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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1996

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 1996

Description : 1996 (T60 = SPECIAL CONGRES).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5452190q

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 03/12/2008

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Revue Française de Psychanalyse

Les clivages

1996

Tome LX Numéro spécial congrès

puf


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

publiée avec le concours du Centre National du Livre

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS, constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR

Claude Le Guen

DIRECTEURS ADJOINTS Gérard Bayle

Jean Courrait

REDACTEURS

Marilia Aisenstein Cléopâtre Athanassiou Jean-José Baranes Andrée Bauduin Thierry Bokanowski Pierre Chauvel Paul Denis

Monique Gibeault Claude Janin Kathleen Kelley-Lainé Ruth Menahem Denys Ribas Jacqueline Schaeffer Hélène Troisier

SECRETAIRE DE REDACTION Catherine Alicot

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06.

ABONNEMENTS

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Abonnements annuels (1997) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès des Psychanalystes de langue française :

France : 700 F — Etranger : 840 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la

Revue française de Psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris. Tél. 01 46 34 7436.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.


REVUE FRANÇAISE

DE PSYCHANALYSE

CINQUANTE-SIXIÈME CONGRÈS DES PSYCHANALYSTES

DE LANGUE FRANÇAISE DES PAYS ROMANS

PARIS, 16, 17, 18, 19 MAI 1996

les clivages

TOME LX SPÉCIAL CONGRÈS

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

PARIS


Sommaire LES CLIVAGES

Rédacteurs : Ruth Menahem et Pierre Chauvel

I — Gérard Bayle — Présentation du rapport, 1303. — Les clivages, 1315

Il — DISCUSSIONS ET CONTROVERSES

Florence Guignard — Un trouble de pensée sur la Métapsychologie, 1551 Thierry Bokanowski — Clivages, théories sexuelles infantiles et écoute de l'analyste, 1567 André Brousselle — Du clivage à la croyance manichéenne borgne, 1573 Éloïsa Castellano-Maury — Le « politically correct » : terreur et tabou ? 1577 Pérel Wilgowicz — Transmission générationnelle ou vampirisme ? 1581

III — FONCTION SYNTHÉTIQUE DU MOI ET FONCTIONNEMENT PSYCHIQUE

Bernard Chervet — Cycle de la latence, clivage du Moi et conversion mystique, 1585 Jean Cournut— Métapsychologie du caractère et permanence des clivages, 1597 Jean Guillaumin — La croyance et la fonction de synthèse du moi dans l'interprétation des clivages, 1619 Marie-Françoise Laval-Hygonenq — Fonction synthétique du moi et ébranlement identitaire, 1629 Claude Nachin —A propos des clivages du moi et des clivages du psychisme, 1643 Bernard Penot — Vous avez dit fonction synthétisante ? 1651

IV — CLIVAGE ET REFOULEMENT

Pierre Chauvel — Répression et clivage, 1659

Claude Le Guen — Comme un cristal anisotrope discontinu, 1663

Henri Vermorel — Refoulement et clivage dans l'hystérie, 1669

V — DÉMANTÈLEMENT, MORCELLEMENT

Cléopâtre Athanassiou-Popesco — Étude distinctive du clivage et du démantèlement, 1681 Denys Ribas — Démantèlement, identité adhésive et clivage, 1689 Eisa Schmid-Kitsikis — Le chemin plein d'embûches de la « vérité » en cure analytique, 1691

VI — ILLUSTRATIONS CLINIQUES

Dominique J. Arnoux — Le clivage comme révélation, 1699

Anne Clancier— Dépersonnalisation et fonction synthétique du Moi, 1711

Christine Jean-Strochlic — Une cruelle étourderie, 1715

Christian Jouvenot — Anna en week-end, 1719

Evelyne Ville — La levée du clivage : de la régression à la perception, 1725

VII — RÉPONSE AUX INTERVENTIONS —GÉRARD BAYLE

VIII — LES MODÈLES PSYCHANALYTIQUES

Manuella Utrilla-Roblès — Quelques réflexions à propos des modèles psychanalytiques, 1749


Le LVIe Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans qui s'est tenu à Madrid les 16, 17, 18 et 19 mai 1996 a donné lieu à la présentation de trois importants rapports et à de trop nombreuses interventions pour qu'il soit possible de publier l'ensemble dans le seul numéro de la Revue française de psychanalyse consacré au Congrès. Le Congrès rassemblait trois thèmes liés entre eux : les clivages et les défaillances de la fonction synthétique du moi, la croyance et enfin les modèles psychanalytiques. Nous avons pris le parti de regrouper le rapport et les interventions sur le rapport de Gérard Bayle et ses collaborateurs, « Les clivages... », avec le travail de Manuela Utrilla-Roblès « Les modèles psychanalytiques » dans le numéro qui vous est présenté et de bâtir autour du rapport de Carlos Padron Estarriol le n° 3 de 1997 « Croyances ». Nous remercions les trois auteurs d'avoir accepté que soit publiée une version réduite de leur travail afin qu'une place puisse être faite aux articles élaborés à partir des

interventions du Congrès. Nous avons été également contraints à ne pas intégrer à ces numéros un certain nombre de communications prépubliées que le lecteur pourra retrouver, ainsi que les versions complètes des rapports présentés à Madrid, dans le Bulletin de la société psychanalytique de Paris, n°s 39 et 40, disponibles à la Bibliothèque Sigmund Freud, 15, rue Vauquelin, 75005 Paris.



I — Les clivages



Présentation

Gérard BAYLE

Les origines de ce rapport

« Pour un moment je me trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant. »

Vous avez reconnu les premières lignes de l'article de Freud écrit en 1938 sur le « Clivage du Moi dans le processus de défense » à propos de la fonction synthétique du Moi, car c'est de ses défaillances qu'il est question à propos de la nouveauté et de la déconcertation. De mon côté, ce que je veux vous communiquer est un reflet de l'état de déconcertation, de perplexité, de gêne parfois douloureuse et bien sûr d'intérêt qui fut à l'origine de cette étude des clivages. Ce rapport s'est fait en deux ans, autour d'un séminaire tenu avec des collègues de Bourgogne et de Franche-Comté que je remercie pour leur collaboration, ainsi que les amis très chers qui ont constitué un comité de lecture exigeant.

Dans le passé, le modèle de la névrose servait d'axe de référence quasi exclusive pour la formation des analystes. La métapsychologie évoluée du refoulement, son rôle fondateur de la psyché, lui donnaient à juste titre la meilleure place dans le cortège des défenses. Le déni et le clivage n'étaient pas absents du programme, mais d'une part ils concernaient les psychoses et les perversions et d'autre part la métapsychologie de ces concepts analytiques restait très peu abordée ; ils apparaissaient comme des adjuvants du processus central de refoulement, comme des aides à la défense du Moi.

Puisque les névroses de transfert tenaient l'essentiel du programme, nolens volens les patients devaient en quelque sorte s'y conformer. Les formateurs insistaient vivement pour que soient exposés de « bons-cas-de-supervision », c'est-àdire des patients ayant une névrose hystérique, phobique ou obsessionnelle. Cette attitude persiste encore à un faible degré mais c'est à partir de structures

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


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moins nettes que se font actuellement les progrès théoriques et pratiques les plus importants.

Les cures particulièrement éprouvantes en raison d'attaques répétées du cadre poussent à dépasser une vision trop simple de l'analyse et conduisent à la prise en compte de réactions contre-transférentielles sans lesquelles les processus conduisant à des clivages resteraient inaccessibles. En bref, l'analyste vit alors en son nom ce que le patient ne peut ni ressentir ni symboliser. Le mal-être de l'analyste (ou parfois son excès de bien-être !) et le scandale de l'incompréhension doublé de surprenantes attaques du cadre analytique, d'où qu'elles viennent, poussent à la recherche bibliographique, théorique et clinique, au-delà de certitudes temporaires. La notion de clivage s'impose.

Du clivage du Moi au clivage du Soi

Le rapport insiste sur l'aphorisme : « Pas de clivage sans collage. » Veuille le lecteur y percevoir l'importance d'une forme engluante de captation narcissique d'un sujet par un autre ; asservissement pervers des processus défensifs d'un sujet par un autre. Je tiens particulièrement à cette vision allusive qui désigne les plus importantes dégradations psychiques. De celles-ci, j'ai tenté de rendre compte en termes de clivage structurel, avec une argumentation qui pour la résumer lapidairement est la suivante : « Le clivage fonctionnel du Moi des parents engendre le clivage structurel du Soi des enfants. »

Le Moi émerge du Soi sans pour autant jamais le perdre. Nous avons retenu la définition du Soi proposée par Evelyne Kestemberg (1978). Il constitue la première configuration organisée de l'appareil psychique qui émane de l'unité mère-enfant. Il représente, au niveau du sujet - objet de la mère -, ce qui appartient en propre au sujet, de façon extrêmement précoce, avant que ne soit instaurée la distinction entre le sujet et l'objet. Du fait que l'enfant est objet pour la mère et que les fantasmes de celle-ci modulent les prémices de son organisation psychique, la relation objectale est incluse dans l'auto-érotisme primaire et dans la continuité narcissique du sujet. Le Soi ne peut être identifié au Moi qui reste l'instance organisante mais il représente en son sein la source du sentiment du Je (Ichgefühl). Cette configuration psychique, qui ne se confond ni avec le Moi ni avec l'objet, persiste tout au long de l'existence ; elle conditionne la qualité du Self selon Winnicott (1971 et 1974).

Ce qui appartient à un sujet, mais ne fut jamais subjective, peut se glisser dans ses pensées, ses actes, son sentiment d'identité, avoir toujours été là et faire partie de sa chair même. Ce «jamais subjective», source d'une inquiétante familiarité, reste marqué par ses origines : l'objet primaire. Certaines précautions


Présentation 1305

excessives de l'entourage sont destinées à protéger la descendance de l'écho proche ou lointain de deuils non faits, d'horreurs sans nom, de blessures psychiques mal cicatrisées. Mais ce faisant, c'est l'entourage qui se protège lui-même. Il y a là, peu ou prou, qu'on le veuille ou non, une forme de perversion narcissique. Les perversions narcissiques entament non seulement le Moi, mais aussi et d'abord le Soi sous la forme de clivages souvent ineffaçables. L'hallucination négative, le déni, l'idéalisation et la forclusion y déploient leurs attaques de la symbolisation, de la subjectivation et de la structuration oedipienne. Ce sont ces processus qui agissent si puissamment sur le contre-transfert de l'analyste.

Economie et dynamique des clivages

En 1987, je communiquais ce que m'inspirait une réflexion sur ces réactions contre-transférentielles. Le sous-titre de ma conférence était: «Tu cliveras ton prochain comme toi-même. » J'y tiens plus encore qu'au titre qui était «Traumatisme et clivage fonctionnel ». Ce fut diversement reçu. Certains m'ont encouragé à travailler dans cette voie, mais pour d'autres, je me mettais dans le camp des croyants à quelque communication d'inconscient à inconscient, forme de mysticisme populaire et millénaire dont Freud aurait été parfois atteint, ainsi que le montreraient certains textes, et particulièrement Les Nouvelles conférences. On se souvient qu'il avait fait état de « transmissions de pensées » entre lui et un patient au moment d'une séparation définitive. Plus que de prêter un sens à ces coïncidences, je les vois comme des masques rapidement jetés sur le traumatisme dû à la perte d'une relation fortement investie, comme des soutiens pour une croyance opportuniste et temporaire. Ce que la symbolisation y perd se trouve disponible pour contenir et différer un travail de la perte, préalable à un travail de deuil. Je rattache certaines des productions contre-transférentielles à des contre-investissements luttant contre un manque ou une perte trop importants pour être symbolisés dans la cure ou du moins engagés dans le processus de refoulement. Ce sont des contre-investissements destinés à maintenir la stabilité du narcissisme, quoi qu'il arrive. Ils tirent leur énergie de ressources libidinales venant suppléer aux défaillances de l'énergie indifférenciée du Moi, alors insuffisante et maintiennent ainsi un clivage fonctionnel transitoire.

Les indications de Freud à propos des défaillances de la fonction synthétique du Moi confortent ce point de vue. Mon insistance constante sur les points de vue économique et dynamique tente d'en rendre compte sur un plan métapsychologique rarement abordé. Ces deux points de vue sont plus proches du mouvement de la vie que le point de vue topique. S'ils peuvent se prêter à des abus de croyance figée et de conviction rassurante, c'est toujours à un moindre


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degré que pour celui-ci. De même que la carte ne montre pas les vagues sur l'océan, aucun schéma ne rendra compte des surprises énergétiques de la psyché et de leurs destins. Ces surprises possibles sont la garantie d'un inachèvement théorique et en ce sens elles soutiennent la vie.

La recherche sur les énergies mises en jeu dans tous les processus de défense permet, pour notre propos, d'explorer les voies et les buts de la coexcitation de soi par soi, ou de soi par l'autre dans des visées plus réparatrices qu'hédoniques. La clinique dont les clivages rendent compte est au-delà des possibilités de compromis, des capacités de liaison du Moi. Les clivages et leur entretien conduisent à des troubles secondaires qui, sous prétexte de compromis ou de tendance à la synthèse, fournissent seulement de l'énergie et des scories. Ils sont à mettre à l'enseigne du « coup de force ». Dans ce domaine, la dialectique, la symbolisation et les tendances synthétisantes existent mais sont perverties. Leurs effets sont détournés au profit du déni, de la forclusion, du mensonge, de la petite ruse malhonnête. Les acquis de la structure névrotique sont asservis par des processus pervers. Nous l'avons dit et redit, au monde du clivage, tous les coups sont permis. L'alternative est simple : ruser ou disparaître. Les règles du jeu antérieur, celui du refoulement dans la névrose, n'ont plus cours, sauf pour être perverties. Un régime totalitaire règne sur la psyché et pour l'endurer il faut pouvoir dire une chose et son contraire. L'horreur de la castration est toujours au premier rang, parfois voilée par une attitude pessimiste, ou petitement philosophique, masquant le scandale de la sexualité infantile mise à contribution, ainsi que l'a montré Pierre Bourdier (1969). Le clivage lutte contre l'extension de la désintrication des pulsions, résultat de cette horreur dont les effets seraient l'écrasement du sujet par la terreur des perceptions d'absence, ou l'éclatement par emballement du déni de ces perceptions. Afin d'obtenir une situation d'équilibre figé entre intrication et désintrication, il faut non seulement rejeter et désavouer les perceptions dangereuses, leur donner un substitut, mais aussi mettre un frein, et même un verrou au coût dispendieux du déni et des formations prothétiques qu'il engendre. Ensuite, il faudra entretenir le verrou...

Nous nous sommes inspirés encore une fois de la phrase de Freud :

« Et à quelle réaction contre cette irruption pouvons-nous nous attendre de la part de la vie psychique? Elle fait appel à toutes les charges d'énergie existant dans l'organisme, afin de constituer dans le voisinage de la région où s'est produite l'irruption une charge énergétique d'une intensité correspondante. Il se forme ainsi une formidable "contrecharge" au prix de l'appauvrissement de tous les autres systèmes psychiques» (1920, p. 37).

Le recrutement d'énergie des clivages se fait par étapes successives et en fonction des besoins à partir de celle qui accompagne les retours du refoulé, les auto-érotismes et les processus hallucinatoires. Dans tous les cas, ce n'est pas ce


Présentation 1307

qui est véhiculé, représenté, qui compte, mais l'énergie du véhicule. Face à la castration ou à sa menace, ces déferlements énergétiques servent à construire d'abord un objet prothétique de remplacement, puis un voile masquant la supercherie. Le fétiche est le prototype de ce voile. Les contre-investissements narcissiques créent et entretiennent ces deux formations.

Quelques points essentiels du rapport

Si je devais souligner cinq points de cette étude, ce seraient les suivants :

— la distinction entre le fétiche et l'objet prothétique ;

— la distinction entre les objets phobiques, fétichiques et transitionnels ;

— la distinction entre le rejet et le désaveu dans la constitution du déni ;

— l'articulation des défenses entre elles ;

— le leurre de la fonction synthétique du Moi.

La distinction entre le fétiche et l'objet prothétique. — La création et le maintien de l'objet prothétique (qui n'est pas le fétiche, notons-le bien) sont assurés par le cortège hallucinatoire qui tente de préserver de toute altération l'objet interne antérieur à la blessure. Par objet interne, nous entendons habituellement l'ensemble des fluctuations des mouvements d'investissements inconscients, préconscients et conscients dans un échange avec l'objet externe. Si ce dernier est absent ou gravement menacé, les mouvements pulsionnels qui le concernaient seront orientés vers une prothèse interne construite à grands frais de libido. Sa protection est assurée par l'activité fétichique.

L'engagement des forces du sujet sursature alors une figuration qui n'est ni celle de l'objet perdu, ni celle de l'objet prothétique, mais un nouveau leurre construit sur de l'inerte, du rebut. Le contraste entre l'investissement de l'objet prothétique et celui du fétiche rend ce dernier si brillant, si éclatant, que le premier reste dans l'ombre. Plus l'objet prothétique (réalité psychique) sera proche et dangereux, plus le fétiche (réalité matérielle) inerte, investi libidinalement, devra l'éclipser. Ici, un courant d'investissement en isole un autre, et le laisse hors de l'écoulement psychique général, tout en l'alimentant. Une partie de la force donnée au fétiche est dérivée pour entretenir et isoler l'objet prothétique, tout comme l'intensité et l'orientation d'une lumière engendrent par contraste l'isolation, la profondeur et la répartition des ténèbres. Par un détournement des pulsions érotiques rassemblantes, la partie surinvestie, fétichisée, exerce une attraction. La partie relativement désinvestie et infiltrée par la pulsion de destruction (l'objet prothétique) suscite une répulsion. Nous avons donné comme


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images de ces oppositions celles du brillant et de l'obscur, du plein et du vide, de l'érigé et du gouffre, du net et du flou, de l'orienté et du désorienté.

La distinction entre les objets phobiques et fétichiques. — Mais si je pouvais garder un autre point du rapport, ce serait celui où assez brièvement a été introduite une distinction entre trois types d'objets: fétiche, transitionnel et phobique. Une même contrainte économique peut pousser au déni ou aux refoulements, primaires notamment. Dans les deux cas, il y a trop d'excitation et il est fait appel à un objet, soit phobogène, soit fétichique pour la drainer. La différence entre les deux, fondamentale, tient à l'origine de cette excitation et à son destin. La phobie fait pièce à une menace de traumatisme pulsionnel, le fétiche à une réelle blessure narcissique. La phobie protège de la blessure, le fétiche tente de la nier. La phobie s'étaye sur des processus symboliques de déplacement qui donnent accès aux métaphores permettant d'envisager le sacrifice d'une partie pour sauver le tout. Le fétiche répond à une carence des processus de symbolisation, et contraint à une condensation sur un objet, par une opération qu'on pourrait dire métonymique.

La distinction entre le rejet et le désaveu dans la constitution du déni. — J'insisterai sur un troisième point, celui des composants du déni qui n'est pas un processus défensif simple. Nous avons résumé notre position de la façon suivante : « Déni = rejet + désaveu ». Notre traduction de Verleugnung est déni plutôt que rejet ou désaveu ; le premier relève de l'acte, le second de la méconnaissance et de la désymbolisation. Pour autant, nous ne manquons pas de les combiner entre eux pour donner le déni. En cela, nous suivons une remarque de l'Abrégé de psychanalyse : tout rejet se double d'une acceptation partielle, et celle-ci peut faire l'objet d'un désaveu non moins partiel. Un « Je rejette et je désavoue » implique un « j'accepte et j'avoue ».

L'association du rejet et du désaveu n'est pas fixe. Il ne semble pas y avoir d'influence d'un composant sur l'autre, du moins dans leur libre jeu. Les proportions en sont variables et leurs variations confèrent au mouvement défensif résultant une multitude d'aspects cliniques. La prédominance du rejet conduit aux actes de décharge. Celle du désaveu mène à l'hallucination négative.

L'articulation des défenses entre elles. — Pour en traiter, je partirai de la forclusion qui n'est pas un processus de défense, mais une attaque de la symbolisation, une inanisation. Elle engendre les clivages structurels par défaut de transmission symbolique. Pour reprendre l'image déjà proposée, elle correspond à l'arrachage d'un certain nombre de pages d'un dictionnaire. Les mots se renvoyant les uns aux autres se trouveront contaminés par ce manque. Des clivages


Présentation 1309

fonctionnels peuvent tenter d'isoler tel ou tel secteur de la vie psychique mais c'est seulement leur organisation en structure perverse qui peut contenir les progrès de la dégradation a-symbolisante et il faut de l'énergie pour les mettre en place. Les diverses symptomatologies des psychotiques ne sont pas faites que de folie, de confusion, de délire, de projection. Des manifestations borderline, des troubles d'aspect névrotique les accompagnent. J'y vois les recrutements énergétiques nécessaires à la création et à l'entretien des clivages. C'est ce qui nous a fait écrire qu'il n'y a pas de déni sans refoulement ni de forclusion sans déni.

Le leurre de la fonction synthétique du Moi. — La place importante que nous avons donnée à la fonction synthétique du Moi tient aux convictions qu'elle a engendrées et engendre encore chez bien des analystes. La croyance à son immuabilité constitue un leurre propice au déploiement de la toute-puissance de la pensée. L'inflation de la croyance dans cette fonction synthétique vaut pour un fétiche dans les moments de potentielle détresse, quand une perte importante se révèle, par exemple.

Dans son exercice habituel, la fonction synthétique du Moi contribue à enrichir le Self, noyau individuel, psychosomatique donnant le sentiment d'existence et de développement quant à ce qui se joue entre l'enfant, sa mère et l'environnement (Winnicott, 1971). Le jeu des objets « suffisamment bons » et des identifications à ceux-ci permet l'accès à la subjectivation, à la symbolisation et à leurs développements. Les autres affects négatifs, ceux qui ne sont pas des signaux, «les angoisses-catastrophiques », la honte, la douleur psychique, l'effroi, la détresse, conduisent à des processus défensifs agissant en marge ou à l'encontre de la symbolisation, pour tenter de sauver la subjectivation ou ce qui en reste. Nous prenons comme exemple le fameux texte du trouble de mémoire sur l'Acropole.

En préparant la présentation de ce rapport je vois mieux pourquoi nous sommes revenus à trois reprises sur ce thème. Le temps d'écriture sur le trouble de l'Acropole se révèle comme un deuxième après-coup, une reprise du travail de deuil, non seulement du père de Freud, mais aussi de Fliess, de Ferenczi, de la relation à Jung, et peut-être de la mort de Tausk.

Premier après-coup, en 1904 après la séparation d'avec Fliess. Le refoulement agit, empêchant Freud de faire part à son frère de ce qui se passe en lui. L'énergie du refoulement permet une remise en cause du déni de la castration des femmes (le monstre du Loch Ness), retour du « jadis dénié », avec une levée du clivage qui contenait la reprise du travail de deuil concernant le père. Puis survient un nouveau clivage tenant à distance le « jamais subjective » de l'union primaire à sa mère (d'avant le refoulement originel). Ni la disparition de sa mère, ni de la sienne propre ne sont alors en cause.


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Deuxième après-coup, après la mort de Ferenczi, c'est l'article sur le « Trouble de mémoire sur l'Acropole ». Jean-Luc Donnet nous a fait remarquer que le déni de la castration, via le monstre du Loch Ness et l'Acropole, porte sur une parole scolaire, une parole qu'il voit maternelle. Nous avions déjà signalé un déplacement du déni de la menace de castration d'une part et de la prise en compte de celle-ci d'autre part. Remplaçons Acropole par castration :

« J'affirme qu'à l'époque de mon jeune âge je n'avais absolument pas cru à la réalité de l'Acropole », et ;

« Il n'est pas vrai que pendant mes années de lycée j'aie jamais douté de l'existence de l'Acropole. »

L'écriture sur la défaillance de la fonction synthétique du moi interviendra comme un troisième après-coup : deux ans plus tard, mois pour mois. Le « Clivage du moi dans les processus de défense » va cette fois-ci beaucoup plus loin. La ruse mise en place par la mère pour sauver le fils, pour rendre Zeus immortel, y est dénoncée : ruse kniffige, pauvre leurre, qui pour autant n'a pas manqué à soutenupendant toute une vie l'immortalité et l'a-temporalité d'une union primaire et du noyau de l'inconscient. Cet article montre la déroute d'une fonction défaillante d'emblée. La fonction synthétique du Moi, compréhensible en termes de psyché individuelle, est une formation délirante en termes transgénérationnels. Grâce à elle, comme le dit une chanson de Polnareff : On ira tous au paradis, toi et moi... Le clivage du Moi en dépend dans la mesure où il est profondément conservateur, à l'inverse du refoulement qui va dans le sens de la vie, donc conduit à la mort.

Thérapeutique, métapsychologie, métaphysique

Jusqu'à présent, nous n'avons pas parlé du bon usage des clivages, tel que nos pratiques l'illustrent. Pourtant la déroute de la pensée, le mélange de soi, d'un magma informe d'affects et de figurations incapables de donner lieu à un jeu des représentations, peut s'ordonner à partir d'un clivage. C'est justement le rôle des croyances que d'en instaurer un. Rôle de fétiche. Mais parler de fétiche, c'est déjà introduire un élément tiers. Le tout est de savoir si des conditions sont réunies pour passer de cette fétichisation de la croyance (animique, religieuse, scientifique) à une dimension « méta ». C'est elle (ne serait-ce pas elle seule ?) qui introduit un doute fécond, une relativisation. Comme aimait à le dire Charcot : « La théorie c'est bon, mais ça n'empêche pas d'exister. » Il aurait pu ajouter «Tout au contraire...» Le dogme et la théorie sont autant de reprises du chaos créé entre le sujet et l'objet. Il en va de même pour le cadre analytique. Il constitue un ensemble de dispositions propices à l'établissement d'un processus analytique et contenantes pour toutes les reprises de traumatismes, de pertes et


Présentation 1311

de deuils qu'implique ce processus. En ce sens, le cadre impose un clivage fonctionnel préalablement à l'usage qu'en auront le patient et l'analyste. Il ressaisit les risques d'actings pour en faire du sens.

A un niveau groupal et social, les mises en place de cadres thérapeutiques correspondent à des clivages fonctionnels qui protègent les patients et les thérapeutes, et qui créent un embryon d'orientation et d'organisation dans un monde confus. Ainsi, dans la pratique du psychodrame analytique, la distinction entre l'espace scénique et le reste du local joue un rôle clivant qu'il vaut mieux respecter autant que possible, certaines interprétations faites après les scènes, risquant d'annuler leurs impacts affectifs et identitaires, soit par la constitution d'un fauxself théorique, coupant les patients de leur vécu corporel, soit par une confusion entre le vécu et l'entendu.

J'achèverai cette présentation par un retour à la métapsychologie et quelques aperçus métaphysiques.

« C'est quoi le Moi ? » Et du coup, c'est quoi la fonction synthétique du Moi ?

Pour condenser ma pensée, le Moi est un ensemble de questionnements qui soutient la vie. En ce sens, le questionnement métapsychologique fait partie du moi et pousse à fournir des réponses, à s'inspirer de modèles et à faire des montages transitoires. Nos questionnements sur ces modèles et ces montages sont sans fin et en un sens majeur, tant mieux.

Plus encore que la métapsychologie, la métaphysique se soutient, se justifie et se dépasse elle-même de la relance de questions sans réponses absolues, par la dénonciation et la remise en cause des tautologies quelles qu'elles soient.

Reprenons un exemple célèbre : « To be, or not be, that is the question. » Dans Jeu et réalité, Winnicott souhaitait que le célèbre vers fût écrit et prononcé, avec une suspension, une coupure, un clivage en quelque sorte : «To be..., or... » De façon un peu différente, je suggère de séparer « To be or not. To be, that is the question».

Être ou pas ne pose aucun problème. Exister et poursuivre l'existence en pose de multiples dont les énoncés sont les reflets des mises en tension qui soustendent la vie dans tous ses aspects, aussi bien somatiques que psychiques, dans le rêve, la pensée et l'action.

A ce propos, Karl Jaspers écrivait ceci dans une préface à la Tragédie d'Hamlet 1 :

« [...] la force vitale croît chez ceux qui restent dans leur aveuglement, qui accordent foi à des mythes, ou aux succédanés de mythes fournis par une prétendue science : qui ignorent les problèmes qui laissent des pseudo-vérités borner leur horizon. Tel qu'il se pose

1. Shakespeare, OEuvres complètes, Éditions du Club français du Livre. La ponctuation adoptée par Dover Wilson dans le texte anglais est rectifiée par Yves Bonnefoy dans l'une des traductions françaises. Winnicott avait tout à fait le droit de proposer la sienne.


1312 Gérard Bayle

dans la condition humaine, le problème de la vérité place la conscience devant une tâche insoluble. La vérité entièrement dévoilée paralyse - à moins qu'un héroïsme extraordinaire comme celui d'Hamlet ne maintienne en mouvement, sans rien dissimuler, l'âme bouleversée, et ne réussisse ainsi à se frayer un chemin. La réflexion (la conscience) affaiblit, à moins que ne se déploie précisément dans la clarté l'impulsion désormais irrépressible d'un être. Mais la force se consume sans rien réaliser et offre finalement l'image d'une grandeur non pas inhumaine, mais surhumaine dans l'échec. »

On voit ici combien le piège du surhumain par l'attaque de la psyché peut se refermer sur lui-même, condamnant les entreprises qui bannissent la pensée, la vie de la pensée, puis par extension la vie tout court au nom de la force. Échec des proférateurs du « Viva la muerte », sous-entendant, « vive la mort de l'esprit, dût-elle passer par celle des corps ». Le piège du clivage, c'est qu'il peut être une excellente protection mais aussi un fléau ou un tombeau. Réalisant une mise à l'écart de la conflictualité psychique, il protège des débordements destructeurs du traumatisme aboutissant à la blessure narcissique grave. Mais par excès, il peut entraver durablement la vie psychique et physique, non seulement celle de ceux chez qui il exerce son empire de silence, mais aussi celle de leur entourage. Paraphrasant Paul Ricoeur, on peut dire qu'un silence total engendre un état totalitaire, et réciproquement.

Le poids de l'action écrasant la pensée, mais aussi celui des identifications narcissiques exclusives, c'est à cela que tente d'échapper le Cogito ergo sum. Pour décondenser la formule, et en l'honneur de nos hôtes madrilènes, j'en propose un développement à la lueur d'une intéressante particularité de la langue espagnole qui possède deux verbes Être : Ser et Estar. Le premier exprime un état permanent, hé à l'identité, le second ne porte que sur des moments ou des états passagers. Estoy (estar) pensando, pues soy (ser), donne : « Je suis en train de penser, donc je suis. » C'est le moment où le verbe Ser se détache autant qu'il est possible des leurres identitaires du verbe Estar. Le clivage entre les deux verbes efface provisoirement la confusion entre l'état et l'étant, entre l'action et la pensée. La tendance à la transcendance du verbe Ser se dégage de la contingence du verbe Estar en s'appuyant sur son retournement, sur sa fonction autoréflexive. Et nous voyons en ce point qu'il est impossible de parler du Moi sans tenir compte d'une instance autoobservante. Alors de quoi s'agit-il ? D'une partie clivée du Moi ? du Surmoi ?

Comment ne pas répondre « les deux » ? Si dans la névrose, il y a une instance observante et exigeante, c'est bien le Surmoi. Et si dans les plus grandes altérations psychiques une partie du Moi s'est retranchée du reste, ainsi que Freud le signalait à propos de l'Amentia de Meynart, malgré son inaction et son manque d'influence sur l'activité hallucinatoire, il n'en reste pas moins qu'elle continue à observer, ce qui laisse entendre qu'une forme de Surmoi est engagée dans ce processus, ainsi que le rappelle l'étude de Jean-Luc Donnet (1996) sur ce sujet. Mais le Surmoi n'est habituellement pas clivé du Moi et jamais, du moins je le pense, d'une partie du Moi clivée du reste de l'instance.


Présentation 1313

Revenons à la citation de Karl Jaspers ; elle laisse pensif. Il y aurait la pensée affaiblissante ou l'action surhumaine, vouée à l'échec. Je préfère considérer trois centres d'intérêt non moins humains, l'amour, le rêve et le jeu.

La réintroduction des identifications aux objets et à leur surmoi, même dans le tréfonds des régressions du sommeil et du rêve et de celles de l'état amoureux où l'on tente de ne faire qu'un, nous protègent du risque de solipsisme cartésien. Il y a toujours des identifications qui se contredisent et se contrarient les unes les autres.

Les amoureux clivent à deux, ils sont seuls au monde, mais c'est pour ne faire qu'un... Le rêve brouille tout... On y est seul mais c'est pour être dans tous les personnages du rêve...

Reste le jeu pour tenter d'y voir clair. Les clivages se précisent en se restreignant. On y est soi et un autre, l'autre est différent de ce qu'il est. Le heu et le temps se doublent d'un autre lieu et d'un autre temps. Tout reste pensable et l'action s'y atténue sans pour autant disparaître. Aussi pour conclure, un petit conseil à Hamlet : « Dormir, rêver... jouer peut-être? »



LES CLIVAGES

SOMMAIRE

Première partie - La fonction synthétique du Moi

Introduction, 1319

1 /Clivages et fonction synthétique du Moi, 1325

Deuxième partie - Métapsychologie

2/ Le Moi, 1339

3/Les défenses, 1357

4/Économie et dynamique des clivages, 1381

Troisième partie - Les divers clivages

5 / Généralités sur les clivages, 1403 6/Le clivage potentiel, 1415 7/Clivages fonctionnels, 1419

8/ Clivages structurels, 1447

9/ Perversion, Sublimation, Croyance, 1467

Conclusion, 1489

Annexes

Les références, 1493

Bibliographie, 1539



Première partie La fonction synthétique du Moi



Introduction

Sur un corps mou, une tête de proie et de prise, de domination passée, comme un tracteur arrêté un après-midi sur les sillons d'un champ pas fini d'être labouré.

Macle de tessons, de cristaux, de blocs. La lumière y arrive droite, en repart droite, n'est entrée nulle part.

Le farouche noyau pétré attend, sur un corps vague, étranger, hétérogène, le clivage salutaire qui l'ouvre et le soulage enfin.

(Henri Michaux, La vie dans les plis.)

LES ORIGINES DE CETTE ÉTUDE

L'écart entre les contenus de l'enseignement de la psychanalyse et les difficultés de sa pratique sont pour l'essentiel à l'origine de toute recherche dans ce domaine. La nôtre a suivi et prolongé les travaux déjà entrepris sur le clivage du Moi. Notre intérêt n'était pas seulement théorique, chacun de nous étant confronté aux perturbations contre-transférentielles dans les cures de psychotiques mais aussi dans celles des cas limites et dans la rencontre éventuelle de pervers.

SURVOL DU RAPPORT

Première partie : La fonction synthétique du Moi

Nous voici donc à l'orée d'un travail dont le but est d'exposer les failles des fonctions les plus évoluées, les déroutes des défenses les plus fines, et l'émergence des manifestations psychiques les plus abruptes : celles des clivages qui permettent de dire en même temps « une chose et son contraire ». Il nous faut en parler

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1320 La fonction synthétique du Moi

clairement sans trop de détours ni d'esquives, en veillant au maintien du jeu fécond des contradictions, sans lesquelles nous pourrions tomber dans les pièges que nous décrivons. Nous avons isolé un fil conducteur, la fonction synthétique du Moi, et s'il nous est arrivé de le laisser parfois à quelque distance, nous avons cependant tenu avec fermeté aux points de vue économique et dynamique ; nous en avions besoin pour garantir le degré de probabilité élevé de ce que nous avancions. Il en va de même pour le contre-transfert sans lequel nous n'aurions pu connaître les questionnements les plus soutenus et les plus insidieux, ceux qui mènent aux frontières du flou identitaire.

Cette approche nécessite une étude préalable des textes de Freud qui l'annoncent et des apports d'auteurs plus récents. On en trouvera l'essentiel en annexe de ce rapport. Mais d'emblée, dès notre première partie, nous suivrons l'évolution du thème du clivage chez Freud, depuis son émergence en 1924 sous la forme d'une notion, aussi bien clinique que métapsychologique, reprise, affinée et conduite dans les méandres des théorisations et de l'auto-analyse, jusqu'à son statut de concept. Après les constatations cliniques portant sur le fétichisme et les psychoses, viennent les figurations métaphoriques, tel le cristal brisé des Nouvelles conférences (1932), puis la description métapsychologique de 1938. Ici, le point de vue topique a failli primer sur les deux autres, tant il est aisé de se figurer le clivage comme un hiatus, une déchirure, une solution de continuité. Mais plus précisément, ce sont les points de vue topique et dynamique qui l'emportent dans la prise en compte des défaillances de la fonction synthétique du Moi. ,

Celle-ci, déjà perçue dans les Études sur l'hystérie (1895), reçoit ses lettres de noblesse dans le chapitre VI de l'Interprétation des rêves (1900) où Freud la décrit au travers des possibilités de déplacement, de condensation, d'accès à la figurabilité et d'élaboration secondaire du futur Moi, qui n'est encore que le Préconscient. Elle y révèle ses capacités d'analyse et de synthèse au service de l'unité et de la vie psychiques. Tous les travaux qui suivront jusqu'en 1915 vont dans le même sens. Ainsi, au service de la fonction synthétique du Moi, le refoulement n'est pas seulement un processus de défense, mais aussi et avant tout le grand ordonnateur de la dynamique psychique. Ses manifestations, ses effets, ses résultats engagent toutes les parties de la psyché. C'est le triomphe de l'analyse des résistances et des contenus, de l'analyse des articulations dialectiques.

Longtemps considéré comme inaltérable et seulement soumis à des variations, cet empire de la fonction synthétique du Moi connaît ses premiers vacillements avec l'introduction de la deuxième théorie des pulsions. Nous suivrons les progrès de la prise en compte de ses défaillances et de ses carences, jusqu'à leur reconnaissance finale, jusqu'à la blessure narcissique ultime, jusqu'à la prise en compte théorique du point suivant: le Moi, non seulement serviteur de trois


Introduction 1321

maîtres, le Ça, le Surmoi et la réalité extérieure, est astreint, de surcroît, à masquer, voiler et obturer une faille qui l'habite. Qu'on le voie ou non, qu'on le veuille ou pas, il est fêlé !

Les troubles de la symbolisation et de la subjectivation, dans le transfert et le contre-transfert, révèlent les défaillances et les déficits de la fonction synthétique du Moi. En effet, la fêlure, ses causes et ses tentatives de réparation associent :

— l'altération de la symbolisation ;

— une perte partielle de la subjectivation ;

— une adhésivité plus ou moins importante à l'égard d'un tiers, l'analyste.

Nous soutiendrons qu'il n'y a pas de clivage sans collage !

Dans son rapport sur la symbolisation, Alain Gibeault (1989) a déjà lié son thème central à celui de la subjectivation. La symbolisation réside dans le fait que « [...] quelque chose va représenter quelque chose d'autre pour quelqu'un» (p. 1517). Elle permet de décoller la vie psychique d'un contact direct avec autrui et avec soi-même dans une réflexivité sur elle-même, le corps propre et l'existence de l'autre. Entre fantasme et symbolisation, peut-on trancher ? « La possibilité de constituer le fantasme de scène primitive serait spécifique à l'homme et la condition indispensable pour que se développe un processus de symbolisation » (ibid., p. 1500). Plutôt qu'une condition, nous y voyons l'indécidabilité d'une primauté entre le fantasme originaire et l'accès à la symbolisation. Ce serait un point de passage entre l'accès et la perte de ces deux processus, selon que la psyché va vers sa croissance ou son altération. Dans le premier cas, fantasme et symbolisation émergent du même coup ; dans le même coup, pourraiton dire en pensant au refoulement originel. Dans la seconde éventualité, ils s'altèrent et se dissolvent synchroniquement. Au fond, parler du fantasme de scène primitive, le plus «originel» de tous les fantasmes, et de la symbolisation, revient à décrire deux points de vue différents et voisins d'une manifestation majeure de la fonction synthétique du Moi.

Les dé-symbolisations et les dé-subjectivations sont donc au centre de notre étude, avec leurs réparations, leurs récurrences: émergences étranges du «jamais-symbolisé», du «jamais-subjectivé», retours non moins troublants du «déjà-dénié» et du «déjà-forclos», sur fond de rejetons de l'inconscient, présents à tous les moments mutatifs, dans quelque sens qu'ils aillent.

La fonction synthétique du Moi, aussi altérée soit-elle, permet souvent une ressaisie autothérapeutique de ses dégradations et de leurs effets au prix d'amputations fonctionnelles du Moi. Les perversions, psychoses et cas limites qui en résultent sont évoqués tout au long de ce travail avec les structurations et les défenses qui les spécifient. Cependant, pour des raisons de clarté, nous avons


1322 La fonction synthétique du Moi

longuement insisté sur le statut métapsychologique du fétiche des pervers, prototype de tous les contre-investissements narcissiques au nombre desquels figurent aussi bien les délires que les formations caractérielles.

Avec la primauté que nous donnons aux défaillances de la fonction synthétique du Moi, vient la nécessité d'en étudier la mise en place ainsi que celle des clivages qui l'accompagnent. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur les travaux exposés par Claude Le Guen et ses collaborateurs au Congrès de 1985 sur le Refoulement. Ce rapport reprend et approfondit l'étude des défaillances et des déficits dans les domaines de la vie psychique dont la symbolisation et la subjectivation sont les garants.

Les clivages constituent des protections contre l'émergence de souffrances venant, soit du monde extérieur, soit de parties du Moi engagées dans une conflictualité intrapsychique insupportable ou dans une incapacité de mise en place et d'élaboration du conflit. Selon leurs variétés, ils sont le résultat de mouvements défensifs allant du refoulement au déni, associés à l'idéalisation. Passagèrement ou chroniquement, ils abritent dans le Moi des reliquats de subjectivation et de symbolisation, au prix d'une amputation fonctionnelle ou structurelle dont la création, la persistance et l'étanchéité nécessitent une certaine énergie. Ce ne sont donc pas de simples hiatus, mais des processus eux-mêmes engendrés et entretenus par d'autres processus défensifs. Ce ne sont pas non plus des structures figées disposées une fois pour toutes et comblées par des contenus inertes. Dans le cas de la forclusion, ils sont le témoignage d'un déficit structurel. Ils restent souvent quiescents sans révélation d'une psychose ni structuration d'une perversion, pour autant que l'entourage soit stable et que les poussées pulsionnelles restent tolérables.

Deuxième partie : Métapsychologie

Traiter des clivages du Moi et de sa fonction synthétique nous a conduit à reprendre quelques notions concernant cette instance. Ses relations avec l'ensemble de la psyché, et avec les objets doivent être revues à la lumière de la genèse de la fonction synthétique, de ses variations, de ses défaillances et de ses amputations. Nous avons dégagé un certain nombre de processus se développant aux marges du Moi communément admis, le Moi postoedipien. Le monde de l'inquiétant, étrange ou familier, s'y développe dans une certaine obscurité. Ses révélations soudaines, pour sembler pathologiques ou sur le point de l'être, n'en sont pas moins des effets constants des mouvances du Moi, de l'hétérogénéité de ses investissements et des remaniements tendant à la synthèse de cette instance.

Des défenses s'organisent de façon coordonnée en fonction des impératifs


Introduction 1323

d'unité et de subjectivation dictés par la fonction synthétique du Moi. Selon que celle-ci sera simplement variable ou gravement défaillante, le refoulement d'une part, le déni et l'idéalisation d'autre part, se manifesteront avec prévalence. Dans les altérations les plus importantes, l'utilisation de l'énergie dégagée par le retour des rejetons de l'inconscient suppléera aux carences économiques du Moi en libido narcissique. Le refoulement et les sublimations, les auto-érotismes et l'hallucinatoire, modulant plus ou moins bien les énergies du Ça répondront des forces mises en jeu. A une économie de paix succédera une économie de guerre, voire d'occupation. L'oscillation entre ces deux types de régimes peut contribuer à la définition des cas limites, mais déjà nous apparaîtra l'entrelacement des économies perverses et psychotiques selon que la psyché d'un sujet sera asservie par celle d'un autre, extérieur à lui-même ou internalisé sous la forme d'une incorporation. Un statut particulier sera donné à la forclusion que nous ne voyons pas comme un mécanisme de défense, mais comme un facteur symbolique et de désubjectivation imposé de l'extérieur. L'engrènement des processus de défense entre eux et avec la forclusion nous conduit à soutenir qu'il n'est pas de déni sans refoulement, ni de forclusion sans déni.

Composant avec le risque de réification, nous avons dégagé le point de vue dynamique. Les résultats des clivages dépendent de lui car ils tendent à fixer des courants psychiques pour en isoler d'autres. Nous avons fait le choix théorique d'opposer une économie de liaison/déliaison des pulsions fondamentales à une économie de désintrication. Ainsi se dévoilent les processus oeuvrant dans l'obscurité pour animer la coexcitation de soi et de l'autre, ainsi que l'acting partagé, la coaction. Le détournement de l'énergie libidinale au profit de la constitution des masques des clivages, fétiche, délire, formations de caractère, en dépendent ; un tiers est indispensable à l'obtention de ces contre-investissements narcissiques.

Entre psychose, perversion et cas limites, les différences cliniques sont importantes, mais les parentés de processus économiques et dynamiques sont grandes. Nous les situerons les unes par rapport aux autres.

Troisième partie : Les clivages

Nous distinguerons une menace de clivage, le clivage potentiel et deux types de clivages cliniquement détectables l'un fonctionnel, l'autre structurel. La clinique ne s'accommode pas toujours de telles ébauches, mais elles sont indispensables au cadrage de la pensée, et les différences sont sensibles entre les clivages proposés. Les formes pures n'existent pas, tout est dans la mouvance et dans les formes de transition. Nous les exposerons dans les parties cliniques de cet article, d'une part, ainsi que dans les descriptions d'aménagements et les levées de cli-


1324 La fonction synthétique du Moi

vages d'autre part. Nous insisterons sur les formes de passage d'une génération à l'autre. Notre modèle est le suivant : le clivage fonctionnel durable des parents crée le clivage structurel des enfants. Ainsi pourraient se transmettre transgénérationnellement les effets de traumatismes pulsionnels, de blessures narcissiques, de deuils non faits. Des carences narcissiques par dé-symbolisatiion et dé-subjectivation en découleraient aux générations suivantes. Du processus protecteur exacerbé, on passe alors à la structure déficitaire.

Nous conclurons notre travail par des considérations sur la rigueur et la douceur en psychanalyse.

Annexe : Les écrits sur le clivage

L'archéologie du clivage dans l'oeuvre de Freud, ainsi que les importants développements apportés par de nombreux auteurs sont utiles à connaître. On trouvera donc à la fin de cette étude ce qui fut pour nous son origine. C'est l'essentiel du travail d'un séminaire mené avec les analystes ayant participé à l'élaboration de ce rapport.


1

Clivages et fonction synthétique du Moi

LE CLIVAGE FREUDIEN

L'origine du concept

Avec le « Le clivage du Moi dans le processus de défense » (1938), Freud donne une description métapsychologique des effets associés de mécanismes de défense séparant deux types de fonctionnement psychique qui coexistent sans s'influencer, du moins dans l'absolu. L'un d'eux tient compte de la réalité, l'autre s'en sépare par un déni. Une formation psychique se substitue à la perception déniée et masque la séparation.

L'émergence du concept

L'article sur « Le fétichisme » (S. Freud, 1927) est l'un des points d'émergence essentiels de cette conceptualisation. Certains patients étayent leur vie amoureuse sur l'utilisation d'un fétiche, substitut du pénis de la femme. Le processus de création de ce fétiche est le suivant :

«[...] l'enfant s'était refusé à prendre connaissance de la réalité de sa perception: la femme ne possède pas de pénis. Non, ce ne peut être vrai car si la femme est châtrée, une menace pèse sur la possession de son propre pénis à lui, ce contre quoi se hérisse ce morceau de narcissisme dont la Nature prévoyante ajustement doté cet organe» (p. 134).

Dans la panique, l'enfant dénie la perception du manque de pénis et lui crée un substitut, le fétiche : pied, chaussure, sous-vêtements, reflet sur le nez, etc. Il l'investit non seulement comme protection contre l'angoisse de castration, mais aussi comme monument à la gloire de son triomphe sur cette menace. Le déni de la perception du manque et l'idéalisation du fétiche créent une économie psyRev.

psyRev. Psychanal, 5/1996


1326 La fonction synthétique du Moi

chique particulière qui coexiste, sans influences réciproques, avec l'économie générale sous-tendue par les divers effets du refoulement.

Tous les hommes n'étant pas pathologiquement fétichistes, Freud s'est interrogé sur les conditions favorisant l'émergence de cette perversion sexuelle :

«Empruntant une voie purement spéculative, j'ai dernièrement trouvé que la névrose et la psychose diffèrent essentiellement en ce que dans la première le Moi, au service de la réalité, réprime un morceau du Ça tandis que, dans la psychose, il se laisse emporter par le Ça à se détacher d'un morceau de la réalité» (ibid.).

La déformation du Moi

Ainsi se produit une déformation du Moi. Ce n'est pas une nouveauté, et pour l'étudier, Freud se réfère à Névrose et psychose (1924 a) ainsi qu'à La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose (19246). Dans ces textes, il s'est proposé de mettre au travail :

«[...] une forme simple concernant la différence génétique peut-être la plus importante qui soit entre la névrose et la psychose : la névrose serait le résultat d'un conflit entre le Moi et son Ça, la psychose, elle, l'issue analogue d'un trouble équivalent dans les relations entre le Moi et le monde extérieur [...] la névrose de transfert correspond au conflit entre le Moi et le Ça et la névrose narcissique (mélancolie) au conflit entre le Moi et le monde extérieur» (1924a).

Ce qui relève du conflit entre le Moi et le Ça sera traité par le refoulement. Un autre mécanisme de défense détourne le Moi de la réalité et lui substitue un nouveau monde indolore et conforme aux désirs du Ça. Un courant du Moi, dans une tentative de toute-puissance, se détourne de la réalité, la désinvestit, se replie sur lui-même :

« Le Moi se crée autocratiquement un nouveau monde, extérieur et intérieur à la fois ; ce nouveau Moi est bâti suivant les désirs du Ça, et le motif de cette rupture avec le monde extérieur, c'est que la réalité s'est refusée au désir d'une façon grave, apparue comme intolérable. [...] il sera possible au Moi d'éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement même en se crevassant ou en se morcellant [...] Quel peut être le mécanisme, analogue à un refoulement, par lequel le Moi se détache du monde extérieur [...] il devrait consister comme le refoulement, dans un retrait par le Moi, de l'investissement qu'il avait placé au dehors » (1924 a, p. 284-285).

Pour rendre compte du processus de retrait d'investissement des perceptions, et en reconnaissant ce qu'il doit à Karl Abraham et à Sandor Ferenczi pour leur « radiographie analytique des psychoses », Freud propose l'image suivante :

« La perception n'est pas un processus purement passif, mais le Moi envoie périodiquement dans le système de perception, des petites quantités d'investissement grâce auxquelles il déguste les stimulus extérieurs pour, après chacune de ses incursions tâtonnantes, se retirer à nouveau» (1924b).


Clivages et fonction synthétique du Moi 1327

Le déni

L'économie du désinvestissement, le retrait de libido, permet la mise en place du processus autocratique tout-puissant qui est une réponse ancienne et habituelle aux situations de détresse. Dans « La négation» (1925) Freud place cette opération sous la dépendance de la pulsion de destruction dont les effets sont indirects :

« Le plaisir généralisé de la négation, le négativisme de tant de psychotiques, doit être vraisemblablement compris comme indice de la démixtion des pulsions par retrait des composantes libidinales. »

Chez l'Homme aux loups, le rejet des perceptions intolérables passait au premier plan, devant le retrait. Nous reviendrons sur l'articulation du rejet et du désaveu dans un chapitre sur les défenses.

Dans la psychose, la perte de la réalité déniée est inaugurale, c'est un premier temps. La reconstruction délirante représente le deuxième temps, c'est une réparation « aux frais du Ça ». C'est alors la pulsion de vie qui est mise à contribution.

Mais si le déni consiste en un désinvestissement, comment qualifier le processus qui construit la néo-réalité ? Si le déni était le strict symétrique du refoulement, on pourrait avancer que la libido retirée à l'investissement de la réalité, servirait à construire le nouveau monde. C'est contestable. Il semble qu'elle soit, en urgence, destinée à assurer le retrait d'elle-même et le soutien du Moi en détresse. Elle ne suffira pas à ériger et surtout à magnifier la néo-réalité de remplacement et de recouvrement. De plus, la désintrication des pulsions dans la psychose ne permet pas le jeu plus souple qui les caractérise dans la névrose où s'articulent des déliaisons, des reliaisons et des dépassements dialectiques (Aufhebung) de la pulsion de vie et de la pulsion de mort (C. Le Guen, 1989). Nous discuterons ces points plus avant dans la suite du rapport.

Les trois secteurs du clivage

Par une involution dynamique, le Moi se divise en deux sous-instances. L'une est soumise au principe de réalité et articule les relations entre le Ça, le Surmoi et la réalité perceptive. L'autre retire son investissement à la réalité et lui substitue un nouveau monde acceptable par le Ça.

Trois secteurs s'en dégagent :

1 / Le Moi restant soumis au principe de réalité ;

2 / Le nouveau monde acceptable par le Ça ;

3 / Le délire, le fétiche ou la formation caractérielle articulant les deux mondes.


1328 La fonction synthétique du Moi

Ce dernier point est important. On prend facilement le fétiche ou le délire (ou toute autre formation ayant les mêmes fonctions), pour la partie clivée du Moi ne répondant plus au principe de réalité. Ils en sont seulement les représentants, mis en place pour escamoter la perception du clivage et pour l'entretenir. Créés par le déni et l'idéalisation, ils sont nourris par des retours du refoulé. Ainsi, les deux parties du Moi les concernent.

Il y a là un début de contradiction avec ce que nous avons avancé sur l'inexistence de relations réciproques entre les deux parties du Moi. Le fétiche et le délire appartiennent aux deux sous-instances. Le nouveau Moi, conforme au Ça, cherche à lui plaire. Architecte illuminé du délire ou du fétiche, il offre au Ça une construction apaisante et stimulante, tout à la fois lot de consolation et source de jouissance. Conjointement, le Moi-réalité, du moins ce qui en reste après le clivage, draine l'énergie destinée à ces constructions et à leur entretien. Il est le capitaliste et le travailleur contraints de financer et de construire la réalisation de prestige, cache-misère de la psyché en déroute. Le fétiche et le délire ne sont pas des compromis mais des leurres imposés par la force, au nom de la terreur, pour éviter l'effroi, « Schreck », qui fige tous les processus dynamiques du Moi avant toute déformation de ce dernier. Le clivage ainsi réalisé ne fait que geler les conditions d'émergence d'un conflit intolérable, sans en supprimer la possibilité.

Une des sous-instances continue à appliquer le principe de réalité, elle perçoit, juge, évalue, subit, tente de faire des compromis, mais faute d'y parvenir, finit par collaborer sous la pression de la menace. L'autre vit sous le règne du principe de plaisir-déplaisir, moins pour s'inféoder au plaisir à tout prix que pour éviter le déplaisir. Là où elle se détourne des perceptions intolérables, elle « prend ses désirs pour des réalités» et exige un leurre étincelant. La désintrication pulsionnelle libère les effets isolés des deux pulsions, et majore la terreur dans le courant du Moi soumis à la réalité, et la jouissance dans l'autre courant psychotique ou pervers.

LE CLIVAGE DU MOI DANS LE PROCESSUS DE DEFENSE

Cet article est daté de janvier 1938. Inachevé comme L'Abrégé qui le suivra en juillet de la même année. Il introduit une révolution métapsychologique d'une ampleur comparable à celles qui précédèrent, telles l'abandon de la neurotica et l'introduction de la nouvelle théorie des pulsions, et cela en moins de quatre pages. Ce remaniement impose une révision d'ensemble des acquisitions précédentes.

Au début de l'article, Freud se surprend lui-même : « Pour un moment je me trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant. Tel est, je crois, plutôt le cas. Il m'est enfin apparu [...] » (p. 283).


Clivages et fonction synthétique du Moi 1329

Quarante ans après avoir conceptualisé les causes et les effets du traumatisme psychique, Freud perçoit soudain que la théorie a laissé quelque chose de côté: «Il m'est enfin apparu [...]» La surprise ne porte pas sur l'idée qu'il y aurait de grands efforts de pensée à faire ; elle fait plutôt penser à l'émergence d'un « Eurêka» aussi jubilatoire par sa portée, que déconcertant dans son jaillissement tardif. Après quarante ans de théorisations, Freud entreprend une révision : le compromis n'est pas, n'est plus, la seule façon de traiter un événement. Et pour le démontrer, il faut repartir de considérations sur le Moi juvénile confronté à un traumatisme.

Un enfant a l'habitude de satisfaire un mouvement pulsionnel et constate que la continuation de cette pratique l'expose à un réel danger, il peut, soit renoncer à la satisfaction, soit faire comme s'il n'avait rien vu du danger. La nouvelle attitude est la suivante :

« Il répond au conflit par deux réactions opposées, toutes deux valables et efficaces. D'une part à l'aide de mécanismes déterminés, il déboute la réalité et ne se laisse rien interdire ; d'autre part, dans le même temps, il reconnaît le danger de la réalité, assume, sous une forme d'un symptôme morbide, l'angoisse face à cette réalité et cherche ultérieurement à s'en garantir» (p. 284).

Il s'agit ici d'une constatation clinique. Pour la cohérence théorique, il faudra revenir sur les mécanismes qui :

1 / déboutent la réalité ;

2 / luttent contre l'angoisse ;

3 / donnent des garanties contre celle-ci.

Un oubli réparé

De nouvelles clartés psychopathologiques se dégagent du concept de clivage. Elles rendent mieux compte des perversions et des psychoses que ne le faisaient les anciennes théories basées sur le refoulement :

« Le succès est atteint au prix d'une déchirure dans le Moi, déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps. Les deux réactions au conflit, réactions opposées, se maintiennent comme noyau d'un clivage du Moi. »

Pour rendre compte de sa perplexité, Freud ajoute ces lignes capitales :

« L'ensemble du processus ne nous paraît si étrange que parce que nous considérons la synthèse des processus du Moi comme allant de soi. Mais là nous avions manifestement tort. Cette fonction synthétique du Moi, qui est d'une si grande importance, a ses conditions particulières et se trouve soumise à toute une série de perturbations. »

1. Souligné par nous.


1330 La fonction synthétique du Moi

Les textes de 1924 cités plus haut avaient introduit le déni et le clivage. Cela ne surprend pas Freud. C'est la remise en cause de la fonction synthétique du Moi qui crée la surprise. Le Moi pouvait se montrer déchiré par le déni et l'idéalisation d'un côté, le refoulement de l'autre, ce n'était qu'un résultat. Maintenant, il faut bien admettre ( « nous avions manifestement tort » ) que des perturbations préalables de la fonction synthétique du Moi ont fait le lit du déni. On pense alors à un défaut d'unification, à une faille virtuelle préexistante. Une nouvelle blessure narcissique s'impose aux hommes : la Terre n'est pas le centre de l'univers, l'homme est un produit de l'évolution, la conscience ne règne pas sur la psyché, et celle-ci est fêlée !

Avec la défaillance de la fonction synthétique du Moi et ses conséquences métapsychologiques est ainsi introduite une révision de toute la théorie psychanalytique.

L'intégrité supposée de la fonction synthétique du Moi faisait déboucher les conflits sur des compromis. Avec la prise en compte de la défaillance de cette fonction, une autre façon de traiter les conflits, depuis longtemps décrite, le clivage, trouve une cohérence métapsychologique.

Le lecteur aimerait en savoir plus sur cette défaillance du Moi, ses « conditions particulières », sa « série de perturbations ». Mais à partir de là, il lui faut se contenter d'indications, de pistes.

Première piste, la régression

L'article se poursuit par un exemple clinique montrant la double attitude d'un petit garçon face à la menace de castration par le père, menace proférée par une nourrice pour sanctionner sa masturbation. L'enfant constitue alors un fétiche pour sauver son pénis. Il n'en a pas halluciné un, là où la femme n'en a pas, mais il déplace l'investissement du pénis qu'il lui prête sur une autre partie du corps féminin. Freud ne dit pas de quelle partie il s'agit. Il indique laconiquement que cela s'est fait par un appel à la régression, et donne ainsi une première piste: celle de l'utilisation rusée, kniffige de la régression. Ses traducteurs, Roger Lewinter et J.-B. Pontalis, précisent en note:

« Kniffige: rusé, avec les marques péjoratives de malhonnêteté et de mauvaise foi, de "petite" astuce qui n'en impose pas» (p. 286).

Cette première piste de la régression, montre-t-elle un retour en force de l'analité et de son cortège sensoriel? On peut l'inférer sans pour autant aller de l'avant dans l'article. Mais la petite ruse d'une partie clivée (clivante?) du Moi de l'enfant n'empêche pas le reste de l'instance d'engendrer et de


Clivages et fonction synthétique du Moi 1331

connaître vivement l'angoisse de castration. Encore une fois, la régression intervient, nommément orale et conduisant à la crainte d'être dévoré par le père.

Deuxième piste : une affaire de famille

L'oralité dévorante, sadique-orale: est-ce une autre voie de recherche? Nous sommes confortés dans cette impression par le passage suivant, qui survient de façon assez énigmatique :

« Il est impossible de ne pas songer ici à un fragment primitif de la mythologie grecque qui rapporte comment le vieux père-dieu Kronos dévore ses enfants et veut aussi dévorer son plus jeune fils Zeus et comment Zeus, sauvé par la ruse de sa mère, émascule plus tard le père» (p. 286).

Nous verrons plus loin qu'en bonne mythologie classique, c'est Kronos qui a châtré Ouranos ; ceci regarde sans doute l'auto-analyse de Freud. Nous trouvons ici un père et une mère dont les fonctions synthétisantes sont pour le moins mises en question, et une famille où des processus de destruction se transmettent clairement.

La ruse est maintenant du côté d'une mère associée à son fils pour châtrer le père... Cela donne à penser', d'autant facilement que de nombreux travaux analytiques s'y prêtent. Nous y reviendrons plusieurs fois. L'association d'une mère et d'un fils pour tromper, diminuer, châtrer, et même escamoter un père ne se trouve pas seulement dans la mythologie grecque. Que penser des paradoxes introduits par une mère (nourrice ?) qui menacerait son fils de castration mais pousserait celui-ci à agir de la sorte contre son père ?

L'astuce kniffige de l'enfant est ordonnée par lui, mise en place comme les mensonges, en tant que sujet. Par contre, la rase de la mère est désubjectivante, aliénante. Il ne reste qu'un seul pénis, celui du fils, et elle le colle contre elle, prenant en charge le maintien ou l'instauration de la carence du Moi du fils.

Tout au long de cette étude, on retrouvera un tiers tenu de prendre la place laissée vacante ou inorganisée par ce défaut de la fonction synthétique du Moi. Les relations avec l'entourage précoce seront impliquées dans la constitution d'un tel défaut. Ajoutons que sans lui, le refoulement serait le seul processus de défense à l'oeuvre dans la psyché. Il n'y aurait pas de déni, pas d'idéalisation, pas de clivages du Moi ou du Soi.

1. La ruse pour sauver Zeus fut la suivante : sa mère mit une grosse pierre dans des langes et la donna à manger au père à la place du bébé.


1332 La fonction synthétique du Moi

VARIATIONS DE LA FONCTION SYNTHETIQUE DU MOI

Dans « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » (1937), Freud passe en revue les difficultés d'aboutissement heureux des cures analytiques. S'il considère que la lutte contre les effets des traumatismes psychiques et le « domptage » des pulsions sont des succès acquis, il n'en pose pas moins de façon récurrente le problème de la « modification du Moi » ; notion encore à préciser :

«Au sujet [de] la modification du Moi, nous n'avons encore rien exprimé. Si nous nous tournons vers lui, la première impression que nous recevons est qu'il y a ici beaucoup à questionner et à répondre, et que ce que nous avons à en dire se révélera très insuffisant [...] Le Moi [...] doit être un Moi normal. Mais un tel Moi normal est, comme la normalité en général, une fiction idéale. Le Moi anormal, inutilisable pour nos intentions, n'en est malheureusement pas une. Toute personne normale n'est en fait que moyennement normale, son Moi se rapproche de celui du psychotique dans telle ou telle partie, dans une plus ou moins grande mesure, et le degré d'éloignement par rapport à l'une des extrémités de la série et de rapprochement par rapport à l'autre nous servira provisoirement de mesure pour cette «modification du Moi» si vaguement caractérisée» (p. 250).

Ce passage annonce un certain nombre de références et de repères. Le déni et le clivage, décrits en 1924, sont ici mis en compétition avec le règne du refoulement, et à nouveau s'annonce la transmission de générations en générations des défenses et de leurs substrats. Sous couvert d' « héritage archaïque » apparaissent des possibilités de modification des processus de symbolisation, pour un sujet désigné et dès avant sa naissance :

« [...] il n'y a aucune surestimation mystique de l'hérédité, à tenir pour crédible que le Moi non encore existant se voie déjà assigner quelles directions de développement, quelles tendances et quelles réactions il manifestera ultérieurement. Les particularités psychologiques des familles, des races et des nations, y compris dans leur comportement vis-à-vis de l'analyse, n'autorisent aucune autre explication. Bien plus encore, l'expérience analytique nous a imposé la conviction que même des contenus psychiques déterminés, tels que la symbolique, n'ont d'autres sources que le transfert héréditaire [...]» (ibid., p. 256).

Ces variations de l'ordre symbolique et de la symbolisation introduisent éventuellement à un monde où le père est châtré par le fils associé à la mère, à des défenses où le déni de la puissance paternelle est la loi, et à des fonctionnements psychiques où une certaine « viscosité de la libido» dépend d'un attachement désubjectivant à un objet confondu avec le sujet. Les troubles de la symbolisation et ceux de la subjectivation révèlent les défauts de la fonction synthétique du Moi, défaillante par défaut de maintien et de suprématie des processus conflictuels de liaison-déliaison. Ce qui l'emporte alors, c'est la désintrication pulsionnelle, la perte de la symbolisation et la déroute de la


Clivages et fonction synthétique du Moi 1333

subjectivation. Notons que cela ne concerne pas que les processus psychotiques ou pervers des patients, mais aussi leurs retentissements sur les analystes :

« Il semble ainsi que nombre d'analystes apprennent à utiliser des mécanismes de défense qui leur permettent de détourner de leur propre personne des conséquences et exigences de l'analyse, probablement en les dirigeant sur d'autres, si bien qu'ils restent eux-mêmes comme ils sont, et peuvent se soustraire à l'influence critique et correctrice de l'analyse » (ibid., p. 264).

LES AUTRES CLIVAGES

Les origines de la « Spaltung »

La notion de clivage se dévoile dès les premiers travaux de Freud et de Breuer (1895 b). Il en va de même alors, en France, pour les conceptions de Janet. A mi-chemin entre la clinique et la métapsychologie en devenir, les notions de «Clivage de la conscience», «Dédoublement de la personnalité », « Personnalités multiples», sont des fruits de l'hypnose, ou les résultats d'un conflit psychique. Aucune aconflictualité ne s'en dégage. Le mot allemand Spaltung sera souvent utilisé par Freud pour décrire les séparations entre les instances.

Pour Bleuler, maître de Jung, la Spaltung (1911) correspond à un regroupement de représentations au sein d'un psychisme dissocié. De façon inverse, les psychiatres français désignent alors par le même mot la dissociation elle-même. Nos critères pour écarter la polysémie de la Spaltung sont :

1 / sa non-appartenance au corpus de la métapsychologie ;

2 / son statut de constat, alors que la création du clivage dépend d'une association

association défenses spécifiques ;

3 / son inefficacité dans l'engendrement d'une aconflictualité psychique potentielle.

potentielle.

Le « clivage originel »

Faisant partie des postulats, et non des résultats, les « clivages originels », créateurs de différenciations topiques, non défensifs, isolant mais ne luttant pas contre une conflictualisation, ne répondent pas à nos exigences. Nous nous en expliquerons à propos d'un panorama d'auteurs contemporains.


1334 La fonction synthétique du Moi

Le clivage kleinien

L'usage et l'abus du clivage (de l'objet) doivent beaucoup à Melanie Klein. On sait que pour elle, il s'agit d'un processus originel dont la pertinence nous semble contestable. Dans le clivage freudien, la pulsion de mort agit silencieusement et se dégage secondairement dans les échecs du clivage. Selon Melanie Klein, le clivage du Moi montre tout au contraire une pulsion de mort bruyante, d'autant plus bruyante que la pulsion de vie fut silencieuse. La notion de Moi donné d'emblée nous semble aussi difficilement acceptable. Par contre, en tant que reflet du Moi clivé, il est utile de conserver les notions de bon et mauvais objet. Nous y reviendrons dans un chapitre ultérieur.

Le clivage de la pulsion

Confrontant les théories du clivage chez Freud et Melanie Klein, Michel Fain (1971) a introduit la notion d'un clivage de la pulsion. Cette dernière peut en effet se satisfaire du contact physique de l'objet, ou s'exciter auto-érotiquement pour lutter contre les effets négatifs de l'absence de l'objet. Le choix de la pulsion comme lieu du clivage vient du fait qu'il se produit au sein de l'identification primaire avant que le Moi soit constitué. Un clivage entre le Moi constitué et ce qu'il laisse à l'identification primaire peut en découler et c'est une des voies que nous suivrons. Il s'agit alors d'un double courant pulsionnel, mais c'est le cas dans tous les clivages du Moi. Ce qui est ici original, c'est la division topique de la pulsion dans le Moi et hors de lui.

Facilités de pensée et de langage

Il ne sera pas question ici des « soi-disant clivages » descriptifs. Il ne suffit pas de dire : « Tel patient se sent complètement clivé, etc. » pour que la notion de clivage métapsychologique soit présente. En effet, personne ne peut se sentir « clivé » tout en l'étant, là précisément où le soi-disant clivage est repéré.

Les clivages métapsychologiques ne sont pas des processus de défense, mais un de leurs résultats. Comme ils nécessitent un maintien constant de ces processus défensifs, on les confond facilement avec eux. On prend alors l'effet pour la cause. Les clivages sont des défenses constituées s'opposant au mouvement psychique, prises dans un apparent paradoxe. Ils sont faits de processus défensifs, pour interdire d'autres processus. Tels les murs des forteresses changées en prisons, les clivages s'opposent aussi bien aux invasions qu'aux évasions.


Clivages et fonction synthétique du Moi 1335

En ce sens, on peut comprendre le besoin de leur donner un peu de mouvement, ce qui conduit, selon nous, à l'usage fréquent, voire abusif, dans l'écriture psychanalytique, de l'association serrée des mots «déni» et «clivage». Pour Freud, le processus défensif constituant est le déni, la défense constituée est le clivage. L'inflation verbale de cette association a des conséquences fâcheuses car il y a là un risque de pensée toute faite et d'évitement sur ce que sont aussi bien le déni que le clivage. De plus, cette formule: «déni-clivage» écarte les rôles majeurs joués par l'idéalisation et le refoulement dans la mise en place des défenses, dont le clivage du Moi. Enfin, ce clivage défensif clive-t-il le Moi en deux, ou bien le sépare-t-il d'un Soi moins différencié ? La formule toute faite ne le dit pas, ni ne pousse à le chercher. Formule fétiche, contre-investissant une réflexion sur les formules fétiche !

Dans ce rapport, nous ne traiterons que de clivages métapsychologiques, et s'il nous vient de parler de clivages cliniques, ce sera en cédant à l'une des facilités de langage dénoncées ci-dessus. Nous devrions alors parler des signes cliniques faisant émettre l'hypothèse d'un clivage.



Deuxième partie Métapsychologie



2 Le Moi

LE MOI DANS LA TOPIQUE

Le Moi toujours recommencé

L'oeuvre de Freud est marquée par l'évolution de divers concepts, tantôt de la façon la plus tranchée, la plus nette, tantôt de manière plus floue et comme laissée en chantier. Du côté de la netteté, depuis l'abandon de la «Neurotica», les théories de l'angoisse, des pulsions, du masochisme, connurent des remaniements, voire des révolutions aisément repérables. Il n'en va pas de même pour le statut métapsychologique du Moi jusqu'en 1920, et encore moins pour celui des clivages qui attendront la fin de la vie de Freud pour être «officiellement» théorisés. Les relations et les interactions entre les divers concepts se ressentent de telles variations dans leurs développements, et d'acuité dans leurs définitions.

Le clivage a relancé la théorisation du Moi. Nous prendrons en considérations un Moi énergétique et dynamique, un Moi différencié du Ça à partir du pôle perceptif, un Moi où les deux pulsions fondamentales se lient et se délient, mais aussi se désintriquent, un Moi qui n'est jamais donné.

Jusqu'à l'introduction de la deuxième topique différenciant le Ça, le Moi et le Surmoi, la notion de Moi métapsychologique reste floue, et selon les divers textes de Freud, on pourrait la rapprocher aussi bien de ce qu'était le préconscient-conscient de la première topique décrite en 1915 (préconscientconscient, inconscient), que de notions plus vagues telles que le Je, le Soi, le Sujet. De 1921, avec «Le Moi et le Ça », jusqu'aux Nouvelles Conférences de 1932, ce concept se précise métapsychologjquement. Son bouleversement viendra en 1938 avec « Le clivage du Moi dans le processus de défense », puis avec L'Abrégé de psychanalyse.

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1340 Métapsychologie

Le Moi modifié par les défenses

Le refoulement ne pouvant jouer que sur la symbolisation ne suffit pas à rendre compte de l'inquiétante étrangeté, de la honte, de la dépersonnalisation et la déréalisation. Si les psychoses, les perversions et les cas limites relèvent du refoulement pour leur économie, leur dynamique repose sur les effets de la pulsion de mort dans la désintrication des pulsions. Le négatif désintriqué, c'est-à-dire la pulsion de mort en liberté, signale l'absence ou l'attaque de la symbolisation.

Le couple déni-idéalisation est mis en place dès 1924 dans « Névrose et psychose», «La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose» et «La négation». Le clivage du Moi qui en résulte commence à être décrit, même s'il n'est pas explicitement nommé. Passant en revue les obstacles au bon déroulement d'une analyse, Freud, dans «L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » (1937), compte au nombre d'entre eux les modifications du Moi par les mécanismes de défense.

«[...] ils deviennent des modes de réaction réguliers du caractère, qui se répètent durant toute la vie, aussi souvent que revient une situation semblable à la situation d'origine. [...] Le Moi renforcé de l'adulte continue à se défendre contre des dangers qui n'existent plus dans la réalité, il se trouve même poussé à aller chercher ces situations de la réalité qui peuvent plus ou moins remplacer le danger d'origine, afin de pouvoir justifier à leur contact son attachement aux modes de réaction habituels. Par là il devient facile de comprendre comment les mécanismes de défense, par une aliénation au monde extérieur de plus en plus envahissante et par un affaiblissement durable du Moi, préparent et favorisent l'irruption de la névrose» (p. 253).

« L'action des défenses dans le Moi, nous pouvons bien la qualifier de "modification du Moi", si nous entendons par là l'écart par rapport à un Moi normal fictif, qui garantit au travail analytique l'inébranlable fidélité d'un allié » (p. 255).

Allant encore plus loin, Freud situe les modifications du Moi dans une transmission héréditaire. Ce qui modifie le Moi d'un sujet, ce sont les mécanismes de défense de ses ascendants :

« [...] l'expérience analytique nous a imposé la conviction que même des contenus psychiques déterminés, telle la symbolique, n'ont pas d'autres sources que le transfert héréditaire [...]» (p. 256).

Le Moi induisant le clivage

Dans l'article de 1938 sur le clivage, la surprise de Freud ne venait pas tant de l'émergence théorique de ce concept, que de la soudaine prise en compte des altérations de la fonction synthétique du Moi. L'article aurait pu s'intituler: « La fonction synthétique du Moi dans le processus de défense ».


Le Moi 1341

Le clivage est un résultat, le déni un mécanisme défensif, l'altération des fonctions de synthèse, une condition de mise en oeuvre du déni.

Les références mythologiques aux parents sont à rapprocher de la notion de transmission héréditaire des contenus psychiques. A la même époque, Freud achève L'Homme Moïse et la relation monothéiste (1939) et il insiste une fois de plus sur l'importance de tels processus, déjà vus dans Totem et tabou (1913). Il s'était caché à lui-même l'hétérogénéité du Moi, son manque de cohésion par manque de liens. La fonction synthétique du Moi repose sur des capacités à faire des liens, à utiliser la libido pour relier entre eux les « complexés associatifs », et, en dernière analyse, à s'appuyer sur les capacités de symbolisation. Cette fonction s'acquiert grâce à l'identification aux parents dont le rôle est souligné tout en restant allusif. Freud, pour ne pas l'ignorer, en a-t-il vu toute l'ampleur ? N'at-il pas mis au compte de la transmission héréditaire le contenu de l'unité formée par l'enfant, sa mère et leur environnement ? Comme l'écrivait Jean Guillaumin (1988), la phylogenèse n'a-t-elle pas masqué la philo-genèse ?

Le clivage, dernier venu dans l'oeuvre transmise par Freud, dernier concept mis en chantier, dernier processus mis au travail, est laissé en héritage sous des formes diverses par la disparition du fondateur de la psychanalyse. Pour Freud, il affectera certains processus psychiques en les figeant, créera les conditions de séparation des instances, et conduira à la formation des perversions, des psychoses, puis finalement des névroses. Processus et concept sont livrés en vrac dans l'ubiquité suspendue de L'Abrégé de psychanalyse.

Ontogenèse et refoulement originel

La séparation et la spécification du Ça et du Moi relèvent du refoulement originel, processus fondateur de ces deux instances.

Rappelons ici, en nous inspirant du Rapport sur le refoulement préparé par Claude Le Guen et ses collaborateurs pour le Congrès des psychanalystes de langue française de 1985, que les défenses antérieures et fondatrices du processus de refoulement, sont la projection, le renversement dans le contraire et le retournement sur soi. Avec la liaison de l'énergie par l'hallucination, elles contribuent à la création d'un ensemble de représentations de choses qui constitue le refoulé primaire nommé ainsi uniquement en après-coup. Grâce à ce « fond » de représentations inconscientes, les poussées énergétiques du Ça peuvent être prises en compte par le processus de refoulement. On voit toute l'importance de ce « fond » et la nécessité de sa constitution qui entrave le passage par le circuit court mortifère allant directement du Ça à la décharge. Chaque enrichissement de l'inconscient dynamique renforce le processus de refoulement dans son


1342 Métapsychologie

ensemble et contribue à la subjectivation. Aussi peut-on dire que le refoulement originel est un refoulement après coup lui aussi opérant la distinction entre le Moi et le Ça ainsi que celle entre le sujet, l'objet, le tiers, objet de l'objet.

Originellement, la distinction entre le Moi et le Ça dépend de la liaison de l'excitation. La liaison de l'énergie libidinale autrefois assurée par la mère est prise en charge par le Moi du sujet. Il a déjà constitué des défenses contre les excès et les défauts de l'excitation par projection, activité hallucinatoire, auto-érotismes. L'accès aux activités transitionnelles, les apports perceptifs du Moi, et ceux du langage donnent alors de la place aux activités fantasmatiques. Le libre jeu et la maîtrise de petites quantités de libido sous-tendent le sentiment de continuité du « Je ».

Le refoulement originel réunit et maîtrise les activités hallucinatoires, projectives, auto-érotiques, transitionnelles et fantasmatiques dont l'ensemble donne l'impression d'être « l'originel » du fait des bénéfices narcissiques secondaires qu'elles entraînent. La fonction synthétique du Moi et son « complément libidinal de l'égoïsme» (Freud, 1914 a), le narcissisme secondaire, y trouvent leur origine. La survalorisation de la fonction synthétique découle de la mise au rang de fondation ex nihilo, de ce qui n'est qu'un tournant.

Le Moi et le Soi

Le Moi émerge du Soi sans pour autant jamais le perdre. Nous avons retenu la définition du Soi exposée par Evelyne Kestemberg (1978). Selon elle, il constitue la première configuration organisée de l'appareil psychique qui émane de l'unité mère-enfant. Il représente, au niveau du sujet - objet de la mère -, ce qui appartient en propre au sujet, de façon extrêmement précoce, avant que ne soit instaurée la distinction entre le sujet et l'objet. Du fait que l'enfant est objet pour la mère et que les fantasmes de celle-ci modulent les prémices de son organisation psychique, la relation objectale est incluse dans l'auto-érotisme primaire et dans la continuité narcissique du sujet.

Le Soi ne peut être identifié au Moi qui reste l'instance organisante mais il représente en son sein la source du sentiment du Je (Ichgefühl). Cette configuration psychique, qui ne se confond ni avec le Moi ni avec l'objet, persiste tout au long de l'existence ; elle conditionne la qualité du Self selon Winnicott (1971 et 1974) ou Kohut (1971 et 1977).

Ce qui appartient à un sujet mais ne fut jamais subjective, peut se glisser dans ses pensées, ses actes, son sentiment d'identité, avoir toujours été là et faire partie de sa chair même. Ce «jamais subjective», source d'une inquiétante familiarité, reste marqué par ses origines : l'objet primaire et l'entourage.

Un exemple de la dynamique du Soi, incluant la configuration mère-enfant, a pu être suivi d'assez près. Une jeune femme, plutôt obsessionnelle, vient pour


Le Moi 1343

un enchaînement incessant de situations angoissantes qu'elle crée et entretient compulsivement. Elle se marie puis est enceinte ; autant de situations où elle trouve des motifs d'angoisses répétées et la nécessité de conjurations contraignantes. L'enfant naît et commence à souffrir de reflux gastro-oesophagiens. Une bronchiolite survient, le temps passe, la toux persiste et le service de pédiatrie où il est hospitalisé fait le diagnostic d'asthme.

Un jour, l'analyste dit à la patiente que son petit garçon s'occupe bien d'elle en lui fournissant les soucis dont elle a besoin pour habiller une angoisse plus ancienne. L'asthme cesse alors, au prix pour la patiente d'une recherche d'autres tracas. Mais à la place du partage de l'asthme survient celui des jeux. La mère dispose une bassine d'eau tiède au soleil sur son balcon, y plonge ses pieds puis son fils qui joue à l'éclabousser sous les yeux attendris d'un voisin...

Le risque évité est celui d'un empiétement du narcissisme de la mère sur celui de l'enfant. Nous reviendrons sur les conséquences du développement de ces empiétements mais aussi de certaines protections excessives destinées à protéger la descendance de l'écho proche ou lointain de deuils non faits, d'horreurs sans nom, de blessures psychiques mal cicatrisées. Jean Cournut en a montré de nombreux aspects dans L'ordinaire de la passion (1971) à partir de culpabilités d'emprunt. Nous verrons que les perversions narcissiques entament non seulement le Moi, mais aussi et d'abord le Soi sous la forme de clivages profonds ineffaçables. L'hallucination négative, le déni, l'idéalisation et la forclusion y déploient leurs attaques de la symbolisation, de la subjectivation et de la structuration oedipienne. Nos approches thérapeutiques tendent à les aménager et à les rendre vivables. Dans les situations où la forclusion ne joue pas un trop grand rôle, quand les clivages n'affectent que le Moi, il est possible de voir disparaître ceux qui sont liés au déni et à l'idéalisation. Mais ceux qui attaquent le Soi ne sont pas réductibles, ils sont seulement aménageables.

C'est à partir des clivages du Soi que seront à prendre en compte les configurations topiques familiales sur lesquelles opère la communauté du déni (M. Fain, 1971), la forclusion du nom du père ou celle du phallus comme signifiant (J. Lacan, 1966).

Les défaillances dans la constitution et l'enrichissement du Soi puis du Moi ne sont pas visibles directement dans bien des cas. A côté de la subjectivation accomplie, se maintient, dans les failles du Moi du sujet, un mode d'identification vampirique ou adhésif à l'objet. La dynamique du Moi se configure alors selon les échanges avec l'objet, au point parfois de pouvoir s'y perdre et d'y perdre son Soi, comme dans l'exemple suivant :

« Un de nos patients dont l'identité s'étaye sur d'autres processus que ceux d'une subjectivation accomplie s'égare parfois dans le flou de la perception de lui-même. Son senti-


1344 Métapsychologie

ment d'être bien lui, de pouvoir dire "Je", nécessite le maintien de traits caractériels tranchés, pour l'essentiel, ceux d'un "gros-dur". On apprendra très tard qu'il incarne un certain type de choix d'objet de sa mère.

« Un soir, rentrant chez lui fatigué et pressé, il fait signe à un chauffeur d'autobus arrêté à un feu rouge de lui ouvrir la porte du véhicule. L'autre refuse avec une moue de mépris et démarre. Notre homme se décompose et perd le sentiment de son visage. Il lui faut trouver au plus vite une vitrine, puis un miroir pour le reconstruire. Pour finir, il renverse violemment deux ou trois poubelles.

«Une décomposition rapide de son Moi, suivie d'une lente reconstruction révèle une fois de plus l'un des modes évolutifs de son identité. C'est seulement dans le transfert qu'il fut ultérieurement possible de faire évoluer la compulsion de répétition vers une appropriation subjective d'éléments auparavant hétérogènes. Chez un patient aux processus névrotiques prévalants, et au travers du récit, on pourrait saisir quelques manifestations transférentielles. L'analyste entend tout cela mais n'en fait pas état pour au moins deux raisons. Ce patient subirait une blessure narcissique importante si on lui demandait de penser et d'élaborer ce qu'il n'a pu que reconstruire et décharger en urgence. Ensuite, il faut savoir attendre son heure, garder l'histoire en réserve pour le jour où elle sera potentiellement élaborable, interprétable et susceptible d'enrichir la vie psychique du patient, soit par répétition, soit par construction. »

Le refoulement originel est une position plus qu'un stade. Il correspond aux moments d'émergence et d'enrichissement de la subjectivation. Celle-ci se dégage du Soi primitif dans les défaillances supportables du collage à l'objet primitif. Le prototype en est l'angoisse devant l'étranger, le « non-mère », au moment où sa présence qualifie la mère comme différente de l'enfant, temps « d'OEdipe originel », et où le sujet arrive à maîtriser l'excitation par lui-même et en son nom.

Le Moi et le Self

La fonction synthétique du Moi contribue à enrichir le Self, noyau individuel, psychosomatique donnant le sentiment d'existence et de développement quant à ce qui se joue entre l'enfant, sa mère et l'environnement (Winnicott, 1971). Le jeu des objets «suffisamment bons» et des identifications à ceux-ci permet l'accès à la subjectivation, à la symbolisation et à leurs développements. Les autres affects négatifs, ceux qui ne sont pas des signaux, «les angoissescatastrophiques », la honte, la douleur psychique, l'effroi, la détresse, conduisent à des processus défensifs agissant en marge ou à rencontre de la symbolisation, pour tenter de sauver la subjectivation ou ce qui en reste.

Un clivage entre les instances ?

Dans L'Abrégé de psychanalyse (1938) Freud applique la notion de clivage à la séparation des instances de la seconde topique. Cette position pose le pro-


Le Moi 1345

blême de la définition des clivages selon leurs fonctionnalités. Quand un clivage résulte de la mise en jeu de processus défensifs d'un Moi débordé par les carences de sa fonction synthétique, d'où qu'elle vienne, la situation tend vers l'abolition de toute conflictualité entre les deux parties séparées. C'est le cas dans les situations extrêmes de clivages défensifs, par exemple dans la paranoïa. Mais cette définition n'est plus valable à partir du moment où la limite entre deux instances est le lieu d'un conflit. Dire que le Moi est la partie organisée du Ça semble plus cohérent et plus conforme à la clinique. Les fluctuations du Moi, entre le jour et la nuit, entre le rêve et le sommeil, entre les refoulements secondaires serrés et ceux qui le sont moins, entre le temps des séances et celui du reste de la vie, entre les moments de subjectivation et les moments de dépersonnalisation, militent en faveur d'une plasticité de la barrière du refoulement secondaire remaniée sans cesse par le refoulement originel après coup. Nous n'y voyons pas de clivage, sauf peut-être par facilité de langage. Les représentations graphiques de la seconde topique (Freud, 1932) ne montrent pas de clivage entre le Moi et le Ça. Elles indiquent une séparation limitée entre ces instances qui sont en continuité sur le reste du schéma.

«Ne vous figurez pas que les diverses fractions de la personnalité soient aussi rigoureusement délimitées que le sont, artificiellement, en géographie politique, les divers pays. Les contours linéaires, tels qu'on les voit dans les dessins ou la peinture primitive, ne peuvent nous faire saisir les particularités du psychisme: les couleurs fondues des peintres modernes s'y prêteraient mieux» (Freud S., 1932).

Le Moi faussement unifié

Comme il n'est pas indifférent de considérer le clivage du Moi selon que cette instance, aussi mouvante soit-elle, est unifiée ou non par des courants énergétiques internes à elle-même, nous prendrons en compte la notion de Moi-nonunifié d'emblée qui nous est indiquée par Freud, puis reprise par Glover. Il nous faut garder à l'esprit que le sentiment d'homogénéité du Moi est un leurre pour le narcissisme. Nous verrons plus loin combien il est hétérogène dans sa dynamique 1. Mais il reste à voir si cette hétérogénéité s'accompagne ou non de liens

1. La théorie de Glover articule entre eux des « noyaux du Moi ». L'inconvénient d'une telle appellation tient au glissement vers une prévalence topique par réification. Là où il voit des noyaux, nous décririons des gradients d'investissements.


1346 Métapsychologie

entre ses divers constituants. De la valeur de ces liens intrinsèques au Moi dépend la valeur de sa fonction synthétique. Il nous appartient donc d'en suivre l'apparition, l'évolution, les défauts, les prothèses. Insistons sur le fait qu'en parlant d'unification du Moi, nous entendons l'unité engendrée par des liens entre les diverses fonctions de cette instance.

Freud disait que ce qui nous semble fou chez un adulte paraîtra souvent normal et acceptable chez un enfant. De même que d'aucuns supportent ses angoisses démesurées qualifiées de caprices ou d'enfantillages, on risque de mettre au compte d'une immaturité l'absence de réactions visibles à une perte importante, à un trauma dangereux, en disant que ce n'est qu'un enfant, qu'à cet âge-là, on ne peut pas comprendre, etc. La maturité et l'unification du Moi sont ici en cause, et en particulier son unification, mais aussi le rôle de pare-excitation des parents et celui de garde-fou d'un bon Surmoi.

Dans « Psychologie collective et analyse du Moi », Freud (1921) étudie, chez les enfants, la présence de courants psychiques distincts qui pourraient s'opposer mais ne le font pas. Il donne comme exemple, chez le petit garçon, le parallélisme entre un courant tendre et admiratif et un autre franchement hostile à l'égard du père dans la mesure où celui-ci prive l'enfant de sa mère. C'est par la traversée et le déclin du complexe d'OEdipe que se fera la rencontre conflictuelle entre les deux tendances jusqu'alors juxtaposées, l'une narcissique « être comme le père, sans conflit avec lui », l'autre pulsionnelle « être comme le père, avec un conflit pour prendre sa place ». Dans l'analyse de l'OEdipe, les aspects directs et inversés de l'amour et de la haine ne sont pas juxtaposés, mais intriqués. On ne peut donc pas parler de clivage du Moi découlant d'un déni et d'une idéalisation avant cette épreuve fondamentale: la traversée structurante de l'OEdipe 1. Par contre, nous retrouvons ici et nous rappelons les trois courants repérés chez L'Homme aux loups :

1 / un courant préambivalent et aconflictuel ignorant tout de la menace de castration

castration

2 / un courant qui tient compte de la castration pour « l'abominer » ;

3 / un courant qui en tient compte mais s'en accommode.

1. D en va de même pour la création du Surmoi évolué, postoedipien. Il se constitue, à partir de l'abandon de l'essentiel des voeux oedipiens amoureux et hostiles, par identification aux parents et plus particulièrement à leurs Surmoi, avec un certain degré de désexualisation et d'influence de la pulsion de destruction. D'où sa sévérité. C'est une des premières causes de malentendus sur les sources de l'angoisse selon qu'elle est dépendante des craintes d'abandon ou de morcellement, voire en rapport avec une détresse absolue (Hilflösigkeit) avant l'OEdipe, ou selon qu'elle est mise en jeu par l'action du Surmoi évolué tel qu'il émerge au déclin de la traversée des mouvements liés à ce complexe. Il importe de faire la nécessaire distinction des affects négatifs entre eux. L'angoisse-signal est du côté de la vie. Tous les autres, horreur sans nom, effroi, douleur, nostalgie sont en relation avec la carence, la perte ou le deuil.


Le Moi 1347

Glover a proposé une théorie imagée qui rend bien compte de la non-unification du Moi des enfants (1968, p. 27) :

« [...] il existe autant de Mois primitifs qu'il existe de combinaisons des zones érogènes et de systèmes de décharge: en d'autres termes, on peut concevoir que le soi-disant Moi primitif est à l'origine une construction polymorphe... En bref, il est difficile d'éviter l'hypothèse que le Moi primitif ait atteint un stade d'organisation hautement complexe avant que le développement de buts objectaux plus complexes ne nécessite la division du travail, telle qu'elle s'achève par la formation du Surmoi [...]»

Avant ce niveau d'organisation du Moi, une bonne partie des protections contre les mouvements pulsionnels incombe aux parents et l'angoisse n'a pas la fonction de signal. Si les parents ne jouent pas leur rôle de pare-excitation, de vives angoisses peuvent survenir pour des « causes » minuscules.

Mais l'inverse peut aussi se voir grâce à l'hallucination négative, puis au déni des sources d'angoisse. Il est facile à l'enfant de rendre non advenu ce qui lui est pénible. Les défenses mises en jeu retranchent une partie de sa vie psychique dans l'entropie séparant les conflictualisations du Moi. L'hallucination négative, mouvement défensif précoce et précurseur du déni, s'y déploie d'autant mieux qu'elle ne rencontre pas de contre-investissements liés à la conflictualité oedipienne ou postoedipienne. Par contre, des processus de décharge corporels compulsifs, les auto-érotismes primaires (Fain, Kreissler, Soulé, 1974), tel le mérycisme sont alors activés. Michel Fain (1971) y voit un autoérotisme né d'une absence déniée, qui s'apparente au fétichisme. Il lie ainsi les notions de clivage et de fétichisation primaire ayant pour fonction d'annuler les affects désintégrants entraînés par l'absence. A l'échec du déni 1 correspondrait une difficulté à lier l'excitation à une représentation, ce qui crée un hiatus. Cette difficulté aurait pour cause une médiation insuffisante de la mère. Ce hiatus créé entre l'auto-érotisme exagéré par la stimulation et la représentation se symboliserait d'une façon négative : c'est la béance, le vide qui laisse passer l'impact traumatique. Ce vide de représentation correspond en fait à un tropplein douloureux d'énergie non psychisée, non engagée dans un auto-érotisme ni dans une fétichisation.

OMBRES ET LUMIÈRES DU MOI FREUDIEN

Celui qui découvre une richesse en est nommé l'inventeur... Peut-être seraitil juste qu'il puisse en jouir à la mesure des efforts faits pour le découvrir et des peines endurées pour cela. Avec « l'invention » du clivage, Freud laisse à ses suc1.

suc1. dirions pour notre part : à l'échec de l'hallucination négative.


1348 Métapsychologie

cesseurs la gestion d'un gisement métapsychologique dont certains se sont approchés avec délicatesse, dont d'autres se sont tenus à l'écart, et dont d'autres enfin, nouveaux riches de la métapsychologie, ont fait un usage inconsidéré et immodéré; nous avons déjà signalé combien le clivage est mis à toutes les tâches, à toutes les descriptions. Nous allons continuer à l'étudier, pas à pas, en nous référant aux divers affects négatifs et aux modifications initiales ou secondaires, temporaires ou durables du Moi métapsychologique.

Nous avons fait le choix de rester au plus près du Moi freudien pour des cohérences de pensée et de transmission de la recherche entre analystes. Cependant, nous sommes encore un peu gênés par certains aspects du Moi officiel. Moi oedipien pour l'essentiel. Freud l'a revu sous l'angle d'un manque de cohérence quand coexistent des éléments préoedipiens et oedipiens. Nous tenterons d'y adjoindre ce qui appartient au sujet sans avoir été subjective, sans avoir traversé l'épreuve d'une appropriation subjective.

Pour décrire le rejeton de l'inconscient, Freud a pris l'image d'un sang-mêlé. Nous nous en inspirerons pour illustrer les processus abstraits régnant dans le déni et le clivage.

Le métis et le martien

Imaginons une belle maison coloniale de Virginie, il y a cent ans. On y reçoit. Un homme élégant et distingué est accueilli, véritable gentleman du Sud dans son apparence et ses manières. Soudain, un serviteur remarque les ongles de l'invité. Ils trahissent une lointaine origine africaine. Que fait ici ce descendant d'esclaves? Le serviteur en parle au maître de maison... On peut imaginer diverses émotions dans l'assemblée et diverses suites à cette histoire.

Mais, la voici selon un autre mode. Qu'imaginera le lecteur sur les réactions de l'assistance, si au lieu de quelques signes de négritude, le serviteur dit avoir vu, soudain et furtivement, les traces d'une origine absolument inconnue: écailles vertes sous les boucles de cheveux ou petit doigt impossible à plier ?

Face au refoulé qui fait retour ou à l'étrange étranger qui débarque, les émotions ne seront pas les mêmes. Pourtant c'est le même habit, ce sont les mêmes façons... Le chemin est long de la réprobation à l'horreur sans nom.

Pensons un instant au serviteur attentif et zélé. Comment l'accueillera-t-on selon qu'il vient annoncer un métis ou un martien ? Dans le second cas, n'a-t-il pas quelques chances de se faire rejeter avec « la chose » ? Autrement dit, au-delà du retour du refoulé et du retour du dénié, ne devons-nous pas tenir compte de l'émergence du «jamais-symbolisé», du «jamais-subjectivé», de l'inquiétante étrangeté du nouveau et de l'inquiétante familiarité de ce qui fait retour?


Le Moi 1349

Le Ça et l'inconscient

A côté de la symbolisation et du refoulement, caractéristiques du Moi officiel, il y a le désaveu de la symbolisation mais aussi le rejet de la « matière psychique brute » (R. Roussillon, 1995), révélée par une perception intolérable suscitant le rejet. Refoulement, déni et rejet sont à distinguer. Les fonctions du Moi portant le déni restent le plus souvent dans l'ombre. Elles sont plus en rapport avec la perte et le deuil qu'avec les fantaisies de la pulsion. Cependant le retour du dénié se confond aisément avec les retours du refoulé qu'il suscite par coexcitation. Mais l'apparition de l'innommable, peut-elle se masquer aisément? Peutil y avoir autre chose qu'un rejet quand le sens est absent ?

Ainsi, le Moi officiel de la deuxième topique ne nous satisfait pas pleinement. Ses aspects oedipiens s'accordent bien au jeu des deux autres instances, Ça et Surmoi, aux mouvements pulsionnels et défensifs (refoulement et déni) les accompagnant. Mais le pur rejet n'en fait pas partie. Allons plus loin, le Moi étant la partie organisée du Ça n'est pas plus homogène que cette instance qui englobe tout à la fois la «matière psychique brute», faite de processus sans représentations, en attente de symbolisation, et l'ensemble des représentations précédemment refoulées. Or c'est par le truchement de ces représentations, refoulées en lui, que les processus économiques du Ça ont un accès à la symbolisation, au Moi, à la pensée et à l'action. Le refoulement n'est pas fait que d'un désinvestissement et d'un contre-investissement dans le Moi. L'effet attracteur des représentations déjà refoulées agit aussi. De même, on doit prendre en compte leur rôle attracteur sur l'énergie pulsionnelle non spécifiée, « brute ».

Le Moi, dans le refoulement secondaire, aura seulement affaire à des représentations plus ou moins chargées d'un quantum d'affect venant de l'ensemble du Ça. Ce « Moi du refoulement » reste pensable, il ne joue que sur la symbolisation au service de la subjectivation. Le jeu de l'inconscient dynamique du Ça, du Moi et du Surmoi, reste figurable (on peut en faire des schémas), il se déploie dans un espace limité. Il agit uniquement dans le cadre de ce qui est déjà symbolisé. Le Moi dont nous venons de parler est le mieux connu, à certains égards c'est un Moi officiel, un Moi de lumière, un Moi de la névrose, par opposition au reste du Moi qui reste infiltré par le Soi.

Sang-mêlé, sang neuf et retour du « dépassé »

Le Moi de la névrose permet aux mouvements économiques du Ça d'être pris en charge, quelle que soit leur origine. Celle-ci peut relever des désirs incons-


1350 Métapsychologie

cients qui font retour après avoir été précédemment refoulés, mais elle peut tout aussi bien dépendre de poussées pulsionnelles jamais mises au compte du sujet, jamais refoulées, jamais symbolisées auparavant, et associées pour la première fois à des représentations. Cette deuxième origine pose le problème de la congruence des représentations refoulées avec la poussée pulsionnelle qu'elles annoncent, et avec les possibilités du Moi de leur donner accès.

Dans les textes métapsychologiques de 1915, Freud comparaît le rejeton de l'inconscient à un métis américain, qu'une société raciste aurait accepté aussi longtemps qu'elle ne percevait pas autre chose que ses aspects « blancs ». Mais d'où viennent les aspects « noirs » ? Dans l'esprit des textes de Freud, il s'agissait de ce qui avait été précédemment refoulé et qui faisait retour. Or, le Ça connaît aussi et de surcroît des poussées nouvelles, des élans « neufs » jamais refoulés, qui s'expriment en s'engageant dans les représentations déjà présentes. Selon l'ouverture au nouveau, l'éveil au monde intérieur créé par les relations précoces, ce sang neuf sera accepté ou rejeté, intégré ou laissé au compte de l'objet. Le Moi devra faire face aux nouvelles poussées en les considérant comme cachant un sang-mêlé, mais aussi un sang-neuf, éventuel envahisseur, éventuel allié, jamais rencontré auparavant. C'est ce qui se passe au moment de la puberté avec les nouveaux apports du «corps sexuellement puissant» (F. Ladame, 1991), mais il faudra compter avec les retours du « dépassé », de ce qui fait partie du « fond de l'inconscient », jamais refoulé car antérieur au refoulement originel. Au Moi très subjective du refoulement, s'accolera le Moi déjà moins souplement subjective du déni du nouveau et de l'ancien.

Enfin, ce que le Moi du refoulement n'a pas pu traiter, et ce que le Moi du déni n'a pas pu écarter, le Moi corporel de la décharge physique va l'évacuer dans les actes psychopathiques, les troubles somatiques, les évacuations aspécifiques diverses.

Les circuits du Moi

Le Moi dit inconscient l'est à deux titres, d'une part en raison de son « traitement » du refoulement, d'autre part en raison de l'énergie du Ça qui, par déni ou décharge, échappe à la symbolisation et aux mouvements d'accès à la pensée et à l'action. Le déni et la décharge peuvent être conscients, ils n'en sont pas moins impensables. Ce qui vient du Ça sans être symbolisé, sans passage par le «déjà-refoulé», risque d'être déchargé en court-circuitant les interventions du Surmoi et du refoulement. On peut ainsi opposer schématiquement un circuit court et un circuit long.

Le circuit court va directement du Ça au Moi puis à la décharge. Le circuit


Le Moi 1351

long va du Ça à l'inconscient dynamique, puis au Moi, concerne le Surmoi, le refoulement et, éventuellement la pensée et l'action vers l'objet.

Le second circuit est le seul qui soit au service de la subjectivation. Encore faut-il savoir de quelle subjectivation il s'agit ? Au mieux c'est celle du sujet qui est concernée. Au pire, ce sera celle de pervers narcissiques dans la mesure où ils exploitent le circuit long de leurs victimes pour assurer le maintien de leur subjectivation propre. Enfin, par identification mimétique (H. Deutsch, 1942), de faux circuits longs peuvent se développer, le faux-self (D. W. Winnicott, 1971) en est un exemple. La juxtaposition, voire l'engrènement de ces diverses fonctions et utilisations du Moi montrent à quel point cette instance est hétérogène. Pour Jean Bergeret (1995) le Moi officiel, lumineux, est oedipien, le reste du Moi, probablement l'essentiel de cette instance, reste obscurément englué dans le Soi narcissique, avec ses pertes et conflits précoces et ses attachements figés.

Une des caractéristiques des états limites est de toujours se trouver entre le circuit court et le circuit long. Leur marge de manoeuvre est parfois des plus limitées et bien souvent ils nous donnent l'impression de faire de la corde raide.

Michel Neyraut (1994) situe une forme de clivage du Moi comme l'effet d'un écart entre les vitesses de deux réactions psychiques à un même événement, l'une passant par le circuit court, l'autre par le circuit long.

Les compulsions de répétition

Les diverses compulsions de répétition donnent une idée de l'expression de ces circuits long et court, ainsi que de leur entre-deux. La compulsion à répéter des situations de recherche d'un plaisir autrefois refoulé, compulsion selon le principe de plaisir, relève plutôt du circuit long.

La compulsion à décharger par l'acte, l'addiction, la « défonce » (J. Cournut, 1991) paraît être le fait du circuit court par manque de déjà-refoulé ou par l'effet d'un clivage du Moi court-circuitant les possibilités représentatives. Ce serait une compulsion selon le principe de Nirvana (G. Bayle, 1981).

La compulsion à remettre en scène les traumatismes, au-delà du principe de plaisir (on devrait dire « en deçà »), nous semble être communément partagée. Les cas limites affaiblis libidinalement par leurs actes, mais potentiellement capables de faire appel aux richesses du monde des représentations y recourent plus que d'autres et pour des traumatismes plus nombreux. Leur narcissisme est exigeant et nécessite une importante mobilisation pulsionnelle pour se soutenir. Ils jouent de la coexcitation pour alimenter en libido un Moi fragile, toujours entre deux situations traumatiques et qui a fort à faire.

Il reste enfin à prendre en compte la compulsion à ne pas compulser, faite


1352 Métapsychologie

d'attitudes brillant par leur absence, engageant l'analyste dans des pauvretés contre-transférentielles parfois révélatrices d'un clivage du Moi du patient. Ce qui ne se répète pas, c'est le contenu clivé, gelé, repérable, au dire de Nicolas Abraham, par des lacunes transférentielles, et par la constatation parallèle d'une compulsion à construire et entretenir le « refoulement conservateur » qui l'isole du reste de la psyché (N. Abraham et M. Torok, 1987).

Hétérogénéité du Moi et des affects

Cette hétérogénéité du Moi, narcissiquement blessante pour le «MOI-JE» phénoménologique, se double de complications économiques dans la mesure où les divers types d'angoisse, bien dégagés en 1926, dépendent des préformes de ce que Freud décrira un jour comme conditions du clivage du Moi.

L'angoisse-signal mettant en jeu le refoulement secondaire n'a éliminé ni l'angoisse catastrophique des traumatismes pulsionnels, ni la douleur psychique des blessures narcissiques, ni l'horreur sans nom des carences narcissiques dévoilées que nous décrirons ultérieurement. Le vaste processus de refoulement, avec l'acceptation partielle du retour du refoulé, dépend toujours de l'angoissesignal, il peut être le seul processus de défense mis en jeu. Mais il est souvent convoqué pour fournir, par un surcroît de retours du refoulé, de l'énergie à d'autres processus d'un Moi débordé par des pertes, des blessures et des carences. L'angoisse sera alors un résultat, et non le seul, des afflux de libido chargés de lutter contre les collapsus topiques dus aux altérations narcissiques graves (C. Janin, 1985).

En référant l'angoisse bien définie au concept du Moi, selon ses mouvances, ses perfectionnements, et son évolution, on ne laissera donc pas de côté les divers types d'affects négatifs qui dépendent aussi de l'altération de cette instance, ni ceux qui résultent de la mise en place des clivages et de leurs subversions. Or les variations ne sont pas minces, puisqu'elles sont en rapport avec le Soi, le Moinon-unifié, le Moi métapsychologique classique, et les topiques interpersonnelles, voire transgénérationnelles, tant il est avéré que certains sujets sont porteurs d'angoisses au nom d'une famille.

FONCTIONS ET ÉNERGIE DU MOI

Avec les modifications pathologiques de l'organisation des centres dynamiques du Moi, nous avons déjà abordé la suite de ce rapport. A partir des ana-


Le Moi 1353

lyses de patients aux processus névrotiques prévalants, on peut voir quelles tâches et quelles fonctions du Moi seront atteintes :

— accès à la motilité ;

— investissement narcissique et préservation de l'autoconservation ;

— perception et reconnaissance de la réalité externe ;

— liaison de l'énergie libre et maîtrise des affects ;

— mise en jeu de mécanismes de défense contre :

• les traumatismes pulsionnels ;

• les blessures narcissiques ;

• les carences de la fonction synthétique du Moi ;

— perception ;

— identification et désexualisation par abandon des investissements du Ça.

Idéalement, ces tâches dépendent de l'accès au libre jeu du refoulement mis en jeu par l'angoisse-signal, acquisition tardive et évoluée du Moi grâce au complexe de castration (M. Cournut-Janin et J. Cournut, 1993). L'angoisse-signal étant défaillante, les autres affects pénibles découlent d'atteintes du Moi qui résultent :

1 / de son altération ;

2 / de sa non-unification ;

3 / de l'effondrement de ses clivages ;

4 / de sa spoliation en libido, résultat de manoeuvres perverses venant d'autrui ;

5 / de l'assujettissement défensif du Moi aux désirs d'autrui afin de faire des économies

économies refoulement.

Les deux derniers points permettent d'insister sur l'interdépendance du Moi et de ses objets. Les défenses et les croissances liées à la symbolisation font appel au refoulement et aux sublimations qui articulent le plus harmonieusement possible les relations du Moi avec les autres instances, ses objets dans leur fonction « objectalisante » et la réalité. Par contre, les autres défenses et déficits du Moi, déni, idéalisation, forclusion, l'engagent profondément dans la relation aux objets pour s'y coller. Autrui n'existe plus, les objets collent au Moi, dans une continuité défensive. C'est de ce côté que partira notre étude des clivages.

Mais il faut de l'énergie pour alimenter les processus qui les engendrent et le refoulement fera retour, non pas pour l'expansion du sujet, mais pour alimenter en libido les divers processus de création et de maintien des clivages. Plutôt qu'un refoulement de croissance et de paix, il nous faudra considérer un refoulement esclave d'un temps de guerre ou d'occupation... L'apport énergétique du


1354 Métapsychologie

refoulement (par des rejetons de l'inconscient) servira non seulement au maintien des clivages du sujet, mais aussi à ceux de ses partenaires pervers ou pervertis dans une topique groupale toujours plus ou moins présente.

LE MOI ET LE GROUPE

De la traversée de l'OEdipe dépendent la qualité de la période de latence et la capacité à affronter les mises à l'épreuve de l'adolescence, la mise en place du Surmoi, la spécification accrue des instances et la valeur de la subjectivation. Si nous insistons sur ce point, quitte à y revenir plus loin, c'est qu'il importe de ne pas se méprendre sur les types de clivages rencontrés en clinique. Il existe d'indéniables clivages résultant de processus défensifs tels que le déni, la répression des affects ou le refoulement (dans certaines circonstances), mais il en est d'autres qui ne sont que la révélation d'un défaut d'unification du Moi, défaut de liaison, entropie révélée et non pas créée, même si elle entraîne, en après-coup de sa révélation, des processus défensifs annexes. Il s'agit de clivages du Soi, de clivages dans une unité groupale.

L'évitement de la conflictualité oedipienne n'est pas seulement le fait de l'enfant qui la traverse. Son entourage peut contribuer très largement à en faire l'économie, soit par l'excès d'un encadrement qui se veut protecteur et gardien des « valeurs » (pensons au père du président Schreber), soit par souci pervers de lutter contre les conséquences de la différence des sexes, des générations, des vivants et des morts. Dans certaines familles, vis-à-vis de l'enfant, tout sera dit, révélé et montré de la sexualité. L'inverse existe tout aussi bien par le maintien sous forme de secret de tout ce qui s'y rattache. Il en va de même pour les souffrances, les hontes, les horreurs endurées. La vérité ou le secret amputent la vie et ses signifiants de tout aspect énigmatique (Laplanche, 1987) stimulant pour la conflictualité oedipienne et pour la vie fantasmatique. Une certaine forme de communauté du déni en découle puisque chacun des membres de la famille tente de faire ainsi l'économie d'un conflit de type oedipien. L'enfant n'a pas à affronter la traversée de l'OEdipe, il reste collé à ses parents, et ceux-ci ne remettent pas en cause leurs narcissismes blessés.

Par endoctrinement et dressage, par exhibition ou par secret, certaines chances de conflictualisation des divers courants du Moi sont écartées au profit du maintien d'un statu quo préoedipien, antoedipien dirait Paul-Claude Racamier (1992), d'une fixation de l'identité au niveau du Soi. Le comportement est unifié dans ses apparences libérées ou trop sages, mais les gradients d'investissement du Moi ne tiennent entre eux que par les efforts d'évitement, de contention et de contrôle de l'entourage (G. Bayle, 1993).


Le Moi 1355

La période de latence, période d'engrangement des réalisations symboliques, de l'accès à un réseau symbolique de plus en plus étendu, et aux outils les plus perfectionnés de la symbolisation, sera marquée, soit par une conduite exemplaire d'enfant sage et très bon élève, soit par des troubles divers, scolaires en particulier. Ces comportements et attitudes psychiques sont propres à alimenter et à maintenir une topique familiale dans laquelle le rôle de l'enfant est défini et figé. C'est celui du «portefaix» selon Paul-Claude Racamier (1992), porteur de tout ce qui ne va pas, enfant pris au piège du « télescopage des générations » (Haydée Faimberg, 1987), c'est-à-dire spolié de tout ce qu'il a de «bon» et soumis à la charge de tout ce que l'entourage rejette comme «mauvais». On voit alors l'importance du gel entropique du Moi au nom de la topique familiale :

« Un patient a dû subir les incohérences et les paradoxes d'une éducation dans laquelle ses parents voulaient reconstruire leurs narcissismes défaillants. Support de leurs perversions narcissiques, il fut soumis à des contradictions sans appel, tiré à hue et à dia pour toutes ses acquisitions, pour tous ses apprentissages, par des parents vite séparés et se l'arrachant.

«Nulle angoisse ne vient émailler sa vie. Un peu de fatigue, et vite, au sex-shop, vite encore, une relation homosexuelle furtive. Il assure une cohésion de surface grâce à des activités de type obsessionnel, elles-mêmes très peu anxiogènes. Encoprésie, petits larcins, retards innombrables lui donnent une originalité et une auto-retenue, qui lui permettent de lutter contre l'angoisse et la dépression. Pourquoi vient-il en analyse? C'est parce qu'il rêve, et qu'alors, une bonne partie de sa vigilance évaporée, des cauchemars l'assaillent au début de la nuit quand le clivage du jour se relâche. Mais s'agit-il vraiment d'un clivage? Ne serait-ce pas plutôt l'effet d'un relâchement des activités de contention entropiques du Moi qui créaient une apparence d'unité, laissant le champ libre à l'éparpillement des activités d'un Moi dont, plutôt que de le dire morcelé, il vaudrait mieux considérer qu'il n'est pas unifié, faute d'être passé par les divers temps de l'OEdipe de façon structurante. »

Ce que ce patient a réussi à faire pour lui-même, à grand renfort de multiples perversions, bien des parents le font pour leurs enfants, en tentant de les protéger contre toute conflictualité. Les fonctions protectrices excessives de l'entourage font courir deux risques : celui d'un évitement de la conflictualité oedipienne déniée, et celui d'une atteinte de la fonction symbolisante par forclusion d'un certain nombre de situations affectives détachées de leurs signifiants verbaux. Si le rôle de pare-excitation et d'unificateurs temporaires de la psyché de leurs enfants est une fonction normale des parents, son hypertrophie conduit à laisser les courants dynamiques du Moi, juxtaposés, mais non intriqués. Qu'on nous permette une image : le Moi évolué est comme un ensemble de cordages tressés entre eux et tenant grâce à cette cohésion interne ; le Moi faussement unifié ne donne une apparence de solidité que par la contention d'un lien maintenant des brins de cordage ensemble, sans qu'ils soient tressés. Que vienne à manquer cette contention parentale externe par un lien, et c'est l'effondrement. Reviennent alors les éléments clivés par non-unification du Moi.


1356 Métapsychologie

Les enfants doivent faire l'objet des nécessaires protections parentales destinées à favoriser l'intégration des divers courants du Moi, mais il faut prendre garde aux trop bonnes intentions qui, comme on le sait, servent à paver l'Enfer. On passe alors de l'encadrement à la contention. Quand de telles « ligatures », de tels « collages » habituels viennent à manquer, l'entrée dans l'adolescence, son déroulement, mais aussi, et très souvent, sa sortie « sociale », sont marquées par des troubles comportementaux ou psychiatriques qui font appel à toute la palette de la nosographie et ainsi que l'écrit André Green (1990) :

« Le retour du refoulé donne naissance au signal d'angoisse. Le retour des éléments clivés s'accompagne de sentiments de grave menace : détresse, Hilflosigkeit (Freud), annihilation (Melanie Klein), crainte sans nom (Bion), désintégration ou supplice (Winnicott). Quand les investissements narcissiques sont particulièrement menacés, le blanc (Green) est la catégorie dominante » (p. 132).

Les poussées sexuelles, mal intégrées par un processus de refoulement déficient, sont au gré de leurs aléas, de plus en plus tournées vers un accroissement de l'isolation des centres dynamiques du Moi. L'inflation des processus de déni révèle les carences narcissiques jusqu'alors colmatées par l'entourage traditionnel. Une image proposée par Geneviève Haag peut en donner une illustration. Pour elle, l'enfant qui perd le contact avec le sein, soit trop tôt, soit au mauvais moment, perd sa bouche avec le mamelon, elle s'arrache de lui et reste collée au sein.

L'absence de possibilités d'un travail de deuil impose que toute perte d'un mode de relation d'objet (pour des raisons de croissance physique et sociale), soit immédiatement déniée et remplacée par tout et n'importe quoi: délire, addictions, collages variés à des êtres et des situations de passage, décharges aspécifïques, retour des auto-érotismes de nécessité, etc. Ces obturations sont autant de contre-investissements narcissiques. Elles réalisent des vampirisations (Wilgowicz, 1979) ou des adhésivités. L'entrée dans la vie active, les défaillances à l'entrée d'une grande école ou à sa sortie, sont de nets témoins de cette révélation d'un Moi-non-unifié. Au clivage d'emblée se surajouteront les nouveaux clivages liés aux dénis et aux idéalisations de secours. Les perversions et les « sublimations de contrainte » viendront agencer ce que la structure d'état limite, voire celle de la psychose n'auront pas pris dans les rets de leurs organisations.


3 Les défenses

« On peut être tenté de rendre le premier facteur, la force pulsionnelle, responsable également de la formation de l'autre, la modification du moi, mais il semble que cette dernière ait aussi sa propre étiologie, et il faut à vrai dire avouer que ces choses-là ne sont pas encore suffisamment connues. C'est tout juste maintenant qu'elles deviennent objet de l'étude analytique. L'intérêt des analystes ne me semble pas du tout bien orienté en ce domaine. Au lieu d'examiner comment la guérison advient par l'analyste, ce que je tiens pour suffisamment élucidé, la question à poser devrait être : quels obstacles se trouvent sur le chemin de la guérison analytique. »

Sigmund Freud, « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin »,

p. 236.

L'INTRICATION DES DEFENSES

Les clivages métapsychologiques résultent tous d'un processus de défense. De plus, ils assujettissent le refoulement pour leur entretien et leurs renforcements et remettent sa primauté en jeu. Les stratégies défensives du Moi l'adaptent non seulement aux défaillances de sa fonction synthétique, mais aussi parfois aux défaillances de la même fonction chez un tiers. Plus que l'étude de ces défenses, ce sont les articulations et leurs interdépendances qui retiendront notre attention. La diversité des clivages en dépend. Nous rencontrerons les processus les plus anciens : hallucination positive et négative, projection, retournement sur soi, renversement dans le contraire, et les plus évolués : refoulement, sublimation.

Le positif et le négatif comme signes de la liaison et de la déliaison nous aideront à opposer dialectiquement les pulsions, aussi longtemps qu'elles sont

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1358 Métapsychologie

intriquées. Leurs relations réciproques sont indispensables à la constitution de la symbolisation et de la subjectivation, grâce à la négation travaillant au coeur du refoulement. La désintrication pulsionnelle entraîne pour la pulsion de vie des jouissances extrêmes, sans freins autres que ceux de l'épuisement, et, pour la pulsion de mort, des effets de désymbolisation et de désubjectivation sans limites. La juxtaposition de deux régimes psychiques engendre alors un clivage.

LE REFOULEMENT

Place prépondérante du refoulement

Jusqu'à la théorisation du déni, en 1924 dans « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », et mis à part d'importantes notes cliniques montrant combien le Moi pouvait exclure fonctionnellement certains de ces processus les plus importants, rien ne semblait devoir altérer l'unité de cette instance, au moins sur le plan théorique. Le refoulement régnait en maître sur les autres défenses qui apparaissaient comme des adjuvants ou des annexes. Certes, dès le manuscrit K (S. Freud, 1896), il y a l'idée d'une «altération» du Moi « déformé » ou présentant des « lacunes ». Mais l'étude poussée de plusieurs courants dont la coexistence fragmente la psyché d'un patient apparaît seulement avec «l'Homme aux loups», dans L'Histoire d'une névrose infantile (Freud, 1917). La notion de déni (voire de forclusion) commence alors à se distinguer du refoulement sans pour autant s'en séparer radicalement.

Freud avait précocement opté pour une psychopathologie venant du travail d'intrication pulsionnelle, dans l'articulation de la liaison et de la déliaison.

Le refoulement est (et reste) la grande découverte quant au fonctionnement dialectique du Moi, à sa création et sa croissance. Régissant l'ensemble des relations entre la perception et l'inconscient dynamique du Ça, par le truchement de ses propres parties inconscientes et préconscientes, il anime le mécanisme de défense qui porte son nom, mais il constitue surtout le processus majeur de fonctionnement dynamique, économique et symbolisant de toute la psyché. Hors de son domaine, pas d'enrichissement de l'inconscient en représentations refoulées, pas d'apports énergétiques en libido allant de l'inconscient au préconscient grâce au jeu des représentations. La négation y joue son rôle dialectique. Des processus auxiliaires le renforcent ou le soutiennent, tels l'inhibition, le maintien des symptômes, les régressions pulsionnelles et formelles, et l'annulation rétroactive. A côté de lui, et comme à titre d'exception, la sublimation (Freud, 1915) permet


Les défenses 1359

aux courants pulsionnels d'être acceptés à condition d'être inhibés quant à leurs buts, alimentant ainsi le Moi en libido utilisable par la créativité.

L'isolation, décrite en 1926 dans Inhibition, symptôme et angoisse, introduit cependant le problème d'une «pause» dans le fonctionnement psychique, d'une séparation de l'affect réprimé et de la représentation restant consciente, nous y reviendrons.

Vers d'autres défenses

Les cas de Freud antérieurs à l'Homme aux Loups permettent de retrouver des articulations entre le refoulement et d'autres défenses, elles-mêmes alimentées par l'énergie du Ça, via le retour du refoulé.

Ainsi, dans «Fragments d'analyse d'un cas d'hystérie» (1905a), ce que nous verrons plus loin comme une coaction (Guillaumin, 1991) marque les interventions de Freud dans le sens d'un collage identitaire aux principaux protagonistes et à Dora elle-même. L'acting vient à la place d'une reconnaissance du transfert et du contre-transfert.

Avec «L'Homme aux rats» (1909) se pose le problème d'une distinction entre un déplacement des affects sur de nouvelles représentations, ce qui irait dans le sens du refoulement, et une répression des affects par déni et clivage. Ainsi, ayant entendu une bonne histoire, et pensant à son père qui est mort, le patient veut la lui raconter. On peut hésiter entre un refoulement d'affects sadiques contre-investis et un déni de perception du manque ; déni de la perte et des affects qui l'accompagnent. Certes, les deux catégories de défenses sont associées, mais il importe de savoir dans quel ordre elles se présentent.

Le cas de « L'Homme aux loups » (1918) se situe à la frontière du refoulement, du déni et de la forclusion (Lacan, 1956). Cette relation clinique et théorique montre bien qu'on ne saurait se contenter d'une clinique psychanalytique uniquement gérée par le refoulement « modèle 1915 ». Celui-ci répond bien au jeu des retours du refoulé, et aux refoulements secondaires. Mais qu'en est-il d'éventuelles émergences du refoulé primaire, et des manifestations brutes, non représentables du Ça ? Que penser de la constitution d'un Surmoi qui impose des refoulements secondaires après la traversée d'un OEdipe aussi particulier ? De plus, la levée d'un refoulement ne modifie-t-elle pas le Moi au point de lui faire courir le risque d'une mise en cause de ses clivages ? Que se passe-t-il quand ce qui fut forclos par l'entourage, parfois avant la naissance du sujet, surgit brutalement dans sa vie ? Quand ce qui fut éliminé de l'ordre symbolique du patient fait retour par le réel. On pense ici à la belle étude de Nicolas Abraham et Maria Torok sur Le Mot magique de l'homme aux loups (1971) et à leur recherche portant sur certains signifiants clés.


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L'isolation

En 1926 avec l'isolation décrite dans Inhibition, symptôme et angoisse, émerge un prototype du clivage fonctionnel, forme de refoulement portant sur l'affect séparé des représentations qui restent conscientes.

L'isolation de la névrose obsessionnelle, séparant des associations du courant de pensée par des pauses de temps sans contenu ou par des rituels, évoque le travail de l'hallucination négative : la réalisation d'une interruption dans les processus fantasmatiques préconscients. Rien ne vient d'emblée voiler cette pause ; les rituels sont secondaires. Une vague justification viendra faire des raccords au-dessus du vide associatif, sur le mode des explications fallacieuses données aux actes posthypnotiques (Duparc, 1992). Il en va de même pour les enchaînements narratifs introduits par l'élaboration secondaire du récit d'un rêve.

Le Moi a horreur du vide, de l'absence de processus. Les variations dynamiques contradictoires, dédiant et liant les courants d'énergie selon le jeu des pulsions fondamentales sont les conditions de son existence. Le vide phénoménologique correspond à un manque métapsychologique de liaison-déliaison conflictuelle entre soi et soi ou avec l'objet. Ce dernier peut être vu comme mauvais et mal intentionné grâce à une projection d'urgence. Cette défense évite le vide d'affects relationnels, et dément le dicton selon lequel il vaut mieux être seul que mal accompagné. C'est l'inverse qui convient au Moi. Mais il existe aussi des liens en « prêt à porter », offerts par l'identification hystérique, les idéologies, les religions, et les délires de l'objet, qui constituent facilement, sans aucun coût, des prothèses hantes pour la psyché, des liens convenus entre sujet et objet. Ainsi en va-t-il pour Freud de certaines croyances : « Les religions portent certes en elles le caractère de symptômes psychotiques, mais en tant que phénomènes de masse elles sont soustraites à la malédiction de l'isolement» (L'homme Moïse et la religion monothéiste, p. 176).

Ce que le Moi ne pourra pas lier et délier par défaut de sa fonction synthétique, il le remet au bon vouloir des croyances, telles les religions, aussi prégnantes dans leur persistance que délirantes dans leurs contenus, mélange de réalité psychique et de néo-réalité leurrante.

Les refoulements primaires

Tous les intermédiaires entre l'objet transitionnel et l'objet fétiche peuvent se voir. Il en va de même pour les variations entre les activités transitionnelles et les activités fétichisantes. Les premières donnent accès à la symbolisation pri-


Les défenses 1361

maire puis secondaire et préparent au refoulement. La présence contraignante des secondes impose le primat du déni sur le refoulement.

Avant l'accès à l'OEdipe, il est classique de considérer le déni comme normal chez les enfants 1. Un processus défensif, intermédiaire entre le déni et le refoulement secondaire, post-oedipien, doit aussi être pris en compte: le refoulement primaire après-coup. Nous avons désigné ainsi les refoulements survenant avant la traversée de l'OEdipe, donc avant la constitution du Surmoi (Le Guen et coll., 1985, Bayle et Schaeffer, 1986). Sous l'influence de cette instance, on parlera de refoulements secondaires. Avant, il n'est pas toujours facile de trancher entre un pur processus de refoulement et un accompagnement important de ce qui sera plus tard le déni. Mais sur ces points, les phobies de la petite enfance peuvent nous éclairer.

Les refoulements primaires se font sous l'influence de la fonction synthétique du Moi au prix d'un sacrifice partiel, en créant un conflit là où aurait pu émerger une angoisse traumatique déstructurante. La présence de l'objet est indispensable, soit sous une forme reprise par la transitionnalité, soit de façon contraignante comme le montrent certains enfants qui ne peuvent dormir sans être contre leur mère (R. Diatkine et J. Simon, 1972). Ils arrivent cependant à « être seul en présence de l'autre » pendant un certain temps.

Quand le refoulement originel est mis en place, grâce à la condensation des défenses archaïques, le Moi connaît une tendance à la synthèse. Le narcissisme secondaire continue à être protégé par le rôle de pare-excitation des parents. Leur absence temporaire, ou l'impossibilité passagère d'obtenir leur aide permet de disposer du jeu des refoulements primaires. Ultérieurement, c'est l'ambivalence du mouvement pulsionnel qui contraint à ne pas recourir à la fonction de pare-excitation habituelle des objets car ils sont concernés par la violence du désir qui fait retour ; violence de désirs autrefois écartés par les défenses archaïques. La capacité du Moi à supporter un certain déplaisir le sauve du traumatisme en associant un double retournement et un contre-investissement. Renversement du désir de faire subir en désir de subir, de l'activité en passivité, et retournement sur soi de ce désir, puis contre-investissement de la menace par un appel à l'aide de la personne primitivement visée.

La solution se trouve dans la constitution d'une phobie infantile précoce. La projection de la violence du désir sur un objet ou une situation phobogène, soustrait à l'impact traumatique de la pulsion ; l'appel à l'objet souhaité est alors tolérable. Le problème posé par le risque traumatique se change en problème posé par un conflit.

1. Nous y voyons plutôt un effet de l'hallucination négative.


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Un de nos patients a longuement persisté dans l'usage de ce type de refoulement. Grâce à une phobie des souris empruntée à sa mère, il pouvait faire appel à sa femme pour l'aider à lutter contre des mouvements pulsionnels intolérables qui la visaient : pénétrations anales sadiques, mutilations diverses par morsure.

Grâce à cette phobie, une partie du Moi du patient est menacée par le mouvement pulsionnel retourné sur lui après avoir été défléchi sur une représentation de souris. Le « reste » du moi peut alors demander de l'aide à la personne primitivement visée par la violence pulsionnelle. Une partie du moi est menacée pour sauver le tout, ce qui nous rappelle ce passage de l'Évangile selon saint Matthieu: «Si ta main est pour toi une occasion de péché, coupe-la et jette-la loin de toi : il t'est plus avantageux de perdre un seul de tes membres que de voir tout ton corps jeté dans la Géhenne. »

La répression des affects

Se référant aux auteurs du rapport de 1985, C. Parat (1991) rappelle la distinction entre refoulement secondaire, primaire et originel. Pour elle, la répression des affects, alors désarticulés des représentations, pourrait être une forme de refoulement complètement réussi sous l'influence attractive du refoulement originel, laissant comme trace un renforcement des traits de caractère (inhibition, contention) et parfois, une symptomatologie psychosomatique. La répression initiale viendrait des parents : « La constitution du refoulé originaire, en particulier, se trouve sous la dépendance du préconscient et de l'inconscient maternels, comme le seront aussi les premières représentations de choses, puis de mots, et leurs liaisons riches ou défectueuses », p. 105.

Ce refoulement trop réussi conduit à une rupture entre l'excitation somatique et le monde des représentations. C'est une coupure originelle par désintrication des pulsions. On pense ici à la forclusion, mais aussi au clivage horizontal de Kohut (1971) entre le Ça et le Moi. La libération des pulsions agressives nécessite alors une nouvelle répression économiquement coûteuse.

TRANSITIONS : FÉTICHISME ET PHOBIE

Si une contrainte symbolique, par action du Surmoi, met en jeu les refoulements secondaires, il n'en va pas de même pour les refoulements primaires. Une contrainte économique, la violence du désir, est à leur origine. Une même contrainte économique peut pousser au déni ou aux refoulements primaires. Dans les deux cas, il y a trop d'excitation et il est fait appel à un objet, soit phobogène, soit fétichique. La différence entre les deux, fondamentale, tient à l'origine de cette excitation et à son destin. La phobie fait pièce à une menace


Les défenses 1363

de traumatisme pulsionnel, le fétiche à une réelle blessure narcissique. La phobie protège de la blessure, le fétiche tente de la nier. La phobie s'étaye sur des processus symboliques de déplacement qui donnent accès aux métaphores permettant d'envisager le sacrifice d'une partie pour sauver le tout. Le fétiche répond à une carence des processus de symbolisation, et contraint à une condensation sur un objet, par une opération qu'on pourrait dire métonymique 1. La phobie ouvre à la transitionnalité, mieux que ne saurait le faire un fétiche. Les trois objets, transitionnel, phobique et fétichique sont opposables de diverses façons mais se rencontrent, selon les moments, chez un même enfant.

