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Notice complète:

Titre : Fachoda : l'épopée de Marchand / M. Perrenet

Auteur : Perrenet, M. Auteur du texte

Éditeur : M. Barbou (Limoges)

Date d'édition : 1901

Sujet : France -- Colonies -- Histoire

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34137791g

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (142 p.) : portraits, fig. ; gr. in-8

Format : Nombre total de vues : 152

Description : Collection numérique : Fonds régional : Limousin

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5457871b

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, LK11-708

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 23/12/2008

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•GRAND IN-S° TROISIÈME SÉRIE


PROPRIÉTÉ



Marchand.'


M. PERRENET

Fachoda

L'Epopée de JWafchand

LIMOGES

MARC BARBOU, ÉDITEUR

RUE HJV-VIKILLK-MONNAIE



PREFACE

Voici, écrit avec sincérité et émotion, un polit historique de la Mission Marchand. Il est fait pour affermir les jeunes gens dans Vamour du drapeau, et leur offre en exemple l'une des plus pures gloires de notre jeune armée.

Avec un intérêt passionné, j'en suis sûr, ceux qui liront ce livre suivront, à travers l'Afrique, Marchand et ses compagnons, tous admirables de courage cl d'endurance, et quand ils l'auront fermé, non seulement ils admireront, mais encore ils aimeront celui que le peuple de France a appelé ci que l'histoire appellera aussi : le héros de Fachoda. /V^- • • ' /

FHANÇOM (lom>êiï\



POUR LA PATRIE

Ceux cjni pieusement, sont morts paur la pairie, (hit droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie. Knlre les plus beaux noms leur nom est le plus beau. Toute gloire près d'eux passe et tombe éphémère ; Et, comme ferait une mère,

La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau! dloire à noire France éternelle ! (iloire à ceux qui sont morts pour elle ! Aux martyrs, aux vaillants, aux forts! A ceux qu'enflamme leur exemple, Qui veulent place dans le temple, ICI qui mourront comme ils sont morts.

(V. IIuoo.)



AVANT-PROPOS

Je dois avertir, en toute sincérité, le lecteur, que l'épopée si intéressante du capitaine Marchand n'aurait pas tenté ma plume bien inhabile pour tracer des faits politiques ; que j'aurais, du reste, trouvé la tache au-dessus de mes efforts littéraires, qui n'ont jamais dépassé les limites que je me suis prescrites depuis 1883, d'écrire spécialement pour l'enfance et la jeunesse ; et, qu'enfin, étant très absorbé par un labeur quotidien qui me prend toutes les minutes d'une vie renfermée, je n'ai pas beaucoup suivi les hommes illustres dont les noms sont bien venus retentir à mes oreilles ; dont les faits et gestes m'ont infiniment charmé, dans les accalmies d'une existence laborieuse ; mais que, je le répète, je n'aurais jamais essayé de tracer leurs portraits et de donner un compte rendu de leurs oeuvres, si mon éditeur ne m'en avait prié, avec une confiance absolue dans ma bonne volonté au moins, de bien faire pour le contenter autant que pour plaire au petit public à qui ces feuilles sont destinées.

Ces Leçons du patriotisme sont dédiées à la jeunesse; alors, je ne m'écarte pas de la voie tracée, et je n'ai plus qu'un désir : atteindre mon but qui est de faire connaître Marchand, de le faire aimer, — ce qui n'est pas difficile quand on le connaît, — et de pouvoir inspirer quelques chauds élans d'enthousiasme, quelques belles envolées de patriotisme dans tous les coeurs français qui battent pleins d'ardeur, rien qu'en entendant l'histoire d'un de nos héros.


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Pour être digne de cette confiance absolue de mon éditeur, pour être vrai surtout, et ne commettre aucune erreur regrettable, je me suis empressé de lire l'histoire que je veux écrire à mon tour ; c'est tout simple, et je me suis vite identifié à cette belle vie si humble dans son origine, si grande dès le début/ inoubliable, dans l'histoire de notre vieille et noble France qui a produit tant et tant de beaux esprits chevaleresques et magnifiques, qu'on peut bien dire qu'elle a — cette vieille France — le sol le plus fertile du monde entier.

Gela dit, en toute franchise, je vais hardiment entrer en matière, et si je suis au-dessous d'une tache si brillante, amis lecteurs, vous pardonnerez à un vieil ami de l'enfance qui n'a songé, jusqu'à présent, qu'à tirer du fond de sa mémoire, ou de son imagination,, les contes et les nouvelles capables de vous charmer et de vous instruire.

Je ne ferai pas du plagiat ; j'ai horreur de ces faussetés de plume ; je raconterai ce que j'ai lu, comme on raconte une anecdote que l'on a trouvée digne d'être répétée.

M. PKHIlENKr.


Premières années de Marchand



I Premières années de Marchand

11 en est des intelligences humaines comme des climats, dans tous les pays du monde entier.

Ici, la sève monte plus vite pour fertiliser le sol qui se couvre aussitôt de fleurs et de fruits.

C'est l'intelligence précoce des natures d'élite dans notre grande société répandue sur tout le globe; c'est l'étincelle d'un esprit supérieur qui communique son feu à une quantité d'individus qui seraient restés dans l'ombre sans cette commotion.

GrAce à celte intelligence, la science a marché, les pays se sont civilisés, les hommes déchus se sont relevés, le regard haut et l'attitude noble.


— 1(> —

VA, grâce enfin à ce génie supérieur, les êtres moins doués — subissant l'influence de leurs climats brûlants et ingrats — les êtres moins doués, dis-je, à cause de cet entourage qui les engourdissait, se sont secoués sous l'étincelle électrique, réveillés subitement; toutes ces natures, bonnes au fond, ont senti dans leur coeur l'amour du pays — quel plus bel amour! — et ils ont couru s'enrôler autour du drapeau français.

(Je ne parle pas ici des Français qui sont toujours Français de coeur et d'esprit; un peu légers, nos braves Français; un peu gouailleurs, les Parisiens surtout, mais si prompts à l'action, si courageux, si dévoués !) mais je veux faire une allusion naturelle à toutes ces peuplades sauvages, barbares à leur origine, que nos grands hommes français ont civilisées et sorties de leur engourdissement.

Ainsi a fait Christophe Colomb à travers l'Amérique.

Ainsi a fait Marchand à travers l'Afrique.

Cet homme, grand et modeste, généreux et sublime, fait un rêve, hardiment conçu, hardiment exécuté : il rêve d'unir le Congo au Nil !

Aller planter le drapeau français sur le Nil!

Kt il vit ce rêve se réaliser juste après un siècle d'intervalle avec cette autre expédition, de Bonaparte, juillet 1708.

Kn juillet 1898, Marchand apparaissait à Fachoda.

Fachoda, but de tous ses efforts, route de gloire semée de périls et de dangers, terme héroïque des plus grands travaux : hic meta lahomm, où il aurait dû goûter au moins le repos si légitimement acquis !

Fachoda ! le rêve et le but de Marchand ! Fachoda, la capitale des Chilloucks, devait devenir un port pour tous nos vaisseaux ; sa position stratégique, étudiée par le brave doublé du savant, offrait à nos colonies un chemin facile pour transporter les produits du Soudan.


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Le rêve de Marchand, c'était d'aller étendre, comme un long ruban, les voies ferrées pour traverser le Congo et le Bahr-el-Ghazal (fleuve des gazelles).

Kt, ce tour de force, il l'a accompli avec deux cents

hommes ! 11 a tenu tête aux deux mille derviches 1 II ne

2

Christophe Colomb.


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s'est pas effrayé des forces prodigieuses que le Sirdar traînait derrière lui !

L'Oubanghi, l'affluent du Congo, prend sa source dans l'immense marais où le fleuve Bahr-el-Ghazal prend la sienne. Quel magnifique résultat que ce canal !

Un autre canal des sources du Niori à Brazzaville, toujours sur le Congo.

Niori débouchant sur l'océan Atlantique à quelque distance de l'Ouango (il y avait peu d'obstacles à faire tomber avec la dynamite sur les rivières).

Et Marchand voyait un passage ouvert à nos vapeurs du Havre, de Bordeaux et de Marseille, transportant tous les produits du Congo ; et de Fachoda remontait les sources mêmes du Nil !

Quel rêve grandiose, gigantesque !

Les bottes du petit Poucet ne suffiraient pas pour franchir de telles dislances.

Quel rêve !

De Loango sur l'Atlantique à Fachoda ; traverser TAbyssinie jusqu'à Ilarrar — cette grande cité qui aboutit à la mer Rouge (c'est la brochette qui traverse l'Afrique de part en part!)

Quel avenir splcndide se déroulait à la suite de ce beau rêve digne du cerveau de Marchand.

Mais, qu'est-il donc en réalité, ce grand homme qui occupe Je monde entier ?

De quelle race de rois antiques sort-il donc?

De même une petite graine produit un arbre gigantesque et magnifique, de même certains hommes dont les noms sont inscrits dans l'histoire ont eu une origine des plus humbles, une enfance modeste de bergers ou de cultivateurs ; et, tout d'un coup, sentant leurs ailes, ils les ont déployées au-dessus des terres et des eaux pour voler vers des horizons inconnus


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qui hantaient leur esprit dans la somnolence des longues journées.

Thoissey, riante commune de l'Ain, dans l'arrondissement de Trévoux, est glorieuse d'avoir été le berceau de l'illustre commandant Marchand ; et ses habitants sont fiers de raconter aujourd'hui qu'ils l'ont connu un bon petit gars qui avait le diable au corps quand il conduisait les chevaux boire dans la

Saône, mais qu'il n'y avait pas son pareil pour la raison et son bon coeur à l'égard de ses parents.

Né le 22 novembre 18G3, dans, l'humble boutique d'un menuisier, le petit Jules ne connut pas, pendant ses premières années, d'autres horizons que les immenses prairies qui bordaient son charmant village ombragé de verts platanes et fraîchement assis sur la rivière.

Quand il ne courait pas à travers champs et bois, il dévorait toutes les relations de voyages qu'il pouvait trouver; son


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imagination s'envolait dans les pampas d'Amérique ou les déserts de l'Afrique.

Il eut l'école des humbles ; mais il était un des meilleurs élèves ; esprit renfermé, vivant au dedans avec ses visions qui lui chantaient de douces choses ; pioeheur, même étant gamin, ne se laissant pas entraîner par le plaisir.

Aussi, il fut un des douze privilégiés qui remporta la bourse qui lui ouvrait les portes du collège de Thoissey. Là, il ne resta qu'un an.

Son père l'arracha aux études pour lui faire apprendre un élut.

11 voulait le mettre de bonne heure à même de gagner sa vie, et, sans attendre sa vocation, le père Marchand le plaçait à l'âge de treize ans chez un notaire, maître Blondel, qui se trouve bien honoré aujourd'hui d'avoir eu chez lui, pendant cinq ans, ce brave et bon jeune homme de qui l'on n'a eu aucun reproche à faire.

Le père Marchand lui en faisait un, cependant : il allait apprendre l'escrime chez un capitaine en retraite, à quatre kilomètres de Thoissey. Reproche grave !

C'était sa manière à lui de se reposer d'avoir noirci tant de feuilles dans la journée, que. d'aller chaque soir apprendre à tenir vaillamment une épée ! En d'autres temps, il lisait et relisait la vie de Napoléon I1'1'. Il admirait ce génie supérieur, profond, méditatif, qui avait tant moissonné de gloire et fait tant de chemin en agrandissant la France !

Ah !... son rêve l'emportait sur des traces perdues; il volait derrière Napoléon ! il pénétrait dans des pays barbares, il marchait sur des corps sanglants ; mais il se baissait tout de même pour verser aux mourants une parole de consolation, pour aider ceux qui allaient cueillir la palme du martyre du sang, à franchir ce dernier passage !

Oui, Marchand voyait cela et bien d'autres choses encore.


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Sa soeur Constance disait de lui un jour; « Quand il avait une idée en tête, il ne l'avait pas aux talons. » Sans doute,

son idée fixe était d'être un jour un brave explorateur; mais, pour y arriver à ce jour si ardemment désiré, que de travail ! que de peines! Le trav;;} el la peine ne le rebutaient jamais.


22

Ce qui faisait sa désolation, c'était do se heurter à la volonté de sa mère qui le chérissait, comme toutes les mères tendres chérissent leur fils et tremblent de le voir entrer dans la carrière militaire.

Elle le voulait notaire, et non pas soldat.

Il aurait voulu s'engager à dix-huit ans, mais devant les larmes de sa mère, il avait cédé et repris sa tâche à l'étude de maître Blondel.

Il dévorait les journaux, lors de la guerre au Tonkin ; il suivit nos troupes à travers les batailles et connaissait exactement la marche de l'armée,

Les voix se faisaient tendres et pleines d'attraits; de même Christophe Colomb enfant, assis dans le port, voyait au loin un navire qu'il conduisait sur des mers aux horizons inconnus ; de même Marchand voyait des corps bronzés, des terres brûlées de soleil, des bêtes sauvages sorties des déserts, et tout cela faisait un étrange concert dans ses oreilles.

Il se secouait ; le rêve revenait.

N'y tenant plus, il dépérissait.

Et la bonne mère céda !

Elle serra son enfant sur son coeur et le laissa s'engager à vingt ans, simple pioupiou dans la garnison de Toulon. Quels débuts ! Sa gaîté, son entrain, son aimable caractère lui gagnèrent'lous les coeurs. Il était là dans son élément. Il étudiait avec ardeur sa théorie, ne voulant pas rester pioupiou, ne voulant pas non plus demander à partir avant d'avoir conquis l'épaulette, et nul plaisir no l'aurait détourné de l'étude ; il était déjà homme du devoir, homme d'action.

Sergent à Toulon, Marchand fut remarquable pendant les épidémies àe Jioléra de 1884 et 1885.

Il ne redoutait pas pour lui-même le fléau terrible qui semait la terreur el la mortalité dans la caserne. Il ne voulait prendre pour lui-même aucune des précautions qu'on lui


recommandait. Il était au contraire plus gai, plus entraînant, afin d'encourager les camarades ; il allait, de sa main chaude et dévouée, serrer une dernière fois la main glacée de celui qui allait mourir et qui prenait courage en le voyant penché sur lui.

Il envoyait de l'argent dans sa famille au lieu d'en demander à son père.

Il savait bien que là-bas il y avait la gêne, voisine de la misère.

Il était l'aîné de cinq enfants que nous allons nommer ici, car Marchand nous en voudrait de cet oubli.

Sa soeur Constance, qui remplace près de lui la mère tendre qui est morte avant d'avoir vu la gloire de son fils ; le troisième est Auguste Marchand, employé au département des affaires indigènes au Soudan ; à Bamakou, il s'est distingué à l'occasion du ravitaillement de Sikasso, et il a été nommé commis de lro classe à vingt-quatre ans.

Le quatrième lîls, Petrus, maréchal des logis en 1895, tomba mort, foudroyé par une insolation au Soudan, et c'est le vaillant explorateur, le capitaine Ilourst, qui le reçut dans ses bras.

