BULLETIN
DE LA
SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE
HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE
DE LYON
'Publication trimestrielle
AVRIL - SEPTEMBRE 1906
LYON
AU SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ
PLACE UELLIiCOUR, l6
SOMMAIRE DE CETTE LIVRAISON
(2" et 3e trimestres)
1. — Procès verbaux des séances, p. XIX 1. IL — Horace Coignet, compositeur lyonnais [1736-1821), et le Pygmalion de J.-J. Rousseau, par A. SALLES,
!>• 43III.
43III. Un Lyonnais à l'Académie Française, Odet-Joseph de
Giry de Vaux, par J. BlîYSSAC, p. 71.
IV. — Un Voyageur Anglais à Lyon eii i8ip, par A. GKA.NU,
p, 84.
V. — Les deux Paroisses de Franc/ieviUe, par Paul
RICHARD, p. 107.
S'adresser, pour tous ce qui concerne la rédaction du Bulletin, à M. Antoine SALI.KS, secrétaire du Comité de publication, place Bellecour, 3o, à Lyon.
Le Comité de publication croit devoir rappeler aux lecteurs que la Société ne prend pas la responsabilité des doctrines émises par les auteurs.
Procès-Verbaux des Séances
Séance du 4 avril 1906. PRÉSIDENCE DE M. LE Dr ARTAUD.
Hommage de M. Latreille : Joseph de Maistre et la Papauté. Un volume.
M. le Président adresse un compliment de bienvenue à MM. Ferriot et de Leusse, nouveaux membres titulaires présents à la séance.
M. le Président exprime les condoléances de la Compagnie pour la perte récente de M. le Dr Ernest Poncet, membre titulaire et ancien président. Il donne lecture d'une notice biographique où il énumère les savants travaux du regretté défunt, qui a donné à la Société les marques d'une constante et généreuse sympathie.
M. Paul Richard communique une étude sur l'apparition du Labarum à Constantin, en 312. D'après quelques auteurs, cette apparition aurait eu lieu sur le territoire d'une localité de la Bresse Louhanaise, dont le nom significatif de SainteCroix-Labare en a gardé le souvenir. M. Richard attribue au retentissement qu'un tel événement dut provoquer dans notre région le grand nombre de lieux et d'églises qui, dans l'ancien diocèse de Lyon, ont reçu le vocable de la SainteCroix. Ce vocable était, entr'autres, celui d'une église contiguë à la cathédrale de Lyon, et qui était le siège de la première paroisse de notre ville.
Cette communication amène d'intéressantes observations de M. de Combes, qui conteste l'authenticité de la tradition
XX PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES
relative à Sainte-Croix-Labare, à raison de l'itinéraire que dut suivre en Gaule Constantin dans sa marche sur Rome.
M. Cateland fait part d'une série d'excursions qu'il a effectuées dans la Loire et la Haute-Loire. Il mentionne avec détails les églises, châteaux et autres monuments remarquables ou intéressants des localités qu'il a visitées : Salt-en-Dbnzy, Feurs, Saint-Etienne-du-Molard, Sail-sousCouzan, Verrières, Pommiers, Saint-Marcel-de-Félines, Saint-Maurice-sur-Loire, Villerest, etc., et enfin Chamalière et la ville du Puy.
M. Cateland appuie ses descriptions de nombreux dessins qu'il fait passer sous les yeux de ses collègues. Plusieurs de ces dessins leur sont remis à titre d'hommage gracieux.
Séance du 2^ avril igoô.
PRÉSIDENCE DE M. LE Dr ARTAUD.
Hommages : de M. Morel de Voleine, Documents sur la chapelle de Chevennes àDénicé, une brochure; de M. Poncet, la collection rarissime des douze numéros de la revue : Le Merle jaune, publiée en 1901.
Lecture est donnée d'une lettre de M. le Président de la Société Historique et Archéologique de l'arrondissement de Saint-Malo, demandant l'échange des publications de cette Compagnie avec celles de la Société Littéraire.
Il sera fait droit à cette demande.
Lecture est donnée d'une lettre de M. Lenail, sollicitant son admission comme membre titulaire.
Une Commission formée de MM. le Dr Birot, Cateland et Garcin, rapporteur, est chargée de l'examen de cette candidature.
M. le Président fait savoir que les travaux d'appropriation du nouveau local sont assez avancés pour qu'on puisse s'y réunir pour la prochaine séance.
M. Locard lit une étude sur le musicien Claude Debussy et le caractère de son oeuvre.
PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES XXI
M. Ferriot communique trois poésies ayant pour titres : La Ruche, Fumée, et Au soleil.
M. l'abbé C. Martin donne lecture d'une dissertation sur son parent le major général Martin et rectifie, d'après des pièces inédites, l'indication du prénom et du lieu de naissance du fondateur de la Martinière, tels qu'ils sont généralement admis par les historiens.
Séance du 16 mai igoô.
PRÉSIDENCE DE M. LE Dr ARTAUD.
M. le Président, à l'occasion de l'inauguration du nouveau local où, pour la première fois, la Société se réunit aujourd'hui, prononce l'allocution suivante, où il fait un rapide exposé des progrès accomplis :
« Mes chers Collègues,
« Depuis que votre confiance et votre amitié m'ont appelé à présider vos travaux, je n'ai jamais senti, mieux que ce soir, le prix de votre choix, ni éprouvé de joie plus vive de cette fonction. Ce sera l'un des souvenirs les meilleurs, parmi ceux qu'il me sera plus tard doux et bon d'évoquer, que d'avoir occupé cette place le jour où, pour la première fois, notre Compagnie pose sa tête sous un toit qui est le sien.
« Exprimé depuis de longues années, ce désir n'avait encore pu devenir une réalité : des imprévus, des contretemps, des obstacles s'étaient jusqu'à présent opposés à son accomplissement. Cependant la Société en comprenait la nécessité : elle prévoyait le stimulant puissant que serait pour son activité, son développement, sa vitalité, une installation stable et personnelle, facilitant à ses membres l'usage des documents historiques, des revues artistiques et littéraires, des mémoires archéologiques, dont ses multiples échanges avec les académies et sociétés savantes de Paris, de province et même de l'étranger, enrichissent chaque
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année sa bibliothèque. Ces matériaux importants, entassés dans des locaux inabordables, envahis par la poussière, menacés par l'humidité, étaient perdus. Ces richesses, où nous devions trouver des sources abondantes et fécondes, des éléments nombreux de travaux originaux et intéressants, restaient inutiles et stériles : nous avions un trésor, il nous était impossible d'y puiser.
« Nos prédécesseurs n'eurent pas le loisir de poursuivre et d'atteindre ce but : absorbés par des oeuvres dont la valeur, l'érudition, la conscience créaient à notre Société une tradition d'autorité, de solidité, de probité, ils fondaient, établissaient et consolidaient cette réputation du souci de l'exactitude de la documentation, d'un goût sûr dans le sens artistique, de rectitude et de purisme,dans le jugement littéraire et la langue. Héritiers de ce bon renom si justement mérité par leurs qualités d'écrivains et de savants, jouissant grâce à eux d'une place enviée dans les lettres, les arts et l'archéologie, nous avons pu nous donner à cette tâche plus matérielle.
« Pour les Sociétés comme pour les êtres, les événements se marquent et progressent à l'horloge du temps, mais ils ne viennent qu'à leur heure. Nos anciens avaient monté le ressort, mis en oeuvre le balancier, et quand le timbre a résonné, nous étions là pour en recueillir le son.
a Cette salle nous sera précieuse pour le travail : nous y viendrons consulter les publications variées qui, depuis plus d'un siècle, font notre patrimoine chaque année plus fourni et plus riche. A toute heure du jour ou de la soirée, nous aurons ici un lieu calme, recueilli, propre aux recherches, aux méditations, aux conceptions littéraires ou historiques.
« Ce sera là encore une cause d'intimité plus étroite. Notre jeton, sur l'une de ses faces, porte une lyre : que nos poètes s'attribuent cet emblème, rien de mieux. Mais nous y voyons aussi un symbole d'harmonie absolue et parfaite que rien, dans notre Compagnie, ne peut ni ne doit troubler. Les bruits discordants du dehors, passions politiques, souci des
PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES XXIII
affaires, rivalités mesquines, préoccupations professionnelles, ne franchiront point notre seuil. Dans cet asile, n'ayons jamais que des vues communes, des débats courtois et amènes dont les choses de l'esprit fourniront des éléments toujours nouveaux et reposants.
« De cette harmonie naîtront l'estime mutuelle, l'amitié bienfaisante, la confiance douce au coeur. Les travaux lus et présentés, la discussion finie, la séance levée, que la causerie s'établisse : qu'elle dévoile les aspirations et les caractères et se prolonge dans un échange d'instruction réciproque, où chacun apportant les qualités de son esprit, de son savoir, de sa nature, se livrera sincèrement, pénétrera dans l'affection de ses collègues.
« Nous avons souvent admiré le dessin hardi et ferme, le détail fouillé à l'excès sans être minutieux ni servile, la vigueur et la sincérité des paysages, des reconstitutions et reproductions archéologiques de notre collègue Amédée Cateland : aujourd'hui, saluons l'architecte. Il a conçu les plans de cette salle et mené à bien leur exécution : avec un zèle infatigable, une inlassable activité, il a présidé à touti n'oubliant rien. Je serai votre interprète, mes chers collègues, en exprimant en votre nom à notre architecte, avec toutes nos félicitations pour l'heureux achèvement de sa tâche, notre gratitude pour sa promptitude à réaliser la conception du cadre où il rêvait nos séances. Au milieu des déceptions et des difficultés inhérentes au contact des corporations ouvrières, il a gardé immuables une belle humeur et un entrain qui n'eurent d'égal que son désintéressement, son désir de nous être agréable.
« Nous avons voulu que la salle de nos réunions fut digne de la Société et des hôtes de distinction que nous pourrons désormais inviter et recevoir. Notre logis ne doit pas être seulement un sanctuaire froid et austère, il doit être attrayant et gai aux yeux. Notre désir est qu'il devienne un centre où nous aimerons à venir et à retrouver, à mesure que nous y recueillerons les souvenirs, notre passé et nos traditions.
« Vous ne ferez pas à notre salle le reproche d'avoir une apparence trop sérieuse. Elle a essayé d'allier la sévérité du
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cabinet avec l'aspect plus vif et plus gai du salon : elle espère ainsi mieux plaire à tous et vous attirer plus nombreux sous son toit.
« Grâce à votre générosité nous pourrons, je l'espère, terminer cette installation sans grever notre budget courant, juste suffisant pour parer à nos dépenses ordinaires. La souscription, grâce à laquelle nous aurons pu marquer une date mémorable dans notre histoire, restera dans nos archives. Nos successeurs y verront les noms de tous ceux qui s'honorent d'appartenir à notre Compagnie : elle sera la preuve indiscutable et tangible de l'affection, de l'attachement qu'en 1906, les membres delà Société littéraire, historique et archéologique portaient à ce Cercle des Arts, des Lettres et de l'Amitié.
« Dans cette réunion familiale, où nous prenons place pour la première fois à un foyer qui est le nôtre, nous sommes heureux de saluer plusieurs de nos anciens présidents ; ceux que la maladie, l'absence, les occupations professionnelles éloignent ce soir, n'en sont pas moins de coeur avec nous ; tous se réjouissent sincèrement de ce fait nouveau, de ce jour que nous marquerons dans nos annales d'une pierre blanche, parce que la Société en tirera un grand bien et un nouvel essor.
« Cette sympathie que nous témoignent ceux dont le souvenir demeure vivace dans nos mémoires, nous est précieuse : elle est le gage de l'affectueux et solide intérêt qu'ils continuent à nous porter. Qu'ils veuillent bien, en cette circonstance, en recevoir l'expression de notre profonde gratitude.
« Ils ont semé le bon grain, dissipé les orages : si nous récoltons maintenant la moisson fructueuse préparée par leurs soins, nous avons envers eux un devoir à remplir. Nous devons nous montrer dignes de leurs travaux, de leur confiance, de la place honorable où ils ont mis notre Compagnie. Pour ne pas tromper leur espérance, pour maintenir intactes les traditions qu'ils nous ont léguées, nous n'aurons qu'à nous inspirer de leur exemple : imitant de tels modèles, nous ne saurions démériter. »
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A propos du procès-verbal de la dernière séance, M. Beyssac présente quelques observations tendant à infirmer les conclusions émises relativement au major général Martin.
L'acte de baptême, en 1735, de Claude Martin existe aux registres paroissiaux de Saint-Pierre et Saint-Saturnin, de Lyon. Il y a, entre les données de cet acte et plusieurs de celles du testament, des concordances telles qu'il semble difficile de n'y point voir une preuve que l'un et l'autre se rapportent au même personnage.
Lecture est donnée d'une lettre de M. Chardiny, sollicitant son admission comme membre titulaire. Une commission formée de MM. Salles, Vachez et de Laprade, est chargée de l'examen de cette candidature.
Une deuxième commission formée de MM. le Dr Artaud, de Laprade et Salles, rapporteur, est chargée de l'examen de la candidature de M. Dufourt, présentée par M. Salles.
M. Salles propose l'admission de M. Louis Mercier comme membre correspondant, et fait part des titres qui la justifient. Cette admission est prononcée.
M. Garcin lit un rapport en suite duquel M. Rogatien Lenail est proclamé membre titulaire.
M. Léon Mayet communique une étude humoristique sur les agences matrimoniales.
Mmc Jeanne Bach-Sisley lit une poésie intitulée: L'Exilé.
Séance du jo mai igoô.
PRÉSIDENCE DE M. LE Dr ARTAUD.
M. le Président fait savoir que les dispositions sont prises pour que la bibliothèque soit incessamment transférée dans le nouveau local.
M. de Laprade lit un rapport ensuite duquel M. Chardiny (Louis) est élu membre titulaire. M. Dufourt (Ernest) est également élu membre titulaire, à la suite d'un rapport de M. Salles.
M. le Président adresse un compliment de bienvenue à
XXVI PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES
M. Keller-Dorian, nouveau membre titulaire présent à la séance.
M. Franchet lit un poème qui a pour titre : Un épisode de la jeunesse de Roland.
M. le Dr Artaud fait le récit détaillé, et jusqu'ici inédit, du cérémonial observé lors de l'entrée à Lyon de Mme de Mandelot en 1572. d'après les registres consulaires. Née Eléonora de Robertet, Mme de Mandelot, femme du gouverneur de Lyon, jouissait de vives sympathies au sein de la population de la ville; aussi lui fit-elle une réception brillante. Bien qu'elle n'eût pas le caractère officiel des entrées des rois ou autres grands dignitaires, la bienvenue de Mme de Mandelot n'en coûta pas moins, aux finances municipales, la somme d'environ 1.500 livres. M. le président termine par quelques notes généalogiques sur la famille de Mandelot.
M. Salles lit une étude rétrospective sur une troupe lyrique italienne, qui joua à Lyon en 1837, et les critiques qui en furent faites dans les journaux du temps.
Séance du 13 juin igo6.
PRÉSIDENCE DE M. LE Dr ARTAUD.
M. le Président adresse un compliment de bienvenue à M. Chardiny, nouveau membre titulaire présent à la séance,
M. le Président présente les plus vifs remerciements de la Compagnie à M. Paul Richard, qui a bien voulu s'occuper d'une façon active du transfert de la bibliothèque au nouveau local.
M. le président fait part d'une proposition de M. le Secrétaire du Comité de publication chargé du Bulletin. Chacun des sociétaires est invité à remettre une liste de ses oeuvres à M. Salles pour être insérée au premier fascicule du Bulletin pour l'année 1907. Cette proposition est agréée.
M. Berger donne lecture d'un chapitre de ses souvenirs du siège de Belfort en 1870, intitulé Le baptême du feu. C'est un récit anecdotique de la première affaire où les Mobiles
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du Rhône, sous les ordres du commandant Duringe, entrèrent en contact avec l'ennemi.
M. de Combes communique la première partie d'un travail sur l'histoire du Martinisme à Lyon. Il rappelle les origines de cette société secrète qui procédait indirectement de Swedenborg, son histoire et ses règlements. L'orateur étudie la physionomie curieuse de son fondateur Martinez de Pasqualy.
Cette communication donne lieu à d'intéressantes observations de MM. Locard et Philouze.
M. Philouze lit une étude documentée sur la législation de la Syrie à la suite de l'occupation par les premiers croisés. Les textes législatifs concordent avec les dires des historiens pour montrer la pernicieuse influence exercée par les moeurs dissolues de l'Orient sur les Francs occidentaux. Les prescriptions de l'Eglise, qui prohibaient les unions entre chrétiens et musulmans, furent souvent oubliées, d'où une atteinte profonde portée par la civilisation corrompue des Syriens au tempérament fortement chrétien des Latins.
A la suite de cette lecture, diverses observations sont émises par MM. de Combes et Locard.
Séances du 27 juin igo6. PRÉSIDENCE DE M. LE Dr ARTAUD.
Hommages : par M. Dufourt, Prima et ultima verba, un volume. ; par M. Locard, Compte-rendu du 6e congrès d'anthropologie criminelle, à Turin, 2j avril-y mai igoô, un fascicule.
M. le président adresse quelques paroles dé bienvenue à M. Dufourt, nouveau membre titulaire présent à la séance.
M. le président donne lecture d'une lettre de M. Léon Galle, qui fait l'offre de divers ouvrages pour la bibliothèque. Cette proposition est acceptée avec gratitude. M. le président remerciera M. Léon Galle au nom de la Compagnie.
M. Locard demande s'il ne sera pas rédigé un catalogue
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de la bibliothèque. M. Paul Richard, bibliothécaire-archiviste, répond affirmativement et fait l'exposé de son plan de classement des livres et publications qu'il espère terminer avant la rentrée des prochaines vacances.
M. Latreille communique un chapitre de son volume en préparation sur Joseph de Maistre. Au début de ses polémiques sur Port-Royal, de Maistre semble épargner Pascal, mais pour l'attaquer plus vivement sur la fin, en s'appuyant, chose étrange de sa part, sur les dires de Voltaire. M. Latreille expose les opinions du philosophe sur Pascal, et montre avec quel parti-pris Joseph de Maistre traitait les idées et les oeuvres de l'homme dont les doctrines lui étaient antipathiques.
M. le Dr Artaud présente un travail documenté et inédit sur l'entrée offerte à Lyon, par les ordres de Charles IX, le 5 mars 1572, au cardinal Alessandrino, alors qu'il retournait à Rome après avoir accompli, auprès du roi, une délicate mission que lui avait confiée son oncle, le pape Pie V. Contrairement à l'habitude, et à cause des frais considérables et trop souvent répétés qu'entraînaient ces cérémonies, la jeunesse lyonnaise, cette fois, refusa d'y prendre part, mais tout finit par s'arranger grâce à l'intervention du Consulat.
M. de Combes donne lecture de la première partie d'une étude sur J.-B. Willermoz, baptisé à St-Nizier, le 11 juillet 1730, qui fut à Lyon le créateur des loges martinistes et exerça, à la fin du xvme siècle, une influence considérable sur les sociétés secrètes.
Séance du 11 juillet igoô.