Jonas a huit ans, on l'adresse au CMPP parce qu'il ne sait pas manger avec une fourchette. Il ne joue jamais. Sa mère mouline tous les aliments qu'il consomme, elle a peur de l'empoisonner. Il fait ses besoins, accroupi sur une couche de bébé que le père déploie sur le sol de la salle à manger. C'est un enfant dit « surdoué » dans tous les domaines de la vie intellectuelle. Obsessionnellement, et exhaustivement, il connaît tous les modèles d'avions militaires de tous les pays depuis la guerre de 1914-1918. Venant toujours avec un objet, jamais le même, il occupe les séances bi-hebdomadaires à parler de ses collections. Il a une phobie des fourchettes, ainsi que des pieds de sa mère et lui interdit de les dénuder. Il fétichise sa pensée, dispose d'obsessions et de phobies, mais ne semble pas avoir d'activité ou d'aire transitionnelle.

Il accédera à celles-ci, petit à petit, en jouant, non sans difficultés, avec l'analyste. Le jeu portera sur les obsessions et les phobies qu'il traitera avec humour. Ce sont les phobies qui seront le mieux engagées dans les activités transitionnelles nouvelles. Les collections et les objets inertes resteront en dehors de ce processus. Mais la vie de l'enfant et de la famille sera alors plus facile.

Les affects du sujet et de son entourage signent la qualité de l'objet ou de l'activité selon qu'ils sont fétichiques, transitionnels ou phobogènes. L'idéalisation plus ou moins exaltée du sujet et le mépris de l'entourage (non engagé dans le processus pervers) iront au fétichisme. L'angoisse de l'enfant et les réassurances parentales protégeront le narcissisme du phobique troublé par une poussée pulsionnelle. La tendresse, l'humour, les partages heureux et les éventuelles consolations signeront la transitionnalité, dans la communauté où elle se déploie.

Nous séparons les activités obsessionnelles des activités fétichiques et perverses en général. Les ressemblances dans les rituels peuvent égarer. Une contrainte dépressive oeuvre dans la perversion et nécessite le déploiement d'un scénario avec un ou une partenaire. Ceux-ci ne sont pas nécessaires dans l'obsession qui lutte contre une contrainte anxieuse. De toute façon la relation à l'analyste, telle qu'il l'éprouve dans son contre-transfert, fait la différence entre les

1. En raison de connotations économiques immédiates, la référence aux processus primaires de condensation et de déplacement présente un avantage certain sur l'appel aux figures de rhétorique (métaphore et métonymie) qu'on référerait avec difficulté aux zones érogènes, ex. : La synecdoque du pénis...


1364 Métapsychologie

modes de défenses, non sans difficulté cependant, tant les associations et mélanges sont possibles, comme dans le cas de Jonas.

Avant la traversée de l'OEdipe, les processus de refoulement s'accompagnent peu ou prou de mouvements de déni, de réactions au retour du dénié, du forclos. Des parties du Soi restent clivées, non intégrées au développement ultérieur. Ce sont elles qui émergent dans certaines circonstances, montrant le défaut d'introjection par le Moi de la relation aux objets. La présence d'un Moi faussement unifié favorise l'hallucination négative et les préformes du déni.

LE DÉNI

Nous nous référons à la définition donnée par J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967): «Terme employé par Freud dans un sens spécifique consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d'une perception traumatisante, essentiellement celle de l'absence de pénis chez la femme. Ce mécanisme est particulièrement invoqué par Freud pour rendre compte du fétichisme et des psychoses », p. 115.

Assez tôt émergeaient, dans la pensée de Freud, des notions cliniques qui devaient porter atteinte à la belle organisation du refoulement, elle-même garante de l'unité de la topique et donc du Moi. Les Études sur l'hystérie (Freud, 1895) en portent des traces avec le double courant de conscience. C'est encore plus net avec « L'Homme aux rats » (Freud, 1915) se défendant de l'angoisse par l'isolation de complexes de pensées qui, pour être mis hors circuit, n'en restent pas moins conscients et lui permettent, par exemple, de se comporter aussi bien en fils d'un père mort, qu'en enfant d'un père vivant. C'est un déni de la réalité de la perte et des affects qui l'accompagneraient si elle était pleinement acceptée. C'est un clivage fonctionnel du Moi débordé par la difficulté à faire le travail de la perte et celui du deuil. Ce cas pose le problème de la distinction entre la névrose obsessionnelle proprement dite, et les défenses obsessionnelles luttant contre la dépression, la dépersonnalisation, la perte d'objet et la psychose. Ici les retours du refoulé, qui passent facilement pour ceux d'une névrose, alimentent économiquement le maintien du clivage 1.

Avec «La perte de la réalité dans la névrose et la psychose» (1924) s'annoncent plus directement de graves amputations du Moi. Le refoulement laisse

1. La rapidité des progrès dans la cure du sympathique « Homme aux rats » nous laisse perplexe quant à la qualification de névrose obsessionnelle.


Les défenses 1365

de plus en plus de place au déni. Si le refoulement secondaire, opération purement psychique et inconsciente, agit sur la jonction entre les représentations de chose et les représentations de mot (là où se créent les rejetons de l'inconscient), le déni, lui, s'en écarte, il agit sur la conscience de la perception. Il protège le sujet contre les effets traumatisants de la réalité d'une perception dont le prototype est celle de l'absence de pénis chez la femme. Il ne doit pas y avoir de jonction entre ce qui est perçu et ce qui est craint : la castration. Le désaveu de cette connexion et le rejet de la perception nécessitent un contreinvestissement constant de la réalité perceptive. Les défaillances de cette défense laissent la place à un retour hallucinatoire de ce qui a été rejeté, comme le montrent les féminisations du Président Schreber, ou encore l'hallucination positive et négative de la quasi-amputation du petit doigt de l'Homme aux loups.

Castration et fétichisme

La castration, son désaveu et le rejet de sa figuration sont au centre du texte de 1927 sur le Fétichisme. Ici encore, de façon fort imagée, Freud nous donne à voir les mouvements psychique et physique du petit garçon levant les yeux vers le ventre nu d'une femme, typiquement sa mère, puis s'égarant dans le traumatisme de la perception du manque de pénis, avant de vivement baisser le regard pour se raccrocher à la vue des bas ou des bottines... L'angoisse de la castration ne peut pas être évitée par une hallucination négative, ni a fortiori par un simple refoulement de la vision du manque. Il faut quelque chose de plus, une action constitutive d'un fétiche (ici, les souliers, les bas).

Trois convictions, trois actions et un double clivage en découleront.

— première conviction et première action : « les femmes n'ont pas de pénis, la castration existe, il faut détourner le regard » ;

— deuxième conviction et deuxième action : « les femmes ont un pénis dans tous les cas. La castration n'existe pas, le fétiche en est la preuve ». Il est la suture entre les deux versants du clivage. La construction d'un fétiche supprime la question de la castration ;

— troisième conviction et troisième action : « Oui, c'est sûr, il ne manque rien, le savoir absolu et le secret partagé de la jouissance la plus grande, celle qui combine la restauration narcissique et la jouissance sexuelle (voyeuriste) sont en mon pouvoir. » Faute de partager ce savoir avec la mère, il faut trouver un ou une partenaire qui communiera dans le désaveu du traumatisme en reconstituant la scène éprouvante et en la modifiant selon un scénario per-


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vers. Faute de partenaire, le fétichiste s'emparera de son corps propre en cachant son pénis, en le protégeant grâce à des attributs fétiches, en l'exhibant ainsi paré.

— Le premier clivage sépare les deux premières convictions du fétichiste : les femmes ont et n'ont pas de pénis. Ce clivage est inconscient, les fétichistes ne « savent » pas qu'ils sont clivés. S'ils le savaient, ils ne le seraient plus autant et la psychose les guetterait. Le déni est une opération des plus coûteuses, qui impose d'importantes pertes libidinales, comme dans la perte d'objet. Le remplacement de ce qui manque par un fétiche fait faire une économie. Par la constitution et l'entretien du fétiche, il est possible de lutter contre le retour traumatique direct ou hallucinatoire du manque à percevoir. Mais pour l'entretien du fétiche, des retours répétés du déjà refoulé se produiront en s'engageant, à ce stade phallique, dans des représentations régressives, sur le mode anal.

— Le second clivage isole le pervers et son (sa) partenaire. Ils s'écartent du reste du monde pour partager les secrets de la jouissance perverse. Un scénario répétant la situation traumatique, des accessoires figurant le pénis sont nécessaires. Ce clivage est conscient et s'accompagne de mépris pour le vulgaire qui reste dans le monde conflictuel de la castration reconnue et symbolisée.

Mais le mépris atteint aussi le ou la partenaire, tenu régulièrement de s'orner d'accessoires excitants en relation plus ou moins directe avec l'analité, dans un scénario dont l'aboutissement orgastique fait courir le risque d'un effondrement narcissique au-delà de l'apaisement sexuel.

Masud Khan, dans La main mauvaise (1981), rapporte le scénario pervers d'un homme, qui avait pu vivre longtemps sans rechercher la partenaire nécessaire. Un effondrement dépressif grave suivit sa réalisation.

Autre exemple où le mépris et le rejet s'associent : une de nos patientes fut frappée et chassée, quand elle refusa d'exécuter strictement l'ensemble des actes pervers qu'exigeait son amant.

Attaque de la perception, donc du Moi

Le Moi se différencie du Ça à partir de la perception. C'est un point capital pour la compréhension de l'articulation entre le déni, le défaut de fonction synthétique du Moi et ses clivages.

« [L']influence du Moi vient, je crois, de ses rapports intimes avec le système de la perception, qui, de fait, constituent son essence, et qui ont été le fondement de sa différenciation d'avec le Ça. La fonction de ce système, que nous avions appelé Pc.Cs., est liée au phénomène de la conscience: ce système reçoit des


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excitations non seulement de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur et s'efforce, par le moyen des sensations de plaisir et de déplaisir qui l'atteignent de l'intérieur, d'orienter tout le cours de l'activité psychique dans le sens du principe de plaisir », Inhibition, symptôme et angoisse, p. 8.

Quand le refoulement ne suffit plus, la disqualification de la perception maintient « tout le cours de l'activité psychique dans le sens du principe de plaisir». Mais toute attaque de la perception sera une attaque de la constitution du Moi. En ce sens, la disqualification de la perception du manque de pénis (et de tout manque) est une disqualification partielle du Moi, une entrave à sa fonction synthétique pouvant aller jusqu'à la création d'une carence narcissique importante. Il n'y a pas de déni d'absence sans déni de la perception, sans attaque de la genèse et de l'entretien de la dynamique du Moi.

Précurseurs du déni

Le déni n'est pas une opération psychique simple. Ses composants sont le désaveu et le rejet, allant jusqu'à l'acte. Pour les pervers, la présence d'un objet, régulièrement traité comme une chose saisie par la pulsion d'emprise (Denis, 1992) est nécessaire à leur pleine efficacité afin de pouvoir dire : « La castration c'est pour les autres, jouissons sans limites. » Dans le déni, selon Bernard Penot (1989), la représentation n'est pas refoulée : c'est son sens qui s'avère indécidable. Elle est hors d'atteinte de l'opération de la négation ; le refoulement est suspendu. La dialectique est en déroute, et ce qui est perdu pour la négation est gagné pour la néantisation, pour l'entropie. En général, le déni est au service de l'autoconservation du Soi et du Moi. Ses précurseurs principaux sont l'hallucination négative puis la projection, par l'appel à un objet dont le clivage sera le reflet défensif du clivage initial du Moi. Dans cette perspective, la constitution du Moi-plaisir-purifié et la protection du Moi en formation nécessitent plusieurs processus dont la sommation culmine dans l'identification projective normale ou pathologique. La réponse de l'objet fait la différence entre les deux formes d'identification projective, selon qu'elle est adaptée ou stéréotypée (P. Letarte, 1983).

Tout ce qui gêne peut être temporairement écarté par l'hallucination négative (d'où un certain succès de l'hypnose sur les souffrances les plus diverses). Mais l'échec de cette défense impose un mécanisme supplémentaire de rejet du retour de la souffrance. Enfin, quand tous ces mécanismes de sauvetage du pénis maternel défaillent, il reste à se rabattre sur l'identification mimétique au corps féminin : plus de pénis, plus de soucis ! Si son absence réelle se heurte trop vivement à sa nécessaire présence psychique, si le problème de la castration reste sans solutions fétichiques satisfaisantes, il est encore possible de l'éliminer radicalement par le


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transvestisme et le transsexualisme (C. Chiland, 1990). L'étayage de l'identité du sujet par son identité sexuelle est remplacé par un étayage sur une fonction perverse exhibée. Un cas d'intersexualité rapporté par Agnès Oppenheimer (1993) en donne une preuve a contrario. En attribuant d'emblée le sexe féminin à une patiente intersexuelle, l'analyste a permis qu'elle se sente narcissiquement unifiée, condition préalable à l'apparition d'un processus analytique ultérieur.

« Je-ne-veux-pas-le-savoir ! »

Telle est la profération du déni complet. Pensée et seulement pensée, cette petite phrase, favorise le déploiement du travail psychique et de l'attention, en créant l'isolement qui leur est nécessaire. Mais il est fréquent de la rencontrer dans la quotidienneté des transports, des administrations et des corps constitués, sous un énoncé sournois ou violent. C'est dans les familles pathologiques, pourvoyeuses d'états limite graves, de perversions narcissiques et sexuelles, de psychoses, qu'elle trouve son essor le plus toxique.

Notre illustration du déni par l'analyse de ce : « JE-NE-VEUX-PAS-LE-SAVOIR » privilégie d'abord le « VEUX-PAS » dont renonciation par les petits enfants tente d'écarter la menace et l'angoisse d'un « on-ne-sait-quoi », inqualifiable donc, mais de toute façon rejeté. Avant ce rejet, ce qui vient du Ça sans être représenté d'une façon ou d'une autre ne peut être évacué mais seulement déchargé par des auto-érotismes de nécessité.

Un pas de plus, et au rejet, s'ajoute une désignation, un « LE-VEUX-PAS » (ou «A-VEUX-PAS») reconnaissant l'existence d'un «quelque chose» qui restera innommable jusqu'au bout du processus constitutif du déni. Ce désaveu culmine dans «PAS-LE-SAVOIR». Avec l'adjonction du «JE» et le rejet de l'interlocuteur s'accomplit la forme totale du déni, qu'on pourrait dire de soulagement du Moiplaisir-purifïé. Mais il n'est souvent que le reflet d'un clivage déjà constitué par le retournement sur le Moi de la formule de désaveu et de rejet, intériorisé et figée. Par ce retournement, la perception consciente de l'intolérable venant de l'intérieur de soi est désavouée et rejetée. Si l'attaque de la perception extérieure crée l'attaque du Moi et engendre une carence de la fonction synthétique, l'attaque de la perception interne fait appel à ce défaut de synthèse pour créer un clivage là où un refoulement a connu l'échec. Le clivage est le signe d'un échec défensif du Moi.

La réponse de l'objet

Selon les réponses de l'objet, toute atteinte du Moi peut avoir (au moins) quatre destins :


Les défenses 1369

— la projection est reçue, acceptée symbolisée et signifiée grâce à la capacité de rêverie de la mère ;

— la projection n'est jamais reçue par un entourage physiquement présent mais psychiquement absent ;

— le retour se fait vers l'envoyeur... éventuellement majoré !

— la déflexion se fait vers un tiers châtré ( « tout ça, c'est la faute à ton débile de père ! » ).

Certaines réponses de l'objet peuvent entraîner l'exagération de l'altération du Moi et instaurer des techniques de rejet et de désaveu, là où aurait pu survenir un refoulement. On verra dans ce chapitre comment les abolitions symboliques, sous la forme de la forclusion par l'objet primaire, viennent majorer la portée et l'impact de la projection retournée à l'envoyeur ou déflécbie sur un tiers. Au rejet du sujet s'ajoute celui de l'objet, et au désaveu d'affect du premier se joint celui que transmet l'entourage dans l'ordre symbolique. La formule du déni devient alors : ON-NE-VEUT-PAS-LE-SAVOIR !

Déni = rejet + désaveu

Nous avons choisi de traduire Verleugnung par « déni » en écartant « rejet » ou «désaveu» ; le premier relève de l'acte, le second de la méconnaissance et de la désymbolisation. Pour autant, nous ne manquons pas de les combiner entre eux pour donner le déni. En cela, nous suivons une remarque de l' Abrégé de psychanalyse ; tout rejet se double d'une acceptation partielle, et celle-ci peut faire l'objet d'un désaveu non moins partiel. Un « Je regrette et je désavoue» implique un « j'accepte et j'avoue ».

L'association du rejet et du désaveu n'est pas fixe. Il ne semble pas y avoir d'influence d'un composant sur l'autre, du moins dans leur libre jeu. Les proportions en sont variables et leurs variations confèrent au mouvement défensif résultant une multitude d'aspects cliniques. La prédominance du rejet conduit aux actes de décharge. Celle du désaveu mène à l'hallucination négative. Au pire, l'association des deux va jusqu'à la destruction aveugle de l'intolérable et de ce qui en est proche, comme dans les actes meurtriers impulsifs et en série. A minima, chacun peut être pris dans la vie quotidienne d'un mouvement associant les deux composants 1.

1. A ce propos, et bien qu'il ne s'agisse pas d'un événement banal, il nous revient le souvenir d'une nuit dans un hôtel d'Athènes où la compagne de l'un de nous fut alertée par les manifestations d'un tremblement de terre. Comme elle réveillait son bon donneur de conjoint (qui perçut alors les mêmes signes), elle s'entendit dire : « Un tremblement de terre ? Sûrement pas ! Tu es folle ! Dors ! » On voit comment (et sur qui) retombe ce qui est désavoué et rejeté...


1370 Métapsychologie

Dans les cures-type ainsi que dans d'autres cadres, l'émergence d'un geste, d'une mimique, d'une activité motrice de rejet accompagnent souvent la mise à l'écart d'une représentation gênante et désavouée. Ceci rejoint la magie évoquée par Freud : « Faire disparaître ce qui dérange en soufflant dessus. » Ce mouvement de déni parfois bénin fait partie de la psychopathologie de la vie quotidienne. C'est un élément des défenses caractérielles intégrant au caractère des rejets et des désaveux définitifs. Ces dénis en « prêt-à-porter », générateurs d'attitudes tranchées s'imposant au sujet et à son entourage, font faire des économies en énergie de rejet. Dans des circonstances exceptionnelles, ils connaissent parfois des amplifications dramatiques.

Tragique est l'exemple littéraire, Ay de mi Alhama donné par Freud (1936). Il montre comment le roi Boabdil accueille la nouvelle de la chute de sa ville, Alhama. Le souverain devine que cette perte signifie la fin de son règne. Mais pour « ne pas le savoir », il traite la nouvelle comme « non arrivée » (en français dans le texte). Voici le poème :

Cartas le fueron venidas De que Alhama era ganada Las cartas écho en el fuego Y al mensagero mataba.

(Des missives lui parvinrent Qu'Alhama était perdue. Il mit les lettres au feu Et tua le messager)

En brûlant les lettres et en faisant tuer le messager, le roi démontre l'intégrité de son pouvoir dans la recherche d'une toute-puissance magique. Le désaveu des nouvelles et le rejet par le meurtre soutiennent le déni de la perte. Ajoutons à l'histoire, que la castration rattrapera le roi. Ayant perdu Grenade, il fuit vers le sud et arrive au lieu d'où il voit pour la dernière fois les tours de l'Alhambra, lieu nommé depuis « El suspiro del moro » (Le soupir du Maure). Il se met à pleurer. Sa mère dit alors : «Pleure comme une femme ce que tu n'as pas su défendre comme un homme ! » (W. Irving, 1831).

Le retour du dénié est la règle, la réalité est insistante ! Le sujet retrouve alors ce qu'il a rejeté ou désavoué et la lutte est à reprendre et maintenir. A la différence de ce qui se passe dans le déni, précisons que ce qui fera retour et hantera le sujet dans la forclusion n'a pas été dénié par lui mais par son entourage précoce. Il devra organiser une lutte défensive contre de l'innommable, du jamais nommé, «jamais-symbolisé», «jamais-subjectivé».


Les défenses 1371

Coaction et castration

Le terme de coaction, introduit par Jean Guillaumin (1991), découle de la prise en considération élargie du concept de « communauté du déni » créé par Michel Fain et Denise Braunschweig (1971). D'autres auteurs en ont décrit les effets (G. Bayle, 1987, P.-C. Racamier, 1992). La décharge par l'action s'y oppose à la montée en puissance de la symbolisation et risque de s'imposer à l'analyste. Il ne faudrait pas pour autant y voir une balance simple entre la décharge et la symbolisation. Notre analyse des rejets et des désaveux dans le fétichisme l'aura montré; les fétichistes usent aussi du refoulement qui trouve sa place à côté du déni sans influence réciproque. Le refoulement est un processus symbolisant à l'inverse du déni qui désymbolise. Dans le déni, la castration est repérée mais non reconnue, interdite de symbolisation, et mise au débit de l'autre, du tiers exclu, non pas comme une menace mais comme une réalité. Il ne s'agit donc pas de la castration symbolique reconnue et prise en compte sur le corps de l'autre, comme l'ont montré Monique CournutJanin et Jean Cournut (1993), de cette castration féconde, propice à la différence et à la rencontre entre les sexes ainsi qu'à l'acquisition du signal d'angoisse. Avec le déni, il s'agit d'une castration agie, fécalisante et/ou néantisante, d'une castration en deçà de la symbolisation, agissant contre la symbolisation.

La coaction partagée par le sujet et son objet dans la communauté du déni, concerne l'analyste perplexe, voire gêné, quant à certains de ses actings. Il court deux risques contre-transférentiels : l'adversité et le collage insensible.

— Dans l'adversité, il est maltraité par le patient comme celui-ci le fut dans le passé, ou encore, comme le patient et un parent, collés ensemble dans la communauté du déni, traitaient l'autre parent situé en tiers exclu. Les deux positions ne s'excluent pas, bien au contraire, dans la mesure où elles se superposent par identification. Dans cette adversité, l'analyste bien au courant de ce qu'il ressent risque peu d'être engagé dans un acting auquel le patient le pousse pour mieux le déconsidérer.

— Dans le collage insensible, par contre, il est difficile de se fier au contretransfert. Son peu d'acuité fait substantiellement partie du clivage. Malgré sa vigilance, l'analyste peut être pris dans des attitudes et des comportements corrélatifs à ceux du patient.

« [...] il peut se trouver, sans non plus le percevoir consciemment, pour ainsi dire anastomosé, séparément mais dans le même temps, aux « deux » parties du patient clivé : il est alors lui-même fonctionnellement clivé intérieurement d'une manière qui peut être plus ou moins durable, en union étroite avec le patient. La


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déformation du «moi» de l'un est alors [...] gérée, cogérée par l'autre» (J. Guillaumin, 1991, p. 357).

Non pensé, non symbolisé, le contre-transfert anastomotique se repère dans la coaction ou la tentation de coagir. Thérapeutiquement, il est possible de récupérer cette tendance au passage à l'acte du patient et du thérapeute grâce au jeu, au sens de Winnicott, dans une transitionnalité récemment reprise par R. Roussillon, ou dans ce que Paul-Claude Racamier nomme Les actions-parlantes (1994). Il s'agit de faire pièce au déni en utilisant ses composants inversés, l'énergie de l'acte du thérapeute est mise au service de l'action symbolisante. La créativité de l'analyste est ici indispensable car il ne s'agit pas de créer des remémorations ou des reconstructions, mais des constructions qui en appellent d'autres. La marge de manoeuvre est souvent mince entre un excès et un défaut de libido dans une telle activité transitionnelle. Il faut s'adapter au cas par cas et, dans une même cure, savoir progresser avec délicatesse. Il n'y a pas d'accès à la symbolisation qui ne nécessite un peu d'énergie, mais l'échec sanctionne son mauvais dosage. En plus de l'expérience et du tact, des repérages théoriques ne sont pas inutiles.

Coaction et éthique

La prise en compte théorisée des signes de coaction, tant chez l'analyste que chez le patient, conduit à les considérer, au départ, comme des objets-fétiches indispensables. Il faut savoir les saisir au moment de leur émergence psychique chez l'analyste. Sinon ils peuvent poser des problèmes d'éthique dont les questions principales sont les suivantes :

— Qui est le bénéficiaire de la coaction ?

— Quel est le rôle du cadre analytique ?

— Comment se raccordent la coaction et la coexcitation ?

Nous reviendrons sur ces points dans un chapitre sur les perversions.

Coaction et interprétation

L'interprétation bien tempérée des signes de la coaction, un très léger décalage dépressif ou ludique, ou à défaut, théorique, la reconnaissance et l'énoncé par l'analyste de son acting, peut les faire glisser vers la transitionnalité, sans les dépouiller de leurs charges libidinales, donc sans les « décharger », ce qui conduirait à une position incestueuse.


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Trois illustrations cliniques

1 / Une patiente particulièrement engluée dans ses relations maternelles est vivement amoureuse d'un de ses collègues qui répond faiblement à ses attentes pressantes. Au cours d'une séance où elle se plaint amèrement de ce que son amour ne soit pas reconnu, l'analyste note pour lui-même qu'un transfert latéral s'instaure. Puis il fait l'erreur d'écourter la séance d'environ un quart d'heure. A la séance suivante, la patiente se moque de l'analyste et lui dit qu'il est jaloux. Il reconnaît avoir abrégé indûment la séance et précise que s'il est jaloux, c'est aussi comme une mère désirant garder sa fille pour elle.

II s'est laissé prendre dans une série de répétitions. La patiente et lui ont été « collés », comme elle l'était à sa mère et tout comme elle « colle » à sa propre fille et à certaines femmes de son entourage. L'apparition d'un tiers, le collègue de travail, a déstabilisé la communauté du déni. L'analyste a partiellement rejeté sa patiente, tout comme l'aurait fait la mère si elle s'était décollée d'elle pour prendre en compte la puissance du père.

Le risque séducteur du « c'est aussi » de l'analyste est inévitable si l'on veut laisser ouverts tous les champs de l'analyse. L'important est de qualifier l'acting de l'analyste, de le rendre symbolique et symbolisant, plutôt que disqualifiant et donc d'en dénoncer l'aspect incestueux.

2/Un enfant de huit ans souffre de terreurs nocturnes et se plaint d'entendre des voix qu'il situe « à côté de sa tête ». L'analyste psychodramatise une séance et prend le rôle d'une de ces voix : « Me voilà, tu m'as appelé, je suis toujours à ton service et je vais veiller sur toi pendant ton sommeil. Si des cauchemars arrivent tu me fais signe et je viens. » L'enfant qualifie de cauchemars ses terreurs nocturnes et les attribue à la crainte de son grand-père maternel dont sa mère lui a dit: « Ton grand-père, c'est presque ton père parce que c'est mon père !»

3 / Un patient tente d'étrangler son analyste pendant une séance d'analyse. Tout le monde survit, se quitte... et le patient entreprend un psychodrame analytique. C'est un grand gaillard qui passe en un éclair de l'effacement à la violence. Comme il tente d'agresser un acteur-thérapeute, un autre devance le geste et fait mine de frapper avant lui, en assortissant son geste d'injures. Le patient rit. Plusieurs mois plus tard, dans le rôle de son père, se disant armé d'un tisonnier, il poursuit un acteur qui figure le patient enfant. Les analystes restés en dehors de la scène font des commentaires comme s'il s'agissait d'une scène sexuelle. Le patient est stupéfait puis affecté par un insight qui donne sens à son passé de violence désubjectivée, désymbolisée.

Le chemin est long, de la tentative de meurtre au fantasme de scène primi-


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tive. Son élaboration trop rapide, dans un «forçage» interprétatif, aurait fait courir au patient le risque d'être à nouveau débordé dans ses capacités d'élaboration avec tous les dangers de recours aux actes de décharge que cela comporte. Il importe de ne pas dépasser les capacités d'acceptation symbolique des patients. Interpréter « au plus près du Moi » ne veut pas dire autre chose. Sous peine d'accident ou de constitution mimétique d'un faux-self analytique.

L'IDÉALISATION

Indépendamment de la formation du Moi-idéal et de l'Idéal du Moi, l'idéalisation est un processus défensif qui protège le narcissisme du sujet. Elle lui confère, ainsi qu'à ses objets, des qualités réelles ou imaginaires, mais toujours leurrantes, propres à maintenir une harmonie et une confusion a-conflictuelles.

Freud a relevé assez tôt le couple idéalisation déni dans une conférence sur La genèse du fétichisme (1909 a) rapportée dans les minutes de la Société de Vienne. Il ne s'agit plus seulement du « non arrivé » ou du « rejeté » ; il y a un pas de plus sur le chemin de l'articulation entre le déni et l'idéalisation. Il dit d'un patient: « Désormais, il ne veut plus voir, ni qu'on le lui rappelle (l'objet de la pulsion, c'està-dire le corps de la mère), mais par contre il vénère les vêtements. »

En 1915, dans Le Refoulement, une certaine forme de clivage apparaît entre refoulement et idéalisation : « Il se peut même, comme nous l'avons vu dans la genèse du fétiche, que le représentant pulsionnel ait été divisé en deux morceaux dont l'un a subi le refoulement, tandis que le reste [...] a connu le destin de l'idéalisation. »

Mise en jeu tout au long de l'oeuvre de Freud, on retrouve finalement l'idéalisation dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste. Dans cette fresque à la gloire de la reconstruction en analyse, elle participe au camouflage d'un meurtre, celui de Moïse l'égyptien, prince fondateur. L'événement perturbateur est voilé par l'émergence et la vénération du personnage de Moïse le Madianite, prêtre à l'influence locale, qui reçoit l'aura de Moïse l'Égyptien. De même, le dieu à vocation universelle, Aton,sera remplacé par une divinité locale, Yahvé, génie des volcans d'Arabie, promu au rang de dieu unique.

L'idéalisation fait partie de l'état amoureux et de l'hypnose (S. Freud, 1921) et contribue à fausser le jugement : « [...] nous reconnaissons que l'objet est traité comme le moi propre, donc que dans l'état amoureux une certaine quantité de libido narcissique déborde sur l'objet. Dans maintes formes de choix amoureux, il devient même évident que l'objet sert à remplacer un idéal du moi propre, non atteint » (p. 179).


Les défenses 1375

L'idéalisation, processus complexe s'étayant sur des identifications par projection, introjection et incorporation, contribue à la constitution d'un des deux termes de tout clivage. Elle aliène le sujet par une inféodation à l'objet, au point que Freud se demande si l'objet est mis à la place du Moi ou de l'Idéal du moi.

De même que l'hallucination positive occupe la place de ce que l'hallucination négative annule, l'idéalisation advient là où le déni écarte ce qui s'oppose au Moi. Elle est un contre-investissement narcissique et un soutien de la toute-puissance nécessaire quand la puissance mesurée est défaite par le déni. Au désinvestissement par le déni, s'adosse le surinvestissement prothétique par l'idéalisation. Source d'un mépris souverain, elle peut aussi soutenir avec discrétion un narcissisme menacé.

Un de nos patients, psychotique sinon guéri, du moins stabilisé, occupe un emploi ingrat sans responsabilité ni gratification. D refuse les promotions et démissionne dès qu'on tente de lui forcer la main. Simultanément, c'est un expert en mathématiques et en hébreu. Il en parle de façon passionnante avec une très émouvante sincérité. Il a toujours pu compter sur de telles sublimations. La nouveauté dans sa cure, c'est qu'il peut en parler sans honte et sans crainte d'être moqué. Dans le même temps, il rit gentiment de son analyste qui, il le sent bien, n'a pas de telles compétences. Auparavant, il était plein de mépris et de crainte vis-à-vis de celui qu'il voyait comme un bulldozer prêt à le balayer.

L'idéalisation respectant la symbolisation, même si elle tend parfois à désubjectiver autrui, s'avère l'un des plus sûrs alliés de tels patients. Elle se déploie en autothérapie, dans les sublimations de contrainte que nous verrons dans l'un de nos derniers chapitres.

L'idéalisation ne travaille jamais seule, le drainage économique, propre à focaliser l'attention sur ce qu'elle fait briller d'un vif éclat, se fait au détriment de ce qui doit rester dans l'ombre, être peu ou mal perçu. C'est une technique d'escamotage.

On la retrouve dans toutes les structures, en positif ou en négatif (l'un de nos patients soutenait son narcissisme grâce à l'idée qu'il était le plus grand impuissant de la terre !). Elle sanctifie les formations réactionnelles, diabolise les appétences masochistes, durcit les traits de caractère des cas limites, brille d'un vif éclat dans les productions délirantes. Ainsi, l'idéalisation de la pensée du paranoïaque fait briller une certitude, là où un doute est écarté. Le délire de la paranoïa vient d'un clivage du jugement qui, pour valoriser et idéaliser la certitude 1, laisse de côté tout ce qui pourrait introduire un doute et n'est pas perçu, probablement par hallucination négative.

1. La paranoïa est une folie du doute, justement parce qu'elle ne le supporte pas, le rejette et qu'il fait inlassablement retour sans amortissements auto-érotiques (C. et S. Botella, 1982).


1376 Métapsychologie

L'idéalisation est toujours en balance économique avec un investissement ou un désinvestissement intolérables. En un mot, elle fait partie de tous les contre-investissements qui s'opposent au traumatisme des retours du refoulé ou protègent le sentiment d'identité de l'impact des blessures narcissiques ou du dévoilement des carences. Nous la retrouverons à l'oeuvre dans tous les clivages dont elle constitue un versant économique et une suture phénoménologique.

LA FORCLUSION

La forclusion constitue un déficit, elle mutile le Moi en le privant de fonctionnalité synthétique et symbolisante. Elle est primaire.

Traduire et définir

La traduction contestée des oeuvres de Freud a relancé l'intérêt des analystes pour de telles recherches. A chacun de prendre sa position, encore faut-il la défendre. Après avoir longuement argumenté notre préférence pour « déni », plutôt que pour « désaveu » ou « rejet », nous en venons à la distinction qui s'impose entre déni et forclusion, ainsi qu'à la reprise, pour notre compte, de ce concept. Extensive par rapport à celle de Jacques Lacan, en voici notre définition :

La forclusion est un processus associant une attaque de la symbolisation et la transmission des mécanismes d'abolition symbolique. Les représentations qu'elle vise n'ont aucune place dans la psyché. Il faut au moins deux générations pour en déployer les effets. La première génération met en place l'abolition symbolique et la transmet à la seconde génération qui devra soutenir une lutte défensive (psychotique ou perverse) contre les retours déstructurants des significations forcloses 1

La différence opérationnelle et les ressemblances entre le déni et la forclusion pourraient se résumer ainsi :

— La forclusion associe une abolition symbolique et des retours du forclos.

— Le déni associe une tentative d'évitement de la symbolisation qu'il reconnaît, et un retour du dénié.

— Les deux s'opposent aux retours qui leur sont propres et emploient pour cela l'énergie des retours du refoulé.

— Le refoulement est donc toujours de la partie...

1. Dans le travail du négatif (1993), André Green donne la traduction de Damourette et Pichon pour Verwerfung : « Néantisation par perte d'un droit, faute de l'avoir exercé à temps. »


Les défenses 1377

Avec « L'Homme aux loups » apparaît une défense qui n'est plus le refoulement habituel des mouvements pulsionnels. Déni? Désaveu? Rejet? Forclusion ? Les traducteurs se sont dispersés sur le mot allemand Verwerfung dans la phrase: « Eine Verdrängung ist etwas anderes als eine Verwerfung » (GW, XII, p. 111), Marie Bonaparte et Rudolf Loewenstein l'ont ainsi traduite: « Un refoulement est autre chose qu'un jugement qui rejette et choisit » (p. 385).

La traduction anglaise de la Standard Edition par James Strachey est la suivante : « A repression is something very different from a condemning judgement » (SE, XVII, p. 80).

Sous la direction de Jean Laplanche, Jeanine Altounian et Pierre Cotet ont préféré: «Un refoulement est quelque chose d'autre qu'un rejet» (OCSF, XIII, p. 77).

Mais là-dessus Lacan (1956) est le plus net : « [...] bien que le sujet ait manifesté dans son comportement un accès, et non sans audace à la réalité génitale, celle-ci est restée lettre morte pour son inconscient où règne toujours la "théorie sexuelle" de la phase anale [...] Ce sujet, nous dit Freud, de la castration ne voulait rien savoir au sens de refoulement, er von ihr nichts wissen wolte im Sinne der Verdrängung. [...] Et pour désigner ce processus, il emploie le terme de Verwerfung, pour lequel nous proposons à tout prendre le terme de "retranchement". »

Lacan ajoute en note de bas de page : « On sait qu'à mieux peser ce terme, le traduire par « forclusion » a prévalu pour notre office. » Il continue ainsi : « Son effet est une abolition symbolique. »

Avec cette destruction, plus de dialectisation possible, plus de jeu jubilatoire ou angoissant entre positif et négatif vus comme les deux pôles organisateurs d'un ensemble vivant. Le néant prend le relais. C'est dans : « [...] la forclusion du Nom-du-Père à la place de l'Autre, et dans l'échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose » (p. 575).

« Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen (forclos), c'est-à-dire jamais venu à la place de l'Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet » (p. 577).

En d'autres termes, la place de l'Autre est celle de l'inconscient du sujet. Le Nom-du-père appelé en opposition symbolique au sujet signifie qu'une rencontre avec une autorité ou une fonction réellement paternelles déstabilise le fragile équilibre dans lequel le sujet se vivait comme le phallus de sa mère 1.

Avec J. Altounian et P. Cotet, nous retenons la notion de rejet. Avec J. Lacan, celle d'abolition symbolique. Cela ne différencierait pas pour autant la

1. C'est dire s'il faut être prudent avec certains patients, et veiller à n'être pas excessivement paternel !


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forclusion du déni. On trouve à chaque fois un désaveu et un rejet. Comment les distinguer à nouveau ?

La forclusion interdit l'entrée dans l'OEdipe, a fortiori sa traversée sur un mode névrotique. Le « collage » à la mère reste prévalent et c'est l'organisation d'un Soi psychotique qui émerge. Les éléments matériels de la situation oedipienne sont présents, mais l'image consciente du corps propre du sujet reste confuse et fragmentée et il ne dépasse pas les rapports purement spéculaires du même et de l'autre.

«[...] il reste donc parfaitement exact de soutenir que le schizophrène n'est pas vraiment entré dans l'OEdipe, puisque le parent de sexe opposé, sur lequel porte matériellement l'investissement libidinal, n'y est pas présent au niveau qui définit la périphérie oedipienne, c'est-à-dire comme un autre que le Soi du sujet sur lequel va tomber l'interdiction résultant de la promulgation paternelle de la loi. »

Le pseudo-sujet reste donc dans son être identifié au phallus de la mère et ne saurait donc être l'Autre d'elle-même, ni elle, l'autre de lui. Tel est bien le sens du phantasme: « Être son propre père avec sa propre mère» (J. Lacan, La famille, Encyclopédie française, 8e, 40, p. 10-13).

Ainsi, la forclusion reste dans le registre de la désymbolisation, de l'abolition symbolique et, dans notre choix terminologique, elle est au coeur du désaveu mis en place par l'environnement du sujet; en éliminant, par exemple, le fait qu'il ait un vrai père. Il ne s'agit pas d'avoir un père châtré comme dans la communauté du déni, mais pas de père du tout.

L'acte, le rejet initial, en est absent, du moins au niveau du « pseudo-sujet » et on ne peut donc lui conférer une économie en positif ou en négatif. Ce sujet repoussera partiellement les retours de ce qui fut désavoué par son environnement. C'est la raison pour laquelle nous séparons forclusion et déni. Le déni est un processus de défense mis en jeu par le Moi, c'est une infraction à la loi. La forclusion fait partie de l'ordre du Soi et préexiste au Moi, donc au Sujet, c'est une nouvelle loi privée, s'opposant à la loi communément partagée.

Jean-Luc Donnet et André Green, dans L'Enfant de Ça (1973), en montrent une application qui va bien au-delà de l'abolition symbolique, en raison de la mise en place d'une structuration psychique caractéristique, celle de la psychose blanche, psychose sans délire, montrant à nu la carence narcissique constituée par l'abolition de l'ordre symbolique. Les réactions contre-transférentielles y jouent un rôle majeur, non seulement sur le plan des signifiants qui semblent avoir déserté le champ de l'entretien, mais aussi dans le domaine de la motricité et du malaise corporel, au moins autant chez l'analyste, fonctionnellement clivé, que chez le patient, pris lui-même dans le clivage structurel de la forclusion.

Là où la forclusion met en place un collage, des dénis écarteront le retour


Les défenses 1379

du forclos. Ce sont des dénis secondaires. Et de même qu'il n'y a pas de déni sans énergie du refoulement pour l'alimenter, il n'y a pas de forclusion sans déni pour la soutenir.

Nous avons avancé qu'un déni fondamental dans une génération est la racine d'une forclusion à la génération suivante ; nous y reviendrons encore.

A la forclusion déployée par l'objet se surajoute l'investissement qu'il porte à son enfant. L'association de la forclusion et du mépris engendre des pervers. Celle de la forclusion et d'une exploitation de l'enfant à des fins narcissiques crée des psychotiques. Nous y reviendrons dans notre chapitre sur les clivages structurels.

PERTURBATIONS-DÉFENSES-CLIVAGES

Si nous venons d'insister sur la distinction entre refoulement, déni et forclusion, c'est dans le but d'éclairer la suite de ce rapport grâce à des définitions assez nettes sous-tendant les divers types de clivages, eux-mêmes responsables d'une répartition des angoisses selon qu'elles viendront :

1 / du monde intérieur inconscient (Moi, Ça et refoulement) ;

2 / du monde intérieur conscient-préconscient déployant les investissements

nécessaires à la perception (Moi, Objet et déni) ;

3 / des relations entre une loi privée et une loi commune (Soi et Moi, Réel, symbolique

symbolique forclusion).

Les intrications repérables en clinique sont là pour nous montrer la complexité de processus qu'un souci de clarification simplifierait abusivement. Ceci nous conduira à reprendre la distinction entre traumatisme pulsionnel, blessure narcissique et carence narcissique, et à introduire une distinction entre clivage potentiel, clivage fonctionnel, et clivage structurel.

Ces catégories correspondent schématiquement :

1 / clivage potentiel : aux révélations traumatiques des clivages méconnus ;

2 / clivage fonctionnel : aux blessures narcissiques et au déni ;

3 / clivage structurel : aux carences narcissiques et à la forclusion.

Leurs intrications défensives respectives ont des implications économiques et dynamiques qu'il faut prendre en considération dans un chapitre particulier en raison de leurs communautés et différences dont l'exposé, clivage par clivage, serait redondant.



4 Economie et dynamique des clivages

Nous avons choisi de suivre l'exemple de Freud et de rester fidèles à des descriptions d'investissements, en assumant l'ambiguïté de ce mot 1.

A PROPOS DE LA PULSION DE MORT

Nos références aux cas limites, aux pervers narcissiques et aux psychotiques nous conduisent à prendre position à propos de la pulsion de mort. Dans nos prises de positions théoriques nous avons en mémoire la phrase de Charcot, rapportée par Freud « La théorie c'est bon, mais ça n'empêche pas d'exister », mais nous avons besoin d'une «pierre de touche» économique. Ce point de vue est le plus proche de l'affect et de la pulsion.

La clinique dont les clivages rendent compte est au-delà des possibilités de compromis, des capacités de liaison du Moi dont l'activité érotique consiste à rassembler des ensembles de plus en plus vastes. Les clivages et leur entretien conduisent à des troubles secondaires qui ne sont pas l'effet d'un compromis ou d'une tendance à la synthèse, mais des scories. Ils sont à mettre à l'enseigne du « coup de force ». Dans ce domaine, la dialectique, la symbolisation et les tendances synthétisantes existent mais sont perverties. Leurs effets sont détournés au profit du déni, de la forclusion, du mensonge, de la petite ruse kniffige. Les acquis de la structure névrotique sont asservis par des processus pervers, tout comme, dans un autre domaine, la démocratie sert de moteur, d'alibi et de cou1.

cou1. traduit le Besetzimg allemand aux connotations militaires. Dans notre langue, il fait partie des vocabulaires affectifs, financiers et militaires. Sa traduction la plus riche est le « Cathexis » anglais, tiré du même mot grec, apparenté au verbe xarex" signifiant tout à la fois : envahir, garder, retenir, conserver, intercepter, tenir fortement, contenir, arrêter, posséder, occuper un lieu, soumettre, être possédé (par une divinité).

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


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verture à des dictatures. Nous pourrions dire familièrement : au monde du clivage, tous les coups sont permis.

Certains auteurs préfèrent prendre en compte une seule pulsion, y voir une bipolarité et un jeu dialectique entre deux pôles, ou deux axes. Leurs positions sont cohérentes et bien défendues. Nous y souscrivons, à quelques variantes secondaires près, aussi longtemps qu'il s'agit de l'étude des névroses, de la conduite des cures-types, et de toutes les manifestations de la psyché où une règle du jeu est respectée, celle du refoulement et de la subjectivation acquise. Nous aimerions dire qu'elles sont pour le temps de paix.

Les troubles engendrant les clivages sont si importants que seules des désintrications pulsionnelles peuvent en rendre compte. Aussi longtemps que les énergies mises en jeu sont tolérables pour la psyché, la pulsion de vie se lie au mieux et dans une articulation dialectique avec la pulsion de mort. Au-delà d'un seuil énergétique dépendant de la structure de chacun, se produit un saut du quantitatif au qualitatif et la psyché doit affronter des énergies contre lesquelles elle ne peut que tenter de disposer des leurres. Ce sont des énergies avec lesquelles on ne compose pas. L'alternative est simple : ruser ou disparaître. C'est pourquoi nous disions que les règles du jeu antérieur n'ont plus cours, sauf pour être perverties. Un régime totalitaire règne sur la psyché et pour l'endurer il faut pouvoir dire une chose et son contraire. Quand les règles du jeu ont disparu, persiste une simple règle de survie, celle du pragmatisme : It's true because it pays, ou encore, « la fin justifie les moyens ». On rejoint ici le domaine de la violence fondamentale décrite par Jean Bergeret (1984).

Nous retrouvons la conceptualisation freudienne classique, celle d'un mélange variable des deux pulsions de vie et de mort. La liaison entre elles reste présente mais est soit suspendue, soit pervertie et asservie. Cette liaison assure normalement la subjectivation et rend le sujet unifié dans et par ses contradictions, comme le montre Claude Le Guen (1991). Pour des raisons que nous exposerons au chapitre sur les perversions, cette liaison dépend de la relation aux objets. Dans les clivages, elle est soit suspendue dans la perte objectale, soit inféodée à celle d'un objet pervertisseur. Deux types de clivages en découlent et, soit temporairement, soit durablement, les pulsions fondamentales se présentent dans un mélange variable, sans relations dialectiques immédiates entre elles, la clinique seule conduisant à parler de la primauté de certains mélanges sur d'autres. Les effets de cette désintrication pulsionnelle se voient aussi bien au niveau de la jouissance qu'au niveau des destructions. « Jouir sans entraves » est au programme des pervers par l'effet d'un clivage structurel et au prix d'une déflexion de la pulsion de mort sur leurs victimes. Plus généralement, « pâtir de la perte sans trop souffrir du manque » marque un temps préalable à l'établissement d'un travail de deuil et dépend d'un clivage fonctionnel transitoire.


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ENTRE ÉCRASEMENT ET ÉCLATEMENT

Les effets de la pulsion de mort ne sont pas les seuls à prendre en compte dans la désintrication pulsionnelle. Dans une fiction théorique, si la destruction agissait isolément, tout serait balayé par éclatement, explosion, pulvérisation, évaporation. En revanche, si la pulsion de vie était seule en jeu, tout serait détruit par condensation, compression, implosion et écrasement (Benno Rosenberg, 1991). Exploser, s'évaporer sans cesse, subir une fuite vitale constante, mais trouver écrasante la présence et surtout la pensée des autres, tel est souvent le vécu des psychotiques. Les cas limites sont moins sensibles à ces sensations, mais ils oscillent entre la crainte de l'abandon et celle de l'intrusion, ce qui, a minima, revient au même 1. Les névrosés arrivent à donner une portée symbolique dialectisante à cette bipolarité ; pour eux, face à la montée du désir, l'angoisse s'articule avec la menace de castration. Aussi une satisfaction substitutive est-elle toujours possible, sur un mode actif ou passif.

Dans son rapport sur l'affect (1970), André Green introduit une semblable distinction au niveau de la topique : « Nous retrouvons ici l'importance du facteur économique. Une tendance trop marquée à la conjonction dissout la séparation entre les instances et menace le Moi d'une fusion totale avec le Ça. Une tendance trop marquée à la disjonction scinde totalement le Moi du Ça et ne permet plus aucune appropriation des fragments du Ça par le Moi. Là où le Ça était ne peut plus advenir le Moi » (p. 78).

L'omniprésence des enchevêtrements pulsionnels est protéiforme. La ruse de la perversion consiste à donner pour vivant, animé et brillant ce qui est mort, inerte et terne, tout en méprisant, attaquant et fécalisant ce qui vit vraiment. Les processus pervers, à la faveur d'un clivage, assurent la survie ou le confort psychiques en dévitalisant un tiers, en défléchissant la pulsion de mort sur lui tout en laissant croire à un apport de vie et de sens. C'est d'ailleurs le cas d'un certain nombre de religions qui garantissent la vie éternelle au prix de sacrifices importants. C'est aussi celui d'idéologies, de convictions diverses, philosophiques, politiques, raciales ou scientifiques censées améliorer la vie ou donner du sens au chaos. Dans tous les cas, l'âge d'or est promis mais remis à demain.

Comment vivre sans être écrasé ou éclaté? Quelle voie moyenne aménager pour limiter les effets destructeurs des deux pulsions ? On connaît le chemin difficile de la névrose, avec la menace de destruction d'une partie pour sauver le

1. « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là », C. Baudelaire, Mon coeur mis à nu. Pléiade, OC, I, p. 676.


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tout et celui plus aride encore, et plus incertain, de l'état limite où deux modes de narcissisme, de vie et de pensée s'affrontent, imposant un déséquilibre constant entre deux façons d'être. La constitution d'un clivage est une réponse. Tout ce qui y conduit assure pour un temps la maîtrise des effets toxiques des pulsions désintriquées. L'inerte sera considéré comme vivant et inversement. A la confusion des sexes et des générations s'ajoutera celle des vivants et des morts. On pourra dire sans se contredire une chose et son contraire avec un égal bonheur.

L'INANIME-L'INERTE-LE REBUT

Les barrières des clivages, leurs effets de clôture présentent toutes les caractéristiques des prothèses médicales. Au service d'une fonction du vivant, elles remplacent ce qui est dégradé, et s'expriment par de l'inerte 1.

Qu'on nous permette l'énoncé d'une évidence : il faut habituellement plus de temps pour construire que pour détruire. Or ici la construction et l'usage d'un fétiche se font dans une grande économie de temps. Cette brièveté, cette soudaineté parfois, dans l'érection du fétiche, sont des signes de la destruction ou de la mise à l'écart sous-jacentes. Les clivages opposent le temps contracté de l'installation du fétiche au temps progressivement déployé des croissances du vivant. La fonction de prothèse du fétiche pallie aux défaillances de la fonction de synthèse du Moi.

« La Colonie pénitentiaire » et le fétiche

Le fétiche, fétiche de base, pourrait-on dire, est fait d'un rebut hissé au rang d'objet sacré. Sa matérialité est chargée de sens comme un totem. Il s'accompagne de tabous, de règles, de scénarios, destinés à canaliser sur un mode prescriptif anal fécalisant ce qui reste de fantaisie, d'aléatoire et d'incontrôlable. D'un culte de mort jaillit la libido nécessaire à la survie psychique du grand-prêtre. Le processus peut aller jusqu'à l'excès d'animation de l'inerte au détriment de la vie même du pervers. Dans La colonie pénitentiaire de Kafka (1919) une machine inscrit le contenu des jugements dans la chair des détenus.

1. L'inerte, l'inanimé, le rebut sont des expressions figurées des effets de la pulsion de mort. En ce sens, l'usage des diverses drogues joue le rôle d'un adjuvant de la pulsion de mort. Elles créent une désintrication temporaire ouvrant ainsi aux vives jouissances d'une libido libérée partiellement de ses liens avec la pulsion de mort. Mais il faut payer ensuite la note : celle du travail de réintrication. Il se peut que les passages d'asthénie et de ralentissement général des grandes fonctions, consécutifs aux excès, soit le signe de ce travail de réintrication.


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L'officiant, tout au culte des significations mortifères, torturantes et sanglantes de l'engin, préfère s'y soumettre sans délai et mourir par lui, avec ses convictions, plutôt que de supporter le moindre doute sur les vertus de cette mécanique.

« Zarathoustra » et l'objet transitionnel

L'objet transitionnel va à l'inverse de cette machine: il conduit de la décharge au sens, et sur de l'inerte fait du vivant. Encore ne se charge-t-il de sens que petit à petit. Le temps de la transitionnalité... prend son temps !

Cet objet favorise l'accès à la symbolisation, puis est oublié plus ou moins vite. Il finira peut-être au rebut. Tout au plus fera-t-il partie des objets souvenirs. Ses vertus se sont lentement enfouies dans le vivant et il n'est plus qu'une coquille vide, vaguement investie par une lointaine tendresse, une petite nostalgie. Ses fonctions deviennent de l'ordre du vivant dans l'accès à la symbolisation alors que sa matérialité se dégrade. Ainsi, le Zarathoustra de Nietzsche (1885), après avoir annoncé la mort de Dieu (et celle de l'homme incapable de progresser dans la recherche du sens), enjoint-il au lecteur de jeter son livre et d'aller écrire le sien !

Dans l'analyse des cas limites, il arrive souvent (serait-ce toujours ?) qu'un objet matériel soit investi et chargé de protéger le narcissisme défaillant. Certains objets inanimés du cadre analytique reçoivent cet investissement, indispensable pour ceux de nos patients qui ne supportent pas le fantasme d'intrusion par la pensée de l'analyste (J. Godfrind, 1983). Il leur faut un accrochage sensoriel basé sur la matérialité inanimée pour étayer le soutien de leur sentiment d'identité en détresse, et peut-être aussi pour prévenir, annuler ou masquer une activité hallucinatoire de secours agissant à bas bruit. L'hallucination négative qui permet aux représentations de chose d'accéder à l'abstraction des représentations de mots, puis à la pensée est, chez eux, prise en défaut par la nécessité d'un « collage» adhésif à la concrétude de leur environnement.

L'ANIME, L'AGI

Certains patients, au début d'une consultation, ou dans les premières séances, parcourent la pièce du regard, la détaillent, évitant ainsi la vision directe de l'analyste. Ces mouvements combinés d'évitement et d'accrochage ne semblent pas révéler une phobie névrotique. En un instant, le registre indiquant les craintes d'in-


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trusion et la constitution ou la relance d'un clivage s'avère présent. Ce processus mobilise de grandes quantités de libido détournée vers les objets inertes. La coexcitation qui l'accompagne peut atteindre le seuil d'une décharge par l'acte. Si cela se manifeste, il serait fallacieux d'y voir d'abord la recherche d'une satisfaction hédoniste, allusive ou directe, déplacée ou non. La même erreur pourrait être faite en valorisant le contenu névrotique des premières paroles.

Ainsi, une patiente, après être restée silencieuse, se lève, va vers la porte en disant : « Vous en avez là une bien jolie targette ! », puis elle effleure l'objet du bout des doigts. Le calme et le silence de l'analyste pourtant surpris, son côté « inerte », quant à l'événement, permettent que l'entretien se déroule de façon utile.

L'objet inanimé surinvesti sert à l'accrochage de résistances qui constituent autant d'attaques ou d'évitements de la pensée.

La coexcitation de soi et de l'autre

On peut imaginer divers modes de mise en « latence de la symbolisation » pour éviter la décharge et la dépense libidinale par l'acting. Devant l'ignorance de l'analyste quant au statut d'un tel acte, il convient d'être réservé. Cette suspension introduit une dimension temporelle propice à la construction ultérieure, et prudente, d'une transitionnalité (R. Roussillon, 1995). Qui sait si la brièveté de l'acte ne cache pas la proposition d'un fétiche ? Il appartient à l'analyste de n'être conduit en aucune façon à interpréter dans l'urgence, quelle que soit la pertinence de ses réflexions.

La coexcitation éprouvée par le patient au moment de la rencontre analytique n'a pas pu apparaître sous une forme mentale verbalisable. Entre décharge et fétichisation, elle s'exprime de telle sorte qu'une coexcitation soit induite chez l'analyste. C'est l'un des moteurs de la coaction vue au chapitre sur les défenses.

Ce qui vient de se passer là, à partir d'un objet, peut se retrouver dans les attitudes des deux protagonistes à des niveaux moins visibles, moins figurés. Les constructions psychiques de certains patients sont le reflet de la constitution d'un faux-self dont ils ont un besoin vital. Si l'attitude de l'analyste, ignorante, insidieuse et toxique, déchargeant la coexcitation sur un mode pseudo professionnel, consiste à rester au niveau d'une interprétation en termes de névrose de transfert et à intervenir dans ce sens, on peut s'attendre à une fuite du patient (c'est ce qu'il a de mieux à faire), ou à l'enrichissement de son faux-self par des données psychanalytiques dont il ne se départira pas sans grand dommage. Fuite ou constitution d'un faux-self, dans tous les cas la coexcitation sera utilisée, voire récupérée. Cette dépense ne profitera, ni à la reprise de la symbolisation, ni à la subjectivation.


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Le coût du déni

La coexcitation mobilise un surplus d'énergie défensive dévolue à la protection du narcissisme menacé d'éclatement. Elle se décharge en partie par l'acting. Mais le rejet par le déni consomme beaucoup. Ce rejet pour lutter contre un danger de castration allant jusqu'à la désintrication des pulsions fait lui-même prendre des risques. On le voit dans certains modes d'entrée dans la psychose ; l'origine du danger s'avère assez vite imprécise. Certains tableaux de bouffées délirantes associent tout et n'importe quoi dans une débauche économique désespérante. Les solutions infiltrées par la coexcitation risquent alors de devenir les pires dangers quand la désintrication pulsionnelle est à l'oeuvre.

Le clivage lutte contre l'extension de la désintrication des pulsions dont les effets seraient l'écrasement du sujet par la terreur des perceptions d'absence, ou l'éclatement par emballement du déni de ces perceptions. Afin d'obtenir une situation d'équilibre figé entre intrication et désintrication, il faut non seulement rejeter et désavouer les perceptions dangereuses, leur donner un substitut, mais aussi mettre un frein, et même un verrou au coût dispendieux du déni et des formations prophétiques qu'il engendre. Ensuite, il faudra entretenir le verrou...

A l'instar de Freud, nous prendrons une image guerrière pour éclairer notre propos. Un pays peut vivre en paix ou en guerre et son économie sera différente dans les deux cas.

TEMPS DE PAIX

Le temps de paix dans la psyché, si toutefois il existe, permet au refoulement d'enrichir le Ça en représentations inconscientes, et au retour du refoulé de fournir de la libido au Moi. Les levées du refoulement sont des conquêtes paisibles qui assurent l'extension du domaine de la symbolisation et de la subjectivation. L'énergie du Ça est rendue utilisable par engagement dans les représentations refoulées qui feront ultérieurement retour vers le Moi. Elles ont alors une double charge énergétique : la leur propre, conforme à leurs refoulements précédents, et sa majoration par un ajout des énergies du Ça jamais exprimées, jamais refoulées. A l'énergie spécifiée par des représentations constituant l'inconscient dynamique, se joint celle, encore « sauvage », du Ça qui s'investit dans des représentations « hôtes » plutôt que de se décharger de façon motrice ou somatique.

Plus il y a de représentations et plus elles circulent entre le Moi et le Ça, plus il y aura d'énergie du Ça engagée dans les retours du refoulé, et moins il y


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a de sauvagerie dans le jeu de l'économie psychique. La compulsion de répétition se fait sous la domination du principe de plaisir-déplaisir et s'accorde assez souvent avec les exigences du principe de réalité pour que les perspectives de croissance et les réalisations de désirs soient importantes. Les sublimations sont mises au service de la créativité et de la croissance. La circulation de la libido reste intriquée dialectiquement à celle de la pulsion de destruction pour moduler le jeu des investissements qui sont classiquement les suivants :

— investissement inconscient et direct des représentations de mot par l'énergie du Ça court-circuitant les représentations de chose (C. et S. Botella, 19921995), et engendrant un fond hallucinatoire habituellement recouvert par les productions des investissements qui suivent ;

— investissement inconscient des représentations de chose par l'énergie du Ça ;

— investissement des représentations de mot par la libido disponible dans le Moi ;

— investissement de la perception par des investissements du Moi (qui « déguste les stimulus extérieurs », Freud, 1924 a) ;

— contre-investissements des retours du refoulé plus ou moins retenus en deçà de la première censure (Ça-Moi) ;

— union des représentations de chose et des représentations de mot, avec leurs propres charges, créant les retours du refoulé à l'origine de rejetons de l'inconscient capables de devenir préconscients ;

— surinvestissement d'un contenu préconscient par de la libido du Moi, rendant ce contenu conscient au-delà de la deuxième barrière du refoulement.

TEMPS DE GUERRE

Cette économie est perturbée quand une blessure narcissique se produit. Économiquement, ce sera dans les circonstances suivantes :

1 / une poussée pulsionnelle devient trop forte pour les contre-investissements

chargés de contenir les retours du refoulé, ou court-circuite violemment le passage par les représentations. La fonction synthétique du Moi défaille et laisse la place à une désintrication pulsionnelle ;

2 / la perception d'un manque intolérable crée une blessure narcissique et

impose au Moi des dépenses urgentes en libido. Blessure et traumatisme s'associent, renvoyant au cas n° 1.

Dans tous les cas, la situation d'urgence se situe au niveau du pare-excitation externe. Le traumatisme pulsionnel ou la perte objectale (partielle ou


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totale), voire l'association des deux, créent une blessure narcissique. Celle-ci peut être aggravée par une carence narcissique préalable du Moi, plus ou moins incapable de faire face aux événements perturbateurs. S'organise alors une économie de temps de guerre.

Passage par le retour du refoulé

Si le processus du déni était le strict symétrique de celui du refoulement, on pourrait avancer que la libido ôtée à l'investissement de la réalité sert à construire le nouveau monde. Rien n'est moins sûr. Il semble qu'elle soit, en urgence, destinée à assurer le retrait d'elle-même et le soutien du Moi en détresse. Elle ne suffira pas à renforcer l'objet interne ni à ériger et surtout à magnifier la néo-réalité de remplacement.

Toute la libido du Moi se porte au niveau des processus altérés par la blessure, au point de défaillance du pare-excitation, là où vient à manquer la relation à l'objet. L'irruption du manque crée un épuisement rapide des réserves du Moi et fait courir un risque de collapsus topique (C. Janin, 1985). Freud écrit dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920) : « Et à quelle réaction contre cette irruption pouvons-nous nous attendre de la part de la vie psychique ? Elle fait appel à toutes les charges d'énergie existant dans l'organisme, afin de constituer dans le voisinage de la région où s'est produite l'irruption une charge énergétique d'une intensité correspondante. Il se forme ainsi une formidable « contrecharge » au prix de l'appauvrissement de tous les autres systèmes psychiques », p. 37.

Soulignons cette idée d'un appauvrissement de tous les autres systèmes psychiques. Les charges des autres contre-investissements risquent d'être diminuées. Ainsi, aux limites mouvantes du Moi et du Ça, il y aura moins de censure, moins d'énergie pour créer le signal d'angoisse et moins d'énergie pour engager les rejetons de l'inconscient dans des formations substitutives. La garde renforcée de l'identité s'accompagne d'un relâchement aux frontières du refoulement.

Alors sont mobilisés tous les retours du refoulé, ceux qui sont acceptables aussi bien que ceux qui sont habituellement repoussés et contenus par les contreinvestissements. Ils fournissent une libido immédiatement disponible, mais en contrepartie, des représentations plus ou moins condamnées par le Surmoi vont émerger. Si la structure du sujet est capable de déployer cette mobilisation, ce qui serait le cas de névrosés, et si la blessure n'est pas trop grave, ces mesures seront suffisantes. L'insuffisance de ce déploiement de forces libidinales conduit à d'autres médiations, isolées ou associées. C'est ainsi qu'entrent en jeu les autoérotismes de nécessité.


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Passage par les auto-érotismes

Nous avons vu au chapitre sur le Moi combien le refoulement originel est lié à la mise en oeuvre des auto-érotismes. Ils représentent une possibilité de maîtrise des courants pulsionnels dérivés vers les symbolisations et la subjectivation. On pourrait parler d'auto-érotismes de croissance. Ultérieurement ils contribueront au jeu de compensation fantasmatique des frustrations pulsionnelles et pourront acquérir des possibilités de satisfaction orgastique. En urgence, dans le débordement dû à la perte d'objet, ils soutiennent son maintien hallucinatoire par la sollicitation d'une activité fantasmatique qui peut être épisodique, et entrer dans l'économie d'une névrose. Ils sont aussi de mise à l'adolescence et dans des périodes de mutation identitaire. Les aspects régressifs qui infiltrent cette activité fantasmatique donnent des garanties sur les fixations en deçà desquelles la remise en cause identitaire ne descendra pas. Les symptômes névrotiques contiennent tous des éléments de cet auto-érotisme-là. Les sublimations y trouvent un étayage au niveau de la sollicitation des sources libidinales, avant l'intervention d'une inhibition quant au but. Nous savons qu'elles sont détournées de l'activité créatrice au moment de la constitution d'un clivage et dans son entretien. Elles suivent en cela le destin des rejetons de l'inconscient. Leurs charges libidinales, sous couvert de créativité, sont mises au service du sauvetage du narcissisme.

Dans les formes graves de blessures narcissiques auto-entretenues, par carence fantasmatique et fétichique, les auto-érotismes de nécessité deviennent parfois des activités incessantes. Il s'agit alors de masturbations ou d'activités compulsives équivalentes, n'aboutissant pas à un orgasme, bien au contraire. Elles ne sont là que pour susciter l'orientation de l'énergie du Ça, en particulier quand la constitution d'un objet prophétique ne peut pas être à la fois mise à l'abri et soutenue par une pratique perverse. Leur déploiement laisse encore une faible marge de manoeuvre au sujet qui se sent envahi par l'approche des hallucinations et des effritements de l'identité dont nous parlerons plus loin. Grâce à ces activités non résolutives et incessantes, la coexcitation reste modulable. La masturbation (au toute autre activité s'y rattachant) vientelle à cesser, qu'apparaissent soit les vécus de dépersonnalisation, soit le cortège des manifestations hallucinatoires, soit les deux. Le sujet se sent agi, en agonie permanente.

Une de nos patientes hébéphrène ne devait pas arrêter de se masturber, sous peine d'éprouver une sensation d'effritement de tout son corps. L'irritation de son sexe la faisait souffrir, mais elle préférait cette gêne à l'imminence d'un éclatement infini. Aussi


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longtemps que l'irritation était assez vive, elle pouvait se passer de manipulations masturbatoires. Elle dit un jour, qu'ainsi elle se tenait dans sa propre main. Elle pouvait aussi moduler l'émergence et la disparition des hallucinations par les arrêts ou les reprises masturbatoires.

En décrivant les auto-érotismes de nécessité, dans un ouvrage sur le psychodrame analytique (N. Amar, G. Bayle, I. Salem, 1988), nous étions redevables à Michel Fain de ses élaborations sur le Fétichisme primaire (1971) et les néobesoins (1982 b). Nous retrouvons ici la double fonction des auto-érotismes : un bercement gèle l'excitation, une manipulation la relance. Une modulation peut se mettre en place. Des accélérations et des freinages dans l'écoulement libidinal détourné au profit du narcissisme restent à la disposition du sujet. Le jeu avec la pulsion de mort, par le bercement de soi-même « dans sa propre main », et la relance excitante par la sensibilité de la zone érogène sont les composants d'activités très proches regroupées sous le nom de procédés autocalmants par Gérard Szwec et Claude Smadja (1993).

Passage par les hallucinations

Il n'en va pas de même quand, parallèlement à cette modulation, en alternance avec elle, ou isolément, se dévoile la force des énergies du Ça ne passant plus par la filière des représentations, ni par les oscillations auto-érotiques. Le Ça entre directement en action, son énergie court-circuite les représentations inconscientes débordées et s'engage directement dans les grandes fonctions du Moi, au détriment de la pensée et dans une réification sensorielle des processus. L'apport énergétique peut être alors considérable, mais ce sera au prix d'hallucinations auditives venant d'une surcharge des représentations de mot, et d'hallucinations visuelles ou tactiles issues d'une surcharge des processus d'investissement de la perception. Proche de notre description, et dans une étude de l'hallucination psychotique, Augustin Jeanneau (1995) montre comment l'ensemble de ces processus aboutit à la constitution d'un « objet sans perception », formulation inverse des descriptions psychiatriques classiques.

LES CONTRE-INVESTISSEMENTS NARCISSIQUES

Ce déferlement d'énergies construit un objet interne prothétique dans une hallucination (affective au moins, sensorielle au plus) voilant la douleur psychique et obturant la blessure. Sa perception permet le déni. L'objet est absent, mais il est là. Selon la structure psychique de chacun, il sera semblable à l'objet


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manquant ou complètement déformé par les processus hallucinatoires et les buts pulsionnels vecteurs de l'énergie qui le constitue.

Nous nommons contre-investissements narcissiques l'ensemble de ces constituants d'une réparation d'urgence de la blessure narcissique et de la constitution d'un objet prothétique, ainsi que les formations (en particulier de caractère) qui prendront le relais des processus d'urgence. Les protections parentales constituent les premiers contre-investissements narcissiques. Elles laissent peu à peu la place au pare-excitation du sujet et au Surmoi. Le déclin du complexe d'OEdipe, avec les désexualisations et les identifications qu'il entraîne, constitue l'un des temps de cet achèvement en cours. La relance de l'adolescence donne de nouvelles chances d'accomplir ces tâches, et il en va de même pour tous les remaniements importants de la vie affective. Mais il est des situations où le brusque retrait de la protection parentale ouvre une porte à toutes les intrusions et à toutes les fuites. Il faut en urgence y mettre une prothèse. Le retrait d'un objet narcissiquement investi entraîne une déstructuration qui ne peut durer sans grands risques si de bons auto-érotismes ne se sont pas constitués.

Le fétiche est un prototype de tous les contre-investissements imaginables. On ne saurait en faire la recension. Tenus de jouer le rôle de garde-fous, de masques et de leurres tout à la fois, afin d'éviter de tomber dans la non-pensée de soi ou dans la pensée de soi étranger à soi, ils sont constitués de formations caractérielles tenaces, de représentations figées, de prêt-à-penser utilisable dans toutes les circonstances, de doubles, de revenants, de délires, d'hallucinations. Théories rigides, symptômes hypocondriaques, contraintes aux sublimations et à la pensée, viendront témoigner de ce qui garde les frontières de l'identité, de ce qui la protège de l'inquiétante familiarité ou de l'inquiétante étrangeté (selon qu'il s'agit de lutter contre un retour du dénié ou une émergence du «jamais-subjectivé »).

Défaillance des défenses psychiques

Psychose, névrose et perversion sont autant d'organisations psychiques. Elles établissent des courants libidinaux très variables, mais dans l'ensemble, elles ne laissent pas le devant de la scène psychique aux effets isolés de la pulsion de mort. Certes, elles ont fort affaire avec elle, mais elles sont une parade aux effets les plus graves des désintrications pulsionnelles. La défaillance de ces structures défensives laisse la place à des déferlements d'énergie dont les intensités sont très au-delà de ce que la psyché peut recevoir, au-delà de ce que le refoulement peut mettre en jeu, au-delà des possibilités modulantes des auto-érotismes, au-delà des passages pourtant si violents par l'hallucinatoire. A ce niveau de désintrication, on ne peut plus dire si c'est la pulsion de vie ou la pulsion de


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mort qui l'emporte. Certaines jouissances sont si vives qu'elles déstructurent ce qui reste du sujet. C'était le cas de la patiente qui se masturbait sans jouir, non seulement pour moduler l'excitation, mais pour échapper à la sensation explosive de ses orgasmes. Dans un registre proche, l'orgasme de la faim dans l'anorexie mentale semble mettre aussi en jeu une déliaison pulsionnelle (E. et J. Kestemberg, S. Decobert, 1971).

Refoulement, déni, idéalisation et forclusion mis hors jeu, déferlent alors les forces de l'instinct et de la violence fondamentale, hors contrôle. Les décharges psychopathiques et psychosomatiques se libèrent de l'encadrement psychique. Nous pensons aux travaux si divers et si éclairants dans leurs hypothèses différentes, de Claude Balier (1989), Gilbert Diatkine (1983), Pierre Marty (1980) et Jean Bergeret (1984 et 1994). Les structurations psychiques sont alors si peu actives que les expressions des pulsions et de l'instinct se retrouvent à des niveaux importants de dégradation par l'acte, la maladie, l'affaire de vie ou de mort. Ces déferlements sont à la vie psychique, ce que serait un tremblement de terre sur les lieux d'un conflit frontalier. Nous en donnerons deux exemples dans notre chapitre sur les clivages structurels.

ÉCONOMIE D'OCCUPATION ET DYNAMIQUE DES CLIVAGES

Buts et sources

Passés les premiers chocs traumatisants ou blessants, l'économie s'aménage pour entretenir l'objet prothétique présent, puis pour le rendre éventuellement moins contraignant. C'est lui l'occupant. Il faut l'isoler de l'objet absent qui impose un travail de deuil. La cicatrisation de la blessure, pour autant qu'elle soit possible, est à ce prix.

Survivre, isoler l'occupant, résister à ses empiétements, collaborer parfois, autant de mouvements économiques peu compatibles. Le clivage agit au niveau des buts, il ne peut pas se situer au niveau de la source énergétique qui reste habituellement unique, le Ça. Certes le Moi est un réservoir de libido, d'énergie « désexualisée »l immédiatement disponible, mais on ne saurait le considérer comme une source productive au-delà de certaines exigences défensives.

La notion de source unique doit cependant être aussitôt remise en question,

1. Malgré les démonstrations convaincantes de Freud sur l'utilité de cette libido « désexualisée », en particulier dans le Moi et le Ça, nous restons perplexes. Non pas tant sur la présence d'énergie liée dans le Moi, que sur son côté « neutre ».


1394 Métapsychologie

au prix d'une complexité théorique croissante, car nous avons vu combien les clivages impliquaient de « collages » repérables dans la coaction par coexcitation partagée. Ce que l'occupé doit fournir à l'occupant, il sera tenté d'aller le prélever sur un tiers, en se collant à lui, en se fondant en lui, sur un mode adhésif ou vampirique (Wilgowicz, 1981), et en traitant ce tiers comme il est lui-même traité, ou comme il le fut jadis.

Les sources et les courants d'énergie étant assurés, c'est la modulation des parcours de ceux-ci qui évoluera en fonction des diverses tâches à accomplir.

Le maintien de l'objet prothétique

Le maintien de l'objet prothétique (qui n'est pas le fétiche, notons-le bien) est assuré par le cortège hallucinatoire qui tente de préserver de toute altération l'objet interne antérieur à la blessure. Par objet interne, nous entendons habituellement l'ensemble des fluctuations des mouvements d'investissements inconscients, préconscients et conscients dans un échange avec l'objet externe. Si ce dernier est absent ou gravement menacé, les mouvements pulsionnels qui le concernaient seront orientés vers une prothèse construite à grands frais de libido.

Nous venons de voir l'énergie du Ça directement engagée dans les processus hallucinatoires pour activer la constitution d'un leurre. Loin d'être dans un processus d'introjection des qualités de l'objet et des pulsions du sujet qualifiées par cet objet, c'est un processus d'incorporation, d'inclusion qui est mis en oeuvre, comme l'ont montré Maria Torok et Nicolas Abraham (1972).

La structure de chacun fait qu'il sera sensible ou non à la phénoménologie de ces hallucinations. Quand elles sont patentes et plus ou moins remaniées par une élaboration secondaire, la clinique montre combien l'objet ainsi reconstruit est différent de l'original. Cela va du fantôme inquiétant de l'objet jusqu'au double du sujet, figuré ou pas, mais pas plus rassurant dans un cas que dans l'autre 1.

Il est maintenant possible d'entrevoir le rôle du Surmoi dans la constitution de la prothèse. L'ambivalence qui visait l'objet fait retour, majorée par la haine qu'entraîne sa disparition et la culpabilité qui s'y rattache. Cette majoration est intolérable pour les capacités de synthèse du Moi, et là où l'ambivalence et l'intrication pulsionnelle s'associaient apparaissent maintenant la désintrication pulsionnelle et le risque d'une «pure culture d'instinct de mort». Les essais de figuration de la pulsion de destruction, qui tentent de la contenir, contribuent aux changements de l'objet qui devient angoissant et envahissant.

1. Chacun a, a eu, aura, un double rassurant. Cela commence in utero, se relance à l'entrée dans l'OEdipe, et s'exprime au mieux dans l'adolescence.


Économie et dynamique des clivages 1395

Résister et isoler

Une lutte secondaire s'engage à la fois pour conserver l'objet prothétique et lutter contre ses aspects inquiétants. Il n'est pas question de le supprimer, sous peine de devoir tout reprendre à partir du risque d'effondrement. Inversement un investissement trop vif risquerait de lui donner le pas sur l'identité du sujet. Son actualisation sous les traits d'un revenant ou d'un double alimente largement la littérature et donne figure aux risques mélancolique ou paranoïaque. Sur le plan économique et dynamique, il est possible de l'isoler en créant un contraste en défaveur des investissements qui l'animent, contraste par rapport aux investissements d'une activité plus puissamment chargée, voyante et régulièrement entretenue. La constitution d'un fétiche est le prototype psychanalytique d'une telle activité.

L'engagement des forces du sujet sursature une figuration qui n'est ni celle de l'objet perdu, ni celle de l'objet prothétique, mais un nouveau leurre construit sur de l'inerte, du rebut 1. Le contraste entre l'investissement de l'objet prothétique et celui du fétiche rend ce dernier si brillant, si éclatant, que le premier reste dans l'ombre. Plus l'objet prothétique (réalité psychique) sera proche et dangereux, plus le fétiche (réalité matérielle) inerte, investi libidinalement, devra l'éclipser.

Clivage et gradients économiques

Donnons une nouvelle figuration, hydraulique et maritime cette fois-ci, à ces courants d'investissement.

La circulation de l'eau dans la partie terminale et l'embouchure des fleuves côtiers de l'Atlantique et de la Manche se fait tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. La marée descendante accentue le courant naturel de la rivière vers la mer pour donner le jusant. La marée montante s'y oppose et crée un courant inverse, de la mer vers la rivière, le courant de flot. Ces mouvements sont bien connus et prédictibles. Mais le relief des rives peut par endroits contrarier cette alternance des courants, de sorte que se crée un contre-courant entraîné par le flot ou le jusant : phénomène local et discret, source de surprises pour les néophytes. La rivière s'écoule, mais le long de la rive, l'eau revient sur elle-même, toujours dans le même sens, au jusant comme au flot. Ces contre-courants sont plus faibles que le courant principal. La limite entre les deux est nette pour qui sait la chercher et la voir.

1. Selon la structure préalable de la psyché, d'autres solutions peuvent exister, par exemple, la projection sur une partie du corps (hypocondrie) ou sur un tiers (paranoïa).


1396 Métapsychologie

Entre objet prothétique et fétiche

Il en va de même pour la séparation entre l'investissement voyant du fétiche (ou des activités similaires dans leurs fonctions) et l'investissement plus discret de l'objet prothétique. Ceci est à ne pas confondre avec la distinction classique entre « le manifeste » et le « latent », caractéristiques de bien des manifestations de la psyché, qui vont dans le même sens, l'un voilant l'autre. Ici, un courant d'investissement en isole un autre, et le laisse hors de l'écoulement psychique général, en le faisant tourner sur lui-même. Une partie de la force donnée au fétiche est dérivée pour entretenir et isoler l'objet prothétique, tout comme l'intensité et l'orientation d'une lumière engendrent par contraste l'isolation, la profondeur et la répartition des ténèbres.

La désintrication pulsionnelle contribue à la dérivation isolée des investissements de l'objet prothétique. La pulsion de mort s'y déploie aisément et favorise son maintien dans le statu quo. Les figurations de cryptes, de poches, d'isolats, de séquestres, trouvent ici leur emploi ; elles valorisent les aspects topiques au détriment des points de vue dynamiques et économiques.

Cette isolation économique et dynamique maintient le sentiment d'identité propre, l'impression d'être soi. Le surinvestissement d'une des activités du Moi induit le désinvestissement relatif d'une autre qui, sinon, risquerait de provoquer l'état mis en évidence par Jean-José Baranès: être «A soi-même étranger» (1986) ; voilà ce qui faisait dire à un jeune patient de Paul Denis (1981) : « J'aime pas être un autre. »

Par un jeu pervers, un détournement des pulsions érotiques rassemblantes, la partie surinvestie exerce une attraction. La partie relativement désinvestie et infiltrée par la pulsion de destruction suscite une répulsion. Les oppositions du brillant et de l'obscur, du plein et du vide, de l'érigé et du gouffre, du net et du flou, de l'orienté et du désorienté (désorientant) en donnent quelques images de plus.

La brillance et la netteté qui orientent et qui tentent, la plénitude qui rassure, la communauté de pensées et d'habitudes, l'érection phallique et l'éclat, séducteurs, attractifs, concernent le fétiche, le délire, la révélation prémonitoire, l'intuition qui se veut géniale, le fantasying de Winnicott, le conformisme. Puissance et toute-puissance s'y rencontrent à des degrés divers et confortent le sentiment d'existence. L'obscur et le flou qui désorientent et repoussent, la vacuité, le gouffre, l'étranger inquiétant, le monotone, renvoient à la castration, à la perte d'objet, à la menace de naufrage personnel et de déréliction, et constituent un pôle répulsif.

Un gradient d'investissement se crée entre les pôles attractif et répulsif.


Économie et dynamique des clivages 1397

Le sentiment d'identité (Ichgefüth) s'exalte à l'approche du premier, on se sent soi-même, par excès. Les dangers de dépersonnalisation et de possession émergent à l'approche du second.

Précisons encore : au-delà d'une certaine intensité et d'une certaine orientation des investissements, en allant vers le fétiche, le sentiment d'identité « se durcit»1... Ce n'est pas exactement l'inverse qui se produit à l'approche du pôle répulsif, car c'est non seulement un sentiment de vacuité identitaire qui émerge, mais aussi celui d'une possession étrange et inquiétante à rejeter : unheimlich !

Le clivage nous apparaît comme le résultat de cette bipolarité et du gradient d'investissement qu'elle engendre.

Le mouvement de déni et d'idéalisation, que nous avions vu dans notre chapitre sur les défenses, permet d'éviter un effondrement, descriptible aussi bien en termes cliniques que topiques. L'instauration de l'objet prothétique pare à ce danger mais fait courir le risque d'une dépersonnalisation ou d'une mélancolie 2. Avec l'avènement du fétiche ou des activités dérivées, c'est l'émergence d'un faux-self pathologique protecteur contre la dépersonnalisation et la dépression qui devient le nouveau risque, moindre cependant que le premier.

Entre Moi et fétiche

Le reste de la psyché est séparé du fétiche par un nouveau gradient d'investissements comparable à celui qui génère le clivage entre le fétiche et l'objet prothétique, mais il en diffère cependant, car les composants des polarités mises en jeu sont d'une autre qualité. Il fonctionne dans un seul sens, celui des apports de libido venant du Ça au fétiche en passant éventuellement par les rejetons de l'inconscient. De même une certaine quantité d'énergie est détournée des autres fonctions du Moi pour entretenir les contre-investissements narcissiques.

Le faux-self se construit sur une dissociation et des régressions. Pour Winnicott (1963) dans les cas extrêmes, il constitue une personnalité de façade où l'esprit, dans son aspect rationnel et logique, se dissocie de l'unité psychosomatique.

Une régression temporelle vers l'analité est nécessaire à la constitution du fétiche dont les aspects perceptifs signalent une régression formelle. La satisfac1.

satisfac1. caractère majeur du fétiche ou de ses dérivés, c'est la fixité. A l'inverse du fétiche, l'objet d'admiration, favorable à la création est fait de mouvement attendu, d'animation conférée, propices à la pensée et aux identifications fécondes. Nous pensons ici au Moïse de Michel-Ange (S. Freud, 1914 c). « [...] je m'asseyais devant la statue m'attendant à la voir s'élancer sur son pied dressé, jeter les tables à terre et décharger sa colère. Rien de tel ne se produisait ; au lieu de cela, la pierre se figeait de plus en plus, un silence sacré, presque oppressant, émanait d'elle [...] » (p. 101).

2. Dans certaines situations graves, les psychiatres soignent les dépersonnalisations et les dépressions avec le même type de traitement.


1398 Métapsychologie

tion immédiate et sans limites qu'il vise connote la tendance à une régression topique. Il constitue un contre-investissement narcissique. L'influence de l'entourage précoce est déterminante pour l'engagement de l'analité dans le soutien du sentiment d'identité. La combinaison du rejet et de la valorisation des fèces induit :

— une paradoxalité ultérieurement utilisable pour la mise en place de psychomanipulations ;

— une conjonction du rebut et de l'attractif;

— un déni de la castration : « ça a de la valeur, c'est perdu, ça repousse » ;

— un conformisme dissimulant une jouissance ;

— une exigence d'action à deux au détriment de l'activité fantasmatique solitaire.

Les autres activités ayant la même fonction protectrice du narcissisme sont faites de représentations fortement investies. De leur niveau de régression, de leurs représentants-représentation (Vorstellung-repräsentanz), et de leurs associations dépendent les divers aspects qu'elles prennent.

Parallèlement à la formation et au maintien de ces contre-investissements narcissiques, et sous leur protection, se poursuit une économie ressemblant à celle du temps de paix, à ceci près qu'il faut fournir de la libido pour les entretenir, eux et l'objet prothétique. Les caractéristiques des rejetons de l'inconscient qui font retour peuvent passer pour une pathologie névrotique. Nous savons qu'il serait imprudent de s'arrêter sur cet aspect.

La séparation entre le reste du Moi et le secteur des contre-investissements narcissiques n'est pas aussi tranchée que celle qui les sépare de l'objet prothétique. Les contre-investissements du refoulement associant les rejetons de l'inconscient et les représentations défensives sont aussi des constituants des formations caractérielles. Celles-ci sont surinvesties dans les clivages, ce qui les rend fixes. Michel Fain (1982 b) les compare au «roc du biologique» : «En dernière analyse, ce roc du biologique n'est pas sans analogie avec ces formations caractérielles qui réussissent à se maintenir défensivement face à d'autres manifestations dont elle dénient l'existence» (p. 92).

Ainsi, ce sont les mêmes formations qui articuleront la défense contre le traumatisme pulsionnel et la protection du narcissisme. Dans le premier cas, elles sont sous la dépendance du Surmoi, dans le second, elles dépendent de l'Idéal du Moi. Cliniquement, certains patients peuvent se prévaloir de ce qui nous apparaît comme une rigidité de leurs formations réactionnelles dans la défense et l'illustration de « valeurs » morales, religieuses, politiques, esthétiques et créatives. Ils alimentent leur faux-self au détriment de l'authenticité de leurs possibilités de croissance et de jouissance hédoniste. Ils satisfont aux exigences


Économie et dynamique des clivages 1399

de l'Idéal du Moi, et trouvent en trompant leur Surmoi quelques compromis masochistes, donc pervers. Les barrières caractérielles constituent une forme de « fétiche social » efficace au quotidien.

Persistance des contre-investissements narcissiques

Les clivages durent parfois plus que le danger. Leur présence et la justification de leur maintien conduisent souvent à la recherche d'un danger depuis longtemps disparu et entretiennent une compulsion de répétition, parfois transgénérationnelle. On monte la garde au Désert des Tartares (D. Buzzatti), on se construit un ennemi héréditaire. Au besoin on ira le réveiller de sa paisible somnolence, comme le jeune héros du Rivage des Syrtes (J. Gracq), qui, après trois siècles de paix, prend le risque d'une relance de guerre, par dépit amoureux, par ennui et aussi parce qu'il est militaire.

Un patient venait d'une famille très pauvre. Un enseignant lui avait donné les possibilités d'aller vers des études inespérées. Cela n'avait pas été sans quelques rapprochements sexuels. Ultérieurement, il connut une ascension sociale importante. Mais à chaque promotion déterminante pour sa carrière, et seulement dans ces moments-là, il fréquentait des lieux de rencontres homosexuelles. La honte était toujours au rendez-vous, plus que la culpabilité. Le retour du danger d'être abusé et surpris était entretenu par ses protections contre l'homosexualité qu'il tenait à distance le reste du temps, sans effort apparent, sans formation réactionnelle repérable, mais par des troubles du caractère qui semblaient aller de soi.

RESUME :

ÉCONOMIE ET DYNAMIQUE DES CLIVAGES

Au point où nous en sommes, il peut être utile de rassembler nos hypothèses. Une blessure narcissique a fait courir un risque d'effondrement par fuite de tous les investissements. Le déni et l'idéalisation alimentés par toutes les énergies disponibles dans la psyché ont permis de constituer en urgence un objet prothétique. Son maintien nécessaire et le risque mélancolique ou dépersonnalisant de son expansion ont trouvé une solution dans la mise en place d'un clivage dynamique et économique: les investissements de l'objet prothétique sont contrôlés et éclipsés par l'intensité des contre-investissements narcissiques (allant du fétiche aux sublimations de contrainte, en passant par les formations caractérielles). Le reste de la topique partage son énergie entre l'entretien des contreinvestissements narcissiques et celui des autres fonctions du Moi dans une coloration névrotique.


1400 Métapsychologie

Vivre « comme si »

L'objet a disparu, l'objet prothétique est en place, les activités fétichiques médiatisent la relation avec lui : il est possible de tenter de vivre comme si la vie n'avait pas changé. L'importance du remaniement économique s'y oppose, et cela de façon encore plus nette s'il est tributaire de passages par les auto-érotismes de nécessité et des hallucinations. La collaboration avec l'objet occupant coûte cher en libido. Trois voies permettent de modifier la situation :

— L'appel pervers à un tiers, parasité pour porter le fardeau économique ; ceci conduit à prendre en compte une nouvelle source d'énergie : la psyché d'autrui, le monde des objets, l'entourage : soit qu'il y contribue de son plein gré, par les soins parentaux ou dans l'état amoureux, soit qu'il soit victime (consentante ou non) de visées perverses, sexuelles ou narcissiques. Dans ce dernier cas, il y a détournement de libido... ;

— La transformation du clivage étanche et abrupt en clivage poreux et étendu - ce que nous avons nommé « le clivage en pente douce » (C. Bayle, 1992) - où il est possible d'étendre le domaine de la subjectivation et de la symbolisation par un accès psychanalytique à la transitionnalité ;

— Le travail de deuil, passant obligatoirement par l'éventualité précédente et visant à « assimiler » les caractéristiques de l'objet prothétique, donc à reprendre, à « récupérer » et à subjectiver les dépenses libidinales qui l'avaient construit, entretenu et conservé à l'abri d'une formation fétichique. Il s'agit de rester soi-même, tout en assimilant l'objet prothétique, ce qui revient à assimiler ses propres pulsions qui ont fait retour. On parlera d'introjection, non seulement de l'objet, mais aussi des pulsions (N. Abraham et M. Torok, 1972).

Sans l'instauration d'un clivage, aucun de ces trois programmes ne serait réalisable.


Troisième partie Les divers clivages



5 Généralités sur les clivages

La prise en compte des défaillances de la fonction synthétique du Moi nous a fait reprendre nos bases métapsychologiques. Les types de clivages que nous allons exposer en dépendent.

DÉFINITION

Le clivage métapsychologique sépare deux modes d'investissement qui coexistent sans s'influencer conflictuellement. Le but atteint par les défenses qui le constituent est le gel d'un certain type de conflit. Ils sont mis en place, soit pour défendre l'investissement du Moi et des objets contre un remaniement menaçant, soit pour suppléer à un défaut constitutionnel de symbolisation menaçant, soit pour suppléer à un défaut constitutionnel de symbolisation et d'appropriation subjective. Dans le premier cas, on peut les dire fonctionnels, dans le second cas, structurels.

Les liens entre ces deux catégories sont multiples, mais on peut en dégager deux:

1 / Les dévoilements des clivages structurels, véritables déficits psychiques,

imposent l'appel aux clivages fonctionnels.

2 / Le maintien d'un clivage fonctionnel dans une génération crée un risque de

clivage structurel à la génération suivante.

Les clivages réalisent une union par collage entre un Moi blessé ou carencé et une structure psychique vouée à l'annulation des effets de la blessure ou de la carence. Cette structure psychique peut être une partie du Moi ou la psyché d'autrui, en tout ou en partie. La recherche de cette union réparatrice et aconflictuelle nous fait dire qu'il n'y a pas de clivage sans collage. Les diverses

Rev. franc. Psychanal., 5/1996


1404 Les divers clivages

modalités de réalisation des clivages dépendent de la structure de chacun. Selon ce que sera la structuration psychique prévalante, dans la relation sujet-objet, les perversions, les psychoses et les cas-limites présenteront des clivages différents dans leur étendue. Mais quelle que soit la structure, y compris névrotique (R. Le Coultre, 1966), des clivages occasionnels seront mis en jeu de façon plus ou moins prolongée et plus ou moins transmissible, quand le sentiment d'identité sera menacé.

Parallèlement aux situations ainsi figées, d'autres conflits persistent ou se développent. Certains d'entre eux, d'aspect névrotique, psychotique ou pervers sont sous la dépendance économique de l'évitement et du maintien de la situation clivée, isolée du reste de la vie psychique. Les besoins énergétiques des défenses constitutives du clivage tirent parti de la coexcitation créée par ces conflits parallèles, qui sont subvertis, et même pervertis. Il en résulte une clinique déconcertante, où ce qui se donne à voir et à penser fournit de l'énergie libidinale à ce qui ne se voit pas, à ce qui est mis hors circuit. L'engagement d'un tiers dans le leurre d'une autre pathologie, voire de la normalité, le conduit à être l'allié objectif de l'entretien du clivage et donc de la stratégie anticonflictuelle, sous couvert de ces manifestations cliniques trompeuses.

SIGNES CLINIQUES D'UN CLIVAGE

La présence d'un délire, d'un fétiche, d'une formation caractérielle, d'un conformisme, font habituellement penser au clivage du Moi. Nous nous écartons de ce type d'approche exclusive en prenant les manifestations contre-transférentielles comme références majeures.

De l'intérêt du contre-transfert

Si dans une consultation ou une cure, les manifestations de processus névrotiques (par exemple) tendent à prévaloir, l'analyste pourra percevoir si elles se prêtent ou non à la névrotisation du transfert. La question d'un faux-self se pose selon ce qu'il constate ou ressent. Pour les patients porteurs d'un faux-self rigide, l'analyste est uniformément bon, ou mauvais, ou banalement stable dans la neutralité. Un contre-transfert particulier se manifeste dans ce contexte. L'analyste n'éprouve rien ou ressent que les troubles s'adressent à quelqu'un dont il ne peut prendre la place. La situation se complique avec les cas-limites en raison de la


Généralités sur les clivages 1405

multiplicité et du mélange des symptômes et des signes de prévalence, d'une défaillance narcissique ou d'un accrochage pulsionnel.

Avec les manifestations psychotiques, la situation est en apparence plus simple. Par culture et par expérience, l'analyste pensera au déni, à la forclusion et au clivage. Mais il ne perdra pas pour autant le souci de distinguer une structuration psychotique d'un ensemble de manifestations psychotiques passagères. Dans le premier cas, il pensera à un clivage insuffisant, dans le second, à un clivage en train de se constituer ou de disparaître.

Enfin, avec les pervers, tout serait en théorie plus simple ; ils sont porteurs d'un clivage du Moi, mais son étanchéité et sa perfection sont telles qu'aucune demande de consultation n'est envisageable. Encore faut-il distinguer les défenses perverses de la structuration perverse. Dans le premier cas, ces patients consultent pour d'autres raisons, c'est à partir de discordances contre-transférentielles que le clivage est perçu. Du second cas, celui d'une structure perverse, nous ne savons généralement rien. La seule situation permettant d'en rencontrer découle de consultations concernant leurs enfants. On rencontre aussi certains de leurs partenaires, victimes d'une subversion de leur énergie psychique, et incapables de se défendre de la même manière. Ils consultent pour des troubles dépressifs ou somatiques.

Quelques analystes ont rencontré un grand pervers, parfois dans un contexte judiciaire ou pénal (C. Balier, 1989), avec toutes les réserves qu'une telle situation implique, ou encore, parfois pour un temps très court, à la demande de la personne elle-même 1 et dans des contextes ne permettant pas des généralisations théoriques.

L'analyste se fie donc surtout à son contre-transfert, douloureux ou agréable, mais aussi souvent à sa vacuité. Plusieurs types de réactions peuvent être distingués.

Contre-transfert (trop) négatif

Ce peut être passagèrement ou durablement une absence d'affect, une neutralisation de la vie fantasmatique en présence d'un patient, qui finit par endormir l'analyste ou à l'inverse par l'agacer, tant la lassitude est grande. La marge est parfois étroite entre les réactions suscitées par l'ennui, signe d'un clivage, et l'enlisement dans une séance faite de la description d'une vie marquée par la pensée opératoire. On pense aux problèmes posés par « L'anti-analysant en analyse» (Joyce McDougall, 1972). L'ennui éprouvé dans les cures de patients

1. Michel de M'Uzan a rapporté un tel cas dans Les esclaves de la quantité (1984).


1406 Les divers clivages

obsessionnels résulterait plutôt d'un clivage fonctionnel de l'analyste, d'une résistance de celui-ci à la perception de fantasmes sadiques le concernant.

L'inversion défensive de cet ennui peut engendrer chez l'analyste une formation réactionnelle donnant parfois l'envie d'être aidant par des conseils et des interventions concrètes frôlant l'acting intempestif. Ces réactions sont à distinguer de la mise en jeu des fonctions d'un objet primordial (holding et handling, au sens de Winnicott, 1971) qui font partie du travail analytique avec ces patients. Entre le partage de la perversion risquant de gagner l'analyste et l'ouverture à une transitionnalité, tous les intermédiaires sont possibles mais constituent autant de pièges que de chances de progrès.

L'analyste peut aussi ressentir un trouble désagréable et difficilement qualifiable, le laissant perplexe. Les identifications hystériques et projectives mal différenciées, le contre-transfert peu saisissable, une certaine viscosité de la pensée, l'appel à du prêt-à-porter théorique, tout se mêle et contribue au malaise par ce mélange même. Le pire est d'être sûr de soi, trop intelligent, et d'interpréter selon les certitudes de l'instant. C'est le signe d'un envahissement par le processus de clivage du patient et d'un parasitage de l'analyste, sinon accepté, du moins subi. Nous pensons ici à une situation où nous avons été confrontés à de telles difficultés.

Mona n'éprouvait plus rien pour personne, sauf dans sa vie professionnelle. Mais ce qu'elle vivait intensément avec ses collègues, c'était du mépris, de la colère et du dégoût. Elle était dure, sèche, peu engageante, et restait dubitative quant aux possibilités de l'analyse. Les séances étaient faites de silences, de manifestations de colère ou de rejet. Elle se montrait tout à fait désagréable. Rien ne semblait alimenter le processus analytique, pour autant qu'il ait commencé à se déployer. Elle s'accrochait au cadre, puis voulait tout lâcher. L'analyste, gêné par un contre-transfert négatif associant des sentiments d'impuissance et de vacuité, insistait pour qu'elle poursuive son analyse. Elle révéla alors une exacerbation d'amour de transfert si vif et si cru qu'elle craignait, à le montrer, d'être rejetée à jamais. Cette manifestation massive allait dans le sens d'une résistance au transfert par le transfert, mais il ne fallait pas se fier à cette interprétation classique. Quelque chose d'autre était probablement en jeu. L'intensité du sentiment, son caractère inexorable, la peur du rejet en étaient le signe.

Avec le temps, plusieurs de ses mouvements défensifs devinrent peu à peu compréhensibles. La projection était l'un des plus utilisés. Il était inutile d'interpréter en terme de contrôle ou de maîtrise. En montrant certains aspects de ces défenses sous la forme de prothèses absolument indispensables au maintien de son équilibre, une évolution de la situation fut possible. Les projections gommaient un certain flou des représentations d'autrui. A l'instar de l'accentuation abrupte de ses traits de caractère, elles donnaient aux personnes de l'entourage des traits sociaux, physiques et psychiques, aussi nets et heurtés que possible. Mona agissait de même avec l'analyste et comblait ainsi les failles de la relation entre elle et lui, failles qu'elle ne pouvait pas se figurer et dont l'idée lui restait fonctionnellement inimaginable et impensable. Le déni et l'idéalisation figeaient l'objet transférentiel dans des stéréotypies de figure et de fonctionnement. Tout ce qui échappait à son contrôle constituait des trous noirs, des plages de non-symbolisation qu'elle recouvrait par son activité projective. Cette prothèse n'était pas seulement autothérapeutique, mais elle réparait ce qui était mis hors-jeu dans l'analyse. Elle créait des ponts par-


Généralités sur les clivages 1407

dessus les déchirures qui auraient pu ruiner la texture de la relation analytique. Le surinvestissement, la fétichisation accentuée des constructions sollicitaient vivement son attention (et celle d'autrui), ainsi était-elle protégée de la perception des failles en les recouvrant, les voilant, les éclipsant. La suite de l'analyse montra la grande puissance de l'objet psychique de remplacement qu'elle avait installé à l'intérieur d'elle pour pallier les manques de son entourage précoce. L'analyse constituait une remise en cause de cette construction psychique isolée, clivée, mais indispensable à sa survie. L'analyse l'exposait à remettre en cause cet objet interne enkysté et elle dut longtemps le défendre, «bec et ongles », jusqu'à ce qu'il soit possible de confondre passagèrement, transitionnellement, ce qui venait de l'analyste, de Mona et de son objet clivé. Les remaniements les plus importants survinrent alors.

Contre-transfert (trop) positif

D'autres sensations alimentent le contre-transfert sous la forme d'un bienêtre. Cette éventualité est souvent laissée de côté dans les exposés cliniques. La venue de certains patients satisfait l'analyste qui s'attend à retrouver bonne humeur et entrain pour peu que la journée soit difficile. Ils offrent des séances pour analyste fatigué ! La stabilité d'une telle situation finit par poser problème. L'analyste est pris en psychothérapie, à son insu. C'est une situation proche de celle décrite par Searles (1975) à propos de psychotiques tentant de soigner leur analyste (tout comme dans d'autres cas ils pourraient s'efforcer de le rendre fou). Mais c'est souvent plus subtil et moins voyant, ces patients ne dérangent pas, stimulent la pensée et leur présence est plaisante.

Avec le temps, et pour certains d'entre eux, l'analyste perçoit qu'ils sont en effet des thérapeutes, mais en subordonnant leur statut de sujet à leur rôle bienfaisant. Plus tard encore, il apprend qu'entre les séances et parfois juste avant, ces patients se « chargent » en libido par des procédés divers.

Les uns entretiennent une solide relation sadomasochiste. D'autres, parfois les mêmes, s'engagent dans des relations sexuelles éphémères, homo- ou hétérosexuelles. D'autres encore ont une liaison adultère particulière. Elle n'est pas seulement plaisante, mais supplée aussi à une carence fantasmatique partielle. Elle s'accompagne d'une honte souvent silencieuse, mais parfois « étalée », non pas tant pour la nier que pour en tirer des satisfactions masochistes. Elle est plus évidente que la culpabilité. On pourrait penser à un « clivage » atypique de l'objet isolant un courant erotique d'un courant tendre. Nous préférons voir dans ces activités une façon de charger le Moi en libido par la levée régulière et temporaire des refoulements, par coexcitation. Cette énergie est alors disponible pour plusieurs types d'activités, dont l'entretien des clivages. En voici un exemple :

Rolf a toujours un abord simple, chaleureux et discret. Il adresse un léger sourire à l'analyste, puis reste silencieux en fixant le tapis pendant deux ou trois minutes. Son visage


1408 Les divers clivages

change, devient grave et soucieux, son front se ride, ses lèvres s'amincissent. Il s'adresse enfin à l'analyste et lui tient des propos intéressants, propres à le stimuler. Il répète ainsi ce qu'il faisait avec sa mère dépressive. Mais l'analyste apprendra qu'avant de venir à sa séance, il a retrouvé sa secrétaire et qu'ils ont eu des relations sexuelles en plein air, en un lieu connu pour la présence de voyeurs.

Il cherche à faire partager à son analyste, sur un mode désexualisé, les effets toniques de la libido qu'il vient de dégager de la situation sexuelle. Dans son enfance, ses résultats scolaires excellents jouaient un rôle similaire auprès de ses parents.

Trouble identitaire de l'analyste

La pratique expose parfois à des situations paradoxales. A partir de certains troubles, tels que de légères dépersonnalisations de l'analyste, celui-ci sait qu'il se passe quelque chose de particulier dans la psyché de ses patients. Ces flous identitaires sont cachés par des réactions contre-transférentielles plus ou moins abruptes, plus ou moins tranchées, dissimulant, « en plein », le désordre créé par une réception d'identification projective ou adhésive. La manifestation contretransférentielle vive est une sorte de fétichisation transitoire, un voile lumineux, éclipsant la perception d'un vacillement de l'identité mal supporté et dénié. Cela vient, le plus souvent, de l'identification inconsciente de l'analyste, en tout ou en partie, à ce que le patient a perdu et dénié : l'ombre de l'objet du patient s'étend sur le Moi de l'analyste.

C'est parfois l'émergence de ce qui fut forclos des acquisitions symboliques du patient, qui envahit l'analyste. Il est alors incapable de figurer, symboliser et représenter ce qui se passe.

La configuration des tentatives défensives du patient, dans la compulsion de répétition au-delà du principe de plaisir, induit chez l'analyste un sentiment d'excessive gratitude, d'incomplétude ou de rejet. Pour comprendre ce sentiment, il tentera d'ébaucher des constructions plausibles, en se demandant dans quelles circonstances il serait logique qu'il ressente ces affects. Issues des sentiments et des pensées de l'analyste, des constructions s'appuient sur les éléments d'anamnèse dans la répétition des effets d'un traumatisme ou d'une blessure narcissique dont le retour se fait sous l'effet de la compulsion de répétition en deçà du principe de plaisir, dans une lutte contre les excès de la pulsion de mort. L'analyste se trouve ainsi décalé de sa place identitaire pour occuper celle d'un objet traumatisé, blessé ou carence. Le patient a souffert dans son développement et répare ses objets afin d'être réparé par eux. Comme l'écrivait Winnicott (1971), l'analyste n'est pas à la place de la mère, il est la mère (plus précisément, l'analyste et le cadre analytique).

Le patient comme l'analyste présentent les particularités de leurs Moi, de leurs pare-excitations, de leurs propres défenses, et de leurs propres contre-inves-


Généralités sur les clivages 1409

tissements, mais cela jusqu'à un certain point seulement. Un des éléments constitutifs des clivages relève en effet d'un type de relation ou les identités et les limites entre elles deviennent particulièrement floues et où on peut se demander : Qui fabrique les contre-investissements ? Et pour qui ?

Dans les troubles de l'analyste évoqués plus haut, plusieurs facteurs sont à prendre en compte.

1 / Il lui faut accepter le rôle d'objet transférentiel dans le registre d'une confusion narcissique plus ou moins étendue 1.

2/Il sera identifié à un objet primaire amputé, blessé, absent, à réparer, ou à retenir, ce qui l'assimile à un pervers narcissique puisque dans ce monde à l'envers, et pour schématiser, c'est l'énergie de croissance de l'enfant qui doit profiter à la mère, c'est l'énergie de croissance du patient qui doit profiter à l'analyste...

3 / Inversement, il prendra le risque de déloger un objet intra-psychique enkysté, paré de toutes les qualités. Et il lui faudra accepter d'en être ensuite le porteur forcément décevant... Insistons sur ce point, il ne sera pas frustrant, mais décevant. Toutes les demandes et toutes les vampirisations qui le viseront se situeront dans le registre narcissique, et pas dans celui d'une névrotisation.

4/ Il doit s'appuyer sur la nécessité de ressentir l'amputation fonctionnelle, la perte de jouissance de son propre narcissisme qu'entraînent ces mutations. Il s'en félicitera au besoin (d'autant qu'avec un peu d'expérience, on sait bien qu'il serait vain pour l'analyste et toxique pour le patient de tenter de s'autorestaurer par quelque réaction de prestance ou d'humilité). Accepter l'identification projective, voire adhésive, et même vampirique, ne va pas au début sans quelque répulsion. Le cadre analytique crée les conditions favorables à une remise en jeu des situations défensives à l'origine des troubles du patient. A la pathologie de ceux-ci, répondront d'autres troubles « professionnels » de l'analyste traumatisé, blessé, carencé, et réparé par le patient. Cette reprise ouvre la voie à l'éventuel déploiement d'une transitionnalité propre à remettre en jeu les carences de symbolisation.

D'autres aspects du contre-transfert et des modifications identitaires de l'analyste peuvent être décrites à partir de clivages. Elles sont toutes en relation avec une tentative d'union ou une remise en cause d'union narcissique. Colmater la fuite libidinale, la perte d'identité et de sens, telle est la fonction attendue de ces collages. Bien des attitudes psychothérapiques se cantonnent à l'acceptation de ce rôle. L'ambition de l'analyste est de permettre l'aménagement de ces unions afin qu'elles évoluent vers une transitionnalité, vers une reprise de la croissance psychique. Dans la plupart des cas, on ne supprime pas les clivages, on les aménage.

1. On la trouve dans toutes les analyses, au cours du transfert paradoxal ou de la « chimère » décrits par Michel de M'Uzan (1977).


1410 Les divers clivages

TRAUMA - BLESSURE - CARENCE

En mettant de l'ordre dans nos pensées, face aux troubles identitaires des patients et des analystes, et au risque de perdre en nuances ce qu'on gagne en clarté, nous avons proposé (G. Bayle, 1991) de distinguer les réactions qu'entraînent la survenue d'un trauma sexuel, d'une blessure narcissique, ou la constatation d'une carence narcissique, quel que soit le porteur de ces troubles, analyste ou patient. Trauma sexuel, blessure narcissique, carence narcissique, sont nos trois repères pour distinguer trois types de clivages.

Nous situons :

— le clivage potentiel en écho aux traumas et aux blessures surmontés ;

— le clivage fonctionnel entre blessure narcissique et trauma sexuel ;

— le clivage structurel entre la carence narcissique d'un côté et l'ensemble blessure narcissique - trauma sexuel de l'autre.

Trauma et blessure

Nous réservons le terme de trauma pour ce qui vient d'un débordement des processus habituels du refoulement par la pulsion sexuelle et nous nommons blessure narcissique tout ce qui entame, altère le pare-excitation. Nous gardons ainsi le mot trauma pour tout ce qui est sexuel, angoissant et d'origine interne ; une poussée pulsionnelle intolérable, par exemple.

La blessure narcissique désigne les atteintes douloureuses, d'origine externe ou interne, du pare-excitation. Une perte d'objet (total ou partiel), ou un trauma sexuel trop violent, causent une blessure narcissique. Sa pathologie est celle du collapsus topique avec les risques de dépression et, dans une certaine mesure, de dépersonnalisation.

Nous avons tenté de démontrer l'intérêt de cette distinction 1 dans nos contributions aux « Monographies de la Revue française de Psychanalyse » sur le deuil et sur l'angoisse (G. Bayle, 1993 et 1995). Elle nous semble cliniquement opportune car la séquence « angoisse-douleur » répond à un trauma dont l'intensité va jusqu'à créer une blessure, alors que la séquence « douleur-angoisse » vient de ce que la blessure a entraîné un traumatisme pulsionnel par coexcitation.

Il ne peut y avoir de trauma sexuel sans remaniement narcissique secondaire, et la blessure narcissique en est un, sans être le seul. Au cours d'un trau1.

trau1. à Claude Le Guen lors d'un colloque sur le traumatisme, en 1990 à la Société psychanalytique de Paris.


Généralités sur les clivages 1411

matisme sexuel (donc d'origine interne), il y a un temps où l'essentiel de l'énergie du Moi est mise au service du refoulement pour mobiliser des contre-investissements, par exemple dans la constitution d'une formation réactionnelle de pitié luttant contre un désir sadique. Cela se fait aux dépens des autres fonctions et charges du Moi, y compris des charges des contre-investissements narcissiques, renforts du pare-excitation contre les atteintes venant de l'extérieur. Ces remaniements peuvent aller jusqu'à la blessure narcissique. C'est une rupture du pare-excitation par traumatisme venant de l'intérieur. Un trouble identitaire s'ensuit, parfois commenté ainsi : « C'est plus fort que moi, je ne peux pas me figurer ce qui se passe, je suis hors de moi. »

Une grande partie des troubles de l'adolescence illustre ce processus. Des poussées pulsionnelles imposent des défenses qui constituent d'importants remaniements du Moi. Dans la séquence « trauma-blessure », se produit un renforcement des contre-investissements sexuels au détriment des contre-investissements narcissiques.

A l'inverse, il ne peut y avoir de blessure narcissique sans traumatisme sexuel secondaire. Une blessure provoquée de l'extérieur, menace crédible de castration, abandon, mort, perte d'amour, atteinte corporelle, revers de fortune, séduction par un pervers, entraîne une mobilisation des contre-investissements vers le pareexcitation lésé. Toute la libido narcissique se concentre au lieu même de la blessure pour suppléer à sa défaillance, comme « l'âme au collet de la dent malade », ainsi que l'écrivait Goethe, cité par Freud. Cette fois-ci, la mobilisation se fait au détriment des contre-investissements destinés à maintenir les refoulements. Les retours du refoulé sont facilités dans une coexcitation allant jusqu'au traumatisme. A la douleur de la blessure succèdent l'excitation et l'angoisse du trauma.

Cette excitation et cette angoisse sont le signe d'une recharge libidinale du Moi dont il faut tenir compte ; sa survenue donne une chance de « traitement » de la blessure première. Mais son excès risque d'entraîner une nouvelle blessure, elle-même génératrice d'un trauma, et ainsi de suite. Alors émergent la panique et la désorganisation.

Les blessures narcissiques imparables de l'âge sont ainsi à l'origine de regains libidinaux souvent importants. On a parlé du «retour d'âge», du «démon de midi» ; plus subtilement, on peut voir dans certaines souffrances de la vieillesse une chance de maintien du plaisir à penser. Les dernières années de la vie de Freud nous le montrent, et nous y reviendrons dans notre conclusion.

La carence narcissique

La carence narcissique est le reflet d'un défaut durable, d'une absence partielle de pare-excitation dans l'organisation du Moi. Elle est préalable à la sur-


1412 Les divers clivages

venue de la subjectivation pour celui qu'elle affecte. Souvent elle préexiste à sa naissance. La forclusion en est l'agent majeur, par transmission d'une abolition symbolique, d'un défaut de symbolisation secondaire ou par maintien de dénis, d'une génération à l'autre (F. Faimberg, 1987). Elle affecte le Soi qu'elle infiltre par une abolition symbolique s'attaquant au sens, et aux différenciations sujetobjet. Plus dévastatrice que le déni de la puissance paternelle, elle opère selon le prototype d'une élimination symbolique radicale du géniteur et de l'engendrement (J. Lacan, 1956). Extensivement, elle efface les tiers ou les fonctions tierces, s'opposant ainsi à l'accès à la subjectivation, et à la « fonction synthétique du moi ».

L'histoire oedipienne altérée, n'organisant rien, est régie par des processus où le refoulement, les contre-investissements et le pare-excitation ne jouent pas un rôle prééminent, si ce n'est en faux-self, en «comme-si» (H. Deutsch, 1947). Otto Kernberg (1974 et 1990) a montré combien les troubles préoedipiens pouvaient hâter et perturber la survenue de l'OEdipe. Paul-Claude Racamier, en introduisant la notion d'Antoedipe (1989), et le « fantasme - anti-fantasme » d'auto-engendrement, a contribué à situer l'indécidabilité mouvante de télescopage, riche en facteurs de morbidité mais aussi en promesses de reprise évolutive.

Il existe des psychomanipulations inconscientes, animées des meilleures intentions. Ainsi voit-on les effets pathogènes de certains secrets et de certaines révélations. Un secret maintenu consciemment dans un but de protection mutuelle peut créer une carence narcissique chez un enfant. Protection contre les mystères des origines, protections contre un inceste ou un désir d'inceste. Longtemps cachée par la présence prothétique des parents, parfois progressivement obturée, la carence se dévoile brutalement, comme un voile qu'on déchire. Et l'accès à ce qui aurait pu et dû la combler n'est pas moins à redouter pour peu que cette révélation se fasse sans tact, sans précautions, sans défenses névrotiques déjà en place. Si le secret fait des fous, la révélation fait alors des morts.

Dans la famille d'OEdipe, la pédophilie de son père Laïos est une bombe à retardement, le secret des origines d'OEdipe un détonateur et les plus innocentes victimes seront celles de la troisième génération, Antigone et ses frères.

De façon assez proche, un patient apprit à plus de vingt ans, que celui qu'il croyait être son père, ne l'était pas. Cette révélation lui fut faite entre une consultation chez un analyste et sa venue au psychodrame conseillé par ce dernier. Les troubles qui précédaient étaient plutôt de l'ordre de l'inhibition et du repli narcissique, ceux qui suivirent firent temporairement de cet homme, un égaré, sans défenses psychotiques, perverses ou névrotiques à mettre en place. Dans la confusion et face aux risques d'explosion du Moi, il fallut, en urgence, calmer le jeu, restaurer des défenses, et se hâter de prendre du temps.

La carence narcissique sous-tend la psychose froide (E. Kestemberg, J. Kestemberg et S. Decobert, 1972), ou blanche (J.-L. Donnet et A. Green, 1973), sans angoisse et sans néoréalité marquée, aussi longtemps que des investisse-


Généralités sur les clivages 1413

ments adhésifs à certains éléments extérieurs à la topique jouent le rôle de prothèse du Moi. Autrement dit, aussi longtemps que l'entourage du sujet reste inchangé dans sa composition et ses fonctions d'étayage et de protection. Plus limitée, la carence narcissique est probablement le lot de chacun dans une dépendance aux objets jouant le rôle d'objet-fétiche, de contre-investissement prothétique, de prothèse pare-excitante, là où le Soi défaille. Le collage se fait entre le sujet et son objet, là où celui-ci n'a pas apporté les possibilités signifiantes, plus encore, là où elles sont attaquées par le retour du dénié ou du forclos (retour par la réalité extérieure pour Freud, par la catégorie du « réel » pour Jacques Lacan). L'objet complète et protège, sans donner au sujet les possibilités suffisantes d'accès à une complétude narcissique et à des processus défensifs personnels.

On assiste donc à une double adhésivité, à une double vampirisation (P. Wilgowicz, 1981 et 1984). La recherche d'une complétude narcissique est l'un des facteurs de ce collage, la nécessité d'une défense, contre le dénié ou le forclos qui font retour, en est un autre. Que viennent à manquer cette adhésion et cette vampirisation, par l'émergence et l'immixtion d'un tiers prenant la fonction paternelle, jaillit alors l'angoisse psychotique faite d'effritement constant, d'évaporation infinie, de dilution narcissique inextinguible, de fuite libidinale et de perméabilité psychique incontrôlable et intolérable. Les noyaux dynamiques du Moi seront de plus en plus séparés les uns des autres sans liens entre eux dans un vide extensif. Cliniquement, c'est un vide de signification, mais c'est surtout un trop-plein d'excitations non qualifiées, à moins d'être reprises et modulées par certains auto-érotismes compulsifs, ou d'être engagées dans des hallucinations. La confusion progressera et l'activité hallucinatoire libérée par dégagement se déploiera (S. et C. Botella, 1983), faute d'un clivage limitant les dégradations. Il s'agit alors d'un clivage du Soi.

Comme le montre Benno Rosenberg (1980), ces patients nous demandent avant tout de les aider à constituer et à entretenir un clivage. Encore faudrait-il qu'ils aient dégagé un Moi métapsychologique hors de la confusion régnante du Soi. Seule une néoformation, faisant fonction de fétiche obturant, peut endiguer cette fuite et ces pénétrations infinies en séparant devant le Soi, ce qui restera dans la confusion, de ce qui en constituera la partie organisée et observatrice considérée alors comme le Moi du psychotique.

Dans les psychoses, ces néoformations sont des plus variées et font partie des convictions délirantes. Les délires ont une fonction de soutien des clivages. Par le fort investissement qu'ils drainent et qui les anime, ils tentent de laisser dans l'ombre, en dehors de toute perception interne ou externe, les causes du conflit inabordable. Mis en jeu par des structures psychiques aux fonctions synthétiques altérées, ils permettent rarement d'atteindre un point d'équilibre où le dénié et le forclos ne feraient pas retour. Une lutte de défense secondaire mettra


1414 Les divers clivages

en jeu de nouveaux dénis. Selon qu'ils porteront sur le Moi ou sur le Soi, le clivage sera étanche ou poreux. L'adhésivité sera plus ou moins nette, mettant en avant, tantôt le Soi confus et halluciné de la schizophrénie, tantôt le Moi psychotique de la paranoïa et de la mélancolie. Le meilleur clivage du Moi reste celui des pervers.


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Le clivage potentiel

Le cristal fêlé

L'idée d'une fragilité particulière de la psyché, qui s'altérerait d'une façon spécifique, est fréquente chez Freud. On en trouve une belle approche dans Les Nouvelles Conférences (1932) où il compare les altérations de la psyché à celles d'un cristal dont les plans de clivage virtuels, conséquences de sa structure moléculaire, sont catastrophiquement révélés par un choc qui en dissocie l'unité.

« Le moi est donc susceptible de se scinder et il se scinde en effet, tout au moins temporairement. Les parties scindées peuvent ensuite s'assembler de nouveau. Dans tout cela, rien qui ne soit déjà connu. Il s'agit simplement de souligner des faits patents. D'autre part, nous savons que la pathologie est capable, en amplifiant les manifestations, en les rendant pour ainsi dire plus grossières, d'attirer notre attention sur les conditions normales qui, sans cela, seraient passées inaperçues. Là où la pathologie nous montre une brèche ou une fêlure, il y a peut-être normalement un clivage. Jetons par terre un cristal, il se brisera, non pas n'importe comment, mais suivant ses lignes de clivage, en morceaux dont la délimitation, quoique invisible, était cependant déterminée auparavant par la structure du cristal. Cette structure fêlée est aussi celle des malades mentaux» (S. Freud, 1932, p. 80).

Pouvant situer la défaillance de la fonction synthétique du Moi à l'origine de ces plans de clivage, nous comprenons mieux pourquoi Freud utilise une image aussi parlante et définitive; «[...] Dans tout cela, rien qui ne soit déjà connu. Il s'agit simplement de souligner des faits patents [...]. » Le clivage est connu depuis 1924, mais malgré l'insistance des «fêlés», Freud résiste à la théorisation métapsychologique de ce déficit fonctionnel ou structurel. Il faudra le texte sur l'Acropole pour qu'il aborde ses propres défaillances aux synthèses du Moi ? Quoi qu'il en soit, l'aspect fonctionnel des clivages est ici bien distingué de leur origine structurelle.

Dans le clivage fonctionnel, le Moi «[...] se scinde en effet, tout au moins temporairement. Les parties scindées peuvent ensuite s'assembler de nouRev.

nouRev. Psychanal., 5/1996


1416 Les divers clivages

veau. » Tout un jeu peut se faire entre la potentialité du clivage et son objectivation transitoire : c'est affaire d'économie, de débordement. La fonction synthétique du Moi peut être débordée dans le traumatisme pulsionnel ou la blessure narcissique, l'échec partiel du refoulement conduit alors au clivage fonctionnel.

La révélation du clivage structurel implique une carence dans la structure du Moi. Ce n'est pas tant le débordement de la fonction synthétique que la carence de cette fonction qui est alors à l'origine d'un trouble irréversible: « Cette structure fêlée est aussi celle des malades mentaux. »

Il faut aussi que des facteurs occasionnels exposent cette structure sousjacente aux nécessités d'un processus de défense jusqu'alors inexploité. L'abandon partiel ou temporaire du rôle de pare-excitation des parents de futurs psychotiques, l'émergence d'une image paternelle inattendue, une désorganisation de la communauté du déni, seront autant de révélateurs. Les troubles du Président Schreber ont pu se développer au moment d'une solitude ; sa femme était en voyage. Ils ont connu une nouvelle flambée avec l'intervention patriarcale de Fleschsig. A chaque fois, il y a une déstructuration de l'équilibre dynamique, suivie d'une restructuration selon des néoréalités isolantes remaniées.

B. Rosenberg (1981) pense que la séparation d'avec l'objet primaire, la mère du nourrisson, et son corollaire, l'accès à la subjectivation, laissent la trace d'une indistinction et rendent inconsciemment perceptible le clivage qui s'est effectué lors de l'ontogenèse. La crainte d'un retour à cet état antérieur d'indifférenciation, serait à l'origine d'une angoisse diffuse toujours plus ou moins présente. Nous y voyons une relation avec la crainte de la perte de la communauté du déni mais nous n'adhérons pas pleinement à cette idée car la transitionnalité aménage habituellement la séparation censée être phobogène. Sans la transitionnalité, le mythe du traumatisme de la naissance connaîtrait ici un nouvel avatar. Cependant l'orientation de cette pensée mérite d'être suivie dans plusieurs cas de figure.

L'état chrysalidique

Dans toutes les cures analytiques, les processus de perlaboration sont générateurs de remaniements dynamiques et économiques sans lesquels aucun changement ne serait possible. Survient un moment où les patients, n'étant plus ce qu'ils étaient, mais n'étant pas encore ce qu'ils seront, vivent une mue dont les effets fragilisent, rendent vulnérable, exposent à la survenue d'un clivage fonctionnel. La bienveillance narcissique de l'analyste et la multiplicité des processus parallèlement mis en jeu protègent habituellement d'un débordement de la fonc-


Le clivage potentiel 1417

tion synthétique du Moi. Encore convient-il d'y être vigilant. Les absences de l'analyste jouent un rôle important dans la survenue de ces désordres. Il en découle des règles dictées par le bon sens, comme celle qui contre-indique le début d'une cure à l'approche des vacances, par exemple.

La rupture de routines

La sensibilité contre-transférentielle protège l'analyste et le patient de ces ruptures de routines qui révèlent une blessure narcissique jusqu'alors dissimulée par un ensemble de symptômes névrotiques récurrents. Par défaut de repérage, une interprétation ou une variation du cadre entraînent un cortège de réactions inattendues, traumatiques et blessantes. Un clivage, quiescent jusqu'alors, se manifeste soudain. L'analyste était dans le fil de la névrose de transfert, il se retrouve face à une faille de l'organisation du patient, antérieurement voilée par les troubles sur lesquels porte éventuellement son interprétation.

Le clivage masqué

Nous en avons déjà traité à propos du Moi et de sa non-unification. Plus que d'un clivage potentiel, il s'agit alors de la présence masquée d'un clivage structurel silencieux ou bien dissimulé.

A titre d'exemple, des patients nous sont adressés avec un commentaire succinct laissant penser à un cas-limite ou à une névrose. Le diagnostic de l'analyste est parfois très différent. Une structure perverse narcissique en voie de décompensation se révèle, à moins que ce ne soit une psychose sans délire, bien masquée. L'engagement dans un traitement analytique expose à l'apparition de troubles jusqu'alors évités, et à une période de crise autant pour le patient que pour son entourage. La question préalable à tout engagement analytique dans une telle situation est toujours la suivante : S'engager ou pas ? Si l'on ne se dérobe pas, il faut envisager très tôt la nécessité d'une présence psychiatrique parallèle. Sa simple mention fait courir le risque d'une fuite ou d'une décompensation. Celle-ci était-elle évitable? Se serait-elle jamais produite en dehors de notre intervention? Nous ne saurions répondre pour tous les cas de figure, mais il nous semble qu'une demande émanant du patient luimême nous impose un engagement accompagné de toutes les garanties de maintien d'une fonction synthétique suffisante, aussi bien pour l'analyste que pour le patient.


1418 Les divers clivages

Clivage potentiel et clivage des instances

La révélation clinique d'un clivage repose le problème du clivage des instances. Nous avons pris position en écartant la notion de clivage entre le Ça et le Moi, de même qu'entre le Surmoi et le Moi. La paranoïa nous dément partiellement dans la mesure où, comme l'indique Freud (1932) commenté et repris par Jean-Luc Donnet (1995), l'échec de la défense du Moi impose un clivage entre le Moi et le Surmoi, et une projection de ce dernier, avec un retour par les pensées ou les voix commentatrices et persécutantes.

A propos de la paranoïa, le rejet de toute défaillance de la fonction synthétique du Moi dépasse celle du sujet, puisqu'il prête à ses persécuteurs des intentions qui, même si elles ne sont pas précises, n'en sont pas moins fortement déterminées. Pour un paranoïaque, il n'y a pas de fous, il n'y a que des sujets en pleine possession de leurs capacités mentales, mais dans des buts divers, amoureux ou destructeurs. C'est un déni universel de la carence psychique qui est au coeur du Moi de chaque homme, un déni de la blessure narcissique que sa reconnaissance impose.

Clivage potentiel ou défaut de synthèse ?

Avant d'en venir aux clivages fonctionnels et structurels, il est important de prendre position. Ce bref chapitre sur le clivage potentiel montre que l'on ne peut en retenir le concept tel qu'il a pu être proposé. Pour être pertinente, cette conceptualisation impliquerait la présence d'un clivage ontogénétique. Par contre elle mérite d'être prise en considération en tant que potentialité de révélation des carences de la fonction synthétique du Moi, soit par débordement de celle-ci, ce qui mène au clivage fonctionnel, soit par carence liée à la forclusion, conduisant à la constatation d'un clivage structurel.


7 Clivages fonctionnels

DÉFINITION

Les clivages fonctionnels sont le résultat d'une forme de refoulement associé à un contre-investissement narcissique sur un fond de défaillance ou de débordement de la fonction synthétique du Moi : ils s'opposent aux modifications brusques du narcissisme. Ils répriment l'affect en respectant les représentations, les figurations et les perceptions qui sont alors clivées, isolées, désinvesties, et restent disponibles pour la conscience, sous une forme objective non affective.

Les clivages fonctionnels sont habituellement mis en jeu entre les perceptions exogènes ou endogènes et le Moi, sous l'influence de l'Idéal du Moi. Ils s'opposent à une blessure narcissique et portent sur l'investissement à donner aux perceptions du risque, ou à la blessure elle-même. Une objection et un rejet sont associés. Vers l'intérieur, cela concerne l'affect : « On ne s'écoute pas ! » Vers l'extérieur, c'est la perception qui est disqualifiée: «On ne veut pas le savoir ! » La blessure réelle ou potentielle est en rapport avec le « jadis-dénié » faisant retour, ou le «jamais-subjectivé» tendant à s'intégrer au sujet. C'est le règne de l'inquiétant. Pour préserver l'équilibre narcissique, le clivage fonctionnel écarte la remise en cause des répartitions et les interactions entre les parties du sujet qui ont fait l'objet d'une appropriation subjective, base du sentiment d'identité, et celles qui :

1 / Restent dans le flou subjectal, dans l'indistinction sujet-objet primaire, le

fond primaire de l'inconscient : le « jamais-subjectivé » ;

2 / Reviennent de l'extérieur étranger, après avoir été déniées : le « jadis-dénié ».

Habituellement temporaires, les clivages fonctionnels sont parfois maintenus, pour isoler définitivement le Moi de blessures irréparables. Blessures narcissiques graves, deuils non faits, atteintes de toutes sortes, inélaborables, inintéRev.

inintéRev. Psychanal., 5/1996


1420 Les divers clivages

grables. Pour être connues, elles n'en sont pas moins tenues à distance de tout investissement. Elles font partie de ce qu'on connaît mais dont on ne veut pas entendre parler et dont les enfants ne doivent rien savoir. Leurs questions seraient dangereuses.

Le désinvestissement de la deuxième censure

Dans le clivage fonctionnel, les représentations, perceptions et figurations, sont déconnectées de leur charge affective, en raison du conflit et des angoisses qu'elles entraîneraient si elles étaient prises en compte comme éléments du Moi. Un refoulement incomplet et déjà engagé de l'affect est parachevé par répression au niveau de la deuxième censure du Moi, séparant le préconscient du conscient. Le surinvestissement nécessaire au devenir conscient n'est pas accordé ou bien est retiré.