Le cinquième enfant Marchand s'appelle Constant ; il a aujourd'hui seize ans et il se destine à la marine, il désire marcher sur les traces de son aîné.

Voilà donc quatre fils qui ont bien travaillé déjà pour la patrie.

En 188(i, Marchand aurait pu gagner son épaulette, mais il ne la reçut qu'un an plus tard, parce qu'on avait besoin de lui comme comptable dans les bureaux militaires,

Enfin, il est nommé sous-lieutenant à Saint-Maixent, en 1887.

Le voilà donc officier !

Il peut partir !


0'.

Il ira à Toulon, où les anciens camarades vont l'acclamer, le fêter ; mais Toulon sera cette fois, comme il l'avait rêvé, un point de départ, L'horizon des aventures et des conquêtes lui est ouvert !


: : ; ; II

Premier départ de Marchand



II

Premier départ de Marchand

L'officier plein d'ardeur reçoit un jour l'ordre de se rendre au Sénégal ; il est désigné pour le commandement du fort N'Diago.

Sa joie est exubérante ; il ne doute de rien ; il se voit sur la route glorieuse des découvertes; il ne pense pas aux difficultés d'un voyage long et pénible sur des routes calcinées par un soleil de'plomb.

Son désir de partir est satisfait. Il s'écrie : « «le pars ! »

Mais voici l'Afrique, qui lui montre sa figure maussade, à Dakar, où le futur commandant doit s'embarquer pour aller à Saint-Louis.

S'embarquer, c'est-à-dire prendre la voie ferrée qui s'étend


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sur d'immenses plaines couvertes d'une herbe calcinée. Après les plaines arides, c'est le défilé des bois sans ombre, sans eau ; aux arbres tordus, flétris.

Puis, les villages pauvres où l'on voit ça et là une méchante cabane ; des huttes misérables sur un sol brûlé ; un fourmillement de négrillons, têtes noires, hideuses, vêtues de guenilles, grimaçantes, je dirai puantes, l'huile rance mêlée à des parfums violents.

Cette chaleur nauséabonde était bien faite pour dégoûter un jeune officier tout fraîchement sorti de l'école, tout lier de sa mission, tout prêt à voler sur des champs de bataille !

Cependant, il ne se rebute pas. Là-bas, se dit-il, ce sera mieux. Et, il demande le fort N'Diago. Le fort N'Diago, mais, c'est au nord de Saint-Louis, sur la lagune de sable, en plein désert de Barbarie !

Les inondations n'y manquent pas quand il y a des tempêtes façon do se rafraîchir un peu.

Belle perspective !

Ah!... où sont les frais ombrages de Thoissey, et même les jolies promenades autour de la caserne, à Toulon.

Ces premiers regrets, bien naturels, mordent le coeur de notre jeune sous-lieutenant. Mais, se laissera-t-il abattre par une première déception ? Allons donc ! celui qui n'a pas tremblé devant les épidémies de choléra ne peut pas trembler devant des plaines de sable. Il en prend vite son parti, et, pour secouer la torpeur, l'espèce d'engourdissement que lui procure ce climat brûlant, il songe à se délasser; et il choisit les dangers de la chasse avec ses émotions; et certes, le théâtre est fait pour cela ; le gibier ne manquera point.

Chaque nuit, les bêtes sortaient de leurs tanières, errant affamées autour des habitations. Tous ces cris rauques, hurlements, ricanements terribles, glapissements des chacals, choeurs fantastiques inoubliables, vous hanterez toujours


Le Nil,



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l'imagination et le cerveau du jeune officier. Heureusement, notre brave Marchand eut de suite à ses côtés un être dévoué et fidèle comme un bon chien, un bon sénégalais qui, deux ou trois fois, lui sauva la vie.

Il s'appelait Sanigou.

.le n'en finirais point si je voulais vous raconter les aventures de Marchand au Sénégal ; quand il fut aux prises avec une

terrible hyène dont les yeux flamboyants éclairaient les fourrés sombres,

Notre intrépide sous-lieutenant voulut tirer à bout portant sur la bête, malgré la recommandation de Sanigou, qui lui disait que l'hyène n'attaquait jamais les vivants ; qu'elle ne s'en prenait qu'aux morts, et qu'il fallait passer outre, parce que le coup qu'on lui porterait l'irriterait sans la tuer.

Marchand ne voulut pas passer devant l'ennemi sans l'attaquer; il vit le danger sans pâlir; c'est Sanigou qui vint à son secours en assommant la bête furieuse qui s'était jetée sur lui ; c'en était fait de Marchand, sans cela !

Bon Sanigou !

Une autrefois, ce bon Sanigou s'installait, en mère dévouée et intelligente, au chevet de bon maître à lui, qui venait de payer son tribut au pays, en étant pris par l'horrible fièvre paludéenne. Et, quand. Maichand se relevait, au grand


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étonnement du médecin — Ilippocrato militaire — qui l'avait presque condamné, après plusieurs semaines d'horribles souffrances, celui-ci l'appelait Trompe-la-mort.

Il fut en effet bien souvent en face de la mort hideuse ; et, froid, impassible et plein d'un courage qui le rendait invulnérable, il resta debout.

Quand il s'agissait de la sûreté des autres, il était prudent.

Pour lui-même, il avait toutes les audaces et toutes les intrépidités.

Cette chaleur du Sénégal, qui amollit tant d'individus, lui mettait une double cuirasse de bravoure; il s'apprêtait aux grands dangers de son voyage à travers l'Afrique.

Quand, en 189(1, il rentre en France, le gouvernement lui décerne la rosette de la Légion d'Honneur pour reconnaître ses services scientifiques et militaires.

Mais, à ce grade de capitaine décoré si jeune, Marchand, bouillant de volonté, rêve bien autre chose ; il voudrait voler sur les steppes brûlantes, comme l'infatigable Christophe Colomb à travers les mers dans les Indes ! Oui, le rêve approche, Marchand le sent, et son impatience se contient. Voici le portrait qu'on nous donne sur lui :

« Le commandant Marchand porte l'uniforme bleu des officiers d'infanterie de marine, sur lequel se détache seule la croix de la Légion d'honneur. Le casque en liège, et les guêtres rousses qui ont fait connaissance avec les marais de l'Afrique.

» La taille est avantageuse. Le teint fortement bruni, bronzé par les tropiques ; le front haut, large, méditatif ; les yeux enfoncés, très noirs, très vifs, surtout flamboyants quand il s'agit du pays des combats, de la gloire, des récits de grandes guerres. Le nez est d'une ligne pure ; le visage encadré de cheveux bruns et d'une barbe courte et bien fournie, donne une idée martiale et peint un caractère plein d'énergie, entêté,




on pourrait dire. Sa parole est lente. Il pense plus qu'il ne parle. 11 ne fait aucun geste en parlant. On dirait que son bras est au port d'armes. »

Une récompense bien précieuse attendait notre jeune capitaine Marchand ; celle d'être choisi comme chef de la mission chargée d'aller planter le drapeau français sur les bords du Nil, comme cet autre, le général Bonaparte, dont i.l connaît bien à fond l'histoire. Cent cinquante hommes contre quarante mille là-bas !

N'est-ce pas un tour de force ?

Une poignée de braves tous élcctrisés, entraînés par leur capitaine ! Intrépide cohorte, digne en tous points de suivre un tel chef !

Il était né vraiment pour les plus extraordinaires aventures, ce chef admirable, fils aîné d'un menuisier de Thoissey !

Avant d'en entreprendre le récit, nommons en payant les hardis et dévoués collaborateurs qui l'ont suivi sur ce chemin de gloire.

Nous nommerons d'abord le capitaine de hussards Baratier, que nous nous faisons un honneur de connaître tout particulièrement, qui est le digne pendant de Marchand, et dont l'histoire est toute remplie des plus hauts faits de bravoure cl de gloire.

Avec quelle dignité et quel courage il remplit plus lard la mission dont le gouvernement le chargea, d'aller porter l'ordre à Marchand d'évacuer Fachoda !

Ces deux braves coeurs battaient alors de la même douleur, ils étaient remplis de la même pensée.

Si, au lieu d'évacuer Fachoda, on leur avait donné l'ordre de le défendre, avec cette, poignée de héros, ils auraient combattu en lions ; ils seraient morts sur le champ d'honneur. Après ce nom glorieux de Baratier, nous saluons ici l'adjudant de Prat, chevalier de la Légion d'honneur, qui, atteint par


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les fièvres vers Djibouti, fut obligé de s'arrêter et de rentrer en France. De môme le sergent Bernard, avec sept sénégalais,

Les membres de l'expédition, bien dignes aussi de partager les lauriers du commandant Marchand sont : le capitaine Germain, celui qui l'accompagnait devant le Sirdar, comme nous le verrons plus tard, lorsque le Sirdar Herbert Kitchencr témoigna au capitaine Marchand que sa présence à Fachoda était regardée comme une violation des droits de l'Egypte et de la Grande-Bretagne.

Ma bonne mémoire me fait souvenir de la réponse digne de notre, brave commandant Marchand que : « il occupait Fachoda par les ordres de son gouvernement, qu'il ne pouvait l'évacuer sans de nouveaux, ordres, et que lui et ses compagnons étaient prêts à mourir à leur poste ».

Je trouve que. celte seule réponse peint le caractère de notre héros, plus que tous les portraits que l'on a faits de lui. Mais, je ne veux plus me laisser entraîner, il faut le suivre pas à pas et continuer la liste de ses collaborateurs.

Après le capitaine Germain, l'officier de Fouques, chargé du ravitaillement, et qui s'en acquitta avec honneur.

Le lieutenant Mangin, qui commandait l'escorte noire.

Les braves lieutenants Morin, Gouly, Largeau, Simon, qui se sont distingués à l'action,

Dyé, enseigne de vaisseau très honorable ; le médecin de la marine Emily ; l'interprète Landcrouin ; les sergents Dot et Venoille.

On les a tous vus à l'oeuvre, leurs noms resteront dans l'histoire, et, dans un siècle, peut-être, notre France, agrandie et vengée, se glorifiera de ces hommes bien dignes de leur patrie !


III

Kayes, première étape glorieuse



III

Kayes, première étape glorieuse

Notre capitaine attendait de nouveaux ordres à Saint-Louis ; il se consumait dans l'inaction, lorsque, soudain, on lui annonça qu'il devait partir dans un bref délai ; préparer ses hommes à une expédition, pour prendre part à la neuvième campagne du haut fleuve, sous le commandement du vaillant chef d'escadron Archinard, qui s'était déjà distingué dans la série des expéditions do 1880 à 1804.

Ces expéditions sur le haut fleuve étaient des marches très dures et très périlleuses à travers l'Afrique pour la conquête et l'organisation du Soudan occidental, devenu Soudan français.. Ces campagnes, très meurtrières, ont laissé des souvenirs impérissables quand, cinq ans plus tard, sous les murs de


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Tombouctou, une armée de Touaregs enveloppa le colonel Bonnier, le commandant Huguenez et sept autres héros ; ceux-ci périrent sous le nombre, les rangs ennemis qui les écrasaient se comptaient vingt contre un.

En recevant cet ordre de préparer ses hommes, Marchand se sentit une joie exubérante, et il ne perdit pas une minute d'un temps précieux. Cependant, l'approvisionnement demandait de la réflexion.

Les provisions consistaient en boîtes de conserves, savons, bougies, vin, allumettes. Car, en route, on payait cher la moindre chose ; j'ai entendu dire quinze francs pour une bouIcille d'eau-de-vie, un franc pour une boîte d'allumettes.

On pense si les provisions devaient être abondantes, et si l'on devait ne rien oublier. Cependant, Marchand était prêt avant l'heure du départ.

Quand cette heure de l'embarquement sonna, le jeune capitaine monta sur le pont du navire qui devait le conduire à la capitale du Soudan, où se trouvait une forte colonne.

C'était un chemin au bout duquel serait Fachoda !

Autour de Marchand, il y avait 2o soldats d'infanterie de marine, 100 tirailleurs noirs, 30 artilleurs et J>0 femmes et, si on s'étonne de voir embarquer des femmes pour (l'histoire nous apprend qu'elles étaient horriblement laides et noires) aller en campagne, c'est que l'artilleur aime la vie de famille et qu'il traîne sa smala avec lui, afin de pouvoir adoucir les fatigues des combats, ou rendre moins déchirants les adieux éternels.

Marchand a le coeur trop sensible pour ne pas se sentir inondé de tristesse quand il entendit le signul retentir ; ses yeux de brave cherchaient au loin l'horizon qui allait s'elfacer davantage encore, sa pensée le reportait à Thoissey, à Toulon, premier temps militaire si joyeux. Mais il ne laissa pas un trop long moment à ces émotions bien naturelles, il s'occupa


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activement de l'installation de ses hommes, afin que rien ne leur manquât. On s'arrêta à Richard-Toll.

Cette station fut très gaie pour les soldats, et tous ceux qui s'étaient embarqués se réjouirent en entendant le son assourdissant du tam-tam. Je me souviens qu'on m'a dépeint cette

MMTIIO il'une colonne.


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danse des Sarrakolaises comme une sauterie sauvage, burlesque, échevelée et folle, qui blesserait la pudeur de nos charmantes françaises habituées aux danses de bon goût, Mais, l'éducation dès Sarrakolaises n'est pas la môme que l'on donne en France, et nous devons avoir un peu d'indulgence pour les pauvres filles, moins privilégiées assurément. En remontant sur le .navire, un vent favorable conduisit l'expédition vers Dagana, Podor, Saldé.

Le premier poste français établi sur le Sénégal, était RichardToll ; le fleuve avait recouvert les rives de tous les côtés ; des nuages de pélicans planaient sur les passagers qui se demandaient ce que c'était que cette masse blanche.. Et quand Marchand tira au milieu, il en tomba une quantité sur le pont. On fit escale à Matam, premier gîte du haut fleuve, au centre des plus guerrières tribus du Sénégal.

On rentre dans le pays des Sarrakolais, la nature devient alors plus riante, plus grandiose.

Des milliers de toits pointus se détachent vigoureusement sur un ciel violacé, la végétation est admirable. Des arbres séculaires étendent leurs bras et leurs feuillages'touffus. Les palmiers ouvrent leurs éventails que la brise balance agréablement. Les dattiers offrent leurs fruits appétissants.

Quelle fraîcheur dans ce coloris si harmonieusenent nuancé ! Marchand n'est pas insensible à ce tableau.

Mais, comme cadre cependant, il y a une fourmilière de noirs qui hurlent, grouillent, grimacent et gesticulent au bruit épouvantable de leurs tam-tam. J'avoue que le charme de la nature me paraît détruit par ces êtres peu charmants.

A Bakel, on n'est plus qu'à vingt-quatre heures de Kayes.

Bukel est très pittoresque avec son fort sur un amoncellement de roches d'un blanc cru.

Mais, on a hâte d'arriver.