PRÉSIDENCE DE M. Dr ARTAUD.
M. le Président donne lecture d'une lettre de M. Dufourt qui offre à chacun de ses collègues un exemplaire de son recueil de poésie : Prima et ultima verba. M. le secrétaire est chargé d'en remercier M. Dufourt.
M. Beyssac fait don d'un portrait du regretté Dr Ernest
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Poncet, ancien président. Ce portrait sera placé dans la salle des séances.
M. Beyssac demande que, conformément d'ailleurs à une précédente décision, il soit établi une liste permanente des publications de la Société susceptibles d'être vendues. Cette proposition est adoptée. M. le bibliothécaire-archiviste rédigera cette liste dès qu'il aura terminé le classement des ouvrages.
M. de Combes termine la lecture de son travail sur l'établissement à Lyon des loges des divers rites maçonniques, à la fin du xvin' siècle. C'est au quartier de Montauban que fut installée la première loge lyonnaise. En 1761, la Grande Loge de Paris reconnaît l'affiliation de celle de Lyon. M. de Combes étudie particulièrement la curieuse physionomie du lyonnais J.-B. Willermoz, fondateur de la loge martiniste, et raconte les épreuves qui précédèrent son initiation au grade de rose-croix.
M. Paul Richard présente une notice biographique sur son père, le peintre Irénée Richard, dans laquelle il indique les oeuvres principales de l'artiste.
M. Salles communique une étude sur l'école de musique de M. Rozet, qui fonctionna à Lyon de 1841 à 1859.M. Rozet était second chef d'orchestre au Grand-Théâtre. Formant des instrumentistes et des artistes pour le chant, cette école eut ensuite une classe de déclamation et une de danse. Parmi les principaux sujets qui en sortirent, il convient de citer le célèbre Gueymard, ténor à l'Opéra.
HORACE COIGNET
Compositeur lyonnais (1736-1821)
ET LE PYGMALION DE J.-J. ROUSSEAU
Conférence faite à la séance publique de la Société Littéraire du 20 décembre 190$
Mesdames,
Messieurs, Le compositeur lyonnais Horace Coignet est beaucoup plus oublié que son devancier Jean-Marie Leclair, qui figurait au programme de notre avantdernière séance solennelle, et dont une société d'amateurs parisiens, dirigée par M. de la Laurencie, le gendre de Vincent d'Indy, a récemment entrepris de restaurer la mémoire par une publication intégrale de son oeuvre ; peut-être même la plupart de ses compatriotes n'ont-ils jamais entendu prononcer son nom. Et cependant, il y eut un moment où l'Europe entière s'occupa de lui, sinon pour son mérite propre, à raison du moins de sa collaboration accidentelle avec Rousseau, dans ce petit drame de Pygmalion, dont je vous entretiendrai tout à l'heure.
44 HORACE COIGNET
Il y a des milieux qui prédisposent à des vocations particulières. On a cité souvent l'exemple d'Anatole France qui à force de vivre au milieu des livres, dans la boutique de libraire tenue par son père, a pris le goût d'en écrire, et qui est devenu un des premiers littérateurs de ce temps. Horace Coignet fut également, dans une certaine mesure, le produit de l'ambiance. Son père, Claude Coignet, qui est qualifié, dans l'acte de baptême de son fils, de marchandgaînier, était aussi gardien des cabinets, c'est-à-dire de la Bibliothèque de l'Académie des sciences, belleslettres et arts de Lyon (i), et il était, en même temps, gardien, pensionné par la Ville, de la bibliothèque de la Société du Concert (2), une association symphonique qui s'était fondée à Lyon en 1713, et qui donnait ses séances dans un édifice démoli il n'y a pas très longtemps lors de l'ouverture du pont Lafayette. Peutêtre cette circonstance ne fut-elle pas sans influer sur l'orientation de ses goûts. Il est probable qu'il put s'autoriser de l'emploi qu'y exerçait son père, pour assister aux auditions musicales que donnait chaque mercredi la Société du Concert. En tous cas, il est sûr que ce fils d'un modeste négociant eut de bonne heure, et à un haut degré, le sens et le culte de l'art. Il naquit à Lyon, le i3 mai 1736 (3). Nous savons d'abord qu'en
(1) Dumas : Histoire de VAcadémie royale de Lyon, tome Pr, page 90. — Almanachs astronomiques et historiques de Lyon, de 1760 à 1783.
{2) Almanachs astronomiques et historiques de Lyon, de 1747 à 1773(3)
1773(3) l'acte de baptême d'Horace Coignet, extrait des registres de la paroisse Saint-Nizier (Archives de Lyon).
Le 14* de mai 1736, j'ai baptisé Horace, né d'hier, fils de
HORACE COIGNEt 45
outre de ses fonctions de secrétaire-greffier du Point d'Honneur en la sénéchaussée de Lyon, sorte de tribunal d'arbitrage destiné à prévenir les duels entre gentilshommes, il y fut successivement dessinateur d'une fabrique d'étoffes, puis marchand brodeur, deux professions qui impliquaient l'une et l'autre une culture esthétique et une compétence technique d'un ordre assez élevé ; dans les notes très sommaires qu'ils ont publiées sur lui, ses biographes nous apprennent qu'il était, d'autre part, très épris de musique, qu'il avait utilisé ses loisirs en développant ses dispositions naturelles pour le chant, et qu'il était parvenu à un talent fort agréable sur le violon (i). Il était même à cet égard, plus qu'un simple dilettante, et l'exécutant se doublait chez lui d'un compositeur, dont ses contemporains s'accordaient généralement à reconnaître le mérite.
Ses productions, en ce genre, ont été fort nombreuses (2). Indépendamment de la musique de scène du Pygmalion de J.-J. Rousseau, il a écrit une partition pour le [Médecin de l'Amour d'Anséaume (3), une ouverture pour la Mêlante, de la Harpe, et publié une
Claude Coignet, marchand-guaynier, et de Jeanne Odinet, sa femme ; parrain : Jacques Deschamps, homme d'affaires, au nom de M. Horace Desève, prieur ; marraine : Claudine Coignet, fille, au nom de dame Marguerite Pécou, veuve de Gaspard Desève.
(Signé) Coignet, Deschamps, Chartier, vie.
(i) Dumas : op. cit.
(2) Michaud : Biographie universelle, art. sur Coignet.
(3) Anséaume, auteur dramatique français, mort en 1784, dont l'ouvrage le plus connu est le livret du Tableau parlant de Grétry. Son Médecin de l'Amour fut remis à la scène en 1783 ; on ne sait si ce fut avec la musique de Coignet.
46 HORACE COIGNET
quantité de pièces pour le clavecin, et de mélodies vocales, dont une, entre autres, paraît avoir obtenu un vif succès, celle qu'il avait composée sur la belle romance de Colardeau (1).
Tu plains nos jours troublés par tant d'orages.
Il est aussi l'auteur de la musique de l'hymne de Sobry, chantée à Lyon, le 25 vendémiaire an III, à la fête de J.-J. Rousseau (2).
(1) Colardeau, poète et auteur dramatique, né à Joinville en 1732, mort à Paris en 1776.
(2) Voici le procès-verbal de cette iête :
Procès-verbal du Conseil général de la commune de Lyon, pour la fête de J.-J. Rousseau (à Lyon, de l'imprimerie de Destefanis, aux Halles de la Greneste, second étage. Bibl. de Lyon, fonds Coste, n° 35491a). Aujourd'hui vingt-cinq vendémiaire, l'an trois de la République, une et indivisible, le Conseil général de la commune, assemblée en solennité et sans motif de délibération, à deux heures après-midi, dans la salle de la Mairie, pour célébrer la fête de la translation des restes de Rousseau au Panthéon ; les divers corps constitués s'y sont rendus et les représentants du peuple Charlier et Pecholle, accompagnés des représentants Albitte et Salicetti, de passage à Lyon. Tous ces citoyens réunis en divers groupes, distingués par leurs décorations civiques, et rangés sous des bannières indicatives, sont sortis en ordre de la Maison commune. Ils ont été suivis des groupes ci-après, qui les attendaient sur la place de la Liberté, savoir : un groupe de jeunes garçons, sous une bannière où on lisait : Ilnous a donné Emile pour modèle. Un groupe de jeunes filles, sous une bannière où était écrit : On voit parmi nous la candeur de Sophie. Un groupe de mères allaitant leurs enfants, sous une bannière portant ces mots : // rendit les mères à leurs devoirs, et les enfants au bonheur. Un groupe de Lyonnais ayant connu et reçu Rousseau, sous une bannière portant ces mots : Il connut à Lyon les charmes de l'amitié. Un groupe de Genevois, sous une bannière où se lisait l'inscription décrétée par la Convention nationale : Genève aristocrate l'avait proscrit, Genève libre a vengé sa mémoire. Un groupe de vieillards, d'artistes et de citoyens
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De ce bagage peu important, il ne subsiste malheureusement à peu près rien. Horace Coignet perdit au siège de Lyon, en 1793, la totalité de ses manuscrits, et, à l'heure qu'il est, la musique de Pygmalion elleau
elleau duquel était porté en pompe le livre du Contrat social, et ces mots qui en sont extraits, inscrits sur une bannière : L'homme est né libre... Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs. Ce cortège, accompagné d'une musique nombreuse, est arrivé à la presqu'île du Rhône, à main gauche du pont Morand. Là, s'est découvert un cénotaphe entouré de peupliers liés par des guirlandes de fleurs. Au faîte du tombeau, s'est vue la statue de J.-J. Rousseau, couché, embrassant d'un côté deux enfants des deux sexes, et s'appuyant de l'autre main sur deux tables de bois. Ce groupe, dont la vérité et la bonne composition ont rappelé en même temps les traits, les vertus, les talents et les habitudes du grand homme dont on célébrait la mémoire, a fait l'admiration du peuple et l'éloge du citoyen Chinard qui l'a sculpté dans un délai très court. Le représentant du peuple Charlier, ayant pris la parole devant le monument; a fait un discours sur la gloire dont le peuple français se couvre, en éternisant par une fête la mémoire du plus grand homme qui ait honoré l'humanité depuis les beaux siècles de la Grèce et de Rome. Il a développé les services que son génie bienfaisant a rendus à la liberté, dont il est parmi nous l'apôtre et le fondateur. Le représentant Pocholle a fait sentir ensuite la différence qu'il y a entre les honneurs rendus par des hommes libres aux mânes des sages et des héros, et les honneurs ridicules rendus ci-devant par des hommes dégradés, à des êtres nuls, qui avaient été le fardeau et souvent le fléau de l'humanité. Les fêtes de la superstition n'offraient que des objets avilissants et répréhensibles, et ne rappelaient que la mémoire de l'inutilité et de l'hypocrisie : les fêtes des hommes libres n'offrent que des objets régénérateurs, que la sagesse, que le génie, que la gloire. Les exemples offerts par la superstition tendaient à étreindre l'homme ; les exemples offerts par la liberté tendent à l'élever et à l'agrandir. L'éloquence des représentants, la disposition du lieu, l'enthousiasme de l'assemblée, tout a concouru à ce que ces discours fissent sur les
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même, bien qu'elle ait été gravée et éditée de son vivant, est devenue presque introuvable. En France il n'en existe que deux copies, déposées, l'une à la Bibliothèque nationale, l'autre aux archives de la Comédie
esprits les plus vives impressions, et des applaudissements réitérés les ont accompagnés. Après cette inauguration, le citoyen Coignet, qui avait fait la musique du Pigmalion de Rousseau, a exécuté avec un nombreux orchestre et des choeurs, un hymne dont il a composé la musique, et dont le citoyen Sobry lui avait fourni les paroles ainsi conçues :
Accourons, célébrons ce sage, ce génie, Cet ennemi des rois et de la tyrannie, Cet ami des vertus et de l'humanité,
Ce chantre de la Liberté. Accourons, célébrons ce sage, ce génie, La France le consacre à l'immortalité.
Non, Rousseau n'a point cessé d'être ;
Il revit dans le Panthéon :
On voit s'agrandir, à son nom,
La liberté qu'il fit renaître. Quel ami nous laissa des souvenirs plus chers ? De tous nos préjugés il franchit les barrières ; Des hommes avilis il sut briser les fers ; Aux enfants délaissés il a rendu leurs mères Quel ami nous laissa des souvenirs plus chers ?
Non, Rousseau, etc.. Femmes, vous l'honore» en embrassant vos fils t Vous l'honores, enfants, en caressant vos mères l Par lui tous les hommes sont frères Et tous les peuples sont amis, Non, Rousseau, etc..
Après que cet hymne a été exécuté, les jeunes filles et les jeunes garçons ont jeté des fleurs autour du cénotaphe.
Le cortège s'est mis en marche à la Montagne, où des symphonies ont été exécutées et différents discours, analogues aux circonstances, prononcés. Les représentants et les magistrats se sont alors mêlés avec les assistants, et tous ont formé des
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Française (i). A l'état d'original M. G. Becker, dans les notes préliminaires d'une réimpression du texte de Rousseau parue à Genève, en 1878, en cite deux exemplaires, l'un de l'édition lyonnaise de Castand (2), qui appartenait à M. Van der Straeten, le musicographe belge bien connu, et qui avait été découverte par lui en 1872 chez un marchand de bric-à-brac de
danses, soit autour de la Montagne, soit dans l'île de Rousseau, jusqu'à l'approche de la nuit. En rentrant dans la cité, il a été donné, au Grand Théâtre, une représentation gratuite au peuple. Il y a eu bal au Petit Théâtre, où les citoyens se sont portés en grande affluence. Aucun tumulte n'a troublé ces divertissements. U Hymne à Rousseau a été encore exécuté, et c'est par là qu'a fini cette fête touchante dont un jour pur et sans nuages a relevé la beauté. Le peuple de Lyon qui, depuis longtemps, se voyait en proie à des factions qui ne lui offraient que des objets d'effroi et de désolation, a, pour la première fois depuis ses malheurs, ouvert son âme à une joie douce, à une sécurité heureuse, dans cette fête vraiment fraternelle qui ne lui a rappelé que l'idée des vertus et des talents.
Signé : Carret, président ; Parenthon, Bicou, Davallon, Rivaut, Marrel, Gros, Saignemorte, Vial, Lachenal, Guillot, Rozet, Barrocien, Grivet, officiers municipaux ; Perret et Veyret, agents nationaux ; Colliex, Duplan, Badin, Baudrier, Levrat, Miraillier, Fayolle, Raymond, Bourguet, Deville, Hugonnet, Floret, Meunier, Pierre Berger, Peyrard, Vachon l'aîné, Marchand, Soulary, Basset, Therias, Faivre, Froment, Bissardon, Levaut, Poujol, Gaillard, notables ; et Sobry, secrétairegreffier.
(1) Jules Combarieu : Pygmalion ou l'opéra sans chanteurs (Revue de Paris, mai 1900, p. 213).
( 2) Pygmalion, de M. Rousseau. Monologue mis en musique par M. Coignet, gravé par Mme Oger. Prix 6 livres, se vend à Lyon, chez Castand, libraire, et à Paris, chez M. Delauris, rece. veur des diligences, port Saint-Paul, aux adresses ordinaires de musique.
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Bruxelles (i), l'autre de l'édition parisienne de Lobry (2), qui fait partie des collections de la Bibliothèque de Berlin. M. Edgard Istel, critique musical de Munich, dans un article dont Mlle J. Cartier, membre de la Société J.-J. Rousseau, de Genève, a publié la traduction française dans le premier volume des Annales de cette Société (3), en signale un troisième exemplaire de l'édition lyonnaise « qui fait partie de la bibliothèque du prince de Monaco, et vient de l'héritage de Coignet lui-même. » Notre bibliothèque du Palais Saint-Pierre, qui possède pourtant un fonds musical très riche, ne contient rien de lui, et les catalogues très complets, dressés par M. Delandine et par M. Desvernay, des manuscrits dépendant de nos deux bibliothèques municipales ne font aucune mention de son nom.
Le tragique épisode de la Terreur, qui anéantit tous les papiers d'Horace Coignet, y compris les lettres qu'il avait reçues de Rousseau, entraîna-t-il pour lui des conséquences plus graves ? Est-ce à cet événement qu'il faut rattacher la cause des revers financiers qui, d'après Castil-Blaze (4), l'obligèrent par la suite à se fixer à Paris et à chercher dans l'utilisation de ses
(1) V. n° de la Nouvelle Plume au service des Arts et des Lettres, de Bruges, du 24 novembre 1872, imprimée à Bruges, chez Bogaert, rue d'Ostende, 1.
(2) Pygmalion, de Rousseau, monologue mis en musique par M. Coignet. Prix: 6 francs, à Paris, chez M. Lobry, rue du Roule, à la Clé d'Or, n° 34 (in-40).
(3) Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, Genève, chezjullien, éditeur, au Bourg-de-Four, 32, 1905, p. 141 et suiv.
(4) Castil-Blaze : Molière musicien, Paris, 1852, t. II-, p. 423.
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talents musicaux, les moyens de rétablir sa fortune compromise ? On est autorisé à le penser, puisqu'en 1788, il figure encore avec son titre de secrétairegrenier du Point d'honneur, dans l'Indicateur alphabétique des curiosités (i), et qu'en 1790, il est porté sur la liste des citoyens éligibles aux places municipales de Lyon (2), avec cette double mention qu'il est négociant et qu'il est domicilié en sa propre maison, rue Jarente. Toujours est-il que dans les dernières années du XVIH" siècle il n'habitait plus Lyon, et qu'il vivait chez la duchesse d'Aumont, qui, après l'avoir chargé de l'instruction musicale de ses deux fils, avait fini par le recueillir chez elle : ce qui explique, sans doute, que la bibliothèque d'un de ces deux jeunes gens, le prince Florestan de Monaco, ait hérité de quelquesunes de ses oeuvres (3). La notoriété qu'il avait laissée dans notre ville, lui valut toutefois l'honneur d'être élu membre correspondant de l'Académie de Lyon, au moment de la réorganisation de cette Compagnie, après les troubles de la Révolution. Quelques années auparavant, alors qu'il y résidait encore, il avait été admis à faire partie du Conseil de l'établissement désigné sous le nom de Conservatoire des Arts, d'où devait sortir plus tard notre Ecole lyonnaise des Beaux-Arts. Il finit par y revenir, et c'est ici et non
(1) Indicateur alphabétique des curiosités, 1788. Lyon, chez Faucheux, grande rue Mercière, près la rue Tupin.
(2) Liste des citoyens éligibles aux places municipales de Lyon. Lyon, chez Aymé de la Roche, aux Halles de la Grenette, 1790.
(3) Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. Ier, p. 141 et suiv.
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point à Paris, comme l'ont prétendu MM. Fétis et Istel, qu'il mourut, le 29 août 1821, au n° 16 de la place Louis-le-Grand, aujourd'hui place Bellecour, à l'âge de 85 ans (1). Il avait épousé, le 23 février 1773, à près de 37 ans, Mlle Eléonore Boileau, fille d'un bourgeois de Lyon, qui lui survécut (2). La Gazette
(1) Extrait des Archives de Lyon:
Le 30 août 1821, par-devant nous maire de Lyon, ont comparu sieurs Jean-Marie Chavin, horloger, demeurant place Louis-leGrand, 17, et Jean-Claude Lombard, portier, même place, n° 16, lesquels ont déclaré que sieur Horace Coignet, âgé de 86 ans, natif de Lyon, rentier, demeurant à Lyon, place Louis-le-Grand, n° 16, époux de demoiselle Eléonore Boileau, est décédé hier à une heure après-midi. Lecture faite du présent acte aux déclarants majeurs, ils l'ont signé avec nous.