En refusant l'investissement, sous l'influence de l'Idéal du Moi, ce clivage écarte deux risques :

1 / Celui d'une appropriation conflictuelle du « jamais-subjectivé » ou du

« jadis-dénié » par le Moi ;

2 / Celui d'une aliénation, d'une inféodation du Moi au « jamais-subjectivé » ou

au « jadis-dénié ».

Il interdit donc l'investissement de l'étrange (unheimlich) 1. Le dénominateur commun du «jadis-dénié» faisant retour, et de l'émergence du «jamais-subjectivé », étant l'affect inquiétant.

La désintrication pulsionnelle

La défense pourrait se limiter à un désinvestissement. C'est le cas dans les clivages fonctionnels les plus discrets, ceux qui sous-tendent l'attention nécessaire à l'accomplissement d'une tâche, à la contemplation d'une oeuvre, ou à l'isolement des amoureux, par exemple. Mais l'intensité d'une douleur, la soudaineté et la fixité d'une blessure peuvent conduire à une désintrication pulsion1.

pulsion1. Qui a peur de son double ? (1995), Ruth Menahem propose de traduire Unheimlichkeit par « inquiétante familiarité ». Elle redonne ainsi sa place au heim indiquant le foyer, le familier. Nous nous rallions à sa proposition qui concerne le retour du dénié. Nous gardons cependant l'union du «jadisdénié » et du « jamais-subjective » aux titres de l'inquiétante étrangeté et de l'inquiétante familiarité, réunies dans umheimlich. Freud qualifiait ainsi un effet du retour du refoulé. Pour nous, ce qui du Ça ne fut jamais symbolisé et subjectivé, le refoulé originel, le « jamais-subjectivé » donc, peut s'introduire dans le Moi à la faveur d'un retour du refoulé secondaire. Il lui donne alors cette coloration inquiétante pour le narcissisme.


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nelle, sans laquelle on ne peut pas vraiment parler de clivage fonctionnel durable, ou de clivage fonctionnel excessif. Devant un risque de blessure narcissique, si la déliaison de l'affect et des représentations ne suffit pas, la désintrication se manifeste. Elle n'apparaît sûrement pas à l'état naissant, mais elle est quiescente, disponible et dépend des défaillances de la fonction synthétique du Moi. Elle se révèle parfois par des manifestations de violence ou de mépris, mais au plus fort de la répression des affects, elle ne se montre pas. La répressionrétention des affects violents se surajoute à celle de l'inquiétude, faisant courir des risques somatiques sur lesquels nous reviendrons.

Le surinvestissement déplacé

Le surinvestissement retiré à la perception de l'affect et des représentations est déplacé sur une autre représentation dépendant de l'Idéal du Moi, une formation de caractère par exemple, ou un objet narcissiquement investi, tel qu'une sublimation : ce sera un contre-investissement narcissique. Freud dans L'Abrégé de psychanalyse (1938) indique le double mouvement de retrait de l'invisible et de l'incommunicable d'une part, et d'émergence du visible et du communicable d'autre part. Les deux secteurs s'opposent: l'un est désinvesti, l'autre est surinvesti :

«Des tendances se trouvent éliminées, soit par répression totale (refoulement) soit en étant utilisées de façon différente dans le Moi ; elles forment des traits de caractère ou subissent une sublimation avec déplacement de but» (p. 16).

La mise en place de contre-investissements narcissiques sous diverses formes contribue à éliminer l'inquiétude ou à lui donner des justifications fallacieuses. Le défaut de vigilance de certaines certitudes conformistes, le sentiment d'être sûr de soi, éthiquement, scientifiquement, pédagogiquement, etc., sont les signes de défenses caractérielles mises en place pour détourner sur elles le surinvestissement toujours possible de l'inquiétante familiarité ou de l'inquiétante étrangeté. L'infatuation et l'excessive humilité en sont les résultats (dont on sait qu'ils s'opposent au développement de l'esprit).

Le partage des contre-investissements narcissiques avec autrui soulage l'effort de surinvestissement et le reporte sur le groupe social. Les cérémonies de deuil, les communautés idéologiques, théoriques, sans être les signes directs d'un clivage fonctionnel actuel, sont des sources des contre-investissements narcissiques, mobilisables en cas d'urgence, sans avoir à les construire.

L'obligation faite à l'entourage de se conformer à un certain nombre d'interdits et de consignes impératives accompagne toujours les clivages fonctionnels. Indispensables à la vie du groupe, ils sont parfois à usage privé et secret,


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nous y reviendrons à propos des deuils non faits : l'injonction. « Il ne faut pas réveiller l'eau qui dort », s'impose à l'entourage et particulièrement aux enfants. Comme nous le verrons, l'excès de ces dispositions entraîne un risque de forclusion et de clivage structurel pour la génération suivante.

Enfin, quand l'étrange est inévitable, il reste possible de se donner l'illusion d'en être l'auteur : « Puisque ces événements nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur. »1 Tout ce qui peut créer une dépersonnalisation passagère voile les modifications du Moi et permet d'en attribuer les affects à l'activité volontairement déployée et surinvestie. Certains toxiques (alcool, cannabis), certaines sensations fortes (épuisement physique, sports violents), servent ainsi de contreinvestissements narcissiques temporaires 2. Ils font parfois l'objet d'une surestimation groupale limitée qui leur donne alors le rôle de contre-investissements narcissiques institués, pouvant s'intégrer au caractère. Ainsi, l'affect d'étrangeté est mis au compte de la coexcitation dans la groupalité et se détache des représentations étranges qui le font naître.

Enfin, par aliénation partielle au sujet, un tiers peut être chargé de fournir les contre-investissements narcissiques en raison de son comportement, de ses troubles, du surinvestissement dont il fait l'objet. Il sera pris dans le déploiement d'une paradoxalité mise en jeu par le sujet afin d'être maintenu dans ce rôle.

Un garçon de dix ans désespérait sa mère. Inondations, feux aux poubelles, petits larcins, il accumulait les motifs de brouilles avec les voisins et les commerçants du quartier. Par contre, c'était un assez bon élève et ce fut un très agréable patient. Il semblait fatigué, tendu, en mauvaise santé, et malgré son humour, ses qualités d'insight, ses émotions et ses fantasmes de bon aloi qui auraient pu faire penser à une indication de psychothérapie analytique nous avons indiqué un psychodrame individuel compte tenu de sa propension à agir. Il apparut que sa mère avait des ennuis de santé et des difficultés dans son travail. Le jeune garçon avait cessé ses bêtises mais se préoccupait d'elle. Il recommença à lui donner du souci en vendant des jonquilles aux carrefours et elle alla mieux.

Il y eut ainsi une série de va-et-vient entre la tranquillité enjouée du garçon et la reprise des soucis qu'il dormait à sa mère en fonction de l'état de celle-ci. En agissant de façon dissipée, il s'identifiait à l'image qu'elle lui donnait de son père, mais par-dessus tout, il contre-investissait les tendances dépressives et hypocondriaques maternelles. Une double prise en charge permit, avec le temps, de mieux répartir les rôles.

1. « Les mariés de la tour Eiffel » (Jean Cocteau).

2. Certains jeux physiques des enfants et des préadolescents permettent d'acquérir une maîtrise jubilatoire des mouvements de dépersonnalisation-repersonnalisation qui accompagnent les diverses facettes de leur croissance. La coexcitation et la sensation de schéma corporel perdu et retrouvé en un instant accompagnent les sauts dans l'eau, les chutes dans la neige, les roulades et autres galipettes.


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Clivage et collage avec un tiers

Ces clivages sont réversibles et respectent la symbolisation. La paradoxalité qu'ils engendrent est bien distincte de la contradiction révélée par les refoulements classiques. Ceux-ci n'ont pas besoin d'un tiers réel pour se mettre en place : un fantasme inconscient suffit.

Un tiers est toujours concerné par le clivage fonctionnel. Réel ou halluciné, il est soit repoussé comme un envahisseur potentiel, soit maintenu malgré sa disparition, soit englobé dans les défenses du sujet pour lui servir de contre-investissement narcissique. Dans les trois cas, les tendances au maintien du narcissisme du sujet sont à l'oeuvre.

Tiers réel, il sera gênant par ses manifestations et les modifications du narcissisme du moment qu'il inspire au sujet. Mais il peut aussi être porteur d'une projection de ce dernier. De toute façon, il sera repoussé au titre du « jadis-dénié ».

Tiers halluciné, il fait partie des hallucinations à la limite de l'illusion. Freud voyant venir à lui un homme âgé en robe de chambre et pantoufles, lui-même dans un miroir... en est un exemple. L'un de nous, épuisé par une consultation avec un enfant psychotique, s'est furtivement entrevu à la télévision... Le double de soi-même est ici en cause. Nous le retrouverons plus actif à propos du clivage structurel.

Tiers englobé, il devra contribuer à la stabilité de l'identité du sujet en le protégeant, en ne le dérangeant pas, ou encore en lui fournissant des motifs fallacieux justifiant l'étrangeté de certaines situations, en prenant le trouble à son compte 1.

Le destin des affects dissociés

Dans les formes mineures et occasionnelles de clivage fonctionnel, les affects dissociés s'expriment sous la forme d'agacement, de fatigue, de somnolence, ou d'un renforcement passager de manifestations caractérielles. Ces tendances indiquent les trois voies ouvertes aux affects :

1 / l'accès d'angoisse ;

2 / la décharge par l'acte ;

3 / la décharge somatique.

1. La notion de collage s'étend au collage des vins. Dans cette opération de clarification, les matières troubles qu'ils contiennent se déposent sur un voile, rejeton de la fermentation, ou sur un additif...


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Insistons sur le dernier point. Plus amplement mis en jeu, les clivages fonctionnels font courir des risques somatiques non négligeables en raison de la répression soutenue de l'affect. Catherine Parat (1991) formule l'hypothèse suivante :

« [...] une rupture s'est produite au niveau de l'articulation entre l'excitation somatique et la chaîne des représentations de choses et des représentations de mots. La pulsion sexuelle semble ainsi avoir disparu» (p. 94).

Elle élargit cette proposition aux pulsions agressives.

« Se pose en effet le problème d'une possible dissociation, déliaison, des pulsions erotiques et agressives et d'une libération des pulsions agressives, dont une nouvelle répression, si aucune voie sublimatoire ne suffit à les utiliser, augmenterait encore la tension dont l'issue et la détente se trouvent bloquées dans les voies mentales.

«[...] Ce stade de l'affect (complexe somato-psychique) entraîne une augmentation du taux de la tension d'excitation qui ne peut trouver un mode de décharge que dans l'accès d'angoisse et dans les voies somatiques. »

Pour cet auteur, qui se réfère à Sami-Ali (1987), les contre-investissements particulièrement importants de l'entourage primitif entraînent un refoulement originel de l'expression somato-affective, donc une répression des affects dans leur ensemble.

« La constitution du refoulé originaire, en particulier, se trouve sous la dépendance du préconscient et de l'inconscient maternels, comme le seront aussi les premières représentations de choses, puis de mots, et leurs liaisons riches ou défectueuses» (p. 105).

PROXIMITÉS ET DIFFÉRENCES

Refoulement après-coup

Le refoulement classique est habituellement mis en jeu entre le Moi et le Ça, sous influence du Surmoi. Il s'oppose à un risque de traumatisme pulsionnel et porte sur des représentations, donc sur la symbolisation et le sens. Il peut se déployer dans la solitude et ne concerne pas forcément la perception du inonde extérieur, il agit sur la représentation et sur l'affect, encore que de façon assez variable. On s'accorde à dire qu'un refoulement portant sur l'affect est un refoulement réussi. Dans tous les cas, il tend à régler, par compromis, un conflit entre deux parties du sujet ayant eu accès à la subjectivation. Le retour du refoulé, et le refoulement après-coup ne peuvent concerner que des représentations ayant eu un sens.


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Isolation

L'isolation est au traumatisme pulsionnel ce que le clivage fonctionnel est à la blessure narcissique. Elle est un processus défensif caractéristique de la névrose obsessionnelle. Un ensemble de comportements ou de pensées est isolé du reste de l'existence du sujet. Le tiers qu'il concerne reste dans le monde du fantasme. Des pauses de non-pensée, d'inaction ou de stéréotypies ritualisées établissent un hiatus dans l'écoulement temporel des pensées et des actes. Le surinvestissement de la deuxième censure est accordé puis retiré du complexe représentatif.

Freud en donne une première description dans Les psychonévroses de défense (1894): « [...] la défense se produit par séparation de la représentation insupportable et de son affect ; la représentation, même affaiblie et isolée, reste dans la conscience. »

C'est une technique anti-fantasmatique impliquant une équivalence entre la pensée et l'acte interdit. Elle fait penser au déni dans la mesure où elle tend à rendre « non arrivé » ce que le sadisme du fantasme représente comme possible. Freud la rapproche de l'annulation rétroactive. La description la plus explicite de l'isolation se trouve dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) : c'est une technique magique issue de l'interdit du toucher. Les situations traumatiques ne peuvent pas éclore si les associations ne peuvent pas « se toucher », ce qui s'oppose à la règle de libre association. Ainsi, l'isolation consiste en :

«[...] une suppression de la possibilité de contact, un moyen de soustraire une chose au toucher ; de même lorsque le névrosé isole une impression ou une activité par une pause, il nous donne symboliquement à comprendre qu'il ne permettra pas aux pensées qui les concernent d'entrer en contact associatif avec d'autres. »

C'est donc un type de refoulement différent de celui du clivage fonctionnel. Il n'y a pas de contre-investissements narcissiques, mais seulement des contre-investissements du mouvement pulsionnel, plutôt auto-érotiques. Au lieu d'un risque de blessure narcissique, l'isolation écarte celui d'un traumatisme pulsionnel.

Dans l'isolation névrotique, l'analyste est à même de faire les liens que le patient tente d'éviter. Dans le clivage fonctionnel, il ne peut pas se figurer, ni a fortiori se représenter ce qui est retranché. Par contre son attention est attirée sur les techniques fétichisantes de détournement.

LE DÉPLOIEMENT DES CLIVAGES FONCTIONNELS

Quatre cas de figure peuvent être dégagés.

1 / Le patient ou l'analyste met en place un clivage fonctionnel rejetant ou désavouant la perception de certains éléments venue de l'autre protagoniste.


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L'identification projective, adhésive ou vampirique, venant du patient, et tout ce qui entre dans la constitution d'un ensemble topique à deux crée une dépersonnalisation passagère ou durable ainsi tenue à distance.

2 / L'intégration du retour d'un «jadis-dénié», ou de l'émergence d'un «jamais-subjectivé» peut se produire à certains moments critiques de la vie, telle l'adolescence, ou à la faveur de circonstances favorisantes : « Un trouble de mémoire sur l'Acropole» (Freud, 1934), en est selon nous un exemple. Un clivage fonctionnel est alors remis en jeu, levé ou créé.

3 / Dans une cure se déroulant bien, l'effet mutatif des levées du refoulement entraîne des remaniements narcissiques importants soit rapidement, soit dans une perlaboration prudente. Dans les deux cas, il y a un moment plus ou moins bien supporté où le narcissisme du patient et son sentiment d'identité, n'étant plus ce qu'ils étaient et n'étant pas encore ce qu'ils seront, la relation d'objet passe par un flou dépressif ou légèrement dépersonnalisant. C'est ce que nous avons nommé l'état chrysalidique au chapitre précédent. La dépression liée à la perte relative de l'ancienne relation d'objet signe l'authenticité du processus en cours. C'est une dépression «de bon aloi» (F. Brette, 1986), elle n'est pas à la portée de tous les patients.

C'est surtout à une légère dépersonnalisation qu'il faut s'attendre. Elle indique la constitution et le maintien d'une chimère au sens où l'entend Michel de M'Uzan, ensemble métapsychologique à identité unique fait d'éléments et d'énergies prélevés chez chacun des deux participants. Le maintien prolongé d'une chimère court-circuite le temps d'élaboration d'une position dépressive qui donnerait toute sa portée à la levée du refoulement. Le remaniement est trop proche d'une blessure ou d'une carence narcissique jusqu'alors voilées. Là où était un refoulement s'instaure un régime défensif substitutif, un renforcement par clivage, un collage identitaire dans lequel l'identité de chacun est partiellement déniée, et la situation analytique survalorisée. Déni et idéalisation associés sont mis secondairement au service du refoulement. Ici, le clivage n'est qu'un contre-investissement, un adjuvant du refoulement, destiné à éviter la répétition des levées du refoulement dangereuse pour le moi. Le risque de voir se pérenniser la situation n'est pas négligeable.

4 / Plus banalement, à tout moment d'une activité narcissiquement très investie, les éléments perturbateurs, venus de l'intérieur ou de l'extérieur du sujet, sont écartés, puis au besoin maintenus à distance. La remarque d'Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même ! », pourrait être l'enseigne de ce processus d'isolation hors des troubles créés par des tiers. Nécessaire au travail de la pensée, l'inflation de ce processus induit une paradoxalité plus ou moins importante. On la retrouve dans l'usage défensif d'un certain type de discours, dit associatif, par lequel les patients créent un brouillage de l'attention flottante de l'analyste.


Clivages fonctionnels 1427

5/Au moment de pertes objectales et dans des épreuves exceptionnellement dangereuses ou éprouvantes, un rejet de la perte, ou un désaveu de ce qui est vécu conduit à un clivage fonctionnel indispensable à la survie. Dans les catastrophes, son instauration temporaire est indispensable au déploiement d'un travail de deuil ultérieur, mais son maintien peut conduire à des formes de troubles somatiques ou de perversions narcissiques.

LE CLIVAGE FONCTIONNEL DANS L'ANALYSE

Les clivages fonctionnels sont parfois plus repérables chez l'analyste que chez le patient. Leur prise en compte constitue un facteur fondamental de reprise des processus analytiques ralentis, contournés, ou enlisés. Nombreuses sont les situations les induisant chez l'analyste. Le clivage structurel d'un patient psychotique, cas-limite ou pervers, le clivage fonctionnel dans une névrose en font partie. Avant de les illustrer cliniquement, passons par une entrée de clowns qui se veut éclairante.

Une entrée de clowns

La piste est entièrement dans l'obscurité. Soudain, au centre, un réverbère s'allume et diffuse un disque de lumière qui laisse le reste du cirque dans l'ombre. Sous le réverbère, l'auguste semble chercher quelque chose sur le sol. Il va, vient, se penche, marche à quatre pattes, toujours dans la zone éclairée. Un moment se passe ainsi, silencieusement. Survient le clown blanc qui entre dans la lumière. Il contemple l'auguste qui l'ignore. Quelques instants s'écoulent, toujours en silence, puis le clown blanc se met aussi à chercher. Les deux se déplacent, de-ci de-là, dans la lumière et soudain ils se heurtent, l'auguste tombe en faisant une cabriole.

L'auguste. - Bonjour Monsieur. Excusez-moi Monsieur.

Le clown blanc. - Bonjour Monsieur. Que faites-vous ici ?

L'auguste. - Je cherche ma belle montre en or, je l'ai perdue tout à l'heure.

Le clown blanc. - Une belle montre, eh, eh ! Je vais vous aider à la chercher.

Ils reprennent leurs déplacements et leurs recherches dans la lumière, avec quelques évitements, contorsions, heurts, chutes et galipettes.

Le clown blanc. - Décidément, je ne vois rien ici, pas de belle montre en or.

L'auguste. - Moi non plus. Mais ça ne m'étonne pas.

Le clown blanc. - Comment, ça ne vous étonne pas ! Et pourquoi s'il vous plaît?


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L'auguste. - C'est que, ma belle montre en or, je ne l'ai pas perdue ici.

Le clown blanc. - Comment, vous me laissez chercher alors que vous ne l'avez pas perdue ici ! Mais où l'avez-vous donc perdue, cette belle montre en or ?

L'auguste désigne du bras un secteur obscur du cirque.

L'auguste. - Là-bas, à 3 m et 25 cm du pied du réverbère.

Le clown blanc. - Mais pourquoi cherchez-vous ici ? Vous vous moquez de moi?

L'auguste. - Mais non, mais non ! Si je la cherche ici... si je la cherche ici... c'est qu'ici, il fait clair !

Cette scène peut appeler de multiples commentaires. Les nôtres tendent à la laisser proche de ce qui se passe entre deux Moi inconscients. Le premier sait ce qu'il cherche, mais le cherche ailleurs. Le second est leurré. Peut-être aimerait-il trouver et garder pour lui la belle-montre-en-or. En plein accord, au nom d'une recherche vaine mais séductrice pour l'un, illusoire et intéressée pour l'autre, ils découvrent des modes de déplacement, des heurts, des rencontres et des désaccords. On pourrait se croire dans l'éclairage oedipien? Quoi qu'il en soit, la recherche manifeste laisse la trouvaille dans le latent obscur. Mais seul l'auguste le sait. Le clown blanc complètement abusé, surinvestissant le lucre, est fonctionnellement clivé de sa pertinence.

A moins qu'il ne connaisse l'histoire, et qu'il n'ait été lui-même auguste dans le passé. Si c'est le cas, les deux compères ont décidé de laisser la montre là où elle est.

Mais peut-être y en a-t-il deux, des montres... là-bas... dans l'obscurité... celle de l'auguste et celle du clown blanc.

A l'authentique obscur, peut-on s'affronter comme au leurre éclairé ?

En d'autres termes, le registre oedipien reste le phare de la psychanalyse. Les personnages y sont distincts. Le monde préoedipien est bien plus flou quant aux identités. Qui sait ce qu'on va y trouver, et si on va s'y retrouver ? Pourtant, la stratégie séparant une psychothérapie d'une psychanalyse dépend souvent, que le patient soit assis, couché ou sur une scène de psychodrame, de l'acceptation ou non des chimères qui peuplent ce monde-là. Il nous faut donc accepter d'être leurrés, hallucinatoirement bercés par le tic-tac d'une montre de l'âge d'or, afin d'engager la recherche et la reconstruction d'une union obscurément connue, obscurément évitée, obscurément désirée.

Dans une cure

La clinique. - Une femme d'une quarantaine d'années a entrepris une cure analytique à la suite d'une série d'examens médicaux répétés au fil des ans. Ils ne montrent aucune pathologie l'exposant à ses diverses souffrances physiques et à sa fatigue. Elle est insom-


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niaque, dépressive et trouve scandaleux de souffrir de troubles hystériques après avoir entrepris diverses formes de psychothérapies.

Elle n'est pas très heureuse dans sa vie de couple, son mari passe plus de temps avec son père qu'avec elle. Il tente de la contraindre à un mode de vie conventionnel sans intérêt. Elle se sent seule face aux perturbations créées par l'adolescence de ses deux filles et elle trouve son mari trop distant de ses responsabilités de père. Depuis peu, elle s'est mise à militer activement dans un parti politique.

L'enfance de la patiente est assez particulière. Son père, maintenant très âgé, radiesthésiste, faisait vivre sa famille dans l'ambiance austère de recherches ésotériques. Sa mère a toujours délaissé la vie de famille pour se tourner vers des amitiés féminines et ses activités de secrétaire de paroisse. Le mode de relation entretenu par la patiente avec son mari reproduit une combinaison de ce qui s'était passé entre elle et sa mère d'une part, entre elle et son père d'autre part. Et cela se rejoue dans le transfert.

L'analyse s'engage de façon simple et plutôt classique en apparence. Elle serait plutôt féconde si, à certains moments, tout l'acquis du processus analytique n'était remis en cause de façon dramatique et brutale. La patiente ne supporte absolument pas les vacances de l'analyste qui provoquent des colères extrêmement vives mais surtout des accès de migraine. Elle doit alors rester chez elle, au calme, dans l'obscurité et le silence pendant trois ou quatre jours. Ni ces violences verbales, ni ces migraines n'étaient connues d'elle auparavant

L'analyste de son côté a tendance à surinvestir les interprétations. Elles lui viennent d'autant plus facilement que les associations de la patiente sont riches en manifestations fantasmatiques oedipiennes directes et inversées avec tous les déplacements caractéristiques d'une structure névrotique hystérique et phobique. Elle parle souvent d'un analyste reichien vu autrefois pendant quelques semaines et dont l'image vient s'intercaler entre celles du père et ses fantasmes sur l'analyste. D'autres éléments vont dans le sens d'une rancune oedipienne tenace, mais aucun ne pourrait justifier la violence des réactions de la patiente qui préoccupent l'analyste en dehors des séances et l'amènent à se poser des questions sur l'opportunité de ses absences. Il se doute qu'un engagement confusionnant se met en place mais malgré ces pensées, la patiente lui est désagréable, et il serait heureux de ne pas l'avoir prise en analyse.

Après quelques menaces d'interruption de la cure analytique, et sans avertir, la patiente ne revient pas à la rentrée des grandes vacances. Sur une lettre de l'analyste elle accepte une séance. L'entretien a lieu en face-à-face, à sa demande. Elle est silencieuse, comme fermée.

L'analyste commençait à se douter d'un secret concernant le thérapeute reichien sur la base de quelques rares associations de la patiente. Il lui demande de faire le récit de ce qui s'est passé avec cet homme. Elle se trouble, commence à pleurer, retourne sur le divan et rapporte des rapprochements sexuels qui ont conduit à la fin de la psychothérapie.

L'intrication d'un savoir conscient sur une histoire impossible à rapporter et de ses désirs oedipiens projetés sur l'analyste a entraîné une répression de ses affects amoureux et haineux, mis hors circuit. Au cours de la séance, l'histoire plutôt récente, jamais oubliée, se relie à la honte, à la colère, à l'angoisse, à la culpabilité enfin. La honte révèle la blessure : elle s'en veut d'avoir laissé se commettre ces manquements à l'éthique et elle enrage contre le psychothérapeute.

L'analyse se poursuit, moins conventionnelle. Elle en veut à sa mère, via l'analyste, de ne pas l'avoir protégée, et elle s'en veut d'avoir été celle qui doit protéger ses proches en gardant pour elle la peur du danger, le danger lui-même et son accomplissement. Ses engagements politiques récents vont dans le sens de cette position protectrice, depuis peu renforcée dans les moments mêmes où elle souffrait des manifestations migraineuses.


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Commentaires

Nous avons choisi de rapporter ce cas pour la clarté des éléments caractéristiques du clivage fonctionnel, dans une cure classique.

Le silence porté sur un désinvestissement représentatif est plus qu'un « Jene-veux-pas-le-savoir ». C'est un « On-ne-veut-pas-le-savoir » prédominant. « On » subsume l'entourage familial passé et présent de la patiente (entourage hostile «aux histoires»), la patiente elle-même, et l'analyste, protégé de toute identification avec un délinquant, lui-même laissé bien tranquille. Cette patiente se pose en protectrice des carences de l'entourage, réprime ses affects, et nous fait penser au défaut de la fonction synthétique du Moi, condition de tout clivage. Son passé, entre un père mystérieusement excitant et une mère absente, semble l'y avoir prédisposé par une prématuration du Moi, telle que l'expose Michel Fain (1993):

« Il y aura développement prématuré chaque fois que la réalité se manifestera sous une forme débordant les possibilités de coexcitation, de la même façon qu'un rêve ne peut métaboliser qu'une quantité limitée d'excitations extérieures pendant le sommeil [...] A l'antériorité normale de l'activité érotique, se substitue l'antériorité de la souffrance, d'une souffrance qui dépasse d'emblée les possibilités intégratives du masochisme primaire» (p. 60).

Pour le même auteur à propos du bercement anti-onirique et de l'insomnie du nourrisson, l'effet pare-excitant de la pulsion de mort est engagé en priorité pour geler une excitation toujours menaçante. Nous y voyons une origine des capacités de la patiente à mobiliser une désintrication pulsionnelle tendant à l'apaisement général du « On ». Cette désintrication est la condition même de la mise en place du clivage fonctionnel en cas de blessure narcissique.

La répression des affects semble avoir porté d'abord sur l'association excitante du désir et de la honte, puis, plus vigoureusement, sur la colère et la rancune. Leur reviviscence dans la cure, au moment des vacances de l'analyste, puis leur répression et l'émergence des migraines comme conséquence, vont dans le sens de la désintrication pulsionnelle précocément mise en place pour servir de prothèse pare-excitante. Cette désintrication reste partielle dans le temps et dans sa portée, puisque des manifestations névrotiques peuvent se greffer secondairement sur les migraines et les autres maux éprouvés auparavant. La rancune contre l'analyste, relance transférentielle de rancunes oedipiennes, est aussi de cet ordre. Par contre, sa majoration n'est pas seulement le fait d'un déplacement venant de l'histoire sexuelle, elle prend ses origines dans les reproches faits aux objets et à l'entourage originel.

Le surinvestissement de formations leurrantes joue ici un rôle modeste, il


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pourrait être mis au compte d'une formation réactionnelle névrotique si l'on ne soupçonnait pas l'antériorité d'une inversion des rôles entre l'enfant et les parents : celui-ci protégeant ceux-là pour bénéficier secondairement de leur protection. Ce qui est visiblement et ostensiblement mis en avant, par exemple l'action militante 1, découle peut-être de ce mouvement précoce par lequel de « bons enfants » le sont plus pour leur entourage que pour eux-mêmes. L'ambivalence de telles formations reste une garantie contre une régression profonde entraînant des risques somatiques encore plus graves.

De même, la capacité à investir un tiers pour lui faire jouer le rôle de palliatif aux défaillances de la fonction synthétique du Moi nous semble constituer une garantie contre les dangers de maladies graves. Par une action violente complexe, faisant appel à des manifestations caractérielles, passionnées, insidieuses, l'analyste est pris par le jeu des identifications projective et adhésive. Dans le cas rapporté, on ne voit pas d'éléments de vampirisation de sa psyché, encore qu'il puisse avoir couru ce risque en ayant quelques hésitations à propos de ses vacances. Dans l'analyse, il importe de saisir l'intensité de ces captations grâce au respect du cadre. La tentation n'est pas le péché, elle est un signe précieux du type de relation qui se déploie dans la cure. Rappelons que la mise en place d'un cadre analytique précis et respecté a plusieurs fonctions. Nous insistons ici sur celle de marqueur des intensités confusionnantes mises en jeu. Il y a un risque de coaction qui a valeur d'indice à partir du moment où il s'attaque aux bordures du cadre, limites très en deçà de celles du domaine de l'indélicatesse ou de la faute.

Nous reviendrons plus loin sur les mouvements affectifs et les mobilisations du sentiment d'identité de l'analyste, tiers pris dans un début de clivage fonctionnel personnel. Nous avons vu la surévaluation d'une compréhension strictement oedipienne de la situation et de la tendance, par agacement, à écarter les impacts et le mordant de l'identification projective. La tendance de la coaction se signale par les supputations moroses sur l'intérêt de partir en vacances... Elle indique l'effectivité de la perturbation identitaire de l'analyste et la constitution d'une «chimère» au sens de Michel de M'Uzan (1977). Dans le cas rapporté, elle aurait pu être insidieusement orientée vers un intérêt teinté d'érotisme. Or il n'en était rien, ce qui va, selon nous, du côté d'un clivage, plutôt que d'un retour du refoulé hystérique de la patiente. Elle ne faisait rien pour séduire, ni non plus pour tenir les éléments amoureux à distance. La compulsion de répétition au nom du principe de plaisir n'était pas mise en jeu dans les colères et les migraines.

1. L'identification aux activités religieuses de la mère est aussi à prendre en compte.


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Dans le contre-transfert

Les patients porteurs d'un clivage structurel tendent à se remplir vampiriquement au détriment de leurs analystes, ce qui met ceux-ci dans un état de clivage fonctionnel. Ce préjudice est une reproduction de ce que ces patients ont eu à subir de leur entourage précoce. Le «jadis-dénié» d'une partie du Moi n'est actif sur le nouvel objet que par le truchement d'un déni partiel et d'une idéalisation plus ou moins importante de la relation. Ainsi, dans la compulsion de répétition, l'analyste est clivé par le clivage de la relation :

— une partie des échanges est orientée par le refoulement dans un registre symbolique et subjectivé ;

— une autre partie dépend du déni, agissant dans la symbolisation, mais hors subjectivation ;

— une dernière partie, enfin, dépend de l'identification projective et de l'adhésivité vampirique. Elle correspond soit au retour du forclos ou du « dépassé », soit à l'énergie psychique « brute », non symbolisée, non subjectivée.

Dans les cures analytiques, les clivages fonctionnels de l'analyste sont révélés par les failles de la perception de son contre-transfert. Il est confronté aux limitations de sa pensée et de son associativité, à la mesure de la paradoxalité mise en jeu et il est exposé aux risques d'actes contre-transférentiels portant sur le cadre (erreurs d'horaires par exemple). Ce type de clivage ne débouche pas sur les classiques processus de condensation et de déplacement de la névrose, il entraîne plutôt une souffrance telle qu'il ne suffit pas d'être « sans mémoire et sans désir » mais aussi sans espoir et sans force, comme vidé. Et cela le temps d'une séance, mais parfois au-delà, en fonction de la lutte de défense que l'analyste peut mener contre ce qui vient l'habiter malgré lui. Deux attitudes coexistent alors, celle qui permet encore de penser, se séparent, se clivant de l'autre qui empêche la pensée.

La dépersonnalisation de l'analyste

C'est sur les parties du Moi de l'analyste les moins investies en subjectivation que se fera l'union avec les émissions d'identification projective venant du patient. La « chimère » se construit dans les zones d'ombre, là où l'identité n'est pas jalousement gardée. C'est le lieu du collage.

Le trouble identitaire qui s'ensuit est souvent discret mais répétitif. C'est un malaise de l'analyste, habité par des éléments psychiques ne lui appartenant pas.


Clivages fonctionnels 1433

Ce trouble narcissique d'origine qualitative (c'est la qualité d'inquiétante étrangeté ou d'inquiétante familiarité qui le crée) entraîne une mobilisation économique aboutissant à la constitution de ce que nous avons appelé un traumatisme d'origine qualitative.

Malaise de l'analyste habité par des éléments psychiques ne lui appartenant pas, écrivions-nous, il faut ici préciser la double origine de ces éléments. Il y a certes ceux du patient, mais ils se greffent sur ceux que l'analyste n'intègre pas habituellement, voire jamais à son sentiment d'identité. Une partie vient du refoulé, ranimé ici par la mobilisation pulsionnelle. L'autre partie est constituée par ce qui, de l'analyste, ne fut jamais subjective mais laissé de côté au titre de son union personnelle avec son objet primaire.

Autrement dit, la « chimère » constituée chez l'analyste se compose de :

1 / ce qui vient du patient et de l'analyste par retour du refoulé et régression pulsionnelle

pulsionnelle

2 / ce qui fait retour de ce qui fut autrefois clivé chez le patient ;

3 / ce qui vient du patient sans avoir jamais fait l'objet d'une appropriation subjective

subjective

4 / ce qui fait retour du « jadis-dénié » de l'analyste ;

5 / ce qui vient de l'analyste sans avoir jamais fait l'objet d'une appropriation

subjective, le « jamais-subjective », le « dépassé ».

La lutte contre la dépersonnalisation de l'analyste

L'analyste est donc pris entre plusieurs affects et plusieurs pensées. Une opposition se crée entre un pôle positif, constitué de vifs intérêts théoriques luttant fallacieusement contre les souffrances qu'impose le patient, et un pôle négatif, fait du non-figurable, non-représentable et non-pensable de la chimère. Par le respect du cadre analytique, il peut compter sur l'apparition éventuelle des signes indirects de ce pôle négatif (coaction, identifications étrangères, doubles partiels de lui-même).

Nous avons le souvenir de psychothérapies de psychotiques au cours desquelles, débutant dans notre pratique et luttant contre l'inanisation de notre pensée, nous faisions appel à toutes les théorisations disponibles, au risque d'en évoquer ou d'en créer une ou plusieurs à chaque séance, mais en vain. Cette agitation nous protégeait du sentiment de vacuité et de dilution identitaire qui pouvait nous gagner : si elle ne faisait pas progresser la situation, du moins la rendait-elle possible.

Il y a peu à attendre, directement, de ce que l'analyste surinvestit, si ce n'est une régression narcissique phallique avec fétichisation de la pensée. Celle-ci est


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trop chargée pour être réceptive au courant d'identification projective qui vient du patient. Paradoxalement, cette lutte défensive de l'analyste laisse peu investis des pans entiers de son Moi. Et c'est d'eux qu'il faut attendre, indirectement, un progrès dans la situation de clivage.

Intérêt de la dépersonnalisation de l'analyste

Les analystes ne sont en principe pas dupes de la bipolarité « attractif-répulsif». Si les parties du Moi de l'analyste les moins investies par lui-même peuvent accueillir la création d'une chimère, une certaine confusion des identités dans l'étrangeté deviendra une importante source d'informations nouvelles, vitales parfois, comme ont pu le montrer Louise de Urtubey (1994), Haydée Faimberg (1981) et Michel de M'Uzan (1977).

Revenons une fois encore sur les multiples origines de cette étrangeté. Sous les traits dominants de représentations ayant les caractères du retour du refoulé émergent les contenus des clivages des deux protagonistes, ainsi que certains éléments préoedipiens jamais subjectives et laissés au compte de l'union originelle du Soi. A l'étrange et au douloureux venant de l'autre, s'ajoute le douloureux, jadis dénié, et l'étrange, jamais subjective venant de soi. Une telle constellation crée une coexcitation dont l'usage, bien tempéré, remet de la vie et du sens, là où ils manquent, là où ils sont attaqués. La satisfaction des découvertes est précédée d'une activité dépersonnalisante, microtraumatique, dont une des fonctions, fonction dérivée en quelque sorte, est de créer un ébranlement topique générateur de rejetons de l'inconscient, donc de vie psychique 1, disponible pour la conduite de la cure.

Transmission des clivages à l'analyste

Le clivage dans la relation entre le patient et l'analyste laisse ce dernier dans la situation d'un voyageur disposant seulement de la moitié d'une carte pour visiter un pays dont une partie est terra incognita. Il se donne des théories. Elles sont autant de contre-investissements narcissiques, mais ne valent pas plus qu'un délire. Cependant, comme dans tout délire, elles contiennent des éléments de vérité appartenant au patient et à l'analyste. Leur valeur heuristique tient aux

1. La pratique analytique est fatigante. L'expérience allège cette gêne et la rend féconde. Nous sommes reconnaissants à Paulette Letarte de nous avoir donné un conseil important. A une remarque sur la fatigue qu'entraînait la psychothérapie de notre première et unique patiente psychotique, elle répondit : « Eh bien maintenant, il faudra en prendre six ! »


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ouvertures qu'elles créent et à leur capacité d'entraîner la formation de constructions ayant la valeur de conclusions temporaires, mais aussi de relancer la dynamique des psyché en présence (S. Viderman, 1970).

Nos délires théoriques sont des objets temporaires, concurrents et alliés de la formation fétichique proposée par le patient. Ils s'adaptent à ce qui vient d'eux et de nous. Ils s'offrent au partage accepté d'une chimère à découvrir.

CLIVAGE FONCTIONNEL ET SUBJECTIVATION

Les appropriations subjectives personnelles de l'analyste dépendent largement de la pratique, éventuellement reprise sur un mode auto-analytique s'imposant à lui.

L'ACROPOLE

La lettre de Freud à Romain Rolland intitulée « Un trouble de mémoire sur l'Acropole» (1936) est un compte rendu exemplaire de la lutte entre les tendances à la subjectivation et celles qui s'y opposent. Sans qu'il y soit nommément question du clivage, ce produit des défenses émerge, se dissipe, puis fait retour tout au long du texte. C'est peut-être la dernière concession personnelle de Freud à sa croyance en l'infailhbilité de la fonction synthétique du Moi. Il s'y dévoile dans une séquence auto-analytique où, sous couvert d'associations oedipiennes, se révèlent des éléments préoedipiens 1. Mais si le retour du «jadisdénié» y est magistralement démontré, le «jamais-subjective» y est frôlé, puis laissé de côté pendant une certain temps.

Dans les premiers jours de septembre 1904, Freud et son frère Alexandre détournent leur annuel voyage de vacances vers Athènes à partir de Trieste. Dans cette ville, une mauvaise humeur et l'attente de difficultés gâchent une partie du bref séjour, et le lendemain, sur l'Acropole, au lieu de l'exaltation et du ravissement attendus, Freud s'étonne de penser : « Ainsi tout cela existe réellement comme nous l'avons appris à l'école ! »

Il se divise en celui qui s'étonne de l'existence de ce qui aurait dû être une fiction, comme s'il voyait le monstre du Loch Ness, et celui qui s'étonne qu'un doute ait pu être jeté sur une réalité telle que celle d'Athènes et de l'Acropole. Une pudeur l'empêche d'en parler à son frère.

La mauvaise humeur de Trieste serait venue du doute qu'il soit possible d'accéder à la vision d'Athènes, too good to be true : c'est trop beau pour être vrai ! Sigmund et

1. L'intérêt porté par Christian Jouvenot ( 1995) à l'histoire de la psychanalyse nous a donné quelque assurance au moment de rejoindre les auteurs ayant avancé dans cette voie, dont Bernard Penot (1986).


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Athènes ? Une telle union est incroyable. Et sur l'Acropole, le refus intérieur se manifeste par un refus extérieur. L'auto-analyse montre que le doute porté par Freud sur ses rapports avec l'Acropole est déplacé sur le passé et rejeté sur l'Acropole elle-même : « Car je ne me rappelle pas simplement que dans mon jeune âge je doutais de jamais voir d'Acropole moi-même, j'affirme qu'à cette époque je n'avais absolument pas cru à la réalité de l'Acropole. »

Mais il n'est pas satisfait, se trouve confus et ajoute que tout cela se résout d'un coup si, sur l'Acropole, il a eu un sentiment d'étrangeté : « Ce que je vois là n'est pas réel. » Le sentiment d'étrangeté le mène à des considérations sur la dépersonnalisation et le « dédoublement de la personnalité ». Ces états sont le reflet d'un déni s'adressant au monde extérieur. Pour le rejet de ce qui vient du monde intérieur, Freud fait appel au refoulement et à l'OEdipe.

Levée d'un déni, levée d'un refoulement

Selon Freud, le refoulement est en cause. Nous pensons que la pudeur empêchant de dire au frère ce qui s'est passé est un effet de retour du refoulé, le trouble identitaire étant l'effet d'une levée du refoulement. Freud nous avait habitué à une telle pudeur. La désignation distanciée du souvenir du corps de sa mère, le madrem nudam la désignant, allait dans le sens d'une répression. Tous les affects décrits sont ceux qu'on pourrait attendre d'une levée de refoulement sur ses désirs de conquête, sur sa supériorité par rapport au petit frère et au père.

Mais cette levée du refoulement et son trouble camouflent un déni qui va lui aussi se lever. Il s'agit du « jadis-dénié » faisant retour par la perception du monde extérieur. Le doute déplacé sur l'Acropole fait penser à l'infantile déni d'absence de pénis chez les femmes et de réalité de la castration. Le retour du pénis maternel par le truchement du monstre du Loch Ness pourrait en être un signe 1.

Par son voyage, Freud accède à une représentation culturelle classique de l'originel. Il connaît les lieux depuis que son père lui a offert, dans son enfance, la bible illustrée de Philipson 2 montrant un Parthénon glorieux. L'Acropole en ruine et le Parthénon éventré imposent une réalité bien différente. Le monstre du Loch Ness est défait, son maintien inconscient a échoué, les femmes n'ont pas de pénis, le clivage est levé.

Retour d'un déni : sujet et union primaire

La rivalité avec le père sous-entend la possibilité d'une union incestueuse avec la mère. Le sentiment de piété à l'égard du père, sentiment censé justifier la

1. Les dédoublements sont ici très nombreux, par exemple, Romain Rolland peut être le double du jeune frère Alexandre, ce qui ne va pas sans références au petit frère mort, Julius. Le nom de la ville d'Athènes est un pluriel, ASIVM : « les Athènes », ce qui pour le moins dédouble la vierge dont elle porte le nom.

2. Remarque faite par Bernard Penot, dans son livre : Figures du déni, en deçà du négatif.


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mauvaise humeur de Trieste, semble faire partie d'une position de deuil à son égard. «[...] il n'avait pas fait d'études secondaires, Athènes ne signifiait pas grand-chose pour lui (p. 230). La relative désexualisation introduite par ce sentiment ôte son masque à un risque : celui de l'union narcissique d'avant l'émergence du sens, d'avant l'apparition du rôle du père et des autres enfants. Un fragment du fond commun «jamais-subjective», laissé au compte narcissique de l'union mère-enfant, à l'enseigne de «His majesty the baby», revient sous la forme du too good to be true, du trop beau pour être vrai, et voyage dans les bagages du retour du refoulé qui en cache l'émergence.

En faisant appel à la théorie du refoulement, en la magnifiant au besoin, Freud laisse dans l'ombre le surgissement troublant. Il opère en deux temps. Venant de repérer le clivage entre la partie de lui déniant la castration et celle qui pouvait refouler les désirs oedipiens (supplanter le père), il met en place un nouveau clivage entre sa découverte et le rejet d'une appropriation subjectale. Il repousse le too good, le trop beau, d'une identification confusionnante avec sa mère. Ce serait si beau ! Mais à quel prix ?

Dire une chose et son contraire

L'Acropole, éminence superbe et ravagée, dominant la ville qui porte le nom d'une vierge, s'expose bien à l'hypothèse de telles théorisations. Refusant de nous crisper sur une défense des contenus psychiques prêtés à Freud, nous préférons décrire un ensemble de processus schématiques. Les intrications sont gommées en grande partie par ce schéma, mais il nous semble possible de conserver :

Dans un premier temps, la levée d'un refoulement et d'un clivage portant sur la castration.

Dans un deuxième temps, la constitution d'un nouveau clivage entre l'ensemble découvert au premier temps, et le rejet d'une confusion identitaire. Etre dédoublé, troublé et perplexe vaut mieux pour l'Idéal du Moi qu'une glorieuse universalité confuse.

L'économie de ces événements est déjà perceptible dans la mauvaise humeur de Trieste et dans l'absence initiale d'exaltation et de ravissement. L'énergie psychique semble s'être plutôt portée vers un bouleversement identitaire en latence d'expression. Encore une fois nous trouvons ce trouble qui accompagne les moments mutatifs de l'existence. Entre ce que l'on était et ce qu'on n'est pas encore, se trouve un moment chrysalidique. On peut le voir en termes de renaissance, de changement qualitatif. La chrysalide, au sens figuré, c'est quand on est encore dans l'oeuf...

Le télescopage du temps permet de dire une chose et son contraire, comme le fait alors Freud :

— « J'affirme qu'à cette époque je n'avais absolument pas cru à la réalité de l'Acropole » (p. 226).


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— « Il n'est pas vrai que pendant mes années de lycée j'aie jamais douté de l'existence réelle d'Athènes. Je doutais seulement de voir jamais Athènes de mes propres yeux» (p. 228).

Nous nous posons alors une question : La référence à Zeus châtrant son père avec l'aide de sa mère vient sous la plume de Freud, deux ans plus tard, mois pour mois, dans « Le clivage du Moi dans le processus de défense ».

Se pourrait-il que la qualité révolutionnaire de ce texte soit le reflet d'une appropriation subjective de Freud, laissée en latence, relative à l'émergence d'une « matière psychique brute », enfin dégagée de la gangue d'union avec l'objet primaire ? S'agissait-il d'éviter un travail de la perte, préalable au travail du deuil ? Ces questions nous conduisent directement à la poursuite de notre étude.

LE CLIVAGE FONCTIONNEL DANS LA PERTE D'OBJET

Douleur et anesthésie psychiques

Une perte peut être si cruelle, si destructrice, qu'elle laissera une anesthésie là où aurait dû se trouver une douleur. Les survivants de guerres, de catastrophes et leurs descendants en donnent de nombreux exemples. Des drames plus intimes sont aussi à l'origine d'une amputation fonctionnelle du moi et dans tous les cas, aucune élaboration psychique évolutive des traumatismes et blessures subis ne risque de se faire.

Pour tous les humains, le bouleversement d'une perte précède et conditionne le long travail de deuil. Comme exemple, nous suivrons ce qui se passe quand un être cher vient à disparaître. Le mouvement d'amour tombe alors dans le vide. Si cette absence est durable et si rien n'est fait, il faut s'attendre à une hémorragie pulsionnelle mortelle, faute de défenses appropriées. La fuite libidinale, inévitable, entraîne une douleur ineffable et diffuse prenant le corps dans son entier. Lancinante, fatigante, elle s'accompagne d'un sentiment d'inanité de toutes les fonctions corporelles, et de vanité de tous les biens dont on dispose.

Se protéger devient urgent pour ne pas disparaître avec l'être cher. Il faut déployer toutes les défenses dont on peut disposer pour atténuer l'intensité de la douleur : restreindre la perte libidinale qui l'engendre s'impose.

Ces tâches défensives, multiples et coûteuses, tendent :

1 / à dénier une partie de l'intensité de la douleur ;

2 / à limiter l'effraction libidinale ;

3 / à utiliser la libido contenue dans des activités auto-érotiques ;

6 / à restreindre les dégâts internes qu'une telle mobilisation défensive entraîne, pour veiller à la santé et à l'état physique du sujet.


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Déni et idéalisation - désintrication pulsionnelle

Le temps du déni est double : déni de l'absence et déni de la douleur. L'hallucination négative le sous-tend et crée une isolation sensorielle du point d'effraction. Puis vient une hallucination affective positive de la présence désirée. Cette hallucination positive résulte d'une activation de traces mnésiques par un investissement venant directement du Ça. Elle se double d'une idéalisation partielle et partiale des qualités du disparu, ses défauts sont estompés.

Dans la lutte contre la désintrication pulsionnelle, le groupe social pourra aider au maintien du déni, par les croyances liées aux religions en particulier. Toutes les phrases prononcées conventionnellement lors d'obsèques supposent un maintien en vie de l'objet : «... il repose en paix, il ne souffre plus... ». Elles sont à la fois délirantes et vraies. L'objet physique a certes disparu, mais un investissement est encore là. Avant que d'être mort, il est absent. Le déni de la réalité de la mort se lèvera un jour et le deuil se fera. Il n'en va pas de même pour les vrais disparus dont le déni de la mort n'a pas pu se poser puis se dissoudre. Ce délire d'appoint, fourni par le groupe, contribue à contenir ou à colmater la désintrication pulsionnelle qui dépend à la fois de l'intensité de la douleur, de la soudaineté de son apparition, et de la structure du sujet, plus ou moins prédisposé à la désintrication pulsionnelle par ses relations préoedipiennes.

Face au vide de la perte, ce temps du déni et de l'idéalisation, personnel et socialement partagé est essentiel. Il constitue une protection contre l'hémorragie libidinale et contre des possibilités régressives profondes, cannibaliques et anales en particulier. Il n'en est pas moins un risque d'achoppement du travail de deuil, un facteur limitant de la vie psychique, et un élément de transmission de troubles graves d'une génération à l'autre.

L'économie psychique de ce déni et du travail hallucinatoire tend à colmater la fuite libidinale, donc à faire comme si l'objet disparu était encore là. Une partie du Moi, et une partie seulement, s'offre au Ça comme objet d'amour substitutif. Elle va être fonctionnellement isolée de l'ensemble du Moi, tout en restant dans sa structure dont elle fait partie. Phénoménologiquement et fonctionnellement, un clivage du Moi est en voie de constitution.

Une néoformation

Pour isoler les deux parties et fournir l'apport énergétique à celle qui vient d'être isolée, et lutter secondairement contre la fuite libidinale, une néoformation du Moi va jouer un rôle de substitut du pare-excitation. Elle s'applique au point


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même de la perte, là où l'arrachement s'est constitué, et isole la partie du Moi qui se donne pour l'être cher, maintenu présent, vivant et actif, poursuivant son existence. Si d'aventure le reste du Moi s'inscrivait en faux contre un tel délire, ce serait de façon toute intellectuelle et peu investie. L'essentiel des charges affectives de l'ancienne relation vise maintenant celle qui s'établit entre le Moi et sa partie clivée. Il y a alors trois secteurs dynamiques et énergétiques dans le Moi :

— la partie clivée prenant la place du disparu, par incorporation ;

— la néoformation, encore fragile et labile, jouant le rôle de pare-excitation et de « bouchon » contre la fuite libidinale ;

— le reste du Moi, disposant les défenses, orientant la nouvelle économie psychique.

Le défaut de constitution du clivage fonctionnel, ou sa disparition, entraînerait une reprise intolérable de la douleur, renvoyant au point de départ sur le mode d'un traumatisme en deux temps. C'est dire combien il faut respecter ces formations du déni de la perte et ne pas tenter d'en faire le forçage interprétatif.

Les porosités du clivage en formation permettent un fractionnement de la douleur, et un accès au travail classique du deuil décrit par Freud dans « Deuil et mélancolie» (1915), chaque élément de la relation sera surinvesti, puis abandonné, en laissant des éléments d'introjection.

Mais le maintien étanche, quasi absolu de cette formation clivée, aura des conséquences immédiates et à long terme, y compris pour les générations suivantes.

DESTINS DU CLIVAGE DE DEUIL

Économie du clivage de deuil

La partie clivée du Moi exige un surinvestissement de certaines représentations de l'être cher, animées au point de recréer les conditions affectives du passé (et cela, quelle qu'ait pu être l'harmonie de tels accords). Cette animation constitue une spoliation énergétique importante pour le Moi.

La partie isolante nourrit et voile la partie isolée afin de lui garder sa pureté, car elle ne doit pas être infiltrée par une logique secondarisée venant de l'épreuve de réalité qui réintroduirait brutalement l'idée de la perte et rendrait vaine la manoeuvre défensive du déni. L'isolation se fait par un barrage de contre-investissements narcissiques voyants, éventuellement renforcés par des sacralisations publiques ou privées, patriotiques, religieuses ou familiales. Plus insidieusement,


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ce sont des formations de caractère qui jouent le rôle de contre-investissement narcissique.

Pour le reste du Moi, le sauvetage d'urgence a été effectué, puis assuré par la constitution de la partie isolée et de la partie isolante. Ce n'est pas sans conséquence pour le reste de l'économie psychique. L'énergie du Moi n'étant pas inépuisable, les ponctions qu'elle subit affaiblissent ses autres fonctions. L'épreuve de réalité, par exemple, ne s'effectue plus aussi bien, ce qui renforce la défense hallucinatoire urgente mise en place. La censure du refoulement est partiellement désinvestie et des mouvements de désirs refoulés, moins faciles à contenir, la franchissent plus facilement. Il en résulte une excitation croissante du Moi et à la douleur va succéder l'angoisse.

L'accès maniaque

Les manifestations de ce retour du refoulé sont variées : insomnies, fantasmes plus ou moins pervers parfois réalisés, régressions orales canalisées par les rituels sociaux et religieux (qu'on pense aux repas de funérailles), mais aussi parfois, explosion maniaque rendue possible par ce défaut de défenses aux frontières du Ça et du Moi. La débauche énergétique est alors celle du Ça devant lequel le Moi ne joue plus son rôle de filtre, de contenant, d'appareil à symboliser.

L'accès mélancolique

L'association d'un certain type de Surmoi 1 et d'un excès d'investissement de la formation prothétique peut constituer le noyau d'appel d'une mélancolie. Son émergence dépend de la surcharge énergétique de la partie clivée et d'un nouvel amoindrissement du reste du Moi. Elle fait alors voler en éclats les contre-investissements narcissiques et son isolation ne se fait plus. Une longue et terrible guerre intestine commence, le Moi se défend comme il peut sur un mode régressif. Faute d'une réussite du travail de la mélancolie, c'est à une issue fatale qu'il faut s'attendre (B. Rosenberg, 1991). Ce type d'évolution fait mesurer les avantages d'un clivage fonctionnel assez solide isolant la néoformation du reste du Moi. Mais d'autres dangers peuvent venir d'une trop grande étanchéité et d'une trop longue durée de ce clivage fonctionnel.

1. Ce « Surmoi », si particulier des structures potentiellement mélancoliques, n'est pas un surmoi évolué, post-oedipien, mais une sorte d'inclusion déjà là de l'objet. Contemporain de la formation du Moi du sujet, il représente l'objet primaire, et reste en communication directe avec le Ça où il puise ses forces. Sa distinction vient d'un ancien clivage entre la partie du Moi jamais subjectivée, laissée au compte de l'union décevante avec l'objet narcissique, et le reste du Moi.


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Le travail de deuil

Plus généralement, la libido qui envahit le Moi lui permet de se ressourcer, de s'alimenter. Grâce à ce renforcement énergétique, le travail de deuil va pouvoir commencer. Le Moi détourne à son profit la libido autrefois dévolue à l'objet. Il se régénère sur des activités auto-érotiques, se fait réinvestir par le Ça en tant qu'objet d'amour. C'est un temps de grands remaniements personnels favorisés par cet investissement de soi. La reprise des rêves donne un bon reflet d'une relance des allers-retours des régressions formelles. En ce sens, le rêve signe le début du travail du deuil au sortir d'une période de blessure et de trauma, et non pas la fin du travail du deuil. Le renforcement du Moi peut permettre d'aborder en après-coups successifs l'impact de la perte, inabordable en masse et d'un seul coup.

Fixation du clivage de deuil

Mais il est des situations où l'équilibre entre le Moi renforcé et la néoformation clivée ne peut pas être remis en cause. Chaque évocation de l'objet est parfaitement intolérable et doit être durablement tenue à distance. Elle réveille la douleur et relance l'excitation du Moi. Il faut donc maintenir le clivage, renforcer l'isolation et pour cela durcir la carapace des contre-investissements narcissiques qui contiennent et isolent la néoformation. Les transformations du Moi qui conduisent à une telle solution sont habituellement décrites sous le nom de défenses de caractère, de défenses comportementales, voir d'hypocondrie ou d'hypomanie. Ainsi se constitue et se pérennise le durcissement du clivage fonctionnel du Moi.

Dans la partie clivée, l'objet continue à vivre contre toute logique secondaire mais selon les lois de la secondante. Il y poursuit rarement une existence conformiste. Le plus souvent, les sentiments vivement hostiles qui lui étaient portés avant sa disparition sont renforcés par ceux qu'elle fait naître. La désintrication pulsionnelle le conduit à une existence de souffrances et de tortures sans fin, tantôt bourreau, tantôt victime. La disparition du clivage serait une catastrophe.

Les formations de caractère qui isolent et contiennent la prothèse d'objet sont alors des plus rigoureuses et vont même jusqu'à une mise à distance absolue de toute évocation des disparus dont on ne parle pas, dont on ne parle plus. La perte fut si cruelle, si massive, et la partie clivée si pleine d'horreur qu'il n'est absolument pas question d'y toucher. Le cordon sanitaire des


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contre-investissements narcissiques est comme un mur de béton si haut et si épais qu'il ne sera pas question de regarder par-dessus ou d'entendre au travers. Forteresse ou prison, lieu de tortures, léproserie grouillante d'immortelles souffrances, enfer et scène primitive sadique à la fois. Ses porosités ou son ouverture sont dangereuses.

Une femme souffre de douleurs cervicales à la suite d'un accident de voiture, sans aucune lésion physique objectivable. Une minerve ne la soulage pas.

« Je fus éjectée par la lunette arrière, depuis mes dents se déchaussent, je perds mes cheveux, J'étais une femme très active dans mon travail et dans une organisation humanitaire. Mes souffrances physiques sont intolérables et pourtant, je devrais en avoir l'expérience. J'ai soigné ma mère pendant douze longs mois d'agonie ; elle mourait d'un cancer, je passais mes nuits chez elle pour lui faire une morphine toutes les deux heures. J'en devenais malade et je souhaitais sa mort. Un soir, n'y tenant plus, je suis allée au cinéma. Quand je suis revenue, elle était tombée de son lit, je l'ai trouvée par terre, elle avait essayé de se traîner jusqu'au téléphone sans y parvenir. Elle ne m'a fait aucun reproche.

« Quand elle est morte, les croque-morts m'ont laissée cinq jours avec le cadavre... Elle gardait tout... des armoires pleines. J'ai fait venir les chiffonniers des puces et ils ont tout pris, sans rien laisser, meubles, bijoux, lettres, photos, vêtements, tout cela pour une somme dérisoire. Je n'ai rien d'elle, pas même une photo ou une lettre. Par contre, j'ai un grave problème, c'est comme si quelqu'un dirigeait mes pensées et mes choix. »

Cette femme ne revint plus chez l'analyste qu'elle tint à distance dans un mouvement paranoïaque soudain. Parallèlement son médecin constata une amélioration de ses troubles mais elle garda sa minerve, figuration-actualisation de ses défenses narcissiques. Elle avait trouvé en l'analyste un objet-dépotoir soulageant (P.-C. Racamier, 1992) et elle passa ainsi d'une hypocondrie mélancolique à une hypocondrie paranoïaque, ce qui lui rendit la vie plus facile.

La transmission des clivages liés aux deuils

Jusqu'alors, nous avons été dans le registre du refoulement mis au service d'un clivage fonctionnel permettant d'entretenir un déni. Le Moi reconnaissant comme siens les mouvements pulsionnels qui risquaient de le déstructurer. Obturant la blessure par où pouvait fuir sa libido, opérant des refoulements plus ou moins tempérés du côté du Ça, il agissait avec sa propre énergie ou subissait celle du Ça. Le changement intervient quand il est possible d'utiliser l'énergie d'autrui pour colmater les brèches et contenir ses mouvements pulsionnels. On entre alors dans le monde des perversions narcissiques.

Les porteurs de certains clivages ne guérissent jamais de la blessure liée à la perte : ils colmatent. Qu'en est-il des enfants de tous ceux qui ne pouvant faire un travail de deuil, isolent un objet mort-vivant et bannissent de leur vocabulaire et de leur comportement tout ce qui pourrait mettre sur la trace


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de la partie clivée d'eux-mêmes? Que leur transmet-on? Que s'abstient-on de leur transmettre ?

A côté des transmissions conscientes, préconscientes et inconscientes, s'impose aussi un silence. Les enfants ne doivent pas poser certaines questions et adoptent des contre-investissements comparables à ceux de leurs parents. Ces formations défensives ne s'opposent à aucun contenu à l'inverse de ce qui s'était produit pour les parents. Ces enfants sont porteurs de cryptes vides. Ils sont programmés, dès avant leur conception, pour éviter l'ouverture des blessures narcissiques de leurs parents et pour en être d'avance protégés eux-mêmes. Ce qui se transmet, c'est l'isolation, la forteresse des contre-investissements narcissiques. Dès leur naissance, dans l'union à leur environnement, ils sont portés, protégés et aimés, parfois plus que d'autres enfants, mais sans avoir accès à l'ensemble de l'ordre symbolique auquel ils auraient droit si le clivage fonctionnel de leurs parents ne les en écartait peu ou prou.

Dans le fil de la relation d'objet souple et bien ordonné avec leurs parents, dans la transmission des messages conscients et inconscients, énigmatiques ou non (J. Laplanche, 1986) se glissent des chicanes barrant l'accès à des savoirs possibles mais délibérément interdits, devant rester secrets sans être énigmatiques.

Les barrages sont transmis sans que soit donné ce contre quoi ils agissent. Il y a là un manque de sens, un manque à signifier et donc une carence pour l'organisation symbolique du Moi, une forclusion. Ce qui n'est pas transmis n'est pas un contenu inconscient barré par un refoulement, ni non plus un secret à garder comme tel, mais un manque absolu. Ainsi se constitue une carence narcissique qui ne se révélera pas aussi longtemps que l'entourage familial et social pourra la voiler par des faux-semblants.

Du prêt-à-porter psychique, du prêt-à-penser, un surinvestissement des connaissances et des apprentissages (A. Prudent, 1988), viendront remplir fallacieusement la béance de la carence narcissique, faisant ainsi le lit d'une attitude conventionnelle face à la vie, créant des êtres de façade, sans épaisseur préconsciente symbolique. Les transmissions se font en l'état, sans évolution, sans pensée personnelle. Un mausolée se constitue et se décore.

Les bouche-trous de la carence narcissique sont innombrables. Ils jouent tous et toujours le rôle d'un fétiche, tel celui des pervers. Comme on l'a déjà vu et comme on le reverra, d'aucuns ont besoin d'autrui pour boucher leurs carences narcissiques et c'est là une perversion narcissique. Ceux qui deviennent des bouchons, ou pour reprendre les expressions de P.-C. Racamier (1992), des portefaix ou des figurants prédestinés, ont besoin de leurs partenaires pervers, psychotique ou cas limite pour continuer à vivre dans le statu quo. Et s'ils viennent à manquer de tels partenaires, ils en suscitent. C'est d'ailleurs un point


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important du contre-transfert d'un analyste que de se sentir pris par cette demande de perversité, tout comme il a pu se sentir placé dans un rôle de bouche-trou par les patients pervers narcissiques (mais ceux-là, il les voit moins souvent que leurs victimes). C'est donc une information de première grandeur sur le mode de relation déployé par ces patients.

On peut avancer que pour tout être humain, il y a un secteur de la vie psychique qui, sans être l'inconscient dynamique, échappe au contrôle du Moi. Il est constitué du «jadis-dénié» et du «jamais-subjective». C'est le domaine du collage à un objet narcissiquement investi. Son absence lui donne les caractères d'un objet absolu sans lequel rien ne tient, à moins de mettre en place des ersatz plus ou moins satisfaisants. C'est plus qu'un objet total car, sans lui, on n'est rien, c'est le statut même du sujet qui vient à disparaître. Cet objet-là, dans son absence, est un dieu. On n'en fait pas le deuil.

Il en va ainsi des deuils qu'on ne peut pas faire, ce sont des deuils correspondant à des états primitifs. Nous pensons particulièrement aux enfants qui perdent précocement un objet dont la fonction était justement de les protéger au niveau de leurs carences narcissiques originelles. Pour qu'un deuil en soit un jour possible, il faudra qu'un objet substitutif prenne la place de l'objet perdu, puis soit lui aussi perdu et retrouvé avec un changement de statut, c'est-à-dire qu'il passe de l'objet divin à l'objet humain dont le deuil est envisageable.

Proche à certains égards de cette difficulté se situe celle des patients qui perdent leur analyste. Pour peu que la place prise par ce dernier soit justement celle qui est garante du processus analytique en un moment où celui-ci conduit à l'ouverture des blessures et des carences narcissiques, le vécu consubstantiel interrompu brutalement renvoie à un deuil infaisable, faute d'objet distinct.

Un jeune homme jouait le rôle d'objet narcissiquement investi par son père, mais celui-ci se suicide. Une psychothérapie est entreprise et évolue en analyse. Trois ans se passent et l'analyste meurt. C'est peu de temps après qu'il vient nous voir. Nous rassemblons psychothérapiquement les morceaux épars de sa vie. Un jour, malgré le désaccord de l'analyste, il cesse de venir. Deux mois se passent. L'analyste lui fait part de sa décision de disposer de ses séances. Trois mois se passent encore et il revient, mais tout a changé. Il peut alors dire sa crainte que l'analyste ait eu absolument besoin de lui comme il avait peur d'avoir absolument besoin de l'analyste, un besoin vital. Les souhaits de mort lui étaient interdits.

Il s'installe alors plus confortablement dans la relation et aborde tout ce qui avait été laissé de côté quant à son enfance et à la constitution d'une névrose infantile non analysée auparavant. Objet partiel obturant de son père, il ne pouvait se considérer autrement par rapport à l'analyste jusqu'à ce qu'il puisse faire face à une perte consentie et intégrée.

La carence narcissique fonctionnelle ou structurelle d'un parent engendre une carence narcissique structurelle chez un enfant. Chacun se retrouve avec une partie de soi accolée à un trou de l'autre, comme deux blessures s'obturant réci-


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proquement. Dans l'analyse, de tels patients cherchent les carences de l'analyste pour y adapter les leurs. De ces fonctions-là aucun deuil n'est possible. Il n'y a pas de pertes, mais des amputations, il n'y a pas de séparations, mais des arrachements. Il n'y a pas de souvenirs, il n'y a qu'une présence allant de soi, sans vécu psychique, sans symbolisation, avec des risques somatiques importants (P. Marty, 1980) dont nous parlerons au chapitre suivant.


8 Clivages structurels

DÉFINITION

Les clivages structurels sont les résultats de défenses contre une carence narcissique par défaut de symbolisation et de subjectivation.

Ils tendent à isoler le Moi du sujet des manifestations de la carence narcissique, qui est elle-même un ensemble confus associant la psyché des objets précoces, le retour de ce qu'ils ont dénié ou forclos, et le retour des dénis secondaires indispensables à la protection du Moi ainsi isolé. Ils sont donc composés à la fois par un hiatus de la structuration psychique et par une construction, une structure, compensant «en plein», ce que le hiatus laisse ouvert «en creux», à toutes les énergies, à toutes les influences, à toutes les identités. La défaillance de la fonction synthétique du Moi, qui est à l'origine de la carence narcissique, infiltre toutes les défenses qui luttent contre elle. Ce sont les processus défensifs les moins évolués - déni, idéalisation - qui prennent le dessus, en s'inféodant les plus évolués d'entre eux : refoulement, sublimation 1. Incomplets, fugaces et fluctuant dans les états limites, et probablement plus stables par ailleurs, les clivages structurels constituent un élément architectural important du caractère du Moi. Ils délimitent le Moi subjective qui garde un accès à la symbolisation. En ce sens, ils le protègent des dangers de la forclusion, mais grâce à des dénis importants. La construction et l'entretien des structures délirantes, fétichiques et caractérielles se font à partir d'amputations fonctionnelles de la dynamique psychique. Le comblement de la carence narcissique peut donc imposer des clivages fonctionnels dans le Moi pour entretenir le clivage du Moi hors du Soi.

1. Citons ici Alain Gibeault (1989) : « L'urgence de fermer les limites corporelles par le recours à une "chose morte" ne peut qu'entraîner l'arrêt des processus de symbolisation, conduisant à ce paradoxe où pour réussir à maintenir la vie psychique, la seule issue est de couper la voie qui permet de l'irriguer », p. 1583.

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


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C'est ce qui se passe habituellement pour les psychotiques. Chez eux, le clivage structurel est remis en cause et entretenu à grands frais psychiques ; il ne s'agit pas d'un clivage du Moi à proprement parler, mais d'un isolement du Moi par clivage du Soi tel que nous l'avons défini au chapitre IV. Grâce à lui, la partie du Moi qui peut être sauvée de l'engluement avec les objets reste tant bien que mal protégée de l'entropie, des attaques de la désymbolisation et de la dépossession subjectale. La partie consciente du Moi, le « Je », se donne de nouvelles frontières par inhibition, projection ou délire. Le Moi subit le collage au Soi, observe, prend la mesure des sacrifices à accomplir, mais le clivage reste mince, fragile et poreux, entièrement soutenu par le sujet lui-même et par des clivages fonctionnels.

De façon assez proche, les pervers construisent leurs clivages en plein Moi, séparant ainsi deux attitudes psychiques qui s'ignorent, tout en dissimulant le hiatus séparateur par un fétiche ou son équivalent. Ils ne subissent pas le collage, ils l'ordonnent. Us prennent la mesure des sacrifices à accomplir, mais le coût économique et la perturbation dynamique sont mis au compte d'un tiers sur qui sont défléchis les effets de la désintrication pulsionnelle. C'est le tiers qui doit faire les frais des clivages fonctionnels d'entretien du clivage structurel. D'autre part, l'ersatz d'activité fantasmatique créé par le scénario pervers suscite des ressources importantes en libido, suffisantes pour qu'un secteur névrotique, géré par le refoulement, ses retours et ses levées puisse être entretenu. Les sublimations fournissent aux pervers une énergie prélevée à la jonction entre l'intrication et la désintrication des pulsions. Elles vont dans le sens de la réintrication, à l'inverse du déni.

A des degrés divers, en fonction des carences narcissiques de chacun, les clivages structurels entraînent des manifestations allant de simples défenses caractérielles, perverses ou psychotiques, à des structurations psychiques fixes selon ces mêmes désignations.

Zone de rencontre du monde du Moi organisé et de celui de la carence narcissique, le clivage structurel n'est pas une barrière étanche créée une fois pour toutes, il nécessite un entretien. Il est à l'image de ce lieu de rencontre entre la terre et la mer que les marins et les cartographes nomment l'estran: espace limité par les plus hautes et les plus basses mers. De la hauteur et de l'étendue du clivage structurel dépendent sa dynamique et son économie.

Chez les psychotiques, dans le clivage « serré » ; il est mince, étroit, abrupt, friable et dangereux comme l'aplomb et le rebord d'une falaise. Source de pertes libidinales intenses en raison des efforts qu'exige son entretien, et de chutes spectaculaires dans ses effondrements, c'est le clivage du déficit par forclusion et collage désubjectivant à l'objet.

Chez les pervers, géométrique, bétonné, net et massif comme une digue, il


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est entretenu par l'énergie d'autrui qu'ils exploitent autant qu'ils le peuvent. Ses défaillances sont catastrophiques. C'est le clivage de la forclusion dans la haine. Par contre, large, étalé comme une plage, et alors vaste lieu de rencontres et d'échanges, clivage poreux, il constitue une aire variant entre les potentialités fétichiques et transitionnelles ; c'est le clivage en pente douce, favorable à une éventuelle reprise de la croissance et de la créativité. C'est le clivage du déni dans la symbolisation, c'est le clivage des cas limites. Malgré un collage à l'objet, il respecte le statut de sujet.

TRANSMISSION DES CLIVAGES

Le clivage structurel est engendré par un défaut de constitution du pareexcitation du sujet et une carence des processus de symbolisation. Un clivage durable des parents, quelle que soit son origine, devient structurel pour les enfants. Il résulte d'un évitement des signifiants correspondant à la blessure narcissique ou à la carence narcissique parentale et d'une perte de leurs possibilités de qualification des affects. Sans ces signifiants, ces affects et leurs charges libidinales, il n'y a pas d'énigmes sexuelles inconscientes stimulant l'émergence et la diversité des fantasmes (J. Laplanche, 1987).

En transmettant des défenses d'isolation ou d'attaque (ou les deux) contre des signifiants, les parents induisent une véritable organisation d'isolation ou d'abolition symbolique, car tout ce qui, de près ou de loin, pourrait rappeler les contenus isolés et rejetés, doit être attaqué, dénié, halluciné négativement. Dans la forclusion, les liens nécessaires à la symbolisation sont transformés et remplacés par des liens pervers, cruels et stériles, des liens d'attaque. Pour Wilfred R. Bion (1957) parmi les fonctions qui excitent la curiosité de l'enfant se trouvent des sentiments, trop intenses pour être contenus au-dedans de sa personnalité. L'identification projective permet de les faire évoluer au sein d'une personne assez forte pour les contenir et leur donner du sens. L'impossibilité d'employer ce mécanisme entraîne la destruction du lien entre le petit enfant et cette personne (assimilée au sein), et par conséquent un trouble grave de la coexcitation de la pulsion épistémophilique (F. Bégoin-Guignard, 1989), base de tout apprentissage. Les attaques contre la liaison qualifiante des affects induisent une surabondance de liens qui paraissent logiques, mais ne sont pas congruents aux affects. Selon que la haine sera retournée sur soi ou adressée aux objets, la psychose ou la perversion prévaudra.

Les transmissions par l'entourage d'isolations et d'attaques contre la symbolisation, ou d'abolitions symboliques, nous conduisent à envisager un certain


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nombre d'hypothèses théoriques qui ne s'excluent pas et rendent compte de situations qualifiant ou disqualifiant les affects infantiles. En considérant l'entourage au sens large et l'aspect infantile des affects non encore qualifiés, nous voulons maintenir ces considérations dans le champ analytique, afin de ne pas restreindre au trio réel, enfant, mère, père, les propriétés d'ouverture ou de fermeture des processus symbolisants. L'analyste sera confronté à l'infantile «jadis-dénié» ou «jamais-subjective» du patient et de ses objets précoces, dans des processus impliquant ce qui vient de lui-même, et qu'il n'a pas intégré 1. Ce sont les constructions théoriques après-coup qui conduisent à parler d'entourage précoce et d'enfant.

Protégé par ses parents, l'enfant constitue souvent en retour un pare-excitation pour eux. Nous reprenons ici notre image de deux ou plusieurs êtres n'en faisant qu'un au niveau des deux ou plusieurs carences narcissiques accolées. Il ne s'agit pas d'une communauté d'intérêts allant dans le sens de la croissance, mais plutôt du statu quo, ou du vampirisme réciproque. Paul-Claude Racamier qualifie d' « incestuel » cet accolement et ses conséquences. Cette carence, qu'on peut figurer comme une forme sans contenu fixe, suscite la recherche d'éléments pouvant s'y adapter pour réparer le narcissisme. Le retour du forclos ou du dénié s'y conforme on ne peut mieux, et ce n'est donc pas par hasard qu'il se manifeste.

Le mémoire de l'oncle

Élie entre dans le cabinet de l'analyste en claquant la porte. Il s'effondre dans un fauteuil, pousse quelques jurons et demande une fois de plus si l'analyste lui trouve « une tête de juif ». Il se lève et se regarde longuement dans un miroir. Depuis quelques mois, il ne parlait plus de la dysmorphophobie qui occupait tant son esprit et ses comportements.

En face-à-face analytique depuis quelques années, il vit dans un foyer thérapeutique et à l'hôpital de jour. Il est juif et n'aime pas les juifs. Ses grands-parents, dont il ne sait rien, sont morts en déportation. Il ne vit plus avec sa mère, la violence entre eux était trop grande. Après avoir tenté de frayer avec des skinheads, il s'est rasé le crâne, puis fait teindre les cheveux en blond quand ils ont repoussé. Il parle volontiers du Front National et a parfois ébauché le salut hitlérien en entrant en séance.

Aujourd'hui, ça va mal. Un peu plus mal peut-être, depuis qu'il doit gérer son argent, habituellement confié à sa mère. Il aimerait que l'analyste lui dise qu'il est handicapé, tout comme son père le lui déclare les rares fois où il le voit. Ses parents se sont séparés quand il avait deux ans. Maintenant, c'est un jeune adulte. «Vous voudriez bien que j'aie mon argent, hein? Qu'est-ce que vous diriez si je claquais tout mon fric en une journée à Pigalle? Ça ne vous énerve pas, aujourd'hui, que je laisse mes papiers et mon

1. Dans un chapitre sur «la taupe », Jean Cournut (1991) montre comment l'analyste peut être myope à ce qui, venant de lui, fait retour par l'ensemble de ses patients.


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argent à ma mère?» «J'ai quelque chose à vous montrer, continue-t-il. Ça.vous intéresse les juifs... vous seriez pas un peu juif sur les bords ? »

Il commence à relever la manche de sa chemise sur son avant-bras. « Je me suis fait faire un tatouage... Vous voulez le voir? Devinez... C'est une croix gammée ! »

L'analyste a sursauté et pâli dans un mélange de colère et de détresse qu'il ne cache pas. Élie se met à rire, puis très doucement, presque tendrement, il dit qu'il n'y a rien de tatoué. Il relève la manche et c'est vrai, il n'y a rien. «Vous m'avez fait peur, ajoute-t-il. Est-ce que vous alliez me casser la gueule ?»

L'analyste en convient, il a eu envie de lui taper dessus. « Et si j'avais eu une croix gammée, vous l'auriez fait? reprend Elie. »

«Je n'en sais rien, j'espère que non, mais j'aurais dû lutter contre l'envie, répond l'analyste. »

Elie se détend et commente avec humour, non sans émotion, la suite possible de ce qui se serait alors passé. Puis il sort d'un sac un ensemble épais de feuillets reliés entre eux.

« Regardez-ça, c'est mon grand-oncle qui l'a écrit. »

La couverture porte le titre suivant : MES ANNÉES DE DÉPORTATION. Sur la page de garde se trouve une phrase imprimée, corrigée à la main. Avant rectification, cette phrase

disait : ARRIVÉ A SOIXANTE-DOUZE ANS, JE CROIS QUE JE PEUX RENONCER A ÉCRIRE SUR CE QUI S'EST PASSÉ A AUSCHWITZ.

Les corrections manuscrites sont faites de deux mots intercalés dans la phrase. On ht alors :

ARRIVÉ A SOIXANTE-DOUZE ANS, JE CROIS QUE JE ne PEUX pas RENONCER A ÉCRIRE SUR CE QUI S'EST PASSÉ A AUSCHWITZ.

Ce fragment de séance illustre certaines réflexions qui viendront au cours de ce chapitre. On y trouve de multiples contre-investissements narcissiques: la dysmorphophobie, l'ébauche de délire sur les juifs et les skinheads. L'identification projective se teinte de mouvements pervers, comme on le voit dans l'histoire du tatouage, son impact sur l'analyste en révèle la charge.

Le défaut de constitution du pare-excitation

Chez Élie, le télescopage d'un excès de protection maternelle et d'une carence de la censure a constitué un défaut du pare-excitation. L'analyste fait parfois des constructions dans lesquelles le patient serait resté collé à des objets excitants, jouant le rôle de pare-excitation, sans en transmettre la genèse. Révélé dans le transfert, le défaut de constitution d'un pare-excitation personnel nécessite le maintien d'un collage vampirique, il faut rester protégé par les défenses narcissiques de l'entourage. Leur retrait dévoile la carence narcissique et nécessite la recherche d'une nouvelle protection.

Ainsi, pour R. C. Bak (1972), dans la genèse d'un fétichisme, il faut prendre en compte :

« Une identification à la mère phallique et à la mère sans pénis, opérant simultanément ou en alternance, et correspondant au "clivage du moi".

« L'identification à la mère sans pénis implique un désir de renoncer au pénis qui


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engendre un grave conflit intrastructural. Du point de vue chronologique, l'identification prégénitale à la mère phallique ne peut être abandonnée au cours du stade phallique en dépit d'une perception nouvelle de la réalité (l'absence de pénis) parce que la séparation d'avec la mère est éprouvée comme un danger aussi grand, sinon plus grand, que la perte du pénis. C'est contre ces deux catégories successives de dangers, séparation et castration, que le compromis fétichiste (biphasique) assure une protection.

La triade - fétichisme, transvestisme, homosexualité - représente différentes phases du compromis entre les deux pôles de l'identification à la mère. L'apparente importance accordée au phallus maternel est une protection contre le désir, émanant du ça, de se débarrasser du pénis afin de préserver l'identification à la mère» (p. 66).

Dans cette citation, on voit apparaître la confusion entre mère phallique et femme au pénis, entre phallus et pénis. Sous réserve de problèmes de traduction, l'équivalence est pervertissante au niveau de la première génération qui refuse la castration (une femme est phallique par déni personnel de la castration). S'il ne s'agissait que de la vie fantasmatique de l'enfant, il y aurait des compromis névrotiques. Rester collé à la mère phallique conduit au fétichisme et à ses dérivés. Il n'y a pas de place pour des variations sur le thème de la castration. C'est tout ou rien : ou le fétiche et les comportements pervers, ou la vie fantasmatique.

La transmission du déni

Suivant en cela P.-C. Racamier (1992), on peut considérer que les dénis visent toujours la relation à l'objet, « non pas déni d'objet, mais dénis sur l'objet » (p. 213). Il est habituel de considérer les classiques dénis de la différence des sexes 1 et des générations. Nous rencontrons parfois un déni proche du même ordre que nous leur adjoignons : celui de la différence des vivants et des morts. Jean Cournut (1991), a précisé qu'il fallait se garder d'en abuser (il y a des morts dans toutes les familles !). Il a analysé les effets du déni du deuil à faire, allant audelà du constat clinique dit « de l'enfant de remplacement», pour suivre le destin d'une culpabilité d'emprunt qui se transmet d'une génération à l'autre, indirectement, par des silences et des contre-investissements et entraîne des «calcinations » et des « défonces ».

1. Dans le déni de la différence des sexes, il pourrait être utile de dissocier le refoulement du sexuel, du déni de la différence anatomique des sexes. Le sexuel est à l'origine de traumatismes pulsionnels, alors que la différence engendre des blessures narcissiques. Dans un mouvement complexe d'homogénéisation, il est facile de faire d'une pierre deux coups, et par un seul mouvement de déni, d'éviter les deux types d'atteintes. En cas de poussée sexuelle impossible à conflictualiser, le déni peut venir à la rescousse du refoulement débordé. Un autre type de défense par la régression respecte le sexuel et protège seulement de la différence. Cela s'illustre par des commentaires qualifiant de « cochonnes » les situations sexuelles, et d'histoires de « cul », celles qui concernent les sexes.


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Les paradoxes et les confusions

Les possibilités de condensation et de déplacement peuvent donner aux signifiants des sens confusionnants ou paradoxaux, véritables attaques contre des significations précises, blessantes ou dangereuses dans leur retour.

Nous avons eu un patient dont la mère qualifiait le sexe et l'anus avec les mêmes mots. Nous avons retrouvé cette confusion citée par R. C. Bak (1972) à propos d'un patient dont la mère utilisait le mot bottom, pour désigner ses fesses ou son pénis. Et c'est avec un facecloth, désigné comme tel, qu'on lui lavait le derrière.

Une autre patiente, que nous prénommerons Claude, connut un moment de confusion quand l'analyste attira son attention sur la phrase suivante qu'elle venait de prononcer : « Si j'étais née fille, on m'aurait appelée Isabelle. »

Une autre, encore, nous rapportait un fragment de conversation avec sa mère : «Tu es venue à la maison en passant par la rue du haut. Je suis passée par la rue du bas, c'est curieux qu'on ne se soit pas rencontrées. »

Le télescopage des générations

On doit à Haydée Faimberg (1987 et 1988) une élaboration cernant la dynamique du secret dans le transfert. L'entendement par l'analyste de la façon dont le patient a reçu ses interprétations constitue l'axe «d'écoute de l'écoute». Le secret appartient à une autre génération que celle du patient, mais organise sa vie psychique, avec pour corollaire un fonctionnement centré autour du vide, du négatif, mais qui est en même temps un trop plein. Au sein d'un manque de reconnaissance de la relation d'objet, un « objet » est en trop et ne s'absente jamais. Absent, menaçant, « non-objet présent », il est à l'origine d'une identification négative, muette pendant longtemps, qui devient audible à partir du contre-transfert de l'analyste. Le processus d'identification condense une histoire qui n'appartient pas au patient, mais porte sur trois générations. C'est un télescopage générationnel. Le patient écoute l'interprétation en s'identifiant aux parents internes, organisateurs de son psychisme. Ces parents ne sont ni ceux de la réalité matérielle, ni ceux que les patients se représentent. Ils constituent un troisième terme: «[...] il s'agit d'une identification aliénée ou clivée du moi, dans la mesure où sa cause se trouve dans l'histoire d'un autre. La partie clivée ou aliénée est identifiée à la logique narcissique des parents, qui englobe à la fois une fonction d'appropriation et une fonction d'intrusion. »

Cette logique narcissique fait porter à l'enfant ce dont le narcissisme des parents ne veut pas, et leur attribue ce qu'il porte de valorisant. Ainsi s'effectue ce que nous voyons comme un collage narcissique.


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Le défaut de biphasisme

Michel Fain et Denise Braunschweig (1971) ont montré la confusion qui existe entre la censure et le pare-excitation. Le pare-excitation dépend de la mère, la censure appartient à l'amante qui reste ainsi une représentation maternelle inconsciente. Quand la mère, « pour s'en farder » et devenir amante, désinvestit le narcissisme de son enfant, celui-ci connaît l'ouverture au monde de l'auto-érotisme et des fantasmes, en son nom propre.

Des défauts de ce biphasisme, mère/amante, découlent un certain nombre de possibilités de clivages structurels.

— L'absence maternelle excessive conduit à une inflation auto-érotique, fétichisation primaire déniant l'absence et ses effets. La pulsion érotique se clive entre ce qui est dévolu à la relation avec la mère, et son investissement dans un fonctionnement organique. Michel Fain (1971) décrit le mérycisme comme une véritable démonstration du clivage du Moi, par détachement complet de l'enfant et de la mère, alors qu'ils devraient constituer, au moins transitoirement, une unité fusionnelle et fonctionnelle.

— Une perversion de la censure maternelle peut venir de ce qu'elle échoue à atténuer un souvenir traumatique. Elle peut contenir, du fait de sa symbolique, un élément fétichique, c'est-à-dire contenant un déni agissant par le biais d'une confusion ou de la paradoxalité. La collusion des psychés de la mère et de l'enfant en un seul ensemble peut alors déboucher sur une communauté du déni.

La communauté du déni

Cette notion, empruntée aux mêmes auteurs, s'appuie sur un déni des fonctions tierces représentées prototypiquement par la fonction paternelle. C'est une attaque de la tiercéité. Le sujet perd une partie de ses limites propres pour les inféoder à cette communauté faite de lui-même et de l'imago de l'objet primaire. Ainsi se réalise un clivage parfois inévitable, souvent quiescent, entre le monde des individus, et celui de cette fusion apparente ou non. Le surinvestissement défensif contre l'OEdipe, ordonné et accepté par l'entourage afin de préserver la topique familiale, constitue une importante spoliation en libido du sujet et une source d'angoisses catastrophiques pour peu que ce système défaille. La libido est mise au service du statu quo, elle est détournée de la créativité et de la croissance, ainsi que des satisfactions hédoniques. A l'extrême, tout se fait et se vit dans le conformisme du prêt-à-penser, dans une sorte d'autarcie psychique familiale dont un reflet se trouve dans la pensée opératoire débouchant sur des actes


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en communauté et sur un partage de diverses croyances publiques ou privées. Ce conformisme du prêt-à-penser prend la valeur d'un fétiche masquant et obturant les failles de la topique familiale. L'alliance objective du porteur de la tiercéité, le père, résulte du partage communautaire du déni et le conduit à se disqualifier en tant qu'amant, donc en tant que géniteur.

Entre communauté du déni et forclusion

Si la fonction paternelle est attaquée, mais reste encore signifiée en blanc par l'attaque même, elle garde sa valeur potentielle et désigne un porteur défaillant, un « bon à rien ». Un pas de plus et il n'y aura ni valeur potentielle, ni porteur éventuel, il n'y aura plus de fonction, plus rien, on sera dans la forclusion. Le père se forclot lui-même, comme le montre le comportement du père du président Schreber qui se disqualifie aux yeux de sa femme et de ses enfants en tant qu'amant et père.

Forclusion

Avec la forclusion, un ultime degré est franchi. Le déni ne portait que sur quelques signifiants et représentations, une communauté familiale faisait silence sur un ensemble de signifiants non transmis. Ici, c'est l'activité de symbolisation elle-même qui est mise en déroute. L'activité symbolisante n'est plus sous-tendue par des aspects énigmatiques transmis ou disqualifiés. Elle est invalidée. Un secret absolu ou encore des révélations dont la crudité ne souffre pas de représentation symbolique éliminent le processus symbolisant. Il n'y a plus de négation, plus de doute, ni de métaphore. L'abolition symbolique infiltre progressivement tout, les représentations de mots valent pour des choses qui envahissent le Moi. Le statut de sujet, pour peu qu'il ait pu être atteint, se ressent vivement de multiples clivages défensifs du Moi contre ces invasions. Il se dissocie, éclate et va vers la folie, à moins qu'une psychose ne puisse se constituer pour en limiter les dégâts, grâce à un clivage suffisant soutenu par des projections. C'est le domaine des angoisses catastrophiques et d'une lutte contre elles, avec l'assistance de toutes les ressources de la psyché, dans un emballement des levées de refoulement et parfois des tentatives de sublimations, pour contrer la désymbolisation grâce à des productions de l'inconscient hautement chargées en libido.

Notre patient, Élie, est dans cette situation, il est issu d'une famille extrêmement éprouvée où le silence sur les disparus est de rigueur. Il ne sait rien de son grand-père maternel, et son père est un pervers narcissique lointain. Nous savons


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que les crimes contre l'humanité entraînent de profondes blessures chez les survivants immédiats. Le refoulement ne leur apporte pas d'apaisement et seul un clivage fonctionnel silencieux, un clivage de silence, peut laisser espérer quelques rares moments de paix. Des contre-investissements narcissiques s'installent durablement tels que des engagements aveugles dans la politique, la religion, le travail, des manifestations caractérielles diverses à l'emporte-pièce, ou une pathologie narcissique. Chez certains enfants des survivants ou des descendants des disparus, se manifeste bruyamment une pathologie sous-tendue par un clivage classique.

Ici aussi, nous pensons que le saut d'une génération fait passer le clivage d'une position économique quantitative renforçant le refoulement, à une position qualitative symbolisante : du fonctionnel au structurel.

TOPIQUE DU CLIVAGE STRUCTUREL

Clivage-collage du soi par la carence narcissique

Nous avons déjà présenté le gouffre constitué par la carence narcissique. Elle résulte d'un ensemble de manques à symboliser, et à subjectiver. Elle correspond à un défaut du pare-excitation personnel, imposant la recherche de prothèses pareexcitantes. Tout en nous méfiant - pour y être parfois tombés - des pièges de la représentation graphique, nous pourrions schématiser la carence narcissique comme un trou dans le pare-excitation, comblé par des représentations de mots sans liens symboliques entre eux, emplissant un secteur du Moi et mettant en contact le Ça et la réalité extérieure par le truchement de ces fragments de mots. Une image qui nous revient encore serait celle de plusieurs pages déchirées d'un dictionnaire, remplacées par des bouts de papier venant d'un autre livre. Autour de la carence, mais vite infiltré par elle dans une dégradation progressive, se situerait le Moi au service de la subjectivation et organisé selon les lois de la symbolisation. Dans la carence se trouvent les débris de l'objet, c'est-à-dire des investissements de représentations de mots ne correspondant à rien d'affectif, des investissements de parties non développées du sujet, et tout ce que chacun y a mis pour des raisons de convenance personnelle. La carence narcissique de l'un est souvent une poubelle pour d'autres. Le Surmoi et l'Idéal du Moi sont remplacés par les nécessités des objets prenant le rôle d'autorités, de prescripteurs des lois et de la bienséance. Il en découle un clivage des défenses, mais aussi un clivage des sentiments d'identité, l'autre pouvant être un autre et une partie de soi dans le même temps. Distinct d'un côté, mais indispensable et confondu au Soi, là où celui-ci est carence en pare-excitation et en processus préconscients bien articulés aux possibilités de régression


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formelle. En ce point, le Moi cesse d'être à soi, devient partie de l'objet. Réciproquement, l'objet devient partie du Soi.

Pour résumer, la carence narcissique dispose en guise de pare-excitation, soit d'un accolement à la blessure narcissique d'un objet, soit d'une formation délirante ou fétichique, soit de formations caractérielles et de défenses diverses, non structurées. Ses relations au Surmoi postoedipien sont par définition inexistantes, par contre, l'autorité de l'objet et de l'entourage la régit. Sans barrière du refoulement, elle est directement ouverte sur le Ça qui décharge son énergie dans le magma qu'elle contient. En présence de l'objet, elle joue le rôle de bouchon de la blessure de celui-ci, ou encore de greffe fonctionnellement nécessaire à sa santé ou à sa survie. On pourrait la décrire comme une excroissance de l'objet, un de ses organes artificiels ou un double partiel selon son étendue. Si l'objet vient à manquer durablement, la béance de la carence narcissique ouvre aussi bien aux énergies venant du réel qu'à celles qui viennent du Ça sans être représentées. Elle est alors comme un tuyau ouvert aux deux bouts.

Isolation du Moi

L'obturation de la carence narcissique la rend moins exigeante à l'égard du Moi, mis à l'écart des bouleversements et des stagnations qui la marquent. Freud rappelait que dans toute psychose, il y a une partie du Moi qui observe et reste isolée. Ferenczi (1933) parle aussi d'un Moi complètement sinistré, se mettant luimême hors d'atteinte dans une position de réfugié, hors la vie, hors de portée des traumatismes, blessures et destructions dont le reste de la psyché est le siège. Nous avons déjà contesté cette position d'isolement absolu, tant il nous semble que la dynamique et l'économie du Moi sont détournées au profit de la dynamique et de l'économie de la carence narcissique. Si un isolement topique du Moi est concevable, il n'en est pas moins le siège d'une déperdition d'énergie constante 1.

ÉCONOMIE DU CLIVAGE STRUCTUREL

L'économie du clivage structurel diffère selon qu'il est stable ou exposé. Par clivage stable, nous entendons celui dont la carence narcissique est obturée par un objet ou par une prothèse. Le clivage exposé résulte de la disparition de ces

1. Il se peut que certains vécus psychotiques d'évaporation ou d'effritement constant soient en relation avec nos hypothèses métapsychologiques. De toute façon, ils nous donnent une figuration du processus envisagé.


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obturations. Nous avons traité du premier cas dans notre chapitre sur l'économie et la dynamique des clivages. L'exemple d'Élie, qui est celui d'un clivage remanié par la relation thérapeutique, permet de voir combien ses formations délirantes et comportementales sont alimentées par des retours du refoulé sur un mode sadique anal, nourrissant le retour d'éléments forclos : la chasse aux prétendues caractéristiques raciales, le salut hitlérien, la croix gammée, et en filigrane le tatouage des déportés.

La débauche économique du clivage exposé 1

L'exposé du clivage structurel fait passer son économie en sur-régime. Les bouffées délirantes en sont un exemple extrême associant une agitation de tous les instants, des hallucinations, des tentatives reconstructrices aussi vite ébauchées que balayées, des accrochages désespérés. Le corps, les organes se mettent de la partie et les risques vitaux ne sont pas minces.

D'autres exemples sont dramatiques, ils valent d'être cités pour leur aspect somatique déjà évoqué à propos du maintien excessif des clivages fonctionnels et de la répression des affects (C. Parat, 1991).

Deux cas de recto-colite hémorragique

Réginald, âgé de dix-sept ans, est régulièrement hospitalisé dans un service de gastroentérologie pour une recto-colite. Ses troubles s'y apaisent, mais flambent au retour dans sa famille. Une nouvelle poussée fait envisager l'ablation totale du côlon. Il est inopérable ; les pertes muqueuses et sanglantes de ses évacuations rectales l'ont privé du minimum de protéines permettant une opération. Il pèse à peu près trente kilos. A l'hôpital, rien ne s'arrange. Chaque venue de ses parents aggrave la situation. On interdit les visites, mais à la demande de sa mère, Réginald «fugue» du service pour la retrouver dans le hall de l'hôpital. La situation est désespérée. Avec l'accord des psychiatres de l'hôpital, il quitte le département de gastro-entérologie pour s'installer dans la partie fermée du service psychiatrique où, en compagnie de ses infirmières habituelles, on continue à soigner son côlon. Là tout s'arrange très vite, au point de remettre en cause l'indication de colectomie totale. Réginald est sensible à l'autorité qui l'enferme, et mène rapidement une vie de coq-en-pâte, tranquillement égoïste et centrée sur les plaisirs de la nourriture. La famille exige de le voir. Les chefs de service tiennent bon sur leurs positions. De direction des hôpitaux en ministère, d'enquête en décision administrative, les parents arrivent à faire sortir Réginald. Trois mois plus tard, il meurt.

Un peu plus tard, une jeune femme, Viviane, est hospitalisée pour la même maladie, avec la même décision opératoire, réalisable cette fois-ci. L'invalidation qui en résulterait fait hésiter le chirurgien. Il fait appel à l'équipe qui soignait Réginald. Là encore, tout s'arrange vite. La patiente s'attache au médecin, se montre aimable, enjouée et heureuse

1. Exposé, au sens où l'on appelait ainsi les enfants abandonnés aux portes des églises...


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de le voir, mais vite exigeante en coiffure, manucure, objets de toilette. Chaleureux avec elle, le médecin se réjouit d'être dans une meilleure situation administrative qu'avec Réginald et lui fait obtenir ce qu'elle désire. Puis il s'absente quatre jours pour un congrès. A son retour, la patiente a été opérée, une rechute extrêmement violente a suivi le départ. Le médecin va la voir, elle ne le reconnaît pas, ne se souvient pas de son nom. Les jours passeront sans que rien n'y change.

La présence de l'objet vampirique ou l'absence de l'objet vampirisé sont ici essentielles dans le déclenchement de ces débauches économiques, inaccessibles à une psychisation et directement branchées sur le corps. A l'inverse de ce qui s'est passé pour Élie, la rapidité des variations imposées, jointe à l'absence d'une structuration psychique névrotique ou psychotique a été à l'origine de dramatiques échecs thérapeutiques 1.

L'évocation d'une hémorragie libidinale n'est pas seulement une image. On aboutit à cette catastrophe, par défaut de pare-excitation, ou par vampirisation. En pensant à des psychotiques, Paul-Claude Racamier a parlé de «portefaix» familial. Il nous semble qu'il peut en aller de même pour certains patients à la symptomatologie somatique prédominante 2.

L'appétence économique

Les patients porteurs d'un clivage structurel tentent de se remplir vampiriquement auprès de leurs analystes, ce qui met ceux-là dans un état de clivage fonctionnel. Rappelons que l'état traumatique qu'ils engendrent suscite une coexcitation chez l'analyste, risquant de conduire à la coaction, et à l'émergence de phénomènes psychiques paradoxaux. En apparence, Réginald et Viviane voulaient des objets, des contacts, de la matérialité. Élie s'intéresse à ce que ressent son analyste : « A-t-il envie de lui casser la figure ? » Mais c'est récent. Auparavant, bien habile qui aurait pu dire si sa voracité lui faisait peur, s'il craignait les intrusions, ou les deux, ou autre chose ! Sa crainte et ses rejets étaient massifs. De toute façon il se méfiait des attitudes convenues. La première fois qu'il sortit du cabinet de l'analyste, il eut droit à un grognement inhabituel du chien de la maison. Son commentaire fut le suivant : « Il dit ce qu'il pense, lui. Il joue pas au psy ! »3

1. Ici encore se vérifie le danger des évolutions positives trop rapides. Certes quand la vie est en jeu, on n'a pas d'autre choix que celui de la rapidité, mais c'est aux suites qu'il faut savoir s'attacher, sinon, ce qui fut réparé se déchire.

2. Dans le même service de gastro-entérologie des patientes sont passées d'une recto-colite hémorragique à une anorexie mentale, puis, des mois plus tard, allant mieux, se sont réfugiées dans une symptomatologie phobique.

3. Les psychotiques se méfient grandement du faux-self d'autrui. Si les humains n'en manquent pas, les animaux en sont dépourvus à moins d'avoir été domestiqués par des porteurs de faux-self. A l'extrême limite, seuls les objets inertes non manufacturés en sont indemnes...


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DYNAMIQUE DU CLIVAGE STRUCTUREL

Clivages de la forclusion

La carence narcissique étendue installe la psychose froide ou blanche, aussi longtemps que l'objet vivant à ses dépens reste stable. Elle installe la perversion, tant que les objets aux dépens desquels vit le pervers restent disponibles. Si ces deux structures psychiques font défaut, elle fait le lit des troubles somatiques graves. Le partage de croyance avec un environnement étendu donne des garanties de durabilité à ces formations. On peut voir leur stabilité comme un effet de la pulsion de mort, et tenter de distinguer les courants structurels, qui dépendent du clivage, des fonctionnels qui relèvent du refoulement. Dans cette optique, l'Idéal du Moi sépare ce qu'il accepte de ce qu'il abandonne aux idéaux de l'objet collé. On en trouve un exemple dans l'article de Freud : « Un cas de paranoïa allant à l'encontre de la théorie » (1915), où le contenu des rêves est de l'ordre du monde de la symbolisation, à l'inverse de celui du délire qui en est séparé par clivage.

Les diverses frontières ainsi marquées ne sont pas seulement des limites, elles sont aussi des lieux de passage. Un des modes de passage intersubjectif est l'identification projective. C'est un mode régressif par induction d'affects en quête de représentations. De l'identification projective à l'identification adhésive, il n'y a qu'une question de degré et dans tous les cas, il faut faire face à la spirale vertigineuse d'une pensée sur soi qui ne vient pas de soi et vient de soi dans le même temps. Les systèmes paradoxaux se constituent sur de telles confusions.

Faute d'éléments venant d'une clinique de la perversion, il est difficile d'établir ce qui y conduit plutôt qu'à une psychose. Il se peut que les pervers aient atteint un degré de subjectivation plus grand que les psychotiques. C'est du moins ce qu'on peut inférer de l'amélioration de ceux-ci. Il est habituel de les voir alors passer par une phase de perversion narcissique. La primauté de la haine sur l'angoisse catastrophique, le défléchissement sur l'objet des effets de la pulsion de mort semble un temps essentiel, non seulement de la constitution de l'objet, mais aussi du maintien stable d'une subjectivation au bord de la décomposition. Pour Bion, les pervers se préoccupent uniquement de la satisfaction de leurs besoins et de leurs désirs par des objets primaires maintenus dans la haine, sans autres égards pour eux que d'en tirer le plus possible. Le clivage est alimenté par l'objet au lieu de l'être par le sujet, ce qui donne des garanties de stabilité importante : les objets peuvent s'épuiser, ils sont interchangeables. Les psychotiques connaissent l'épuisement des ressources alimentant le clivage, aussi le « doublent »-ils par des formations projectives. Les sujets porteurs d'une carence


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narcissique, sans néo-réalité et sans haine, dépourvus de possibilités perverses ou psychotiques sont exposés aux désorganisations somatiques les plus violentes. Ils paient en poids de chair ce qu'ils n'ont pas pu réorganiser à partir des rebuts de leurs objets ou à partir d'objets pris comme des rebuts.

Clivage des dénis

La constitution d'un faux-self conformiste et obéissant est l'habituel contreinvestissement narcissique des porteurs d'un clivage structurel transmis à partir de dénis parentaux. Le déni ne peut se déployer que sur un ensemble symbolisable reconnu, puis désavoué et rejeté. Il n'entraîne pas d'abolition symbolique. Le respect de la symbolisation permet aux cas-limites d'en déployer les acquis dans des domaines cohérents, conventionnels, convenables pour la société, et en apparence compatibles avec la santé. Moins dépourvus que les victimes d'une forclusion, ils ont été privés de certaines significations par les dénis de leurs parents. Or ces dénislà se sont mis en place dans la reconnaissance d'un ordre symbolique dont ces patients ne sont pas exclus, à l'inverse de ceux que frappe la forclusion. Une activité liée à la carence limitée se glisse parfois en secteur dans le reste de leur vie. Ils montrent un double fonctionnement psychique par défaut d'adaptation du faux-self aux exigences de l'entourage ou aux règles bien établies. C'est là qu'une passion sexuelle, une passion du jeu, une pseudo-virilité anti-hystérique, une fétichisation de l'objet et de la relation d'objet, une érotisation de la pensée, une « originalité » vont jouer un rôle majeur. Ces formations permettent une tentative de ressaisie narcissique de l'énergie qui autrement se perdrait dans une décharge plus ou moins organisée ; on le voit dans les actes psychopathiques ou dans une activité hallucinatoire chronique favorisée par une régression formelle de base dont on ne revient pas, comme l'ont montré Michel Fain ainsi que Sara et César Botella (1992). Faute de ces organisations de la carence, des régressions-fixations plus invalidantes, au sens où Pierre Marty les entend, peuvent aboutir à des troubles psycho-somatiques. Sans l'abri de ces protections inertes (inanisantes pour l'objet ou le corps qui en font les frais), l'accès d'angoisse conduit à l'extrême urgence.

C'est ici que nous devons réintroduire une hypothèse sur certains compléments des clivages structurels créés par des dénis parentaux (et non par des forclusions). Il n'est pas rare de rencontrer des patients dont certains aspects de la vie amoureuse sont justement ceux qui auraient dû être évités, compte tenu des dénis parentaux transmis. Une sexualité aux nombreuses composantes perverses, agie sans honte ni culpabilité, chez des patients par ailleurs dotés d'un authentique Surmoi, prend un rôle de premier plan. Pour recourir à une métaphore spatiale, on peut dire qu'à la fin de leur adolescence, au déclin des protec-


1462 Les divers clivages

tions parentales, ces patients semblent s'être laissés habiter par des contenus (ici sexuels), dont la forme, en plein, s'adapte au mieux à la configuration, en creux, de leurs carences narcissiques. Pour peu que ce comblement de la partie clivée de leur Moi se fasse avec une certaine lenteur, à la faveur d'identification par incorporation, ils en viendront à donner une bonne cohésion à ces contenus et à les rendre en apparence cohérents avec le reste de leur vie, en faux-self. Mais ce qui en signale l'origine tardive, c'est justement leur isolation par rapport au Surmoi, l'absence de culpabilité. Quant à l'absence de honte, elle peut se comprendre en raison de la complétude narcissique ainsi constituée et de la participation à un groupe partageant les mêmes types de défenses.

Ce n'est plus le faux-self obéissant des enfants trop sages. Réalisant « en plein » ce que les éducateurs ont tenté de réaliser « en creux », ces formations clivées sont souvent à l'origine d'une créativité importante, socialement valorisée car justement au service de la socialisation. Elle tend à réaliser une cohérence entre l'organisation névrotique et les inclusions hétérogènes où l'on voit l'action synthétique du Moi se déployer, à la façon d'une élaboration secondaire. Ces patients vivent dans l'épaisseur d'une limite qui constitue et utilise une transitionnalité fluctuante, comparable à l'estran, zone de flux et de reflux où la terre et l'eau ont chacune leur place. Estran créateur, entre perversion agie et névrose symbolisée et symbolisante ; heu propice à l'inventivité et à la création artistique. Lieu où se rejoignent deux proverbes : « Tel père, tel fils » et « De père avare, fils prodigue ». Ces sujets ont une appétence pour les significations, là où les psychotiques en ont une pour la qualification des identités. La variabilité des attitudes et des fonctionnements est parfois plus discrète et n'est révélée que par la clinique analytique. Michel Fain (1982) signale le cas de patients qui font des rêves mensongers convenant à leurs objets, mais conduisent leur vie diurne selon les lois du refoulement mis au service de leur propre psyché.

LES DIVERS CLIVAGES STRUCTURELS

Pour rassembler nos idées qui découlent de rapprochements théoriques et de la pratique psychanalytique quotidienne, nous allons regrouper les divers clivages structurels de façon condensée.

Ils découlent tous d'une transmission de forclusion ou de déni, issus d'un clivage fonctionnel ou structurel à la génération précédente. Nous allons les classer en fonction de deux paramètres : le statut de la symbolisation et celui de la haine, tout en sachant que toutes les formations intermédiaires sont possibles, par amalgame ou par évolution.


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Clivage et psychose

Les clivages ouvrant au monde de la psychose sont induits par une abolition symbolique transmise, portant sur certains signifiants, capables de détruire l'ordre symbolique dans son ensemble. Ils constituent la carence narcissique de départ qui est comblée par les rebuts des objets transmetteurs. L'énergie du Ça du sujet alimente ces débris ainsi que les formations de soutien du clivage : le délire. Le sujet fait entièrement les frais économiques de l'ensemble des processus en tentant de limiter ou de ralentir l'extension du processus interne d'abolition symbolique. Son rôle de pare-excitation de ses objets lui assigne la tâche d'être porteur de toutes les haines, y compris de la sienne, retournée sur lui. Les limites identitaires sont extrêmement floues, les engrènements des tentatives de constitution d'un faux-self et du vrai-self sont labiles.

Clivage et perversion

Comme dans le cas précédent, les clivages ouvrant au monde de la perversion sont induits par une abolition symbolique transmise, portant sur certains signifiants capables de détruire l'ordre symbolique dans son ensemble. Ils isolent la carence narcissique de départ du reste du Moi afin de lutter contre l'extension de l'abolition symbolique. Mais ces sujets ne sont pas tenus de jouer le rôle essentiel de pare-excitation de leurs objets qui souvent les délaissent, les méprisent. Ces derniers ont souvent trouvé leurs aliments narcissiques ailleurs que dans l'amour de leurs enfants. Les futurs pervers n'ont pas à tenir le rôle de bouchon des carences narcissiques ou de pansement des blessures narcissiques parentales. Ils alimentent leurs propres carences narcissiques à partir des productions psychiques d'objets interchangeables, sur lesquels ils défléchissent leurs mouvements de haine. La psychogenèse de la perversion est la même que celle de la psychose, jusqu'au moment où se pose le problème du comblement et de l'alimentation de la carence narcissique ainsi que de l'entretien du clivage. La haine soutient la différence sujet-objet et, dans la maîtrise, réduit celui-ci au rang d'ustensile ou de déchet quand il ne fournit plus. Le faux-self est ici prédominant, entretenu et magnifié.

Clivage et désorganisation somatiques

Le stade initial de constitution de la carence narcissique semble le même que pour les futurs pervers et les futurs psychotiques. Mais le contenu de la carence est pauvre ou vide : pas ou peu de rebuts venant des objets, pas ou peu de captations prédatrices sur eux par manque de déflexion de la pulsion de mort sur la


1464 Les divers clivages

haine et la maîtrise. Carence aussi pauvre ou vide que le préconscient classiquement peu «feutré» des structures prédisposant aux dégradations somatiques. Carence pauvre, moi pauvre, refoulement pauvre, vie psychique pauvre. Le clivage dispose de peu d'éléments psychiques pour se soutenir et pour éventuellement alimenter le pare-excitation des objets vampirisants. C'est le corps qui reçoit l'impact de la pulsion de destruction, et la maladie comble la carence narcissique des objets (ou panse leurs blessures narcissiques). L'identité risque de ne trouver à s'étayer que sur la maladie, unique source de vie.

Clivage et cas limites

Les clivages des cas limites sont induits par les dénis de l'entourage, dénis faits de rejets et de désaveux portant sur des absences ou des présences intolérables, dans une réalité bien symbolisée. Ces dénis constituent la carence narcissique de départ qui est comblée par une recherche de complétude du sujet, l'ouvrant à des destins multiples. Le clivage sépare le Moi organisé névrotiquement du Moi régi par une autre logique, celle de l'évitement et de la quête de formations substitutives.

Le faux-self et le vrai-self sont dans des rapports variables selon les cas, donnant aux clivages des aspects extrêmement variés, abrupts ou en pente douce. Ces clivages protègent de la désubjectivation qu'induit la carence narcissique, inféodée aux dénis des objets, et permettent le déploiement d'une aire transitionnelle propice aux progrès de la subjectivation et d'une reprise de la conflictualité oedipienne.

LA PLACE DE L'ANALYSTE

Le clivage de la relation d'objet naît de la rencontre de deux régimes de fonctionnement. Le fonctionnement névrotique classique de l'analyste doit coexister avec ses blessures réalisant une carence narcissique marquée par la recherche d'identifications adhésives vraies, c'est-à-dire de consubstantialité psychique et, à défaut, d'identification projective. Sur le mode de Winnicott, annonçons notre propos : le bon usage des traumatismes, blessures et carences personnels est un passeport pour la pratique analytique.

Les patients psychotiques s'entendent fort bien à repérer les blessures narcissiques mal cicatrisées de leurs analystes. Dans certains cas, l'analyste accepte, à son insu, de coller sa blessure à celle du patient pour limiter les dégâts des deux atteintes. Ils deviennent en quelque sorte frères de sang dans l'identification adhésive puis projective. Encore faut-il savoir se décoller...


Clivages structurels 1465

A l'inverse, l'analyste peut rejeter cette proximité invalidante. Cherchant à plaquer une théorie sur le patient, il coupe dans la chair psychique de celui-ci pour boucher la carence du moment. La théorie s'interpose entre eux, alimentée par des retours du refoulé du patient, leurres pour l'analyste qui croit y voir un processus névrotique.

L'interprétation platement oedipienne, prise à l'emporte-pièce, est alors plus destructive que constructive, source de souffrances ou de vanité, de faux-self analytique ! Car de quelles interprétations névrotiques est-il besoin quand se perdent la vie et sa substance? Autant chercher à éteindre l'incendie d'une pièce d'un appartement en y jetant les meubles des autres pièces.

Avec la forclusion et le déni, l'effort économique du retour du refoulé, alimentant le clivage, se perd dans la tentative désespérée de donner un sens à ce qui n'en a pas reçu.

Ainsi, pour Élie, il serait possible de créer des liens associatifs utilisant :

1 / la condensation de l'angoisse d'abandon avec l'angoisse de castration ;

2 / le déplacement du bas vers le haut, de la circoncision vers une chasse au faciès ;

3 / l'imputation transférentielle du rôle du juif ou du ss à l'analyste.

Ce serait vain, ou tout au plus générateur du faux-self analytique pour le patient, au point où il en est de sa psychothérapie analytique.

Parfois, la douleur du patient passe pour du masochisme, il demande des séances en plus. On est aux confins de la pulsion d'emprise plutôt que dans l'érotisation du masochisme, et si l'analyste se dérobe par des interprétations à sa fonction de pare-excitation, la souffrance, l'angoisse psychotique viennent à nouveau étreindre le patient, le poussant à s'accrocher à cette prothèse qui défaille, à s'agripper dans un mouvement de désespoir.

Le lit de la passion destructrice et de la réaction thérapeutique négative est fait par le rejet de ce transfert massif, lourd de tout le poids des souffrances physiques et psychiques du patient. Si le transfert est parfois passionnément amoureux, érotiquement exigeant, c'est qu'il ne trouve pour se figurer que des représentations sexuelles (souvent celles qui reviennent d'un dehors où le déni les avait projetées).

Un pas de plus et on en vient aux « greffés du divan », à ces patients qui n'ont pu obtenir de l'identification adhésive à leur analyste que des réponses sous forme de projections toxiques collées ou incorporées en eux. Ils sont devenus les pare-excitations de l'analyste dans une analyse sans fin.

Il n'y a pas de règles précises en dehors de celles du cadre pour obtenir les indices des dérives d'une mutualité clivante-collante. Comme il faut bien passer par elle pour tenter d'engager une reprise de la subjectivation, et parfois de la symbolisation, c'est aux vertus du cadre qu'il faut faire appel.



9 Perversion, Sublimation, Croyance

La fréquente association d'une perversion, d'une croyance et d'activités sublimatoires de haut niveau rejoint le rapport de Carlos Padron en de nombreux points. La croyance comme perversion du sens, comme échec de la sublimation et du refoulement, tel est notre axe de réflexion.

LES PERVERSIONS

Le primat de la génitalité s'exerce dans la mobilisation de toutes les sources d'expression et de satisfaction libidinale par un mouvement de retour et d'intégration. L'ensemble des zones érogènes y participe selon les modalités les plus diverses. Le latinpervertere exprime l'idée d'un renversement, d'un retour. Eh ce sens, les pratiques «perverses» sexuelles appartiennent à tous, elles sont les composants constants de la sexualité humaine et des manifestations agies de la vie amoureuse. Parler alors de perversion est abusif dans la mesure où il n'y a pas de recherche d'une spoliation ou d'une souffrance d'autrui. Si telle est la perversion, toute sexualité humaine en est une.

Nous parlons de perversité s'il s'agit de faire porter à d'autres, par ruse, par force ou par séduction, le fardeau de failles narcissiques et d'échecs fantasmatiques. Une mise en scène au détriment d'un tiers traité en objet partiel chosifié, en ustensile et en déchet, est nécessaire. Nous maintenons la prévalence de la perversité dans nos références cliniques et théoriques aux pervers et aux perversions. De même que le fétiche éclaire la constitution des contre-investissements narcissiques, les perversions nous permettent d'avancer dans l'étude des croyances comme captations et collages, comme usage d'autrui à des fins de complément narcissique.

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1468 Les divers clivages

LE TRONC COMMUN DES PERVERSIONS

Une structure perverse permet d'atteindre les buts suivants :

1 / Alimenter les contre-investissements narcissiques du pervers aux dépens d'un

ou de plusieurs tiers utilisés comme objets partiels excitants, pour stabiliser son investissement du Moi et son sentiment d'identité ;

2 / Défléchir vers ces tiers les attaques de la pulsion de destruction portant sur la

symbolisation et la subjectivation, soit par une exposition directe, soit en les rendant responsables de ces attaques ;

3 / Suppléer à une carence d'élaboration fantasmatique inconsciente ; l'énergie

du Ça s'engagera dans des scénarios pervers agis, ou sur le point de l'être, faute de pouvoir le faire dans l'activation du jeu fantasmatique ;

4 / Tenter de maintenir ou de relancer par des activités de création, une identité

du sujet et de ses objets endommagés 1 ;

5 / Jouir sans entraves, d'une libido partiellement désintriquée de son union dialectique

dialectique la pulsion de mort.

Comme nous le rappellent divers auteurs (M. Aisenstein, 1994, A. Green, 1992, D. Braunschweig, 1995), l'association d'une perversion et d'un ensemble de sublimations raccordées par une compulsion de répétition, forme un passage où le jeu des pulsions débouche tantôt sur un enfermement pervers ou psychotique, tantôt sur une activité créatrice, tantôt sur une tentative d'endoctrinement ou de séduction.

LE TRIO PERVERS

Une situation perverse comporte au moins deux personnes, mais toujours trois personnages : le pervers-narcissique, son partenaire-pervers-sexuel et leur proie.

Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, en sont un modèle exemplaire. Mme de Merteuil est d'une perversité narcissique remarquable. Elle s'expose rarement aux manifestations de sa vie sexuelle. Valmont, pervertisseur séduisant, très actif sexuellement, est manipulé par elle tout en se croyant son égal. Les femmes qu'il séduit voient régulièrement leur réserve culturelle et névrotique débordée par l'excitation qu'il suscite.

1. Les psychotiques tentent d'obtenir les mêmes résultats en circuit fermé, en agissant sur euxmêmes, ou plutôt sur l'union intériorisée composée par l'objet originel et la partie du Moi qui lui est aliénée d'une part, le reste du Moi d'autre part.


Perversion, Sublimation, Croyance 1469

Elles cèdent au désir qui les gagne et font ainsi partie du tableau de chasse de Mme de Merteuil, par l'intermédiaire de Valmont 1. Schématiquement, les trois types de personnage sont présents.

En parlant de personnages, nous pensons aux intériorisations possibles et aux changements de rôle. Ceci pourrait rapprocher les pervers des névrosés. En fait il n'en est rien. Dans la névrose comme dans la perversion, il y a toujours trois personnages, mais si le névrosé peut jouer les trois rôles simultanément et dans le fantasme, le pervers peut n'en jouer ou faire jouer que deux, dans l'action, et alternativement.

Nous séparons artificiellement le pervers-narcissique de son partenaire-pervers-sexuel et de leur victime. Certaines superpositions et condensations sont possibles entre les trois personnages, sur le champ ou dans un étagement du temps. Ces combinaisons et la variété des scénarios pervers peuvent toujours cacher l'un ou l'autre de ces personnages, l'une ou l'autre de ces condensations par un accès partiel à une activité fantasmatique rendue ainsi possible. Mais celle-ci ne peut se développer librement sans l'intervention initiale du scénario pervers. Cette mise en scène pallie les défauts partiels de l'activité fantasmatique et en permet la relance psychique par l'action. En ce sens elle constitue un étayage du fantasme mais il lui manque toujours les possibilités de déplacement. Le scénario reste dans la crudité, et dans une pauvreté d'expression masquée par la compulsion à toujours utiliser les mêmes accessoires et péripéties.

Il y a, entre névrose et perversion, un triple passage : de l'intériorité à l'extériorité, de la fantaisie à la fixité, de l'individu au groupe.

Tout processus pervers implique un groupe physiquement réel. Même s'il ne se compose que de deux personnes, il alimente la dynamique du pervers. Cela ne va pas sans pressions du pervers narcissique sur le pervers sexuel, sommé de mettre en place, de figurer et de faire figurer à la victime les conditions d'émergence libidinale. Le pervers narcissique obtient alors une coexcitation inaccessible par ses seuls fantasmes. Ainsi entretient-il ses clivages.

Dans leur incomplétude et leur besoin l'un de l'autre, le pervers narcissique et le pervers sexuel sont des figures de « doubles ». La victime est un accessoire qu'il faut convaincre pour le vaincre 2.

Une patiente particulièrement éprouvante suscitait des réactions contre-transférentielles pénibles à contenir. Elle avait des manifestations cliniques étranges qui donnaient l'impression de venir de quelqu'un d'autre. «Étrange familiarité», se dit l'analyste, jusqu'au moment ou il comprit qu'il s'agissait de traits empruntés à un analyste précédent, et... à

1. Un beau renversement montrera la constance d'une victime, plus forte dans l'amour que Valmont dans la perversité. Il en sera « retourné », optera pour l'amour et contre Mme de Merteuil.

2. Les hystériques peuvent obtenir un résultat comparable, de façon tout à fait inconsciente, sans calculs délibérés. La relance est toujours prête pour « la jouissance narcissique d'un désir insatisfait, le sien et celui de l'autre », comme l'écrit Jacqueline Schaeffer (1986).


1470 Les divers clivages

lui-même ! Là encore, un jeu de doubles s'était instauré. Cette patiente utilisait des actions psychiques traumatisantes pour le contraindre à penser, à rêver, à fournir du tissu psychique. On retrouve là une des fonctions du traumatisme, fonction dérivée en quelque sorte, par laquelle se fait un ébranlement topique générateur de rejetons de l'inconscient, donc d'animation du Moi. Souffrir et faire souffrir l'autre, telles sont alors les conditions dynamiques et économiques de la survie psychique.

Les fantasmes conjoints de séduction, de castration et de scène primitive sont figurés dans les pratiques perverses ; c'est le cas de l'exhibitionnisme ou du voyeurisme. Au niveau le moins élaboré, ce sera le fait d'un sujet jouant successivement deux rôles, tout en forçant ses victimes à en tenir un contre leur gré.

Un homme montrait son sexe flacide en déambulant devant des enfants, des fillettes de préférence. Aussitôt passé, il regardait la réaction des enfants, à l'aide d'un petit rétroviseur. Exhibitionniste et voyeur, il contraignait ses victimes à l'être aussi et tirait sa jubilation la plus grande du rire des enfants et de leurs gestes moqueurs.

A un niveau plus narcissique, deux personnes seront poussées par une troisième à tenir des rôles complémentaires.

Cet homme qui a prématurément perdu sa mère épouse une femme nettement plus âgée que lui. Encouragée par l'appui financier et la «largeur d'esprit» du mari, elle boit et se drogue avec des amants de passage plus jeunes qu'elle. Naît un fils. Il devient le « dealer » de sa mère, se drogue aussi et meurt d'overdose au moment où il devait entreprendre un traitement psychanalytique. L'analyste ne saura jamais à quelles carences fantasmatiques des parents répondait ce jeune homme. Il semble qu'il soit resté en deçà d'une structuration tierce, dans une adhésivité maternelle. La perversité majeure ne semble pas être celle de la mère alcoolique, droguée et nymphomane, ni celle du fils, mais celle de l'organisateur restant dans l'ombre : le père.

Dynamiquement et économiquement, l'agir pervers de l'un suscite la coexcitation libidinale indispensable à l'autre pour soutenir son narcissisme défaillant. Le perverti devient l'excitant et le contre-investissement du pervers. Le même perverti peut devenir le pervertisseur d'une nouvelle victime, et ainsi de suite : une chaîne de pervertisseurs excités par des pervertis se crée, faute d'avoir eu, à la place de personnes réelles, un plein accès à des personnages fantasmatiques. La perversion voyante entretient les contre-investissements narcissiques agis d'un des membres du couple qui devient lui-même le contre-investissement entretenu et téléguidé de l'autre membre, le pervers d'origine sans perversion voyante : le pervers narcissique.

LE PERVERS NARCISSIQUE

Le sexuel est seulement la partie voyante, motrice, accrocheuse de regard (le choix du fétichisme n'est pas là pour rien), la consommation forcée en énergie libidinale des organisations perverses. D'une certaine façon, c'est le signe d'un


Perversion, Sublimation, Croyance 1471

échec relatif de la stratégie défensive perverse, par ce repérage même, véritable dénonciation économique libidinale. Les pervers sexuels, pédophiles et incestueux sont sûrement plus nombreux qu'on ne le croit habituellement, le soubassement défensif de leurs actes reste narcissique. La presse en fait de plus en plus état et les travaux de nombreux auteurs - en particulier ceux de Claude Balier (1989) - permettent de mieux connaître de telles situations.

Il y a de nombreuses formes de perversions narcissiques, sans actions sexuelles directes. Elles ne sont pas moins dangereuses que les autres. Sans relever du code pénal, elles agissent dans l'ombre et, pour pervertir leurs victimes, s'appuient sur des techniques de psychomanipulations : séduction, paradoxe, dilemme.

La structure défensive perverse, sous-tendant l'aspect sexuel voyant, est pour l'essentiel vouée à l'entretien dynamique et économique des trois secteurs clivés. On pourrait dire familièrement qu'elle tend à faire prendre des vessies pour des lanternes. Elle joue à l'oedipification, à la névrose ou à la « normalité», là justement où la structuration névrotique est attaquée. La défaillance originelle de la fonction synthétique du Moi, issue de la communauté du déni ou d'une forclusion, rend la traversée de l'OEdipe à peu près impossible. Si un faux-self d'apparence postoedipienne peut se développer, la réorganisation oedipienne n'en existera pas pour autant. La haine de l'OEdipe engendre un échec de l'oedipification, échec lui-même porteur d'une haine dont le retournement sur soi (ou la projection sur un tiers) conduirait à la confusion puis à la psychose. Le déni des perceptions qui engendrent de térébrantes perturbations du Moi, des empiétements désubjectivants et des anéantissements de la symbolisation, ne protège pas de leur retour. Il faut, de plus, y exposer un tiers, chargé de la lutte à ciel ouvert, contre les souffrances sans fin d'une folie qui n'est pas encore organisée en psychose. Les pervers narcissiques entretiennent ainsi des clivages étanches, abrupts, alimentés en stimulations énergétiques par les agissements de leurs partenaires. Ceux-ci ont une fonction de double, préposés aux agirs pervers, directement ou indirectement sexuels.

Le partenaire pouvant jouer plusieurs rôles est exposé comme un appât vivant dont il a les fonctions et le destin : attraper de la vie au prix de la sienne propre. Chosifié et paré, fécalisé et magnifié, il est le piège tendu par le pervers narcissique à de futures victimes.

Le double sexuel est traité par le pervers narcissique comme celui-ci se sent intérieurement traité quand la folie le guette. La pétrification, la fécalisation, le traitement en objet partiel interchangeable reflètent l'estime en laquelle se tient le pervers narcissique.

La constitution d'un faux-self, prétendument névrosé, permet une insertion familiale et sociale et l'accès à des positions où les destructions les plus diverses


1472 Les divers clivages

pourront s'exercer. Comme le maintien d'un faux-self respectable peut être remis en cause par des actes délictueux voyants, les pervers qui veulent perdurer font appel aux tactiques souterraines les plus variées (rumeurs, sous-entendus, paradoxes, fausses confidences) 1.

Les analystes se sont familiarisés avec les divers procédés propre à rendre l'autre fou (H. Searles, 1959), ou à le pervertir (P.-C. Racamier, 1992). Les techniques faisant d'autrui le dépositaire de troubles qui n'auraient jamais dû être les siens reposent toutes sur l'appel aux forces libidinales liant le sujet et son objet primaire dont le pervers narcissique prend la place. La connivence, l'égalité, la déculpabilisation mutuelle, mais aussi la menace d'abandon, le chantage implicite, en sont les composants. Toutes les possibilités d'aliénation au profit d'un leader décrites par Freud dans «Psychologie collective et analyse du moi» (1921) sont présentes. Une gradation des techniques psychomanipulatrices pourrait être établie, elle irait des plus disqualifiantes pour la pensée jusqu'à celles qui à l'inverse pourraient la stimuler fallacieusement. Le pire et le plus simple se trouve dans la sidération traumatique, conséquence de violences physiques et psychiques répétées. Cet abrutissement, sorte d'idiotie, ne peut tenir qu'en faisant appel au masochisme érogène des victimes (il faut bien qu'elles restent en vie), et à une disqualification des ébauches de pensée qui donneraient du sens à ce qui se passe. Aussi faut-il « doubler » ces violences par des appels répétés aux injonctions paradoxales, aux dilemmes, au non-dit et au secret, ce qui conduit à des toxicités insidieuses. La psychomanipulation réussie doit écarter toute énigme peu ou prou stimulante. Au contraire, elle doit conduire la pensée dans les impasses des paradoxes ou la tarir dans l'affirmation d'un seul et unique sens, expliquant tout. C'est le travail dévolu à toute vérité « révélée » conjuguant la crudité de la « révélation » et le mystère qui doit l'entourer avec l'interdiction sacrée de s'en approcher. Le tabou en fait partie, à ceci près qu'il s'étaye alors sur celui de l'inceste pour commettre l'inceste. Comme dans certaines sectes, le grand-prêtre a tous les droits, le bon peuple n'a que des devoirs. Il y a une éthique de façade, applicable à tous, mais contournable par certains... elle énonce que les entorses au règlement ont un caractère sacré... pour le bien des fidèles.

Écarter les énigmes stimulantes, génératrices de fantasmes, d'activité préconsciente et de création, peut donc être obtenu en créant des secrets et en révélant ce qu'ils sont censés voiler. Ces révélations ont un potentiel traumatique

1. On en trouve une belle illustration littéraire et cinématographique dans Ouragan sur le DMS Caine (1952) : un commandant aux tendances paranoïaques est déposé et remplacé par son second, lui-même manipulé par un autre officier sachant rester dans l'ombre. C'est bien sûr l'officier en second qui sera exposé à la justice militaire.


Perversion, Sublimation, Croyance 1473

immédiatement mis en jeu, mobilisant l'énergie psychique des victimes, énergie aussitôt récupérée en coexcitation par les ordonnateurs de ces perversions narcissiques. Il en va de même pour les révélations sexuelles faites abruptement aux enfants. L'excès de secrets affaiblit et aliène, l'abus de coups de «vérité» poignarde, mais le sang du sacrifice n'est pas perdu pour tout le monde.