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Enfin, voici Kayes, première étape glorieuse, où Marchand reçut le baptême du sang.

Le 1B février 1889, Archinard partait de Bafoulabé à la tête d'un détachement dont Marchand faisait partie, pour prendre d'assaut la forteresse Toucouleur de Koundian.

Cette race des Toucouleurs n'est pas commode, et il y en avait un fameux entassement dans cette forteresse. C'était comme une fourmilière; on les comptait par milliers.

De six heures du matin à deux heures de l'après-midi, l'artillerie lança 474 projectiles contre la forteresse.

Les hautes murailles crénelées curent une brèche ; on entendait derrière le son aigu des trompettes, le tapage infernal du tam-tam, mais pas un seul coup de feu ne ripostait.

Soudain, la porte de la citadelle s'ouvre toute grande, et deux mille Toucouleurs en sortent, gesticulant, brandissant leurs armes terribles, électrisés par les stridentes clameurs qui retentissaient de toutes paris.

Marchand avait contourné le fort avec ses hommes, il s'était écrié : « Feu rapide ! » Puis, quand il vit cette masse s'avancer, comme une bande serrée de sauvages, il cria : « Ne bougez pas ! »

*>es hommes étaient impatients pourtant de se jeter audevant de ces sauvages qui, dans un costume des plus pittoresques, s'avançaient fort témérairement, comme s'ils pensaient que la seule vue de leurs armes mettrait en fuite les assiégeants.

Enfin, Marchand commande le feu ; la fusillade dure quelques minutes, jetant à terre un grand nombre de ces malheureux qui se replièrent en bon ordre pour essayer de franchir la distance qui les sépare des nôtres.

Ce ne fut qu'un éclair rapide.

Le feu des artilleurs les fit reculer. Alors, la voix forte de


.— 46 —

notre héros se fit entendre : « Baïonnette au canon, en avant/ » Les Toucouleurs, rentrés dans Koundian s'apprêtaient à se défendre contre l'assaut terrible qui se préparait.

Lutte horrible, crânement commencée à deux heures et demie le 18 février. La colonne d'assaut était commandée par le capitaine de Fromcnthal et le capitaine Marchand ; il avaient reçu l'ordre d'enlever Koundian parla brèche. La petite colonne, arme sur l'épaule, s'avance intrépidement au pied de la citadelle et commence à escalader les éboulis.

Parvenue au sommet, elle est arrêtée par une flamme haute, qui monte vers le ciel toute droite, et force les assiégeants à se rejeter en arrière, parce qu'une fumée acre les aveugle en même temps. C'est l'incendie des nattes en paille que les assiégés viennent d'allumer.

Le capitaine de Fromcnthal disparait dans la brèche. A cette vue, Marchand le brave ne se tient plus; reculer, c'est perdre la place, il n'hésite pas, saute par dessus les épaules des hommes qui se trouvent en avant, atteint la brèche faite dans la forteresse et, intrépide, il plante le drapeau que l'on voit d'en bas, flotter au-dessus des remparts.

Un cri retentit aussitôt.

L'enthousiasme est à son comble dans les rangs, mais le brave a chancelé !

Son casque vient d'être traversé de part en pari ; son crâne est eflïeuré, déchiré, et le sang ruisselle, inondant son visage. C'est le baptême du sang !

Marchand est tonibé; il va être pris, quand un géant le ramasse et l'emporte sur ses larges épaules !

C'est le brave vétérinaire de la colonne, Hue, qui se multiplie pour secourir les blessés.

Mais, Marchand n'a qu'une pensée, savoir où on en est :

■— Tout est-il fini? demande-t-il.

Hue lui répond ;


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—•La ville esta nous !

— Eh bien, vive la France !

Alors, Marchand se laissa aller tout pâle, s'abandonnant aux bras de Hue, et, comme on croyait qu'il allait mourir, Archinard accourut avec la croix de la Légion d'honneur qu'il lui attacha sur la poitrine.



IV

Premières campagnes



IV

Premières Campagnes

Vite remis de sa blessure, Marchand songeait à se mettre eii route, et le mois suivant, en avril, il partait pour le Niger.

11 fit le voyage du Kabara, avec le Mage du commandant Jayme.

On sait que c'est le port de Tombouctou, où se produisit la première rencontre des Touaregs-Tenguéréguif, qui devaient plus tard — comme nous Pavons dit plus haut — écraser Bonnier et sa colonne.

Marchand participa à l'attaque de Ségou, la ville sainte des Toucouleurs.

Celte campagne avait un but : briser la puissance du cheik


:;•> „

Ahmadou qui, en dépit du traité (pie la France lui avait imposé en 4887, continuait à entraver notre commerce et à intriguer contre nous.

On connaît déjà, sans doute, la haute allure de l'orgueilleux et farouche conquérant noir, Iladji-IIomar, dont l'histoire a fait mention, en notant sa grande figure.

Cet Iladji-IIomar rêvait, comme Napoléon, un formidable empire ; il gouvernait avec une main de fer, réunissant plusieurs peuples épars autour de sou pays.

Il marcha avec une armée nombreuse et fanatique contre nous, en 1850, et s'empara du fort Djallon, franchit le Kaarta d'où il expulsa les Bambaras.

Il mit le siège devant le fort français de Médine, mais il fut repoussé par le général Faidherbe cl, rentrant dans le Fonta pour lever une nouvelle armée, il enleva Ségou et tous les territoires du Niger.

Cependant, comme il arrive souvent dans l'histoire, ce chef qui avait soumis tant de peuples, vit gronder la tempête qui voulait le renverser ; les rebelles s'ameutèrent contre sa puissance, et, plutôt que de rendre à leurs forces écrasantes, ne pouvant se donner la mort lui-même parce que les lois du Coran le défendaient, il ordonna qu'on mît le feu au baril do poudre sur lequel il était assis.

Ahmadou était le fils de ce noble et terrible conquérant noir, Iladji-IIomar.

Il s'était, par la ruse, approprié Ségou et le territoire du Nioro,

Quand Archinard entreprit son expédition, Ahmadou résidait à Nioro, et le fils d'Ahmadou, Madani, à Ségou.

Notre commerce du haut Niger ne pouvait franchir la barrière que Madani avait établie à Ségou.

Et, comme on lui en lit la représentation, il répondit sur


Marchand.



un ton insolent qu'il se moquait des Français comme des moustiques bourdonnants.

Archinard découvrit, en outre, que Madani formait des complots avec son cousin Samory ; il voulait chasser les blancs en les trompont, et sa maxime était celle-ci: « Celui qui ne sait pas tromper ses ennemis est indigne de commander. »

On comprend que la guerre était indispensable. Il fallait prouver à ce hideux personnage que les moustiques bourdonnants étaient bien capables de le renverser.

Marchand faisait partie des troupes confiées à Archimard.

L'attaque était hardie ; elle fut vive et la canonnade ne dura pas moins de trois heures.

Ségou était enlevé comme par miracle. Madani fuyait, laissant son palais, ses coffres, son harem, sa femme, son fils. Que de richesses abandonnées entre les mains des Français ! Cela fait souvenir des pillages en Chine !

Il se remet en route pour agrandir sa conquête ; le 26 avril, il marche sur Ouessébaogou, qu'il remporte d'assaut,

Ahmadou ne désarme pas encore ; il revient à la charge.

Archinard, qui était rentré dans Kayes, affaibli, épuisé par les fatigues d'une telle expédition et une marche de 2,000 kilomètres, se voit obligé de se préparer de nouveau à combattre. Le 16 juin, il attaque et enlève Koniakary. Cette fois, les Toucouleurs fuient dans le Kaarta.

Marchand fut mêlé dans toutes ces grandes expéditions, dans ces marches forcées à travers des chemins impraticables, enveloppé de dangers.

Marchand combattait comme un lion ; et, si parfois il recer vait une blessure, il n'y faisait pas plus attention que s'il avait eu une simple égratignure.

Quand il revint dans sa chère patrie au mois d'août, terre du doux revoir, il se permit à peine de goûter le repos et d'embrasser les siens.


~ m

Il savait Archinard occupé d'organiser une nouvelle campagne, et il voulait lui prêter un généreux concours.

Il retourna donc en Afrique en septembre 181)0. Encore quelques années pour conquérir Fachoda !

11 fallait poursuivre jusque dans le Kaarta le redoutable ennemi qui s'y était retranché avec les Toucouleurs.

Marchand commandait alors la colonne de l'Est.

Il contourna le Niger pour arriver à Kaarta, le Sahara sud, et se trouva devant Nioro le l01'janvier 1801.

Il avait avec lui 1ÎI0 tirailleurs, Î10 spahis, 000 chevaux et !>,000 irréguliers.

Intrépide, Marchand pourchassa Ahmadou pendant trois jours. Il apprit alors que son vieil ami Ilourst était enfermé dans Diéna, où il tenait un siège depuis plus d'un mois contre des forces qui menaçaient de l'écraser, et il courut à son secours,

L'affaire de Diéna fut très chaude, nous apprend l'histoire,

Un assaut terrible, sous une grêle de flèches empoisonnées, me paraît assez fait pour effrayer l'ennemi ; quand on songe que la moindre blessure est mortelle; mais les braves qui mivaient Marchand ne reculaient devant aucun obstacle.

Tous les officiers furent blessés.

Marchand tomba grièvement atteint.

Le lieutenant de vaisseau, son ami Ilourst, qui allait périr f^nns son secours, faute de provisions, l'emporta dans ses bras à travers la mêlée.

Ces souvenirs-là ne sont-ils pas inoubliables et bien faits pour faire aimer notre héros ?

Nommé résident de France à Sikasso, Marchand dirigeait les troupes de notre allié Tiéba, roi du Kanadougou, contre le terrible cousin d'Ahmadou, Samory.

Sa présentation à Tiéba fut très brillante ; on îe reçut en 'héros, en allié, en ami.


Le roi lui présenta sa famille. Mais je ne m'étendrai pas sur cette présentation afin de ne plus nous écarter de notre but de narrer le chemin de notre bravo commandant Marchand.

Il faillit trouver la mort plus de vingt fois en remportant les victoires de Dumbaso, Kouna, Kokonna, qu'il enlève d'assaut ; Farakoro, qui tombe en son pouvoir.

Et pendant tous ces combats si brillants, le misérable roi du Kanadougou, traître comme tous ceux de sa race, complotait sournoisement la perte de celui qui menait ses troupes de victoires en victoires.

Le fils de ce traître qui porte le nom de Phou (qu'on pourrait bien écrire en français comme il se prononce), fit mettre le feu au campement du résident, pendant qu'il combattait, afin de laisser croire à un accident.

Le 20 janvier 1802, notre brave Marchand sort avec peine de cet incendie ; il y échappe comme par miracle, dans la nuit, demi-nu, et c'est Diolakoro, roi de Nafana, son allié, qui le sauve et le recueille.

Généreux et magnanime, notre Français au grand coeur pardonno cette lâche trahison à Tiéba et consent à diriger encore ses troupes contre Tiéré.

Le 8 juin, il prend d'assaut cette contrée; le roi de Tiéré fut tué et son armée détruite.

Le combat avait duré de sept heures du matin à sept heures du soir, et Marchand, comme à une revue, aussi brillant et superbe, conduisit deux fois à la charge les 7,700 cavaliers de Tiéba.

Sur ces entrefaites, une révolte terrible éclate parmi l'es Peulhs, qui menacent de nous chasser de ces régions conquises depuis deux ans.

L'assassinat du commandant Huillard marque le début de cette insurrection.

Marchand voit la nécessité d'agir de suite avec un grand


ï>8 — sang-froid, et il en concerte avec Briquelot, alors résident à Ségou ; il va joindre à ce brave son activité et son courage.

Marchand reçoit le commandement de la 2* compagnie de tirailleurs, et participe aux combats de la colonne Bonnier pour débloquer Ségou.

Après de chaudes affaires à Koïla, Sansanding, notre héros arrive le 20 juin 1892 devant Dosséguéla.

Dispersés, les Peulhs fuient, mais les Bambaras révoltés s'enferment dans la citadelle.

Marchand fait escalader les murailles ; au bout d'une heure à peine, les troupes victorieuses se répandaient dans le village. Le chef de Dosséguéla se fait sauter la cervelle plutôt que de se rendre.

Tous les rebelles fuyant vers le nord ; Sansanding et Ségou débloqués, l'insurrection réduite et l'expédition terminée, ces campagnes eurent des résultats fort heureux.

En septembre 1802, Marchand venait passer en France quelques mois.

Il était capitaine, chevalier de la Légion d'honneur ; il venait da recevoir les palmes académiques ce la croix d'officier du Nicham-Iftikar. Quelle gloire pour son vieux père î Son cher fils n'avait que 29 ans; mais il manquait à cette joie du retour la chère mère, qui était morte avant d'avoir vu la gloire de son petit Jules !


Le Transnigérien



V

Le Transnigérien

Relier par un roule ininterrompue le Niger au golfe de Guinée, le Soudan central à l'Océan : c'est le magnifique projet conçu par Marchand, nommé par lui-même le Transnigérien.

D'après les études minutieuses qu'il fit, au cours de sa mission, comme résident chez Tiéba (il écrivit du reste un rapport au sujet du Niger et du golfe de Guinée), il remarqua qu'il y avait en Afrique deux régions bien distinctes : au-dessus, la région des déserts (saharienne ou région des sables) ; cette région était impraticable pour la circulation; il semblait donc plus facile de passer par le Niger pour aller au Soudan.


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Mais, là encore, dans la région au-dessous, le bassin offrait une barrière inextricable de verdure, fouillis de la nature impénétrables, ne laissant passer que les cours d'eau qui descendaient du plateau africain. Cette surabondance de végétation .en cet endroit était donc en réalité une défense naturelle.

Mais, en examinant la vallée de droite du Niger (vallée du Bani) et d'autre part le haut Cavally, notre héros observateur remarqua que « deux fleuves coulaient en sens inverse dans deux vallées très rapprochées », descendant chacune vers l'un des deux points qu'il fallait relier : le Niger et le golfe de Guinée.

Nous empruntons ces notes à l'histoire même do Marchand, qui nous a vivement intéressé. Dans ces faits historiques, l'imagination n'a rien à faire 4, il faut dire strictement la vérité sans l'enjoliver. Nous sommes donc obligés de prendre des notes et de les transcrire.

Construire une route et un chemin de fer I Voici le rêve de Marchand.

Voici donc le sujet de sa mission nouvelle quand il quitta la France.

Les difïicultés, les dangers de toute sorte devaient se lever sur ses pas ; il avait fait ses preuves : homme d'action, énergique et courageux au delà de toute expression, que pouvait-:'?, craindre? 11 devait triompher ou mourir!