(Signé) Chavin, Lombard, Evesque, ad.
(2) Extrait des registres de la paroisse Saint-Pierre et SaintSaturnin {Archives de Lyon).
Sieur Horace Coignet, secrétaire greffier du Point d'honneur en la sénéchaussée de cette ville, fils de sieur Claude Coignet, bourgeois de Lyon et de dame Jeanne Odinet, d'une part, et demoiselle Eléonore Boileau, fille de sieur Antoine Boileau, bourgeois de Lyon, et de déffunte dame Henriette Denoyer, d'autre part ; ledit époux de cette paroisse, et l'épouse de la paroisse d'Enai dont elle a remise signé Marquet, vicaire ; publiés une fois sans empêchements ; dispensés des deux autres par messire Delaforest, vie. gén.; agissant : sçavoir le sieur époux comme majeur et encore du consentement de son père présent, et ladite demoiselle épouse comme mineure, mais de l'autorité de son père présent, ont contracté mariage par paroles de présent, et reçu la Bénédiction nuptiale de moy vicaire soussigné, le 23 février 1773. En présence de sieur Antoine Coignet, frère de ''4poux, de sieur Jacques Pachot, son beau-frère, de sieur Joseph
lut, son cousin, et de Jean- Baptiste Denoyer, oncle de l'épouse, ont certifié la liberté, le domicile et la catholicité des parties, t signé, contract reçu par M* Dalier, notaire à Lyon, 'é) Eléonore Boileau, Horace Coignet, Coignet père,
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universelle de Lyon, dans son numéro du 26 octobre de la même année, lui consacra l'article nécrologique suivant :
M. Horace Coignet, associé libre de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, et ancien membre du Conservatoire des Arts de cette ville, a terminé le 29 août 1821, sa longue et honorable carrière, à 85 ans. La perte, malgré son grand âge, a été vivement sentie par son épouse et ses amis.
Doué d'une aménité de caractère inaltérable et d'une bienveillance qui ne se démentit jamais, il ne voyait, dans tous les hommes, que des frères qu'il fallait aimer, et souvent, à cet égard, il citait l'Evangile pour se rappeler les préceptes de bienfaisance et de charité qu'il avait à prendre pour règle de ses devoirs et qu'il n'a cessé de suivre jusqu'aux derniers instants de sa vie.
A ces qualités qui répandirent tant de charmes sur son existence, en faisant réfléchir sur lui-même le bonheur qu'il désirait pour les autres, il joignit un goût passionné pour les arts.
Comme musicien, il eut un succès marquant,puisqu'il est l'auteur de la musique de Pygmalion et c'est une anecdote, ici très connue, qu'après la représentation de cette pièce, qui fut jouée chez M. de la Verpillière, ancien prévôt des marchands, J.-J. Rousseau, qui assistait à cette représentation, se pressa d'aller au devant de M. Coignet pour l'embrasser et lui dire: «Votre musique m'a arraché les larmes ! » Ce qui doit ajouter un nouveau prix à ce suffrage et prouver encore le mérite de cette composition, c'est qu'aujourd'hui
Jeanne Odinet, Boileau, femme Denoyer, Coignet, Pachot, Gelut, Coignet, Dénoyer, Jacques Pachot, Froin-Chalamel, Perrin fils, Chazal, vicaire,
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même elle est préférée, sur nos théâtres, aux compositions nouvelles qu'on a faites sur le même sujet.
Comme dessinateur, tant qu'il s'occupa du dessin de fabrique dans lequel il excellait, il assura la prospérité de la maison de commerce à laquelle il appartenait.
En un mot, sa réputation d'artiste distingué était tellement établie que, dans le cours des premières années de notre Révolution, il fut nominativement désigné pour être membre du Conservatoire des Arts de Lyon, et qu'à l'époque du rétablissement de l'Académie de cette ville, M. Coignet, quoique résidant alors à Paris, obtint la distinction flatteuse d'être porté sur la liste des associés libres de cette Compagnie, qui partage trop bien les regrets que cette perte a causés, pour ne pas solennellement payer à sa mémoire le tribut d'estime qu'il a mérité.
Le seul détail de cette courte biographie qui ait été relevé par tous ses contemporains, le seul aussi, il faut bien l'avouer, qui ait contribué à le sauver d'oubli, c'est ainsi que je le rappelais tout à l'heure, le fait de la collaboration d'Horace Coignet avec Jean-Jacques Rousseau, dans la composition de ce drame de Pygmalion, qui allait être appelé à une si étrange et si brillante fortune, et dont il est intéressant de conter l'histoire.
L'auteur d'Emile avait déjà séjourné dans notre ville à plusieurs reprises, en 1731, en 1732, en 1740 ( il y avait alors résidé pendant un an, comme précepteur des enfants du prévôt général de Mably), enfin en 1768, lorsqu'il y revint en 1770. Cette dernière fois, il y passa trois mois, dans une chambre garnie qu'il avait louée
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place de la Comédie, maison de la Couronne d'Or, et ce fut alors qu'il entra en relations avec Horace Coignet (i).
Les circonstances de cette liaison et de ce qui s'ensuivit ont été précisées par notre compatriote luimême, dans un petit opuscule qu'il rédigea quelque temps après pour l'académicien Charles Pougens, et dont un passage a été reproduit, après sa mort, par l'Annuaire nécrologique de Mahul (2). Je ne puis mieux faire que de lui céder la parole :
J.-J. Rousseau, écrit Coignet, vint à Lyon, à la fin de mars 1771 (il faut lire 1770). Je fis sa connaissance au grand concert de cette ville (c'était un vendredi saint) ; on y exécutait le Stabat de Pergolèse. Rousseau était placé dans une tribune au plus haut de la salle, avec M. Fleurieux de la Tourette. Je montai avec empressement pour le voir. M. de Fleurieux dit à Rousseau que j'étais un amateur, bon lecteur et que j'exécuterais bien sa musique. Moi, je lui dis que je voulais lui montrer quelque chose de ma composition pour le soumettre à son jugement, sur quoi il me répartit qu'il n'était pas louangeur. Il me donna rendez-vous chez lui pour le lendemain, à deux heures après-midi. Le lendemain, à mon arrivée, Rousseau me parut fatigué ; je lui chantai l'ouverture de mon opéra Le Médecin d'amour. Ma manière lui plut ; il me dit avec feu : « C'est cela, vous y êtes ! » Alors, il me fit chanter différents motets de sa composition, tandis qu'il m'accompagnait avec une épinette. Il m'en demanda ensuite mon sentiment. Je lui répondis qu'ils
(1) Tablettes chronologiques four servir à l'histoire de Lyon, p. 30.
(2) Voir aussi Tablettes historiques et littéraires, du 18 décembre 1822, et Lyon vu de Fourviires, 1833, p. 539 à 542.
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étaient chantants, mais un peu petits ; il en tomba d'accord avec moi, ajoutant qu'il les avait composés pour des religieuses de Dijon. Il m'engagea à dîner avec lui : « Comment ! dîner avec Jean-Jacques ! lui répondis-je. De tout mon coeur ! » Il m'embrassa, le dîner fut gai, sa femme fut seule en tiers dans notre société. Nous trinquâmes, et nous en étions à la seconde bouteille, lorsque je luis dis que je craignais de m'enivrer : il me répondit en riant qu'il m'en connaîtrait mieux, attendu que le vin poussait en dehors le caractère. Après le dîner il me communiqua son Pygmalion (i) et me proposa de le mettre en musique, dans le genre de la mélopée des Grecs. Nous allâmes, pour le lire, dans un petit bois situé non loin de la ville, planté sur une colline qui descendait dans un vallon : là, nous nous assîmes près d'un arbre, sur la hauteur. Rousseau me dit : (( Cet endroit ressemble au mont Hélicon ! » A peine eut-il terminé sa lecture, qu'un orage mêlé d'éclairs, de tonnerres et accompagné d'une pluie à verse, vînt fondre sur nous. Nous allâmes nous mettre à l'abri sous un vieux chêne. Ce local lui plut infiniment. Le temps devenu serein, nous revînmes en ville et soupâmes ensemble -, pendant le repas, il conta à sa femme notre aventure.
Chargé de sa scène lyrique, pénétré de son sujet, je composai de suite l'ouverture que je lui apportai le lendemain ; il fut étonné de ma facilité. Il me demanda de lui laisser faire l'andante, entre l'ouverture et le presto, de même que la ritournelle des coups de marteau, pour qu'il y ait quelque chose de lui dans cette musique.
M. de la Verpillière, prévôt des marchands, et son épouse, femme très spirituelle, chez qui Rousseau allait souvent, voulurent donner à M. et Mme de Trudaine, qui passaient
(i) Rousseau en avait composé le texte à Môtiers dans l'été ou l'automne 1762.
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à Lyon, le plaisir de voir, les premiers, exécuter Pygmalion sur un petit théâtre qu'ils avaient fait construire à l'Hôtel-deVille, où ils logeaient ; Mme de Fleurieux remplissait le rôle de Galathée ; M. le Texier, celui de Pygmalion. On compléta la soirée par le Devin de village, où Mme de Fleurieux jouait Colette; M. le Texier, Colin ; et moi le devin. Les deux pièces furent bien rendues, et Pygmalion, qu'on entendait pour la première fois, fit le plus grand effet. Après la représentation, Rousseau vint m'embrasser dans le grand salon, où la société se trouvait, en me disant.«Mon ami votre musique m'a arraché des larmes ! »
Durant l'espace de trois ans que Rousseau est resté à Lyon, je ne l'ai guère quitté ; je dînais tous les jours chez lui ou dans ses sociétés intimes, comme chez Mme Vve Bois de la Tour, chez laquelle nous passâmes quelques jours à la campagne... Nous allions souvent chez M. Cornabé, dont la famille intéressante cultivait les arts ; on y donnait de temps en temps des concerts. Rousseau y assistait, de même qu'à ceux qu'on donnait chez M. de la Verpillière, où l'on jouait son Pygmalion et le Devin du Village. On y représenta aussi Mélanie de la Harpe. J'avais composé une ouverture dans le genre pathétique qui peignait les différentes situations de la pièce. Ce drame fut parfaitement bien rendu. Mélanie fut si bien jouée par Mlle de Fleurieux, que Rousseau répondit à ceux qui lui demandèrent s'il était content : « Voyez mon habit couvert de larmes ».
Quelque succès que cette scène lyrique de Pygmalion eût obtenu à sa première représentation au mois de mai 1770, sur la scène improvisée de l'Hôtel-de-Ville et clans les salons où elle fut successivement donnée, nul ne songeait et probablement notre compatriote Horace Coignet moins que personne, au retentissement extraordinaire qu'elle allait voir à l'étranger. Dès les mois qui suivent, cependant. Pygmalion commença son
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tour d'Europe, acclamé partout, commenté partout dans les termes les plus chaleureux. Il est vrai que dans ce débordement d'enthousiasme, on oubliait quelquefois de ménager la susceptibilité de Coignet, et de lui tenir compte de la part qui lui revenait dans l'ouvrage. Le Mercure de France du mois de novembre 1770, analysant les premiers fascicules d'une nouvelle publication Y Observateur français à Londres, qui venait de paraître, y signalait l'opinion d'un Anglais qui avait vu jouer Pygmalion dans notre ville, et qui paraissait croire que les paroles et la musique en étaient du même auteur.
Les Anglais prétendent que nous n'avons pas de musique. Ils croient en trouver la cause principale dans le génie de notre langue et dans la frivolité de notre goût. Cependant, suivant le témoignage d'un Anglais qui a vu exécuter à Lyon l'acte de Pygmalion, de M. Rousseau, on peut faire de bonne musique sur des paroles françaises. Selon lui, les paroles et la musique de ce drame, qui sont du même auteur, sont également sublimes.
Aussi Horace Coignet crut-il devoir couper court à cette légende, et lorsque, pour la première fois, dans le numéro du Mercure de France du mois de janvier 1771, parut le texte complet du drame de Rousseau, exigea-t-il de M. Lacombe, directeur de cette feuille, qu'il fut précédé de la lettre suivante où il établissait exactement la situation respective des deux collaborateurs:
A Lyon, le 26 novembre 1770. Permettez-moi, Monsieur, de relever une petite erreur, qui s'est glissée dans votre Mercure de ce mois, page 124,
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dans l'extrait que vous y donnez des feuilles 3 et 4 de l'Observateur français à Londres. Vous dites, d'après lui sans doute, pour prouver la facilité de faire de bonne musique sur des paroles françaises, « qu'un voyageur anglais a vu à Lyon une représentation du spectacle de Pygmalion, drame de M. J.-J. Rousseau qui, dites-vous, en a fait la musique et les paroles également sublimes ». Il serait bien flatteur pour moi, qui suis l'auteur de la musique, de pouvoir imaginer qu'elle approche de la sublimité des paroles ; je n'en ai jamais attribué le succès qu'au genre neuf et distingué de ce spectacle, à la supériorité avec laquelle^ce grand homme a traité ce sujet, et à celle des talents des deux acteurs de la société, qui ont bien voulu se charger de le représenter ; mais ce n'est point un opéra : il l'a intitulé scène lyrique. Les paroles ne se chantent point et la musique ne sert qu'à remplir les intervalles des repos nécessaires à la déclamation. M. Rousseau voulait donner, par ce spectacle, une idée de la Mélopée des Grecs, de leur ancienne déclamation théâtrale ; il désirait que la musique fût expressive, qu'elle peignît la situation et, pour ainsi dire, le genre d'affection que ressentait l'acteur. J'ai fait mon possible pour remplir ses vues ; il parut content de mes efforts ; son suffrage m'a valu ceux du public. Je dois cependant à l'exacte vérité d'annoncer que dans les vingt-six ritournelles qui composent la musique de ce drame, il y en a deux que M. Rousseau a faites lui-même. Je n'aurais pas besoin de les indiquer à quiconque verra ou entendra cet ouvrage ; mais, comme tout le monde ne sera pas à portée d'en juger, par la difficulté de représenter ce spectacle, je déclare que Yandante de l'ouverture et que le premier morceau de l'interlocution qui caractérise le travail de Pygmalion, appartiennent à M. Rousseau. Je suis trop flatté que le reste de la musique que j'ai faite puisse aller auprès des ouvrages de ce grand homme. Il faudrait lire celui-ci tout entier, pour en connaître les beautés ; il n'y a personne qui ne convienne qu'il n'est pas une des
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moindres productions de cette plume célèbre. Je n'entreprendrai pas de vous en faire un extrait ; il serait à désirer que M. Rousseau se déterminât à le donner au public, qui le désire ; vous seriez alors à même de parler de ce drame et de lui rendre la justice qui lui est due. Vous me devez celle d'insérer la présente dans le plus prochain Mercure. J'attends ce procédé de votre honnêteté et de votre complaisance.
COIGNET, négociant à Lyon.
Cette revendication de paternité à laquelle JeanJacques Rousseau n'a jamais infligé un mot de désaveu, semble bien péremptoire ; elle n'a cependant pas toujours suffi à établir les titres et à consacrer les droits de Coignet, et il s'est trouvé, récemment encore, un écrivain pour remettre en discussion une question qu'on croyait depuis longtemps résolue. La Société Jean-Jacques Rousseau, qui s'est fondée à Genève pour publier une édition critique des oeuvres de cet écrivain, et pour rechercher et recueillir tous les documents se rapportant soit à lui, soit à son époque, vient en effet, il y a quelques semaines seulement, de publier le premier volume de ses annales qui contient tout un chapitre sur la partition de Pygmalion. Les indications qui y figurent ne sont, il est vrai, pas tout à fait inédites, puisque cet article n'est que la traduction par M" 0 J. Cartier, membre de cette société, d'un ouvrage de M. le Dr Edgard Istel, paru en 1901, à Leipzig et analysé par lui-même dans un numéro du Guide Musical de Bruxelles, du 2 octobre 1904; mais c'est la première fois qu'elles nous sont aussi formellement exposées en langue française et nous sommes par conséquent autorisés à les considérer jusqu'à un certain point comme un document nouveau.
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La thèse de M. Edgar Istel consiste à soutenir qu'indépendamment de la partition musicale de Coignet, il a dû en exister une de J.-J. Rousseau lui-même sur le texte de Pygmalion, et cette partition, il prétend en avoir découvert une copie à la bibliothèque particulière du château de Berlin, dans la collection ayant appartenu au roi Frédéric-Guillaume II.
Les motifs qu'il allègue à l'appui de son opinion sont assez singuliers et, il faut l'ajouter, assez peu sérieux. Ce qui démontre, d'après M. Istel, qu'il s'agit bien d'une copie d'une oeuvre personnelle de Rousseau, c'est d'abord qu'elle ne mentionne pas d'autre nom que le sien ; c'est, ensuite, qu'elle correspond beaucoup plus exactement que la musique de Coignet aux annotations très minutieuses placées en marge du texte de l'édition de Vienne de Joseph Kurzboeck, de 17711772, sur la durée des intermèdes et sur les sentiments ou les attitudes qu'ils doivent souligner ; c'est en troisième lieu, qu'elle présente tous les traits caractéristiques du style musical de Rousseau.
La première raison ne prouve pas grand'chose, puisque cette partition n'est qu'une copie, une copie assez négligée du reste, fourmillant de fautes grossières, M. Istel en fait l'aveu, et que cette copie n'est pas de la main de Rousseau. Les deux scribes qui en ont été chargés se sont contentés d'en libeller ainsi le titre : Pigtnalion scène lyrique par Jean-Jacques Rousseau, parce que c'était le nom de Rousseau qui avait fait la fortune de l'ouvrage, parce que c'était à lui seul, la réclamation de Coignet l'atteste, qu'on en attribuait généralement l'honneur. Il n'y a donc pas d'argument à tirer de l'omission systématique ou involontaire qui
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a retranché de cette copie la mention de l'auteur de la musique.
La seconde raison n'est pas meilleure. Que la partition du château royal de Berlin s'adapte parfaitement, plus parfaitement que celle de Coignet, aux indications de l'édition de Kurzboeck, je ne le conteste pas ; mais je ne vois pas ce que cette circonstance apporte de décisif en faveur de Rousseau. L'édition rarissime de Vienne, que M. Georges Becker a réimprimée à Genève en 1878, était destinée en effet à accompagner la musique de Franz Aspelmayer, il n'y a pas de discussion possible à cet égard. Les annotations marginales qui y figurent ont-elles ou non été fournies par Rousseau ? M. Istel le donne comme certain, bien que la démonstration absolue ne s'en rencontre nulle part. Peu importe. Il est infiniment probable qu'Aspelmayer avait tout au moins sollicité de l'auteur des paroles l'autorisation d'en écrire la musique, et il est fort possible que celui-ci, pour lui faciliter la tâche, ait pris soin de lui en tracer une sorte de canevas où ses intentions étaient précisées avec la plus extrême rigueur. Il n'en découle pas le moins du monde que Rousseau se soit résolu à refaire un travail qu'Aspelmayer venait d'achever d'après ses propres indications ; j'inclinerais plutôt à penser que si Rousseau a consenti à servir ainsi de conseiller et de guide à Aspelmayer, c'est qu'il ne songeait nullement alors à composer pour son compte la musique de Pygmalion. Il n'y a par conséquent, à mon sens, qu'une conclusion à tirer de la conformité de la partition conservée à la bibliothèque royale de Berlin avec les annotations de l'édition de Vienne, c'est que cette partition est une reproduction
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de l'oeuvre jusqu'alors considérée comme perdue et introuvable d'Aspelmayer. L'hypothèse est d'autant pi us vraisemblable que les investigations de M. Istel l'ont amené à rattacher l'origine de ce manuscrit à une date qui se place entre 1770 et 1772, c'est-à-dire précisément à l'époque de la représentation à Vienne du Pygmalion d'Aspelmayer, et elle est, à tous égards, si naturelle, qu'elle n'a pas manqué de se présenter à l'esprit de M. Istel.
Il est vrai qu'il la repousse immédiatement par une considération qu'il juge irréfutable, en affirmant — et c'est la troisième raison qu'il invoque à l'appui de sa thèse — « que la facture de la musique du manuscrit de Berlin ressemble de manière frappante à celle des oeuvres que Jean-Jacques composa dans les dernières années de sa vie. M. Istel est bien heureux d'avoir une conviction aussi solide et aussi nette sur le talent et sur la compétence de Rousseau, en matière musicale. Ignore-t-il donc qu'on a contesté cependant que le philosophe de Genève fût véritablement musicien ? M. Istel croit « que Rousseau fit pour Pygmalion ce qu'il avait fait pour le Devin de village ». Est-il bien sûr que la musique du Devin de village soit en réalité de Rousseau ? Nous avons à Lyon quelques motifs assez plausibles de penser qu'elle fut, au contraire, l'oeuvre d'un de nos compatriotes, nommé Gauthier, dont Rousseau, par un procédé qui paraît lui avoir été habituel, mais qui lui réussit moins bien avec Coignet, escamota à son profit la part de collaboration. Peut être ne serait-il pas très difficile d'arriver à éclaircir cette question spéciale, en examinant la partition originale du Devin de village que possède la bibliothèque de notre
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Palais des Arts, et en la soumettant à une comparaison approfondie avec d'autres manuscrits de Rousseau. Toujours est-il qu'avant de se prononcer aussi formellement que M. Istel sur la technique musicale de Rousseau, il conviendrait de déterminer très exactement s'il a été capable d'écrire en musique, et s'il lui revient dès lors un droit quelconque dans les oeuvres musicales qu'on lui attribue.
Et puis, il y a, à mon avis, un fait qui, plus que tous les raisonnements, contribue à la réfutation du système de M. Edgard Istel, c'est que cette prétendue partition de Rousseau n'a jamais été exécutée. Or, comment supposer, s'il avait pris la peine de composer la musique de son propre ouvrage, qu'il l'eût, au même moment, laissé représenter à Vienne avec la musique d'Aspelmayer ? Comment admettre surtout qu'en 1775, trois ans plus tard, lorsque la Comédie-Française se décida tardivement à monter Pygmalion, Baudron, le chef d'orchestre de ce théâtre, ait pu substituer à celle de Coignet une musique de sa façon, tout en conservant les deux fragments que Rousseau avait intercalés dans la version primitive du compositeur lyonnais ? Il existe à notre bibliothèque municipale, dans le fonds provenant de la succession du Genevois Georges Becker et récemment acquis par elle, deux éditions du texte de Pygmalion, qui paraissent avoir été ignorées de M. Edgard Istel, l'une en manuscrit, qui est une adaptation en vers italiens de la prose de Rousseau, et qui signale comme l'auteur des intermèdes musicaux le maestro Carlo Assensio, l'autre imprimée à Brescia en 1776, chez François Ragnoli, qui est la reproduction de l'édition française de Vienne de Kurzboeck ; et celle-ci,
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qui porte le nom des deux interprètes de l'action dramatique, Bonifasce Walenfelt et Annette Paganini, ne contient aucune mention de l'auteur de la musique qui l'accompagnait. D'où je conclus que pas plus en Italie qu'en Allemagne ou en France, on n'a soupçonné l'existence d'une partition de Rousseau sur le livret de Pygmalion, et que jusqu'à plus ample informé, il demeure impossible d'accorder quelque crédit aux suppositions imparfaitement fondées de M. Edgar Istel.
La vérité, c'est que la réclamation qui parut sous la signature de Coignet, dans le numéro du Mercure de France, de janvier 1771, et que j'ai reproduite plus haut, mit fin à une équivoque à laquelle Rousseau s'était complaisamment prêté, et qui n'a pu se perpétuer qu'à la faveur de son silence persistant. Coignet y gagna, tout au moins, l'avantage de partager, pendant quelque temps, la gloire de l'homme illustre dont il avait été le collaborateur, et quoique depuis lors on se soit efforcé de rabaisser son mérite, quoique Rousseau lui-même ne s'y soit résigné qu'à regret, il n'est pas douteux que ses contemporains ne l'aient hautement proclamé. Sans doute, il s'est trouvé à l'étranger et jusque chez nous, pour entreprendre de refaire sa partition, des compositeurs tels qu'Aspelmayer ou Assensio, dont je viens de parler, George Benda, qui, en 1772, la même année qu'Aspelmayer, écrivit à son tour une nouvelle musique sur Pygmalion, Pierre Gaveaux, Chrétien Kalkbrenner, qui, en 1799, fit représenter un Pygmalion à la Société Philotechnique
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de Paris ; il ne fut joué ni à Berlin, ni à Vienne, ni en Italie; mais il allait tout de même cesser d'être méconnu. Paris qui a toujours montré assez de répugnance à adopter les ouvrages dont il n'a pas eu la primeur, finit, ainsi que je le rappelais tout à l'heure, par se décider à consacrer, à son tour, un succès aussi universel, et le 3o octobre 1775,1a Comédie-Française donna la première représentation de Pygmalion. L'acteur Larive, qui devait créer le rôle du sculpteur grec, avait chargé Baudron de composer la musique du drame, en conservant seulement les deux fragments écrits par Rousseau ; mais si nous en croyons CastilBlaze, qui rapporte cet incident, le parterre réclama avec une telle insistance la partition de Coignet qu'il fallut satisfaire à son désir. L'accueil qui fut fait à l'ouvrage fut aussi spontané que chaleureux.
La critique ne manifesta pas, il est vrai, un très vif enthousiasme. Grimm, dans son appréciation de la partition de Coignet, est encore presque élogieux :
« La musique qui accompagne la scène de Pygmalion, écrit-il, a paru agréable, mais elle est loin de ce qu'elle pouvait être. Il est peu de sujets, ce me semble, plus dignes d'exercer les talents d'un grand compositeur. Il faudrait cependant que cette musique ne fût point trop forte, pour ne pas couvrir les paroles ; il faudrait qu'elle fût plus chantante, plus expressive qu'harmonieuse et savante; il faudrait enfin que le musicien sût sacrifier adroitement les ressources ordinaires de l'art à la marche du poème et à l'effet théâtral. La musique qu'on a exécutée à Paris est d'un amateur, de M. Coignet, négociant à Lyon, à l'exception pourtant de deux ou trois airs qui sont de JeanJacques ».
HORACE COIGNET 67
Mais Bachaumont est plus dur, dans sa Correspondance littéraire secrète :
« Il y avait de la musique jointe à la prose de la scène, c'est-à-dire que lorsque l'acteur finissait son couplet, la musique achevait en quelque sorte ce que l'expression avait énoncé, je crois que c'est ainsi que les anciens représentaient ces drames immortels, admirés de nos jours. Cette musique est bien inférieure à la prose de M. Rousseau, elle est l'ouvrage d'un Lyonnais ; il n'y a que deux morceaux lyriques qui appartiennent à l'auteur de la pièce. »
Et Laharpe n'est pas plus tendre :
« La musique qu'on entend dans les intervalles du récit est d'un particulier de Lyon ; elle est médiocre, mais quand elle eût été meilleure on l'eût à peine écoutée. Rien n'est plus mal imaginé que de vouloir répéter avec des instruments ce que la déclamation vient d'exprimer : la répétition sera toujours faible. »
Le public, en tous cas, persista dans sa première impression et le Pygmalion de Rousseau accompagné de la musique de Coignet remporta un succès qui se prolongea longtemps.
A Lyon, on le donnait encore fréquemment en 1790 (1) ; à Paris, il continua, jusque sous le Directoire et même sous l'Empire, à réaliser les plus brillantes recettes. Quel était donc le secret d'une aussi prodigieuse et aussi unanime réussite ?
Est-ce le sujet lui-même de cette scène lyrique qui en avait, à ce point, enthousiasmé les auditeurs ? Non certainement. Conçue dans un style emphatique et ampoulé, qui n'a que l'apparence spécieuse de l'élo(1)
l'élo(1) de Halem, Paris, 1896, p. 175.
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quence, elle se réduit à un long monologue qui n'est, pour ainsi dire, que le squelette d'une action dramatique. Pygmalion, sculpteur de Chypre, plein d'admiration pour une statue de Galathée, dont il est l'auteur, adjure les dieux de lui donner la vie et, son voeu exaucé, la scène se termine brusquement sur les premiers mots que prononce Galathée. Il n'y a donc rien, dans la façon dont ce drame a été traité, qui le rende particulièrement émouvant. Et quant à la musique d'Horace Coignet, si elle n'est assurément pas dépourvue de saveur, si elle se ressent dans une certaine mesure de l'influence de Gluck, il ne serait pourtant pas moins téméraire de lui attribuer le mérite d'un tel succès. Ce n'est donc pas plus ici que là qu'il faut chercher la solution de la question.
En réalité, la fortune de Pygmalion provient uniquement de ce qu'il a été dans l'art dramatique, l'expression d'une formule nouvelle, que Rousseau a très clairement exposée et sur laquelle il est revenu, pour y insister, à diverses reprises.
« Persuadé, a t-il écrit dans ses réflexions sur YAlceste italien de M. le chevalier Gluck, que la langue française, destituée de tout accent, n'est nullement propre à la musique et principalement au récitatif, j'ai imaginé un genre de drame dans lequel les paroles et la musique, au lieu de marcher ensemble, se font entendre successivement, et, où la phrase parlée est, en quelque sorte, annoncée et préparée par la phrase musicale. » Dans le Dictionnaire de musique, au mot Récitatif obligé, il a ajouté : « L'effet produit par cette combinaison est ce qu'il y a de plus énergique dans la musique moderne. L'acteur agité, transporté d'une passion qui nelui permet pas de tout dire, s'interrompt, s'arrête,
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fait des réticences durant lesquelles l'orchestre parle pour lui ; et ces silences, ainsi remplis, affectent infiment plus l'auditeur que si l'acteur disait lui-même tout ce que la musique fait entendre ».
Pygmalion est une application unique, mais complète de l'idée ainsi exprimée par Rousseau ; c'est ce qui explique que Goethe ait déclaré que « cette oeuvre faisait époque s, que Mozart ait proclamé « son enthousiasme pour cette forme de composition », et c'est ce qui le rend intéressant même encore à l'heure actuelle. Cette doctrine, à vrai dire, n'est pas très éloignée de celle que Gluck représentait et défendait alors, que Wagner a reprise de nos jours, et qui consiste à soutenir que la musique n'est qu'un langage plus accentué, plus pénétrant que la parole, et qu'elle doit être expressive avant tout. Rousseau, en tous cas, a apporté les soins les plus méticuleux à réaliser sa conception en indiquant, par des notes très détaillées en marge de son texte, non seulement la durée de chacun des intermèdes musicaux qui doivent s'y intercaler et l'entrecouper, mais encore les sentiments divers que doit exprimer, pendant leur exécution, la mimique de l'acteur.
Tout cela peut paraître aujourd'hui bien lointain, bien suranné peut-être. Il serait curieux néanmoins, et l'ajoute qu'il serait facile d'en essayer la reconstitution, à l'exemple de M. Edgar Istel qui, il y a quelques années, a fait exécuter au cercle musical dé Munich, VOrchester-verein, laprétenduepartition de J.-J. Rousseau (1). La scène est très courte ; y compris l'ouver(1)
l'ouver(1) Edgar Istel: L'influence de J.-J. Rousseau dans l'histoire de la Musique. Guide Musical de Bruxelles, n° du 2 octobre 19041 p. 706.
•JO HORACE COIGNET
ture qui la précède, l'exécution intégrale n'en dépasse guère vingt-cinq minutes. L'orchestre, qui, en outre du quatuor à cordes, comporte un hautbois, un basson et deux parties de cors, peut être aisément réduit à huit instrumentistes. Il en existe même, à la Bibliothèque Nationale et aux archives de la Comédie-Française, ainsi que je l'ai dit plus haut, une réduction pour un simple quatuor. Si des difficultés d'ordre matériel s'opposent à ce que, dans une salle aussi exiguë que celle-ci, un tel ouvrage soit représenté intégralement, du moins puis-je dès aujourd'hui vous en donner une idée approximative. Grâce à l'obligeance de M'Laurent Léon, le distingué chef d'orchestre du Théâtre-Français, et de M. Raphaël Duflos, l'éminent sociétaire du même théâtre, qui a bien voulu me mettre en rapports avec lui, j'ai pu me procurer une copie du texte musical qui y est conservé. Deux de mes aimables collègues de la Société littéraire, MM. Henry Chabert, professeur au Conservatoire, et Georges Tricou, auxquels deux amateurs de leurs amis, MM. Henry Fellot et Stanislas Miszgier, ont gracieusement consenti à s'adjoindre, vont en traduire devant vous les fragments successifs, tandis que je vous lirai le drame de J.-J. Rousseau. Vous n'aurez plus qu'un léger effet d'imagination à faire, pour évoquer la scène elle-même, qui, réduite déjà à ces simples éléments, peut suffire à éveiller et à satisfaire votre curiosité, car il est sûr que, depuis plus d'un siècle, personne n'a entendu à Lyon la musique dont nous vous offrons ce soir l'audition.
A. SALLES.
UN LYONNAIS A L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Odet-Josepli de Giry de Vaux
Toutes les notices consacrées à Odet-Joseph de Giry de Vaux, lui donnent comme berceau un bourg du nom de Bagnols. L'accord cesse dans l'identification de ce Bagnols; les uns disent Bagnols (Gard), les autres Bagnols (Puy-de-Dôme), d'autres encore Bagnols (Rhône). M. R. Bonnet, dans son isographie de l'Académie française en cours de publication, a la sagesse d'indiquer ces variantes et, sans se prononcer, de noter que « le lieu de sa naissance est à chercher » (i).
Or, Odet-Joseph de Giry de Vaux est né à Lyon, et, bien qu'il doive être rangé parmi les nombreux membres de l'illustre Compagnie qui ont laissé dans l'histoire des lettres des traces plus que modestes, il semble que son seul titre d'académicien aurait dû
(i) R. Bonnet : Isographie de l'Académie française, dans \'Amateur d'autographes, 15 juin 1905.
UN LYONNAIS
le défendre de l'oubli absolu dans lequel il est tombé au regard des historiens lyonnais.
L'erreur qui le fait naître à Bagnols a, du reste, une explication assez naturelle. C'était, en effet, de « Bagnols en Languedoc » qu'était arrivé, pour s'établir dans notre ville, au commencement de l'année 1626, Pierre, fils d'Antoine Giry.
Aux termes d'un contrat reçu Renaud, notaire, le 28 avril 1626, Pierre était entré en qualité d'apprenti chez le sieur Hugues André, marchand : il y resta près de cinq années, comme en témoigne la quittance délivrée par son maître, le 6 décembre i63o.
Dix ans plus tard, le 20 février 1640, et par acte passé devant le lieutenant du juge de Bagnols, Antoine Giry, son père, l'émancipa. Cet acte permit à Pierre de voler de ses propres ailes, et il contracta une association avec son maître d'apprentissage, le sieur André, et avec Jean Guérin et Paul Aubarade, association qui eut une durée éphémère, puisqu'elle fut dissoute le II mars 1643.
Le 25 août 1646, M" Favard, notaire royal, recevait le contrat de mariage du petit apprenti arrivé à Lyon vingt ans auparavant. Fille de Jean-Jacques Rochette et de Catherine de Soleysel, la future épouse, Marie Rochette de Bressieu, était issue de l'une des plus anciennes familles de notre région, puisque M. A. Vachez la place au nombre des familles chevaleresques ayant envoyé un de leurs membres à la septième croisade (1). Quels mobiles avaient dicté cette alliance ?
(1) Consulter: Notice historique et généalogique sur la famille de la Rochette, en Auvergne, Velay, Forez et Vivarais (par
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Faut-il la mettre exclusivement sur le compte du petit dieu malin ? Ou bien le très court laps de temps écoulé depuis la venue de Giry dans notre ville lui avait-il suffi pour arriver à une situation considérable ? Dans l'histoire de nos familles lyonnaises, ces fortunes rapides sont assez fréquentes, fréquentes aussi les alliances des descendants de ces privilégiés avec les représentants de la noblesse ; toutefois, de règle presque générale, deux, ou pour le moins une génération, s'écoulent entre l'alliance et l'origine de la fortune. Giry aurait marché dans cette voie à pas de géants.
Son contrat de mariage aurait pu fournir de précieuses indications ; il manque malheureusement aux S inutes d'Antoine Favard. Celles-ci ne contiennent que la quittance passée par Pierre Giry à son beaupère, le 8 octobre 1646, de la somme de neuf mille livres constituant la dot de sa femme (2).
d'Assier de Valenches), Lyon, 1856. — Jean-Jacques de la Rochette avait épousé, le 29 avril 1621, Catherine de Soleysel et en avait eu trois filles : Catherine, mariée à Jacques de Fouris; Marguerite, mariée à Michel du BoisdeGallerande, et Marie, qui épousa Pierre Giry. — Nous sommes ici en plein Velay, et ne faut-il pas dès lors rattacher à la famille originaire du Languedoc les Giry établis dans cette région à la même époque et notamment Denis Giry, prêtre du diocèse du Puy, nommé le 9 février 1656, recteur de Saint-Romain-La Chaux, pourvu le 26 juillet 1657, d'un canonicat à Monistrol (Arch. dép. du Rhône, fonds de l'archevêché. Registres des provisions, XV, 3 et 152), puis retiré plus tard à Lyon comme prêtre habitué de Saint-Nizier et inhumé dans cette église le 4 août 1681 ? (Arch. municip. de Lyon, regist. parois.) — D'autres Giry ont habité Lyon, venant de la Bresse ; à cette famille appartenait Claude Giry, pourvu de la cure de Longchamps aux calendes d'août 1651 (Registre des provisions, XIV, 21).
(2) Archives de la Chambre des Notaires de Lyon, minutes Antoine Favard.
74 UN LYONNAIS
Quoi qu'il en soit, le mariage de Pierre ne lui fit du reste modifier en rien sa condition sociale, et, dans les actes baptistaires de ses onze enfants, il est toujours qualifié marchand.
Ces enfants ont tous été baptisés à Saint-Nizier :
Antoine, le i3 juin 1647 (1);
Charlotte, le 19 décembre 1648;
Marguerite, le 21 janvier I65I ;
Jean-François, le 3 août i652, qui suit;
Catherine, le 24 mars 1654 : elle épousa dans la suite Guillaume Pralong, écuyer, secrétaire et conseiller du roi ;
Marie, le 20 novembre i655 ;
Pierre, le 21 janvier i658;
Antoinette, le 23 avril 1659 ;
Pierre, deuxième du nom, le 6 novembre 1660; il devint seigneur du Perrot ;
Joseph, le 20 septembre 1662;
Thérèse, le 11 janvier i665; admise au monastère de l'Annonciade, à Lyon,le 24 février i682,elley reçut l'habit le 22 mars suivant et fit profession le 21 février i683 (2).
Pierre Giry s'était fait inscrire au Registre de la Bourgeoisie de Lyon le 4 mai i65i (3), invoquant, pour établir son droit à cette inscription, les différents
(1) Archives municipales de Lyon, registres paroissiaux. — On voudra bien s'y reporter pour tous les baptêmes mentionnés dans la suite de cette note.
(2) Arch. dép. du Rhône, fonds de l'Annonciade, registre de vêture et professions.
(3) Arch. municip. de Lyon, BB, 441, fol. 99.
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actes passés par lui pendant les premières années de son séjour, actes mentionnés précédemment.
Marie Rochette mourut sept ans après la naissance de son dernier enfant, au Gallerand, dans la paroisse de Poussieu-Bellegarde en Dauphiné, et vraisemblablement chez sa soeur Marguerite : son corps, ramené à Lyon, fut inhumé à Saint-Nizier le 26 décembre 1672.
Que si l'alliance contractée par Pierre Giry peut susciter un sentiment assez légitime d'étonnement, celle de son fils Jean-François rentre au contraire dans les données générales de l'histoire des familles : Jean-François avait du reste suivi la marche ordinaire ; devenu secrétaire du roi, maison et couronne de France, il avait pris la particule et portait le titre d'écuyer. L'acquisition des seigneuries de Vaux et de Saint-Cyr-le-Chatoux en Beaujolais le fit baron de Vaux.
La reconnaissance de ce dernier titre, ou du moins des privilèges qui y étaient attachés, ne fut pas sans causer à Jean-François de Giry quelques difficultés, et ses démêlés avec son curé constituent un épisode assez original. Quels étaient donc ses griefs ? Le premier, et sans doute le plus grave, était que les dimanches le curé négligeait de présenter l'aspersoir au seigneur de Vaux et à sa dame pour qu'ils y prennent l'eau bénite. Il omettait aussi, et sans doute dans une intention malicieuse, de citer dans la formule du prône les noms dudit seigneur et de sa dame. Les dimanches encore, il commençait sa messe de trop bonne heure et entonnait vêpres aussitôt le troisième coup sonné, en sorte que les châtelains ne pouvaient
76 UN LYONNAIS
arriver à temps. Enfin, un cinquième grief avait trait à la célébration d'une messe fondée.
Une entente amiable avait d'abord été tentée, mais Berthéas, le curé de Vaux, n'avait tenu aucun compte des engagements pris par lui, et, le 26 septembre 1698, Dedian Morange, vicaire général de l'archevêque, dut rendre une ordonnance pour assurer l'exercice des prérogatives du seigneur de Vaux (1).
L'année suivante, 20 mars 1699, Jean-François fut promu aux fonctions de conseiller-secrétaire des maison etcouronne de France, fonctions qu'il exerça effectivement durant plus de vingt années. A raison de ce long temps de service, le roi lui accorda le 28 juillet 1710, au moment où il dut songer à la retraite, le titre de conseiller honoraire (2).
Il avait épousé Marie-Antoinette Jacquier, fille de Jacques Jacquier, seigneur de Cornillon, et de Catherine de la Forge ; de ce mariage naquirent douze enfants :
Pierre-François-Joseph, né à Lyon le 18 avril 1694 et baptisé le lendemain en l'église de Sainte-Croix : il épousa Magdeleine-Renée de Masso, fille de Pierre de Masso, seigneur de la Ferrière, sénéchal de Lyon, et d'Elisabeth Chaponay ;
Marie-Catherine, née à Lyon le 1" juillet 1695 et baptisée à Sainte-Croix le 3 ;
(1) Arch. dép. du Rbône, fonds de l'archevêché, registre des provisions, XXVI.
(2) Archives particulières de M. Ph. Testenoire-Lafayette, à Saint-Etienne. — Nous devons à M. Testenoire nos bien vifs remerciements pour son extrême obligeance à nous faire connaître et à nous communiquer le dossier des Giry de Vaux. Il nous a permis de rendre cette note moins incomplète.
A L ACADÉMIE FRANÇAISE 77
François-Joseph, né à Lyon le 27 octobre 1696 et baptisé à Sainte-Croix le 29 ;
Catherine, baptisée à Vaux le 19 décembre 1697; elle épousa en l'église de Saint-Pierre-le-Vieux à Lyon, le 29 octobre 1720, Alexandre de Tircuy, chevalier, seigneur de Corcelles, Lancié, la Roche et Fleurie en Beaujolais.
Odet-Joseph, né le 14 février 1699 et baptisé à Sainte-Croix le 29 du même mois (1) ;
François-Joseph, deuxième du nom, baptisé à SainteCroix le 3i mai 1701. Son testament fut reçu le
11 août 1729 par Me Aubernon, notaire royal à Lyon (2) ;
Anne-Marguerite-Joseph, baptisée à Saint-Pierrele-Vieux le 28 juillet 1702, qui épousa dans la suite François Marguerite Courtin de Saint-Vincent ;
Jean-Claude-Joseph, baptisé à Saint-Pierre-le-Vieux le 4 janvier 1704 ;
Marie-Catherine-Joseph, baptisée à Saint-Pierre-leVieux le 21 décembre même année;
Jeanne-Marie, baptisée à Saint-Pierre-le-Vieux, le
12 février 1706;
Jean-Jacques, baptisé à Saint-Pierre-le-Vieux, le 8 mars 1707 ; atteint d'aliénation mentale, il fut, par par sentence du baillage du Chauffour du 17 décembre 1762, pourvu d'un curateur en la personne de Jean-Charles Mathieu, notaire royal à Bas-en-Basset (3).
(1) L'acte baptistaire d'Odet-Joseph de Giry de Vaux a été publié dans 1''Amateur d'autographes, n° du 15 juillet 1905.
(2) Arch. particul. de M. Testenoire-Lafayette.
(3) M. fonds.
78 UN LYONNAIS
Jeanne-Catherine, baptisée à Saint-Pierre-le-Vieux le 16 octobre 1708.
Odet-Joseph de Giry de Vaux, le seul de ces enfants dont nous ayons à nous occuper, reçut la tonsure, dans la chapelle de l'archevêché, le 13 novembre 1714, des mains d'Antoine Sicauld, évêque de Sinople, suffragant de Lyon (1) : on retrouve donc dès cette époque ce sentiment d'orgueil, sentiment peu excusable chez de futurs ministres du Christ, qui pousse les fils de la bourgeoisie se destinant à l'Eglise à ne pas accepter de suivre la voie ordinaire, à se faire ordonner en dehors des ordinations générales et aussi à chercher l'enseignement théologique hors de leur diocèse d'origine. Ce fut HU séminaire de Saint-Sulpice à Paris que Giry alla demander cet enseignement ; il y resta deux années, du i5 juillet 1716 au 4 septembre 1718 (2). Entre temps il s'était fait délivrer par l'archevêque de Lyon, le 26 novembre 1717, des lettres dimissoriales pour les ordres mineurs (3).
Au moment où il l'avait tenu sur les fonds baptismaux, son cousin et parrain, Odet-Joseph de Soleysel, possédait les prieuré et cure de Saint-Didier, au diocèse du Puy. Déjà chanoine de la collégiale de Saint-Just à Lyon, il fut pourvu par le Souverain Pontife, le 1" mai 1709, de la dignité d'obéancier de cette église, en suite de la résignation de Julien Blauf. Le itr mars 1710, ses provisions étaient visées par l'archevêque de Lyon, et il prenait possession le 3 mai suivant (4). Il mou(1-3)
mou(1-3) dép. du Rhône, fonds de l'archevêché, registres d'ordination.
(2) R. Bonnet, op. cit.
(4) Arch. dép. du Rhône, fonds de Saint-Just, actes capitulaires aux dates indiquées.
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rut le 8 avril 1716 et fut inhumé le lendemain dans l'église de Saint-Just (1).
Bien que les registres capitulaires de cette collégiale soient absolument muets sur ce point, on peut augurer avec grande vraisemblance qu'Odet-Joseph de Giry succéda à son parrain, non comme obéancier (2), mais comme chanoine de Saint-Just. La première trace qu'on trouve de lui dans les actes de ce chapitre est la requête qu'il présente, trois ans plus tard, le ier septembre 1719, pour être autorisé à commencer le même jour la première résidence de rigueur à laquelle il est tenu ; cette requête est signée de sa main de Giry de Saint-Cire. Dès cette époque, il emprunte donc son titre à la seigneurie de Saint-Cyr ; dans la suite, il devait substituer presque complètement ce nom au sien, être nommé et signer l'abbé de Saint-Cyr (3).
Cependant sa requête aux chanoines de Saint-Just ayant été admise, il commença immédiatement sa pre(1)
pre(1) municip. de Lyon, registres parois, de Saint-Just. — Par son testament, reçu Tézenas, notaire à Saint-Etienne, le 15 mai 1715, Odet-Joseph de Soleysel avait institué héritier universel Jean-François de Giry, et, à son défaut, Odet-Joseph de Giry, son fils (C. P. Testenoire-Lafayette, Histoire de l'abbaye de Valbenoîte, dans Mémoires de la Diana, tome X). — Aux termes du même acte, Soleysel avait fait deux fondations à Saint-Just ; un service anniversaire pour le jour de son décès et un office pour la fête de la dédicace de cette église. De ce chef, Jean-François, son héritier, versa aux chanoines, le 29 avril 1720, une somme de 1600 livres (Act. Capit. de Saint-Just).
(2) Les actes capitulaires ne contiennent pas davantage trace de la transmission de la dignité d'obéancier, mais l'assemblée capitulaire qui a lieu onze jours après le décès de Soleysel, la 20 avril, est présidée par le nouveau dignitaire, Léonard de Lacroix.
(3) R. Bonnet, op. cit.
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mière résidence ; mais, trois jours après, le 4, et toujours sur sa demande, il était dispensé de la continuer ; cette licence lui était accordée en considération de ses études, qu'il allait continuer à Paris, et dont il était tenu de produire des attestations. Du reste il ne devait guère réapparaître au chapitre de la collégiale. A la suite de dimissoires qui lui avaient été délivrés les i5aoûti72i et 3o août 1722, par l'archevêché de Lyon, il fut élevé au sous-diaconat le 20 septembre 1721, par l'évêque de Soissons, puis le 22 septembre 1722 au diaconat, par l'archevêque de Paris ; la prêtrise lui fut conférée à Lyon même, le 17 septembre 1723 (1).
Deux ans et demi plus tard, le 2 juillet 1726, il permuta son canonicat de Saint-Just avec Claude Goy, clerc du diocèse de Lyon : à ce moment, il était luimême docteur en théologie et vicaire général de l'archevêque de Tours (2).
Si Odet-Joseph de Giry n'a pas laissé d'autres traces à Lyon même, on le retrouve la même année abbé commendataire de Valbenoite, y succédant à Jacques de Forcieu, décédé au mois d'août : il conserva ce bénéfice jusqu'en 1749, où il le résigna (3).
Deux autres événements le rattachent à notre région, ce sont les acquisitions faites par lui de son frère Pierre-François-Joseph. Par la première, acte reçu le 21 octobre 1743 M" Perrichon, notaire à Paris, il devenait propriétaire du château de Rochebaron, que son frère avait acquis deux ans auparavant de François
(1) Arch. dép. du Rhône, fonds de l'Archevêché, Registres d'ordinations, aux dates indiquées.
(2) Arch. Dép. du Rhône, fonds de St-Just, Actes Capitul.
(3) C. P. Testenoire-Lafayette, op. cit.
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de la Rochefoucauld. Odet-Joseph conserva cette baronnie jusqu'à son décès ; à ce moment, elle fut vendue à la requête de ses héritiers et, par sentence d'adjudication du Châtelet de Paris, passa à la famille de Fisicat. Toutefois son souvenir fut perpétué dans la paroisse de Bas par la donation qu'il avait faite en 1747, acte reçu Girard, notaire, en faveur de l'hospice de cette paroisse, d'une rente annuelle et perpétuelle de 35o livres (1). Il possédait Rochebaron depuis neuf ans, lorsque, à la suite d'une adjudication à son profit en date du 14 août 1749, et par acte du 14 juin 1752, il acheta, des « sindics et créanciers de la direction des biens » de son frère, la maison fort et domaine de la Bérardière. Quelques années plus tard, il revendait le tout à Jacques Bernou, écuyer, seigneur baron de Rochetaillé (2).
L'étude des diverses fonctions d'Odet-Joseph de Giry, aussi bien que celle de ses rares écrits, sortirait du cadre de cette note; nous nous bornerons à les énumérer. A l'abbaye de Valbenoîte, il avait joint, en 1733, celle de la Clarté-Dieu; en décembre 1735, il devint sous-précepteur du dauphin fils de Louis XV, puis obtint en 1741 l'abbaye de Saint Martin-deRouen.
Ce fut l'année suivante qu'il entra à l'Académie française ; le fauteuil du cardinal de Polignac lui fut attribué le 11 janvier 1742, et sa réception eut lieu le 10 mars suivant.
(1) Theillière, Etudes historiques sur le canton de Bas-en-Basset, Saint-Etienne et Bas, 1883.
(2) Archives part, de M. Testenoire-Lafayette.
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Ayant résigné les trois bénéfices dont il jouissait antérieurement, il fut pourvu, le 18 janvier 1749, de l'abbaye de Troarn. Dans le sceau reproduit ci-contre on voit figurer la crosse et la mitre de l'abbé.
Ce sceau est naturellement aux armes des Giry, « d'argent au sautoir de gueules ». Il est emprunté à une lettre datée de l'année 1746. Au même moment, car on le rencontre aussi sur des lettres de la même année, Giry possédait un second sceau qai diffère un peu du premier par les ornements entourant l'écu (1).
Giry mourut à Versailles, le i3 janvier 1761, et fut inhumé le surlendemain i5, dans le choeur de l'ancienne église paroissiale de Notre-Dame (2).
Aux termes de son testament, reçu Blossier, notaire à Versailles, le 10 octobre 1758, il avait institué héritiers universels, chacun pour un tiers, son frère JeanJacques-Marie de Giry, sa soeur Anne-Marguerite, veuve Courtin de Saint-Vincent, et sa nièce MarieAntoinette, fille de son frère Pierre-François-Joseph de Giry, mariée à Jean-Louis de Malide (3).
Quant à son bagage littéraire, il est fort modeste et composé exclusivement d'oeuvres posthumes.M.Testenoire-Lafayette lui attribue une série d'articles de polémique contre la philosophie du xvni", ce qui contraste singulièrement avec l'existence d'un Eloge de lui par d'Alembert, En outre, on a publié à Bruxelles, en 1791, un petit volume de lettres adressées par lui à son élève le dauphin pendant la campagne de Flandre, en 1745.
(1) Arch. partie, de M. Testenoire-Lafayctte.
(2) L'acte mortuaire a été reproduit par R. Bonnet, op. cit.
(3) C.-P. Testenoire-Lafayette, op. cit.
A L'ACADÉMIE FRANÇAISE 83
On voit, comme nous l'indiquions au début de cette note, qu'il ne fut point de ceux qui s'imposèrent au choix de l'Académie par leur valeur personnelle et qu'au contraire son titre d'académicien est le seul qui puisse être invoqué en sa faveur pour lui donner une place parmi les Lyonnais dignes de mémoire.
J. BEYSSAC.
Un voyageur anglais à Lyon en i8i9
Une complaisance amicale m'ayant mis entre les mains le journal de voyage en France d'un 'Anglais, en 1819, j'ai pensé qu'il pouvait offrir quelque intérêt pour l'histoire de notre ville, où le touriste d'outreManche s'arrêta quatre jours.
Ce récit est intitulé : Itinéraire de Provence et du Rhône fait pendant l'année 181 g par John Hugues A. M. (artium magister), du collège d'Oriel , à Oxford (1). L'exemplaire que j'ai sous les yeux forme un volume in-8°de 293 pages, avec gravures par l'auteur, publié à Londres chez James Cawthorn,CokspurStreet, en 1822.
Dans une préface, l'auteur explique que son but, en le publiant, a été d'en faire un compagnon portatif destiné à indiquer au voyageur les principaux sujets de curiosité, plutôt qu'à l'initier à l'histoire des localités parcourues.
(1) An Itinerary of Provence and the Rhône, made during the year 1819 by John Hugues, A. M. of Oriel collège, Oxford.
UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON EN 1819 85
En bon Anglais qui jamais n'oublie le côté pratique des choses, M. John Hugues a soin de prévenir ses compatriotes qu'ils trouveront dans son livre tous renseignements propres à les fixer sur les commodités ou les désagréments qui se présenteront en cours de route. Et de fait, s'il est généralement sobre de détails sur tout le reste, l'auteur manque rarement, par contre, de désigner par son nom l'hôtel ou la simple auberge où il est descendu, avec un commentaire sur le degré de confortable qu'il y a rencontré.
Notre écrivain est assurément un lettré, comme le prouvent les citations de classiques grecs et latins dont il a semé son récit. On voit bien aussi qu'il possédait notre langue. Ses descriptions, néanmoins, vont de préférence aux beautés naturelles : panoramas, sites et montagnes, plutôt qu'aux monuments et oeuvres d'art qu'il passe sous silence ou qu'il apprécie volontiers par leurs petits côtés.
Cette tendance apparaît bien en ce qui concerne notre ville, dont il trace d'ailleurs un portrait peu flatteur. M. John Hugues admire à bon droit ses points de vue superbes et ses magnifiques environs, mais dans Lyon même, il ne voit guère de remarquable que le pont Tilsitt, dont lajforme lui rappelle un des ponts de Londres !
Parti le 26 avril de Paris, où « plus qu'en toute autre capitale apparaît le contraste entre le grave et le gai, le burlesque et le pathétique, le beau et le laid », notre voyageur arrive le lendemain à Sens, par Corbeil et Fontainebleau, et mentionne, dans le choeur de la cathédrale, le groupe du Dauphin et de la Dauphine sculpté par Nicolas Coustou. Il gagne ensuite La
86 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
Rochepot (i),dont il admire le beau point de vue que présente le haut de la montagne, puis Chalon-surSaône où il s'embarque sur le coche d'eau, non sans rendre justice aux belles apparences de la ville et à l'excellente tenue de l'hôtel des Trois-Faisans.
