Rappel de votre demande:


Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 103 sur 103

Nombre de pages: 103

Notice complète:

Titre : Polyeucte, martyr, tragédie chrétienne par P. Corneille

Auteur : Corneille, Pierre (1606-1684). Auteur du texte

Éditeur : Dezobry, E. Magdeleine et Cie (Paris)

Date d'édition : 1851

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb121607761

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb302718567

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : In-12, paginé 315-412

Format : Nombre total de vues : 103

Description : [Polyeucte (français)]

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5459424x

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, YF-6642

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 23/12/2008

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 96%.


Librairie de Cl*. B>EïiAG»AVE et C*

78, rue de^ Écoles, 1$,

THÉÂTRE CLASSIQUE.

POLYEUGTE

MARTYR,

PAR P. CORNEILLE,

Avec l'examen de l'auteur,

LES VARIANTES, UN CHOIX DE NOTES DE TOUS LES COMMENTATEURS,



POLYEUCTE

MARTYR

TItÀGÉDIB CHRÉTIENNE

ÏAtt F. COB.KTEIZ.X.E

PARIS

ANCIENNE MAISON DEZOBRY , E. MAGOELEINE ET Gie

CH. DELAGRAVE ET Gie, LIBRAIRES - ÉDITEURS

RDE DES ÉCOLES, 78

près du Musée de Cluny et do la Sorbonne.


REPRÉSENTÉE EN i640. Age de Corneille, 34 ans.

Polyeucte obtint un très-grand succès. Cette belle tragédie fit comprendre que le théâtre pouvait aussi donner des enseignements utiles, et ce fut après ses représentations que parut une Déclaration du roi Louis XIH au sujet des comédiens, du 16 avril 1641, où on lit ce passage remarquable : « Eu cas que « les dits comédiens règlent tellement les actions du théâtre, « qu'elles soient du tout exemptes d'impureté, nous voulons « que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuci pies de diverses occupations mauvaises, ne puissent leur « être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le « commerce public. »

Polyeucte ne fut imprimé qu'en 1644, quatre ans après la première représentation. J*\

PiRIS. — J. ctAYE, IMPRIMEUR, RDE SAINT-BENOiT, 7.


,A LA ■ ^REÏNÉ,.RÉGENTE *.

. '_".'' MADAME, "'

Quelque conrioissanoe que j'aie de ma foiblesse, quelque profond respect qu'imprime Votre Majesté dans les âmes de ceux qui l'approchent 1, j'avoue que je me jette a ses pieds sans timidité et sans défiance, et que je me tiens assuré de lui plaire, parce que je suis assuré de lui parler de ce qu'elle aime le mieux. Ce n'est qu'une pièce de théâtre que jo lui présente, mais qui ['entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si, haute, que l'impuissance- de l'artisan ne la peut ravaler ; et votre Ame royale se plaît trop à cette sorte d'entretien, pour s'offenser des défauts d'un ouvrage on elle rencontrera les délices de son'coeui'. C'est parla; SÎABAME, que j'espère obtenir de Votre Majesté le pardtin du longtemps que j'ai attendu à lui rendre cette sorte d"hommage. Toutes les fois que j'ai mis sur no: tre scène' des vertus morales ou politiques, j'en ai-tou^ jours crû les tableaux trop peu dignes de paraître devant elle, quand j'ai considéré qu'avec quelque soin que je lés pusse choisir dans' l'histoire, et quelques ornements dont l'artifice les pût enrichir, elle en voyoit

* Anne d-Autriche, veuve de Louis XUï, et déclarée régenté.en 1643, pendant la minorité de son fils. Louis XIV.


346 ÉMTRE.

de plus grands exemples dans elle-même. Pour rendra les choses proportionnées, il falloit aller à la plus baute espèce, et n'entreprendre pas de rien offrir de cette nature à une Reine très-chrétienne, et qui l'est beaucoup plus encore par ses actions que par son titre, S> moins que de lui offrir un portrait des vertus chrétiennes dont l'amour et la gloire de Dieu formassent les plus beaux traits, et qui rendit les plaisirs qu'elle y pourra prendre aussi propres à exercer sa piété qu'à délasser son esprit. C'est à cette extraordinaire et admirable piété, MADAME , que la France est redevable des bénédictions qu'elle voit tomber sur les premières armes de son Roi ; les heureux succès qu'elles ont obtenus en sont "les rétributions ; datantes, et des coups du ciel, qui répand abondamment sur tout le royaume les récompenses et les grâces que Votre Majesté a méritées. Notre perte sembioit infaillible après celle de notre grand monarque; toute l'Europe avoit déjà pitié de nous, et s'imaginoii .™ue nous nous allions précipiter dans un extrême désordre , parce qu'elle nous voyoit dans une extrême désolation : cependant la prudence et les soins de Votre Majesté, les bons conseils qu'elle a pris, les grands courages qu'elle a choisis pour les exécuter, ont agi si puissamment dans tous les Desoins de l'État, que cette première année de sa régence a non-seulement égalé les plus glorieuses années de l'autre règne, mais a même effacé, par la prise de Thionville , le souvenir du malheur qui, devant ses murs, avoit interrompu une si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse emporter au ravissemen' que me donne celte pensée, et que je m'écrie dans ce transport :


ÉPITRE. 3i"i

Que vos soins, grande reine, enfantent de miracles t Bruxelles et Madrid en sont tout interdits ; . El si notre Apollon ne les avoit prédits , J'aurois moi-même osé douter de ses oracles.

Sons vos commandements on force tous obstacles ; On porte l'épouvante aux coeurs les plus hardis, Et par des coups d'essai vos Etals agrandis Des drapeaux ennemis font d'illustres spectacles.

La victoire elle-même accourant à mon roi, Et mettant à ses pieds Thionville et Rocroi, Fait retentir ces vers sur les bords de la Seine :

France, attends tout d'un régne ouvert en triomphant.

Puisque lu vois déjà les ordres de ta reine

Faire un foudre en tes mains des armes d'un enfant.

Il ne faut point douter que des commencements si merveilleux ne soient soutenus par des progrès encore plus étonnants. Dieu ne laisse point ses ouvrages imparfaits; il les achèvera, MADAME, et rendra non-seulement la régence de Votre Majesté, mais encore toute sa vie,, un enchaînement continuel de prospérités. Ce sont les voeux de toute la France, et ce sont ceux que fait avec plus de zèle.

MADAME ,

OE VOTRE MAJESTÉ

Le très-humble, très-obéissant, al très-fidèle serviteur et sujet,

CORNEILLE. 18.


34 8 ADKËGÉ DU MARTYRE

ABREGE

DU MARTYRE DE SAINT POLYEUCTE,

Écrit par Simèon Métaphraste, ot rapporté par Surius '.

L'ingénieuse tissure des fictions avec la vérité, où consiste le plus beau secret de la poésie, produit d'ordinaire deux sortes d'effets, selon la diversité des esprits qui la voient. Les uns se laissent si bien persuader à cet enchaînement, qu'aussitôt qu'ils ont remarqué quelques événements véritables, ils s'imaginent la même chose des motifs qui les fonlnaître et des circonstances qui les accompagnent; les autres, mieux avertis de notre artifice, soupçonnent de fausseté tout ce qui n'est pas de leur connaissance : si bien que, quand nous traitons quelque histoire écartée dont ils ne trouvent rien dans leur souvenir, ils l'attribuent tout entière à l'effort de notre imagination, el la prennent pour une aventure de roman. ■

L'un et l'autre de ces effets serait dangereux en cetterencontre : il y va de la gloire de Dieu, qui se plaît dans celle des saints, dont la mort si précieuse devant ses yeux ne doit pas passer pour fabuleuse devant ceux des hommes. Au lieu de sanctionner notre théâtre par

' Vita Sanctorum, t. I, 9 janvier. — MÉTAPIIIUSTE, né à Censtantinople, pendant le dixième siècle, a paraphrasé les vies des saints, restées jusqu'alors éparses dans les églises et les monastères.—SURIUS (Laurent), né à Lubecken 1522, se fit religieux dans la chartreuse de Cologne, et y mourut en 157S. Il entreprit une collection de la Fie des Sai)Us, écrite en latin, qui obtint beaucoup de succès. Elle forme 6 volumes in-folio ; mais une mort prématurée empêcha Surius d'aller au-delà du 3' volume. Le P. Mosanùer, son confrère, la termina


DE SAINT POLYEUCTE. 519

sa représenlation, nous y profanerions la sainteté de leurs souffrances, si nous permettions que la crédulité des uns et la défiance des autres, également abusées par ce mélange, se méprissent également en la vénération qui leur est due, et que les premiers la rendissent mal à propos à ceux qui ne la méritent pas, pendant que les autres la dénieroient à ceux à qui elle appartient.

Saint Polyeucte est un martyr dont, s'il m'est permis de parler ainsi, beaucoup ont plutôt appris le nom à la comédie qu'à l'église. Le Martyrologe romain en fait mention sur le 13 de février, mais en deux mots, suivant sa coutume ; Baronius ', dans ses Annales, n'en dit qu'une ligne ; le seul Surius, ou plutôt Mosander 2, qui l'a augmenté dans les dernières impressions, en rapporte la mort assez au long sur le neuvième de janvier : et j'ai cru qu'il éloit de mon devoir d'en mettre ici l'abrégé. Comme il a été à propos d'en rendre la représentation agréable, afin que le plaisir pût insinuer plus doucement l'utilité, et lui servir comme de véhicule pour la porter dans l'âme du peuple, il est juste aussi de lui donner cette lumière pour démêler la vérité d'avec ses ornements, et lui faire reconnoitre ce qui lui doit imprimer du respect comme saint, et ce qui doit seulement le divertir comme industrieux. Voici donc ce que ce dernier nous apprend :

Polyeucte et Néarque étoient deux cavaliers étroitement liés ensemble d'amitié; ils vivoient en l'an 250,

1 lUnormis (César), né à Sora en 1538, mort en 1607, fut supérieur de l'ordre de l'Oratoire, puis cardinal. Il s'illustra par la publication d'un grand ouvrage intitulé Annales ecclesiastici, en 12 volumes in-folio, qu'il entreprit pour présenter l'histoire ecclésiastique sous son véritable jour. L'ouvrage est infiniment utile, malgré beauroup d'erreurs, et il a le degré d'exactitude qu'on peut exiger d'un homme qui s'engage seul, etle premier, dans une aussi vaste entreprise.

• Voyez la seconde partie de la note de la page précédente.


320 ABREGE DU MARTYRE

sous l'empire de Décius 1; leur demeure étoit dans Mélitène 2, capitale d'Arménie; leur religion différente, Néarque étant chrétien, et Polyeucte suivant encore la secte des gentils, mais ayant toutes les qualités dignes d'un, chrétien, et une grande inclination à le devenir. L'empereur ayant fait publier un édit, trèsrigoureux contre les chrétiens, cette publication donna un grand trouille à Néarque, non pour la crainte des supplices dont il étoit menacé, mais pour l'appréhension qu'il eut que leur amitié ne souffrit quelque séparation ou refroidissement par cet édit, vu les peines qui y étaient proposées à ceux de sa religion , et les honneurs promis à ceux du parti contraire ; il en conçut un si profond déplaisir, que son ami s'en aperçut; et l'ayant obligé de lui en dire la cause, il prit de là occasion de lui ouvrir son coeur : « Ne craignez point, lui dit-il, que l'édit de l'empereur nous désunisse ; j'ai vu celle nuit le Christ que vous adorez; il m'a dépouillé d'une robe sale pour me revêtir d'une autre toute lumineuse, et m'", fait monter sur un cheval ailé pour le suivre : cette ision m'a résolu entièrement à faire ce qu'il y a longtemps que je médite ; le seul nom de chrétien me manque; et vous-même, toutes les fois que vous m'avez parlé de votre grand Messie, vous avez pu remarquer que je vous ai toujours écouté avec respect; et quand vous m'avez lu sa vie et ses enseignements, j'ai toujours admiré la sainteté de ses actions et de ses discours. 0 Néarque ! si je ne me croyois pas indigne d'aller à lui sans être initié de ses mystères et avoir reçu la grâce de ses sacrements, que vous verriez éclater l'ardeur que j'ai de mourir pour sa gloire et le

' Ce prince parvint à l'empire l'an 249 de J.-C., et mourut l'an 2i>l. Avec de belles qualités, il déshonora son règne par une violente persécution contre les chrétiens.

* Auj. Malatia, ville du pachalick de Marach, dans l'Asie Mineure. ( Voy. le Précis de géographie historiq. universelle d e Barberet et Magin. )


DE SAINT POLYEUCTE. 524

soutien de ses éternelles vérités! » Néarque l'ayant éclairci sur l'illusion du scrupule où il étoit par l'exemple du bon larron , qui en un moment mérita le ciel, bien.qu'il n'eût pas reçu le baptême; aussitôt notre martyr, plein d'une sainte ferveur , prend l'édit de l'empereur, crache dessus, et le déchire en morceaux qu'il jette au vent ; et, voyant les idoles que le peuple lortoil; sur les autels pour les adorer, il les arrache à ceux qui les portoient,, les brise contre terre, et les foule aux pieds, étonnant tout le monde et son ami même par la chaleur de ce zèle qu'il n'avoit pas espéré.

Son beau-père Félix, qui avoit la commission de l'empereur pour persécuter les chrétiens, ayant vu luimême ce qu'avoit fait son gendre, saisi de douleur de voir l'espoir et l'appui de sa famille perdus, tâche d'ébranler sa constance , premièrement par de belles paroles, ensuite par des menaces, enfin par des coups qu'il lui fait donner par ses bourreaux sur tout le visage: mais, n'en ayant pu venir à bout, pour dernier effort il lui envoie sa fille Pauline, afin de voir si ses larmes n'auroient point plus de pouvoir sur l'esprit d'un mari que n'avoient eu ses artifices et ses rigueurs. Il n'avance rien davantage par là ; au contraire, voyant que sa fermeté convertissoit beaucoup de païens, il le condanine à perdre la tête. Cet arrêt fut exécuté sur l'heure; et le saint martyr, sans autre baptême que de son sang, s'en alla prendre possession de la gloire que Dieu a promise à ceux qui renonceroient à eux-mêmes pour l'amour de lui.

Voilà en peu de mots ce qu'en dit Surius : le songe de Pauline , l'amour de Sévère, le baptême effectif de Polyeucte, le sacrifice pour la victoire de l'empereur, •a dignité de Félix que je fais gouverneur d'Arménie, la mort de Néarque, la conversion de Félix et de Pauline , sont des inventions et des embellissements de théâtre. La seule victoire de l'empereur contre les Per-


322 EXPOSITION DU SUJET DE POLYEUCTE.

ses a quelque fondement dans l'histoire; et, sans chercher d'autres auteurs, elle est rapportée pat* M.'Coeffe,teau'dans son Histoire romaine; mais il ne dit p'as, ni qu'il leur imposa tribut, ni qu'il envoya faire des sacrifices de remerciement en Arménie.

Si j'ai ajouté ,ces incidents et ces particularités selon l'art ou non, les savants en jugeront; mon but ici n'est pas de les justifier, mais seulement d'avertir le lecteur de ce qu'il en peut croire.

EXPOSITION

DU SUJET DE POLYEUCTE.

Le sujet de Polyeuete est des plus simples : c'est le sacrifice qu'un chrétien, nouvellement converti, fait des honneurs qui lui sont réserves! d'une femme qu'il aime, et de sa propre vie, . pour confesser la vraie religion.

Félix, gouverneur de l'Arménie pour l'empereur Décie, a marié sa fille Pauline à Polyeucte, jeune seigneur du pays, illustre - par sa haute position et sa noblesse. Avant d'épouser Polyeucte, Pauline avait connu à Rome Sévère, jeune Romain noble et vertueux, favori de Décie, et avait éprouvé pour lui une vive affection. La mission de Félix en Arménie sépara Pauline de Sévère ; elle cessa de le voir sans l'oublier tout à fait, et n'accepta Polyeucte pour époux qu'avec une sorte de regret, pour obéir à son père, et déterminée aussi par le bruit de lar mort de Sévère, qu'on disait tué sur un champ de bataille. Il u',y a que quinze jours que Pauline est mariée, lorsqu'elle fait un songe effrayant : elle a vu d'une part Sévère sur un chai- do triomphe, et de l'autre, Polyeucte au milieu d'une assemblée

1 Savant dominicain né à Sainl-Calais, en 1574, etmortà Paris en 1623. Il écrivit, entré autres-ouvrages, une Histoire de l'empire romain, depuis Augure jusqu'à Constantin: Cette composition fort médiocre est à peu prés oubliée.


EXPOSITION DU SUJET DE POLYEUCTE. 323

de chrétiens, percé d'un poignard par Félix. Elle est encore toute troublée de ce songe, lorsqueFélixlui annonce que Sévère n'a pas p'éri, comme on l'avait cru généralement, et qu'il arrive à Mélilène. II espère trouver Pauline encore libre, et vient pour la demander de nouveau en mariage. Il apprend avec douleur qu'elle à épousé Polyeucte. Néanmoins il désire l'entretenir; Pauline le reçoit, lui témoigne toute l'estime affectueuse qu'elle conserve encore pour lui, et l'engage à ne plus la voir désormais.

Cependant Néarque, seigneur arménien converti au christianisme', a fait partager sa loi à Polyeucte, et le jour même l'a faitbaptiser. Le néophyte brûle de se signaler pour la religion du vrai Dieu. Une occasion se présente : on va faire un grand sacrifice en l'honneur des victoires de l'empereur Décie, Polyeucte s'y rend avec Néarque, et tous deux, animés d'une sainte ardeur, troublent le sacrifice, renversent les images des faux dieux, et lacèrent un édit de persécution, récemment publié par l'empereur contre les chrétiens. On les arrêle. Félix, indigné de la conduite de son gendre, l'aime cependant encore, et voudrait le sauver, en lui faisant abjurer ce qu'il appelle son erreur. Il lente d'abord de l'effrayer par la mort de Néarque, qu'il fait supplicier presque immédiatement. Hais Polyeucte, loin d'être effrayé, envie le sort de son ami, et ne se montre que plus ferme dans sa foi nouvelle. 11 n'est louché ni des prières, ni des menaces de Félix, ni des larmes, ni des supplications de Pauline, ni des instances de Sévère, qui va demander à Félix la grâce de ce magnanime confesseur de Jésus-Christ. Alors le gouverneur se voit obligé de le livrer au martyre. Polyeucte meurt ; mais à peine a-t-il achevé de verser son sang pour la confession de sa foi, qu'un rayon de la grâce céleste illumine Pauline et Félix, qui abjurent aussi le CUHP des faux dieux.


2UUurs.

FELIX, sénateur romain, gouverneur d'Arménie. POLYEUCTE, seigneur arménien, gendre de Félix. SÉVÈRE, chevalier romain, favori de l'empereur Décie' NÉARQUE, seigneur arménien, ami de Polyeucte. PAULINE, fille de Félix, et femme de Polyeucte. STRATONICE, confidente de Pauline. ALBIN, confident de Félix. FililAN, domestique de Sévère CLÉON, confident de Félix.

TROIS GARDES.

Lu scène est d Mtlilène ', capitale d'Arménie, dans le palais de Félix'.

1 Vo)ez ci-dessus, page 320, note l. * Ibid., note 2. '

1 OanB une salle ou antîcliambro commune aux appartements iâtix et de sa fille. L'action se passe vers l'an 2S0 de J.-C.


POLYEUCTE,

MARTYR.

ACTE I. «s»

SCÈNE I.

POLYEUCTE, NÉARQUE.

NÉARQUE.

Quoi! vous vous arrêtez.aux songes d'une femme: De si foibles sujets troublent cette grande âme! Et ce coeur tant de fois dans la guerre éprouvé S'alarme d'un péril qu'une femme a rêvé !

POLYEUCrE.

Je sais ce qu'est un songe, et le peu de croyance Qu'un homme doit donner à son extravagance, Qui d'un amas confus des vapeurs de la nuit Forme de vains objets que le réveil détruit; Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'une femme; Vous ignorez quels droits elle a sur toute l'àme ' Quand, après un long temps qu'elle a su nous charmer, Les flambeaux de l'hymen viennent de s'allumer. Pauline, sans raison dans la douleur plongée, Craint et croit déjà voir ma mort qu'elle a songée; Elle oppose ses pleurs au dessein que je fais, Et tâche à m'empêcher de sortir du palais.

' Le mot (ouïe est inutile et fait languir le vers ; une vaine ijpilhète affaiblit toujours la diction et la pensée. VOLT. \AB. Hl le lotte pouvoir qu'elle prend sur une âme.

19


526 POLYEUCTE , '.

Je méprise sa crainte, et je cède à ses larmes;

Elle me fait pitié sans me donner d'alarmes ;

El mon coeur, attendri sans être intimidé,

N'ose déplaire aux yeux dont ii est possédé 1.

L'occasion, Néarque, est-elle si pressante

Qu'il faille être insensible aux soupirs d'une amante

Par un peu de remise épargnons son ennui,

Pour faire en plein repos ce qu'il trouble aujourd'hui'.

NÉARQUE.

Avez-vous cependant une pleine assurance D'avoir assez de vie, ou de persévérance ? Et Dieu qui tient votre âme et vos jours dans sa main, Promet-il à vos voeux de le pouvoir demain 3? Il est toujours tout juste et tout bon ; mais sa grâce Ne descend pas toujours avec même efficace; Après certains moments que perdent nos longueurs Elle quitte ces traits qui pénètrent les coeurs; Le nôtre s'endurcit, la repousse, l'égaré : Le bras qui la versoit en devient plus avare*, Et cette sainte ardeur qui doit porter au bien Tombe plus rarement, ou n'opère plus rien 5 *

' Expression impropre, vicieuse; on ne peut dire, être possédé des yeux. VOLT,

' VAB. Remettons ce dessein qui l'accable d'ennui.

Nous le pourrons demain aussi bien qu'aujourd'hui.

' VAB. Oui ; mais où prenez-vous l'infaillible assurance

Ce Dieu qui tient votre âme et vos jours en sa main, Vous a-t-il assuré du pouvoir de demain ? Est-ce Dieu qui promet de le pouvoir demain, ou quipromet que Polyeucte le pourra ? VOLT.

— Comme la puissance de Dieu ne peut pas être mise en doute, il est évident que pouvoir se rapporte à Polyeucte. ' VAR. Le bras qui la versoit s'arrête et se courrouce ;

Moire coeur s'endurcit et sa pointe s'émousse. • VAB. Et cette sainte ardeur qui nous emporte au bien Tombe sur un rocher, el n'opère.plus rien.


fv. 37.] ACTE I, SCÈNE I. 327

Celle qui vous pressoït de courir au baptême, Languissante déjà; cesse;d'être la même, Et, pour quelques soupirs qu'on vous a fait ouïr, Sa flamme se dissipe, et va s'évanouir.

POLYEUCTE.

Vous me connoissez mal : la même ardeur me brû!e. Et le désir s'accroît quand l'effet se recule. Ces pleurs, que je regarde avec un oeil d'époux, Me laissent dans le coeur aussi chrétien que vous; Mais, pour en recevoir le sacré caractère Qui lave nos forfaits dans une eau salutaire, Et qui, purgeant notre âme, et dessillant nos yeux', ,Nous rend le premier droit que nous avions aux cieux Bien que je le préfère aux grandeurs d'un empire 5, Comme le bien suprême el le seul où j'aspire, Je crois, pour satisfaire un juste el saint amour, Pouvoir un peu remettre, et différer d'un jour.

NÉARQUE.

Ainsi du genre humain l'ennemi vous abuse : Ce qu'il ne peut de force, il l'entreprend de ruse. Jaloux des bons desseins qu'il tâche d'ébranler, Quand il ne les peut rompre, il pousse à reculer ; D'obstacle sur obstacle il va troubler le vôtre, Aujourd'hui par des pleurs, chaque jour par quelque Et ce songe rempli de noires visions 1 [autre 3

N'est que le coup d'essai de ses illusions : Il met tout en usage, et prière, et menace ; Il attaquo toujours, et jamais ne se lasse ;

' VAB. Et d'un rayon divin nous dessillant les yeux.

' VAB. Quoique je le préfère aux grandeurs d'un empire.

* Après par des pleurs, i\ fallait spécifier un aulre obstacle. Chaque jour par quelque autre : il semble que ce soit par qaelctue autre pleur. Le sens est clair à la vérité, mais* la phrase no l'est pas. VOLT.

' VAB. Ce songe si rempli de noires visions.


328 POLYEUCTE. [v. 63.]

Il croit pouvoir enfin ce qu'encore il n'a pu, Et que ce qu'on diffère est à demi rompu.

Rompez ces premiers coups; laissez pleurer Pauline. Dieu ne veut point d'un coeur où le monde domine ', Qui regarde en arrière, et, douteux en son choix, Lorsque sa voix l'appelle, écoute une aulre voix.

POLYEUCTE.

Pour se donner à lui faut-il n'aimer personne ?

NÉARQUE.

Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il 't'ordonne ; Mais, à vous dire tout, ce Seigneur des seigneurs 2 Veut le premier amour et les premiers honneurs. Comme rien n'est égal à sa grandeur suprême, Il faut ne rien aimer qu'après lui, qu'en lui-même, Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang, Exposer pour sa gloire et verser tout son sang. Mais que vous êtes loin 'de cette ardeur parfaite 5 Qui vous est nécessaire, et que je vous souhaite! Je ne puis vous parler que les larmes aux yeux. Polyeucte, aujourd'hui qu'on nous hait en tous lieux, Qu'on croit servir l'État quand on nous persécute, Qu'aux plus âpres tourments un chrétien est en bulle, Comment en pourrez-vous surmonter les douleurs, Si vous ne pouvez pas résister à des pleurs?

POLYEUCTE.

Vous ne m'étonnez point; la pitié qui me blesse Sied bien aux plus grands coeurs, et n'a point de foi[blesse

foi[blesse Sur mes pareils, Néarque, un bel oeil est bien fort: Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort ; El s'il faut affronter les plus cruels supplices, Y trouver des appas, en faire mes délices,

1 VAR. Dieu ne veut point d'un coeur que ie monde domine. ' VAR. Mais ce grand itoi des rois, ce Seigneur des seigneurs^ * VAB. Mais que vous êtes loin de cette amour parfaite. 4 VAB. Est grandeur de courage aussi lit que foiblease.


[V. 91.] ACTE I, SCÈNE IL 529

Votre Dieu, que je n'ose encor nommer le mien, M'en donnera la force en me faisant chrétien

NÉARQUE.

Hâlez-vous donc de l'être.

POLYEUCTE.

Oui, j'y cours, cher Néarque; Je brûle d'en porter la glorieuse marque. Mais Pauline s'afflige, et ne peut consentir, Tant ce songe la trouble, à me laisser sortir.

NÉARQUE.

Votre retour pour elle en aura plus de charmes ; Dans une heure au plus tard vous essuierez ses larmes; Et l'heur de vous revoir lui semblera plus doux, Plus elle aura pleuré pour un si cher époux. Allons, on nous attend.

POLYEUCTE.

Apaisez donc sa crainle ', Et calmez la douleur dont son âme est atteinte. Elle revient.

NÉARQUE.

Fuyez.

POLYEUCTE.

Je ne puis.

NÉARQUE.

Il le faut ; Fuyez un ennemi qui sail votre défaut, Qui le trouve aisément, qui blesse par la vue, Et dont le coup mortel vous plaît quand il vous tue.

SCÈNE II.

POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE.

POLYEUCTE.

Fuyons, puisqu'il le faut. Adieu, Pauline, adieu. Dans une heure au plus tard je reviens en ce lieu.

1 On apaise la colère, et non la crainte. VOLT.


530 POLYEUCTE. [v. 109.']

PAULINE.

Quel sujet si pressant à sortir vous convie? Y va-t-il de l'honneur? y va-t-il de la vie?

POLYEUCTE.

Il y va de bien plus.

PAULINE.

Quel est donc ce secret ?

POLYEUCTE.

Vous le saurez un jour : je vous quitte a regret; Mais enfin il le faut.

PAULINE.

Vous m'aimez?

POLYEUCTE.

Je vous aime, Le ciel m'en soit témoin, cent fois plus que moi-même; Mais...

PAULINE.

Mais mon déplaisir ne vous peut émouvoir ! Vous avez des secrets que je ne puis savoir! Quelle preuve d'amour! Au nom de Phyménée, Donnez à mes soupirs cette seule journée.

POLYEUCTE.

Un songs vous fait peur?

PAULINE.

Ses présages sont vains, Je le sais; mais enfin je vous aime, et je crains.

POLYEUCTE. Ne craignez rien de mal pour une heure d'absence. Adieu : vos pleurs sur moi prennent trop de puissance; Je sens déjà mon coeur prêt à se révolter, St ce n'est qu'en fuyant que j'y puis résister.


{T. ^§5.] ACTE I, SCÈNE III. 35i

SCÈNE III.

PAWLIÎSE, STRATONICE.

PAULINE.

Va, néglige mes pleurs, cours, et te précipite Au-devant de la mort que les dieux m'ont prédite; Suis cet agent fatal de tes mauvais destins, Qui peut-être te livre aux mains des assassins.

Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous sommes Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes 1; Voilà ce qui nous reste, et l'ordinaire effet [fait.

De l'amour qu'on nous offre, et des voeux qu'on nous Tant qu'ils ne sont qu'amants nous sommes souveraines, Et jusqu'à la conquête ils nous traitent en reines ; Mais après l'hyménée ils sont rois à leur tour.

STRATONICE.

Polyeucte pour vous ne manque point d'amour;.

S'il ne vous traite ici d'entière confidence 2, ,.

S'il part malgré vos pleurs, c'est un trait de prudence;

Sans vous en affliger, présumez avec moi

Qu'il est plus à propos qu'il vous cèle pourquoi ;

Assurez-vous sur lui qu'il en a juste cause.

Il est bon qu'un mari nous cache quelque chose,

Qu'il soit quelquefois libre, et ne s'abaisse pas

A nous rendre toujours compte de tous ses pas :

On n'a tous deux qu'un coeur qui sent mêmes traverses;

Mais ce coeur a pourtant ses fondions diverses,

Et la loi de J'hymen qui vous tient assemblés*

N'ordonne pas qu'il tremble alors que vous trembles :

' VAR. Voilà, ma Stratonice, en ce siècle où nous sommes. Notre empire absolu sur les esprits des hommes.

* Cela n'est pas français ; .c'est un barbarisme de phrase VOLT.

. ' Le mot propre est unis, on ne peut se servir de celui d'assembler qae pour plusieurs oersonues. IBID.


332 POLYEUCTE. [v. 149.]

Ce qui fait vos frayeurs ne peut le mettre en peine ; • Il est Arménien, et vous êtes Romaine, Et vous pouvez savoir que nos deux nations N'ont pas sur ce sujet mêmes impressions. Un songe en notre esprit passe pour ridicule, Il ne nous laisse espoir, ni crainte, ni scrupule; Mais il passe dans Rome avec autorité Pour fidèle miroir de la fatalité 1.

PAULINE.

Quelque peu de crédit que chez vous il obtienne 2, Je crois que ta frayeur égaleroit la mienne, Si de telles horreurs t'avoient frappé l'esprit, Si je t'en avois fait seulement le récit.

STRATONICE.

A raconter ses maux souvent on les soulage 3

PAULINE.

Écoute; mais il faut te dire davantage,

Et que , pour mieux comprendre un si triste discours,

Tu saches ma foiblesse et mes autres amours :

Une femme d'honneur peut avouer sans honte

Ces surprises des sens que la raison surmonte;

Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclafe la vertu,

Et l'on doule d'un coeur qui n'a point combattu.

Dans Rome, où je naquis, ce malheureux visage D'un chevalier romain captiva le courage, Il s'appeloit Sévère : excuse les soupirs Qu'arrache encore un nom trop cher à mes désirs.

STRATONICE.

Est-ce lui qui naguère, aux dépens de sa vie, Sauva des ennemis votre empereur Décie,

1 On dit bien miroir de l'avenir, parce qu'on est supposé voir l'avenir comme dans un miroir ; mais on ne peut dire miroir de la fatalité, parce que ce n'est pas cette fatalité qu'on voit, mais les événements qu'elle amène. VOLT.

' VAR. Le mien est bien étrange, et, quoique Arménienne.

1 II faut en racontant, et non à raconter. IBID.


: [V. 173.] ACTE I, SCÈNE 111. 333

■Qui leur tira mourant la victoire des mains, : Et fit tourner le sort des Perses aux Romains? Lui, qu'entre tant de morts immolés à son maître, On ne put rencontrer, ou du moins reconnoître; A qui Décie enfin pour des exploits si beaux Fit si pompeusement dresser de vains tombeaux !

PAULINE.

Hélas! c'étoit lui-même, et jamais notre Rome N'a produit plus grand coeur, ni vu plus honnêle homPuisque tu le connois, je ne t'en dirai rien. [me. Je l'aimai, Stratonice ; il le méritoit bien. Mais que sert le mérite où manque la fortune? L'un étoit grand en lui, l'autre foible et commune; Trop invincible obstacle, et dont trop rarement Triomphe auprès d'un père un vertueux amant !

STRATONICE.

La digne occasion d'une rare constance!

PAULINE.

Dis plutôt d'une indigne et folle résistance. Quelque fruit qu'une fille en puisse recueillir, Ce n'est une vertu que pour qui veut faillir.

Parmi ce grand amour que j'avois pour Sévère 1, J'atlendois un époux de la main de mon père ; Toujours prête à le prendre; et jamais ma raison N'avoua de mes yeux l'aimable trahison : Il possédoit mon coeur, mes désirs, ma pensée; Je ne luicachois point combien j'étois blessée ; Nous soupirions ensemble et pleuriom nos malheurs ; Mais au lieu d'espérance il n'a voit que des pleurs ; Et, malgré des soupirs si doux, si favorables, Mon père et mon devoir étoient inexorables. Enfin je quittai Rome et ce parfait amant, Pour suivre ici mon père en son gouvernement ;

1 Parmi ce grand amour est un solécisme. Parmi demanda toujours un pluriel on un nom collectif. VOLT.

19..


334 POLYEUCTE. {y. 205.]

Et lui, désespéré, s'en alla dans l'armée Chercher d'un beau trépas l'illustre renommée 1. Le reste, tu le sais. Mon abord en ces lieux Me fit voir Polyeucte, et je plus à ses yeux; Et comme il est ici le chef de la noblesse, Mon père fut ravi qu'il me prît pour maltresse, Et par son alliance il se crut assuré D'être plus redoutable et plus considéré ; Il approuva sa flamme, et conclut l'hyménée ; Et moi, comme à son lit je me vis destinée. Je donnai par devoir à son affection . Tout ce que l'autre avoit par inclination. Si lu peux en douter, juge-le par la crainte Dont en ce triste jour tu me vois l'âme atteinîe.

STRATONICE.

Elle fait assez voir à quel point vous l'aimez 2. Mais quel songe, après tout, tient vos sens alarmés?

PAULINE.

Je l'ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère, La vengeance à la main, l'oeil ardent de colère : H n'étoil point couvert de ces tristes lambeaux Qu'une ombre désolée emporte des tombeaux ; Il n'étoit point percé de ces coups pleins de gloire Qui, retranchant sa vie, assurent sa mémoire; Il sembloit triomphant, et tel que sur son char Victorieux dans Rome entre noire César. Après un peu d'effroi que m'a donné sa vue, . « Porte à qui tu voudras la faveur qui m'est due, « Ingrate, m'a-t-ïl dit, et, ce jour expiré, « Pleure à loisir l'époux que tu m'as préféré. » A ces mots j'ai frémi, mon âme s'est troublée; Ensuite des chrétiens une impie assemblée,

1 La renommée ne convient point à trépas: ce mol ne regarde jamais que la personne, parce que renommée vient de nom; la renommée d'un guerrier; la gloire d'un trépas: mais la poésie permet ces licences. VOLT.

' VAB. Je voi? que vous l'aimez autant qu'on peut faimêr.


[v. 235.] ACTE I,. SCÈNE m. 335.

Pour avancer, l'effet de ce discours fatal, A jeté Polyeucte aux pieds de son rival. Soudain à son secours j'ai réclamé mon père; Hélas ! c'est de .tout point ce qui me désespère J'ai vu mon père même un poignard à la main Entrer le bras levé pour lui percer le sein : Là, ma douleur trop forle a brouillé ces images ; . Le sang de Polyeucte a satisfait leurs rages. Je ne sais ni comment ni quand ils l'ont tué, Mais je sais qu'à sa mort tous ont contribué. Voilà quel est mon songe '.

STRATONICE.

Il est vrai qu'il est triste ; Mais il faut que votre âme à ces frayeurs résiste : La vision de soi peut faire quelque horreur, Mais non pas vous donner une juste terreur, [un père, Pouvez-vous craindre un mort, pouvez-vous craindre Qui chérit votre époux, que votre époux révère, Et dont le juste choix vous a donnée à lui Pour s'en faire en ces lieux un ferme et sûr appui ?

PAULINE.

Il m'en a dit autant, et rit de mes alarmes; [mes, Mais je crains des chrétiens les complots et les charEt que sur mon époux leur troupeau ramassé Ne venge tant de sang que mon père a versé.

STRATONICE.

Leur secte est insensée, impie, et sacrilège,

Et dans son sacrifice use de sortilège ;

Mais sa fureur ne va qu'à briser nos autels;

Elle n'en veut qu'aux dieux, et non pas aux mortels.

Quelque sévérité que sur eux on déploie,

Ils souffrent sans murmure, et meurent avec joie ;

1 Ce songe de Pauline est un peu horsd'oeuvre, maiscen'esi point du tout un défaut choquant; il y a de l'intérêt et du pathétique. Il n'a pas l'extrême mérite de celui A'Athalie, qui fait le noeud de la pièce, il a celui de Camille (dans Horace), il prépare. VOLT


336 POLYEUCTE. [v. 263.]

Et depuis qu'on les traite en criminels d'État, On ne peut les charger d'aucun assassinat.

PAULINE.

Tais-toi, mon père vient.

SCÈNE IV.

FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE.

FÉLIX.

Ma fille, que ton songe En d'étranges frayeurs ainsi que toi me plonge! Que j'en crains les effets qui semblent s'approcher!

PAULINE.

Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher * ?

FÉLIX.

Sévère n'est point mort 2.

PAULINE.

Quel mal nous fait sa vie?

FÉLLX.

Il est le favori de l'empereur Décie.

PAULINE.

Après l'avoir sauvé des mains des ennemis, L'espoir d'un si haut rang lui devenoit permis ; Le destin, aux grands coeurs si souvent mal propice, Se résout quelquefois à leur faire justice.

FÉLIX

Il vient ici lui-même.

PAULINE.

Il vient!

FÉLIX.

Tu le vas voir.

PAULINE.

C'en est trop ; mais comment le pouvez-vous savoir ?

1 VAR. De grâcet apprenez-moi ce qui vous peut toucher. ■ Ce mot seul fait un beau coup de théâtre. Et combien la réponse de Pauline est intéressante I VOLT.


[Y. 277.] ACTE i, SCÈNE iv. 337

FÉLIX.

Albin l'a rencontré dans la proche campagne ; Un gros de courtisans en foule l'accompagne, Et montre assez quel est son rang et son crédit : Mais, Albin, redis-lui ce que ses gens t'ont dit.

ALRIN.

Vous savez quelle fut cette grande journée,

Que sa perte pour nous rendit si fortunée,

Où l'empereur captif, par sa main dégagé,

Rassura son parti déjà découragé,

Tandis que sa vertu succomba sous le nombre;

Vous savez les honneurs qu'on fit faire à son ombre ',

Après qu'entre les morts on ne le put trouver :

Le roi de Perse aussi l'avoit. fait enlever 2.

Témoin de ses hauts faits, et de son grand courage,

Ce monarque en voulut connoître le visages;

On le mit dans sa tente, où, tout percé de coups,

Tout mort qu'il paroissoit, il fit mille jaloux;

Là bientôt il montra quelque signe de vie :

Ce prince généreux en eut l'âme ravie,

Et sa joie, en dépit de son dernier malheur,

Du bras qui le causoit honora la valeur * ;

Il en fit prendre soin, la cure en fut secrète;

Et comme au bout d'un mois sa santé fut parfaite,

Il offrit dignités, alliance, trésors,

El pour gagner Sévère il fit cent vains efforts.

' Qu'on fit faire ; il faudrait, qu'on rendit. VOLT.

' Ces vers sont trop négligés ; la syntaxe y est violée. Le roi de Perse V avoit fait enlever; qu'on ne put le trouver : c'est un solécisme ; ce que ne se rapporte à rien. IBID.

' VAR. Témoin de ses hauts fai.s, encor qu'à son dommage, Il en voulut tout mort connoître le visage.

8 VAR. Chacunplaignoit son son, bien qu'il en lût jaloux.

Ce généreux monarque en eut l'âme ravie, Et, vaincu qu'il étoit, oublia son malheur Pour dans son auteur même honorer la valeur.


338 ' POLYEUCTE. [v. 301.]

Après avoir comblé ses refus de louange,

Il envoie à Déciè en proposer l'échange;

Et soudain l'empereur, transporté de plaisir,

Offre au Perse son frère, et cent chefs à choisir.

Ainsi revint au camp le valeureux Sévère

De sa haute vertu recevoir le salaire;

La faveur de Décie en fut le digne prix.

De nouveau l'on combat, et nous sommes surpris.

Ce malheur toutefois sert à croître sa gloire;

Lui seul rétablit l'ordre, et gagne la victoire,

Mais si belle, et si pleine, et par tant de beaux faits,

Qu'on nous offre tribut, et nous faisons la paix.

L'empereur, qui lui montre une amour infinie,

Après ce grand succès l'envoie en Arménie;

Il vient en apporter la nouvelle en ces lieux,

Et par un sacrifice en rendre hommage aux dieux!.

FÉLIX.

0 ciel ! en quel état ma fortune est réduite !

ALBIN.

Voilà ce que j'ai su d'un homme de sa suite, Et j'ai couru, seigneur, pour vous y disposer 5.

FÉLIX.

Ah ! sans doute, ma fille, il vient pour t'épouser ; L'ordre d'un sacrifice est pour lui peu de chose, C'est un prétexte faux dont l'amour est la cause.

PAULINE.

Cela pourrait bien être; il m'aimoit chèrement.

FÉ1IX.

Que ne permetira-t-il à son ressentiment !

1 L'empereur lui témoigno une amour infinie, Et, ravi du succès, l'envoie en Arménie.

El par un sacrifice, en rendre grâce aux dteux. * Ce disposer ne se rapporte à rien ; il veut dire, pour vous disposer à le recevoir. VOLT


; [v.-325.] '. . ACTE.I, .SGÈffE iv. 339

Et jusqùes à quel point ne porte sa vengeance Une juste colère avec tant de puissance? H nous 1 perdra, ma fille.

PAULINE.

Il est trop généreux.

FÉLIX.

Tu veux flatter en vain un père malheureux ;

H nous perdra, ma fille. Ah.', regret qui me tue

De n'avoir pas aimé la vertu toute nue!

Ah, Pauline ! en effet, tu m'as trop obéi;

Ton courage étoit bon, ton devoir l'a trahi :

Que ta rébellion m'eût été favorable!

Qu'elle m'eût garanti d'un état déplorable !

Si quelque espoir me reste,'il n'est plus aujourd'hui

Qu'en l'absolu pouvoir qu'il te donnoit sur lui ;

Ménage en ma faveur l'amour qui le possède,

Et d'où provient mon mal fais sortir le remède.

PAULINE.

Moi! moi ! que je revoie un- si puissant vainqueur, Et m'expose à des yeux qui me percent lé coeur! Mon père, je suis femme, etje sais ma foiblesse ; Je sens déjà mon coeur qui pour lui s'intéresse, Et poussera sans doute, en dépit de ma foi, Quelque soupir indigne et de vous et de moi. Je ne le verrai point.

FÉLIX.

Rassure un peu ton âme.

PAULINE.

Il est toujours aimable, et je-suis toujours femme ■ Dans le pouvoir sur moi que ses regards ont eu Je n'ose m'assurer de toute ma vertu *•. Je ne le verrai point.

FÉLIX.

Il faut le voir, ma fille, Ou tu trahis ton père et toute ta famille.

' VAR. le ne me réponds pas de toute ma vertu


340 POLYEUCTE. [v. 351.]

PAULINE.

Cest à moi d'obéir, puisque vous commandez ; Mais voyez les périls où vous me hasardez..

FÉLIX.

Ta vertu m'est connue.

PAULINE.

Elle vaincra sans doute; Ce n'est pas le succès que mon âme redoute : Je crains ce dur combat et ces troubles puissants Que fait déjà chez moi la révolte des sens ; Mais, puisqu'il faut combattre un ennemi que j'aime, Souffrez que je me puisse armer contre moi-même, El qu'un peu de loisir me prépare à le voir.

FÉLIX.

Jusqu'au-devant des murs je vais le recevoir';

Rappelle cependant tes forces étonnées,

Et songe qu'en tes mains tu tiens nos destinées

PAULINE.

Oui, je vais de nouveau dompter mes sentiments, Pour servir de victime à vos commandements.

ACTE II.

«@»

SCÈNE I. ,

SÉVÈRE, FABIAN.

SÉVÈRE.

Cependant que Félix donne ordre au sacrifice, Pourrai-je prendre un temps à mes voeux si propice?

' On va au-devant de quelqu'un, mais non au-devant des murs ; on va le recevoir hors des murs, au delà dés murs. VOLT.


[v. 367.] ACTE H, SCÈNE I. 341

Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux L'hommage souverain que l'on va rendre aux dieux? Je ne t'ai point celé que c'est ce qui m'amène, Le resle est un prétexte à soulager ma peine ' ; Je viens sacrifier, mais c'est à ses beautés Que je viens immoler toutes mes volontés.

FABIAN.

Vous la verrez, seigneur.

SÉVÈRE.

Ah, quel comble de joie! Cette chère beauté consent que je la voie ! Maisai-je sur son âme encor quelque pouvoir? Quelque reste d'amour s'y fait-il encor voir 2? Quel trouble, quel transport lui cause ma venue? Puis-je tout espérer de cette heureuse vue? Car je voudrois mourir plutôt que d'abuser Des lettres de faveur que j'ai pour l'épouser ; Elles sont pour Félix, non pour triompher d'elle: Jamais à ses désirs mon coeur ne fut rebelle; Et, si mon mauvais sort avoit changé le sien, Je me vaincrois moi-même, et ne prétendrois rien.

FABIAN.

Vous la verrez, c'est tout ce que je vous puis dire.

SÉVÈRE.

D'où vient que tu frémis, et que ton coeur soupire? Ne m'aime-t-elle plus? éclaircis-moi ce point.

FABIAN.

M'en croirez-vous, seigneur? ne la revoyez point; Portez en lieu plus haut l'honneur de vos caresses : Vous trouverez à Rome assez d'autres maîtresses; Et, dans ce haut degré de puissance et d'honneur, Les plus grands y tiendront votre amour à bonheur.

1 VAR. Du reste mon esprit ne s'en met guère en peine. ' VAR. Cet adorable objet consent que je le voie I

En lui parlant d'amour l'as-tu vu s'émouvoir?


542 POLYEUCTE. [V.,393.]

SÉVÈRE.

Qu'à des pensers si bas mon âme se ravale!

Que je tienne Pauline à mon sort inégale!

Elle en a mieux usé, je la dois imiter;

le n'aime mon bonheur que pour la mériter.

t'oyons-la, Fabïan, ton discours m'importurie;

Allons mettre à ses pieds cette haute fortune :

Je l'ai dans les combats trouvée heureusement

Eu cherchant une mort digne de son amant; '

Ainsi ce rang est sien, cette faveur est sienne,

Et je n'ai rien enfin que d'elle je ne tienne. ,

FABIAN.

Non, mais encore un coup ne la revoyez point.

SÉVÈRE. Ah'! c'en est trop; enfin éclaircis-moi ce point ; As-tu vu des froideurs quand tu l'en as priée?

FABIAN.

Je tremble à vous le dire; elle est... ■

SÉVÈRE.

Quoi?

FABIAN.

Mariée

SÉVÈRE.

Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand, St frappe d'autant pins, que plus iï me surprend.

FABIAN.

Seigneur, qu'est devenu ce généreux courage ?

SÉVÈRE.

La constance est ici d'un difficile usage ; De pareils déplaisirs accablent un grand coeur; La vertu la plus mâle en perd toute vigueur; lit, quand d'un feu si beau les âmes sont éprises, La mort les trouble moins que de telles surprises. Je ne suis plus à moi quand j'entends ce discourss Pauline est mariée !

' VAH. J'ai de la peine encor à croire tes discoura.


[y. 417.] ACTE H, SCÈNE i. 343

• FABIAN.

Oui, depuis quinze jours ; Polyeucte, uii seigneur des premiers d'Arménie. Goûte de son hymen la douceur infinie.

r. '■'' '■'.'■'- ' SÉVÈRE.

Je ne la puis du moins blâmer d'un mauvais choix ; Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois : Foibles soulagements d'un malheur sans remède! Pauline,' je verrai qu'un autre vous possède !

0 ciel, qui malgré moi me renvoyez au jour, 0 sort, qui redonniez l'espoir à mon amour, Reprenez la faveur que vous m'avez prêtée, Et rendez-moi la mort que vous m'avez ôtée !

Voyons-la toutefois, et dans ce triste lieu Achevons de mourir en lui disant adieu; Que mon coeur, chez les morts emportant son image, De son dernier soupir puisse lui faire hommage.

FABIAN.

Seigneur, considérez...

SÉVÈRE.

Tout est considéré. Quel désordre peut craindre un coeur désespéré ? N'y consent-elle pas ?

FABIAN.

Oui, seigneur, mais...

SÉVÈRE.

N'importe

FABIAN.

Cette vive douleur en deviendra plus forte.

SÉVÈRE.

Et ce n'est pas un mal que je veuille guérir; Je ne veux que la voir, soupirer, et mourir.

FABIAN.

Vous vous échapperez sans doute en sa présence; Un amant qui perd tout n'a plus de complaisance;


344 POLYEUCTE. |v. 439.]

Dans un tel entrelien il suit sa passion ', Et ne pousse qu'injure et qu'imprécation 2, SÉVÈRE.

Juge autrement de moi, mon respect dure encore ; Tout violent qu'il est, mon désespoir l'adore. Quels reproches aussi peuvent m'être permis ? De quoi puis-je accuser qui ne m'a rien promis? Elle n'est point parjure, elle n'est point légère; Son devoir m'a trahi, mon malheur, et son père 3. Mais son devoir fut juste, et son père eut raison 4: J'impute à mon malheur toute la trahison; Un peu moins de fortune et plus tôt arrivée Eût gagné l'un par l'autre, et me l'eût conservée 5; Trop heureux, mais trop tard, je n'ai pu l'acquérir: Laisse-la-moi donc voir, soupirer, et mourir.

FABIAN.

Oui, je vais l'assurer qu'en ce malheur extrême Vous êtes assez fort pour vous vaincre vous-même. Elle a craint comme moi ces premiers mouvements Qu'une perte imprévue arrache aux vrais amants, Et dont la violence excite assez de trouble, Sans que l'objet présent l'irrite et le redouble.

SÉVÈRE.

Fabian, je la vois.

1 VAR. dans un tel désespoir il suit sa passion.

• Et ne pousse qu'injure, cela n'est ni noble, ni français. VOLT.

' Voilà où il est beau de s'élever au-dessus des règles de la grammaire. L'exactitude demanderait, son devoir et son père, et mon malheur m'ont trahi; mais la passion rend ce désordre de paroles très-beau : on peut dire seulement que trahi n'est pas le mot propre, IBID.

' Mais son devoir fut juste. Un devoir ne peut être ni juste, ni injuste ; mais la justice consiste à faire son devoir.- IBID.

' L'un par l'autre ne se rapporte à rien : on devine seulement qu'il eût gagné Félix par Pauline. IBID.


[v. 460.] ACTE II, SCÈNE H. 348

FABIAN.

Seigneur, souvenez-vous ..

SÉVÈRE.

Hélas ! elle aime un autre, un autre est son époux. SCÈNE II.

SÉVÈRE, PAULINE, STRATONICE, FABIAN.

PAULINE.

Oui, je l'aime, Sévère, et n'en fais point d'excuse; Que tout autre que moi vous flatte et vous abuse, Pauline a l'âme noble, et parle à coeur ouvert

Le bruit de votre mort n'est point ce qui vous perd '; Si le ciel en mon choix eût mis mon hyménée, A vos seules vertus je me serois donnée, Et toute la rigueur de votre premier sort Contre votre mérite eût fait un vain effort ; Je découvrais en vous d'assez illustres marques Pour vous préférer même aux plus heureux monarques: Mais puisque mon devoir m'imposoit d'autres lois, Dequelqueamantpourmoi quemon père eût fait choix, Quand à ce grand pouvoir que la valeur vous donne Vous auriez ajouté l'éclat d'une couronne, Quand je vous aurois vu, quand je l'aurois haï, J'en aurois soupiré, mais j'aurois obéi, Et sur mes passions ma raison souveraine Eût blâmé mes soupirs, et dissipé ma haine.

SÉVÈRE.

Que vous êtes heureuse! et qu'un peu de soupirs 2

1 Ce qui vous perd, n'est pas tout à fait le mot propre. Une femme qui a manquéun mariage si avantageux ne doit pas dire à un homme tel que Sévère: vous êtes perdu, parce que. vous n'êtes pas à moi. VOLT.

* On ne peut dire correctement, un peu de soupirs, un peu de larmes', un peu de sanglots, comme on dit, un peu d'eau, • un peu de pain : on dira bien, elle a verse peu de larmes, mais | non un peu de larmes, IBID.


346 POLYEUCTE. [y. 480.]

Fait un aisé, remède à tous vos déplaisirs ' !

Ainsi, de vos désirs toujours reine absolue,

Les plus grands changements vous trouvent résolue;'

De la plus forte ardeur vous portez vos esprits

Jusqu'à l'indifférence, et peut-être au mépris,

Et votre fermeté l'ait succéder sans peine

La faveur au dédain, et l'amour à la haine 2.

Qu'un peu de votre humeur ou de votre venu Soulageroit les maux de ce coeur abattu ! Un soupir, une larme à regret épandue M'auroit déjà guéri de vous.avpîr perdue; Ma raison pourroit tout sur l'amour affoibii, Et de l'indifférence irait jusqu'à l'oubli; Et, mon l'eu désormais se réglant sur le vôtre, Je me tiendrois heureux entre les bras d'une autre. O trop aimable objet, qui m'avez trop charmé, Est-ce là comme on aime, et in'avez-vous aimé!

PAULINE.

Je vous l'ai fait trop voir, seigneur, et si.mon âme Pouvoit bien étouffer les restes de sa flamme, Dieux, que j'éviterois de rigoureux tourments ! Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments*: Mais, quelque autorité que sur eux elle ait prise, Elle n'y règne pas, elle les tyrannise; Et, quoique le dehors soit sans émotion. Le dedans n'est que trouble et que sédition : Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte; Votre mérite est grand, si ma raison est forte :

' Fait un aisé remède à... n'est pas français. On remédie â des maux, on les répare, on les adoucit. VOLT. VAEU VOUS acquitte aisément de tous vos déplaisirs. s VAR. La faveur au mépris, et l'amour à la haine. ' VAK. Je voua aimai, Sévère ; et si dedans mon âu>« Je pouvois étouffer les restes de ma flamme,

Ha raison, il esl vrai, dompte mes mouvements.


[v. 507.] ACTE H,, SCÈNE H. 347

Je le vois, encor' tel qu'ilalluma mes feux, Tl'autant plùs^puissamment solliciter mes voeux Qu'il est environné de puissance.et de gloire, Qu'en (tons "lieux après vous il traîne la victoire, Que j'en sais mieux lé prix,: et qu'il n'a point déçu Le généreux espoir que j'en avois conçu; Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome -,Ét qui- me range ici dessous les lois d'un homme, 'Repousse,encor si bien l'effort de tant d'appas; •Qu'il déchire mon âme et ne l'ébranlé pas; 'C'est cette vertu même, à nos désirs cruelle, Que vous louiez alors eu blasphémant contre elle : Plaignez-vous-en encor, mais louez sa rigueur Qui triomphe à la fois de vous et de mon coeur, Et voyez qu'un devoir moins ferme et moins sincère!N'auroit pas mérité l'amour du grand Sévère..

* SÉVÈRE.

Àh! madame, excusez une aveugle douleur 2 Qui ne connoît plus rien que l'excès du malheur : Je nommois inconstance, et prenois pour un crime De ce juste devoir l'effort le plus sublime 3. De grâce,, montrez moins à mes sens désolés , La grandeur de ma perte et ce que vous valez ; Et cachant par pitié cette vertu si rare, Qui redoublé mes feux lorsqu'elle nous sépare, ' Faites voir des défauts quf puissent à leur tour Affaiblir ma douleur avecque mou amour.

1 Undet/oirnepeutôlre ni ferme ni faible : c'est le coeur qui l'est. Hais le sens est si clair, que le sentiment ne peut être affaibli. VOLT.

'VAB. De plus bas sentiments n'auroient pas méritée Cette parfaite amour que vous m'aviez portée. ; ' . SÉVÈRE.

; Ah ! Pauline, excusez une aveugle douleur.

■ '- ' VAR. Je nommois Inconstance, et prenois pour des crimes , ■, D'un vertueux devoir les efforts légitimes.


348 POLYEUCTE. [v. 533.]

PAULINE.

Hélas! cette vertu, quoiqu'enfin invincible, Ne laisse que trop voir une âme trop sensible. Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs : Trop rigoureux effets d'une aimable présence Contre qui mon devoir a trop peu de défense ! Mais si vous estimez ce vertueux devoir, Conservez-m'en la gloire, et cessez de me voir. Épargnez-moi des pleurs qui coulent à ma honte; Épargnez-moi des feux qu'à regret je surmonte ; Enfin épargnez-moi ces tristes entretiens, Qui ne font qu'irriter vos tourments et les miens.

SÉVÈRE.

Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste!

PAULINE.

Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.

SÉVÈRE.

Quel prix de mon amour ! quel fruit de mes travaux !

PAULINE.

C'est le remède seul qui peut guérir nos maux.

SÉVÈRE.

Je veux mourir des miens; aimez-en la mémoire.

PAULINE.

Je veux guérir des miens ; ils souilleraient ma gloire.

SÉVÈRE.

Ah ! puisque votre gloire en prononce l'arrêt, Il faut que ma douleur cède à son intérêt. Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne? Elle me rend les soins que je dois à la mienne 1. Adieu : je vais chercher au milieu des combats Cette immortalité que donne un beau trépas,

' VAR D'un coeur comme le mien qu'est-ce qu'elle n'ob[tiennej

n'ob[tiennej réveillez les soins que je dois à la mienne.


[v. 557.] . ACTE H, SCÈNE m. 349

Et remplir dignement, par une mort pompeuse, De mes premiers exploits l'attente avantageuse, Si toutefois, après ce coup mortel du sort, J'ai delà vie assez pour chercher une mort.

' PAULINE. fc

Et moi, dont votre vue augmente le supplice,

Je- l'éviterai même eu votre sacrifice ';

Et, seule dans ma chambre enfermant mes regrets,

Je vais pour vous aux dieux faire des voeux secrets

SÉVÈRE.

Puisse le juste ciel, content de ma ruine, Combler d'heur et de jours Polyeucte et Pauline!

PAULINE.

Puisse trouver Sévère, après tant de malheur, Une félicité digne de sa valeur!

SÉVÈRE.

Il la trouvoit en vous.

PAULINE.

Je dépendois d'un père

SÉVÈRE.

0 devoir qui me perd et qui me désespère ! Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant

PAULINE.

Adieu, trop malheureux et trop parfait amant. SCÈNE III.

PAULINE, STRATONICE.

STRATONICE.

Jevousai plaints tousdeux,j'en verse encor des larme» Mais du moins votre esprit est hors de ses alarmes * :

' VAB. Je la veux éviter, mêmes au sacrifice.

' On dit hors d'alarmes, hors de crainte, Iwrs de danger; mais non, hors de ses alarmes, de sa crainte, de son danger, parce qu'on n'est pas hors de quelque chose qu'on a ; il est hors de mesure, et non hors de sa mesure. VOLT.

30


350 POLYEUCTE. [V. 575.]

Vous voyez clairement que votre songe est vain; Sévère ne vient pas la vengeance à la main.

PAULINE.

Laisse-moi respirer du moins si tu m'as plainte : Au fort de ma douleur tu rappelles ma crainte ; Souffre un peu de relâche à mes esprits troublés ; Et ne m'accable point par des maux redoublés.

STRATONICE.

Quoi? vous craignez encor?

PAULINE.