11 avait appris pourtant, par les terribles nouvelles qu'on recevait du Soudan, la mort du lieutenant de chasseurs d'Afrique Grivard. Ce brave et malheureux jeune homme avait reçu l'ordre du capitaine Amman d'aller délivrer les prisonniers faits par des rebelles au village Gorsi ; à peine u-t-il fait quelques pas qu'une flèche lui traverse la jambe ; il en riait et voulait remonter à cheval, quand il tomba à la renverse, foudroyé ; la flèche était empoisonnée I D'une autre


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part, à la Côte d'Ivoire qui est aujourd'hui pacifiée, deux explorateurs furent assommés à coups de bâton par les indigènes, bêtes féroces et terribles.

D'une autre part encore, n'y avait-il pas cette brousse

africaine, barrière infranchissable d'une profondeur de trois cents kilomètres?

Inextricables maquis empestés, nids à vipères, à serpents,

Lo Trunsiiigérictu


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à léopards, chats tigres, ' buffles aux cornes longues et pointues.

Et puis, ce féroce Samory, qui se cachait dans ces parages, n'était-il pas à redouter tout autant que les bêtes féroces?

Les piqûres de moustiques, qui pénétraient les vêtements les plus épais, n'étaient pas non plus les moindres contrariétés, de mente toutes ces vermines qui siègent dans les marécages, et qui vous dévorent en vous causant d'atroces souffrances.

Marchand n'ignorait rien, et il partait en brave, le coeur léger !

Marchand avait encore à braver autres choses terribles : la famine et la peste.

Et cependant, il partait !

Le 10 février, il apprenait la mort de son excellent ami, le vaillant capitaine Ménard ; il aurait voulu aller chercher les restes glorieux de ce héros, mais Dalokoro s'y opposa.

La fièvre atteignait alors Marchand et le tint au repos quelque temps.

Mais, le 10 août 1893, il était remis et il quittait GraudLahou.

Le 3 septembre, il arrivait seulement à Thiassalé (qui fut l'année précédente un de ses plus beaux faits d'armes). A peine arrivé, Marchand envoie son ami le capitaine Manet remonter le fleuve Bandama par la rive gauche,

Manet, au lieu de prendre la rive gauche, s'était d'abord avancé sur la rive droite, puis, il avait voulu traverser le fleuve, mais son chaland, entraîné par les rapides ell'rayants, avait sombré avec tout l'équipage,

Profondément attristé par la mort de cet ami, Marchand cependant ne se découragea pas. Il se souvint de la promesse qu'ils s'étaient faite mutuellement, quelques jours auparavant, que si l'un d'eux venait à mourir, l'autre continuerait la mission.


l'ulmiei'H et dattiers.



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Marchand se remit donc en route, montant vers le nord, tout en poussant à l'ouest de hardies reconnaissances destinées à.lui ouvrir un passage vers le Cavally.

Le fléau du Soudan, l'horrible Samory, avait intercepté la route ; il dévastait tout le pays avec une armée considérable. Marchand se serait brisé en pure perte contre cette barrière ; il dut donc accepter l'hospitalité du roi des Sameni^ le 8 janvier 1894.

Le 27 de ce même mois, notre héros infatigable quittait Sameni en lui laissant son chef d'escorte, les deux tiers de sa troupe et le convoi.

Il savait que la route du Cavally supérieur lui était interdite à cause de Samory, et il devait remonter le bassin du Bandama pour atteindre Tengréla, d'après l'itinéraire qu'il s'était tracé en 1891-1892.

Malheureusement, le voisinage des terribles Sofas rendait celte marche très dangereuse. « A partir de Tiémon, grand centre de la route de Kong à Sakhala, la marche devint plus difficile et plus périlleuse. »

La famine régnait dans le Folona, dévasté par Tiéba.

La peste venait d'éclater dans ce pays. Et c'est à travers ces dangers effrayants que Marchand avait résolu de passer outre jusqu'à Tengréla.

Avant de faire leur entrée à Tengréla, le 12 février, nous lisons, dans un récit simple et douloureux, les souffrances que ces héros eurent à subir. Marchand lui-même le note en ces termes que je raconte d'après ma bonne mémoire.

Ils trouvaient toutes les campagnes dévastées. La famine régnait sur leur route, et les malheureux mouraient de faim ou frappés par l'horrible maladie de la petite vérole, surtout les vieillards et les enfants.

Une odeur nauséabonde se répandait partout sur leur passage.


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La chaleur la décuplait encore. Et, quand ils apercevaient quelques arbres maigrement fournis, désireux de se précipiter sous ce pauvre ombrage pour y trouver un peu de repos, ils reculaient devant le charnier vivant qui s'y trouvait entassé : hommes, femmes, enfants, vieillards surtout, y venaient mourir les uns sur les autres, en râlant leurs dernières plaintes.

Ce spectacle était bien fait pour décourager les moins robustes et faire reculer les plus audacieux ; cependant, Marchand les électrisait tous par ses paroles énergiques et son propre exemple admirable : marcher en braves, marcher quand même, passer outre, à travers les obstacles les plus épouvantables 1

lui avant ! en avant toujours !

Et, s'ils arrivèrent hâves, maigris, affaiblis, le coeur était haut, et les soutenait quand même en battant sous la charpente osseuse; et l'âme brillait dans le regard cave.

Mille fois magnifique cet exemple de patriote !

Arrivé à Tengréla, Marchand poursuit ses études ; il en résulte que sa mission de 1891-1892 avait marqué un degré plus au nord que sa mission 189îl-1894;de sorte que pour passer d'un bassin dans un autre, l'allongement d'un degré terrestre porte la longueur totale de 200 au lieu de 80. C'était trop. Il fallait passer par la vallée de Bandama pour aller camper sur la rive droite du Bagoé.

Aux pieds du massif des monts Ambéré le Bagoé devient navigable. Le terrain de séparation est un simple plateau ferrugineux.

« C'est là qu'est la jonction du Niger au golfe de Guinée, par l'intermédiaire du Bagoé-Bani et du Bandama. C'est le Transnigérien ! »

Ce fut donc avec un immense bonheur que Marchand vit le but de sa mission accompli, et qu'il retourna prendre sa


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colonne, qui l'attendait avec impatience près de Sameni.

L'épouvantail du Soudan, l'atroce Samory, menaçait de ruiner à jamais l'avenir de la Côte d'Ivoire, en interceptant son commerce. Marchand voulut prendre connaissance de sa position, et il traversa hardiment ses colonnes.

Le 24 février, il entrait dans un village assez important nommé Ténindiéry ; 400 Sofas,s'y trouvaient.

Au lieu de fuir, Marchand le traversa en brave et en héros, avec une telle audace, que l'ennemi crut avoir affaire à une avant-garde d'une armée considérable, et il s'enfuit follement, aux huées de la population.

,Le 2 mars, Marchand avait rejoint sa colonne ; sa mission était remplie.



--■ vi .y./

Marchand poursuit ses victoire s



VI

Marchand poursuit ses victoires

Le 12 mai, un arrêté ministériel nommait le capitaine Marchand commandant des forces militaires de la colonie et le chargeait de l'expédition contre Thiassalé.

On a connu l'histoire de l'échec de notre armée précédemment à Thiassalé où les sauvages avaient pris une attitude très fière et très orgueilleuse, parce qu'ils avaient pu s'emparer de nos malheureux compatriotes Voituret et Papillon, qu'ils avaient— horreur! — mangés.

Lorsque Marchand s'y aventura avant cette date, avec deux explorateurs, les antropophages lui firent dire qu'ils seraient mangés comme les autres s'ils persistaient à s'avancer.

Marchand avait répondu avec audace que, vieux Soudanais,


— 74 — au courant des ruses nègres, il était rebelle à la dégustation. Il voulait rester à ses risques et périls ; mais ses guides, pris de peur, s'enfuirent et Marchand recula pour mieux sauter.

Marchand part résolument avec 212 hommes — muletiers et tirailleurs — cela allait chauffer ; le pauvre capitaine Bonnier faisait partie de cette escorte.

On attendit les pourparlers.

Le roi de Thiassalé répondit qu'il ne demandait que la guerre et qu'il savait comment il traiterait les Français ; d'immenses pirogues creusées dans de gigantesques arbres contenaient toute l'escorte.

Le fleuve était en partie impraticable à cause des rochers et la dynamite les faisait sauter.

Non seulement l'expédition fluviale courait les dangers des rapides, mais plus encore ceux des attaques inévitables; il fallait donc renoncer à cette voie et reprendre le chemin de la terre ferme qui n'était pas sans épouvante, car c'était le chemin sous la forêt vierge, c'est-à-dire à travers une gigantesque et surabondante végétation. Sous ces forêts, le soleil ne pénètre point.

Le manque de clarté rend l'air lourd, la marche hésitante, dangereuse surtout à cause des bêtes féroces dont la rencontre serait des moins agréable.

Les rivières bourbeuses, les troncs géants jetés d'un bord à l'autre, passerelles des plus hasardeuses, rendues effrayantes parle sifflement des énormes boas, des serpents à lunettes: olfrayanles rencontres! Les lianes épaisses, les fourrés infranchissables, les gigantesques arbres étendant leurs bras de géants dans ces solitudes profondes, privées de la lumière des cieux et d'un air indispensable ; interminable route obstruée à chaque pas, que la hache et le sabre pouvaient à peine briser ! embûches de la nature pleines de pièges et de sombres embuscades. Et, derrière ces feuillages épais, on. entendait


Clial tigre.



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les cris perçants des guerriers de Thiassalé. Par les éclaircies soudaines de la forêt, on vit reluire au flamboiement des torches de grands corps nus, cuivrés, comme des grands diables, bien faits pour jeter la terreur dans les coeurs les plus cuirassés.

Bientôt, les décharges sèches, brèves, retentissantes, se succèdent sans interruption. Les fusils primitifs se reconnaissent bien.

On voit à travers l'épaisse fumée tomber les hideux corps des sauvages.

Les rideaux de la forêt sont crevés, troués, arrachés par la violence du feu ; cette tuerie ne dure que quatre minutes. Marchand avait envoyé tout d'un coup un paquet de dix cartouches de coton-poudre qui, en éclatant avec un bruit formidable, avait fait l'effet d'un ouragan; tout était nettoyé, balayé en cet endroit ; immense trouée par laquelle s'élança la colonne de nos héros.

Débouchant de la forêt, elle se trouva sur le bord du fleuve; de l'autre côté, c'est Thiassalé.

Le capitaine Marchand' commence par faire couler les bateaux chargés de guerriers ; nos tirailleurs s'acquittent si bien de cette fonction qu'un silence lugubre s'étend d'un bord à l'autre. Là aussi la place est nettoyée.

Mais le danger devient imminent.

Toutes les pirogues sont sur l'autre rive ; comment traverser le fleuve V

Des guerriers antropophages se montrent en même temps sur cette rive opposée et recommencent leurs feux.

Marchand demande trois hommes de courage,'de dévouement.

Ces trois héros ne tardent pas à paraître devant lui et il leur commande d'aller détacher les pirogues pour les lui. amener.


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N'est-ce pas admirable de voir ces hommes ainsi braver les feux de ces sauvages ennemis si redoutables, plus redoutables cent fois que les ennemis civilisés? Et cela fut fait en deux voyages, sous les feux croisés de nos tirailleurs ripostant sans, discontinuer.

Les pirogues se remplissent et transportent nos braves sur

la rive de Thiassalé qu'il fallait maintenant prendre d'assaut.

Les quatre-vingt-dix tirailleurs se ruent la baïonnette en

avant. La ville assiégée ne résiste pas, tout est en sang ; les

derniers assiégés jettent leurs armes pour fuir.

C'est après cette victoire que le chaland monté par le capitaine Manet fut emporté par un rapide du fleuve.

Cette nouvelle fut un coup douloureux pour Marchand, car il perdit non seulement un collaborateur, mais surtout un ami tendre et dévoué.

Que l'on ne dise pas, après cela, que Marchand était dur autant que brave ; non, il avait toutes les délicatesses du coeur le plus tendre, toutes les grandeurs de l'âme la plus noble.

Mais, comme on le dit en réalité, un malheur n'arrive pas sans l'autre, et une épreuve cruelle attendait Marchand après qu'il eut appris la mort de son ami Manet.

Les porteurs du convoi s'enfuirent de côtés et d'autres, jetant au hasard leurs ballots sur le chemin, parce qu'une coutume barbare régnait parmi les Achantis (et ils croyaient que c'était la même chez les blancs), de massacrer des centaines d'hommes lorsqu'un chef mourait, afin de lui faire une escorte dans l'autre monde —■ mode barbare et idiote s'il en fut. Heureux peuples sommes-nous de né pas appartenir à ces êtres-là !

Notre brave Marchand dit lui-même que ce coup fut comme un coup de fouet donné à sa douleur ; au lieu de le terrasser, il le secoua de sa mélancolie ; il ne s'attarda plus à pleurer Manet, il aurait voulu être à ses côtés, et prendre sa place au


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fond du fleuve ; mais, puisqu'il était seul désormais, il lui fallait avoir de l'énergie afin de sauver la mission. Hélas ! ce ne fut pas sans un déchirement de coeur qu'il renonça à sauver le corps de son ami des caïmans. Le 9, Manet avait disparu : le 13, Marchand se mettait en route, et, dit-il lui-môme, dans l'espace de ces quatre journées, des cheveux blancs avaient poussé sur sa tête.

En revenant de sa mission, Marchand disait : « Je suis fourbu, éreinté, fou de fatigues, de privations, vieux comme un vieillard de France ! Voilà bientôt dix ans que je mène une terrible vie, surtout depuis six mois. C'est égal, pourvu que la mission réussisse, j'accepte la mort ! » N'est-ce pas comme un conte des Mille et une nuits?

Où trouver une Ame plus fortement trempée ? un esprit plus chevaleresque ? une endurance physique pareille ? et un coeur aussi délicat que généreux?

Mais nous allons nous efforcer de faire un récit plus bref, car nous nous laisserions emporter par notre admiration dans les petits détails et nous dépasserions le but que notre éditeur nous a tracé, dans un certain nombre de pages.



VII

Gomment Marchand sut entrer dans Kong



VIÏ

Comment Marchand sut entrer dans Kong

Kong éveille l'idée d'un instrument de musique barbare; il sonne faux aux oreilles, autant que les coups de tam-tam des sauvages. Cependant ses habitants sont de moeurs tranquilles, et leur caractère est plutôt commercial que guerrier.

Bingér y avait été en explorateur et il avait fait signer un traité à cette ville pour ouvrir une route courte et facile à nos transports de Grand-Bassam, par la vallée de Comoé.

Or, étant obligé d'aller à Kong pour étudier le plan des roules commodes et sûres, Marchand avait promis à son escorte un accueil aussi favorable que celui qui avait été fait à Binger, au lieutenant Braulot, au D1 Cro/at et à Marcel Mounicr, qui l'accompagnaient. Il leur faisait espérer, en outre,


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un temps de repos sur une terre bien fournie, dans un pays agérable.

Mais, la surprise de notre héros fut grande, lorsque ayant envoyé deux tirailleurs en avant pour annoncer leur arrivée ils revinrent dire que Binger ayant attaqué Djenné où beaucoup de commerçants de Kong se trouvaient, et ayant dit qu'il connaissait bien le chemin de Kong, ils étaient décidés tous à ne jamais laisser entrer un seul blanc dans leur cité.

Marchand expliqua qu'il avait des intentions pacifiques, et qu'il y venait au contraire pour leur montrer une porto ouverte à leur commerce.

Deux partis divisaient la ville. *

Le vieux maire et quelques habitants consentaient à laisser entrer les Français. La majeure partie s'y refusait énergïquemenl.

— Eh bien! s'écria Marchand plein de volonté, nous entrerons tout de même!... Et il donna l'ordre de passer les barrières de la cité.

Toute l'escorte défila en bon ordre entre un rang serré de spectateurs qui n'osaient pas attaquer ceux qu'ils appelaient u les sauvages du bon Dieu », d'après l'expression que les marabouts de Djenné leur avaient enseignée.

Mais, la famine allait avoir raison de nos braves soldats; ils n'avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures. Marchand dut encore menacer pour avoir des vivres, un logement convenable, car cette population s'établit dehors et siège sous les arbres; leurs maisons sont effritées, et ils trouvent inutile de s'enfermer entre quatre murs.

La violence de Marchand réussit à calmer les rebelles ; les vivres abondèrent et Marchand se vit à faire en plein marché un commerce de transaction, c'est-à-dire d'échange d'un objet pour des vivres, puis il fit venir les modes de Paris, de Tunis (pie ses hommes vendaient aux élégantes de la ville.


Samory.



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Marchand expliqua plus tard que ce commerce avait été dans l'intérêt de la santé des hommes qui lui avaient été confiés, car les premiers jours avaient été durs, la rébellion l'avait môme menacé. Comme autrefois, les matelots de Christophe Colomb menacèrent de l'abandonner, parce qu'il leur avait promis un pays magnifique qui n'arrivait pas, de même toute l'escorte noire criait contre Marchand qui les avait conduits tous dans une ville inhospitalière.

« J'entends que mes hommes et moi soyons respectés, comme nous l'avons été partout! s'était écrié Marchand sur la place publique, où un soldat avait reçu un coup de bâton, sinon, gare à vous ! Cette menace avait sufïi.

Un mouton et une grande quantité d'ignames (grosses pommes de terre) leur avaient été envoyés le soir même. Les hommes avaient mangé toute la nuit, et le lendemain ils avaient demandé pardon à leur chef, en lui jurant fidélité à l'avenir.

Cette expédition de plus de 4.000 kilomètres faits à pied, à travers, on le sait, les plus grands obstacles, avait enfin obtenu les résultats rêvés par Marchand : la voie fluviale transnigérienne était connue.

La grande route des caravanes de l'Afrique occidentale était prolongée par Thiassalé, jusqu'à la côte.

Le plus grand danger n'était pas passé. Le monstre Samory n'était pas pris.

Le 30 juin, Marchand quittait Kong après deux mois de séjour en cette ville, et le 29 juillet il r,.rivait à GrandBassani.

Il organise une expédition contre les Sofas. Le 24 octobre 1894, une colonne de six compagnies débarque à Grand-Lahou, marche sur Thiassalé et Konadiokofikrou.

Une révolte éclate sur la capitale de la Côte d'Ivoire.

Monteil et Marchand volent au secours de Grand-Bassam.


Les combats des 9 et 10 novembre étouffent la rébellion.

La colonne n'atteint Konadiokofikrou que le 10 février, ayant à réprimer en chemin la révolte du chef Akafou.

Le 28 février, on entre à Satama, où Samory voulait arrêter les Français.

Le 3 mars, Marchand livre à l'almany le victorieux combat de Lafiboro.

Dans toutes les brillantes batailles ci-dessus nommées, Marchand se distingua toujours au premier rang. Bé, Ksangona, Diélisso, Kdioli ; Sokala-Dioulasso, où le camp de Samory est bousculé; Sobala, où Monleil est blessé; Dahakala, Kotola, Tagouo, Gouama-Ladougous, Simbo, Marékoura, N'Dérikouro, Tiémérébré, Atiégoua.

Combien d'individus se trouveraient fiers si un seul de ces faits glorieux avait traversé leur existence. Et Marchand en compte à lui seul de quoi fournir plusieurs vies héroïques!

Heureuse terre de Thoissey, qui avez produit un tel héros !

Mais Marchand n'était pas encore au bout de ses fatigues et de ses gloires.

La terreur du Soudan existait toujours, le sauvage Samory n'était pas capturé. C'est à la bravoure du lieutenant Jacquin, qui l'attrapa à la course, que nous devons cette victoire. Le traître nous avait souvent trompés par un traité de paix ; — et qui ne se souvient de l'aimable figure noire, (agréable tout de môme à cause de sa jeunesse) du malheureux Karamokho, âgé de quinze ans, la lils de l'almany, qui vint à Paris comme, preuve, de la lionne foi de son père. — Mais ce père cruel le tua de. sa propre main, à son retour, parce qu'il craignait que les récits émerveillés de son fils ne produisissent une trop grande impression sur ses soldats.

La mission Marchand, disons-le en terminant ce chapitre, disputait une région peu connue, aux explorateurs anglais et belges.


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Si Ptolémée (astronome de premier ordre et géographe impeccable) n'avait pas assuré que l'Océan indien n'était qu'un grand lac ou une mer fermée, et que le littoral africain s'inclinait vers l'Est pour rejoindre les côtes orientales de l'Asie, il y a dix siècles que l'Afrique ne serait plus un sujet de discorde et de découvertes.

Mais, disent les historiens et les géographes modernes, les navigateurs cessèrent leurs recherches de ce côté là, parce qu'ils croyaient en la parole de Ptolémée.

« Enfin!... s'écria Marchand, un jour de novembre froid et gris de 1895, enfin !... la mission Congo-Nil est décidée !... On aurait dit, par ces lenteurs de six mois, qu'on laissait à l'Anglais le temps d'arriver avant moi !... mais, en ne perdant pas une minute, nous aurons le temps de couper la roule au Sirdar !... j'arriverai le premier! foi de Marchand! »

C'est à son frère d'armes (l'excellent ami qu'il s'était fait quand il fut attaché à la colonne Monlcil, au capitaine Baratier, né à Belfort, le 11 juillet lS(ii), que Marchand portait en premier cette heureuse nouvelle. Disons un mot en passant de ce brave et noble capitaine, ami do notre héros, héros lui-même, digne en tous points de Marchand.

Entré à Saint-Cyr le 20 octobre 1883, il fut nommé lieutenant le 12 octobre 1889, et capitaine le 23 mars 189o.

De 1891 à 1892, il prit part à tous les combats contre Samory. Nommé chevalier de la Légion d'honneur le 24 novembre 1892, et ollicier de l'ordre, le 2.J octobre 1898. Toujours et partout, comme Marchand, il fit preuve de, sang froid et d'énergie. Il eut la jugulaire de son casque coupée, son fourreau de sabre brisé, un coup de crosse sur la tête, dans un combat terrible, et il continua intrépidement son chemin.

Nous espérons, un jour, pouvoir donner en détails une vie aussi glorieuse.


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Tous deux décidèrent ensemble les derniers préparatifs, et, moins de huit jours après cette date, la liste des collaborateurs de Marchand était écrite.

Nous connaissons déjà la liste de ces noms glorieux inscrits sur un tableau d'honneur. Nous avons vu une partie des dangers qu'ils ont courus.

Sept cents kilomètres à travers des terrains remplis de bandits, de ces Benils-Changouls, ou bien sur un fleuve aux courants perfides; ou encore, dans la forêt sombre, sous le soleil de plomb brûlant qui desséchait les marais et calcinait les rares herbes !

Marchand disait gaîment en partant : « Mes os iront peut-, être blanchir sur les bords du Nil, tant pis! Au delà de la mort, je n'aurais qu'un regret, celui de n'avoir point réussi — si je ne réussissais pas — mais, je réussirai ! »


VIII

La Mission Congo-Nil



vin

La Mission Congo-Nil

Les préparatifs pour le quatrième départ en Afrique devaient demander beaucoup de soins, et donner beaucoup de peine à Marchand et à Baratier. Car non seulement ils ne pouvaient disposer que de deux cents hommes de troupes (ayant peu de crédit), mais il fallait penser avec économie à toutes les provisions indispensables : les vivres, surtout les objets de transaction, et les cadeaux destinés à charmer les africains, une grande quantité d'eau-de-vie et de tabac.

Tous ces bibelots entassés dans les colis n'en finissaient plus.

Les coquillages, les verroteries, les objets de cotillon, ombrelles de couleur, et sans oublier la bicyclette, l'appareil


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photographique, la boîte électrique et le phonographe de rigueur.

Tout était prêt en mars 1890.

Le 2.r> août 1890, le lieutenant Largeau partit de Marseille sur le Thihel, avec les sergents Dat et Bernard, emportant 8!H) colis.

Le 10 mai, ce fut le capitaine Baratier qui s'embarqua à Bordeaux, avec le lieutenant Simon, le sergent Venail, et 1,9.ri2 colis.

Quinze jours plus tard, le Stamboul quittait Marseille avec le capitaine Germain, l'adjudant de Prat et 580 colis. Le Stamboul devait prendre à Dakar le lieutenant Mangin et le D' Emily, qui avaient recruté au Sénégal 1 .^"tirailleurs.

L'enseigne de vaisseau Dyé ne devait s'embarquer que quelques mois plus tard pour prendre le commandement de la flottille destinée à opérer sur le Nil.

11 ne restait plus en France que l'interprète Landeroin, et le capitaine Marchand, qui achevait de compléter ses importantes études sur sa mission.

Après les adieux touchants que le petit Jules alla faire au village de Thoissey, où, de part et d'autre, il y eut de chaudes et tremblantes embrassades, et de tristes adieux sur la tombe de la pauvre maman, notre héros, redevenu brave, s'embarqua avec Landeroin sur le Thibet, à Marseille, le 2;i juin 1890. Baissa, son jeune noir fidèle, l'accompagnait. Lorsque les contours de France s'elTacèrent à l'horizon, c'est Marchand qui dut remonter le courage de Landeroin. La première escale du voyage fut Oran.

Ce n'était pas la première fois que Marchand voyait cette ville gracieuse et pittoresque, avec sa foule bariolée d'Andalous, de Marocains, d'Arabes ; il avait déjà admiré ces monuments aux jolis minarets octogones ; ces trois grosses tours du Château-Neuf et la Mosquée du Pacha ; et cette


Oran.



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forteresse de Santa-Cruz, couronnant la crête de l'Autour, au milieu d'une floraison de pistachiers et d'oliviers.

Ce n'était pas le Congo, ni le Soudan, mais c'était l'Afrique; et son amour pour ce pays lointain, dont le grandiose l'avait toujours charmé, l'emportait à travers son rêve !

Nous connaissons ce rêve si près d'être réalisé par lui !

Quelques heures à Oran, et le Thibet repart. Le 29, il arrive à Gibraltar. Ceuta, Tanger, le cap Spartel disparaissaient à peine entrevus.

Maintenant, sous la grande houle de l'Atlantique, le navire se dirige vers les Canaries.

Le '11 juin au soir, le Thibet abordait les Canaries et stoppait à Las-Palmas. Féerique pays, sillonné de cours d'eau, émaillé de fleurs roses, terre enchanteresse ombragée de palmiers, sous un ciel pur, plaines fertiles, dit-on, où les habitants goûtent une vie charmante. Cependant, tout repos pour Marchand était un temps précieux perdu pour sa mission ; il avait hâte d'atteindre son but.

Des Canaries à Dakar, quatre-vingts heures de navigation. Pour les faire passer agréablement, Marchand et Landeroin s'exerçaient au tir sur les monstres marins, les marsouins, les requins, les baleines ou les poissons volants.

A Dakar, relâche d'un jour.

Kotonou était la dernière escale du Thibet, ci, le 20 juillet, Marchand débarquait à Libreville.

Un magnifique pays que ce Gabon, dont Libreville est la capitale.

Dès qu'on met le pied dans cette ville d'un aspect enchanteur, on éprouve le désir d'y vivre et d'y mourir, — comme au pays de Mignon. — Mais il y a le revers de la médaille.

On n'est pas plutôt débarqué, que l'on se sent des frissons, des douleurs partout le corps, et, du froid excessif, on passe


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à une fièvre épouvantable, qui vous lient pour mort pendant deux ou trois jours.

Il faut avoir un tempérament de fer, et surtout une activité incessante, pour no pas être atteint par ce mal étrange. Marchand n'en fut pas frappé, mais quand son avant-garde atteignit Libreville, deux mois auparavant, le lieutenant Largeau et ses deux sous-officiers éprouvèrent fortement l'insalubrité de ce climat.

Quand ils furent remis, un peu faibles encore, après des .souffrances horribles qui les avaient épuisés, ils apprirent qu'ils ne pouvaient prendre, la voie de l'Ogooué, parce que, au delà du lac Ovenga, le pays était plein de bouleversements. Les Pahouins, les Osyebas et les Bakalais se faisaient une guerre terrible.

Ils furent donc obligés d'attendre l'arrivée de Baratier, second de Marchand, pour savoir quelle direction prendre,

Baratier arriva, et quand il apprit par les éclaircurs l'impossibilité de gagner, avec le matériel, le Congo par l'Ogooué, il s'écria : « En ce cas, en route pour Loango ! »

Mais le lieutenant Simon, frappé par les fièvres, retarda le départ immédiat ; il était, raide et glacé, on l'aurait cru mort, si le médecin n'avait affirmé que plus le mal était rapide et violent, plus on était vite remis. Cependant, il fallait attendre trois jours, et, pour fuir ce danger des fièvres, se tenir dans une activité continuelle. Force fut donc à Baratier d'aller chasser sur les terres des Pahouins, de l'autre côté de l'estuaire. Et, avec l'excellent Père Pringault, chef de la mission catholique du Gabon, il se rendit avec Largeau et Venail, sur les plantations d'un grand diable de nègre nommé Sounga, que le Père était en train de convertir.

Avant qu'il soit chrétien, ce Sounga avait neuf femmes': la première avait quarante ans; la neuvième avait dix ans ; la dixième était encore dans sa famille, parce qu'elle n'avait que


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quatre ans. Hélas ! (pie ce malheureux sexe est digne de compassion dans ces pays si difficiles à civiliser!

Une femme est considérée comme l'esclave et chargée des travaux les plus pénibles. On l'achète pour peu do chose : soit argent, soit échange, troc d'eau-de-vie. Le père a bientôt fait de céder sa fille pour le plus petit échange. Et la malheureuse ne peut jamais se sauver ; elle serait chassée sur les terres comme une bête fauve, et ramenée à son mari qui l'assommerait à moitié.

Ce Sounga, qui se vantait de vivre en bonne harmonie avec ses femmes, expliqua cependant sa façon de les dompter à la moindre résistance ; il les élevait au-dessus de sa tête, à la force de ses poignets tendus, et il les jetait à terre.

Celles qui en revenaient n'avaient point envie, on le comprend, de s'exposer à une nouvelle pénitence semblable.

Cela n'empêcha pas le futur converti du père Pringault de bien accueillir nos Français et de leur faire faire connaissance avec les Pahouins.

Ceux-ci sont les Huns de l'Afrique occidentale, de terrible mémoire.

Anthropophages redoutables, d'une force herculéenne, ils mangent non seulement leurs prisonniers, mais leurs morts aussi ; ils se font des colliers avec des ossements de doigts humains et des dents de tigre,

C'est vers 18;i0 qu'on avait vu poindre leurs avant-gardes.

On peut évaluer à plus de cent mille le nombre de Pahouins qui se pressent aujourd'hui dans notre possession du Congo, et ces cannibales — qui mangent leur prochain — sont d'une force incroyable à la guerre; ils balayèrent tout sur leur passage en chassant les indigènes.

Après un séjour assez divertissant pour nos trois Français dans les plantations de ce nègre complaisant, ils se hâtèrent


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de revenir à Libreville où, heureusement, ils trouvèrent sur pied le lieutenant Simon.

Et ils partaient de Libreville pour arriver à Loango le 10 juin 4890.

Loango est un des sommets du triangle dont les deux autres sont Libreville et Brazzaville.

C'était une triste dune de sable ayant à l'horizon une mince ligne verte et quelques pauvres habitations semées çà et là, le tout d'un aspect bien peu enchanteur.

Baratier s'en étonnait ; le marin lui expliqua qu'il en serait ainsi tant qu'un chemin de fer ne serait établi de Libreville à Brazzaville.

— Ah!... se disait Baratier, quand donc pourrons-nous coloniser ?

Les bancs de sable et la longue chaîne qui ferme celte lagune inhospitalière offraient une grande difficulté pour l'abordage, d'autant plus (pie l'administration ne possédait presque pas de bateaux.

La quantité considérable de ballots rendait l'abordage long et pénible ; il fut pourtant effectué le plus vite possible, les colis jetés dans le sable d'une longueur d'un kilomètre. Il fallait «ensuite chercher un logement (chose assez difficile à trouver, car les habitations basses et délabrées offraient un refuge peu confortable).

Nos Français pouvaient dire souvent : « A la guerre comme à la guerre ! » ils étaient habitués à se contenter de peu.

Un vaste hangar surmonté d'un étage leur parut suffisant, et les nombreux colis furent entassés dans le rez-de-chaussée, tandis qu'ils logèrent au-dessus. Puis Baratier se mit en quête des indigènes capables de porter les paquets et les caisses jusqu'à Brazzaville. Une fois trouvés, ces hommes reçurent uue avance sur leurs gages et ils partirent chacun avec un colis, ayant un mois pour se rendre à destination.




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Il arrive bien quelquefois qu'un homme disparaît avec la charge qui lui est confiée ; généralement, il revient au bout de quelque temps avec son dépôt, quand il a mangé ou dépensé son avance ; aujourd'hui, ces cas sont plus rares; on en rend responsables les chefs de l'expédition qui touchent une plus grosse avance et se chargent de veiller sur les porteurs.

Quand Marchand arriva enfin, il ne fut pas peu surpris d'apprendre que toute la caravane qui avait été si bien organisée et mise en marche à travers la forêt, avait été arrêtée par une panique étrange, vers Makabendelou; là, les porteurs ayant trouvé des corps sans têtes, ne purent se résigner à continuer leur route, et ils s'enfuirent en abandonnant leurs bagages dans la brousse d'Afrique.

Baratier avait bien donné l'ordre au capitaine Germain d'aller en éclaireur et de tâcher de faire rassembler les colis sous la protection des tirailleurs. Marchand, avec une énergie incroyable, commença à flairer et à dépister des intrigues anglaises qui auraient pu faire courir de très grands dangers à la mission Congo-Nil. Si bien que, en quelques semaines, tout le pays entre Loango et Brazzaville paraissait inabordable.

Mais, aux grands maux, les grands remèdes. Marchand envoie d'abord lel'jutenant Mangin occuper Combà et Makabendilou. Puis il décide qu'il passera par la route de Loango à Brazzaville, parce que beaucoup de commerçants s'étaient plaints aussi que leurs denrées gisaient dans la forêt.

Pour remédier à cet inconvénient,,qui provenait de la ruse des indigènes, Marchand échelonna des postes solides sur la route de Loango à Brazzaville ; de plus, ordre est donné de rappeler les porteurs et de les forcer à reprendre leurs charges. Enfin, le chemin est libre, la circulation facile, et le commerce circule par voie de terre et d'eau, grâce à l'énergie de notre héros.


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Le 12 septembre (moins de deux mois après tout ce désarroi), Marchand quittait Loango pour se diriger sur Brazzaville ; mais il fut frappé par les fièvres d'une façon si terrible que son médecin déclara la science impuissante à le sauver.

Ses amis se désolaient ; seul, Baissa semblait plein d'espoir; il avait attaché une amulette au cou de son maître et quand, grâce à son tempérament de fer, notre brave, digne d'être appelé Trompe la mort, se lira encore cette fois de ce mauvais pas, Baissa sauta de joie en criant que c'était son talisman qui l'avait sauvé.

Dès que Marchand se sentit de force, il voulut rejoindre son ami Baratier à Kimbédi.

La chose importante à présent était de poursuivre Mahala, terrible bandit qui dépouillait les caravanes, ruinait les villages indigènes, et avait assassiné M. Laval, l'agent du Congo.

Il ne fut pas facile de découvrir sa retraite; cependant une femme le trahit et indiqua une caverne ayant deux issues.

Baratier attaqua d'abord avec ses tirailleurs, mais il faillit être tué et il fut obligé d'aller chercher du renfort près de son ■ ami, parce que les habitants de la caverne, réduits à l'état de siège, étaient plus à même de se défendre que d'être attaqués.

Marchand ne fut pas long à comprendre qu'on aurait des pertes considérables si on s'obstinait à se tenir devant cette embouchure d'où l'ennemi massacrerait sans sortir.

11 commanda donc tout simplement d'allumer des bottes de paille et de les pousser à coups de fourche dans la caverne. De sorte que l'on trouva Mahala et ses compagnons grillés, enfumés, et bien hors d'état de nuire à leur prochain.

Nous sommes obligé de convenir que le moyen n'était pas généreux, mais il faut penser qu'à la guerre il vaut mieux tuer que de se laisser prendre.

D'autant plus que Mahala était un chef fort redoutable.


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Deux autres chefs restaient à prendre.

Marchand fit piller les villages et capturer femmes, enfants; puis il fit savoir qu'on les garderait en otage jusqu'à ce que les deux chefs fussent livrés.

Ils ne tardèrent pas à être amenés; les malheureux furent fusillés dans la cour du poste, au milieu des applaudissements des porteurs Loangos qui avaient beaucoup souffert des déprédations de ces bandits.

Le calme se rétablit, et le 17 décembre quatre vapeurs quittaient Brazzaville pour Banghi. Ces vapeurs portaient les noms des victimes de la conquête de l'Oubanghi : Faidherbe, Jacques d'Uzès, le Crampel, le Lauzièrcs.

Cependant, le brave commandant fut obligé d'agir sur les voies de terre de la môme façon qu'à Loango.

Les Bassourdis étaient commandés par un chef nommé Tensi ; les voies encombrées, les porteurs pris d'une panique, fuyèrent en jetant leurs colis — malheureux colis — comme les autres porteurs duns la forêt.

Marchand recommença donc ; il réunit ses tirailleurs et, prenant trois routes différentes, le rendez-vous étant donné pour le 20 décembre, les trois colonnes se trouvèrent réunies; le chef et ses bandes furent mis en déroute.



IX

Sur le Nil — Fachoda I



IX

Sur le Mil. — Fachoda !

Marchand est bien le héros, digne émule de la jeune France, qui veut devenir brave coûte que coûte, pour le grand jour de la revanche, car les dangers qu'il a courus sont incalculables ; et, s'il est arrivé, c'est grâce à cette incroyable énergie qui ne l'a jamais abandonné.

Quand il eiV, le pied à Brazzaville — dû à Savorgnan de Brazza, véritable clef de toute la contrée — ce poste important pour le commerce, il fut bien étonné do n'y voir en réalité qu'une grande place sans aucune construction qui puisse lui permettre de se nommer ville ; cependant, la situation de ce point du territoire offre un tel avantuge qne les Belges ont construit un chemin de fer sur la rive gauche qu'ils occupent.


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11 n'y a pas d'arbres pour protéger les quelques basses habitations ; le sol manque de culture. La mission catholique possède pourtant un jardin potager, et quand les missionnaires envoyaient des légumes à la mission Marchand, c'était pour nos amis les Français.

Les factoreries s'échelonnent sur le bord du Pool. Ces factoreries sont des entrepôts, des magasins de, concentration de tous les produits achetés dans les stations secondaires.

Malgré l'aspect grandiose du Pool et du fleuve Congo, Brazzaville a plutôt l'air d'un grand village. « Tout est là, il y a de quoi construire ce qu'on voudra ; mais la place seule existe », a dit M. Castellani, qui accompagna la mission Marchand. '

Marchand comprit qu'il était nécessaire pour la réussite de ses projets de se faire des amis parmi les Batékés et les Afourous, et il se rendit chez eux avec des présents. Les Batékés sont d'un naturel méfiant. Les Afourous sont plus doux et plus confiants. Marchand quitta ceux-ci en s'écriant que c'étaient vraiment de bonnes et franches natures, mais que les Anglais les avaient trompés à notre égard.

11 est incontestable que, sans l'Angleterre, Marchand n'aurait pas trouvé tant d'embûches sur sa route ; mais il traversait des pays déjà préparés par des émissaires de cette traître Albion ; et c'est la franche loyauté française qui venait déjouer tous ces misérables complots.

Le Nil!...

Porr y arriver, tous nos braves Français n'avaient pas hésité à donner leur vie, et ils suivaient avec intrépidité celui qui savait si bien les électriser.

Enfin !... .après combien de péripéties, ce jour tant désiré approchait !

Le commandant Marchand était arrivé sur le Nil à bord VFlienne, chaland qui avait fuit partie de la mission Monteil.


Sttvoi'gnun de Brazzu,



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Il avait avec lui : le capitaine Baratier, les lieutenants Mangin et Largeau, le docteur Ernily, l'interprète Landeroin, 100 tirailleurs sénégalais et 20 pagayeurs, répartis sur les trois canots en acier et trois pirogues.

La mission ne devait quitter Meschrr-el-Rek que le 4 juillet, sur le Faidhcrbe, avec tout le matériel, pour arriver sur le Nil.

Pendant six jours, avant d'arriver a Fachoda, les incidents manquent.

Toute la mission est silencieuse.

Une pensée les étreint.' ils vont arriver, atteindre leur but : Fachoda se dresse là-bas dans cet horizon brumeux derrière lequel le soleil va se lever, se coucher et se lever encore.

Le 10 juillet 1898, rien ne paraissait de cette terre promise vers laquelle on approche ; comme Christophe Colomb, Marchand est debout sur le pont ; il cherche au loin ces lignes de palmiers qui paraissent, il regarde sa carte emportée de France, il suit du doigt les lignes tortueuses du Nil, puis, subitement ému, il s'écrie : « Fachoda ! »

Quelques notes prises sur ce point stratégique tant disputé et sur le pays qui l'environne :

Fachoda, ancienne capitale des Chillouks, est située sur la rive gauche du Nil blanc. Il n'y a pas de localité au monde où l'existence y soit aussi agréable que possible, à cause de sou agriculture d'abord, puis le bétail magnifique, la chasse et la pèche abondantes, tout y contribue à une vie très confortable.

Les cases, bâties les unes à côté des autres avec leurs f.oits pointus, font l'effet d'une agglomération de champignons.

Toute cette population de Chillouks est très compacte.

Leurs bourgades, plus ou moins importantes, n'ont pas de clôtures extérieures.

Au milieu de chaque village, se trouve une très grande place où se réunissent les habitants, en groupes nombreux,


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soit couchés sur des peaux de boeufs, soit accroupis sur des nattes, fumant dans d'énormes pipes.

Les tambours destinés à donner l'alarme sont accrochés aux branches d'un arbre qui se trouve au centre de cette place.

Fachoda ! nom étrange dont voici l'étymologie : Vag Ota, deux mots en patois Chillouk qui veulent dire : « Succès par l'action. » Les poètes du pays ne manqueront pas d'expliquer ainsi cette prophétie. Ce nom fut donné à l'ancienne cité égyptienne ruinée parce que la divination de l'avenir lui avait annoncé la venue future de Marchand.

Cependant Marchand vient d'aborder. Et des cris ont retenti dans la bourgade.

Cette arrivée subite des blancs est bien faite pour jeter la consternation parmi ce peuple qui goûtait en ce moment un paisible repos.

Çà et là, sur les terrasses, les habitants appellent à grands cris : « Allah ! Allah !»

Il se mit gravement à réfléchir, ce sultan — grand chef des Chillouks — qui tenait alors les Anglais en échec.

A sa voix, cinquante mille derviches avaient déjà répondu, et c'était là une force importante comparée à lu poignée d'Européens venant conquérir Fachoda.

Mais le commandant se sentit empoigné par une immense tristesse ; il était arrivé, au prix des plus cruels efforts, il avait franchi environ 5,.ri00 kilomètres, et ceux qu'il attendait, qui n'en avaient que 2,000, n'étaient point encore arrivés.

Cette autre mission, manquant au rendez-vous, qui s'avançait du Congo vers le Nil, était partie de Djibouti pour traverser le Ilarrar, franchir l'Omo, la Didessa, descendre la rivière Sobat, affluent de la rive droite du Nil, et occuper Fachoda, fermant ainsi le bras français de la croix africaine


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Marchand ignorait alors que les intrigues anglaises avaient remporté un premier succès.

L'illustre et énergique explorateur du Thibet, Bonvalot, avait été mis à la tête de la mission Djibouti-Nil.

Il devait recruter une armée abyssine pour la conduire à Fachoda.

Mais des révoltes éclatèrent dans l'empire d'Abyssinie ; des ras ou gouverneurs de province prirent les armes contre le Négus Ménélik, et ce dernier, obligé de châtier les rebelles, ne put envoyer des troupes à la mission Bonvalot qui avait remis le ^commandement à M. de Bon champs.

Bonchamps et sa troupe traversèrent donc sans renfort, au milieu des plus grands périls, les tribus sur leur route.

Mais le convoi fut obligé de s'arrêter au bord de la rivière, sans vivres, encombré de malades et ne trouvant pas une seule pirogue.

Tout cela avait été préparé par les agents britanniques.

La mission Bonchamps avait battu en retraite vcrsl'Abyssinie, parce que les révoltes de cette contrée avaient été créées par ces excellents Anglais si bien faits pour nous mettre des bâtons dans les roues.

N'importe, le triomphe était réel, et, dans leurs agissements sournois, les traîtres ne pouvaient s'empêcher de dire : « Les petits hommes comme ce Baratier sont d'une énergie incroyable. » Bonaparte aussi était de petite taille. Et, tout de même, ces petits hommes valent mieux que nous qui sommes cependant forts et robustes.

Marchand ne voyant pas apparaître le renfort sur lequel il comptait, ne se laisse pas longtemps abattre.

Sa tristesse se fond comme un nuage qui glisse devant le soleil, et son visage redevient radieux.

11 aperçoit une foule bariolée qui s'approche.


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C'est le Sultan Kour-Abd-el-Fadel ; les Chillouks se tiennent en arrière.

Les salutations commencent.

Simples, loyales et gracieuses de la part de Marchand.

Poétiques, ampoulées, problématiques, du côté de l'Arabe.

D'après le texte :

« Jeté salue, chef... Allah a tourné son visage vers ses enfants Chillouks puisqu'il amène parmi eux un hôte illustre.

— Je te salue aussi ; tu es sans doute le chef de cette ville?

— De. la ville et de tout le pays Chtllouk.

Le commandant s'avança vers lui, et lentement:

— Ecoute-moi bien.

-- Mes oreilles sont ouvertes à tes paroles, comme les lèvres du voyageur altéré aux ondes pures des sources murmurantes.

— Je suis Français,

— Fringi, toi?... pas Igli?...

— Non, pas Igli ; bien plus, je suis venu ici pour te protéger contre eux.

— Tu as bien peu de soldats !...

— En France, nous ne comptons jamais nos ennemis, ceux qui sont avec moi mourront avant de rendre la ville !

— Que veux-tu donc, enfin?

— Prendre possession de Fachoda au nom de, la France et planter mon drapeau sur la ville.

■— Et moi ?... je ne serai donc plus le chef des Chillouks ?

— Tu conserveras ton autorité, ton litre, si tu es fidèle... je ne, sévirai contre toi que si tu essayais de me tromper...

Rien ne peut être plus loyal, plus net et plus clair que ce palabre français,

L'Arabe, en voyant qu'il ne serait pas supplanté, ébloui, d'autant plus que notre héros ajouta que tout ce qui serait nécessaire à ses soldats lui serait payé.


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L'Arabe voyait donc un gain pour son pays et il s'empressa d'accueillir ses hôtes aussi bien que cela lui était possible : des jeunes femmes chantaient et dansaient pendant le repas qui dura assez longtemps.

Cependant, c'est par un effort de sa volonté que Marchand a su cacher son inquiète préoccupation.

Et, quand il fut seul avec Baratier, il confia à son ami qu'il avait des craintes sérieuses de croire que la mission Bonchamps avait dû être arrêtée en route. Que pourrait-il faire à Fachoda avec 150 hommes contre toutes les éventualités de la guerre.

Il fut décidé que Baratier partirait pour aller aux informations.

Le Sultan pensa que l'officier allait au devant du renfort; Marchand lui avait promis qu'il serait protégé contre l'invasion de l'ennemi ; il attendait avec confiance.

Et pourtant — que nos lecteurs n'en soient point surpris, tant il est avéré que l'étranger est dangereux et perfide, et que nos races franches ne doivent jamais se fier à leurs doucereuses façons, à leurs belles promesses, — et pourtant, tandis que Marchand se reposait avec confiance, l'Arabe recevait en secret un jeune homme de la race égyptienne, au regard rusé et faux.

Celui-ci sut exciter la superstitieuse frayeur du Sultan en lui persuadant que le Mahdi serait fâché contre lui parce qu'il avait laissé entrer les blancs dans la cité.

Et comme l'Arabe lui demandait, légèrement troublé, comment il aurait pu les empêcher d'entrer, ces hardis soldats aux mines audacieuses, le jeune renard lui conseilla d'envoyer un parlementaire au Mahdi pour lui demander du renfort contre des fallos qui sont venus de force chez eux. Et tandis que Marchand dormait tranquille, se croyant enfin à l'abri de


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tout danger, co traître, insinuuteur perfide du Sultan, partait la nuit, se cachant avec une grande précaution.

Et il revenait vite, lui, l'ami fidèle de notre héros, Baratier, qui avait été vite informé des échecs subis par la mission attendue impatiemment et arrêtée en chemin.

Le sournois Abd-el-Fadel demanda alors à son illustre hôte si son ami lui rapportait do bonnes nouvelles.

Et, franchement, Marchand lui apprit (pie le renfort ne viendrait pas, qu'il allait être obligé de s'en passer,

— Alors, s'écria l'Arabe, en laissant percer ses inquiétudes, vous nous laisserez à la merci de l'ennemi !

Marchand bondit d'indignation.

Là-bas, sur une côte escarpée, on avait planté le drapeau français, et ses couleurs fraîches tranchaient dans la vapeur du fleuve ; notre héros le montra du doigt au Sultan de Fachoda et il lui dit. « Vous voyez ce drapeau ? Eh bien ! il faudrait que nous fussions tous morts pour qu'il soit seulement touché et arraché de cette place ! »

L'Arabe en conserva une terreur mêlée d'admiration pour cet esprtf, chevaleresque et ce vrai courage, caries hommes de cette trempe-là sont rares, amis lecteurs, dans tous les pays du monde.

Le 24 août 1898, il y avait déjà six semaines que la mission Marchand était à Fachoda, et, en ce court espace de temps, sans perdre une minute, il y en avait eu du travail de fait. Voici ce que dit un Anglais dans son rapport :

« Les hommes creusent, bêchent la terre, ils fortifient Fachoda.

» Dans leurs moments de loisir, ils cultivent un jardin afin d'avoir des légumes frais.

» Le 19 juillet, l'enceinte est remise en état.

» Des fractions de tirailleurs se sont répandues dans la plaine en avant des retranchements. Elles ouvrent des tran-


Crococlillcs.



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chées en arc de cercle menaçant à la fois le fleuve ot la campagne. »

Il est à remarquer que les Chillouks témoignaient aux Français une sympathie qu'ils n'avaient pas du tout pour les Anglais.

Ainsi, un Anglais, ne pouvait se hasarder seul hors des rangs, il disparaissait bien vite ; tandis qu'un Français ne risquait rien du tout en allant se promener à l'aventure dans les immenses plaines autour du Nil.

C'est d'une façon un peu burlesque qu'un Sénégalais qui avait été en permission errer dans la campagne, revint une nuit — le 24 août — réveiller brusquement le commandant pour lui apprendre qu'il venait d'apercevoir deux canonnières et huit chalands contenant un grand nombre de soldats.

Marchand ne perdit pas une minute à réfléchir; il s'habilla à la hâte; un quart d'heure après, l'état-major était réuni.

Heureusement que les tranchées et les retranchements étaient achevés.

Chacun fut à son poste avant l'arrivée de l'ennemi.

Le lendemain, vers midi, on distingua deux canonnières à vapeur remorquant plusieurs chalands recouverts de tôle brillante au soleil, et paraissant très solides.

Cette flottille stoppa à deux kilomètres de Fachoda; un parlementaire s'avança dans une embarcation.

Dès qu'il fut en présence de Marchand, celui-ci le salua en lui demandant ce qu'il venait faire dans sa ville.

L'autre, un grand gaillard résolu, à la peau brune, aux yeux étincelants, répondit qu'il faisait erreur en disant que Fachoda était sa ville, que cette cité appartenait au Khalife.

Marchand, sans s'émouvoir, répliqua que Fachoda était aux Français par droit de conquête et qu'elle resterait aux Français ; qu'il devait aller dire à celui qui l'envoyait que les


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soldats qui étaient à Fachoda sauraient bien en défendro l'entrée.

Le messager lui apprit avec ironie qu'il y avait dans la flottille deux mille guerriers qui pourraient facilement entrer dans la ville, et il partit en lui disant :

« Adieu, toi qui vas mourir. »

L'énergio du chef n'est pas plus admirable que l'pbéissance des soldats sous ses ordres; et, de part et d'autre, le courage de ces héros est inoubliable.

Marchand voit que le danger pour eux est du côté du fleuve ; et, tandis qu'il se place en avant des tranchées pour faire face à l'ennemi, il commando au sergent Bernard de prendre huit hommes et de se camper derrière les maïs : « Jetez-vous dans les maïs... et... un feu d'enfer ! pour faire croire à l'ennemi (pie nous avons des forces considérables. »

Le sergent Bernard répond simplement :

—• Bien, mon commandant, comme s'il s'agissait d'une corvée ordinaire. Et ce brave va recruter huit bons tirailleurs qu'il place en embuscade derrière les maïs qui penchent lourdement vers le sol.

Les bateaux ennemis s'approchent.

Ils vont être en face des tranchées.

Le coup de sifflet de Marchand retentit ; c'est le signal ; tous les fusils s'abattent; deux, cents coups à la fois.

Les balles meurtrières tombent drues comme une grêle serrée sur les assaillants.

Elles sonnent sur les plaques de tôle qu'elles trouent, contrairement aux prévisions du Marabout, qui croyait qu'elles seraient un rempart invulnérable.

En se multipliant devant les tranchées et sur le fleuve, nos braves font face à tout ; les derviches étonnés n'osent plus avancer ; bientôt ils sont mis en déroute ; et, voyant qu'ils subissent des pertes considérables, ils songent à reculer.


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Mais une des flottilles est arrêtée; les obus français ont détraqué sa machine.

Tandis que l'autre flottille marche à son secours, le feu nourri des Français ne cesse de mettre la désolation dans les rang des derviches qui se battent à présent afin d'avoir les meilleures places de refuge, étalés au fond de leurs bateaux, et qui s'entassent les uns sur les autres.

Comment deux cents hommes ont-ils pu mettre en fuite deux mille Mahdistes?

Les Chillouks, qui s'étaient cachés dans leurs maisons, accourent avec empressement dès que la victoire est assurée. Ils témoignent par des cris de joie leur admiration et viennent féliciter les braves Français.

Ce sont des témoignages exagérés d'une sympathie arabe, mêlés à des discours magnifiques ; et le sultan consent enfin à signer le traité de pacification.

Il compare Marchand au soleil ou bien au dattier. Il avait retardé la signature du traité d'alliance, mais à présent il veut le reconnaître solennellement comme son suzerain.

Marchand peut bien se laisser aller à une joie débordante.

Il lui semble que, cette fois, le but atteint glorieusement, il ne lui restp plus rien à faire. Il pense bien à l'Angleterre, qui reste un point noir dans son ciel, mais il se dit que le fait étant accompli, que Fachoda leur appartient de droit et que nul n'oserait leur disputer ce territoire où ils viennent de se signaler d'une façon merveilleuse.

Le 29 août, on annonçait le convoi amené par le capitaine Germain.

Les bateaux lourds avaient pu sortir des marais du Bahrel-Ghazal et atteindre le Nil.

Les munitions arrivaient avec un renfort de cinquante hommes.

Officiers et soldats fraternisaient gaiement. Pour donner


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une idée des dangers qu'ils avaient courus, nous reproduisons de mémoire le passage d'une lettre du capitaine Germain :

« Nous avons mis vingt-deux jours pour traverser trente kilomètres do marais, un océan d'herbe et de bouc, couchant les nuits empilés dans les pirogues. C'est miracle que nous soyions sortis de là !... »

Quel tableau émouvant que ces hommes intrépides dans les batailles, si doux et si gais aux heures de repos, en dépit même des plus poignantes inquiétudes; car Marchand ne se dissimulait pas à lui-même et ne cachait point à ses amis que l'aide et le renfort attendus n'arriveraient plus et leur feraient certainement tort.

Pourquoi Ménélik n'avait-il pas envoyé ses troupes?

Pourquoi l'armée conduite par Bonchamps n'était-elle pas arrivée au rendez-vous ?

L'Ethiopie n'aimait pas les pays bas; elle ne séjournait que sur les terres hautes.

Les Ethiopiens ne descendaient donc jamais dans les marécages ; ils n'étaient pas aussi forts que les Fluropéens pour supporter les fièvres.

Or, on ne peut accuser Ménélik de complicité avec les Anglais puisqu'il est un allié de la France. Au point de vue de l'Ethiopie, le Nil n'était qu'un rêve ; ses vallées ne leur convenaient pas.

Et, tandis que Marchand mettait le pied sur Fachoda, les Anglais, préparés depuis longtemps, n'avaient pu cependant arriver avant lui, parce qu'ils étaient cruellement occupés à massacrer les derviches à Omdourman. Le Sirdar Kitchener avait rassemblé des troupes considérables ; il était en force pour tout soumettre sur son passage : « contre la force il n'y a pas de résistance » ; quand les villages surent ce qui s'était passé à Omdourman (les scènes horribles du massacre des blessés, des mourants, sans armes, sans défense), ils se rési-


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gnèrent à accepter ces maîtres nouveaux, les Anglais, aussi détestés que leurs anciens maîtres les Turcs.

Partout les drapeaux anglais se hissaient.

Et le nôtro flottait là-bas sur le Nil.

Le 17 septembre, des coureurs vinrent de vingt et un villages pour avertir Marchand que l'armée du Sirdar s'avançait et qu'elle allait conquérir Fachoda par la force brutale, comme elle avait conquis tous les pays du Nil.

« Il faudra voir ça ! cria Marchand. »

Et ils se tinrent tous sur leurs gardes.

Une poignée d'hommes contre des flottilles, des canonnières terribles !... une armée serrée, toute l'Angleterre marchant vers un point, où deux cents fusils se dressaient seulement pour essayer d'en barrer le passage !..,

Le Sirdar Kilchener haussait les épaules et ne se mettait point en peine.

Le 19, un parlementaire abordait à Fachoda, en présentant une lettre au commandant Marchand* Cette lettre, que celuici lut avec une fière attitude, était du Sirdar, contenue à peu près en ces termes :

Il lui apprenait sa mission.

« J'ai l'honneur de vous informer que j'ai attaqué le Khalife, à Omdourman et, ayant détruit son armée, j'ai occupé le pays.

» Je quitte Omdourman avec cinq canonnières et des troupes anglaises et égyptiennes pour me rendre à Fachoda.

» En route, j'ai rencontré des derviches que j'ai attaqués (les fameux derviches mis en fuite par Marchand), et je me suis emparé de leurs bateaux,

» Considérant comme probable qu'il y a des Européens à Fachoda, je crois de mon devoir de vous avertir de mon arrivée... »

Marchand fit part de cette lettre à son état-major ; il témoi-


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gnu son désir de tenir jusqu'au bout et il répondit au Sirdar qu'il le félicitait de ses succès do..t le bruit était venu jusqu'à lui. Il lui apprenait aussi que, par l'ordre de son gouvernement, il était venu occuper Fachoda o't qu'il ne le quitterait pas sans nouveaux ordres. Il lui apprenait encore qu'il avait combattu les derviches et mis en fuite leurs flottilles après les avoir percées.

Enfin, il lui annonçait qu'il avait demandé du renfort dans le cas d'une seconde attaque des derviches et que son arrivée l'avait empêché de parvenir jusqu'à Fachoda. Il terminait en lui disant qu'il serait heureux de le recevoir et de le saluer au nom de la France.

Une vive satisfaction se peignait sur tous les visages.

La lettre du commandant était d'une diplomatie parfaite.

Et l'on vit s'approcher devant Fachoda les canonnières aux mines menaçantes.

Alors le commandant Marchand monta dans une petite barque avec le capitaine Germain pour aller au devant du Sirdar Kitchener.

Celui-ci était entouré de son brillant état-major; il s'avança avec courtoisie et engagea la conversation ainsi :

Il lui dit d'abord qu'il était très sensible à son approbation, mais qu'il avait lui-même à proclamer son admiration pour cette magnifique traversée de l'Afrique à travers tant de périls.

Puis, avec ironie, le Sirdar demanda si le commandant comptait rester longtemps à Fachoda,

— Mais, s'écria Marchand, j'y resterai jusqu'à ce que mon gouvernement juge à propos de m'envoyer des troupes de relève.

— Prétendez-vous dire que vous considérez Fachoda comme ville française ? demanda'vivement le Sirdar.

Alors Marchand fit un grand geste pour lui indiquer le drapeau français :


Entrevue du Sirdar et de Marchand.



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— Peut-être ne voyez-vous pas bien d'ici les couleurs de la France, elles abritent toujours une terre française !

— Je pense cependant que vous ne laisserez pas ce drapeau, car l'Angleterre, au nom du Khédive, a pris possession de toute la vallée du Nil.

— Pas de Fachoda ! s'écria Marchand.

-—• Le Khédive considère comme une violation des droits de la Grande-Bretagne votre occupation à Fachoda !

— J'ai reçu des ordres de mon gouvernement ; je ne sortirai pas d'ici sans de nouveaux ordres l

— Et moi aussi, j'ai reçu des ordres ; je suis homme de devoir comme vous. Si vous exécutez les ordres de votre gouvernement, moi je dois rétablir l'autorité égyptienne dans le moudirieh de Fachoda !

Et il ajouta d'un ton cassant :

— Vous vous êtes installé ici, commandant, uniquement parce que mon armée était occupée à renverser les derviches à Omdourman ; sans cet arrêt, nous serions arrivés ici avant vous, nous vous aurions écrasés facilement !... Vous êtes tous considérés comme morts.

Sa mauvaise foi éclatait dans ces paroles.

Qui sait ce qu'on dirait là-bas si, lui Marchand, ne pouvait faire savoir ce qui s'était passé ?

Cependant, il tint bon , il eut l'air de croire que le Sirdar plaisantait.

Celui-ci s'écria qu'il ne plaisantait jamais.

Il demanda à Marchand s'il se rendait bien compte de la force de son armée.

— Oui, j'ai comparé mes forces et les vôtres, répondit simplement Marchand.

— Et vous concluez ?

— Que nous serons vaincus, répondit notre héros. Mais, de ce que la lutte est sans issue, il ne s'ensuit pas que l'on


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doive fuir. L'honneur commande le sacrifice, nous sommes tous prêts à mourir, général !

Le capitaine Germain, fort ému, serra la main do son commandant comme pour témoigner la même pensée.

Le Sirdar admirait cette bravoure, ce sublime héroïsme ; il avouait que c'était le devoir et qu'il en ferait autant.

— Mais, si vous avez accompli votre devoir en venant planter votre drapeau à Fachoda, vous ne nierez pas, commandant, que, moi aussi, je dois accomplir mon devoir en faisant planter ici le drapeau égyptien.

— Je ne le nie pas, répondit simplement Marchand.

Le fait était acquis. Le tour était joué, la ruse avait réussi à tourner l'esprit loyal français. Le Sirdar était prêt à planter son drapeau. Il montrait les canonnières et les soldats tout groupés. Puis il demande que le commandant indique luimôme la place où devait être mis le drapeau. Il fallait en finir.

L'entretien avait été assez long.

Le coeur du Français était brisé.

Et le capitaine Germain indiqua la place où ils allaient planter leur drapeau.

Tandis que le canon tonne pour fêter cette prise de possession, nos Français souffrent de cruelles tortures. Ah ! qui aurait pu prévoir un tel coup?

Le Sirdar écrivit ensuite à Marchand qu'ayant hissé le pavillon égyptien à Fachoda, le gouvernement de ce pays a été repris par l'Egypte, et que, par ordre de son gouvernement, il ne peut laisser aucune occupation par la France.

Enfin, il décrète que le transport du matériel de guerre et de vivres par le Nil est interdit à toute embarcation naviguant sons un autre pavillon que le pavillon anglais.

Nos amis allaient donc être réduits par la famine.

Le major Jakson était établi gouverneur de Fachoda, commis à la garde du drapeau anglais.


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Marchand, commandant aussi à Fachoda, gardien de l'honneur français.

Quelle situation pénible pour nos héros.

Et, quand on pouvait s'attendre, pour le moins, à une indemnité à l'égard de la France, le gouvernement britannique avait l'audace de répondre qu'il n'entendait racheter par une compensation quelconque le départ de Marchand.

Les Français savaient bien que tous les territoires du Nil étaient aux Anglais ; ils n'avaient qu'à ne point tenter l'entreprise de venir camper sur un des points.

De plus, dans son rapport, le Sirdar Kitchener raillait tant soit peu l'audace de cette petite armée qui avait réussi à venir planter son drapeau à Fachoda.

Et il ajoutait que le Sultan avait été surpris lui-même dans sa bonne foi, qu'il avait cru avoir affaire aux Anglais, qu'il n'avait jamais pensé faire aucun traité avec la France.

Voici le sanglant affront réservé au plus éclatant courage d'un homme plein de coeur et de bravoure !

L'héroïque mission avait souffert et lutté en pure perte.

Baratier, appelé par le gouvernement français à venir rendre compte de ce qui s'était passé à Fachoda, dut partir le 30 septembre 1898 et, après avoir communiqué au bureau diplomatique du Caire le rapport de Marchand, il s'embarquait et arrivait à Marseille le 20 octobre.

Là, une foule en délire l'attendait. Sa famille était mêlée à cette foule sur le quai.

Une délégation des élèves des écoles de commerce et de marine vint offrir au capitaine Baratier les insignes en brillants de son nouveau grade d'officier de la Légion d'honneur.

Notre ami Marchand, lui,avait été nommé chef de bataillon.

Mais, comme ce titre, reçu à Fachoda dans une aussi triste circonstance, lui fit saigner le coeur.



X

Le Rêve de Marchand



X

Le Rêve de Marchand

Tandis que son ami Baratier est à Paris, entouré des siens, fêté, accueilli partout en héros, Marchand est inactif et rêveur à Fachoda, en face de ces deux bastions au haut desquels flottent deux drapeaux.

— Lequel, se demande-t-il avec une angoisse indescriptible, lequel cédera sa place à l'autre ?

Et, craignant trop de deviner la réponse, il serre ses poings convulsivement; il va et vient avec un désespoir farouche.

Le temps lui dure trop.

Les jours sont trop longs.

Il faut qu'il voyage, qu'il aille au devant des nouvelles do France.


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Et, confiant son poste au capitaine Germain, il s'embarqua sur le Faidherbe.

A Omdourman, il pensa aux combats sanglants dont le souvenir ne peut s'effacer, à cette boucherie sans précédent dans l'histoire, cette armée noire lancée par un général anglais pour ne pas laisser un seul blessé.

Et pas un de ces malheureux, même en se traînant à l'écart, n'a pu mourir en paix; ils étaient traversés — tous ces pauvres blessés sans armes — de part en part, par les terribles baïonnettes. Oh !... c'est un peu cannibale cet exemple-là 1

Mais il a servi l'Angleterre tout de même, car les autres villages, affolés par l'épouvante d'un tel sort qui les menaçait, n'ont pas osé essayer de se défendre.

Et le Sirdar n'avait qu'à se donner la peine de passer en triomphe pour aller ensuite récolter une moisson de gloire... d'or plutôt.

Marchand a le coeur angoissé.

Est-ce cela qu'on appelle un héros, un brave? ce général superbe d'attitude qui a été — il est vrai — plein de courtoisie à son égard lors de son fameux entretien à bord de sa canonnière.

Mais il ne peut non plus contester que, sur son passage à Berber, à Athara, il trouve de la part des officiers anglais un accueil très gracieux. Tous lui font des compliments sur son courage. Il entend cependant résonner à ses oreilles ces mots qui sonnent d'une façon bien dure pour lui:

« Bast !... on n'ira pas se battre pour un marais ! Fachoda ! un pays de boue ! »

151 si, sur ce marais, dans ce pays de boue, on a planté le drapeau français, est-ce qu'on ne peut pas bien se battre pour ça ?...

Ah !... comme il y en a de ces pensées qui se remuent dans sa poitrine ! Et comme nous les comprenons, nous qui ne som-


Murduuul, eninmundetir do lfi légion d'honneur.



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mes pourtant pas fait pour les batailles. Comme nous sentons en nous ce grand désir de se faire hacher pour sauver un morceau du cher drapeau !

Arrivé au Caire, Marchand n'apprend encore rien.

Il ne sait rien de ce qui se discute là-bas ; cette grande question reste sans réponse ; l'Angleterre gardera-t-ello Fachoda?

Alors, il s'éloigne de la ville; il dépasse Boulaq, il allait du côté du Nil pour rêver, pour revivre toute sa vie passée.

Et, dans cet immense silence qui l'enveloppe, assis à l'ombre allongée des palmiers qui se mirent dans le fleuve, Marchand baisse la tête vers ce miroir où il voit passer l'un après l'autre tous les tableaux de son existence.

Le défilé commence par cette humble scène de Thoissey ; la chère image de l'absente l'anime au premier plan. Cette mère si tendre qu'il ne doit plus jamais revoir en ce monde, doit envoyer alors à son cher fils bicn-aimé les consolations infinies ; elle doit lui chuchoter les douces espérances de l'avenir et lui montrer la vraie patrie où on ne souffre jamais, où l'on se retrouve enfin.

Mais l'image bénie s'est évanouie.

Sa vie chez le notaire, ses premiers exploits d'officier, son départ pour cette dune de sable, au nord de Saint-Louis; oui, il revoit un à un tous ces tableaux.

Et maintenant : En avant 1

En avant pour la gloire !

Sa première blessure, l'assaut à Koundiau.

Gomme il grimpait intrépide pour planter le drapeau sur cette brèche dans laquelle le capitaine de Fromcnthal a disparu.

Puis, le voici en explorateur sur le Niger.

A Koura, il se voit au milieu des terribles Touaregs qui ont massacré Crampel et assassiné Mores.


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Le rêve est rapide ; ses contours sont légers comme ces vapeurs que le soleil met sur le Nil.

Il regarde maintenant Kabara où il est jeté, privé de tout, entouré des plus grands dangers.

Son indomptable énergie ne lui a-t-elle pas fait accomplir un tour de force : quand il a surveillé en deux mois la construction d'une route de 250 kilomètres?

Puis, Marchand revoit la France, le cher Thoissey et les bîen-aimés qui l'attendent avec tant d'impatience. Le pauvre commandant soupire.

11 secoue le rêve pour aller plus vite; il vole sur les pas d'Archinard et devient chef de colonne.

Il se lance à la poursuite de l'ennemi Ahmadou.

Le voici blessé à Diéna. Il ne mourra pas encore. Ah ! son chemin n'est pas terminé ; voici une longue route, il est entraîné de batailles en batailles avec les troupes de Tiéba.

Il échappe à la mort préparée par le traître qui a mis le feu dans sa lente.

11 revoit son allié Dialakoro et le lieu où il se réfugie à Kounlini.

Et, dans ce, repos, cette trêve accordée à sa convalescence, il se voit surveillant les agissements de Tiéba qui se prépare, avec les Anglais.

Ah !... le voici à Sikasso, capitale des étuis de Tiéba.

Le grand jour se lève où la mission Congo-Nil a été formée.

Marchand, d'un regard ému, revoit ces préparatifs pleins de gaîlé avec son ami Baratier — Oh! ce Bara|ier qui doit lui apporter la fameuse réponse ■— Ah !... son coeur bat plus vite. Non pas sans douleur à ce souvenir. Car il revoit la montée du Congo. Il revoit lo marais de Bahr-el-Ghazal.

Il se souvient qu'une expédition de six cents hommes y est restée, dans ces herbes et dans cette boue.


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Et lui, courageux jusqu'à la folie, comme il a su les emmener tous après lui comme s'ils avaient des ailes au bout des pieds.

Des ailes ! l'esprit de Marchand en a toujours eues.

Les envolées d'autrefois à travers la brousse d'Afrique ne sont rien à côté de ces grandioses échappées dans les pays le long de ce Nil où il est couché rêveur.

Fachoda lui était apparu dans les dernières lignes d'un horizon nimbé de soleil; Fachoda lui avait appartenu. Et maintenant Fachoda allait lui être repris.

Non, cette somnolence n'est plus possible.

Marchand se secoue, il se lève et il se remet à traverser le bourg jusqu'au Caire. Là, il télégraphie à Baratier à bord de tous les paquebots venant de France qu'il est au Caire à l'attendre.

Et il l'attend.

Enfin, une après-midi, notre brave héros, plus fatigué de cette longue attente que de tous les combats qu'il a traversés, enfin, il reconnaît de loin son ami Baratier, porteur de la fameuse nouvelle qu'il a hâte de connaître, mais qu'il devine bien, hélas ! surtout en considérant la tristesse répandue sur le visage ordinairement si gai du capitaine.

Tous deux se sont précipités dans les bras l'un de l'autre.

Nulle parole n'a été prononcée et Marchand a compris qu'un liait de plume avait donné Fachoda aux Anglais.

Que n'ont-ils eu, à eux deux — ces grands coeurs — un millier d'existences à disposer ! mais il en faudrait bien davantage encore pour combattre cette Angleterre égyptienne dont l'insolent triomphe semble insulter leur douleur.

Et, ne pouvant plus rester là, au Caire, la ville bruyante qui se met à pavoiser ses balcons, nos deux amis vont partir immédiatement pour aller s'embarquer sur le Faidherbe resté français, qui les a^ait si crânement conduits et qui va les


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porter une dernière fois, là-bas où les amis attendent, hélas ! pour aller décrocher doucement, sans secousse, le cher drapeau, et l'emporter, roulé sur sa hampe, pressé contre leurs deux coeurs qui battent à l'unisson. / ./. ,

Ainsi finit l'odyssée de Marchand./


TABLE DES MATIÈRES

Préface , 7

Avant-propos Il

I. — Premières années de Marchand 15

IL — Premier départ de Marchand 27

III. — Kayes, première étape glorieuse 39

IV. — Premières campagnes «f>l

V. ■— Le Transnigérien fil

VI. — Marchand poursuit ses victoires 73

VIL — Comment Marchand sut entrer dans Kong.... 83

VIII. — La mission Congo-Nil 93

IX. — Sur le Nil. — Fachoda 109

X. — Le rêve de Marchand ,..., k ... 135

Limoges. Imprimerie Mme Burbou.