Mâcon lui paraît supérieur à Chalon comme beauté du site, et l'hôtel de l'Europe, où il a dîné à table d'hôte, peut rivaliser pour son confortable avec tous ceux du continent.
Après un court arrêt à Trévoux, dont il note les ruines bien connues, notre voyageur arrive enfin à Lyon, le 3 mai au soir, signalant au passage le vieux fort Saint-Jean et le rocher de Pierre-Scize.
Le voilà débarqué, t Notre portefaix, dit-il, s'engage devant nous à travers un dédale de cours et de rues aussi hautes et obscures que la caverne de Pausilippe. Nous en sortons sur la place des Terreaux et prenons gîte en face de l'Hôtel-de-Ville, édifice d'un style affecté, mais beau et ancien. »
Telle est l'entrée à Lyon du digne Anglais. Voici maintenant la traduction in extenso des vingt pages qu'il consacre à la description de cette ville :
LYON (2)
Tout voyageur, à sa première arrivée dans une localité considérable et digne d'être visitée, et où son temps
(i) La Rochepot (canton de Nolay, à 5 kil.), arrondissement de Beaune (Côte-d'Or), en amphithéâtre au pied des ruines d'un château-fort avec un haut donjon, des xni» et xv siècles. (P. Joanne).
(2) La description qui suit contient des assertions d'ordre topo-
EN 1819 87
est limité, a forcément éprouvé quelque peine à classer et à combiner, pour ainsi dire en une carte mentale, les objets variés qui l'entourent, et à familiariser son regard avec la position relative des traits les plus frappants.
Pour résoudre cette difficulté, je conseillerais à tout visiteur de Lyon de diriger sa première promenade vers la rive orientale du Rhône, qu'il gagnera par un long pont de pierre, appelé pont de la Guillotière. Il suivra ensuite le cours du fleuve, le long des prairies, pendant un mille environ, dans la direction de sa jonction avec la Saône.
Vu de ce point, Lyon présente vraiment un aspect majestueux. La ligne des quais qui fait face au Rhône et qui constitue la partie la plus belle et la plus imposante de la cité, s'étend le long du bord opposé, en une perspective allongée dont l'Hôtel-Dieu et son dôme forment au centre le point dominant.
A l'arrière-plan, les hauteurs qui séparent le Rhône et la Saône se dressent très gracieusement avec leur parure de jardins et de maisons de campagne. Plus à gauche et de l'autre côté de la Saône, la colline de Fourvière (anciennement Forum Veneris) présente un site distinct entre tous et forme à la cité un fond tout à fait caractéristique.
Au lieu de poursuivre sa promenade dans la direction du confluent, où rien de remarquable ne se rencontre, je recommanderais au voyageur de reprendre le pont de la Guillotière pour se diriger vers Fourgraphique
Fourgraphique historique plus ou moins inexactes que je n'ai pas voulu relever. Le lecteur les rectifiera sans peine.
«S UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
vière. Chemin faisant, il peut traverser la place Louisle-Grand, autrefois place Bellecour, dont l'architecture fait à bon droit l'orgueil des Lyonnais et qui marque dans l'histoire révolutionnaire de cette ville.
Quoique faite sur un plan coûteux et étendu, ses proportions manquent de largeur et sont trop inégales pour éveiller l'idée de grandeur ou de solidité. Et l'inscription : « Vive le Roi » qui se lit en lettres énormes aux deux côtés de cette place, contribue à lui donner l'apparence d'une rangée de bâtisses temporairement érigées en vue d'une fête officielle.
Il n'en est pas ainsi du superbe pont Tilsitt sur lequel, bientôt après, vous franchissez la Saône. Construit par Bonaparte en commémoration du traité de Tilsitt, ce pont réunit à un très haut degré les qualités d'élégance, de solidité et de pureté de lignes. J'ai mesuré quelques-unes des pierres dont il est formé : elles ont une longueur de dix-huit pieds sur une largeur proportionnée. En tous points, et sur une plus petite échelle, il me rappelait le pont de Waterloo dépouillé de ses colonnes (i).
(i) Sur l'emplacement du pont Tilsitt, un premier pont de bois avait été établi en 1636 et reconstruit en 1663. Emporté par une inondation, en 1711, il fut rétabli et démoli en 177g pour cause de vétusté. Le pont de pierres de taille qui lui succéda fut commencé en 1788. Interrompus à la Révolution et repris en 1802, les travaux furent achevés en 1808. C'est le pont que vit John Hugues. Ses cinq arches en anse de panier avaient près de 21 mètres d'ouverture, sa largeur était de 13 mètres 64 centimètres et ses piles avaient une épaisseur de 4 mètres 10 centimètres. Il était considéré comme un des plus beaux de France. Mais comme sa masse même faisait obstacle à l'écoulement des eaux pendant les grandes crues, il fut démoli et remplacé par le pont actuel en 1864.
Le pont de Waterloo, un des plus beaux de Londres, fut cons-
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La cathédrale située de l'autre côté de la Saône, presque au débouché du pont, est un vieil édifice noir, vénérable et d'une haute antiquité.
Quoique bien inférieur pour l'ensemble à celles de Beauvais, de Tours, d'Abbeville ou de Rouen, elle possède néanmoins quelques parties d'une riche et curieuse architecture. On n'y voit aucune trace des dévastations qu'elle a souffertes sous la Révolution ou pendant la dernière guerre, alors que — nous a-t-on dit — les Autrichiens y logeaient leurs chevaux. C'est au cardinal Fesch, le dernier archevêque, que sont dues beaucoup des réparations faites à cette église.
Bien que magnifiques, les fenêtres produisent un effet d'obscurité dû aux vitraux de couleurs dont elles sont complètement garnies, et qui nous empêchèrent de distinguer bien des objets très clairement. Une statue de Jean-Baptiste cependant, couronnée de roses artificielles, ne doit pas être oubliée.
Une partie considérable du vieux Lyon s'étend sur un côté de la Saône. Mais comme elle ne vaut pas la peine d'être explorée, le voyageur fera bien de se rendre de suite à l'église de Fourvière, ou plutôt d'y grimper (climb).
Le renom de sainteté particulière dont jouit cette église y attire journellement de nombreux visiteurs de Lyon, en dépit de sa situation qui rappelle celle de cette chapelle du Shropshire que « le diable — dit la légende rustique —transporta au sommet d'une colline
truitdei8n à 1817. lia 420 mètres de long sur 13 mètres de large, et neuf arches de 36 mètres d'ouverture reposant sur des piles de granit (Boedeker).
90 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
escarpée pour exciter le dépit des fidèles ». L'affluence continuelle de visiteurs de toutes conditions a aussi attiré là une armée de mendiants qui se sont établis sur l'unique chemin de piéton qui conduit à l'église. Tantôt isolément, tantôt par groupes, ils se rencontrent tous les quatre ou cinq pas, vous obsédant en choeur de leurs sollicitations répétées.
La même raison a amené sur la terrasse, au-devant de l'église, un marchand de légendes catholiques qui, pour satisfaire tous les goûts, mêle dans son commerce le profane, le sacré et l'officiel. La légende de SainteGeneviève, le Testament de Louis XVI, l'Enfant Prodigue, Damon et Henriette, Judith et Holopherne et le portrait du Juif-Errant, on peut acheter tout cela à son étalage, orné de vignettes bleues et rouges. La vignette du pauvre Damon faisait triste figure en cette sainte compagnie, car quoique agrémenté d'une houlette « secundum artem », il paraissait plus décharné, plus laid qu'Holopherne et plus misérable que le JuifErrant, justifiant pleinement le mépris avec lequel l'Henriette collet-monté (stiff-skirted) semblait le traiter.
Au surplus, c'est chose presque déplacée que d'énumérer de telles sottises dans un lieu qui, en un beau jour, présente une des vues peut-être les plus variées et les plus magnifiques du monde, et qu'un voyageur, n'eût-il qu'une heure à passer à Lyon, doit contempler à l'exclusion de toute autre curiosité.
Si l'on se dirige de la terrasse de l'église vers quelques restes grossiers et mutilés de maçonnerie romaine situés sur son côté ouest, on obtient un panorama complet du pays environnant. On voit tout ensemble
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le Rhône et la Saône se penchant l'un vers l'autre, du nord et du nord-est, comme les deux branches de la lettre Y : le premier sortant comme un étroit fil blanc des gorges lointaines des Alpes et s'étendant en larges branches pour enserrer la plaine qui l'en sépare ; la seconde sortant soudain d'entre les collines du Montd'Or jusqu'à ce que, après avoir contourné la presqu'île qui renferme la partie principale de Lyon, et qui s'étend comme une carte sous vos pieds, les deux fleuves s'unissent vers le Midi, et le gros et rapide cours d'eau qu'ils forment se perd enfin au sein d'une rangée de collines dominées par le mont Pilate, haute montagne près de Valence.
Vers l'est, le nord-est et le sud-est, la vue est de même nature que celle de La Rochepot : la grandiose chaîne des Alpes apparaissant au-dessus d'une plaine immense et fertile. Dans la direction de l'ouest, les larges lignes de collines de la campagne voisine s'égaient d'une suite ininterrompue de vignobles, de bois, de jardins, de villas de toutes grandeurs, dont les riches ondulations sont absolument éblouissantes. Le gris pâle de la ligne de montagnes lointaines fait un heureux contraste avec elles. On ne peut se faire de cette vue une plus exacte idée qu'en s'imaginant les parties les plus montueuses de la campagne deBath(i) gracieusement parées à la française. Son seul défaut réside dans les hautes murailles de pierre qui enfer(1)
enfer(1) à 170 kilom. de Londres, sur la ligne de Londres à Bristol (l'Aquce solis des Romains), sur l'Avon. Tire son nom de ses bains d'eaux minérales qui furent, au xvm# siècle, les plus fréquentés et les plus fashionables de l'Angleterre (Boedeker).
Ç2 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
ment chaque domaine, et dont les longues lignes blanches coupent la vue d'une façon désagréable.
Presque tous peuvent distinguer le château de la Duchère, qui s'aperçoit de ce point à la distance d'un mille environ au nord-ouest, et qui fut le théâtre d'un vif engagement entre Français et Autrichiens, en 1814. Si, après cette promenade, il vous reste une heure ou deux de loisirs, vous pouvez les employer à une visite à la Bibliothèque publique et au Palais-desArts.
La première contient, dit-on, quatre-vingt-dix mille volumes. C'est plutôt un embarras de richesses pour un voyageur pressé. J'avoue m'être plus amusé à voir l'air d'importance que prenait la petite vieille qui servait de concierge pour vous parler de l'esprit mal tourné (sic) de Voltaire.
Le bâtiment du Palais-des-Arts touche à l'Hôtelde-Ville sur la place des Terreaux qui fut le théâtre des fusillades révolutionnaires. Il renferme plusieurs bons tableaux placés sous un jour défectueux, une collection importante d'autels romains et de monuments funéraires rangés au-dessous dans un cloître qui sert aussi de Bourse, plus un cabinet d'antiquités romaines trouvées dans les environs.
L'Hôtel-de-Ville lui-même est un édifice de pierre massive qui est assez dans le goût des Tuileries, et qui renferme deux belles statues du Rhône et de la Saône, vraiment dignes d'attention.
L'intérieur de Lyon peut-il se vanter de posséder quelque autre chose qui mérite d'être remarquée ? je l'ignore. Mais d'après ce que nous en avons vu, une visite trop détaillée ne pourrait guère intéresser qu'un
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cantonnier. On n'y peut citer en particulier aucun monument remarquable, quoique ces agglomérations de hautes maisons bien construites en imposent à distance.
Pour compléter la vue générale et sommaire de Lyon, telle que je l'ai mentionnée, une autre promenade assez courte suffira, en traversant d'abord la belle ligne de quais qui fait face au Rhône, du pont de la Guillotière au quai Saint-Clair.
De là, montez sur la partie la plus élevée de la ville —appelée la Croix-Rousse — et demandez l'endroit dit Château de Montessuy. Cet endroit se trouve situé à son extrémité, et la meilleure manière de l'indiquer, c'est de dire qu'il forme le point le plus élevé de cette ligne de hauteurs. De là, la vue du Mont-Blanc et de la vallée du Rhône est particulièrement belle par une claire aprèsmidi, et la perspective est aussi riche et aussi vaste dans son ensemble que celle de Fourvière.
Gardez-vous bien de vous laisser persuader, par les laquais de place (cicérones), de visiter la tour de la Belle-Allemande, qui est un de leurs buts préférés,et qui est ainsi appelée de quelque vieille légende sur l'emprisonnement d'une dame allemande. La vue que l'on a du château de Montessuy — étant donnée la configuration du terrain — est juste la même ou peut-être même plus belle. Et ce qui est plus important pour l'objet du voyage, c'est que la baronne de Vouty, qui possède cette vieille tour dans son jardin, admet rarement des Lyonnais ou des étrangers à la voir.
En descendant de la Croix-Rousse, franchissez le Rhône sur le pont Morand, pont de bois le plus proche de celui de la Guillotière. Au débouché de ce pont, se
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trouve un vaste terrain découvert — dit les Brotteaux — où s'accomplirent les plus atroces des massacres révolutionnaires.
Le lieu de la fusillade où périrent, en une seule fois, deux cent sept royalistes, estmarqué par une chapelle spacieuse actuellement en construction, et dédiée à la mémoire des victimes. Il n'y en eut que trois, prétendon, qui échappèrent à ce massacre et qui vivent encore. Un de ces trois, ayant eu ses liens coupés à la première décharge, s'enfuit à la faveur de la confusion, et, s'enfonçant dans les buissons touffus et les saulesnains qui bordaient le Rhône, trompa la poursuite des soldats.
L'aspect des Brotteaux n'a rien de remarquable aujourd'hui, mais aucun patriote sincère ne doit omettre de visiter un lieu qui rappelle d'aussi éloquents souvenirs. Une des stances de l'inscription gravée par Delandine sur le cénotaphe de ses concitoyens (lequel a été enlevé pour faire place à la chapelle sus-mentionnée) exprime brièvement, et bien dans l'esprit de l'épitaphe si connue que composa Simonide pour les Spartiates, l'impression que produit la vue de cet Haceldama :
« Passant, respecte notre cendre, Couvre-la d'une simple fleur. A tes neveux nous te chargeons d'apprendre Que notre mort acheta leur bonheur. »
Ce passage est en effet prophétique, quand on pense aux salutaires effets d'une leçon que les voix de ces victimes, et celles de plus de mille autres, proclame-
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font du fond de la tombe aux générations à venir. Croiront-elles vraiment, ces générations, qu'un comédien de bas étage (Collot-d'Herbois) ait pu arriver à assouvir pleinement sa vengeance sur les parents de ceux qui l'avaient chassé de leur théâtre à coups de sifflets, et décréter dans un accès de frénésie furibonde que, seul, un obélisque marquerait désormais l'emplacement de la seconde cité de France ? Croiront-elles qu'il se trouva, pour le seconder dans ce plan de destruction, des milliers de mains et de voix ? qu'un citoyen fut exécuté pour avoir porté secours aux blessés, et un autre pour avoir éteint un incendie allumé dans sa propre maison ? Croiront-elles enfin que, lorsque ces prétextes faisaient défaut, les ridicules dénominations de t quadruples et quintuples contre-révolutionnaires » étaient inventées comme motifs d'accusation ?
Des faits de ce genre, écrits du sang de milliers de victimes, fournissent une démonstration péremptoire des suites qu'engendre l'anarchie, et de l'inflexible fermeté qui devrait être déployée pour réprimer ses premières attaques.
Nul n'a tracé de la nature de ce mal un tableau plus éloquent ou plus instructif que lord Granville dans les lignes suivantes :
« Qu'arriva-t-il tout d'abord ? la nation entière fut inondée de publications violentes et empoisonnées ; son sol même fut rempli de séditions et de blasphèmes. En fait de moqueries viles et dégoûtantes, de calomnies ignobles et éhontées, on ne négligea rien de ce qui pouvait avilir et dégrader tout ce que le peuple avait été accoutumé à aimer et à vénérer le plus...
Et quand, à la fin, par l'effet incessant de toute cette.
a
96 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
séduction, des parties considérables de la multitude eurent été profondément corrompues, leurs esprits préparés à des actes désespérés et familiarisés avec la pensée de crimes dont la seule mention les eût auparavant révoltés, ce fut alors que ces gens furent poussés à s'assembler en masses tumultueuses ; ce lut alors qu'ils furent invités à sentir leur propre puissance, à déployer leur force numérique pour manifestera la face du jour leur hostilité invétérée contre les institutions de leur pays, et en braver ouvertement les autorités. »
Voilà une description vivante dont les traits s'appliquent, d'une manière frappante, aux opérations de cet esprit du mal qui est encore à l'oeuvre, mais auquel manquent bien plus les excuses et les prétextes que la France pouvait invoquer pour atténuer ce qui se passa d'atroce chez elle.
Tels sont le premier et le second actes du drame de ce récent soulèvement. Le cinquième est bien retracé par M. Delandine, bibliothécaire de Lyon, en 1793, dans un traité que Miss Plunptre a mis en tête de son Tour de France. Cette intéressante narration intitulée : « Compte-rendu de l'état des Prisons de Lyon pendant le règne de la Terreur », porte un caractère de vérité et de sentiment qui indique un témoin oculaire des horreurs qu'il décrit. Arraché à sa famille sans aucune cause que l'on pût formuler et jeté en prison dans une continuelle attente de la mort, ses propres appréhensions ne paraissent à aucun moment l'avoir rendu insensible au sort de ses compagnons d'infortune. Il rend justice à leur mérite et à leurs malheurs dans les vers auxquels j'ai fait allusion plus haut. Les
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9trophes suivantes en sont une traduction libre :
« Oft, Lyonnese, your tears renew To those who died upon this spot ; Their valour's famé descends to you, In life, in death, forget them not.
Hère calm they drew their parting breath, Soul-weary of their country's woes. Hère, fearless, in the stroke of death Met honour, victory, repose.
Pilgrim, révère their dust, and strew
One flow'ret on this lowly tomb ;
Then say unto thy sons : « For you,
« Children of France ! they braved their doom. »
Thou fatal, hallow'd spot of earth, Immortal shrines shall mark thy place ! Alas ! what genius, valour, worth, Lie mouldering in thy narrow space ! ( 1 )
(1) C'est une traduction libre des quatre strophes de l'inscription tracée par Delaudine sur le cénotaphe élevé aux Brotteaux à la mémoire des victimes de la Terreur, inauguré solennellement le 29 mai 1795 et renversé un peu plus tard :
Lyonnais, venez souvent sur ce triste rivage A vos amis répéter vos adieux : Ils vous ont légué leur courage ; Sachez vivre et mourir comme eux.
Pour eux la mort devint une victoire ; Ils étaient las de voir tant de forfaits; Dans le trépas, ils ont trouvé la gloire ; Sous ce gazon, ils ont trouvé la paix.
98 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
Passant, respecte notre cendre, Couvre-la d'une simple fleur ; A tes neveux nous te chargeons d'apprendre Que notre mort acheta leur bonheur.
Champ ravagé par une horrible guerre, Tu porteras un jour d'immortels monumens ! Hélas ! que de valeur, de ver,us, de talens, Sont cachés sous un peu de terre.
(DELANDINE : Tableau des prisons de Lyon, etc., p. 322).
A moins d'une demi-heure de marche des Brotteaux et du même côté de la rivière, se trouve le château de la Mothe, dans lequel Henri IV reçut Marie de Médicis, sa fiancée. La meilleure voie pour s'y rendre est de suivre, pendant un mille environ, le chemin qui conduit à la route de Turin ; alors, tournant à droite, non loin de l'embranchement de la route de Vienne, vous arrivez en quelques minutes au château.
Vu à distance, aussi bien de la Croix-Rousse que de Fourvière, ses quatre tourelles et sa guérite lui donnent un air de grandeur digne de sa première histoire et le distinguent du faubourg voisin. De fait, considéré de plus près, son apparence d'édifice délabré et réparé ça et là montre les vaines tentatives faites pour y effacer les ravages de la Révolution.
A ce moment, il appartenait, nous a-t-on dit, à M. de Verres, brave gentilhomme royaliste, dont l'activité contre les révolutionnaires attira leur vengance spéciale contre sa personne et ses domaines. Lors du siège de Lyon, il garnit le château de la Mothe d'un fort détachement de chasseurs. Comme nous le dit un paysan ; il se battait comme un diable incarné, entravant forte-
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ment les opérations de l'armée des sans-culottes et retardant leurs succès contre Lyon par sa résistance acharnée. La position de son vaste domaine, détaché du reste du faubourg et entouré d'un mur qui ajoutait à l'avantage d'un terrain s'élevant en pente douce, doit l'avoir rendu capable de prolonger efficacement la lutte.
Le sort de ce brave fut celui de tant d'autres Lyonnais loyaux et intrépides. Forcé à la fin de se rendre, il subit, comme on peut le supposer, un jugement très sommaire et fut mitraillé aux Brotteaux, en vue des tours lointaines de sa propre demeure (1). La propriété fut confisquée et une notable partie du château démolie.
(1) Ce récit de notre voyageur paraît être en grande partie légendaire. Aucun historien ne mentionne cette prétendue résistance du château de la Mothe à l'armée conventionnelle.
Pierre Etienne Verd (et nom de Verres), ancien président de l'Election de Lyon, avait acheté le 15 janvier 1791, au prix de 53.100 livres, le château de la Mothe vendu comme bien.national, et qui appartenait auparavant aux religieuses de Ste-Elisabeth des Deux-Amants. {Arch. Dép. Q Biens nat. L. I. tt" 40).
Pierre Etienne Verd, bien qu'un de ses frères fit partie de la Commission Temporaire de Surveillance Républicaine, fut emprisonné après le siège. Les motifs en paraissent être qu'il avait appartenu, comme député du canton de la Guillotière, à la Commission Populaire et de Salut Public du département à la suite des événements du 2g mai, et aussi qu'il avait tenu à cette époque des propos hostiles au parti jacobin. Il allégua, pour sa justification, que c'était à lui que le bourg de la Guillotière, indécis au début, devait d'être resté fidèle à la Convention lors du soulèvement des Lyonnais.
Accusé d'avoir retiré chez lui « les muscadins à cheval de Lyon»,il répondit que « c'étaient les citoyens de la Madeleine qui les avaient requis pour garder leurs récoltes ». (Arckiv. Dép. £ ISJO-IJSO,^ 45).
Pierre Etienne Verd fut guillotiné le 31 janvier 1794.
100 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
Heureusement, la tour ronde qui renferme la chambre où avait couché Henri IV, subsiste encore, épargnée bien plutôt, selon toute probabilité, par l'ignorance des Jacobins que par leur bon vouloir.
Une partie du domaine a été restituée, avec le château, à la fille de M. de Verres, Madame d'A.,qui y réside, mais j'ai des raisons de penser que cette partie restituée n'est pas très considérable.
Nous voyant nous promener en curieux autour du château, cette dame envoya poliment nous inviter à y entrer. La chambre où elle se tenait prenait jour sur une terrasse, d'où une jolie vue s'étend du Rhône au mont Pilate, et l'intérieur était orné de quelques vestiges d'un magnifique mobilier d'autrefois, qui contrastaient vivement avec l'air de désolation qui perçait partout. Deux fauteuils de riche velours cramoisi en bois doré et deux commodes avec incrustations et ornements de cuivre, semblent être les seuls restes de l'ancienne splendeur de cette résidence jadis royale.
Nous visitâmes ensuite l'appartement de Henri IV, qui occupe l'étage du milieu d'une vaste tour. De la fenêtre, on jouit d'une très belle vue de Lyon et de sa magnifique campagne. Le lambris et les murs présentent quelques vestiges des fleurs de lys d'or sur champ d'azur qui les décoraient autrefois. Presque tout cela, cependant, avait été passé au lait de chaux pendant la Révolution, et à l'arrivée des Autrichiens, en 1814, le bâtiment tout entier souffrit plus du fait des combattants qu'il n'avait souffert durant la période de sang qui avait précédé.
Comme nous exprimions à Madame d'A. notre surprise de ce qu'une personne d'un air distingué, par nous
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rencontrée, n'avait pu nous indiquer le château de la Mothe: « Cependant il est bien connu », nous réponditelle avec un fier sourire. Ce château peut prétendre, en effet, à être bien connu de tout bon Français, tant à cause de son histoire ancienne que de son histoire moderne.
Il est surprenant que,au cours de la même journée, nous ayons reçu des attentions de deux personnes ayant l'une et l'autre perdu leurs amis les plus chers dans les massacres qui suivirent le siège de Lyon. Tandis que, aux environs du château de Montessuy, j'étais en train de crayonner une vue du Mont-Blanc et du cours du Rhône, un vieux monsieur noble, de haute taille, à la tournure d'un vrai Castillan, après avoir regardé un instant par-dessus mon épaule, nous aborda avec politesse et nous invita à entrer dans son jardin où la même vue prenait de bien plus vastes proportions. Sa belle-soeur qui l'accompagnait avait perdu, nous dit-il, son mari et son fils dans les fusillades. Et pourtant, à considérer l'étendue du désastre, il semblerait plus surprenant encore de trouver une famille qui, de près ou de loin, n'ait pas souffert de ses conséquences.
En revenant au poni de la Guillotière, nous fûmes amenés à remarquer i'antiquité probable de sa construction. Le centre garde encore des traces du pontlevis. L'ensemble de la construction paraît avoir été élargie, quand la mode vint des carrosses à roues, au moyen d'une bande parallèle établie en supplément et fixée au pont par des crampons de fer. Cet expédient me rappela quelque peu l'histoire que j'avais entendu narrer dans mon enfance, d'une prudente ménagère
102 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
qui fit rôtir d'abord la moitié d'un coq pour le dîner de la famille, et qui après l'avoir laissé vingt minutes à la broche, y cousit l'autre moitié pour faire accueil à un hôte inattendu.
Notre voyage sur la Saône nous avait de toute façon tellement satisfaits, que nous fûmes tentés de nous informer si le Rhône, lui aussi, était praticable jusqu'à Avignon. Apprenant que ce mode de transport était rarement employé, et peu encouragés par la vue des bateaux de passage qui se trouvaient là, nous en conclûmes — et constatâmes parla suite — qu'il y avait des raisons suffisantes d'y renoncer, sauf pour ceux qui visent à l'économie du temps et de la dépense. La rapidité du courant, la violence et l'irrégularité des vents qui régnent sur le Rhône, y rendent nécessaire le concours d'un batelier très expérimenté. Quant au point de vue pittoresque, il perd autant par l'intervention des hautes berges qui dérobent la vue des parties éloignées du paysage, qu'il gagne par le fait que l'eau en forme toujours le premier plan. Bref, nous trouvâmes des raisons de préférer la route de terre par Vienne et Valence, et nous fîmes nos arrangements en conséquence.
Je crois que c'est une remarque de Cowper que « Dieu a fait la campagne et l'homme a fait la ville ». Le centre de la rue des Lombards (i) elle-même ne
(i) Lombard-street— dans la Cité — a été longtemps la rue principale de Londres pour les bureaux de change et les maisons de prêts. Elle doit son nom aux courtiers lombards, génois et milanais, qui au xiv" et au xv« siècles prirent la place des Juifs méprisés et persécutés de la rue Old-Jewry. [Vieille Juiverie]. (Boedeker).
EN 1819 103
fournit pas un exemple plus convaincant de cette impression que cette ville de boue et d'argent (Lyon) comparée avec ses superbes environs. Prise d'à peu près partout, la vue éloignée de Lyon est imposante, mais l'intérieur ne présente que peu d'objets (pas même des bas en soie de bonne qualité) propres à dédommager le voyageur du manque d'air, de la puanteur et du fracas qu'il y rencontre. Ses deux nobles rivières ne paraissent pas contribuer à l'assainir, pas plus que les vents d'Est venus des Alpes que l'on voit distinctement se dresser, ne réussissent à purifier ses rues étroites et fumeuses.
Bien que, par son importance et ses richesses, la ville de Lyon soit ordinairement considérée comme la seconde cité de l'empire, les maisons et leurs habitants semblent étonnamment inférieurs aux maisons de Bordeaux et aux Bordelais quant à l'air de propreté et d'élégance que l'on pourrait s'attendre à marquer cette distinction.
En tout ce qui concerne Bordeaux, on y trouve des dehors d'une élégance facile qui évoque l'idée de la capitale indépendante et populeuse d'un royaume et d'un séjour attrayant, tandis'que Lyon porte les marques évidentes de son origine manufacturière, gâtant — à l'instar de notre vallée de Colebrook — un délicieux paysage par ses fumées et ses odeurs nauséabondes qui laissent à peine un des cinq sens indemne.
Ces belles bâtisses, dont Lyon peut se vanter, se confondent dans la masse générale, comme un courtisan dédaigneux fourvoyé dans une compagnie de bas étage et « se demandant avec étonnement comment diable ils sont venus là. » Par contre, l'élégant théâtre
104 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
de Bordeaux apparaît bien dans son cadre exact. Et ce qui le fait valoir, c'est encore l'accompagnement qui lui sied de gens bien habillés et de rues où l'air circule.
Après la vue de l'Hôtel-Dieu, témoignage monumental de l'emploi louable et bon que les Lyonnais peuvent faire de leur argent, je ne prétendrai pas juger s'il y a quelque vérité dans l'accusation d'avarice que l'on porte contre eux, et que Voltaire admet non sans malice dans une prétendue apologie de Lyon.
D'autres raisons expliquent encore, jusqu'à un certain point, cette apparence d'infériorité vis-à-vis de Bordeaux, et la mauvaise impression qu'elle laisse dans l'esprit. Tout d'abord, si l'on en juge d'après la quantité innombrable de villas de toutes grandeurs qui s'étendent à proximité de leur ville, il semble que les riches Lyonnais apprécient comme ils le méritent ses magnifiques environs, et considèrent la campagne comme lieu de plaisirs, tandis qu'ils traitent leur cité comme un simple comptoir.
Au contraire, les villas autour de Bordeaux semblent comparativement peu nombreuses, et c'est dans la ville même que s'unissent le plaisir et les affaires.
L'imagination aussi peut avoir quelque part dans la préférence à donner à la ville ou aux champs, surtout après qu'on a lu la tirade de M. de Ruffigny (voyez StLéon de Godwin) contre sa vie d'enfance dans les moulinagesde Lyon.On se représente le marchand conversant avec une classe de personnes plus relevée, et la vigne comme étant d'essence plus agréable que la teinturerie ou le vulgaire métier.
Quoi qu'il en soit, les apparences comme seconde
EN 1819 105
ville de France, sont certainement en faveur de Bordeaux.
Notre Anglais quitte Lyon, le 7 mai, pour Vienne dont il mentionne la cathédrale et le temple romain. Par le Péage de-Roussillon et St-Vallier où la visite du château lui cause une déception, il gagne Valence où il ne trouve guère de remarquable que le Champde-Mars.
Le voyage se poursuit par Loriol, Montélimar et Orange dont il admire l'arc de triomphe antique. Avignon retient quelque temps le narrateur qui déclare que l'intérieur de cette ville « est un but de promenade plus agréable que l'intérieur de Lyon, en raison de la plus grande élégance des habitants et de la hauteur modérée des maisons». Il décerne un juste tribut d'éloges au palais des Papes, au vieux pont, au célèbre christ d'ivoire de Jean Guillermin, et reproduit, d'après la brochure d'un écrivain local, un récit détaillé de la mémorable mission donnée cette même année par un groupe de prédicateurs.
Puis il se dirige sur le Pont du Gard et Nîmes où il visite les arènes, la Maison Carrée et la Tour Magne.
A Montpellier dont il admire le moderne aqueduc que les Romains, dit-il, ne désavoueraient pas, notre Anglais assiste, le 16 mai, au service religieux du temple protestant sur lequel il donne d'assez longs détails.
La ville de Cette n'a pas l'heur de plaire à M. John Hugues qui trouve qu'elle « surpasse Lyon même par sa saleté et ses mauvaises odeurs ».
I06 UN VOYAGEUR ANGLAIS A LYON
Il gagne Beaucaire et Tarascon où il visite l'ancien château des comtes de Provence ; puis Aix et Marseille où il fait l'ascension obligée de la colline de Notre-Dame de la Garde pour son point de vue sur la ville et sur la mer. La célèbre chapelle lui rappelle celle de Fourvière, tant pour son renom de sainteté que pour l'affluence des mendiants qu'il y retrouve. Là aussi de nombreux tableaux sont suspendus en ex-voto.
De Marseille, notre voyageur longe le littoral par Toulon, Fréjus, Nice et Menton, visitant au passage l'île de Ste-Marguerite. Il pénètre ensuite en Italie par le col de Tende, et gagne la Suisse et Genève où prend fin sa relation.
A. GRAND,
Les deux Paroisses
de Francheville
FRANCHEVILLE-LE-HAUT
Ayant fait paraître une notice assez complète sur Francheville, dans le Bulletin historique du diocèse de Lyon, je la résumerai ici en quelques pages :
L'origine de Francheville est certainement romaine, et si l'on ne trouve pas la charte de franchise des habitants de cette paroisse, c'est probablement parce que ces franchises s'appliquaient plutôt à des esclaves affranchis qui s'y seraient établis, pour vivre de l'industrie des potiers de terre, dont on trouve des débris de tous côtés.
Le mot Franca, souvent orthographié Francha au moyen-âge, est de basse latinité ; mais la première mention de Francheville lui donne, en 1170, le nom bien latin de Libéra- Villa dans la charte de confirmation, par le pape Alexandre III, des possessions de l'abbaye de Saint-Just.
108 FRANCHEV1LLE-LE-HAUT
Si le chapitre de Saint-Just nommait à la cure de cette paroisse, l'archevêque de Lyon en était le seigneur temporel, et Renaud de Forez, qui entoura pour ainsi dire son diocèse de forteresses, ne manqua pas de tirer parti de ce rocher, si bien placé au milieu de l'étroite vallée de l'Yzeron resserrée dans une gorge, en le fortifiant de fond en comble :
« Fundilus erexit et bastivit ». Ainsi s'exprime l'obituaire de l'Eglise primatiale de Lyon, à la date du 22 octobre.
L'obéance de Francheville devait être de bien peu d'importance, avant les acquisitions que le chapitre de Saint-Just y fit depuis l'année 1214. Ces acquisitions furent complétées par des donations de Jocerand de Lavieu, plus tard contestées par son fils Briand de Lavieu. Les deux partis s'en remirent à l'arbitrage de Renaud de Forez, en 1221 ? Ce n'est qu'après cette date que l'on retrouve la première mention de la paroisse de Francheville, dans une sentence rendue également par Renaud de Forez, en 1228, en faveur du Chapelain de Francheville, contre deux propriétaires de terres en friches, qui refusaient depuis trois ans de payer un denier que chaque habitant lui devait le jour de Saint-Etienne.
Ces trois ans fixent probablement l'acte de naissance de la paroisse à l'année 1225, et lors de la constitution de cette paroisse on dut agrandir ou plutôt délimiter son territoire par une rectification importante prise sur le territoire de Chaponost ; car il y a une similitude de patronage avec celui d'une chapelle de l'ancien cimetière, sous le vocable de saint Priest, patron actuel de Chaponost.
FRANCHEVILLE-LE-HAUT IOÇ
Le procès-verbal de la visite de 1469 à l'église paroissiale y mentionne des reliques de saint Priest. Cette église devait être sur la rive droite de l'Yzeron, en aval de l'ancien pont. Le bâtiment qui le borde a été transformé ; mais sur la façade postérieure qui donne dans un jardin, se trouve une fenêtre ogivale du xve siècle, qui a dû être réparée à la suite d'une ordonnance contenue dans ce procès-verbal de 1469. Contre l'angle du mur de cette maison bordant ce pont, est une niche vide, au bas de laquelle on lit la date i5o6, avec des initiales grattées, au-dessus desquelles devait se trouver une croix archiépiscopale. La même croix, d'un style plus grossier, mais de la même époque, se trouve au-dessus d'une petite porte latérale à fenêtre ogivale, sur le derrière de cette maison.
Un acte capitulaire de Saint-Jean, du 14 janvier I5I3, accorde dix livres tournois pour sa quote-part à une souscription de notables, destinée à édifier un pont sur l'Yzeron. D'après cet acte, il n'est pas question de pont antérieur ; celui-ci devait être en bois, car le père Ménestrier dit qu'il aurait été détruit par les Tard-Venus. La construction de ce pont en pierre ayant exhaussé le sol, l'ancienne église se trouvait par le fait en contre-bas et inhabitable. Ce n'était plus qu'un souterrain presque sans issue, dont l'entrée latérale pouvait difficilement satisfaire au public et aux exigences du culte.
Ce transfert eut lieu très probablement au commencement du xvi° siècle. Nous en voyons presque la preuve dans le testament de Pétrus Coiffiet (ou Coyffier), déjà vicaire en i5o8. Par ce testament daté de 1520, il élut sa sépulture dans la chapelle Saint-Priest,
ÎIO FRANCHEV1LLE-LE-HAUT
édifiée au cimetière de Francheville, dont il était certainement le fondateur, puisqu'il en nomme le premier prébendier.
Il donne et ordonne à chacun des paroissiens de Francheville, de venir prendre chez ses héritiers, le jour de son décès ou tout autre jour qu'il se pourra, toutefois dans l'année qui le suivra, un repas de bons mets, pain, vin et autres plats honnêtes, au choix de ses héritiers. Ce sont au moins 200 repas que cet excellent vicaire imposait à ses héritiers.
En I85I, les messes de la prébende de Saint-Priest s'acquittaient à l'église paroissiale. C'est pourquoi on ne trouve plus trace dans la suite de cette chapelle, destinée sans doute à servir d'église provisoire. Elle pouvait être, soit vers la cure ou même l'église actuelle, qui n'en serait que l'agrandissement. Ces deux hypothèses peuvent se soutenir, parce qu'on trouve des corps dans ces deux endroits ; on en trouve aussi plus bas, en descendant du côté du nouveau tunnel du chemin de fer, et, en ouvrant la tranchée de ce tunnel, on a déterré un squelette entier. Je crois même que l'ancien cimetière, protégé par les balmes de la grande route de Bordeaux, n'a jamais été délimité. Dans ce cas-là, il ne serait pas impossible que l'ancienne chapelle Saint-Priest ait été à l'angle de l'ancien chemin rectifié, vers le point où il rejoint l'ancienne route. Il s'y trouve, bâtie sur une roche à fleur de terre, une petite maisonnette joignant les écuries de la propriété Richard et il serait curieux de découvrir un jour, dans le sous-sol de cette maisonnette, le corps de Pétrus Coiffiet. Quoi qu'il en soit de cette dernière hypothèse, c'est
FRANCHEVILLE-LE-HAUT 11i
dans cette propriété que l'on conserve l'ancien tabernacle de l'église où il est venu échouer pendant la Révolution de 1793.
Derrière ce tabernacle, du style de la Renaissance primitive, est l'inscription suivante :
i532
HOC. O P V S. C V
VITRE O. R. FLERI
FECIT. M. HVGO
VIDILLI. NO. R.
Je traduirai ainsi cette inscription :
« M. Hugues Vidil, notaire royal, fit faire cette oeuvre avec les verres rouges. » Le procès-verbal de la visite pastorale de i658 dit, en effet, que ce tabernacle avait des verres aux quatre côtés. Il est du reste facile de s'en rendre compte en voyant les traces de scellements, aux quatre arcades, que surmonte une espèce de dôme. C'était un tabernacle d'exposition. Ce procès-verbal et une pièce antérieure, de i563, ne laissent plus aucun doute sur l'emplacement de l'église à cette époque, qui était orientée régulièrement, le clocher étanr sur le choeur. La Patronne était Notre-Dame et il y avait de plus un petit autel à Saint-Roch, du côté de l'épitre, trop étroit pour la célébration ; Mgr ordonne de le démolir dans les trois mois, au cas que personne ne le veuille agrandir.
Cet autel a dû être, en effet, agrandi et transféré dans la petite chapelle, actuellement sans autel, qui précède le clocher et où est l'entrée latérale.
Cette nouvelle église agrandie, avec l'orientation actuelle, fut bénie le 20 novembre 1689, par Bédien
10
112 FRANCHEVILLE-LE-HAUT
Morange, docteur en théologie, vicaire général. Le procès-verbal de cette bénédiction, que j'ai publié in extenso, est très intéressant, car il fixe les places que devront occuper, d'un commun accord, les principaux bienfaiteurs de la paroisse, sans que les places nuisent à la symétrie de l'église. Le choeur n'a pas changé depuis cette époque, car, à part la fenêtre sans style, il y en a de tous les caractères, avec voûte à arête surbaissée et les ornements qui l'accompagnent, même le tableau de l'Assomption avec son cadre, qui est derrière le maître-autel.
La nef seule a été allongée successivement sans style et sans caractère, au fur et à mesure des besoins. C'est en 1749 que M. Charles-Joseph de Ruolz, conseiller à la Cour des Monnaies de Lyon, fit l'acquisition de la justice et de la seigneurie de Francheville, qui lui fut vendue par le cardinal de Tencin ; mais la rente noble avait déjà été aliénée par le cardinal d'Epinac, en 1592, à M. Jean Croppet, en même temps que la seigneurie d'Irigny. Cette rente noble était attachée au domaine de Y Eglise, Moulin et Patetière et comprenait tous les territoires au levant et au nord de l'église; c'est-à-dire au moins la totalité des propriétés Vindry et Richard. M. de Ruolz en fit aussi l'acquisition, en 1750, de la famille Croppet de Varissan.
La Révolution bouleversa peu la paroisse paisible de Francheville et les propriétés de M. de Ruolz, n'ayant pas trouvé d'acquéreurs, firent retour à cette famille, qui en fut reconnaissante au pays par le bien qu'elle y fit. M. de Ruolz ouvrit à ses frais un nouveau chemin sur ses propriétés et fit donation à la commune de la place située devant l'Eglise, à un angle de laquelle
FRANCHEVILLE-LE-HAUT I 13
est construite la mairie, à condition que l'on n'y établirait pas de café ni de vogue.
Le premier curé de Francheville, depuis le concordat de 1802, avait été un ancien prêtre constitutionnel, mais le second fut l'abbé Berthier, qui lui succéda en I83I. C'est sous l'administration de ce digne et zélé pasteur qu'eut lieu, en 1861, la construction d'un nouveau clocher et la bénédiction de cinq cloches neuves, cérémonie qui fut honorée de la présence du cardinal de Bonald.
En 1857, avait eu lieu celle du nouveau cimetière, où repose modestement à l'ombre de la croix, celui qui eut le chagrin de voir sa paroisse scindée en deux, par la création de celle du Châter. Il était chanoine honoraire et mourut le 24 septembre 1879, alors que ses paroissiens se préparaient à célébrer son cinquantenaire de pasteur dans la même paroisse, qu'il avait édifiée pendant plus de 48 ans.
M. l'abbé Besson est le troisième curé de Francheville-le-Haut depuis le Concordat, et l'on aurait beaucoup étonné son prédécesseur en lui prophétisant, à son arrivée dans cette paroisse, que son successeur n'était pas encore né, ainsi que me le disait un jour M. Besson.
LE CHATER ou FRANCHEVILLE-LE-BAS
Déjà au xvn* siècle des dissentiments d'intérêt s'étaient élevés entre les habitants de Francheville-leHautet ceux de Francheville-le-Bas ; mais ils avaient
114 LE CHATER
été réglés pacifiquement. Il n'en fut pas de même vers 1860, époque où d'autres dissentiments plus graves commencèrent à faire lever les premiers ferments de la division. Ils furent entretenus et augmentés par une question d'omnibus, dont les places se remplissaient en haut, malgré la promesse formelle du conducteur, à ceux qui les avaient retenues précédemment en bas.
Il serait trop long d'énumérer ici les démarches inhérentes du reste à la constitution de toutes les paroisses. Ces démarches se résument toujours aux listes de souscriptions et au choix d'un architecte, qui fut Chenavard. Un rapport imprimé en i865 fut adressé aux premiers souscripteurs pour obtenir de nouveaux fonds. Une fois l'église provisoire construite, des démarches furent faites auprès du Cardinal, qui renvoya les délégués à ses grands vicaires, pour régler les détails administratifs de la constitution de la nouvelle paroisse, avant que l'on puisse y envoyer un curé ; mais ces démarches restèrent d'abord sans effet, par suite d'un incident regrettable.Enfin, le 9 janvier 1868, M. l'abbé Colassot fut nommé desservant, aux frais des habitants. En reconnaissance de cette nomination, ceux-ci choisirent comme patron de leur église, saint Maurice, patron du Cardinal.
Pendant les 35 années que M. Colassot occupa le poste de curé-fondateur de cette nouvelle paroisse, son zèle ne resta pas inactif. Le presbytère fut construit, l'église provisoire fut agrandie, meublée, décorée. Le choeur s'est enrichi d'un orgue fait par lui-même, de ses mains.Enfin, lorsqu'il mourut en igo3, le clocher était achevé depuis plusieurs années.
OU FRANCHEVILLE-LE-BAS I I 5
Afin de compléter certains sous-entendus de cette courte notice, je ne puis mieux faire que de publier ce petit poème, dû à la verve humoristique de M. l'abbé Cariot, qui avait été nommé membre de la commission pour la constitution de cette paroisse.
LE CHATER
Père Berthier, que dirais-tu
Si tu revenais sur la terre ?
Le vieux pisé est abattu,
Et deux nefs qu'un vrai mur enserre
De la chapelle d'autrefois
Vont faire une église charmante (i).
A tort j'ai grondé quelquefois. Je me rappelle que naissante Tu la voyais de mauvais oeil. Pourtant tu raisonnais en père, Et malgré ce sévère accueil Tu verrais cette oeuvre prospère.
Un jour de pauvres bateliers Partent pour enseigner le monde. Ici quelques cabaretiers Patronnent une oeuvre féconde. Dieu souvent use d'un moyen Qu'ignore notre intelligence ; Au mal a succédé le bien ; Bénissons en la providence.
11 octobre 1891.
(1) Il fait allusion aux embellissements de la chapelle primitive.
I l6 LE CHATER
FRANCHEVILLE-LE CHATER
Je t'aime depuis bien longtemps, Riant vallon de Francheville, Et je venais te voir souvent, Lorsque je végétais en ville. Que j'étais heureux d'en sortir Pour courir dans tes frais bocages ! Rien ne me faisait pressentir Que j'habiterais tes parages.
C'est ainsi qu'est fait notre coeur ; Tout ce qui lui sourit le tente ; Un jour aussi, avec bonheur, J'y suis venu fixer ma tente.
Laissons ce lointain souvenir Où le Chater, petit village, Me préparait pour l'avenir Ce qui fait apprécier l'âge. Je t'aime : Encore une raison.
Sur un rocher privé d'ombrage
Est une modeste maison :
Elle s'élève d'un étage
Près des murs de ton vieux château,
Peu m'importe son apparence,
Elle me rappelle un berceau,
La voir est une jouissance (1).
Aux tiens, à Toi paix et bonheur ! Ami, c'est toute ma prière. II sera, ce cri de mon coeur, Celui de mon heure dernière.
(l) Je ne sais à quel berceau l'abbé Canot fait allusion, car il était originaire d'Ecully. Peut-être était-ce celui de sa mère ?
OU FRANCHEVILLE-LE-BAS
AU PERE BERTHIER
« Sur le zèle religieux
Le zèle du débit l'emporte. »
Impossible de dire mieux.
Lorsque tu parlais de la sorte,
Père Berthier, tes grands enfants,
Amis de leur indépendance,
Et de toi fort insouciants
Aimaient te laisser à distance.
Plus encore amis des écus,
Ils auraient eu en défiance,
Quoique entièrement convaincus,
Ton zèle et ton expérience.
Tu le savais, et tes conseils
N'ont pas manqué. Ce n'est qu'un Père.
Qui peut en donner de pareils.
Pour se cramponner à la terre, On a peine à le concevoir, Un sourd qui refuse d'entendre, L'aveugle qui ne veut pas voir. Hélas ! tu devais t'y attendre !
En leur disant la vérité,
Tu le fis avec indulgence ;
Et sans avoir jamais compté
Sur la moindre reconnaissance,
« Toujours son coeur et son devoir ! »
Telle est la devise d'un père.
Quelle gerbe tu dois avoir En cinquante ans de ministère ! Lorsque tu semais le bon grain, Pendant une si longue course Aux malheureux, ton autre main Ouvrait les cordons de ta bourse.
Il8 LE CHATER
On s'incline sur un cercueil, Pour bénir celui que l'on aime. Tous ont voulu suivre ton deuil. Après t'être donné toi-même, Tu as voulu, non satisfait, Etre encore une Providence. Sans doute, pour tant de bienfaits, Dieu t'a donné la récompense.
LA COMMISSION
« Nous nous passerons de conseils
Nos conseillers sont notre affaire. »
Avec des principes pareils,
Quel chef-d'oeuvre espérait-on faire ?
La commission s'entêta.
L'argent n'arrivant pas en masse,
En empruntant on s'endetta,
Non sans faire laide grimace.
Un quêter en certain château,
Pensant obtenir riche aubaine,
Faisait miroiter tout en beau :
« Non,.répondit la Châtelaine (i),
Si c'était pour une prison,
Je donnerais avec franchise.
Ce n'est pas la dévotion
Qui vous fait bâtir une église. ))
Comme bienfaitrice en ces lieux On la bénirait sur la terre ; Elle eut pu dire, et faire mieux. Paix et repos à sa poussière !
(i) L'abbé Cariot fait allusion à Mme deCuzieu qui habitait le village d'en bas.
OU FRANCHEVILTE-1.E-BAS IIÇ
Ce fut comme un enchantement De la voir s'élever de terre. Le maçon ne chanta gaiement, Qu'en posant la dernière pierre.
L'agrandissement que je vois Ajoute à son petit mérite ; Bien petit, la première fois Que je lui rendis ma visite, Peu satisfait de l'extérieur, Qui fut examiné bien vite ; Je pénétrai dans l'intérieur, Et fus dédommagé de suite.
LA CHAPELLE
Ce fut avec étonnement
Que je vis sa riche toilette.
L'autel et tout son ornement
Comme en un jour de grande fête ;
La table de communion,
Le confessional, la chaire,
Une croix de procession,
De saint Maurice la bannière,
Un tronc ! Hélas ! qu'il sonna creux !
Avait il bien quelques décimes,
Lorsque, ne pouvant faire mieux,
J'y mis mes cinquante centimes ?
L'homme ne peut tout à la fois ? Dieu qui, en moins d'une seconde, Eut pu tout soumettre à sa voix, Mit six jours pour créer le monde. Inutile de le chercher ! Sur le sommet de la façade,
120 LE CHATER
La cloche, mais pas de clocher, On l'aperçoit sous une arcade, Impatiente de l'honneur De sonner à toute volée Dès qu'arrivera le Pasteur.
Joyeux échos de la vallée, Vous attendiez aussi le jour Où la cloche longtemps muette Vous porterait, et tour à tour, Vous rediriez ses chants de fête.
LA DEPUTATION
Une église ce n'est pas tout, Il faut un curé pour l'église, L'avoir ? on espère beaucoup, Et sans plus tarder s'organise La députation on part.
Avoir admis... quelle imprudence ! Les regrets vinrent, mais trop tard, Un homme à courte intelligence, Grand parleur... C'était arrêté Qu'approuver c'était tout leur rôle. L'un d'eux, s'y étant préparé, Devait seul prendre la parole.
De leurs bonnes intentions Le cardinal les félicite, Indiquant des conditions Qu'il faudrait remplir au plus vite Près du Vicaire général, Qui paraissait plus difficile, Et qui leur fit accueil égal L'entente aboutissait facile,
OU FRANCHEVILLE-LE-BAS
Chacun semblait être content ;
On allait lever la séance.
L'enfant terrible se dressant,
Enervé de garder silence :
« C'est entendu, dépêchez-vous...
Puis les yeux, la figure en flammes,
« Oh ! Monsieur, ce n'est pas pour nous,
« Nous y tenons, c'est pour nos femmes ! »
A la meilleure occasion Le sot ne sait jamais se taire, Et sa stupide observation Ne fit que retarder l'affaire.
LE COMPLOT
Le temps passe, point de Pasteur. Chacun se monte la cervelle ; Le cabaret entre en fureur ; Qui ne comprend un si beau zèle ! <( Il faut soutenir son quartier, « Notre curé et notre Eglise ; « N'en déplaise au père Berthier, « Dès ce jour pas d'autre devise.» Le motif?... on ne le dit pas Chacun boit au moins sa chopine C'est un gain perdu pour en bas Tout ce vin bu sur la colline. Du calme !... comment l'espérer ? Partout circule le mot d'ordre; « Dès à présent nous séparer ». Alors commence le désordre.
122 LE CHATER
LA REVOLTE
« Nous ne sommes plus des enfants : « Le curé... Eh bien, on s'en passe. » Ce fut l'affaire d'un instant D'organiser une paroisse. On choisit comme officiant Une bonne déjà sur l'âge, Au service depuis longtemps D'un châtelain du voisinage. S'offrit sacristain, marguillier Un quidam fécond en paroles, Tambour, adjoint, cabaretier, Il pouvait jouer tous les rôles, Des chantres... On n'eut qu'à choisir. Ceux d'en haut restèrent sans peine ; Les enfants de choeur d'accourir, Ils se présentaient par douzaine. Aujourd'hui comme en tout les temps Les gamins d'une audace rare, Se dressent fiers aux premiers rangs, Dès qu'une émeute se prépare.
LE DIMANCHE
Il est dimanche ! Impatient Tout ce petit peuple infidèle, Sitôt le dernier tintement De la cloche qui le rappelle, Plutôt par curiosité Que pour assister à la messe, S'avance à pas précipité. A la porte chacun se presse
OU FRANCHEVILLE-LE-BAS 12?
On se bouscule en se poussant ; Il n'y a pas beaucoup d'espace. Il faut marcher coude en avant, Pour n'avoir pas mauvaise place. — Enfin, on prête attention ; Dévotement agenouillée A la table de communion, Devant cette troupe éveillée, La bonne, singulier pasteur, Lit de la messe la prière, S'arrête et... aussitôt le choeur, Avec artistes sans salaire, Chante Kyrie... Gloria... La bonne reprend sa lecture... Credo, agnus, et coetera, Tout est chanté d'une voix sûre. Saunnier ne se troublant pas,
Se chargea de faire la quête, Et ramassa, au fond du plat,
Une fructueuse recette.
On assista paisiblement
A ce nouveau genre d'office,
Pas à la messe évidemment,
Sans prêtre, pas de sacrifice.
Pour une telle occasion,
Cela se devine sans peine,
C'était de l'opposition,
La chapelle était plus que pleine.
Dès que le curé fut venu,
Il les gêna plus que l'église;
Aucun meneur n'est revenu ;
Ce ne fut pas une surprise.
Le matin tout a réussi
Devant la foule à la chapelle ;
Les Vêpres se chantent aussi
Un peu sur le même modèle.
124 LE CHATER
LA FETE-DIEU
De leurs plus joyeux carillons, A tous les hameaux du village, Au laboureur dans les sillons, Comme au châtelain sous l'ombrage Les cloches avaient annoncé Que du Bon Dieu c'était la fête. Sur l'itinéraire tracé, Dès le matin chacun s'apprête. Le riche se fait un honneur D'offrir sa plus belle tenture. Les chemins sont jonchés de fleurs. Partout des arceaux de verdure. A cet unanime concert Pas une note discordante. Avait répondu le Chater. Petite troupe turbulente, Quelques-uns des plus entêtés, Sur la place avaient pris à tâche, Tous n étaient pas des exaltés, D'arrêter tout élan ;... et lâche Le premier qui tapissera Venir ici c'est une offense, Leur visite, on s'en passera... Ou... nous en tirerons vengeance... Venir?... Est-ce qu'on l'osera ?... Tout à coup le plus grand silence... On fait un peu moins d'embarras... Voici... la procession s'avance... Mais ils n'oseront pas venir !... Osez!... mais!... Oui !... Malheur !... Enfgeance!...
Enfgeance!...
OU FRANCHEVILLE-LE-BAS 12 -,
Le petit groupe est dispersé Comme à l'approche de l'orage. Tout le parcours est tapissé En un instant... ce n'est que rage. Chargés de leurs draps les plus beaux Forts en langue, moins en cervelle, Pour assujettir leurs cordeaux, On les voit grimper à l'échelle. Tous veulent montrer leurs talents .. Pas de reposoir... une table... Dessus., de pauvres ornements. De Bethléem c'était l'étable. Le pasteur ne se trouble pas. L'opposition est en déroute Et au milieu des chapeaux bas, Le cortège reprend sa route. Qu'est devenu ce fier serment ?... A voir cette troupe en délire, C'est plus que de l'étonnement... On ne peut s'empêcher d'en rire.
Paul RICHARD.