Je tremble, Stratonice; Et, bien que je m'effraie avec peu de justice 1, Cette injuste frayeur sans cesse reproduit L'image des malheurs que j'ai vus cette nuit.

STRATONICE. .

Sévère est généreux.

PAULINE.

Malgré sa retenue, Polyeucte sanglant frappe toujours ma vue.

STRATONICE.

Vous voyez ce rival faire des voeux pour lui 2.

PAULINE.

Je crois même au besoin qu'il serait son appui : Mais soit cette croyauce ou fausse, ou véritable, Son séjour en ce lieu m'est toujours redoutable; A quoi que sa vertu puisse le disposer, Il est puissant, il m'aime, et vient pour m'épouser.

SCÈNE IV.

POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE.

POLYEUCTE.

C'est trop verser de pleurs;il est temps qu'ils tarissent i Que votre douleur cesse, et vos craintes finissent;

1 VAR. Et, quoique je m'effraie avec peu de justice.

■ VAR. Vous-même êtes témoin des voeux qu'il fait pour lui.


[v. 595.] ACTE H, SCÈNE iv. 351

Malgré les faux avis par vos dieux envoyés, Je suis vivant, madame, et vous me revoyez.

PAULINE.

Le jour est encor long, et, ce qui plus m'effraie, La,moitié de l'avis se trouve déjà vraie; J'ai cru Sévère mort, et je le vois ici.

POLYEUCTE.

Je le sais; mais enfin j'en prends peu de souci. Je suis dans Mélitène; et, quel que soit Sévère, Votre père y commande, et l'on m'y considère; . Et je ne pense pas qu'on puisse avec raison D'un coeur tel que le sien craindre une trahison : On m'avoit assuré qu'il vous faisoit visite, Et je venois lui rendre un honneur qu'il mérite.

PAULINE.

Il vient de me quitter assez triste et confus ; Mais j'ai gagné sur lui qu'il ne me verra plus

POLYEUCTE.

Quoi! vous me soupçonnez déjà de quelque ombrage?

PAULINE.

Je ferais à tous trois un trop sensible outrage 1. J'assure mon repos que troublent ses regards : La vertu la plus ferme évite les hasards; Qui s'expose au péril veut bien trouver sa perte ; Et, pour vous en parler avec une âme ouverte, Depuis qu'un vrai mérite a pu nous enflammer, Sa présence toujours a droit de nous charmer. Outre qu'on doit rougir de s'en laisser surprendre, On souffre à résister, on souffre à s'en défendre ; Et, bien que la vertu triomphe de ces feux, La victoire est pénible, et le combat honteux.

POLYEUCTE

0 vertu trop parfaite, el devoir trop sincère 2, Que vous devez coûter de regrets à Sévère!

' Je ferais à tous trois un trop sensible outrage, est admirable. VOLT. 1 Un devoir n'est ni sincère, ni dissimulé. IBID.


552 POLYEUCTE. [V- 623.]

Qu'aux dépens d'un beau feu vous me rendez heureux ! Et que vous êtes doux à mon coeur amoureux! Plus je vois mes défauts et plus je vous contemple, Plus j'admire...

SCÈNE V.

POLYEUCTE, PAULINE, NÉARQUE. STRATONICE, CLÉON.

CLÉON.

Seigneur, Félix vous mande au temple; La victime est choisie, et le peuple à genoux; Et pour sacrifier on n'attend plus que vous.

POLYEUCTE.

Va, nous allons te suivre. Y venez-vous, madame?

PAULINE.

Sévère craint ma vue, elle irrite sa flamme ; Je lui tiendrai parole, et ne veux plus le voir. Adieu : vous l'y verrez ; pensez à son pouvoir, Et ressouvenez-vous que sa valeur est grande 1.

POLYEUCTE.

Allez, tout son crédit n'a rien que j'appréhende; Et comme je connois sa générosité, Nous ne nous combattrons que de civilité.

SCÈNE VI.

POLYEUCTE, NÉARQUE.

NÉARQUE.

Où pensez-vous aller ?

POLYEUCTE.

Au temple où l'on m'appelle.

NÉARQUE.

Quoi! vous mêler aux voeux d'une troupe infidèle! Oubliez-vous déjà que vous êles chrétien?

1 VA*. Et vous ressouvenez que sa faveur est grand*.


[T. 640.] ACTE II, SCÈNE VI. 355

POLYEUCTE.

Vous par qui je le suis, vous en souvient-11 bien ?

NÉARQUE.

J'abhorre les faux dieux.

POLYEUCTE.

Et moi je les déteste.

NÉARQUE.

Je tiens leur culte impie.

POLYEUCTE.

Et je le tiens funeste.

NÉARQUE.

Fuyez donc leurs autels.

POLYEUCTE.

Je les veux renverser, Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser 1. Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes : C'est l'ai lente du ciel, il nous la faut remplir ; Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir 2. Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connoitre De cetle occasion qu'il a si tôt fait naître, Où déjà sa bonté, prête à me couronner, Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.

NÉARQUE.

Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.

POLYEUCTE.

On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.

NÉARQUE.

Vous trouverez la mort.

POLYEUCTE.

Je la cherche pour lui.

NÉARQUE.

Et si ce coeur s'ébranle?

1 VAR. Et mourir dans leur temple, ou bien les en chasser. - VAR. Je le viens de promettre, et je vais l'accomplir.

uo.


354 POLYEUCTE. fv.657.]

POLYEUCTE.

Il sera mon appui. NÉARQUE. Il ne commande point que l'on s'y précipite.

POLYEUCTE.

Plus elle est volontaire, el plus elle mérite.

NÉARQUE.

Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.

POLYEUCTE.

On souffre avec regret ijuand on n'ose s'offrir.

NÉARQUE. Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

POLYEUCTE. Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.

NÉARQUE.

Par une sainte vie il faut la mériter >.

POLYEUCTE.

Mes crimes en vivant me la pourraient ôter. Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure? ' Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure? Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait; La foi que j'ai reçue aspire à son effet. Qui fuit croit lâchement, et n'a qu'une foi morte.

NÉARQUE.

Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe 2 ; Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

POLYEUCTE.

L'exemple de ma mort les fortifiera mieux

NÉARQUE.

Vous voulez donc mourir?

POLYEUCTE.

Vous aimez donc à vivre?

' VAR. Par une sainte vie il la faut mériter.

* VAR. Voyez que votre vie à Dieu mêmes importe.


[v. 674.] ACTE il, SCÈNE vi. 355

! NÉARQUE.

Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre. t Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.

POLYEUCTE.

Qui marche assurément n'a point peur de tomber : Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie. Qui craint de le nier, dans son âme le nie; Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

NÉARQUE.

Qui n'appréhende rien présume trop de soi.

POLYEUCTE.

J'attends tout de sa grâce, et rien de ma foiblesse. Mais loin de me presser, il faut que je vous presse! D'où vient cette froideur?

NÉARQUE.

Dieu même a craint la mort.

POLYEUCTE.

Il s'est offert pourtant; suivons ce saint effort; Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles. Il faut, je me souviens encor de vos paroles, Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang ; Exposer pour sa gloire et verser tout son sang. Hélas! qu'avez-vous fait de cette amour parfaite ' Que vous me souhaitiez, et que je vous souhaite? S'il vous en reste encor, n'êtes-vous point jaloux. Qu'à grand' peine chrétien j'en montre plus que vous

NÉARQUE.

Vous sortez du baptême, et ce qui vous anime, Cest sa grâce qu'en vous n'affoiblit aucun crime; Comme encor tout entière, elle agit pleinement, Et tout semble possible à son feu véhément : Mais cette même grâce en moi diminuée, Et par mille péchés sans cesse exténuée,

1 En poésie, amour est indifféremment du féminin ou du masculin.


356 poLiEUCTE. [v. 699.]

Agit aux grands effets avec tant de langueur, Que tout semble impossible à son peu de vigueur : Cette indigne mollesse et ces lâches défenses Sont des punitions qu'attirent mes offenses ; Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier, Me donne votre exemple à me fortifier 1.

Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes ; Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir, Comme vous me donnez celui de vous offrir !

POLYEUCTE.

A cet heureux transport que le ciel vous envoie Je reconnois Néarque, et j'en pleure de joie. ■

Ne perdons plus de temps; le sacrifice est prêt; Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt; Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule; Allons en éclairer l'aveuglement fatal 2 ; Allons briser ces dieux de pierre et de métal; Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste ; Faisons triompher Dieu : qu'il dispose du reste.

NÉARQUE.

Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous, Et répondre avec zèle à ce qu'il veul de nous 3.

1 II fallait, pour me fortifier. VOLT.

' En éclairer est dur à l'oreille. Il faut éviter ces cacophonies : de plus, on éclaire des yeux ; on,ii'éclaire point un aveuglement, on le dissipe, on le guérit. IBID.

1 VAR. Allons mourir pour lui comme il est mort pour nous,


[v. 721.] ACTE ni, SCÈNE i. 357

ACTE III.

G®»

SCÈNE I.

PAULINE.

Que de soucis flottants, que de confus nuages Présentent à mes yeux d'inconstantes images ! ^Douce tranquillité, que je n'ose espérer, Que ton divin rayon tarde à les éclairer ! Mille agitations, que mes troubles produisent, Dans mon coeur ébranlé tour à tour se détruisent ; Aucun espoir n'y coule où j'ose persister; Aucun effroi n'y règne où j'ose m'arrêter. Mon esprit, embrassant tout ce qu'il s'imagine, Voit tantôt mon bonheur, et tantôt ma ruine, Et suit leur vaine idée avec si peu d'effet *, Qu'il ne peut espérer ni craindre tout à fait. Sévère incessamment brouille ma fantaisie : J'espère en sa vertu, je crains sa jalousie ; Et je n'ose penser que d'un oeil bien égal Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival. Comme entre deux rivaux la haine est naturelle, L'entrevue aisément se termine en querelle; L'un voit aux mains d'autrui ce qu'il croit mériter, L'autre un désespéré qui peut trop attenter 2.

1 VAR. Mille pensera divers, que mes troubles produisent. Dans mon coenr incertain à l'envi se détruisent; Nul espoir ne me flatte où j'ose persister ; Nulle peur no m'effraie où j'ose m'arrèler.

Veut tantôt mon bonheur, et tantôt ma ruine; L'an et l'autre le frappe avec si peu d'effet. " VAB. L'autre un désespéré qui le lui veut ôter


358 POLYEUCTE. [V. 741.]

Quelque haute raison qui règle leur courage, L'un conçoit de l'envie, et l'autre de l'ombrage; La honte d'un affront que chacun d'eux croit voir Ou'de nouveau reçue, ou prête à recevoir, Consumant dès l'abord toute leur patience, "Forme de la colère et de la défiance ; Et, saisissant ensemble el l'époux et l'amant, En dépit d'eux les livre à leur ressentiment. Mais que je me ligure mie étrange chimère ! Et que je traile mal Polyeucte et Sévère, Comme si la vertu de ces fameux rivaux Ne peuvoit s'affranchir de ces communs.défauls ! Leurs âmes à tous deux d'elles-mêmes maîtresses 1 Sont d'un ordre trop haut pour de telles bassesses : Ils se verront au temple en hommes généreux. Mais, las ! ils se verront, et c'est beaucoup pour eux". Que sert à mon époux d'être dans Mélitèae, Si contre lui Sévère arme l'aigle romaine, Si mon père y commande, et craint ce favori, Et se repent déjà du choix de mon mari ? Si peu que j'ai d'espoir ne luit qu'avec contrainte 3 ; En naissant il avorte, et fait place à la crainte; Ce qui doit l'affermir sert à le dissiper. Dieux! faites que ma peur puisse enfin se tromper!

' Leurs âmes à tous deux, celte expression n'est pas française. VOLT. — Il faudrait à tous les deux. On ne doit pas dire tous deux, plus qu'on ne dit tous dix, tous vingt, etc.

* On dirait bien de deux rivaux ennemis, c'est beaucoup pour eux de se voir, c'esl-à-dire, ils ont fait un grand effort, ils ont surmonté leur aversion, ils ont pris sur eux de se voir : ici l'auteur veut dire, il est dangereux qu'ils se voient; mais il ne le dit pas. VOLT.

' Si peu que j'ai d'espoir n'est pas français ; il faut, le peu. IBID. — parce que peu, signifiant une petite quantité, exprime alors tout ce qu'on veut dire


[v. 765.] ACTE w, SCÈNE H. 389

SCÈNE II.

PAULINE, STRATONICE.

PAULINE.

Mais sachons-en l'issuel. Eh bien ? ma Stratonice, Comment s'est terminé ce pompeux sacrifice ? Ces rivaux généreux au temple se sont vus?

STRATONICE. Ah, Pauline!

PAULINE.

Mes voeux ont-ils été déçus? J'en vois sur ton visage une mauvaise marque. Se sont-ils querellés ?

STBATONICE.

Polyeucte, Néarque, Les chrétiens...

PAULINE.

Parle donc : les chrétiens... ?

' STRATONICE.

Je ne puis.

PAULINE.

Tu prépares mon âme à d'étranges ennuis.

STRATONICE.

Vous n'en sauriez avoir une plus juste cause.

PAULINE.

L'ont-ils assassiné ?

STRATONICE.

Ce seroit peu de chose. Tout votre songe est Yrai, Polyeucte n'est plus

PAULINE.

Il est mort !

' Issue se rapporte à peur : une peur n'a point d'issue. VOLT.


360 POLYEUCTE. [v. 777.]

STRATONICE.

Non, il vit; mais, ô pleurs superflus! Ce courage si grand, cette âme si divine, N'est plus digne du jour, ni digne de Pauline. Ce n'est plus cet époux si charmant à vos yeux ; C'est l'ennemi commun de l'Etat et des dieux, Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide, Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide, Une peste exécrable à tous les gens de bien, Un sacrilège impie, en un mot, un chrétien.

PAULINE.

Ce mot auroit suffi sans ce torrent d'injures.

STRATONICE.

Ces titres aux chrétiens sont-ce des impostures ?

PAULINE.

Il est ce que tu dis, s'il embrasse leur foi ; Mais il est mon époux, et tu parles à moi.

STRATONICE.

Ne considérez plus que ce Dieu qu'il adore.

PAULINE.

Je l'aimai par devoir; ce devoir dure encore.

STRATONICE.

Il vous donne à préseul sujet de le haïr :

Qui trahit tcus nos dieux auroit pu vous trahir 1.

, PAULINE.

Je l'aimerais encor, quand il m'aurait trahie; Et si de tant d'amour tu peux être ébahie 3, Apprends que mon devoir ne dépend point du sien ; Qu'il y manque, s'il veut ; je dois faire le mien. Quoi ! s'il aimoit ailleurs, serois,-je dispensée A suivre, à son exemple, une ardeur insensée 5?

' VAB. QIU trahit bien les dieux auroitpu vous trahir.

■ VÀR. Et si de celte amour tu peux être ébahie.

1 Dispensée à n'est pas français; elle veut dire, serais-Je autorisée à? — A suivre une ardeur est un barbarisme; on lie suit point une ardeur. VOLT.


[v. 799.'j ACTE m, SCÈNE H. 361

Quelque chrétien qu'il soit, je n'en n'ai point d'horreur ; Je chéris sa personne, et je hais son erreur. Mais quel ressentiment en témoigne mon père?

STRATONICE.

Une secrète rage, un excès de colère, Malgré qui toutefois un reste d'amitié Montre pour Polyeucte encor quelque pitié. Il ne veut point, sur lui faire agir sa justice 1, Que du traître Néarque il n'ait vu le supplice.

PAULINE

Quoi ! Néarque en est donc?

STRATONICE.

Néarque l'a séduit ; De leur vieille amitié c'est là l'indigne fruit. Ce perfide tantôt, en dépit de lui-même, L'arrachant de vos bras, le traînoit au baptême. Voilà ce grand secret et si mystérieux Que n'en pouvoit tirer votre amour curieux.

PAULINE.

Tu me blâmois alors d'être trop importune.

STRATONICE.

Je ne prévoyois pas. une telle infortune.

PAULINE.

Avant qu'abandonner mon âme à mes douleurs,

U me faut essayer la force de mes pleurs 2 ;

En qualité de femme, ou de fille, j'espère

Qu'ils vaincront un époux, ou fléchiront un père.

Que si sur l'un et l'autre ils manquent de pouvoir,

Je ne prendrai conseil que de mon désespoir.

Apprends-moi cependant ce qu'ils ont fait au temple

STRATONICE.

C'est une impiété qui n'eut jamais d'exemple.

1 Sur lui faire agir sa justice n'est pas français; ilfautayw contre- lui, ou déployer sur lui. VOLT. ■ La force de mes pleurs. Il faut le pouvoir. IBID.

21


362 POLYEUCTE. [ v. 823.]

Je ne puis y penser sans frémir à l'instant,

Et crains de faire un crime en vous la racontant.

Apprenez en deux mots leur brulale insolence.

Le prêtre avoit à peine obtenu du silence, Et devers l'orient assuré son aspect, Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect 1. A chaque occasion de la cérémonie, A l'envi l'un et l'autre étaloit sa manie, Des mystères sacrés hautement se moquoit, . ,

Et traitoit de mépris les dieux qu'on invoquoit. Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense; Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence, « Quoi! lui dit Polyeucte en élevant sa voix, « Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois ? » Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes Qu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter mêmes 2: L'adultère el l'inceste en étoient les plus doux, a Oyez, dit-il ensuite, oyez, peuple; oyez tous 1: a Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque « De la terre et du ciel est l'absolu monarque, « Seul être indépendant, seul maître du destin, « Seul principe élernel, et souveraine fin*. '« C'est ce Dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remen « Des victoires qu'il donne à l'empereur Décie ; « Lui seul tient en sa main le succès des combats « Il le veut élever, il le peut mettre à bas 5; « Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense; s C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense :

' VAB. Que l'on s'est aperçu deleur peu de respect.

' Corneille emploie indifféremment cet adverbe même ave une s et sans s. VOLT.

' On ne se sert aujourd'hui presque jamais du verbe ouïr qv l'inlinif et aux temps formés du participe. ACADÉMIE.

VAa. Oyoz, Félix, suit-il; oyez, peuple, oyez tous.

' VAB. Seul maître du destin, seul être indépendant, Substance qui jamais ne reçoit d'accident.

' VAB. 11 le veut élever, il le peut mettre bas


; {v. 851.] ACTE III, SCÈNE III. 363

« Vous adorez en vain des monstres impuissants. » Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens, Après en avoir mis les saints vases par terre, Sans crainte de Félix, sanscrainle du tonnerre, D'une fureur pareille ils courent à l'autel. Cieux! a-t-on,vu jamais, a-t-on rien vu de tel ! Du plus puissant des dieux nous voyons la statue Par une main impie à leurs "pieds abattue, Les mystères troublés, le temple profané, La fuile et les clameurs d'un peuple mutiné Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste. Félix.... Mais le voici qui vous dira le reste.

PAULINE.

Que son visage est sombre et plein d'émotion! Qu'il montre de tristesse et d'indignation '

SCÈNE III.

tfÉLlX, PAULINE, STRATONICE.

FÉLIX.

Une telle insolence avoir osé paroi tre !

En public! à ma vue.! il en mourra, le traître!

PAULINE.

Souffrez que votre fille embrasse vos genoux.

FÉLIX.

Je parle de Néarque, et non de votre époux. Quelque indigne qu'il soit de ce doux nom de geudre, Mon âme lui conserve un sentiment plus tendre; La grandeur de son crime et de mon déplaisir N'a pas éteint l'amour qui me l'a fait choisir.

PAULINE.

Je n'attendois pas moins de la bonté d'un père.

FÉLIX.

Je pouvois l'immoler à ma juste colère :

Car YOUS n'ignorez pas à quel comble d'horreur

De son audace impie a monté la fureur;


364 POLYEUCTE. [v. 877,_

Vous l'avez pu savoir du moins de Stratonice.

PAULINE.

Je sais que de Néarque il doit voir le supplice.

FÉLIX.

Du conseil qu'il doit prendre il sera mieux instruit, Quand il verra punir celui qui l'a séduit.

Au spectacle sanglant d'un ami qu'il faut suivre, La crainte de mourir et le désir de vivre Ressaisissent une âme avec tant de pouvoir, Que qui voit le trépas cesse de le vouloir. L'exemple touche plus que ne fait la menace : Cette indiscrète ardeur tourne bientôt en glace, Et nous verrons bienlôt son coeur inquiété We demander pardon de tant d'impiété.

PAULINE.

Vous pouvez espérer qu'il change de courage 1?

FÉLIX.

Aux dépens de Néarque il doit se rendre sage.

PAULINE.

Il le doit; mais, hélas! où me renvoyez-vous? Et quels tristes hasards ne court point mon époux, Si de son inconstance il faut qu'enfin j'espère Le bien que j'espérois de la bonté d'un père ?

FÉLIX.

Je. vous en fais trop voir, Pauline, à consentir Qu'il évite la mort par un prompt repentir. Je devois même peine à des crimes semblables 3 ; Et, mettant différence entre ces deux coupables,

' VAB. N'en ayez plus l'esprit si fort inquiélé; Il se repentira de son impiété.

PAULINE.

Quoi ! vous espérez donc qu'il change de courage, 1 ' VAB, La même peine est due à des crimes semblables.


(y. 899.] ACTE m, SCÈNE m. 365

J'ai trahi la justice à l'amour paternel '; Je me suis fait pour lui moi-même criminel ; Et j'altendois de vous, au milieu de vos craintes, Plus dé remerciements que je n'entends de plaintes.

PAULINE.

De. quoi remercier qui ne me donne rien? Je sais quelle est l'humeur et l'esprit d'un chrétien. Dans l'obstination jusqu'au bout il demeure : Vouloir son repentir c'est ordonner qu'il meure.

FÉLIX.

Sa grâce est en sa main, c'est à lui d'y rêver.

PAULINE.

Faites-la tout entière.

FÉLIX.

Il la peut achever.

PAULINE.

Ne l'abandonnez pas aux fureurs de sa secte.

FÉLIX.

Je l'abandonne aux lois, qu'il faut que je respecte.

PAULINE.

Est-ce ainsi que d'un gendre un beau-père est l'appui?

FÉLIX.

Qu'il fasse autant pour soi comme je fais pour lui 2.

PAULINE.

Mais il est aveuglé.

FÉLIX.

Mais il se plaît à l'être. Qui chérit son erreur ne la veut pas connoître.

PAULINE.

Mon père, au nom des dieux...

1 Et, mettant différence... La suppression de l'article n'est permise que dans le style marolique. — Trahir la justice d l'amour paterneln'esl pas français. VOLT.

' On dit, autant que, et non pas autant comme. Soi ne se dil qu'à l'indélini; il faut faire quelque chose pour soi, il travaille pour. lui. IBID.


366 POLYEUCTE. [v. 916.]

FÉLIX.

Ne les réclamez pas, Ces dieux dont l'intérêt demande son trépas.

PAULINE.

Ils écoutent nos voeux.

FÉLIX.

Eh bien ! qu'il leur en fasse *.

PAULINE.

Au nom de l'empereur, dont vous tenez ïa place...

FÉLIX.

J'ai son pouvoir en main ; mais s'il me l'a commis, C'est pour le déployer contre ses ennemis.

PAULINE.

Polyeucte l'est-il?

FÉLIX.

Tous chrétiens sont rebelles.

PAULINE.

N'écoutez point pour lui ces maximes cruelles; En épousant Pauline il s'est fait votre sang.

FÉLIX.

Je regarde sa faute, et ne vois plus son rang. Quand le crime d'Élat se mêle au sacrilège 8; Le sang ni l'amitié n'ont plus de privilège.

PAULINE.

Quel excès de rigueur !

FÉLIX.

Moindre que son forfait.

' Le lecteur voit sans doute combien tout ce dialogue est vif, presse , naturel, intéressant ; c'est un chef-d'oeuvre. VOLT.

La tragédie de Polyeucte a encore un mérite, c'est celui d'un dialogue, souvent d'une rapidité et d'une vivacité qui lui sont particulières. Voyez la scène entre Polyeucte et Néarque ( Acte II, se. vi), celle" entre Félix et sa fille ( Acte III, se. ia),et enfin celle où Polyeucte ne quille le théâtre que pour être mené au supplice ( Acte V , se. m ). LA HABPE.

' VAB. OÙ le crime d'Etat se mule au sacrilège.


[T. 928.] ACTE III, SCÈNE III. 367

PAULINE.

O de mon songe affreux trop véritable effet! Voyez-vous qu'avec lui vous perdez votre fille?

FÉLIX.

Les dieux et l'empereur sont plus que ma famille.

PAULINE.

La perte de tous deux ne vous peut arrêter !

FÉLIX.

J'ai les dieux et Décie ensemble à redouter. Mais nous n'avons encore à craindre rien de triste; Dans son aveuglement pensez-vous qu'il persiste? S'il nous sembloit tantôt courir à son malheur, C'est d'un nouveau chrétien la première chaleur.

PAULINE.

Si vous l'aimez encor, quittez cette espérance Que deux fois en un jour il change de croyance; Outre que les chrétiens ont plus de dureté, Vous attendez de lui trop de légèreté. Ce n'est point une erreur avec le lait sucée, Que sans l'examiner son âme ait embrassée : Polyeucte est chrétien parce qu'il l'a voulu, Et vous portoit au temple un esprit résolu. Vous devez présumer de lui comme du reste : Le trépas n'est pour eux ni honteux ni funeste; Us cherchent de la gloire à mépriser nos dieux 1 ; Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux; Et, croyant que la mort leur en ouvre la porte, Tourmentés, déchirés, assassinés, n'importe, Les supplices leur sont ce qu'à nous les plaisirs, t Et les mènent au but où tendent leurs désirs : La mort la plus infâme ils l'appellent martyre.

FÉLIX.

Eh bien donc ! Polyeucte aura ce qu'il désire : N'en parlons plus.

' VAB. Ils cherchent de la gloire s mépriser les dieux.


368 POLYEUCTE. [V 956.]

PAULINE.

Mon père...

SCÈNE nr.

FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE,

FELIX.

Albin, en est-ce fait?

ALBIN.

Oui, seigneur ; et Néarque a payé son forfait.

FÉLIX.

Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie?

ALBIN.

Il l'a vu, mais hélas ! avec un oeil d'envie.

Il brûle de le suivre, au lieu de reculer;

Et son coeur s'affermit, au lieu de s'ébranler.

PAULINE.

Je vous le disois bien. Encore uu coup, mon père, Si jamais mon respect a pu YOUS satisfaire, Si vous l'avez prisé, si vous l'avez chéri...

FÉLIX.

Vous aimez trop, Pauline, un indigne mari.

PAULINE.

Je l'ai de votre main : mon amour est sans crimel ; Il est de votre choix la glorieuse estime ; Et j'ai, pour l'accepter, éteint le plus beau feu Qui d'une âme bien née ait mérité l'aveu 2.

Au nom de celte aveugle et prompte obéissance Que j'ai toujours rendue aux lois de la naissance, Si»vous avez pu tout sur moi, sur mon amour, Que je puisse sur vous quelque chose à mon tour! Par ce juste pouvoir à présent trop à craindre, Par ces beaux sentiments qu'il m'a fallu contraindre,

1 Se l'ai de votre main est admirable. Dans le vers qui suit, ta glorieuse estime de votre choix est un barbarisme. VOLT. ' VAR. Et j'ai pour l'accepter éteint les plus beaux feux Qui d'une âme bien née aient mérité les voeux.


[v. 975.] ACTE m, SCÈNE v. 369

Ne m'ôtez pas vos dons; ils sont chers à mes yeux, Et m'ont assez coûté pour m'être précieux.

FELIX.

Vous m'importunez trop : bien que j'aie un coeur tendre, Je n'aime la pilié qu'au prix que j'en veux prendre : Employezmieux l'effort de vosjustesdouleurs; [pleurs; Malgré moi m'en toucher, c'est perdre et temps et J'en veux être le maître, et je veux bien qu'on sache 1 Que je la désavoue alors qu'on me l'arrache. Préparez-vous à voir ce malheureux chrétien; Et faites votre efforl quand j'aurai fait le mien. Allez; n'irritez plus un père qui vous aime; Et tâchez d'obtenir votre époux de lui-même. Tantôt jusqu'en ce lieu je le ferai venir 2 : Cependant quittez-nous, je veux l'entretenir.

PAULINE.

De grâce, permettez...

FÉLIX.

Laissez-nous seuls, vous dis-je; Votre douleur m'offense autant qu'elle m'afflige. A gagner Polyeucte appliquez tous vos soins; Vous avancerez plus en m'importunant moins.

SCÈNE V.

FÉLIX, ALBIN.

FÉLIX.

Albin, comme est-il mort 3? *

' VAR. VOUS m'importunez trop.

PAULINE.

Dieux! que viens-je d'entendre!

FÉLIX.

Je n'aime la pilié qu'au prix que j'en veux prendre: Par tant de vains efforts malgré moi m'en toucher, C'est perdre avec lo temps des pleurs à me fâcher. Vous m'en avez donné; mais je veux bien qu'on sache.

• VAR. Tantôt jusques ici je le ferai venir.

1 II faut comment. VOLT.

II.


370 POLYEUCTE. [v. 99i.J

ALBIN.

En brutal, en impie, En bravant les tourments, en dédaignant la vie, Sans regret, sans murmure, et sans étonnemenl, Dans l'obstination el l'endurcissement, Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.

FÉLIX.

Et l'autre?

ALBIN.

Je l'ai dit déjà, rien ne le touche; Loin d'en être abattu, son coeur en est plus haut; On l'a violenté pour quitter l'échafaud : Il est dans la prison où je l'ai vu conduire; Mais vous êtes bien loin encor de le réduire*.

FÉLIX.

Que je suis malheureux !

ALBIN.

Tout le monde vous plaint.

ê FÉLIX.

On ne sait pas les maux dont mon coeur est atteint; De pensers sur pensers mon âme est agitée, De soucis sur soucis elle est inquiétée a ; Je sens l'amour, la haine, et la crainte, et l'espoir, La joie et la douleur lour à tour l'émouvoir; J'entre en des sentiments qui ne sont pas croyables; J'en ai de«violents, j'en ai de pitoyables; J'en ai de généreux qui n'oseroient agir : J'en ai même de bas, el qui me font rougir. J'aime ce malheureux que j'ai choisi pour gendre, Je hais l'aveugle erreur qui le vient de surprendre; Je déplore sa perte, et, le voulant sauver, J'ai la gloire des dieux ensemble à conserver ;

1 VAB. Mais vous n'êtes pas prêt encor de le réduire. ' Il n'y a pas là d'élégance, mais il y a de la vivacité de sentiment. VOLT.


[v. 1017.] ACTE in, SCÈNE v. 371

Je redoute leur foudre, et celui de Décie;

Il y va.de ma charge, il y va de ma vie.

Ainsitàntôt pour lui je m'expose au trépas,

Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas.

. :,. '' ALBIN.

Décie excusera l'amitié d'un beau-père ;

Et d'ailleurs Polyeucte est d'un sang qu'on révère.

FÉLIX.

À punir les chrétiens son ordre est rigoureux 1; Et plus l'exemple est grand, plus il est dangereux : On ne distingue point quand l'offense est publique ; Et lorsqu'on dissimule un crime domestique, Par quelle autorité peut-on, par quelle loi, Châtier en autrui ce qu'on souffre chez soi?

; ALBIN.

Si vous n'osez avoir d'égard à sa personne, Écrivez à Décie afin qu'il en ordonne.

FÉLIX.

Sévère me perdroit, si j'en usois ainsi : Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci SI j'avois différé de punir un tel crime, Quoiqu'il soit généreux, quoiqu'il soit magnanime, Il est homme, et sensible, et je l'ai dédaigné; Et de tant de mépris son esprit indigné 2, Que met au désespoir cet hymen de Pauline, Du courrcux de Décie obiiendroit ma ruine. Pour venger un affront tout semble être permis, Et les occasions tentent les plus remis. Peut-être, et ce soupçon n'est pas sans apparence, Il rallume en son coeur déjà quelque espérance-; Et, croyant bientôt voir Polyeucte puni, Ilrappelle un amour à grand' peine banni. Juge si sa'colère, en ce cas implacable, Me ferait innocent de sauver un coupable,

1 Un ordre à punir est un solécisme. VOLT. ' VAR. Et des mépris reçus son esprit indigné.


572 POLYEUCTE. [V. 1047;]

Et s'il m'épargnerait, voyant par mes bontés Une seconde fois ses desseins avortés

Te dirai-je un penser indigne, bas, et lâche Je l'étouffé; il renaît; il me flatte, el me fâche. : L'ambition toujours me le vient présenter ; Et tout ce que je puis, c'est de le délester. Polyeucte est ici l'appui de ma famille ; Mais si, par son trépas, l'autre épousoit ma fille. J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis Qui me mettroient plus haut cent fois que je ne suis. Mon coeur en prend par force une maligne joie : Mais que plutôt le ciel à tes yeux me foudroie, Qu'à des pensers si bas je puisse consentir, Que jusque-là ma gloire ose se démenlir!

ALBIN.

Votre coeur est trop bon, et votre âme trop haute. Mais vous résolvez-vous à punir cette faute?

FÉLIX.

Je vais dans la prison faire tout mon effort A vaincre cet esprit par l'effroi de la mort; Et nous verrons après ce que pourra Pauline '.

ALBIN.

Que ferez-vous enfin si toujours il s'obstine?

FÉLIX.

Ne me presse point tant ; dans un tel déplaisir, Je ne puis que résoudre, el ne sais que choisir

ALBIN.

Je dois vous avertir, en serviteur fidèle, Qu'en sa faveur déjà la ville se rebelle 2, Et ne peut voir passer par la rigueur des lois Sa dernière espérance et le sang de ses rois.

1 VAR. Et nous verrons après le pouvoir de Pauline.

" Rebeller ne se dit plus, et devrait se dire , puisqu'il vient de rebelle, rébellion. VOLT. — Rebeller, ou plutôt se rebeller, est dans la 6« édit. du Dictionnaire de l'Académie, publiée en 1835, et l'Académie ne dit pas que ce verbe soit inusité:


[v. 1073.J ACTE iv, SCÈNE i. . 373

Je tiens sa prison même assez mal assurée ' ; J'ai laissé tout autour une troupe éplorée; Je crains qu'on ne la force

FÉLIX.

îl faut donc l'en tirer, Et l'amener ici peur nous en assurer.

ALUIN.

Tirez-l'en donc vous-même, et d'un espoir de grâce Apaisez la fureur de cette populace.

FÉLIX.

Allons, et, s'il persiste à demeurer chrétien, Nous en disposerons sans qu'elle en sache rien.

ACTE IV. «©>

SCÈNE I.

POLYEUCTE, CLÉON, TROIS AUTRES GARDES. POLYEUCTE.

Gardes, que me veut-on ? «

CLÉON.

Pauline vous demande,

POLYEUCTE.

O présence, ô combat que surtout j'appréhende ! Félix, dans la prison j'ai triomphé de toi, J'ai ri de ta menace, et t'ai vu sans effroi : Tu prends pour t'en venger de plus puissantes armes; Je craignois beaucoup moins tes bourreaux que ses larSeigneur, qui vois ici les périls que je cours, [mes. En ce pressant besoin redouble ton secours ;

' VAR. Et inêm? sa prison n'est pas fort assurée.


374 POLYEUCTE. (v. 1089.]

Et toi qui, tout sortant encor de la victoire, Regardes mes travaux du séjour de la gloire, Cher Néarque, pour vaincre un si fort ennemi, Prête du haut du ciel la main à ton ami.

Gardes, oseriez-vons me rendre un bon office? Non pour me dérober aux rigueurs du supplice, Ce n'est pas mon dessein qu'on me fasse évader 1 : Mais comme il suffira de trois à me garder, L'autre m'obligeroit d'aller quérir Sévère! ; Je crois que sans péril on peut me satisfaire 3 : Si j'avois pu lui dire un secret important, Il vivroit plus heureux, et je mourrais content.

CLÉON.

Si vous me l'ordonnez, j'y cours en diligence

POLYEUCTE.

Sévère à mon défaut fera ta récompense.

Va, ne perds point de temps, et reviens promptement.

CLÉON.

Je serai de retour, seigneur, dans un moment*.

1 VAR. CLÉON.

Nous n'osons plus, seigneur, vous rendre aucun ser[vice.

ser[vice.

POLYEUCTE.

Je ne vous parle pas de me faire évader.

• Quérir ne se dit plus. VOLT. — C'est dommage, car chercher qu'on lui a substitué a un sens vague, et souvent presque contraire : on va quérir une personne, une chose là où on sait qu'elle est; on cherche un objet, un individu perdu ou caché.— « Quérir ne s'emploie qu'à l'infinitif, et avec les verbes aller t venir, envoyer. Il a vieilli. » ACAD.

• VAR. Je crois que sans péril cela se peut bien faire.

• VAR. Puisque c'est pour sévère, à tout je me dispense.

POLYEUCTE.

Lui-même, à mon défaut, fera ta récompense. Le plus tôt vaut le mieux; va donc, et promptement. CLÉON.

J'y cours, et vous m'aurez ici dans un moment.


[V. ll'OSi] ACTE IV, SCÈNE II. 376

SCÈNE II.

POLYEUCTE.

(Les gardes se retirent aux coins du théâtre.)

Source délicieuse, en misères féconde Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés? Honteux attachements de la chair et du monde, Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés? Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre :

Toute votre félicité,

Sujette à l'instabilité,

En moins de rien tombe par terre ;

Et comme elle a l'éclat du verre,

Elle en a la fragilité'. Ainsi n'espérez pas qu'après vous je soupire. Vous étalez en vain vos charmes impuissants ; Vous me montrez en vain par tout ce vaste empire Les ennemis de Dieu pompeux et florissants. Il étale à son tour des revers équitables

Par qui les grands sont confondus;

Et les glaives qu'il tient pendus *

Sur les plus fortunés coupables 1

Sont d'autant plus inévitables

Que leurs coups sont moins attendus.

* C'est là un de ces concetti, un de ces faux brillants qui étaient tant à la mode. Ce n'est pas l'éclat qui fait la fragilité ; les diamants, qui éclatent bien davantage, sont très-solides. VOLT. — Corneille traduit ce vers de P. Syrus.

Foriuna vttrea est; tumcum splendet frangitur. II s'est rencontré avec Godeau, très-médiocre poëte du temps, qui, dans une ode à Louis XIII, ode antérieure aux premières représentations de polyeucte, avait dit : Mais leur gloire tombe par terre; Et comme elle a l'éclat du verre. Elle eu u la fragilité.

* Qu'il tient suspendus serait mieux. Pendus n'est pas agréable, VOLT.

' VAR. Dessus ces illustres coupables.


376 POLYEUCTE. [V. 1125J

Tigre altéré de sang, Décie impitoyableJ, Ce Dieu t'a trop longtemps abandonné les siens : De ton heureux destin vois la suite effroyable; Le Scythe va venger la Perse et les chrétiens. Encore un peu plus outre, et ton heure est venue;

Rien ne t'en saurait garantir;

Et la foudre qui va partir,

Toute prête à crever la nue,

Ne peut plus être retenue

Par l'attente du repentir.

Que cependant Félix m'immole à ta colère; Qu'un rival plus puissant éblouisse ses yeux'; Qu'aux dépens de ma vie il s'en fasse beau-père, Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux : Je consens, ou plutôt j'aspire à ma ruine.

Monde, pour moi tu n'as plus rien 5 :

Je porte en un coeur tout chrétien

Une flamme toute divine ;

Et je ne regarde Pauline

Que comme un obstacle à mon bien.

Saintes douceurs du ciel, adorables idées,

Vous remplissez un coeur qui vous peut recevoir :

De vos sacrés attraits les âmes possédées

Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.

Vous promettez beaucoup.et donnez davantage :

Vos biens ne sont point inconstants,

Et l'heureux irépas que j'attends

Ne vous sert que d'un doux passage

Pour nous introduire au partage

Qui nous rend à jamais contents.

' VAB. Tigre affamé de sang, Décie impitoyable.

' VAB. Qu'un rival plus puissant lui donne dans les Yeux.

* VAB. Vains appas, vous ne m'êtes rien.


[v. 1455.]- ACTE IV, SCÈNE III. 37"

C'est vous, ô feu divin que rien ne peut éteindre, Qui m'allez faire voir Pauline sans la craindre.

Je la vois : mais mon coeur, d'un saint zèle enflamme. N'en goûte plus l'appas dont il était charmé; Et mes yeux, éclairés des célestes lumières, Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières'

SCÈNE III.

POLYEUCTE, PAULINE, GABDBS.

POLYEUCTE.

Madame, quel dessein vous fait me demander ? Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder ? Cet effort généreux de voire amour parfaite Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite 5? Apportez-vous ici la haine, ou l'amitié, Comme mon ennemie, ou ma chère moitié ?

PAULINE.

Vous n'avez point ici d'ennemis que vous-même*; Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime'; Seul vous exécutez tout ce que j'ai rêvé : - Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé. A quelque extrémité que votre crime passe, Vous êtes innocent si vous vous faites grâce. Daignez considérer le sang dont vous sortez, Vos grandes aclions, vos rares qualités; •

' Coulumier, ère , ne s'emploie plus que dans le style très familier.

" VAB. Et l'effort généreux de cette amour parfaite

Vient-il à mon secours, ou bien à ma défaite? On ne dit point aller d la défaite, comme on dit aller au secours de quelqu'un.

* Point est ici une faute contre la langue ; il faut vous n'avet d'ennemis que vous-même. VOLT.

* VAB. Vous seul vous haïssez, lorsque chacun vous aime.


378 POLYEUCTE. [v. 1175. 1

i Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince, Gendre du gouverneur de toute la province, Je ne vous compte à rien le nom de mon époux : C'est un bonheur pour moi qui n'est pas grand pour Mais après vos exploits, après votre naissance, [vous Après votre pouvoir, voyez notre espérancel ; Et n'abandonnez pas à la main d'un bourreau Ce qu'à nos justes voeux promet un sort si beau.

POLYEUCTE.

Je considère plus ; je sais mes avantages, Et l'espoir que sur eux forment les grands courages* Us n'aspirent enfin qu'à des biens passagers, Que troublent les soucis, que suivent les dangers ; La mort nous les ravit, la fortune s'en joue ; Aujourd'hui dans le trône, et demain dans la boue; El leur plus haut éclat fait tant de mécontents, Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.

J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle : Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle , Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin, Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin. Est-ce trop l'acheter que d'une triste vie, Qui tantôt, qui soudain me peut être ravie ; Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit, Et ne peut m'assuier de celui qui le suit ?

PAULINE.

Voilà de vos chrétiens les ridicules songes ; [songes Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs men■

men■ ne peut dire après votre naissance, après votre pouvoir, comme on dit, après vos exploits. Voyez notre espêranr ce, est le contraire de ce qu'elle entend ; car elle entend, voyez la juste terreur qui nous reste, voyez où vous nous réduisez ; vous, d'une si grande naissance, vous qui avez tant de pouvoir ! VOLT.

L'espoir que les grands courages forment sur des avantages

avantages pas une faute contre la syntaxe; mais cela n'est pas •_ ien écrit : la raison en est qu'il ne faut pas un grand courage


(v. 1201.j ncTE iv, SCÈNE in. 379

Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux ! Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous? Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage; Le jour qui vous la donne en même temps l'engage: Vous la devez au prince, au public, à l'État.

POLYEUCTE.

Je la voudrais pour eux perdre dans un combat ; Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire. Des aïeux de Décie on vante la mémoire; Et ce nom, précieux encore à vos Romains, Au bout de six cents ans lui met l'empire aux mains. Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne; Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne : Si mourir pour son prince est un illustre sort, Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !

PAULINE.

Quel Dieu!

POLYEUCTE.

Tout beau, Pauline : il entend vos paroles '; Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles, Insensibles et sourds, impuissants, mutilés, De bois, de marbre, ou d'or, comme vous les voulez : C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre; Et la terre et le ciel n'en commissent point d'autre.

PAULINE.

Adorez-le dans l'âme, et n'en témoignez rien.

POLYEUCTE.

Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !

PAULINE.

Ne feignez qu'un moment : laissez partir Sévère, Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.

pour espérer une grande fortune quand on est gendre d'un gouverneur de toute la province, et estimé chez le prince. VOLT. - ' Tout beau ne peut jamais être ennobli, parce qu'il ne peut êlre accompagné de rien qui le relève ; mais presque tout ce que dit Polyeucte dans celte scène est du genre sublime. IBID — Tout beau, du temps de Corneille, pouvait entrer dans lé style noble.


380 POLYEUCTE. [v. 1225.]

POLYEUCTE.

Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir : Il m'ôte des périls que j'aurois pu courir 1, Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière, Sa faveur me couronne entrant dans la carrière ; Du premier coup de vent il me conduit au port, Et, sortant du baptême, il m'envsie à la mort. Si vous pouviez comprendre, et le peu qu'est la vie, Et de quelles douceurs cette mort est suivie... Mais que sert de parler de ces trésors cachés A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés ?

PAULINE.

Cruel! car il est temps que ma douleur éclate 2, Et qu'un juste reproche accable une âme ingrate ; Est-ce là ce beau feu ? sont-ce là tes serments ? Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments ? Je ne te parlois point de l'état déplorable Où ta mort va laisser ta femme inconsolable ; Je croyois que l'amour t'en paileroit assez. Et je ne voulois pas de sentiments forcés : Mais cette amour si ferme et si bien méritée Que tu m'avois promise, et que je t'ai portée, Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir, Te peut-elle arracher une larme, un soupir? Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie 3; Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie; Et ton coeur, insensible à ces tristes appas, Se figure un bonheur où je ne serai pas ! C'est donc là le dégoût qu'apporte l'hyménée? Je te suis odieuse après m'ftre donnée!

1 On n'ô(e point des périls ; on vous sauve d'un péril; ou détourne un péril ; on vous arrache d'un péril. VOLT.

lime semble que ce couplet est tendre, animé, douloureux, naturel el très à sa place. IBID.

' VAB. TU me quittes, ingrat, et mêmes avec joie.


; [v. 1253.] ACTE iv, SCÈNE ni. 385

POLYEUCTE.

Hélas!

PAULINE.

' . Que cet hélas a de peine à sortir ! Encor s'il commençoit un heureux repentir, 1, Que, tout forcé qu'il est, j'y trouverais de charmes ! Mais courage, il s'émeut, je vois couler des larmes.

POLYEUCTE.

J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser Ce coeur trop endurci se pût enfin percer ! Le déplorable état où je vous abandonne Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne ; Et si l'on peut au ciel sentir quelques douleurs, J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs 2 : Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière, -Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière ; S'il y daigne écouter un conjugal amour, Sur votre aveuglement il répandra le jour.

Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne; Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne 3: Avec trop de mérite il vous plut la former, Pour ne vous pas connoître et ne vous pas aimer, Pour vivre des enfers esclave infortunée, Et sous leur triste joug mourir comme elle est née,

PAULINE.

Que dis-tu, malheureux ? qu'oses-lu souhaiter?

POLYEUCTE.

Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.

PAULINE.

Que plutôt !...

1 VAR. Encore s'il marquoit un heureux repentir. '-. VAR. Et si l'on peut au ciel emporter des douleur»! J'en emporte de voir l'excès de vos malheurs. 1 Ce vers est admirable. VOLT-


382 POLYEUCTE. fv. 1276.]

POLYEUCTE.

C'est en vain qu'on se met en défense: Ce Dieu touche les coeurs lorsque moins on y pense. Ce bienheureux moment n'est pas encor venu; II viendra; mais le temps ne m'en est pas connu.

PAULINE.

Quittez cette cbïmère, et m'aimez.

POLYEUCTE.

Je vous aime, Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que

[moi-même.

PAULINE.

Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas.

POLYEUCTE.

Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas '.

PAULINE.

C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire?

POLYEUCTE.

C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire.

PAULINE.

Imaginations !

POLYEUCTE,

Célestes vérités!

PAULINE.

Étrange, aveuglement !

POLYEUCTE.

Éternelles clartés !

PAULINE.

Tu préfères la mort à l'amour de Pauline I

POLYEUCTE.

Vous préférez le monde à la bonté divine!

PAULINE.

Va, cruel, va mourir ; tu ne m'aimas jamais. ' VAS. Au nom de cet amour, venez suivre mes pas.


[V.4290.J ACTE rv, SCÈNE rv. 383

POLYEUCTE.

Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix 1

PAULINE.

Oui, je t'y vais laisser; ne t'en mets plus en peine; Je vais... ■

SCÈNE IV.

POLYEUCTE, PAULINE, SÉVÈRE, FABIAN, GARDES, PAULINE.

Mais quel dessein en ce lieu vous amène, Sévère? aurait-on cru qu'un coeur si généreux Pût venir jusqu'ici braver un malheureux 2 ?

POLYEUCTE.

Vous traitez mal, Pauline, un si rare mérite ; A ma seule prière il rend celte visite. ' Je vous ai fait, seigneur, une incivilité 9, Que vous pardonnerez à ma captivité. Possesseur d'un trésor dont je n'étois pas digne, Souffrez avant ma mort que je vous le résigne*, -Et laisse la vertu la plus rare à nos yeux Qu'une femme jamais pût recevoir des cieux *

' Le caractère de Polyeucte n'est ni moins bien conçu, ni moins bien traité que celui de Pauline. Il est plein de cet enthousiasme religieux, nécessaire pour justifier ses violences, et qui convient parfaitement à un chrétien qui court au martyre. LAHABPB. — Voilà ces admirabïes dialogues, à la manière de Corneiie, où la franchise de la repartie, la rapidité du tour et la hauteur des sentiments ne manquent jamais de ravir le spectateur. Que Polyeucte est sublime dans cette scène ! Quelle grandeur d'âme, quel divin enthousiasme, quelle digni lé I la gravité et la noblesse du caractère chrétien sont marquées 'usque dans ces vous opposes aux lu de la fille de Félix : cela seul met déjà tout un monde entre le martyr Polyeucte et la païenne Pauline. CHATKAUBBIAND.

* VAR. Sévère, est-ce le fait d'un homme généreux De venir jusqu'ici braver un malheureux? VAB. Je vous ai fait, Sévère, une incivilité.

' VAR. Souffrez, avant mourir, que je vous la résigne.


584 POLYEUCTE. [v. 1303.]

Aux mains du plus vaillant et du plus honnête homme Qu'ait adoré la terre et qu'ait vu naître Rome. Vous êies digne d'elle, elle est digne de vous; Ne la refusez pas de la main d'un époux : S'il vous- a désunis, sa mort vous va rejoindre. Qu'un feu jadis si beau n'en devienne pas moindre. Rendez-lui votre coeur, et recevez sa foi : Vivez heureux ensemble, et mourez comme moi; C'est le bien qu'à tous deux' Polyeucte désire.

Qu'on me mène à la mort, je.n'ai plus rien à dire. Allons, gardes, c'est fait.

SCÈNE v

yOTÈRE, PAULINE, FABIAN.

SÉVÈRE.

Dans mon étonnement, Je suis confus pour lui de son aveuglement'; Sa résolution a si peu de pareilles, Qu'à peine je me lie encore à mes oreilles. Un coeur qui vous chérit (mais quel coeur assez bas Auroit pu vous connoître, et ne vous chérir pas ?) Un homme aimé de vous, sitôt qu'il vous possède, Sans regret il vous quitte : il fait plus, il vous cède; El, comme si vos feux étoïent un don fatal, Il en fait un présent lui-même à son rival ! Certes, ou les chrétiens ont d'étranges manies, Ou leurs félicités doivent être infinies, Puisque, pour y prétendre, ils osent rejeter Ce que de tout l'empire il faudroit acheter.

Pour moi, si mes destins, un peu plus tôt propices, Eussent, de votre hymen honoré mes services, Je n'aurois adoré que l'éclat de vos yeux,

' Cette résignation de Polyeucte fait naître une des plus belles scènes qui soient au théâtre. VOLT.


. [v. 1330.] ACTE iv, SCÈNE v. 385

J'en aurois fait mes rois, j'en aurois fait mes dieux; On m'aurait mis en poudre, on m'auroit mis en cendre', Avant que...

PAULINE.

Brisons là ; je crains de trop entendre, Et que celte chaleur, qui sent vos premiers feux 2, Ne pousse quelque suite indigne de tous deux. Sévère, connaissez Pauline tout entière.

Mon Polyeucte touche à son heure dernière ; Pour achever de vivre il n'a plus qu'un moment; Vous en êtes la cause, encor qu'innocemment. Je ne sais si votre âme, à vos désirs ouverte, Auroit osé former quelque espoir sur sa perte: Mais sachez qu'il n'est point de si cruel trépas Où d'un front assuré je ne perte mes pas, Qu'il n'est point aux enfers d'horreurs que je n'endure, Plutôt que de souiller une gloire si pure, Que d'épouser un homme, après son triste sort 5, Qui de quelque façon soit cause de sa mort : Et, si vous me croyiez d'une âme si peu saine, L'amour que j'eus pour vous tourneroit tout en haine. Vous êtes généreux; soyez-le jusqu'au bout. Mon père est en état'de vous accorder tout, Il vous craint ; et j'avance encor cette parole, Que, s'il perd mon époux, c'est à vous qu'il l'immole Sauvez ce malheureux, employez-vous pour lui; Faites-vous un effort pour lui servir d'appui.

' En poudre, en cendre; c'est une petite négligence qui n'affaiblit pas les sublimes et pathétiques beautés de cette scène VOLT.

* Une chaleur qui sent les premiers feux, et qui pousse une suite, cela est mal écrit, d'accord ; mais le sentiment l'emporte ici sur les termes , et le reste est d'une beauté dont il n'y eut jamais d'exemple. Les Grecs étaient des déclamateurs froids .en comparaison de cel endroit de Corneille. IBID.

1 Par la construction, c'est le triste sort do cet homme qu'elle épouserait en secondes noces ; et par le sens, c'est le triste sort de Polyeucte dont il s'agit. IBID.


386 POLYEUCTE, [v. 1355]

Je sais que c'est beaucoup que ce rçue je demande ;

Mais plus l'effort est grand, plus la gloire en est grande.

Conserver un rival dont vous êles jaloux,

C'est un trait de vertu qui n'appartient qu'à vous;

Et si ce n'est assez de voire renommée,

C'est beaucoup qu'une femme autrefois tant aimée,

Et dont l'amour peul-être encor vous peut toucher,

Doive à votre grand coeur ce qu'elle a de plus cher:

Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.

Adieu. Résolvez seul ce que vous voulez faire

Si vous n'êtes pas tel que je l'ose espérer 1,

Pour vous priser encor je le veux ignorer 2.

SCÈNE VI.

SÉVÈRE, FABIAN.

SÉVÈRE.

Qu'est-ce ci,- Fabian ? quel nouveau coup de foudre Tombe sur mon bonheur et le réduit en poudre ! Plus je l'estime près, plus il est éloigné; Je trouve tout perdu quand je crois tout gagné ; Et toujours la fortune, à me nuire obstinée, Tranche mon espérance aussiôt qu'elle est née; Avant qu'offrir des voeux, je reçois des refus : Toujours triste, toujours et honteux et confus De voir que lâchement elle ait osé renaître, Qu'encor plus lâchement elle ail osé paraître;

1 VAR. Je m'en vais sans réponse, après celte prière ; Et, si vous n'êtes lel que je l'ose espérer.

' Les larmes de Pauline n'ont pu rien sur Polyeucte ; elle s'adresse, pour le sauver, à celui môme qui est le plus intéressé à ce qu'il meure, à son rival. Elle croit qu'un homme qui lui a paru digne d'elle doit être capable de ce trail de générosité. C'étaient là des beautés neuves et originales, dont personne n'avait donné l'idée. Cette délicatesse de sentiments ne se trouvait ni dans les théâtres des anciens, ni dans ceux des modernes; elle élait l'âme du grand Corneille. J.» HARPE.


[v. 1377.] ACTE iv, SCÈNE VI. 387

Et qu'une femme enfin dans la calamité( Me fasse des leçcms de générosité.

Votre belle âme est haute autant que malheureuse, Mais elle est inhumaine autant que généreuse, Pauline; et vos douleurs avec trop de rigueur D'un amant tout à vous tyrannisent le coeur. C'est donc peu de vous perdre, il faut que je vousdonne ■Que je serve un rival lorsqu'il vous abandonne ; Et que, par un cruel et généreux effort, Pour vous rendre en ses mains je l'arrache à la mon.

FABIAN.

Laissez à son destin cette ingrate famille ; Qu'il accorde, s'il veut, le père avec la fille, Polyeucte et Félix, l'épouse avec l'époux : D'un si cruel effort quel prix espérez-vous?

SÉVÈRE. La gloire de montrer à cette âme si belle Que Sévère l'égale, et qu'il est digne d'elle, .Qu'ellem'étoit bien due, et que l'ordre des cieux En me îa refusant m'est trop injurieux.

FABIAN.

Sans accuser le sort ni le ciel d'injustice, Prenez garde au péril qui suit un tel service ; Vous hasardez beaucoup, seigneur, pensez-y bien. Quoi ! vous entreprenez de sauver un chrétien ! Pouvez-vous ignorer pour cette secle impie Quelle est et fut toujours la haine de Décie ? C'est un crime vers lui si grand, si capital, Qu'à votre faveur même il peut être fatal.

SÉVÈRE.

Cet avis serait bon pour quelque âme commune S'il tient entre ses mains ma vie et ma forlune, Je suis encor Sévère ; et tout ce grand pouvoir Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir.

1 Via. Et qu'une femme enfin dans l'infélicité.


388 POLYEUCTE. [v. 1407.]

Ici- l'honneur m'oblige, et j'y veux satisfaire; Qu'après le sort se montre ou propice ou contraire, Comme son naturel est toujours inconstant, Périssant glorieux, je périrai content.

Je te dirai bien plus, mais avec confidence 1, La secte des chrétiens n'est pas ce que l'on pense : On les hait; la raison, je ne la connois point; Et je ne vois Décie injuste qu'en ce point. Par curiosité j'ai voulu les connoître: On les tient pour sorciers dont l'enfer est le maître; Et sur cette croyance on punit du trépas Des mystères secrets que nous n'entendons pas. Mais Cérès Ëleusine, et la Bonne Déesse Ont leurs secrets comme eux à Rome et dans la Grèce; Encore impunément nous souffrons en tous lieux, Leur Dieu seul excepté, toutes socles de dieux : Tous lesmonstresd'Égypte ont leurs templesdansRome; Nos aïeux à leur gré faisoient un dieu d'un homme; Et, leur sang parmi nous conservant leurs erreurs, Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs : Mais, à parler sans fard de tant d'apothéoses, L'effet est bien douteux de ces métamorphoses.

Les Chrétiens n'ont qu'un Dieu, maître absolu de tout, De qui le seul vouloir fait tout ce qu'il résout: Mais, si j'ose entre nous dire ce qu'il me semble, Les nôtres bien souvent s'acc\jrdent mal ensemble; Et, me dût leur colère écraser à tes yeux, Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux 2.

' C'est là un des plus beaux endroits de la pièce; jamais on n'a mieux parlé de la tolérance. VOLT.

• Après ces vers, venaient les quatre suivants que Corneille a supprimés:

Peut-être qu'après tout ces croyances publiques fte sont qu'inventions (le sages politiques. Pour contenir on peuple ou bien pour l'émouvoir, Et dessus sa foibiesse affermir leur pouvoir.

Le sublime auteur de Polyeucte eut depuis quelque scru-


{v. 1435.] ACTE rv, SCÈNE VI. 389

Enfin chez .es chrétiens les moeurs sont innocentes, Les vices détestés, les vertus florissantes; Ils font des voeux pour nous qui les persécutons ' ; Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons, Les a-t-on vus mutins ? les a-t-on vus rebelles ? Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles? /tineux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux; Et, lions au combat, ils meurent en agneaux. J'ai trop de pilié d'eux pour ne les pas défendre. Allons trouver Félix; commençons par son gendre; Et contentons ainsi, d'une seule action, Et Pauline, et ma gloire, et ma compassion.

pule d'avoir fourni cette pâture aux esprits faibles qui se disent forts; son génie était assez fort pour n'avoir pas besoin de faire entrer l'impiété dans les éléments de sa renommée : il est si facile, si dangereux et si bas d'insulter la religion de son pays, qu'il eût rougi d'une gloire achetée à ce prix : Corneille supprima donc ces vers dans l'édition de 1664. GEOFFROY.

Deux vers plus bas, on lisait les vers suivants, qui ne se trouvent que dans les premières éditions :

Jamais uu adultère, un traître, un assassin ; Jamais d'ivrognerie, et jamais de larcin: Co n'est qu'amour outro eux, que charité sincère ; Chacun y chérit l'autre, et le secourt en frère.

1 Remarquez ici que Racine, dans Eslher, exprime la même chose en cinq vers :

Pendant que votre main sur eux appesantie A leurs persécuteurs les livroit sans secours. Ils conjuroient ce Dieu de veiller sur vos jours, lie rompre des méchants les trames criminelles, De mettre votre trône a l'ombre de ses ailes.

'Acte III, so. iv.]

Sévère, qui parle en hommo d'État, ne dit qu'un mot, et ce mot est plein d'énergie. Eslher, qui veut toucher Assuérus, étend davantage cette idée. Sévère ne fait qu'une réflexion ; Eslher fait une prière : ainsi l'un doit être concis, et l'autre déployer une éloquence attendrissante. Ce sont des beautés différentes , et toutes deux à leur place. On peut souvent faire de ces comparaisons ; rien ne contribue davantage à épurer le goût. VOLT.


390 POLYEUCTE. [V. 1447.

ACTE V.

SCÈNE I.

FÉLIX, ALBIN, CLÉON.

FÉLIX.

Albin, as-tu bien vu la fourbe de Sévère? As-tu bien vu sa haine ? et vois-tu ma misère ' ?

ALBIN.

Je n'ai vu rien en lui qu'un rival généreux, Et ne vois rien en vous qu'un père rigoureux

FÉLIX.

Que tu discernes mal le coeur d'avec la mine' Dans l'âme il hait Félix et dédaigne Pauline ; Et, s'il l'aima jadis, il estime aujourd'hui Les restes d'un rival trop indignes de lui. Il parle en sa faveur, il me prie, il menace, Et me perdra, dit-il, si je ne lui fais grâce ; Tranchant du généreux, il croit m'épouvanter. L'artifice est trop lourd pour ne pas l'éventer. Je sais des gens de cour quelle est la politique, J'en connois mieux que.lui la plus fine pratique 3. C'est en vain qu'il tempête et feint d'être en fureur: Je vois ce qu'il prélend auprès de l'empereur.

1 Le mot de misère, qu'on emploie souvent en vers pour malheur, peut n'être pas convenable ici, parce qu'il peut êlrc entendu de la misère, c'est-à-dire de la bassesse des sentiments, VOLT.

* VAB. Que tu le connois mal 1 tout son fait n'est que mine.

' VAS. Je connois avant Ini la cour et ses intriques ;

J'en connois les détours, j'en connois les pratiques.


[v. 1463.] ACTE V, SCÈNE 1. 391

De ce qu'il nie demande il m'y ferait un crime; Épargnant son rival, je serais sa victime ; Et s'il avoit affaire à quelque maladroit, Le piège est bien tendu, sans doute il le perdrait * ! Mais un vieux courtisan est un peu moins crédule ** II voit quand on le joue, et quand on dissimule; Et moi j'en ai tant vu de toutes les façons, Qu'à lui-même, au besoin, j'en ferois des leçons.

ALBIN.

Dieux! que vous vous gênez par cette défiance!

FÉLIX.

Pour subsister en cour c'est la haute science.

Quand un homme une fois a droit de nous haïr,

Nous devons présumer qu'il cherche à nous trahir-,

Toute son amitié nous doit être suspecte.

Si Polyeucte enfin n'abandonne sa secte,

Quoi que son protecteur ait pour lui dans l'esprit,

Je suivrai hautement l'ordre qui m'est prescrit.

ALBIN.

Grâce, grâce, seigneur! que Pauline l'obtienne!

FÉLIX.

Celle de l'empereur ne suivroit pas la mienne*; Et, loin de le tirer de ce pas dangereux *, Ma bonté ne feroit que nous perdre tous deux.

ALBIN.

Mais Sévère promet...

FÉLIX.

Albin, je m'en défie, Et connois mieux que lui la haine de Décie;

1 Si Y artifice est trop lourd (voy. 8 vers plus haut) comment fc piège est-il bien tendu? C'est une étrange inadvertance. LA HARPE*.

* VAR. Mais un vieux courtisan n'est pas si fort crédule.

• L'empereur ne ferait pas grâce, comme moi, ne confirmerai! pas la grâce que j'aurais faite.

" VAR. Et, loin de le tirer de ce pas hasardeux.


392 POLYEUCTE. [V. 1485.]

En faveur des chrétiens s'il choquoit son courroux, Lui-même assurément se perdrait avec nous.

Je veux tenter pourtant encore une autre voie. Amenez Polyeucte; et si je le renvoie, S'il demeure insensible à ce dernier effort, Au sortir de ce lieu qu'on lui donne la mort.

ALBIN.

Votre ordre est rigoureux.

FÉLIX.

Il faut que je le suive, Si je veux empêcher qu'un désordre n'arrive. Je vois le peuple ému>pour prendre son parti; Et toi-même tantôt tu m'en as averti : Dans ce zèle pour lui qu'il fait déjà paraître Je ne sais si longtemps j'en pourrais être maître; Peut-être dès demain, dès la nuit, dès ce soir, .l'en verrais des effets que je ne veux pas voir ; Et Sévère aussitôt, courant à sa vengeance, M'iroit calomnier de quelque intelligence. Il faut rompre ce coup qui me seroit fatal.

ALBIN.

Que tant de prévoyance est un étrange mal M [brage: Tout vous nuit, tout vous perd, tout vous fait de l'omMais voyez que sa mort mettra ce peuple en rage ; Que c'est mal le guérir que le désespérer

FÉLIX.

En vain après sa mort il voudra murmurer; Et, s'il ose venir à quelque violence, C'est à faire à céder deux jours à l'insolence : J'aurai fait mon devoir, quoi qu'il puisse arriver. Mais Polyeucte vient, tâchons à le sauver. Soldats, retirez-vous, et gardez bien la porte.

1 VAB. Que votre défiance est un étrange mal !


[v. 1512.] ACTE V, SCÈNE H. 393

SCÈNE II.

FÉLIX, POLYEUCTE, ALBIN.

FÉLIX.

As-tu donc pour la vie une haine si forte, Malheureux Polyeucte? et la loi des chrétiens T'ordonne-l-elle ainsi d'abandonner, les tiens?

POLYEUCTE.

Je ne hais point la vie, ei j'en aime l'usage,

Mais sans altachement qui senle l'esclavage,

Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens,

La raison me l'ordonne, et la loi des chrétiens ;

Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre, ,

Si vous avez le coeur assez bon pour me suivre.

FÉLIX.

Te suivre dans l'abyme où tu le veux jeter'

POLYEUCTE.

Mais plutôt dans la gloire où je m'en vais monter 1.

FÉLIX.

Donne-moi pour le moins le temps de la connoître ; Pour me faire chrétien, sers-moi de guide à l'être; Et ne dédaigne pas de m'instruire en ta foi, Ou toi-même à ton Dieu tu répendras de moi.

POLYEUCTE.

N'en riez point, Félix, il sera votre juge; Vous ne trouverez point devant lui de refuge; Les rois et les bergers y sont d'un même rang : De tous les siens sur vous il vengera le sang.

FÉLIX.

Je n'en répandrai plus, el, quoi qu'il en arrive, Dans la foi des chrétiens je souffrirai qu'on vive; J'en serai protecteur.

1 Ce vers fait un mauvais effet, parce qu'il affaiblit ,e beau

vers de la scène suivante, OU le conduisez-vous ? —A la mort.

- A la gloire. Voyez comme ces mots oit je m'en vais monter

gâtent, énervent ce sentiment, comme ce qui est superflu est

toujours mauvais. VOLT. „9


394 POLYEUCTE. [V. 1334.]

POLYEUCTE. Non, non, persécutez, Et soyez l'instrument de nos félicités : Celle d'un vrai chrétien n'est que dans les souffrances; Les plus cruels tourments lui sont des récompenses J. Dieu, qui rend le centuple aux bonnes actions, Pour comble donne encor les persécutions : Mais ces secreis pour vous sont fâcheux à comprendre 3 ; Ce n'est qu'à ses élus que Dieu les fait entendre.

FÉLIX.

Je te parle sans fard, et veux être chrétien.

POLYEUCTE.

Qui peut donc retarder l'effet d'un si grand bien?

FÉLIX.

La présence importune...

POLYEUCTE.

Et de qui? de Sévère?

FÉLIX.

Pour lui seul contre toi j'ai feint tant de colère : Dissimule un moment jusques à son départ

POLYEUCTE.

Félix, c'est donc ainsi que vous parlez sans fard? Portez à vos païens, portez à vos idoles, Le sucre empoisonné que sèment vos paroles. Un chrétien ne craint rien, ne dissimule rien; Aux yeux de tout le monde il est toujours chrétien.

FÉLIX.

Ce lèle de ta foi ne sert qu'à te séduire,

Si tu cours à la mort plutôt que de m'instruire.

1 VAR. Aussi bien un chrétien n'est rien sans les souffrances; Les plus cruels tourments nous sontdes récompenses

* Ce mot fâcheux n'est pas le mot propre, c'est difficile. VOLT. .


v.,1553.] ACTE v, SCÈNE IL 396

POLYEUCTE.

Je vous en parlerais ici hors de saison; Elle est un don du ciel, el non de la raison; Et c'est là que bientôt, voyant Dieu face à face, Plus aisément pour vous j'obiiendrai cette grâce.

FÉLIX.

Ta perte cependant me va désespérer.

POLYEUCTE.

Vous avez en vos mains de quoi la réparer;

En vous ôtant un gendre, on vous en donne un autre

Dont la condition répond mieux à la vôtre;

Ma perte n'est pour vous qu'un change avantageux.

FÉLIX.

Cesse de me tenir ce discours oulrageux 4.

Je t'ai considéré plus que tu ne mérites ;

Mais, malgré ma bonté, qui croît plus tu l'irrites*,

Celte insolence enfin te rendrait odieux,

Et je me vengerais aussi bien que nos dieux.

POLY'EUCTE.

Quoi! vous changez bientôt d'humeur et de langage! Le zèle de vos dieux rentre en votre courage! Celui d'être chrétien s'échappe! et par hasard Je vous viens d'obliger à me parler sans fard !

FÉLIX.

Va, ne présume pas que, quoi que je te jure, De tes nouveaux docteurs je suive l'imposture. Je flattois ta manie,' afin de t'arracher Du honteux précipice où tu vas trébucher; Je voulois gagner temps pour ménager ta vie Après l'éloignement d'un flatteur de Décie :

' Oulrageux n'est pas un mot usité; mais plusieurs auteurs s'en sont heureusement servis. VOLT — Oulrageux a été admis dans la 6° édition du dictionnaire de l'Académie, publiée en 1835.

' VAR- Mais malgré ma bonté , qui croit quand tu l'irrites.


396 POLYEUCTE. [v. 1577.)

Mais j'ai trop fail d'injure à nos dieux tout-puissants; Choisis de leur donner ton sang, ou de l'encens.

POLYEUCT „ Mon choix n'est point douteux. Mais j'aperçois Pauline: 0 ciel!

SCÈNE m.

FÉLIX, POLYEUCTE, PAULINE, ALBIN.

PAULINE.

Qui de vous deux aujourd'hui m'assassine? Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour? Ne pourrai-je fléchir la nature ou l'amour? Et n'obtiendrai-je rien d'un époux ni d'un père?

FÉLIX.

Parlez à votre époux.

POLYEUCTE. Vivez avec Sévère.

PAULINE.

Tigre, assassine-moi du moins sans m'outrager.

POLYEUCTE.

Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager; Il voit quelle douleur dans l'âme vous possède, Et sait qu'un autre amour en est le seul remède '. Puisqu'un si grand mérite a pu vous enflammer, Sa présence toujours a droit de vous charmer : Vous l'aimiez,il vous aime, et sa gloire augmentée..

PAULINE.

Que t'ai-je fail, cruel, pour être ainsi traitée, El pour me reprocher, au mépris de ma foi, Un amour si puissant que j'ai vaincu pour toi?

' VAB. Ma pitié, tant s'en faut, cherche à vous soulager ; Notre amour vous emporte à des douleurs si vraies, Que rien qu'un autre amour ne peut guérir ces plaies.


[V. 1595. | ACTE V, SCÈNE m. 397

Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire, Quels efforts à moi-même il a fallu me faire * ; Quels combats j'ai donnés'pour te donner un coeur Si justement acquis à son premier vainqueur ; Et si l'ingratitude en ton coeur ne domine, Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline : Apprends d'elle à forcer 2 ton propre sentiment ; Prends sa vertu pour guide en ton aveuglement; Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie, Epur vivre sous tes lois à jamais asservie. Si lu peux rejeter de si justes désirs, Regarde au moins ses pleurs, écoute ses soupirs; Ne désespère pas une âme qui t'adore.

POLYEUCTE.

Je vous l'ai déjà dit, et vous le dis encore,

Vivez avec Sévère, ou mourez avec moi.

Je ne méprise point vos pleurs, ni votre foi; [tienne,

Mais, de quoi que pour vous notre amour m'entreJe

m'entreJe vous connois plus, si vous n'êtes chrétienne.

C'en est assez : Félix, reprenez ce courroux, Et sur cel insolent vengez, vos dieux el vous.

PAULINE.

Ah! mon père, son crime à peine est pardonnable; Mais s'il est insensé, vous êtes raisonnable: La nature est trop forte, et ses aimables traits Imprimés dans le sang ne s'effacent jamais : Un père est toujours père, et sur cette assurance J'ose appuyer encore un reste d'espérance. Jetez sur votre fille un regard paternel : Ma mort suivra la mort de ce cher criminel ; Et les dieux trouveront sa peine illégitime, Puisqu'elle confondra l'innocence et le crime,

1 On dit bien] se faire des efforts, mais non pas faire iss efforts à soi, il faut sur soi. VOLT. * Le mot propre est dompter. IBID


398 POLYEUCTE. [v. 1625.]

Et qu'elle changera, par ce redoublement ',

En injuste rigueur un juste châtiment :

Nos destins, par vos mains rendus inséparables,

Nous doivent rendre heureux ensemble, ou misérables

Et vous seriez cruel jusqties au dernier point,

Si vous désunissiez se que vous avez joint.

Un coeur à l'autre uni jamais ne se retire;

Et pour l'en séparer il faut qu'on le déchire.

Mais vous êtes sensible à mes justes douleurs,

Et d'un oeil paternel vous regardez mes pleurs.

FÉLIX.

Oui, ma fille, il est vrai qu'un père est toujours père Rien n'en peut effacer le sacré caractère ; Je porte un coeur sensible, et vous l'avez percé. Je me joins avec vous contre cet insensé.

Malheureux Polyeucte, es-tu seul insensible ? Et veux-tu rendre seul ton crime irrémissible ? Peux-tu voir tant de pleurs d'un oeil si détaché -. Peux-tu voir tant d'amour sans en être touché V Ne reconnois-tu plus ni beau-père, ni femme, Sans amitié pour l'un, et pour l'autre sans flamme' Pour reprendre les noms et de gendre et d'époux, Veux-lu nous voir tous deux embrasser tes genoux?

POLYEUCTE.

Que tout cet artifice est de mauvaise grâce ! Après avoir deux fois essayé la menace, Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort, Après avoir tenté l'amour et son effort, Après m'avoir montré celte soif du baplême, Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même, Vous vous joignez ensemble ! ah! ruses de l'enfer I Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher !

1 II est triste que redoublement ne puisse se dire en cette occasion : le sens est beau ; mais on n'a jamais appelé redoublement la mort d'un mari et d'une femme. VOLT.

1 VAR. Peux-tu voir tant de pleurs d'un coeur si détaché ?


[v. 1655.] ACTE v, SCÈNE m. 399

Vos résolutions usent trop de remise;

Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise

Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers, Sous qui tremblent le ciel, la terre, et les enfers; Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie, Voulut mourir pour nous avec ignominie, Et qui, par un effort de cet excès d'amour ', Veut pour nous en victime être offert chaque jour. Mais j'ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre. Voyez l'aveugle erreur que vous osez défendre : Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux; Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux ; La prostitution, l'adultère, l'inceste, Le vol, l'assassinat, et tout ce qu'on déteste, C'est l'exemple qu'à suivre offrent vos immortels. J'ai profané leur temple, et brisé leurs autels ; Je le ferois encor, si j'avois à le faire, Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère, Même aux yeux du sénat, aux yeux de l'empereur.

FÉLIX.

Enfin ma bonté cède à ma juste fureur : Adore-les, ou meurs.

POLYEUCTE.

Je suis chrétien.

FÉLIX.

Impie ' Adore-les, tedis-je; ou renonce à la vie 2.

POLYEUCTE.

Je suis chrétien'.

' VAB. Et qui, par un excès de celte même amour.

" Renonce d la vie n'enchérit point sur mourir : quand on répèle la pensée, il faut fortifier l'expression. VOLT.

1 Ce mol, je suis chrétien, deux fois répété, égale les plus beaux mots des Horaces. Corneille, qui se connaissait si bien en sublime, a senti que l'amour pour la religion pouvait s'élever au dernier degré d'enthousiasme, puisque le chrétien aime Dieu comme la souveraino beauté, et le Ciel comme sa pairie. CHATEAUBRIAND.


400 POLYEUCTE. [v. 1678.]

FÉLIX. ^

Tu l'es ? 0 coeur trop obstiné! Soldats, exécutez l'ordre que j'ai donné. '

PAULINE.

Où le conduisez-vous?

FÉLIX.

A la mort.

POLYEUCTE.

A la gloire 1. Chère Pauline, adieu ; conseryez ma mémoire.

PAULINE.

Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.

POLYEUCTE.

Ne suivez point mes pas, ou quittez vos erreurs*.

FÉLIX.

Qu'on l'ôte de mes yeux, et que l'on m'obéisse. Puisqu'il aime à périr, je consens qu'il périsse.

SCÈNE IV.

FÉLIX, ALBIN.

FÉLIX

Je me fais violence, Albin, mais je l'ai dû; Ma bonté naturelle aisément m'eût perdu. Que la rage du peuple à présent se déploie, Que Sévère en fureur tonne, éclate, foudroie, M'étant fait cet effort, j'ai fait ma sûreté. Mais n'es-tu point surpris de cette durelé? Vois-tu comme le sien des coeurs impénétrables», Ou des impiétés à ce point exécrables?

' Dialogue admirable et toujours applaudi. VOLT. ' VAB. Je te suivrai partout, et mêmes au Irépas.

POLÏF.DCTB.

Sortez de voire erreur, ou ne me suivez pas. ' Impénétrable n'est pas le mot propre, il signifie caché, dissimulé, qu'on ne peut découvrir, qu'on ne peui pénétrer, et ne peut jamais être mis à la place A'inflexible. VOLT. ■


[v. 1693.] ACTE v, SCÈNE rv. 401

Du moins j'ai satisfait mon esprit affligé : Pour amollir son coeur je n'ai rien négligé * ; J'ai feint même à tes yeux des lâchetés extrêmes : Et certes, sans l'horreur de ses derniers blasphèmes, Qui m'ont rempli soudain de colère et d'effroi, J'aurois eu de la peine à triompher de moi.

ALBIN.

Vous maudirez peut-être un jour celle victoire, Qui tient je ne sais quoi d'une action trop noire, Indigne de Félix, indigne d'un Romain, Répandant votre sang par votre propre main.

FÉLIX.

Ainsi l'ont autrefois versé Brute et Manlie; Mais leur gloire en a crû, loin d'en être affoiblie ; Et quand nos vieux héros avoient de mauvais sang, Ils eussent, pour le perdre, ouvert leur propre flancs

ALBIN.

Votre ardeur vous séduit, mais, quoi qu'elle vous die, Quand vous la sentirez une fois refroidie, Quand vous verrez Pauline, et que son désespoir Par ses pleurs et ses cris saura vous émouvoir3...

FÉLIX.

Tu me fais souvenir qu'elle a suivi ce traître, Et que ce désespoir qu'elle fera paraître De mes commandements pourra troubler l'effet : Vas donc y donner ordre, et voir ce qu'elle fait; Romps ce que ses douleurs y donneraient d'obstacle

1 VAR. Dumoins, j'ai satisfait à mon coeur affligé:

Pour amollir le sien je n'ai rien négligé. ' VAB. Jamais nos vieux héros n'ont eu de mauvais sang

Qu'ils n'eussentpour le perdre ouvertleurpropre liane. • Remarquez que nous employons souvent ce mot savoir en poésie assez mal à propos : j'ai su le satisfaire, pour je l'ai satisfait ; j'ai su lui plaire, au lieu de je lui ai plu. Il ne faut employer ce mol que quand il marque quelque dessein. VOLT.


402 POLYEUCTE. [v. 1716.]

Tire-la, si tu peux, de ce triste spectacle ; Tâche à la consoler. Va donc ; qui te retient ?

ALBIN.

Il n'en est pas besoin, seigneur, elle revient. SCÈNE V.

FÉLIX, PAULINE, ALBIN.

PAULINE.

Père barbare, achève, achève ton ouvrage; Cette seconde hostie est. digne de ta rage > : Joins ta fille à ton gendre ; ose : que tardes-tu ? Tu vois le même crime, ou la même vertu : Ta barbarie en elle a les mêmes matières. Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières ; Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir, M'a dessillé les yeux, et me les vient d'ouvrir 2.

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée : De ce bienheureux sang tu me vois baptisée; Je suis chrétienne enfin, n'est-ce point assez dit ? Conserve en me perdant ton rang et ton crédit; Redoute l'empereur, appréhende Sévère : 1 Si lu ne veux périr, ma perte est nécessaire ; Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas; Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras. Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste; Ils n'en ont brisé qu'un, je briserai le reste. On m'y verra braver tout ce que vous craignez, Ces foudres impuissants qu'en leurs mains vous peignez, Et, saintement rebelle aux lois de la naissance, Une fois envers toi manquer d'obéissance. Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir; C'est la grâce qui parle, et non le désespoir.

' Hostie signifiait alors victime. VOLT. Pléonasme. IBID.


fv. 1743.]. ACTE V, SCÈNE VI. 403

Le faut-il dire encor, Félix ? je suis chrétienne; Affermis par ma mort ta fortune et la mienne; Le coup à l'un et l'autre en sera précieux, Puisqu'il t assure en terre en m'élevant aux cieux '.

SCÈNE VI.

FÉLIX, SÉVÈRE, PAULINE, ALBIN, FABIAN.

SÉVÈRE.

Père dénaturé, malheureux politique,

Esclave ambitieux d'une peur chimérique;

Polyeucte est donc mort ! et par vos cruautés

Vous pensez conserver vos tristes dignités'

'La faveur que pour lui je vous avois offerte,

Au lieu de le sauver, précipite sa perte !

J'ai prié, menacé, mais sans vous émouvoir;

Et vous m'avez cru fourbe, ou de peu de pouvoir!

Èh bien ! à vos dépens vous verrez que Sévère 2

Ne se vante jamais que de ce qu'il peut faire;

Et par votre ruine il vous fera juger

Que qui peut bien vous perdre eût pu vous protéger.

Continuez aux dieux ce service fidèle ;

Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle

Adieu; mais quand l'orage éclatera sur vous,

Ne doutez point du bras dont partiront les coups

FÉLIX.

Arrêtez-vous, seigneur, et d'une âme apaisée 5 Souffrez que je vous livre une vengeance aisée. Ne me reprochez plus que par mes cruautés Je tâche à conserver mes tristes dignités ; Je dépose à vos pieds l'éclat de leur faux lustre : Celle où j'ose aspirer est d'un rang plus illustre ;

' T'assure en terre n'est pas français : il veut dire, affermit ton pouvoir sur la terre. VOLT.

• VAB. Eh bien ! à vos dépens, vous saurez que Sévère '.

* VAB. Arrêtez-vous, Sévère, et d'une âme apaisée.


404 POLYEUCTE. [v. 1769.]

Je m'y trouve forcé par un secret appas ; Je cède à des transports que je ne connois pas ; Et, par un mouvement que je ne puis entendre *, De ma fureur je passe au zèle de mon gendre. C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant; Son amour épandu sur toute la famille 1 ;re après lui le père aussi bien que la fille. J'en ai fait un martyr, SL. mort me fait chrétien : J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien. C'esl ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce : Heureuse cruauté dont la suite est si douce! Donne la main, Pauline. Apportez des liens; Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens. Je le suis, elle l'est, suivez votre colère.

PAULINE.

Qu'heureusement enfin je retrouve mon père!

Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.

FÉLIX. ,

Ma fille, il n'appartient qu'à la main qui le fait.

SÉVÈRE.

Quy ne serait touché d'un si tendre spectacle !

De pareils changements ne vont point sans miracle,

Sans doute vos chrétiens qu'on persécute en vain

Ont quelque chose en eux qui surpasse l'humain ;

Ils mènent uue vie avec tant d'innocence 2,

Que le ciel leur en doit quelque reconnoissance :

Se relever plus forts, plus ils sont abattus,

N'est pas aussi l'effet des communes vertus.

Je les aimai>toujours, quoi qu'on m'en ait pu dire ;

Je n'en vois point mourir que mon coeur n'en soupire :

1 Comprendre semblerait plus juste qu'entendre. VOLT. ' On mène une vie innocente, et non pas avec itinocena

ID.


[V. 1797.] ACTE V, SCÈNE VI. 405

Et peut-être qu'un jour je les connoîtrai mieux J'approuve cependant que chacun ait ses dieux, Qu'il les serve à sa mode, et sans peur de la peine. Si vous êtes chrétien, ne craignez plus ma haine; . Je les aime, Félix, et de leur protecteur Je n'en veux pas sur vous faire un persécuteur '. Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque; Servez bien votre Dieu, servez notre monarque. Je perdrai mon crédit envers sa majesté, Ou vous verrez finir cette sévérité 2 : Par celte injuste haine il se fait trop d'outrage.

FÉLIX.

Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,

Et, pour vous rendre un jour ce que vous méritez,

Vous inspirer bientôt toutes ses vérités!

Nous autres, bénissons notre heureuse aventure : Allons à nos martyrs donner la sépulture, Baiser leurs corps sacrés, les meure en digne lieu, Et faire retenlir partout le nom de Dieu 3.

1 II y avait auparavant en vous; cela paraissait un contresens : il semblait que ce fût Félix , chrétien, qui pût être persécuteur. Corneille corrigea sur vous, mais c'est une faute de langage ; on persécute un homme, et non sur un homme. VOLT.

* VAR. Ou bien il quittera cette sévérité.

■ L'extrême beauté du rftle de Sévère, la situation piquante de Pauline, sa scène admirable avec Sévère, au quatrième acte, assurent à cette pièce un succès éternel : non-seulement elle enseigne la vertu la plus pure, mais la dévotion et la perfection du Christianisme. Polyeucte et Athalie sont la condamnalion éternelle de ceux qui, par une jalousie secrète, voudraient proscrire un art sublime dont les beautés n'effacent que trop leurs ouvrages. IBID.

FIN DB FOLYBUCTB.


406 EXAMEN DE POLYEUCTE

EXAMEN DE POLYEUCTE

PAR CORNEILLE.

Ce martyre est rapporté par Surius sur le neuvième de janvier. Polyeucte vivoit en l'année 250, sous l'empereur Décius. Il étoit Arménien, ami de Néarque, et gendre de Félix, qui avoit la commission de l'empereur pour faire exécuter ses édits contre les chrétiens. Cet ami l'ayant résolu à se faire chrétien, il déchira ces édits qu'on publioit, arracha les idoles des mains de ceux qui les portoient sur les autels pour les adorer, les brisa contre terre, résista aux larmes de sa femme Pauline, que Félix employa auprès de lui pour le ramener à leur culte, et perdit la vie par l'ordre de son beaupère, sans autre baptême que celui de son sang. Voilà ce que m'a prêté l'histoire ; le reste est de mon invention

Pour donner plus de dignité à l'action, j'ai fait Félix gouverneur d'Arménie, et ai pratiqué un sacrifice public, afin de rendre l'occasion plus illustre, el donner un prétexte à Sévère de venir en cette province, sans faire éclater son amour avant qu'il en eût l'aveu de Pauline. Ceux qui veulent arrêter nos héros dans une médiocre bonté, où quelques interprètes d'Aristote bornent leur vertu, ne trouveront pas ici leur compte, puisque celle de Polyeucte va jusqu'à la sainteté, et n'a aucun mélange de foiblesse. J'en ai déjà parlé ailleurs, et pour confirmer ce que j'en ai dit par quelques autorités, j'ajouterai ici que Minturnus,dans son Traité du Poète, agi te cettequeslion, .si/a Passion de Jésus- Christ et les martyres des saints doivent être exclus du


PAR CORNEILLE. 407

théâtre, à cause qu'ils passent cette médiocre bonté, et résout en ma faveur. Le célèbre Heinsius, qui nonseulement a traduit la Poétique de notre philosophe, mais a fait un Traité de la constitution de la Tragédie selon sa pensée, nous en a donné une sur le martyre des Innocents. L'illustre Grotius a mis sur la scène la Passion même de Jésus-Christ et l'histoire de Joseph; et le savant Buchanan a fait la même chose de celle de Jephté, et de la mort de saint Jean-Baptiste. C'est sur ces exemples que j'ai hasardé ce poème, où je me suis donné des licences qu'ils n'ont pas prises, de changer l'histoire eh quelque chose, et d'y mêler des épisodes d'invention : aussi m'étoit-il plus permis sur cette matière qu'à eux sur celle qu'ils ont choisie. Nous ne devons qu'une croyance pieuse à la vie des saints, et nous avons le même droit sur ce que nous en tirons pour le porter sur le théâtre, que sur ce que nous empruntons des autres histoires ; mais nous devons une foi chrétienne et indispensable à tout ce qui est dans la Bible, qui ne nous laisse aucune liberté d'y rien changer. J'estime toutefois qu'il ne nous est pas défendu d'y ajouter quelque chose, pourvu qu'il ne détruise rien de ces vérités dictées par le Saint-Esprit. Buchanan ni Grotius ne l'ont pas fait dans leurs poèmes ; mais aussi ne les ont-ils pas rendus assez fournis pour notre théâtre, et ne s'y sont-ils proposé pour exemple que la constitution la plus simple des anciens. Heinsius a plus osé qu'eux dans celui que j'ai nommé : les anges qui bercent l'enfant Jésus, et romb¥~ de Mariamne avec les furies qui agitent l'esprit d'Hérode, sont des agréments qu'il n'a pas trouvés dans l'Évangile. Je crois même qu'on en peut supprimer quelque chose quand il y a apparence qu'il ne plairait pas sur le théâtre, pourvu qu'on ne mette rien en la place; car alors ce serait changer l'histoire, ce que le respect que nous devons à l'Écriture ne permet point. Si j'avois à y exposer celle


408 EXAMEN DE POLYEUCTE

de David et de Bethsabée, je ne décrirais pas comme n en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, mais je me contenterais de le peindre avec de l'amour pour elle, sans parler aucunement de quelle manière cet amour se serait emparé de son coeur.

Je reviens à Polyeucte, dont le succès a été trèsheureux. Le style n'en est pas si fort ni si majestueux que celui de Cinna et de Pompée; mais il y a quelque chose de plus touchant, et les tendresses de l'an\our humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin, que sa représentation a satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde. A mon gré, je n'ai point fait de pièce où l'ordre du théâtre soit plus beau et l'enchaînement des scènes mieux ménagé. L'unité d'action, et celle de jour et de lieu, y ont leur justesse; et les scrupules qui peuvent naître touchant ces deux dernières se dissiperont aisément, pour peu qu'on me veuille prêter de cette faveur que l'auditeur nous doit toujours, quand l'occasion s'en offre, en reconnoissance de la peine que nous avons prise à le divertir.

Il est hors de doute que, si nous appliquons ce poëme à nos coutumes, le sacrifice se fait trop tôt après la venue de Sévère; et cette précipitation sortira du vraisemblable par la nécessité d'obéir à la règle. Quand le roi envoie ses ordres dans les villes pour y faire rendre des actions de grâces pour ses victoires, ou pour d'autres bénédictions qu'il reçoit du ciel, on ne les exécute pas dès le jour même; mais aussi il faut du temps pour assembler le clergé, les magistrats et les corps de ville, et c'est ce qui en fait différer l'exécution. Nos acteurs n'avaient ici aucune de ces assemblées à faire.

Il suffisoit delà présence de Sévère et de Félix, et du ministère du grand-prêtre ; ainsi nous n'avons eu au-r cun besoin de remettre ce sacrifice à uu autre jour. D'ailleurs, comme Félix craignoit ce favori, qu'il croyoit irrité du mariage de sa tille, il étoit bien aise de lui


PAR CORNEILLE. 409

donner le moins d'occasion de tarder qu'il lui étoit possible, et de lâcher, durant son peu de séjour, à gagner son esprit par une prompte complaisance, et montrer tout ensemble une impatience d'obéir aux volontés de l'empereur.

L'autre scrupule regarde l'unité de lien, qui est assez exacte, puisque tout s'y passe dans une salle ou antichambre commune aux appartements de Félix el de sa fiile. Il semble que la bienséance y soit un peu forcée pour conserver cette unité au second acte, en ce que Pauline vient Justine dans cette antichambre pour trouver Sévère, dont elle devrait attendre la visite dans son cabinet. A quoi je réponds qu'elle a eu deux raisons de venir au-devant de lui ; l'une, pour faire plus d'honneur à un homme dont son père redouloit l'indignation, et qu'il lui avoit commandé d'adoucir en sa faveur; l'autre, pour rompre plus aisément la conversation avec lui, en se retirant dans ce cabinet, s'il ne vouloit pas la quitter à sa prière, et se délivrer, par cette retraite, d'un entretien dangereux pour elle; ce qu'elle n'eût pu faire, si elle eût reçu sa visite dans son appartement.

Sa confidence avec Stratonice, touchant l'amour qu'elle avoit eu pour ce cavalier, me fait faire une réflexion sur le temps qu'elle prend pour cela. Il s'en fait beaucoup sur nos théâtres d'affections qui ont déjà duré deux ou trois ans, dont on attend à révéler le secret justement au jour de l'action qui se représente, et non-seulement sans aucune raison de choisir ce jour-là plutôt qu'un autre pour le déclarer, mais lors même que vraisemblablement on s'en est dû ouvrir beaucoup auparavant avec la personne à qui on en fait confidence. Ce sont choses dont il faut instruire le spectateur, en les faisant apprendre par un des acteurs à l'autre; mais il faut prendre garde avec soin que celui à qui on les apprend ait eu lieu de les ignorer >usque-là,

23


410 EXAMEN DE POLYEUCTE PAR CORNEILLE.

aussi bien que le spectateur, et que quelque occasion tirée du sujet oblige celui qui les récite à rompre enfin un silence qu'il a gardé si longtemps. L'Infante, dans le dd, avoue à Léonor l'amour secret qu'elle a pour lui, et l'aurait pu faire un an ou six mois plus tôt. Cléopàtre, dans Pompée, ne prend pas des mesures plus justes avec Charmion ; elle lui conte la passion de César pour elle, et comme

Chaque jour ses courriers Lui portent en tribut ses voeux et ses lauriers.

Cependant, comme il ne paroît personne avec qui elle ait plus d'ouverture de coeur qu'avec cette Charmion, il y a grande apparence que c'étoit elle-même dont cette reine se servoit pour introduire ces courriers, et qu'ainsi elle devoit savoir déjà tout ce commerce entre César et sa maîtresse. Du moins il l'alloit marquer quelque raison qui lui eût laissé ignorer jusque-là tout ce qu'elle lui apprend, et de quel autre ministère cette princesse s'étoit servie pour recevoir ces courriers. Il n'en va pas de même ici. Pauline ne s'ouvre avec Stratonice que pour lui faire entendre le songe qui la trouble, et les sujets qu'elle a de s'en alarmer; et comme elle n'a fait ce songe que la nuit d'auparavant, et qu'elle ne lui eût jamais révélé son secret sans cetle occasion qui l'y oblige, on peut dire qu'elle n'a point eu lieu de lui faire cette confidence plus tôt qu'elle ne l'a faite.

Je n'ai point fait de narration de la mort de Polyeucte, parce que je n'avois personne pour la faire ni pour l'écouter, que des païens qui ne la pouvoient ni écouter, ni faire que comme ils avoient fait et écoulé celle de Néarque; ce qui auroit été une répétition et Inarque de stérilité, et, en outre, n'aurait pas répondu i la dignité de l'action principale, qui est terminée par là. Ainsi j'ai mieux aimé la faire connoître par un saint emportement de Pauline, que cette mort a convertie,


APPRÉCIATION LITTÉRAIRE DE POLYEUCTE. 411

que par un récit qui n'eût point eu de grâce dans une bouche indigne de le prononcer. Félix son père se convertit après elle; et ces deux conversions, quoique miraculeuses, sont si ordinaires dans les martyres, qu'elles ne sortent point de la vraisemblance, parce qu'elles ne sont pas de ces événements rares et singuliers qu'on ne peut tirer en exemple; et elles servent à remeltre le calme dans les esprits de Félix, de Sévère et de Pauline, que sans cela j'aurais eu bien de la peina à retirer du théâtre dans un état qui rendît la pièce complète, en ne laissant rien à souhaiter à la curiosité de l'auditeur.

APPRÉCIATION

LITTÉRAIRE ET ANALYTIQUE DE POLYEUCTE.

« De toutes les intrigues de Corneille, celle de Polyeucte esX la mieux menée. C'est aussi une de celles où il a mis le plus d'invention, et cette invention est, en partie, très-heureuse Le

martyre de saint Polyeucte, rapporté par Surius, n'a fourni à Corneille que la liaison étroite de ce jeune néophyte avec Néarque, qui l'avait converti au chrislianisme ; son mariage avec Pauline, fille de Félix, proconsul romain, qui avait ordre de l'empereur Dèce de poursuivre les chrétiens ; l'action hardie de Polyeucte qui déchire en public l'édit de l'empereur contre le christianisme, et brise les idoles que portaient les prêtres ; et la vengeance qu'en tira Félix, qui, après avoir inutilement employé les prières de'Pauline pour ramener son gendre a la religion de son pays, fut obligé de le condamner à la mort. Tout le reste appartient au poêle. Sa fable, quoique en génértil bien conçue, est fondée sur quelques invraisemblances assez fortes, mais qui heureusement portent sur l'avanl-scène plus que sur

l'action même qui se passe sur le théâtre L amour de Sévère

et de Pauline forme un noeud intéressant, parce que le péri! de Polyeucte les met tous deux dans une situation resnective pro-


M2 APPRÉCIATION LITTÉRAIRE DE POLïEUCTE.

pre à déployer cette noblesse de sentiments qui nous attache aux personnages de la tragédie, et nous fait partager des infortunes qu'ils n'ont pas méritées. C'est une des créations qui font le plus d'honneur à Corneille, et dont il n'avait trouvé le modèle nulle part.

« Polyeucte est sur le point d'être conduit à la mort, s'il ne renonce point au christianisme. Les larmes de Pauline n'ont pu rien faire sur lui ; elle s'adresse, pour 16 sauver, à celui même qui est le plus intéressé à ce qu'il meure, à son rival, à celui qu'elle aime encore, et à qui elle l'a môme avoué ; à celui à qui Polyeucte même, en enrélien élevé au-dessus de tous les objels terrestres, vient de la résigner en se préparant à mourir, lille croit qu'un homme qui lui a paru digne d'elle doit être capable de ce irait de générosité, et elle ne se trompe pas. Celait là des beautés neuves et originales, dont personne n'avait donné l'idée. Cette délicatesse de sentiments ne se trouvait ni dans les théâtres anciens, ni dans ceux des modernes ; elle était l'âme du grand Corneille. » LA UAUPE.

« Des caractères tels que Sévère et Pauline sont une création du génie de Corneille : il n'en a trouvé le modèle ni c\\ci les anciens, ni chez les modernes ; les moeurs des Grecs ne leur permettaienl pas même de connaître ces' railinernenls de générosité, de bienséance et de grandeur d'âme, trop supérieurs à la nature dont les Grecs sont les peintres fidèles : ce peuple savanlet poli semble avoir employé le beau idéal uniquement pour l'expression des formes physiques, el.presque jamais pour celle des caractères, des sentiments et des idées morales Corneille peut donc être regardé comme l'inventeur et le père de ce genre de tragédie, tout à la fois touchant et sublime, qui élève l'âme par de grandes vertus, et ne l'avilit jamais en l'intéressant pour des faiblesses honteuses. » GEOFFROY.

« Supérieur, comme ouvrage dramatique, à la tragédie d'fforace, par l'unité de plan et d'action ; supérieur à la tragédie de Cinna, par l'unité de caractère et d'intérêt, Polyeucte est, de tous les chefs-d'oeuvre de Corneille, celui où il a su le mieux allier le touchant et le sublime, mouvoir avec adresse et régularité les vrais ressorts dramaliquos, disposer l'ordre des scènes, et développer l'action avec autant d'industrie que de richesse : on y voit l'art de Corneille égal enfin à son génie. »

ViCTOniN-FABBE.