On dit parfois (P.-C. Racamier, 1992) que les pervers ne sont pas intelligents. Cela nous semble vrai pour ceux qui laissent tomber le masque et montrent leur violence. Les autres déploient leurs activités anti-oedipiennes, contrapsychotiques, sous les couleurs de la normalité la plus conventionnelle. Ils mesurent leur marge de manoeuvre à l'aune des valeurs en cours dans la société où ils déploient leurs talents. Les défauts de la traversée structurante de l'OEdipe ne leur ont pas permis de constituer un surmoi évolué. Là aussi, leur intériorité est clivée entre le jeu cohérent des instances et la déshérence de leurs biens psychiques non subjectives : il s'agit de tout ce qui leur appartient mais dont ils n'ont pas pu hériter 1, de tout ce qui reste dans une mémoire inaccessible, celle de leur objet primaire ou celle de leur collusion préoedipienne à cet objet. Il leur faut une instance extérieure, prothèse complexe, à la fois Surmoi et miroir de leurs efforts identitaires conformistes, mais en même temps, prothèse à leurrer. Ce sera souvent un groupe de semblables, juge social répondant de leur identité, de leur honnêteté, de leur bon droit, les encourageant à poursuivre dans la mise en oeuvre de comportements tenant lieu d'éthique et d'appartenance à des valeurs extériorisées. Le juge dont les pervers ne veulent pas, c'est un juge selon la loi. Il doit être abusé, comme le fait le Moi débordé avec le Surmoi des névrosés en lui proposant masochiquement sa culpabilité et son besoin de punition pour mieux le leurrer et le pervertir. C'est souvent une personne, enseignant, prêtre, psychanalyste, ou une institution, scientifique, culturelle, politique, mais aussi associative, psychanalytique, internationale, etc. Ainsi parés, les pervers narcissiques trouvent aisément un terrain de chasse libidinale et d'action prédatrice, non seulement dans leurs familles, mais aussi dans leur travail. Ils sont contraints à la prédation. Si elle vient à manquer, apparaissent alors les défaillances de l'organisation perverse. Ce sont des troubles somatiques ou des raptus : effondrement mélancolique, bouffée délirante, et risque de suicide dans tous les cas. Il est rare qu'ils puissent organiser une psychose.

Menteur, escroc, séducteur jovial et charmant garçon, cet homme à la structure perverse mal dissimulée est un jour emprisonné et se suicide. Il était condamné à une longue peine. Très actif, toujours engagé dans deux ou trois illégalités, il n'avait presque jamais interposé de partenaire entre lui et ses victimes et n'avait pu échapper un certain temps à la justice qu'en jouant au fou.

1. A deux phrases de la fin de L'Abrégé, dernier ouvrage inachevé de Freud, on trouve la fameuse citation du Faust de Goethe : « Ce que tes aïeux t'ont laissé en héritage, si tu veux le posséder, gagne-le. »


1474 Les divers clivages

Dans nos considérations sur les pervers narcissiques, nous avons présenté des situations cliniques extrêmes. Elles s'achèvent par des morts réelles. Cependant, notre pratique nous met plus volontiers en contact avec les dégradations psychotiques transgénérationnelles engendrées par des pervers narcissiques bien dissimulés. Parents d'enfants psychotiques ou cas limites, ils sont souvent eux-mêmes issus de familles dangereuses pour la subjectivation de leurs membres. La clinique des cas limites nous montre de façon nuancée l'impact de défenses perverses parentales discrètes dans leurs manifestations directes, mais perturbantes pour la croissance psychique des enfants.

Cette clinique révèle qu'il serait trop simple de voir la position perverse entre psychose et névrose, entre un échec et un succès de la symbolisation et de la subjectivation dans le conflit oedipien. Les cas limites apportent un démenti à une telle vision quand l'accès à une structuration névrotiquement prévalente ne se fait pas en raison d'une place trop grande prise par la perversion des relations entre les enfants et leurs parents. Notre travail tend alors à la reprise des activités de symbolisation et de subjectivation, ce qui nous expose à prendre, transférentiellement, la place qui revenait à l'objet pervertisseur. Pour y accéder, nous devons accepter d'être traité par l'enfant comme il le fut, du moins dans son monde intérieur, puis d'être mis à la place du pervertisseur potentiel de la relation, enfin de donner à celle-ci une dimension favorable à l'établissement d'une transitionnalité. L'ensemble constitue un double retournement : de perverti en pervertisseur potentiel, puis de pervertisseur potentiel en organisateur d'une aire transitionnelle.

SEXUALITÉ ET PERVERSION

Mise en jeu directe

Détournée du plaisir sexuel partagé entre deux êtres respectant leurs statuts de sujets, la collecte de libido est le premier but de pervers. Son obtention au détriment d'autrui alimente une double jouissance, sexuelle, assurément très vive en raison de la désintrication pulsionnelle libérant la libido, mais surtout narcissique. A l'orgasme potentiel et facultatif, s'ajoute l'immense jouissance du sentiment de complétude et de cohérence du sujet, pour un temps renforcé par ses coûteuses défenses.

Un patient a longtemps montré dans quel mépris il tenait l'hétérosexualité. Son évaluation s'appuyait sur une comparaison entre quelques faibles satisfactions auprès des femmes et l'intensité de ses jouissances homosexuelles lors de rencontres anonymes, brèves et répétées. Sa créativité professionnelle et la stabilité de son couple homosexuel


Perversion, Sublimation, Croyance 1475

dépendaient étroitement d'une compulsion à être pénétré. Alors satisfait, il se sentait pour un moment complet et unifié. Il avait investi son anus en tant que bouche, vagin et anus et avait ainsi accès à tous les éléments de l'équivalence symbolique, sein-pénis-fèces, sans pour autant en distinguer les nuances, mais en se tenant à l'abri de toutes les castrations.

Les défenses sexuelles perverses

Le côté voyant des défenses sexuelles perverses implique parfois la présence d'un ou de plusieurs partenaires devant témoigner à décharge, car ces défenses sexuelles entraînent un besoin, sinon de justification pour elles-mêmes, du moins de montrer que « le trône et l'autel » ne sont pas en danger. Elles semblent indispensables à la mise en oeuvre de sublimations exposées aux commentaires et aux jugements d'autrui. La honte et la culpabilité ne sont pas loin d'être au rendezvous. Ces conditions donnent une chance à l'approche analytique. Dans d'autres cas, les solutions perverses sont étalées au grand jour, sans culpabilité ni honte, dans un défi narcissique où l'inversion de l'horreur de la castration montre son intensité (P. Aulagnier, 1970).

La réponse par l'action

Il en va ainsi dans la cure de certains hommes homosexuels. Une solution perverse est apportée à un problème non posé, celui de la castration. La même situation peut se retrouver avec de grands séducteurs et de grandes séductrices d'hommes ou de femmes quand la réalisation physique de ces séductions constitue une contrainte incontournable, donc aliénante. Serait-ce l'équivalent d'une défense caractérielle, isolant une partie du Moi fonctionnellement clivé ?

Lapidairement, cela s'énonce ainsi : « Personne perverse et/ou sexuellement très active, née de parents bien sous tous rapports, cherche les données du problème dont elle a déjà une solution. »

Cette petite annonce adressée à l'analyste signale une faille, un hiatus dans la cuirasse d'un clivage, une énigme enfin, simplement parce qu'elle existe. Un bout de fantasme pose le début du problème, ébauche de mentalisation de ce qui est, par ailleurs, agi. Une perturbation, une gène, se créent, donnant l'idée et l'espoir qu'il y aurait à penser. La confusion entre la sexualité et la tendresse est aisément invoquée dans de tels cas. Pourtant, il n'y a pas d'équivalence entre les deux, mais plutôt la nécessité de passer par la coexcitation sexuelle pour entretenir et restaurer un objet interne enkysté et châtré. Ce n'est pas la jouissance du sexe qui est recherchée, mais l'engrangement d'une énergie libidinale destinée à l'entretien antidépresseur de cet objet déprimé.


1476 Les divers clivages

Coagir

Une patiente drague dans les cafés et prend la direction des opérations amoureuses. Elle aime ça, mais elle ne fait plus l'amour avec son mari, ça la dégoûte. Un autre patient abrite toutes ses séductions d'hommes ou de femmes derrière un attentat sexuel qu'il a subi à l'âge de dix ans. Il charme, prend, abandonne et recommence. Un jour où ça ne marche pas, il va dans un bordel et s'effondre dans une phobie grave d'infection par le virus du SIDA. Un autre, encore, jouit intensément de ses aventures homosexuelles dangereuses et répétées. Mais ses rêves le font souffrir... Un autre, enfin, reste seul chez lui des heures durant et se masturbe en contemplant un fauteuil vide.

Tous entrent en analyse à partir de manifestations névrotiques en clivant phénoménologiquement leur vie fantasmatique inconsciente de leurs mises en actes réalisées sans culpabilité ni honte.

La névrose de transfert, un peu tiède, les maintient dans le cadre proposé. L'analyste se sent peu efficace, peu pertinent et peu engagé dans un processus analytique. Il manque d'énigmes stimulantes dans une situation où, soit le secret sans indices, soit une vérité toute crue, mettent à plat l'activité fantasmatique du patient et la sienne. Il a pris le rôle de l'objet déprimé/châtré.

PERVERSIONS ET SUBLIMATIONS

Entre perversion et sublimation

L'extériorisation sexuelle et la sublimation peuvent contribuer à la reprise de la subjectivation grâce à la compulsion de répétition vue sous un angle potentiellement réparateur. C'est le cas pour certains pervers. Tels les psychotiques sortant douloureusement de la psychose (en particulier par la perversion), ils ont une chance d'accéder à une relance oedipienne par l'instauration d'une transitionnalité, elle-même issue d'une fétichisation temporaire compulsivement remise en jeu. L'énergie nécessaire viendra ici aussi de la coexcitation liée à la perversion, mais à présent mise au service du sujet lui-même, et orientée dans une nouvelle dynamique sublimatoire au fil de répétitions.

Dans un article sur Sade, Marilia Aisenstein (1994) écrit :

«Littéraire, l'écriture est considérée de l'ordre de la sublimation. Cliniquement n'y a-t-il pourtant pas de la compulsion - opération défensive dont le non-accomplissement pourrait entraîner l'angoisse chez tout écrivain?

« La part du sublimé est difficile à discerner du compulsionnel. Le texte érotique


Perversion, Sublimation, Croyance 1477

voire pornographique pose la question du déplacement ; l'oeuvre du marquis de Sade serait en ce sens exemplaire de la valence créatrice de la compulsion. S'y mêlent étroitement la folie d'écrire et l'utilisation de la répétition pour créer du nouveau. »

Nous verrions volontiers dans la solitaire «folie d'écrire», tout comme dans l'agir pervers une recherche de coexcitation donnant l'énergie nécessaire à la mise en place ultérieure d'une création, d'une sublimation exposable à tous, reflet du narcissisme, de l'Idéal du Moi.

Y a-t-il des sublimations sans perversions ?

En nécessitant des surcroîts de libido inhibée quant au but, les clivages imposent au Moi d'accéder à une maîtrise de courants d'énergie donnant parfois accès à des sublimations de haut niveau. Les artistes, les créateurs, les chercheurs, qui déploient, subissent ou ont subi les effets d'une perversion ou d'une perversité, sont si nombreux, qu'il faut tenter de voir comment ces deux types d'activités sont associés. On peut entretenir des clivages sans passer par des sublimations. L'inverse est-il possible ?

Perversions et sublimations ont un point commun. La libido qui les soutient est inhibée quant au but. Cette affirmation paradoxale en matière de perversion mérite une explication. Nous ne prenons pas ici en compte la libido déchargée dans les actes pervers, mais celle qui est détournée de l'hédonisme pour entretenir la constitution des fétiches, et autres formations masquant un clivage. Cette libido-là est détournée de son but premier qui est la satisfaction d'un désir. En ce sens, elle est pervertie et mise au service d'une économie où prime le clivage comme nous l'indique une phrase de Freud.

«[...] des tendances se trouvent éliminées, soit par répression totale (refoulement) soit en étant utilisées de façon différente dans le Moi ; elles forment des traits de caractère ou subissent une sublimation avec déplacement de but», Abrégé de psychanalyse, p. 16.

Les traits de caractère servent souvent de formations obturantes, voilant un clivage et révélant un collage à un objet. Ils détournent la libido. On peut en dire autant des sublimations. Là aussi, la libido est pervertie, détournée de ses buts. Elle nourrit une activité narcissiquement valorisée et socialement estimable.

L'association d'une perversion et d'une activité sublimée est si fréquente qu'il n'est pas besoin de recourir à des exemples. Il en va de même pour l'association des souffrances des victimes de pervers et de leurs créations. Mais dans ce dernier cas, tout se complique du fait du masochisme, tantôt gardien de la vie - et alors perversion privée vitale - tantôt perversion sexuelle. Quoi qu'il en soit, les auto-érotismes, le masochisme vital de base, le masochisme pervers et toutes les perversions aboutissent à des afflux libidinaux non seulement utilisables pour l'entretien des clivages, mais aussi disponibles pour les sublimations. Les cli-


1478 Les divers clivages

vages ont besoin d'une énergie qui peut soit les sous-tendre, soit être utilisée à des fins sublimées. En considérant toutes les formes de masochisme comme des perversions, on peut généraliser et soutenir qu'il n'y a pas de sublimation sans perversion.

Rappel économique

La fonction synthétique du Moi crée des liaisons entre l'ensemble de ses courants, l'élaboration secondaire des rêves en est un exemple. Ce sont des synthèses dynamiques et énergétiques d'auto-entretien. Un niveau énergétique de base est ainsi assuré afin d'alimenter et de maintenir la dynamique du Moi. Les apports viennent du Ça et ne sont maintenus dans le Moi que par l'activité fantasmatique. Hors d'elle, il n'y a que diverses décharges.

Schématiquement, le Moi a besoin d'énergie dans trois situations :

1 / D'abord pour assurer son auto-entretien ; c'est une application du principe de Fechner. L'énergie est maintenue constante grâce aux liaisons entre les configurations dynamiques contradictoires qu'elle parcourt. On pourrait imaginer un niveau basai hypothétique. Cependant, la notion de stabilité énergétique n'est pas compatible avec la nécessaire conflictualité constitutionnelle des fantasmes. Plutôt que de parler de niveau de base, il vaut mieux se référer à une fluctuation incessante de base. Une zone de variations énergétiques incessantes entre deux seuils. La baisse du niveau énergétique en deçà du seuil inférieur conduit à la douleur psychique et à la dépression essentielle. Inversement, la hausse du niveau au-delà du seuil supérieur conduit à l'angoisse ou à l'excitation.

2/Ensuite, le Moi doit entretenir sa croissance et son extension. C'est une variante du cas précédent, car il faut pouvoir supporter des hausses de niveau compatibles avec des conquêtes de tous ordres, mais en particulier amoureuses, qui imposent une maîtrise accrue. C'est l'entretien des variations économiques et dynamiques de base :

«[...] un solide égoïsme préserve de la maladie, mais à la fin l'on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et l'on doit tomber malade lorsqu'on ne peut aimer, par suite de frustration (Versagung) » (S. Freud, 1914 a).

Cette citation extraite de « Pour introduire le narcissisme » introduit directement le point suivant.

3/Pour parer aux dangers psychiques et physiques d'une baisse de niveau énergétique et dynamique. Ces dernières sont au coeur de notre propos. Liées à des pertes objectales ou à des spoliations par l'objet, elles sont sources de clivages quand le Moi n'a pas la pleine disposition de sa fonction synthétique.


Perversion, Sublimation, Croyance 1479

Le masochisme et les ressources du Moi

Il ne s'agit pas de créer de l'énergie, le Ça y pourvoit, mais il faut la capter, l'orienter et la lier, par la contradiction de ses destins, pour la rendre liante entre les divers courants du Moi.

Les auto-érotismes combinant l'action physique et l'activité fantasmatique sont les premiers vecteurs orientés et orientants de l'énergie nécessaire au maintien du Moi et à son fonctionnement.

La masochisme (B. Rosenberg, 1991) contribue au maintien du niveau énergétique par la coexcitation qu'il crée. En ce sens il est « gardien de la vie ». Mais il constitue une ébauche de perversion, d'autoperversion dans la mesure où il détourne la libido de son destin hédonique pour la mettre au service de l'entretien du Moi : un mal-être pour pouvoir vivre.

Les perversions masochistes agies compensent les carences masochistes inconscientes. La nécessité de situations d'échec, de douleur, d'humiliation pousse à la recherche de partenaires pouvant contribuer aux effets palliatifs de ces perversions agies. C'est en ce point que le masochisme passe de la situation d'élément constitutionnel de tout être humain à celle de perversion d'appoint.

La fonction synthétique du Moi fait normalement usage du masochisme. Sans lui, il n'y aurait pas de possibilités de maintien des tensions, la décharge serait la règle.

Marceline souffre d'effondrements dépressifs qui répètent peu ou prou les conséquences d'abandons maternels réitérés. Tout homme qui lui manifeste un peu d'intérêt est immédiatement pris dans le réseau de ses fantasmes amoureux. Elle «s'abandonne», connaît un moment de bonheur intense, puis un désespoir qui va croissant malgré l'emprise qu'elle déploie sur des amants qui se dérobent ou qui l'exploitent et la trompent. L'angoisse monte et va crescendo jusqu'à la consommation de la rupture, à une douleur psychique d'abandon, à une dépression qui la conduit régulièrement en clinique psychiatrique.

Les aventures amoureuses stérilisent régulièrement la créativité de cette artiste. Sa richesse expressive revient progressivement dans des périodes de solitudes où elle s'épuise à travailler sans distractions, avec peu de sommeil et de nourriture. Ce masochisme la soutient et encadre son travail. Elle crée, connaît à nouveau du succès puis retombe dans une histoire d'amour sans lendemain.

Depuis de nombreuses années, l'oscillation est constante entre des périodes ou elle magnifie les relations amoureuses, sa personne et celle de ses amants, et d'autres périodes marquées par une souffrance qui débouche sur ses créations. Oscillations entre fétichisation et sublimation. Quand le fétiche ne tient plus, la détresse survient. Elle se reconstruit dans le travail et par des succès qu'elle attaquera à la prochaine passion. Ses réalisations artistiques sont vibrantes de l'écho de ses souffrances et entraînent plus que de l'estime. On peut penser qu'elles ne sont pas seulement le résultat d'un détournement libidinal hors de ses buts, mais qu'elles portent la marque du surcroît d'énergie, d'affect et de maîtrise qu'elle dégage de sa perversion privée : le masochisme.


1480 Les divers clivages

Les liens sont étroits entre les auto-érotismes et le masochisme. Des situations de passage d'un état à l'autre intriquent les facteurs de coexcitation. C'est particulièrement net dans les auto-érotismes de nécessité qui maintiennent douloureusement le Moi dans une certaine stabilité. La réussite du déni impose ces auto-érotismes de nécessité, actes compulsifs de liaison entre le corps et les fantasmes, fournisseurs d'énergie par coexcitation au service de l'entretien du clivage entre les pôles de symbolisation. Pour résumer, l'énergie du Ça reprise dans le Moi grâce au processus de refoulement peut être contenue ou mise en jeu dans des satisfactions de désir, entretenir des clivages ou alimenter des sublimations.

Sublimations de contrainte

Les sublimations engendrent des réintrications pulsionnelles. Elles reconstituent des encadrements qui luttent contre la brutalité de l'excès de jouissance issu de la libération de libido dans la désintrication pulsionnelle perverse ou psychotique. Semblables aux activités de la période de latence, les sublimations ressaisissent la libido, l'encadrent, l'utilisent. Du même coup, elles luttent contre les méfaits de la pulsion de destruction et reconstituent l'Idéal du Moi. Pour ces raisons, de nécessité narcissique, nous les voyons comme des sublimations de contrainte 1.

L'éducation, les apprentissages, les armées d'études, l'assiduité, la ténacité s'appuient sur une intrication du masochisme et de l'analité. Les modulations de celle-ci, par le biais du masochisme, la situent à la jonction des perversions agies et des formations de caractère sur le mode anal, entre décharge, rétention et création.

Sublimations et perversions sont en relation dialectique dans le jeu des énergies. Les sublimations sont intriquantes. A l'inverse, il faut des désintrications pulsionnelles pour les susciter. Les pratiques perverses y contribuent. A défaut, certains toxiques iront dans le même sens. C'est de l'alternance de mouvements de désintrication et de nécessités de réintrications que seraient issues les créations les plus originales. Il ne s'agit pas ici de l'activité conjonctive et disjonctive bien tempérée, telle que le refoulement la déploie, mais d'une oscillation constante entre la liaison et la déliaison d'une part, l'intrication et la désintrication d'autre part 2.

1. Avec une autre approche, André Green (1993) leur fait jouer un rôle comparable dans la constitution du Moi.

2. L'oscillation isolée entre la liaison et la déliaison caractérise plutôt les techniques.


Perversion, Sublimation, Croyance 1481

OEdipe, castration et sublimation

La perversion élimine toute prise de risque et de discussion. Elle tend à reconstituer un Moi-idéal par le biais du faux. «Jouir sans entraves», mais aussi, « partir sans payer », sont au nombre de ses devises. Les sublimations tendent à reconstituer un Idéal du Moi. On peut les voir dans une oscillation constante entre l'OEdipe et ses simulacres teintés d'analité par régression. Elles oscillent de même, par l'exposition d'oeuvres conçues solitairement, entre le risque de castration, sa fuite et sa recherche excitante. Le surmoi du groupe se substitue alors à celui du chercheur et l'entrée dans l'OEdipe est répétitivement remise en jeu. La régression défensive devant l'OEdipe n'est pas suffisante pour que la fonction synthétique du Moi soit gravement altérée, mais ses défauts sont traités tantôt sur un mode pervers, tantôt dans une relance de la croissance du sujet par la sublimation.

Faute de sublimations, certains pervers articulent le déni de la castration avec un défi (P. Aulagnier, 1967) qui apparaît en clair dans le comportement : «Outrage aux moeurs» et «visée au scandale». Les deux versants du mensonge et de la vérité ne sont alors pas propices à la création, ils dénient la différence des sexes en insistant sur l'aspect réel des sexes.

Entre fétichisme et sublimation, les levées des clivages

Si, avec Freud (1927), on reprend l'exemple du fétichisme, et la problématique psychique du créateur d'un fétiche, il semble clair que le refoulement fournit la libido nécessaire à la constitution du fétiche lui-même. Assez vite, la dynamique de la psyché devient monotone. La reconduite des processus de maintien du clivage mène à la rigidité. On sait d'ailleurs combien les scénarios pervers sont eux-mêmes monotones; malgré les fortes charges libidinales qui les caractérisent, ils n'apportent rien de nouveau. Les éloges que les pervers font de leurs productions cachent une répétitivité, une immobilité mortifère, qui s'installe sous des dehors mouvementés et chatoyants. Le manifeste est pailleté, mais le latent est morne. On peut se demander si une angoisse d'extinction de la vie psychique, une angoisse d'aphanisis, ne découle pas de l'univocité des processus mis en jeu, quelle que soit leur intensité. Qu'on nous permette une image : la flamboyante lueur du clivage est à entretenir et pour tout combustible, elle a les rejetons de l'inconscient. Aussi, répétitivement, tristement pourrait-on dire, le refoulement va-t-il au charbon... Le narcissisme phal-


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lique figé, fruit du déni de tout manque, se substitue au narcissisme évolué et évolutif corrélatif de l'incomplétude.

Les compulsions de répétition servent le savoir-faire rassurant, l'enseignement, la reproduction. La compulsion de répétition venant de la poussée du retour du refoulé nourrit le clivage en énergie ; l'analité y trouve une place de choix. La compulsion de répétition venant du retour du dénié, de l'extérieur où il avait été projeté, se charge de fournir les apparences, les matériaux brillants, précieux à l'extrême ou on ne peut plus vils. Ils ne sont pas là pour leurs valeurs signifiantes, mais pour leur valeur d'emprise.

La distinction entre l'oeuvre de création et le faux se fera dans l'articulation entre le retour du refoulé et le retour du dénié, selon que l'un ou l'autre l'emportera. Au service de la civilisation, les artistes, les créateurs, réorientent les rejetons de l'inconscient pour saisir les retours de ce qui est dénié ou forclos dans leur groupe social. L'angoisse d'aphanisis les contraint à un dépassement de la position de constructeurs de fétiches.

La fausse oeuvre d'art, bien étudiée par Chasseguet-Smirgel (1970), est un fétiche anxiolytique. Elle annule et fige le temps et les diverses différences. Elle protège de l'angoisse de morcellement mais expose à l'angoisse d'aphanasis, à la « peau de chagrin ». Autrement mouvante est la lutte pour la créativité. On la voit parfois se déployer au cours d'une longue vie d'artiste, comme pour Chagall, Miro ou Picasso, et si nous la mettons volontiers au compte d'une économie de temps de paix, cela ne veut pas dire que l'angoisse en est absente, bien au contraire, mais elle est remarquablement cernée et utilisée 1.

Il arrive cependant qu'une économie de temps de guerre soit l'ordinaire de l'artiste, et la lutte devient désespérément âpre entre l'activité symbolisante des sublimations de contrainte et la déstructuration inexorable qui gagne du terrain entre délire et création, entre maladie physique et sublimation ; nous pensons ici à Pascal, Van Gogh, Modigliani et Artaud.

En traitant ainsi de la sublimation, nous ne rendons compte que d'un seul des processus mis en jeu, mais l'articulation entre le narcissisme, le clivage et l'angoisse nous en donne la direction. Il nous semble que les créateurs authentiques sont animés par des tentatives de reprise de leur croissance narcissique, là où les guette un narcissisme phallique inhibiteur. Ils font des «forages» dans l'épaisseur de la barrière du clivage et rendent compte du processus de ressaisie subjectivante des contenus clivés et clivants.

Un de nos patients privilégiait, entre autres, deux procédés d'abolition subjectale et d'attaque symbolique. Il ne finissait pas ses phrases ou encore les achevait par des mots fourre-tout tels que «truc» ou « machin ». Les phrases inachevées étaient comme autant

1. Qu'on pense un peu au regard du cheval dans le tableau de Picasso Guernica.


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de tuyaux de branchement sur autrui qui pouvait les compléter à sa guise, donc les récupérer. D'autre part, dans une sorte de « pseudo-virilité anti-hystérique », il signalait par la violence des rejets de sa relation à sa mère, l'intensité du collage ainsi entretenu. Le clivage-collage se mettait au service de la réalisation détournée des voeux oedipiens. Ne pouvant pas posséder, il offrait ses phrases à la possession. Ne pouvant s'unir, il se collait par la violence de ses propos.

Ce patient est aussi un artiste, et dans son analyse la levée des inhibitions n'alla pas sans angoisses, sans remise en cause de la relation aux objets oedipiens mais elle permit une reprise créative importante. La création devient re-création de soi à partir non pas seulement des rejetons de l'inconscient, mais plus particulièrement, à partir des contre-investissements narcissiques. Auparavant, la chair psychique de cet homme alimentait le magma du «collage» ; dorénavant, il se crée en créant, à partir du «magma».

La prise en considération de l'angoisse, assez fréquente chez les créateurs les plus authentiques au moment de la réalisation d'une oeuvre, montre qu'une lutte intrapsychique se déroule, sans qu'un refoulement majeur ou un clivage important n'apportent de répit à cette lutte, et cela jusqu'à ce qu'elle se suspende temporairement dans et par la création. L'immobilisme psychique est la dernière parade contre les angoisses de morcellement et de chaos. Les créateurs déploient leurs efforts contre cette immobilité et en faveur d'une organisation du chaos grâce à la levée partielle des clivages.

Ainsi, la sublimation est le résultat d'un mouvement pulsionnel doublement détourné de ses buts, puisqu'au lieu de s'éteindre dans la satisfaction libidinale, ou de se figer dans l'emprise du clivage, il se porte vers la création, au service du narcissisme de vie. Mais l'inévitable croissance du créateur dans la mesure où il gagne du terrain sur le monde du vide, de l'irreprésentable et du chaos s'accompagne d'une dépersonnalisation dans le moment mutatif. Il lui faut donc être assez fort pour affronter un certain nombre d'angoisses. En cela, la «mise en tension», névrotique ou pas, par l'inhibition plus ou moins prolongée de la réalisation pratique, de l'acte de création, constitue une aide importante, tout comme les exercices, esquisses et autres façons de tourner autour des projets. Cette «mise en tension» peut être facilitée par un courant libidinal s'adressant à un objet d'amour ou d'excitation, modèle, égérie, alter ego, etc.

De même qu'on a pu dire qu'on clivait son prochain comme soi-même, on peut avancer qu'on déploie son statut de sujet en déployant le monde de la représentation des objets. Chaque création entraîne une crise de croissance ou de développement. Et comme dans ce domaine, il n'y a pas de garanties de maintien, c'est sans fin... jusqu'à la fin. A moins, bien sûr, de glisser vers le fétichisme, et alors le déni de la finitude et de la souffrance des êtres reprend ses droits.


1484 Les divers clivages

PSYCHOSE ET CROYANCE

Faire faire le travail d'escamotage du clivage par quelqu'un d'autre, tel est le but du pervers narcissique, subtil et discret. Pouvoir faire assumer par un groupe social abusé, la tâche d'entretien énergétique du clivage et de ses masques constitue un pas de plus. Le passage du quantitatif au qualitatif, le saut du petit groupe plus ou moins marginal à une société élargie constitue un temps fondamental.

A la fin de «Constructions dans l'analyse» (1937), Freud compare aux délires les constructions faites par les analystes. Il voit dans les deux cas des tentatives d'explication et de reconstruction s'appuyant sur des éléments de vérité historique déniée dans l'enfance et faisant retour :

« De même que l'effet de notre construction n'est dû qu'au fait qu'elle nous rend un morceau de l'histoire vécue, de même le délire doit sa force convaincante à la part de vérité historique qu'il met à la place de la réalité repoussée» (p. 281).

La recherche de la protection par la complétude de soi et du groupe, l'attrait de la croissance par extension du domaine du sens, se retrouvent dans toutes les formations surinvesties dans la constitution d'un clivage. On fait « feu de tout bois» pour rendre lumineuses ces formations et laisser par contraste, dans l'ombre, hors du champ de vision, ce qui renvoie à l'inquiétante étrangeté, à l'horreur de la castration, à l'abandon 1. La reprise d'éléments historiques, tirés de l'époque où l'analité était source de jouissances et d'acquisitions subjectivantes, émerge ainsi, voilée et magnifiée dans la constitution des fétiches. Face à l'angoisse de castration génitale, l'après-coup rassurant d'un regain de l'analité redonne vie au règne du bâton fécal, véritable Phénix, et lui confère une place centrale. La menace de castration passe de l'effrayant au risible. Il ne s'agit pas seulement de mettre en doute l'existence de la castration, mais d'y apporter un démenti privé incontestable, assurant une intime conviction, engendrant une croyance.

La sécurité donnée par le fétiche, tout comme celle du délire, n'est pas garantie par la Société. Les meilleures assurances viennent des mutuelles, si l'on peut dire... Aussi est-il tentant d'opter pour un contrat de groupe, aux multiples garanties, dans une association d'êtres humains pouvant partager le déni des traces inquiétantes de la perte du sens, du manque à être, de l'insécurité. L'identification mimétique favorise le sentiment d'appartenance à une communauté.

1. Les croix portées autour du cou, pour être en or, n'en sont pas moins des figurations d'un instrument de torture et de mort. Que porteraient les chrétiens si le Christ avait été pendu ou guillotiné ?


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Les Dieux, la Fortune, la Science, la Grâce, les Arts, et d'autres entités aussi généreuses et rassurantes sont à l'enseigne de ces ensembles. Les renoncements pulsionnels de chacun assurent la cohésion de leurs membres et confèrent un surinvestissement à ces entités.

Lorsqu'il écrit «Constructions dans l'analyse» en 1937, Freud travaille depuis de nombreuses années sur un Moïse. On y retrouve les thèmes de Totem et tabou (1913), de «Psychologie collective et analyse du Moi» (1921), et de L'avenir d'une illusion (1927). Ici encore, il confère aux croyances religieuses la valeur d'un délire, ayant un déni comme origine et le refoulé comme source.

« Si l'on considère l'humanité comme un tout, et qu'on la mette à la place de l'individu isolé, on trouve qu'elle aussi a développé des délires inaccessibles à la critique logique et contredisant la réalité. S'ils peuvent malgré cela exercer un empire extraordinaire sur les hommes, la recherche conduit à la même conclusion que pour l'individu isolé. Leur pouvoir provient de leur contenu de vérité historique, vérité qu'ils ont été puiser dans le refoulement de temps originaires oubliés» (p. 281).

Ces temps originaires oubliés annoncent le commentaire énigmatique sur l'association (par Freud) de Zeus et de sa mère pour châtrer Kronos, et sur la saisissante perception de l'erreur ayant conduit à la surévaluation de la « fonction synthétique du Moi».

C'est aux franges de cette fonction que le délire de la religion se constitue, mais aussi sa perversion. Du scénario pervers au rituel religieux, Paffect perd en jouissance ce qu'il gagne en sentiment de cohésion, d'union. Du fétiche fascinant, à l'adoration des idoles, l'excitation perd en plaisir ce qu'elle gagne en emprise sur chacun des membres du groupe, pour renforcer la solidité de celui-ci.

Les dénis d'une génération, transmis à celles qui suivent, constituent autant de forclusions et de sources de clivages. Pour voiler ces dénis, l'idéalisation se renforce là où elle a déjà tendance à fleurir. Ainsi, l'idéalisation narcissique de l'enfant, His Majesty the baby, s'intrique avec les retours de ce qui fut rejeté pour permettre la constitution du Moi-plaisir des parents. Dans « Pour introduire le narcissisme» (1914), Freud montre combien le nouveau-né doit être mis à l'abri des souffrances et des échecs connus par eux. En ce qui les concerne, les rejets primitifs, ultérieurement subsumés dans l'émergence du refoulement originel, ont concerné tout ce qui n'était pas constitutif de leur Moi-plaisir :

«Le moi-plaisir originaire [...] désire s'introjecter tout ce qui est bon et rejeter hors de lui tout ce qui est mauvais. Pour lui, l'étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors, sont tout d'abord identiques» (S. Freud, 1915 a, p. 175-176).

Le tiers, l'étranger, le mauvais qu'on recrache, font partie de ce qui fut rejeté, dénié, forclos et qui fait retour. Toutes les peines, les hontes, les souf-


1486 Les divers clivages

frances inqualifiables, les culpabilités, aux conséquences symboliques non transmises s'amalgament aux ignorances, aux recherches de sens, et créent un vide de significations en attente de révélations, de La Révélation 1. Le déni appelant au délire de la religion, c'est celui des contenus forclos par les générations précédentes. Le retour du refoulé, propre à nourrir le délire des religions comme les délires privés, se retrouve dans le fantasme inconscient d'union incestueuse avec la mère, et des frères et soeurs entre eux. C'est l'association, la société (ecclesia), universelle (katholikos).

Opposons encore une fois le délire privé et le délire socialement partagé. Dans les délires mystiques, ce n'est pas tant l'évocation de Dieu qui compte, que le sentiment d'union, de consubstantialité. Le clivage se situe entre la partie du sujet ayant fait l'objet d'une appropriation subjective, et celle qui reste dans la confusion originelle. La séparation fétichisée se manifeste dans le surinvestissement du nom ou de l'image de Dieu. Individuellement, c'est un clivage poreux, de mauvaise qualité pourrait-on dire; le retour du dénié et celui du refoulé s'y côtoient de trop près. Dans la religion, par contre, la relation mimétique, l'approbation mutuelle, les rituels d'expiation, l'abolition des valeurs du Surmoi et de l'Idéal du Moi personnel au profit de celles d'un meneur (le chef de l'Église), renforcent le surinvestissement de l'union, et créent la force de la foi. Ainsi est éclipsée l'union folle, incestueuse, avec la mère, et rendue possible l'évocation d'un père 2. La solidité de la croyance au délire communément partagé impose moins d'efforts à chacun de ses membres que ne le ferait un délire privé.

Comme bénéfices secondaires non négligeables, les religions se proposent de donner ou de chercher du sens au chaos, et pour certaines d'entre elles d'assurer contre la mort. Sous leur protection, l'éthique, la science et les arts peuvent prospérer. Mais il vient un moment, mutatif et révolutionnaire, où ils s'en dégagent.

1. La transmission du surmoi des parents va dans un sens inverse, elle s'appuie sur la symbolisation.

2. Dans « L'Homme Moïse et la religion monothéiste », Freud émet l'hypothèse d'un déplacement des caractéristiques du dieu égyptien Aton sur le génie Yahvé, dieu des volcans. Se pourrait-il que dans les religions chrétiennes, une partie des représentations du diable expriment un retour de ce dieu primitif?

La conception de Jésus, le terrible retour du père avec le massacre des Innocents par les soldats d'Hérode, et le rôle effacé de Joseph vont dans le sens d'une forclusion du nom du père. La conception sans acte charnel pourrait éclipser une insupportable histoire d'inceste et de viol. Celle-ci ferait retour dans deux images paternelles opposées, clivées du récit et clivées entre elles. Dieu le père, d'un côté, le diable de l'autre. Un aspect du père serait le Dieu sans contact charnel avec les femmes, l'autre serait celle du diable, pervers incestueux engendrant un fils voué à la forclusion de ses origines. Un tel enfant ne saurait avoir accès à l'image d'un homme capable d'être son père. La construction d'une néo-réalité pourrait être alors à l'origine d'une nouvelle croyance, pour peu qu'elle puisse être proposée, enseignée et transmise, tel un Nouveau Testament.

A l'inverse, on retrouve le clivage Dieu/Diable dans le Faust de Goethe : Faust échappe à la condition de devenir la proie du pervers et obtient son salut car il « n'a jamais cessé de tendre vers un idéal ».


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Sous des formes plus rationnelles, l'éthique, la science et les arts peuvent proposer des folies privées (paranoïa du chercheur ou du génie « méconnu »), ou publiques, immédiatement exploitables. Ici encore, l'union des croyants fait la force de la prothèse fétichique protégeant de la souffrance et des castrations les plus cruelles.

Mais qui peut se prévaloir de n'avoir aucune croyance venant obturer ses carences narcissiques? Le psychanalysme (Castel, 1973) a eu son heure de gloire...

L'INTERMÉDIAIRE ET LE CLIVAGE

Dans les perversions privées, aussi bien que dans les perversions et les psychoses pour grand public, nous avons toujours trouvé un partenaire ou un groupe de partenaires, tenu d'approvisionner en libido le pervers ou la structure perverse. Dans ces fonctions, cet intermédiaire, fournisseur, tient à la fois un rôle de pervers et un rôle de perverti. Cliniquement et métapsychologiquement, il est le siège d'un clivage. Réfugiant toute son identité dans le rôle de partenaire privilégié ou de victime, il se voile à lui-même le conflit qui pourrait découler de la rencontre entre les deux fonctions. Laisser émerger le conflit conduirait dans les situations les plus favorables à la névrose, et dans le pire des cas à la psychose.

Dans le trio pervers, comme dans la hiérarchie des obédiences, la position d'intermédiaire est celle d'un fournisseur et d'un vecteur. Aussi longtemps que dure son engluement identitaire avec le pervers narcissique ou avec les supérieurs hiérarchiques, les voiles du clivage sont inaccessibles. Le fétiche est respecté. On ne raisonne pas plus un croyant sur les rituels, ou un pervers sur ses pratiques, qu'on ne saurait le faire avec un psychotique à propos de ses convictions délirantes ou avec un enfant quant à l'amour de sa mère.

Les fluctuations et les défaillances dans les apports libidinaux permettent parfois à l'intermédiaire de douter, voire de se sentir floué, ce qui ne va pas sans quelque risque dépressif. C'est alors qu'il est possible d'envisager une approche psychanalytique.



10 Conclusion

Rigueur et douceur

Après avoir envisagé un certain nombre de situations cliniques et d'approches métapsychologiques, il pourrait sembler difficile de s'en tenir à une classification rigoureuse des clivages. Ceux-ci, aussi fonctionnels soient-ils, sont toujours des réponses à la déroute de la fonction synthétique du Moi qui sous-tend les clivages structurels ; les intrications sont inévitables. Pourtant, les psychanalystes ont besoin de quelque rigueur théorique pour cadrer et contenir tout ce qui émergera d'inattendu dans la relation avec leurs patients, non seulement dans leur contre-transfert référé au transfert du patient, mais aussi pour accepter une prise en compte des défaillances de leur propre fonction synthétique.

Le clivage fonctionnel bien tempéré est un processus de valeur pour la constitution des cadres d'approche analytique, quels qu'ils soient. Un clivage temporaire par rapport à la réalité matérielle, aux relations convenues, instaure le cadre, ordonne l'écoute de la réalité psychique en train de se tisser entre deux êtres. Il leur permet de percevoir finement les affects d'où qu'ils viennent en les détournant des actings et des somatisations. Ce clivage volontaire permet d'accepter l'angoisse ou l'ennui des collapsus topiques, ces moments où la réalité psychique disparaît quand le patient, à partir de ses clivages, induit une amputation fonctionnelle de l'analyste. D'autre part, le cadre analytique est le fruit d'une opération psychique partagée entre analystes et, en ce sens, il reconstitue un trio, le trio analytique, dont un des buts est d'utiliser ou de faire advenir la symbolisation et son appropriation subjective par le patient. Il inverse ainsi les finalités désymbolisantes et désubjectivantes du trio pervers ou du collage psychotisant. S'il implique toujours un tiers, individu ou groupe, il lui suffit cependant de le symboliser. Ainsi, le tiers le plus proche pour l'analyste, c'est ce qu'il porte en lui de théorie déposée, enfouie dans le cadre. Savoir qu'il pourra y faire

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appel hors séance, soit qu'elle s'impose d'elle-même comme une évidence, soit qu'elle émerge dans un échange théorico-clinique, permet d'en éviter la fétichisation et l'usage en faux-self. Dans tous les cas, la théorie retrouvée à distance de la séance engendre une dédramatisation de celle-ci, et reçoit ainsi un statut honorablement anxiolytique. Sans rigueur sur le cadre il n'est pas d'indulgence pour soi-même quant à un non-savoir, ni de sollicitude pour les failles de la fonction synthétique de l'analyste.

Si dans la transmission de la psychanalyse, la rigueur de Freud, son intransigeance, se sont imposées très tôt, autant dans le cadre que dans les élaborations théoriques, la sollicitude et l'indulgence sont intervenues tardivement, probablement avec les deuils à faire. Travail des deuils faits par Freud à la fin de sa vie, et depuis, travail de deuil des analystes pour avoir perdu Freud.

Au moment de conclure et de se séparer, il faut revenir à l'Acropole, site emblématique de la Grèce antique si bien connue de Freud, lieu terrible, évocateur des dieux, des héros, des guerres et des destructions, certes, mais aussi de la douceur naissant dans un trouble de la pensée. De cette douceur qui n'est, selon Jacqueline de Romilly (1979), ni la pitié ni la bonté, mais une attitude relevant de l'éthique :

« La douceur grecque avait été essentiellement une vertu de sociabilité, de tolérance et d'indulgence [...] la continuité dans l'histoire de cette notion [...] montre combien l'aspiration à la douceur, avec ses hésitations, ses avatars et sa constante obstination, était, dans son principe même, essentielle à l'hellénisme. En un sens, elle en définit l'esprit, par opposition à la barbarie. Et elle en fait, par suite, apprécier mieux encore le prix» (p. 328).

Retour à l'Acropole

C'est cette douceur, émergeant des deuils, que nous allons mettre en avant. En 1936, Freud écrit à Romain Rolland à propos de son trouble de mémoire sur l'Acropole dont le souvenir fait retour sous forme de rêves et de préoccupations diverses au point de prendre un caractère traumatique. Il est confronté aux difficultés du nazisme, de la vieillesse, des deuils et de la maladie. L'angoisse révèle une coexcitation liée à toutes les souffrances, mais elle est source d'un regain. Le 13 février 1935 il écrit à Arnold Zweig : « Il y a encore une telle capacité de jouissance en moi, donc une insatisfaction de la résignation forcée. » Cette contrainte ne gagne pas la partie, il mourra libre tout en ayant donné en peu de temps des textes qui révolutionneront la théorie psychanalytique. L'article sur le trouble de mémoire révèle la non moins importante révolution qui s'opère en lui. C'est un texte clé, attachant, qui va le conduire un peu plus tard à l'acceptation de la défaillance de la fonction synthétique du Moi. Par le truchement de Rolland, et


Conclusion 1491

sur un fond d'écriture du « Moïse », se poursuit un dialogue intérieur avec les amis et les collègues disparus, au premier rang desquels se trouve Ferenczi. De même qu'une perte peut en cacher une autre, un deuil récent peut remettre au travail les deuils du passé. En 1904, l'épisode de l'Acropole avait suivi de fort peu la fin des relations entre Freud et Fliess, et en 1936, Freud est en deuil de Ferenczi. Celui-ci est mort en 1933, deux ans après le rejet par Freud de textes qui lui semblaient un retour à la « neurotica ». Mais depuis, Freud a lu le Journal clinique de son ancien « paladin et grand vizir secret »1. L'influence en est perceptible dans les nouvelles théorisations. Celles-ci oscillent entre le pessimisme de « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin », et les espérances de « Constructions en analyse ». Cette influence se rencontre dans le texte sur « Le clivage du Moi » et dans L'Abrégé. La fermeté théorique de Freud s'y retrouve, mais son intransigeance se tempère au souvenir de la fragilité de ceux qu'il a aimés et qu'il a pu gravement blesser. Et, peut-être aussi de ceux qu'il n'aima pas. Le souvenir de Tausk était-il présent, ce Tausk qu'il rejetait et qui s'est suicidé? Certains ne savent pas s'abriter, comme Jung, derrière des formations infiltrées de délire. Blessures, pertes, culpabilité et deuils sont au rendez-vous du souvenir de l'Acropole ; mais la tendresse s'y retrouve aussi dans la proximité du souvenir du frère, du père, et dans le voile de l'évocation de la mère de Freud. L'Acropole est un heu de déréalisation et de dépersonnalisation passagères par une remise en cause de la « confusion des langues » décrite par Ferenczi, un lieu où le courant tendre peut se dégager de celui des violences traumatiques.

Comment eût-il été possible, au temps des premières découvertes, d'échapper au mélange explosif des relations transféro-contre-transférentielles et des confrontations théoriques ? Peut-on aimer les élaborations d'un homme qu'on n'aime pas, qui vous demande une analyse avec insistance et qu'on rejette? Peut-on éviter de blesser celui qu'on a analysé en repoussant les questions qu'il pose?

Freud n'avait pas pris la théorie comme fétiche, ni comme délire, mais il avait du caractère. Il sut se départir des protections narcissiques qu'il pouvait en tirer en acceptant de se poser des questions sur le contre-transfert et le transfert négatif dans « Analyse avec fin et analyse sans fin », puis de reconnaître une erreur durable à propos de la fonction synthétique du Moi. Nous avons toujours vécu avec les défaillances de cette fonction, mais en les déniant. Freud les montre et nous les soulignons. Puisse le travail qu'on vient de lire, faire progresser la prise en compte de cette fragilité des hommes qui risquent de se briser au nom d'une pureté de la pensée.

1. Nous sommes redevables à Thierry Bokanowski de tout ce qui a trait ici aux relations entre Freud et Ferenczi.



Annexes

Dans cette annexe, on trouvera successivement :

— Une archéologie du concept de clivage avec : « Les psychonévroses de défense » (1894), « Manuscrit H » (1895) et « Manuscrit K » (1896), Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen (1907), « Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa» (1911), «L'homme aux loups» (1918).

— Dissidences et ruptures, Victor Tausk, Sandor Ferenczi.

— Un panorama d'auteurs postfreudiens : Melanie Klein, W. R. Bion, D. W. Winnicott, D. Meltzer, Jacques Lacan, André Green, Michel Fain, Claude Le Guen, Benno Rosenberg, Paul-Claude Racamier.

POUR UNE ARCHÉOLOGIE DU CONCEPT DE CLIVAGE DANS L'OEUVRE DE FREUD

Notre parti pris, d'une lecture de l'oeuvre de Freud à partir de 1924 pour montrer l'advenue du mécanisme du clivage du moi dans la théorie du processus de défense, contribue, nous semble-t-il, à éclairer quelques enjeux théoriques mobilisés par cette question au coeur de la construction métapsychologique. Il ne nous échappe pas, cependant, que le concept de clivage, dans un sens large, existe chez Freud bien avant cette période et en réalité depuis ses premiers textes. Nous aurions donc pu originer la position de cette question dans la naissance même de la psychanalyse ; c'est ce que nous proposons maintenant. Ce faisant, du fait de cette perspective plus lointaine, nous comprenons plus profondément encore l'interrogation par laquelle commence l'article de janvier 1938 : «Pour un moment je me trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant. » L'expression d'un tel doute n'a pas manqué

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1494 Les clivages

de susciter bien des réflexions. Dans ce trouble de mémoire, comme s'il observait soudain le centre immobile de la roue qui tourne, il entreprend de décrire un mécanisme, et sa constellation, qui, en quelque sorte, a toujours été là, sous ses yeux, qu'il a depuis toujours connu (1894) mais auquel, de son point de vue, il n'avait pas accordé une attention suffisamment soutenue et spécifique.

« Les psychonévroses de défense », 1894

Ainsi l'ambiguïté, l'étonnement qui inaugurent l'article de 1938, signalent à la fois la permanence des questions posées, par la psychanalyse, à la psychanalyse, jusque dans leurs formulations, et la vitalité de leur approche théorico-clinique. Il en est ainsi, d'une façon ici remarquable, des questions adressées aux psychoses, avec la constance du désir de toujours mieux spécifier leur organisation, des questions posées aux modifications du Moi et à la relation du Moi avec la réalité extérieure. En 1911, à propos du cas Schreber, Freud énonce déjà ce qu'il continue à interroger jusque dans L'Abrégé : « On ne saurait davantage nier que des modifications anormales du Moi puissent amener des troubles secondaires ou induits dans les processus libidinaux. De fait, il est même probable que des processus de cet ordre constituent le caractère distinctif de la psychose. » Plus tôt encore, dès 1894, dans «Les psychonévroses de défense», le processus de « la perte de la réalité » est déjà formulé dans les termes mêmes des formulations ultérieures, de 1924 et de 1938 : «Le moi rejette la représentation insupportable en même temps que son affect, et se comporte comme si la représentation n'était jamais parvenue jusqu'au moi... la personne se trouve dans une psychose que l'on ne peut classifier que comme confusion hallucinatoire... Le moi s'arrache à la représentation inconciliable mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de la réalité si bien que le moi, en accomplissant cette action, s'est séparé aussi, en totalité ou en partie de la réalité. » Près d'un demisiècle plus tard cet énoncé ne subit pas grande modification, si ce n'est une découverte fondamentale : le Moi n'est jamais totalement coupé de la réalité. C'est la clinique qui est venue démentir ce qu'en théorie, par spéculation, Freud n'avait pas de raison de mettre en cause : le fait qu'un processus peut se réaliser complètement. La clinique, celle particulièrement du fétichisme et des psychoses, produit cet autre enseignement qui dès lors est le seul à retenir : les processus de la vie psychique «ne sont jamais totalement réalisés ni totalement absents». Le corollaire de cette loi fondamentale, « le rejet est toujours doublé d'une acceptation », est la description du clivage du Moi, devenue nécessaire, qui permet de concevoir que la perte de la réalité se double de son acceptation.

Il y a donc, de 1894 à 1938, un énoncé invariable du déni, un énoncé qui


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«va de soi», mais aussi, du fait d'un certain déni du déni (Jean Cournut, 1986), une découverte « déconcertante », celle du clivage du Moi, dont Freud a d'emblée perçu toute la valeur, d'emblée, c'est-à-dire en 1938. Encore une fois, on comprend mieux la tergiversation pertinente, « cette position intéressante », par laquelle il commence l'article de 1938.

Dès 1894 et dans bien des textes à venir il faudra sans doute faire la part entre ce qui relève d'une approche phénoménologique et ce qui relève de l'approche métapsychologique, soit l'usage du concept de clivage lié à celui du développement du Moi, à celui du déni et donc à celui du traumatisme. Il faudra aussi distinguer les différentes topiques du conflit, par exemple le clivage entre les systèmes de la première topique, c'est le cas dans Les études sur l'hystérie (1895), entre les instances dans la deuxième topique, des différentes topiques de l'inconciliable, du traumatisme et de l'aconflictualité. Dans la première forme, topique du conflit, la fonction de synthèse du Moi dirige les opérations, dans la deuxième forme, topique du traumatisme, la fonction de synthèse du Moi est insuffisamment opérante. Il s'agit ici du traumatisme psychique qui est le résultat de l'insuffisance de la fonction de synthèse du Moi quand le Moi se déforme en réponse aux perceptions inconciliables.

Pendant très longtemps, selon nous jusqu'en 1924, la psychanalyse du conflit a largement occulté la psychanalyse du traumatisme ; le conflit psychique et son essentiel traitement par le refoulement, associé à la régression, requiert toute l'attention de Freud. Ce qui n'empêche pas celui-ci de se heurter à l'évidence d'une limite du refoulement. C'était encore le cas en 1927, dans la première partie de l'article sur « Le fétichisme », nous l'avons vu, quand Freud assigne au déni la place d'un mécanisme qui oeuvre dans le cadre du « refoulement », guillemets exprimant selon nous cette limite. En 1915, dans « Vue d'ensemble des névroses de transfert », à propos des névroses narcissiques, quand le refoulement atteint sa limite c'est le clivage, comme dimension supplémentaire du refoulement, qui est mis en oeuvre : le refoulement « s'élargit alors dans le concept de clivage ».

Freud s'en tient donc à sa première approche, celle de 1894, où le travail psychique est compris dans une indécidable partition entre la synthèse et l'inconciliabilité, entre le conflit et le traumatisme, avec une prime d'intérêt accordée à la synthèse et au conflit. On trouve dans «Les psychonévroses de défense», d'une manière exemplaire, ce mélange et cette option : dans l'hystérie, le clivage du contenu de conscience est la conséquence d'un acte de volonté du malade, « au moment où un événement, une représentation, une sensation se présenta à (son) moi, éveillant un affect si pénible que la personne décida d'oublier la chose, ne sentant pas la force de résoudre par le travail de pensée la contradiction entre cette représentation inconciliable et son moi ». Il écrit plus loin : « Le moi qui se défend se propose de traiter comme non arrivée la représentation inconciliable. »


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« Manuscrit H » (1895 et « Manuscrit K » (1896)

Dans L'Esquisse (1895), Freud différencie nettement le refoulement qui est un « maintien hors du processus mental » d'un « rejet hors du conscient ». Audelà de ces formulations sont déjà reconnus deux mouvements, l'un qui maintient, l'autre qui rejette. Mais c'est donc au refoulement, à partir de là, qu'il adresse presque toute son attention. Pour une part essentielle, cette orientation tient au fait qu'il établit sa recherche sur la base du « Moi investi », c'est-à-dire d'un Moi constitué, d'un Moi qui a achevé sa croissance. Quant à ce qu'il en est dans la période antérieure au théorique achèvement du Moi, il écrit ceci : « Les tout premiers traumatismes échappent entièrement au moi. » L'introduction du narcissisme (1914) sera donc une étape déterminante de cette recherche. D'ici là, c'est l'auto-érotisme qui montre la voie ; un bon exemple en est donné dans la lettre adressée à Fliess le 9 décembre 1899 : «C'est le "choix des névroses" qui me préoccupe. Dans quelles circonstances une personne devient-elle hystérique, au lieu de devenir paranoïaque?... La paranoïa redéfait les identifications, rétablit les personnes que l'on a aimées dans l'enfance et scinde le moi en plusieurs personnes étrangères. Voilà pourquoi j'ai été amené à considérer la paranoïa comme la pensée d'un courant auto-érotique, comme un retour à la situation de jadis. La formation perverse correspondante serait ce qu'on appelle la folie originelle. Les rapports particuliers de l'auto-érotisme avec le "moi" primitif éclaireraient bien le caractère de cette névrose. C'est ici que le fil se rompt à nouveau. » La paranoïa est d'ailleurs, pour Freud, un centre d'intérêt particulièrement remarquable, non seulement avec le cas Schreber en 1911, mais jusque dans L'Abrégé à propos du clivage, et déjà dans le «Manuscrit H » en janvier 1895: «Le but de la paranoïa est de se défendre d'une représentation inconciliable avec le moi en projetant son contenu dans le monde extérieur. » Et l'on retrouvera également dans L'Abrégé ce que Freud déjà écrit dans le « Manuscrit H » à propos de l'Amentia : l'ensemble, affect et contenu, de la représentation intolérable est maintenu éloigné du moi par un détachement partiel du monde extérieur. Tout ceci est compris par Freud, rappelons-le, comme autant d'exercices pour une meilleure connaissance du refoulement, ce qui donne lieu à une approche complexe des mécanismes, par exemple ceci dans le «Manuscrit K» (1896): à propos de la paranoïa, «nous soupçonnons qu'il existe différentes formes (de la maladie) suivant que seul l'affect a été refoulé par projection ou bien, en même temps que lui, le contenu de l'incident... le refoulement se réalise après un processus mental complexe (le retrait de croyance) ».

Dans le même «Manuscrit K », de paranoïa en hystérie, selon cette méthode dont il use constamment et qu'il énonce ainsi : « On casse mieux deux


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noix l'une contre l'autre», Freud procède à une brève avancée qui ne sera, semble-t-il, pas reprise avant 1927 dans « Le fétichisme»: «L'hystérie débute par un débordement du moi, débordement qui marque l'aboutissement de la paranoïa... On peut appeler ce premier stade de l'hystérie stade d'hystérie d'effroi ; son symptôme primaire est une manifestation d'effroi avec lacune dans le psychisme... Le refoulement et la formation de symptômes de défense ne se produisent que par la suite et en relation avec le souvenir... Le refoulement ne se réalise pas par formation d'une idée contraire trop puissante, mais par renforcement d'une "représentation-limite" qui, dès lors, va représenter, dans les opérations mentales, le souvenir refoulé... Il s'agit surtout de l'existence d'une lacune dans le psychisme. » Cette lacune, comme métaphore d'une représentation qui n'a pas heu, résulte nécessairement d'un déni, ou d'une forclusion. La « représentation-limite » investie, comme la halte du souvenir dans l'amnésie traumatique, si elle résulte d'un contre-investissement dans un régime de refoulement, en deçà d'une limite de la représentation sous le coup du déni devient la préforme du fétiche. Dans sa conférence de 1909, Sur la genèse du fétichisme, Freud ne reprend pas cette image « d'une lacune dans le psychisme », pas plus que la notion de «représentation-limite» dont on retrouve l'équivalent dans celle de « fragment idéalisé » : « Il devient fétichiste du vêtement par refoulement du plaisir de regarder... il s'agit d'un mode de refoulement institué par la dissociation du complexe. Un fragment est véritablement refoulé, tandis que l'autre fragment est idéalisé, et dans le cas qui nous occupe, fétichisé. »

« Délire et rêves dans la "Gradiva" de Jensen », 1907

Le primat du refoulement et de l'après-coup, mais aussi le fait d'une limitation de l'observation de l'enfant après «l'achèvement de la deuxième année», confèrent à l'étude des «Théories sexuelles infantiles», 1908, sa limpide fluidité. Le continuum des constructions peut résulter, comme on bâtit un rempart, des oppositions et des attaques auxquelles Freud s'attend en développant ses vues. Il n'y a donc pas, là, place pour quelque lacune psychique : « Les enfants produisent beaucoup de choses fausses dans le but de contredire une connaissance plus ancienne, meilleure mais devenue inconsciente et refoulée. » Pourtant une porte est entrouverte : « Il y a quelque chose d'interdit que les "grandes personnes" gardent pour elles... (c'est) la première occasion d'un "conflit psychique"... Ce conflit psychique peut devenir bientôt un "clivage psychique".» Mais Freud précise qu'il s'agit d'un clivage entre ce qui est conscient et ce qui est refoulé (réprimé) ; il s'agit du complexe nucléaire de la névrose. Peut-être n'aurionsnous pas évoqué ce passage s'il ne contenait pas déjà le développement théo-


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rique de 1925 : «Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes», qui est donc le complément métapsychologique du texte de 1908 et dans lequel nous avons déjà vu la place faite au déni.

A l'heure de la Gradiva et peut-être encore à l'heure de Schreber, Freud veut croire à son alliance avec Jung et le très fort désir de ce rapprochement a cette contrepartie qu'il doit renforcer ses positions propres. Il doit plus que jamais être maître chez lui et sa théorie du refoulement doit être « boulonnée ». C'est seulement lorsqu'il se sépare de Jung qu'il peut lâcher du lest, comme ce sera le cas dans « L'homme aux loups ».

C'est la même manoeuvre que celle observée dans « Le fétichisme » en 1927, après la séparation d'avec Rank. A propos des rapports de l'analité et de la sublimation, on peut reprendre ici ce que Freud énonce, en 1913, dans «La disposition à la névrose obsessionnelle » : « La pulsion de savoir donne souvent l'impression de pouvoir se substituer au sadisme»... C'est ainsi que Freud, la meilleure défense étant l'attaque, prend un vif plaisir à consolider et à valider, une fois de plus, sa théorie du refoulement dans le processus de défense, sur le terrain que l'on peut dire adverse de la production délirante ; un terrain adverse dans la mesure où, selon lui dans « Le petit Abrégé » de 1924, c'est la psychiatrie qui doit défricher le terrain avant que la psychanalyse ne puisse vraiment s'y engager. La psychiatrie, c'est-à-dire Bleuler qui, près de Jung, produit des travaux importants, notamment De la démence précoce au groupe des schizophrénies, publié en 1911, dans lequel il ne manque pas d'ailleurs de rendre hommage à Freud et à la psychanalyse pour l'interprétation des délires. Ainsi la boucle est bouclée, Vienne rend hommage à Zurich et réciproquement.

La Gradiva est l'histoire de l'épreuve de la réalité, Norbert Hanold doit « faire lui-même des observations d'après nature... ». C'est, après tout, la même question que celle contenue dans « l'étrange idée » qui vient à Freud sur l'Acropole en 1904 : La démarche de la Gradiva existe-t-elle réellement comme nous l'apprend le basrelief? Et de même que Freud à Trieste, le jeune archéologue, héros du roman, est d'humeur maussade lorsqu'il entreprend le voyage de Pompéi : « Une sorte d'inquiétude, de malaise intérieur, le pousse de Rome à Naples, et de là plus loin. » Pas une fois dans son étude, Freud n'a recours au processus du déni et du clivage au sens de 1938, il prend appui avec vigueur sur son interprétation des rêves : « Le rêve est, peut-on dire, le délire physiologique de "l'homme normal". » Pourtant il a vu le visage du déni, en creux, dans les paroles de la vivante Zoé Bertgang qui s'adresse à Norbert Hanold : « Il m'apparut que tu étais devenu un homme insupportable qui, pour Moi tout au moins, n'avait plus d'yeux dans le visage, plus de langue dans la bouche, plus de souvenirs à cette place où je conservais intacte toute notre amitié d'enfance. » Et Freud écrit : « Zoé, incarnation de la clarté et du bon sens, nous fait aussi voir, de façon transparente, sa vie psychique. » Pour lui il s'agit


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là de la vie psychique de Zoé quand pour nous il s'agit surtout de la vie psychique de Norbert que sa thérapeute pompéienne lui restitue du dehors. Freud n'est pas loin d'aborder autrement que sous l'angle du refoulement le fonctionnement interne du jeune homme : « Hanold qui, d'après les reproches de la jeune fille, avait le don de l'hallucination négative et possédait l'art de ne voir ni reconnaître les personnes présentes... »

«Les théories sexuelles infantiles» (1908) et plus encore «Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes» (1925) ainsi que «Le fétichisme» (1927) permettent l'approfondissement de l'étude. Il n'est qu'à considérer que ce n'est pas tant le talon, halte du souvenir infantile, que la robe de Zoé qui est relevé, pour suggérer que l'oiseau de la petite fille, le canari dans sa cage appendu à sa fenêtre, est le produit du déni de la différence des sexes.

Norbert Hanold, au pied levé, s'envolera donc pour Pompéi laissant sa cage d'intellectuel archéologue pour enfiler le corset de son délire. Une fois envolé, il est conduit à l'observation des lézards, plus terre à terre que les canaris, et dont la queue est fragile. Les théories sexuelles infantiles défilent. L'homosexualité apparaît dans l'image du canari qui disparaît avec le lézard dans son bec. L'autre destin du lézard est de disparaître dans une fente entre les pierres. Lui qui aime le soleil a trouvé refuge dans l'ombre. Le regard du jeune archéologue est de plus en plus éclairé, le soleil pénètre la fente qui devient la fenêtre de L'albergo del Sole. Cette fois, à cette deuxième fenêtre, ce n'est plus un canari en cage mais une blanche asphodèle que Norbert sait reconnaître, une liliacée dont les nombreuses fleurs en grappe, étagées sur la tige, par leur multiplication, défendent encore contre la perception qu'il en manque une, contre la perception de la castration. Il est assez fou de Zoé pour avoir fait ce long chemin, de Rome à Pompéi, du canari à l'asphodèle, celui de la reconnaissance de la différence des sexes, et maintenant, « le respect de la vie amoureuse est rétabli en lui ».

La liaison de la représentation et de l'affect est au centre de l'étude : « Le refoulement concerne les sentiments mais ceux-ci ne se peuvent saisir que par leur liaison à des représentations. » Il faut associer à ceci que Freud écrit, dans la Gradiva, ce qu'il écrivait en 1894 dans «Les Psychonévroses de défense»: «Le moi s'arrache à la représentation inconciliable mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de la réalité si bien que le moi, en accomplissant cette action, s'est séparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité. » Dès lors nous disposons des éléments qui permettent de représenter la séquence des Maisons qui frayent les voies qui relient l'Inconscient et le Monde extérieur. Dans cette séquence le système Perception-Conscience est remplacé par la liaison Représentation-Affect, dessinant un passage de la première à la deuxième topique :

Réalité extérieure-Représentation = Affect-Inconscient.


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Le développement de l'articulation du Principe de Réalité et du principe de plaisir expose, selon Freud, qu'en dernier ressort, s'agissant du nécessaire abaissement de la tension, c'est toujours d'un affect que le Moi doit se défendre et c'est toujours d'abord à la représentation que s'adresse le processus de défense. La représentation peut subir deux destins : soit d'être rejetée avec le fragment de réalité extérieure qui lui est lié, soit d'être refoulée, au sens large du processus de refoulement, avec l'affect qui lui est lié. Dans le premier cas, l'affect a perdu sa cause, dans le deuxième il est emporté ou bien il est travaillé avec elle. Le déni a rompu l'alliance de la représentation et de l'affect, le refoulement joue avec cette alliance. Freud a toujours vu dans le retour du refoulé la manifestation de l'échec du refoulement. Et avec lui nous sommes trompés par la facilité avec laquelle, selon l'usage bien établi, nous utilisons l'expression, qui a valeur de concept, de « l'échec du refoulement ». Ceci, en réalité, ne désigne pas un échec, mais plutôt une modalité du fonctionnement du refoulement. Mais à ce processus Freud n'a pas conçu d'autre échec que celui-là. Or l'échec du refoulement est ailleurs, il consiste dans le fait d'être déclaré insuffisant, inapte au service du Moi, réformé temporaire ou définitif, et à se voir préféré, doublé, par l'autre processus, celui du déni. L'échec du refoulement, c'est le déni. Leur matière première, représentation et affect liés, leur est commune.

Il est maintenant nécessaire de compléter la séquence dans un ordre où la pulsion est entre l'inconscient et l'affect ce que la perception est entre le Monde extérieur et la représentation :

Monde extérieur-Perception-Représentation = = Affect-Pulsion-Inconscient.

Rappelons qu'au coeur de cette cohabitation hétérogène un couple fait des histoires, double valence dans notre séquence, c'est celui de la représentation et de l'affect. Dans ce couple c'est toujours l'affect qui dérange et c'est toujours la représentation qu'on vient chercher pour arranger les choses. De là s'originent tous les malentendus sans lesquels la vie psychique ne serait pas. Autrement dit, un défaut initial et consubstantiel au travail psychique est essentiellement nécessaire à la survie de ce travail. La liaison de la représentation et de l'affect est la particule élémentaire de la fonction de synthèse du Moi.

On complétera le développement de la séquence en anticipant les acquis de La Métapsychologie, ajoutant la distinction Représentation de mot et Représentation de chose, pour intégrer ce nouveau lieu de travail et donc de rupture :

Représentation de mot

Monde extérieur-Perception —— — Affect-Pulsion

Inconscient

Représentation de chose


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Nouveau lieu de travail et donc de rupture en effet, ainsi que Freud le décrit dans « Complément métapsychologique à la doctrine du rêve » : « Dans le rêve le commerce entre investissements de mot (Pcs) et investissements de chose (Ics) est libre ; ce qui reste caractéristique de la schizophrénie, c'est qu'il est barré. »

« Remarques psychanalytiques

sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa », 1911

L'analyse du délire du président Schreber est produite sur les mêmes bases que celle de la Gradiva. Non seulement, il s'agit d'une analyse à partir d'un texte, d'un texte adressé à Freud par Jung et Bleuler, dont le contenu est celui d'une production délirante, mais encore il s'agit d'établir la validité de l'interprétation des rêves et celle de l'interprétation des névroses : « L'investigation psychanalytique de la paranoïa serait d'ailleurs impossible si ces malades n'offraient pas la particularité de trahir justement, certes sur un mode déformé, ce que d'autres névrosés gardent secret. » C'est d'ailleurs ce même diagnostic, référence faite au psychiatre et non à la psychanalyse, que Freud a pour un temps attribué au cas de Norbert Hanold dans la Gradiva : «Le psychiatre rangerait peut-être le délire de Norbert Hanold dans le grand groupe des paranoïas, et le qualifierait d'érotomanie fétichiste... » Ce que Freud corrigera en note : « Le cas de N. H. devrait en réalité être qualifié de délire hystérique et non paranoïde. Les caractères de la paranoïa manquent ici. » L'oeuvre de la théorie, quand elle s'applique à des textes, ne bénéficie pas de la répartie de la clinique et s'offre plus aisément soit à la spéculation, soit à la répétition. Avec Freud la clinique n'est cependant jamais bien loin et c'est alors plutôt la répétition qui l'emporte. Dans cette navigation entre clinique et littérature Freud ne cesse donc pas d'assurer la liaison entre hystérie et paranoïa, même s'il conçoit l'île mystérieuse du « délire hystérique ». S'il est question de clivage dans l'analyse du délire de Schreber c'est encore sous le règne du refoulement : « Flechsig se clive lui-même (...) comme Dieu en Dieu "inférieur" et en Dieu "supérieur". » Aux stades ultérieurs de la maladie, la division de Flechsig va plus loin encore. Une telle division est tout à fait caractéristique de la paranoïa. Celle-ci divise tandis que l'hystérie condense (...). Tous ces clivages de Flechsig et de Dieu en plusieurs personnes... sont des dédoublements d'une seule et même importante relation, semblables à ceux que O. Rank a découverts dans la formation des mythes. « Cette observation pour le moment ne modifie pas la position de Freud: «Si nous jugeons la paranoïa d'après l'exemple, qui nous est bien mieux connu, du rêve... », «Je ne suis pas responsable de la monotonie des solutions qu'apporte la psychanalyse», «Bornonsnous à rechercher si l'analyse du cas Schreber peut nous fournir quelques clartés


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sur le mécanisme du refoulement ». On pourrait trouver dans la métaphore qu'il emprunte à Kant, «celle de l'homme qui tient un tamis sous un bouc qu'un autre est en train de traire », la situation dans laquelle il est lui-même au côté de Bleuler affairé à « traire » le bouc émissaire qui fait la chèvre, soit le délire de Schreber. Son tamis, c'est le refoulement.

C'est en fait dans la dernière partie de l'essai intitulé « Du mécanisme de la paranoïa », partie pour laquelle il aurait pu adopter l'énoncé de l'avant-dernière tête de chapitre de L'Abrégé, « L'appareil psychique et le monde extérieur », que Freud se dégage le plus du monopole du refoulement. L'étude de la projection est maintenant associée à celle de la production délirante et l'attention est portée, avant l'étude «Pour introduire le narcissisme», 1914, sur les premiers temps du développement du Moi : « Les traits saillants de la causation de (la paranoïa) sont les humiliations, les rebuffades sociales, tout particulièrement chez l'homme », « Des investigations récentes ont attiré notre attention sur un stade par lequel passe la libido au cours de son évolution de l'auto-érotisme à l'amour objectai. On l'a appelé stade du narcissisme ». « Le point faible de (l')évolution (des paranoïaques) doit se trouver quelque part aux stades de l'auto-érotisme, du narcissisme et de l'homosexualité.» Freud reprend ici ce qu'il avait déjà avancé dans les Trois Essais en 1905. Le processus de défense doit donc mettre en oeuvre des mécanismes qui ne sont pas ceux dont use de façon prévalante « le Moi investi », le Moi évolué. Le mécanisme ici décrit est celui de la projection. Étudiant la production délirante, Freud conçoit non seulement la projection mais encore le retour du projeté et au fil de l'étude affine sa proposition : « Une perception interne est réprimée, et, en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient au conscient sous forme de perception venant de l'extérieur », et quatre pages plus loin, « Il n'était pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fût projeté au-dehors; on devrait plutôt dire, nous le voyons à présent, que ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors. L'investigation approfondie du processus de la projection, que nous avons remise à une autre fois, nous apportera sur ce point des certitudes qui nous manquent encore ». On sait bien que le chapitre de la Métapsychologie consacré à la projection, tel qu'il était prévu par Freud, manque. L'énoncé de « ce qui a été aboli au-dedans » renvoie directement à une définition du déni. Dans la clinique du cas Schreber les métaphores de catastrophe, de fin du monde, du néant rendent compte de l'abolition et du déni : « La configuration du délire qui se cramponnait au Moi et sacrifiait l'univers fut celle qui s'avéra de beaucoup la plus forte. Schreber se forgea diverses théories pour s'expliquer cette catastrophe. » Il faudrait ici renverser les termes de l'énoncé : ce n'est pas le délire qui sacrifie l'univers, mais un certain sacrifice, une abolition dans le Moi, qui nécessite secondairement le délire. « Il n'en pouvait pas douter : la fin du monde avait eu


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lieu pendant sa maladie, et l'univers qu'il voyait maintenant devant lui n'était, en dépit de toutes les apparences, plus le même. » C'est en fait Schreber qui a raison, contre Freud, il est bien vrai que Schreber n'est plus le même, que son univers n'est plus le même, la fin du monde, c'est-à-dire de son Moi unifié, a bien eu lieu. En avance sur Freud, Schreber peut écrire : « Je ne peux m'empêcher de reconnaître que, vu de l'extérieur, tout semble pareil à autrefois. Mais, quant à savoir si une profonde modification interne n'a cependant pas eu lieu... » L'abolition au-dedans et la modification interne conduisent au déni et au clivage du Moi. De celui-ci Freud a donné la description au début de son essai en citant côte à côte deux extraits des rapports du Dr Weber (1899 et 1900), mais sans s'arrêter à l'inconciliabilité des deux propositions coexistantes :

— 1899 : « Le point culminant du système délirant du malade est de se croire appelé à faire le salut du monde et à rendre à l'humanité la félicité perdue... des nerfs, excités comme le furent les siens pendant longtemps, auraient, en effet, justement la faculté d'exercer sur Dieu une attraction... L'essentiel de sa mission salvatrice consisterait en ceci qu'il lui faudrait d'abord être changé en femme. »

— 1900 : « Quel que fût le sujet abordé bien entendu les idées délirantes mises à part -, qu'il fût question d'administration, de droit, de politique, d'art ou de littérature, de la vie mondaine, bref sur tous les sujets, M. Schreber témoignait d'un vif intérêt, de connaissances approfondies, d'une bonne mémoire et d'un jugement sain, et dans le domaine éthique, de conceptions auxquelles on ne pouvait qu'adhérer. »

Le clivage est donc là qui s'impose, colmaté par la production délirante et Freud finira par admettre le point de vue de Schreber, avançant les propositions dont il commencera l'analyse en 1924: «On ne saurait davantage nier (...) que des modifications anormales du moi puissent amener des troubles secondaires ou induits dans les processus libidinaux. De fait, il est même probable que des processus de cet ordre constituent le caractère distinctif de la psychose. »

« Extrait de l'histoire d'une névrose infantile (L'Homme aux loups) », 1918

Nous terminerons cette préhistoire du clivage dans l'oeuvre de Freud par quelques réflexions à propos de «L'Homme aux loups» dont la richesse du contenu clinique surpasse dans sa complexité les études de textes abordées antérieurement. On ne sera pas surpris qu'il revienne à la clinique, en dernier lieu, de porter les interrogations les plus fécondes à la psychanalyse.


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C'est indirectement à Jung que l'on doit les textes de Freud les plus importants de la période, du Narcissisme à la Métapsychologie en passant par le cas Schreber et «L'Homme aux loups». Adopté dès leur première rencontre, le 25 février 1907, élevé tout de suite au rang de «Prince héritier», élu président de la première association psychanalytique internationale en 1910, pris aussitôt dans les mailles de l'ambivalence de Freud, entretenue par un « sentiment homosexuel incontrôlable» (Freud, Jones, 8 décembre 1912), pour être enfin traité de «gredin névrotique» (Freud/Ferenczi, 5 janvier 1913), Jung démissionne au printemps 1914 de sa responsabilité d'éditeur du Jahrbuch et de son poste de président de l'Association. La dissidence sur la base de la reconnaissance de la place centrale de la sexualité et particulièrement de la sexualité infantile, dans l'organisation psychique, a stimulé considérablement la nécessité pour Freud d'édifier toujours plus solidement sa théorie. La dissidence a du bon, elle fait des enfants dans la théorie. A cet égard, La Métapsychologie et «Complément métapsychologique à la doctrine du rêve » sont étroitement liés à « L'Homme aux loups », ces textes ont un air de famille.

Quand dans « L'Homme aux loups » Freud écrit que la libido « fut comme fendue en éclats», c'est en direction de la pulsion qu'il adresse les questions posées par le clivage. Dans « Pulsions et destins des pulsions », c'est à la fonction de synthèse de Moi que Freud se réfère, comme une fonction qui « va de soi », ainsi qu'il l'écrira dans l'article sur le clivage en 1938 : «Pour caractériser d'une façon générale les pulsions sexuelles, on peut dire ce qui suit : elles sont nombreuses, sont issues de sources organiques multiples, exercent d'abord leur activité indépendamment les unes des autres et ne sont rassemblées en une synthèse plus ou moins complète que tardivement. Le but auquel chacune d'elles tend est l'accession au plaisir d'organe ; c'est seulement la synthèse une fois accomplie qu'elles entrent au service de la fonction de reproduction, ce sur quoi elles se font alors reconnaître de tous comme pulsions sexuelles. A leur première survenue, elles s'étayent d'abord sur les pulsions de conservation, dont elles ne se détachent que progressivement, et suivent également, lors de la découverte de l'objet, les voies que leur montrent les pulsions du Moi tout au long de la vie et les dotent de composantes libidinales qui, pendant le fonctionnement normal, échappent facilement au regard et ne deviennent claires que par l'entrée en maladie. Elles sont caractérisées par le fait qu'elles interviennent, dans une grande mesure, en vicariance les unes à la place des autres et peuvent aisément changer d'objets. Par suite des propriétés susnommées, elles sont capables d'opérations qui sont très éloignées de leurs actions à but originelles. (Sublimation). » Cette citation expose la fonction synthétique du Moi dont on peut concevoir la préforme dans l'organisation narcissique du Moi: «Les destins de pulsions que sont le retournement sur le Moi propre et le renversement de l'activité en passi-


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vité, sont dépendants de l'organisation narcissique du moi et portent en eux le sceau de cette phase. Ils correspondent peut-être aux tentatives de défense, qui, à des stades ultérieurs du développement du moi, sont exécutées par d'autres moyens. » Auparavant, dans ce texte, Freud a évoqué le stade ultérieur dans lequel c'est l'ambivalence qui exprime la fonction de synthèse : « Le fait qu'à ce moment ultérieur du développement on puisse observer, à côté d'une motion pulsionnelle, son opposé (passif), mérite sa mise en relief par l'excellent terme introduit par Bleuler : ambivalence. » La conception de Freud dans l'analyse de « L'Homme aux loups » s'établit sur cette base de l'ambivalence, mais pas seulement, comme on le verra plus loin, c'est-à-dire sur la base d'un « Moi-investi », stade évolué du développement du Moi. C'est ainsi qu'il écrit à propos de la névrose infantile de son patient : « L'analyse ne laisse subsister aucun doute : ces aspirations passives étaient apparues en même temps que les actives-sadiques, ou très tôt après elles. Voilà qui correspond à l'ambivalence de ce malade, ambivalence d'une netteté, d'une intensité et d'une ténacité peu ordinaires, qui se manifestait ici pour la première fois dans le développement égal des deux branches de pulsions partielles opposées. »

Cela étant, une question posée par « L'Homme aux loups » est bien celle du travail de la fonction de synthèse, et de sa limite, lorsque ce travail doit traiter l'événement interne auquel Freud fait allusion dans une image qui en exprime toute la violence, celle de la libido comme «fendue en éclats». Ce sont par ailleurs les destins, les après-coups, de cet événement, qui permettront de prédire sa valeur ou non de traumatisme psychique, indécidable d'emblée. La question de la limite du travail de la fonction de synthèse se pose donc dans la temporalité des stades de développement du Moi. Comme la côte et le phare enfin aperçus qu'une tempête soudaine empêche de voir à nouveau, le rêve des loups, à cet égard, est alors compris comme un échec à soutenir la conflictualité, il devient cauchemar, et par conséquent l'expression du traumatisme. L'événement interne est ainsi vu par Freud, à son théorique premier temps : « Il nous faudra par la suite nous rendre compte du fait que ce ne fut pas un seul courant sexuel qui émana de la scène primitive, mais toute une série de courants ; la libido de l'enfant, par cette scène, fut comme fendue en éclats. »

On peut écrire avec Freud que du côté de l'efficience de la fonction de synthèse, donc du refoulement et de l'ambivalence, lorsque deux motions pulsionnelles paraissant incompatibles « sont simultanément activées, les deux motions ne se soustraient pas par exemple l'une de l'autre ou ne se suppriment pas l'une l'autre, mais elles concourent à la formation d'un but intermédiaire, d'un compromis». Et par ailleurs, on peut écrire aussi, avec Freud, renouant avec son analyse du fétichisme exposée dans sa conférence de 1909 : « Il peut même se faire, comme nous l'avons vu dans la genèse du fétiche, que la représentance de


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pulsion originelle ait été décomposée en deux morceaux, dont l'un succomba au refoulement, tandis que le reste (...) connut le destin de l'idéalisation. »

C'est à partir de l'article de Karl Abraham rédigé en 1908, « Les différences psychosexuelles entre l'hystérie et la démence précoce », et des observations de Victor Tausk dans « De la genèse de "l'appareil à influencer" au cours de la schizophrénie», publiées plus tard en 1919, deux articles auxquels il faut joindre Le développement du sens de réalité et ses stades écrit par Ferenczi en 1913, et « Pour introduire le narcissisme» écrit par Freud en 1914, que ce dernier envisage le rapport du Moi et de l'objet et le jeu de l'investissement et du désinvestissement de ce rapport. L'étude de la schizophrénie révèle la double composante de la représentance de la pulsion, qualitative, c'est la représentation, quantitative, c'est l'affect. Le destin de la pulsion est alors étudié dans le destin de ses représentants. Pour comprendre l'oeuvre du refoulement et les autres destins de la pulsion il faut donc, comme l'écrit Freud, compliquer la théorie. Les représentants pulsionnels ne sont pas de même nature : les « représentations sont des investissements — au fond, de traces mnésiques — tandis que les affects et sentiments correspondent à des processus de décharge, dont les manifestations dernières sont perçues comme sensations ». Les représentations sont différenciées en représentations de chose et représentations de mot qui ne donnent pas lieu au même travail psychique. La fonction de synthèse a donc fort à faire, s'adressant du même coup à plusieurs systèmes en même temps : « Le système Ics contient les investissements de chose des objets, les premiers et véritables investissements d'objet ; le système Pcs apparaît du fait que cette représentation de chose est surinvestie de par la connexion avec les représentations de mot lui correspondant. » Dans cette complication de sa théorie Freud aperçoit très nettement les limites du refoulement comme il l'écrira à nouveau dans « Vue d'ensemble des névroses de transfert» (1915), ici dans «L'identification de l'inconscient». «Dans la schizophrénie (...) le doute ne manquera pas d'émerger en nous quant à savoir si le processus nommé ici refoulement a encore quoi que ce soit de commun avec le refoulement dans les névroses de transfert... Combien plus fondamentale et plus profonde est la mise en oeuvre de cette tentative de fuite, de cette fuite du Moi dans les névroses narcissiques... Si, dans la schizophrénie, cette fuite consiste en la rentrée de l'investissement pulsionnel depuis les endroits qui représentent la représentation d'objet inconsciente, il peut apparaître déconcertant que la partie de la même représentation d'objet appartenant au système Pcs — les représentations de mot qui lui correspondent — doive au contraire subir un investissement plus intense... L'expédient qui s'offre, c'est que l'investissement de la représentation de mot n'appartient pas à l'acte de refoulement, mais constitue la première des tentatives de rétablissement ou de guérison, qui dominent de façon si frappante le tableau clinique de la schizophrénie. Ces efforts prétendent regagner les


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objets perdus (...) ils prennent le chemin vers l'objet en passant par la part-mot de celui-ci, auquel cas il leur faut alors se contenter des mots à la place des choses. » Il faudra établir en 1924 les deux temps de l'installation de l'état morbide, et de sa réparation, accordés au déni et au clivage, pour traiter ce problème «déconcertant», le même qualificatif que celui utilisé au début de l'article de 1938. Mais déjà, dans «Complément métapsychologique à la doctrine du rêve», en 1915, Freud avance sur cette voie: «La phase hallucinatoire de la schizophrénie est moins bien étudiée ; elle semble être en règle générale de nature composée, mais pourrait correspondre pour l'essentiel à une nouvelle tentative de restitution, qui entend ramener l'investissement libidinal aux représentations d'objet. » C'est ici le deuxième temps, après coup de la perte de réalité, et c'est à cette conception que Freud se rend enfin : « En ce qui concerne la psychose hallucinatoire de la dementia praecox, nous déduirons de nos supputations qu'elle ne peut appartenir aux symptômes d'entrée de l'affection. Elle ne devient possible que lorsque le Moi du malade est suffisamment désagrégé pour que l'examen de réalité ne fasse plus obstacle à l'hallucination. » Nous sommes ici très près des travaux de 1924. Mais cette question des temps de la réaction psychotique n'est encore pas assez claire pour Freud, l'investissement du deuxième temps, réparateur, lui masque la singularité du déni qui reste pour lui une forme de refoulement : « L'amentia est la réaction à une perte que la réalité affirme, mais qui doit être déniée par le moi en tant qu'insupportable. Là-dessus, le Moi rompt la relation à la réalité, il retire au système des perceptions Cs l'investissement... Un tel retrait peut être rangé au nombre des processus de refoulement. » Pourtant Freud est allé déjà très loin dans la conception de la réaction psychotique et des effets du déni par la défaillance de la fonction de synthèse dans le Moi, sans en tirer la conséquence que le déni n'est pas un refoulement: « L'amentia nous offre le spectacle intéressant d'une désunion entre le Moi et un de ses organes (l'épreuve de réalité, "une des grandes institutions du Moi"), celui qui le servait peut-être le plus fidèlement et qui lui était le plus intimement relié. » S'il continue à maintenir le déni « au nombre des processus de refoulement », ce n'est sans doute pas sans s'interroger sur le monopole de celui-ci au service de la fonction de synthèse, et sur la limite de son action. D'ailleurs apparaissent aussitôt des guillemets très significatifs qui entourent le refoulement pour l'arrimer alors qu'il risque de perdre sa place : « Ce que le "refoulement" opère dans l'amentia, c'est ce que fait dans le rêve le renoncement volontaire. »

La nécessité historique pour Freud de consolider l'édification de sa théorie après la dissidence de Jung lui impose d'établir toute l'envergure du processus, refoulement originaire et refoulement après coup, et c'est presque paradoxalement qu'il en découvre la limite. C'est cette démonstration qui est faite à partir de la clinique dans «L'Homme aux loups», démonstration rédigée dans l'hi-


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ver 1914-1915, publiée en 1918, démonstration à lire dans les termes de «Vue d'ensemble des névroses de transfert», 1915 : «Le refoulement a une autre topique, il s'élargit alors en concept de clivage. » C'est donc une amorce de la réponse à la question posée dans « Le refoulement » (1915) : « Le cas du refoulement n'est donc assurément pas donné quand la tension résultant de la nonsatisfaction d'une motion pulsionnelle augmente jusqu'à être intolérable. Qu'estce qui est donné à l'organisme comme moyens de défense contre cette situation ? Cette question devra être débattue dans un autre contexte. » C'est là un débat central auquel Freud s'expose dans « L'Homme aux loups ». Le fait clinique le conduit à se désolidariser d'une position dans laquelle il voudrait que seul le refoulement mène le bal : « Laissons à présent le processus du refoulement de côté, nous n'avons peut-être pas réussi à nous en rendre complètement maîtres. » Nous ne reprendrons pas tout ce qui dans le texte s'exprime sous les atours du déni, du rejet, du refus, de la répudiation, ce qui est brisé, fendu, dissocié, éclaté, clivé. Soulignons toutefois ce qui, entre «Les théories sexuelles infantiles» et «Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », pourrait laisser entrevoir le déni : « Il repousse l'idée qu'il avait devant lui la confirmation de la blessure dont Nania l'avait menacée et se donna comme explication que c'était là le "pan-pan de devant" des filles. Mais le thème de la castration n'était pas par là éliminé... » Soulignons enfin le rôle de l'affect, l'angoisse, dans le destin du potentiel organisateur, dans le sens de l'organisation génitale, du rêve des loups, un potentiel organisateur mis en échec : « Le destin du quantum d'affect appartenant au représentant est de loin plus important que celui de la représentation. » Mais surtout, ce sur quoi nous souhaitons ici insister, c'est sur une description du clivage qui, après l'ensemble de notre étude, nous paraît être la plus complète et la plus claire dans l'ensemble de l'oeuvre, sans pour autant que le clivage soit nommé là comme tel. Après avoir réinventé ce qu'il a déjà écrit dans L'Esquisse, «Un refoulement est autre chose qu'un rejet » et après avoir formulé que « deux points de vue étaient maintenus à l'écart l'un de l'autre par tout un stade de refoulement », Freud en vient à la description du clivage : « Nous savons déjà quelle attitude notre patient avait d'abord adoptée en face du problème de la castration. Il la rejeta et s'en tint à la théorie du commerce par l'anus. Quand je dis : il la rejeta, le sens immédiat de cette expression est qu'il n'en voulut rien savoir au sens du refoulement. Aucun jugement n'était par là porté sur la question de son existence, mais les choses se passaient comme si elle n'existait pas. » S'il y a un sens immédiat, c'est aussi qu'il y a un autre sens que Freud expose dans le détail : « En fin de compte, deux courants contraires existaient en lui côte à côte, dont l'un abominait la castration tandis que l'autre était tout prêt à l'accepter et à se consoler de par la féminité à titre de substitut. Mais sans aucun doute le troisième courant, le plus ancien et le plus


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profond, qui avait tout simplement rejeté la castration, celui pour lequel il ne pouvait encore être question d'un jugement relatif à sa réalité, demeurait capable d'entrer en activité. » Nous comprenons ici que le Moi est clivé.

Une partie du Moi, sous le règne de la synthèse et de l'ambivalence, maintient la coexistence, conflictuelle, des deux premiers courants par le processus du refoulement. Cette partie du Moi, qu'elle l'abomine ou qu'elle s'en console, admet la castration. Une autre partie du Moi, actrice du déni, se réveille et se manifeste : elle est préambivalente et aconflictuelle.

Même si Freud ne peut pas encore le formuler, nous ajoutons que cette deuxième partie, le troisième courant, est clivée de la première, les deux premiers courants contraires. Le stade de développement du Moi, dans sa partie aconflictuelle, renvoie à l'organisation narcissique et à la satisfaction hallucinatoire.

A partie de «L'inquiétante étrangeté» (1919 h) il semble possible de distinguer le dépassé et le refoulé. Rejet, désaveu et déni ne sont nommés comme tels que parce que nous les comprenons à partir d'un stade de développement évolué du Moi, un stade du Moi qui a intégré l'installation de l'épreuve de réalité. Du point de vue des premiers temps de la vie, narcissisme primaire, Soi, il n'y aurait ni rejet ni déni, mais fuite. Il n'y a de déni qu'à partir du moment où l'épreuve de réalité règne. Ceci nous conduit à définir le déni comme portant sur le retour du «dépassé», le «jamais-symbolisé», le «jamais-subjectivé», ou encore à voir émerger « le retour du dépassé» à partir de l'échec du refoulement.

On observe la participation de la mère, « la ruse de la mère », dans la transmission des troubles du ventre et dans l'énoncé transgénérationnel : elle/il « ne pouvait plus vivre ainsi ». Ceci plaide en faveur d'un clivage structurel. C'est ici « l'hallucination du doigt coupé » qui fait irruption dans « la série des perturbations de la fonction de synthèse » de la névrose infantile. Mais cette défaillance de la synthèse, cet échec du refoulement manifesté par le déni, et le clivage du Moi, sont-ils comme le pense Freud en 1938 irréparables? «L'Homme aux loups » à l'âge adulte se plaint d'un symptôme que Freud n'a pas relié à « l'hallucination du doigt coupé », le symptôme du voile devant les yeux, qu'il semble hésiter à comprendre comme une hallucination pour s'en tenir à « un fantasme de désir réalisé » : « Il se plaignait avant tout de ce que pour lui l'univers était enveloppé d'un voile, ou bien de ce que lui-même était séparé de l'univers par un voile. » Associé à ceci : « Le voile se déchirait, chose étrange, à une seule occasion : quand, à la suite d'un lavement, les matières passaient par l'anus. » Freud conduit son analyse du symptôme en direction du « fantasme de la seconde naissance» et «du fantasme des rapports incestueux avec la mère». Hors de cette veine-là, du point de vue du clivage et de la considération d'un état limite de « L'Homme aux loups », nous interprétons ainsi son hallucination du voile : le patient ne peut enlever sa main, ou l'ombre de celle-ci, de devant ses yeux que


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quand il sent un doigt dans son derrière, et le lavement terminé il ne peut qu'à nouveau recourir à son hallucination. Il est, selon cette modalité de la défense, « le troisième courant, le plus ancien, le plus profond », à jamais protégé contre la castration ainsi déniée. Et, en même temps, coexistant avec la modalité précédente et son produit, une hallucination en quelque sorte fétichisée, une autre partie de son Moi, animée par «deux courants contraires», admet dans la conflictualité le fantasme de castration.

En 1923, Freud écrit dans « Le Moi et le Ça » : « La recherche pathologique a trop exclusivement dirigé notre intérêt sur le refoulé. Nous voudrions en apprendre davantage sur le Moi. »

LES ANALYSTES CONTEMPORAINS DE FREUD

Dissidences et ruptures

L'histoire du mouvement analytique est riche en ruptures et en séparations, voire en abandons. Du temps de Freud, on n'aurait su pour autant parler de clivages, tant il se préoccupa de maintenir l'unité d'une pensée centrée sur l'inconscient et le refoulement, et cela au prix d'argumentations théoriques qui émaillent toute son oeuvre. Ces réfutations s'opposent aux clivages qui ignoreraient dignement ce qui se passe ou encore évinceraient tout germe de discorde dans un oecuménisme douillet. La traversée de l'océan Atlantique et la fondation d'une école dissidente en Amérique pouvaient permettre à Adler ou Rank de se tenir à l'écart d'une remise en cause conflictuelle directe de leurs pensées. La mise sous tutelle mystique de l'influence de Jung le situait à des distances encore plus grandes de la Berggasse. Après Freud, la guerre, les différences linguistiques et les distances ont contribué à solidifier une rupture sans lendemain avec les écoles dissidentes d'autrefois. Les dérives de la psychanalyse américaine, prises dans un monde où l'idéalisation va bon train, ont failli connaître le même sort 1 et elles en sont encore bien proches. Par contre, d'autres influences sont restées dans le champ de la confrontation théorique et pratique, comme pour celle de Melanie Klein, ou de la polémique, plus pratique que théorique, comme pour celle de Jacques Lacan. On ne saurait alors parler de déni ou d'idéalisation accomplis, malgré quelques tendances, pas encore résiduelles, à aller dans ce sens.

1. Les transports rapides et moins coûteux, la mondialisation des réseaux informatiques, une certaine évolution de l'API vers la démocratisation, donnent quelques minces chances à la reprise d'un rapport conflictuel fécond entre toutes les tendances analytiques. La babelisation pourrait avoir à souffrir du bilinguisme, aussi bien au niveau des pays et des écoles, que des individus.


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Nous mentionnerons les apports de Victor Tausk et Sandor Ferenczi dont les contributions aux notions de « fonction synthétique du Moi » et de clivages ont directement influencé la pensée de Freud.

Victor Tausk

Ayant entrepris tardivement des études de médecine afin de devenir analyste, Tausk a étudié la psychose tout en vivant dans l'entourage scientifique de Freud. Il lui a communiqué des exemples cliniques, dont le « tourneur d'yeux », qui permit d'illustrer comment les représentations de mots peuvent devenir des objets pour la pensée des psychotiques. On trouve dans Les OEuvres psychanalytiques de Tausk (1919), compilation des écrits d'une trop courte carrière, un texte essentiel pour notre propos : De la genèse de « l'appareil à influencer » au cours de la schizophrénie.

A partir d'exemples cliniques, Tausk rend compte de la dégradation progressive de la symbolisation et de la désubjectivation chez des psychotiques. Nous insistons sur deux points :

— Les patients ressentent des sensations qui leur sont complètement étrangères, dont ils n'ont aucune expérience.

— Ils attribuent ces sensations tantôt à leur corps propre, tantôt à une machine :

« L'appareil produit des sensations, dont certaines ne peuvent être décrites par le malade, parce qu'elles lui sont complètement étrangères, tandis que d'autres sont ressenties comme des courants électriques, magnétiques ou atmosphériques. [...] Il est cependant évident que bon nombre de malades se plaignent de toutes ces rigueurs sans les attribuer à l'action d'un appareil » (p. 180).

Toute une articulation entre l'identification et la projection sert à rendre compte des sensations des malades dans une progression qui va de l'étrangeté au délire en passant par la projection :

1/ Étrangeté sans référence à une personne responsable: «Seule la puberté [...] rend la maladie manifeste et permet au symptôme de se développer, de sorte que nous le retrouvons sous une forme plus évoluée» (p. 185).

2/ Sentiments d'altérations sous forme de sensations anormales, avec désignation d'un responsable qui est le malade lui-même.

3 / Sentiments d'altérations avec désignation d'un responsable qui se situe dans le malade mais n'est pas le malade lui-même.

4/ Sentiments d'altération avec projection hallucinatoire du processus intérieur vers l'extérieur, sans désignation d'un responsable, sans sentiment d'étrangeté au début, plus tard accompagné de ce sentiment (vision d'images).

5 / Sentiments d'altérations avec désignation d'un responsable, par voie d'identification.


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6/ Sentiments d'altérations avec projection du processus intérieur vers l'extérieur, et désignation d'un responsable selon le mécanisme paranoïaque [...]

7 / Sentiments d'altérations attribués à un « appareil à influencer » qui est manipulé par des ennemis.

A travers la finesse descriptive se retrouve l'influence des psychiatres de l'époque, de Kraepelin à Bleuler. Ce qui est nouveau, c'est la tentative de Tausk pour rendre compte de la projection et du délire à partir des avancées psychanalytiques. En particulier sur le plan sexuel. Pour Tausk, les machines représentent toujours les organes génitaux du rêveur.

«La défiguration de l'appareil d'apparence humaine, dont l'évolution aboutissait à l'image d'une machine, correspond comme projection, à l'évolution du processus morbide qui, à partir d'un moi, produit un être sexuel diffus, ou, pour user du langage qui correspond au stade génital de l'homme, un organe génital, une machine indépendante des intentions du moi et donc soumise à une volonté étrangère» (p. 217).

La mise à contribution de l'énergie sexuelle est sous-entendue, mais détournée de ses visées hédoniques pour créer un « être sexuel diffus». Une sorte de fétichisation, dernier bastion d'un rassemblement identitaire en déroute se fait aux dépens du Moi du sujet qui perd ses limites pour créer celles de la machine. A l'inverse de ce qui se dit de la névrose, on peut avancer qu'il y a là une « perte du tout pour sauver une partie ». On mesure la distance parcourue depuis l'intuition de Charcot qui confiait au jeune Sigmund Freud que dans l'hystérie, ce qui était en cause, c'était « toujours la chose sexuelle » tentant de s'exprimer par des détours. Il y a maintenant un détournement de sexualité.

Ce que le Moi abandonne de lui-même devient aussi visible et compréhensible que les éléments du monde extérieur. Tout communique, il y a une perte des limites du moi et tout le monde est au courant des pensées qui se déroulent simultanément dans toutes les têtes.

« Une malade de 16 ans, hospitalisée à la clinique Wagner, riait gaiement chaque fois que je l'interrogeais au sujet de ses pensées. Rétrospectivement, elle m'expliquait qu'elle avait ri parce qu'elle pensait que je la taquinais, puisque de toute façon, je devais connaître ses pensées, car elles étaient simultanément dans nos deux têtes. [...] La lutte pour le droit de posséder des secrets à l'insu des parents est un des facteurs les plus puissants de la formation du moi, de la délimitation et de la réalisation d'une volonté propre» (p. 194).

« Un processus interne est considéré comme un processus externe par suite d'un placement erroné, d'une projection inappropriée. Il s'agit d'une plus ou moins grande " faiblesse affective du jugement", avec toutes les réactions du psychisme, qui correspondent au processus morbide déterminé dans sa quantité et dans sa qualité.

« Disons donc que lorsque la libido est modifiée par un processus morbide, le moi trouve un monde fou à maîtriser et se comporte donc comme un moi fou» (p. 198).

La «faiblesse affective du jugement» rejoint pour nous les éléments de désymbolisation et de dé-subjectivation si bien décrits par Tausk. Une carence grave de la fonction synthétique du Moi s'y révèle. Freud n'accorda pas à Tausk l'analyse que celui-ci lui demandait. Il avait Hélène Deutsch comme patiente,


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elle-même analysait Tausk. De grandes difficultés sentimentales et familiales conduisirent celui-ci au suicide, et nous pensons qu'il fut de ceux dont le deuil, rejoignant celui de Ferenczi, donna à Freud un des éléments de regain théorique au soir de sa vie.

Sandor Ferenczi

Pour Sandor Ferenczi (1932), le trauma, lié originellement à une mauvaise relation avec les adultes, crée un ou plusieurs clivages dans la psyché enfantine. Les causes en sont des mouvements passionnels des adultes face aux demandes de tendresse des enfants, et le désaveu des souffrances psychiques qu'ils leur infligent et qui les pousse à introjecter le sentiment inconscient de culpabilité des parents. Des manques au niveau du narcissisme primaire, des clivages narcissiques, des défauts de symbolisation, et divers états d'altération du Moi en découlent.

« Ces traumas, inscrits dans la psyché de la patiente, ont entraîné chez elle une "atomisation de sa vie psychique", une véritable "dislocation" de sa personnalité, "disloquée jusqu'aux atomes" », écrit Ferenczi à propos d'un cas. Il voit comme effet de la fragmentation, due aux clivages successifs, l'organisation d'une « sorte de psyché artificielle pour le corps obligé de vivre », ce qui pour Thierry Bokanowski (1995) «[...] évoque aujourd'hui le "faux-self décrit par D. W. Winnicott ou encore les personnalités "comme-si". Selon nous, la disqualification des sentiments et du vécu, dont parle ici Ferenczi, est à l'origine d'une dévitalisation de la coexcitation libidinale » (p. 6).

Selon le Journal clinique de Ferenczi, la topique d'un tel clivage est la suivante :

« A première vue, l' "individu" consiste en ces parties :

« a) En surface, un être vivant capable, actif, avec un mécanisme bien, voire même trop bien réglé ;

« b) Derrière lui, un être qui ne veut plus rien savoir de la vie ;

« c) Derrière ce Moi assassiné, les cendres de la maladie mentale antérieure, ravivée chaque nuit par les feux de cette souffrance ;

« d) La maladie elle-même, comme une masse affective séparée, inconsciente et sans contenu, reste de l'être humain proprement dit» (p. 54).

En commentaire, T. Bokanowski ajoute :

« A la faveur de ces notes, on peut remarquer que, pour Ferenczi, le clivage, comme la fragmentation, court-circuitent les mécanismes du refoulement. Dès lors, il conçoit et traite l'amnésie infantile comme un phénomène secondaire au clivage, véritable Spaltung liée à l'effet de choc du trauma. La part exclue du souvenir survivrait en secret : clivée de ses possibilités de représentation sur un mode névrotique, elle ne pourrait pas se traduire par des mots, mais se manifesterait corporellement (transes hystériques) » (p. 7).


1514 Les clivages

T. Bokanowski poursuit :

«Autrement dit, traduit dans un langage analytique plus récent, le travail de l'analyse consiste à proposer au patient des pensées et des représentations qui favorisent, par le biais des représentations de mots, une requalification de l'affect. Ceci permet d'espérer, à long terme, une resymbolisation et une repsychisation des zones agoniques » (p. 8).

Ferenczi considérait que les sentiments positifs du transfert fournissent, « [...] en après-coup, le contre-investissement qui n'a pu se constituer au moment du trauma [...] la force qui maintient ensemble les fragments et les éléments séparés, manque» 1. A cela s'ajoute le «transplant étranger» qui majore le clivage, par «implantation dans l'âme de la victime de contenus psychiques dispensateurs de déplaisir, provocateurs de douleur et de tension » (p. 130) et finalement, « L'élément de la personnalité qui a été expulsé de son cadre propre représente cette véritable personne originaire, qui proteste sans cesse contre toute anormalité et qui en souffre terriblement» (p. 135).

Pour lui, ces processus, organisateurs du trauma chez le sujet, peuvent être ravivés et redoublés pendant l'analyse par l' « hypocrisie professionnelle » et la «rigidité technique» de l'analyste. Ils mettent ainsi l'agressé - c'est-à-dire le patient, ancien enfant « traumatisé » et écrasé par ses défenses - en situation de s'abandonner à la répétition d'un inéluctable destin. Conduit à renforcer ses clivages, il se retire alors de la scène psychique et se condamne à observer l'événement traumatique. De cette position il considère l'agresseur comme un malade, un fou, qu'il essaie alors de soigner, de guérir.

Nous avons souligné le manque de force liante car nous y voyons encore une ébauche économique et dynamique de ce qui sera au centre de ce rapport, et dont Freud ne parlera qu'en 1938 : la défaillance de la fonction synthétique du Moi.

PANORAMA D'AUTEURS POSTFREUDIENS

On peut schématiquement diviser en deux groupes les auteurs ayant donné une place théorique prépondérante au clivage. D'une part ceux qui le voient comme un processus ontogénétique fondateur, un clivage originel, et d'autre part ceux qui ne le considèrent que comme une défense mise en jeu postérieurement à l'établissement du refoulement originel.

Melanie Klein est à l'origine du premier groupe. Par là, elle se démarque profondément de Freud pour qui le refoulement originel était le processus fonda1.

fonda1. par nous.


Annexes 1515

teur du sujet et de l'objet, permettant la symbolisation, position qu'il conserva même après « l'invention » du clivage.

Avec Lacan et Winnicott apparaissent des possibilités d'aménagement. Le premier tient fusionne clivage et refoulement originel pour créer la « refente du sujet », mais montre les effets de la forclusion. Le second, grâce à la transitionnalité, renvoie dos à dos clivage et refoulement originels, avec cependant une préférence pour le premier, garant de la séparation entre vrai et faux-self.

D'autres auteurs, à partir de leur pratique, se réfèrent plus volontiers à un processus ou à un autre, ou les entrelacent. En ce sens, la démarche de Michel Fain est exemplaire. Il montre combien sont entrelacées les identifications hystériques et projectives, ainsi que les défenses névrotiques et perverses.

Notre position actuelle est la suivante : La séparation sujet-objet, Moi-Ça, est un effet du refoulement originel après coup. Celui-ci s'exerce sur des signifiants dont un certain nombre peuvent être pervertis, chargés de valences de déni par l'entourage. Il en résultera un double jeu du refoulement : celui qui va dans le sens de la symbolisation au service de la subjectivation, et celui qui va dans le sens de la symbolisation pervertie et détournée du bénéfice du sujet. Enfin, par forclusion de certains de ces signifiants, toute une partie du fonctionnement psychique lié au refoulement est détournée pour entretenir des clivages protecteurs.

Melanie Klein

Pour comprendre la place du clivage dans son oeuvre, il faut s'attacher aux conceptions de la culpabilité et de l'angoisse. Pour celle-ci, Melanie Klein retient deux orientations :

1 / « Chez les jeunes enfants, c'est l'excitation libidinale insatisfaite qui se transforme

transforme angoisse. »

2 / « Le contenu le plus primitif de l'angoisse est le sentiment qu'a l'enfant du

danger d'insatisfaction de son besoin du fait de l'absence de sa mère. »

Mais dit-elle, pour ce qui est de la culpabilité, même si Freud déclare qu'elle dérive de l'agressivité, ce n'est pas à un stade primitif du développement, elle s'établit pour lui comme séquelle du complexe d'OEdipe. Elle cite Karl Abraham :

«Au stade du narcissisme avec un but sexuel cannibalique, la première manifestation d'inhibition pulsionnelle apparaît sous forme d'angoisse morbide. Le processus qui consiste à surmonter les pulsions cannibaliques est intimement associé à un sentiment de culpabilité qui vient au premier plan [...]» (Courte étude sur l'évolution de la libido à la lumière des troubles psychiques, K. Abraham, OC).

Dans les situations d'angoisse infantile, Melanie Klein privilégie l'importance des pulsions et des fantasmes sadiques en provenance de toutes les sources.


1516 Les clivages

Elle a recours à l'hypothèse de Freud sur la lutte des pulsions de vie et de mort. Pour elle, l'angoisse provient de la menace de la pulsion de mort sur l'organisme. Il y aurait dans l'inconscient une peur de l'anéantissement de la vie. Ce danger provenant du travail interne de la pulsion de mort, la cause primaire de l'angoisse, reste présent tout au long de la vie. Chez l'enfant, la lutte entre les deux pulsions fondamentales accentue l'angoisse de persécution suscitée par une expérience pénible. Le monde extérieur apparaîtrait ainsi hostile, y compris le premier objet extérieur : le sein de la mère. A cela contribue le détournement des pulsions de destruction du Moi contre son objet primaire. Le bébé vit cette frustration par le sein, qui implique en fait un danger pour la vie, comme une vengeance à l'égard de ses pulsions destructrices contre le sein et comme une persécution de la part du sein frustrateur. C'est ainsi que pour Melanie Klein, les troubles paranoïdes des adultes sont fondés sur l'angoisse de persécution ressentie dans les premiers mois de la vie. L'attaque redoutée peut prendre des formes innombrables et spécifiques pour chaque cas, mais la racine du sentiment de persécution chez l'individu paranoïde est la crainte de l'anéantissement du Moi, et en fin de compte son anéantissement par la pulsion de mort.

Selon Melanie Klein, le Moi existe dès le début de la vie néo-natale sous une forme rudimentaire et peu cohérente ; certaines fonctions sont donc présentes d'emblée. L'une d'elles consiste à administrer l'angoisse. Pour cela, le Moi projette les mouvements de la pulsion de destruction sur le sein qui devient le mauvais, le représentant extérieur de la pulsion de mort. Parallèlement, la pulsion de vie s'attache à l'objet extérieur, au bon sein, qui devient son représentant extérieur. Intériorisé, le bon sein devient une source de vie, et la fonction d'intégration du moi (sa fonction synthétique selon Freud) dépend d'un bon objet, solidement ancré en lui. Le clivage en bon et mauvais sein correspond à la position schizo-paranoïde. C'est l'appui du Moi sur le bon objet qui permettra ultérieurement de combler le clivage.

De ce clivage de l'objet découle un clivage du Moi : celui-ci, dans les mouvements sadiques oraux cannibaliques, introduit en lui le mamelon et le sein en morceaux, ce qui donne corps au danger d'anéantissement.

Notons que le clivage de l'objet est le premier processus de défense, les autres en dépendront. C'est le cas pour le déni et l'idéalisation. L'objet frustrateur et persécuteur est maintenu complètement séparé de l'objet idéalisé. Cependant cela ne suffît pas, il faut dénier jusqu'à son existence, comme celle de la situation totale de frustration et de sentiments mauvais auxquels la frustration partielle donne naissance. Ce déni de la réalité psychique est le fait de sentiments d'omnipotence. Le déni omnipotent d'existence de l'objet mauvais et de la situation douloureuse équivaut pour l'inconscient à leur anéantissement par la pulsion destructrice :


Annexes 1517

« Toutefois, ce n'est pas seulement une situation et un objet qui sont déniés et anéantis, c'est une relation objectale et par conséquent une partie du Moi, celle d'où émanent les sentiments à l'égard de l'objet, qui est elle aussi déniée et anéantie. »

Clivage et identification projective

Avec le stade anal, en même temps que les excréments nocifs expulsés dans la haine, les parties clivées du Moi sont projetées « dans » la mère. Elles vont prendre possession de l'objet et tenter de le contrôler. Une grande proportion de la haine contre les parties de la personne propre est ainsi dirigée contre la mère, ce qui conduit à une forme particulière d'identification établissant le prototype d'une relation d'objet agressive. Melanie Klein propose pour ce processus le nom: «d'identification projective». Ce mécanisme fonctionne aussi pour les parties bonnes de la personne. La projection de sentiments bons et de parties bonnes du sujet dans la mère est essentielle pour la capacité de l'enfant de développer de bonnes relations d'objet et d'intégrer son Moi. Mais une des caractéristiques de cette première relation avec l'objet bon - interne et externe - est la tendance à idéaliser. Dans les états de frustration ou d'angoisse accrue, le bébé est amené à s'enfuir vers son objet idéalisé interne comme moyen d'échapper à ses persécuteurs. Le Moi peut alors se sentir entièrement dépendant et asservi à son objet interne, comme s'il n'était pour lui qu'une coquille. L'objet idéalisé n'est pas assimilé, et le Moi ne se sent ni vie ni valeur propre. Cette fuite vers l'objet idéalisé non assimilé impose des processus ultérieurs de clivage dans le Moi.

Le bon et le mauvais clivage

« Pour élucider les premiers processus de clivage, il est essentiel de distinguer le bon objet et l'objet idéalisé, encore qu'il soit difficile de les différencier de façon rigoureuse. Un très profond clivage entre les deux aspects de l'objet indique qu'il n'intervient pas entre le bon et mauvais objet, mais entre l'objet idéalisé d'une part et le très mauvais objet de l'autre. Une scission aussi profonde et aussi nette témoigne de l'intensité des pulsions destructrices, de l'envie et de l'angoisse de persécution; l'idéalisation sert surtout de défense contre ces affects. Si le bon objet est solidement ancré, le clivage sera fondamentalement de nature différente et favorisera l'activité des processus indispensables pour aboutir à l'intégration du Moi et à la synthèse des objets. »

On fait facilement à Melanie Klein le procès d'avoir laissé la réalité psychique de la mère dans les soins qu'elle donne et d'avoir traité d'un nourrisson solipsiste. Pourtant on trouve quelques références ouvrant au monde de la mère:

« Sous cette lumière, l'amour et la compréhension de la mère envers le bébé peuvent être considérés comme son plus grand appui pour surmonter les états de désintégration et les angoisses de nature psychotique. »


1518 Les clivages

A l'inverse, la mère peut introduire un monde de mauvais traitements, et pas seulement par son absence :

« Il y a une interaction entre l'introjection et la projection. Par exemple, la projection d'un monde intérieur surtout hostile, qui est régi par ces craintes de persécution, mène à l'introjection - par récupération - d'un monde extérieur distords et hostile, renforcé par la projection d'un monde intérieur hostile» (p. 285).

La position dépressive

Avec l'introjection de l'objet complet, à peu près au second quart de la première année, se produisent des progrès marqués vers l'intégration. Les aspects aimés et haïs de la mère ne sont plus sentis comme aussi radicalement séparés, ce qui produit une augmentation de la crainte de la perdre, des états voisins du deuil, et un sentiment violent de culpabilité. La position dépressive vient ainsi au premier plan et permet de mieux intégrer le Moi. Le refoulement prévaut alors, mais la qualité et l'intensité des clivages des premiers mois restent déterminantes. Le clivage sépare le conscient de l'inconscient. Un excès de clivage rendra ardue la tâche du refoulement.

Commentaires

Les travaux de Melanie Klein sont malaisés à discuter en 1995, compte tenu des suites qui leur furent données par Winnicott et Bion. Le monde terrible du nourrisson kleinien s'est adouci avec le premier, et la structuration simple de la psychopathologie des psychoses s'est enrichie avec le second. La pauvreté du monde de la mère et l'absence d'entourage ont été depuis largement remis en cause.

Le rôle des perceptions dans la genèse du Moi à partir du Ça ne trouve pas la place fondamentale que lui a donnée Freud. La radicalité du clivage précoce entre bon et mauvais objet, en tout ou rien, se défend par une tentative de compréhension des schizophrénies mais elle connut une extension et une généralisation dans un contexte où les élaborations d'autres analystes d'enfants étaient particulièrement scolaires et figées. Nous retenons l'intérêt de l'identification projective normale et pathologique. Mais aux échanges kleiniens, quand bien même seraient-ils réciproques entre la mère et l'enfant, nous préférons les nuances et la valeur heuristique des travaux de Winnicott sur la transitionnalité et les vrais et faux self.

W. R. Bion

Dans la lignée des travaux de Melanie Klein, Bion introduit encore plus clairement les notions de réciprocité et d'interaction dans l'échange des identifications projectives. Il montre que l'absence de capacité de rêverie de la


Annexes 1519

mère entraîne un développement excessif de l'émission d'identification projective de l'enfant, là où aurait dû se mettre en place un appareil à penser les pensées.

Avant les pensées, il y a un agencement de pictogrammes liés à la vue plus qu'aux mots. Au cours de la phase schizo-paranoïde, l'enfant clive ses objets et lui-même en fragments minuscules, puis les éjecte pour les enkyster dans les objets. Là, ces fragments deviennent des objets bizarres composés de parties expulsées du caractère de l'objet, de celui qui l'émet, et du caractère de la particule de la personnalité qui l'engloutit. Puisque le sujet dépend de ces fragments qui lui servent de prototypes d'idées, il en viendra à traiter les mots comme des choses. Il met en équation, mais ne symbolise pas. La réintégration de ces particules, même si elle est désirée, engendre des sentiments de viol, de torture, d'agression. Pour s'en protéger, les clivages s'étendent jusqu'à la racine des pictogrammes et tous les liens sont attaqués. Malgré tout, des liens cruels persistent reliant les trajets des particules (éléments-bêta).

La prise de conscience de la réalité psychique repose sur le développement d'une capacité de pensée verbale liée à la pulsion réparatrice de la position dépressive qui synthétise et permet la constitution d'un objet total (fonctionalpha). La dépression propre à cette phase est intolérable, aussi la personnalité psychotique s'y oppose-t-elle par des attaques portant sur le développement de la pensée verbale. Ses premiers éléments sont expulsés de la personnalité au moyen de l'identification projective à chaque fois que la dépression apparaît.

La capacité de rêverie de la mère est le facteur d'accès à la fonction-alpha. C'est un état d'esprit réceptif à tout objet provenant de l'objet aimé, capable d'accueillir les identifications projectives du nourrisson, qu'elles soient ressenties par lui comme bonnes ou mauvaises ; rêverie doublée d'un amour pour l'enfant et pour le père.

Après avoir décrit la fragmentation du Moi et son expulsion dans et autour des objets, Bion conclut par l'idée que ces processus constituent le principal facteur dans la différenciation des parties psychotiques et non psychotiques de la personnalité. Leurs excès contre le Moi et la matrice de la pensée ont une conséquence majeure : la divergence entre les parties psychotiques et non psychotiques de la personnalité ira toujours en s'accentuant, jusqu'à devenir un gouffre infranchissable.

S'appuyant sur l'usage fait parfois par Freud du terme de « dissociation », Bion y voit une forme de clivage atténué. La dissociation respecte les lignes naturelles de démarcation entre des objets totaux, et suit ces lignes pour effectuer des séparations. Le patient qui dissocie est capable de dépression. La dissocia-


1520 Les clivages

tion semble trahir une dépendance envers la préexistence d'une pensée verbale élémentaire. Bion précise :

« Quand je voudrai mettre l'accent sur l'aspect évolutif de l'activité dans l'histoire de l'analyse du patient, je continuerai d'employer le terme de clivage ; quand je voudrai parler d'un processus bénin associé à la partie non psychotique de la personnalité, j'emploierai le terme de dissociation» (Réflexion faite, p. 79).

Commentaires

Bien que nous ayons pour la théorie de Bion les mêmes réserves que pour celle de Melanie Klein, l'hétérogénéité de ce qui est clivé et fait retour nous semble constituer un point important dont nous nous sentons proches quand nous tentons de faire le partage entre le retour du « jadis-dénié », et le «jamais subjective », du sujet et de l'objet, du patient, de ses objets et de l'analyste.

D'autre part, nous pensons que ce qu'il décrit comme une dissociation constitue un clivage fonctionnel indispensable à l'élaboration d'une perte, préalable à un travail de deuil. Enfin, cet auteur rétablit le rôle de la perception dans la genèse du Moi.

D. W. Winnicott

Situation générale du clivage

La notion de clivage, chez Winnicott, renvoie d'abord à l'idée d'une scission radicale du faux-self et du vrai-self, de l'unité psyché-soma, de l'unité individuenvironnement quand la transitionnalité n'a pu établir son champ. Le clivage ne se comprend dans son oeuvre qu'en référence à sa théorisation sur la construction de l'objet. Il a conceptualisé une aire intermédiaire, aire d'illusion et de compromis entre subjectivité et objectivité où se situe le paradoxe fondamental qui doit être accepté comme tel : « l'objet est créé et non pas trouvé, et pourtant pour être créé, il faut qu'il soit trouvé».

Refuser ce paradoxe clive profondément la réalité interne de la réalité externe.

En effet, c'est dans ce creuset que le sens de l'identité et de la continuité de l'être va se jouer pour permettre à l'enfant, grâce à l'érotisme musculaire, à ce qui l'oppose aux autres, d'émerger de l'identification primaire, de se situer vis-àvis de l'objet et de participer à la création d'un espace potentiel, et ceci, dans la mesure où le self a commencé à émerger comme entité.

Pour Winnicott, le self n'est pas le «moi» (ego). Il est la personne qui est moi (me), qui n 'est que moi, une totalité qui se fonde sur le déroulement du processus de maturation, car dans le même temps, le self se constitue de différentes parties qui s'agglutinent les unes aux autres au cours du développement. Ce self,


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noyau de l'individu, exige l'association du corps et de la psyché. Il donne le sentiment d'être et se développe en fonction de ce qui se joue, se noue ou s'échoue dans la relation enfant-mère-environnement.

Si l'expérience de la matrice mère-environnement-bébé n'est pas adéquate, des distorsions génératrices du faux-self surgissent et le séparent du vrai-self qui abrite ce qui est vivant. Il existe d'ailleurs, pratiquement d'emblée, un clivage entre faux-self et vrai-self. Une dose de faux-self « normal » se forme au contact du monde non-moi. Il y a tous les degrés possibles entre un faux-self (ou self obéissant) relativement tempéré, manifestation d'une adaptation intégrée, et le faux-self qui se développe par soumission à l'environnement intrusif, forteresse défensive du vrai-self.

Un des aspects du clivage entre vrai et faux-self est la dissociation qui surgit entre psyché et soma ; le faux-self coupé, clivé de ses expériences corporelles, va investir la psyché. Winnicott y voit l'expression d'une défense contre la partie malade de la mère, qui cherche à rendre malade l'enfant. La psyché peut alors être absente du soma. L'intellect se trouve clivé et exploité au détriment d'une vie saine.

De même, l'objet transitionnel peut devenir un objet fétiche, quand l'absence de la mère devient trop importante et fait l'objet d'un déni. La représentation interne s'efface et les phénomènes transitionnels perdent toute signification. Citant l'exemple d'un garçon avec une ficelle, Winnicott met en évidence le fait que la fonction de cet objet passe de la communication au déni de la séparation :

« La ficelle devient une chose en soi, qui a des propriétés dangereuses et qu'il faut maîtriser. Il s'agit alors du développement d'une perversion. »

Dans la même perspective, la déviation de la fonction fantasmatique, sous l'influence de la dissociation, fait du fantasme le produit d'une activité de remplissage destinée à combler un vide fondamental. Winnicott décrit là une activité fantasmatique particulière, le fantasying qui a valeur d'objet fétiche, contrairement à la rêverie créatrice, ou au rêve. Si les rêves peuvent être soumis au refoulement, le fantasying est marqué d'inaccessibilité : il est donc lié à un phénomène de clivage.

Mais si l'objet transitionnel peut devenir objet fétiche, la relation thérapeutique peut permettre une « re-transitionnalisation » de celui-ci. C'est en ce sens que l'on peut entendre l'idée de l'auteur : donner aux patients l'accès à une capacité de jouer. Protégeant le vrai-self, le clivage est présenté au même titre que la dissociation, sorte de clivage assez sophistiqué, et que la désintégration, défense contre les angoisses d'effondrement et de chaos.

Winnicott se rattache à la position de Melanie Klein sur le splitting, mais s'en sépare en le situant dans l'objet et le sujet. Il reproche essentiellement à Melanie Klein de ne pas se référer à l'environnement, et de n'avoir pas tenu compte du contre-transfert dans la relation thérapeutique.


1522 Les clivages

Transfert et contre-transfert

Les paradoxes de Winnicott sont « ouverts et ouvrants ». Ayant la fonction inverse des paradoxes affolants et pervertissants, ils sont à la base de toute activité créatrice dans un fond commun d'où sortiront le sujet et l'objet. Sans ce fond, aucune communication ultérieure n'est envisageable. Il en découle d'importantes conséquences thérapeutiques en particulier au niveau du contre-transfert.

« Psychologiquement l'enfant prend au sein ce qui est partie de lui-même et la mère donne du lait à un enfant qui est partie d'elle-même. En psychologie, l'idée d'un échange réciproque est basée sur une illusion du psychologue» (Jeu et réalité, 1971, p. 22).

L'intermédiaire, le transitionnel, doivent être retrouvés pour que se rejoue la création de chacun de ses composants. L'entrée dans l'intermédiaire, comme sa sortie provoquent des mouvements projectifs.

« On pourrait dire que la capacité de l'analyste à utiliser les mécanismes projectifs - et c'est peut-être là le meilleur passeport pour le travail analytique - est progressivement introjectée. [...]

« La régression entraîne une fusion avec l'analyste, fusion qui fait faire l'économie des mouvements projectifs. C'est avec la défusion que ceux-ci deviennent nécessaires et créent des identifications croisées» (ibid., p. 187-188).

D. Meltzer

D. Meltzer montre les variantes de l'association du clivage défensif kleinien et de l'idéalisation, selon qu'elles portent sur le sujet ou sur l'objet, avec des conséquences distinctes dans les deux cas. Il se réfère au transfert pour établir une topographie des clivages et postule l'existence d'un double clivage du Soi, vertical pour l'anatomie et la fonctionnalité, horizontal pour la maturation. Chaque niveau, chaque compartiment reçoit une dénomination identitaire : l' « homme », la « partie-petit-garçon », le « pénis-bébé », etc. De même est indiquée la localisation géographique dans le fantasme : « interne » et « externe » s'appliquent aux mondes (psychiques) interne et externe, tandis que « dedans » et « dehors » servent à définir la relation avec l'intérieur ou l'extérieur du corps d'un objet. De nombreuses figurations et représentations topographiques des clivages soutiennent les théorisations de l'auteur, au point de devenir elles-mêmes des objets théoriques.

« Cependant le clivage "vertical" peut prendre de nombreux aspects dans la sphère géographique du fantasme inconscient. Haut-bas, devant-derrière, intérieur-extérieur sont les rejetons bien connus de la configuration d'origine droite-gauche dans la division en "bon" et en "mauvais" du Soi et des objets» (Le processus analytique, 1967).

Cette profusion de repères topographiques semble constituer une aide précieuse pour certains analystes s'occupant d'autisme, et l'enseignement de Donald Meltzer est l'objet d'un engouement soutenu au fil des ans. Son


Annexes 1523

approche thérapeutique des clivages est prudente, et il s'emploie à ne pas laisser l'idéalisation gagner ses idées. Il affirme que rien ne pourrait être plus dangereux pour le développement de l'analyste et de l'analyse qu'un clivage entre le «faire » et le « dire », entre le praticien et le théoricien. Contre ce danger, il propose un concept adapté à la levée prudente des clivages, le Sein-toilette (p. 83) :

« J'ai appelé cet objet dans le transfert « sein-toilette » parce que c'est la représentation la plus primitive du sein ; elle précède la défense qui s'effectue ensuite par clivage horizontal de la mère et qui localise les fonctions excrétoires en bas, en communication avec son derrière, réservant alors la fonction nourricière à la partie supérieure du corps de la mère, ses seins, ses mamelons, ses yeux et sa bouche - et aussi, par conséquent, son esprit. »

Pour Meltzer, cet objet permet de sortir des confusions géographiques (p. 68 et 80) dues à l'identification projective massive.

Discussion

Au-delà de son intérêt évident dans l'approche des autistes, la théorisation de Meltzer pose le problème de la prévalence du point de vue topique sur le point de vue économique. La fantasmagorie de ses clivages s'associe au fait qu'ils ne clivent pas vraiment au sens anti-conflictuel que leur donnait Freud. Il propose une compartimentation dont la dynamique dépend de la prévalence de certains secteurs. Nous y voyons une aide « psychodramatique » pour les analystes confrontés à des situations éprouvantes qui les mettent dans des états de clivage fonctionnel. Ils y trouvent des repères orthonormés pour se situer dans les comptes rendus de leurs cas. Ils éviteraient ainsi d'être crûment confrontés à des parties psychotiques d'eux-mêmes.

«... Je pense que l'on ne peut attendre que la psychanalyse telle que nous sommes capables de la pratiquer aujourd'hui, qu'elle amène les patients au-delà d'un certain degré de capacité de s'appuyer sur un clivage-et-idéalisation corrects du Soi et des objets comme constituant le roc sur lequel se fonde la santé mentale. Il semble qu'il existe, par exemple, des raisons de penser que toute personne contient une partie schizophrénique qui, pour que la santé mentale se maintienne, doit demeurer clivée et projetée, puisque, par sa nature même, elle est impossible à intégrer aux autres parties de la personnalité. »

Jacques Lacan

Lacan ne parle pas du clivage, mais de «la Spaltung», traduite par «refente du sujet », et il l'oppose énergiquement au splitting kleinien. Il fait de la spaltung un des fondements majeurs du psychisme du sujet. On peut le rapprocher du «clivage originel», sans que pour autant la distinction apparaisse nettement entre ce mode d'ontogenèse et celui du refoulement originel.

L'apport essentiel de Jacques Lacan à la problématique du clivage tel que nous le concevons découle de l'introduction du concept de forclusion (qu'il avait


1524 Les clivages

primitivement nommée retranchement). Les effets de la forclusion écartent d'emblée l'alternative entre un refoulement ou un clivage originel dans l'ontogenèse. Le problème ne se pose plus puisqu'il y aura une abolition de certaines représentations de chose dans l'inconscient, alors que les représentations de mot existeront dans le préconscient. Le clivage du sujet est donné d'emblée, avant même sa naissance, pourrait-on dire. Il est programmé pour être psychotique.

Le rôle structurant de l'OEdipe connaît l'échec. Ses éléments matériels sont présents, mais un sujet pour qui l'image inconsciente du corps propre reste confuse et fragmentée, qui n'a pas accédé à l'ordre symbolique et n'a pas dépassé les rapports spéculaires du même et de l'autre, ne peut pas entrer dans un OEdipe de bon aloi, et à plus forte raison le surmonter.

«Il reste donc parfaitement exact de soutenir que le schizophrène n'est pas vraiment entré dans l'OEdipe, puisque le parent de sexe opposé, sur lequel porte matériellement l'investissement libidinal, n'y est pas présent au niveau qui définit la péripétie oedipienne, c'est-à-dire comme un autre que le Soi du sujet, autre sur lequel va tomber l'interdiction résultant de la promulgation paternelle de la Loi.

« Le pseudo sujet reste donc dans son être identifié au phallus de la mère et ne saurait donc être l'autre d'elle, ni elle, l'autre de lui. Tel est bien le sens du phantasme : "Être son père avec sa propre mère" » (A. de Whalers, 1971, p. 73-74).

Dans la psychose il n'y a pas d'organisation de l'inconscient qui permette l'adéquation d'un représentant psychique à la pulsion et du signifiant au signifié. Dans le discours psychotique, les signifiants aussitôt repérés s'évanouissent, sont mobiles, insaisissables, ils ne sont parlés qu'en apparence. Le psychotique n'est jamais sorti de « l'avant » du refoulement originel, cette préhistoire qui doit être radicalement niée et inaccessible. Le rôle normal du préconscient (mise en communication de la représentation de chose et de la représentation de mot) ne peut être joué. Le mécanisme de la forclusion est un mécanisme différent de celui du refoulement puisqu'il aboutit à retirer l'investissement de l'objet, au sein même de l'inconscient, alors que subsiste ou même s'accroît l'investissement de la représentation verbale.

«Le sujet se pose alors imaginairement comme étant lui-même ce qui comble tout manque et singulièrement ce qui manque à la mère: le phallus. Être ce qui annule le manque de la mère, protège le sujet de tout abandon, de toute séparation d'avec cette mère au point de rendre imaginairement impossibles cet abandon et cette séparation » (ibid., p. 117).

La portée symbolique du phallus, le phallus en tant que symbole sont désormais rayés de l'inconscient du sujet, ils sont forclos, tout comme le signifiant rattaché au porteur du phallus évince : « le-Nom-du-père ».

«C'est dans la forclusion du Nom-du-père à la place de l'Autre, et dans l'échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose» (Écrits, p. 575).


Annexes 1525

Tout comme Freud l'avait montré pour le retour du dénié, le forclos fait retour par le «réel», c'est-à-dire par ce qui existe mais n'a pas été symbolisé pour et par le sujet. On connaît les exemples tirés de l'Homme aux loups (hallucination du petit doigt coupé) ou du Président Schreber (l'accomplissement de l'émasculation).

Si la forclusion du signifiant paternel, rejeté de l'inconscient, est ce qui rend possible la psychose et la constitue virtuellement, elle ne deviendra manifeste et active que le jour où le signifiant réapparaîtra dans le réel.

Discussion

Dans la psychose, Lacan pose un clivage de l'ordre symbolique, donné d'emblée, par manque d'un ou plusieurs signifiants. Ce clivage donné d'emblée nous semble distinct du clivage lié à l'association du déni et de l'idéalisation que nous avons développé. Le clivage de la forclusion porte sur deux générations et s'applique sans déni mis en place par le sujet à l'origine, sans rien à reconnaître pour le rejeter. L'abolition symbolique laissera émerger « la chose », das Ding. L'inqualifié, qui tente de devenir qualifiable, disqualifiera toutes les significations qui pourraient lui être appliquées. De proche en proche, à partir des signifiants forclos, les autres signifiants seront mis à l'épreuve de la qualification du retour par le réel, s'avéreront inadéquats et seront déniés en raison du manque qui les atteint.

Nous reprennons à notre compte les effets de la forclusion pour définir une forme de clivage structurel. Le « phallus » ou le « Nom-du-père » sont pour nous des prototypes, et il nous semble habituel de rencontrer en clinique des forclusions portant sur d'autres signifiants. Pourtant, par un effet d'après-coup, le phallus revient régulièrement comme paradigme du signifiant marqué par le manque. L'incestuel (au sens de Paul-Claude Racamier), et le fantasme d'autoengendrement en découlent. L'extension des méfaits de la forclusion, en dehors de tout clivage et de tout délire réparateur peut et doit conduire à une destruction de tout l'ordre symbolique. Un mot manquant dans un dictionnaire suffit, de proche en proche, à retirer tout sens à chaque mot de l'ouvrage dans la mesure où les mots se renvoient les uns aux autres 1.

1. Ceci pose une question importante : Doit-on laisser les psychotiques halluciner et délirer ? Le délire est une bonne protection d'un clivage par ailleurs incomplet, et il maintient actif, tout comme les hallucinations, le réseau signifiant des représentations de mots. D'autre part, on sait que parfois les thérapeutiques neuroleptiques prolongées mettent à l'écart le délire et les hallucinations, mais entraînent un déficit intellectuel croissant. Si ces chimiothérapies représentent un fantastique progrès dans le domaine des comportements dangereux pour soi et pour autrui, l'insistance de leur action, en intensité et peut-être aussi en durée, n'en pose pas moins le problème de leur rôle dévitalisant pour la psyché ou pour ce qui en reste.


1526 Les clivages

André Green

A partir de 1938 se posera pour Freud la question de la nouveauté de ce qui a toujours été là. A l'instar de Jean Cournut (1986), André Green (1990) en fera une lecture « symptômale » et montrera que la prise en compte du clivage du Moi aurait contraint Freud à renouveler bien plus tôt qu'il ne le fit sa conception de cette instance. Ses travaux mettent le clivage au premier plan, non seulement dans sa fonction normale d'accès aux ouvertures de la symbolisation, mais aussi dans ses excès menant aux cas limites.

Limites, disjonctions, conjonctions

En 1990, dans La folie privée, André Green développe une notion du clivage dont il fait un des mécanismes fondamentaux de la psyché des cas limites. Il le différencie nettement du refoulement de la névrose et du clivage de la psychose par forclusion. Il le place au centre de l'articulation de la sphère des affects et de la pensée, proposant l'idée qu'il instaure une limite et permet une communication à partir des affects et des processus de pensée, verbalement incommunicables. Ainsi :

« Par des opérations de clivage, le cas limite va séparer le bon du mauvais, le plaisir du déplaisir, le dedans du dehors, le soma et la psyché, le fantasme et la réalité avec en prime des difficultés avec la séparation entre soi et l'objet. »

Ce clivage, au lieu d'être une simple limitation, peut devenir une paralysie du Moi, lorsque certaines pulsions sont clivées ; mais par le même processus, d'importantes parties du Moi le sont également. Entre le clivage nécessaire à la tâche de l'appareil psychique, qui ne doit être ni surchargé, ni envahi par une tension intolérable, et le clivage radical, rendant impossible le travail de la représentation, tous les degrés sont observables.

L'auteur a le souci de distinguer, sous la forme d'un concept, ce qui des «cas limites» relève de «la limite». Il s'intéresse donc à l'espace occupé par celle-ci. Plutôt que comme une ligne, il la voit telle une surface fluctuante sous la dépendance des relations à l'objet, à ses empiétements et au rôle que peuvent jouer les « inconséquences et extravagances » de celui-ci. Pour Green, le clivage ne parvient jamais à effectuer une séparation totale au niveau de cette frontière. Il en fait la condition majeure de la néguentropie et de la symbolisation puisqu'il lui fait porter l'activité disjonctive sans laquelle la fonction conjonctive ne se fera pas, l'ensemble des deux constituant l'activité fondatrice de la symbolisation.

Entre un monde des origines (somatique) et celui des buts (agir) s'étend le domaine du champ psychique dont la fonction principale est la représentation. Soumis à la pression de la pulsion et à l'impact de l'objet, le sujet devra parvenir


Annexes 1527

à la distinction entre le soi et l'objet. L'échec de cette fonction entraîne un clivage chez le cas limite (p. 128).

« A mon avis, on ne saurait parler de clivage sans se référer à son terme complémentaire, la confusion. Le clivage de l'enfant est une réaction fondamentale face à l'attitude de l'objet qui peut être double : 1 / l'absence de fusion de la part de la mère, ce qui signifie que, même dans les expériences effectives de rencontre, ce que l'enfant rencontre, c'est le sein blanc [...] catégorie conceptuelle du négatif dont les états de vide sont la manifestation clinique [...] ; 2/l'excès de fusion chez la mère, incapable de renoncer, pour le salut de la croissance de l'enfant, au paradis redécouvert durant l'expérience de la grossesse et de l'allaitement du premier âge» (p. 130).

Pour lui le clivage agit donc à deux niveaux : entre soma et monde extérieur d'une part, et au niveau des frontières fluctuantes du Moi d'autre part, frontières dont la variabilité dépend de l'angoisse de séparation et de l'angoisse d'intrusion, ce qui aboutit à la constitution d'un archipel de noyaux du Moi séparés les uns des autres par un vide fondamental.

L'absolue domination de l'objet

Dans Le travail du négatif publié en 1993, l'auteur montre comment la peur devant la réalisation d'un désir pervers se transforme en un interdit dont l'instauration est mise au compte de l'objet. Du coup, celui-ci prend valeur d'autorité, de précurseur du Surmoi. Mais rien ne donne sens à cet interdit. Le moi est renforcé par les pulsions destructrices détournées de leurs buts, ne laissant subsister que la nécessité de méconnaître ce qui ne doit pas être identifié tout en le remplaçant par un système de croyance. Le refoulement aurait agi autrement, par un enfouissement dans l'inconscient avec les retours du refoulé. La forclusion aurait réalisé une abolition symbolique et une projection à l'extérieur.

Les risques du «collage» à l'objet devenu source des pulsions et des interdits conduisent à un OEdipe sans triangulation. Il n'y a pas de place pour une double perception de chacun des parents, ni pour une double perception de soi.

Discussion

L'orientation donnée par André Gireen à l'ensemble de ses élaborations met au second plan la structure « névrotique normale » pour lui substituer une structuration plus vaste : « cas limite normal ».

Le vécu contre-transférentiel des analystes les confronte souvent à ces inconséquences reconstruites :

— absence de fusion de la part de la mère... ;

— excès de fusion chez la mère, incapable de renoncer...


1528 Les clivages

On conçoit l'importance des notions de « blanc », mais aussi de confusion qui en découlent. Ailleurs, André Green envisage le Moi comme une poly-micronésie, îlots espacés, chacun porteur d'un investissement narcissique positif et d'un investissement narcissique négatif. Plus que d'une confusion, il nous donne là l'image d'un morcellement.

La nécessité de méconnaître ce qui ne doit pas être identifié avait été citée plusieurs fois par Melanie Klein. Par le renouvellement qu'il en fait, André Green introduit un moyen terme entre le déni d'absence et la forclusion. Ce qu'il met en place, c'est un désaveu de présence.

Melanie Klein et ses continuateurs avaient étudié un bébé furieux, désespéré, morcelé. A l'inverse, mais avec une intensité comparable, les travaux d'André Green montrent un objet fou, extravagant ou absent, pervertissant la vie psychique du sujet, créant les conditions de futures réactions thérapeutiques négatives, et de zones de survie aussi restreintes que l'épaisseur d'une ligne frontalière. Passant de la pathologie à la métapsychologie, sa théorisation place les clivages au coeur d'une dialectique entre fonction disjonctive et fonction conjonctive dans l'accès à la symbolisation. Nous ne pouvons le suivre sur ce point car l'expérience montre que le clivage est ce qui s'oppose le plus et le mieux à la dialectique pour la remplacer par un double langage. Dans l'accès à la symbolisation, nous voyons l'action du refoulement originel et des refoulements après coup. André Green introduit une perspective structurelle nouvelle à l'enseigne du clivage du Moi.

L'ontogenèse s'appuie sur le clivage, là où nous mettrions un refoulement.

Pour nous les clivages résultent d'une perversion du refoulement et de ses précurseurs dans une économie de survie psychique imposée par la désintrication pulsionnelle. En mettant les conditions du clivage au niveau des relations les plus précoces, du côté de la mère, tout comme Melanie Klein l'avait fait du côté du bébé, il est logique d'en animer la dynamique à partir des pulsions à l'état naissant et telles que la théorie nous les présente. Mais il nous semble indispensable d'en étudier le passage par les vecteurs de cette économie et par leurs défaillances. D'où notre intérêt soutenu pour les rejetons de l'inconscient et les formations substitutives dont les destins sont pervertis par les clivages.

A laisser de côté une économie animée par le refoulement, on abandonne le côté net et tranché du clivage pathologique au profit des fluctuations, d'un clivage normal maintenu par des défauts de l'objet primaire, c'est-à-dire d'une mère déployant sur la psyché de son enfant la menace d'une forclusion du tiers.


Annexes 1529

Michel Fain

L'un des ouvrages de cet auteur, Le désir de l'interprète (1982), traite très largement de ce sujet, mais on le retrouve soit en filigrane, soit plus directement dans ses derniers articles sur les « Procédés autocalmants » (1993) et sur « L'analité » (1994). Il s'agit d'un clivage par prématuration du Moi.

«Il y aura développement prématuré chaque fois que la réalité se manifestera sous une forme débordant les possibilités de coexcitation, de la même façon qu'un rêve ne peut métaboliser qu'une quantité limitée d'excitations extérieures pendant le sommeil [...] A l'antériorité normale de l'activité érotique, se substitue l'antériorité de la souffrance, d'une souffrance qui dépasse d'emblée les possibilités intégratives du masochisme primaire» (1993, p. 60).

Le désir de l'interprète articule ce qui est névrotique et ce qui relève d'un clivage. L'auteur y développe ce que Freud avait à peine ébauché : la présence de clivages dans la névrose.

Si tout n'était que névrose, toute interprétation devrait connaître des destins érotiques. L'acceptation trop rapide, « prématurément mature révèle plus un aspect du passé d'un patient qu'une réelle intégration de l'interprétation». Il existe donc une maîtrise excessive pouvant devenir constitutive de l'organisation du moi ; « attirant à elle tous les procédés aptes à la consolider, elle confère à l'individu un aspect de pseudo-maturité». Elle pervertit la censure et met les désirs sexuels au compte du surmoi à partir du sentiment de culpabilité qu'il engendre. Il se trouve ainsi fonctionnellement écarté et remplacé par des mots fétichisés : la ruine, la déveine, qui se substituent à la castration en la déniant ainsi que le surmoi (p. 19-33). La persistance de traits de caractère, produits d'un déni de réalité affecte tout ce qui a trait à la féminité, au manque. Ils prennent la forme d'une virilité anti-hystérique :

« [...] le déni d'existence provient d'un étayage inexistant de l'identification hystérique, [...] il va constituer un secteur du moi qui ne s'est pas différencié au contact d'une réalité, mais de son manque. Ce dernier sera désormais dénié» (p. 41).

Il faut donc que le clinicien repère ce qui n'est pas dit, ce qui manque, tout autant que ce qui peut être traduit en termes symboliques.

«Ainsi, la névrose de transfert «pure» est extrêmement rare; les névroses affectant des moi(s) «clivés» selon des degrés variables constituent la majorité des cas (p. 43).

Ce troisième inconscient, «le clivé du Moi», crée une certaine surdité du patient aux interventions de l'analyste. Seules celles qui s'adressent au moi en relation avec l'inconscient dynamique sont entendues. Ces patients ne sont pas psychotiques grâce au partage du déni avec un proche.

Quand règne le clivage, des mots désignant une néo-réalité de remplace-


1530 Les clivages

ment prennent la place des restes diurnes. Ils sont la source de rêves mensongers eux-mêmes signes de ce clivage du Moi. Deux opinions contraires sont signifiées dans de tels rêves: les désirs authentiques d'une part, et ceux qui résultent d'une identification dans la communauté du déni à un objet essentiel (la mère), d'autre part. Le rêve est fait au nom du sujet et au nom de la partie du moi clivée et collée à l'objet. Le clivage du moi se fait entre ce qui reçoit les mouvements pulsionnels refoulés venant du Ça et ce qui fait retour depuis le réel en raison du déni. Chez les psychotiques, le mélange des deux constitue une réalité primaire inextricable et confusionnante « Il existe ainsi une oscillation entre le corps vide dans un monde plein et un corps plein de mots réussissant à vider le monde» (p. 66).

De même qu'il y a deux parties dans le Moi, l'une en rapport avec la névrose et l'autre avec l'attachement à un objet, il y a deux types de répétitions. Celles liées à l'itération des demandes pulsionnelles, décrites en 1915, et celles de 1920, mystérieuses et au-delà du principe de plaisir.

«Le roc du biologique [...] n'est compact que comme récif sur lequel se brisent les vagues pulsionnelles [...] En dernière analyse, ce roc du biologique n'est pas sans analogie avec ces formations caractérielles qui réussissent à se maintenir défensivement face à d'autres manifestations dont elles dénient l'existence» (p. 92).

La récupération par le Moi de l'angoisse symptôme, pour en faire un signal d'angoisse face à la castration comme danger réel, rencontre les dénis de la castration dans une relation qui n'est pas dialectique. D'un côté l'attachement dans la communauté du déni, les défenses caractérielles, la partie clivée du Moi (incapable de participer à l'activité d'interprétation des rêves). De l'autre, le refoulement, les activités préconscientes.

Ainsi s'accolent deux types d'angoisses. Celles liées aux divers dénis de la castration, qui font retour par le réel, et celles liées au refoulement dans la mesure où il est mis en oeuvre par le signal d'angoisse. A ce monde de la symbolisation déployée par le sujet s'oppose celui de la communauté du déni dans lequel une autre symbolisation est mise en place par l'objet. Dans la communauté du déni cet objet vient prendre la place de l'idéal du Moi, symboliser et ordonner le monde du déni sur un mode non miscible à celui du refoulement. Mais qu'il vienne à manquer et c'est l'effondrement. Dans la cure, les failles du cadre laisseront passer une excitation, faisant passer du fantasme de séduction (1900) à l'incapacité pour les adultes d'organiser un cadre symbolisant pour les enfants. De là viendrait la prématurité anormale du Moi, par défaut de refoulement originaire, par excès d'angoisse.

«On peut affirmer, par définition, qu'un trouble siégeant au niveau du refoulement originaire met en cause la part phylogénétique des fantasmes originaires, altérant la structure oedipienne à sa source» (p. 97).


Annexes 1531

Une source d'angoisse située à l'extérieur du Moi impose une révision des concepts de fétichisme et de clivage du Moi, d'autant que la coïncidence du réel et du symbolique peut s'y trouver mise en cause. Un conflit intra-narcissique aboutira à une succession de dénis censés tenir lieu de compromis. L'échec de ces dénis, en raison de la déception imposée par la réalité entraîne la recherche de techniques, de «modes d'emploi» (que l'auteur rassemble sous le nom de « néo-besoins ») pour instaurer un clivage du Moi présenté comme un achèvement souhaitable.

Claude Le Guen

La position de Claude Le Guen sur le clivage est claire et nette. C'est un processus de défense mis en place par le déni et celui-ci n'est actif que sur des signifiants préexistants. Il ne peut donc pas exister antérieurement à toute symbolisation. Celle-ci ne se déploie pas hors des effets du refoulement originel et de ceux de la séparation sujet-objet, Moi-Ça, concomitante de l'OEdipe originaire. Du même coup se spécifient le Ça, le Moi, le sujet, l'objet, et l'objet tiers, le nonmère, au moment de l'OEdipe originaire.

« D'avoir reconnu la venue-au-monde psychique dans l'irruption de l'étranger, du nonmère, comme sa concomitance à la constitution du moi et de l'objet, d'avoir ainsi perçu l'inéluctable détermination contradictoire du sujet - de l'un-en-trois - fournit une réponse qui va, en fait, bien au-delà de l'organisation oedipienne dont elle rend compte» (Théorie de la méthode psychanalytique, p. 302).

En découle une prise en compte générale des processus de renversement, et de l'association étayage - après coup. La primauté du refoulement, déployant le jeu de la symbolisation, est indispensable à la mise en place du déni, donc du clivage. Mais cet originel est toujours en devenir et ne prend sens qu'au déclin des relances de l'OEdipe. Sa théorisation dialectique et récursive s'oppose profondément à celles, linéaires, de Melanie Klein, Jacques Lacan et de leurs épigones.

La pensée de Claude Le Guen (1989) sur le déni et le clivage entraîne notre adhésion à propos des défenses mises en place par le sujet lui-même dans un registre symbolisé, ordonné par le refoulement. Mais ce qui relève de la forclusion, les psychoses, les perversions, ces économies de guerre dans lesquelles « tous les coups sont permis », n'est pas pris en compte comme nous le souhaitons. Cela vient, selon nous, de ses positions sur les pulsions fondamentales. Ses recherches originales dans ce domaine ont profondément enrichi la pensée métapsychologique dans ses domaines symbolisables et symbolisés. Mais pour nous, il y a un « reste » hé aux besoins narcissiques de l'objet. Reprenons certains points essentiels de la Théorie de la Méthode psychanalytique.


1532 Les clivages

1 / Les pulsions de vie et de mort ne sauraient être distinguées par leurs buts et leurs effets :

«Aucune opposition véritable ne vient séparer la pulsion de mort de l'Éros [...] l'opposition, en fait, n'existe qu'entre le travail de cohésion qui maintient la vie, et l'inertie qu'il doit vaincre pour y parvenir: ou ça tient et ça marche, ou ça part en morceaux» (p. 129).

« Les rapports entre les deux pulsions, nous l'avons vu, ne sont pas conflictuels en eux-mêmes : ce sont des rapports de mélange [...] Lorsqu'il y a véritablement séparation, tous rapports entre pulsions disparaissent ; il n'y a même plus de pulsions, il n'y a rien, il y a la mort, la vraie» (p. 143).

2/ Il n'y a qu'une seule énergie vitale bipolarisée, liant et modulant l'excitation, la retenant, l'écoulant, permettant la vie et l'émergence du Moi. Les mots de vie et de mort sont des façons de nommer deux pôles, comme le feraient le signe + et le signe -.

« Ce qui est ainsi lié est toujours, au départ et par une espèce de retour de l'énergie sur elle-même, l'excitation [...] La liaison apparaît ainsi comme étant à la fois très proche de la pulsion, et comme travaillant au bénéfice du Moi - qui est d'ailleurs son produit. Non seulement elle est antérieure au moi, mais elle se situe en deçà du principe de plaisir » (p. 144).

«[...] nous pensons être fondés à situer cette énergie indifférente comme étant non seulement susceptible de s'ajouter aux motions différenciées, mais comme étant en ellemême plus déterminante encore, absolument fondamentale puisque située à la source même de toutes pulsions, au plus profond du vivant, aux tréfonds de l'humain» (p. 175).

3 / Pour Claude Le Guen, toute l'organisation du psychisme dépend de la liaison et de sa suprématie sur le mélange des courants d'énergie, sur l'anarchie des effets des deux pôles pulsionnels. S'il n'y avait que le mélange, ce serait le chaos économique. Avec la liaison apparaît une dynamique orientée. La liaison, Bindung, l'emporte sur l'union, sur le mélange, Mischung.

« L'union, Mischung des deux pulsions [...] ne peut concerner que les rapports à l'intérieur de la monade biologique de l'être vivant, sans avoir à prendre en compte les rapports aux monde ; c'est dire qu'elle n'a pas de véritable place dans la clinique. Certes, cet état de mélange pulsionnel ne sera pas sans conséquences sur l'établissement des rapports avec le monde, mais ces conséquences devront être médiatisées ; que ce soit la dérivation, par l'entremise de la musculature, de la pulsion de mort (qui change alors pour devenir "pulsion de destruction"), ou que ce soit la libidinalisation de cette même pulsion de mort par des composantes érotiques, ce n'est plus véritablement un problème de Mischung mais de Bindung, la fonction de liaison s'est substituée à l'état de mélange » (p. 147).

4/ L'essence de la liaison se trouve dans un principe fondamental, le principe de contradiction qui polarise le courant d'énergie :

«Ce qui domine dans le dualisme pulsion de vie - pulsion de mort, ce n'est pas la vie et la mort, c'est l'idée d'opposition [...] liée à l'idée énergétique (de pulsion). L'essentiel est de pouvoir situer l'opposition, le conflit, le duel (dualisme) dans la pulsion elle-même, et ce dès l'originel; la contradiction interne s'introduit dans l'unité de l'être» (p. 174). «Ce que je crois, c'est que plus que d'un clivage du courant énergétique, il s'agit d'une «polarisation» de ce courant» (p. 176).


Annexes 1533

Corollaire de cette contradiction principielle, la notion de clivage d'emblée, de clivage originel, est disqualifiée, tant pour la constitution du sujet, que pour celle de ses pulsions :

L'individu n'est pas clivé, il est contradictoire (p. 181). « La pulsion, toute pulsion se définit comme contradictoire en elle-même. Sans doute serait-il d'ailleurs plus juste de dire qu'elle est la contradiction elle-même [...] le moi et le ça ne sauraient s'opposer puisqu'ils ne sont que deux formes d'un même ensemble ; ils n'en sont pas moins conflictuels et contradictoires parce que produits et organisés par le conflit et la contradiction : le moi est la représentation organisée de cette contradiction» (p. 183).

Claude Le Guen précise, à juste titre, que Freud n'a jamais parlé de destrudo et sa démonstration du primat psychique de la liaison pulsionnelle sur le mélange pulsionnel, de la Bindung sur la Mischung, le conduit à «affirmer l'unité-unicité dans la dualité, le continu dans le discontinu» (p. 151).

Discussion

Le propre des clivages étant de juxtaposer deux attitudes psychiques contradictoires, en évitant de les conflictualiser, il nous a semblé que deux types d'organisation, deux dynamiques pouvaient en rendre compte. L'une d'elles, décrite dans l'un de nos chapitres, mène au clivage fonctionnel. Elle est conforme aux propositions de Claude Le Guen, et nous la mettons sous le primat d'un certain type de refoulement, dissociant l'affect et la représentation, en plein ordre symbolique. Un seul courant énergétique se divise lui-même en deux branches juxtaposées, et c'est l'énergie même de ces courants divisés qui les isole l'un de l'autre. Ce sont des clivages réversibles.

Mais pour qu'ils existent, il faut que la symbolisation ait établi tous ses droits sur le courant d'énergie vitale décrit par Claude Le Guen. Or nous savons qu'il s'agit là d'un but idéal, vers lequel tend toute analyse sans jamais l'atteindre : « Là où était le Ça doit advenir le Moi. » Si ce but était atteint, la symbolisation et la subjectivation seraient absolument et complètement établies dans la psyché. Nous pensons qu'il n'en est jamais ainsi. Plusieurs facteurs s'y opposent, ils sont liés au rôle de l'objet :

1/ La primauté du principe de contradiction est ici à mettre en cause. Certes, il fait partie des principes de la pensée, de cette pensée dialectique dont Claude Le Guen, disciple de Hegel, Marx et Freud nous donne des exemples d'application. Il devrait être incontournable. Ce n'est pas le cas. L'expérience clinique nous montre combien une chose et son contraire peuvent être dites, mais aussi et surtout combien une attitude psychique et son contraire peuvent être maintenues, aussi bien individuellement que dans les groupes. Il suffit de


1534 Les clivages

voir combien de têtes pensantes se retrouvent « bien pensantes » aux cultes religieux les plus divers, en totale contradiction avec elles-mêmes mais sans conflit. La croyance conventionnelle ou illuminée, la maîtrise par la force ou par la ruse, la foi régressive dans la toute-puissance de la pensée s'attachent à la déroute du principe de contradiction, et non sans succès.

Nos premiers arguments n'étant pas métapsychologiques, nous allons venir sur le terrain de Claude Le Guen.

2/ Dans sa description de l'appareil psychique, telle qu'il la donne en 1932, Freud isole partiellement le Ça du Moi. Il montre ainsi leur continuité et leur différenciation. Celle-ci ne vient que du refoulement et de la perception. Le Moi se constitue dans la contradiction entre la décharge énergétique du Ça et la retenue de la vie par le pare-excitation, par l'objet. Sans objet, pas de retenue, pas de contradiction, pas de vie. C'est l'objet qui introduit un terme de la contradiction (l'autre étant l'énergie), et pour notre propos, tout dépend de la façon dont il le fait. Le rôle de l'objet est donc prépondérant. Que ses attitudes soient contradictoires ne peut que renforcer les complications et la vie. Qu'elles soient incohérentes sans être contradictoires commence à poser un problème. Mais qu'elles soient cohérentes, monolithiques, et c'est le chaos. Par attitude monolithique, nous entendons une façon d'introduire un ordre du langage et des comportements dépourvu d'ambiguïté, d'énigmes, d'associativité, en un mot, une attitude totalitaire. L'énergie vitale se plie à tout, et, sans ambiguïté, sans énigmes, elle s'écoulera selon des schémas pré-établis dé-subjectivants. Le défaut d'acquisition non pas d'une symbolisation primaire, mais d'une capacité à symboliser par soi-même, face à l'ambigu, à l'énigmatique, au transitionnel, ce défaut-là dévitalise le processus du refoulement et le remplace par le conformisme et la langue de bois. Il n'y a même plus dans la psyché un courant long (par le refoulement) et un courant court (par la décharge), il n'y a plus qu'un assujettissement à l'ordre déployé par l'objet, une carence narcissique. C'est une perversion associant l'énergie du « sujet » potentiel à la mise en oeuvre de sa nonsubjectivation au nom de son bien-être. Partiellement ou globalement, c'est le but visé par les idéologies, les croyances, mais ce peut être, et c'est souvent, celui d'individus et de familles ordonnant la psychose d'un de leurs proches à des fins de détournement énergétique. Il s'agit d'un monde où la perversion narcissique engendre la folie.

Certes, le jeu des pulsions du sujet s'y déploie, l'énergie vitale alimente les dynamiques de la contradiction, mais dans un but non contradictoire : assurer la survie psychique de l'objet.

Perversion du principe de contradiction, perversion de la symbolisation et perversion du sujet engendrent des clivages structurels et s'étayent sur eux. Aussi garderons-nous l'ensemble des élaborations théoriques de Claude Le


Annexes 1535

Guen en montrant comment les processus et les buts qu'elles sous-tendent peuvent être détournés et pervertis: Ceci nous conduira dans des perspectives transgénérationnelles où la Bindung de l'un (ou des uns) entraîne la Mischung catastrophique de l'autre, quitte à ce que ce dernier tente de maîtriser la situation par une liaison de crise, au détriment de sa croissance et de son hédonisme. Une partie du sujet sera collée à ses objets, avec un certain type de liaison venant d'eux, une autre partie tentera de contrôler et de polariser l'énergie qui lui reste, avec une liaison, ordonnée par lui cette fois-ci. Cet individu sera contradictoire et clivé.

Benno Rosenberg

Dans Quelques réflexions sur la notion de clivage du Moi dans l'oeuvre de Freud 1 publié dans les n° 1 des Cahiers du Centre de psychanalyse et de psychothérapie (1980), l'auteur introduit d'emblée une clarification à propos de l'usage kleinien du clivage de l'objet :

« 1 / Alors que le clivage de l'objet (au sens kleinien) 2 est un mécanisme de défense dans le plein sens du mot, le clivage du Moi est une réalité topique de la structure du Moi ; le mécanisme de défense corrélatif au clivage du Moi est le déni.

« 2 / D'autre part, le clivage de l'objet est la projection sur l'objet du "sentiment inconscient" qu'un clivage existe dans le Moi ; c'est la figuration de ce clivage qui donne la possibilité de relativiser le clivage du Moi. Ce phénomène est sensible dans les psychothérapies des psychotiques» (p. 10).

Pour définir les psychoses, l'introduction du clivage fait primer le défaut du Moi sur l'émergence du délire, comme le montrent les psychoses froides. Le déni n'est plus la disparition d'une perception du réel: celle-ci est conservée dans une partie clivée du Moi. De même, ce qui fait l'objet d'une projection psychotique n'est pas vraiment expulsé, mais maintenu dans un secteur clivé d'autant mieux méconnu que la projection fait l'objet d'un investissement fort.

Avec le clivage, il faut renoncer à la transformation de la structure psychotique en structure névrotique. Un « fonctionnement de type névrotique » est tout au plus envisageable, mais le clivage maintiendra une absence de conflit là où il s'applique.

Un temps majeur de l'étude de Benno Rosenberg le conduit à comparer les clivages des pervers et ceux des psychotiques. Seuls les clivages des premiers sont étan1.

étan1. serions tenté d'intituler ce sous-chapitre « Benno Rosenberg et Sigmund Freud », tant le commentaire de l'un colle au plus près du texte de l'autre. Faute de place, nous n'en montrerons pas les finesses contrapuntiques.

2. La parenthèse est de nous.


1536 Les clivages

ches, ce qui n'est pas le cas de ceux des psychotiques. Ceux-ci viennent en traitement pour « compléter » le clivage et pour ne plus avoir besoin d'un délire d'appoint.

«[...] un clivage imparfait caractérisant la psychose, il y a forcément des éléments de délire même dans les organisations psychotiques essentiellement non délirantes» (p. 21).

Clivage primaire

Prenant en considération l'évacuation de toute conflictualité dans la constitution du Moi-plaisir-purifié, Benno Rosenberg applique la notion de clivage primaire à cette situation séparant les « objets-sources-de-plaisir » et les « objetssource-de-déplaisir ». C'est l'unité mère-enfant qui se clive par projection-expulsion abolissant effectivement l'existence des objets déplaisants à l'intérieur du Moi-Sujet.

Ce que l'auteur avait clarifié au début de son texte fait retour par une théorie de l'originel. Il s'en explique dans une note de bas de page :

«[...] s'il est vrai que pour le psychotique adulte, le clivage de l'objet est une projection du clivage du Moi, pour le Moi archaïque le clivage de l'objet est la source du clivage sujet-objet. »

L'échec du clivage primaire impose des défenses contre le retour de ce qui fut expulsé, et donc des clivages secondaires.

Clivage potentiel

L'hypothèse d'un clivage primaire rend moins surprenante l'assertion de Freud selon laquelle le clivage existe aussi dans la névrose. La trace du clivage primaire resterait sous forme d'une angoisse spécifique du Moi, de perte d'unité, d'intégrité, de morcellement.

« Les névrotiques peuvent ressentir cette menace quand la conflictualité interne devient extrême, polarisée, et que les capacités de synthèse et de compromis du Moi sont sur le point d'être dépassées [...] si le clivage n'existe donc pas dans l'organisation névrotique en tant que telle, la potentialité du clivage du Moi appartient au psychisme humain » (p. 26).

Discussion

L'intérêt des clarifications apportées par l'auteur sur la clinique des psychoses a facilité l'avancée de nos hypothèses sur le clivage dans la névrose. Cependant nous laisserons « en suspens » son hypothèse génétique, tout comme nous le faisons pour celles d'autres auteurs (Melanie Klein, André Green, PaulClaude Racamier). Il justifie le clivage primaire par l'extension donnée au clivage dans toute la psychopathologie, mais aussi par la création de la topique. Le clivage primaire est « ancré » par les deux extrémités. S'il y a « Moi-sujet-avecplaisir» et «Monde extérieur-avec déplaisir», l'extérieur, l'objet, le haï, seraient


Annexes 1537

tout au début identiques. Quelle est alors la place du masochisme, du masochisme primaire ? Si c'est l'unité mère-enfant qui se clive, qu'en est-il de la bipartition Moi-Ça, du refoulement originel ?

Paul-Claude Racamier

Basés sur l'expérience de l'analyse des psychotiques, les théorisations de Paul-Claude Racamier partent d'un concept qu'il a forgé et qui lui est indispensable: l'Antioedipe (1989).

Il s'agit d'une constellation psychique originale occupant une position centrale au sein du conflit des origines, entre narcissisme et objectalité, à la rencontre de ces deux courants qui pourront s'associer ou s'opposer, conduisant soit à la paradoxalité stérilisante, soit à l'ambiguïté féconde. Si le sujet n'a pas pu se constituer à partir d'un deuil originaire de l'union avec l'objet primaire, l'antioedipe est figé et intense. Il s'oppose alors à tout fantasme par des agirs incestuels dans leur essence, c'est-à-dire incestueux ou équivalents dans leur réalisation. C'est de ce deuxième type de destin que découle toute une pathologie psychotique ou perverse. Des objets-non-objets prennent la place des objets évolutifs. Cette formation si puissante peut soit maintenir une organisation psychique sous le règne du narcissisme et de sa séduction, soit évoluer dans une direction progrédiente. Dans le premier cas, des fantasmes-non-fantasmes obtureront et stériliseront l'évolution possible du préconscient. L'un d'eux, le fantasme d'auto-engendrement, occupe ici une place de choix ; il pose le déni des origines et se complique parfois d'un fantasme d'auto-englobement caractéristique des psychoses les plus graves.

Le fantasme-non-fantasme n'est ni réalité, ni vérité, ni délire, ni fantasme, ni rêve. C'est un fantasme défantasmé qui prend la place d'un fantasme : divers dénis sous-tendent la structure ainsi formée.

Dans Le génie des origines (1992), l'auteur propose une intéressante articulation des divers dénis et de leurs objets, soit entre eux, soit avec la pathologie qu'ils entraînent. Associant le domaine des psychoses à celui des perversions, Paul-Claude Racamier dégage des formes intermédiaires ainsi que des glissements insensibles ou rapides qui constituent autant de formes de passage. Tout se résume en une grille. Sur trois colonnes sont exposés : les divers dénis, les objets qu'ils visent, la pathologie qu'ils créent. Aux lignes extrêmes on trouvera,: au pire, le déni d'existence, l'objet anéanti et la stupeur psychotique aiguë, et dans le meilleur des cas, le déni de valeur propre, l'objet piédestal et la perversion narcissique.

Au sein de ces douze niveaux de déni se situe une charnière capitale entre les schizophrénies et la pathologie narcissique perverse. Elle est centrée sur le statut de l'objet. Partant de l'objet délire du schizophrène qui dénie ses origines, on


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arrive à l'objet fétiche des psychoses froides et au déni d'autonomie (anorexie mentale par exemple). C'est en ce point que le coût psychotique des dénis qui était reporté sur le sujet devient un coût pervers mis au compte des objets.

Plus explicite et plus éclairante sera son articulation des dénis aux clivages et aux verrous qui les maintiennent. La fonction « verrouillante » des symptômes est à son comble quand ils sont érotisés. Dans le passage de la séduction narcissique à la position incestuelle, la jouissance vient combler la béance.

« Le soin de refermer un clivage est délégué par le sujet, à travers un agir puissant et subtil, au thérapeute ou au milieu, qui répondra à son tour par un contre-agir de colmatage et d'emboîtement» (p. 264).

Il propose une échelle des clivages séparant ceux qui sont colmatables par des moyens personnels, de ceux qui le sont par les moyens d'autrui, l'ensemble étant isolé des clivages irréparables des psychoses (p. 271). Ainsi se dégagent les clivages aménageables, ceux qui ne le sont pas et ceux qui pourraient disparaître au cours d'un traitement analytique.

La théorisation du Deuil originaire est proche de celles du refoulement originel et la position dépressive. Bien que l'auteur ne le précise pas, on perçoit combien l'incapacité à conduire ce deuil est issue d'une situation dont la forclusion pourrait rendre compte.


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II — Discussions et controverses



Un trouble de pensée sur la Métapsychologie

Florence GUIGNARD

« Je me trouve depuis un certain temps dans l'intéressante situation de ne pas savoir si ce dont je désire faire part doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme totalement nouveau et étranger...

S. Freud (1938), « Le clivage du Moi dans le processus de défense. »

INTRODUCTION METHODOLOGIQUE

Même lorsqu'un chercheur s'intéresse au difficile champ de la clinique, il est de rigueur qu'il aborde l'étude d'un concept en tentant d'isoler celui-ci dans le but d'examiner la définition qui en a été proposée par son auteur, ainsi que les extensions qui en ont été éventuellement faites par d'autres auteurs. Ce travail premier, qui requiert de suspendre toute opinion et toute croyance personnelle, devrait permettre au chercheur, dans un second temps, de situer le concept étudié dans la constellation conceptuelle la plus proche à laquelle il semble appartenir, puis, ensuite, dans le corpus théorique d'ensemble. Dans un troisième temps, il devrait faire preuve d'une hauteur de vue suffisante pour tenter d'évaluer le potentiel de transformation que contient ce concept pour l'ensemble du corpus théorique. Parvenu à ce point de sa démarche, il faudrait qu'il s'attende à devoir réexaminer toutes les étapes qu'il croyait avoir franchies jusque-là, à la lumière de l' « inattendu » porté par le concept.

Cette exigence, commune à toutes les disciplines scientifiques, ne requiert pas seulement du chercheur qu'il ne perde jamais de vue la spécificité du champ théorique de sa recherche, la situation des structures et sous-structures de son ensemble, pas plus que la nature, la qualité et la dynamique des liens qui organisent celui-ci. Elle suppose en outre chez lui une « capacité négative » (Bion) sufRev.

sufRev. Psychanal, 5/1996


1552 Florence Guignard

fisamment importante pour lui permettre de supporter de « ne pas comprendre » et de « ne pas savoir », durant un temps indéterminé, suffisamment long en tout cas pour que le concept à étudier ne se voie ni dénaturé, ni attiré par un autre concept proche - souvent antithétique - issu de la même discipline, ni, enfin, « happé » par une discipline voisine, dont les paramètres sont différents et, généralement, plus aisés à manier. Les glissements de sens ne sont pas rares, et souvent insidieux.

Malheureusement pour lui et pour ses lecteurs, G. Bayle n'a pas échappé aux pièges décrits ci-dessus. Quatre failles majeures me sont apparues à l'étude approfondie de ce travail. D'ordre méthodologique, ces quatre failles ont pour résultat de biaiser l'ensemble de la problématique, et témoignent de l'extrême résistance qu'a éprouvée l'auteur à accepter la démarche même qui a permis à Freud de déboucher sur le concept de clivage. Ces failles sont les suivantes :

1 / la psychologisation du concept de clivage ;

2 / le morcellement du concept de clivage ;

3 / le réductionnisme du concept de Moi ;

4 / l'évacuation de la question des objets du Moi et des identifications.

1 / Psychologisation du concept de clivage

S'il a effectivement isolé le concept de clivage dans le but de l'étudier, G. Bayle l'a regrettablement désinséré, tant de sa constellation conceptuelle - à savoir, le niveau d'organisation et de fonctionnement des défenses dont il fait partie - que de son corpus théorique d'ensemble - à savoir, la métapsychologie freudienne. Ceci l'a amené à nous proposer une étude phénoménologique et psychologisante du concept de clivage, évacuant du même coup la contrainte des liens fonctionnels qu'entretient celui-ci avec d'autres concepts de la même constellation défensive, en tout premier lieu, le déni et l'idéalisation - pourtant indissolublement liés à ce que Freud a pu en écrire - et en second lieu, l'identification projective, concept dont il rend compte de façon étonnamment aberrante, ce qui lui permet évidemment de l'évacuer d'autant plus aisément.

Cette désinsertion du concept de clivage rend compte de l'aisance avec laquelle l'auteur prétend intégrer celui-ci à des mécanismes de défense de l'ordre de cette autre constellation défensive qu'est «le refoulement». C'est ainsi, par exemple, qu'il résout à sa manière le problème, pourtant central, de la situation du concept de clivage par rapport à celle du concept d'isolation :

«En 1926, écrit-il, avec l'isolation décrite dans Inhibition, symptôme et angoisse, émerge un prototype du clivage fonctionnel, forme de refoulement (c'est nous qui soulignons) portant sur Paffect séparé des représentations qui restent conscientes. »


Un trouble de pensée sur la Métapsychologie 1553

On se demande alors pourquoi Freud aurait pris la peine, dès l'année suivante, de tenter une nouvelle approche du problème du fétichisme («Le fétichisme», 1927) et d'écrire ses derniers travaux aboutissant, une dizaine d'années plus tard, à la formalisation du concept de clivage.

Il est vrai que l'auteur traite du déni de la même façon qu'il traite du clivage. Pour G. Bayle, il y a déni et déni : par exemple, l' « isolation » décrite par Freud chez l'Homme aux Rats serait du « déni », assorti à un « clivage », que l'auteur du Rapport décrète être «fonctionnel». Il prend ainsi la liberté de mélanger deux concepts freudiens - l'isolation et le déni - aux seules fins de pouvoir « placer » son option personnelle sur le concept de « clivage » dont la qualification de « fonctionnel » vient neutraliser la définition même que Freud donne du clivage.

2 / Morcellement du concept de clivage

Ayant ainsi désarticulé l'ensemble des défenses dont le clivage fait classiquement partie, d'une part, et dilué la spécificité psychanalytique du concept, d'autre part, il devenait dès lors aisé à l'auteur de proposer une description qualitative, donc « plurielle », de ce dernier.

Pourtant, si ce pluriel - « les clivages » - se conçoit facilement sur un plan phénoménologique, il n'a, en revanche, aucune raison d'être à l'intérieur de la métapsychologie freudienne. Il peut se faire que l'on utilise le pluriel pour désigner implicitement les contenus traités au moyen d'un mécanisme de défense, mais il s'agit là d'une commodité de langage qui n'a rien à faire avec une proposition de conceptualisation, comme c'est le cas dans le travail de G. Bayle. Il est donc particulièrement piquant de trouver cette proposition de pluralité à propos de l'un des mécanismes de défense les plus radicaux dont puisse disposer le psychisme humain.

3 / Réductionnisme du concept de Moi

En dépit du tableau intéressant qu'il tente de faire du concept si complexe qu'est «le Moi», le morcellement du concept de clivage entraîne G. Bayle à focaliser son attention et celle de ses lecteurs sur une seule des multiples fonctions du Moi décrites par Freud : la « fonction synthétique ». Ceci soulève deux objections méthodologiques :

a) La première objection réside dans le fait que ce choix est restrictif. Les aspects structurels et fonctionnels du Moi sont d'autant plus innombrables que


1554 Florence Guignard

les limites existant entre celui-ci et ses objets internes, ainsi qu'avec le Ça et avec le monde extérieur, sont sujettes à de perpétuels empiétements mutuels, et doivent pouvoir être conçues comme telles.

Décider d'emblée, comme le fait G. Bayle, d'examiner le concept de clivage au regard du « fait choisi » (Bion) que constitue, parmi les nombreuses compétences du Moi, le concept de « fonction synthétique du Moi » est discutable. Cela revient à la fois :

— à donner du Moi la vision d'une instance moniste, voire autarcique ;

— à faire oublier qu'il s'agit essentiellement d'une instance inconsciente ;

— à prendre une liberté qui revient à dénier toute originalité à la découverte du concept de « clivage du Moi », ramenant celui-ci en position seconde par rapport à ladite « fonction synthétique du Moi », sans que soit, pour autant, éclaircie ni sa nature, ni sa fonction, ni la pathologie qui lui est propre.

Dans sa communication prépubliée, Cl. Le Guen l'a pointé au sujet de la notion de «clivage structurel» : poussé par son désir de «personnaliser» sa notion de « clivage fonctionnel », G. Bayle en vient à faire du « reste » - qu'il baptise « clivage structurel » - une catégorie de la seule psychopathologie, évacuant ainsi l'importance, pour la définition générale du concept, de la métaphore freudienne des « lignes de clivage dans le Moi ».

b) Pour être brève dans sa formulation, la seconde objection méthodologique est plus sérieuse encore : une fois que G. Bayle a, d'une part, « sorti » du côté de la psychopathologie le « clivage structurel », et d'autre part, « dilué » le concept de clivage en le qualifiant du terme vague de « fonctionnel » afin de pouvoir le mêler aux défenses de l'ordre du refoulement, que reste-t-il de l'objet même de son étude, à savoir, la découverte qui, en 1938, a bouleversé la représentation qu'avait Freud de l'appareil psychique ?

4 / Évacuation de la question des objets du Moi et des identifications

Le clivage est un mécanisme par lequel le sujet vise à protéger son « sentiment subjectif de cohérence » en évacuant une partie de son Moi, dont le mode de fonctionnement pulsionnel et les contenus psychiques entreraient, sans cette opération drastique, dans un conflit intolérable avec ceux d'une autre partie du Moi.

Le maintien de ce « sentiment subjectif de cohérence » doit être étayé par le déni, face à la menace que constitue le vécu d'appauvrissement de la vie psychique, corrélatif au clivage et à l'évacuation de cette partie du Moi par le sujet. C'est ce vécu d'appauvrissement qui amène le sujet, d'une part, à mettre en place


Un trouble de pensée sur la Métapsychologie 1555

une néo-réalité inconsciente idéalisée - en positif ou en négatif- et d'autre part, au moyen de l'identification projective, à se « coller » inconsciemment à l'objet dans lequel il a évacué cette partie intolérable de son Moi, avec ses contenus.

C'est donc bien le besoin d'un « sentiment subjectif de cohérence » qui, dans les cures analytiques, met en échec les tentatives de réintroduction, par l'analyste, de la « fonction synthétique du Moi », visant à replacer le sujet devant l'incontournable du conflit intrapsychique. Il est donc primordial pour la cure analytique de tenter de retrouver les lieux topiques vers lesquels s'est produite cette évacuation, et d'en examiner attentivement la forme et les contenus, à savoir, la partie clivée du Moi du sujet. En effet, cette partie clivée du Moi contient des rejetons pulsionnels, des structures et des objets relationnels et identificatoires constitutifs de l'identité sexuée de base du sujet clivé, ainsi que de sa problématique oedipienne. En amputant le sujet d'une partie de ses investissements conflictuels, cette évacuation d'une partie du Moi l'ampute également, tant d'une partie de ses capacités de symbolisation que d'une partie de ses identifications primaires et secondaires.

Encore faut-il ne pas confondre le « sentiment de cohérence » et la « fonction synthétique du Moi », comme le lecteur peut en avoir trop souvent l'impression à l'étude du texte de G. Bayle : le premier de ces vocables constitue une description phénoménologique de l'état psychique manifeste du sujet, tandis que le second a une signification bien précise dans la métapsychologie freudienne. Preuve en est, d'ailleurs, le fait que plus un sujet est clivé - et donc, plus sa « fonction synthétique du Moi » est en échec - plus il donne à voir son « sentiment de cohérence ».

ARGUMENTATION

Je dirai d'emblée le malaise que j'ai éprouvé à l'égard de l'abondante et vivante clinique proposée par G. Bayle. Il s'y promène avec l'aisance d'un Professeur de psychiatrie qui raconterait à ses internes la psychopathologie des patients de son Service - du moins, aurait-on souhaité avoir un tel Professeur ! Néanmoins, même à la reprendre point par point - entreprise que l'on ne saurait restituer ici - elle demeure trop phénoménologique pour que l'on puisse y repérer une conceptualisation véritablement psychanalytique du clivage freudien. L'auteur s'est appuyé sur sa propre clinique - ou sur celle de ses élèves - pour étayer ses propres hypothèses, de telle sorte qu'il y manque les éléments mêmes d'une discussion authentique.

Je me centrerai donc sur la démarche théorique issue de cette clinique,


1556 Florence Guignard

démarche qui contient, selon moi, un certain nombre d'impropriétés concernant notamment :

A) les mécanismes psychiques en cause ;

B) les relations d'objet du Moi ;

C) la névrose de transfert et les objets d'identification ;

D) l'évacuation des apports kleiniens et postkleiniens ;

E) le féminin, la castration et le fétichisme ;

F) la psychopathologie du clivage ;

G) le rôle du clivage et du négatif dans l'organisation de la pensée.

A) Les mécanismes psychiques en cause

On vient de le rappeler, le clivage est un mécanisme psychique de base qui vise à maintenir le sentiment d'identité du sujet, au prix d'une amputation par le déni qui tente d'évacuer les aspects de la réalité - extérieure et psychique - trop douloureux à prendre en compte par un Moi trop vulnérable à la souffrance psychique.

En conséquence de quoi il est aberrant, métapsychologiquement parlant, de « sortir » le concept de clivage hors de l'ensemble défensif dont il fait partie, à savoir : clivage-déni-idéalisation-identification projective, et ce, quelle que soit la croyance personnelle que l'on développe, tant au sujet du «refoulement primaire» et du «refoulement originaire», qu'au sujet du moment d'apparition de cet ensemble défensif dont dispose l'être humain confronté à la réalité.

B) Les relations d'objet du Moi

Le fait que la conceptualisation de cet ensemble défensif comprenant le clivage ait été développée par M. Klein à partir de l'oeuvre inachevée de Freud semble avoir produit, chez l'auteur du Rapport, un effet phobogène qui le conduit, tout en évoquant largement dans sa clinique le rôle de ce qu'il appelle « objet » à un niveau phénoménologique, à négliger gravement le rôle spécifiquement métapsychologique de l'objet dans la constitution du fonctionnement psychique du Moi.

Je pense, avec René Diatkine, que le concept d'objet ne se conçoit métapsychologiquement qu'en tant qu'il désigne les objets internes. Il en découle, en toute logique, que l'on ne peut concevoir de clivage du Moi sans clivage des objets-du-Moi. Pour autant qu'elle eût mérité de nous être resservie une fois de plus, la vieille querelle au sujet du « bon » et du « mauvais » objet aurait dû trou-


Un trouble de pensée sur la Métapsychologie 1557

ver cette occasion d'étude du clivage pour être extraite d'une psychologie de kiosque à journaux dans laquelle on la relègue toutes les fois où l'on veut masquer sa propre incapacité à comprendre le concept. Il n'en a rien été dans le travail de G. Bayle.

Dût-on ne considérer l'objet que dans sa fonction d' « objet-but de satisfaction », comme le proposait Freud dans ses tout premiers travaux, son évacuation hors de la problématique du clivage conduit à une dénaturation du concept même de l'étude. En effet, cette évacuation balaie du même coup, tant les données cliniques qui ont amené Freud à la découverte du clivage, que l'extrême difficulté technique rencontrée par tout analyste qui se trouve confronté à une « personnalité clivée ».

Corrélativement, même considéré uniquement en tant qu'instance, un Moi vidé de ses objets internes et de ses identifications n'est pas métapsychologiquement concevable, sous peine de réduire celui-ci à une notion psychologique. On a pu voir ce qu'a donné, jadis, cette distorsion chez Hartmann et les adeptes de la psychologie du Moi.

C) La névrose de transfert et les objets d'identification

S'il est relativement aisé d'obtenir d'un analysant la constatation intellectuelle qu'il est en train de dire «une chose et son contraire», il est illusoire de penser que cette constatation puisse conduire à un quelconque remaniement économique chez un sujet dont les clivages ont quelque importance, avant que n'ait pu se dérouler la longue et difficile aventure de la constitution, dans la partie du Moi qui en demeure capable, de quelque chose de l'ordre d'une « névrose de transfert », suffisamment mobilisante pour que le sujet se hasarde à affronter le «changement catastrophique» (Bion) qui l'amènerait à «lever» les clivages ayant protégé jusqu'alors son «sentiment subjectif de cohérence».

Or - faut-il encore le rappeler en 1996 ? - qui dit « névrose de transfert » dit «objets de transfert», «identifications dans le transfert» et «travail du contretransfert» (L. de Urtubey). Comment, dès lors, sans dénaturer le concept d' « objet interne », peut-on négliger l'importance économique et dynamique de celui-ci dans la relation analytique, dès lors que le levier de toute cure est constitué par la projection, dans l'espace analytique, de ces objets internes - notamment du Surmoi - appelés à être modifiés, dans leur dimension relationnelle et identifïcatoire, par le travail du transfert ?

Il semble pourtant que ce soit cette négligence qui a permis à G. Bayle d'évacuer purement et simplement de son exploration du concept de clivage


1558 Florence Guignard

l'immense problématique des identifications bisexuées et générationnelles, tant primaires que secondaires.

C'est d'ailleurs cette évacuation, tant de la problématique objectale que de celle des identifications qui lui est intrinsèquement liée, qui est probablement responsable, en dernière analyse, du fait que l'auteur du Rapport a échoué à «tenir le fil du clivage». Si son «sentiment subjectif de cohérence» s'est effectué à ce prix, il devra accepter que certains de ses lecteurs n'y retrouvent pas le leur.

D) L'évacuation des apports kleiniens et postkleiniens

Dans cette perspective, il apparaît pour le moins quelque peu léger, sinon désinvolte, d'évacuer purement et simplement, comme l'a fait G. Bayle, les apports kleiniens sur le concept de clivage, en arguant des désagréments que lui causent l'utilisation, par Klein et d'autres, du concept freudien de pulsion de mort ainsi que de l'hypothèse - longuement revue et commentée par de nombreux auteurs postkleiniens - d'un Moi potentiellement prêt à fonctionner précocement (voir Meltzer à ce sujet, qui remarque que le moment de mise en fonctionnement de la vie psychique a beaucoup moins d'importance que l'étude des processus qui contribuent à organiser celle-ci).

En effet, si les auteurs kleiniens et postkleiniens - je pense notamment à H. Rosenfeld, H. Segal, W. R. Bion, D. Meltzer et L. Grinberg - ont été amenés à étudier le clivage et la pathologie de son fonctionnement, ils l'ont fait en tentant de rester au plus près des descriptions freudiennes concernant la nature organisatrice des lignes de clivage, dont le potentiel d'articulation a été rappelé par Cl. Le Guen.

La capacité de distinguer la qualité normale ou pathologique du fonctionnement du clivage demeure, par définition, hors de portée de la perception et du jugement du sujet sans un détour par l'investissement transférentiel et le processus psychanalytique. Dans la cure analytique, c'est au lieu topique du contretransfert inconscient que sera observée cette pathologie. C'est le psychanalyste, objet transférentiel du clivage opéré par le sujet - et non le patient clivé - qui éprouvera le sentiment d'étrangeté dont parle Freud et le « flou identitaire » dont parle G. Bayle. En situant les secrets conscients et le « on-ne-veut-pas-le-savoir » comme manifestations du mécanisme de clivage, le Rapporteur confond l'action du clivage - qui ne peut être qu'inconsciente - et les tentatives conscientes, provenant de la partie non clivée/non évacuée du Moi du patient, à se réapproprier un conflit intrapsychique qui lui échappe.


Un trouble de pensée sur la Métapsychologie 1559

E) Le féminin, la castration et le fétichisme

Ainsi que je l'ai indiqué à plusieurs reprises (voir, notamment, mon intervention prépubliée au Rapport de Jean et Monique Cournut sur « La castration et le féminin dans les deux sexes» en 1993), les propos de Freud au sujet du fameux: «Je sais bien... mais quand même...», concernent l'aspect inconscient de la problématique de la castration et de la reconnaissance de la différence des sexes, et non la théorie sexuelle infantile unisexe, qui n'en constitue que l'aspect manifeste. En effet, cette reconnaissance se heurte au déni du féminin dans les deux sexes, roc du biologique classiquement masqué par les théories sexuelles infantiles, comme l'a développé Th. Bokanowski (Théories de l'enfant, enfants de la théorie, in Études freudiennes, 1996).

C'est dire, pour le propos qui nous intéresse ici, l'importance du clivage défensif dans l'organisation de l'identité sexuée. C'est préciser également que le devenir de ce clivage passe inévitablement par cet indécidable qu'est le « Je sais bien... mais quand même... », indécidable qui peut, ou non, conduire le travail de la bisexualité psychique du sujet à éviter la voie de la perversion.

C'est indiquer enfin que, contrairement à ce qu'en pense G. Bayle, le «Trouble de mémoire sur l'Acropole» est l'expression d'une immense capacité d'autoperception et de synthèse moïque chez Freud, l'inverse d'un clivage, précisément, puisque Freud exprime dans ce texte adressé à un ami, qui prend effectivement ici le relais d'un ou de plusieurs objets internes, le bouleversement éprouvé à la confrontation de sa réalité interne avec la réalité extérieure, le travail d'intégration des deux débouchant sur une création nouvelle.

F) Psychopathologie du clivage

La perspective adoptée par G. Bayle a pour conséquence directe de modifier le point de vue psychanalytique de la psychopathologie du clivage. Après avoir examiné attentivement son hypothèse, je suis amenée à la trouver mutile et confusionnante, et donc, à m'en séparer.

En effet, même si, comme pour la plupart des découvertes freudiennes, celle du clivage s'est effectuée à la faveur d'une investigation de la psychopathologie, notamment psychotique, et n'a pu être poursuivie par son auteur, interrompu par la mort, je pense que les écrits de Freud contiennent suffisamment d'indications au sujet de l'universalité des phénomènes de clivage pour que l'on puisse, aujourd'hui, considérer le clivage comme un opérateur normal du Moi, dont la psychopathologie peut s'évaluer en termes quantitatifs et dont les défaillances


1560 Florence Guignard

ouvrent sur le champ de la confusion mentale et du délire. Le choix même du vocable par Freud, faisant référence à la métaphore des lignes de clivage dans les cristaux, pourrait suffire pour en témoigner.

Lorsqu'on parle, classiquement, de la «mauvaise qualité» de certains clivages, cette commodité de langage fait référence simultanément à la nature de ce qui a été clivé et aux échecs du refoulement de ce qui présente une faille dans l'élaboration symbolique.

L'exemple-type d'une telle situation pourrait être celui du patient dont parle H. Segal dans l'article où elle propose le concept d' « équation symbolique » : il s'agit d'un homme qui, depuis sa décompensation schizophrénique, ne peut plus jouer du violon. Lorsqu'on s'enquiert de la raison de cette limitation, il répond, d'un air indigné : « Vous ne voudriez tout de même pas que je me masturbe en public ! » La raison de ceci tient dans le double sens du verbe anglais to fiddle qui veut aussi bien dire « tripoter » que « passer l'archet sur les cordes d'un instrument ». On voit là l'exemple d'une attaque contre le fonctionnement des processus de symbolisation (voir, à ce sujet, le concept bionien d' « attaque contre les liens »), attaque qui laisse la place à une levée du refoulement et à une resexualisation du verbe to fiddle, détruisant la signification métaphorique de l'activité motrice et du fonctionnement émotionnel du sujet et dénaturant ainsi la valeur élaborative de sa sublimation pulsionnelle. Sur le plan qui nous occupe, on est donc bien en face du « mauvais fonctionnement » d'un clivage de base qui, dans l'activité psychique normale, avait permis l'organisation secondaire des investissements pulsionnels et qui a été attaqué par la désintégration psychotique.

Des symptômes hystéro-phobiques aux décompensations dépressives et psychotiques en passant par les psychopathies et les somatisations, toute la psychopathologie peut être observée sous l'angle de la pathologie du clivage, la névrose obsessionnelle étant la formation-limite qui maintient les clivages au moyen de leur érotisation poussée à l'extrême.

Du même coup, la compulsion de répétition peut être vue comme étant au service du maintien des clivages pour éviter la fusion, la confusion, et la « réintrication », pour reprendre ici l'heureux terme de Cléopâtre AthanassiouPopesco.

On peut comprendre la tentation, chez le Rapporteur, de faire intervenir un «facteur transgénérationnel» dans la genèse complexe du fonctionnement pathologique du clivage. Certes, les identifications inconscientes qui circulent dans une famille sont d'une efficacité extrême et complexe. Mais, par ailleurs, nous ignorons trop de choses sur l'organisation pulsionnelle in statu nascendi pour que je m'enhardisse à conclure prématurément à propos d'une transmission qui deviendrait organisatrice des mécanismes psychiques de base d'un sujet, du moins au point d'être tenue pour seule responsable de cette « déchirure dans


Un trouble de pensée sur la Métapsychologie 1561

le Moi » dont parle Freud à propos de la pathologie du clivage. C'est donc dire que je ne souscrirai ni à la description, ni à l'étiologie d'une sorte particulière de clivage - « clivage structurel » - tel que nous les propose l'auteur du Rapport.

G) Le rôle du clivage et du négatif dans l'organisation de la pensée

From the very moment you speak, you're loosing your oneness - «sitôt que l'on commence à parler, on perd son unité » - m'a fait observer, un jour, Herbert Rosenfeld. Encore faut-il que le psychanalyste tente d'en devenir conscient pour lui-même, sous peine de tomber dans la pathologie du clivage, dont le premier effet est la confusion de pensée. Du point de vue de la conduite de la cure analytique, cette remarque me paraît primordiale, si l'on veut tenter de concevoir les effets de l'opérateur clivage dans le fonctionnement de la pensée verbale, et donc, de l'outil même du psychanalyste. En effet, cette formulation n'implique pas seulement l'idée que toute symbolisation est impossible dans l'état de oneness, mais elle ouvre des horizons sur les risques de clivage dans la représentation que peut avoir l'analyste de sa double situation d'objet de transfert et d'objet d'étayage.

Il est particulièrement regrettable que le Rapport de G. Bayle ait dénaturé de façon aussi catastrophique les concepts installés par Bion - notamment, ceux de « capacité négative » et ceux de (-L), (-H) et (-K) - ainsi que toute la conceptualisation d'A. Green sur «le travail du négatif», de J. Guillaumin sur «le destin du négatif» et de C. et S. Botella sur «la perception et l'irreprésentable».

Une prise en compte du « négatif» à un niveau réellement psychanalytique est incontournable pour la compréhension de la dimension négative consubstantielle aux concepts de clivage, de déni, d'idéalisation et d'identification projective, que sont le non-clivé, l'affirmé, le persécutoire et le non-projeté. Aucune prise de sens au travers de la symbolisation, tant au niveau des processus primaires que secondaires, ne peut se faire sans impliquer d'emblée la catégorie du « négatif». La pathologie des états confusionnels et leur cicatrisation au moyen du délire sont là pour en témoigner.

Il est classique de considérer que les états confusionnels constituent, par excellence, des états dans lesquels les clivages ont été mis en échec grave, et que les délires indiquent une néo-formation de certains clivages, visant à rétablir le « sentiment de cohérence» du sujet. On le sait, les délires contiennent toujours à la fois des éléments sexuels et de grandiosité narcissique, rejetons de ce qui a été découpé-dénié par le clivage et qui concerne l'identité, c'est-à-dire, quelque chose des identifications bisexuées du sujet. Le but même de ces formations délirantes est de tenir en échec tout ou partie de la reconnaissance de la différence


1562 Florence Guignard

des sexes et des générations. C'est précisément cette abolition du négatif qui rend compte des troubles de la pensée et de la symbolisation qui accompagnent l'échec du fonctionnement de cet ensemble de mécanismes constitué par le clivage, le déni, l'idéalisation et l'identification projective.

CONCLUSION

C'est avec ses pulsions que le sujet-en-devenir entre en relation avec la « réalité », potentiellement traumatique, tant de son corps propre que du monde extérieur. Il se trouve d'emblée engagé dans des relations constantes d'investissement donnant lieu à des émotions et des affects, des hallucinations et des rêves, des impressions sensorielles, des perceptions, et des expressions motrices, donnant lieu à des introjections et des identifications inconscientes de diverses natures, organisées/organisantes de symbolisations et productrices de sens. C'est à partir de là que va se constituer sa réalité psychique.

L'expérience plurielle acquise au fil des ans par le psychanalyste, au travers de son analyse personnelle, de son auto-analyse, de son expérience clinique quotidienne du transfert et du contre-transfert, ainsi que de la multiplicité des échanges cliniques, techniques et théoriques avec d'autres psychanalystes devrait lui rendre possible, à la fois de saisir la qualité irréductiblement spéculative de «la sorcière Métapsychologie», et de ressentir l'-rjvppio- nécessaire à pouvoir s'y essayer. Encore faut-il être suffisamment imprégné de la nature de la démarche métapsychologique freudienne pour ne pas se perdre, chemin faisant, dans d'autres voies plus aisées à suivre.

La richesse et la subtilité de la vie psychique échapperont toujours pour leur plus grande part à nos tentatives d'enfermements conceptuels, notamment étiologiques. Il n'est que d'évoquer, d'une part, les nombreux échecs de ce qu'il est convenu d'appeler la « psychanalyse (?) génétique » et, d'autre part, le simplisme de la vision psychiatrique de la psychopathologie. De quelque point de vue que l'on se place, 1' « origine », pour l'espèce humaine comme pour l'individu, de la prise de signification des éléments du monde, externe comme interne, est probablement trop mystérieuse pour ne pas nous demeurer essentiellement obscure.

Si la réflexion psychanalytique veut, par ailleurs, échapper à cet autre écueil qu'est le glissement vers une phénoménologie psychologique, écueil dont j'ai fait la critique à propos du travail de G. Bayle, il lui reste peut-être la possibilité de s'enhardir, à la suite de Freud, à emprunter la voie étroite de l'épistémologie psychanalytique, c'est-à-dire, de la description d'une représentation des processus inconscients de prise de signification de la réalité-du-sujet. Là du moins, et là


Un trouble de pensée sur la Métapsychologie 1563

seulement, se retrouvera toute la difficile exigence inhérente à une description véritablement métapsychologique, à savoir, l'homologie absolue de la structuré, de la dynamique et de l'économie inconscientes du sujet observateur avec celle de son objet d'observation.

Néanmoins, celui qui s'y lance ne sera pas, pour autant, au bout de ses peines : comme tous ceux qui s'y sont essayés avant lui, il ne pourra éviter de se trouver face au gouffre irréductible de 1'« irreprésentable », qu'il ne faut pas confondre avec l'«irreprésenté». En effet, s'il est envisageable de parvenir, un jour ou l'autre, à se représenter une partie des contenus fantasmatiques inconscients d'un sujet en analyse, il demeure irréductiblement spéculatif de proposer des représentations des mécanismes et des processus inconscients, organisateurs de sa psyché. Du moins peut-on tenter de se représenter, au vu de leurs effets, la nature, voire le niveau d'intervention de ces derniers.

On peut, par exemple, utiliser les hypothèses métapsychologiques freudiennes pour postuler que les pulsions du sujet-en-devenir contiennent en ellesmêmes un principe organisationnel produisant, la vie durant, les opérateurs inconscients les plus radicaux du Moi. On peut poursuivre la spéculation en postulant que, sans perdre pour autant leur nature inconsciente et leur radicalité d'intervention, ces opérateurs seraient eux-mêmes pris dans, et masqués par, le « tressage », voire le « tissage » de processus psychiques dans lesquels l'énergie pulsionnelle serait liée de façon plus complexe par la dynamique de représentations inconscientes ayant passé par la transformation de la pensée verbale et par le profond remaniement dû au refoulement secondaire.

Suivant ces postulats, on peut admettre que les premiers opérateurs du Moi constituent un ensemble qui opère autant dans la négativité que dans la positivité et, toujours à titre d'hypothèse, y inclure la description des phénomènes cliniques les plus radicaux qu'il nous soit donné d'observer dans la situation analytique, à savoir : les mouvements immédiats de projection et d'introjection, de clivage et de déni, d'idéalisation et d'identification projective, tandis que seraient rangés du côté des «processus» l'ensemble constitué par la pensée verbale et toutes les défenses de l'ordre du refoulement (notamment le déplacement, la négation et l'isolation), donnant lieu aux mouvements inconscients d'identification introjective.

Certes, il ne serait pas question d'observer, dans la cure analytique, un déni/clivage sans prendre en compte également le refoulement. Mais il ne devrait pas non plus être question d'examiner le refoulement sans que cela renvoie à tenter de localiser et délimiter l'aire psychique, clivée/déniée avec succès, dans laquelle opère ce refoulement, nous souvenant que seul un clivage « réussi » permet de tenir en lisière les états confusionnels. Cette double tentative de représentation des mécanismes psychiques devrait aider le psychanalyste à ne pas les


1564 Florence Guignard

confondre les uns avec les autres, et à ne pas sortir du postulat métapsychologique en mélangeant entre elles les descriptions des opérations du premier ensemble avec celles du second ensemble. Ainsi, par exemple, du déni et de la négation, du clivage et de l'isolation, de l'idéalisation et de la formation de l'Idéal du Moi, de l'identification projective et de l'identification introjective.

Suivant ces postulats que j'ai tenté de maintenir dans la rigueur freudienne, on pourrait, comme je l'ai déjà fait antérieurement à propos de la symbolisation (F. Bégoin-Guignard, 1989, Symbolisation et géographie des identifications, Rev. franc, de psychan., t. LIII/6), proposer une représentation de la dynamique fonctionnelle des « premiers opérateurs » avec les « processus », du primaire avec le secondaire, des représentations de choses avec les représentations de mots, de la perception avec les traces mnésiques, ainsi que des relations d'objet avec les identifications, sous la forme d'une «double hélice», à partir du modèle que nous fournit I'ADN.

Pour le sujet qui nous occupe ici, cette proposition amènerait à comprendre deux paramètres de la problématique du clivage du Moi, complémentaires l'un de l'autre, et qui semblent avoir échappé au Rapporteur :

— d'une part, le fait que la « fonction synthétique du Moi » oeuvre essentiellement au niveau de ce que l'on pourrait appeler des « sous-ensembles » du Moi, et non d'un Moi « totalisant », voire « totalitaire » ;

— d'autre part et par voie de conséquence, le fait que la totalité d'un conflit intrapsychique donné peut être, en tant que telle, l'objet d'un clivage.

En revanche - et ce, quel que soit l'âge auquel on prétendrait fixer l'avènement d'un Moi-du-sujet - il me paraît beaucoup plus spéculatif de concevoir d'emblée un Moi unifié sous l'égide de la seule « fonction synthétique » dont les «défaillances» créeraient en «après-coup» des mécanismes de clivage afin de permettre au sujet de se défendre contre une soudaine découverte du sens d'un passé, vécu par le sujet, et qui serait demeuré, jusque-là, vierge de toute attribution de signification. Ce que l'on peut savoir de la levée de l'amnésie infantile et de l'économie du traumatisme va à l'encontre de cette hypothèse d'une instance moniste et d'une formation « après coup » des opérateurs les plus radicalement efficaces dont dispose le Moi du sujet lorsqu'il lutte contre la confusion afin de maintenir un « sentiment de cohérence ».

Je l'ai souligné plus haut : les mécanismes opérateurs du Moi dont fait partie le clivage échappent par définition à toute figuration. L'on ne peut en connaître que par leurs effets, notamment lorsque ceux-ci provoquent des perturbations signant l'échec de ces mécanismes, et l'on ne peut prétendre s'en faire que des représentations, généralement métaphoriques, sinon purement métapsychologiques.


Un trouble de pensée sur la Métapsychologie 1565

Quant aux territoires du Moi dans lesquels opèrent ces mécanismes, ils sont, eux, multiples et, rappelons-le, inconscients pour leur plus grande part. C'est un effet de la fonction synthétique de notre propre Moi que de nous rendre si difficile la représentation de ce qui, du Moi de l'analysant, en est clivé, de telle sorte que, même lorsque cette portion est composée de multiples éléments, notre besoin de cohérence identitaire le désigne de façon unitaire. Ne nous y trompons pas, cependant : l'inconnu de l'Univers peut être désigné au singulier, il n'en est pas moins quasi infini. Il en est de même de l'univers interne de la réalité psychique.

Ainsi peut-on retrouver, dans le domaine du fonctionnement névrotico-normal en séance, par exemple, dans la levée de l'amnésie infantile, le « rôle fonctionnel » tenu normalement par un clivage, celui-ci demeurant dans sa spécificité de définition freudienne de soubassement à l'installation de l'identité sexuée, et n'ayant rien à voir, comme on l'aura compris, avec la notion de « clivage fonctionnel» proposée par le Rapporteur.

En effet, si le clivage permet de maintenir dans le refoulement les sous-ensembles du Moi qui menacent le « sentiment de cohérence » du sujet, c'est bien dans la mesure où l'on a affaire ici à l'action conjointe de deux types d'opérateurs psychiques de nature différente. Admettre, comme le fait G. Bayle en proposant sa notion de « clivage fonctionnel », que le clivage peut opérer peu ou prou comme le refoulement, et le refoulement comme le clivage, c'est installer le fonctionnement psychique dans une perspective défensive binaire - en avoir ou pas - qui n'est pas sans évoquer une théorie sexuelle infantile unisexe, phallique-châtré.

Or, ma lecture de Freud m'amène à considérer que, protégé par l'économie défensive des théories sexuelles infantiles aux prises avec le « roc du biologique » constitué par le « déni du féminin » dans les deux sexes, l'appareil psychique s'organise en réalité dans le tissage des identifications bisexuées.

Il faut malheureusement se rendre à l'évidence : si l'on peut rendre hommage à l'immense travail effectué par Gérard Bayle et par son équipe ; si l'on peut, par ailleurs, admirer sa virtuosité intellectuelle et la chaleur avec laquelle il nous communique son expérience de clinicien ; si, enfin, il n'est pas question de sous-estimer l'extrême difficulté, rencontrée par tout penseur, à verbaliser, et donc à se représenter en termes de processus secondaires, la nature, effectivement «abrupte», comme il la qualifie, de cette «manifestation psychique» qu'est le clivage, il n'en demeure pas moins que, peut-être en raison de son besoin de cohérence, Gérard Bayle semble bien avoir manqué son but, en réduisant regrettablement à la portion congrue tout ce qui, dans l'ultime découverte de Freud, peut et doit, ainsi que le remarque A. Green, être considéré comme l'avènement d'une « troisième topique ».

Florence Guignard

80, rue Taitbout

75009 Paris



Clivages, théories sexuelles infantiles et écoute de l'analyste

Thierry BOKANOWSKI

Comme le font remarquer bon nombre d'auteurs, tout permet de penser que, pour Freud, la notion de clivage est susceptible d'être considérée comme un concept dont la généralité et la diversification peuvent s'appliquer à tout un chacun sous des formes plus ou moins durables et réversibles. Freud lui-même en premier, puisque, après-tout, ce qu'il propose comme exemples personnels dans l'essai sur l'Unheimlich («L'Inquiétante étrangeté», 1919) ainsi que dans l'ensemble de l'article intitulé «Un trouble de mémoire sur l'Acropole» (1936) se présente comme des illustrations cliniques auto-analytiques qui concernent la prise de conscience soudaine de petits clivages personnels qui viennent, pour lui, éclairer l'élaboration du problème à traiter. Ces clivages, Freud en propose une analyse au regard de ce qu'il « entend », dans leur élaboration, de ses propres théories sexuelles infantiles et de leur liens, d'une part à la bisexualité et au narcissisme, d'autre part aux fantasmes originaires.

Il ne fait donc aucun doute aujourd'hui que la clinique psychanalytique la plus banale, la plus quotidienne, nous confronte, peu ou prou, à l'opérateur clivage et à ses effets, du seul fait que tout donne à penser qu'il participe à l'organisation des fantasmes originaires et à l'élaboration des théories sexuelles infantiles chez chacun des deux protagonistes de la situation analytique, c'est-à-dire tout autant le patient que l'analyste.

Mon interrogation portera sur le rôle que joue l'opérateur clivage dans notre écoute des théories sexuelles infantiles de nos patients, dont l'expression a un lien avec leurs traumatismes et, bien entendu, leur narcissisme. Notre écoute, étant par ailleurs conditionnée de manière latente, et plus qu'on ne le

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1568 Thierry Bokanowski

souhaiterait parfois, par nos propres traumatismes infantiles et par notre propre narcissisme.

En d'autres termes, quel rôle l'opérateur clivage peut-il venir jouer dans notre écoute de l'exposition des théories sexuelles infantiles du patient, ainsi que dans leur élaboration au sein de la cure ?

Si l'on admet que les théories sexuelles infantiles se tissent et s'organisent à partir des fantasmes originaires, elles n'en sont généralement que l'expression de l'aspect le plus manifeste et le plus défensif. En effet, en relation avec la nature plus ou moins traumatique de la Réalité, il s'instaure entre l'organisation des théories sexuelles infantiles inconscientes à partir des fantasmes originaires, et leur expression dans le cadre de la relation analytique, des clivages qui sont irréductibles au refoulement.

Dès lors se pose la question de savoir quelle est chez l'analyste la capacité d'accueil des théories sexuelles infantiles de son patient, d'autant plus lorsque celles-ci expriment une pathologie grave, face à l'élaboration de ses propres théories sexuelles infantiles, expression défensive de ses propres fantasmes originaires ?

Les cures des « états limites » me semblent exemplifier ce type de situation, comme en témoigne l'aventure analytique de «L'Homme aux loups», paradoxalement désignée par Freud comme l'histoire d'une névrose infantile. On se souvient qu'il n'a à aucun moment souhaité livrer le contenu de la cure : or, rappelons-nous quel était celui de sa première séance.

Lorsqu'il rend compte à Ferenczi, dans une lettre en date du 13 février 1910, de la première séance de l'Homme aux loups 1, Freud est sous l'effet du coup de théâtre lié aux fantaisies que son patient lui assène en fin de séance. En substance celui-ci lui a déclaré, le jour même, qu'il aimerait «le prendre par-derrière et lui chier sur la tête » ! On imagine volontiers celle de Freud à l'écoute de ce matériel et on peut comprendre qu'il ait jugé nécessaire, face à l'irruption brutale de fantasmes aussi crus et massifs, d'interposer, entre lui et son jeune patient, un tiers, en la personne de son correspondant.

Si, comme j'ai pu l'écrire ailleurs 2, le scénario transférentiel complexe et verbalement agi par l'Homme aux loups dès sa première séance constitue une défense paradoxale contre l'envahissement par des affects traumatiques liés à une scène primitive, ce scénario traduit bien la pathologie des théories sexuelles infantiles du jeune Russe, ainsi que l'échec d'un authentique processus d'élaboration et de mise en sens de ses fantasmes originaires.

1. Lettre 112 F, in S. Freud - S. Ferenczi, Correspondance (1908-1914), trad. Groupe de Traduction du Coq-Héron, Calmann-Lévy, 1992, p. 148-149.

2. T. Bokanowski (1995), La première séance de « L'Homme aux loups », Rev. franc, psychanal, 3, 1995, 745-756.


Clivages, théories sexuelles infantiles et écoute de l'analyste 1569

A peine installé sur le divan de Freud, « L'Homme aux loups », soumis à un fantasme de séduction narcissique primaire, ne peut contenir ni élaborer ses affects et ses motions transférentielles. Ceux-ci se traduisent alors par la représentation d'une poussée pulsionnelle mal contenue qui, sans relais véritablement représentatif et métaphorique, traverse trop directement le préconscient et pose alors le problème de la qualification de l'espace psychique délimité par la situation analytique.

C'est donc la détresse narcissique du jeune Russe qui, «précipité» dans la situation analytique et envahi par des fantasmes primaires non élaborés, le conduit à «lâcher» cette scène, comme autrefois, à un an et demi, «excité» par le coït de ses parents, il a «lâché» une selle pour «interrompre» celui-ci.

On peut facilement imaginer l'impact que ce scénario dut alors opérer sur la disponibilité et la mise en latence des représentations fantasmatiques préconscientes de Freud... et comment ainsi, d'emblée, il sollicita son contre-transfert, lequel, comme on le sait, fut, par la suite, mis à rude épreuve.

Il semble en effet que l'on puisse considérer que les très nombreuses références, tant directes qu'indirectes, concernant cette cure, auxquelles Freud fait appel dans ses écrits après la publication de « A partir de l'histoire d'une névrose infantile » en 19181, soient un des aspects des conséquences de son contre-transfert face à l'expression du clivage qui s'installe d'emblée et viennent signer le fonctionnement non névrotique du jeune Russe.

Le transfert aliéné de l'Homme aux loups (qualité du transfert qui ne permet pas de parler de névrose de transfert) est dorénavant intimement lié à la question de la pathologie du clivage dans le transfert. L'inanalysabilité qui en a résulté s'est traduite par l'expression d'un transfert négatif extrêmement actif, générant au cours de la cure, ainsi que dans ses suites, une importante, sinon irréductible, réaction thérapeutique négative.

Il me semble que l'on peut situer l'une des origines de toutes ces apories transféra- contre-transférentielles dans l'embarras qu'a dû éprouver Freud à l'écoute des fantaisies de son patient. En effet, comment ne pas penser qu'il ait pu se sentir partiellement « immobilisé », momentanément « débordé », quelque peu « traumatisé » et éventuellement « fasciné » par l'écoute de ce matériel, manifestement lié à la répétition d'un traumatisme que l'on peut supposer analogue à celui qui a entraîné l'angoisse du jeune Russe, au réveil de son cauchemar d'en1.

d'en1. Freud (1918), A partir de l'histoire d'une névrose infantile, OCFP, t. XIII, PUF. On reconnaît certains aspects des problèmes posés à Freud par l'Homme aux loups dans « On bat un enfant » (1919), « Le problème économique du masochisme » (1923), « Inhibition, symptôme et angoisse » (1926), « Le fétichisme » (1927), « Analyse finie et infinie » (1937), « Le clivage du moi » (1938).


1570 Thierry Bokanowski

fant fait à la veille de ses quatre ans, cauchemar dont Freud ne savait encore rien au début de la cure ?

Dès lors, on peut facilement imaginer que Freud n'ait pas pu être en mesure de proposer à l'Homme aux loups une élaboration, dans le transfert, concernant la difficulté de celui-ci à se situer par rapport à ses objets de désir lesquels, en l'occurrence, semblaient le conduire à tenter d'annuler les valences mêmes qui qualifieraient le masculin et le féminin, l'activité et la passivité, la partie et le tout, le contenant et le contenu, la maîtrise et le relâchement, etc. ?

« Loup » ou « louve » ? Pour le jeune Russe, cela, comme on le sait, restera indécidable : le « troisième courant psychique » entretenant l'indécidable entre le désir de jouir passionnément comme la mère (par le vagin, transformé, en fonction de la «théorie cloacale» du patient, en anus), ou comme le père (par le pénis) ; cet indécidable est le produit d'un fonctionnement « bilogique » où le « oui » et le « non » coexistent simultanément, reflet de sa folie « nouée » à son conflit bisexuel 1.

Dès lors, il n'est pas interdit de penser que l'expression même, clivée et abrupte, de ce fantasme de séduction narcissique - fantasme qui venait en un instant, dès la première séance, condenser toute la problématique psychique du jeune Russe - a pu entraîner un ébranlement traumatique d'ordre narcissique, en retour, chez Freud lui-même.

On peut remarquer que l'année où Freud introduit le concept de narcissisme et de narcissisme primaire (la publication de l' « Introduction au narcissisme » est de 1914) correspond précisément à celle durant laquelle Freud met un terme à la cure de l'Homme aux loups, ce qui pourrait venir indiquer que ce concept est en partie issu de l'expérience théorico-clinique liée à cette cure.

Chacun sait, et est amené à constater dans sa pratique, que l'impact de certaines expressions fantasmatiques, issues des théories sexuelles infantiles pathologiques de certains patients, peut à tout moment mettre en difficulté l'écoute de l'analyste. Elles viennent réveiller chez celui-ci des expériences traumatiques qui mobilisent ses investissements et ses contre-investissements narcissiques primaires. Dès lors, afin de maintenir la protection de ses propres fantasmes originaires au moyen de ses théories sexuelles infantiles, l'analyste est conduit à tenter de renforcer ses clivages narcissiques, ce qui lui permet parfois de trouver un écart suffisamment tolérable entre ses propres théories sexuelles infantiles et celles de son patient.

Lorsque les clivages narcissiques s'avèrent insuffisants pour protéger, chez l'analyste, un équilibre entre les investissements objectaux et une certaine forme

1. A. Green, La folie privée, Gallimard, 1990, p. 161-164.


Clivages, théories sexuelles infantiles et écoute de l'analyste 1571

d'économie narcissique de base, la situation traumatique entraîne des sentiments d'étrangeté (sentiments Unheimlich, « étranges et inquiétants ») qui se traduisent alors par des affects déroutants et contradictoires, pouvant parfois conduire à un flottement identitaire. Véritable signal d'alarme, ce flottement identitaire, ressenti par l'analyste comme un véritable «écart» identitaire, permet en même temps à celui-ci de percevoir la force de l'opérateur clivage et le(s) clivage(s) en jeu, tant chez le patient que chez lui-même.

Ce flottement vient signer l'évacuation de la composante objectale de la pulsion, qui est liée aux fantasmes originaires, au profit de la composante narcissique qui donne alors une expression particulière et pathologique aux théories sexuelles infantiles exprimées.

Ainsi, et j'en terminerai par là, au regard des théories sexuelles infantiles et de leur écoute dans la cure, il me semble que parler du clivage, et de l'opérateur clivage, revient à parler de l'effet du traumatisme lié à l'expression de certaines théories sexuelles infantiles sur le narcissisme de celui qui les reçoit.

C'est cette opération qui permet à l'analyste de protéger son fonctionnement psychique dans la cure de l'effet du trauma narcissique qu'il peut ressentir.

N'est-ce d'ailleurs pas la même chose qui s'opère à bas bruit en nous, lorsque, écoutant le matériel d'un patient, nous sommes parfois amenés à penser : « Je sais bien, mais quand même... » ?

Thierry Bokanowski

48, rue des Francs-Bourgeois

75003 Paris



Du clivage à la croyance manichéenne borgne

André BROUSSELLE

« Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite. »

Évangile selon saint Matthieu, VI-3.

«Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà» : notre congrès dément l'aporie de Pascal ; il m'est apparu néanmoins bienséant d'établir une « communication» entre les rapports français et espagnol, sur le thème du clivage kleinien menant à la croyance du manichéisme et du manichéisme borgne, dans les religions, les idéologies, et nos modèles psychanalytiques.

On connaît le clivage kleinien bon/mauvais objet partiel au stade schizoparanoïde, avant le «Un» de l'objet total ambivalent du stade dépressif: ontologiquement, le deux précède le Un.

Le système manichéen apparaît comme une projection sur le monde de ce clivage en :

— un Dieu parfait, projection de l'idéal ;

— un Démiurge mauvais, créateur du monde qui doit être détruit pour que l'unité parfaite soit retrouvée.

J'insisterai sur la prévalence et l'antériorité du deux sur le Un, du manichéisme sur le monothéisme, pour aborder la croyance religieuse et idéologique ; non pas tant pour son importance, dans l'histoire des religions (de Ur aux Cathares en passant par Mani, la Gnose, la Kabbale...) que pour comprendre les tendances du monothéisme à retourner au clivage (le diable 1 et le bon Dieu), et pour comprendre ce qui m'apparaît comme un faux monothéisme, que j'appellerai «manichéisme borgne», marqué par le clivage Bon/Mauvais scotomisé, dont Akhénaton est le modèle 2.

1. Diable à qui G. Bayle redonne chair comme image du père naturel de Jésus soumis à forclusion

— ce qui vient s'intriquer au clivage kleinien (p. 114).

2. Cf. A. Brousselle : manichéisme et manichéisme borgne in Adolescence - Croyances, Bayard Éd.

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1574 André Brousselle

Dans le manichéisme borgne, le clivage se complète de déni à l'intérieur et de scotomisation du mauvais à l'extérieur : « Akhénaton n'a plus d'yeux pour la haine et l'hostilité... son oeil ne percevait que la beauté et l'harmonie (K. Abraham) - et n'a pu voir l'ennemi hittite envahir son royaume.

De plus, effacement du nom de son père et du nom du dieu mauvais Amon sur toutes les inscriptions extérieures (qui ne doivent pas raviver les inscriptions intérieures).

On retrouve là le déni d'existence, la forclusion et surtout cette association des processus défensifs qu'a bien étudiée G. Bayle.

Le New Age est un autre manichéisme borgne, pour qui « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». On observe aussi en clinique cette conviction chez de vieux délirants.

S'il n'est pas possible de développer davantage ce sujet dans le cadre d'une communication, je ne voudrais pas laisser l'impression de réduire le passage du clivage à la croyance, complexe, à une simple homologie, à l'agrandissement du clivage de l'objet à une Weltanschauung, ce qui serait entrer dans une pensée analogique de type ésotérique qui fait justement problème; même si Freud, comme le rappelle le rapporteur, écrit que «la conception mythologique du monde... n'est autre chose qu'une psychologie projetée sur le monde extérieur».

De plus, il faudrait resituer la croyance religieuse par rapport au mal et à la faute. En particulier, le monothéisme ne peut être considéré comme projection sur le monde de l'objet, non plus clivé, mais total, ambivalent : on ne peut pas demander à Dieu de ne pas être Parfait, et d'être à la fois bon et mauvais ; ses adeptes devront alors rendre compte du Mal, par la faute de l'homme (à l'inverse, le clivage rejette la faute).

Nous ne tenterons pas d'expliquer comment, depuis le clivage, naît la croyance ; nous ne pouvons que marquer ce qui peut la renforcer, la durcir : la force du clivage, la projection de la faute, les processus d'idéalisation, et d'idéalisation d'un Négatif, la folie unitaire -unité d'un grand dualisme, ou mieux d'un dualisme borgne ; les persécutions imaginaires et réelles qui s'exacerbent dans leur feed-back.

La croyance au manichéisme et au manichéisme borgne se retrouve-t-elle derrière les modèles psychanalytiques? Tout spécialement celui de pulsion de vie / pulsion de mort ? A. Green préconisait de rechercher la théologie sous-jacente aux théories freudiennes. Dans Au-delà, Freud se défend de toute « résonance mystique ». Je ne reprends pas ici cette longue disputation pour mieux me centrer sur le manichéisme et sa pensée analogique (micro/macrocosme).

F. Pasche, expert en Gnose, soulève la question et y répond: «Rien de manichéen, l'instinct de mort n'est pas mauvais, et l'instinct de vie bon... parfois ils fusionnent... » Certes, on comprend cette position théorique, mais n'y a-t-il pas une sorte de... clivage entre le concept et ce qu'évoque la mort?


Du clivage à la croyance manichéenne borgne 1575

Les deux instincts se mélangent, mais dans quelles proportions et comment ? Nirvana + instinct de vie = ?

L'indécidabilité à ce niveau de conceptualisation contraste avec l'articulation et la combinatoire parfaitement ajustées de la conceptualisation subtile théorico-clinique du fétiche de l' « autre» Freud qui poursuit son chemin difficile sans s'arrêter à des interprétations au niveau «mystique».

Quelle est la signification, du point de vue épistémologique, d'un principe dualiste s'appliquant à des niveaux différents de la connaissance dans une perspective vertigineuse :

— l'affinité chimique de la matière inanimée ;

— la copulation des cellules ;

— l'union amoureuse ;

— l'unité de groupe... ?

Conceptualisation à l'opposé de celle de la démarche scientifique qui, elle aussi, vise l'établissement de lois les plus générales possibles mais sans que l'on retrouve les mêmes aux différents micro et macro, ni les mêmes dans un champ épistémique ou un autre : il y a toujours saut épistémique.

On se trouve bien là dans la croyance ésotérique marquée à tous les niveaux par le clivage Bon/Mauvais derrière le dualisme Vie/Mort. Orientation mystique accentuée par la référence au Nirvanha ; croyance en un principe unique ordonnant le monde, même si ce Principe est un dualisme.

Le manichéisme borgne sous-tendrait-il la notion de Négatif? Un manichéisme borgne scotomisant le positif, inversé donc par rapport à celui d'Akhénaton qui ne « voit » pas le positif?

Une notion qui pour A. Green 1 se situe sur le plan spéculatif; au-delà du regroupement des «non» de la négation, la forclusion, du déni; au-delà des négatifs de l'hallucination, du narcissisme ; des faux positifs de la sublimation, de l'identification...

Dans la dérivation de la notion, pas de scotomisation franche, mais le positif s'estompe de plus en plus, perdant ses rapports d'opposition, de symétrie, de présence/absence, laissant seul le négatif au sens de «rien» occuper tout le champ; ou même, au-delà, en «dérivée seconde», devenir seul soubassement occulte de cette première dérivation.

Dans les références hégéliennes, le positif serait le négatif à la puissance 2, - X - = + : l'affirmation conçue comme « négation de la négation » ; ou l'amour comme « manque du travail du négatif».

1. Le travail du négatif, Éd. de Minuit.


1576 André Brousselle

Idéalisation du négatif contre le « naïvement positif» ? Réaction de notre culture contre les positivismes explicites ou implicites ? Comme le négatif du manichéisme borgne du Voltaire de Candide s'élevait contre le positif du manichéisme borgne de Leibniz du «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ».

La démarche ne se veut pas scientifique 1 ; la notion est épurée du biologique freudien.

L'aspiration est explicitement philosophique, mais à quelle philosophie, voire à quelle théologie, religion, se rattache cette conviction qu'existe un principe unique caché, à dévoiler ? Une croyance en un manichéisme borgne laïque ?

La croyance se fonde soit sur l'Unité d'un système, soit sur l'expérience vécue. Au clivage au sommet des grands principes unitaires s'opposerait le clivage à la base de la clinique et du vécu des « personnalités multiples ».

Ce qui est aboli au-dedans nous revient du dehors ; il en va ainsi de ce qui n'a pas été pris en compte ou de ce qui n'a pas été théorisé dans nos sociétés de psychanalyse. La dissociation du dédoublement de personnalité (cf. le rapport de G. Bayle sur l'Acropole) décrite au plus près - au trop près - du vécu phénoménologique n'a peut-être pas été assez prise en compte. Après la défaveur de P. Janet, elle va nous revenir d'Amérique, démultipliée par les repiquages de psy en patient et de patient en patient devenu psy (le milieu de culture de la Salpêtrière à l'aune de la démesure des États-Unis!). Mais il serait utile de comprendre ce feed-back à partir de la découpe de la personnalité et non de celle de grands principes, quelle que soit notre aversion pour cette conceptualisation - ou ce défaut de conceptualisation.

Vérité en deçà de l'Atlantique, erreur au-delà.

André Brousselle

87, boulevard Saint-Michel

75005 Paris

1. La démarche scientifique ne connaît pas de grand principe explicatif commun aux différents niveaux de la connaissance : le passage entre ceux-ci se fait par des sauts épistémiques (en ce qui concerne l'analyse, un même principe peut-il être heuristique au niveau de la supramétapsychologie du dualisme pulsion de vie / pulsion de mort, des grands concepts théoriques, théorico-cliniques, de la technique interprétative ?).

Ainsi, en ce qui concerne les + et les - : les physiciens étudient les particules positives et négatives (et bien d'autres) mais les lois générales de la physique ne se réfèrent pas à quelque Négatif ; ce sont des théories des champs, de la relativité...

Le structuralisme fait grand usage de + et de - (au niveau microbinaire) mais pour en faire une combinatoire et non quelque grand principe de négatif au niveau macrobinaire.

La théorie qui étudie les oppositions + et - doit-elle, elle-même, se structurer selon cette opposition ? Roy Shafer a critiqué ce passage de l'étude de conflits (micro)binaires à une conceptualisation globalisante dualiste, (macro)binaire qui relèverait d'un a priori philosophique -je dirais plutôt théologique, manichéen ici.


Le «politically correct»: terreur et tabou?

Eloïsa CASTELLANO-MAURY

Que peut signifier pour nous psychanalystes le phénomène culturel du politically correct ? Quels sont les mécanismes psychiques profonds qui président à ce courant qui sévit aux États-Unis mais qui se déploie aussi d'une façon larvée en Europe ?

Sous des allures intellectuelles et/ou politiques, cette idéologie actualise de façon perverse la peur de la parole (écrite ou parlée) et sa manipulation à des fins qu'il n'est pas aisé de déceler à première vue.

Ce phénomène culturel a une importance non négligeable qui demande des éclaircissements : on peut voir le politically correct comme un secteur clivé fonctionnant dans le processus primaire chez des sujets par ailleurs parfaitement - trop parfaitement - secondarisés. Étrangement, ce clivage est par ailleurs exhibé, sacralisé, normalisé. C'est d'autant plus grave que cet équivalent d'un fétiche suture et cache la jonction entre deux secteurs clivés.

« La pesanteur sociologique » étant aussi concrète que la pesanteur biologique, on peut difficilement l'exclure de l'investigation et de la théorisation psychanalytique » (C. Dejours, Le masculin entre sexualité et société, 1988). Dans le cas du politically correct, la perversion en tant que négatif de la névrose se trouve à la frontière du socius et de l'individu et possède la même valeur économique dans le sens restrictif et mutilateur.

Notre profession est ici directement concernée, étant donné que nous travaillons avec les mots, leur richesse, leur sonorité et leur polysémie. Effacer certains de ces mots de l'usage courant parce que «politiquement incorrects» risque de museler le langage, d'abraser les traces mnésiques et de mutiler les chaînes signifiantes.

D'un autre côté, il est très difficile de faire une analyse lucide de ce phénomène, car ceux qui le défendent se posent en moralistes et détenteurs de la vérité,

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1578 Eloïsa Castellano-Maury

et ceux qui le dénoncent appartiennent parfois aux couches les plus extrémistes et virulentes des mouvements conservateurs 1.

Il faut souligner que ce phénomène se distingue de ce que l'on dénonce parfois comme l'appauvrissement progressif de la langue au profit de la sensorialité ou de l'abstraction favorisées par la civilisation de l'audiovisuel et de l'informatique. Cependant le résultat est identique : un langage dévitalisé, stéréotypé, opératoire.

Ce n'est pas dans des milieux défavorisés que se développe le politically correct, même s'il y est introduit avec des intentions pas toujours très claires ; ce sont les cercles traditionnellement studieux des WASP (White American Superior People) qui, dans une gigantesque formation réactionnelle, se donnent ainsi bonne conscience en emprisonnant la parole dans un carcan qui rappelle les pires contraintes puritaines des premiers colons.

Les forces pulsionnelles agressives de destruction de l'image et de la parole, donc du sens - que ce soit les fureurs iconoclastes byzantines ou le bûcher des livres des nazis - se manifestent par divers mécanismes psychiques prégénitaux : déni, identification projective, tous placés sous l'emprise du principe de plaisir. Nous connaissons bien la différence entre le refoulement et le clivage. Ce dernier ignore l'angoisse signal d'alarme et donne lieu à des mécanismes de défense primaires très violents pour lutter contre des sentiments irrépressibles de panique, de persécution et d'annihilation.

C'est ainsi que dans un double langage, le politically correct, tout en insistant sur le respect des différences, ne fait que les dénier dans un processus de rejet et de désaveu, en évitant de les signifier par la parole. Le politically correct, comme toutes les « formations caractérielles imposées » (C. Dejours) escamote la séparation entre deux mondes qu'il faut rendre à tout prix à-conflictuels. Il s'agit ici d'une entreprise de désymbolisation, une « forclusion en marche » (G. Bayle).

Ceci concerne également les processus identificatoires : l'identité s'établit dans un double versant ; d'une part grâce à « ce que l'individu a de différent des autres de son espèce, ce qui le rend unique et reconnaissable » (H. Lichtenstein, Identity and Sexuality, 1961) et de l'autre au moyen de sa propre idiosyncrasie qui lui permet de «se reconnaître toujours le même» (ibid.).

En quelque sorte, le sujet assume son identité dans la relation à un objet différent dans un modèle culturel donné, le rôle des différentes cultures étant de signifier l'identité de l'espèce dans la diversité. Le politically correct, sous couvert de tolérance, rechercherait au contraire à imposer une impossible duplication imaginaire de soi, c'est-à-dire à refuser la véritable identité de chacun. Pourquoi ne dit-on pas d'un homme de race blanche qu'il est « un homme de couleur » ?

1. Ce sont les mêmes.


Le « politically correct » : terreur et tabou ? 1579

Est-ce parce que, comme dans la gamme chromatique, cette couleur ne pourrait exister qu'en englobant toutes les autres ?

Le manque de souplesse et de circulation entre les diverses instances psychiques fait que les adeptes du politically correct ne peuvent pas supporter qu'inconsciemment pour eux il n'y ait qu'un seul modèle possible : le leur, celui justement qu'ils ont l'air de dévaloriser de façon manifeste (voir le mépris affiché des études « classiques » dans les universités nord-américaines). Le reconnaître serait admettre l'existence de motions pulsionnelles inconscientes, ce qui constitue une blessure narcissique intolérable pour une grande partie de la population, même si par ailleurs ils se raidissent dans une secondarisation raisonnante et défensive. N'oublions pas ce qui pour nous, psychanalystes, est incontournable : l'existence de l'inconscient et de la pulsion rencontre encore et toujours des résistances farouches, à l'intérieur même de certaines tendances de la psychanalyse.

Le politically correct s'identifie à l'agresseur, cet Autre que l'on craint et que l'on hait, à qui l'on attribue dans le fantasme des pouvoirs destructeurs aussi violents que ceux que l'on ressent soi-même, et que l'on apaise en altérant le vocabulaire : les anciens Grecs ne posaient-ils pas sur le seuil de la porte des victuailles délicieuses et leurs plus beaux bijoux pour que le Barbare, repu et paré, n'ait plus envie de les massacrer ? Mais de nos jours ce ne sont plus des offrandes (à l'exception de quelques Prix Nobel) mais un avilissement que l'on propose à l'Autre en ne le nommant pas, en niant son identité et le droit à ses particularités tout en prétendant la défendre sur tous les campus. Si un substantif ou un qualificatif finissent par ne plus pouvoir être prononcés, ce sont finalement tous les hommes qui sont lésés.

Sous l'apparence de favoriser les différences (de race, de couleur, de culture, de mode de pensée) en réalité on ne les admet pas, c'est le mécanisme infantile qui, sous un mode fétichiste, ne veut pas voir la différence des sexes ni des générations, qui n'accède pas à l'OEdipe et refuse l'interdit de l'inceste. C'est le ventre lisse, vide et sans obstacles de la mère accessible à tous (J. Chasseguet), ce sont les parents «copains », les coiffures et les vêtements «unisex» (sic), le «tout-lemonde-il-est-beau tout-le-monde-il-est-gentil » dans un déni global et terrifié de l'existence de la pulsion et du conflit.

A une époque où nous savons que la violence, l'injustice et les horreurs sont partout (on est assez matraqué quotidiennement par des images intolérables), curieusement on peut «regarder» et «faire» mais on ne peut pas dire. Exactement le contraire du processus analytique où il s'agit de tout dire et de ne rien agir. Nous sommes dans le royaume de la névrose de comportement et les décérébrés d'Ubu ne sont pas loin.

C'est ainsi que Shakespeare est censuré dans Othello, le marchand de Venise ou Roméo et Juliette, les politically correct prétendant que cela risque de blesser


1580 Eloïsa Castellano-Maury

les sentiments de la communauté noire, israélite ou féministe. C'est ainsi que les Contes de Grimm, je cite «insensibles aux débouchés légitimes de la communauté féminine, aux cultures minoritaires et à l'environnement» (J. Finn Garner, Politically Correct Bedtime Stories), ont été revus et corrigés ironiquement par cet auteur: la grand-mère du Chaperon Rouge n'est plus malade, mais «provisoirement privée de ses facultés fonctionnelles habituelles», quant aux sept nains de Blanche Neige, ce ne sont que des «personnes devant relever un défi dans le sens vertical » (ibid.).

On pourrait multiplier les exemples : dans la guerre de Bosnie il n'y avait pas de front, mais des «zones de contact», les vieux sont des «troisième âge», les clochards des « sans domicile fixe », les femmes de ménage des « techniciennes de surface », les VRP des « directeurs de clientèle », etc.

Ce qui prétend être du respect de l'autre n'est qu'une insulte à peine déguisée et ne fait que souligner sournoisement par projection l'éventuelle fragilité narcissique de certaines catégories qui ne pourraient pas supporter que l'on nomme leur état et, par conséquent, ce prétendu tact n'est qu'une dévalorisation de leurs qualifications et de leur personne.

Le plus triste de ces contorsions alambiquées c'est qu'elles ne sont même pas des métaphores poétiques ! Ce système psychotisant ignore la frontière entre réalité et fantasme, tue l'humour et le jeu et prend le spectateur ou le lecteur pour un imbécile en lui refusant la capacité de faire le tri par lui-même : tout doit être pré-mâché, light et décaféiné ! Le politically correct risque ainsi de museler la créativité. Rappelons ce que disait Freud dans « Le créateur littéraire et la fantaisie» sur les bénéfices non seulement esthétiques mais aussi pulsionnels des oeuvres de fiction : « Beaucoup d'émotions qui sont par elles-mêmes proprement pénibles, peuvent devenir, pour l'auditeur ou le spectateur du créateur, source de plaisir. »

Le franc-parler de Freud lui jouera parfois de vilains tours dans la communauté scientifique et intellectuelle. Souvenons-nous de quelle façon il rappelait vertement au pasteur Pfister que la psychanalyse n'était pas un exercice de salon, poli et délicat. Souvenons-nous aussi qu'il défendait vivement Groddeck contre la « respectabilité » de certains de ses collègues.

Le propre de la psychanalyse n'a-t-il pas toujours été d'essayer de dévoiler le sens caché des choses, de dénoncer la stupidité et «d'appeler un chat un chat », même si cela rend parfois un son scandaleux ?

Eloïsa Castellano-Maury

54, rue du faubourg Saint-Honoré

75008 Paris


Transmission transgénérationnelle ou vampirisme?

Pérel WILGOWICZ

« J'ai longtemps hésité avant d'entreprendre le récit de mon voyage à W. Je m'y résous aujourd'hui, poussé par une nécessité impérieuse, persuadé que les événements dont j'ai été le témoin doivent être révélés et mis en lumière. Je ne me suis pas dissimulé les scrupules - j'allais dire, je ne sais pourquoi, les prétextes - qui semblaient s'opposer à une publication. Longtemps j'ai voulu garder le secret sur ce que j'avais vu ; il ne m'appartenait pas de divulguer quoi que ce soit sur la mission que l'on m'avait confiée, d'abord parce que, peut-être, cette mission ne fut pas accomplie - mais qui aurait pu la mener à bien ? - ensuite parce que celui qui me la confia a, lui aussi, disparu.

W. ou le souvenir d'enfance, Georges Pérec (Denoël, 1975).

C'est avec une relative fréquence qu'est actuellement évoquée, dans un article de psychanalyste, l'histoire d'un ou d'une descendante de déportés. L'accent est alors souvent mis sur le silence, sur la « non-transmission » qui a suivi le retour du ou des parents ayant survécu au camp d'extermination. Ne pourrait-on penser qu'il s'agit, plutôt que d'une « non-transmission », d'une transmission particulièrement lourde et particulièrement présente, qui ne signifie pas tant une absence, que l'omniprésence d'une zone d'opacité intouchable, inabordable du fait de l'inaccessibilité et de l'indicible d'une transmission de l'horreur, pour certains déportés euxmêmes, mais plus encore pour leurs proches. Ils tenteraient ainsi de les mettre à distance, de les protéger de leurs souvenirs trop intensément traumatiques.

Mais ce cas de figure n'est pas le seul qui soit rencontré. Un certain nombre de descendants de survivants ont connu très précocement des récits de ces temps de terreur, et vécu dans un contexte de témoignages et de commémorations, là encore, omniprésents. L'absence de communication - et non de transmission -, comme son excès, ont en fait eu les mêmes effets traumatisants 1.

1. M. Nathan-Murat (1990), Un Éternel retour, in Non-lieux de la mémoire, Bibliophane. Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1582 Pérel Wilgowicz

Les termes, devenus habituels, de transmission transgénérationnelle 1, me semblent mal appropriés pour décrire ces situations. Ils sont utilisés pour désigner ce qui, transmis d'une génération à une autre, est en outre revêtu d'une connotation pathologique ou nocive. Mais, en bonne logique, relèvent tout autant d'une «transmission transgénérationnelle» des facteurs divers comme, par exemple, la prise en compte de sentiments d'appartenance, des identifications, des idéaux du moi, bien d'autres encore dans leur double dimension, consciente et inconsciente.

Pour ma part, lorsque la transmission à l'oeuvre comporte une tonalité mortifère, elle me semble relever d'un processus trans, en effet, que l'on peut qualifier de vampirique 2 : en clinique, quand le terme de « transmission transgénérationnelle » est employé, il est le plus souvent corrélé avec des situations où la subjectivation est entravée, là où différence des sexes, mais encore plus des générations, vacille.

Comme Florence Guignard l'a souligné, les identifications sont à prendre en considération dans leurs articulations avec les clivages potentiel, fonctionnel ou structurel, élaborés par Gérard Bayle. Ces deux auteurs nous ont fait entendre, pour notre plaisir et pour le leur, un très beau duo des identifications bisexuées lorsque celles-ci soutiennent un jeu à deux avec suffisamment de rigueur, de tendresse et de douceur. Mais d'autres formes d'identifications ont également été évoquées dans leurs exposés, notamment les identifications introjectives, projectives, adhésives, décrites par M. Klein et ses successeurs, ainsi que les mécanismes d'incorporation et d'introjection chers à K. Abraham, S. Ferenczi, M. Torok et N. Abraham, mobilisés par des clivages à l'occasion de problématiques de deuil.

Ne pourrait-on considérer que, dans le cadre des clivages structurels décrits par G. Bayle, qui prennent en compte un processus entre deux générations, «entre la carence narcissique d'un côté et l'ensemble blessure narcissiquetrauma sexuel de l'autre» 3, ce seraient des identifications vampiriques qui seraient prédominantes ? Elles ne se situent plus tellement au niveau de la différence des sexes et de la bisexualité qu'à celui de la différence des générations, qui est alors peu ou prou déniée, dans un double déni, de la naissance et de la mort.

La subjectivation ne peut advenir... Naître ou ne pas être !

Les «clivages-collages» dont parle G. Bayle prendraient alors une place allant dans le sens d'une non-vie, ou d'une survie.

Pérel Wilgowicz

7, rue des Blancs-Manteaux,

75004 Paris

1. Kaës et coll. (1993), Transmission de la vie psychique entre générations, Dunod.

2. Wilgowicz (1991), Le vampirisme. De la Dame Blanche au Golem. Essai sur la pulsion de mort et sur l'irreprésentable, Césura Lyon Édition.

3. G. Bayle (1996), Titre de la présentation au Congrès de Madrid, « Que sais-je ? ».


III — Fonction synthétique du moi et fonctionnement psychique



Cycle de la latence, clivage du moi et conversion mystique

A propos de ravitaillement libidinal à la source pulsionnelle

Bernard CHERVET

Réaffirmer le classique modèle dynamique du travail du rêve et de la formation des symptômes hystériques (levée de deuil et régression resexualisante), le compléter par une complexifïcation progressive articulant cette dynamique à une excitation enrayée par un immobilisme (la compulsion de répétition) voire même par un destin involutif, tant psychique que somatique, et cela par un clivage du moi tentant d'assurer une constance grâce à l'instauration d'un déni de la castration, enfin proposer une mise à l'épreuve de ces modèles successifs par l'approche d'une réalité précise, celle de la croyance mystique, telle aura été notre lecture et notre articulation des rapports que nous ont proposés respectivement Manuela Utrilla Robles et Gérard Bayle.

Nos échanges répétés avec Gérard Bayle, ainsi que sa prise en compte très attentive des prépubliés, ce dont nous le remercions encore vivement, nous amène, comme il nous a invité à le faire pendant le Congrès, à mieux préciser quelques aspects déjà abordés dans notre communication 1.

Ainsi après une reprise détaillée du cycle de la latence, nous nous arrêterons sur un moment précis de celui-ci, le moment nodal obligé de la détresse, moment mutatif primordial qui est celui de l'alimentation libidinale de la psyché ; ceci nous permettra quelques réflexions sur le phénomène de la conversion mystique.

Pour aborder les clivages fonctionnels du moi, Gérard Bayle, après Michel Soulé en 1978 et 19802, a mis à notre disposition avec perspicacité une scène

1. B. Chervet (1996), La réalité somatique de la castration et sa double perception endopsychique, in Bulletin de la SPP, n° 40, p. 21-29.

2. M. Soulé (1980), OEdipe au cirque devant le numéro de l'Auguste et du Clown blanc, in RFP, XLIV, 1, p. 99-126.

Rev. franc. Psychanal., 5/1996


1586 Bernard Chervet

digne de Personnages psychopathiques à la scène (S. Freud, 1905), scène de cirque très classique puisqu'il s'agit d'un numéro de clowns conjuguant Auguste et le Clown blanc.

Comme dans toute scène de spectacle, les acteurs proposent aux spectateurs qui le réclament, de présenter à leur perception, en une aire de projection, équivalent de l'écran du rêve, certains processus en jeu dans le fonctionnement psychique.

Cette projection, au sens où Freud a utilisé ce terme avant 1920, est en fait une identification analogique, une transposition (1923) sur un matériel perceptif ou représentatif, travaillé par déplacement et condensation, d'un fonctionnement processuel, véritable amalgame permettant par cette assimilation l'extériorisation et la personnification des motions et processus psychiques (Totem et tabou, 1912-1913) ; des sensations internes sont transposées en perceptions externes.

C'est cette transposition des processus endopsychiques sur des perceptions externes qui est à la base de toute pensée anirnique, du phénomène de la catharsis et de la prise de connaissance de ces processus eux-mêmes. Elle est une étape sur le chemin de la connaissance.

Alors qu'ils, ces processus, ne sont directement perceptibles en l'écran de la conscience, la membrane sensible de la conscience, que par des sensations et sentiments, cette transposition permet en les appréhendant en tant que réalité externe, de leur associer d'abord un substrat perceptif puis représentatif, puis d'inférer à partir de ce dernier une modélisation censée rendre compte de la réalité endopsychique elle-même, et cela grâce à l'abstraction. Leur connaissance passe donc par une étape cathartique, plus ou moins durable.

Dans la scène évoquée ici, la scène des clowns et de la montre perdue, il s'agit d'une situation schématique de comédie dramatique au support concret, servant à activer l'inquiétude à travers une série de pitreries et bêtises, se moquant ainsi du contrasté sérieux, guindé et austère de l'adulte, via la période de latence, pour mieux ensuite apaiser cette inquiétude par une finale en accords de concert ; cette scène typique est donc en rapport direct avec les rêves typiques n° 1 et n° 3 (dénudement-perte de la montre ; échec d'un accordement) ; la scène en elle-même figure, en les superposant, des doublets en voie de dissociation, aux composants altérés. Elle visualise les caricatures des deux phases de développement de la sexualité (infantile et de latence), de deux pôles de fonctionnement du moi (hallucinatoire et endeuillé) avec leurs deux processus (primaire et secondaire) et leurs deux principes (de plaisir et de réalité), et de deux modalités de travail (déformation, jugement) des deux instances (censure, surmoi) représentant l'impératif contre-investissant, lui idéalement bipolaire, oscillatoire et graduel.

Mais peuvent encore s'y reconnaître les tendances plus élémentaires, tendances conservatrices que sont la décharge et l'intégration, à travers leur exacer-


Cycle de la latence, clivage du moi et conversion mystique 1587

bation et leur expression motrice, signalant un manque à s'accorder en quelque solution vivante, régrédiente ou progrédiente ; à ces intensifications participe le souvenir de fonctions parentales identificatoires elles-mêmes en défaut d'accordement.

Tels se présentent à nous Auguste et les couleurs de ses pulsions partielles fixées au traumatique, et le Clown blanc avec sa maturité apparemment auguste, en fait compassée, blanchie de tous les jeux préliminaires que fournit la première, une désexualisation prématurée, une intégrité.

S'ils nient tous deux la menace et la réalité qui suscitent leur état, celles de la castration, l'exubérance visuelle de leur grimage, au-dehors, intensifie le retour affectif du dedans chez le spectateur. La castration, ainsi transmise de façon grimée aux spectateurs, eux inquiets dans leur fou-rire, confère à cette scène son aspect typique, censée qu'elle est représenter l'état de délitement du processus contre-investissant, véritable décristallisation (1933) d'un onyx (1900) jeté à terre, victime de mésusage ; une tentative de sauvegarde se fera par réorganisation de leur articulation en une fixation, ou une compulsion de répétition, ou encore une multiplication neutralisante, un médusage ; les pitreries innombrables de Auguste ne sont pas sans rappeler l'agitation des cheveux-serpents de Méduse et les attitudes compassées du Clown blanc, les statufactions qui accompagnent la Gorgone; on assiste donc à une multiplication d'antonymes. Ce numéro de comédie dramatique permet de reconnaître un désir inconscient: celui de faire de l'humour, humour du type de celui émis par le condamné à mort qui, emmené à la potence, déclare : « Voilà une journée qui commence bien. »

Toutefois le scénario des deux clowns nous permet d'aller plus loin dans notre réflexion puisqu'à cette désorganisation processuelle qu'ils figurent et transposent, s'ajoute le destin de la mise en latence d'un objet précis, une montre, un appareil de mesure du temps. Ce jeu de la montre perdue déplace donc l'attention du spectateur sur un élément représentable, fixant ainsi l'angoisse de castration sur une perte patente, tangible, a priori réversible et n'entamant pas l'intégralité du corps propre ; un postiche, ajouté, peut être enlevé aisément ; c'est ce qui est fait habituellement chaque soir (S. Freud, « Complément métapsychologique à la théorie du rêve», 1915).

Le dramatique peut se maintenir sans se muter en tragique ; « la partie pour le tout » s'est atténuée en « un avoir pour un être ». Toutefois, pour ce faire, le surinvestissement, de nature processuelle, a dû être aboli 1 ; le « devenir conscient» est occupé par les productions élaborées sur la voie régrédiente: une bipartition a heu entre l'impératif à contre-investir par un surinvestissement

1. André Green parlerait là de désobjectalisation, dans le sens où c'est la dimension objectale de l'investissement qui a été abolie.


1588 Bernard Chervet

achevé, et la régression formelle se faisant par un matériau représentatif; ce contenu-investissement qualitativement différent va suivre un cycle de resexualisation au contact des désirs infantiles, des représentations de chose de l'inconscient, et des aspirations régressives du ça ; ce cycle régrédient est lui-même une réalisation hallucinatoire de désir, un bain de jouvence, favorable à la réinstauration d'un contre-investissement à un niveau régressif, contre-investissement primaire, sous l'égide de la censure. Ce contre-investissement régressif de censure apparaît comme un compromis faisant suite à la bipartition inaugurale; cette bipartition a heu entre premièrement un impératif à maintenir un surinvestissement par des représentations de mots, surinvestissement processuel auquel est liée la conscience douloureuse de notre propre écoulement temporel et qui correspond au travail du surmoi, et deuxièmement une contrainte involutive audelà du principe de plaisir, correspondant à la nature la plus fondamentale du pulsionnel, sa nature régressive jusqu'à l'inorganique (S. Freud, 1920) ; cette bipartition entre un impératif à sur-investir et une contrainte involutive s'effectue aussi au niveau primordial de la source pulsionnelle ; c'est ce qui a fait écrire à Freud en 1932 que pouvait exister «une lésion somatique de la fonction sexuelle». Le compromis banal se solde quotidiennement par la constitution d'un impératif à régresser (M. Fain).

Dans le cas de nos deux clowns et de la montre perdue, la conséquence de cette bipartition est la régression de l'investissement « sur » en un investissement représentatif de mot en double sens (le mot montre-montrer) puis la régression formelle visuelle en investissement représentatif de chose (la chose montré). Sous l'influence des désirs inconscients infantiles, la montre deviendra selon le principe de plaisir du ça une belle montre en or, l'or étant comme chacun le sait intemporel tout comme le désir inconscient ; ainsi l'abolition-déni porte-t-elle sur la temporalité, sur le temps lui-même en tant que perte, dimension traumatique interne variablement ressentie : malaise, déplaisir, déception, et reconnue dans toutes les pertes perçues ayant alors effet de résonance avec elle.

Auguste et le Clown blanc figurent ainsi les tendances fondamentales en jeu à la source même de la pulsion, tendances de raccordement desquelles naîtra la capacité à «jouer» le travail du rêve; ils n'arrêtent pas d'échouer à mettre en place la capacité à répéter un jeu de la bobine. Ils en construisent la ficelle, et par elle une intemporalité, en montrant sans cesse aux spectateurs qu'ils ne font que risquer la chute dans l' « atemporalité » de l'inertie psychique (dispersion, pétrification); les spectateurs dans l'ombre, tous retombés en enfance, se trouvent identifiés à la montre perdue : ils sont tous des enfants perdus, en détresse, au carrefour de l'appropriation de leurs auto-érotismes ; entre leur chute dans la scène primitive et leur immobilisation en mausolée, ils suivent le retournement que subit la montre : de perdus, ils deviennent dorés et éternellement présents, pré-


Cycle de la latence, clivage du moi et conversion mystique 1589

cieux ; on retrouve le dénuement-dépouillement et l'indifférence du rêve typique n° 1, ainsi que la réussite de ce travail par une figuration de mise en échec du rêve typique n° 3.

La mise en latence de la temporalité utilise comme support un instrument de mesure visualisable, le montrer de la montre, rendu précieux par l'apport du désir inconscient, instrument support d'un apprentissage secondaire, le savoir lire l'heure ; cet instrument se trouve donc directement lié à ce qui fait l'objet du déni ; il garde un lien analogique 1, conventionnel et arbitraire, avec le temps qui, lui, est mis dans une autre latence, cette fois en dehors des limites du moi.

Mais cette scène nous permet encore de saisir un autre moment du cycle de la latence : il s'agit du passage de la montre, belle montre en or, à un instrument de musique ; cette transformation de contenu signale l'existence d'une opération particulière, un saut de nature de l'investissement lui-même, saut qui est une opération à conséquence mutative faisant que la montre régrédiente devient un instrument de musique, et que cette mutation oriente ce nouveau contenu-investissement sur la voie progrédiente; le contenu manifeste progrédient se trouve libidinalement enrichi. Ainsi à partir d'une pensée intemporelle éprouvante, eston passé à un mot primitif, puis à un instrument de mesure du temps, puis à un instrument de musique, et enfin à la musique elle-même faite aussi de tempo terrestre-céleste. Le lien à l'impératif mis en latence n'a pas dans ce cas été rompu au cours du cycle. Il y a eu déformation par le travail de la censure ; et un enrichissement libidinal a permis la réintégration du contenu utilisé par la régression au sein du préconscient; la pensée pourra ensuite se retemporaliser; un élan vital accompagnera cette réintégration ; le « en avant la musique » du réveil viendra masquer la pensée éprouvante à l'autre extrémité du cycle, pensée qui peut donc être révélée par une interprétation : « Je connais la musique ; notre vie est réglée comme du papier à musique, etc.» Cette interprétation aura aussi à prendre en compte les bruits associés au déroulement de ce cycle, bruits du corps et de la scène primitive.

Le surinvestissement mis en latence n'aura donc pas rompu ses liens avec les éléments et les différentes étapes de ce cycle ; la bipartition s'est bien faite entre l'impératif à maintenir un surinvestissement processuel et les aspirations pulsionnelles involutives, mais sans rupture entre ces deux tendances ; le compromis sera le cycle de la latence : régression formelle sur la voie régrédiente, retournement (perdu-précieux), mutation libidinale, retour sur la voie progrédiente et réintégration enrichie de la capacité à sur-investir.

Ce rappel concernant la mise en latence et les précisions que nous lui apportons en tant que cycle de la latence, a pour but de détailler les conditions de base

1. M. Neyraut (1996), Les raisons de l'irrationnel, Paris, PUF, à paraître.


1590 Bernard Chervet

à partir desquelles peuvent se faire les clivages ; leur apparition s'appuie donc et intensifie un phénomène normal, dynamique et oscillatoire, inhérent au diphasisme tant du complexe de castration que de la sexualité humaine. Il s'agit du phénomène de la bipartition, amorçant le cycle de la latence avec cette double polarité :

— déni-latence hors des limites du moi ;

— régression formelle-latence dans les limites du moi par aspiration venant de l'inconscient.

Cette double polarité intègre une liaison, une articulation faisant que le matériau régressif, ce sang mêlé, reste symboliquement, ou plutôt analogiquement selon différents procédés, lie au dénié; les matériaux-investissements qui suivent le chemin de la régression subiront eux-mêmes la resexualisation et son corollaire, la déformation par le travail psychique producteur d'un autre contenu lié, là encore, au premier, selon diverses solutions allant de la substitution à la falsification, voire à la néo-création. Ce travail de déformation, considéré par S. Freud comme son unique véritable découverte, constitue la solution rusée et habile (1933-1938) réalisant la mutation énergétique représentée par ce nouveau contenu. Ce dernier pourra régénérer libidinalement le préconscient, après que la dimension traumatique sous-jacente à la mise en latence ait été, par ce cycle et cette mutation, traitée.

Tout ce développement invite à une réflexion sur la situation où une telle bipartition tend à devenir chronique, situation qui se rapproche d'un clivage et d'un déni stables ; tel est l'exemple symptomatique que nous donne Freud dans son article-lettre: «Un trouble de mémoire sur l'Acropole» (1936), article dont Gérard Bayle a fait un important usage.

Pour nous une question reste donc en suspens, celle concernant le destin de l'impératif à contre-investir lors du clivage du moi, destin de l'investissement spécifique de cet impératif, investissement participant à la constitution du noyau du moi puisque rendant possible la conscience.

Ainsi que nous l'avions annoncé plus haut, nous allons revenir sur ce moment énigmatique, moment nodal du cycle de la latence où le tic-tac latent de la montre est pro-muté en musique manifeste. Ce moment constitue l'ombilic du rêve, moment où l'éprouvé de perdition, de détresse figurée par la montre perdue, moment où tous les spectateurs sont des enfants perdus, nécessite un appel impératif à un contre-investissement : cet appel est une véritable préfiguration de la prière, prière à ce qu'un apport libidinal mutatif alimente le moi en libido à partir de celle pulsionnelle du ça, et oriente la poussée libidinale sur la voie progrédiente. Une telle mutation est transposée dans la scène des deux clowns et de la montre perdue ; elle est reconnaissable en effet dans le passage du


Cycle de la latence, clivage du moi et conversion mystique 1591

contenu régrédient, belle montre en or, au contenu progrédient, instrument de musique. Elle est figurée dans cette scène par un saut de contenu.

Une telle opération a des conséquences sur la jonction soma-psyché, somaça ; elle fonde la fonction sexuelle en permettant aux besoins pulsionnels émanant des zones somatiques de trouver en le ça leur expression psychique (1933) ; la jonction soma-psyché, jonction-source, lieu d'une telle opération de réduction, est en effet le siège « de nouvelles différences vitales qui doivent alors être réduites par la vie» 1 (S. Freud, 1920). Une telle opération réalise le passage de la nature la plus régressive de la pulsion, nature « au-delà du principe de plaisir » (1920), à un autre statut qui est celui, autrement conservateur, du principe de plaisir luimême ; elle permet la captation et la mise en réserve libidinale du ça ; cette opération instaure le masochisme originaire.

La dynamique de cette opération de réduction tensiogène douloureuse trouve à se transposer dans les rêves en une scène manifeste particulière créant le rêve le plus étonnant, et dont l'interprétation est d'après Freud lui-même la plus délicate ; il s'agit du rêve prototypique de tout affect de douleur, le rêve typique n° 2, rêve de la mort d'une personne chère. C'est sur une perception externe précise, la perception de la mort d'un être cher, que sera transposé tout le processus responsable de la relibidinalisation ; ceci nous a fait envisager ailleurs 2 que l'opération de réduction de l'instinct de mort, opération libidinalisante, ne se fait que par l'usure de notre potentiel d'instinct de vie ; une perte douloureuse a en effet lieu lors de cette intrication-désintrication. Freud nous le rappelle en 1927 dans L'avenir d'une illusion quand il nous donne, sans l'expliciter, la définition du rêve réussi: «Le dormeur éprouve-t-il un pressentiment de mort, qui cherche à le transporter dans la tombe, l'élaboration du rêve sait choisir la condition grâce à laquelle cet événement redouté devient la réalisation d'un désir. »

Nous avons déjà signalé plus haut que ce travail processuel se faisait à différents niveaux ; entre le ça, et le moi par une mutation libidinale inaugurée par une déception et réalisée après un premier temps de ressenti de menace (l'entendu) et un second de régression formelle lié à une abolition à l'intérieur du moi (le vu) du processus sur-investissant ; mais ce travail, pour se faire idéalement, doit suivre le cycle nycthéméral physiologique ; un niveau primordial de libidinalisation de la psyché, sous-jacent au travail du rêve et facilité par ce dernier, apparaît donc exister à la jonction soma-psyché ; le cycle régressif est la conséquence de ce processus, et il en facilite le travail de captation et production libidinale ; cette tâche nécessite une régression à une topique nocturne : la régression

1. Les italiques de la citation sont de S. Freud.

2. B. Chervet (1995), Tempus fugile Carpe Diem. Du temps, de ses tempo et de sa mesure. Réflexions psychanalytiques, in Bulletin de la SPP, n° 38, p. 110-122.


1592 Bernard Chervet

formelle en est la manifestation conséquente, régression rendue possible grâce au phénomène physiologique du sommeil, qui équivaut à un déni partiel temporaire, réversible et économiquement avantageux. En effet, le contre-investissement nocturne, assuré par la censure, se trouve libéré d'une partie de sa tâche du fait de la suppression de la majorité des incitations perceptives externes rentrant en résonance (l'entendu) et en correspondance (le vu) avec la réalité interne de la castration. Ce travail de réduction de l'instinct de mort, avec captation et production libidinale, apparaît donc comme la fonction sous-jacente la plus essentielle du travail du rêve.

C'est ce cycle de réalimentation qui est perturbé lors d'un clivage du moi puisqu'une partie de ce moi ne suit plus le cycle de la latence en alliance avec le cycle nycthéméral. Les affects de menace (l'entendu) et de perte processuelle (le vu), affects témoignant d'une double perception endopsychique de la réalité de la castration, peuvent alors être remplacés par un éprouvé de malaise et une réalité de lésion ; l'élimination de ces perceptions somato-psychiques de la réalité somatique de la castration va pouvoir se réaliser par le clivage du moi ; une partie de celui-ci ne sera plus disponible au cycle dynamique de la latence mais devra rester chroniquement soit fixée au pôle hallucinatoire régrédient, soit faire un appel en continu à des contre-investissements désexualisés dits «prématurés» (1913), c'est-à-dire coupés de toute oscillation diphasique. Une contrainte économique s'affiche ainsi. Tout ceci invite à penser le clivage du moi comme ayant une fonction dernière envers cette disjonction menaçant la source pulsionnelle elle-même et les processus qui l'animent ; il tend ainsi à être un gardien en continu de la physiologie de la grande fonction organique, dans son lien à la fonction sexuelle ; les systématisations substitutives, les grandes conceptions du monde, édifiées à partir de ce clivage, sont comparables à des rêves chroniques gardiens du sommeil, sommeil tout aussi chronique. Ainsi Freud, tout en envisageant la solution du clivage du moi en tant que mécanisme de défense, perçut aussi sa non-stabilité : « Le succès a été atteint au prix d'une déchirure dans le moi, déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps» (1938). La menace pour un tel clivage, d'être catastrophiquement révélée, a été à l'origine d'entraides humaines organisées sur des dénis prototypiques communs; ceci a permis la construction collective de systèmes de pensée s'exprimant par les grandes conceptions du monde que sont l'animisme, la religion, la science (Totem et tabou, 1912-1913). Toutes ces conceptions auront alors à être évolutives, et ainsi apparemment au service du progrès, mais progrès ayant le but d'assurer le déni. Que de telles évolutions révèlent leur inanité, alors les aspirations régressives extrêmes deviendront perceptibles et l'involution gagnera du terrain. Tous ces systèmes de pensée renforçant le système de défense sont organisés autour du déni de la castration, de l'élimination de toute perception endopsychique de


Cycle de la latence, clivage du moi et conversion mystique 1593

celle-ci, sa prise en compte psychiquement étant alors ressentie comme une menace catastrophique imminente ou extensive, déjà réalisée en partie. En fait, il s'agit d'un déni portant sur les éléments de perceptions externes en lesquelles se sont transposées les sensations endopsychiques ; de plus, généralement, il ne s'agit pas du déni des perceptions externes elles-mêmes, mais de la valeur endopsychique qu'elles sont susceptibles d'avoir par le biais de la transposition. Pour un sujet ainsi organisé, « un chat est un chat » s'avère être une lapalissade scientifique privée de tout double sens, et de toute valeur transposante ; la représentation langagière est alors coupée d'une partie de sa vérité ; elle acquiert alors un statut de perception.

Toute cette dynamique réalisée à la jonction soma-psyché, fondatrice de l'alimentation libidinale à la source pulsionnelle, sera à l'origine d'obscures auto-perceptions variables selon l'état de la topique ; c'est elles que nous reconnaissons désignées par Freud dans sa formule de 1938 : « Mystique, l'obscure auto-perception du royaume extérieur au moi, au ça. »

Quelques remarques succinctes concernant la mystique peuvent donc découler de nos réflexions précédentes ; pour ce faire, nous allons utiliser un petit texte de Freud de 1928, «Un événement de la vie religieuse», texte faisant allusion à une lettre d'un confrère américain relatant un événement de conversion.

Ce qui retient notre attention, c'est le fait que la conversion est advenue après un moment de doute, de vacillement, et une perception de la scène spécifique du rêve typique n° 2, la perception du cadavre d'une «si exquise vieille femme » au « visage si doux, si ravissant ». Nous retrouvons à propos de ce rêve et de sa scène typique le phénomène de transposition sur lequel nous avons déjà insisté.

Cette scène jalonne toute l'oeuvre de Freud ; elle lui a permis en 1900 d'affirmer le complexe d'OEdipe ; en 1898-1901, elle s'avère être à la base de l'oubli du nom Signorelli: «J'étais alors sous l'impression d'un événement dont j'avais reçu la nouvelle quelques semaines auparavant, durant un bref séjour à Trafoï : un malade, qui m'avait donné beaucoup de mal, s'était suicidé parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable. » En 1915, il fait de cette perception l'expérience conflictuelle fondatrice de la psychologie. En 1928, elle est à la base de la conversion religieuse, et de tout sentiment de piété. En 1936, il interprétera son propre trouble du souvenir de l'Acropole comme participant d'un tel sentiment, les phénomènes d'inquiétante étrangeté s'avérant témoigner d'une levée d'un clivage du moi, clivage du moi ayant jusque-là protégé le sujet de l'existence interne de la castration et de sa prise en compte, suscitant des affects douloureux liés à une perte.

Ceci nous permet de reprendre l'interprétation de Gérard Bayle concernant le trouble du souvenir et de la compléter ; le mot Acropole, savoir scolaire perçu


1594 Bernard Chervet

inaltérable, n'aura plus pu protéger Freud de la perception de cette mort d'une personne chère, personne chère mortelle reconnue alors en l'Acropole en ruine, par transposition sur les ruines de ce temple dédié à Athéna, la transposition du déni s'étant faite jusqu'à cet événement sur l'immortalité d'Athéna, déesse vierge. La fin de l'analyse de la phobie de Rome se doit donc de poursuivre une Route des ruines.

Cette scène est donc bien un lieu de transposition prototypique privilégiée en laquelle se mêlent la détresse de notre propre perte, l'appel-prière à un processus vital, la réalimentation libidinale tonifiante. Il s'agit donc par cette scène de représenter une conversion à la base de la réalimentation libidinale effectuée chaque nuit, et qui est en même temps une perte certaine, irréversible de notre propre potentiel d'essence vitale; un compromis entre cette alimentation du désir sexuel et cette réalité de perte est le masochisme originaire qui donne cet éprouvé mixte de retenue tonique et douloureuse.

Le mystique va tenter d'assurer la pérennité d'une telle conversion, certes en privilégiant le temps de l'alimentation libidinale aux dépens de celui de la détresse, en tant que celle-ci est trop révélatrice de l'existence de la castration, bien que d'une castration-causalité. Le mystique confirme l'éternité, l'inépuisabilité, le règne du potentiel vital ; la castration n'est pas par lui niée directement ; l'ensemble des malheurs associables à la scène de mort des personnes chères garde toute son acuité pour lui mais à chaque fois il se doit de réaffirmer le règne éternel du principe vitalisant. La prière sera un appel à la répétition d'une telle conversion ; le mystique transmettra la preuve de l'éternité, de l'inépuisabilité du principe régénérateur.

Pour le mystique, à la différence du religieux, il ne s'agit pas seulement de la perte de personnes chères, cette perte est directement liée à son propre corps perçu mortifié (saint Ignace de Loyola se convertit suite à une blessure très grave l'ayant laissé pour mort ; la flagellation par contre soutiendra le traitement) 1.

Le mystique a donc une fonction précise, celle d'assurer l'hégémonie du principe de plaisir au sein même de la source pulsionnelle, source qui inclut en fait une aspiration sise au-delà du principe de plaisir, et dont le traitement exige la perte que nous venons de décrire. Le mystique tente d'assurer la suprématie d'un Parent idéal qui, à la différence des dieux grecs soumis, eux, aux Moires, et par elles au Destin, serait un parent-source inépuisable ; le parent prend alors le pas sur la réalité organique; le mystique bouleverse la formule napoléo-freudienne comme quoi «la géographie-anatomie c'est le destin» (1924).

La conversion va utiliser en l'intensifiant l'activité de réalisation hallucinatoire de désir typique du rêve, activité réussie grâce au travail de déformation

1. Saint Ignace de Loyola (1553-1555), Autobiographie, trad. Alain Guillermou, Paris, Seuil, 1962.


Cycle de la latence, clivage du moi et conversion mystique 1595

appartenant au cycle de la latence, travail que résume si bien Freud en 1928 dans L'avenir d'une illusion quand il propose, comme schéma de réussite, la transformation d'un éprouvé involutif (dit de mort) en réalisation de désir. La conversion va donc s'appuyer sur la production de visions et hallucinations typiques du travail du rêve (comme dans le cas de saint Ignace de Loyola), mais elle va aussi souvent avoir recours de plus à des voix (saint Bernard de Clairvaux) 1, des hallucinations acoustico-verbales utilisant les éléments verbaux auxquels est lié le surinvestissement et qui n'apparaissent habituellement dans les rêves que lors des difficultés du travail du rêve à traiter, par figuration visuelle, la contrainte venant de la tendance fondamentalement régressive de la pulsion ; la réalisation hallucinatoire ne vaut pas l'orgasme : l'acte s'impose alors fréquemment en réveil.

La conversion se situe donc entre deux tendances, maintenues toutes deux par le mystique et le système religieux, tout comme dans le système sommeilrêve, mais là de façon chronique, extérieures à la topique. Ce maintien à l'extérieur concernera autant les aspirations involutives que le processus douloureux à la base de la revitalisation libidinale. Comme dans les rêves l'appel ultime utilisera, par les traces verbales, le surinvestissement mis en latence en dehors du moi, surinvestissement exigé par l'existence interne de la contrainte involutive, active à la source pulsionnelle, contrainte abaissée durant le sommeil. Une parole vient alors de l'extérieur et elle est sauveuse, porteuse de vie ; cette voix de l'autre devient une source inépuisable ; le mystique ne cherche pas tant à être éternel qu'à assurer à un parent, via quelque autre, qu'une source de vie inépuisable et indestructible venant de l'Autre, perdure à jamais ; le mystique ne meurt, comme son parent et tous les humains, que de n'avoir pas su apporter suffisamment la preuve de cette inépuisabilité ; pour lui la castration n'est que conséquence. C'est le modèle idéal de Pinépuisabilité de la source vivante, modèle d'un idéal du moi intervenant à la source pulsionnelle, indépendante du corps somatique, et s'opposant alors de l'extérieur à la réalité traumatique, réalité tout autant extérieure puisque au-delà du principe de plaisir, risquant de faire éprouver endopsychiquement que cette revitalisation est épuisable, non éternelle. Le mystique réalise hallucinatoirement un désir de l'idéal du moi, désir d'un avitaillement par un autre, lui, éternel.

En ce sens, il est celui qui réalimente tous les systèmes religieux ; il se situe à la source du système religieux, et a la fonction de le revitaliser, de l'entretenir, voire même de lui insuffler ses évolutions. Le mystique s'avère être au système religieux ce que l'initié est à l'animisme ; il appartient à la catégorie des inspirés

1. Saint Bernard de Clairvaux (~ 1140-1145), Sur la conversion, in Les combats de Dieu, trad. Henri Rochaix, Paris, Stock, 1981.


1596 Bernard Chervet

(A. Jeanneau) ; en science, certains découvreurs jouent aussi le même rôle, quand leurs apports, par ailleurs authentiques, n'en sont pas moins au service d'une systématisation, qui, même évolutive, n'en est pas moins close dans sa finalité.

Cet aspect se retrouve aussi en psychanalyse; par exemple quand Freud nous apprend que parmi les caractères essentiels de l'inconscient se trouve l'indestructibilité ; il nous aura été facile, et Freud nous y aura aidé en faisant des pulsions des êtres mythiques, d'étendre ce caractère d'indestructibilité à la source même de la pulsion, et ainsi de continuer à croire à une immortalité possible, en prenant l'indestructibilité pour de l'inépuisabilité. Tel peut être un clivage du moi scientifique.

Bernard Chervet

39, rue Professeur Florence

69003 Lyon


Métapsychologie du caractère et permanence des clivages

Jean COURNUT

Face au danger pulsionnel «on ne peut se fuir soi-même», disait Freud. Aussi bien la psyché se défend-elle sur place, en mettant en batterie des moyens défensifs, efficaces à la demande ou en permanence, mais de toute manière onéreux. En effet, ces moyens dépensent de l'énergie, souvent beaucoup quand c'est ponctuellement, moins mais constamment quand c'est au long cours. Ce dernier cas est celui des défenses dites de caractère, elles qui utilisent préférentiellement les divers modes de clivage si bien présentés par G. Bayle.

LE FLOU THÉORICO-CLINIQUE

Alors que la littérature de tout temps, et le cinéma décrivent et montrent des « caractères », ou à tout le moins le caractère de personnages, la théorie et la clinique psychanalytiques explorent relativement peu ce qui se présente comme un ensemble somme toute assez mal défini.

Sans doute ces tableaux cliniques sans symptôme névrotique, qui ne sont ni de la psychose, ni de la perversion, ni de la psychosomatique déclenchent-ils un malaise théorique aussi diffus que l'est la description clinique. C'est ainsi que, par ressemblance apparente de fonctionnement, et après soustraction des symptômes, on parle de caractère hystérique, obsessionnel, phobique. Mais c'est une autre option théorique que l'on prend quand on évoque un caractère narcissique, ou, dans un autre registre encore si l'on parle, par exemple, d'un caractère à tonalité dépressive.

Rappelons qu'en 1908 et 1917, Freud a repris sa perspective d'une évolution libidinale par stades d'investissement préférentiels, oral, anal, génital, en insisRev.

insisRev. Psychanal, 5/1996


1598 Jean Cournut

tant sur l'erotique anale comme inductrice du caractère. Plus tard, il ajoutera, toujours en fonction d'une visée évolutive, le stade - et des traits de caractère - phallique.

Le plus souvent à propos du caractère, le jargon analytique s'aligne sur le langage courant. Quand on dit de quelqu'un qu'il a du caractère, celui-ci en général est loin d'être «bon»; il est plutôt «mauvais», voire franchement « parano ». En fait on insiste par là sur la permanence et la prévalence de la projection dans le fonctionnement de certains individus. On opposera ainsi le caractère paranoïaque - une paranoïa névrotique ?, en tout cas sans délire, mais axée comme dans le délire de Schreber sur l'homosexualité refoulée et la projection - et le caractère schizoïde avec du repli, du bizarre mais sans dissociation schizophrénique; cette opposition n'en recouvrant d'ailleurs pas une autre, plus floue et désuète qui distinguait «moi fort» et «moi faible».

A propos de la métapsychologie du caractère, l'exemple donné par Freud est celui de la pitié, trait de caractère résultant du renversement et du contreinvestissement de l'agressivité.

L'EMBARRAS PRATIQUE

Déjà le mot « trait » de caractère évoque la gravure : c'est plus que peint, écrit, ou même inscrit, c'est gravé. Je suis comme cela et n'y puis rien changer ! La notion de caractère indique en soi, par tradition, si l'on peut dire, la rigidité et la permanence. C'est dire que sans être vraiment péjorative, elle n'en désigne pas moins une difficulté certaine dans l'abord de ces patients dont on dit pudiquement qu'ils ont une structure de caractère, alors que, s'agissant d'enfants, on se permet de parler plus franchement de « caractériels ».

Il est probable que le peu de goût théorique des analystes pour le caractère est induit bien souvent par l'embarras pratique dans lequel ils se trouvent quand ils ont affaire à des patients pourvus de traits de caractère : on a du mal a interpréter la projection (vous me dites que c'est lui, alors que c'est vous !...?), ou le retournement (c'est parce que vous êtes agressif que vous êtes dévoué !...?). Bien évidemment, on évite ce genre d'énonciation qui serait une véritable dénonciation blessante et inutile. Et que dire du «caractère masochiste» dont la passivité souffrirait avec délice de cette dénonciation?...

En plus, dans le mouvement analytique, dès les années vingt, à cause de W. Reich, l'analyse du caractère a eu plutôt mauvaise réputation. Pour lui, l'analyse du caractère consistait à « casser » la cuirasse caractérielle et à s'attaquer d'abord non pas aux pulsions sexuelles, mais aux défenses de caractère.


Métapsychologie du caractère et permanence des clivages 1599

Le point de départ n'était peut-être pas faux, et l'intention louable, mais ensuite on ne sait pas bien en quoi consistait, dans la pratique de Reich, cette destruction de la cuirasse. On a dénoncé, à juste titre, cette métaphore de l'armure et de l'emprisonnement et les fantasmes personnels que Reich semblait y projeter. Un peu plus tard, le délire reichien sur l' « orgone » dévalorisa les deux autres questions posées, à savoir « l'exploration des causes sociales qui jouaient dans les troubles génitaux », question somme toute recevable ; et la troisième, plus retorse, qui, en substance, accusait Freud d'avoir inventé la pulsion de mort pour éviter d'affronter une sexualité libérée : « Que doit faire le patient avec sa sexualité naturelle une fois qu'elle a été libérée du refoulement?» «Freud ne fit aucune allusion à cette question..., ne toléra pas qu'elle fût posée. Pour avoir évité cette question cruciale, Freud en personne créa des difficultés gigantesques en postulant un instinct biologique tourné vers la souffrance et vers la mort» (La fonction de l'orgasme, L'Arche Éditeur, 1967).

Dans une tout autre perspective, D. Lagache (cité par Laplanche et Pontalis) distingue structure et caractère, et propose de considérer « le caractère comme la projection sur le système des relations entre les divers systèmes et les relations intérieures aux systèmes ». Il relie le trait de caractère dominant à la prévalence dans le fonctionnement psychique de telle ou telle instance. De fait, on peut repérer dans la pratique des fonctionnements axés sur, ou par, le surmoi, ou l'idéal du moi, ou, plus narcissiques, par le moi idéal. On tentera plus loin d'aborder ces aspects cliniques et pratiques.

Autre question, encore dans l'élucidation de l'embarras pratique où les structures de caractère mettent les analystes : pourquoi les « caractériels » vontils, d'aventure, chez un analyste, et, éventuellement, entreprennent une analyse ? D'emblée, le propos doit être nuancé: les... «vrais» caractériels vont-ils vraiment chez un analyste ? Les vrais : c'est-à-dire les personnes que leur propre caractère ne dérange pas, qu'ils ne ressentent pas comme pathologique, même si leur entourage le désigne comme tel et souhaite, à défaut d'un traitement, au moins un répit.

Il ne s'agit pas seulement du « parano » vindicatif et procédurier qui ne viendrait chez l' « analyste que pour prouver que, justement, lui, il est normal - certificat à l'appui - et que ce sont les autres qui..., etc. Il s'agit, en fait, d'étudier la métapsychologie des structures de caractère dans leur diversité et leur fréquence, en repérant une particularité qui leur est commune : le souhait inconscient, la ferme intention, la détermination à ce que rien ne change, et, au contraire, soit amplifié. On dira qu'il en va de même pour le névrosé qui, sous ses allégations et demandes de guérison, tient fermement à garder son symptôme. Certes, mais il y a une différence : le névrosé connaît son symptôme, alors que le caractériel ne connaît pas son caractère, ou si peu.


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Après tout, cet état de fait est cohérent. Si le caractère est bien un ensemble défensif permanent, il s'accentue lors de chaque renforcement pulsionnel. Il se fixe, sans revenir en arrière. Comme on dit : ça ne s'arrange pas en vieillissant ! Dans cette perspective, toutes les occasions sont bonnes, y compris l'entreprise analytique. C'est ainsi que des caractériels viennent consulter à la suite d'une réaction de prestance qui leur a fait subitement baisser leur garde, ou encore parce qu'un symptôme névrotique inexplicable leur est... tombé dessus, eux qui ne savent pas ce que c'est. D'autres fois, ce sera une rupture somatique qui alertera l'entourage et l'incitera à conseiller « d'aller voir quelqu'un ». Dans tous les cas, le problème posé est sur la marge, surajouté au style habituel, et ne concerne apparemment pas le caractère de la personne. Par contre, si elle arrive chez un analyste, ladite personne risque fort de dépister combien la situation analytique est source d'excitations et de renforcement pulsionnel, donc de possibilités d'accentuer ses moyens défensifs. Si l'analyste n'y prend pas garde, le « défoncé » viendra se défoncer encore davantage, le « désertique » fera le vide et le « fonctionnaire » se ritualisera encore plus.

Les formations réactionnelles

Le Laplanche et Pontalis consacre plusieurs rubriques à des notions relativement voisines, utilisées par Freud, incluant l'idée de «formation» (au sens d'un ensemble de formes), et en rapport plus ou moins direct avec le caractère et sa métapsychologie.

— Formation de compromis: «Forme qu'emprunte le refoulé pour être admis dans le conscient en faisant retour dans le symptôme, le rêve, plus généralement toute production de l'inconscient... Dans la même formation peuvent ainsi se satisfaire - en un même compromis - à la fois le désir inconscient et les exigences défensives. »

— Formation de symptôme : cas particulier dans le processus précédent.

— Formation réactionnelle : « Attitude ou habitus de sens opposé à un désir refoulé, et constitué en réaction contre celui-ci (pudeur s'opposant à des tendances exhibitionnistes par exemple)... »

Les formations réactionnelles peuvent être très localisées et se manifester par un comportement particulier, ou généralisées jusqu'à constituer des traits de caractère plus ou moins intégrés à l'ensemble de la personnalité... On retrouve la définition freudienne, avec en plus l'idée, plus générale, d'un caractère au sens d'une « attitude » et même d'un « habitus ».

— Formation substitutive : il s'agit soit d'une substitution soit de satisfaction (le symptôme apporte une satisfaction de remplacement), soit de contenu (un contenu inconscient en remplace un autre).


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Les névroses de caractère

En fait, c'est dans la rubrique « névrose de caractère » que le Laplanche et Pontalis expose les difficultés conceptuelles d'une définition métapsychologique du caractère. « Type de névrose où le conflit défensif ne se traduit pas par la formation de symptômes nettement isolables, mais par des traits de caractère, des modes de comportement, voire une organisation pathologique de l'ensemble de la personnalité. » On retient donc que l'on est toujours dans le registre de la névrose, que celle-ci est asymptomatique, et que se substitue, d'un point de vue économique, à la formation de symptômes une organisation incluant caractère et comportement, de l'ensemble de la personnalité.

Mais, tout de suite après : « Le terme de névrose de caractère est devenu d'un usage courant dans la psychanalyse contemporaine sans qu'il y ait pour autant reçu un sens bien précis. » Effectivement, à l'époque de la parution du Vocabulaire de la psychanalyse dans les années soixante, contre la cuirasse reichienne, contre la négligence lacanienne du point de vue économique, à la suite de Alexander, Ferenczi, Glover, et, en France, de Sauguet et de Lagache, on essayait la fiabilité théorico-clinique d'entités telles que caractère névrotique, ou, encore plus globalisant, de névrose de caractère. Ces travaux, en particulier ceux d'E. Kestemberg, avaient le mérite de rassembler un ensemble clinique indiscutable et fréquent, sorte, si l'on peut dire, de canada dry inversé de la névrose : cela n'a ni le goût ni la couleur du symptôme névrotique, c'est du rigide et du contre-investissement, et pourtant c'est de la névrose !

Mentalisation, ou pas

Plus récemment, les psychosomaticiens à la suite de P. Marty ont repris et amplifié la catégorie dite névrose de caractère. Une distinction très importante est proposée ; elle désigne d'une part les fonctionnements psychiques mentalisés qui utilisent le traitement psychique des excitations corporelles, le travail pulsionnel et des moyens de défense souples et adaptés aux circonstances, et d'autre part les fonctionnements où l'élaboration psychique est précaire, insuffisante, discontinue. C'est l'opposition entre névroses mentalisées et névroses de caractère. Les névrosés de caractère - qui constituent « la majeure partie des individus de notre civilisation» - sont candidats aux désorganisations de leur vie psychique et aux conséquences somatiques de ces désorganisations, dans la mesure où l'élaboration « mentale » est considérablement gênée par la rigidité et la permanence des traits de caractère.


1602 Jean Cournut

P. Marty considère les traits de caractère comme des formations réactionnelles, masse permanente de contre-investissements faisant obstacle à l'élaboration des tendances inconscientes correspondantes. Il insiste sur plusieurs points :

— « Il semble que la plupart des névrosés de caractère - donc une grande partie de notre population - soient susceptibles de se désorganiser gravement. Il semble, sous un autre angle, que seule l'organisation régulière d'une pathologie mentale active (cette notion s'étend également aux psychoses) puisse être considérée comme une garantie devant les risques de désorganisation progressive en rapport avec la disposition structurale des individus. »

— Ces moments d'interruption peuvent être « accidentels », en fonction d'événements qui « intensifient la pression instinctuelle », qui « raniment par trop certains conflits », qui réduisent les capacités d'élaboration, de régression et d'expression.

— La fragilité des névroses de caractère se traduit par « l'irrégularité du fonctionnement mental, et les difficultés d'intériorisation et de rétention objectâtes ».

— « Chez les névrosés de caractère, les passages du fonctionnement mental aux manifestations de caractère ou de comportement ainsi qu'aux activités sublimatoires ou perverses constituent en quelque sorte des moments naturels d'interruption du processus psychique » (les citations sont extraites de L'ordre psychosomatique, Payot, 1980).

Les enjeux théoriques

L'approche de P. Marty est intéressante non seulement parce qu'elle ouvre le champ de la pathologie à «expression somatique», mais aussi parce qu'elle insiste sur l'élaboration psychique des manifestations « instinctuelles », c'est-àdire de ce qui est branché directement sur le corps. En cas, non plus de névrose de caractère, mais, autre catégorie, de névroses du comportement, l'insuffisance d'élaboration psychique est permanente et la désorganisation, si l'on peut dire, à portée de la main. Pour P. Marty, les contre-investissements en termes de traits de caractère appauvrissent la vie psychique davantage qu'ils ne la défendent. «Les organisations véritablement défensives résident dans les fixations-régressions », dans les bons cas. Ce qui est une façon explicite, et ici partagée, de plaider pour un appareil psychique doté d'une grande mobilité ; ce qui va bien avec le point de vue économique et le traitement psychique des quantités d'excitation, le tout dans un climat qui ne peut être qu 'oedipien, puisque humain, plus ou moins bien, ou mal, négocié par le complexe de castration.


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Étymologie

L'usage psychanalytique français respecte à peu près ces étymologies. On dit « structure » pour désigner comment est bâti un moi issu d'un ça et surveillé par un surmoi. On dit «fonctionnement» pour désigner la rotation de cette structure, comment elle... tourne. La structure est connotée de topique et d'une évolution antérieure, elle est statique et acquise. Le fonctionnement est dans une dynamique et une économie ; il est, par définition, plus mobile, et actuel. On ne s'étonnera pas de ce que la « structure » fut renforcée par le structuralisme lacanien ; tandis que le fonctionnement a plutôt la faveur des psychosomaticiens.

Le « caractère » dit bien ce qu'il veut dire : c'est gravé, permanent, durable, difficile à modifier. Le « tempérament », par contre, n'est pas un terme métapsychologique. Pourtant il désigne une réalité, à savoir que tout un chacun a son régime, plus ou moins mélangé et modéré, de fonctionnement dans sa structure. En fait, le langage analytique a repris l'acception courante. Quand Freud, en 1937, remarque que l'économie psychique est indexée par une certaine « viscosité » de la libido propre à certains individus, il évoque « les particularités psychologiques des familles, des races, et des nations », et les périodes de la vie physiologique (latence, ménopause). Chez d'autres individus, et à d'autres époques de la vie, « la libido paraît être d'une mobilité particulièrement aisée ». Parler de viscosité et de mobilité libidinale, c'est indiquer que certains individus ont, comme on dit, du tempérament, et d'autres moins. A ce propos, Freud désignait plutôt un « facteur constitutionnel» à ne pas négliger - lui non plus, comme le facteur quantitatif-dans l'analyse.

Héréditaire, gravé, constitutionnel, structural, fonctionnel, le caractère, en plus, sollicite l'altérité. Le symptôme névrotique, du moins dans son expression, est plus individualiste, alors que la qualité, psychopathologique ou non, du caractère dépend de sa recevabilité par les autres. Son renforcement aussi.

Par ailleurs, tenter une définition métapsychologique du caractère oblige à préciser quelques termes que l'on ne saurait employer sans précaution, tant ils sont galvaudés et trop souvent permutés. La prudence impose le recours à l'étymologie (Le Robert, Dictionnaire étymologique du français), ce qui, d'ailleurs, ne va pas sans quelque surprise...

— Structure ; vent du latin struere, empiler des matériaux, bâtir. Le mot est dans la rubrique : « détruire ». Même famille que : construire, destroyer, instruction, obstruction, industrie.

— Fonctionnement : vient du latin fungi, s'acquitter, accomplir, fonctio : accomplissement. Le mot est dans la rubrique « défunt » : defunctus, qui s'est acquitté de la vie.

— Caractère : vient du grec kharassein, entailler, aiguiser. Le mot est dans la rubrique « échalas », ce qui donne, entre autres, « marquer d'un signe ».


1604 Jean Cournut

— Tempérament : vient du latin temperare, qui signifie à la fois mélanger et modérer, ce qui donne : temps, temple, tremper, température et tempéré.

La tentation caractérologique

— Les retournements pulsionnels posent la question de la normalité. Freud et les analystes étudient la nosologie, la sémiologie, la psychopathologie, mais se gardent bien en général de se prononcer sur la normalité, laissant entendre qu'elle est très suspecte. J. McDougall plaide « pour une certaine anormalité », et, on vient de le voir, P. Marty pense qu'une névrose est bien meilleure pour la santé que des troubles du caractère et du comportement. Les troubles du caractère, oui ; mais le caractère : à partir de quel seuil est-il bon, ou mauvais, ou pathologique ?

L'enjeu psychopathologique du caractère est doublé d'un risque, celui d'une caractérologie que l'on serait tenté d'établir en termes psychanalytiques. La tentation caractérologique est vieille comme le monde : c'est le désir de posséder la clef de l'autre, ou de soi-même. A partir de quels indices je saurai qui tu es ? ; lisez-moi dans les lignes de ma main ; montre-moi ton écriture, ton signe astral, tes bosses crâniennes, ta morphologie, tes complexes et ton caractère oral, anal, etc., et je te dirai non seulement ton actualité mais aussi ton passé, et surtout ton avenir. Qu'elle l'exploite ou qu'elle s'en défende, une caractérologie ne peut pas ne pas être prédictive. C'est bien pourquoi l'on s'en méfie : la pensée magique rôde, la tentation persiste...

Définitions

— Le caractère est un ensemble de moyens défensifs : retournements pulsionnels, contre-investissements, refoulement, déni; clivages, sublimations sont intriqués en un ensemble fonctionnel, orienté par des scénarios fantasmatiques préférentiels, fixes, établis, centrés sur des fixations libidinales, des pulsions partielles ou la prévalence de tel ou tel relais d'organisation.

— L'intrication de ces moyens défensifs et de ces préférences pulsionnelles est globalisante ; elle tisse cet ensemble, c'est-à-dire de ce que l'on appelle la personnalité.

— Cet ensemble est permanent ; ses traits majeurs seront exacerbés en cas de crise, ou atténués si tout va bien ; mais le style est là, la manière d'être, de penser, de se comporter, de vivre ; style personnel, manière singulière, unique, au-delà des identifications, des inscriptions culturelles et des emprises du passé...

— Ce style est à peu près inconscient, aussi bien dans ce que fut sa construction - trauma après trauma, en après-coups successifs - que dans ce qui fait son actualité. Et sa pérennité.

A peu près inconscient : le sujet finit par voir quelque chose de lui dans le


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regard des autres ; il se construit, peu ou prou - on en est tous là ! - un personnage conformiste, adapté, en contre, etc. Il y croit si ça marche; encore plus peut-être si ça ne marche pas.

Des défenses préventives

Quand un mode de fonctionnement psychique domine le tableau, on retrouvera facilement les repères nosologiques classiques. Ainsi quand le mode de fonctionnement est préférentiellement et de façon massive axé, par exemple, par le refoulement, la régression, la projection, ou les investissements narcissiques, on évoquera un caractère hystérique, obsessionnel, projectif paranoïaque, ou narcissique.

Quand, par contre, l'ensemble défensif permanent est bigarré, la nosologie classique répond mal ; c'est alors qu'en l'absence de symptômes francs on parlera de névrose de caractère ou, peut-être, si une pathologie narcissique est pressentie, de cas limites. On se rassure comme on peut, en se rattachant à du connu.

Tout compte fait, les deux tableaux cliniques les plus fréquents dans la population sont, pour le psychanalyste, les plus difficiles à aborder. Ce sont les névroses actuelles et les troubles du caractère.

Dans les névroses actuelles, le travail pulsionnel est débordé, inapte au traitement mental des excitations ; le sujet se trouve démuni, sans défense, en prise directe sur son actualité ; la libido vire à l'angoisse. A l'inverse, les fonctionnements caractériels sont défendus préventivement ; le sujet est sur ses gardes ; ses moyens de défense sont en place, de... toute éternité, et vigilants; la libido est utilisée par les contre-investissements qui maintiennent la... cuirasse.

L'abord analytique des névroses actuelles consiste, autant que faire se peut, à apporter des mots et des représentations auxquels le sujet affolé peut se raccrocher pour tenter précisément de relancer son élaboration psychique sidérée. Encore faut-il que cette élaboration psychique soit possible : c'est alors la qualité de la mentalisation qui est en jeu. Dans les fonctionnements de caractère aussi : les moyens défensifs permanents laissent-ils suffisamment de liberté à l'élaboration psychique ; ou bien celle-ci est-elle engluée dans la répétition morne et stérile de réactions et de comportements ?

L'analyse du caractère infantile

Comment analyser un trait de caractère sans le dénoncer et le renforcer? Mieux vaut souvent, dit-on, ne pas prendre le risque d'y toucher. Mais, dilemme : si, pour ne pas les exacerber, on n'aborde pas les circuits de réactions caractérielles, on sera confronté à une analyse interminable avec pour seul espoir, illusoire, l'usure, à la longue, des moyens de défense.


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Comme classiquement dans les psychonévroses, comme dans les névroses actuelles au grand étonnement du patient, face aux troubles du caractère, c'est le détour par le passé de l'enfance, et sa répétition transférentielle qui sont indispensables. Si l'analyse est bien celle de la névrose infantile persistante et répétitive chez l'adulte, de même il n'y a pas d'analyse du caractère autre et possible que l'analyse, dans le transfert, du caractère infantile réactualisé par le transfert.

Pendant la toute première enfance, et par la suite, le sujet apprend, construit, rôde des moyens de défense de plus en plus sophistiqués pour tenter d'endiguer, préventivement, ses débordements pulsionnels. Cet équipement progressif subit un remaniement lorsque le conflit oedipien prend toute son ampleur et que le complexe de castration s'élabore. Ce stade d'évolution reprend en aprèscoup les tentatives défensives précédentes, et les réorganise en un ensemble de caractère, par définition permanent, mais en plus : durable. C'est le règlement du conflit oedipien qui achève la construction de l'équipement défensif de sa mobilité, de son efficacité, et éventuellement des limitations qu'il impose.

« QUELQUES TYPES DE CARACTÈRE DÉGAGÉS PAR LA PSYCHANALYSE »

C'est le titre d'un texte de Freud paru dans Imago en 1916 (Gallimard, « Idées », 1971, Essais de psychanalyse appliquée). Cet article nous intéresse ici pour plusieurs raisons :

— les difficultés de l'analyse butant sur le caractère : Freud est presque lyrique en évoquant la névrose et la compréhension de ses symptômes. Il est obligé de reconnaître, désenchanté, que l'analyse de la névrose bute bien souvent sur les résistances de caractère. Aussi prend-il le parti d'étudier quelquesunes de celles-ci. Il choisit trois portraits qu'il examine en trois chapitres :

» Les exceptions ;

. ceux qui échouent devant le succès ;

. les criminels par sentiment de culpabilité ;

— pour cet examen, il décrit et analyse des cas littéraires, des cas cliniques et des portraits très généraux ;

— dans ses débuts, Freud voyait volontiers l'analyse comme une « postéducation » et utilisait souvent des comparaisons pédagogiques. Mais, bientôt il se démarque de cette analogie et plaide pour l'autonomie et la spécificité de l'analyse, même si, parfois, il... rechute et revient, dans ses écrits, sur le rôle médical et éducatif de l'analyste.

On a pu noter que cette reprise ne se produisait que lorsque Freud était embarrassé par des questions théoriques, pratiques ou institutionnelles (J. Cour-


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mit. La tentation éducative, in Les trois métiers impossibles, Les Belles Lettres). C'est le cas, semble-t-il, à propos du caractère.

Dans le premier chapitre, en effet, Freud indique que le but de l'analyse est d'aider le patient à renoncer au principe de plaisir immédiat et parfois dommageable, et de se conformer au principe de réalité. Pour induire ce « progrès », le « médecin » « se sert de cette influence qu'un homme peut exercer sur un autre homme ». « Dans cette oeuvre d'éducation », le médecin se sert de l'amour que le patient éprouve pour lui, et qui, en fait, ne fait que rééditer l'éducation première. Mais dans certains cas, cette influence du médecin-éducateur reste vaine, par exemple - et c'est le premier chapitre - quand quelqu'un se croit exceptionnel.

L'argumentation de Freud dans ce texte est assez remarquable par sa progression.

Les exceptions

Le premier exemple est celui du Richard III de Shakespeare et du monologue initial de la pièce dans lequel Richard crie à l'injustice en raison de sa difformité et revendique d'avoir une destinée exceptionnelle. Et Freud, moraliste pertinent, commente en ces termes : « Nous croyons tous être en droit de garder rancune à la nature et au destin en raison de préjudices congénitaux et infantiles, nous réclamons tous des compensations à de précoces mortifications de notre narcissisme, de notre amour-propre. » Le mot de castration n'est pas prononcé, mais il est fortement sous-entendu. D'autant plus que Freud ajoute que les femmes aussi crient au préjudice et que toutes les filles reprochent à leur mère « de les avoir fait naître femme au lieu de les avoir fait naître homme ».

Ceux qui échouent devant le succès

Ce chapitre présente d'abord une courte observation, celle d'une femme qui « tombe malade » au moment où elle s'apprête à épouser enfin l'homme qu'elle aime. Mais le début de l'observation signale qu'elle a eu autrefois une vie agitée, trop agitée pour une fille « de bonne famille et bien élevée ».

Le cas suivant, brièvement présenté lui aussi, est celui d'un enseignant qui succède enfin à son maître, et devient mélancolique alors qu'il réalise son voeu le plus cher. On ne dit pas qu'il avait peut-être souhaité la disparition de ce personnage paternel, mais le lecteur est supposé connaître les positions théoriques de Freud quant aux formations réactionnelles.

Ensuite c'est, longuement étudiée, Lady Macbeth devenant folle quand, à son instigation, Macbeth a commis les meurtres qui lui donnent enfin le pouvoir. « Mais quels peuvent être les mobiles qui, en si peu de temps, font d'un craintif


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ambitieux un forcené sans frein et de la dure instigatrice du crime une malade écrasée de remords ? » L'explication par la stérilité de Lady Macbeth est insuffisante ; Macbeth et sa femme sont les deux faces du même personnage, ou plutôt du même sentiment. Il incarne le défi, elle incarne le remords. Il commet le crime, elle ne supporte pas le succès. On note cependant que l'histoire n'est présentée que dans son actualité ; on ne sait rien du passé de Lady Macbeth.

Le cas suivant est tiré d'une oeuvre d'Ibsen, Rosmersholm, dans laquelle l'héroïne s'effondre quand elle est sur le point de réaliser son bonheur. Mais cette fois le passé est explicité. Il détermine le présent par deux épisodes anciens. C'est ainsi qu'on apprend que Rebecca a poussé au suicide l'épouse de l'homme qu'elle s'apprêtait à épouser. Mais on apprend aussi que, dans un passé plus lointain, elle a commis l'inceste avec son père adoptif. Les effets du complexe d'OEdipe sont cette fois évoqués.

Les criminels par sentiment de culpabilité

La tragédie oedipienne est par contre franchement montrée dans le troisième chapitre. Pour certains criminels, et même pour des personnes banales, la culpabilité n'est pas forcément liée à un crime explicite et patent. Qui plus est : ce n'est pas la culpabilité qui succède à la faute; au contraire, c'est la culpabilité qui induit la faute, après laquelle le sujet, du reste, se sent soulagé.

Quelle culpabilité, quelle faute, et pas seulement chez les criminels avérés, mais chez tous les hommes ? : « Cet obscur sentiment de culpabilité provient du complexe d'OEdipe, il est une réaction aux deux grandes intentions criminelles, celle de tuer le père et d'avoir avec la mère des relations sexuelles. » « L'humanité a acquis sa conscience morale, qui semble aujourd'hui être une force psychique atavique, en fonction du complexe d'OEdipe. »

Rappelons que l'on a cité ici ce texte de Freud pas seulement pour l'aspect radical de ses explications, mais aussi parce qu'il s'agit dans les cas présentés, non pas de névrose, mais de style de caractère et de comportement, style qui induit le fonctionnement d'un individu, et son destin.

Styles et caractères

En s'étayant sur l'exemple freudien on va essayer de... dégager quelques types de caractère rencontrés sur le divan et dans la vie courante. Il ne s'agit ni de vignettes cliniques, ni d'études de cas, ni de psychanalyse-fiction, mais seulement du repérage de divers styles, ou, si l'on veut, de diverses structures de caractère dont on étudiera le fonctionnement.

Dans un travail précédant celui-ci, on avait esquissé trois portraits : le


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défoncé, le désertique et l'errant. Dans les trois, le fonctionnement paraît - exemples cliniques à l'appui - fortement et préférentiellement centré sur un sentiment inconscient de culpabilité « emprunté » à la génération précédente. Cette culpabilité est consécutive à un travail de deuil à tout le moins mal géré, si ce n'est raté au long cours. L'emprunt identificatoire est tout aussi inconscient que la culpabilité. L'un et l'autre ne sont repérables dans le cours de l'analyse que si l'analyste est attentif à cette problématique, et peut lui-même la supporter.

Quelques signes mettent sur la voie ; par exemple : un patient se plaint souvent de ses inhibitions physiques et psychiques ; la saga familiale raconte qu'il a eu « un arrêt de croissance ». Par ailleurs, alors qu'il parle occasionnellement de sa famille, l'analyste remarque qu'il ne cite jamais son grand-père maternel. En toute bonne foi le patient répond qu'il ne sait pas grand-chose sur ce grand-père mort quelque temps après sa naissance. Il ne l'a pas connu personnellement et ne peut donc rien en dire. A la réflexion, l'analyste s'aperçoit un jour qu'à l'évidence ce patient a passé son enfance auprès d'une mère endeuillée à la suite de la mort de son père à elle.

Il communique cette évidence au patient, et celui-ci se souvient alors que la saga familiale raconte aussi que sa mère adorait ce père ; sa mort l'avait bouleversée. « Elle l'aimait trop », disait-on. Et sa mère affirmait souvent qu'à la mort de son père, sa vie à elle « s'était arrêtée ». «Arrêt de croissance !... »

Une note de Freud en bas de page dans le chapitre intitulé « Les relations de dépendance du moi», dernier chapitre de « Le moi et le ça», en 1921, éclaire la difficile question des deuils ratés, des morts méconnues et de leur induction quant au sentiment inconscient de culpabilité. L'analyse de ce dernier est très difficile, sauf, écrit Freud, quand il est «emprunté, c'est-à-dire quand il est le résultat d'une identification à une autre personne qui fut jadis l'objet d'un investissement érotique». Par ailleurs, on sait depuis «Deuil et Mélancolie» que le travail de deuil est d'autant plus difficile que les sentiments à l'égard du disparu étaient ambivalents.

On peut alors comprendre l'aventure précédente ainsi : l'attachement de la mère du patient pour son père à elle était sans doute trop proclamé et trop excessif pour ne pas voiler une certaine ambivalence (formation réactionnelle?). Cette femme semble bien avoir fait un travail de deuil raté et interminable, et avoir refoulé un sentiment inconscient de culpabilité. C'est celui-ci que son fils - le patient - lui a « emprunté », ce qui expliquerait, par une autopunition, ses inhibitions, ses déboires, ses échecs.

Le tour n'est pas joué pour autant ! En effet, si une telle explication est intellectuellement recevable, il n'en va pas de même si l'on espère qu'elle fera office d'interprétation ou de reconstruction capables de modifier le fonctionnement psychique du patient. Pour aboutir à ce résultat, un long travail est nécessaire,


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d'intégration, de perlaboration, dans le climat transférentiel. Ce travail, de surcroît, est très risqué. C'est ce que Freud précise, toujours dans sa note de 1921. Le risque, c'est «la tentation pour le médecin déjouer vis-à-vis du malade le rôle d'un prophète, d'un sauveur des âmes, d'un messie. Comme les règles de l'analyse s'opposent résolument à une telle utilisation de la personnalité du médecin »... le travail est d'autant plus difficile.

Effectivement, si l'analyste fait son travail correctement, ne joue pas les thaumaturges et ne propose pas sa personne comme idéal du moi, le défoncé se défonce encore davantage, le désertique est de plus en plus vide, et l'errant ne vient qu'épisodiquement. Une première démarche cependant est envisageable ; elle consiste à reconnaître et à nommer le débordement pulsionnel, expansif chez le défoncé, contre-investi chez le désertique, en aller-retour agis chez l'errant. Reconnaître et nommer la passion, mettre des mots sur des affects, apporter des représentations plausibles, désigner la violence intérieure; ensuite, peut-être sera-t-il possible de parler, d'associer, d'interpréter, et ceci de telle sorte qu'enfin l'interprétation soit intégrée et efficiente.

Une autre démarche analytique devrait venir compléter la précédente. Elle passe par la reconnaissance et l'analyse des fantasmes - et du complexe de castration. En effet, à propos du patient que l'on vient d'évoquer, on ne saurait oublier sa plainte initiale. Il se plaint de son physique et de ses inhibitions, manière de dire qu'il n'a pas ce qu'il faut, ce qu'il pense que l'on doit avoir, pour être reconnu, efficace, aimé. Aimé notamment et en priorité par cette mère qui semble bien l'avoir peu investi occupée qu'elle était par la perte de son propre père. Très certainement suridéalisé, en tout cas surinvesti, ce grand-père à coup sûr possédait, lui, ce qui est nécessaire pour avoir l'amour des autres. En terme de comparatif, le petit-fils était perdant.

Plusieurs interprétations sont bien sûr possibles, chacune en son temps. Elles visent surtout les culpabilités, les ambivalences, les revendications d'amour écrasées par le besoin de punition, ceci directement chez le patient mais aussi par emprunt identificatoire des problématiques maternelles. Toutefois persiste la nécessité d'analyser ce qui fut le point de départ de cette affaire, à savoir ce constat conscient d'infériorité dont le patient ne savait pas qu'inconsciemment pour lui il se jouait dans le comparatif.

En d'autres termes, une situation oedipienne méconnue et un fantasme de castration refoulé étaient aussi à travailler dans le climat de deuil raté et dans la perspective du sentiment inconscient de culpabilité emprunté. Ajoutons que ce rappel de la castration n'est pas non plus sans bénéfice pour l'analyste peut-être tenté déjouer le prophète, le sauveur des âmes, voire le messie1...

1. J. Cournut, L'ordinaire de la passion, PUF, 1991.


Métapsychologie du caractère et permanence des clivages 1611

C'est donc dans cette perspective, celle d'une analyse des fantasmes de castration, que l'on va tenter de reprendre les portraits évoqués précédemment, et d'en ajouter d'autres. On retrouvera dans le fonctionnement de ces structures de caractère les traits que l'on connaît : ensemble défensif, permanent et inconscient ; mentalisation souvent précaire, prévalence du comportement, de l'acte, de l'activité ; importance du point de vue économique et du complexe de castration ; rôle pivot de celui-ci quand il est bien organisé, et surtout quand il ne l'est pas.

LE DEFONCE

En prise directe sur l'événement, la rencontre, la conquête, le combat ; actif au point d'être activiste; émotif jusqu'aux grands déchirements aussitôt réutilisés pour foncer davantage ; c'est peu dire qu'il consomme, il brûle, il conduit vite, contrôle ses dérapages et savoure de prendre le risque à bras le corps, et de le dominer. Le défoncé se dévoue pour les causes, il est à la fois généreux sans compter et possessif comme un tigre ; il cherche le piment et le paradoxe ; il lui faut plusieurs vies.

Expansif, ou mieux, jaillissant : il décharge en actes, en émotions, en paris et en risques ce qu'il ne peut élaborer psychiquement. C'est un excité plus qu'un pulsionnel: le travail de la pulsion chez lui reste précaire; il est mené par le quantitatif, le débordement, la passion. Il lui faudrait pour qu'il s'arrête, ou même seulement pour souffler, une butée. Mais il n'organise pas bien dans son fonctionnement un scénario qui lui permettrait de temporiser, de répartir les rôles, de secondariser ses réactions, de faire la part des choses : il court après le complexe de castration comme un jeune chien court... après sa queue. Le vrai danger pour lui est qu'il se crève vraiment, tant sa difficulté à négocier le livre aux extrêmes du tout ou rien.

LE DÉSERTIQUE

Lui, c'est le contraire : il est morne, immobile, bloqué ; sans projet, mais il vaque ; sans espoir mais sans désespoir non plus. Il ne prend aucun risque parce que le risque pour lui ce serait le débordement pulsionnel. Pour s'en défendre, il ne fait pas dans le détail : tout est contre-investi. Toute son énergie psychique est investie en contre - comme on dit en termes bancaires : un compte bloqué - et son appareil psychique ne dispose plus guère de quoi prendre du plaisir, ou de la


1612 Jean Cournut

peine. Il peut passer sa vie à s'identifier sans le savoir à un objet perdu. Le défoncé aussi, mais il se démènera pour faire vivre le mort, quitte à se châtrer psychiquement pour agir une butée; alors que le désertique s'enterre avec le mort. Lui aussi, faute de négociation, il est dans le tout ou rien, mais plutôt dans le rien.

LE GALÉRIEN

On reprend ici le mot choisi par G. Szwec (1993, Les Galériens volontaires, in Revue française de psychosomatique, n° 4) pour désigner des personnes dont le fonctionnement, pas très bien mentalisé, c'est le moins qu'on puise dire, est centré sur des manoeuvres et des comportements destinés à épuiser l'excitation, à défaut de la mettre en représentations affectées, refoulables, symbolisables. On en rencontre des exemples dans la vie : courir, ramer, travailler, etc., pour se calmer. C'est ce que G. Szwec et C. Smadja appellent les «procédés autocalmants », en faisant une distinction pertinente entre la recherche de la satisfaction et l'aspiration au calme. Dans celle-ci, comme tentative de retour à l'inertie du principe d'inertie, ils voient la pulsion de mort à l'oeuvre. Certes, mais on peut remarquer que le procédé autocalmant est étroitement lié à un comportement autoexcitant, ou plutôt autoré-excitant.

Par rapport à la problématique de la castration, on retrouve dans ces comportements alternés, calmants-excitants, la tentative dont précisément la castration est le modèle. « Il y en a - il n'y en a pas » : ceci par rapport à la différence des sexes et aux constatations anatomiques élémentaires, mais aussi par rapport à la présence - absence de l'objet maternel primaire. Ce serait proche de la démarche du fétichiste, mais sans fétiche, ou plutôt avec un comportement qui a valeur de fétiche. On se souvient que dans son texte sur le fétichisme, Freud précise bien que la manoeuvre consiste à nier l'absence de pénis chez la femme, puis à la châtrer, puis, en alternance, à nier à nouveau, etc.

L'ERRANT

Ses mouvements ont une plus grande amplitude que ceux du galérien. Celuici, c'était: une, deux, et on recommence. L'errant, lui, part, marche, revient, repart ; il n'a ni feu ni lieu, ni foi ni loi ; seulement le désir fou du retour, la nostalgie du foyer ; mais, sitôt arrivé, le voilà repris par l'irrésistible besoin de repar-


Métapsychologie du caractère et permanence des clivages 1613

tir. Ulysse, les grands voyageurs, des paumés aussi, des « bohèmes » : le jeu tragique de la présence-absence est existentiel ; le sujet y est plongé au point de ne plus même l'écrire ; voyez Rimbaud !

On pourrait aussi interpeller la pulsion de mort ; cependant il faut reconnaître que l'errant et le galérien, s'ils agissent une tentative de représentation de la présence/absence et par là du complexe de castration, ils n'en sont pas moins, souvent et sans le savoir, en service commandé ou en relégation punitive. Le sacrifice imaginaire d'une partie pour sauver le tout n'a pu s'élaborer ; reste à l'agir, en dépendance directe, sans médiation, d'un idéal du moi qui prescrit et d'un surmoi qui condamne. Faute des parents que l'on doit réparer, ou expier, déshonneur personnel ou familial : le galérien paye sou par sou, en totale méconnaissance évidemment ; l'errant, lui, s'exile et se damne (voir La désertion du capitaine Raimbaud, A. de Mijolla, in Les visiteurs du Moi, Les Belles Lettres, 1984).

LE CROYANT

Quand on croit, on ne croit pas à moitié ou un peu. On croit totalement. Dans le registre de la pensée c'est souvent peu à peu que l'on accède à un raisonnement; on peut conserver quelques réticences, une incertitude, avoir besoin d'informations complémentaires. La foi, au contraire, vous prend tout entier ; elle vous est tombée dessus, et dès lors vous n'avez plus de réserve, plus de tiédeur, plus de zone d'ombre.

Avec le déni, c'est pareil : non pas la foi en négatif, mais le négatif de la foi. Je crois : ça existe ; je désavoue : ça n'existe pas ; je ne sais même pas de quoi vous parlez... La castration ? : connais pas. Tout est entier, il ne manque rien ; je défie la réalité de me prouver le contraire ; quitte à m'engloutir, je maintiendrai. Voyez le psychotique.

Oui mais, quand c'est seulement une partie de moi qui croit, ou qui dénie ; ou quand c'est seulement une partie de l'objet qui m'intéresse, alors on dit qu'il y a clivage. Serait-ce donc qu'une partie déniée, rejetée, désavouée sauverait l'intégralité de l'autre part? Non, le déni-clivage n'a pas la valeur économique et dynamique d'un signal d'alarme, ce qu'est précisément l'angoisse de castration qui déclenche le refoulement (Inhibition, symptôme et angoisse, 1925). Le déni ne déclenche rien, le clivage n'est pas un scénario constructif. Le déni s'ignore ; le clivage ne communique pas.

Pour sauver le tout, le croyant dénie le reste. Une négociation ? : pourquoi, puisqu'il n'y a pas de problème. Brûlez-les tous, pour reconnaître les siens Dieu n'a pas besoin de faire dans le... détail. La foi est globalisante, le croyant est


1614 Jean Cournut

totalitaire ; il n'y a pas de faille dans la... cuirasse, pas de partie à sacrifier pour sauver le tout. La croyance, c'est le contraire du complexe de castration. Elle est, et reste entière, sinon tout s'effondre.

LE MARTYR

Chez lui, en lui, sur son corps de saint Sébastien transpercé de flèches et dans son âme exaltée comme une statue baroque, la castration n'est pas niée ; elle n'est pas refoulée ; elle n'est pas esquivée. Elle est magnifiée, exhibée. Il n'a pas besoin de fétiche ; sa castration le transcende ; elle en a le brillant, et en plus les spectateurs.

On respecte évidemment ici les personnes qui souffrent et meurent pour les idées et appartenances qu'elles ne sauraient renier. On vise davantage la manière dont, dans l'analyse et dans la vie, certaines personnes qui ont pour trait de caractère prédominant et permanent une capacité à montrer leurs manques, leurs échecs, leurs fautes, et à s'en parer devant les autres. Fétichiser la castration pour en faire un Magnificat !

Le risque de cette entreprise réside dans le besoin de se châtrer encore davantage pour en montrer encore plus. Tous les martyrs ne sont pas masochistes, mais tous les masochistes rêvent du martyre...

L'ASSURÉ SOCIAL

Sa castration, lui, il la revendique. Ce n'est pas le droit à la santé qui grève la Sécurité sociale, c'est le droit à la maladie. L'assuré s'y installe et gère une situation où il présente son handicap, son amputation, sa mutilation ; il va de contrôleurs en médecins-conseils ; il a toujours vu - et été vu par - les plus grands spécialistes et les professeurs les plus éminents ; mais, dépassés et impuissants, ils n'ont rien compris à son cas et n'ont rien pu faire.

Comme le type de caractère dégagé par Freud, lui aussi, il est exceptionnel. Il ne demande pas réparation, puisqu'elle est pratiquement impossible ; il demande seulement que justice soit faite, c'est-à-dire que « sa » castration soit reconnue, et que celle des autres lui soit remboursée.

Encore une fois, il n'est pas question ici de dénigrer ce qu'à juste titre on appelle les acquis de la Sécurité sociale. On souhaite seulement dégager un fonctionnement psychique où l'hypocondrie est triomphante, re-narcissisant un fan-


Métapsychologie du caractère et permanence des clivages 1615

tasme de castration qui devient, beaucoup plus qu'une carte d'immatriculation, une véritable carte d'identité.

Le martyr est chaud, adorant et adoré, il est baroque ; l'assuré social est un ayant-droit, fier de faire de sa castration un dossier, il devient méchant si on ne le lit pas.

LE PROSÉLYTE

Le manque, à croire, à espérer, à vivre, le prosélyte l'aperçoit tout de suite chez l'autre. Il a l'entraînement puisque lui, qui détient ce qu'il faut, par exemple une vérité - pardon : la vérité -, il peut combler le manque de son prochain. Il lui apporte la complétude, le remède, la réparation. Cet autre qui est amputé, le voilà qui peut guérir de ses blessures et retrouver ses membres perdus.

Le prosélyte ne dénie pas la castration en général, mais seulement la sienne ; il ne la voit qu'en face, à réparer. En bon croyant, lui, il est entier. Il exporte la parole qui fait advenir, le geste qui sauve, la foi qui transcende. Il est souvent un prophète, volontiers sauveur des âmes. Son rêve est d'être un messie - pardon : le Messie.

Mais le prosélyte a une tristesse; en effet, l'autre, parfois, ne veut pas admettre sa castration et son besoin d'être réparé. Il va donc falloir la lui infliger pour qu'il la reconnaisse et se laisse convertir. On n'a rien sans rien, et nul n'est prophète en son pays. Le prosélyte, d'aventure, se résoudrait, s'il le faut, pour un plus haut service, à faire des martyrs...

LE FONCTIONNAIRE

C'est peut-être le type de caractère le plus difficile à aborder, dans l'analyse certainement - mais pourquoi viendrait-il ? - et en tout cas dans la vie. Il ne projette pas le fantasme et l'angoisse de castration, il ne l'exhibe pas, il n'est pas un bloc de croyance, il ne se défonce pas, il n'est pas vide, il ne galère ni n'erre. Il arrive à l'heure à son bureau, remplit son devoir d'état, respectueux de ses supérieurs, sévère mais juste envers ses subordonnés.

Il ne faut pas lui faire de mauvais procès : il est indispensable au bon fonctionnement de la société. Il ne travaille pas par plaisir ou héroïsme, mais parce que c'est normal. Quand les autres font grève il fait tourner la boutique. Son idéal du moi est simple ; son surmoi tenace mais pas cruel. Lui non plus d'ail-


1616 Jean Cournut

leurs : les parents de « Mars » n'étaient pas méchants ; ils aimaient l'ordre, c'est tout. Le fonctionnaire nazi aussi. A part les sadiques, mais il y en a partout, le fonctionnaire nazi ne commet pas d'atrocités parce qu'il est nazi, mais parce qu'il est fonctionnaire. Les ordres sont les ordres : il ne voit rien d'autre.

A vrai dire, à son poste, il ne voit rien, et ne ressent pas grand-chose ; il fait son devoir. On hésite à dire qu'il dénie le plaisir, puisqu'il a cependant celui du travail bien fait ; il ne nie pas non plus le conflit, la détresse, le manque ; il les connaît quand son système se dérègle. Pour lui, rien n'est dénié, ou tout est dénié, c'est pareil. Alors, il contre-investit ? : non, parce qu'il n'a rien à contreinvestir ; pas d'excitation, pas de truc, pas d'excès, pas de passion.

Le fonctionnement du fonctionnaire réussit le tour de force d'équilibrer l'ensemble des moyens de défense connus, et de les intriquer au point de ne laisser passer aucune plaisanterie, seulement des rêves pauvres, et des fantasmes prépubertaires.

Des fonctionnaires, il y en a partout. Commis de l'État, ils sont intègres : prolos, ils ne revendiquent pas ; petit-bourgeois, ils sont politiquement corrects ; militants ils sont bureaucrates. Militaires obéissants et sans initiative; prêtres sans danger hérétique; médecins sans diagnostic; ils ne sont ni des névroses actuelles ni des psychosomatiques, tout au plus des «paniaques» quand ils vacillent, et des « patraques » quand ils ont, comme on dit, un pet de travers ; c'est la seule fantaisie à laquelle ils ont accès.

Pourtant, parmi les fonctionnaires interrogés par Claude Lanzmann, dans le film Shoah, il y en a un qui a un sanglot. Pourtant ce sont des fonctionnaires. On parle des « trains spéciaux » :

Mais saviez-vous alors que ces transports à destination de Treblinka ou d'Auschwitz... Bien sûr que nous le savions ! J'étais la dernière « Direction » : Sans moi, ces trains ne touchaient pas au but. Par exemple, un train était formé à Essen, il devait passer par les districts de Wuppertal, de Hanovre, Magdeburg, Berlin, Francfort/Oder, Posen, Varsovie, etc. Alors c'est moi...

Saviez-vous que Treblinka signifiait extermination? Non, bien sûr !

Vous ne saviez rien? Grands dieux, non. Comment l'aurions-nous su? Je n'ai jamais mis les pieds à Treblinka. Je suis resté


Métapsychologie du caractère et permanence des clivages 1617

à Cracovie, à Varsovie, vissé à mon bureau.

Vous étiez un... J'étais un pur bureaucrate.

Je vois. Mais c'est étonnant que vous, de la «section des trains spéciaux» n'ayez jamais rien su de la Solution finale. C'était la guerre...

Le plus insensé de cette histoire est bien que ce « brave » cheminot est de bonne foi. Certainement bon époux et bon père de famille. Le bon fonctionnaire. Certes, il ne fantasme guère ; son imaginaire n'est pas riche et son préconscient semble bien pauvre. Mais il s'étayait, et s'étaye encore, sur des représentations collectives qui nourrissent son moi, expriment son ça et relaient son surmoi. Il ne craint rien, aucune poussée pulsionnelle : ses défenses sont parfaitement au point.

Le malheur est que n'importe quel dictateur, n'importe quel régime fou lui donnera du grain à moudre, qu'il moudra consciencieusement, sans se poser de question. Le malheur est que le dictateur et le régime fou ne seraient rien sans le fonctionnaire ; ils ont besoin de lui pour que ça tourne. C'est la foire aux idéaux ; le fonctionnaire adhère, il planifie, et il exécute...

ET LES FEMMES ?

De fait on a décrit ces caractères au masculin. Mais on ne voit pas dans la vie et dans l'analyse, qu'il n'y ait point d'errantes, de défoncées, de galériennes et autres fonctionnements. Chez les hommes, ces divers styles sont centrés sur une mauvaise organisation du complexe de castration ; et chez les femmes ? La question renvoie évidemment au problème métapsychologique du complexe de castration... au féminin.

On sait que Freud désignait l'envie du pénis chez les femmes comme équivalent économique du complexe de castration chez les hommes. L'anatomie aidant, il considérait qu'à l'angoisse, chez les uns, de perdre leur organe correspond, chez les autres, la peur de perdre l'amour. On le voit, le problème de la perte se présenterait ainsi différemment; elle serait plus ciblée chez les hommes, plus globale au féminin, la place et le rôle de l'objet étant aussi sensiblement différents.

Les moyens de défense qui nous intéressent ici, organisés en formations de caractère, apparaissent comme équivalents au masculin et au féminin. Serait-ce


1618 Jean Cournut

leur centrage sur la castration qui varierait ? Non, si l'on considère qu'à l'investissement narcissique de son pénis pour l'homme correspond l'investissement narcissique, pour la femme, de son corps. Dans cette perspective toutefois, la négociation de la partie pour sauver le tout apparaît comme étant plus difficile, à ceci près que des partiellisations sont toujours possibles. On en dirait autant pour la peur de perdre l'amour : l'enjeu n'est pas le même, à ceci près que la perte - fût-elle seulement imaginaire - du pénis ne favorise guère le sentiment d'être aimé pour ce que l'on a. Mais, à vrai dire, est-on vraiment aimé pour ce que l'on a (problématique typiquement masculine-phallique), ou plutôt pour ce que l'on est, caractère compris ?

Jean Cournut

4, rue du Vert-Bois

75003 Paris


La croyance et la fonction de synthèse du Moi dans l'interprétation des clivages

Jean GUILLAUMIN

Faire travailler au niveau de la théorie cette «fonction de synthèse du Moi», qui, à juste titre, intéresse si fort Gérard Bayle, tel pourrait être le projet de cette communication. Et mon hypothèse - une croyance provisoire en somme - consistera à supposer des liens implicites et, de là, à en tisser d'autres jugés nécessaires entre les thèmes, à première vue bien différents, des rapports que ce congrès nous invite à discuter successivement.

La compréhension du clivage, c'est là une sorte de paradoxe, ne me semble en effet pouvoir s'opérer, et n'avoir pu progresser chez Freud, puis chez les analystes que sur le fond et dans le cadre latent d'une théorie psychanalytique d'ensemble de la croyance, (qu'à l'inverse, seule une clinique empirique très particulière des clivages pouvait en fin de compte révéler vraiment et éclairer). Le cheminement des recherches de Freud montre bien, à mon avis, cet effet d'allerretour un peu plus compliqué qu'un après-coup, sur lequel il est bon de réfléchir.

On peut remarquer que, sans trop s'en saisir directement, Freud a, dès l'origine de la psychanalyse, beaucoup tourné autour des rapports entre croyance et réalité, en quête des conditions d'une Realitätsglaube que l' « épreuve de réalité » (la Realitätsprufung) sera plus tard chargée par lui de régler par essais et erreurs. Mais il est aisé de constater que, jusqu'à ses tout derniers travaux les moyens semblent lui avoir manqué, tant pour les observations que pour les modèles, d'une conception métapsychologique suffisamment générale et représentable pour inclure et systématiser les différents cas de figure du croire. Le mot Glaube, croyance, revient, certes, chez lui, directement ou en composition, tout au long de ses écrits, et dans les plus divers, sans d'ailleurs que nos traductions aient pu toujours mettre en évidence cette insistance. Mais je n'ai trouvé nulle part dans l'oeuvre de définition psychanalytique de ce que ce terme si fréquent recouvre.

Rev. franç, Psychanal, 5/1996


1620 Jean Guillaumin

Les rapporteurs nous diront si, à cet égard, ils ont été plus heureux que moi, qui pense les avoir pourtant lus attentivement. Faut-il ajouter que la notion de croyance ne semble figurer, comme telle, et n'est discutée à aucune des entrées des vocabulaires psychanalytiques classiques, et qu'elle ne tient que très peu de place dans les index des GW et (sous le vocable Belief) de la SE?

Or c'est bien, au fond, de phénomènes de « croyance » qu'il s'agissait déjà au premier chef dans les Études sur l'hystérie, en 1895, et dont il s'agit aussi vers 1900 dans l'étude de cette expérience troublante et bizarre, privilégiée par Freud, le rêve. Comme encore dans l'étude des effets de rupture, de proximité et de distance générateurs du comique et du rire en 1905. Ou bien dans celle des hallucinations (y compris l'hallucination négative) et du délire, par exemple dans la Gradiva et dans le Schreber. Ou également dans celle des formes variées de la souvenance, de la répétition et du transfert ; dans celle de l'inquiétante étrangeté, et bien entendu - en maints textes cités par nos collègues espagnols -, de l'illusion, de la superstition, de la foi, de la mystique, de la religiosité, du sentiment esthétique, etc. Dans celle enfin des diverses modalités du jugement rationnel de négation et de ses distorsions (examinées à propos du délire dès 1910, et systématisées après 1923-1924 autour de l'article-pivot sur la Verneinung). Parmi ces modalités, variantes ou distorsions du jugement d'existence ou d'attribution, se trouve précisément le clivage (Spaltung), que Freud, cependant, ne commence à caractériser vraiment, Bayle le souligne, qu'en interrogeant la structure du jugement, en 1927, à propos du déni fétichiste. Et ce qu'il en dit alors montre aussitôt qu'il s'agit à titre essentiel d'un problème particulièrement compliqué d'adhésion ou de non-adhésion aux indices de la réalité. Problème qui n'apparaît si « étonnant» dans la théorie, il le note au départ et le confirmera en 1938, le point me paraît important, que parce que, dans sa pratique même, il laisse le clinicien comme sidéré et... incrédule ( « unglaubig »), atteint lui aussi d'une sorte de dépersonnalisation (« Persönlichkeitsspaltung », 1936). Croyances donc, de tout côté, et du début jusqu'au terme de l'oeuvre freudienne.

Mais on reste frappé que Freud lui-même résiste jusque vers les années trente à prendre en compte, pour éclairer le processus de base de la croyance (essentiel pourtant, et entrevu comme tel dans L'avenir d'une illusion, et dans Malaise dans la civilisation), les mouvements et flottements vécus de sa propre croyance - du côté contre-transférentiel -, et de sa distance de certitude à l'objet. On ...croirait que, jusque-là, il a cherché avant tout le moyen de tenir l'observateur aussi complètement que possible hors du champ de l'observation. Sans proposer de réflexions d'ensemble qui lui eussent sans doute été permises après 1920 sur la dynamique de fond de l'adhésion à l'objet de croyance, il s'acharne longtemps à interroger de façon un peu mécanicienne les seules questions, du réel et de l'irréel, du faux et du vrai par simple liaison ou déliaison entre un affect désigné par lui


La croyance et la fonction de synthèse du moi 1621

comme «charge» énergétique (cf. 1915) et des «traces» perceptives et mnésiques, diversement organisées. Quelque chose en lui persiste nostalgiquement à parler un dialecte neurologique ou psychologique objectivant à la recherche de causalités aseptiques, qui refuse encore l'évidence croissante que la théorie psychanalytique ne tient son véritable statut scientifique que du maintien en première personne du sujet même de la théorie, soucieux de tenir compte de sa propre place au sein de la construction de l'expérience théorissante. Veut-il défendre à tout prix une illusion qu'en secret il a déjà, mais quasiment à regret, dépassée: celle d'un parfait clivage («fonctionnel», au sens du G. Bayle?) à valeur scopique entre l'observateur et l'observable ? Comme si la théorie, qu'il a pu lui-même comparer à un délire, pouvait être en psychanalyse totalement exempte de croyance, et, derrière la croyance d'une certaine part de projection non reconnue et d'« illusion ». Il est vrai que la conception même du contretransfert en est restée chez Freud à cette époque et sans doute au-delà aux vues prudemment défensives de 1910 et années suivantes (cf. L. de Urtubey, 1994)...

Il est d'autant plus remarquable que cette sorte de résistance épistémique n'ait pu être enfin ébranlée en 1936 (avec le «Trouble de mémoire sur l'Acropole »), et en tout cas après 1930 (la mort d'Amalia, la mère) - sans d'ailleurs qu'on en trouve trace explicite dans la théorie du contre-transfert, que Freud ne reprend plus après 1920 - que par l'approfondissement de la clinique concrète du clivage (qui apparaît ainsi comme le véritable opérateur du paradoxe de la mise en théorie du problème de la croyance), et de rien d'autre. Et cela, à l'aide d'un engagement tardif de type précisément contre-transférentiel et auto-analytique qu'on discerne bien dans les relations avec Romain Rolland (explorées en profondeur par H. et M. Vermorel, 1992), puis dans le texte même des ultimes écrits théoriques. Mais il est trop tard alors pour que s'organisent et s'énoncent les vues d'ensemble que nous aurions pu espérer. Au moment où le travail sur ses propres clivages et dénis élargit encore, et à ses frais - le cancer à la mâchoire -, le génie de Freud, la Parque tranche le fil d'un noeud qui se dénoue avec sa vie. Ces vues que nous n'aurons pas eues auraient sans doute pu conduire à un emploi plus poussé des idées directrices des célèbres schémas métapsychologiques ouverts de 1924 et 1932, dont j'ai tenté de commenter ailleurs le sens, notamment en 1994 à Lisbonne à propos du rapport de L. de Urtubey. Je pense cependant qu'on pourrait en voir une esquisse d'après-coup, intuitive et bien orientée, dans l'hypothèse pénétrante trop brièvement évoquée par C. Padron, et sans doute ajustable pour l'essentiel aux analyses de C. Parat sur le sacré (1988, 1995). La notion métapsychologique que Padron avance d'un «court-circuit topique » entre les profondeurs de l'Inconscient, ou plutôt du Ça et les formations représentatives désignant projectivement au-dehors l'objet de croyance est heureuse et, si elle n'y suffit pas, elle peut, avec quelques raffinements supplé-


1622 Jean Guillaumin

mentaires, servir d'instrument à une théorie psychanalytique générale de la croyance, à condition qu'on en précise les variations en fonction des divers types et états de croyance...

Court-circuit? Le mot fait songer à l'idée de «collapsus topique» chez C. Janin. En tout cas, il évoque l'intensité de l'effet d'attraction, d'application transgressive de l'investissement - franchissant d'un coup et rendant vain le Préconscient - à la représentation de l'objet de croyance. Or c'est dans les termes d'une sorte de collage, d'adhésion sans liant ni intermédiaire l'une à l'autre de deux « parties » du Moi pourtant séparées, que le clivage est perçu et décrit par Freud en 1938 à l'aide d'un affect très particulier d'étrangeté, déjà invoqué par lui en 1936, sur lequel Bayle attire à nouveau l'attention. Aucune approche antérieure n'avait usé à des fins métapsychologiques de cette dimension personnelle de la perception sensible et émotionnelle de l'état de l'appareil psychique. Si bien qu'il me paraît certain que l'idée du court-circuit chez Padron métaphorise une expérience intime venue à Freud du dedans du contre-transfert, et, je le répète, à propos du clivage.

La question demeure donc. Pourquoi est-ce le travail contre-transférentiel du clivage et rien d'autre qui joue, chez Freud, aux derniers temps de sa vie, lerôle décisif de révélateur d'une problématique possible pour une théorie psychanalytique d'ensemble de la croyance? Une théorie d'ensemble aujourd'hui encore largement à faire, et qui, Freud n'ayant pu la déployer, manque aux analystes, dont les modèles sont à cet égard en quelque sorte en retard sur les impressionnantes théories homologues - encore que construites d'un tout autre point de vue épistémique, et sous cet angle pour nous insuffisantes - que Pierre Janet d'une part, Edmund Husserl d'autre part ont élaborées parallèlement, entre 1900 et 1940, à l'époque même où Freud créait la psychanalyse.

Je crois pouvoir donner les éléments d'une réponse, qui m'amènera à envisager succinctement (le cadre de cette communication ne permet pas autre chose) deux points. Le premier (A), serré de près sur la clinique, concerne la métapsychologie, topique, économique et dynamique du clivage et me paraît de nature à conduire, par lui, aux racines mêmes du destin de la croyance sous toutes ses formes. Le second (B), plus bref, s'intéresse directement à la notion plutôt mystérieuse de « fonction synthétique du Moi », que G. Bayle, qui a le grand mérite de s'en être saisi, n'éclaire cependant pas tout à fait à mon gré, encore qu'il montre parfaitement qu'on ne saurait pas plus s'en dispenser pour comprendre la notion particulière de clivage qu'on ne peut, selon moi, sur le même sujet se passer de théorie analytique générale (synthétique?) des croyances.

A) La pratique psychanalytique nous montre que ce qu'on pourrait appeler l'état de croyance du patient (et, dans une certaine mesure, le nôtre) ainsi que ses


La croyance et la fonction de synthèse du moi 1623

variations dans les séances, et plus largement dans la cure, a un rapport, certes difficile à estimer et à suivre mais très sensible, indiscutable et déterminé avec le défaut ou la présence d'informations et de concordances repérables entre les diverses données sensorielles et mnésiques accessibles. Un certain degré de carence dans ces informations, favorisé, comme nous savons, par le dispositif et le cadre analytiques, interdit au patient le recours aux schémas opératoires automatiques, peu onéreux en investissement et rassurants, n'exigeant qu'une très faible représentabilité dont il dispose dans d'autres situations. Le besoin de guidage, de réassurance et l'investissement de croyance s'adresse alors, par défaut, aux représentations inconscientes qui peuvent survenir. Dans ces conditions, le travail d'interprétation effectué avec l'aide du langage a pour but d'élaborer des représentations intermédiaires, (ré)intériorisables, pouvant pallier la carence de l'appui sur les représentants de la réalité matérielle (extéro- comme intéro- et proprioceptive) et corriger les croyances fantasmatisantes abusives nées de la situation. Le transfert tout entier, et les variations qui y marquent ce que M. Bouvet appelait la «distance» à l'inconscient, aux objets internes, aux fantasmes, et, de là, à l'analyste comme objet-support du transfert, expriment bien ce mouvement de formation de croyances en quelque sorte substitutives puisant dans des traces infantiles, qui appellent précisément une mise au point par l'interprétation, de transfert et dans le transfert. Cette genèse, cliniquement observable dans l'analyse des croyances, genèse dont le processus peut au demeurant être déplacé, dans une sorte de transfert latéral, au cours de la cure, sur d'importantes modifications des croyances habituelles du patient (dans les registres esthétique, mystique, idéologique, amoureux, etc.) ayant une fonction éventuelle de résistances, a toutes chances de correspondre à un fonctionnement universel de l'appareil psychique. Le point de vue psychanalytique, centré sur le laboratoire de la cure, nous oblige en tout cas à y voir le modèle spécifique, enraciné dans l'expérience praticienne de la séance analytique, auquel nous pouvons le plus sûrement et sans doute devons constamment nous référer.

Et c'est là qu'on retrouve la valeur révélatrice et paradigmatique du clivage, comme trouble énigmatique et fascinant des liens avec la réalité perceptive, et des modalités de la croyance qui s'y rapportent. Or j'ai proposé il y a quelques années (1989), selon une vue que Bayle semble partager avec moi dans son rapport, de considérer le clivage non, sur le mode négatif ou défectologique, comme un manque, par exemple une pure et simple fente (Rift) ou coupure dans le Moi, mais au contraire, et en renversant le stéréotype trop accepté, comme une région très active et dense, serrée, de ce Moi, chargée de maintenir directement l'adhésion sans recul, donc la croyance assertive immédiate, à la réalité matérielle, sur le mode des automatismes d'étayage. Cela afin de protéger le Moi contre des écarts insupportables, insignifïables et désorganisants, appelant en défenses des croyances


1624 Jean Guillaumin

fantasmatiques appréhendées comme beaucoup trop onéreuses, inquiétantes et problématiques pour le sujet, et impossibles par ailleurs à refouler au sein d'un appareil psychique aménagé ad hoc. Mais je précisais en même temps que cette conception motrice du clivage impliquait qu'il ne soit pas seulement vu comme actif, mais comme nécessairement voué à l'interaction, et recherchant, réclamant, provoquant à tout prix et avec un grand pouvoir d'influence et d'emprise (correspondant sans doute à ce que P.-C. Racamier a nommé depuis longtemps «exportation» chez autrui, cf. aussi ses ouvrages de 1992, et 1996) des réponses corrélatives de même registre économique, c'est-à-dire avant tout opératoires et gérées par agir, dans le monde environnant, de la part de ses « partenaires ». De cet effet d'emprise inductrice, très important à prendre en compte, à mon avis, dans le travail analytique, il serait intéressant de débattre davantage, à la lumière des hypothèses soulevées par Paul Denis, à Rome, voici quatre ans...

Mais ce qui me retient davantage ici, c'est que l'effet d'emprise est aussi le chemin même du travail analytique. Car dans l'analyse, d'une manière générale, il y a quelque évidence empirique que les clivages mis en place par nos patients ne peuvent nous devenir sensibles que par les nôtres : par ceux que déterminent ou raniment plus ou moins longtemps chez nous, en interaction avec eux, lesdits patients. C'est seulement de se sentir clivé, en complicité inconsciente avec son patient, et paralysé, comme analyste, par ce patient que l'analyste peut prendre conscience de la force clivante et du clivage chez le patient lui-même, qui au demeurant repère là une technique de défense d'urgence mise au point pour contrôler une relation traumatique inintrojectable dans son enfance (point bien vu par Ferenczi). On disposerait là-dessus de nombreuses et belles observations que je ne puis qu'évoquer. Sous cet angle, tout se passe, ainsi que l'a bien vu aussi Ferenczi, comme si l'internalisation de l'activisme intrusif de l'adulte avait été opérée et maîtrisée défensivement par incorporation (plutôt que par introjection...) dans le Moi au moyen d'une identification à l'agresseur, réciproquant d'emblée les interactions traumatiques, et reproduisant ensuite leurs modalités à l'intérieur même de ce Moi pour échapper à un total défoncement et conserver ainsi une part d'activité ayant valeur d'affirmation existentielle.

J'ajouterai aujourd'hui une remarque complémentaire, à mon sens importante, et issue elle aussi de la clinique. J'ai pratiquement acquis la certitude, en me fondant sur un nombre conséquent de cas, d'observation directe ou suivis dans le cadre des supervisions d'analystes en formation, que le travail interprétatif de levée, de dissolution ou d'amodiation fonctionnelle des clivages des patients ne peut s'accomplir, même dans les cures se voulant les plus classiques possibles, qu'avec l'aide, pour ainsi dire, ou plutôt à l'occasion, de l'entrée accidentelle (imprévue des deux côtés) dans la cure d'un morceau de réalité brute fonctionnant en agir et en interagir. C'est probablement ce que Ferenczi, on le notera


La croyance et la fonction de synthèse du moi 1625

en passant, a voulu prendre en compte - mais maladroitement - par les innovations finalement manipulatrices de la technique active et de l'analyse dite mutuelle (cf. ici Th. Bokanowski, dans la monographie Ferenczi de la RFP, 1995).

Ce constat du secours à attendre d'un accident de réalité peut en tout cas paraître un peu humiliant pour ceux qui idéalisent le pouvoir des mots, sans lesquels d'ailleurs nous ne pourrions rien, même dans cette occurrence. Mais il faut se ranger aux leçons des faits, et admettre que très généralement la levée du clivage passera par un événement, ou un agir échappé à l'un ou/et à l'autre des partenaires. Ce fait nouveau inespéré et nécessaire viendra, en tiers, à condition de n'avoir pas été artificiellement machiné par l'analyste, rompre l'interaction réciproquée organisée par le clivage (assimilable peut-être ici à une conduite cohérente et continue de «déni en commun» ou à deux - selon l'expression de M. Fain -, dont soudain un tiers caché se détacherait, décompensant le système clos et bloqué). Il rendra alors possible la nomination et peut-être la résolution de l'étrange fascination inconsciente des protagonistes, sentie mais jusque-là non identifiée par l'analyste comme irritante, ou assommante, et restée insoluble. Le cas échéant, au moyen d'interventions qui, autant que sur les mots, auxquels cependant on les reliera toujours, devront porter sur des conduites et des actes venant des deux parts, à deux entrées, voire sur des habitudes communes, restées innommées ou inaperçues, l'interprétation efficace pourra avoir heu. Mais elle n'obtiendra réellement son effet que si l'analyste accepte de se désigner lui-même, tout en en proposant l'explication, comme ayant été aliéné dans l'interaction dont il parle au détriment de l'analyse, et donc du patient. On aura assisté à cette occasion à une sorte de transformation interprétative d'une forme primitive, interactive et sans représentation de croyance partagée à une réalité commune, en une théorie, peut-être une « construction » elle aussi partagée, appelant un autre type de croyance inscrite dans un système désormais sémantique.

Deux économies de croyance donc, requérant chacune un certain traitement différent du tiers qui, occulté, chosifié et englouti dans l'interaction dans la première modalité, celle de clivage, est reconnu et nommé dans la seconde, symbolisante. Voilà ce que fait apparaître le travail du clivage dans la cure. Mais, à y mieux regarder, on aperçoit que la même loi fondamentale est sous-jacente aux deux économies : la croyance en tous ses états sert toujours à boucher un trou dans la représentation, et à éviter ainsi des effets énergétiques de déliaison, angoisse ou dépression provenant du sentiment d'impéritie ou de déréliction (la Hilflosichkeit, évoquée justement par Padron) devant la réalité. Avec des allures de s'attacher, ou de tendre à s'attacher aux seules réalités et/ou à leurs représentations, en fait, elle fonctionne en toutes hypothèses possibles comme un pont sur l'inconnu. Nos rapporteurs espagnols le repèrent bien, je crois, soit au sujet des modèles


1626 Jean Guillaumin

scientifiques (M. Utrilla) étudiés ici même, à Madrid, en 1984 par S. et G. Pragier, soit à propos des grandes croyances collectives, religieuses ou autres, qui cherchent à donner un sens et un équivalent d'intelligibilité à ce qui demeure mystère, mystère des origines ou de la fin. C'est un point qui rejoint l'explication anthropologique qu'après Mircea Éliade, René Girard a soutenue, et que J. Bergeret a reprise au service de ses vues sur la violence fondamentale. Mais le point vaut aussi, au plus intime de l'expérience psychique, pour des raisons métapsychologiques en quelque sorte structurelles et spécifiques.

Dans la mesure, en effet, où, sous toutes leurs formes et singulièrement sous les deux formes que j'ai opposées l'une à l'autre plus haut à partir du clivage dans la cure, les croyances, assertives, opératoires, mystiques ou théoriques, déterminent la position et les réponses du Moi à l'égard de ses objets, elles paraissent bien toutes ensemble vouées à remplir dans l'existence en général, et dans la vie psychique en particulier, un rôle essentiel. Celui de suturer, de combler ou parfois simplement d'enjamber les écarts générateurs d'angoisse qui persistent forcément entre nos représentations du monde extérieur et de nous-mêmes et les excitations et réponses que nous recevons du réel de l'un et l'autre côté, aux deux horizons : aux « deux limites », selon la juste expression d'A. Green. Ces écarts pourraient, si les croyances n'intervenaient, déstabiliser excessivement la continuité de notre ajustement au monde, et jusqu'à notre sentiment d'existence qui relève sans doute de ces illusions «vitales» ou «créatrices» dont s'est occupé Michel Gressot (cf. son ouvrage de 1979). Et on les retrouve encore et toujours dans ce qu'A. Green nomme le « discours » (1971), et qui, après tout, en tant que déploiement et construction vivante du sens dans l'axe syntagmatique, se soutient d'une croyance tissant son fil, sur l'indicible ou l'impensable, un réseau cherchant incessamment ses appuis dans sa propre production métaphorisante. En ce sens, toute croyance, par la part d'à priori qu'elle contient, tient ensemble deux ou plusieurs expériences ou groupes d'expériences du Moi dont la relation comporterait autrement des lacunes ou des contradictions dangereuses. La croyance permet en somme de remplacer par des «conduites de croyance», par des «conduites assertives» (pour reprendre une vieille expression heureuse de Pierre Janet) partiellement abusives ce qui ne peut pas actuellement se donner entièrement et inconditionnellement comme guidé et appuyé sur la seule réalité, enfin sûre et reconnue, de l'objet en soi...

B) Mon second point, qui fera conclusion, sera, comme annoncé, plus bref. Je ne cacherai pas pour autant que c'est pour moi le plus difficile. Et que je souhaite y revenir pendant ou après ce Congrès.

Je trouve remarquable, je l'ai dit, la perspicacité avec laquelle G. Bayle est allé dénicher chez Freud cette étonnante notion, peu connue et si peu représentable, a fortiori définissable, de « fonction synthétique du Moi ». Il y a une fonc-


La croyance et la fonction de synthèse du moi 1627

tion synthétique du Moi, sans quoi pas de Moi, cela est clair, de même qu'il y a un Moi. Cogito ergo (ego) sum, disait Descartes tous calculs faits. Mais c'est quoi, le Moi, et du coup ladite fonction de synthèse? Les modèles métapsychologiques tardifs de Freud, qui ne paraissent pas se souvenir des hypothèses simples du temps de l'Esquisse, se sont enrichis et permettent très mal en apparence de circonscrire et de caractériser topiquement, voire dynamiquement et économiquement ce Moi, qui en effet se décrit alors par toute une série de fonctions de niveaux assez hétérogènes, les unes instrumentales, d'autres spéculaires ou représentatives (le Moi-objectivation, ou le Moi-objet, le Moi-régime direct ou indirect, en référence auquel se nomme et dans laquelle se regarde le sujet), d'autres encore de type transcendant, inobjectivable (la fonction même de Sujet). Derrière tout cela, le corps évidemment (qu'est-ce l'évidence?), auquel le sujet est adossé et qui par l'intermédiaire de la relation au monde, aux autres, aux objets «extérieurs» lui fournit avec la source des pulsions, la matière de ses images de lui-même... Mais dans cette affaire, la fonction synthétique, peut-on la repérer autrement que par ses défaillances ? Et le clivage en est-il une, une « défaillance », à proprement parler, s'il tend comme la clinique le suggère à compacter le Moi, à rassurer le sujet, à traiter, en les bétonnant ses béances excessives ? Défenses ? Mais tout n'est-il pas à quelque égard défense ? Faut-il alors douter des propositions avancées plus haut ?

Ce qui est sûr, cependant, c'est qu'on ne peut, logiquement, penser la séparation, la partition (et le clivage nous est donné ou bien comme coupure, ou bien comme relatif à un risque de coupure, de partition, d'éclatement) sans concevoir aussi, en arrière-plan (en hallucination négative ?) le tout ou l'ensemble. La clinique nous assurant par transfert et contre-transfert qu'il y a du clivage, il est certain qu'il y a, à un plan ou à un autre, du clivé et donc un ensemble qui est ou a été clivé, fût-il aussi clivant pour ses partenaires. Peut-on aller plus loin? Nous savons aujourd'hui que la connaissance psychanalytique est inachevable (contrairement à ce que soutenait pour le public scientifique un certain Freud rationalisant, peut-être... clivé d'un autre mû par des certitudes plus intimes et plus vraies) et qu'il lui convient de questionner toujours la place depuis laquelle elle se théorise...

Alors, il me reste peut-être ceci à dire, du moins pour aujourd'hui : 1 / En creusant la question de la théorie du Moi et de ses multiples destins et fonctions, Freud n'a pas démenti, il a sans doute simplement transformé, déplacé au dehors et sublimé la problématique prototypique, embryonnaire, nucléaire des premiers temps de la psychanalyse. Le noyau (Kern) du Moi tenait alors par la vertu des forces de liaison, d'attraction, d'échange qui s'organisaient (s'autoorganisaient?) en système de co- et d'inter-investissement de neurones pionniers, dotés ensemble, mais seulement ensemble d'un pouvoir de détourner et de rete-


1628 Jean Guillaumin

nir, de faire durer la charge, de dérober du temps à l'instantanéité de la décharge : cela s'appelait la Vie, psychique déjà, si les neurones en cause étaient Psi plutôt que Phi. En creusant l'idée du Moi, Freud en somme a recommencé à creuser le Moi, et répliqué dans la théorie la notion d'une existence unitaire faite d'une constellation mobile de liens et de mutations ou métaphores. Le noyau, on l'a déjà dit, et Freud le premier, est paradoxalement fait de sa périphérie même, de son écorce dans laquelle il se projette. Le Moi n'existe théoriquement comme unité que des multiples tâches et positions ou emplois qu'on lui, et qu'il se reconnaît, jouant les unes sur les autres. D'une unité dont le centre est vide - si l'on peut dire, et je l'ai dit, je crois, dans mon dernier livre (L'objet, 1996) - occupé qu'il est de sa périphérie, précisément. Les croyances, qui nous portent vers de probables ou improbables représentations d'objet célestes ou mondaines, sont peut-être ce qui nous donne consistance par l'investissement que nous dirigeons vers ces extérieurs, ces dépassements de nous-mêmes, lesquels, par ailleurs et en retour, nous font nous-mêmes.

2 / La psychanalyse, un relativisme que signerait le destin historique qu'y a trouvé à ce jour la théorie de la croyance, circulairement assujettie elle-même à notre croyance dans nos modèles de pensée ?

Non pas, car il y a de l'irrécusable dans le projet même de croire, comme dans ses réductions et ses distorsions - dont le clivage est la plus radicale sans doute, arc-bouté contre le gouffre du non-être au sein de la représentation vivante. L'irrécusable, premier et dernier, de notre être au monde biologique et corporel, c'est peut-être la volonté (au sens du Will schoppenhaurien, que Freud a beaucoup médité ?) défaire du sens, un réseau de sens - voile, si l'on... veut, de la Maya - qui tient la vie sur le fil de la mort. Mais qui la tient : le temps de vivre. Le clivage, alors, pourrait appartenir de droit, par le chemin d'un renversement protecteur, à l'ordre même du sens en tant que réponse « vitale » - aménageable ou non - à la menace, bien notée par Winnicott naguère, d'un effondrement de la vie tout court, et non pas seulement de la vie « psychique ». Et c'est pourquoi son opération par l'analyse ne pourrait intervenir, quand elle le peut, que sur le fond fortement partagé, interactivement liée par une sorte d'ombilic sur un mode identificatoire primaire, d'une communauté de destinée devant la tâche humaine de pallier au moins mal ou au mieux, selon, les blessures de vivre, signifiants de la limite même de la vie.

Jean Guillaumin

16, cours d'Herbouville

69004 Lyon


Fonction synthétique du moi et ébranlement identitaire

Marie-Françoise LAVAL-HYGONENQ

La conceptualisation freudienne nous a permis de penser la matrice organisatrice de notre vie psychique en termes d'oppositions conflictuelles entre pulsions, principes de fonctionnement, processus primaires et secondaires, énergie libre et liée, instances psychiques ou systèmes psychiques, dont les propriétés et les fonctions peuvent s'opposer comme perception et mémoire, déliaison et liaison.

Le projet de ce travail est de faire jouer l'opposition entre fonction synthétique du moi et ébranlement identitaire.

La fonction synthétique du moi a été relevée par H. Nunberg en 1932 dans un travail de synthèse à propos de l'aspect structural et dynamique du moi - instance de la deuxième topique freudienne (II). Ce travail a été préfacé par Freud qui écrivait dans le même temps un récapitulatif théorique avec Les nouvelles conférences ; mais la notion de fonction synthétique appartient à Nunberg et non à Freud qui, à notre connaissance, n'utilise ce terme qu'une fois dans son oeuvre, en 1938, pour signaler qu'elle se trouve soumise à toute une série de perturbations et que nous avons manifestement tort de considérer « la synthèse des processus du moi comme allant de soi» (I, 10, p. 284).

Nunberg en revendique d'ailleurs la paternité dans l'introduction à son ouvrage où il écrit : « Là où j'ai essayé de fournir des explications personnelles, je pense n'avoir fait que combler les lacunes qui semblaient trop grandes à mon propre besoin de causalité. Dans ce contexte, j'aimerais souligner que j'assume la pleine responsabilité pour le rôle quej'ai assigné à lafonction synthétique du moi... »

C'est de Nunberg que P. Roazen tient ce commentaire de Freud à la présentation de son article sur les fonctions de synthèse du moi : « Votre article fait penser à un tableau de Schwind [un célèbre peintre autrichien de la fin du XIXe siècle]. Il représente la construction d'une chapelle au sommet d'une monRev.

monRev. Psychanal, 5/1996


1630 Marie-Françoise Laval-Hygonenq

tagne escarpée. Debout devant la chapelle, saint Wolfgang, l'évêque, fait un geste magique, tandis que le diable, haletant, la langue pendante, pousse, de bas en haut de la pente, une charrette pleine de lourdes pierres. J'envie l'évêque, dont le seul geste magique suffit à forcer le diable à exécuter ce dur travail pour lui, de manière à ce que les pierres viennent se placer à l'endroit approprié. Il me semble que je suis, moi, le diable accomplissant le lourd travail alors que, d'un geste magique, vous mettez tout en place » (La saga freudienne, p. 260). Il lui offrit ensuite une lithographie de ce tableau.

Freud utilise les termes de compulsion, tendance, aspiration à la synthèse. En 1932, il parle de «propension» à la synthèse, ein Zug zur Synthèse (I, 8, p. 105).

Un très rapide survol des textes freudiens entre 1920 et 1938 nous révèle l'accent mis par Freud sur l'inachèvement synthétique.

— En 1920 (I, 1, p. 47), il signale la disparité de développement des motions pulsionnelles, leur incompatibilité de but et de revendications mettant certaines pulsions ou éléments pulsionnels dans l'incapacité de « se joindre à l'unité englobante du moi» 1. N'oublions pas qu'il définit le moi comme en grande partie inconscient, « le terme de préconscient ne recouvrant qu'une petite partie du moi» (I, 1, p. 59).

— En 1921 (I, 2, p. 200), il présente la séparation moi cohérent et refoulé inconscient comme une acquisition « exposée à de constants ébranlements ».

— En 1923 (I, 3, p. 270-271), il met l'accent sur « les relations de dépendance du moi », parle de la force et des faiblesses du moi, « cette pauvre créature devant servir trois maîtres et subissant par conséquent la menace de trois dangers, de la part du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du surmoi ». Il utilise la notion d' « aspiration unitaire » (das Streben) pour caractériser le moi (I, 4, p. 259).

— En 1926 (I, 6, p. 48 et 59-60), il écrit «le moi est une organisation qui se distingue par un très remarquable effort d'unification, de synthèse (Streben nach Synthese). Mais du fait du refoulement, «sa synthèse est perturbée, une partie du ça demeure pour lui terrain défendu». Il parle d'un moi qui est «inhibé (gehemmt) dans sa synthèse ».

— En 1926 encore (I, 7, p. 12 et 14), il parle de «l'apparente position de domination qu'il a (le moi) tant de peine à, maintenir ». Partie différenciée et organisée du ça, le moi manifeste sa faiblesse ou sa force suivant qu'il est coupé du ça ou uni à lui : « Que ce soit par la pensée que nous opposions cette partie au tout, ou qu'un processus de scission réel se soit produit entre les deux, de toute manière la faiblesse de ce moi devient une évidence. Mais si le moi

1. Dans les citations de cet article, les italiques sont nôtres.


Fonction synthétique du moi et ébranlement identitaire 1631

demeure lié au ça et s'il est impossible de l'en distinguer, alors il manifeste sa force. Les rapports du moi au surmoi sont analogues. »

Freud parle du privilège « d'extraterritorialité » dont jouissent les symptômes et les rejetons de la motion pulsionnelle isolée de l'organisation du moi. Dans sa lutte défensive, « son énergie désexualisée révèle encore son origine dans l'aspiration à la liaison et à l'unification, et cette compulsion à la synthèse (Zwang zur Synthèse) va en augmentant à mesure que le moi se développe et devient plus fort ». A plusieurs reprises dans ce texte, Freud évoque la « tendance du moi à la synthèse ».

— En 1937, s'intéressant à l'influence de la «modification du moi dans le succès de l'effort thérapeutique, il écrit: «La situation analytique consiste, comme on sait, en ce que nous nous allions au moi de la personne-objet pour soumettre les parties non maîtrisées de son ça, donc pour les intégrer dans la synthèse du moi», mais il ajoute que le moi «normal» avec lequel nous pourrions conclure un tel pacte est une fiction idéale ». « Toute personne normale n'est en fait que moyennement normale » (I, 9, p. 250).

En 1938 enfin (I, 11, p. 50), parlant du moi névrotique, Freud écrit : « Il est clivé, incapable de réaliser une synthèse convenable, déchiré par des tendances contradictoires, par des conflits non liquidés, par des doutes non levés. »

Citons pour terminer le manuscrit inachevé daté de janvier 1938 où figure la référence à la notion de fonction synthétique (I, 10, p. 284) : «Cette fonction synthétique du moi, qui est d'une si grande importance, a ses conditions particulières et se trouve soumise à toute une série de perturbations. »

Ainsi, tendance, aspiration, compulsion à la synthèse, sont des opérations du moi soumises à des ébranlements, des inhibitions ou des perturbations, du fait des «relations de dépendance» du moi et de ses «mécanismes de défense». Les endommagements, déformations et limitations du moi seront appelés «modification du moi» en 1937 (I, 9, p. 250), d'un moi en travail dont la «normalité » reste « une fiction ». Nous sommes dans une perspective économique et dynamique, bien précisée en 1924 (I, 5, p. 286) : «Il sera possible au moi d'éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement même en se crevassant ou en se morcelant. De la sorte on mettrait les inconséquences, les extravagances et les folies des hommes sous le même jour que leurs perversions sexuelles, dont l'adoption leur épargne bien des refoulements. » Dans le texte de 1938 sur le clivage, par contre, le point de vue topique prend le dessus quand il pose cette déchirure comme un fait irréversible, «déchirure qui ne guérira jamais plus mais grandira avec le temps » (I, 10, p. 284) ; mais la même année dans l'Abrégé, il revient à un point de vue économique et étend le clivage à la névrose, arguant du fait que « la réussite » du moi, « en dépit de tous ses efforts défensifs, n'est jamais totale, absolue »


1632 Marie-Françoise Laval-Hygonenq

(I, 11, p. 80). Cette indétermination de Freud sur la notion de clivage en 1938 tient en partie au fait qu'il n'est pas assez précis sur les différences entre clivage psychique et clivage du moi 1.

Nous resterons dans une logique économique évolutive en préférant la notion d'ébranlement ou de perturbation de la fonction synthétique à celle de « défaillances ».

La notion d'ébranlement est une notion-clé dans la conceptualisation de M. de M'Uzan. Tout au long de son oeuvre, dans le prolongement du travail de M. Bouvet sur la dépersonnalisation, M. de M'Uzan met l'accent sur la valeur intégrative des vécus d'étrangeté et de dépersonnalisation référés à « l'ébranlement du sentiment d'identité» ou au «flottement des limites» dedans-dehors, moi-monde extérieur. Loin d'être référé à une défaillance du moi, l'ébranlement (qui concernerait plutôt le soi que le moi) 2 va trouver à se spécifier dans ces moments particuliers de « dessaisie psychique » d'où peut procéder un « saisissement créateur », qualifiés de ce fait « d'instruments intégrateurs ».

L'ébranlement est ainsi posé au service de la fonction intégrative; le «dérangement» (III, 6) est la condition du changement, la condition de l'efficacité de l'interprétation dans la cure. La référence économique est pour lui essentielle ; il écrit : « je verrais volontiers dans le remaniement permanent de l'énergie l'objet fondamental du travail analytique» (III, 4, p. 93).

En postulant un «Au-delà du principe de plaisir» Freud précisait que la fonction première de l'appareil psychique était une fonction de liaison, préalable à l'établissement du principe de déplaisir-plaisir. S'appuyant sur Freud, et également sur Tausk 3, M. de M'Uzan a élevé cette fonction de Maison au rang d'un principe, le principe d'intégration : le principe d'intégration serait cette tendance biologique à la ressaisie dans le psychique du pulsionnel, vécu d'abord en extraterritorialité et ressenti de ce fait comme une agression pour le psychique. En postulant un « principe de réalité » Freud cherchait à intégrer « la signification psychologique du monde extérieur réel » au corps de sa doctrine ; « ce qui était

1. Nous avons choisi de nous limiter à la période postérieure à 1920, mais dès le départ Freud a mis l'accent sur le côté positif de la « dissociation psychique » et de la reconnaissance de l'inconscient. En 1910 dans « Le trouble psychogène de la vision » (p. 169) il écrit : la psychanalyse « est une conception dynamique, qui ramène la vie psychique à un jeu de forces qui se favorisent et s'inhibent les unes les autres. Dans les cas où un groupe de représentations demeure dans l'inconscient, la psychanalyse ne conclut pas à une incapacité constitutionnelle à la synthèse qui se manifesterait précisément dans cette dissociation, au contraire, elle affirme que c'est la révolte active d'un autre groupe de représentations qui a causé l'isolation et l'inconscience du premier groupe ».

2. C'est une remarque de M. de M'Uzan qui précise par ailleurs dans ses écrits qu'il préfère conserver au terme de moi l'indétermination sémantique du Ich freudien qui désigne selon le contexte le moi instance; le sujet, le soi, la personne, l'ego ou le Je du langage courant.

3. V. Tausk (1919), De la genèse de l'appareil à influencer au cours de la schizophrénie, in La Psychanalyse, 1958, vol. 4.


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représenté, ce n'était plus ce qui était agréable, mais ce qui était réel, même si cela devait être désagréable» (I, 14, p. 136). Il a nommé cette opération de substitution du principe de réalité au principe de plaisir « surmonter le principe de plaisir». Il s'interroge encore en 1938 : «Quand et comment ce principe peut-il être surmonté?» (I, 11, p. 73).

Dans un travail récemment publié 1, nous avons cherché à montrer l'intérêt de relever cette notion de surmonter que Freud a distinguée du mécanisme du retour du refoulé en 1919 quand il s'est intéressé au sentiment d'inquiétante étrangeté et aux croyances infantiles. Le terme überwinden et son substantif das Ûberwundene ont été traduits de diverses manières selon les contextes et les traducteurs ; il est possible que « l'indétermination sémantique » du Ich freudien et la crainte de tomber dans le piège hartmanien, ajoutés au moindre intérêt des analystes pour le phénomène du devenir conscient 2 et pour le conscient en tant que système, n'aient pas aidé au repérage de ce terme. Il désigne toujours chez Freud le travail intrapsychique nécessité par l'effort d'élaboration introjective, qu'on pourrait définir, en référence à la définition freudienne de la pulsion, comme l'exigence de travail qui est imposée au moi psychique en conséquence de sa liaison au moi-corps. Ce travail, Freud l'a nommé « durcharbeiten » en 1914, en associant les deux termes « durcharbeiten » et « überwinden »: « Il faut laisser au malade le temps de bien connaître cette résistance qu'il ignorait, de la perlaborer, de la surmonter et de poursuivre malgré elle, et en obéissant à la règle analytique fondamentale le travail commencé ». Il caractérise cette tâche, « ardue » pour l'analysé, comme « une épreuve de patience » pour le psychanalyste et précise que « de toutes les parties du travail analytique, elle est pourtant celle qui exerce sur les patients la plus grande influence modificatrice, celle aussi qui différencie le traitement analytique de tous les genres de traitements par suggestion » (I, 13, p. 114-115). A plusieurs reprises dans son oeuvre, Freud insistera sur cette

1. M.-F. Laval-Hygonenq, Surmonter, une notion pour penser la « Ich Analyse » ?, in Rev. franc, psychosomatique, 8/1995. On trouve ce terme Uberwinden pour surmonter les résistances, la censure, le narcissisme primaire, le principe de plaisir, une phase d'organisation sexuelle, la période de latence, un deuil, le complexe d'OEdipe, l'angoisse de castration, le contre-transfert » (p. 127).

2. Rappelons cette affirmation de Freud « la conscience apparaît à la place de la trace mnésique ». Pour plus de précisions sur l'élaboration freudienne à propos de la conscience, on peut se reporter au chapitre VII de L'interprétation des rêves et au chap. IV de l' « Au-delà du principe de plaisir ». Signalons ici l'oeuvre de D. Lagache, que nous ne connaissions pas lors de notre travail sur le surmonter, ni lors de notre intervention au Congrès. Il a poursuivi l'interrogation freudienne sur la conscience. Citons pour mémoire « Fascination de la conscience par le moi » (1957), « Conscience et structures » (1960), « La psychanalyse et la structure de la personnalité » (1961). Sa distinction des opérations de « dégagement » du moi d'avec les opérations défensives l'amène à distinguer un moi constitué et un moi constituant, et à parler de l'action à la fois « déstructurante et restructurante du moi » (in OEuvres IV, p. 219). Il a exprimé la même idée par rapport à la conscience : « Si la conscience est structurée par les structures préconscientes et inconscientes, sa tolérance au déplaisir et son indépendance relative par rapport à la répétition la rendent capable d'une activité déstructurante et restructurante » (in OEuvres VI, p. 15).


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différence et sur le risque que la fascination pour l'inconscient ne nous fasse négliger des questions concernant le moi et ce nouveau progrès dans l'organisation psychique que représente le passage du préconscient au conscient : « L'existence de la censure entre préconscient et conscient nous avertit que le devenir conscient n'est pas un pur et simple acte de perception mais vraisemblablement aussi un surinvestissement, un nouveau progrès dans l'organisation psychique» (Métapsychologie, p. 106). Nous rappellerons aussi la petite phrase testamentaire qui conclut « Somme elementary lessons in psycho-analysis » en 1938 : après avoir exprimé que la psychanalyse s'était attachée à l'étude du psychisme inconscient et des lois qui le régissent, il écrit : « Mais tout cela ne signifie nullement que la qualité de l'être-conscient ait perdu son importance pour nous. Elle reste la seule lumière qui nous guide et nous éclaire dans les ténèbres de la vie psychique 1. Étant donné la nature particulière de notre connaissance, notre travail scientifique en psychologie consistera à traduire les processus inconscients en processus conscients et, de cette manière, à combler les lacunes dans la perception consciente. »

M. de M'Uzan a interrogé l'expérience de la prise de conscience dans un de ses premiers textes intitulé «Expérience de l'inconscient» (III, 1). Sa notion de représentations doubles - les deux éléments du complexe représentatif pouvant rester séparés dans le préconscient ou se trouver brusquement rapprochés dans le transfert - lui permet de dérouler d'une manière plus précise le phénomène du devenir conscient concomitant d'une irruption du fonctionnement primaire dans le préconscient et par là d'un ébranlement affectif: «mouvement d'effroi plus ou moins net, plus ou moins fugace », suivi d'un sentiment d'élation produit par « l'extension de l'empire de la conscience » où s'opérerait le « regroupement des représentations de choses et de mots », suivi d'une troisième phase caractérisée par des sentiments de paix et d'équilibre qui «marquent bien un progrès dans l'organisation psychique, un renforcement du moi si on veut... » (III, 1, p. 47). Ainsi avec le rétablissement de la prévalence du processus secondaire, les contreinvestissements et renforcements des censures viennent rétablir l'état économique qui avait précédé la prise de conscience, jusqu'à ce qu'un nouveau surinvestissement déclenche à nouveau le processus.

La prise de conscience est reliée chez Nunberg à la fonction synthétique du moi: «l'acte de la prise de conscience, 1'"explosion" de l'énergie psychique se produit sous l'influence de la fonction synthétique du moi. J'aimerais insister sur le fait que la prise de conscience est un acte passager, alors que la "compréhension" devient une possession permanente du moi préconscient (II, p. 383).

Ainsi, ce que Nunberg attribue à la fonction synthétique du moi trouve à

1. Idée exprimée dans les mêmes termes en 1923 (I, 3, p. 229).


Fonction synthétique du moi et ébranlement identitaire 1635

s'exprimer de différentes manières chez Freud, avec la fonction de liaison des représentations, celle de surinvestissement, la fonction inhibitrice du moi sur le processus primaire ou encore la fonction du surmonter à laquelle est associé l'acte du jugement qu'il nomme aussi « condamnation ». Le point de vue est toujours dynamique parce que toujours conflictuel : liaison se conjugue à déliaison, surinvestissement à désinvestissement ou contre-investissement, et le surmonter n'est jamais qu'un plus ou moins surmonté 1.

En redonnant vie à cette notion de fonction synthétique du moi, G. Bayle a impulsé de très fructueux échanges lors du dernier Congrès ; nous lui devons la reprise de nos interrogations sur la problématique du surmonter et de la prise de conscience, ainsi que l'idée de mettre en relation les deux notions de surmonter et de fonction synthétique du moi 2.

L'articulation que nous avons proposée entre fonction synthétique du moi et ébranlement identitaire nous a amené à mettre la théorisation de H. Nunberg en relation avec celle de M. de M'Uzan.

Nunberg se réfère à la construction de l'appareil psychique de 1923 et définit la fonction synthétique du moi comme la fonction « d'assimilation », « d'intégration » et de « médiation » du moi. A l'activité de médiation du moi sur les trois fronts du ça, du surmoi et du monde extérieur, il ajoute le besoin de causalité. Il nous donne la définition suivante : « La fonction synthétique du moi se manifeste ainsi en assimilant des éléments internes et externes, en réconciliant les représentations en conflit, en unifiant les contrastes et en activant la faculté créatrice mentale. Une autre manifestation de la fonction synthétique du moi, est le besoin de causalité dont les expressions primitives apparaissent déjà avant la formation du surmoi » (II, p. 160). Ce besoin, précise Nunberg, possède la force contraignante d'un instinct et est à l'origine de la pensée causale ; « si la relation causale découverte est une illusion et non un fait réel, sa découverte est appelée rationalisation... la rationalisation est la plus poussée là où le refoulement a le moins réussi, comme par exemple dans la schizophrénie, dans laquelle le matériel refoulé arrive à entrer directement dans la conscience... la rationalisation, qui dans les psychoses prend la forme de délires, comble le fossé produit dans l'activité de la pensée par la scission du moi (le moi ne peut pas supporter des lacunes dans sa conscience) » (II, p. 161). Il ajoute: «Ceci montre les tentatives des patients

1. Jeu de forces d'un moi vu dès le départ par Freud en perpétuel remaniement. Il parle par exemple de « l'extension d'un moi mouvant » dans L'Esquisse, d'un ensemble de représentations, « pour lesquelles nous employons le concept collectif de moi composé chaque fois différemment » dans « Le trouble de la vision » (1910), d'un moi qui « doit subir un développement » en 1914 ou d'un moi comme animalcule protoplasmique qui « émet des pseudopodes vers l'extérieur pour se retirer à nouveau » en 1920.

2. Peut-être la notion de « fonction synthétisante » utilisée par B. Penot traduirait mieux le travail du moi dans cet effort de synthèse, que la notion de fonction synthétique du moi qui garde une connotation statique.


1636 Marie-Françoise Laval-Hygonenq

pour s'échapper du chaos dans lequel ils se trouvent en se façonnant une conception de la vie remplie d'unité et dépourvue de contradictions » (II, p. 162).

Ainsi le besoin de causalité qui s'exprime naturellement dans la curiosité, le fonctionnement psychique de l'enfant et des hommes en général, dans l'intérêt que prend le patient à sa cure, peut aussi alimenter les résistances, renforcer les défenses ou combler les lacunes et les scissions du moi. On pourrait alors parler d'un besoin de causalité et d'une fonction synthétique du moi dégradés, tentant d'éviter un risque de désorganisation. Le besoin de causalité soutient le travail de liaison et de synthèse, mais le surinvestissement de la synthèse vient s'opposer au travail d'intégration. Nous sommes dans le risque de débordement économique sur lequel nous reviendrons dans notre conclusion. Citons Nunberg: « Alors que le chaos règne dans le ça, l'ordre est maître dans le moi : le processus primaire du ça est remplacé par le processus secondaire du moi où il peut être tenu en bride par la fonction synthétique de celui-ci. Ainsi la synthèse aboutit non seulement à l'unité de toute la personnalité, mais aussi à la simplicité et à l'économie dans le mode de fonctionnement du moi» (II, p. 163).

On pourrait dire que la fonction synthétique du moi tend à assurer la paix du moi ; comme l'écrivait Freud en 1926 (I, 7, p. 16) « Le moi est tout disposé à faire la paix et voudrait s'incorporer le symptôme, en faire une partie de luimême ; c'est le symptôme qui vient tout troubler. »

M. de M'Uzan parle de paix de la conscience (III, 4, p. 87) : « La paix de la conscience n'est jamais si bien assurée que lorsque triomphe tout ce qui fait obstacle à la libre circulation de l'énergie. Si le fait de relier entre elles des représentations ou des groupes de représentations constitue bien une des fonctions positives du moi, on peut dire que, d'un autre côté, cette liaison, en fixant sur place une certaine quantité d'énergie, s'oppose aussi bien à l'irruption qu'au chargement de nouvelles représentations. La cohésion va contre le changement, c'est la contrepartie du bénéfice qu'elle procure. Un changement qui ne s'accepte jamais facilement, car des émois violents se produisent toujours lorsque, même pour un temps limité, le préconscient commence à fonctionner en processus primaire. Ainsi si les opérations de liaison protègent contre tout afflux et à plus forte raison contre tout déferlement affolant d'énergie, donc contre toute reconnaissance de représentations coupables et angoissantes, elles ne laissent pas beaucoup de chance au progrès. » Le progrès viendra de l'ébranlement.

Nunberg l'avait exprimé ainsi : « La fonction synthétique du moi échoue lorsque la personnalité se désintègre complètement, comme par exemple dans la psychose. Cependant, lorsque l'intégrité du moi est très gravement menacée, mais qu'il existe encore une certaine quantité d'énergie constructive (comme dans les formes paranoïdes de la schizophrénie), la fonction synthétique du moi est énormément stimulée ; tout est mis en relation et mélangé sans discrimination, tout est


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systématisé pour trouver son expression finale dans des idées délirantes. La fonction synthétique du moi est ainsi étendue à l'extrême» (II, p. 163). Nous sommes dans le cas d'une fonction synthétique du moi pathologique ; sur une trajectoire du trop faible au trop fort, nous pourrions évoquer, comme J.-L. Donnet à propos du divan, une fonction synthétique du moi « bien tempérée ».

Se posant la question de l'élaboration des névroses actuelles en psychonévroses, Nunberg écrit : « Quelque chose qui avait d'abord été éprouvé comme désagréable et étrange excite le moi à une synthèse accrue ; le résultat de celle-ci est que le moi assimile dans certaines circonstances quelque chose qu'il rejetait au début, et qu'il en fait une partie intégrante de lui-même» (II, p. 199). «On a ainsi l'impression que le symptôme de la névrose actuelle, ressenti comme un élément étranger et gênant, stimule le moi à une synthèse accrue» (II, p. 319). Il souligne aussi la relation de la fonction synthétique du moi à l'identification : « Lorsqu'on ne peut pas se défendre contre quelque chose en l'éloignant du moi, on s'en défend en l'assimilant par une synthèse » (II, p. 230).

Nunberg tourne autour des paradoxes de la fonction synthétique du moi : « En collaboration avec l'exigence instinctuelle refoulée, la partie inconsciente du moi maintient le symptôme. Elle devient indépendante de la partie intacte du moi, elle en est séparée. En fait, le moi est scindé dans toutes les névroses. Il peut sembler paradoxal qu'une faculté qui a pour fonction d'intégrer la personnalité échoue lorsqu'elle essaie d'accomplir cette tâche et finit par contribuer encore davantage à la rupture de l'unité de la personnalité » (II, p. 321).

Toute la théorie de M. de M'Uzan oppose la logique évolutive à la logique déficitaire. A propos du système paradoxal 1 par exemple, il écrit : « On pourrait voir dans le phénomène la trace d'un fonctionnement déficitaire et l'attribuer par exemple à la fatigue. Il s'agit en fait d'une activité positive et même prospective » (III, 5, p. 59). N'oublions pas toutefois que le patient est attaché à cet « élément étranger et gênant» que représente le symptôme, et comme le souligne M. de M'Uzan, il convient de se demander si le patient « est en mesure de réaliser le travail de deuil de ses souffrances, c'est-à-dire d'accomplir une ressaisie assimilatrice des investissements érotiques placés dans la symptomatologie » (III, 6, p. 117).

C'est sur « La conscience et le rôle de la synthèse dans le processus de guérison » que se termine l'ouvrage de Nunberg. Il définit le processus de guérison comme « un processus d'assimilation des tendances psychiques que les mesures de défense avaient rendues étrangères au moi », semblant assurer de cette manière « la

1. Le système paradoxal est fait d'une subtile altération du sentiment d'identité de l'analyste et de l'émergence de représentations étranges qui procèdent de ce qui se passe aux frontières de l'inconscient du patient.


1638 Marie-Françoise Laval-Hygonenq

continuité et l'unité de la personnalité» (II, p. 383). Nous relèverons les distinctions qu'il établit à propos du rôle de la fonction synthétique dans le processus de guérison chez le schizophrène, dans la cure analytique et dans d'autres méthodes thérapeutiques. Il écrit que la tentative de guérison par le délire correspond à une « cure spontanée », « ce qui se passe spontanément mais d'une façon bizarre chez le schizophrène s'effectue dans l'analyse par la coopération avec l'analyste... Alors que nous essayons d'aider le patient à unir à son moi ce qui est présent en luimême, les autres méthodes s'adressent à la surface et essaient d'imposer de l'extérieur quelque chose au sujet. La différence essentielle entre toutes ces méthodes et la nôtre est que, dans les autres méthodes, les patients doivent assimiler quelque chose qui leur est imposé du dehors, alors que, dans notre méthode, ils doivent, au moyen d'une pénible maîtrise de soi, recevoir dans leur moi et unir à lui quelque chose qui leur appartient» (II, p. 384), il précise: «Au terme d'un traitement proprement conduit, la restauration de la fonction synthétique du moi se produit automatiquement, sans que l'analyse poursuive consciemment ce but. Par là, le patient doit devenir capable soit de satisfaire directement ses besoins pulsionnels, soit de les sublimer sans entrer dans des conflits particulièrement aigus avec la réalité ou avec lui-même » (II, 3, p. 385).

Ainsi le but de l'analyse, c'est l'analyse. Citons encore Nunberg: «Les changements amenés par le traitement dans le cas idéal s'étendent à toute la personnalité et sont les suivants : les énergies du ça deviennent plus mobiles, le surmoi devient plus tolérant, le moi est plus libre d'angoisse et sa fonction synthétique est rétablie » (II, 3, p. 386).

La « modification » du moi entraîne la modification de ses fonctions et donc de sa fonction synthétique. On pourrait opposer une fonction synthétique « étendue à l'extrême » rétablie coûte que coûte, régie par le moi délirant ou celui des personnalités faux-self ou « comme si », ou encore par le «moi prématuré» dans la névrose obsessionnelle, à la fonction synthétique obtenue « de surcroît », effet d'un processus d'élaboration de la pulsion et de construction du self pulsionnel qui ne peut être dit «vrai» que dans ce mouvement qui en révèle l'inachèvement. Précisons que cette dénomination « de surcroît » que nous avons utilisée en référence à la formule que l'on doit à J. Lacan («la guérison de surcroît») n'a rien d'aléatoire puisqu'elle signe pour nous la preuve du bienfondé du travail analytique. L'ébranlement du moi et le rétablissement de la fonction synthétique du moi scandent le travail de perlaboration et de surmontement des résistances. Cet ébranlement, préliminaire à l'intégration de l'interprétation dans le moi, se trouve par là même posé comme préliminaire au « rétablissement » de la fonction synthétique du moi qui peut alors se confondre avec une sorte de « dilatation introjective du moi ». Le moi se trouve ainsi doté d'une identité plus ouverte.


Fonction synthétique du moi et ébranlement identitaire 1639

M. de M'Uzan parle du moi comme « dispositif d'accueil », condition d'efficacité de l'action interprétative, et relève le paradoxe, puisqu'un tel moi devrait lui-même résulter de l'action interprétative : « L'interprétation devrait avoir le pouvoir de créer en même temps ce dont elle a besoin pour être entendue... On comprend pourquoi la progression d'une analyse n'est pas linéaire, mais qu'elle est faite de retours en arrière qui engendrent des réactions de deuil portant sur le moment présent et pouvant de ce fait mener à des introjections pulsionnelles » (III, 6, p. 128).

A plusieurs reprises dans son oeuvre il nous met en garde contre une extension trop large de la notion de clivage et une confusion entre clivage et isolation. Le clivage est pour lui un mécanisme psychotique. En 1967, avec la notion de « représentations doubles » (III, 1, p. 38), il a distingué la séparation dans le préconscient des éléments isolés d'un complexe représentatif et le clivage du moi, l'obstacle à la libre circulation de la libido, tenant des mécanismes économiques réversibles de retrait d'investissement et de celui de contre-investissement, et non d'un fait de structure. Dans un de ses derniers textes, il définit le clivage comme la séparation d'une partie du moi d'avec l'inconscient systémique, ce qui l'amène à dissocier clivage et déni, le déni restant pour lui un mécanisme névrotique

(in, 7).

Au terme de ce travail, nous proposons de considérer la capacité d'ébranlement du moi comme une fonction du moi, fonction synthétique et fonction d'ébranlement se trouvant dans une relation dialectique au service du processus d'intégration.

Nous situerions la fonction synthétique du côté de l'énergie liée, de la mémoire, du moi pcs-cs, et la fonction d'ébranlement du côté de l'énergie libre, de l'attention, du moi pc-cs, des vécus microtraumatiques de dépersonnalisations légères avec sentiments d'étrangeté.

« Force » et « faiblesse » du moi 1 qualifieraient la capacité du moi à articuler ces deux fonctions. Un moi dont le fonctionnement resterait régi par le principe de plaisir serait contraint à la mise en oeuvre de processus défensifs venant contrarier cette articulation. Un moi qui accroît sa capacité à supporter le déplaisir, à différer ou inhiber quant au but, acquiert une plus grande diversité de choix et une ouverture accrue à la satisfaction pulsionnelle : d'où un gain en complexité et en plaisir de fonctionnement 2.

1. Qualifications du moi dont Freud n'était pas phobique, qu'on trouve par exemple, à plusieurs reprises, dans l'Abrégé.

2. Rappelons ce qu'écrivait Freud en 1915 à propos de la réponse de l'analyste à l'amour de transfert de sa patiente : « Il doit lui enseigner à surmonter le principe de plaisir, à renoncer à une satisfaction immédiate... en lui permettant d'acquérir ainsi cette plus grande liberté intérieure qui distingue l'activité psychique consciente - au sens systématique - de l'activité inconsciente » (I, 13, p. 129).


1640 Marie-Françoise Laval-Hygonenq

Nous retrouvons à propos de cette articulation le paradoxe relevé par M. de M'Uzan à propos de l'interprétation, puisque nous sommes amenés à dire que cette articulation a le pouvoir de créer la latitude du moi dont elle a précisément besoin pour trouver à s'établir. Ce paradoxe nous révèle en fait un mécanisme de fonctionnement que nous rencontrons régulièrement et que nous pourrions nommer « phénomène d'amorçage ».

Si nous revenons maintenant à notre travail sur le surmonter, où nous avions en quelque sorte assimilé le processus de surmonter et le processus d'intégration du moi, nous pensons qu'il est utile d'associer à la capacité du moi au surmonter, la capacité du moi à se laisser ébranler, mouvements de dessaisie et de ressaisie du moi au service de l'intégration, transformation du «bruit» en « information », diraient les biologistes.

Surmonter donc, c'est surmonter l'ébranlement.

C'est un bel exemple de ce travail et de son temps d'élaboration que nous offre Freud avec l'analyse de son trouble, de mémoire sur l'Acropole.

Marie Françoise Laval-Hygonenq

2, rue Rossini

75009 Paris

BIBLIOGRAPHIE

I - S. Freud

1. Au-delà du principe de plaisir (1920), in Essais de Psychanalyse, Pbp.

2. Psychologie des foules et analyse du moi (1921), supra.

3. Le moi et le ça (1923), supra.

4. Les deux espèces de pulsions, supra.

5. Névrose et psychose (1924), in Névrose, psychose et perversion, PUF.

6. La question de l'analyse profane (1926), Gallimard, « NRF ».

7. Inhibition, symptôme et angoisse (1926), PUF.

8. Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse (1932), «Folio/Essais».

9. L'analyse avec fin et l'analyse sans fin (1937), in BIP, II, PUF.

10. Le clivage du moi dans les processus de défense (1938), supra.

11. Abrégé de psychanalyse (1938), PUF.

12. Formulations sur les deux principes (1911), in RIP, I, PUF.

13. La technique psychanalytique, PUF.

II - H. Nunberg

Principes de psychanalyse. Leur application aux névroses (1957), PUF.

«Hermann (devenu plus tard Herman) Nunberg (1884-1970) était originaire de Galicie ; il étudia la médecine à Cracovie et à Zurich, où il travailla au Burghölzli avec


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Jung, sur les expériences d'association de celui-ci. Après des séjours à Schaffhouse, Berne, Cracovie et Bistraï (à la clinique de Ludwig Jekels), il s'installa à Vienne au début de la première guerre mondiale, et entra en analyse avec P. Federn. Didacticien en 1925, bibliothécaire et directeur adjoint de l'Institut de formation en 1926, membre du comité de sélection de l'Association de Vienne en 1930. En 1929 épouse Margarethe Rie, fille d'Osher Rie, l'ami de Freud. En 1932, émigré, d'abord en Pennsylvanie, puis en 1934 à New York. De 1950 à 1952, président de la New York Psychoanalytic Society. Parmi ses analysants, se trouvent Willi Hoffer et Henri Flournoy. Conjointement avec Ernst Federn, Nunberg était éditeur des Minutes ». (S. Freud - S. Ferenczi. Correspondance, Calmann-Lévy, 641 Fn2).

III- M. de M'Uzan

1. Expérience de l'inconscient (1967), in De l'art à la mort, Gallimard « TEL ».

2. S. j. e. m. (1974), supra.

3. Contre-transfert et système paradoxal (1976), supra.

4. La personne de moi-même (1983), in La bouche de l'inconscient, Gallimard, «NRF».

5. Pendant la séance (1989), supra.

6. Du dérangement au changement (1991), supra.

7. La mort n'avoue jamais, in RFP, 1996, 1.



A propos des clivages du moi et des clivages du psychisme

Claude NACHIN

Gérard Bayle nous propose un rapport copieux sur un sujet passionnant et difficile dont le temps disponible ne m'a permis qu'un survol panoramique.

DES CLIVAGES DU MOI ET DES « CRYPTES »

Il y a une première oscillation de Freud jusqu'au rapport, entre réserver la notion de clivage aux états limites, aux perversions et aux psychoses, ainsi la psychanalyse resterait inchangée en ce qui concerne les névroses communes, et considérer au moins la possibilité d'un clivage du Moi chez l'ensemble des humains. C'est le « clivage potentiel » qui nous est proposé à partir de Freud, sa réalisation constitue un «clivage fonctionnel» dont j'ai considéré qu'il intervenait pendant la période d'évolution d'un travail de deuil normal (Nachin, 1979, 1986 et 1989), permettant la mise en latence du deuil dans un secteur du Moi tandis que les autres secteurs permettent au sujet de continuer à faire face aux exigences de la vie qui se poursuit.

Dans sa propre définition des « clivages fonctionnels », G. Bayle en étend beaucoup l'extension à la fois vers la genèse passée supposée du psychisme du sujet et dans la clinique des deuils non faits et des autres atteintes inélaborables. Cette proposition m'apparaît moins éclairante que celles de N. Abraham et M. Torok (1968, 1971, 1973) qui m'ont permis de distinguer, parmi la variété des clivages du Moi, les inclusions durables au sein du Moi liées en particulier aux deuils difficiles des « cryptes » au sein du Moi où le deuil est spontanément

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1644 Claude Nachin

impossible du fait d'un secret honteux partagé entre le sujet et son objet d'amour perdu. Si leur point de départ se situe le plus souvent avant la fin de l'adolescence, de telles conjonctures peuvent se produire la vie durant et n'impliquent pas forcément d'anomalies antérieures de la vie psychique du futur patient, même si certains cas associent des traumatismes survenus à différentes étapes de l'existence. Ces clivages durables sont pour moi structurels, mais ils affectent essentiellement la structure du Moi, instance de la deuxième topique freudienne, même s'ils ont nécessairement un effet régrédient sur les autres instances. Daniel Lagache (1956) s'était approché d'une telle conception dans son approfondissement du « Cas Marie ».

Il semble qu'il y ait aujourd'hui un large consensus parmi les analystes pour penser que les clivages du Moi se mettent en place pour résister à une souffrance psychique inconsciente intolérable (qui peut se refléter ou non dans la dépression consciente, voire la douleur morale mélancolique quand le clivage est ébranlé lors d'une commémoration anniversaire ou à l'occasion d'une perte secondaire). Nos désaccords portent sur le point de vue topique et sur le point de vue dynamique. Le traumatisme psychique n'entraîne pas seulement la séparation entre les représentations et les affects comme dans le mécanisme de défense de l'isolation tel qu'il opère en particulier dans la névrose commune à dominante obsessionnelle. Dans le cas de la « crypte », N. Abraham (1972) et M. Torok écrivent : «Tous les mots qui n'auront pu être dits, toutes les scènes qui n'auront pu être remémorées, toutes les larmes qui n'auront pu être versées, seront avalés, en même temps que le traumatisme, cause de la perte. Avalés et mis en conserve (d'où la notion d'un refoulement conservateur constituant une sorte d'inconscient artificiel dans la partie clivée du Moi) 1. Le deuil indicible installe à l'intérieur du sujet un caveau secret. Dans la crypte repose, vivant, reconstitué à partir de mots, d'images et d'affects, le corrélat objectai de la perte, en tant que personne complète, avec sa propre topique, ainsi que les moments traumatiques - effectifs ou supposés - qui avaient rendu l'introjection impraticable » 2. Le cas de l'enfant séduit sexuellement par un adulte de son entourage (parent ou aîné) est particulièrement éloquent : pour affirmer pleinement son propre désir sexuel, toujours éveillé par la scène, il faudrait pouvoir la dénoncer, mais il perdrait ainsi le parent honteux comme idéal du Moi : ne pouvant complètement renoncer ni à son désir ni à son Idéal, il va constituer inconsciemment un caveau secret et garder un accès détourné à la jouissance grâce à un choix fétichique de l'objet d'amour qu'Evelyne Kestemberg (1978) avait aussi repéré dans son travail sur d'autres cas de deuils difficiles.

1. La parenthèse est de moi.

2. L'écorce et le noyau, 1978 et 1987, p. 266, reprise de l'article de la NRP, n° 1972.


A propos des clivages du moi et des clivages du psychisme 1645

Gérard Bayle salue au passage l'étude de N. Abraham et M. Torok sur « le mot magique de l'homme aux loups », mais il manque à son étude une réflexion plus étendue sur le traitement particulier du langage qu'entraîne le clivage du Moi ainsi qu'une prise en compte plus générale de leur oeuvre parmi les auteurs postfreudiens s'inscrivant directement dans la filiation de Ferenczi. Avant son Journal clinique posthume qu'il n'a pas eu le temps de mettre au point, ce dernier a d'ailleurs fait les principales découvertes concernant les clivages, telles qu'elles apparaissent dans le dernier tome de ses OEuvres complètes en français : «... clivage psychotique d'une partie de la personnalité sous l'effet d'un choc, mais cette partie clivée survit en secret et s'efforce constamment de se manifester... » (1929, p. 96) ; clivage de la personnalité dans les situations d'abandon, une partie de la propre personne se mettant à jouer le rôle de la mère ou du père vis-à-vis de l'autre partie (1931, p. 106) qu'il a appelée autoclivage narcissique ; problématique du « nourrisson savant » sur laquelle Conrad Stein s'est penché ; problème d'estimer à sa juste mesure la profondeur du clivage de la personnalité (1932, p. 129) ; importance du traumatisme et en particulier du traumatisme sexuel de l'enfance (OC, p. 131) avec clivage où l'enfant est à la fois innocent et coupable ; pas de choc ni de frayeur sans une annonce de clivage de la personnalité avec à la fois régression d'une partie et éveil de nouvelles facultés, progression prématurée dans une autre partie de la personnalité ; possibilité de clivages multiples liés aux traumas successifs jusqu'à l'atomisation que l'on retrouve chez Bion quarante ans plus tard ; l'enfant thérapeute d'une mère malade et de son entourage ; nécessité de réviser la théorie sexuelle et génitale (OC, p. 133) ; rôle du clivage narcissique pour l'évaluation intellectuelle inconsciente des conséquences du trauma ; l'évolution défavorable de l'environnement compromet les mécanismes complexes qui permettent l'unité relative de soi et entraînent une tentative inhibée de désintégration (OC, 1930, p. 270) ; fragmentation jusqu'à la dématérialisation et à la mort partielle (OC, p. 272) ; la partie restée intacte veille sur la partie « morte », la protège comme un enfant (OC, p. 275) ; la fragmentation comme conséquence du choc ou déjà comme forme de défense ? (OC, p. 279) ; possibilité de faire le tri entre la représentation autosymbiotique des processus traumatiques psychiques eux-mêmes (sensation de tomber en pièces, par exemple) et les vrais événements traumatiques externes (OC, p. 282) ; l'intelligence pure comme produit de l'installation de l'insensibilité psychique (OC, p. 287) ; tendance au clivage de la personnalité entre le corps et l'intelligence favorisée par la froideur de l'analyste (OC, p. 301) ; l'affrontement des réalités de la vie adulte est décrit en termes de clivage fonctionnel : il y aurait d'abord clivage-objectivation de la partie souffrante de la personnalité, puis sa réunification avec le Moi : subjectivation une fois que le but est atteint et que la souffrance est passée (OC, p. 304) ; enfin, «... Chaque «adulte» qui «veille sur lui-même» est clivé (pas une unité complète)... » (OC, p. 309).


1646 Claude Nachin

Quand le clivage du Moi est stable, on peut considérer comme G. Bayle, qu'il maintient séparés deux modes d'investissement qui ne s'influencent pas conflictuellement. Mais la vie et la vie psychique sont conflictuelles et le conflit psychique ne se laisse pas évacuer aisément : au minimum, le porteur de clivage est appauvri et sait parfois dire qu'il ne sait pas bien se réjouir de ses succès ni s'attrister de ses peines ; au maximum, quand le clivage du Moi est ébranlé, cela va entraîner des manifestations symptomatiques très variées, selon les cas.

DES CLIVAGES DU MOI AUX « FANTÔMES »

G. Bayle définit quant à lui les clivages structurels « comme les résultats de défenses contre une carence narcissique par défaut de symbolisation et de subjectivation » et il considère que « le clivage fonctionnel durable des parents crée le clivage structurel des enfants », rendant compte ainsi des effets transgénérationnels des traumatismes non surmontés par les parents. Assurément, le clivage du Moi d'un parent étant présent avant la conception de son enfant, il interviendra dans la constitution du psychisme de ce dernier et a donc un effet d'emblée structurel. Ce qui n'était qu'un secteur habituellement inaccessible du Moi du parent entraîne à mon avis une faille globale qui intéresse l'ensemble du psychisme de l'enfant; l'image primitive de la Mère constitutive du Ça étant lacunaire, elle fait aussi lacune dans le Moi et ne permet pas l'installation normale du Surmoi. On peut parler ici de forclusion (Nachin, 1993), au sens du dictionnaire, dans la mesure où une donnée nécessaire à la constitution normale du psychisme de l'enfant ne lui est pas fournie en temps utile, mais je n'en ferais pas comme G. Bayle «... un facteur d'abolition symbolique... », mais plutôt une orientation distordue du travail de la symbolisation. Le sujet est contraint à des conduites qui n'apparaissent pas directement symboliques par rapport à lui-même. Mais ceci ne signifie pas qu'elles échapperaient à la théorie du Symbole, elles ne sont ni « antésymboliques », ni « extrasymboliques », elles symbolisent avec la « réalité » cryptée de la Mère (ou avec sa « réalité fantomatique »). Le fantôme est le produit du travail psychique de l'enfant pour comprendre et soigner son parent en difficulté dont il a besoin et dont il espère inconsciemment être mieux compris et soigné.

PSYCHOSES, PERVERSIONS, « ETATS LIMITES »...

Bien que je me sois longtemps occupé de schizophrènes comme psychiatre d'inspiration, puis de formation psychanalytique, je reste rêveur devant l'abondance des réflexions, mi-descriptives, mi-métapsychologiques, que G. Bayle et


A propos des clivages du moi et des clivages du psychisme 1647

d'autres collègues nous proposent sur les psychoses et les pervers. Depuis que je travaille comme psychanalyste, aucun pervers n'a frappé à ma porte - même si plusieurs de mes patients présentent des perversions mineures et des particularités sexuelles - je n'en dirai donc rien. J'ai perdu en cours de route, par découragement de la famille ou volonté d'arrêter du patient, les quelques schizophrènes avec lesquels j'ai pu travailler de nombreuses années en pratique privée. Je n'ai pas obtenu de transformations psychiques suffisantes et durables chez les schizophrènes qui m'auraient permis de construire la métapsychologie de l'un d'eux et je ne suis pas en mauvaise compagnie puisque Harold Searles - invité autrefois par André Green et Michel Vincent - nous avait confié qu'il n'avait luimême transformé aucun des grands schizophrènes auxquels il s'était consacré, mais que leur fréquentation lui avait permis de traiter mieux des patients moins difficiles. Mon expérience est analogue: l'augmentation de ma tolérance à la frustration de mon désir de savoir comme de mon désir de guérir m'a permis d'aborder plus tranquillement des patients jugés difficiles.

Chez les schizophrènes, l'identification projective excessive m'apparaît comme le mécanisme sans cesse remis en jeu pour éviter des frustrations supplémentaires plutôt que de pouvoir tolérer la frustration inhérente à la prise de conscience aussi bien de leur vie psychique que de leur situation relationnelle, comme Bion l'a montré. N'ayant pas eu l'occasion de pratiquer le psychodrame psychanalytique individuel ni la thérapie familiale psychanalytique, ma pratique de la méthode de modelage inventée par Gisela Pankow m'a montré qu'elle permettrait au patient de développer avec notre aide une activité psychique transitionnelle et d'expérimenter la différence entre trois niveaux : imaginer à travers le modelage des histoires parfois effrayantes et en parler secondairement ; parler directement de choses effrayantes, ce qui fait redouter au patient leur survenue ; enfin les (re)vivre. Il s'agit d'un parcours lent et difficile où l'on part souvent du minéral pour aboutir à l'humain en passant par le végétal et l'animal. Chemin faisant, l'image de soi du patient se modifie, s'enrichit, mais il doit d'abord se délimiter un espace propre avant qu'il puisse se resituer dans le temps de son histoire.

Si des cas de psychose maniaque dépressive et de paranoïa au sens restreint de l'école française peuvent résulter d'un clivage du Moi, il convient d'être prudent en ce qui concerne l'étiopathogénie des grandes schizophrénies ; anomalies sensori-motrices héréditaires ou précocement acquises, traumatismes de la grossesse et de la première enfance, clivages du Moi et fantômes peuvent sans doute y jouer un rôle sans qu'il soit facile à préciser. Quelques observations de plusieurs auteurs ont permis de faire l'hypothèse que la schizophrénie peut résulter de la présence d'un problème transgénérationnel sévère dans les deux lignées dont est issu un patient. Il y a encore beaucoup à travailler d'autant que, comme l'écrit G. Bayle par rapport au Freud de 1924, «... le modèle de la névrose ne


1648 Claude Nachin

cesse de s'imposer et... de s'opposer au développement d'un modèle de la psychose» et il n'est pas sûr que le mouvement psychanalytique - en dehors des kleiniens et de divers indépendants - ait encore dépassé complètement cette position. Si la confusion mentale hallucinatoire peut être considérée comme l'envahissement de la vie diurne par le rêve nocturne, la réciproque n'est pas vraie : le rêve n'est pas une psychose ! L'amour pour Freud amène à lui prêter « une découverte fondamentale : le Moi n'est jamais totalement coupé de la réalité », dont il n'a pas besoin pour sa gloire, et qui est une découverte de psychiatres français et anglais de la première moitié du XIXe siècle.

A la fin de son rapport, G. Bayle relève après les Barande le caractère pervers polymorphe de la sexualité humaine et le différencie de la perversité. Sa description du « trio pervers » et du « pervers narcissique » me laisse un sentiment de malaise et je préfère la position de Searles décrivant « l'effort (inconscient) pour rendre fou l'autre » à l'inflation de la notion de « pervers narcissique » avec les redoutables confusions qu'elle peut susciter dans l'esprit des patients et des familles qui lisent nos textes. Même s'il y a des cas intermédiaires, il m'apparaît important de distinguer ceux qui mettent en oeuvre consciemment, volontairement et délibérément des activités propres à leur procurer de fortes jouissances au détriment d'autrui de ceux qui sont placés dans la nécessité psychique inconsciente de violer les lois fondamentales sans être capables de se l'expliquer même à eux-mêmes, réduits qu'ils sont à inventer une histoire de leurs malheurs sous la pression de leurs avocats ou experts.

POUR CONCLURE PROVISOIREMENT

G. Bayle conclut sur la rigueur et la douceur. Ce qu'il nous dit sur la place du clivage fonctionnel bien tempéré dans la relation analytique évoque le travail de Francis Pasche sur la fonction analytique et les travaux de Jean-Luc Donnet. Mais je ne pense pas que le tiers le plus proche pour l'analyste soit ce qu'il porte en lui de théorie déposée, je pencherais plutôt pour la résonance poétique qu'ont en nous l'ensemble des expressions du patient à partir de l'ensemble de nos expériences de vie, parmi lesquelles notre propre formation analytique tient assurément une place particulière.

Il me semble important de développer une pensée rigoureuse qui étudie les notions au sein de la cohérence de chaque point de vue théorique, repère en quoi elles peuvent être compatibles et en quoi il est nécessaire de choisir en ne confondant pas un compromis diplomatique avec une complémentarité scientifique. La bataille des idées ne risque de briser les hommes que si l'on confond l'amour de


A propos des clivages du moi et des clivages du psychisme 1649

la science et l'amour du pouvoir dans les institutions scientifiques. C'est un vrai problème de la psychanalyse que l'affection ou l'hostilité vis-à-vis d'un maître puisse peser particulièrement sur les positions théoriques, entraînant parfois un « patchwork » théorique en fonction d'affections diverses et successives. Je souhaite avec Gérard Bayle que la sollicitude et l'indulgence se développent parmi nous, non seulement au profit des patients, mais au profit de la fraternité entre psychanalystes, de cette « psyché entre amis » que Jean Gillibert a préconisée.

Claude Nachin

33, rue Debray

80000 Amiens



Vous avez dit «fonction synthétisante»?

Bernard PENOT

Un des mérites de ce Congrès aura sans doute été de mieux nous faire envisager l'espèce de clivage existant entre les théories ayant divergé à partir de Freud. La difficulté de les mettre en rapport touche certes à la question des croyances qui les sous-tendent ; mais elle illustre surtout le caractère problématique de la fonction synthétisante du moi, avec les clivages qu'elle laisse subsister. Je me souviens d'André Green répétant, lors d'un Congrès de l'API à Paris, au début des années soixante-dix, qu'un Bureau comme celui de notre organisation internationale «fonctionnait tout à fait comme un moi». On peut interroger effectivement la capacité synthétisante d'une telle instance et les limites de son efficacité, ce qui nous replace au coeur d'un paradoxe constitutif de la psychanalyse : la seule chance d'améliorer la fonctionnalité d'ensemble de notre moi ne réside-t-elle pas dans notre capacité d'en poursuivre... l'analyse?

C'est un fait aujourd'hui que beaucoup de psychanalystes de par le monde manifestent un besoin de ressourcement, de revitalisation de leur message analytique qu'ils sentent en perte d'influence. Mais pour peu que l'on essaie de travailler avec des collègues new-yorkais par exemple, on mesure aussitôt combien, audelà de la sympathie mutuelle et du désir de communiquer, il est des espaces inter-théoriques qui demeurent difficiles à franchir. Nous n'avons décidément pas la même « croyance » dans l'inconscient, ni non plus dans la pulsion - qu'ils continuent d'appeler imperturbablement instinct.

Analyser nécessite bien souvent qu'on commence par se défaire des synthèses fallacieuses. Dépasser l'écran que celles-ci constituent peut (re)donner droit de cité à des significations éjectées jusqu'alors comme gênantes, indésirables, alors qu'elles sont indispensables pour donner vie aux constructions nouvelles que la situation requiert. C'est en cela que la démarche psychanalytique doit se démarquer résolument du mauvais exemple donné par certains archéoloRev.

archéoloRev. Psychanal, 5/1996


1652 Bernard Penot.

gues - tel Evans au palais de Cnossos qui crut sans doute bien faire en bétonnant ses premières hypothèses, nous léguant à jamais un moi-corps-béton.

A l'opposé, je pense au livre quelque peu provocateur d'un découvreur récent de la vaste Chine, dont chaque nouveau chapitre commence par un bref avis indiquant au lecteur qu'il lui faut considérer comme caduc tout ce qui précède, du fait de constatations nouvellement faites par l'auteur et qui changent désormais toute la perspective de ses interprétations...

Gérard Bayle a remarquablement illustré, tout au long de son rapport, le caractère foncièrement composite du Ich freudien, soulignant bien qu'il s'agit d'un problème structurel et fonctionnel qui ne saurait se réduire au recensement clinique de mécanismes de clivage considérés comme pathologiques. Il est d'ailleurs de bonne tradition, à la SPP, de se féliciter que Freud ait su maintenir cette ambiguïté de son Ich - Michel de M'Uzan faisait encore récemment de cela une sorte d'apologie. Gérard Bayle dresse quant à lui un véritable inventaire des «fonctions du moi» dont la séquence laisse comme d'habitude rêveur. On y trouve en effet : investissement narcissique de soi ET reconnaissance de la réalité, mise en jeu des autodéfenses ET prise en compte de l'extérieur, liaison énergétique pulsionnelle ET identification à l'objet, etc.

A trop nous contenter d'un tel constat de coexistence de fonctions multiples et opposées, sans davantage questionner le paradoxe de leur attribution à une même instance, ne risquons-nous pas de nous maintenir indéfiniment dans une théorie psychanalytique organisée elle-même en forme de clivage fonctionnel ?

Car c'est un enseignement quotidien de notre pratique d'analyste que de vérifier combien il peut être à la fois vrai et faux que le moi de notre patient soit notre meilleur allié dans la poursuite de la cure. J'oserai même ajouter qu'on peut tout autant douter que notre moi d'analyste soit le meilleur garant du progrès analytique du patient - n'est-il pas toujours frappant d'entendre tel ou tel collègue, voulant illustrer un moment mutatif dans une cure, rendre compte de son heureuse intervention sur le mode : je me suis alors entendu dire ?...

De l'excellent travail de Gérard Bayle et de ses collaborateurs bourguignons, une donnée fondamentale me semble se dégager de façon frappante, c'est que la formulation d'une pensée connaît nécessairement une alternative fondamentale qui consiste, soit à maintenir ses éléments en déni-clivage (comme se présentent souvent les mythes et les rêves), soit à les articuler dialectiquement. Toute théorisation se doit ainsi d'opter à chaque pas entre juxtaposition-clivage et mise en rapport dialectique ; et c'est bien sûr le cas de toute théorie du fonctionnement mental, devant agencer d'une façon ou d'une autre les éléments d'une «topique» de l'appareil de pensée.

Dans le sens d'une meilleure dialectisation de notre métapsychologie, il me semble que la tâche nous incombe encore aujourd'hui de mieux différencier les


Vous avez dit « fonction synthétisante » ? 1653

fonctionnalités du Ich. Par exemple en fonction de leur rôle dans le processus d'analyse : qu'est-ce qui permet la prise en compte, plus ou moins effractante pour les défenses et dérangeante pour l'homéostasie, de surprises pulsionnelles, avec leur charge de significations nouvelles? Qu'est-ce qui maintient la dynamique de subjectivation de forces insoupçonnées mais a priori dérangeantes pour l'équilibre acquis jusqu'alors ? Il serait, je crois, intéressant de poursuivre là-dessus l'échange avec nos collègues américains, tenants d'une ego-psychology fort rigoureuse à sa manière.

Le rapporteur a sans doute raison, en effet, d'affirmer que le Je véritable ne peut être que nourri de pulsion (on peut ajouter : sous peine de n'être qu'un faux self). C'est du reste une idée qui m'est chère et que j'ai pu développer lors du Colloque SPP de mars 1995 sur La pulsion, en m'appuyant sur l'emploi réitéré par Freud du terme sujet dans son texte de 1915 «Pulsions et destins». Seulement voilà : cheminer dans cette perspective conduit à différencier dialectiquement au moins deux « instances » fonctionnelles au sein du Ich freudien :

a) Il y a d'une part, en effet, tout ce qui fait définir le Ich comme garant du principe de plaisir - fonction homéostatique d'évitement des tensions - et le spécifie en tant qu'agent d'entretien des représentations autosécurisantes concernant la complétude imaginaire, la continuité, l'homogénéité de notre être - bénéfices narcissiques, alimentant donc des résistances.

b) Et puis il y a l'instance de subjectivation des poussées venues de l'autre scène (l'inconscient de la première topique), agent de la capacité à nous poser comme sujet d'un désir propre, singulier et éventuellement saugrenu - comme peut l'être le désir censé nous rassembler ici, notre désir d'analyse.

On découvre vite que le Ich de cette subjectivation du désir (d'analyse certes, mais aussi de bien d'autres sublimations) doit fonctionner dans un au-delà du principe de plaisir, et qu'il présente de ce fait peu d'affinités avec le moi, si l'on entend par là l'agent des défenses antipulsionnelles qu'Anna Freud a pu recenser.

La clinique de l'adolescent est à cet égard hautement instructive puisqu'elle nous amène précisément à participer au dégagement d'un Ich au second sens du terme, c'est-à-dire d'un sujet nouveau, comme le dit joliment Freud (1915) 1 au service d'une pulsionnalité postpubertaire. J'ai pu expliciter ailleurs (B. Penot, 1995) 2 que mon intérêt comme psychanalyste pour l'adolescence ne se nourrissait pas tant des particularités spécifiques à cet âge que de l'exemplarité dont il fait preuve, nous amenant à saisir l'éclosion d'une subjectivité nouvelle, à partir

1. S. Freud, Pulsions et destins de pulsions, in OEuvres complètes, PUF, 1988, p. 174.

2. B. Penot, Invention du sujet freudien et adolescence, in Adolescence, 1995, n° 26, Paris, Éd. Bayard.


1654 Bernard Penot.

de la mise en crise de contenants narcissiques qui avaient pu tenir le coup jusqu'alors - avant le changement de régime pulsionnel qui caractérise la puberté.

C'est en effet lors de l'adolescence que cette hétérogénéité foncière du Ich va devenir la plus manifeste, doublée du redéploiement sans précédent des instances idéales. Les pathologies de l'adolescence nous mettent souvent en présence d'une véritable hypertrophie des figures du Moi idéal - des idoles qui subjuguent le sujet. Ces figures idéalisées ont visiblement pour fonction d'assurer une sorte d'orthopédie afin de soulager l'angoisse d'exister comme sujet (ex-sister) ; et cela peut connaître des prolongements variés vers ce que Jeanine Chasseguet a justement appelé «la maladie d'idéalité» (mais il est dommage qu'elle intervertisse les termes de Moi idéal et d'Idéal du moi). Cette hypertrophie des figures imaginaires du Moi idéal est en effet à considérer en tant que comblement d'une carence subjective chez le jeune en question. La déstabilisation des imagos internes sous l'effet de la pulsionnalité pubertaire a pour effet de rendre tout à fait critique la carence d'un réfèrent-organisateur interne, le défaut d'un opérateur psychique qui permettrait à l'adolescent de « traiter » efficacement l'afflux d'expériences pulsionnelles nouvelles.

Ce support-outil interne que l'adolescent a pour tâche d'étoffer en luimême, nous pouvons l'appeler Idéal du moi. Il s'agit d'un opérateur à base identifïcatoire dont l'amorce a pu se produire, dès la première enfance, à partir des perceptions premières de la puissance parentale effective - en tant qu'elle aura pu être saisie par l'enfant comme au service de sa propre vie. Davantage que de projections imaginaires (Moi idéal), il s'agit bien plutôt ici de s'identifier à une fonction, comme disait René Diatkine, c'est-à-dire à l'exercice d'une puissance effective, capable de traiter le réel. Il est généralement admis qu'un relais «paternel » est indispensable pour poursuivre l'étoffage de cette instance. Encore faut-il entendre ce terme paternel au sens qui lui revient en bonne métapsychologie : qualificatif d'une instance dont l'efficace se signe du fait qu'elle soit capable de prendre en compte la (sa) castration 1.

Ces deux pôles de l'idéalité, ainsi succinctement définis, entretiennent l'un avec l'autre un rapport d'hétérogénéité-complémentarité foncières. Il me semble que J. Lacan éclaire cela assez bien quand il dit (1966) 2 que le champ imaginaire de l'un (Moi idéal) commence là où s'arrête le champ d'efficacité symbolique de l'autre (Idéal du moi). Nous voyons habituellement cette dialectique substitutive « jouer » au maximum lorsqu'il s'agit de surmonter une crise d'adolescence, tant le sujet naissant a peur du vide.

1. J'ai développé notamment cette optique dans une Conférence à la SPP (1988) : « Le Surmoi paternel dans la cure : un tenant ou un aboutissant ? » - paru dans le Bulletin de la SPP, n° 17 (1989).

2. J. Lacan, Ecrits, p. 809 : « C'est cette image [narcissique] qui se fixe, moi idéal, du point où le sujet s'arrête comme idéal du moi. »


Vous avez dit «fonction synthétisante » ? 1655

A mieux spécifier ainsi les supports référentiels d'idéalité, en distinguant au moins deux d'essence complémentaire - Moi idéal comme image de corporéité projetée et Idéal du moi en tant qu'opérateur symbolique, sans oublier bien sûr le Surmoi comme empreinte réelle de l'investissement parental - nous sommes davantage en mesure de revenir à la question ouverte plus haut de spécifier les pôles fonctionnels du Ich. Comme si quelque chose, dans la complexité même des instances super-egoïques, entrait en correspondance avec le caractère foncièrement bipolaire de l'instance du Ich freudien lui-même.

Bernard Penot

36, rue de l'Arbalète

75005 Paris



IV — Clivage et refoulement



Répression ou clivage

Pierre CHAUVEL

Je souhaite développer la question si importante de la relation de l'affect et du clivage que G. Bayle aborde d'ailleurs de façon tout à fait claire dans son rapport, en la liant à la répression, concept un peu flou, dont l'importance reste relativement limitée dans l'oeuvre de Freud, mais qui occupe une place de plus en plus marquée dans la réflexion actuelle de nos collègues. Je rappellerai seulement le remarquable article de C. Parât à ce sujet. Cet article permet de saisir de plus près le problème posé par l'affect et le destin de l'affect qui reste tout de même le parent pauvre de la métapsychologie. On se souvient que son sort est réglé assez rapidement dans l'élaboration du refoulement, que plus tard, Inhibition, symptôme et angoisse reprend la question des transformations de l'affect, mais bute en partie sur la question de la douleur et du deuil. Qu'il soit réprimé, comme un éclat de rire, étouffé comme un sanglot, que le rire vienne au lieu des larmes ou que l'on pleure de joie, tout cela nous paraît aller de soi. Et pourtant, quelques rappels montreront que la répression mérite peut-être encore un effort de réflexion. On le sait, la répression des affects complète le refoulement qui porte essentiellement sur les représentations. Au contraire de ce dernier, elle est peu spécifique : son action entrave l'expression de l'affect qui est ainsi retenu, voire méconnu. Sa topique peut être située entre le préconscient et le conscient, ce que l'on appelle la 2e censure.

C. Parat considère que l'exemple le plus accompli de répression se réalise dans les névroses actuelles, les névroses d'angoisse, et elle en développe de façon très convaincante les parallèles possibles avec le destin des affects, surtout leur déficit.

On peut aussi admettre que la névrose obsessionnelle offre les exemples les plus clairs de répression et de déguisement des affects, bien que cela se passe

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1660 Pierre Chauvel

dans le cadre d'une évidente complexité de la vie mentale : il est rare en effet que l'affect soit purement et simplement réprimé, la plupart du temps il s'exprime avec un décalage temporel, ou avec une modification voire une inversion. L'homme aux rats en offre quelques exemples frappants. Je ne citerai que son conflit entre le souhait d'exprimer ses condoléances ou des félicitations à l'occasion d'un deuil. De façon générale, dans le contexte d'une névrose oedipienne, constituée sous l'égide d'un surmoi suffisamment consistant, la répression est l'effet d'un système défensif du même ordre que le refoulement, qu'il s'agisse de contre-investissement, par exemple celui de la mère hystérique qui traite trop tendrement des enfants qu'elle hait, ou plus souvent encore de l'isolation, où l'effacement apparent de l'affect est particulièrement net. Précisément, dans tous ces cas Freud a éprouvé le besoin de faire appel à un autre mot que celui de refoulement, sans que aucun n'apparaisse bien convaincant. Pour ce qui nous concerne, nous sommes bien souvent tentés de recourir au clivage, en hésitant cependant devant le caractère primitif et majeur du conflit qui nécessite cette issue radicale et partiellement destructrice de la psyché. C'est en quoi l'idée d'un clivage fonctionnel est bien venue.

Sous cet angle, on peut revoir la question de la belle indifférence : pourquoi notre hystérique est-elle aussi indifférente au malheur qui l'accable? Qu'en aurait pensé Freud s'il était revenu sur cette question avec le concept de clivage? Quant à la pensée opératoire, est-elle si éloignée d'une belle indifférence, appliquée ici aux contenus psychiques eux-mêmes ? Est-il concevable de superposer la métaphore du cristal brisé par un traumatisme à la théorie du conflit psychique et du refoulement, et d'admettre leur fonctionnement simultané? La question est présente à peu près depuis les débuts de l'analyse. Bien sûr le système trauma-séduction, conflit, refoulement, prend le pas sur celui du trauma, répression, évitement du conflit, clivage, dans les développements initiaux de l'analyse. Mais lorsque l'homme aux rats, un surdoué de l'analyse, parle de la décomposition de la personnalité, Freud lui répond par le terme de Spaltung, car il aime être précis.

Aujourd'hui, nous pouvons considérer que répression et clivage sont associés dans une modalité défensive complexe qui tient et du refoulement et du clivage. Dans un grand nombre de cas, les traumas précoces ont amorcé des lignes de rupture dans le cristal psychique, mais la déchirure n'est pas complète bien qu'elle soit un peu plus que potentielle. En fait le développement actuel de la théorie et de la pratique de l'analyse des états limites est lié à cette notion d'un en deçà des clivages structurels, ce qu'on pourrait qualifier de clivages limites, mais le terme est déplaisant. Après tout, fonctionnel convient mieux.

La clé du problème est sans doute, ainsi qu'il a été dit, à rechercher du côté de l'affect, de l'affect inquiétant. L'affect n'est-il pas en soi inquiétant? ou si l'on


Répression ou clivage 1661

préfère, l'unheimlich n'est-il pas simplement l'affect? Existe-t-il un affect tranquille, familier, heimlich pour tout dire ? Bien sûr que cela existe, répondrai-je avec vous. Mais voilà, Freud quant à lui est beaucoup moins tranquille que nous à ce propos, et il avoue quelque difficulté à distinguer l' heimlich de l'unheimlich. Ce disant, il plaisante et ne plaisante pas, la question est ambiguë comme toutes les questions qui touchent à l'intrication et à la désintrication de la pulsion de mort.

Qu'est-ce en effet qu'un affect de bonheur tranquille? C'est le moment d'apaisement de la pulsion, nul besoin d'en dire plus, nous voyons s'ouvrir les perspectives du retour au zéro, au nirvana, à l'inertie. Rien n'est plus insupportable qu'une longue suite de jours heureux, certes, mais le moment de quiétude post-coïtum n'est pas moins inquiétant. Car l'affect, manifestation qualitative de la quantité d'énergie pulsionnelle, ou de la libido, par nature dérange. On peut discuter la question de savoir si l'origine de la vie se fait dans l'angoisse ou dans le choc, le sentiment esthétique, ce que l'on affirme en tout cas c'est qu'elle se fait dans l'excès esthétique, le trauma, éventuellement esthétique. Ce choc, esthétique ou angoissant, est au minimum l'origine des crises affectives, de larmes, etc. Au maximum, en fait il n'y a pas de maximum, à partir d'un certain degré le conflit doit être interrompu. Au maximum donc, le moi se clive plus ou moins radicalement. Le moi se brise, pour maintenir l'état tranquille dans chacun de ces morceaux, c'est une ruse naïve, celle par exemple des gens qui ne remarquent pas les crimes les plus atroces qui se commettent à côté d'eux.

L'affect de tranquillité, le repos, le confort tranquille, tout cela n'a pas beaucoup de sens dynamique, le bonheur n'est pas une valeur analytique en soi, tout cela n'est qu'abolition ou atténuation du conflit : abolition dans le clivage, gratuit comme la mort, atténuation dans le refoulement, qui trouve, nous dit Freud, un équivalent dans l'atténuation du désagréable. Faut-il en déduire que le clivage, au moins fonctionnel, témoigne d'un défaut ou d'une mise en échec du masochisme ? Sans doute si l'on parle du masochisme gardien de la vie.

Revenons à la répression des affects.

Ce terme, la répression, est bizarrement banal, peu spécifique, jamais vraiment défini. Cela prend une allure économique. C'est réprimé ou repoussé par une force supérieure, celle de la 2e censure, qui n'est pas non plus très définie : certes sa topique est précise, mais les forces qu'elle mobilise restent obscures. Contre-investissement pourrait convenir, mais il faudrait évoquer un autre affect, voire un contre-affect ou un affect de sens contraire, négatif donc. Alors on peut supposer qu'il s'agit d'un procédé de négation. Dénégation ou déni? Laissons cette distinction pour l'instant et prenons l'affect à son originaire freudien, sous la forme de l'angoisse, voire de la détresse. La répression nous amène


1662 Pierre Chauvel

alors à penser, non, cela n'a jamais existé, tout est tranquille, et cela sous des formes variées :

— Non, il n'y a pas lieu de s'inquiéter d'un rêve.

— Non, l'objet n'est pas perdu, d'ailleurs il n'a aucun intérêt.

— Non, la mort n'est pas inquiétante, c'est le retour à la mère.

— Non, la dépression ne va pas vers la fin de tout, c'est au contraire une joie débordante. Les survivants déclarent alors que le suicidé avait tout pour être heureux.

— Non, la castration n'est pas inquiétante, c'est tout juste un chatouillis dans les doigts de pied.

La répression est une négation qui nie qu'il y ait quoi que ce soit à nier. Ici, comme souvent, le langage ne sert pas la pensée, il la trahit. La répression est le plus banal et le plus banalisant des procédés de défense de la vie courante : ravaler ses larmes, étouffer un sanglot ou un éclat de rire, c'est se conformer à une exigence du faux-self social ordinaire, à l'idéal du moi social, à la mentalité de groupe. C'est nécessaire à l'église, à l'armée, mais sans doute pas dans une société d'analystes. C'est banal comme le déni-clivage. Peu à peu, on en vient à la répression généralisée où la vie se décolore, sous l'effet d'un idéal du moi pervers, mais c'est peut-être une redondance, l'idéal du moi est en effet l'instance organisatrice-désorganisatrice de la perversion.

Mais comment définir l'idéal du moi, même en laissant de côté la liaison au surmoi : on peut considérer que c'est l'idéal du moi-idéal, c'est-à-dire de la mère. Je veux dire que c'est ici une autre manière de souligner la dépendance pervertissante à l'égard de l'objet primaire, lui-même réellement ou fantasmatiquement pervers. L'idéal du moi est le narcissisme de la mère, her majesty, telle que la voit le bébé, tel qu'il se voit en elle.

Être alors c'est bien être l'idéal de la mère comme on le voit sur toutes les maternités, les vierges à l'enfant, les icônes : l'icône est l'idéal. Tout le reste doit être réprimé. Ce qui est refoulé concerne la mère comme objet et c'est une autre histoire, ou plutôt c'est l'histoire.

Pierre Chauvel

9, allée Turenne

44000 Nantes


Comme un cristal anisotrope discontinu

Claude LE GUEN

Merci, mon cher Gérard, d'avoir consacré une section de ton rapport à l'étude de mes positions sur le clivage, mentionnant tes accords et tes désaccords. A mon tour de te faire part des miens, poursuivant une discussion ancienne, amicale et passionnée ; il nous faudra d'ailleurs la reprendre car ici je devrai, faute de place, me limiter et me faire elliptique, au risque de schématiser ta pensée et la mienne. Quoi qu'il en soit, ton excellent travail restera comme une indispensable référence - et ce n'est pas là que formule de courtoisie.

Mes désaccords sont restreints mais, hélas, ils touchent à l'une des idées qui t'est le plus cher. Ils portent, tu le sais, sur la question des clivages structurels. Tu les nommes logiquement ainsi puisque tu estimes qu'ils seraient « à la fois un hiatus de la structuration psychique et une construction, une structure». Disons-le en bref: ta théorie est foncièrement «déficitaire». Tu dis d'ailleurs explicitement que «les clivages structurels sont de véritables déficits psychiques», et tous tes qualificatifs pour les référer font synonymes: «carence», «défaut», «défaillance», «déficit»... Lisant cela, j'ai ressenti comme une remontée floue de temps psychiatriques lointains; le nom de Magnan m'est revenu à l'esprit, mais surtout celui de Bleuler (que j'estimais alors beaucoup) mais, hélas, je pensais là surtout à sa dernière manière qui faisait comme un retour au déficit kraepelinien de la démence précoce. Pourtant et fort heureusement, il semble que quelque chose te gêne dans cette orientation et tu cherches à la relativiser. Définissant le clivage structurel, tu nous dis en effet qu'il « ne s'agit pas d'un clivage du moi à proprement parler », et je pense par-devers moi que c'est dommage pour un «clivage» ; qui plus est, tu ajoutes qu'il «n'est pas une barrière étanche, il nécessite un entretien », ce qui, me semble-t-il alors, apparaît plutôt fâcheux pour une « structure » censée construire une organisation. C'est

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1664 Claude Le Guen

comme s'il y avait là, dans tes repentirs, un retour fort heureux à une pensée dialectique.

Tout le problème est, bien sûr, de savoir s'il convient de situer une « ligne de clivage » préexistante dans le moi et, si oui, où et comment ? Il serait même plus juste de dire dans tous les mois, suivant ainsi le Freud d'Inhibition, symptôme et angoisse dont tu résumes pertinemment l'argument : « Dans toute organisation psychique existe un clivage du moi ». Pour tenter d'apporter là une réponse, je vais m'appuyer sur sa métaphore du cristal 1 proposée pour illustrer le processus, l'acte qui consiste à fendre et à cliver. Tu la cites, bien sûr, mais pour asseoir mon propos il importe qu'ici je la répète. Il s'agit donc pour Freud, encore une fois, de tenter de comprendre comment le moi, qui est le sujet au sens le plus propre, peut devenir objet ; comment il peut se prendre pour objet, se traiter luimême comme il traite d'autres objets « et faire encore Dieu sait quoi avec luimême » jusqu'à pouvoir « se cliver, et il se clive dans le cours d'un bon nombre de ses fonctions, passagèrement du moins». Avec ce «passagèrement», nous sommes dans une version optimiste des destins du clivage ; elle sera complétée, voire corrigée six ans plus tard pour se voir attribuer un destin plus funeste selon lequel la « déchirure ne guérira jamais plus » 2.

Peut-être entends-tu considérer que, de ces deux textes, l'un vise le clivage fonctionnel, l'autre le structurel ; ce serait là, je crois, vouloir esquiver la difficulté, d'autant que, pour ce qui te concerne, tu te sens contraint à récuser le premier en rejetant l'idée de « clivage potentiel » qui ne peut, effectivement, que te gêner - nous allons y revenir. Pour l'instant, je voudrais évoquer ce qui te permet le passage de l'action de cliver à l'état de clivage ; ce qui, par la prédétermination d'une antériorité, peut venir justifier l'apparition visible et relativement tardive d'un clivage ; ce qui conditionne donc tant la fonction que la structure, puisque l'on ne saurait rien faire avec rien, eût-on la pureté d'un cristal.

Donc, si celui-ci peut se fendre, c'est que préexiste une ligne de clivage potentielle qui va venir déterminer d'éventuels clivages ultérieurs. C'est ainsi que Freud va poursuivre : « Là où (la pathologie) nous montre une cassure ou une fissure, il peut y avoir, normalement, une articulation (c'est moi qui souligne). Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n'importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu'invisible, était cependant déterminée à l'avance par la structure du cristal. » C'est dire que le clivage du cristal (cristal censé être ici un modèle du moi) est orienté et prédéterminé par sa structure propre, et non par celle d'une fêlure :

1. S. Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984 (trad. nouv. de R. M. Zeitlin), p. 82-83.

2. S. Freud, Le clivage du moi dans le processus de défense, in Résultats, idées, problèmes, T. 2, p. 284.


Comme un cristal anisotrope discontinu 1665

cette propriété constitue ce qu'en cristallographie on appelle une anisotropie discontinue. Les malades mentaux peuvent être considérés comme des cristaux brisés, comme « des structures fêlées et fissurées de ce genre », c'est certain. Mais ce que nous devons retenir est que ça ne saurait se cliver n'importe comment : la fissure d'aujourd'hui doit suivre l'articulation d'hier, autrement dit, le clivage, s'il se produit, ne fait que refléter ce qui lui préexiste dans la structure du moi et nulle part ailleurs, que trahir ce qui l'organise en y assurant une « articulation » : « seul le moi est structurel ».

Ainsi, en toute rigueur, les clivages, tous les clivages ne sauraient être des structures ou se définir par elles; étroitement dépendants de la structure qui porte leur potentialité d'existence (le moi), ils « fonctionnent » à son service (fûtce de la pire façon) et ne peuvent donc être que « fonctionnels » ; tout clivage, quelle que soit la gravité des troubles qu'il produit, dépend des seules structures du moi et des articulations qui le travaillent. Ce constat de Freud justifie à mes yeux la critique que je porte ; mais je voudrais l'étendre.

Pour l'argumenter, je m'appuierai sur ce qui est le clivage princeps dans le corpus freudien, même si ce dernier concept n'était pas encore pleinement à sa disposition lorsqu'il a décrit et théorisé ce qui le provoque (mais l'idée était déjà très présente). Je veux, bien sûr, parler de l'OEdipe et, surtout, de ce qui est d'autant mieux son aboutissement que c'est aussi ce qui le met en place : la castration, celle-là même qui doit, montre Freud, provoquer et fonder tous les dénis et tous les clivages. La coexistence aconflicruelle, pendant un temps, de la connaissance de l'absence de pénis chez la fille et de celle de la menace de castration, résulte d'un déni et fonctionne très exactement comme un clivage ; il faudra, « lorsque le temps en sera venu, comme tombent les dents de lait », la survenue d'un événement particulier significatif pour que ces deux termes se rejoignent et que leur signification éclate, « dans l'après-coup » - dans un après-coup qui met fin au clivage. C'est alors que la «libido va s'en trouver comme fendue en éclats». Cette image surgie dans L'homme aux loups peut d'ailleurs paraître quelque peu énigmatique, annonçant tout à la fois la future désunion pulsionnelle et le clivage du moi ; elle vise en fait la libido d'un moi qui n'est pas encore véritablement conceptualisé et qui le sera comme «partie organisée du ça», donc comme sa part structurée, donc comme le produit de l'action de « liaison » de la libido mais aussi comme l'agent de cette liaison ; ce sera donc le lieu où ça peut se déliter, se fendre, se cliver.

La référence de Freud au déterminisme historique et biologique ( « lorsque le temps en est venu, comme tombent les dents de lait»), plus que la philogenèse, implique de fait, et tout simplement, que les événements doivent s'adapter aux contraintes de la structure, quitte à contribuer à sa réorganisation. Cette nécessité d'adéquation permet que, tout un temps et pour ce qui en est tout au


1666 Claude Le Guen

moins de la différence des sexes et de ce qui en découle (mais ça fait vraiment beaucoup!), le moi puisse fonctionner «normalement» de façon clivée. Des lignes de clivage préexistent dans tout moi puisqu'elles participent de sa structure ; il y a donc bien, comme l'annonce Freud, un « clivage potentiel », et je pense que tu manques quelque chose à l'évacuer comme tu le fais ; mais il est vrai qu'une telle notion interdit toute conception déficitaire du clivage, et tu ne saurais donc l'accepter. C'est que ce clivage potentiel ne saurait renvoyer à un « défaut », à une « carence » : témoin de la structuration du moi, il est naturel, nécessaire et universel, comme le prouve ce moment où, en après-coup 1, éclate la castration dans le complexe d'OEdipe.

Cette ligne de clivage n'est pas encore un clivage, et ne le sera peut-être jamais ; elle est seulement le témoin et le résultat de la constitution du moi au travers de sa découverte de lui-même et de l'objet dans sa prise de conscience de son absence. Ce moment contradictoire fondateur, j'ai pu le désigner comme étant l'OEdipe originaire ; on peut n'en pas approuver le concept (je crois cependant que tu n'es pas contre), mais on ne saurait échapper à la nécessité de reconnaître l'existence d'un processus structurant de ce genre, quelle que soit la façon dont on le désigne. L'important, pour ce qui nous retient ici, est qu'il ne saurait en lui-même produire un clivage, mais qu'il suscite immanquablement une « ligne de clivage » qui déterminera les clivages ultérieurs, à commencer par le plus « normal » d'entre eux qui n'est autre que la castration, et à continuer par les clivages pathologiques qui ne feront finalement, quelle que soit la gravité de leurs effets, que renvoyer à celle-ci, qu'ils soient « réparables » ou non. Ces clivages des psychoses (pour ne nommer que celles-là) ne pourront constituer des « déchirures qui ne guériront jamais plus » que dans la mesure où ils s'étaieront sur une faille originelle et constitutive, donc indélébile, à laquelle ils emprunteront sa pérennité - et qui les assure, malgré tout, de leur humanité. C'est pourquoi j'ai pu écrire, comme tu le rappelles, que «l'individu n'est pas clivé, il est contradictoire », le clivage n'étant qu'un avatar des contradictions préexistantes de son moi ; ses pathologies ne sont pas déficitaires, elles sont évolutives, quel qu'en soit le destin.

La différence dans nos approches tient à ce que, renvoyant les clivages à la structure du moi, je les maintiens dans la compréhensibilité et la logique du fonctionnement psychique ; quel que soit l'extrême que puissent atteindre certaines de ses aberrations, elles demeurent de l'ordre du quantitatif - et, comme

1. La fonction de l'après-coup par rapport au clivage me paraît essentiel, celui-ci ayant finalement pour effet principal de rendre impossible l'élaboration de l'après-coup, la suture des deux lèvres de l'acte et du sens. J'aurais aimé développer ce point de vue, mais la place qui m'est ici dévolue me contraint à faire des sacrifices ; j'ai donc choisi de discuter tes propositions plutôt que d'avancer les miennes, attitude qui me semble plus appropriée à ton congrès.


Comme un cristal anisotrope discontinu 1667

tu le rappelles toi-même, citant le Freud de l'Abrégé, «l'issue dépend de rapports quantitatifs». Je les sauve de la malédiction dont tu frappes les plus graves d'entre eux que tu veux « structurels » ; pour toi, la faille à laquelle ils renvoient n'est pas celle d'une structure contradictoire constitutive du psychisme, mais celle d'une carence, d'un défaut singulier qui porte en lui-même la structure de sa pathologie : tu te situes là dans un déficit qualitatif. Voilà qui risque de ne pas être sans conséquences puisque la clinique comme la thérapeutique vont en découler.

Je suppose que tu vas avancer, là encore, que je ne vois que ce qui est de l'ordre de la névrose ; tu vas me redire que mes conceptions ne veulent connaître que les « économies de paix » et que « ce qui relève des économies de guerre n'y est pas pris en compte ». Je remarquerai (comme pour jouer, mais pas seulement) que si pareille distinction «économique» est certes parlante, à trop faire image elle oublie l'essentiel ; c'est ainsi que, parlant du « temps de paix dans la psyché », tu ajoutes pertinemment « si toutefois il existe ». En effet, comment un fonctionnement qui repose sur le conflit pourrait-il être aconflictuel ? Mais cette prudence évacuant les temps de paix psychiques vient ruiner ta démonstration puisque, à te prendre au mot, elle implique que tout clivage ne peut relever que d'une « économie de guerre » et ainsi appartenir à la catégorie que tu qualifies de « structurelle ». Tout homme serait donc clivé et déficitaire ? Mais laissons cela, même si je m'en trouve quelque peu rasséréné, pensant que celui qui parle ainsi avec mesure devrait pouvoir entendre raison? Cela ne fait d'ailleurs qu'illustrer les contradictions (en espérant que cela ne devienne pas des clivages !) auxquelles nous sommes tous confrontés par la mise en théorie du clivage.

Voilà, je t'ai dit, trop brièvement, l'essentiel de mon désaccord, tel qu'il pourrait bien porter sur l'essentiel de ta proposition. Cela devrait faire débat d'autant que, pour l'essentiel psychanalytique, nous sommes des plus proches et devrions pouvoir nous entendre, à défaut de nous accorder sur le clivage structurel. Mais quelle belle occasion tu nous as donnée là de réfléchir ! Merci de l'avoir fait de si captivante façon.

Claude Le Guen

2, place de Séoul

75014 Paris



Refoulement et clivage dans l'hystérie

Henri VERMOREL

Hystérie et refoulement

C'est surtout à partir de 1900 - date à laquelle il a entrepris la première cure vraiment psychanalytique d'une hystérie - celle d'Ida Bauer immortalisée sous le pseudonyme de Dora 1 - que Freud donne au concept de refoulement une place centrale dans l'hystérie, étendue par la suite au complexe d'OEdipe et à la « normalité » dont elle fournit le paradigme. Il est bien vrai que ce fil conducteur s'est avéré fécond pour le développement de l'oeuvre freudienne.

Dans le cas Dora, Freud s'était surtout attaché à élucider la genèse de ses symptômes de conversion en définissant l'identification hystérique: elle résulte d'une identification aux deux parents sexuellement différenciés, mais ce niveau génital n'est que partiellement atteint, ce qui entraîne l'incomplétude et la labilité de ces identifications, sous lesquelles perce le processus primaire, ce qui sousentend que le symptôme hystérique est à cheval entre ces deux niveaux, d'ailleurs condensés. Freud avait alors laissé dans l'ombre l'analyse de la dépression de sa patiente et celle de ses pertes de connaissance, ainsi que l'origine de la complaisance somatique, point d'appel d'une future localisation du symptôme hystérique sur une partie du corps. Et Freud n'avait pu alors préciser le mécanisme intime de l'identification; on sait qu'il avait d'abord été réservé vis-à-vis du concept d'introjection développé peu après par Ferenczi, qui montra ensuite que le clivage était un mécanisme de défense contre des traumatismes précoces ou violents, dépassant les capacités d'élaboration de la psyché de l'enfant. Or, c'est

1. Sigmund Freud (1905), Fragment d'une analyse d'hystérie, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 10e éd., 1981.

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bien de ce côté - identification primaire et clivage - qu'il faut rechercher ce premier temps de l'hystérie, ce qui apparaîtra d'ailleurs plus tard dans les travaux de Freud.

Hystérie et dissociation

Y aurait-il dans l'oeuvre de Freud un certain clivage, puisque cette notion n'était pas étrangère à ses premières élaborations sur l'hystérie? En effet, du temps de Charcot, l'hystérie était associée aux personnalités multiples qui sont évoquées dans les Études sur l'hystérie 1. A cette époque, Freud utilisait surtout l'hypnose comme méthode thérapeutique et les travaux des hypnotiseurs du XIXe siècle avaient longuement décrit les phénomènes de double conscience au cours des pratiques hypnotiques. Freud fait alors de la dissociation un trait essentiel de l'hystérie: «La dissociation du conscient appelée "double conscience" dans les observations classiques, existe rudimentairement dans toutes les hystéries. La tendance à cette dissociation et, par là, à l'apparition des états de conscience anormaux, que nous rassemblons sous le nom d'états "hypnoïdes" serait, dans cette névrose, un phénomène fondamental. »2 Ici Freud est en accord avec Pierre Janet, élève de Charcot, qui avait mis l'accent sur la dissociation dans l'hystérie.

Il faut attendre 1920 pour que Freud aborde - par un biais à consonance auto-analytique - le clivage dans l'hystérie ; c'est à propos de la personnalité de Dostoïevski : « L'hystérie découle de la constitution psychique elle-même, est une expression de ce même pouvoir organique originaire qui s'épanouit dans le génie d'un artiste. Mais c'est aussi l'indice d'un conflit non résolu et particulièrement aigu qui éclate entre les dispositions originaires et finit par déchirer la vie psychique en deux camps. »3 Dans le même sens - un clivage dans l'oeuvre quant au premier temps de l'hystérie - va une lettre à Fliess du 27 octobre 1897 à propos d'une citation de Goethe sur «le premier amour, la première amitié» (la mère) - où Freud avait eu l'intuition que « c'est la nostalgie (du premier amour) qui caractérise en premier lieu l'hystérie » 4.

Car c'est seulement dans les années trente - avec les travaux sur la féminité et l'accent mis sur la phase pré-oedipienne chez la fille - que Freud : « soupçonne qu'il y a une relation particulièrement étroite entre la phase du lien à la mère et

1. Sigmund Freud et Joseph Bleuer (1895), Etudes sur l'hystérie, Paris, PUF, 2e éd., 1967.

2. Ibid., 8.

3. Sigmund Freud (1920), Lettre à Stefan Zweig, Correspondance (1873-1920), Paris, PUF, 1966, 362.

4. Sigmund Freud (1897), La naissance de la psychanalyse, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 1956, 200-201.


Refoulement et clivage dans l'hystérie 1671

l'étiologie de l'hystérie. »1 On a d'ailleurs une confirmation de l'évolution de la pensée de Freud dans un article publié en 1940 par Ruth Mack Brunswick, donc tout de suite après la mort de Freud, où elle écrit que ce travail résulte de discussions approfondies avec lui depuis une dizaine d'années. Or cet article fait une distinction nouvelle entre la situation triangulaire du complexe d'OEdipe précédemment élaboré en psychanalyse, et un complexe d'OEdipe primitif centré sur le premier objet d'amour, la mère, dans une relation exclusive. Cette première phase, écrit l'auteur, est la source de l'identification la plus fondamentale et la plus primitive à la mère, active, phallique, omnipotente, d'où l'impact considérable des blessures narcissiques infligées par la mère 2.

Dans un de ses derniers écrits, consacré au clivage dans le fétichisme 3, Freud a vraisemblablement condensé ce dernier avec celui de l'hystérie, qui n'est pas de même nature et qui pourrait être le type même de ce que Gérard Bayle nomme les clivages fonctionnels. Il s'agit là d'une modalité essentielle du fonctionnement psychique qui s'effectue simultanément sur deux modes différents, d'aucuns ayant décelé dans cet écrit l'ébauche d'une troisième topique ; et si l'on joint la notion du clivage à celle des deux niveaux de l'oedipe, il séparerait l'oedipe primitif de la génitalité oedipienne. Et dans la souffrance hystérique, la perméabilité relative de ce clivage est altérée.

La contribution de Ronald Fairbairn

Après Freud, l'une des principales contributions à la métapsychologie de l'hystérie est celle de Ronald Fairbairn : il pense que son origine est à rechercher dans les premiers temps de la vie psychique avec l'introjection d'un objet (maternel) insatisfaisant4. On pourrait résumer de façon quelque peu sommaire (et personnelle) la métapsychologie très fouillée de cet auteur en disant que les messages maternels satisfaisants sont intégrés dans le moi central (et comprendre que ces introjections formeront la base des futures identifications oedipiennes réussies), tandis que les introjections insatisfaisantes restent à la surface du moi, formant une sorte d'épine irritative, à la fois excitante et rejetante, ce qui est un trait majeur de la souffrance hystérique.

Un clivage principal sépare le moi central de l'objet insatisfaisant resté à la

1. Sigmund Freud (1931), La sexualité féminine, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, 141.

2. Ruth Mack Brunswick (1940), La phase pré-oedipienne chez la fille, Rev. franc, psychanal, 1967, 31, 267-291.

3. Sigmund Freud (1938), Le clivage dans le processus de défense, Résultat, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.

4. W. Ronald D. Fairbairn (1954), Observations on the nature of hysterical states, Brit. Med. J. of Med. Psychol, 27, 105-125.


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périphérie, lui-même clivé en deux. Pour Fairbairn, l'objet, au sens d'objet interne, excitant est excessivement excitant et l'objet rejetant est excessivement rejetant. Le clivage du moi primitif rend compte, selon moi, d'un trait généralement peu explicité, la belle indifférence de l'hystérique envers ses symptômes ou son comportement.

Les deux noyaux traumatiques de l'hystérie

Ainsi se dessine chez Fairbairn une triangulation précoce; selon lui, le conflit n'est pas « constitué par trois personnes (l'enfant, sa mère et son père), mais est constitué essentiellement par le moi central, l'objet excitant et l'objet rejetant» 1.

Ces développements permettent de préciser avec J. Lubtchansky l'articulation de deux noyaux traumatiques dans l'hystérie : « un noyau témoignant d'énergies liées et donnant naissance aux symptômes » et d'autre part « un noyau témoignant d'énergies non liées, donnant lieu à des comportements spécifiques - passages à l'acte répétitifs, ruptures brutales, investissements et désinvestissements (la labilité) rapides, tentatives suicidaires - et à un état de morosité dépressif» 2. Si l'hystérie, dit cet auteur, est une histoire d'amour, c'est aussi une histoire de mort, en tout cas d'absence. L'insatisfaction fondamentale de l'hystérique ne peut être comprise sans la quête incessante d'une imago maternelle, jamais trouvée, toujours absente, allant jusqu'à l'hallucination négative de cette absence pour dénier un objet présent, la coexcitation libidinale pouvant donner une sorte de présence paradoxale à l'absence, plus forte que toute présence réelle. C'est la marque d'une oralité insatisfaite, Fairbairn remarquant chez l'hystérique la condensation de l'oralité avec la génitalité : « La sexualité de l'hystérique est au fond extrêmement orale et son oralité, pour ainsi dire, extrêmement génitale», ce qui découle pour lui d'une sexualité génitale prématurément excitée3.

Ainsi le chemin vers la génitalité est, chez l'hystérique, handicapé par les conséquences du traumatisme précoce, d'où l'échec partiel de cette accession à l'oedipe. Cet échec entraîne un refoulement des rejetons des contenus et affects traumatiques et une régression vers le narcissisme blessé, associée à une condensation, suivis d'une nouvelle tentative vers la génitalité. On peut observer dans les cures ce mouvement, parfois si rapide qu'il représente une difficulté, de même

1. Ibid., 116.

2. Jacqueline Lubtchansky (1973), Le point de vue économique dans l'hystérie à partir de la notion de traumatisme dans l'oeuvre de Freud, Rev. franc, psychanal, 37, 373.

3. W. Ronald D. Fairbairn, ibid., 114. L'évaluation de l'oeuvre de Fairbairn reste à faire ; il paraît difficile de le suivre quand il propose de remplacer la théorie des pulsions par celle des relations d'objet et quand il considère que l'introjection ne s'applique qu'aux relations primaires insatisfaisantes.


Refoulement et clivage dans l'hystérie 1673

que l'intensité de la condensation, particulièrement dans les hystéries graves où elle est difficile à dénouer. Une stratégie d'interprétation qui prendrait seulement en compte le niveau génital ne pourrait que sexualiser un peu plus la souffrance : c'est là une modalité de réaction thérapeutique négative incombant dans ce cas à l'analyste.

L'hystérie primaire

Un autre modèle de triangulation précoce dans la genèse de l'hystérie a été développé de façon particulièrement pertinente par Denise Braunschweig et Michel Fain avec l'hystérie primaire 1, ici succinctement résumée : la mère grâce à une régression investit son bébé de façon structurante mais elle retrouve bientôt son désir de femme envers son partenaire. Lorsqu'elle se tourne vers lui, l'enfant perçoit un désinvestissement temporaire, qui désigne en quelque sorte le père qui adviendra ; pour ces auteurs, ce vide est le modèle princeps des inhibitions ou paralysies hystériques et l'excitation causée par la perception du coït des parents, celui de la crise hystérique. Ainsi est introduite une triangulation précoce où le père, non encore perçu comme objet, est présent dans le désir de la mère (cf. Lacan).

Déception maternelle et recours prématuré au père oedipien

Le rôle de la triangulation précoce dans la genèse de l'hystérie a été repris et approfondi dans un remarquable article récent de Ute Rupprecht-Schampera 2, qui met aussi l'accent sur la présence ou l'absence du père dans la triangulation précoce. Pour cet auteur, les troubles de la relation précoce mère-enfant entraînent une difficulté à se séparer de la mère, ce qui oblige l'enfant à un appel prématuré au père sexuel : « L'image typique de la personnalité hystérique se construit dans la tentative de s'approprier le père de façon érotisée comme objet de triangulation, mais il y a une nouvelle expérience traumatisante avec lui, et une nouvelle déception, la constitution de l'appareil psychique de l'enfant se voyant à nouveau menacée. »3 Pour se préserver de l'objet maternel menaçant, l'idéalisation du père doit être préservée, en refoulant la déception et la haine contre lui. (A cet égard on pourrait remarquer que Freud s'était quelque peu mépris sur la nature de l'attachement

1. Denise Braunschweig et Michel Fain (1975), La nuit, le jour, Paris, PUF.

2. Ute Rupprecht-Schampera (1995), The concept of « early triangulation » as a key to a unified model of hysteria, Int. J. Psychoanal., 76, 457-473.

3. Ibid., 462.


1674 Henri Vermorel

- certes réel - de Dora à son père, pensant que le frère de Dora s'était naturellement porté vers sa mère et la fille vers son père. En fait, c'est plus par déception de sa mère que Dora se tourne vers son père, refoulant ensuite la haine résultant de sa déception envers lui qui pointe cependant sous ses propos: «Papa n'est pas franc»). L'auteur suggère encore un mouvement défensif complexe quand la fille, pour contenir tous ces traumatismes, en vient à se considérer masochiquement comme la responsable de ces situations « en manipulant son propre appareil de perception qui doit garantir le refoulement »1 ; c'est le cas, me semble-t-il, des hystéries graves où l'on observe des confusions résultant d'états « hypnoïdes », que Freud considérait en 1895 comme typiques de la pathologie hystérique. L'apport spécifique de Ute Rupprecht est le recours prématuré au père génital pour combler un manque maternel. Je verrais ici une expression particulière de l'antoedipe de Paul-Claude Racamier 2. Cette modalité anté-oedipienne d'appel au père sexuel joue de fait un rôle anti-oedipien, en gênant l'accession à la génitalité. Freud avait relevé dans la névrose obsessionnelle une autre forme de prématurité du moi pour lutter contre la dépersonnalisation, avec un appel prématuré à la pensée qui, ainsi, se sexualise. Dans l'hystérie, il s'agit du corps, la prématurité du moi corporel résultant du manque de l'investissement maternel de zones corporelles (dans un mélange d'excitation et de défaillance) avec un appel prématuré au père sexuel, la séduction pouvant s'inscrire dans le corps, le tout constituant la complaisance somatique.

Symbolique primaire de l'hystérie

La distinction de deux niveaux de triangulation oedipienne implique une symbolique différente. Le niveau génital, partiellement atteint, concerne la différence des sexes et la castration, présentes chez l'hystérique. Mais le conflit de base de l'hystérique relève, non pas de la castration, mais de l'absence et des angoisses de séparation. Poursuivant les travaux de Fairbairn, Wisdom 3 a tenté de préciser la symbolique primaire du symptôme de conversion qui, selon lui, est une condensation de la symbolique masculine et féminine, un pénis creux 4, ou mieux un pénis incorporant un vagin denté (avidité orale) : symbolique sexuelle originaire ou interface mère-enfant non séparés ou pré soi-corporel double (Anzieu).

1. Ibid., 463.

2. Paul- Claude Racamier (1989), Antoedipe et ses destins, Paris, Apsygée.

3. J. O. Wisdom (1961), A methodological approach to the problem of hysteria, Int. J. Psychoanal., 42, 224-237.

4. Cette symbolique primaire se retrouve dans l'ouroboros, le serpent qui se mord la queue ou dans la figure de l'anneau de Möbius ; dans les deux cas, il n'y a pas de distinction entrer le dedans et le dehors.


Refoulement et clivage dans l'hystérie 1675

L'hystérie comme névrose

Une conception de l'hystérie comme jeu et condensation entre deux niveaux de triangulation a l'avantage de pouvoir comprendre les divers types d'hystérie par un même mécanisme fondamental 1, des formes les plus légères jusqu'aux folies hystériques qui se différencient des psychoses par la chaleur et la permanence de la quête oedipienne, même si elle est toujours en échec. Je n'irai cependant pas jusqu'à qualifier de pseudo-oedipe la métapsychologie de l'hystérique comme le fait Ute Rupprecht-Schampera 2. Il y a bien dans l'hystérie un échec de l'oedipe génital mais il est partiel et, malgré tous les refoulements et dénis, il y a de l'authentique dans la quête de l'hystérique. La différence est ici à faire avec le clivage du fétichiste, plus radical et plus proche de la forclusion, par suite de la défense que présente le fétiche contre la psychose. Grâce à son accrochage au pénis, le fétichiste (masculin) peut tenter de structurer un oedipe qui en est une vraie caricature, avec le faux qui caractérise la perversion tandis que la bordure perverse de certains hystériques n'affecte pas totalement un mouvement authentique et chaud vers la génitalité. La qualité des traumatismes et la réalité des objets parentaux diffèrent : il existe chez l'hystérique une partie du moi qui a pu investir les parents de façon suffisamment positive pour que le patient puisse avoir un pied dans l'oedipe génital.

Séduction et inceste dans l'hystérie

Freud, en abandonnant sa neurotica, avait découvert le fantasme incestueux ; mais il avait, pour une part, jeté l'enfant avec l'eau du bain, car d'une part - il le précisera plus tard - la séduction maternelle primaire est nécessaire à l'étayage narcissique du bébé 3, et d'autre part il est des adultes qui séduisent sexuellement les enfants. Paul-Claude Racamier 4 distingue avec pertinence le fantasme incestueux (refoulé et structurant), de l'incestuel, c'est-à-dire de la transgression agie, majeure ou discrète. Freud l'avait bien décrite dans l'entourage de Dora, qui avait affaire à un quatuor incestuel formé de ses parents et du couple K : son père livrait sa fille à M. K comme monnaie d'échange du silence

1. Cf. Ute Rupprecht- Schampera, op. cit. Le cadre de cet article ne permet pas de préciser les particularités de l'hystérie masculine qui sont certaines mais le premier temps de l'hystérie est commun aux deux sexes.

2. Ute Rupprecht-Schampera, op. cit., 463.

3. A cet égard, l'insuffisance de cette séduction maternelle se révèle chez l'hystérique dans une hallucination négative.

4. Paul-Claude Racamier (1995), L'inceste et l'incestuel, Paris, Apsygée.


1676 Henri Vermorel

sur sa liaison avec Mme K ; M. K, à plusieurs époques, avait tenté des séductions sexuelles sur la personne de cette adolescente; Mme K partageait sa chambre avec Dora dans une intimité quelque peu trouble et non dénuée d'arrière-pensées quant à sa liaison avec le père de Dora, tandis que Mme Bauer - atteinte de la « psychose de la ménagère », qui évoque un rejet de la sexualité - fermait les yeux sur ce manège érotique, sans réellement protéger sa fille, pas plus que le père de Dora, qui préférait nier la réalité des séductions de sa fille par son ami et rival ; il existait ainsi une négation de la différence des générations. Elle avait un dégoût de la sexualité, dont Freud avait noté qu'il était un signe pathognomonique de l'hystérie. Cependant, chez l'adolescent, une certaine dose de dégoût sexuel envers les adultes est une manifestation normale d'autoconservation contre l'inceste, accentuée chez Dora qui doit pourvoir seule à sa protection 1.

L'incestualité dans la genèse de l'hystérie paraît avoir une valeur générale, comme s'il fallait à la fois les déceptions maternelles et paternelles précoces décrites par Ute Rupprecht-Schampera et un climat familial incestuel fait chez les deux parents d'un mélange d'abandon et de séduction dans une sorte de déni de la différence des générations. C'est dans le cadre d'une telle dynamique familiale qu'on peut mieux comprendre la réponse prématurément érotisée du père comme complément au manque maternel; et la répétition des comportements agis chez l'hystérique adulte. Certes il y a des degrés : les séductions massives de l'enfant par les adultes sont caractéristiques des folies hystériques tandis que le plus souvent, il s'agit d'attitudes incestuelles plus discrètes où l'équivalent d'inceste est par exemple réalisé par une proximité intellectuelle érotisée entre un père et une fille, hors de la présence maternelle, etc.

Conclusion

Au refoulement de contenus et affects traumatiques décrits par Freud dans l'hystérie, il convient d'ajouter la notion de clivage (Fairbairn) et celle d'un recours prématuré au père sexuel pour combler la triangulation précoce défaillante (Ute Rupprecht-Schampera). Dans une conception de deux noyaux traumatiques dans l'hystérie développée dans cet article, le clivage affecte essentiellement l'insuffisance de l'étayage maternel et le refoulement de l'érotisation des

1. Ce qui est refoulé chez elle, ce n'est pas le souvenir des tentatives de séduction par M. K, qu'elle peut raconter à Freud, mais l'effraction du traumatisme de la séduction sexuelle par un adulte (perception du sexe érigé déplacé sur l'oralité et inversé en dégoût), adulte ami du père et de la même génération. Ce qui est refoulé aussi c'est la déception envers le père, ne permettant pas une identification pleinement réussie.


Refoulement et clivage dans l'hystérie 1677

relations avec le père. Il faut y joindre un désaveu de la déception envers le père pour garder l'idéalisation nécessaire à la protection envers une imago maternelle dangereuse et une manipulation de l'appareil de perception (et une distorsion du soi) pour maintenir l'ensemble de ces défenses lors de traumatismes importants, ce qui implique un renoncement à l'individuation et un retrait dans l'infantilisme 1.

Henri Vermorel

La Tour (Puy-Gautier)

73800 Saint-Jean-Pied-Gauthier

1. Ute Rupprecht-Schampera, op. cit., 463.



V — Démantèlement, morcellement



Étude distinctive du clivage et du démantèlement

Cléopâtre ATHANASSIOU-POPESCO

Un grand merci à G. Bayle et à ses collaborateurs pour l'outil de référence qu'ils ont mis à notre disposition. Il servira de base à nos réflexions à venir, tant par son tissu théorique que par l'ensemble des fils cliniques qui le traversent. J'ai cependant éprouvé la nécessité de commenter ce vaste travail par la mise en perspective d'un concept dont je n'ai pas trouvé mention et qui n'est pas réservé uniquement à la clinique de l'autisme. Je veux parler du démantèlement. D. Meltzer a introduit ce terme en 1975 pour décrire un mode de clivage dit «passif» et non pas actif, tel que le serait le clivage dont on parle habituellement. Ce sont les implications de cette différence que je veux essayer de cerner par cette courte intervention. A cet effet, je m'appuierai sur une réflexion portant successivement sur les concepts suivants : l'espace psychique, la liaison distinguée de l'intrication, le clivage et enfin le démantèlement. Je conclurai par une mise en perspective de ces différents points avec le concept de refoulement.

I - L'espace psychique

J'ai été frappée à l'intérieur du Rapport par les nombreuses références ayant trait au « collage » entre le Moi et l'objet. La dimension spatiale de la psyché est implicitement contenue dans une telle expression. Or nous devons remarquer que nous n'avons pas donné jusqu'à présent de statut véritablement métapsychologique au concept d'espace psychique. Nous parlons d'un « vécu » bidimensionnel ou tridimensionnel du rapport entre le Moi et l'objet, pour signifier que ces derniers sont dans une situation proximale extrême ou qu'ils ont intégré une certaine

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1682 Cléopâtre Athanassiou-Popesco

distance permettant de séparer a minima leurs identités. La nécessité de considérer une psyché dans l'espace est née à partir d'un approfondissement des identifications narcissiques à l'objet. Les études de M. Klein sur l'identification projective à partir du matériel infantile et de toute la concrétude qu'il véhicule avec lui, celles d'E. Bick sur l'identité adhésive à partir de l'observation des bébés et de l'analyse de l'identification « peau à peau » chez les petits enfants, ont permis de dégager une différence entre un espace en trois dimensions permettant des projections et des introjections, et un espace en deux dimensions où un tel «jeu » n'a pas sa place.

Il est des identifications narcissiques qui s'appuient sur des « collages », il en est d'autres qui s'appuient sur des projections. La nature du lien entre le Moi et l'objet est très différente dans l'un et l'autre cas. C'est par une extension du concept de lien que nous pouvons parler de lien lorsqu'il s'agit d'un collage, lorsque le Moi se vit comme une simple peau adhérant pour se sentir exister à une autre peau. Un lien ou un processus de liaison n'existe qu'avec l'émergence psychique d'un espace en trois dimensions, travail de liaison et maintien d'une dimension tierce se confondant à ce moment. Il faut que deux entités en « potentialité de contenance » - pour employer une expression inspirée des conceptions de Bion sur le contenant - se constituent au moins à l'état d'ébauche pour qu'un lien s'instaure entre elles.

Ceci m'amène à la discussion du concept d'intrication et de désintrication.

II - La distinction entre indication et liaison

La «fonction synthétique du Moi», qui donne son titre au Rapport, se fonde sur le concept de lien, dont le terme est employé à diverses reprises dans le Rapport : « La fonction synthétique du Moi repose sur des capacités à faire des liens, à utiliser la libido pour relier entre eux les "complexes associatifs" et, en dernier lieu, pour s'appuyer sur les capacités de symbolisation », est-il écrit. J'aurais du mal, pour ma part, à distinguer la capacité d'effectuer des liens de la capacité de symbolisation, tant la constitution d'un lien implique en elle-même la transformation d'une proximité en écart symbolique. Nous retrouvons ici la place de la dimension spatiale de la psyché dans la formation même des processus qui l'habitent. La grande concrétude des liens primitifs que les enfants représentent souvent par des bouts de ficelle attachant deux éléments entre eux, est la représentation symbolique du processus même de toute symbolisation, de la même façon que l'identification projective au service de la communication des émotions telle qu'elle a été décrite par Bion, constitue la première « ficelle » ou le premier «pont» permettant de passer aussi bien du Moi à l'objet que de ce même objet à l'ébauche de sa représentation.

C'est dans cette perspective que j'ai toujours pensé le concept d'intrication


Étude distinctive du clivage et du démantèlement 1683

dans un rapport d'opposition avec celui de liaison. C'est le Moi et l'objet qui sont intriqués l'un dans l'autre ou l'un contre l'autre dans un processus de fusion identitaire et dans un espace psychique « tridimensionnalisé » : la troisième dimension n'a pas encore acquis son statut de véritable lien ou bien est réduite dans le but impossible d'être ramenée à une composante bidimensionnelle. Lorsque les deux parties du symbolon ont été séparées par un premier clivage, il n'est plus possible d'intriquer à nouveau leurs surfaces. La trace demeure qui conserve la mémoire de cet événement : ce qui était intriqué devient lié.

Nous poursuivons en soulignant que ce qui était intriqué se désintrique pour se lier. Il me semble que la littérature analytique a rabattu sur les mouvements pulsionnels ce qui accompagne la remise en place fondamentale des limites identitaires. Ladite intrication des pulsions de vie et de mort correspond pour moi à un véritable processus de liaison, alors que la désintrication identitaire dont je parle libère un potentiel pulsionnel à double valence, positive et négative, avec des sentiments d'amour et de haine. Seule la mise à distance du Moi et de l'objet permet l'émergence d'un mouvement pulsionnel. Ce n'est donc que dans un second temps que l'on peut parler non pas d'intrication mais de liaison - comme on le sait - de la mort par la vie, de la haine par l'amour.

Quant à la déliaison, elle renvoie au démantèlement dont je parlerai plus bas.

II est fait état dans le Rapport d'une « désintrication pulsionnelle sans laquelle on ne peut pas vraiment parler de clivage fonctionnel durable ou de clivage fonctionnel excessif. Devant un risque de blessure narcissique, si la déliaison de l'affect et de la représentation ne suffit pas, la désintrication se manifeste... ». A la lumière des réflexions précédentes, une telle formulation pose problème : le clivage fonctionnel durable ou excessif se mobilise face à des mouvements pulsionnels dits « désintriqués », c'est-à-dire non encore liés. Le clivage étant alors ce qui permet de maintenir séparées des pulsions violemment opposées est une défense mise au service d'une liaison à venir. Or, se trouve en même temps incluse dans la formulation précédente la conception - que je partage - selon laquelle le lien entre affect et représentation, aussi bien que le lien entre les pulsions, constitue en soi une blessure narcissique. Il est important là encore de distinguer la déliaison - que je rattacherai au démantèlement - d'une désintrication qui, dans cette perspective, paraît difficilement pouvoir être mise au service d'une restauration narcissique.

III - Reprise du concept de clivage

Le clivage ne peut survenir que dans un espace psychique en trois dimensions. Il est donc lui-même le fruit d'un travail de défusionnement ou de « désintrication » entre le Moi et l'objet. Lorsqu'on se décolle de l'objet, on n'est pas clivé de lui, on est « désintrique ». Il en est de même pour les différentes parties


1684 Cléopâtre Athanassiou-Popesco

de la psyché, entre elles, pour les processus psychiques, entre eux, c'est-à-dire dans le rapport qu'ils nouent les uns avec les autres.

Je ne ferai pas actuellement de différence entre la conception du clivage par M. Klein qui semble ne se rapporter qu'au clivage des qualités de l'objet et du Moi, et la conception freudienne d'un clivage dans le mode de fonctionnement du Moi lui-même. Je m'explique :

La relation fusionnelle à l'objet, lorsque les identités peuvent encore s'intriquer l'une dans l'autre par un mouvement d'identification projective, est soustendue par un déni de la séparation Moi-objet. Cette fusion correspond à un vécu d'idéalisation, comme l'a souligné M. Klein. Que la séparation parvienne à se faire sentir et à percer la défense narcissique, surgit alors la relation d'objet persécutrice clivée de la première. M. Klein met ce clivage au service de la protection des potentialités de liaison à venir. Elle met le clivage et toute la Position schizo-paranoïde dont il forme le pivot au service du futur : l'émergence et le travail de la Position dépressive permet de transformer le clivage en une liaison à l'épreuve des blessures narcissiques. Le Moi perçoit l'unité de son identité malgré l'incertitude de ses appuis narcissiques. Le clivage dans cette perspective porte en soi le germe du lien. Étant fondamentalement associé à une dimensiontierce pour séparer les éléments clivés, il ne peut que s'associer à ce qui, dans cette dimension, noue ce qu'elle a d'abord séparé.

Je voulais à ce propos souligner que je n'ai pas su trouver dans l'analyse des conceptions kleiniennes du Rapport ce point fondamental : le développement de la Position dépressive et la fonction synthétique du Moi vont de pair. Elles sont l'une et l'autre accompagnées d'une réelle souffrance psychique qui trouve dans ce mouvement même le moyen de s'élaborer.

La tension mentionnée par l'auteur comme à l'origine de la formation des clivages est davantage issue, selon moi, de ce que l'on pourrait appeler «une provocation narcissique» du fait du travail de liaison. Cette tension se résout non pas par le clivage, mais par le démantèlement. Seul ce dernier constitue un «gel du conflit» ou un « désinvestissement» des représentations indésirables.

Lorsque Freud oppose, dans le clivage du Moi (1927), un Moi qui reconnaît la réalité (de la différence des sexes) et un Moi qui la dénie, il oppose un Moi capable de gérer ses processus de liaison dans la réalité, et un Moi qui clive les éléments qu'il sépare. Je doublerai donc la description de 1927 où le Moi qui reconnaît la résolution des oppositions par des processus de liaison se différencie du Moi qui les dénie, par une opposition prenant place au sein de ce dernier : un clivage n'existe jamais seul et le Moi qui dénie et idéalise l'absence de différence des sexes se double d'un Moi qui se vit persécuté par elle. La présence de l'un signe toujours celle de l'autre.


Étude distinctive du clivage et du démantèlement 1685

Je reviendrai pour conclure sur cet aspect du clivage qui participe du dédoublement.

Il serait bon à mon avis de souligner dans cette perspective comment le clivage dans la structure même du Moi ne participe pas uniquement d'une formation défensive ou pathologique : un tel clivage prépare à la constitution du refoulement. Les éléments déniés et clivés (l'absence de différence idéalisée, la différence persécutrice), sont destinés à être liés et intégrés dans un Moi dont la fonction synthétique s'affirme par-dessus ces clivages : la différence des sexes et des générations est reconnue. Tel est le sens profond de la Position dépressive et de l'élaboration du Complexe d'OEdipe qu'elle sous-tend.

IV - Le démantèlement

De par son fondement dans un monde en trois dimensions, tout clivage conserve en lui la potentialité de se résoudre en une liaison. Si l'on considère la massivité de certains processus (tel le minute splitting de Bion, ou clivage en parties minuscules), on pourrait penser que nous sommes loin de cette idée générale. Pourtant, la prise en compte de l'existence de ces processus dans une perspective spatiale nous permet de différencier ce qui possède en soi des possibilités d'intégration de ce qui les sape à sa base.

Comparé au clivage, le démantèlement correspond à ce que G. Bayle décrit à de nombreuses reprises comme un mécanisme susceptible de résoudre la tension du Moi. Mais à la différence du clivage qui s'effectue de façon active (et qui de ce fait peut aussi se défaire de façon active), le démantèlement est un processus passif. Je ne discuterai pas ici de la complexité du concept de passivité, mais je dirai que dans le démantèlement, le Moi se « défait », alors que dans le clivage il se «fait» autrement. Dans le clivage nous avons des rapports aux objets qui s'opposent. Dans le démantèlement, ce sont les fils mêmes qui tissent ces rapports qui se «démantèlent». Si nous devions employer une métaphore, nous dirions que dans le clivage nous avons deux images - au moins - sur un tissu coupé en deux. Dans le démantèlement, nous avons toujours l'image, mais les fils du tissu qui la porte se sont écartés de manière plus ou moins lâche, de telle sorte que l'image qui engendre la tension du Moi n'est plus réellement visible. Lorsque le Moi se « détend » de la sorte, sa « fonction synthétique » se met au repos, mais au prix de la perte momentanée de toute capacité de synthèse. Un tel prix n'est pas payé dans le clivage, où le Moi conserve en lui-même différentes modalités de fonctionnement au moment même où il se clive.

C'est là que nous retrouvons l'enracinement spatial du fonctionnement psy-


1686 Cléopâtre Athanassiou-Popesco

chique : les processus tridimensionnels sont totalisants ; les processus tridimensionnels laissent place au jeu des parties entre elles.

Lors de la « désintrication » Moi-objet, au lieu que la relation du Moi à l'objet se clive en deux (pour conserver d'un côté un état lui-même clivé - fusion idéalisante / défusion persécutrice -, et d'un autre côté une assomption de la séparation et de la réalité), le Moi se démantèle et la base de tout clivage est supprimée.

Il m'a semblé trouver dans le Rapport des éléments correspondant davantage au concept de démantèlement qu'à celui de clivage. J'en citerai quelquesuns:

Faisant référence aux débuts de la vie, G. Bayle parle d'un mouvement de «fuite», qui ne serait «ni rejet, ni déni». Et d'évoquer le «jamais symbolisé», «jamais subjective». Le mouvement même du démantèlement correspond à une fuite désubjectivante, que j'aurais tendance à rattacher davantage à l'échec du clivage plutôt qu'à celui du « refoulement ».

Nous sommes proches de cette pensée, lorsque l'auteur parle d'une « compulsion à décharger par l'acte... (d'un) circuit court par manque du déjà-refoulé ou par l'effet d'un clivage du Moi court-circuitant les possibilités représentatives. Ce serait une compulsion selon le principe du Nirvana».

Tous les propos concernant le concept d'isolation sont infiltrés, eux aussi, d'éléments appartenant à la théorisation du démantèlement. Je ferai plus particulièrement référence à l'isolation dans la défense obsessionnelle dont il est dit que « séparant des associations du courant de pensée par des pauses de temps sans contenu ou par des rituels (elle) évoque le travail de l'hallucination négative. La réalisation d'une interruption dans les processus fantasmatiques préconscients ». Ce « vide phénoménologique correspondant) à un manque métapsychologique de liaison-déliaison conflictuelle entre soi et soi ou avec l'objet », se rattache à la mise en place d'un démantèlement, et si le «Moi a horreur du vide», comme le dit encore l'auteur, cette horreur n'a de place que dans un espace en trois dimensions où tout vide doit être comblé par une prothèse fétichiste ou assumé en tant qu'espace potentiel. Mais par un démantèlement des éléments de liaison, par une « compulsion selon le principe du Nirvana », pour reprendre l'heureuse expression de G. Bayle, on passe d'un monde où l' « horreur du vide » apparaît avec l'existence même de ce qui peut le combler, à un monde bidimensionnel où l'épreuve du vide est plus sûrement écartée, dans la mesure où il est inconcevable : ou bien l'on vit « intriqué » dans l'objet, ou bien on est anéanti. Le démantèlement supprime toute possibilité de penser une solution tierce.

Il m'a d'ailleurs semblé que dans la théorisation même se glissaient des éléments de démantèlement lorsque l'on met en avant la séparation entre affect et


Étude distinctive du clivage et du démantèlement 1687

représentation. Plus qu'une opération de refoulement, j'aurais tendance à penser qu'il s'agit là d'une disjonction entre des éléments dont la liaison va de pair avec celui du travail de la symbolisation.

V - Clivage et refoulement

Je suis d'accord avec G. Bayle lorsqu'il écrit que « l'expérience montre que le clivage est ce qui s 'oppose le plus et le mieux à la dialectique pour la remplacer par un double langage » ; et que : « Le refoulement... anime le mécanisme de défense qui porte son nom, mais il constitue surtout le processus majeur de fonctionnement dynamique, économique et symbolisant de toute la psyché. »

A travers de telles expressions, je reconnais le signe distinctif portant sur la nature des liens entre clivage et refoulement : dans le clivage, les liens sont pris dans une relation de « symétrie », alors que le refoulement instaure par excellence une relation d'asymétrie et de différence. Une hiérarchie entre ce qui est audessus et ce qui se tient au-dessous. Dans le clivage, nous avons une balance (cf. « un double langage ») entre des qualités contraires ou des sens opposés. Dans le refoulement, cette balance a disparu et ce qui est refoulé doit se soumettre à l' « ordre supérieur », l'ordre des transformations symboliques.

Mais je soulignerai pour conclure que, quel que soit le niveau où l'on se situe, nous sommes dans un monde où les potentialités de liaison, sous différentes formes, sont présentes.

Je n'ai voulu par cette courte intervention que nous amener à nous interroger sur la pertinence de la prise en considération de l'existence du concept d'espace psychique en tant que susceptible de redistribuer les données nous permettant de distinguer les différentes qualités des liens intrapsychiques : ils sont sous-jacents aux clivages, ils ne prennent une forme distincte que dans les refoulements, et enfin ils sont l'objet d'attaques particulières dans le démantèlement.

Ce n'est que dans cette perspective que nous pourrons peu à peu acquérir une précision plus grande dans les concepts que nous définissons.

Cléopâtre Athanassiou-Popesco

58, rue Stendhal

75020 Paris



Démantèlement, identité adhésive

et clivage

Denys RIBAS

Il y a un paradoxe dans le rapport de Gérard Bayle, dont Cléopâtre Athanassiou-Popesco a souligné un des éléments : l'absence du démantèlement. Pourtant Donald Meltzer, qui a introduit ce concept, n'a pas été ignoré par le rapporteur. Par ailleurs, la notion de collage a été adoptée par le rapporteur pour sa clinique du clivage. Le collage, c'est l'adhésivité introduite par Esther Bick comme une identification précédant l'identification projective au sens de Melanie Klein. Identité adhésive ensuite, pour Esther Bick, pour préciser l'absence d'espace entre moi, ou plutôt self et objet, et éviter le mouvement objectai implicite dans le terme identification. Il revient à Meltzer d'avoir appliqué ce concept à la pathologie - l'autisme infantile, alors que Esther Bick y voyait une étape de la construction psychique normale, dans la constitution d'une « peau psychique ».

Pour moi, identité adhésive et démantèlement sont simultanés, et traduisent dans l'autisme un état inhabituellement rencontré de désintrication pulsionnelle. Le démantèlement, processus passif comme le souligne C. Athanassiou-Popesco, pose un problème économique : réversible, il n'est pas accompagné d'angoisse pour Meltzer. Il prend l'image du mur dont les pierres se disjoignent avec le temps et j'y vois la signature d'une pulsion de mort désintriquée devenue pure entropie. Il est donc bien différent du morcellement psychotique. Désinvestissement provisoire de la cohérence, il suppose que celle-ci ne s'est pas encore structurée en une unité. L'investissement pulsionnel se sépare dans les collages à la sensorialité. Gérard Bayle cite la théorie de Glover sur le moi de l'enfant : moi primitif qui ne serait qu'une « construction polymorphe », « combinaison de zones érogènes et de système de décharge » (p. 194). Il nous faut imaginer plus archaïque encore, des collages à des sensorialités en deçà des auto-érotismes comme y insiste Frances Tustin.

Je comprends donc Gérard Bayle de n'avoir pas trouvé de place pour le démantèlement dans ses clivages : on peut cliver le cristal, pas la fumée, pour reprendre la métaphore d'Atlan. Comment être morcelé avant d'avoir une peau ?

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1690 Denys Ribas

On peut couper en deux une ville, pas une forêt vierge. Le démantèlement ne peut donc concerner un moi ayant la conscience de sa permanence, notion implicite dans le concept de self, ayant une cohésion interne topique et temporelle. Mon sentiment est que ceci n'intervient que dans la structuration par le refoulement originaire/originant le moi, et que l'enfant autiste n'en connaît pas le luxe.

Que devient la pulsion de vie dans la désintrication pulsionnelle extrême ? J'ai proposé qu'elle expliquait le collage et l'adhésivité, investissement massif en tout et tout de suite sans distance ni reconnaissance de la séparation.

Cléopâtre me joue un tour en utilisant le terme d'intrication dans un sens topique, donc comme niant toute séparation, distinction entre le sujet et l'objet. Or cette non-distinction est contemporaine pour moi de la désintrication pulsionnelle la plus extrême, puisqu'elle caractérise l'identification adhésive, le collage. Aussi je préfère réserver le couple intrication/désintrication à la pulsion, à l'économie, dans l'acception freudienne d'après 1920. Alors je rejoins le rapporteur dans sa compréhension du clivage comme un effet de la pulsion de mort, dans un contexte de désintrication pulsionnelle relativement important. Le collage représente alors l'investissement de pulsion de vie relativement désintriquée, adhérant à l'objet. Cette adhésivité serait toujours porteuse de sa composante identitaire d'existence, identité adhésive, rendant impossible l'incorporation mélancolique de l'objet investi narcissiquement (cf. Benno Rosenberg). Le clivage serait donc en deçà de la potentialité mélancolique, qui suppose un moi ayant une potentialité contenante pour l'incorporation. L'investissement adhésif de l'objet, supérieur à la cohésion interne du moi, entraînerait la déchirure du moi en contact avec la réalité en cas de perte de l'objet.

Nous retrouvons la hiérarchie kleinienne de la construction psychique qui fait advenir l'accès à l'objet total par la position dépressive : on n'est pas surpris d'un en deçà de la mélancolie.

Berlin ou Chypre et Nicosie ont été coupés en deux car représentant des enjeux identitaires pour les pays en cause. Question capitale qui clive la capitale qu'aucun pays ne peut lâcher.

Mais la terre et le corps ont leur réalité qui ne se laisse pas si aisément cliver. La somatisation, aussi dangereuse soit-elle, a pour conséquence une réunification psychique secondaire. Nous connaissons l'importance unifiante de l'auto-érotisme et en particulier de l'analité, et je terminerai par une illustration qui m'y avait fait penser. Me promenant dans Nicosie, je butai sur une rue barrée par les casques bleus gardant la ligne de fracture. Je demandai aux Chypriotes qui me faisaient visiter leur ville amputée s'il y avait parfois des contacts entre les deux côtés. Jamais, me répondirent-ils,... sauf une fois, quand les égouts se sont bouchés !

Denys Ribas

33, rue Traversière

75012 Paris


Le chemin plein d'embûches de la «vérité» en cure analytique

Elsa SCHMID-KITSIKIS

« Le drame aujourd'hui est qu'on cherche le noyau vrai dans ce qui est square1, sentimental, dans le succès et la facilité. »

D. W. Winnicott, Conversations ordinaires.

Bion introduit dans son ouvrage Transformations : passage de l'apprentissage à la croissance 1 le problème essentiel du danger de manipulation par l'analyste des émotions du patient. Il serait dans ce cas, dit-il, comme le peintre, qui devenu propagandiste ou dessinateur publicitaire, utiliserait les couleurs sur sa toile pour jouer avec les émotions de son public.

Pour Bion, ce danger est en lien avec le concept de vérité. Ce concept n'a pas de statut métapsychologique, mais porte en lui les ramifications psychiques de ce qui pourrait se trouver impliqué dans le lien de séduction propre à la situation transféro - contre-transférentielle. Ainsi, même si la pratique analytique se restreint à l'expression verbale, ou, selon ses propres termes, à la mise en mots par l'analyste de son expérience dans la séance ainsi que de l'état émotionnel qu'il induit chez son patient, cela n'exclut pas les éléments propres qui peuvent faire basculer ce qui est de l'ordre de la « communication » dans celui de la « propagande ». Défaillance que j'ai pour ma part associée aux situations dans lesquelles l'analyste au lieu d'interpréter soumet trop souvent le patient à des propos explicatifs. Il le place ainsi dans une position infantile de séduction et lui impose, pourrions-nous dire, à la manière d'une vérité, la propagande de l'analyste.

Ce qui fait encore dire à Bion que si la vérité n'est pas essentielle aux valeurs de l'analyste, il ne peut y avoir que manipulation des émotions du patient, ce

1. Pour rendre compte de la polysémie du mot « square » je l'ai préféré au mot « carré » utilisé pour sa traduction.

2. (1965) et (1982) pour la trad. franc., Paris, PUF, p. 47.

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1692 Elsa Schmid-Kitsikis

qui, dans ce cas, ne peut entraîner qu'une absence de croissance psychique, cette dernière ne pouvant se produire que dans ou par l'interprétation. Il en a, dit-il, la conviction, même s'il ne peut pas l'étayer scientifiquement.

Un moment particulier de l'analyse d'un de mes patients est à l'origine des réflexions qui vont suivre. Elles rejoignent celles formulées par Bion à propos de ce qui est du ressort de la « vérité » en cure analytique.

En effet, ce patient, durant la période dont il est question, sera particulièrement préoccupé par la pensée de son père et par ce que je pourrais moi-même en faire en la manipulant. Son père qui avait été pendant la dernière guerre déporté dans un camp de concentration. Sa préoccupation pouvait être formulée de la façon suivante : « A quoi pensait mon père, enfermé dans son cachot. » Green décrit très bien ce paradoxe de l'aliénation à travers sa notion d'analité primaire : « Le repli sur la pensée comme possession inaliénable. » P. Denis 1, pour sa part, parlerait de « fixations dépressives », assignées « à résidence » (et non pas en tant que « pied-à-terre » ou « refuge ») avec une « tension vers une répétition à l'identique d'où le nouveau est exclu, d'où tout élément nouveau doit être banni ». Mon patient, comme enfermé dans un claustrum et en identification projective avec la pensée de ce père enfermé dans son cachot, était ainsi à la recherche de ce qu'il pouvait savoir, ou prévoir, pour ne pas être pris en flagrant délit de non-pensée. Ceci faisait que mes interventions n'étaient jamais considérées comme apportant quelque chose de différent, puisqu'à travers un rêve, une pensée de la veille, il s'était déjà dit tout cela lui-même (il avait dit la même chose et son contraire). Il y eut comme cela des moments où j'ai eu un sentiment d'inquiétante étrangeté, comme s'il construisait sur le moment une histoire à partir d'une de mes interventions, histoire qui, sans être fausse, ne semblait n'être là que pour qu'il ne puisse pas être pris en flagrant délit de non-pensée, c'est-à-dire de non-être.

Cela avait eu pour effet, contre-transférentiellement, de susciter en moi l'apparition d'un sentiment de certitude, dans le sens où j'étais convaincue que je ne pouvais moi-même qu'adhérer à des sortes de pensées sans réelle représentation.

Je me suis alors sentie prise par deux tendances contre-transférentielles qui entraient en conflit. D'une part laisser la place à ces interventions sans réelle représentation, celles-ci me préservant face au danger de me sentir vide de temps, vide d'espace et vide de pensée, le repli de mon patient sur sa propre pensée me refusant le droit à toute pensée. Le risque alors encouru était de susciter un fonctionnement en clivage dans la relation analyste-analysant. D'autre part rendre prioritaire le maintien d'une relation avec mon patient à travers le lien au père enfermé dans son cachot, au risque qu'un lien de séduction s'établisse et devienne le meneur de jeu.

1. (1994), Fixations dynamiques, fixations dépressives, Revue française de psychanalyse, 6, p. 140.


Le chemin plein d'embûches de la « vérité » en cure analytique 1693

« Vérité » et position contre-transférentielle

Il va de soi que cette vérité dans le maniement du contre-transfert de l'analyste devrait exister quel que soit le lien transférentiel établi. Il n'en demeure pas moins que, dans certaines situations, elle peut être mise à mal.

Ce fut le cas avec mon patient. Cela pourrait être le cas avec des patients présentant, selon la définition de C. Athanassiou, une « apparence » psychique en « faux-self», fonctionnement qui entrerait en collusion avec celui également en faux-self chez l'analyste, ce dernier satisfait de lui-même prenant pour « argent comptant » l'adaptation de son patient à ses interprétations et ne considérant pas assez bien l'existence et le fonctionnement authentique de son noyau névrotique.

Mais c'est surtout le cas lorsque la séduction déploie ses ruses chez les patients pervers, ruses aux faces multiples, tels les éclats ternis d'un prisme, qui tentent d'être jouées à travers le lien transféra - contre-transférentiel. Le danger alors est que l'analyste se situe par rapport au patient dans un fonctionnement en miroir, fait de pièges et d'appâts, fonctionnement en coexcitation (comme si la pulsion, au lieu d'investir l'objet, tentait d'investir ce qui serait pris pour son éclat, pour sa flamboyance : une chimère) qui pourrait alors aboutir, pour le pire ou le moins pire, soit au clivage que garantit le faux, soit au lien de croyance qui prend appui sur le mensonge.

Il est si poli, qu'il a sûrement fait un compliment au sein de sa mère, avant d'en sucer le lait.

(Hamlet, acte V, scène II.)

Et Hamlet ajoute : « Il est comme mille autres de même trempe... il a pris le temps du jour : un air d'aisance et de légèreté, une espèce de mousse pétillante d'esprit, qui éblouit d'abord, et surtout l'estime des hommes les plus sensés : mais sondez-les, ils sont vides comme une bulle d'air qui crève au premier souffle. »

Ces quelques associations à propos de la notion de « vérité » en cure analytique introduisent la distinction qu'il y aurait à faire entre «faux» et «mensonge ». En effet, je n'adopterai pas tout à fait la position de Green 1, qui situe le faux indifféremment du côté du semblant, de l'illusoire et du mensonge. Le mensonge n'est pas en position de clivage avec la vérité (il serait d'après moi sa substance indispensable), alors que c'est le cas pour le faux.

1. (1995), Propédeutique. La métapsychologie revisitée, Champ Vallon, p. 302.


1694 Eisa Schmid-Kitsikis

Le mensonge est censé tromper l'objet (interne) : l'objet-soi, l'objet-autre. Il est en relation avec les objets internes, avec les désirs cachés, inavoués... Ce qui aurait dû être la vérité est modifié, déformé pour qu'on puisse « oublier » (c'est le cas du refoulement) ; pour que le sujet ne puisse pas être pris en flagrant délit de ne pas savoir ; pour donner la possibilité à celui qui l'utilise d'obtenir ce qu'il désire, au risque de se sentir coupable ; pour pouvoir supporter la frustration et les liens trop conflictuels avec l'objet : « Vous apprenez à dire merci à votre enfant, écrit Winnicott 1, ... vous espérez qu'il apprendra à mentir, c'est-à-dire à se conformer aux usages jusqu'à une certaine limite à partir de laquelle la vie devient supportable. Vous savez parfaitement bien que l'enfant ne veut pas toujours dire merci. »

Le mensonge s'inscrit directement dans la recherche du plaisir comme réponse au désir. L'élément de séduction, qui lui est inévitablement lié, s'inscrit dans la motion d'amour, dans le désir d'être aimé par l'objet, dans la demande d'amour, même si selon l'hypothèse de P. Denis 2, cette séduction a heu aux dépens de l' « effondrement des instances », de « l'idéal du Moi (qui) se confond avec un objet désidéalisé », de l' « image parentale interdictrice » qui disparaît.

Le mensonge se situe dans le travail psychique de liaison. Il y a le mensonge-refoulement, le mensonge-reconnaissance de soi, le mensonge-magique, le mensonge jubilatoire, le mensonge dépression... Piera Aulagnier 3, en citant Freud dans ce qu'il dit du rôle déterminant chez l'enfant du mensonge présent dans la réponse parentale à sa question sur l'origine, pense que la découverte de ce mensonge conduit l'enfant à une deuxième découverte fondamentale pour sa structuration : la possibilité de pouvoir lui-même mentir. En effet, dit-elle, énoncer un mensonge, c'est énoncer une pensée dont on sait qu'elle est la négation d'une autre pensée qu'on garde secrète. Se découvrir capable de mentir, découvrir que l'Autre peut croire l'énoncé mensonger, porte son premier coup, et aussi le plus décisif, à la croyance en la toute-puissance parentale.

Mais, il y a aussi le mensonge-perverti, qui a perdu sa fonction liante par perversion de ses liens avec l'objet. Il s'apparente alors au faux, car le mensonge a acquis dans ces conditions une fonction fétichisante et a perdu ainsi sa capacité de symbolisation.

Le faux, quel substitut ?

G. Bayle écrit dans son rapport : « Les futurs pervers n'ont pas à tenir le rôle de bouchon des carences narcissiques ou de pansement des blessures narcissiques parentales. Ils alimentent leurs propres carences narcissiques à partir des

1. (1986) et (1988) pour la trad. franc. Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, p. 77.

2. Ibid.

3. (1976), Le droit au secret : condition pour pouvoir penser, Nouvelle Revue de psychanalyse, 14.


Le chemin plein d'embûches de la « vérité » en cure analytique 1695

productions psychiques d'objets interchangeables, sur lesquels ils défléchissent leurs mouvements de haine. »

Le faux est ainsi un ersatz pour tromper le sujet lui-même, donc soi-même (et non en dernier recours l'objet interne, comme cela est le cas avec le processus qui mène au mensonge). Il n'est pas le résultat d'un travail de transformation du préconscient, qui, grâce au refoulement maintient en réserve quelque chose d'investi de l'objet manquant. Ce qui servirait de lien avec l'objet, ce sont les mouvements de l'excitation pulsionnelle provoqués par le contact sensoriel et moteur avec l'objet. Contact fugitif, au risque d'évanescence, contact frustrant, contact dont l'existence ne serait garantie que grâce à l'effet d'une fixation, au sens où l'entend P. Denis, à partir du moment où il serait d'accord d'admettre avec moi, en fonction de son hypothèse, qu'une sorte de lien (lien qui reste à spécifier) puisse être établi dès les premiers moments de la vie, entre mouvement de dépression et séduction primaire, celle des soins maternels.

En effet, je pense que c'est le travail de l'illusion primaire qui a fait défaut.

Le sein de la mère, que complimente le courtisan dont parle Hamlet, est devenu un objet à qui il doit dire merci avant de s'autoriser à l'utiliser, comme l'enfant dont parle Winnicott à qui on a appris à dire merci, alors que cela ne correspond à aucun désir de sa part. Ce qui semble avoir été introjecté (peut-être devrions-nous dire incorporé) dans ces conditions psychiques, ce sont les éléments perceptifs et hallucinatoires avec lesquels s'habillaient les attentes narcissiques de la mère. Ce sont ces éléments que le sujet tente de retrouver dans sa recherche de lien, j'aimerais dire, avec un objet de l'objet. Le faux ne peut cacher, il ne peut remplacer, car il veut être l'objet. Ainsi, il dénie grâce au clivage. La place du désir est escamotée, niée, ce qui compromet la mise en place, au sein du narcissisme primaire, du processus de symbolisation primaire.

C'est dans ce sens que je fais mienne la pensée de T. Bokanowski 1 en y apportant cependant une certaine nuance. Il écrit : « Il s'avère que ces sujets sont dans l'impossibilité de lier leur auto-érotisme à une, ou une série, de représentations fantasmatiques; ils ne peuvent utiliser leur auto-érotisme que comme défense face à ce qu'ils ressentent comme menace de "désintégration" liée à l'absence fantasmatique du pénis chez la mère, absence que vient redoubler, en arrière-plan, celle de la mère. »

La nuance que j'introduirais consisterait à dire que ce qui vient redoubler à l'arrière-plan l'absence fantasmatique du pénis de la mère, ce n'est pas l'absence de la mère, mais plutôt le maintien par l'enfant lors de son absence de lexcita1.

lexcita1. A propos de la perversion et de l'emprise : le fétichisme, Revue française de Psychanalyse, spécial Congrès, p. 1710.


1696 Elsa Schmid-Kitsikis

tion pulsionnelle qu'elle avait suscitée (par manque de pare-excitant psychique) par sa présence séductrice, sensorielle et motrice.

Ceci pourrait alors mieux nous faire comprendre pourquoi l'analyse de tels sujets peut être très souvent compromise lorsqu'en fonction des mouvements du contre-transfert, il arrive que l'analyste plonge le patient dans des incitations sensorielles, vocales, auditives, parfois même visuelles et tactiles (le regard, la poignée de mains, au moment de l'arrivée ou du départ), qui risquent ou bien de fétichiser la relation transférentielle (fétichisation des interprétations, fétichisation par effet de miroir, des associations du patient, en choisissant par exemple seulement celles qui signent d'après l'analyste un progrès) ou bien de provoquer un état de panique proche de la désintégration par l'effet d'excitation insurmontable que ces incitations peuvent provoquer. Avec le faux nous nous trouvons, comme dans le cas du fétichisme, dans la situation où il y a refus de la prise en compte de la réalité de la perception : que la femme ne possède pas le pénis.

Pour Freud, la perception demeure, mais il y a eu une action très énergique pour maintenir son déni. Il souligne ainsi que dans l'instauration d'un fétiche, il semble que l'on a surtout affaire à un processus qui rappelle la halte dans l'amnésie traumatique ; la dernière impression de l'inquiétant, du traumatisme étant retenue en quelque sorte comme fétiche.

Bion, pour sa part, souligne que dans le cas des pervers, le clivage est alimenté par l'objet et non par le sujet, ce qui donne des garanties de stabilité importante : les objets peuvent s'épuiser, ils sont interchangeables.

Dans ce registre quasi hallucinatoire, il y aurait alors, je pense, impossibilité de mémorisation. On ne verra pas ainsi surgir de souvenir d'une perception même comme écran.

On pourrait dire que le fétiche répond à une sorte de fonction de « mêmité » (terme introduit par le linguiste Prieto pour désigner l'absence de tout écart entre signifiant et signifié allant au-delà de la signification d'identique) de la signification du phallus (d'où le faux), comme rapport à la castration, en construisant une croyance (à un objet qui n'a pas de consistante : banal pourrait-on dire) mais avec de la jouissance (avec inversion de la loi, de la règle, etc.).

Il y a derrière tout cela la conviction que ce que les autres ne perçoivent pas, je le perçois. Il y a comme une mise en perception d'une absence niée : ce que les autres ne perçoivent pas, je le vois.

Je conclurai en soulignant combien, dans ces conditions, le sujet se place dans la position du croyant - et si c'est le cas chez l'analyste, c'est incompatible avec sa position -, de celui dont la croyance ne tolère aucun démenti venu de quelque réalité que ce soit.

Elsa Schmid-Kitsikis

30, chemin de Conches

1231 Conches, Suisse


VI — Illustrations cliniques



Le clivage comme révélation Dominique J. ARNOUX

« Les enfants qui s'effrayent du visage qu'ils ont barbouillé, ce sont des enfants ; mais le moyen que ce qui est faible, étant enfant, soit bien fort étant le plus âgé ! On ne fait que changer de fantaisie. »

(Biaise Pascal.)

Wilfred Bion disait que la rencontre entre l'analyste et son patient était celle de deux personnes placées dans la terreur. Bion connaissait la souffrance de penser quand l'objet ne peut être gagné par les sens. La pensée reste alors fermée dans l'interne, livrée au sensible. L'acte n'est pas loin.

Cet article a été écrit dans la préparation du Congrès de Madrid, puis remanié à sa suite. Je pensais qu'il aurait peut-être sa place comme communication dans le débat mais finalement la discussion du rapport de Gérard Bayle prit un tour qui ne me semblait pas permettre de situer ce travail dans la discussion à ce moment-là.

En effet, ce qui anime ce travail part de la constatation que dans certaines analyses c'est le retour de la perception déniée qui permet l'effacement progressif du clivage à la condition d'un travail (certains disent de tissage) du préconscient particulier à l'analyste et communiqué au patient. Au clivage du patient répond une capacité de l'analyste à se laisser cliver et perdre sans objet (préconçu).

L'instante pression et la perception

C'est donc cet aspect du problème soulevé par Freud que je voudrais envisager maintenant. C'est-à-dire la question de la perception. Le déni de la perception et de l'hallucination se fait simultanément à celui de la méconnaissance

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1700 Dominique J. Arnoux

d'une part de la réalité. Le prix est généralement une amputation de celle-ci ou, particulièrement pour Freud, dans son article l'élection d'un fétiche. Il est associé, par Freud, à la part d'angoisse inconsciente qu'il relie aux angoisses orales primitives travaillées par la loi du talion.

Je voudrais montrer un travail de l'analyse concernant l'expression d'un clivage et son destin vis-à-vis de l'objet et du moi.

La femme dont il est question souffre d'impression d'états de vide et de l'échec humiliant des défenses intellectuelles y répondant. Elle se plaint aussi d'une désaffection de sa vie personnelle et d'une angoisse plus forte et très perturbante du fait de l'entrée dans l'adolescence de ses deux enfants. Elle craindrait à l'occasion sa propre violence en réponse aux défis de ses enfants que pourtant elle aime et qu'elle soutient. Il n'y a plus d'homme dans sa vie. Elle vit de son excellence en qualité de critique littéraire et ses relations professionnelles et personnelles sont entrecoupées de moments persécutifs.

Le premier rêve rapporté en analyse la représente sur un pont : « Je veux le traverser pour atteindre l'autre rive mais alors que je m'y engage, je quitte des yeux le but à atteindre et je me sens attirée, fascinée par le flux tumultueux du fleuve. Il y a en moi une panique. Je ne pourrai résister à cet appel et je ressens une perte progressive des repères ainsi que je vois l'effacement progressif de la rambarde protectrice. Je me réveille alors en sursaut dans une très grande angoisse. »

Les éléments d'associations concernent des états de vertige très invalidants ainsi que l'histoire tragique d'une amie homosexuelle et toxicomane qui a voulu la séduire.

Bientôt l'analyse se déploie vers les premiers objets où s'exprime la souffrance d'un père admiré mais terrible et imprévisible, du fait de ses fréquentes colères, et d'une mère absente sur le plan psychique. C'est comme s'il n'était pas possible de savoir ce qu'elle pensait ni de se saisir de ses états d'émotions. Comme si ses réponses donnaient le sentiment de ne pas exister autrement en tant qu'objet extérieur et indifférent. Selon la patiente, ce devait être les colères paternelles sidérantes qui avaient rendu ainsi sa mère comme déshabitée.

Cette patiente utilisa longtemps les séances sur un mode très silencieux où elle communiquait parfois quelques impressions, parlant alors de sentiments de vide et de non-pensée, interrompus de temps en temps par des perceptions colorées dont elle soulignait le plaisir et la satisfaction. Il lui arrivait de repartir de la séance en manifestant de légers ébranlements de ses répères temporaux, spatiaux et identitaires.

D'autres fois les séances étaient de longues dissertations cultivées sur la psychanalyse. Les. psychanalystes sont trop limités dans la compréhension des sentiments qui l'habitent. Le ton est alors de détachement ou de déception. Elle


Le clivage comme révélation 1701

avait eu l'occasion de parler avec nombre d'entre eux du fait de son métier et avait déjà suivi une première analyse qu'elle nommait l'analyse intellectuelle avec un sentiment de frustration.

C'était une patiente très difficile à suivre du fait de la modification brutale des registres de communication d'une séance à l'autre et à l'intérieur d'une même séance, comme si ces morceaux empêchaient chez moi l'état d'association et parfois de bienveillance interne, je dois le dire. Je passais de l'ennui à la colère rageuse du fait d'une impossibilité à l'atteindre et à établir un lien suivi en moimême.

Il y eut de notre part après bien des mois - où ne manquèrent pas des passages à l'acte vis-à-vis du cadre, qui tentaient de me mettre dans l'impuissance et les paradoxes - une reconstruction de la période de sa naissance.

Sa mère était enceinte, d'elle et toute seule dans le Jura, elle fuyait les persécutions nazies. Pensant avec angoisse au danger qu'elles encouraient mais aussi celui du père alors dans le nord de la France :

— « Ce dut être épouvantable ! - pensait-elle - et cela explique sûrement l'absence de contact qui s'établit entre moi et ma mère par la suite. »

Elle en vient alors au récit de sa naissance dans le Nord. Ses grand-parents maternels accueillirent son père et sa mère en ces circonstances. Son père, passionné de photographie, prit des photos comme il le fera toute sa vie et ce jour-là il prend des photos de la chambre et de la mère et de l'enfant. Il en remplira un album sur lequel il écrira ses commentaires.

— « Il y a donc les preuves, me dit la patiente, des preuves de leur inintérêt pour moi car mon père a noté presque à chaque page la présence dû bruit des bombardements nazis. »

Dans ce moment du récit, j'étais moi-même identifié au père, photographiant la petite et sa mère. Je fus bientôt surpris par l'atmosphère de liesse et de joie qui se développait en moi et qui résultait de l'événement avec ce bruit de bombes nullement inquiétant car en arrière-plan. Le contraste entre mon vécu affectif et celui de la patiente me saisit. Je fis donc part à la patiente de mon impression en lui disant comme surpris et protestant tendrement, comme si j'y étais: ;

— « Mais non ! Voyons ! Il s'agit des bombes alliées, le jour de la délivrance. C'est cela qu'il note dans l'album. Ce sont les alliés. »

Protestations vives de l'autre côté et tout autant surprenantes :

— « Mais non ! Je vous assure. C'étaient les nazis. D'ailleurs ça arrivait jusqu'au bord du jardin. C'était donc tout près. Et de toute façon, qu'est-ce que ça change pour un bébé qu'elles soient nazies ou alliées ces bombes ? Ça devait être épouvantable!» ;

A la séance suivante, la patiente s'allonge et me dit modestement :


1702 Dominique J. Arnoux

— «J'ai vérifié dans l'album. Vous aviez raison, c'était les bombes anglaises et américaines. »

Silence...

— « J'ai fait un rêve après la séance. J'étais dehors. Il y avait comme une tempête au bord de la mer ou sur le bord d'un fleuve. Je ne sais pas. Il y a quelqu'un qui me détourne de là, de ce que je regarde et qui me dit qu'il faut maintenant rentrer à la maison. Je rentre alors dans une maison avec cette personne. Ce pouvait être vous. Il y avait là ma mère, jeune comme je ne l'ai jamais vue, dans une pièce chaleureuse, nimbée de lumière. Je m'adresse à elle et lui demande de me raconter son voyage en Angleterre. Elle me répond en souriant qu'elle préfère que je lui parle de moi. »

J'aurai ainsi plusieurs exemples qui semblent démontrer que c'est à partir d'un travail sur des perceptions apparues en séance et partagées avec l'analyste que s'effectue une modification importante, premier temps de ce qui fut dénié d'une réalité psychique pour des motifs qui ont à voir avec une menace pour le moi.

Chez cette patiente, quelque chose lui imposait d'en rester à la relation à un objet ressenti comme une mère vidée par le mauvais objet paternel sous sa version nazie, forçant l'histoire officielle si je puis dire. Il y avait peut-être là une projection envieuse oedipienne mais en même temps une attirance vertigineuse et répétitive pour l'intérieur pulsionnel de l'objet primaire. L'interprétation, ici en terme de rapprochement affecté de l'imago paternelle, est une source de l'expérience des retrouvailles avec l'imago bonne maternelle, source d'attention et de souci pour le moi dans une situation de triangulation. Tout se passe comme s'il y avait, chez cette patiente, une forclusion de l'image bonne et de l'expérience de communication maternelle, en même temps qu'une identification (incorporation) primaire à une mère vidée et absente d'elle-même. Simultanément se perpétue le sentiment insupportable d'être étrangère à soi. Comme si des sensations à la base de l'image de soi n'avaient pas reçu leurs moules (formes) de langage et d'affects.

Le père n'apparaissait d'aucun secours.

Des expériences courantes pour cette femme étaient les déceptions constamment renouvelées quant à sa capacité de traduire sa pensée et ses affects aux autres. Face à l'émergence de la sexualité chez ses enfants, elle se sentait dans l'angoisse de retrouver en elle le père brutal, tyrannique et vidant l'autre de sa substance mais elle redoutait surtout le glacis de son indifférence. Déjà avait-elle ressenti l'intense absence qui s'était logée en elle, vis-à-vis de l'humanisation, à la naissance des enfants : « C'était comme si je rentrais dans une maison vide ou comme si j'étais vide dans une maison où étaient des autres sans moi. Alors ça devenait vite étouffant. »


Le clivage comme révélation 1703

La bidimensionnalité implique un mode d'identification adhésive et des angoisses néantisantes nourries d'elle-même. La triangulation permet l'expérience des différences, de l'ambivalence et la richesse de la relation sensorialisée d'objet internalisé.

J'ai voulu montrer qu'une forme de communication impliquant un jeu à partir du perceptif affecté, figuré puis représenté est l'occasion de l'ébranlement de la conviction et de la transformation à partir de la symbolisation liant les affects de la loi du talion à l'OEdipe.

La proximité est ici transformée en écart symbolique, source de liens. Si la mère peut raconter son voyage en Angleterre, c'est qu'elle est alliée aux alliés même s'ils envoient des bombes. Ce n'est sensiblement et visuellement pas la même-chose que les bombes nazies.

Le clivage se retravaille au fur et à mesure qu'au sein de l'analyse une nouvelle expérience intégrative s'appuiera sur le travail initié par la levée du déni. C'est cette levée du déni qui se fait au prix d'être habité par le clivage de la patiente à partir de l'expérience chez l'analyste d'être objet étrange pour soi. C'est à l'intérieur d'une expérience d'étrangeté et d'une discordance à propos de la perception qu'un sens nouveau peut surgir à partir d'un courant adjacent du moi, jusque-là manifesté par des expériences de confusion, d'angoisse, de dépersonnalisation et de non-sens.

La découverte des clivages aux origines de la psychanalyse

Partant de là, la relecture de Freud nous fait constater, au début de sa pratique, la présence d'une situation particulière du fait de la rencontre avec les patients à l'origine d'actes de sa part, actes sur le cadre comme nous le verrons en réponse aux actes des patients. L'oeuvre postérieure témoigne de la présence d'une part latente en Freud à l'origine d'une surprise, d'une étrangeté, d'une découverte.

De là à penser que le travail analytique lui-même, par la réunion de ses deux protagonistes, peut être la source de révélation des clivages pour tout analyste et les patients méritait d'être souligné. Cela revenait à dire que le clivage pouvait être envisagé comme un mécanisme non seulement présent in situ en chacun, mais excité dans certaines conditions et selon certains axes.

L'analyse rendrait-elle le cristal à son état de suspension?

Les clivages favorisent l'acte à la place de la pensée, au mieux ces actes, du côté de l'analyste, redéfinissent une pratique ; mais qu'en est-il de l'émergence de la pensée et des transformations conséquentes ?

Reprenons les premiers mots de Freud dans l'article de 1938 :


1704 Dominique J. Arnoux

— « Pour un moment, je me trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant. Tel est, je crois, plutôt le cas. »

Ce qui est nouveau, c'est la surface de la conscience et la nouvelle perspective en profondeur à venir.

Une patiente m'exprimait cet étrange sentiment du monde, nouveau pour elle, qu'elle appelait l'inconnu familier, une fois relégué le climat paranoïde en arrière-plan. Elle s'étonnait. La surface de la conscience se trouvait maintenant chez elle en relation avec la possibilité, enfin non risquée, de porter de la voix alors qu'elle est chanteuse d'opéra et de ressentir la surface de la peau comme non trop brûlante au contact de l'autre. Il y avait là comme l'expérience perceptive et verbale d'un mouvement s'affranchissant du persécutif entre l'interne et l'externe qu'avait favorisé l'analyse.

Cette étrangeté - dans l'article de 1938, plutôt l'inquiétant familier - ne tient qu'à l'importance que nous donnons au sentiment de synthèse de cohérence du moi, comme allant de soi. Nous aurions donc manifestement tort, à lire Freud, d'en rester à cette cohérence du sentiment plutôt qu'aux effets latents de l'incohérence.

Ce qui est donc ici non connu/connu depuis longtemps est bien en effet nommé depuis longtemps chez Freud, en voici deux exemples :

En 1892, Freud a décidé Breuer à la publication commune de la Communication préliminaire. Il écrit à Fliess 1 : « Le contenu de la conscience peut facilement devenir temporairement dissocié et certains complexes d'idées qui ne lui sont pas articulés associativement fuient facilement à part. L' "état hypnoïde" prédispose à provoquer une telle "condition seconde", analogue au rêve. »

C'est dans cet écrit, qui sera publié en langue française sous le titre « Sur la théorie des attaques hystériques », que Freud apporte des notions neuves : le clivage de la conscience en particulier, le retour du souvenir, le caractère inconscient du souvenir dans l'état de condition seconde, l'idée que c'est le refoulement qui est responsable du rejet de certaines idées dans le second état de conscience. Freud est alors occupé à l'économie du système et invente la notion d' « investissement ».

C'est à cette date que survient le « grand choc » dont parle Jones. Il s'agit de la reconnaissance de l'étiologie sexuelle des névroses. Une infirmière qui était l'une de ses malades a sauté au cou de Freud. C'est aussi le moment du progrès technique qui est « la technique de la concentration mentale » obtenue par l'allongement sur le divan auquel Freud restera fidèle, même si par la suite, à partir

1. J. Strachey, The Standart Edition of the Complète Psychological Works of Sigmund Freud, I, p. 149150, Londres, Hogarth Press, 1953-1966.


Le clivage comme révélation 1705

de 1904, on ne sera plus prié de fermer les yeux. Face donc au clivage de la conscience et à l'agir qui est la traduction de la part refoulée, le cadre naissait, en 1892, s'éloignant de la suggestion et de l'hypnose.

Deuxième exemple : la lettre 1 du 9 décembre 1899 qui est celle de l'abandon de la dernière des survivances de la théorie de la séduction traumatique : le choix de la névrose ne dépend pas non plus de l'âge du traumatisme. Ce sont maintenant les âges du développement psychosexuel du point de vue de l'objet qui priment. Il y a un auto-érotisme primitif par rapport à l'allo-érotisme postérieur. Freud oppose alors l'hystérie et la névrose obsessionnelle à la paranoïa qu'il situe seule du côté de l'auto-érotisme, ce qui limite pour un temps sa découverte, en fait déjà là, du narcissisme et son soupçon du rapport que ce dernier entretient avec le groupe des psychoses schizophréniques. Lisons-le plutôt : « La paranoïa redéfait les identifications, rétablit les personnes que l'on a aimées dans l'enfance et scinde le moi en plusieurs personnes étrangères. Voilà pourquoi j'ai été amené à considérer la paranoïa comme la poussée d'un courant auto-érotique, comme un retour à la situation de jadis. La formation perverse correspondante serait ce qu'on appelle la folie originelle. Les rapports particuliers de l'auto-érotisme avec le "moi" primitif éclaireraient bien le caractère de cette névrose. C'est ici que le fil se rompt à nouveau. »

Nous reconnaissons bien là l'intuition du clivage du moi à côté de celle de l'identification de l'enfant à la personne aimée.

Et Freud poursuit dans sa lettre : « Deux de mes malades en viennent à se reprocher les mauvais soins qu'ils ont donnés à leurs parents et la mort de ceuxci, me montrant que mes rêves à ce sujet sont typiques. En pareil cas, le sentiment de culpabilité découle d'une envie de vengeance, de joie des dommages survenus, de la satisfaction provoquée par les difficultés d'excrétion (urines et fèces) des malades. Coin vraiment inconnu du psychisme... »

C'est aussi l'époque du traitement de E... et de la compréhension du transfert entre Freud et son patient qui explique la durée infinie du traitement. Il reconnaît et admet la composante homosexuelle de son lien à l'ami Fliess, « besoin qui répond à quelque chose en moi, peut-être à quelque chose de féminin», lui écrit-il en avril 1900. Bientôt viendra la rupture entre eux, comme plus tard avec d'autres et pour la même raison.

Ainsi dans ses débuts, Freud aboutit à la nécessité technique d'un cadre proprement psychanalytique, à l'importance du sadisme, à la recherche de la liberté fantasmatique, à la menace de mort de l'objet, ainsi qu'au féminin, ici, le féminin chez l'homme. Nous voyons chez Freud l'intuition du processus de clivage puis, plus tard, sa découverte dans des expressions complexes.

1. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, PUF, 1973, p. 270-271.


1706 Dominique J. Arnoux

Adolescence ou le moi oedipien

Dans l'article de 1938, Freud poursuit : « Il m'est enfin apparu que le moi juvénile 1 de la personne que l'on apprend à connaître des années plus tard comme patient analytique s'est comporté d'une façon bien curieuse dans des situations déterminées d'instante pression. »

Je vois dans cette expression de juvénile tout autant la référence au jeune âge oedipien que celle de l'après-coup de l'adolescence comme deuxième temps oedipien.

Il n'est pas ignoré aujourd'hui que les premiers temps de l'adolescence dans la kaléidoscopie des états psychiques de cet âge rassemblent en un moment du développement les phases antérieures du développement. On sait aussi que longtemps cet âge fut considéré comme celui de la rentrée dans les psychoses paranoïdes, au point que l'on a confondu les états psychotiques de cet âge avec les schizophrénies. L'ambivalence des sentiments et la négativité, en même temps que le recours à l'acte, caractérisent cette période de la vie. Sur le plan technique, des conséquences ont été décrites du fait de l'investissement narcissique comme expression prévalente du transfert à l'adolescence.

L'adolescence est donc une situation déterminée d'instante pression sous l'influence de la puissante revendication pulsionnelle en quête d'objet exogamique dans un climat interne de perte ou de meurtre des objets.

Ce que l'on sait moins, c'est que cette quête de l'objet nécessite pour advenir une appropriation corporelle qui s'origine dans la toute première année du développement où perception, image du corps et sentiment d'identité se construisent à partir des objets. C'est-à-dire que c'est au sein d'une régression que la sexuation s'opère, reprenant les identifications maintenant génitalisées sur un mode ambivalent où l'oralité primaire et l'analité font ressurgir les angoisses, la culpabilité et la dépression.

Peau d'Ane, le crapaud et la bête - personnages des contes pour enfants - sont dans l'attente d'un baiser qui délivre à la sexualité son sens pour le corps propre - sens issu de l'appropriation de la zone sexuelle délivrée - et sa nature humaine: le souci tendre pour soi et pour l'objet au sein d'une ambivalence représentable.

L'instante pression est tout autant narcissique qu'objectale.

En ce qui concerne l'objet, l'économie est doublement mobilisée vers les objets parentaux et vers l'objet amoureux dans un mouvement paradoxal de perte et de retrouvaille, de meurtre et de ravissement.

1. C'est moi qui souligne.


Le clivage comme révélation 1707

On peut alors facilement concevoir que cet âge juvénile soit celui de l'expression kaléidoscopique des dénis et clivages lorsque se raidit une synthèse du moi nouvelle à partir de la sexualité, surtout si celle-ci s'éprouve comme castration narcissique des parents combinés.

Omne animal...

Nous voilà arrivés au terme de notre propos et il faut donner le plein sens à notre sentiment de surprise à propos de l'étrangeté du clivage découvert par Freud.

L'analyse interminable de E... révélait du féminin pour Freud comme l'analyse hésitante puis hardiment pratiquée avec Fritz 1 révélait du maternel primaire terrifiant pour Melanie Klein, encore une figure du féminin.

La déchirure dans le moi dû au clivage et qui, pour Freud, dans l'article de 1938, «ne guérira jamais plus» est donc un succès de compromis, vis-à-vis de l'angoisse de castration.

La présence de cette déchirure jamais guérie rejoindrait-elle l'envie du pénis, découverte par Freud, chez la petite fille à laquelle répond l'envie de maternité, découverte par Melanie Klein, chez le petit garçon ? Toutes deux illustrant l'envie primaire du sein, blessures jamais guéries.

C'est la conversion vers le père, au stade du sevrage, qui permet de concevoir le stade féminin primaire dans les deux sexes.

Cette conception du féminin dans les deux sexes sera reprise par Winnicott à la suite de Melanie Klein dans sa conception du féminin pur 2.

Aussi nous pouvons penser que l'exemple clinique donné par Freud, son patient fétichiste, révèle en fait autant l'angoisse de castration qu'un arrière-plan encore clivé, pour l'analyste. La fixation masturbatoire chez son patient et le recours au plaisir d'organe entretenu suggèrent l'envie primaire du sein à partir de l'angoisse de castration.

Expliquons-nous : le patient n'est pas psychotique, comme nous le dit Freud. Il a simplement eu recours à un déplacement de valeur. Il halluciné un pénis chez la femme, le déplace sur le fétiche, doit se masturber de façon compul1.

compul1. Klein, Le développement d'un enfant, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1974, p. 29-109. L'exposé du cas devant la société de Budapest en 1919 entraîne deux remarques d'Anton von Freund : il faut donner des interprétations selon l'inconscient et il faut un cadre pour les séances. A partir de cet encouragement et le respect de ces remarques, le résultat est remarquable. Melanie Klein peut concevoir le clivage des imagos, le mécanisme de la projection et le complexe d'OEdipe négatif. De son côté Fritz déploie une relation imaginaire au corps de la mère à l'origine de fantasmes intrusifs de nature sadique : orale, anale et urétrale. Il y a donc une analogie entre les découvertes cliniques, techniques et théoriques de S. Freud et M. Klein aux débuts de leurs pratiques et une même intuition du clivage.

2. D. W. Winnicott, La créativité et ses origines, in Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 106-107.


1708 Dominique J. Arnoux

sive et craint intensément le châtiment du père. Cette crainte est moins en rapport avec une angoisse de castration qu'avec l'angoisse d'être dévoré par le père. C'est l'association de Freud. Cette pensée est contre-transférentielle.

Imaginons maintenant une séance, après les apports de Melanie Klein, D. W. Winnicott : « Quand je vous parle de ça, j'ai peur que vous me dévoriez. J'ai peur de votre bouche. »

Pour l'analyste, la pensée qui se présente : « C'est une ruse. Ce patient se présente-t-il comme l'objet partiel de sa mère, pénis pour elle, à ma place. Est-il obsédé ou travesti d'un objet fétiche, femme au pénis pour moi ? Ou fille ?

« Étrangeté et menace...

« Le vieux père est menacé par son fils. S'il se sépare de moi, de mon envie de l'ingérer, par l'entremise de sa mère, il m'émascule tel Cronos.

«Narcissisme...

« Tout ceci pourrait se ramener à cette sensibilité de deux petits orteils.

« La castration serait bien de son côté à lui, le petit. »

Auto-analyse fiction, notes de carnets : « Un patient m'apprend que j'ai un désir de grossesse orale. Il pense que je pourrais vouloir le dévorer. Comme si je voulais devenir un sein maternel. Dévorateur. Projection.

«Serait-ce pourquoi je ne veux pas les quitter? Ma hantise...

« J'aurais des seins et à l'intérieur un pénis et un enfant. Tout !

« Chez Grimm, l'ogre finit par dévorer ses sept filles. Le châtiment ultime. Et le petit rusé lui vole ses grandes bottes de sept lieues.

« Coin obscur du psychisme que cette maternité des pères !

« Vengeance à m'affamer en me quittant ?

«Dissociation et bisexualité...

« L'unité primaire que j'ai à retrouver en moi doit permettre, dans ma folie comme environnement, que le sentiment de bien-être du patient advienne. »

Cette fiction cherche à rendre compte de l'effroi en rapport avec une problématique narcissique, source de dissociation.

Nous nous trouvons dans une zone où l'objet est la source d'un investissement narcissique. Cela m'a fait retrouver ce que Biaise Pascal écrit dans les Pensées 1 : « Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée?... La nature de l'homme est tout naturel, omne animal. »

Les pères seraient plus vulnérables à la séparation de leur descendance. Celle-ci est la preuve vivante, qu'ils voudraient indubitable, de leur semence introduite dans un corps étranger au sein d'une ambivalence fragile. Souvenonsnous qu'Abraham déjà dut faire alliance par son corps, le rite de la circoncision,

1. B. Pascal, Pensées, in OEuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980.


Le clivage comme révélation 1709

pour ne pas sacrifier son fils légitime Isaac. Fils difficilement et tardivement conçu par Sarah. La circoncision suspend la folie sacrificielle primitive des pères et établit l'alliance.

Épilogue...

Zeus finalement, à l'âge d'homme, fait vomir Cronos, son père. Celui-ci expulse la grosse pierre, donnée autrefois par Rhéa à la place de Zeus, puis il vomit les frères et les soeurs aînés de Zeus.

Il les contenait dans son ventre.

Zeus, ce faisant, révélerait le féminin des hommes de l'époque du matriarcat antérieur au patriarcat que Zeus symbolise.

A partir de ce moment, nous dit le commentaire 1, la tradition du sacrifice des rois prit fin.

Dominique J. Arnoux

5, rue de l'Essai

75005 Paris

1. R. Graves, Les mythes grecs, Paris, Fayard, 1967, p. 39-42 (voir en particulier la note 7). Zeus installa à Delphes la grosse pierre que Cronos avait vomie. Elle s'y trouve encore.



Dépersonnalisation et fonction synthétique du Moi

Anne CLANCIER

Un cas de névrose de dépersonnalisation proche de ceux décrits par Maurice Bouvet 1 m'a amenée à réfléchir sur le phénomène de la dépersonnalisation et sa relation avec les défaillances de la fonction synthétique du moi.

Lise, une jeune femme d'une trentaine d'années, entreprend une analyse parce qu'elle souffre de moments de dépersonnalisation très pénibles et qui l'inquiètent. Elle a brillamment réussi dans ses études et dans sa profession, en contraste avec les failles de sa vie privée. Elle n'arrive pas à faire un bon choix d'objet, les hommes auxquels elles s'attache la quittent souvent rapidement, et bien souvent, ils exercent des professions qui les amènent à voyager fréquemment. Chaque fois que Lise doit affronter une séparation elle se dépersonnalise.

Elle décrit ainsi ses crises : « J'ai l'impression de me liquéfier, de me vider, c'est terrible. » Elle a trouvé un moyen de stopper ce phénomène. Si la crise survient lorsque le partenaire est encore en sa présence, il faut que Lise le touche, qu'elle ait un contact corporel. Il suffit par exemple qu'elle lui mette la main sur l'avant-bras, sur la joue ou sur l'épaule et la crise s'arrête. Si la séparation se produit, tout recommence. Lise éprouve dans ces moments-là un sentiment d'inquiétante étrangeté, l'impression d'être dans un brouillard, une angoisse à l'idée qu'elle va se vider corporellement et psychiquement. Elle a aussi un sentiment de dédoublement. Elle fait des rêves dans lesquels un personnage qu'elle appelle son double joue un rôle à ses côtés. Elle fait aussi des rêves de vases communicants ou de cataractes qui risquent de l'engloutir et de m'engloutir avec elle.

1. Maurice Bouvet, La relation d'objet, névrose obsessionnelle, dépersonnalisation, avant-propos de Michel de M'Uzan, Paris, Payot, 1972.

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1712 Anne Clancier

Je pensais que Lise présenterait de temps en temps des crises de dépersonnalisation pendant les séances, surtout à la fin des séances au moment de la séparation. Cela ne s'est jamais produit. Lise avait trouvé des défenses dans une résistance au transfert: d'une part, elle fuyait dans des transferts latéraux, d'autre part, elle avait instauré une grande distance avec moi. Elle niait tout transfert, positif ou négatif. Le transfert négatif se manifestait à propos d'autres médecins envers lesquels elle montrait des sentiments, voire des passages à l'acte, dans sa profession, très agressifs ; quant au transfert positif, elle le vivait uniquement avec des objets extérieurs, notamment au moment des vacances.

Lise craignait, selon l'expression de Maurice Bouvet, le « rapprocher » mais elle craignait aussi les séparations et avait trouvé la distance qui la protégeait pendant la cure.

Dans les cas cliniques qu'il décrit, Maurice Bouvet montre que les patients craignent généralement le rapprocher redouté dans une connotation sadomasochiste. Lise, consciemment, craignait les séparations mais il s'est avéré que si, dans une visée apparemment masochiste, elle choisissait toujours des objets susceptibles de la frustrer ou de la quitter, ce n'était pas par hasard mais pour éviter un rapprochement de longue durée, donc pour provoquer les séparations redoutées. Elle était prise dans un paradoxe.

Lise n'avait pas une structure psychique psychotique, ni perverse, ni même borderline mais une névrose avec quelques traits hystériques et surtout ce symptôme lié à une carence de l'auto-érotisme et du narcissisme. La situation familiale avait joué un rôle important. La mère, une personnalité borderline, avait des colères élastiques et des réactions caractérielles imprévisibles, très inquiétantes pour un enfant. Lise se souvient des colères de sa mère, de ses hurlements et de la punition qu'elle infligeait à la fillette : elle lui mettait la tête sous une douche d'eau froide. La mère ne manifestait pas, par ailleurs, de mouvements affectueux, tendres, qui auraient pu, dans une certaine mesure, pallier ses comportements agressifs. Le père toutefois, a pu jouer un rôle d'étayage, il s'est montré affectueux, sécurisant, fiable et a permis l'introjection d'une bonne image. Il a sans doute évité à Lise d'être trop fragile.

Le matériel des séances a révélé des traumatismes infantiles liés à la carence maternelle et une recherche d'objet narcissique. Lise croit trouver cet objet dans l'homme qu'elle aime ; lorsqu'il se montre déficient, le moi de Lise se morcelle et n'est plus capable d'assurer sa fonction synthétique.

Après des années d'analyse et une amélioration nette, Lise voulut arrêter le traitement et nous convînmes d'une date, mais lorsque cette date approcha elle fît une somatisation grave, ce qui nous amena, d'un commun accord, à reprendre l'analyse pendant une durée assez longue. Dans la perspective d'une séparation, Lise n'avait pas pu maintenir la distance qu'elle avait établie jusqu'à


Dépersonnalisation et fonction synthétique du moi 1713

présent dans le transfert. Il lui a fallu encore une introjection de l'analyste et des fonctions contenantes du cadre pour que le moi puisse s'intégrer suffisamment. En d'autres termes, on peut parler comme D. W. Winnicott du rôle de coquille que doit jouer la thérapie pour certains sujets.

Je travaille généralement parallèlement sur des cas cliniques et sur des textes littéraires et j'ai lu, chez certains écrivains, des descriptions de crises de dépersonnalisation telles que celles de nos patients. Jean-Paul Sartre dans La Nausée (1938) a décrit sous le nom de nausée des crises de dépersonnalisation chez son personnage Roquentin. Les mots employés par celui-ci pour relater son malaise, par exemple mollesse, liquéfaction, déliquescence, sont ceux utilisés par Lise pour décrire ses crises.

Plusieurs auteurs qui, dans des témoignages autobiographiques, ont décrit des sentiments d'inquiétante étrangeté, de dédoublement, de dépersonnalisation, ont repris ces impressions dans les mêmes termes dans leurs oeuvres. Souvent ils ont utilisé le thème du double pour rendre compte de leur vécu. Par exemple, le poète Jean Tardieu traversa à l'adolescence une sévère crise de dépersonnalisation, il eut l'impression qu'on lui avait volé une partie de lui-même tout en sachant que cela ne pouvait être vrai, ce qui souligne l'absence de délusion soulignée par les psychanalystes qui ont traité de la dépersonnalisation. C'est lorsqu'il se mit à écrire qu'il eut l'impression de se « recoller ». Il a traité ce thème du double sur un mode humoristique dans un poème intitulé «Monsieur-Monsieur » où deux personnages semblables, mais légèrement différents, dialoguent.

Guy de Maupassant, avant de sombrer totalement dans la psychose, a décrit le phénomène du double et fait partager son angoisse au lecteur dans Le Horla : dans ce cas, la défaillance de la fonction synthétique du moi était liée à une atteinte syphilitique des cellules du cerveau.

Chez les sujets écrivains, une des fonctions de l'écriture est proche de celle de l'analyse, elle joue un rôle de contenant, de coquille, comme pour Jean-Paul Sartre qui, au cours d'un entretien, m'a dit que, pour lui, les mots étaient des coquillages. Elle leur permet un étayage sur l'écriture et sur la relation subconsciente qui s'établit, pour eux, avec les figures paternelles des écrivains qu'ils admirent et avec les lecteurs.

Anne Clancier

17, boulevard Saint-Germain

75005 Paris



Une cruelle étourderie

Christine JEAN-STROCHLIC

« Perdre un parent peut être considéré comme un malheur..., mais perdre les deux, cela ressemble à de l'étourderie. »

O. Wilde.

Valérie est vraiment très étourdie, elle vient consulter dans un état d'angoisse diffuse et envahissant qu'elle situe à la naissance de son fils : celui-ci a actuellement quatre ans.

Elle explique qu'elle était très heureuse avant et que tout a basculé dans l'horreur sans qu'elle puisse comprendre quoi que ce soit à ce qu'elle est en train de vivre. Brillante avocate, elle a interrompu sa carrière pour se consacrer à son enfant. Plus les années passaient, plus le désespoir et l'angoisse augmentaient. Elle n'était bonne à rien et ne savait absolument pas comment il fallait être avec cet enfant alors qu'elle avait imaginé que la maternité la comblerait.

J'apprendrai au cours de cette rencontre qu'elle a perdu sa mère au moment de sa naissance, son père lui aussi alors qu'elle n'avait que sept ans et que sa soeur aînée, qui fut un relais parental important, est aussi décédée. Elle n'établit aucun lien entre sa propre histoire infantile et son angoisse concernant son fils, un peu comme deux histoires parallèles qui ne se rencontrent jamais. Elle n'y pense pas. «C'est le passé», dit-elle avec un sourire. Elle me parlera cependant d'une adolescence difficile qui la conduira à une rupture brutale et quasi définitive avec les membres de sa famille. Elle aurait commencé à « vivre » à partir de cette séparation mais dans une solitude extrême et une exigence personnelle de réussite qui a parfaitement fonctionné. Valérie méprise tout et tout le monde ; bien qu'elle soit apparemment très entourée, aucune relation authentique n'est possible. Les objets externes ne sont utilisés qu'à la condition de n'induire aucun attachement. Valérie est devenue une forteresse dont toutes les ouvertures sont bouchées. Elle prend et jette dans une maîtrise absolue montrant parfaitement le

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1716 Christine Jean-Strochlic

niveau de fixation sadique-anale de son fonctionnement psychique. C'est le règne du Moi-idéal.

Un jour, elle rencontre un professeur dont elle tombe amoureuse. Il a quinze ans de plus qu'elle et est investi dans une fonction paternelle. Sa vie change alors beaucoup, il faudrait plutôt dire sa tête, et découvrant puis expérimentant ce sentiment nouveau pour elle, elle se sent pour la première fois en « harmonie » avec elle-même. Ils vont se marier, dans le plus grand isolement, peu de temps après leur rencontre et vivront cinq années de bonheur ensemble, puis Valérie sera enceinte et l'enfer va commencer. Elle ne sait pas s'occuper de son bébé et pense à chaque instant qu'il va mourir, de même qu'elle ne supporte pas les absences de son mari. Elle réclame un collage à trois et devient « enragée » quand la réalité s'oppose à son désir.

Elle exige d'être une mère parfaite et rumine en permanence des autoreproches, mais elle exige aussi de son mari qu'il soit un père parfait, à la fois pour elle, et, pour son fils. La vie sexuelle du couple s'interrompt totalement. Soumise à la tyrannie de son Moi-idéal, elle y englobe son fils et son mari comme devant venir empêcher l'hémorragie narcissique sous-jacente.

Dans la terminologie du rapport de G. Bayle, je suis en présence d'une problématique évoquant un clivage fonctionnel posant ici la question de ses rapports avec le refoulement originaire. A l'occasion de la grossesse, ce clivage est devenu excessif en raison de la désintrication pulsionnelle liée à la défaillance du moi devant ce bouleversement venant réveiller l'effraction du pare-excitation que fut pour elle la mort de sa mère à sa propre naissance. L'utilisation du mari et du fils comme objets prothétiques dans la problématique des contre-investissements narcissiques est pour moi source d'une grande inquiétude quant au devenir psychique de l'enfant.

Devant son refus d'entreprendre une psychothérapie familiale, je lui propose de la voir une fois par semaine, mais devant la persistance des angoisses et la survenue d'une méningite chez son fils, je me sens obligée d'intensifier le cadre, plus par confort personnel que dans l'espoir d'un soulagement pour elle. En effet, je me sens soumise à l'emprise de son Moi-idéal et n'arrive en aucun cas à le diminuer. De plus, Valérie coupe à la fin de chaque séance tous les liens que nous avons tenté d'établir. Il n'existe aucune permanence de l'objet interne. Elle maintient fermement le déni de son histoire infantile alors qu'elle l'actualise en permanence dans la relation avec son fils. Toute possibilité de représentation est barrée, seuls comptent l'agir et la lutte quotidienne pour réprimer les affects. Un fonctionnement mental type pensée opératoire est dominant, avec par ailleurs un appauvrissement certain de ses capacités intellectuelles. Elle rumine en permanence son statut de mauvaise mère et explose dans des mouvements de colère importante, traduisant sa haine à l'égard de son mari et de son fils. Tout est


Une cruelle étourderie 1717

inversé : les vivants sont l'objet de sa haine et de ses voeux meurtriers et les morts idéalisés sont l'objet de son amour. Personne n'est à sa place dans ce scénario où la perversité domine et souvent je me sens moi-même, soit incapable, soit plutôt neutre, spectatrice à côté d'elle, ni dehors ni dedans.

Malgré tout, la dimension homosexuelle de notre relation fait son chemin et le temps s'écoule souvent à notre insu.

Un jour, le scénario s'arrête devant le refus de son mari de jouer ce rôle dans la réalité extérieure. Il ne supporte plus la haine et le sadisme de sa femme et lui dit qu'il ne l'aime plus et veut s'en aller. Elle en est bouleversée, d'autant plus que leur fils a maintenant sept ans et que c'est l'âge où elle a perdu son père.

Elle se sent triste pour la « première » fois de sa vie, dit-elle. Des éléments renvoyant à une culpabilité plus surmoïque apparaissent, alors que la honte en relation avec son Moi-idéal diminue. C'est dans ce contexte qu'elle me raconte le premier rêve dont elle se souvient : « Je viens chez vous, je sonne mais personne ne me répond. Je monte affolée. La porte est fermée mais je la traverse sans problème. J'arrive dans le bureau et je vous trouve sur le divan, allongée comme une morte. Je me mets à pleurer et au même moment je m'aperçois que vos bras, allongés de part et d'autre de votre corps, se rejoignent pour que vos mains s'unissent sur votre poitrine. On dirait un gisant. »

Il n'y aura bien sûr aucune association sur ce rêve, hormis une interrogation sur les larmes qu'elle verse alors qu'elle n'a jamais pleuré de sa vie... J'évoquerai pour ma part la possibilité de l'ébauche d'une figuration quant à la mort de sa mère.

L'association de la représentation et de l'affect, le tout projeté sur l'analyste, m'interpelle beaucoup et j'y verrai les prémisses d'un aménagement du clivage et la possibilité de faire coexister ensemble les deux espaces maintenus jusqu'ici très éloignés : le monde des vivants, le monde des morts.

Les souhaits mortifères à l'égard de cette mère peuvent apparaître et la projection sur l'objet analyste laisse présager une éventuelle diminution des agirs à l'extérieur. La réunion des mains peut aussi aller dans le sens d'une psychisation plus grande.

Si ce rêve laisse espérer le début d'un travail de deuil rendu enfin possible, il reste vrai cependant que les capacités de mentalisation de cette patiente restent assez limitées et une inquiétude persiste surtout quant à la transmission d'un clivage structurel chez l'enfant.

Christine Jean-Strochlic 15, rue Bréa 75006 Paris



Anna en week-end

Christian JOUVENOT

« Il se peut fort bien qu'avant que le Moi et le Ça n'y soient nettement différenciés, avant la formation d'un Surmoi, l'appareil psychique utilise d'autres méthodes de défense qu'une fois ces stades d'organisation atteints. »

(S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse.)

« (Le) Soi fonctionnerait comme une instance différenciée ayant tout au long du développement un destin fonctionnel propre intervenant dans les vicissitudes des organisations fantasmatiques ultérieures et des conflits intrapsychiques. (Le) Soi devenant alors (...) source de fixation et donc de régression. »

(E. Kestemberg, J. Kestemberg, S. Decobert, La faim et le corps.)

Il était une fois une petite fille accueillie dans une famille amie pour un week-end. Sa mère l'avait accompagnée ; elles s'étaient séparées toutes deux sans l'ombre d'un problème. Au retour des parents, à la fin du week-end, la petite fille éclate en sanglots.

Reprenons de plus près cette histoire.

La famille fait des projets pour le week-end. Les parents iront faire du ski. Les deux petites filles, Anna 5 ans et Juliette 8 ans, choisissent chacune leur famille d'accueil : elles passeront le week-end séparément chez leurs « copines » respectives.

La cadette, Arma, se sépare de sa mère sans histoire, sans pleurs ni grincements de dents. A l'instant où la maman repart, Anna vient prendre la main de sa maman d'adoption, avant de retourner jouer avec Alice, sa « copine » d'un an sa cadette. Le geste, donner-prendre la main au lieu par exemple de courir après sa mère pour la retenir encore un peu, n'a-t-il pas la valeur d'un agi psychique ? Et si le geste n'était pas contemporain de la séparation, mais lui succédait, c'est au mécanisme d'annulation rétroactive que l'on penserait. Ici, c'est plutôt comme le passage du témoin dans une course-relais ; s'agit-il de l'instauration, moment inaugural, d'une relation fétichique à l'objet (E. Kestemberg)? Anna

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1720 Christian Jouvenot

viendrait prendre cette main, acte magique, pour assurer sa complétude, son intégrité narcissique, et, comme on va « toucher du bois », pour réaliser le voeu que tout, dès lors, se passera bien.

Les deux petites filles s'entendent très bien entre elles et avec l'entourage. Elles jouent beaucoup, s'accordent en tout, aussi gentilles qu'obéissantes; comme on le dit communément, elles sont faciles. Aucune ombre au tableau, aucun nuage. On dirait d'Anna qu'elle domine bien la situation ; elle est l'aînée des deux petites filles, Anna a-t-elle donné le ton ?, évacuant tout conflit et le risque d'émergence d'un affect d'abandon ; il n'y a vraiment que du plaisir en partage. On sait pourtant que cette histoire se termine dans les pleurs.

Nous sommes donc, après coup, intrigué par l'absence totale de toute trace de fléchissement d'une harmonie sans faille. De même nous sommes amusé par le lapsus à répétition proféré par Anna. Alors que sa mère d'adoption se prénomme Dominique, Anna ne cesse de l'appeler Nicole. Chaque fois c'est l'occasion d'une interaction dans le rire, où sa nouvelle mère corrige la réalité ; au début sincèrement surprise et amusée, et ensuite jouant avec Anna de ce retour du lapsus. Ici, dans la décharge, c'est un point de rencontre entre le dedans et le dehors d'Anna, entretenu par l'humour et que l'humour autorise. Et qui est donc Nicole ? La première réponse est celle d'Anna : Nicole est une tante, une soeur de la mère. Après coup la mère proposera d'autres Nicole, ce qui évoque une chaîne associative riche, à l'image de la série des Josef-Joseph chez Freud. Résumons-nous : Nicole est la soeur aînée de la mère, une belle-soeur de la mère, la première maîtresse d'école maternelle d'Anna; et Dominique est une soeur cadette de la mère. La réponse d'Anna a élu l'investissement de la représentation de mot qui désigne la soeur aînée de la mère, d'autant plus que celle-ci a une petite fille également prénommée Alice; et la séparation-du week-end s'inscrit évidemment comme un après-coup dans une série de séparations antérieures. Sans aller jusqu'à prétendre repérer l'émergence des épreuves archaïques de séparation, la séparation de ce week-end est certainement instruite par des séparations dans lesquelles Nicole fut la gardienne, et probablement une bonne gardienne. Les séparations de la mère et de l'enfant à l'entrée de l'école maternelle ont imprimé leurs marques. Mais, autrement, et plus encore, c'est bien une séparation, comme le dit Anna, qui met en scène Nicole, la soeur aînée de la mère, qui reste gravée au coeur de son vécu : à l'âge de 2 ans, alors que ses parents déménagent, changeant de ville, Anna est gardée par Nicole ; une séparation non seulement d'avec les parents, mais aussi du cadre de vie, sans doute excitante et redoutée, dans laquelle Nicole est le seul point fixe. Et ça s'est donc très bien passé avec la tante, avec un recours probable au clivage et au déni qui font partie des processus de défense alors en cours, que l'on pense en terme de Soi (tel qu'il est défini par E. Kestemberg) ou d'Antoedipe (P.-C. Racamier).


Anna en week-end 1721

Dans son lapsus, en tout cas, Anna exprime qu'elle n'est ni avec sa vraie mère, ni avec sa nouvelle mère, qu'elle n'est pas seule non plus, et voilà ce qui nous vient : elle est en présence de l'équivalent d'un objet transitionnel interne, Nicole est cet objet psychique transitionnel; ou bien, au point de contact dedans-dehors, c'est la chimère Nicole-Dominique qui est l'objet transitionnel. La prime de plaisir, la décharge de la tension par le rire qui se produit après l'énoncé du lapsus, témoignerait d'une maîtrise de la symbolisation (cf. le jeu de la bobine), absence-présence de la mère, par la manipulation du symbole Nicole. Et j'ajouterais que la mise en jeu de la symbolisation, en quelque sorte en train de se renouer, est alliée à un changement de l'organisation interne, un changement qui serait le passage du Soi au Moi.

Un aperçu de cette hypothèse : à la suite de l'opération déni-clivage, opération qui vise l'évitement de la représentation de la séparation-castration en raison de l'affect qui lui est lié, s'opère une effusion du Soi réveillé dans une partie du Moi, quand l'autre partie clivée du Moi, réduite à une fonction de veilleur de nuit, se morfond.

L'harmonie sans faille dans laquelle Anna installe son monde témoigne de sa régression au niveau du Soi. Et le Moi d'Anna fait retour, reprend du service quand Dominique présente la relation à la réalité extérieure : je ne m'appelle pas Nicole, mais Dominique, dans le rire et dans le jeu, ce qui rend supportable la reconnaissance du dehors. Mais le Moi ne fait ici retour que fugitivement, pendant le jeu, car la réalité extérieure qui imposerait le vécu de l'abandon est rejetée et «fondue» dans l'indifférenciation dedans-dehors, parce que trop insupportable, plutôt que simplement source de déplaisir. C'est l'hypothèse concernant le clivage d'un Soi réactivé aux dépens du Moi. La représentation de la séparation-castration n'étant uniquement supportable que par l'investissement du symbole Nicole. Au tout début de notre histoire, Anna n'avait pas seulement pris la main de Dominique, elle avait collé sa main dans l'autre main, ou plutôt l'autre dans sa main, elle avait collé Nicole-Dominique. Réalisation fétichique, dans Nicole : ça colle et ça colle pas !

Les parents sont maintenant de retour dans l'après-midi du dimanche, plutôt en avance sur l'horaire prévu. L'heure est encore aux jeux. Le premier temps des retrouvailles, pour le plaisir de tout le monde, est vécu sans heurt, dans la continuité maintenue de l'harmonie antérieure. La maman d'Anna semble frustrée d'une effusion qu'elle était prête à partager avec sa fille, mouvement inverse du clivage - le mélange du contenu des vases communicants. La mère serait-elle punie ? Mais de quoi, puisque tout va bien ? Anna ne s'est pas précipitée dans les bras de sa mère, mais n'a pas fui non plus les retrouvailles. Elle n'exprime aucun reproche à ses parents et n'a pas non plus une attitude boudeuse ; simplement elle fait comme si leur présence allait de soi, c'est-à-dire comme s'ils ne s'étaient pas absentés.


1722 Christian Jouvenot

Mais, comme le dira sa mère : « C'est au moment où on se retrouve qu'elle réalise qu'on était absent. » Après ce premier temps, d'un calme qui précède la tempête, on entend au loin le tonnerre qui gronde, puis le bruit se fait plus violent et plus proche, les éclairs claquent et c'est l'orage. Le veilleur de nuit qui se morfondait tout à l'heure maintenant s'active. Anna éclate en sanglots et tout à coup devient inconsolable, elle pleure toutes les larmes de son corps ; c'est une véritable détresse, traversée par quelques éruptions de rage narcissique que, par définition, personne autour d'elle ne peut apaiser. En même temps, si l'entourage est malheureux de ce débordement de larmes, d'autant qu'il est tout à fait impuissant à y porter remède, effet d'identification narcissique, personne n'est véritablement étonné de ce qui se passe. Tout parent est familier de ce genre de situation et de réaction, tout en le déplorant et en offrant le lien de sa culpabilité toujours prête. Le débordement soudain des affects d'abandon se manifeste donc, non pas au moment de la séparation mais au retour des parents.

En réalité donc, pendant tout le week-end, Anna est tout à la fois bien et mal. Tout va bien, c'est ce qui a été dit aux parents quand ils sont arrivés, et en même temps tout va mal.

Anna s'est amusée, réjouie même, bref elle s'est adaptée à la situation de séparation dans le mouvement d'une régression au niveau du Soi, dont témoignerait le représentant Nicole, «objet inclus en pointillé» (E. Kestemberg). Anna aurait donc organisé son rapport au monde à partir du Soi, et en même temps elle s'est morfondue au niveau de la partie clivée, repoussée, de son Moi, coexistante avec le Soi réactivé. Le clivage est là, ou son produit.

Jusqu'au retour des parents, Anna substitue donc un vécu de fusion au vécu de séparation, dans et par le Soi, avec un retour à une indifférenciation, relative, dedans-dehors. Selon le Littré, fusion : « Faire que les choses auparavant distinctes ne forment qu'un seul tout. » A la fusion réussie, l'effusion refusée à sa mère fait suite comme un refus de réintégrer l'organisation moïque ; refus que le Moi reprenne sa position dominante sur le Soi et ne le réduise alors à l'état d'une instance virtuelle. C'est aussi que réunifier le Moi, passer d'un niveau d'organisation à l'autre n'est probablement pas sans gain, mais pas sans perte non plus, ne serait-ce que celle de l'évitement de l'angoisse d'abandon. En même temps cette réunification consomme de l'énergie, une énergie qu'il faut trouver et mobiliser. Une partie de cette énergie, dans l'effusion, est peut-être puisée au monde extérieur, dans la mère. On dirait du Moi d'Anna, à la fin du week-end, que comme la pâte du boulanger oubliée dans le pétrin, il a perdu la force de sa fermentation et ne peut plus lever, en tout cas non sans qu'il soit pétri à nouveau. Selon le Littré : se morfondre, en termes de boulangerie, la pâte se morfond, elle perd la force de sa fermentation.

Anna a donc été très gentille pendant tout le week-end. Est-ce l'effet d'un


Anna en week-end 1723

puissant refoulement nécessité par la poussée du désir matricide? Est-ce l'effet du mécanisme d'isolation, dans le Moi, de ces représentations de séparation-castration déliées de leurs affects et du refoulement réussi de ceux-ci ; faisant une «pause» comme Freud l'écrit dans Inhibition, symptôme, angoisse? Est-ce par l'instauration d'un faux-self, faisant comme si, comme s'il n'y avait pas lieu d'être éprouvée par une séparation non déniée ? N'est-ce pas plutôt en déniant la perte d'objet par clivage du Moi ? Le Soi dominant alors le Moi?

La fusion serait la modalité régressive aconflictuelle d'un acte de renaissance, la modalité économique, comme dans l'élan amoureux, d'un changement d'objet sans perte, sans deuil, changement d'objet sans objet tel que le Soi le permet.

On peut concevoir qu'à son pôle perceptif, au contact du monde extérieur, le Ça s'organise, selon le gradient d'une complexité toujours croissante, en un Soi avec son Moi idéal, puis en un Moi qui lui-même se complète d'un Surmoi, avec son idéal du Moi. Chacune de ces instances perdure tout au long de la vie, chacune a son régime économique propre, de la mischung à la bindung, et ses modalités prévalentes - de mélange, de contiguïté, de collage, de liaison - de l'intrication pulsionnelle. Selon le gradient d'une complexité croissante, sous l'égide d'un principe de cohérence psychique (C. Botella), s'organise le règne de la conflictualité intrapsychique, de plus en plus assignée à résidence, quand la fonction de synthèse du Moi garantit l'unité de celui-ci.

Entre le début de cette histoire : la séparation d'avec la mère et dans le même temps la main dans la main, et sa fin : les retrouvailles et en même temps le sentiment d'abandon, Anna s'applique à faire coller ce qui ne colle pas. Dans sa dépression blanche, ou psychose blanche, Nicole est un lapsus-délire.

N'ayons pas de souci : pour Anna tout va bien ! A la condition qu'à la fin du mouvement les retrouvailles provoquent, d'une manière ou d'une autre, l'effusion : qu'Anna se répande en un flot de larmes ; ou que la mère et la fille « transvasent» leurs émois en de chaudes embrassades. Sans que le Ça soit oublié pour' autant, il en est pour le Soi et le Moi comme pour le père et le Fils selon l'Église qui « tient que le Père produit continuellement le Fils, et maintient l'éternité de son essence par une effusion de sa substance, qui est sans interruption aussi bien que sans fin» (Pascal, Lettre à Mme Perier, 5 novembre 1648, Littré). Le Moi, lui, est sur terre, et ce n'est pas sur la terre comme au ciel. Sauf pour le poète peut-être, sublime ? et/ou clivé ? « II n'y a pas de commencement. J'ai été engendré, chacun son tour, et depuis, c'est l'appartenance. J'ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n'y est arrivé, on est tous des additionnés ».

Ajar-Gary - Pseudo.

Christian Jouvenot

20, rue de la Préfecture

25000 Besançon



La levée du clivage: de la régression à la perception

Evelyne VILLE

L'analyste peut être amené à utiliser une régression induite par le patient au cours de la cure. Cette régression facilite souvent une identification quasi inconsciente à la vision fantasmatique des personnages du passé du patient.

La description succincte d'un cas explicitera comment cette phase identificatoire amènera l'analyste à donner à l'analysé une autre vision perceptive transférentielle.

C'est cette nouvelle modalité perceptive qui produira la levée du clivage chez le patient.

M. Y consulte pour un manque de confiance en lui, ainsi qu'un flou de la pensée et de l'identité. Il a également de gros problèmes dans sa relation avec la femme qui partage sa vie actuellement, mais aussi dans la part de son travail qu'il veut «créatrice» et où il n'arrive pas à se réaliser. Homme jeune, beau garçon, il donne l'impression de planer au-dessus des nuages dans un monde à lui.

Le début de l'analyse mettra au jour plusieurs traumatismes semblant l'avoir beaucoup marqué :

— la séparation de ses parents lorsqu'il avait 5 ans, vécue comme un abandon et un désintérêt de leur part, bien qu'il ait continué à vivre avec sa mère. C'est elle qui avait décidé de quitter son mari, très volage, semble-t-il, à cette époque ;

— la séduction d'un jeune adolescent, fils de la femme de ménage de sa mère, séduction qui paraît s'être exercée de façon répétitive sur le très jeune enfant qu'était alors le patient, et ceci sous le regard permissif de la mère de l'adolescent. M. Y. en garde un souvenir à la fois très apeuré par la violence

Rev. franç. Psychanal., 5/1996


1726 Evelyne Ville

qu'exerçait ce grand garçon à son égard, mais également de sensation de plaisir à ce vécu ; — un autre traumatisme du même genre de la part du photographe ami du père qui semblait avoir eu des attouchements un peu trop précis lors de séances de prise de photos de l'enfant nu.

Il persistera de ce passé un reproche assez fort vis-à-vis de ses parents sur leur incapacité à se rendre compte des aléas survenant dans sa vie, mais aussi une crainte de l'apparition de désirs homosexuels. Le reproche fait par M. Y à ses parents d'être « à côté de la plaque » en ce qui concerne ses besoins dominera cette première partie de l'analyse. Ceci aboutit à un rejet de la demande d'aide actuelle auprès d'eux, rejet en fait très ambigu, car il s'arrange pour être en permanence en manque d'argent, et avoir donc périodiquement besoin de leur demander de le «renflouer».

Il a toujours reproché à son père sa personnalité indécise et molle. Vers l'âge de 22 ans, se précisera une crainte d'un acting homosexuel de la part de ce père. Apparaît alors clairement une assimilation de la séduction pédophilique de la petite enfance à une action de violence séductrice de la part du père. Celui-ci a été vécu non seulement comme autorisant cette pédophilie, mais encore comme la favorisant.

Ceci amène donc à une position d' « avoir » le père dans une crainte et un désir inconscient de séduction mais dans une incapacité d'identification à ce dernier. «Être» le père lui est impossible et il proclame encore aujourd'hui son désir de rester adolescent pour ne pas se perdre à lui-même. Ce désir revendiqué haut et fort s'accompagne d'une régression importante à travers une toxicomanie quotidienne au haschich qui ne peut que rappeler son seul mode d'être à l'avoir. Je comprends qu'une incompatibilité s'est instaurée entre un grand amour envers son père qui l'aurait abandonné en quittant le foyer familial et une grande inquiétude ultérieure à la situation passive vis-à-vis de ce père.

Ceci s'accompagne d'une révélation sur la situation trans-générationnelle familiale : le grand-père paternel du patient avait appris après la mort de son propre père que ce dernier n'était pas son géniteur. Celui-ci était un ami de la famille, très attentionné à son fils, mais dans un déni de la situation, comme d'ailleurs l'étaient tous les autres membres de la famille. Mon patient estime que cette situation de secret avait dû beaucoup perturber le grand-père, du reste mort assez jeune d'un cancer foudroyant. Le secret était également retombé sur son fils.

On peut effectivement présumer que le père de mon patient avait dû évoluer dans un clivage fonctionnel par rapport à la fragilité de son propre père et, en particulier, dans un certain trouble de l'identité.


La levée du clivage : de la régression à la perception 1727

La mère de mon patient reprochait du reste à son mari sa virilité ambiguë, le dénigrant sans cesse et le traitant de partouzeur et de pervers. Quant à mon patient, on a vu à quel point l'érotisation de l'échange avec son père était à craindre pour lui.

La personnalité de la mère ne semble pas établir une continuité et une base sur laquelle s'étayer face à cela. Elle est sûrement très fragile. M. Y la décrit comme une femme très versatile qui ne peut se maintenir dans une position ferme. Mon patient expliquera cette pathologie de sa mère par l'impression qu'elle avait eue d'être la mal aimée de la famille par rapport à son frère. Ceci avait sans doute instauré une sensation d'insécurité et d'abandon chez lui dans sa petite enfance.

Cet apport de matériel aurait pu amener mon patient à une critique affirmée de ses parents et à l'établissement d'une nostalgie concernant leur manque et leurs ambiguïtés.

En fait, un flou de la pensée l'empêchait de s'atteler à ce travail sans doute trop dangereux pour lui et m'en empêchait également. Il parvenait, en effet, à me transmettre une difficulté d'association semblable à la sienne qui m'engluait complètement. M. Y était attaché à son travail analytique et, en particulier, à la recherche dans son passé des événements traumatiques susceptibles de prouver son abandon. Cependant, les événements une fois retrouvés, il ne pouvait assumer le reproche à ses parents, qui signifiait pour lui la perte de leur amour.

Si je parvenais à l'axer un peu plus sur le thème, c'était pour m'entendre répondre l'inutilité de la chose et le voir retomber dans le flou de sa pensée. On pense là à l'attaque de sa propre pensée par le patient décrite par A. Green. M. Y établissait chez moi un clivage fonctionnel périodique dont je n'ai compris la signification qu'après un certain laps de temps.

Il exprimait souvent la crainte que je ne puisse lui venir en aide et donc mon incapacité à le faire. Il avait absolument besoin de m'identifier à l'incapacité de ses parents. L'ombre de l'objet du patient était tombée sur moi. Il parvenait assez bien à me paralyser dans mon fonctionnement, car toute action de ma part aurait été mortifère pour lui. M. Y demandait au haschich quotidien une compensation à son manque.

Son agressivité à mon égard dans la crainte de mon abandon ou de ma violence le privait de tout échange objectai avec moi. Il ne pouvait que régresser à une intrication pulsionnelle primitive. Ce comportement montrait bien la crainte de la marque de la mort dans ce rapport objectai. Il avait, du reste, des craintes hypocondriaques de plus en plus marquées au fil de l'analyse.

Cet état de dysfonctionnement dans lequel me plongeait M. Y était sans doute favorisé par le fait que je traversais moi-même une phase difficile, un de mes parents atteint d'une maladie grave venant de décéder. Mes propres clivages


1728 Evelyne Ville

s'étaient accentués, le travail du deuil se faisant à travers l'installation de clivages successifs suivie par leur dénouement.

J'avais alors l'impression que nos clivages respectifs se rencontraient comme des sinusoïdes en opposition de phase, l'une se renvoyant à l'autre.

M. Y m'imposait périodiquement ses attaques du cadre en cessant de me payer ses séances pendant plusieurs mois lors de ses phases apathiques et régressives à mon égard, phases où il redevenait l'adolescent refusant de grandir. J'acceptais néanmoins assez facilement ces attaques et la régression où il m'entraînait.

Nous avancions péniblement dans la compréhension de ses dénis. C'est ainsi qu'il avait pu percevoir sa difficulté à assumer sa passivité vis-à-vis de l'homme. Il parvint alors à me dire : « Est-ce qu'il ne faudrait pas que je sois en analyse avec un homme ? » C'est alors que je m'entendis lui faire une interprétation inhabituelle pour moi dans un contexte d'analyse : « II est vrai que je suis une femme, mais vous avez pu vous rendre compte que je reconnais la valeur de la virilité de l'homme et ce qu'elle peut vous apporter. Vous n'avez pas à me ressentir comme la mère de ce garçon pédophile ou comme votre propre mère que vous perceviez comme niant la virilité de leur fils ou de leur mari. »

A la séance suivante, il apporte un rêve : son père lui demande de conserver le cercueil du grand-père dans son salon. Il est horrifié, mais ajoutera peu après : « Il y a peut-être une façon moins pénible de garder son souvenir. »

M. Y va alors commencer à quitter sa position infantile à mon égard pour s'imposer en tant qu'homme, tout ceci étant encore sujet à oscillations et régressions périodiques.

Cette séquence aboutira à une prise de conscience essentielle pour moi au cours de laquelle je reviens d'une manière plus insistante sur son histoire transgénérationnelle. Il va alors pouvoir me dire: «J'ai dû me croire obligé de prendre mon père en charge concernant ces problèmes familiaux. Je viens de réaliser que j'ai appelé mon fils du nom du vrai père géniteur de mon père. Je me demande aussi si mes craintes d'avoir un cancer ne se rapportent pas au cancer fulgurant de mon grand-père qui a tellement frappé la famille. Je ne me donnais sans doute pas le droit de me porter mieux que le grand-père. Mais, après tout, mon père ne va pas si mal. Je n'avais peut-être pas besoin d'en faire autant pour lui. »

C'est au cours de cette même séance qu'il relate un rêve où il ne peut empêcher une jeune fille de mourir. « Cette jeune fille, c'est ma mère. En ce moment, elle ne va pas bien. Sa décision de partir s'installer à l'étranger l'angoisse et elle remet constamment son départ. C'est vrai que je l'ai toujours ressentie très fragile. Elle, je me crois encore obligé de la protéger. »

Il me semble que nous avons atteint là un tournant décisif de l'analyse.


La levée du clivage : de la régression à la perception 1729

M. Y a pu prendre conscience de la position de collage à ses parents sur laquelle G. Bayle a insisté à juste titre.

Il est intéressant de constater à quel point cette position de collage lui était totalement étrangère et c'est bien elle qui explicite le clivage nécessaire du patient face à la fragilité parentale. Il me semble que c'est l'interprétation qui a permis une restauration du travail de son moi, l'amenant à cette prise de conscience.

Quel a été le processus engagé? S. Botella insiste sur la nécessité de la régression et de l'accès au corporel pour rendre possible l'accès à la figurabilité. Je pense que la situation régressive assez intense dans laquelle j'ai été plongée m'a amenée à une identification inconsciente aux personnages féminins du passé du patient et à une représentation plus aiguë de la vision qu'il avait de leur position castratrice.

Dans sa reconnaissance de la virilité de l'homme, l'intervention quasi psychodramatique a imposé au patient une autre perception de moi dans le transfert, perception maintenant reconnue comme entachée de son passé et de sa vision fantasmatique des personnages féminins.

Je lui ai souligné cette sorte de plaquage du passé sur la perception qu'il avait de moi, mais en l'amenant immédiatement à s'interroger sur la nécessité de ce plaquage. N'est-ce pas ce changement de la modalité perceptive qui peut amener la levée répétitive du clivage ?

Il semble bien que pour des patients à la pensée aussi fragile, un choc transférentiel soit nécessaire pour qu'ils puissent rapprocher le passé du présent, et parallèlement décoller leur pensée de celle de l'autre.

Le collage entre le Moi blessé et la structure psychique qui annule la carence narcissique doit effectivement être mis au jour et analysé afin de trouver des solutions moins contraignantes. Le patient a sans doute pu retrouver une possibilité de reliaison dans sa relation transférentielle pour renoncer à son ancien mode de protection par le clivage.

La mère de M. Y avait un mode de pensée qui s'est avéré quasi délirant, dans une sorte de négation de la réalité. Il s'y soudait littéralement, mais il commence au fil de l'analyse à reconnaître un mode de pensée paternel plus assis dans la réalité et à présent non dénigré. Ceci ne se fait pas sans crainte périodique de ne plus reconstituer sa mère, et ainsi de la blesser profondément.

Évelyne Ville

20, rue des Quatre-Fils

75003 Paris



VII — Réponse aux interventions



Réponse de Gérard Bayle aux intervenants 1

Controverses

La redondance des jugements disqualifiants de Florence Guignard sur le rapport ne me fait pas pour autant rejeter l'intérêt de ses remarques sur le clivage opérateur dans le champ de l'épistémologie psychanalytique. Elle décrit celle-ci comme: «... la description d'une représentation des processus inconscients de prise de signification de la réalité-du-sujet. Là du moins, et là seulement, se retrouvera toute la difficile exigence inhérente à une description véritablement métapsychologique, à savoir, l'homologie absolue de la structure, de la dynamique et de l'économie inconsciente du sujet observateur avec celle de son objet d'observation. » Dans ce champ-là, elle montre bien le rôle organisateur des clivages associés au refoulement dans la mise à distance de la confusion que peuvent engendrer certains conflits intra-psychiques. Pour elle, le clivage fait partie des opérateurs «les plus radicalement efficaces dont dispose le Moi du sujet lorsqu'il lutte contre la confusion afin de maintenir un "sentiment de cohérence" », alors que le refoulement ferait partie des processus agissant sur ce que le clivage rend accessible au travail psychique. Il s'agit d'hypothèses qui distinguent les opérateurs et les processus. Toujours pour Florence Guignard, le clivage est un opérateur, le refoulement un processus. Le premier rend le second possible, mais le refoulement masque le clivage dans le « tressage », voire le « tissage » de l'énergie pulsionnelle engagée dans les transformations des représentations inconscientes remaniées par la pensée verbale.

L'application principale de ces hypothèses est lapidairement et clairement résumée par Florence Guignard : «... ma lecture de Freud m'amène à considérer que, protégé par l'économie défensive des théories sexuelles infantiles aux prises

1. Je regrette de ne pas répondre à tous les intervenants du Congrès. J'ai tenté de le faire verbalement dans la dernière journée. Je m'en tiendrai aux controverses et aux communications prépubliées pour des raisons de place.

Rev. franc. Psychanal, 5/1996


1734 Gérard Bayle

avec le « roc du biologique », constitué par « le déni du féminin » dans les deux sexes, l'appareil psychique s'organise en réalité dans le tissage des identifications bisexuées. »Tout comme l'ensemble des psychanalystes, je suis en plein accord avec la seconde partie de la phrase ; l'appareil psychique s'organise dans le tissage des identifications bisexuées. Mais je laisse pour les doutes de la discussion théorique l'un des deux étages d'hypothèses qui tentent d'en rendre compte. D'accord avec l'étage visible, je m'interroge sur le rôle implicite du clivage qui précéderait et rendrait possible la mise en place des théories sexuelles infantiles, elles-mêmes protectrices de la mise en place du tissage des identifications. Pour moi, le clivage qui résulte de dénis alimentés par des retours du refoulé sans symbolisation accrue (fonctionnant à perte) est un préalable nécessaire mais pas suffisant à une reprise ultérieure du processus de symbolisation par de nouveaux retours du refoulé pouvant engendrer des levées du refoulement.

Un lecteur averti aura reconnu dans les propos de Florence Guignard le point de rupture des théories kleiniennes. Pour elles, le clivage est « originel ». Par contre, en bonne métapsychologie classique, on peut s'accorder à reconnaître que les théories sexuelles infantiles ont bien le rôle que leur assigne Florence Guignard, mais c'est au déclin du complexe d'OEdipe que se fait le tissage des identifications bisexuées et une certaine unité du Moi qui peut alors, et alors seulement, être exposé à des risques de clivage. Je me demande si pour Florence Guignard, l'idée d'une confusion originelle où un clivage mettrait de l'ordre, n'implique pas une croyance en un Moi unifié d'emblée 1.

De toute autre façon, en proposant de tenir compte d'un Moi-non-unifié d'emblée, je reporte au déclin du complexe d'OEdipe toujours actualisé dans la cure la constitution inachevée, mais unifiée du Surmoi et du Moi : Le moi et le Surmoi toujours recommencés 2. Dans cette perspective, les clivages sont fonctionnels et ouvrent à un espoir de travail psychique.

Malgré cette divergence, il reste un point qui peut nous rapprocher. Florence Guignard se défend de théoriser une psychanalyse génétique et tout ce qu'elle décrit semble montrer les appareils psychiques du patient et de l'analyste mobilisés hic et nunc. Les effets d'après coup, témoins des résurgences des théo1.

théo1. y aurait là une description proche de celle de la Genèse. Tout dépend d'un clivage inaugural. Une autre vision constituerait-elle un sacrilège ? Tout comme dans la vision théorique de Florence Guignard, des clivages organisateurs (terre, ciel, mer, animaux, etc.) précèdent et rendent possible la sexualité d'Adam et Eve. Pour moi, sans énergie sexuelle, point de clivage : c'est l'inverse.

2. Au sein même du congrès, la discussion a ainsi porté de façon intéressante sur le clivage du Surmoi. Elle a permis de distinguer le Surmoi clivé, séparé de la psyché, et les clivages dans le Surmoi. Florence Guignard a proposé la figuration d'un Surmoi en mosaïque, présentant donc des lignes de clivage. Robert Asséo a avancé l'utile figuration d'un Surmoi en grappe, ce qui me semble plus éclairant. Je regrette que le tour pris par les réfutations de ma collègue n'ait pas permis de rendre compte de l'intérêt d'un tel échange et des ouvertures qu'il crée au moment où Jean-Luc Donnet et Cléopâtre AthanassiouPopesco éclairent ce sujet par leurs récents ouvrages.


Réponse de Gérard Bayle aux intervenants 1735

ries sexuelles infantiles et de l'impact en deux temps des traumatismes, surgissent dans le temps même de la séance. C'est aussi dans cette position que je me réfère à la notion de refoulement originel après coup, car, pas plus que ma discutante, je ne saurais m'avancer dans les méandres et les errements de l'originel historique. Nous sommes dans deux versions théoriques différentes de la psychanalyse telle qu'elle se fait, au moment où elle se fait, entre ce patient-là et cet analyste-là. Mon approche théorique me semble simplement plus proche des mouvements économiques et dynamiques de la cure. Celle de ma collègue laisse dans l'ombre tout ce domaine pour magnifier l'aspect conscient et inconscient de ce qui est représenté ainsi que l'irreprésenté qu'elle met au compte du travail du négatif. Mais quelle est donc l'économie de tout ce travail-là ? On y risque une confusion entre les théories sexuelles infantiles et la sexualité infantile, avec la sexualité tout court. L'accent mis sur les théories met l'énergie sexuelle à l'écart.

Si je donne acte à Florence Guignard de sa mise à distance de toute théorie génétique historicisante linéaire, je crains donc qu'elle ne se réfère à quelque «vertu clivante du clivage» qui fait elliptiquement bon marché de l'économie et de la dynamique qui la sous-tendent. Elle l'énonce clairement: « En effet, s'il est envisageable de parvenir, un jour ou l'autre, à se représenter une partie des contenus fantasmatiques inconscients d'un sujet en analyse, il demeure irréductiblement spéculatif de proposer des représentations des mécanismes et des processus inconscients, organisateurs de sa psyché. » Y aurait-il dans sa pratique d'un côté l'espoir d'une certitude et de l'autre l'inaccessible ? Révélation et mystère ?

Le clivage comme opérateur ou le clivage comme résultat d'autres processus, telle est donc l'alternative. Le second terme est celui que j'étudie. Il repousse la tautologie du premier auquel ma discutante tient si fort. Il en irait d'ailleurs de même pour toute «vertu hallucinante de l'hallucinatoire» ou toute «vertu négativante du négatif», du moins telles qu'elle en rend compte sous prétexte de défendre des auteurs qu'elle croit trahis.

J'ai tenté ici de situer certains points d'accord entre Florence Guignard et moi, il en est d'autres que je n'ai pas soulignés car ils sont au coeur du rapport, mais ils n'ont pas eu droit au moindre repérage de sa part (identification projective et collage par exemple). Ce faisant, j'espère qu'une discussion pourra un jour s'ouvrir, malgré de nombreux doutes, tant ce qui m'est opposé ressemble à un anathème. D'où vient donc, sinon le fond explicable, mais du moins la virulence de l'attaque portée sur mon travail et celui de mes collaborateurs? Les références faussées (ex. : l'objet interne, le contre-transfert), les désarticulations d'enchaînements théoriques (ex. : le Moi et le Soi), le matraquage verbal (évacuation, morcellement, isolation, réduction, phénoménologie, etc.) finissent par constituer un hommage a contrario à la qualité et à la cohérence de ce que nous


1736 Gérard Bayle

avançons. J'aurais préféré des doutes qui font progresser la pensée et rendent le dialogue possible et fécond.

Des échanges avec Cléopâtre Athanassiou-Popesco, avant et pendant le congrès, m'ont fait reconnaître le bien-fondé de sa position sur le démantèlement qui m'apparaît maintenant comme une forme de clivage fonctionnel. Par l'introduction de concept d'espace psychique, en distinguant la bi ou la tridimensionnalité de la psyché, elle tente de préciser la différence entre un clivage « actif», tel qu'elle le voit décrit dans le rapport, et un clivage dit «passif» dont le même rapport ne parle pas, il s'agit du démantèlement selon Meltzer. Cette réflexion s'articule avec une autre sur la nature des liens psychiques décrits en termes d'Indication, Désintrication, Liaison, Déliaison, portant sur deux domaines celui des mouvements pulsionnels d'une part, celui des limites identitaires d'autre part. En première réponse, je lui ai proposé de confronter nos définitions. Nous ne sommes en désaccord que sur un seul point, mais classique et important, puisqu'il est en rapport direct avec le clivage de l'objet et porte sur la définition de la désintrication dans le domaine pulsionnel. Pour Cléopâtre AthanassiouPopesco : « La désintrication est associée aux grands clivages dans les affects, objet idéalisé séparé de l'objet haï. » Pour moi, dans la désintrication : « Chacune des deux pulsions fondamentales agit pour elle-même et peut conduire à la mort. » A propos de la distinction entre la liaison et l'intrication, notre collègue écrit : « Il me semble que la littérature analytique a rabattu sur les mouvements pulsionnels ce qui accompagne la remise en place fondamentale des limites identitaires. » Elle a raison quant à la prévalence que j'accorde aux mouvements pulsionnels. Mais je pense que ce sont les théorisations kleiniennes qui ont été à l'origine du changement de vertex par la mise en avant des limites identitaires.

Pour Cléopâtre Athanassiou-Popesco, l'intrication est un « effet des identifications narcissiques où le moi et l'objet sont mêlés. Non-reconnaissance de l'objet séparé de soi ». L'intrication se situe dans un espace psychique à deux dimensions, et réalise une condition nécessaire à la mise en place d'un démantèlement psychique correspondant à la perte de la texture des liens possibles, tout comme à une perte des limites sujet-objet et de leurs propres limites entre les instances ainsi qu'aux textures de celles-ci. La liaison, elle, implique des séparations et des liens, c'est-à-dire une texture serrée et soutenue, propre à recevoir un processus défensif générateur d'un clivage. Ainsi, Cléopâtre Athanassiou-Popesco peut introduire un rapprochement entre les clivages fonctionnels tels que nous les avons conceptualisés et le clivage passif par démantèlement selon Meltzer. Les premiers dépendent de la liaison et de la déliaison, le second de la désintrication.

Mais il me faut encore insister sur un point : il n'y a pas de processus actif dans les clivages eux-mêmes, ils ne sont que des résultats. Certaines défenses les


Réponse de Gérard Bayle aux intervenants 1737

créent fonctionnels, des carences les instaurent structurels, des débauches énergétiques coûteuses les entretiennent, mais ils ne sont pas des processus, même si par habitude, par facilité ou par contamination, nous les décrivons comme tels. Prenons garde à la métonymie. Le clivage du Moi dans le processus de défense n'est pas le clivage du Moi comme processus de défense. Je ne trouve donc rien à redire quant à la passivité du démantèlement meltzerien. Mais la prévalence du point de vue topique est en rapport avec la vue et la perception y fait de l'ombre à l'intuition et à l'insight. Le pôle perceptif s'impose au détriment des productions de l'inconscient pour le Moi de l'analyste. Ce qu'on gagne en pédagogie et en clarté d'exposition risque de se perdre en termes de recherche. Bref, le point de vue topique est favorable aux croyances et à l'hypnose, d'où ma démarche un brin iconoclaste.

En dépit de son plein accord avec notre clivage fonctionnel, Claude Le Guen réfute la pertinence du concept de clivage structurel. En voici le résumé : Comment le Moi, sujet, en vient-il à se traiter comme un objet, soit passagèrement, soit de façon durable ? Comment peut-on passer de l'action de cliver à l'état de clivage ? Une ligne de clivage potentiel préexiste là où existe une ligne d'articulation. La fissure d'aujourd'hui doit suivre l'articulation d'hier. Seul le moi est structurel, les clivages sont tous fonctionnels. Le clivage princeps est celui créé par l'OEdipe originaire, mis en place par la castration dans la coexistence aconflictuelle de ses deux temps qui fonctionne comme un clivage normal, le clivage potentiel. Il soutient que : «... le clivage n'étant qu'un avatar des contradictions préexistantes [du Moi], les pathologies ne sont pas déficitaires, elles sont évolutives quel qu'en soit le destin. » Je ne saurais le suivre complètement sur ce point.

Je serais d'accord avec Claude Le Guen si l'accès à l'OEdipe originel était chose garantie et totale pour chacun. Or nos divergences viennent de ce que, pour moi, personne n'échappe aux effets d'un certain degré de forclusion. C'est un point de vue qualitatif, comme le rappelle Claude Le Guen. La structuration oedipienne survient là-dessus et tout dépend alors de l'aspect quantitatif. Selon l'économie et la dynamique du conflit oedipien, le sujet sera :

— soit aliéné par la forclusion et par sa dépendance à l'entourage ;

— soit, avec plus d'énergie et de contradictions, capable d'advenir à lui-même aussi pleinement que le permettent les structures perverses ou les états limites ;

— soit capable, si tout va bien, de connaître les possibilités d'une structuration névrotique.

Certes, l'OEdipe originel est à la base de toute la ressource pulsionnelle qui animera chaque humain, en particulier dans les effets d'après coup des levées de


1738 Gérard Bayle

refoulement et de disparition des clivages. Reste à savoir quelle en sera la dynamique et qui profitera de cette économie. Dans le meilleur des cas, l'énergie, les représentations et les identifications mises en jeu iront au service de la symbolisation et de la subjectivation, c'est le refoulement originel après coup. Avec une inflexion dynamique vers le narcissisme des objets, le sujet commencera à s'aliéner dans les besoins narcissiques de l'autre et sera à la fois son double partiel, son pourvoyeur en représentations et son fournisseur en coexcitation incestuelle dans le méli-mélo du collage sujet/objet, ce qui débouche sur des états limites. Corrélat de cette position, sa perversité se déploiera sur ses objets, tout comme il en fut auparavant ou concomitamment victime. La puissance du refoulement sera mise au service du déni, de l'idéalisation et des clivages fonctionnels. Un pas encore, et l'on voit combien ces mouvements dynamiques descriptibles en termes de déni et d'idéalisation sont les dernières défenses avant l'aliénation totale, celle qui finit par en imposer pour un déficit révélé après coup. Ainsi que le souligne Claude Le Guen, le clivage structurel qui se révèle alors peut être vu comme un déficit, un trou, un manque.

Ni Magnan ni Bleuler, pas plus que le Kraepelin des démences précoces n'ont besoin d'être ici convoqués. Il s'agit d'un déficit en symbolisation, donc en dynamique oedipienne, donc en contradiction, donc en subjectivation.

Claude Le Guen imagine que je vois un manque de conflictualité dans le temps de paix. Comme si nous ne savions pas que c'est là, et là seulement que cette conflictualité réside. La démocratie n'est que conflit, latence et dépassement. Le temps de guerre n'a rien de contradictoire, rien de conflictuel ; c'est tout ou rien. Parler alors de conflit armé est «politiquement correct» mais hypocrite, et dans cette affirmation, je me trouve inspiré par la clairvoyance et la pertinence décapante d'Éloïsa Castellano-Maury.

Mais revenons au clivage structurel. J'ai assez précisé qu'il portait sur le Soi, c'est-à-dire sur un ensemble incluant d'une part ce qui du sujet reste encore sous la coupe de l'objet primaire et d'autre part ce qui, à partir de cet objet primaire, est à conquérir par le sujet dans son processus de subjectivation.

Nous nous en expliquons longuement :

Le Moi émerge du Soi sans pour autant jamais le perdre. Nous avons retenu la définition du Soi exposée par Evelyne Kestemberg (1978). Selon elle, il constitue la première configuration organisée de l'appareil psychique qui émane de l'unité mère-enfant. Il représente, au niveau du sujet - objet de la mère -, ce qui appartient en propre au sujet, de façon extrêmement précoce, avant que ne soit instaurée la distinction entre le sujet et l'objet. Du fait que l'enfant est objet pour la mère et que les fantasmes de celle-ci modulent les prémices de son organisation psychique, la relation objectale est incluse dans l'auto-érotisme primaire et dans la continuité narcissique du sujet.


Réponse de Gérard Bayle aux intervenants 1739

Le Soi ne peut être identifié au Moi qui reste l'instance organisante mais il représente en son sein la source du sentiment du Je (Ichgefühl). Cette configuration psychique, qui ne se confond ni avec le Moi ni avec l'objet, persiste tout au long de l'existence; elle conditionne la qualité du Self selon Winnicott (1971 et 1974).

Ce qui appartient à un sujet mais ne fut jamais subjective, peut se glisser dans ses pensées, ses actes, son sentiment d'identité, avoir toujours été là et faire partie de sa chair même. Ce «jamais subjective », source d'une inquiétante familiarité, reste marqué par ses origines : l'objet primaire et l'entourage. Certaines protections excessives de l'entourage sont destinées à protéger la descendance de l'écho proche ou lointain de deuils non faits, d'horreurs sans nom, de blessures psychiques mal cicatrisées. Les perversions narcissiques entament non seulement le Moi, mais aussi et d'abord le Soi sous la forme de clivages profonds ineffaçables. L'hallucination négative, le déni, l'idéalisation et la forclusion y déploient leurs attaques de la symbolisation, de la subjectivation et de la structuration oedipienne. Nos approches thérapeutiques tendent à les aménager et à les rendre vivables. Dans les situations où la forclusion ne joue pas un trop grand rôle, quand les clivages n'affectent que le Moi, il est possible de voir disparaître ceux qui sont liés au déni et à l'idéalisation. Mais ceux qui attaquent le Soi ne sont pas réductibles, ils sont seulement aménageables.

Claude Le Guen tient à réintégrer toutes les formes de clivage dans le Moi et bien sûr, à partir de là, il peut trouver d'excellentes objections à ce que j'en dis. S'il s'anime ainsi contre mon propos, ce ne doit pas être sans quelques raisons. Je lui concède donc que si le clivage structurel n'affecte pas le Moi, mais le Soi, les défenses qui en protègent viennent toutes de l'objet ou du Moi. L'objet les déploie aussi longtemps qu'il le peut et qu'il le veut pour le bien-être commun. Par contre, le sujet s'y emploie, de façon souvent pathétique, en instaurant des clivages fonctionnels du Moi contre les clivages de la forclusion déployée sur le Soi, c'est-à-dire contre la carence narcissique. Contrairement à Claude Le Guen, je pense que la fêlure d'emblée préexiste au sujet. En cela, je ne suis pas original. La transmission phylogénétique évoquée avec insistance par Freud me semble recouvrir à la fois celle de l'ordre symbolique, du pare-excitation et celle des fantasmes originaires, mais aussi cette non-transmission.

Le clivage protège contre la confusion, contre l'éclatement dû à un défaut de pare-excitation. Ce fut le cas pour l'homme aux loups : « sa libido va s'en trouver comme fendue en éclats », traduction française du mot Ausfplitterung utilisé par Freud. Grâce à Ruth Menahem, j'ai appris que Freud avait forgé là un néologisme en alliant la particule Auf et le verbe Splittem, traduit en français par «voler en éclats». Psyché éclatée par l'intérieur d'elle-même? C'est ce qui semble le plus clair. Incidemment, on peut voir là une occurrence d'accès à $une


1740 Gérard Bayle

psychose infantile et non pas à une névrose. Ou du moins si celle-ci se développe, ce sera au service de symptômes devant bruyamment contenir et voiler la confusion due à l'explosion psychique lieu d'une carence narcissique. Claude Le Guen ne s'y trompe pas, dans une réserve qu'il fait : « La coexistence aconflictuelle, pendant un temps, de la connaissance de l'absence de pénis chez la fille et de celle de la menace de castration résulte d'un déni et fonctionne très exactement comme un clivage.» Mais, «Comme un clivage» n'est pas un clivage. Toute la différence entre le Soi et le Moi y est contenue. « Comme un clivage » montre le défaut dans la structure du Soi. Le reste dépend fonctionnellement du Moi. A négliger la portée de cette association probablement universelle entre le structurel et le fonctionnel dans la mise en place des clivages, les uns préexistant au statut de sujet, les autres instaurés par ses processus de défense, on risque de tomber dans le piège du Moi fort ou dans celui de la désespérance. Claude Le Guen ne s'en approche-t-il pas en posant la question suivante : « Tout homme serait donc clivé et déficitaire ? » Eh bien oui, mon Cher Claude : clivé potentiellement, mais de deux façons, l'une presque sûrement déficitaire, l'autre pas forcément, l'une est structurelle, l'autre est fonctionnelle.

La carence narcissique impose, en cas d'éclatement, d'Aufsplitteren, de mettre en place de nombreux clivages fonctionnels fixes qui coûteront plus cher qu'ils ne rapportent, un déficit en résultera, même si d'importantes activités sublimatoires sont mises en jeu. Dans bien des cas, la structure psychotique commence par se dégager des confusions de la folie, puis s'enrichit de manifestations perverses ou « border-line ». L'analyste aide le patient à redonner du sens à ces troubles. Pour reprendre une métaphore que je dois à Aleth Prudent (1995), là ou il y a un trou dans une nappe, je surfile et je fais de la dentelle avec les défauts, voire même une reprise.

Une dichotomie perverse : corps et psyché

J'apprécie la profondeur de l'intervention de Bernard Chervet dont je regrette qu'il n'ait pas donné toutes les prémisses avant de nous rappeler que l'une des façons de lutter contre la perception de la castration, par le vieillissement et la mort, réside dans une déconnexion entre les fonctions organiques et leur appréhension psychique. Je crois qu'il ouvre là un champ d'investigations originales, sans se laisser arrêter par l'idée selon laquelle les symptômes somatiques n'ont pas de sens. J'espère qu'il nous en dira plus. Il y a de l'audace à vouloir franchir la dichotomie entre la psyché et le corps. Bernard Chervet est de ceux qui s'y risquent. Les effondrements pathologiques à la disparition d'un tiers, chargé permanent de mission psychique pour le sujet alors défaillant, et les


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exemples que j'ai donnés de catastrophes somatiques me semblent pouvoir être éclairés par de telles avancées dont je remercie l'auteur.

C'est là aussi que je rencontre la prudence et la bienveillance clinique d'Anne Clancier à propos d'une patiente qui n'avait pas eu sa dose de paradis terrestre des vertes amours enfantines et qui a réagi par une somatisation à un risque de fin d'analyse. Anne Clancier montre la relation qu'il peut y avoir entre les crises de dépersonnalisation et le risque de somatisation. Pour sa patiente, comme pour tant d'autres, c'est à partir de la compulsion de répétition au-delà du principe de plaisir que s'éveillent les débordements de la régulation de base du Moi. Sa fonction synthétique est alors répétitivement mise au service d'une recherche d'objet extérieur décevant et donc déçu, sur un mode en apparence hystérique, mais qui ne s'accompagne pas d'une belle indifférence. Ce que la névrose hystérique débordée ne peut pas prendre en compte, le masochisme et le sadisme de la patiente tentent de le canaliser.

La fonctionnalité synthétique du Moi est d'autant plus perturbée que celuici donne comme fin unique sa propre gestion, sa promotion, son empire sur les autres, comme on le voit chez les personnalités narcissiques, façon délicate de nommer les pervers narcissiques, oscillant entre la paranoïa et la mélancolie et ne pouvant se tenir à distance de ces deux destins que par l'emprise sur un objet jouant le rôle de prothèse narcissique, à la fois autorité extérieure et pourvoyeur de toutes choses.

Une réponse partielle à la communication d'André Brousselle me conduit à proposer très schématiquement une relance de la distinction théorique entre les pulsions et les instincts. Les pulsions dérivent des instincts par le raccordement des affects au langage et donc à la pensée. L'homme crée sa propre subjectivation conflictuelle sur des bases sexuelles et agressives symbolisées, ce qui le distingue du mammifère organiquement agencé pour vivre et mourir selon les lois de ses instincts.

Ainsi, le rôle de la pulsion de mort désintriquée se révèle dans le passage de la vie psychique à la mort psychique, alors que celui de l'instinct de mort se dévoile dans le passage de la vie organique à la mort réelle. Ce que notre pratique analytique nous permet d'explorer, ce sont les variations d'accord des deux pulsions, leurs liaisons et déliaisons, leur désintrication, ainsi que le passage psychosomatique constant de l'instinct à la pulsion, que ce soit pour la mort ou pour l'amour. Et si nous sommes conduits à des confusions conceptuelles aussi bien à propos de la mort que de l'amour, c'est bien en raison du passage constant de l'instinct à la pulsion, marchant de pair, le premier nourrissant la seconde, l'effacement de celle-ci révélant l'universalité de celui-là.

La castration, encore et toujours elle, est au carrefour du saut épistémique évoqué par André Brousselle, saut entre le registre de la démarche scientifique et


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celui des résonances mystiques qui l'imprègnent. Ce passage brutal, ce saut, si surprenant mais si répandu - il suffit pour cela de constater que nombre de chercheurs de haut niveau sont des croyants convaincus - passe par la distinction entre les instincts et les pulsions, entre l'intrication/désintrication et la liaison/déliaison, entre ce que je vois comme une économie de guerre et de survie active au nom des instincts d'une part, et une économie de paix et de croissance animée par les pulsions d'autre part. La première de ces économies est soustendue par la lutte contre la castration authentique, par la mutilation physique, la mort ou l'asservissement. Les pulsions n'y ont qu'une faible part, il n'y a plus de lois humaines et peu importe le souci que l'on a de l'objet. A l'inverse, dans une économie de paix, c'est la menace de castration qui sous-tend les évitements, les contournements, les accommodations et permet la promulgation de lois, c'est-à-dire de contrats entre les sujets.

Les lois humaines, toujours révisables et sujettes à des exceptions, jouent sur des liaisons et des déliaisons pulsionnelles sur un mode dialectique. Les lois de la nature ne sont ni révisables ni sujettes à exceptions, tout au plus peut-on les décrire au mieux. L'intrication des instincts et des pulsions, des lois naturelles et des lois humaines se fait ou ne se fait pas. L'intrication fait le temps de paix. La désintrication des instincts et des pulsions signe le temps de guerre, soit que les lois humaines se donnent comme aussi intangibles que les lois naturelles - et on tombe dans le totalitarisme - soit que les lois humaines disparaissent pour laisser la place à la loi naturelle du plus fort ou du mieux adapté. Les perversions s'inscrivent en interface entre ces deux mondes. Tentant de faire passer la loi humaine pour équivalente à la loi naturelle, celle des instincts, elles jouent de, et sur, les pulsions qui par la prise en compte des relations sujet/objet donnent accès à l'identification à l'agresseur avec toutes les soumissions et répétitions que cela comporte.

Le concept de manichéisme borgne proposé par André Brousselle à la lueur des oppositions bon/mauvais, positif/négatif, dont le clivage est scotomisé, illustre cette interface de la perversion qui s'appuie sur deux autres paires d'opposés : tout/rien et toujours/jamais, étayages pour des doctrines débouchant sur l'association du totalitarisme et du nihilisme. Totalitarisme mégalomaniaque répondant à une angoisse d'anéantissement, elle-même projetée dans le nihilisme. Ce qui débouche sur une vie organisée par les aveugles pour régenter des borgnes.

Du bon usage des clivages

Jusqu'à présent, à part quelques remarques, nous n'avons pas parlé du bon usage des clivages, tel que nos pratiques l'illustrent. La communication de Claudette Lafond me permet d'introduire quelques généralités en guise de réponse.


Réponse de Gérard Bayle aux intervenants 1743

La déroute de la pensée, le mélange de soi et d'un magma informe d'affects et de figurations, incapables de donner lieu à un jeu des représentations, peut s'ordonner à partir d'un clivage. C'est justement l'un des rôles des croyances que d'en instaurer un. Rôle de fétiche. Mais parler de fétiche, c'est déjà introduire un élément tiers. Le tout est de savoir si des conditions sont réunies pour passer de cette fétichisation de la croyance (anamique, religieuse, scientifique) à une dimension «meta». C'est elle (ne serait-ce pas elle seule ?) qui introduit un doute fécond, une relativisation. Comme aimait à le dire Charcot : « la théorie c'est bon, mais ça n'empêche pas d'exister». Il aurait pu ajouter: «tout au contraire... ». Le dogme et la théorie sont autant de reprises du chaos créé entre le sujet et l'objet.

L'expression « expérience métaphysique » constitue un raccourci pour désigner ce qui s'ordonne successivement comme une expérience affective (angoisse, terreur, exaltation), son traitement psychologique d'urgence (déréalisation, dépersonnalisation, projection), la ressaisie en images et en mots, puis la réflexion « méta » proprement dite qui ressaisit le tout dans un appel au jeu des identifications constitutives du Surmoi, de l'objet phobique ou du cadre ouvrant aux dimensions transitionnelles.

Plus avant l'auteur se demande avec une probablement fausse naïveté, s'il existe des analystes dont les carences narcissiques seraient comblées par une théorisation rigide et ce qu'il advient de leurs patients. Il est possible de lui répondre sur un plan clinique. C'est avec une fréquence non négligeable, d'autant plus élevée que l'indication analytique vise le cadre du psychodrame, que nous sont adressés des patients avec cette injonction du consultant : « Dépsychanalysez-Le ! » L'emprise de la théorie fétichisée est parfois si grande que même un psychodrame analytique fait courir le risque d'une stagnation sur des positions théoriques alimentant un faux-self rigide. Le seul recours semble alors résider dans les thérapies corporelles.

Le cadre analytique constitue un ensemble de dispositions propices à l'établissement d'un processus analytique et contenantes pour toutes les reprises de traumatismes, de pertes et de deuils qu'implique ce processus. En ce sens, le cadre impose un clivage fonctionnel préalablement à l'usage qu'en auront le patient et l'analyste. C'est ce qui leur permet de ressaisir les actings pour en faire du sens comme le montre l'observation rapportée par Christine Jean-Strocblic. La solidité du clivage fonctionnel du cadre lui permet de ne pas trop souffrir de l'envahissement de la pensée par les bombardements d'identification projective. Il reste une marge de manoeuvre pour donner du sens à tout ce qui est agi, de façon insistante.

A un niveau groupai et social, les mises en place de cadres thérapeutiques plus ou moins poreux correspondent à des clivages fonctionnels qui protègent les patients et les thérapeutes, et qui créent un embryon d'orientation et d'organisa-


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tion dans un monde confus. C'est ainsi que Paul-Claude Racamier a organisé son hôpital de jour de la Velotte à Besançon de telle sorte qu'une compartimentation soigneusement respectée de l'emploi du temps des patients, dans le temps et dans l'espace, sans communications entre certains secteurs, leur permette de passer de la confusion et de l'excitation qu'elle crée, à un état artificiellement clivé plus favorable à leur vie et à leur avenir.

Dans le même domaine, les préoccupations de Marc Hayat quant aux traitements des patients le font insister sur les dégradations qu'entraînent les excès de communications entre les divers intervenants qui les prennent en charge. Pour pousser son propos à l'extrême, il y a des synthèses qui sont des facteurs de confusion. Il insiste sur le caractère privé et isolé de chacune des prises en charge, psychothérapique, sociale, médicamenteuse, etc., par rapport aux autres activités.

A une tout autre échelle, dans la pratique du psychodrame analytique, la distinction entre l'espace scénique et le reste du cadre joue un rôle clivant qu'il vaut mieux respecter autant que possible, certaines interprétations faites après les scènes, risquant d'annuler leurs impacts affectifs et identitaires soit par la constitution d'un faux-self théorique, coupant les patients de leur vécu corporel, soit par une confusion entre le vécu et l'entendu.

A ce propos, je salue la communication de Nicos Nicolaïdis qui montre bien que dans nos institutions, nous pourrions faire ce que font les sectes, aucun ingrédient ne nous manque, sauf que nous tentons de faire exactement l'inverse. C'est ce que j'ai voulu dire en parlant du trio pervers, symétrique négatif du trio thérapeutique. La perversion et les sectes mettent de l'acte là où devrait se développer une vie fantasmatique, nous tentons parfois par des actes, des actions parlantes, comme dit Racamier, de faire advenir une vie fantasmatique propice à la subjectivation de nos patients. C'est on ne peut plus net et voyant dans nos pratiques institutionnelles et de groupe, c'est aussi cela qui est en place dans nos cures les plus classiques, grâce au cadre analytique, à ceci près que c'est la nonaction qui est alors sinon parlante, du moins fomentatrice de sens.

A la recherche d'une définition psychanalytique du «croire» et de la « croyance », Jean Guillaumin montre que l'évolution de l'oeuvre de Freud révèle l'échec progressif d'une « résistance épistémique ».

« Quelque chose en lui persiste nostalgiquement à parler un dialecte neurologique ou psychologique objectivant à la recherche de causalités aseptiques, [...] Veut-il défendre à tout prix une illusion qu'en secret il a déjà, mais quasiment à regret, dépassée : celle d'un parfait clivage à valeur scopique entre l'observateur et l'observable ? Comme si la théorie, qu'il a pu lui-même comparer à un délire, pouvait être en psychanalyse totalement exempte de croyance et derrière la croyance d'une certaine part de projection non reconnue et d' "illusion". »


Réponse de Gérard Bayle aux intervenants 1745

«Pourquoi est-ce le travail contre-transférentiel du clivage et rien d'autre qui joue, chez Freud, aux derniers temps de sa vie, le rôle décisif de révélateur d'une problématique possible pour une théorie psychanalytique d'ensemble de la croyance ? »

Le travail analytique fait évoluer les croyances en montrant la réactivation de celles qui sont contemporaines de l'enfance. Mais cela ne marche que dans une communauté de la croyance, et celle-ci est suscitée, induite, influencée par un énorme pouvoir d'emprise sur autrui, ici sur l'analyste. « Tu cliveras ton prochain comme toi-même », disais-je plus haut. Neuf ans plus tard, ce « commandement » apparaît marqué par la force de l'emprise déployée par le patient, et reçue inconsciemment par l'analyste, au lieu même de ses clivages, de ses dénis, de ses idéalisations.

C'est ce qui conduit à la coaction par « entrée accidentelle (imprévue des deux côtés) dans la cure d'un morceau de réalité brute fonctionnant en agir et interagir ».

Voilà un point à discuter : Passage à l'acte ? Passage par l'acte ? Avec ou sans intervention de la « réalité brute » ? Certes, on peut compter sur elle, mais quand ? Et où ? Dans le cadre ou hors cadre ? Et d'abord, qu'est ce que la « réalité brute » ?

Dans ma pratique, c'est la partie des modes de relation que le sujet connaît mais auxquels il ne donne pas de valeur symbolique. On en trouve des exemples cliniques rapportés respectivement par Anne Clancier et par Christine Jean-Strochlic. La réalité d'une relation reste « brute » aussi longtemps qu'elle ne fait pas l'objet d'un doute ou d'une inquiétude. Aussi longtemps qu'elle assied une croyance dans les convictions. Ce que Jean Guillaumin souligne, c'est que cette conviction dans une croyance, l'analyste et le patient la partagent et ne se posent aucune question sur elle, jusqu'au moment où elle leur apparaît sous un nouveau jour, plutôt étrange dans l'affect ou violent dans l'acting. Ce dont les croyances font faire l'économie, c'est sûrement de la détresse, mais aussi de l'étrangeté. Mais ne serait-ce pas ce dernier affect qui signerait la fin de l'action du clivage ?

La nouveauté et la soudaineté de l'affect d'inquiétante étrangeté ou de familiarité étrange conduisent à un certain type d'interprétation. Je m'accorde avec Jean Guillaumin sur le point suivant : « [...] l'interprétation efficace pourra avoir lieu. Mais elle n'obtiendra réellement son effet que si l'analyste accepte de se désigner lui-même, tout en en proposant l'explication, comme ayant été aliéné dans l'interaction dont il parle au détriment de l'analyse, et donc du patient. »

L'énoncé de l'interprétation portera d'abord sur l'analyste, puis sur l'objet du patient dont l'analyste reprend la fonction, sur le patient lui-même enfin. Faite dans un autre ordre, l'interprétation impliquerait que tout vient de l'objet ou du patient, ce qui constituerait une défausse perverse de la part de l'analyste.

Gérard Bayle

8, rue Maison-Dieu

75014 Paris



VIII — Les modèles psychanalytiques



Les modèles psychanalytiques 1

Manuela UTRILLA-ROBLES

Introduction

Deuils, rêves et hystérie

Nous faisons l'hypothèse que trois modèles - celui du rêve, de l'hystérie et du deuil - nous permettent d'étudier la situation analytique comprise comme un terrain où les représentations pulsionnelles peuvent s'extérioriser (définition de l'hystérie) et où les désirs de rencontre de l'objet perdu de la satisfaction se ravivent, réunis dans un ensemble de processus et de mécanismes que nous trouvons dans les rêves, dans l'hystérie et dans le deuil.

Ces réflexions nous semblent introduire ce que nous aimerions développer dans les deuxième et troisième parties : les modèles du rêve, de l'hystérie et du deuil. Nous étudierons les ressemblances possibles entre la pensée animique et sa transformation en pensée scientifique (maturité). Les rapports entre la situation en séance et le travail d'élaboration secondaire méritent que l'on étudie l'écoute de l'hystérie et du travail de mélancolie qui prépare le deuil.

Dans le dernier chapitre, nous développerons l'idée du travail de mélancolie comme préparation au travail du deuil. Ce travail de mélancolie, tel que Freud et B. Rosenberg le décrivent, n'est pas synonyme d'un accès mélancolique, mais d'un travail d'élaboration psychique qui empêche l'apparition de la mélancolie. Le travail de deuil peut aussi être engendré par le renoncement à participer activement («Agir ses passions») aux scénarios excitants que tout récit contient (que ce soit un récit au « bruit perturbateur », des fractales 2 ou des récits plats).

1. Comme pour les autres rapports, les contraintes éditoriales nous ont obligés à ne publier qu'une version réduite du travail de Manuela Utrilla-Robles. Ce texte est accessible in extenso dans le Bulletin de la Société psyclianalytique de Paris, n° 39, 1996 (N.d.l.R.).

2. S. Faure-Pragier, G. Pragier, Un siècle après l'esquisse : nouvelles métaphores ? Métaphores du nouveau, Le Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans, 1990, p. 15.

Rev. franç. Psychanal, 5/1996


1750 Manuela Utrilla-Robles

I - LA SÉANCE PSYCHANALYTIQUE

Les objets de la recherche en psychanalyse peuvent être très variés, même si tous font clairement référence à la séance psychanalytique.

Étudier la séance psychanalytique pourrait revenir à étudier toute la psychanalyse en général. C'est pourquoi nous n'aborderons que les quelques points qui nous semblent importants: la séance (ou situation analytique), la pensée psychanalytique et la pensée scientifique. Cette étude a été réalisée principalement à partir des descriptions de Freud sur la transformation de la pensée animique en pensée scientifique. Elle nous a amenés à méditer sur les rapports entre séance, situation analytique, modèles, pensée analytique et pensée scientifique. Ces réflexions ne peuvent s'exprimer que si l'on tient compte des situations qui les encadrent. Quel que soit l'objet de l'étude, nous pouvons utiliser avec rigueur et méthode des modèles différents et aboutir à des hypothèses cohérentes, à condition de tenir compte des situations dans lesquelles ces études sont réalisées, et en mettant en rapport les conditions, les finalités et les moyens (perspectives et modèles utilisés).

Par exemple, lorsque nous décrivons une séance d'analyse, au heu de transmettre le processus associatif, nous décrivons très souvent les faits (confrontant ainsi psychanalyse et journalisme - deux situations bien différentes). Parfois nous citons même ce que le patient a fait en dehors des séances ( « il était dans le métro et quelqu'un lui a dit... » ), en le mettant au même niveau que notre vision de ce qu'il a vécu dans son enfance («sa mère était odieuse avec lui...»), en ajoutant très souvent des diagnostics sur les parents.

L'évolution de la pensée animique

Dans l'article «Freud investigador: del médico al psicoanalista»1, nous avons étudié la transition entre les modèles darwiniens et les modèles psychanalytiques, en nous arrêtant sur la pensée médicale. A notre avis, cette pensée représente la toute-puissance des connaissances médicales face à l'ignorance des patients. Le deuil de cette attitude magique exige un certain détachement de soimême pour arriver à des systèmes de pensée différents, qui permettent «Le renoncement à la recherche du plaisir par la subordination du choix de l'objet extérieur aux convenances et aux exigences de la réalité ». C'est ainsi que Freud

1. M. Utrilla, Revista de Psicoanalisis de Madrid, numéro spécial mai-novembre, 1989, p. 4.


Les modèles psychanalytiques 1751

définit la pensée scientifique 1. Le passage de la toute-puissance des connaissances médicales au deuil de cette attitude magique représente sans doute une évolution de la pensée animique.

La subordination à la réalité dont parle Freud a pu être considérée comme une objectivation. Cependant, l'étude approfondie des écrits de Freud invite à penser le contraire. Nous considérons que cette réalité correspond à ce que nous appelons étude situationnelle. En effet, réalité équivaut à mettre en rapport les moyens (les connaissances et les théorisations intégrées par nous), les conditions dans lesquelles ces moyens sont utilisés (pratique privée, groupes, institutions, situation analytique, psychothérapies diverses, etc.) et les finalités (chimiothérapies, élaborations psychiques, conseils ou modification de conduites, etc.).

Chacun sait que le concept de réalité est à l'origine de beaucoup de théorisations, et même de toutes sortes de pratiques où réalité et traumatisme se confondent, ignorant les paramètres de la recherche. Nous reviendrons sur ce sujet dans le troisième chapitre.

A notre avis, les concepts d'évolution et de transformation constituent les fils conducteurs de Totem et Tabou. L'évolution des concepts humains sur le monde est décrite par phases - animiste, religieuse et scientifique. « Dans la phase animiste, c'est à lui-même que l'homme attribue la toute-puissance ; dans la religieuse, il l'a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s'est réservé le pouvoir d'influencer les dieux de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n'y a plus de place pour la toute-puissance de l'homme, qui a reconnu sa petitesse et s'est résigné à la mort, comme il s'est soumis à toutes les autres nécessités naturelles. »2

« Nous trouvons alors qu'aussi bien dans le temps que par son contenu, la phase animiste correspond au narcissisme, la phase religieuse au stade d'objectivation... 3, tandis que la phase scientifique a son pendant dans cet état de maturité de l'individu. »4

L'évolution entre les phases exige de multiples transformations que Freud lui-même met en rapport avec les rêves et l'élaboration secondaire.

L'étude des extraits de Totem et Tabou nous permet d'établir un parallélisme entre les mouvements psychanalytiques étudiés en début de chapitre et les phases décrites par Freud. En effet, les confusions et les unifications des théories, ainsi que les diagnostics psychiatriques en situation analytique (cette véritable profusion de diagnostics psychiatriques a été remise en question par de nom1.

nom1. Freud, op. cit., p. 547.

2. Ibid.

3. C'est nous qui soulignons.

4. Op. cit., même page.


1752 Manuela Utrilla-Robles

breux psychanalystes, notamment par B. Rosenberg) 1 correspondraient à la phase animiste ; les tendances objectivisantes sous forme de croyances en seul modèle, à la phase religieuse et les recherches psychanalytiques rigoureuses, à la phase scientifique.

Situation analytique et l'étude situationnelle

A présent, nous pouvons nuancer le concept de situation analytique :

La situation analytique (séance) peut être étudiée par les moyens que nous possédons (nos connaissances issues de l'évolution de nos idées et de la transformation de la pensée animique en pensée scientifique), dans des conditions bien précises (cadre analytique) et par l'utilisation des modèles qui «donnent du sens » (théorie du sens selon D. Widlöcher) 2.

Les régressions imposées par la situation analytique entraînent chez l'analyste et chez le patient une pensée animique et des projections sous forme de croyances (par exemple, l'analyste pourrait se limiter à penser que le patient a un fonctionnement mental qu'il est capable de décoder comme un texte, au lieu de considérer que ce qu'il écoute - perception auditive - dépend de sa propre façon de penser. Cependant même si cette attitude face à la séance peut avoir certains effets « thérapeutiques », ces effets ne provoquent pas de changements psychiques. D'ailleurs, la plupart des thérapies que nous avons étudiées 3 - bioénergétiques, Gestalt, thérapies corporelles, béhavioristes, conductuelles, cognitives, cri primai, etc. - provoquent aussi des effets « thérapeutiques incontestables », mais ces effets sont dus, en grande partie, aux éléments d'un cadre précis et à la relation thérapeute-patient, avec tout ce qu'elle comporte de promesse de réalisation des désirs, et de nombreux autres facteurs) 4.

H pourrait sembler que seule l'étude situationnelle permet de comprendre la séance, alors qu'à l'inverse les difficultés sont nombreuses. En effet, même si l'objet de la recherche est la séance, celle-ci intègre aussi des éléments du passé qu'il faut considérer après-coup dans des conditions particulières (dialogue

1. B. Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, Paris, PUF, coll. « Monographies de la RFP », 1991, p. 94 : « Ainsi, une nosographie fondée sur la notion de travail et d'élaboration serait une nosographie tenant compte de la relation analyste-analyse qui est aux antipodes d'une nosographie - objective - fondée sur une phénoménologie des signes - objectifs - ou des symptômes considérés (à tort) comme des signes objectifs. »

2. D. Widlöcher, Pour une métapsychologie de l'écoute psychoanalytique, Bulletin de la SPP, LVe Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans, 1995.

3. M. Utrilla, Fronteras Psicoanaliticas, in Interacciones Terapeùticas, avec S. Lebovici, J. Cosnier, op. cit.

4. Facteurs que nous avons étudiés en 1991, in El psicodrama psicoanalitico de un nino asmatico, Madrid, Biblioteca Nueva.


Les modèles psychanalytiques 1753

interne), comme un rêve éveillé. Cette séance s'organise (après-coup de l'hystérie) par une activité mentale productrice, déductible et modifiable par l'expérience.

Pensée analytique

A. Green écrit que nous ne pouvons savoir ce que le patient dit qu'à travers «l'observation de l'effet de la communication sur nous, de ce qui se produit entre nos impressions affectives, voire corporelles, et notre fonctionnement mental ». Et il ajoute que « nous déplaçons alors la connaissance de ce qui se déroule dans notre espace interne entre lui et nous ». Pour l'auteur, « le véritable objet analytique ne sera ni du côté du patient ni du côté de l'analyste mais dans la réunion de ces deux communications »1.

Notre point de vue s'éloigne légèrement de ces propos. En effet, nous proposons les trois modèles déjà cités (rêve, hystérie, deuil) et ceci pour des situations diverses (situation relationnelle de la séance, situation mentale de l'analyste lors de l'écoute et prédisposition psychique à l'interprétation). Nous essayons non seulement de donner plusieurs perspectives à la situation analytique, mais surtout de mettre l'accent sur l'activité mentale de l'analyste, activité différente dans chaque situation.

La pensée analytique provient de l'activité mentale de l'analyste lorsque celui-ci acquiert une pensée scientifique, pensée qui travaille par libre association. Mais cette activité mentale, dans les termes de A. Green, « donne à penser aux analystes soucieux de cohérence, de rigueur et d'exactitude, désireux de perfectionner leur théorie sans renoncer à ce qui fait l'essentiel de la singularité de la pensée psychanalytique» 2.

D'une telle perspective naît le besoin de comprendre comment surgit une interprétation lorsque l'analyste tient compte, dans une élaboration secondaire (après-coup des séances), de ses propres modèles. Cette élaboration exige de multiples processus : régresser, écouter l'hystérie, se détacher de ses propres systèmes de pensée habituels, se déprendre de soi-même, faire un travail de deuil, etc. En fait, elle a le caractère de pensée scientifique qui, dans le sens que Freud semble lui donner, est une pensée ouverte aux changements, porteuse de l'illusion « d'un commencement sans fin ».

1. A. Green, L'analyste, la symbolisation et l'absence dans le cadre analytique, Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 10, 1974.

2. A. Green, La causalité psychique. Entre Nature et Culture, Odile Jacob, 1974, p. 243.


1754 Manuela Utrilla-Robles

II - LA PENSÉE SCIENTIFIQUE

L'étude exhaustive des multiples perspectives décrites dans la littérature analytique sur la pensée scientifique (notamment celles qui sont apparues lors du dernier Congrès et qu'ont étudiées R. Roussillon et D. Widlôcher) rendrait le champ de la réflexion très enrichissant. Néanmoins, nous n'aborderons que certains problèmes :

— les rapports entre pensée scientifique et fonctionnement mental de l'analyste à partir d'un exemple ; et

— la pensée scientifique en tant que représentation des divers facteurs (perception et projection, rêves, hystérie et deuils, comme modalités d'élaboration).

Pensée scientifique et fonctionnement mental de l'analyste

Les conditions nécessaires à la pensée scientifique sont la remise en question et les interrogations. Selon R. Diatkine «être psychanalyste, c'est s'interroger sur le statut des concepts et des objets de connaissance permettant de déchiffrer les mouvements psychiques du patient et les siens »1.

J. Bergeret parle également des Interrogations du psychanalyste. Cela nous amène à considérer que la compréhension analytique dépend du fonctionnement mental de l'analyste, c'est-à-dire de la maturité de sa pensée 2.

Le fonctionnement mental de l'analyste ne pourrait être réduit au concept de contre-transfert. Il ne s'agit pas non plus des processus « auto » (R. Roussillon), ni des processus narcissistes, mais d'une façon de penser qui prend en compte les situations, les moyens et les conditions de l'expérience.

Exemples

(Comme hypothèse de travail, nous utiliserons une séance inventée qui contient néanmoins des éléments familiers pour tous les analystes.)

1 / Séance avec un patient : L'analyste s'interroge sur sa perception du récit du patient. Ce récit lui fait penser à la scène primitive et il (l'analyste) a l'impression (par la charge érotique qu'il a perçue) que le patient essayait de la consom1.

consom1. Diatkine, L'enfant dans l'adulte ou l'éternelle capacité de rêverie, Delachaux & Niestlé, 1994.

2. Nous trouvons ce point de vue dans tellement de travaux psychanalytiques que la liste serait interminable.


Les modèles psychanalytiques 1755

mer avec lui sous une forme sadomasochiste. Ces réflexions l'amènent à considérer l'aspect économique du sadomasochisme et aussi à avoir envie, à travers les associations du patient, riches en contenus anaux, de faire une interprétation portant sur la castration, dans le contexte oedipien (dans lequel il se situe). Dans ce contexte, il s'agit d'une relation à deux (patient-analyste), à laquelle participe un troisième élément (théorie, modèles, etc.).

2 / Séance de travail avec des collègues : Il fait un exposé sur cette cure. Il dénie l'impact troublant (resexualisant qu'a eu sur lui l'expérience avec le patient. Il développe alors une théorie sur la séduction des parents et sur la mise en cause des comportements parentaux (comme ce fut le cas de S. Ferenczi). Il conclut (en généralisant) que les parents qui ont séduit leurs enfants présentent une pathologie.

3 / Expérience institutionnelle : Sa conclusion lui semble d'autant plus vraisemblable que, dans l'institution où il travaille, il a vu (de visu), des parents très malades et il a observé les relations parents-enfants (et il s'est senti très touché par les messages paradoxaux formulés par les parents.) L'analyste est alors convaincu (croyance) que le patient dont il parle n'est que la victime des circonstances et que lui (l'analyste) doit « réparer » les conséquences de l'action parentale (théorique).

4 / Séance suivante avec le patient : L'analyste adopte une attitude bienveillante, soit en expliquant au patient l'effet qu'a eu sur lui le fonctionnement mental des parents, soit en faisant preuve de compréhension emphatique, humaniste, etc.

Ici, trois situations se chevauchent : la séance de psychanalyse, l'exposé aux collègues, l'expérience institutionnelle. Cette dernière ne fait que « confirmer » la conclusion qu'il a exposée à ses collègues. Ces trois situations l'amènent dans la quatrième situation (séance suivante avec le patient), à transformer l'analyse en champ de théorie appliquée. Ce champ pourrait même être considéré comme scientifique si l'analyste essayait de vérifier ses hypothèses en faisant des observations dans des institutions.

S'agit-il vraiment d'une analyse ?

Les réponses possibles à cette question nous font penser à celle de A. Green : « Il y a une psychanalyse ou plusieurs ? »

La pensée scientifique comme ensemble de divers facteurs

Notre propos n'est pas de faire une étude exhaustive sur la pensée scientifique, mais seulement de souligner l'importance de la perception et de la projection au moment d'étudier la perspective psychanalytique où, rappelons-le, l'objet de la recherche est créé par l'observateur. Le fait de donner à cette perspective le nom de pensée psychanalytique pourrait sembler prétentieux, alors


1756 Manuela Utrilla-Robles

que la pensée scientifique dénote l'humilité et la relativité (par opposition aux affirmations axiomatiques et aux vérités uniques).

Ainsi, la pensée scientifique doit tenir compte de plusieurs facteurs, les assembler, les opposer et en tirer des hypothèses qui nous aident à poursuivre la réflexion avec rigueur et cohérence. Or, tous les systèmes théoriques n'offrent pas ces possibilités.

« De toutes les solutions que proposent tous les systèmes théoriques postfreudiens et issus de la postérité de Freud, je n'en vois aucun qui assure de façon cohérente la représentation des divers facteurs qu'on peut estimer entrer en jeu dans la composition de ce qu'on appelle la causalité psychique, et qui s'efforce d'en présenter un tableau articulé. »1

Cette réflexion pourrait illustrer la pensée scientifique qui n'est donc pas un acte de science, mais le produit d'une évolution psychique aux caractéristiques créatives.

(La créativité en psychanalyse est un sujet d'une extrême ampleur. Nous nous limiterons à dire que cette créativité représente une acceptation d'une certaine forme de pensée féminino-maternelle, telle que J. Chasseguet-Smirgel et J. Cosnier l'ont décrite2.)

Perception et projection

Pour revenir aux trois phases décrites par Freud (animiste - religieuse - scientifique), quelques processus mériteraient notre attention : celui de la perception et celui de la projection.

« La projection en dehors des perceptions intérieures est un mécanisme primitif auquel sont soumises également nos perceptions sensorielles et qui joue, par conséquent, un rôle capital dans notre mode de représentation du monde extérieur. »3

A partir de cette phrase, nous pouvons mieux comprendre d'une part comment l'objet de la recherche en psychanalyse est créé par l'analyste, et d'autre part notre hypothèse sur l'étude du fonctionnement mental de l'analyste en séance.

Freud ajoute que, « dans des conditions encore à découvrir, nos perceptions intérieures des processus affectifs et intellectuels sont projetées et utilisées pour configurer le monde extérieur ».

Nous ne voudrions pas nous aventurer à penser que ces conditions encore à

1. A. Green, op. cit., p. 245 et 255.

2. Les idées de J. Chasseguet-Smirgel ont été reprises par J. Cosnier in Destins de la féminité, Paris, PUF, 1987, p. 163.

3. S. Freud, op. cit., p. 546.


Les modèles psychanalytiques 1757

découvrir pourraient être le cadre psychanalytique, la situation de la séance et la pensée scientifique. Ainsi, limitons-nous à souligner que si toute perception est associée aux projections, nous ne pouvons pas considérer que la perception est un mécanisme unique sur lequel nous pouvons nous appuyer pour rendre véridiques nos impressions. Si nous tenons compte du fait que nos impressions sont soumises aux modalités de notre fonctionnement mental et que celui-ci dépend également des situations dans lesquelles il se développe, nous devrons conclure à la nécessité d'étudier diverses situations pour comprendre les processus que ces situations créent.

Le travail psychique de l'analyste en séance (situation analytique), le travail d'hystérie (situation d'écoute) et le travail de mélancolie (situation de préparation au deuil) nous semblent s'articuler (donner une composition cohérente) à nos propos sur la pensée scientifique et l'étude situationnelle.

Elaboration secondaire et système de pensée

Nous terminerons cette étude de la pensée scientifique avec quelques aspects de l'élaboration secondaire «visant manifestement à donner un sens à ce qui, à la suite du travail accompli pendant le rêve, apparaît comme incohérent et incompréhensible». «Ce sens nouveau, résultant de l'élaboration secondaire, n'est plus le vrai sens des idées du rêve. »

« L'élaboration secondaire du produit du travail accompli pendant le rêve nous fournit un excellent exemple de la manière dont se forme un système, avec sa nature et ses exigences. Une formation intellectuelle nous est inhérente, qui exige de tous les matériaux qui se présentent à notre perception et à notre pensée un minimum d'unité, de cohérence et d'intelligibilité, et elle ne craint pas d'affirmer des rapports inexacts lorsque, pour certaines raisons, elle est incapable de saisir les rapports corrects. »1

Nous conclurons en disant que la pensée scientifique en séance est un système dépensée qui peut se déprendre des attraits pulsionnels par de nombreuses élaborations (comprises dans les rêves, l'hystérie et les deuils).

Il s'agit donc d'une pensée qui permet l'écoute de l'hystérie (au lieu de la dénier). Nous pourrions la définir comme un « savoir écouter l'hystérie » (selon une formule de J. Schaeffer).

Ce sujet pourrait faire l'objet d'une thèse qui susciterait toutes sortes de polémiques. Que faut-il faire avec les patients qui ne sont pas hystériques ? Estce que tous les analystes devraient être hystériques ?

1. S. Freud, op. cit., p. 562 (pour la version française : Éd. Petite Bibliothèque Payot, p. 111).


1758 Manuela Utrilla-Robles

En utilisant le concept de situationnel, nous pouvons dire que la situation analytique est hystérique par excellence, quelle que soit la pathologie de l'analyste ou du patient. Cette affirmation est développée, entre autres, dans le rapport de A. Jeanneau et se base sur les caractéristiques de l'hystérie (voir chap. II).

Le fait qu'un individu souhaite rencontrer un autre individu pour être écouté donne à ce désir un sens tout à fait particulier. Quelle que soit la pathologie de celui qui parle ou de celui qui écoute, ce désir peut organiser une mise en scène (tout comme les « Théâtres du Je » de J. McDougall), où se jouent les fantasmes les plus divers. Désir, mise en scène, irréalité, projection, déceptions, exaltations, dramatisations et silences, vont s'entremêler dans une sorte de rêve qui, par son articulation avec la parole réelle et agissante devient un scénario hystérique.

La pensée scientifique en séance sera celle qui permet d'élaborer (donner un sens, déterre l'incohérence, rassembler, dévoiler, établir d'autres liens, etc.) les processus agis par la parole.

La pensée scientifique en dehors de la séance suppose un dialogue interne d'après-coup avec les modèles théoriques que nous utilisons, dialogue créateur des nouveaux systèmes de pensée qui s'ouvrent dans « une éternelle capacité de rêverie ».

La pensée scientifique s'actualise comme pensée analytique lorsque dans les séances, peuvent s'organiser des systèmes de travail psychique sous forme de modèles qui permettent l'articulation entre situation, évolution, transformation et travail créatif.

III - RÊVE ET HYSTÉRIE

« Si yo pudiera sacar mi corazon, ponerle ante los ojos de vuestra grandeza... quitara el trabajo a mi lengua de decir lo que apenas se puede pensar, porque vuestra excelencia la viera en él todo retratada. »

Cervantes, Don Quijote de la Mancha .

Les multiples questions que posent D. Braunschweig et M. Fain dans La nuit, le jour, nous ont interpellés pendant des années. Mettre en rapport le rêve et l'hystérie, faire de l'hystérie un fonctionnement mental aussi universel que le rêve

1. Si je pouvais extraire mon coeur et le mettre devant les yeux de votre excellence, j'épargnerais à ma langue la tâche de dire ce qui à peine peut être pensé, pour que votre excellence la vît en lui tout dépeint.


Les modèles psychanalytiques 1759

et restituer les processus du rêve et de l'hystérie lors de la séance psychanalytique (étude situationnelle), nous semble être le pilier de toute réflexion sur l'expérience psychanalytique, en particulier lorsque l'on tient compte des éléments émotionnels, erotiques et transgressifs (voire incestueux) de la situation analytique.

Le déni de ces processus de resexualisation et le déni de l'hystérie peuvent nous amener, comme disait Freud 1, à projeter chez les patients nos conflits non résolus, ce qui ferait de l'analyse un champ projectif (projections de toutes sortes : de nos difficultés, de nos idéaux, etc.) au lieu qu'elle constitue un terrain où les identifications peuvent se développer. Qui dit identification dit changement. Nous pouvons donc déjà entrevoir l'importance des identifications.

Rêve et hystérie sont apparus au même moment dans la théorie psychanalytique. « La structure du rêve est susceptible d'applications universelles. La clé de l'hystérie s'y trouve en fait. Je comprends maintenant pourquoi je ne pouvais pas finir le livre sur les rêves : si j'attends un peu, je serais à même de décrire le processus mental du rêve de telle sorte qu'il inclura les processus de formation des symptômes hystériques. »2

Si les rêves permettent d'importantes transformations psychiques pendant la nuit, l'hystérie - et en particulier le travail d'hystérie - peut nous permettre d'étudier ces transformations pendant le jour, notamment en séance d'analyse.

Il est donc difficile d'établir la frontière entre rêve et hystérie, surtout lorsque l'on parle des modèles, d'autant plus que les mécanismes en oeuvre dans les rêves (condensations, déplacements, double retournement) peuvent se retrouver dans le fonctionnement mental de la vie éveillée et être l'objet d'une écoute en association libre, et que les scénarios hystériques peuvent également faire partie des rêves.

La situation analytique

Dans la situation analytique, la proximité entre les mécanismes du rêve et ceux de l'hystérie ne permet pas de les différencier. La situation analytique est une situation hystérique par excellence, situation où l'analyste et le patient sont soumis à une injonction surmoïque selon M. Fain, car la demande de libre association (dites-moi tout ce qui se passe dans votre tête) est proche d'une demande de confession. Cette situation peut être ressentie comme un rêve d'examen (rêve typique) et Une obligation, et l'hystérie qui s'ensuit comme une révolte contre cette obligation.

1. « Tendance à projeter à l'extérieur nos processus psychiques pour apaiser nos conflits », cité dans le chapitre précédent.

2. Lettre à Fliess du 3 janvier 1899, in La naissance de la psychanalyse.


1760 Manuela Utrilla-Robles

Utiliser le modèle du rêve en séance revient à considérer que les élaborations secondaires peuvent se produire dans la situation analytique comme dans les rêves; élaborations entravées par les processus hystériques agissants, ainsi que par les tendances de l'analyste aux interprétations prématurées.

D'autre part, la névrose de transfert/contre-transfert s'organise de manière à ce que les scénarios psychiques prennent la forme de rêves (notamment par leur irréalité, la tendance aux actuations, les régressions, les décharges par la parole, les associations, les multiples transformations et surtout par la charge passionnelle et la tendance aux réalisations des désirs).

Cette forme de rêve (très proche de l'hystérie) ne peut que troubler le fonctionnement mental de celui qui écoute, l'attirer vers la pensée animique par une régression formelle et produire une défense sous forme d'intellectualisation organisée par l'identification dans « la communauté des dénis »1, par cette intellectualisation, les contenus manifestes l'emportent sur les contenus latents ; les récits deviennent des expressions de réalités (ou d'hyperréalités).

Les mécanismes de cette intellectualisation (nous nous contenterons seulement de les souligner) nous semblent proches de ce que G. Bayle décrit sur les clivages fonctionnels, clivages illustrés par de nombreux exposés théoriques sur les cures analytiques.

Ainsi, et si la différence entre rêve et hystérie est facile lorsque l'on tient compte des situations (par exemple, la nuit-rêve et le jour-hystérie), les mécanismes sont présents dans tout fonctionnement mental : ils sont donc universels. Nous pouvons donc les trouver aussi bien chez le patient que chez l'analyste.

Comme dit C. Parat, « son écoute (celle de l'analyste), enrichie de savoir et de réflexions, ne peut se passer ni d'un travail ininterrompu sur lui-même, ni de l'utilisation d'une dynamique qui met en jeu sa propre sensibilité » 2.

Lorsque nous faisons référence à l'analyste, nous ne prétendons pas étudier les contre-transferts (ce que L. de Urtubey a déjà fait largement) mais considérer « ce travail ininterrompu sur lui-même » comme une recherche scientifique sur nos systèmes de pensées, nos façons de comprendre et de donner des sens, notre participation dans l'écoute, l'utilisation de nos modèles et notre façon de changer.

Rêve et hystérie posent d'emblée toute la problématique des limites de l'analyse, polémique que nous ne souhaitons pas développer, car si tout phénomène trouve un sens dans un système de pensée, cela ne veut pas dire pour autant qu'il peut être utilisé dans un traitement psychanalytique, et donc être susceptible d'interprétation psychanalytique. L'exemple le plus frappant est celui

1. Expression, comme nous savons, de M. Fain, Déni du désir du père, in Biphasisme et après coup, quinze études psychanalytiques sur le temps, p. 123.

2. C. Parât, L'affect partagé, PUF, 1995.


Les modèles psychanalytiques 1761

des nombreuses théories qui sont utilisées dans le cadre des activités institutionnelles et des nombreuses constructions de sens pour expliquer une pathologie donnée, d'où le peu d'efficacité thérapeutique qui s'ensuit.

Le travail du rêve

comme modèle du travail en séance

Si l'on considère le travail du rêve comme modèle du travail en séance, de nombreuses perspectives peuvent être utilisées. Nous pourrions tout d'abord décrire minutieusement tous les processus du rêve et les comparer avec les processus en séance, puis étudier à nouveau toute la littérature sur le sujet. Toutefois, la tournure que nous donnons à ces réflexions nous oblige à nous limiter à quelques perspectives, et à ne garder que celles qui nous ont semblé les plus importantes. Considérer la ressemblance entre la production du récit du rêve et la production des récits en séance permet de réfléchir à l'écoute d'une façon différente si les récits du rêve sont considérés comme un texte qu'il faut décoder. Ainsi, pour opposer récit du rêve et récit d'un événement, nous poserons la question de savoir comment l'analyste conçoit les problèmes de la perception, de l'hallucination et de la possession (posséder le fonctionnement mental d'une autre personne).

Les questions du rêve et de l'activité mentale de l'analyste, de ses difficultés par rapport à la possession, à la perception et à l'hallucination, nous amènent à réfléchir au travail de l'analyste en séance (étude situationnelle) et aux rapports entre rêve et récit.

Rêve et activité mentale

Comme l'ont rappelé M. et R. Perron 1, «le modèle d'appareil psychique est le travail du rêve, notamment la chaîne des associations qui nous permettent d'inférer les fantasmes inconscients qui ne s'expriment qu'après avoir subi une élaboration d'une extrême complexité dans le Préconscient ».

Nous pouvons alors penser que ce qui émerge sous forme de récits, ce sont les produits de ces élaborations. Le contenu manifeste n'a donc pas de sens lorsqu'il est isolé du contenu latent.

Par ailleurs, les rêves ne se font pas pour être racontés (les récits de rêve ne

1. M. et R. Perron (1986p, Fantasme et action, XLVI Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans, « Le modèle princeps de l'appareil psychique proposé dans L'interprétation des rêves souligne bien que c'est l'inhibition de l'action motrice, créée par l'état de sommeil, qui permet le réinvestissement des traces mnésiques et l'efflorescence des désirs refoulés, après que ceux-ci ont été traduits en "pensées manifestes" par le travail du rêve. »


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sont pas là pour informer), mais pour réaliser des désirs tout en préservant le sommeil.

Toutes les caractéristiques des séances portent cette promesse de désir : la continuité, le rythme, la durée indéterminée, l'invitation à dire tout, l'écoute bienveillante, etc.

Tout comme l'incident perceptif du rêve, le récit du patient peut provoquer des aspirations pulsionnelles qui échappent à la conscience de l'analyste. Son état mental peut être très proche de celui du rêveur de la nuit qui assiste à toutes sortes de scénarios. Condensations, déplacements, doubles retournements peuvent se succéder. Ce qu'il « voit » peut être la mise en scène de ses propres désirs.

Mais tout comme le travail du rêve (travail de transformation), l'activité mentale de l'analyste peut utiliser cette « capacité de rêverie » pour rendre aux images leurs paroles et transformer le « rêve » en récit. Récit qui, par la transformation en son contraire (activité en passivité, car au lieu de formuler un récit, il écoutera un récit) fera que le récit du patient pourra être investi « d'une prime de plaisir », et l'analyste « récitant » deviendra écoutant. Ainsi nous pouvons considérer que le plaisir de voir (proche de la réalisation hallucinatoire du désir) s'est transformé en plaisir d'écouter.

Les multiples passages de cette transformation mériteraient d'être approfondis. Toutefois, cette étude est impossible ici puisqu'elle comporte toute la problématique de la représentation pulsionnelle (telle que N. Nicolaïdis et d'autres l'ont développée), ainsi que le problème des traces mnésiques 1, la perception, l'hallucination, et surtout l'étude des quatre piliers de la psychanalyse: le sadisme, le masochisme, l'exhibitionnisme et le voyeurisme.

Comme le travail du rêve a été suffisamment décrit par Freud et développé (en particulier en ce qui concerne le rêve, l'hystérie, la tragédie, les récits et la castration) par D. Braunschweig et M. Fain, nous nous efforcerons de ne souligner que quelques questions qui semblent poser des problèmes par rapport à l'activité d'écoute.

Rêve et possession

Pour J.-B. Pontalis 2, rêver vrai, c'est « s'assurer la pleine possession de ce qui a été vécu sans être possédé». Si le rêve exerce une force d'attraction, il faut considérer que nos désirs de possession peuvent également être forts. D'ailleurs, le rapport de P. Denis nous montre à quel point la pulsion d'emprise peut être active. Nous pouvons alors imaginer aisément que si l'analyste est soumis à cette

1. Comme nous avons essayé de le développer dans l'article « Las huellas », Revista de Psicoanalisis de Madrid, n° 5, 1987.

2. J.-B. Pontalis, La force d'attraction, Paris, Seuil, 1990.


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force d'attraction, il peut désirer posséder un récit, une idée de l'autre et même son fonctionnement mental. En d'autres termes, nous savons que ce qui est perçu éveille aussi la pulsion d'emprise.

Perception: Par conséquent, la question de la perception nous interpelle, surtout par ses rapports avec la réalisation hallucinatoire des désirs. Si nous ajoutons à cela que celui qui écoute est un percevant (perception auditive), nous pouvons déduire que dans toute écoute, il existe une trace de réalisation hallucinatoire de désirs. Les travaux de C. et S. Botella nous ont été très utiles. Toutefois, nous n'en reprendrons ici que certains aspects.

Selon les auteurs, le percevant est soumis à un véritable appel pulsionnel par la fixation à l'objet perdu de la satisfaction hallucinatoire : « Cette fixation à l'objet perdu de la satisfaction hallucinatoire représente en permanence un véritable appel pulsionnel auquel le percevant est soumis en continu », et « la pulsionnalité éveillée par cet appel aura pour destin premier sa réalisation hallucinatoire, son accomplissement en acte n'aura de véritable valeur de réalisation qu'à condition d'être accompagné, redoublé hallucinatoirement, c'est-à-dire à condition que le percevant puisse y trouver la trace de sa propre existence perdue dans l'objet-satisfaction» 1.

Hallucination : L'objet-satisfaction entraînerait-il dans sa perte notre propre existence? Comment se perd alors cet objet?

De nombreuses polémiques psychanalytiques s'enferment dans ces questions : si l'objet est la mère, son absence pourrait être la cause de nos angoisses : nous sommes alors dans l'hyperréalisme psychologique, position (forme de pensée) qui nous amène à déduire du récit d'un patient que celui-ci est angoissé (par notre absence, par exemple) ; alors que dans un autre système de pensée, ce même récit pourrait signifier que le patient est en train d'organiser une mise en scène hystérique excitante, où la dramatisation «réunit alors la haute tonalité des événements et des images » (ce que A. Jeanneau décrit comme « espace étroit où se fait le jeu entre fantasme et décharge » 2.

Si le percevant ne peut être confondu avec un sujet, l'activité psychique de l'analyste en séance peut, quant à elle, être soumise à cet appel pulsionnel (satisfaction hallucinatoire), d'autant plus que la situation analytique est « une situation hystérique »3 et que le mécanisme central de l'hystérie est « la position hallucinatoire».

« La réalité psychique est traversée de part en part par le sens de la perte et

1. C. Botella, S. Botella, Le statut métapsychologique de la perception et l'irreprésentable, RFP, 1, 1992, p. 32.

2. A. Jeanneau, L'hystérie, Unité et diversité, RFP, 1, t. XLX, 1985.

3. A. Jeanneau, op. cit.


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par sa tendance hallucinatoire », mais ce qui éveille la détresse, « c'est la perte de la satisfaction hallucinatoire et non l'absence de l'objet réel» 1.

Qu'il s'agisse «d'une quête hallucinatoire», «d'un appel pulsionnel» ou, comme dit J.-B. Pontalis, «d'une force d'attraction» ou de cette «position hallucinatoire» où A. Jeanneau voit le mécanisme central de l'hystérie, le travail psychique implique le changement des types de pensées (comme C. et S. Botella la rappellent), changement préparé par l'hallucination de la retrouvaille avec l'objet perdu de la satisfaction et les deuils de nouvelles pertes.

Le travail de l'analyste en séance

S'en déprendre, se détacher de toutes ses attractions, c'est un travail que l'analyste peut faire en séance, non seulement en prenant le travail du rêve comme modèle (par sa richesse et ses modalités infinies), mais en reconstruisant ses systèmes de pensée (rappelons la phrase de Freud: «L'élaboration secondaire du travail accompli pendant le rêve nous fournit un excellent exemple de la manière dont se forme un système... »), selon l'idée de J.-B. Pontalis : «se détacher du rêve comme royaume pour l'analyser comme symptôme» 2. En paraphrasant cette idée, nous pouvons formuler l'hypothèse suivante : se détacher de la séance comme royaume, pour l'analyser comme symptôme.

Le récit considéré comme symptôme exclut d'emblée le récit considéré comme un texte. Tout le problème du visuel (lire un texte) se pose ici non seulement sous la forme d'une perception qui porte les marques de l'immuable, du vérifiable, de la réalité axiomatique; mais «gardons-nous d'oublier, pour des raisons de simplification, la signification des restes mnésiques optiques - restes mnésiques des choses - ou de dénier le fait que les processus de pensée peuvent devenir conscients par retour aux restes visuels et que c'est là, pour beaucoup de personnes, la voie privilégiée» 3. Rien d'étonnant que «l'édifice invisible de la psychanalyse se soit construit sur les ruines du temple de l'image » 4.

Identifications hystériques

Revenons donc aux sources de l'hystérie et voyons quelques aspects des identifications hystériques, car selon R. Diatkine, « toute identification implique un changement psychique » 5.

Par ailleurs, dans les textes de 1917 et 1923 ( « Deuil et mélancolie », « Psychologie des foules » et « Le Moi et le Ça » ), Freud aborde suffisamment les fonctions

1. C. et S. Botella, op. cit., p. 34, c'est nous qui soulignons.

2. J.-B. Pontalis, op. cit., p. 27.

3. S. Freud, Le Moi et le Ça (1923), SE, XIX, p. 21.

4. P. Lacoste, L'étrange cas du professeur M., Gallimard, 1990, p. 205, cité par J.-B. Pontalis.

5. Selon l'expression de R. Diatkine.


Les modèles psychanalytiques 1765

de toute identification : le deuil, l'introjection et la désexualisation (fonctions largement étudiées par nos collègues E. Moreno et T. Olmos de Paz) 1.

Nous pouvons classer les identifications hystériques en deux groupes : les identifications précoces échouées et les identifications précoces réussies.

Les identifications qui échouent dans leur travail conduisent à la pathologie hystérique que nous appelons symptômes hystériques (hystéries phobiques, hystérie d'angoisse et de conversion).

Dans plusieurs publications, D. Braunschweig et M. Fain insistent sur l'importance des identifications hystériques précoces sur le développement sexuel « quand réapparaît chez une mère le désir pour son partenaire mâle, se transmet à son enfant, via une modification de son contact corporel, un message désignant en un autre heu un objet de désir » 2. Ainsi, l'identification hystérique précoce consiste en une identification au désir de la mère pour un tiers absent. La recherche de cet absent provoque une activité mentale précoce qui utilise la condensation et le déplacement (comme dans les rêves) sur des perceptions qui acquièrent la capacité d'être substitutives.

Identification et écoute de la sexualité infantile

Cet investissement d'un objet non perçu est très proche de celui de l'analyste en attente des associations du patient et nous pouvons supposer que l'identification au désir d'un autre est celle que fait le patient au début de l'analyse. Il est évident que ni le patient ni l'analyste ne sont des bébés ni des mères, mais leur état mental peut être proche de ces relations précoces, état mental en quête des retrouvailles avec l'objet perdu et exigeant « l'unité sans faille du désir et de son objet » 3.

Si l'analyste est capable d'écouter les investissements préconscients 4 (mis en latence par le travail du « rêve » en séance) et de les mettre en relation avec d'autres investissements de l'enfance mis aussi en latence, alors il est capable d'écouter la sexualité infantile (ceux qui ont été habitués à croire que la sexualité infantile était exprimée par les fantasmes conscients inclus dans les récits des patients trouveront que cette perspective d'écouter la latence est une abstraction !).

Cette capacité d'écouter la sexualité infantile 5 (qui n'est pas encore l'écoute de l'hystérie comme nous le verrons ultérieurement) prépare la névrose de transfert.

1. Lors d'un récent symposium à Madrid, Revista de Psicoanalisis de Madrid. Ponencia de E. Moreno y T. Olmos de Pae : Identification y desidentificaciôn en el proceso psicoanalitico, n° 19, 1994.

2. M. Fain, Biphasisme et après-coup, in Quinze études psychanalytiques sur le temps, sous la direction de J. Guillaumin, Privât, 1982, p. 120.

3. J.-B. Pontalis, op. cit., p. 25.

4. Investissements étudiés par A. Bauduin, Du Préconscient, Liège, XLVIe Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans, 1986.

5. Comme E. Castellano-Maury le décrit dans son livre Dora, au-delà du divan, Paris, Usher, 1991.


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Cette névrose qui se situe « entre les deux temps du complexe de castration 1, est le témoin de la façon dont les identifications hystériques précoces organisent les identifications hystériques qui obéissent à la temporalité du biphasisme sexuel.

La première séduction (lorsque la mère retire ses investissements narcissiques à l'enfant en désignant le père comme autre séducteur) 2 va organiser également le fantasme de la scène primitive, ce qui représente en soi une élaboration de l'animisme.

Identification contre, emprunt et insatisfaction

Alors que Freud, dans différents textes (Manuscrit N, L'interprétation des rêves, Psychologie des foules), apporte des versions différentes de l'identification hystérique 3 (une façon de penser, une façon d'emprunter, une insatisfaction), en réalité, l'idée principale est l'organisation des excitations. Cette organisation produit l'énergie des contre-investissements pour contenir les excitations. Ce mécanisme de contention permettra à son tour le renoncement à l'objet, le maintien des investissements, les contre-investissements, le refoulement, la désexualisation et, enfin, l'introjection.

J. Schaeffer a étudié en détail tous ces processus 4 : ce qu'elle appelle identification contre et emprunt. Contre, car la fille ne s'identifie pas à la mère, mais contre elle (objet haï). Contre la mère, mais aussi contre le désir de la mère pour le père. C'est pourquoi l'érotisation persiste dans l'insatisfaction ; ainsi, les investissements sont maintenus 5.

L'emprunt du corps d'un autre permet aussi de l'introjecter sans grand danger puisque l'appropriation fait que l'autre lui appartient.

Il ne faudrait pas confondre cette appropriation avec une incorporation orale cannibalique. Ceci est un point important dans beaucoup de controverses : cette introjection hystérique est de type névrotique, ce qui implique qu'elle est issue d'un conflit oedipien et non prégénital.

Les caractéristiques de cet emprunt ressemblent à ce que J.-B. Pontalis a décrit comme une « capacité de migrer » ( « migration d'une représentation à une autre, d'un sujet vers un autre, d'un monde interne dans un autre » )6 ; mais ici,

1. M. Fain, op. cit., p. 109.

2. Et non lorsque la mère regarde son enfant d'une façon attentive, souriante ou même possessive, traits qui pour beaucoup signifient séduction.

3. Dans « Le Manuscrit N », il la décrit comme une façon de penser ; dans L'interprétation des rêves, comme une façon d'emprunter ; et dans Psychologie des foules, comme une insatisfaction.

4. J. Schaeffer, Le rubis a horreur du rouge. Relation et contre-investissements hystériques, RFP, t. L, 1986.

5. M. Utrilla, La Realidad Psiquica en la Identificacion Histérica, Revista de Psicoanalisis de Madrid, n° 22, 1995.

6. J.-B. Pontalis, op. cit., p. 86.


Les modèles psychanalytiques 1767

l'auteur parle plutôt de l'analyste : « or c'est dans le changement d'état qu'est le ressort de l'analyste », puis « une analyse à mes yeux n'est opérante que si l'analyste consent à se défaire de soi» 1.

La question de l'insatisfaction nous semble également très importante. J. Schaeffer rappelle les trois hypothèses de Freud concernant la répétition de l'insatisfaction (liée à la compulsion de répétition) :

1 / on se venge sur l'autre de ce qui a été subi ;

2 / on s'efforce de lier et de maîtriser rétroactivement des excitations qui ont fait

effraction dans le moi, grâce à une préparation par développement de l'angoisse ;

3 / on tente d'annuler l'expérience traumatique ou de compléter une expérience

passive par un comportement actif.

Trois mouvements psychiques peuvent nous aider à comprendre la valeur économique et dynamique de l'insatisfaction : se venger permettra la récupération du sadisme (ce qui permet à son tour un déplacement psychique) ; lier et maîtriser les excitations est d'une grande valeur économique ; et compléter une expérience passive par un comportement actif désarticule les bénéfices provoqués par le trauma. Nous savons par ailleurs que l'expérience traumatique n'est pas liée à l'événement (comme nous avons essayé de le décrire en rappelant les étapes de la conception traumatique chez Freud) 2, mais à ce qui n'a pas pu s'intégrer dans le psychisme (comme le décrit S. Becache) 3.

Ce qui se répète n'est donc pas l'expérience traumatique mais la réactivation excitante d'une expérience associée à la passivité (« l'alliance diabolique existant entre le masochisme et le traumatisme »4), ce qui pose tout le problème du masochisme, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Le travail d'hystérie

Récapitulons les trois processus : identification contre, emprunt et insatisfaction permettent non seulement de maintenir les investissements, d'organiser les contre-investissements, de préparer les refoulements et les désexualisations, mais par leur fonction d'introjection, ils préparent également « le bon renoncement de l'objet externe », selon la formule de Freud, et la possibilité de développer une hystérie - modèle d'un fonctionnement mental universel.

1. Op. cit., p. 89.

2. Dans un article intitulé La infancia y la vejez, correlaciones psicoanaliticas, Revista de Psicoanalisis de Madrid, n° 20.

3. S. Becache, Traumatisme - après-coup-transfert, in Quinze études psychanalytique sur le temps, op. cit., p. 17.

4. F. Bégoin, Masochisme et travail psychique dans la cure analytique, XXXVe Séminaire de Perfectionnement : Le travail psychique, Paris, SPP, 1993.


1768 Manuela Utrilla-Robles

Le travail d'hystérie, qui maintient éveillée l'activité mentale tout en reliant le Jour et la Nuit en permettant des transformations internes et des investissements relationnels, est un travail de dessaisissement de soi-même, de transfert en nous de l'étranger (J.-B. Pontalis), et par son pouvoir de régression, de dramatisation et d'amour, il peut nous servir de modèle d'écoute et comme dit D. Widlöcher, il «laisse voir un travail inférentiel sans fin».

Comme nous l'avions annoncé auparavant, le travail du rêve nous semblait préparer le travail d'hystérie, et à son tour ce travail d'hystérie peut prédisposer au travail d'interprétation que nous trouvons dans le travail du deuil. Les rapports entre séance, hystérie et deuil ont été étudiés par de nombreux auteurs (M. Ody, C. Parat, A. Jeanneau, J. Guillaumin, etc.) et notamment par F. Brette à la fin des cures. « Ce n'est pas seulement le deuil de l'objet de la pulsion que les patients ont à faire, mais le deuil de leur hystérie... »1 Mais ces rapports peuvent aussi exister dans l'activité mentale de l'analyste qui, par ses élaborations, peut faire du travail de deuil un travail d'interprétation.

«Je ne comprends pas l'inscription Mais quelque chose me ronge le coeur

Amour, amour Voilà comment je lis les lettres bleues. »

Le hamac, poème traduit du yiddish par Celia Dropkin.

IV - LE TRAVAIL DE MÉLANCOLIE

COMME MODÈLE DU TRAVAIL D'INTERPRÉTATION

« Écrire, ce n'est pas exprimer ou communiquer, ni même dire, moins encore produire du texte. C'est vouloir donner forme à l'informe... Ce que l'auteur et le lecteur espèrent alors obtenir, ce n'est pas... une vérité probante... mais l'illusion d'un commencement sans fin. »

J.-B. Pontalis.

L'interprétation

Faire une interprétation psychanalytique est l'une des activités les plus difficiles en analyse. C'est pourquoi les trajectoires de recherche sont multiples et passionnantes. En bref, l'évolution des idées freudiennes sur les finalités des

1. F. Brette, Du traumatisme... et de l'hystérie « pour s'en remettre », in Quinze études psychanalytiques sur le Temps, sous la direction de J. Guillaumin, Privat, 1982, p. 52.


Les modèles psychanalytiques 1769

interprétations sont de « rendre conscient l'inconscient » par la levée des refoulements, vaincre les résistances, remémorer, construire, dissoudre la névrose de transfert : « où était le Ça, le Moi doit advenir ». Néanmoins, et avec l'apparition de la deuxième théorie des pulsions, il semble que Freud ait rencontré de nombreux problèmes : résoudre les compulsions de répétition, diminuer les dénis (et les clivages), dissoudre les transferts, etc.

Il semble évident que l'interprétation dépend de la façon particulière dont chaque analyste conçoit le travail du récit et de sa propre écoute, c'est-à-dire qu'il y aurait autant de modes d'interpréter que d'analystes.

Le travail psychique

Néanmoins, l'éventail des possibilités de recherche sur l'interprétation est infini. Ainsi, et pour suivre le fil conducteur de ces réflexions sur les modèles, nous soulignerons l'importance du travail psychique comme modèle (comme nous l'avons fait pour le travail du rêve pour les séances et le travail d'hystérie pour l'écoute).

Comme nous avons pu le constater au fil de ces réflexions, le travail du rêve et celui de l'hystérie pourraient être considérés comme le produit de nombreux autres travaux psychiques : de Maison, de transformation, etc., et nous pourrions les considérer comme un tissage de processus qui permettraient des niveaux de construction (les uns prépareraient les autres à une activité qui ressemblerait à la construction d'un édifice).

Tous ces travaux psychiques ne peuvent, à notre avis, s'actualiser (mise en acte et non actuation comme l'a rappelé D. Widlöcher) sans un travail de déconstruction de certaines fixations (union parfaite du désir et de son objet, fixations narcissiques, quêtes hallucinatoires, animisme, croyances, dénis et un long, etc.).

Si le travail du rêve nous semble préparer celui d'hystérie et le travail d'hystérie celui du deuil, les nombreux échecs, les difficultés et les liens indissociables qu'ils créent nous obligent à penser aux aspects positifs du travail de déliaison.

Ainsi, et au lieu de réfléchir au travail de deuil (qui a été l'objet de nombreux écrits et rapports), nous avons choisi de repenser à un travail peu connu qui a été largement étudié par B. Rosenberg. Il s'agit du travail de mélancolie, dont le titre peut provoquer quelques confusions. Nous nous efforcerons de le développer sommairement. Toutefois, il est important de souligner dès maintenant qu'il ne s'agit pas de la mélancolie, mais d'un travail qui, non seulement prépare le travail du deuil, mais assure également de nombreux processus indispensables dans la cure psychanalytique.

Cette citation de Freud pourrait effacer les doutes : «... car il n'est pas difficile de découvrir une analogie essentielle entre le travail de mélancolie et celui du


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deuil»... « De même que le deuil amène le moi à renoncer à l'objet en déclarant l'objet mort, et de même qu'il offre au moi la prime de rester en vie, de même (sous-entendu : dans le travail de mélancolie), chacun des combats ambivalents singuliers relâche la fixation de la libido à l'objet en le dévalorisant, en le rabaissant et même, pour ainsi dire, en le frappant à mort. »1

Nous avons dit plus haut que l'estime de soi était un mécanisme important qui contribuait à l'élaboration du rêve, mais aussi à l'obtention d'un meilleur sommeil, garant de la satisfaction du ça indispensable pour que le moi puisse récupérer ses énergies. Les dévalorisations dont parle Freud pourraient sembler aller dans le sens contraire. Les rabaissements indiqueraient une diminution importante de l'estime de soi. Devant ce contraste, il nous faut donc penser que les processus psychiques se déroulent dans des seuils qui oscillent entre l'exaltation et les dévalorisations de soi-même.

Ces variations ressemblent par leur dynamique à ce qui a été décrit dans la théorie du plaisir-déplaisir, sensations qui dépendent de l'augmentation et de la diminution des quantités d'excitation.

Les dévalorisations qui peuvent se produire aux limites des processus entre deuil et mélancolie nous semblent indispensables pour maintenir l'équilibre entre l'excès d'investissement narcissique (porteur d'idéalisations) et la perte d'estime de soi (hémorragie narcissique ou mort psychique).

Toute dévalorisation n'est donc pas équivalente à un accès de mélancolie et nous ne pouvons pas la considérer comme négative pour l'économie psychique. Néanmoins, le terme dévalorisation mériterait une étude à part, car les dévalorisations étant des résultantes de processus psychiques plus complexes, il serait important de pouvoir les décrire, les comparer et les restituer dans la dynamique psychique, recherche que nous ne ferons pas maintenant.

Il faudrait reconsidérer la connotation négative que revêtent certains processus (trauma, déni, mélancolie, et même folie) pour la dynamique et l'économie psychiques. Pour l'instant, nous nous contenterons de souligner l'importance des déconstructions.

Puisque toute cure se développe en plusieurs temps (notamment la création de la névrose de transfert et sa dissolution), et que certaines interprétations ont pour objectif de délier et de désactiver les fixations, nous devons également étudier les processus de déconstruction et leur efficacité.

Afin d'examiner quelques-unes des conditions nécessaires à la production de ce travail de déconstruction (qui se fait parallèlement à celui de liaison), nous reprendrons tout d'abord certains des processus décrits par B. Rosenberg et

1. B. Rosenberg, op. cit., p. 109, où l'auteur cite Freud dans « Deuil et mélancolie ».


Les modèles psychanalytiques 1771

nous les restituerons dans la relation analytique pour suivre la démarche de l'étude situationnelle.

Certaines descriptions de ces processus du travail de mélancolie ressemblent considérablement aux mouvements de dramatisation que nous trouvons dans l'hystérie et à certains mécanismes de l'état amoureux. C'est pourquoi nous allons souligner ces parallélismes pour montrer, en même temps, l'importance que nous donnons à la situation analytique (situation où se développent les dramatisations et l'amour de transfert).

Par ailleurs, les comparaisons entre deuil, état amoureux, sommeil et rêve ont déjà été décrites par Freud dans la Métapsychologie 1.

Les rapports qui existent entre travail de mélancolie, dramatisations hystériques et état amoureux illustrent nos propos sur l'étude situationnelle : en les étudiant séparément et sans les restituer dans la relation analytique, nous pourrions arriver à des conclusions différentes de celles que nous allons trouver. Ces conclusions, dont nous parlerons plus tard, soulèvent à leur tour la question de la pensée scientifique en séance.

Le travail de mélancolie

Selon B. Rosenberg 2, plusieurs processus le caractérisent : il assure la détachabilité de l'objet, la liquidation de l'investissement narcissique-idéalisant de l'objet perdu l'expression de la haine-sadisme pour la lier (réintrication pulsionnelle) et l'élaborer, les retrouvailles avec l'objet, ainsi que l'introjection et l'identification. Tous ces processus sont développés dans son travail et nous invitons le lecteur à le consulter.

Nous considérons que le travail qui assure la détachabilité de l'objet et celui qui assure la liquidation de l'investissement narcissico-idéalisant de l'objet perdu sont des travaux de déliaisons (détacher et liquider) et que le premier prépare le second.

B. Rosenberg nous rappelle que la cause de la non-détachabilité est l'investissement narcissique d'objet. Quelques caractéristiques du choix narcissique d'objet peuvent nous aider à comprendre ce problème de la non-détachabilité :

1. Complément métapsychologique à la théorie du rêve : « A diverses occasions, nous pourrons faire l'expérience de l'avantage qu'il y a, pour notre recherche, à établir des comparaisons avec certains états et phénomènes que l'on peut considérer comme prototypes normaux d'affections pathologiques. Parmi ceux-ci, on peut compter des états comme le deuil et l'état amoureux, mais aussi l'état de sommeil et le phénomène du rêve », Éd. Gallimard, 1968, p. 123. Or, dans l'édition espagnole de Lopez Ballesteros, l'expression prototypes normaux devient : modèles normaux, éd. déjà citée, p. 1075.

2. B. