire hommage 1.

CHIMÈNE.

Tu vas mourir !

D. RODRpSUE.

Je cours à ces heureux moments Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments 2.

'CHIMÈNE.

Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable, Qu'il donne l'épouvante à ce coeur indomptable ? Qui t'a rendu si foible? ou qui le rend si fort? Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !

1 VAR. Mon amour vous le doit, et mon coeur, qui soupire,

N'ose sans votre aveu sortir de votre empire.

Celte expression qui soupire est imparfaite; il falloit dire

qui soupire pour vous : et par le second vers il semble qu'il

demande plutôt permission de changer d'amour que de mourir.

ACAD.

' VAR J'y cours et le comte est vengé

Aussitôt que de vous j'en aurai le congé.


90 LE CID. [v. 1477.)

Celui qui n'a pas craint les Maures ni mon père, Va combattre don Sanche, et déjà désespère 1 ! Ainsi donc au besoin ton courage s'abat !

D. RODRIGUE.

Je cours à mon supplice, et non pas au combat ; Et ma fidèle ardeur sait bien m'ôter l'envie, Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie. J'ai toujours même coeur; mais je n'ai point de bras Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas; Et déjà cette nuit m'auroit été mortelle, Si j'eusse combattu pour ma seule querelle; Mais défendant mon roi, son peuple, et mpn pays 2, A me défendre mal je les aurois trahis. . Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie, Qu'il en veuille sortir par. une perfidie : Maintenant qu'il s'agit de pion seul intérêt. Vous demandez ma mort, j'en accepte l'arrêt, Votre ressentiment choisit la main d'un autre; Je ne méritois pas de mourir de la vôtre. On ne me verra point en repousser les coups ; Je dois plus de respect à qui combat pour vous ; Et, ravi de penser que c'est de vous qu'ils viennent, ' Puisque c'est votre honneur que ses armes, soutiennent, Je lui vais présenter mon estomac ouvert, Adorant en sa main la vôtre qui me perd.

CHIMÈNE.

Si d'un triste devoir la jusle violence,

Qui me fait malgré moi poursuivre ta'vaillance,

Prescrit à ton amour une si forte loi

Qu'il te rend sans défense à qui combat pour moi, ,

En cet aveuglement ne perds pas la mémoire

Qu'ainsi que de ta vie il -y va de ta gloire,

' Il eût été plus à propos d'ajouter à désespère, ou de la victoire, ou de vaincre, car le mot désespère semble ne dire pas assez tout seul. ACAD.

' VAR. Mais défendant mon roi, son peuple, elle pay».


[v. 1S07.] ACTE V, SCÈNE I. 91

Et que, dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu,

Quand on le saura mort, on le croira vaincp.

Ton honneur t'est plus cher que je ne te suis chère,

Puisqu'il trempe tes mains dans le sang de mon père,

Et te fait renoncer, malgré ta passion V

A l'espoir le plus doux de ma possession :

Je t'en vois cependant faire si peu de compte:.

Que sans rendre cornbat tu. veux qu'on le surmonte.

Quelle inégalité ravalé ta vertu? *

Pourquoi ne l'as-tu plus? ou pourquoi l'avois-tu?

Quoi ! n'esrtu généreux que pour me faire outrage.?

S'il ne faut m'offënser n'as-tu point de courage?

Et traites-tu mon père avec tant de rigueur,

Qu'après l'avoir yaincu tu souffres un vainqueur?

Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre 2;

Et défends ton honneur, si tii ne veux plus vivre 8.

p. RODRIGUE.

Après la mort du comte, et les Maures défaits, Faudroit-il à ma gloire encor d'autres effets ? Elle peut dédaigner le soin de me défendre* ; On sait que mon courage ose tout entreprendre, Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux,. Auprès de mon honneur, rien ne m'est précieux- 3. - Non, non, en ce combat, quoi que vous yeuilliez croire, Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire,

1 VAR. L'honneur te futplus cher queje ne tesuischère,

Puisqu'il trempa tes mains dans le sang de mon père, Et te rit renoncer, malgré ta passion. ' VAR. Non; sans vouloir mourir laisse-moi le poursuivre. * Ce vers est également adroit et passionné; il est plein d'art, mais de cet art que la nature inspire. 11 me paraît admirable. VOLT. 4 VAR. Mon honneur, appuyé sur de si grands effets,

Contre un autre ennemi n'a plus à se défendre. ! VAR, Quand mon honneur y va, rien ne m'est précieux. Cette phrase a déjà été' reprise ; if'falloit dire quand il y va de mon honneur. ACAD. " ■ - - > ...


92 LE CID. fv. 1551.]

Sans qu'on l'ose accuser d'avoir manqué de coeur, Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur. On dira seulement : « Il adoroit Chimène; « Il n'a pas voulu vivre et mériter sa haine; « 11 a cédé lui-même à la rigueur du sort « Qui forçoit sa maltresse à poursuivre sa mort: « Elle vouloit sa tête ; et son coeur'magnanime, « S'il l'en eût refusée, eût pensé faire un crime 1. « Pour venger son honneur il perdit son amour, « Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour, « Préférant (quelque espoir qu'eût son âme asservie) « Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie.» Ainsi donc vùus verrez ma mort en ce combat, Loin d'obscurcir ma gloire, en rehausser l'éclat ; Et cet honneur suivra mon trépas volontaire Que tout autre que moi n'eût pu. vous satisfaire 2.

CHIMÈNE.

Puisque, pour t'empêeher de courir au trépas,

Ta vie et ton honneur sont de foibles appas,

Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche,

Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche;

Combats pour m'affranebir d'une condition

Qui me donne à l'objet de mon aversion 3.

Te dirai-je encor plus? va, songe à ta défense,

Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ;

Et, si tu sens pour moi ton coeur encore épris *,

Sûrs vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix 3.

Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.

1 On ne dit point refuser d'une chose dans le sens de refuser une chose à quelqu'un.

' Cette réponse de Rodrigue paraît alambiquée et allongée. VOLT.

3 VAR. Qui me livre à l'objet de mon aversion.

' VAR. Et si jamais l'amour échauffa tes esprits.

s Elle a bien raison de rougir et de se cacher, après une action qui la couvre d'infamie, et qui la rend indigne de voir la lumière. SCUDÉRI. — Ce vers, blâmé par Scudéri, est peut-être le plus beau de la pièce, et il obtient grâce pour tous les senti-


ÏV.1SS8.] ACTE v, SCÈNE H. 93

RODRIGUE, seul.

Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte? Paraissez, Navarrois, Maures- et Castillans, Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants; Unissez-vous ensemble, et faites une armée, Pour combattre une main de la sorte animée : Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux; Pour en venir à bout c'est trop peu que de vous.

SCÈNE IL

L'INFANTE. 1

T'écouterai-je encor, respect de ma naissance,

Qui fais un crime de mes feux ? T'éeoulerai-je, amour, dont la douce puissance Contre ce fier tyran fait révolter mes voeux'?

Pauvre princesse ! auquel des deux

Dois-tu prêter obéissance ? Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi; Mais, pour être vaillant, tu n'es pas fils de roi.

Impitoyable sort, dont la rigueur sépare

Ma gloire d'avec mes désirs, Est-il dit que le choix d'une vertu si rare Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ?

O Cieux! à combien de soupirs

Faut-il que mon coeur se prépare, Si jamais il n'obtient sur un si long tourment, 2 Ni d'éteindre l'amour ni d'accepter l'amant !

ments un peu hors de nature qu'on trouve dans cette scène, traitée d'ailleurs avec une grande supériorité de génie. YOLT.

' VAR. Contre ce fier tyran fait rebeller mes voeux.

1 VAR. S'il ne peut obtenir dessus mon sentiment.

Cela est mal dit pour exprimer mon coeur ne peut obtenir de lui-même ; car il distingue le coeur du sentiment,; qui, en ce lieu, ne sont que la même chose. ACAD.


94 LE CID. [V.1S81.

Mais c'est trop de scrupule, et ma raison s'étonne 1

Du mépris d'un si digne ënôix : Bien qu'aux m'onarqùes.seuls ma naissance ihë donne,' Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tés lois.

Après avoir vaincu deux rois,

Pourrois-tu manquer de couronne? Et ce grand no'A de Cid que tu viens de gagner Ne fait-il pas trop voir sur qui tti dois régner 2?

Il est digne de moi, mais il est à Chimène;

Le don que j'en ai fait me nuit. Entre eux la mort d'un père a si peu mis de haine 3, Que le devoir du sang à regret le poursuit :

Ainsi n'espérons aucun fruit

De son crime, ni dé ma peiné, Puisque pour me punir le destin a permis Que l'amour dure même en.lré deux ennemis.

SCENE III. L'INFANTE, LÉONOR.

L'INFANTE. ■ Où viens-tu, Léonor ?

LÉONOR.

Vous applaudir,Madame, Sur le repos qu'enfin a retrouvé Votre âme*.

L'INFANTE. D'où viendrait ce repos dans un comblé d'ennui ?'

LÉONOR. Si l'amour vit d'espoir, et s'il mëûftâvéc lui, Rodrigue ne peut plus charmer vôtre courage. Vous savez le combat où Chimène l'engage;

1 VAR. Mais ma honte m'abuse, et ma raison s'ëlohne. ' VAK. Marque-t-il pas déjà sur qui tu dois régner?

* VAR. Entré eux un père mort sème si peu de haine.

* VAR. . ... . . Vous témoigner, madame,-

L'aise que je ressens dû repos de votre âme.


(V; 1605.] ACTE V, SCÈNE ni. ' 95

Puisqu'il faut qu'il y meure, ou qu'il soit son mari, Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.

L'INFANTE. Ah ! qu'il s'en faut encor ' !

LÉONOR.

Que pouvez-vous prétendre ? , L'INFANTE. Mais plutôt quel espoir me pourrois-lu défendre? Si Rodrigue combat sous ces conditions, Pour en rompre l'effet j'ai trop d'inventions. L'amour, ce doux auteur de mes cruels supplices, Aux esprils des amants apprend trop d'artifices.

LÉONOR.

Pourrez-vous quelque chose, après qu'un père mort N'a pu, dans leurs esprits, allumer de discord? Car Chimène aisément montré, par sa conduite, Que la haine aujourd'hui néfait passa poursuite. Elle obtient un combat, et pour son combattant . C'est iè premier offert qu'elle accepte à l'instant : Elle n'a point recours à ces mains généreuses 2 Que tant d'exploits fameux rendent si glorieuses ; Don Sanche lui suffit, et mérité son choix, Parce qu'il va s'armer pour la première fois ' ; Elle aime eh ce duel son ..peu d'expérience; Comme il est sans .renom, eile "est sans défiance ;

* VAR. Oh ! qu'il s'en faut encor !

s VAR. Elle né choisit point dé ces mains généreuses.

' VAR. Don Sanche lui suffit; c'est là première fois Que cé'jëùn'è soigneur endossé lé harnois.

Ce jèimè seigneur qui endosse le harnois est du temps àemoUlt, Aepieça, eldaihçois. SçDDÉni.—L'observateur ne devoitpas reprendre celle phrase, qui n'est point hors d'usagé. ACAD. — On endossait effectivement alors le harnois; des chevaliers portoient cinquante livres de fer au moins. VOLT. —Corneille a donc eu tort ici de céder à la critique de son Zoïle; harnois était dans la couleur du sujet, et se trouvait aussi bien placé ici que le mot alfange dans la scène ni duIVe acte. (Yoy. page 81, note 2.)


96 LE CID. [v. 1623.]

Et sa facilité vous doit bien faire voir 4 Qu'elle cherche "un combat qui force «on devoir,- Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée, Et l'autorise enfin à paraître apaisée 2.

L'INFANTE. Je le remarque assez, et toutefois mon coeur A l'envi de Chimène adore ce vainqueur. A quoi résoudrai-je, amante infortunée ?

, LÉONOR.

A vous mieux souvenir de qui vous êtes née 3 : Le Ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet !

L'INFANTE. Mon inclination a bien changé d'objet. Je n'aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme; Non, ce n'est plus ainsi que mon amour lé nomme 4: Si j'aime, c'est l'àuteùr de tant de beaux exploits, C'est le valeureux Cid, le maître de deux rois. Je me vaincrai pourtant, non de peur d'aucun blâme, Mais pour ne troubler pas une si belle flamme; Et, quand pour m'obliger on l'auroit couronné, Je ne veux point reprendre un bien que j'ai donné. Puisqu'en un tel combat sa victoire est certaine, Allons encore un coup le donner à Chimène. Et toi, qui vois les traits dont mon coeur est percé, Viens me voir achever comme j'ai commencé.

1 YAR. Un tel choix, et si prompt, vous doit bien faire voir.

' VAR. Et, livrant à Rodrigue une victoire aisée, Puisse l'autoriser a paroître apaisée.

Ce vers ne signifie pas bien puisse lui donner lieu de s'apaiser,sans quil ij aille de son honneur. ACAD. — Cette critique paraît trop sévère ; il me semble que l'auteur dit ce qu'on lui reproche de n'avoir pas dit. VOLT.

1 VAR. A vous ressouvenir de qui vous êtes née.

* VAR. Une ardeur bien plus digne à présent me consomme.


[v. 1645.] ACTE V, SCÈNE IV. 97

. SCÈNE IV.

CHIMÈNE, ELVIRE.

CHIMÈNE.

Elvire, que je souffre ! et que je suis à plaindre !

Je ne sais qu'espérer, et je vois tout à craindre;

Aucun voeu ne m'échappe où j'ose consentir;

Je ne souhaite rien sans un prompt repentir 1.

A deux rivaux pour moi je fais prendre les armes :

Le plus heureux succès me coûtera des larmes;

El, quoi qu'en ma faveur en ordonne le sort,

Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort

ELVIRE.

D'un et d'autre côté je vous vois soulagée, : Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée; Et quoi que le destin puisse ordonner de vous, Il soutient votre gloire, et vous donne un époux.

CHIMÈNE.

Quoi ! l'objet de ma haine, ou de tant de colère 2! L'assassin de Rodrigue, ou celui de mon père ! De tous les deux côtés on me donne un mari Encor tout teint du sang que j'ai le plus chéri. De tous les deux côlés mon âme se rebelle. Je crains plus que la mort la fin de ma querelle. Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits, Vous n'avez point pour moi de douceurs à ce prix. Et toi, puissant moteur du destin qui m'outrage, Termine ce combat sans aucun avantage, Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.

I VAS. Et mes plus doux souhails sont pleins d'un repentir.

II falloit mettre f\ulôj^[elnspèyep.enlir ; car le molpleins ne s'accorde pas.avec/i'mjVîè.JuiS'le repentir n'est point dans les souhaits, mais iLpetîfsuivre les souhaits: il falloit dire sont suivis de repentir./Aèxj>. ' '^- \

* VAR. Quoi ! irobjèt/de ma haine, ou Bien de ma colère.


98 LE CID. [v. 1668.]

ELVIRE.

Ce seroit vous traiter avec trop de rigueur.

Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice,

S'il vous laisse obligée à demander justice,

A témoigner toujours ce haut ressentiment,

Et poursuivre toujours la mort de voire amant.

Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance,

Lui couronnant le front, vous impose silence';

Que la loi du combat étouffe vos soupirs,

Et que le roi vous force à suivre vos désirs.

CHIMÈNE.

Quand il séfà vainqueur, crois-tu que je me rende ? Mon devoir est trop fort, et ma porte trop grande; Et ce n'est pas assez, pour leur faire la loi 2, Que celle du combat et le vouloir du roi. Il peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine, Mais non pas avec lui la gloire de Chimène; Et, quoi qu'à sa Victoire un monarque ait promis, Mon honneur lui fera mille autres ennemis.

ELVIRE.

Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange, Que-le Ciel à la fin ne souffre qu'on vous venge. Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur De pouvoir maintenant vous taire avec honneur? Que prétend ce devoir, et qu'est-ce qu'il espère? La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père? Est-ce trop peu pour vous que d'un coup de malheur ? Faut-il perle sur perte, et douleur sur douleur? Allez, dans le caprice où votre humeur s'obstine, Vous ne méritez pas l'amant qu'on vous destine ;

1 VAR. Non, non, il vaut bien mieux.que sa rare vaillance, Lui gagnant un laurier, vous impose silence.

' On peut bien dire faire la loi à un devoir, pour dire le sur' monter, et non pas d Une verte. ACAD.


[v. 1695.] ACTE V, SCÈNE V. 99

Et nous verrons du Ciel l'équitable courroux

Vous laisser, par sa mort; don Sanche pour époux 1.

'CHIMÈNE. '

Elvire, c'est assez des peines que j'endure. Ne les redouble point par ce funeste auguré, Je veux, si je le puis, les éviter tous deux, Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes voeux : Non qu'une fojle ardeur de,son côté me penche 2; Mais, s'il étoit vaincu, je serais à doh Sanche : Cette appréhension fait naître mon souhait... Que vois-je ! malheureuse ! Elvire, c'en est fait.

SCÈNE V.

D. SANCHE, CHIMÈNE, ELVIKE. D. SANCHE.

Obligé d'apporter à vos pieds cette épée3.....

CHIMÈNE. Quoi ! du sang de Rodrigue encor toute trempée ! Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux, Après m'avoir ôté ce que j'aimois le mieux ? Éclate, mon amour, tu n'as plus rien à craindre; Mon père est satisfait, cesse de te contraindre; Un même coup a mis-ma gloire en sûreté, Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté,

D: SANCHE. D'un esprit plus rassis.,,. '

1 VAR. Et le ciel, ennuyé d'un supplice si doux,

Vous lairra, par sa mort, don Sanchepour époux.

Le ciel ennuyé d'un supplice si doux dit trop pour une personne dont on a tué le père le jour précédent; ACAD,

* Il falloit me fasse pencher .vce verbe n'est point actif, mais neutre. ACAD. '

s VAR. Madame, à vos genoux j'apporte celte épée.

On peut bien apporter une épée aux pieds, de quelqu'un, mais non pas aux genoux. ACAD.—On apporte auxgenoux comme aux pieds. VOLT.


100 LE CID. [v. 1714,]

CHIMÈNE.

Tu me parleB encore, Exécrable assassin d'un héros que j'adore! Va, tu l'as pris en traître; un guerrier si vaillant N'eût jamais succombé sous un tel assaillant 1. N'espère rien de moi, tu ne m'as point, servie; En croyant me venger, tu m'as ôté la vie;

D. SANCHE.

Étrange impression qui, loin de m'écouter...

CHIMÈNE.

Veux-lu que de sa mort je t'écoute vanter,

Que j'entende à loisir avec quelle insolence

Tu peindras son malheur, mon crime, et ta vaillance 2?

SCÈNE VI.

D. FEENAMD, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. SANCHE, D. ALONSE, CHIMÈNE, ELVIRE.

CHIMÈNE.

Sire, il n'est plus besoin de vous dissimuler Ce que tous mes efforts ne vous out pu celer.

1 Après ces vers se trouvaient, dans la première édition, les suivants que Corneille a supprimés :

ELVIRE.

Mais, madame, écoutez.

CHIMÈNE.

Que veux-tu que j'écoute? Après ce que Je vois, puis-je être encore en doute? J'obtiens, pour mon malheur, ce que j'ai demandé , Et ma juste poursuite a trop bien succédé. Pardonne, cber amant, â sa rigueur sanglante; Songe quo je suis fille aussi bien comme amante : Si j'ai vengé mon père aux dépens de ton sang, Du mien, pour te venger, j'épuiserai mon flanc. Mon ame désormais n'a rien qui la retienne ; Elle ira rocevoir ce pardon de la tienne. Et toi, qui me prétends acquérir par sa mort, Ministre déloyal de mon rigoureux sort, N'espère rien de moi. * La scène se terminait d'abord par les quatre vers suivants, qui ne se trouvent que dans les premières éditions : Qu'à tes yeux ce .récit tranche mes tristes jours. Va, va, je mourrai bien sans ce cruel secours; Abandonne mon âme au mal qui la possède : Pour venger mon amant Je no veux point qu'on m'aide.


'[y. 1725.] ACTE v, SCÈNE vi. 101

J'aimois, vous l'avez su ; mais, pour venger mon père, J'ai bien voulu proscrire une tête si chère : Votre Majesté, sire,. elle-même a pu voir Comme j'ai fait céder mon amour au devoir. Enfin Rodrigue est mort, et sa mort m'a changée D'implacable ennemie en amante affligée. J'ai dû cette vengeance à qui m'a mise au jour, Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour. Don Sanche m'a perdue en prenant ma défense ; Et du bras qui me perd je suis la récompense! Sire, si la pitié peut émouvoir un roi, De grâce, révoquez une si dure loi ; Pour prix d'une victoire où je perds ce que j'aime, Je lui laisse mon bien ; qu'il me laisse à moi-même; Qu'en un cloître sacré je pleure incessamment, Jusqu'au dernier soupir, mon père et mon amant.

D. DIÈGUE.

Enfin, elle aime, sire, et ne croit plus un crime D'avouer par sa bouche un amour légitime.

D. FERNAND.

Chimène, sors d'erreur, ton amant n'est pas mort; Et don Sanche vaincu t'a fait un faux rapport.

D. SANCHE.

Sire, un peu trop d'ardeur malgré moi l'a déçue :

Je venois du combat lui raconter l'issue.

Ce généreux guerrier dont son coeur est charmé,

« Ne crains rien (m'a-t-il dit, quand il m'a désarmé) :

« Je laisserais plutôt la victoire incertaine,

« Que de répandre un sang hasardé pour Chimène;

« Mais puisque mon devoir m'appelle auprès du roi,

« Va de notre combat l'entretenir pour moi,

« De la part du vainqueur lui porter ton épée '.»

Sire, j'y suis venu : cet objet l'a trompée;

Elle m'a cru vainqueur, me voyant de retour ;

Et soudain sa colère a trahi son amour

1 VAR. Offrir à ses genoux ta vie et ton épée.


102 LE CID. [v. 1737.]

, Vvec tant de transport, et tant d'impatience Sue je n'ai pu gagner un moment d'audience. Pour moi, bien que vaincu, je me réputé heureux ; Et, malgré l'intérêt de mon coeur amoureux, Perdant infiniment,j'aime encor ma défaite, Qui fait le beau succès d'une amour si parfaite.

D. FERNAND.

Ma fille, il ne faut point rougir d'un si beau feu,

Ni chercher les moyens d'en faire un désaveu :

Une louable honte en vain t'en sollicite;

Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte;

Ton père est satisfait, et o'étoit le venger

Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.

Tu vois comme le Ciel autrement en dispose.

Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,

Et ne sois point rebelle à mon commandement,

Qui te donne un époux aimé si chèrement.

SCÈNE VII.

D. FERNAND, ». DIÈGUE, D. ARIAS,

D. RODRIGUE, D. ALONSE, D. SANCHE, L'INFANTE,

CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE.

L'INFANTE. Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse Ce généreux vainqueur des mains de la princesse.

D. RODRIGUE,

Ne vous offensez point, sire, si devant vous Un respect amoureux me jeile à ses genoux. Je ne viens point ici demander ma conquête; Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête, Madame ; mon amour n'emploiera point pour moi, Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi. Si lout ce qui s'est fait est trop peu pour un père. Sites par quels moyens il vous faut satisfaire. Faut-il combattre encor mille el mille rivaux, Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,


fv:1785.| ACTE v; SCÈNE VU. 403

Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée, Des héros fabuleux passer la renommée? Si mon crime par là se peut enfin laver, J'ose tout entreprendre, et puis tout achever : Mais si ce lier honneur, toujours inexorable, Ne se peut apaiser sans la mort du coupable, N'armez plus contre moi le pouvoir des humains ; Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains; Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible; Prenez une vengeance à tout autre impossible ; Mais du moins que ma mort suffise à me punir. Ne me bannissez point de votre souvenir ; Et, puisque mon trépas conserve votre gloire, Pour vous en reyancher conservez ma mémoire 1, Et dites quelquefois, en déplorant mon sort 2 : « S'il ne m'avôit aimée, il ne seroit pas mort. »

CHIMÈNE.

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, sire,

Je vous en ai tropdil pour m'en pouvoir dédire.

Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr -

Et quand un roi commande on lui doit obéir.

Mais, à quoi que déjà vous m'ayez condanmée,

Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée?

Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,

Toute votre justice en est-elle d'accord ?

Si Rodrigue à l'État devient si nécessaire,

De ce qu'il t'ait pour vous dois-je être le salaire,

Et me livrer moi-même au reproche éternel

D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel 3?

1 Le mot revancher est devenu trop bas : on dirait aujour* d'hui pour m'en récompenser. VOLT. . '

' VAR. Et dites quelquefois, en songeant à mon sort, * VAR. lion amour a paru, je ne puis m'en, dédire.

, Et vous êtes mon roi, je vous dois obéir. Sire, quelle apparence à ce triste hyménée,


104 LE CID. [V. 1813.]

D. FERNAND. Le temps assez souvent a rendu légitime Ce qui sembloit d'abord ne se pouvoir sans crime. Rodrigue t'a gagnée,. et tu dois être à lui. Mais, quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui, Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire. Cet hymen différé ne rompt point une loi Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi. Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes. Rodrigue, cependant il faut prendre les armes. Après avoir vaincu tes Maures sur nos bords, Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts, Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre, Commander mon armée, et ravager leur terre. A ce seul nom de Cid ils trembleront d'effroi; Ils t'ont nommé seigneur, et te voudront pour roi. Mais parmi tes haut.faits sois-lui toujours Adèle: Reviens-en, s'il se peut, encor plus digne d'elle ; Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser, Qu'il lui soit glorieux alors de t'épouser.

D. RODRIGUE.

Pour posséder Chimène, et pour votre service, Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse? Quoi qu'absent de ses yeux il me faille endurer, Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer.

D. FERNAND.

Espère en ton courage, espère en ma promesse ; Et possédant déjà le coeur de ta maîtresse, Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi, Laisse faire le temps, ta vaillance, et ton roi.

Qu'un même jour commence et finisse mon deuil, Mette en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil, C'est trop d'intelligence avec son homicide ; Vers ses mânes sacrés c'est me rendre perfide, Si souiller mon honneur d'un reproche éternel.

FIS DU cm.


VARIANTE

OU PREMIER ACTE, p. 17, NOTE 1.

SCÈNE I.

LE COMTE, ELVIRE.

ELVIRE.

Entre tous ces amants dont la jeune Terreur

Adore votre fille, et brigue ma faveur,

Don Rodrigue et don Sanche, à l'enyi, font paroître

Le beau feu qu'en leurs coeurs ses beautés ont fait naître

(3e n'est pas que Chimène écoute leurs soupirs,

Ou d'un regard propice anime leurs désirs:

Au contraire, pour tous dedans l'indifférence,

Elle n'ûte à pas un, ni donne d'espérance ;

Et, sans le voir d'un oeil trop sévère ou trop doux,

C'est de vôtre seul choix qu'elle attend un époux.

LE COMTE.

Elle est dans lo devoir

Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire.

Va l'en entretenir; mais, dans cet entretien,'

Cache mon sentiment, et découvre le sien.

Je veux qu'à mon retour nous en parlions ensemble;

L'heure-â présent m'appelio au consoil qui s'assemble.

Le roi doit â son fils choisir un gouverneur,

Ou plutôt m'élever à ce haut rang d'honneur ;

Ce que pour lui mon bras chaque jour exécute

Me défend de penser qu'aucun me le dispute.

SCÈNE "II. CHIMÈNE, ELVIRE.

ELVIRE, seule8uelie

seule8uelie nouvelle â ces jeunes amants! t que tout se dispose â leurs contentements. 1

CHIMÈNE,

Eh bien, Elvire, enfin que faut-il que j'espère? Que dois-je devenir? et que t'a dit mon père?

ELVIRE.

Deux mots dont tons vos sens doivent être charmés : 11 estime Rodrigue autant que vous l'aimez.

CHIMÈNE. L'excès de ce bonheur me met en défiance. Puis-je à de tels discours donner quelque croyance?

ELVIRE.

Il passe bien plus outre; il approuve vos feux, Et vous doit commander de répondre à ses voeux. Jugez, après cela, puisque tantôt son père, Au sortir du consoil, doit proposer l'affaire, S'il pouvott avoir lieu de mieux prendre son temps.


106 EXAMEN DU CID

EXAMEN DU CIT)

PAU CORNEILLE.

Ce poëme a tant d'avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n'ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore'pouf le plus beau auprès de ceux qui rie s'attachent pas â la dernière sévérité des règles; et depuis cinquante ans qu'il tient sa place sur nos théâtres, l'histoire ni l'effort de l'imagination n'y ont rien fait voir qui en ait effacé l'éclat. Aussi a-t-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont l'assemblage se rencontre si rarement chez les anciens ni chez les modernes ; il les assemble même plus fortement et plus noblement que les espèces que pose Ce philosophe. Une maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son amant-, qu'elle tremble d'obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre.un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa soeur ; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu'elle, dompte sans les affoiblir, et. à qui elle laissé toute'leur force pour en triompher plus glorieusement, a quelque chose de plus touchant, de plus élevé et de plus aimable que cetle médiocre bonté, capable d'une faiblesse, et même d'un crime, où nos anciens étoient contraints d'arrêter le caractère le plus parfait des rois et des princes dont ils faisoient leurs héros, afin que ces taches et ces for-


PAR CORNEILLE. 10Î

faits, défigurant cequ'ils leur laissoient de vertu, s'accommodât' au goût et aux souhaits de leurs spectateurs , et fortifiât l'horreur qu'ils avoient conçue de leur domination et dé la monarchie.

Rodrigue suit ici son devoir sans rien relâcher de sa passion : Chimène fait la même chose à son tour, sans laisser ébranler son dessein par la douleur où elle se voit abymée par là ; et si la présence de son amant lui l'ait faire quelques faux pas, c'est une glissade dont elle se relève à l'heure même; et non-seulement elle connoit si bien sa faute, qu'elle hùus en avertit;, mais elle fait un prompt désaveu de tout ce qu'une vue si chère lui a pu arracher. 11 n'est point besoin qu'on lui reproche qu'il lui est honteux de souffrir l'entretien de son amant après qu'il a tué son père; elle avoue que c'est la seule prise que la médisance aura sur elle. Si elle s'emporte jusqu'à lui dire qu'elle veut bien qu'on sache qu'elle l'adore el le poursuit, ce n'est point una résolution si ferme, qu'elle l'empêche de cacher son amour de tout son possible lorsqu'elle est en la présence

1 Du temps de Corneille, et même encore au dix-huitième siècle, l'accord du verbe avec son Sujet en nombre et en personne n'était pas une règle absolue : Le bien et le mal EST en ses mains. (La Bruyère.) — La sagesse el la piété du souverain PEUT faire toute seule le bonheur de svs sujets. (Massillon, H'dim. de Carême.) —Aujourd'hui ori ne t'ait plus accorder le •vèfbe avec le dernier substantif que lorsqu'il existe une sorte de synonymie entre les substantifs employés, parce qu'alors il Y a dans la pensée une unité que les mots doivent reproduire : Son courage^ son intrépidité, ÉTONNE les plus braves; pu lorsque l'esprit s'arrête sur le dernier substantif, soit parce qu'il a plus de force que ceux qui précèdent, soit parce qu'il est d'un tel intérêt qu'il fait oublier tous les autres : L'homme n'est qu'un -roseau, le plus foible de la nature; il ne faut pas que l'univers s'arme pour l'écraser; UNE VAPEUR, UN GRAIN DE SABLE suffit pour le tuer. (Pascal). — N'en douiez pas, Chrétiens; LES FAUSSES RELIGIONS, LE LIBERTINAGE d'esprit, LA

FUREUR de disputer sur les choses divines a emporté les courages. (Bossuet.) — Le fer, le bandeau, LA FLAMME EST toute prête. (Racine, Iphig.) — L'attention se porté un instant sur le fer, sur le bandeau ; mais bientôt l'esprit ne considère plus que la flamme qui va dévorer une victime innocente et chère. (Extr. deGifaultUuvivier.')


108 EXAMEN DU CID

du roi. S'il lui échappe de l'encourager au combat contre don Sanche par ces paroles :

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix,

elle ne se contente pas de s'enfuir de honte au même moment, mais sitôt qu'elle est avec Elvire, à qui elle ne déguise rien de ce qui se passe dans son âme, el. que la vue de ce cher objet ne lui fait plus de violence, elle forme un souhait plus raisonnable, qui satisfait sa vertu et son amaur tout ensemble, et demande au ciel que le combat se termine

Sans faire aucun des deux ni vaincu, ni vainqueur.

Si elle ne dissimule point qu'elle penche du côté de Rodrigue, de peur d'être à don Sanche, pour qui elle a de l'aversion, cela ne détruit point la protestation qu'elle a faite un peu auparavant que, malgré la loi de ce combat, et les promesses que le roi a faites à Rodrigue, elle lui fera mille autres ennemis, s'il en sort victorieux. Ce grand éclat même qu'elle laisse faire à son amour après qu'elle le croit mort, est suivi d'une opposition vigoureuse à l'exécution de cette loi qui la tonne â son amant, et elle ne se tait qu'après que le roi l'a différée, et lui a laissé lieu d'espérer qu'avec le temps il y pourra survenir quelque obstacle. Je sais bien que le silence passe d'ordinaire pour une marque de consentement; mais, quand les rois parlent, c'en est une de contradiction : on ne manque jamais à leur applaudir quand on entre dans leurs sentiments; et le seul moyen de leur contredire avec le respect qui leur est dû, c'est dé se taire, quand leurs ordres ne soDtpas si pressants qu'on ne puisse remettre à s'excuser de leur obéir lorsque le temps en sera venu, et conserver cependant une espérance légitime d'un empêchement qu'on ne peut encore déterminémênl prévoir.

Il est vrai que, dans ce sujet, il faut se contenter de tirer Rodrigue de péril, sans le pousser jusqu'à son mariage avec Chimène. Il est historique, et a plu en son temps ; mais bien sûrement il déplairoit au nôtre ; el j'ai peine à voir que Chimène v consente chez l'au-


PAR CORNEILLE. 109

teur espagnol, bien qu'il donne plus de trois ans de durée à la comédie qu'il en a faite. Pour ne pas contredire l'histoire,.j'ai cru ne me pouvoir dispenser d'en jeter quelque idée, mais avec incertitude de l'effet; et ce n'étoit que par là que je pouyois accorder la bienséance du théâtre avec la vérité de l'événement.

Les deux visites que Rodrigue fait à sa T-aîtresse ont quelque chose qui choque celte bienséance de la part de celle qui les souffre : la rigueur du devoir vouloit qu'elle refusât de lui parler, el s'enfermât dans son cabinet au lieu de l'écouter : mais permettez-moi de dire avec un des premiers esprits de notre siècle, « que leur « conversation est remplie de si beaux sentiments, que « plusieurs n'ont pas connu ce défaut, et que ceux qui « l'ont connu l'ont toléré. » J'irai plus outre, et dirai que presque tous ont souhaité que ces entretiens se lissent; et. j'ai remarqué aux premières représentalions qu'alors que ce malheureux amant se présenloit devant elle, il s'élevoit un certain frémissement dans l'assemblée, qui marquoit une curiosité merveilleuse, et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avoient à se dire dans un état si pitoyable. Aristole dit « qu'il y a des « absurdités qu'il faut laisser dans un poëme, quand on « peutespérerqu'ellesserontbienreeues;etilestdu de« voir du poêle, en ce cas, de les couvrir de tant de « brillants, qu'elles puissent éblouir. » Je laisse au jugement de mes auditeurs si je me suis assez bien acquitté de ce devoir pour justifier par là ces deux scènes. Les pensées de la première des deux sont quelquefois trop spirituelles pour partir de personnes fort affligées; mais, outre que je n'ai fait que la paraphraser de l'espagnol, si nous ne nous permettions quelque chose de plus ingénieux que le cours ordinaire de la passion, nos poèmes ramperoient souvent, et les grandes douleurs ne metlroient dans la bouche de nos acteurs que des exclamations et des hélas. Pour ne déguiser rien, cette offre que fait Rodrigue de son épée à Chimène, et celle protestation de se laisser luer par don Sanche, ne me plairaient pas maintenant. Ces beautés étoient de. mise en ce temps-là, et ne le seroieni plus en celuici. La première est dans l'original espagnol; et l'autre


■HÔ ÈXAiiËN DÛ CID

est tirée sur cô modèle. Toutes les deux Ont fait leur effet èh riïà faveur ; mais je feroîs scrupule d'en étaler de pareilles à l'avenir sur noire théâtre.

J'ai dit ailleurs ma pensée touchant l'infante et le roi ; il reste néanmoins quelque chose à examiner sur la manière dont ce dernier agit, qui ne paroît pas assez vigoureuse, en ce qu'il ne fait pas arrêter le comte après lo soufflet donné, et n'envoie pas des gardes à don Dièguê et à son fils. Sur quoi on peut considérer que don Feniànd étant le premier roi de Castille, et ceux qui en avoient été maîtres auparavant lui n'ayant eu titre que de comtes , il n'étoit peut-être pas assez absolu sûr les grands seigneurs de son rôyaurne pour le pouvoir faire. Chez don Guillem de Castro, qui à traité ce sujet avant moi, et qui devoit mieux connoître que moi quelle étoit l'autorité de ce premier monarque de son pays, le soufflet se donne en sa présence, et eh celle de deux ministres d'État, qui lui conseillent, après que le comté s'est retiré fièrement et avec bravade, et que don Diègue a fait la même chose en soupirant, de ne le pousser point à bout, parce qu'il a quantité d'amis dans lés Astùries, qui se pourroierit révolter, et prendre parti avec les Maures dont, son État est environné : ainsi il se résout d'accommoder l'affaire sans bruit, et i -commande le secret à ces deux ministres, qui ont été seuls témoins de l'action. C'est sur cet exemple que je me suis crû bien fondé à le faire agir plus mollement qu'on ne feroit en ce temps-Ci, où l'autorité royale est plus absolue. Je ne pense pas non plus qu'il fasse une faule bien grande de ne jeter point l'alarme, dé nuit, dans sa ville, sur l'avis incertain qu'il a du dessein des Sîaures, puisqu'on faisoit. bonne garde sur les murs et sur le port; mais il est inexcusable de n'y donner aucun ordre après leur arrivée, et de laisser tout faire à Rodrigue. La loi du combat qu'il propose à Chimène avant que de le permettre à don Sanche contre Rodrigue n'est pas si injuste que quelques-uns ont voulu le dire, parce qu'elle est plutôt une menacé pour la faire dédire de la demande de ce combat, qu'un arrêt qu'il lui veuille faire exécuter. Cela paroît en ce qu'après la victoire de Rodrigue il n'en exige pas pré-


PAR CORNEILLE. 111

cisément l'effet de sa parole, et la laisse en état d'espérer que cette condition n'aura point de lieu.

Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents de celte pièce. La morl dû comte et l'arrivée des Maures s'y pouvoient enlresùivre d'aussi près qu'elles font, parce que cette arrivée est une surprise qui n'a point de communication ni de mesures à prendre avec le reste; mais il n'en va pas ainsi du combat de don Sanche, donl le roi étoit le maître, et pouvoit lui choisir un autre temps que deux heures "après la fuite des Maures. Leur défaite avoit assez fatigué Rodrigue toute la nuit pour mériter deux ou trois jours de repos; et même il y avoit quelque apparence qu'il n'en étoit pas échappé sans blessures, quoique je n'en aie rien dit, parce qu'elles n'auroient fait que nuire à la conclusion de l'action.

Celte même règle presse aussi trop Chimène de demander justice au roi la seconde fois. Elle l'avoitfaitle soir d'auparavant, et n'avoit aucun sujet d'y retourner le lendemain matin pour en importuner le roi, dont elle n'avoit encore aucun lieu de se plaindre, puisqu'elle ne pouvoit encore dire qu'il lui eût manqué de promesse. Le roman lui aurait donné sept ou huit jours de patience avant que de l'en presser de nouveau ; mais les vingt et quatre heures ne l'ont pas permis; c'est l'incommodité de la règle. Passons à celle de l'unité de lieu, qui ne m'a pas donné moins de gêne en cette pièce.

Je l'ai placé dans Séville, bien que don Fernand n'en ait jamais été le maître; et j'ai été obligé à cette falsification pour former quelque vraisemblance à la descente des Maures, dont l'armée ne pouvoit venir si vile par terre que par eau. Je ne voudrais pas assurer toutefois que le flux de la mer monte effectivement jusque-là ; mais, comme dans notre Seine il fait encore plus de chemin qu'il ne lui en faut faire sur le Guadalquivir pour battre les murailles de cette ville, cela peut suffire à fonder quelque probabilité parmi nous, pour ceux qui n'ont point été sur le lieu même.

Cette arrivée des Maures ne laisse pas d'avoir ce défaut que j'ai marqué ailleurs, qu'ils se présentent d'eux-


112 EXAMEN DU CID

mêmes, sans être appelés dans la pièce directement ni indirectement par aucun acteur du premier acte. Ils ont plus de justesse dans l'irrégularité de l'auteur espagnol. Rodrigue, n'osant plus se montrer à la cour, les va combattre sur la frontière, et ainsi le premier acteur les va chercher, et leur donne place dans le poëme; au contraire de ce qui arrive ici, où ils semblent se venir faire de fête exprès pour en être battus, et lui donner moyen de rendre à son roi un service d'importance qui lui fasse obtenir sa grâce. C'est une seconde incommodité de la règle dans celte tragédie.

Tout s'y passe donc dans Séville, el garde ainsi quelque espèce d'unité de lieu en général ; maïs le lieu particulier change de scène en scène, et tantôt c'est le palais du roi, tantôt l'appartement do l'infante, tantôt la maison de Chimène, et tantôt une rue ou place publique. On le détermine aisément pour les scènes, détachées; mais pour celles qui ont leur liaison ensemble, comme les quatre dernières du premier acte, il est malaisé d'en choisir un qui convienne à toutes. Le comte et don Diègue se querellent au sortir du palais; cela se peut passer dans une rue ; mais, après le soufflet reçu, don Diègue ne peut pas demeurer en cette rue à faire ses plaintes, attendant que son fils survienne, qu'il ne soit tout aussitôt environné de peuple, et ne reçoive l'offre de quelques amis. Ainsi il seroit plus à propos qu'il se plaignît dans sa maison, où le met l'espagnol, pour laisser aller ses sentiments en liberté; mais, en ce cas, il faudrait délier les scènes comme il a fait. En l'état où elles sont ici, on peut dire qu'il faut quelquefois aider au théâtre, et suppléer favorablement ce qui ne s'y peut représenter. Deux personnes s'y ar— relent pour parler, et quelquefois il faut présumer qu'ils marchent, ce qu'on ne peut exposer sensiblement à la vue, parce qu'ils échapperaient aux yeux avant que d'avoir pu dire ce qu'il est nécessaire qu'ils fassent savoir à l'auditeur. Ainsi, par une fiction de théâtre, on peut s'imaginer que don Diègue et le comte, sortant du palais du roi, avancent toujours en se querellant , et sont arrivés devant la maison de ce premier lorsqu'il reçoit le soufflet qui l'oblige à y entrer pour y


PAR CORKElLLIi. 115

chercher du secours. Si celle fiction poétique ne vous satisfait point, laissons-le dans la place publique , et disons que le concours dû peuple autour de lui après cette offense, et les offres de service que lui font les premiers amis qui s'y rencontrent, sont des circonstances que le roman ne.doit pas oublier, mais que ces menues actions ne servant de rien à la principale, il n'est pas besoin que le poêle s'en embarrasse sur la scène. Horace l'en dispense par ces vers :

Hoc amet, hoc spernat preroissi carminisauctor; Pleraque negligat '.

El ailleurs,

Semper ad evenlum festinet '.

C'est ce qui m'a fait négliger, au troisième acte, de donner à don Diègue, pour aide à chercher son fils, aucun des cinq cents amis qu'il avoit chez lui. Il y a grande apparence que quelques-uns d'eux l'y acco'inpagnoienl, et même que quelques autres le cherchoient pour lui d'un autre côté; mais ces accompagnemenls inutiles de personnes qui n'ont rien à dire, puisque celui qu'ils accompagnent a seul tout l'intérêt à l'action, ces sortes d'accompagnements, dis-je, ont toujours mauvaise grâce au théâtre, et d'autant plus que les comédiens n'emploient à ces personnages muets que leurs moucheurs de chandelless el leurs valets, qui ne savent quelle posture tenir.

Les funérailles du comle étoient encore une chose fort embarrassante, soit qu'elles se soient faites avant

1 De Arte poel., v. 45. Corneille citait probablement de mémoire, car le texte d'Horace porte -.pleraque différât, au lieu de negligat, et ces mots appartiennent au vers 44 au lieu de venir après le vers 45.

'Ibid., v. 148. Même observation qu'à la note précédente; le texte porte festinal el non festinet.

3 Avant qu'on eût des lampes à double courant d'air, vulgairement appelées quinquels, inventées en 1785, les théâtres étaient éclairés avec des chandelles de suif, que des Yalets spéciaux venaient moucher de temps en temps.


Wi EXAMEN DU CID PAR CORNEILLE.

la fin de la pièce, soit que le corps ait demeuré en présence dans son hôtel, attendant qu'on y donnât ordre. Le moindre mot que j'en eusse laissé dire, pour en prendre soin, eût rompu toute la chaleur de t'allenlion, etrempli l'auditeur d'une fâcheuse idée. J'ai cru plus à propos de les dérober à son imagination par mon silence, aussi bien que le lieu précis de ces quatre scènes du premier acte dont je viens de parler; et je m'assure que cet artifice m'a si bien réussi, que peu de personnes ont pris garde à l'un ni à l'autre, et que la plupart des spectateurs, laissantemporter leurs esprits à ce qu'ils ont vu et entendu de pathétique en ce poëme, ne se sont point avisés de réfléchir sur ces deux considérations.

J'achève par une remarque sur ce que dit Horace, que ce qu'on expose à la vue touche bien plus que ce qu'on n'apprend que par un récit 1.

C'est sur quoi je me suis fondé pour faire voir le soufflet que reçoit don Diègue, et cacher aux yeux la mort du comte, afin d'acquérir et conserver à mon premier acteur l'amitié des auditeurs, si nécessaire pour réussir au théâtre. L'indignité d'un affront fait à un vieillard chargé d'années et de victoires, les jette aisément dans le parti de l'offensé; et cette mort, qu'on vient dire au roi tout simplement sans aucune narration touchante, n'excite point en eux la commisération qu'y eût fait naîlre le spectacle de son sang, el ne leur donne aucune aversion pour ce malheureux amant, qu'ils ont vu forcé, par ce qu'il devoit à son honneur, d'en venir à cette exlrémité', malgré l'intérêt et la tendresse de son amour.

Se^niùs irritant animos demissa peraurem Quam quaj surit oculis subjecta lidelibus.

De Arte voet,, v. 180.


APPRÉCIATION

LITTÉRAIRE ET ANALYTIQUE DU CID.

« Le sujet de la pièce de Corneille est l'amour que Rodrigue e3 Chimène ont l'un pour l'autre, traversé par la querelle de don Diègue et du Comte, et par la mort de ce dernier, tué par le Cid. La situation violente de Chimène entre son amour et son. devoir forme le noeud qui doit se trouver daus toute action dramatique; et ce noeud est en lui-même un des plus beaux qu'on ait imaginés, indépendamment de la péripétie qui peut terminer la pièce. Cette péripétie, ou changement d'état, est la double victoire de Rodrigue, l'une sur les Maures, qui sauve l'État, et met son libérateur à l'abri de la punition ; l'autre sur don Sanche, laquelle, dans les règles de la chevalerie, doit satisfaire la vengeance de Chimène. Le sujet est irréprochable dans tous les principes de l'art, puisqu'il est conforme à la nature et aux moeurs. Il est de plus très-intéressant, puisqu'il excite à la fois l'admiration et la pitié ; l'admiration pour Rodrigue, qui ne balance pas à combattre le comte dont il adore la fille; l'admiration pour Chimène, qui poursuit la vengeance de son père en adorant celui qui l'a tué, et la pitié pour les deux amants, qui sacrifient l'intérêt de leur passion aux lois de l'honneur. Je dis l'intérêt de leur passion, et non pas leur passion même ; car si Chimène cessait d'aimer Rodrigue parce qu'il a fait le devoir d'un fils en vengeant son père, la pièce ne ferait pas le moindre effet

o Les reproches incontestables que l'on peut faire au Cid, sont,

Le rôle de l'Infante, qui a le double inconvénient d'être absolument mutile, et de venir se mêler mal à propos aux situations les plus intéressantes.

2» L'imprudence du roi de Castille, qui ne prend aucune mesure pour prévenir la descente des Maures, quoiqu'il en soit


116 APPRÉCIATION LITTÉRAIRE DU CID.

instruit â temps, et qui par conséquent joue un rôle peu digne de la royauté.

3° L'invraisemblance de la scène où don Sanche apporte son épée à Chimène, qui se persuade que Rodrigue est mort, et persiste dans une méprise beaucoup trop prolongée, et dont un seul mot pouvaitla tirer. On voit que l'auteur s'est servi de ce moyen forcé pour amener le désespoir de Chimène jusqu'à l'aveu public de son amour pour Rodrigue, et affaiblir ainsi la résistance qu'elle oppose au roi qui veut l'unir à son amant. Mais il ne parait pas que ce ressort fût nécessaire, et la passion de Chimène était suffisamment connue.

4« La violation fréquente de cette règle essentielle qui défend de laisser jamais la scène vide, et que les acteurs entrent et sortent sans se parler ou sans se voir.. .

5° La monotonie qui se fait sentir dans toutes les scènes entre Chimène et Rodrigue, où ce dernier offre continuellement de mourir. J'ignore si, dans le plan de l'ouvrage, il était possible de faire autrement : j'avouerai aussi que Corneille a mis beaucoup d'esprit et d'adresse à varier, autant qu'il le pouvait, par les détails, cette conformité de fond; mais enfin elle se fait sentir...

«Voilà, ce me semble, les vrais défauts qu'on peut blâmer dans la conduite du Cid : ils sont assez; graves. Remarquons poUTtaut qu'il n'y en a pas un qui soit capital, c'est-à-dire qui fasse crouler l'ouvrage par les fondements, ou qui détruise l'intérêt; car un rôle inutile peut être retranché, et nous en avons plus d'un exemple. Il est possible à toute force que le roi de Castille manque de prudence et de précaution, et que don Sanche, étourdi de l'emportement de Chimène, n'ose point l'interrompre pour la détromper : ce sont des invraisemblances, mais non pas des absurdités...

« Concluons que dans le Cid, le choix du sujet que l'on a blâmé estun des plus grands mérites du poëte. C'est, à mou gré, le plus beau, le plus intéressant qub Corneille ail traité. Qu'il l'aitpris à Guilain de Castro, peu importe : on ne saurait trop répéter que prendre ainsi aux étrangers ou aux anciens pour enrichir sa nation, sera toujours un sujet de gloire, el non pas de reproche. Mais ce mérite du sujet est-il le seul ? J'ai parlé de la beauté des situations : il faut y joindre celle des caractères. Le sentiment de l'honneur et l'héroïsme de la chevalerie respirent dans le vieux don Diègue et dans son (ils, et ont dans chacun


NOTE HISTORIQUE SUR LA TRAGÉDIE DU CID. 117

d'eux le caractère déterminé par la différence d'âge. Le rôle de Chimène, en général noble et pathétique, tombe de temps en temps dans la déclamation et le faux esprit, dont la contagion s'étendait encore jusqu'à Corneille, qui commençait le premier à en purger le théâtre ; mais il offre les plus beaux traits de passion qu'ait fournis, à l'auteur la peinture dé l'amour, à laquelle il semble que son génie se pliait difficilement. »

LA HARPE.

NOTE HISTORIQUE SUR LA TRAGÉDIE DU CID.

« C'est une chose à mon avis très-remarquable, que, depuis la renaissance des lettres en Europe, depuis que le théâtre était cultivé, on n'eût encore rien produit de véritablement intéressant sur la scène, et qui fit verser des larmes, si on en excepte quelques scènes attendrissantes du Pastor fidorl et du Cid espagnol. Les pièces italiennes du seizième siècle étaient de belles déclamations imitées du grec ; mais les déclamations ne touchenl point le coeur. Les pièces espagnoles étaient des tissus d'aventures incroyables. Les Anglais avaient encore pris ce goût. On n'a point su encore parler au coeur chez aucune nation. Cinq ou six endroits très-touchants, mais noyés dans la foule des irrégularités de Guillem de Castro, furent sentis par Corneille, comme on découvre un sentier couvert de ronces et d'épines.

« Il sut faire du Cid espagnol une pièce moins irrégulière et non moins touchante. Le sujet du Cid est le mariage de Rodrigue avec Chimène. Ce mariage est un point d'histoire presque aussi célèbre en Espagne que celui d'Andromaque avec Pyrrhus chez les Grecs ; et c'était en cela même que consistait une grande partie de l'intérêt de la pièce. L'authenticité de l'histoire rendait tolérable aux spectateurs un dénoûment qu'il n'aurail pas été peut-être permis de feindre; et l'amour de Chimène, qui eût été odieux s'il n'avait commencé qu'après la mort de son père, devenait aussi louchant qu'excusable, puis1

puis1 pastorale, en cinq actes et en vers, de Guarini, célèbre poëte italien, né à Ferrare en 1537. Cet ouvrage, qui occupe une place distinguée dans la littérature italienne, fut représenté en 1563.


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qu'elle aimait déjà Rodrigue avant cette mort, et par l'ordre de son père même.

« On ne connaissait point encore, avant le CM de Corneille, ce combat des passions qui déchire le coeur, et devant lequel toutes les autres beautés de l'art ne sont que des beautés inanimées. On sait quel succès eut le Cid, et quel enthousiasme il produisit dans la nation ; on sait aussi les contradictions et (es dégoûts qu'essuya Corneille.

« Il était, comme on sait, un des cinq auteurs qui travaillaient aux pièces du cardinal de Richelieu. Ces cinq auteurs étaient Rotrou, l'Etoile, Colletet, Bois-Robert ', et Corneille, admis le dernier dans cette société. Il n'avait trouvé d'amitié et d'estime que dans Rotrou, qui sentait son mérite : les autres n'en avaient pas assez pour lui rendre justice. Scudéri écrivait contre lui avec le fiel de la jalousie humiliée el avec le ton de la supériorité. UnClaveret, qui avait fait une comédie intitulée

1 ROTROU (Jean), né à Dreux en 1609, fut l'un des créateurs du théâtre français. Il composa trente-cinq tragédies et comédies. On ne lit plus guère aujourd'hui que sa tragédie de Venceslas, représentée en 1647, onze ans après le Cid. L'ÉTOILE, COLLETET, BOIS-ROBERT, n'ont produit que des ouvrages tombés dans le plus juste oubli. La satire seule fera vivre leurs noms. Roileau a immortalisé Colletet dans ces deux vers de sa satire i :

Tandis que Collelet, crollè jusqu'à l'écliine. S'en Va chercher son pain de cuisine en cuisine.

Et le rondeau suivant, de Malleville, poëte du temps, assurera l'immortalité poétique de Bojs-Robert, dont Richelieu avait fait un riche bénéficier et non un bon ecclésiastique :

Coiffé d'un froc bien raffiné, Et revêtu d'un doyenné, i^ui lui rapporte de quoi frire, fcrère Rènô devient messire, Et Yit comme un délerminé : Un prélat ricno et fortuné, Sous un bonnet enlumine, En est, 6'il le faut ainsi dira, Coiffé.

Ce n'est pas que frère Rêne, D'aucun mérite soit orné, Qu'il soit docte, qu'il sache écrire, Ni qu'il dise le mot pour rire; Mai» seulement c'est qu'il est no Coiffé.


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la Place Royale, sur le même sujet que Corneille ', se répandit en invectives grossières. Mairet 1, lui-même, s'avilit à écrire contré Corneille avec la même amertume. Mais ce qui l'affligea, et ce qui pouvait priver là France des chefs-d'oeuvre dont il l'enrichit depuis, ce fut de voir le cardinal, son protecteur, se mettre avec fureur à là tête de tous ses ennemis.

« Lé cardinal, à la fin de 1635, un an avant les représentations du Cid, avait donné dans le Palais-Cardinal, aujourd'hui le Palais-Royal ', la comédie des Tuileries, dont il avait arrangé lui-même toutes les scènes. Corneille, plus docile à son génie que souple aux volontés d'un premier ministre, crut devoir changer quelque chose dans le troisième acte qui lui fut confié. Cette liberté estimable fut envenimée par deux de ses confrères, et déplut beaucoup au cardinal, qui lui dit qu'il fallait avoir un esprit de suite. 11 entendait par esprit de suite la soumission qui suit aveuglément les ordres d'un supérieur. Cette anecdote était fort connue chez les derniers princes de la maison de Vendôme, petits-fils de César de Vendôme, qui avait assisté à la représentation de cette pièce du cardinal.

« Le premier ministre vit donc les défauts du Cid avec les yeux d'un homme mécontent de l'auteur, et ses yeux se fermèrent trop sur les beautés. Il était si entier dans son sentiment, que, quand on lui apporta les premières esquisses du travail de l'Académie sur le Cid, el quand il vit que l'Académie, avec un ménagement aussi poli qu'encourageant pour les arts et pour le grand Corneille, comparait les conlestations présentes à celles que la Jérusalem délivrée et le Paslor fido avaient fait naître, il mit en marge, de sa main : « L'applaudissement et le « blâme du Cid n'est qu'entre les doctes et les ignorants, au

1 La comédie de Corneille, ouvrage très-faible de sa jeunesse, fut représentée en 1635.

3 Poète tragique, connu par une tragédie de Sophonisbe, représentée en 1629, sept ans avant le Cid. Elle est mieux conduite, écrite avec plus de naturel et de correction que tous les ouvrages de théâtre donnés alors ; néanmoins on ne la joue plus depuis longtemps, et on ne la lit guère non plus.

' Situé à Paris, rue Saint-Honoré. Richelieu, qui avait bâti ce palais pour lui, y avait fait construire deux salles de spectacle, l'une qui contenait cinq cents spectateurs, et l'autre trois mille.


120 NOTE HISTORIQUE SDR LA TRAGEDIE DU CID.

« lieu que les contestations sur les deux autres pièces ont été « entre les gens d'esprit.... »

« Je ne sais s'il était possible qu'un homme occupé des intérêts de l'Europe, des factions de laFrance, etdes intrigues plus épineuses de la cour, un coeur ulcéré par les ingratitudes, et endurci par les vengeances, sentît le charme des scènes'de Rodrigue et de Chimène. Il voyait que Rodrigue avait très-grand tort d'aller chez sa maîtresse après avoir tué son père ; et quand on est trop fortement choqué de voir ensemble deux personnes qu'on croit ne devoir pas se chercher, on peut n'être pas ému de ce qu'elles disent.

« Je suis donc persuadé que le cardidal de Richelieu était de bonne foi. Remarquons encore que cette âme altière, qui voulait absolument que l'Académie condamnât le Cid, continua sa faveur à l'auteur, et que même Corneille eut le malheureux avantage dé travailler, deux ans après, à Y Aveugle de Smyrne, tragi-comédie des cinq auteurs, dont le canevas était encore du premier ministre...

' « Quant au jugement que l'Académie fut obligée de prononcer entre-Corneille et Scudéri, et qu'elle intitula modestement. Sentiments de l'Académie sur le Cid, j'ose dire que jamais on ne s'est conduit avec plus de noblesse, de politesse et de prudence, et que jamais on n'a jugé avec plus de goûl'. Rien n'était plus noble que de rendre justice aux beautés du Cid malgré la volonté décidée du maître du royaume.

« La politesse avec laquelle elle reprend les défauts est égale à celle du style ; et il y eut une très-grande prudence à se conduire de façon que ni le cardinal, ni Corneille, ni même Scudéri, n'eurent au fona sujet de se plaindre. » VOLT.

■ Ce fut Chapelain, poète sj^lécrie-îfepujs la publication de son poëme héroïque ml\\xAètt^fy^e\ïï Orleam, mais critique d'assez de goût, qui Tèiigm.ltf-Sèntiments'ldeiiAcadémie sur le Cid. 7 Ax, ' ~ S>\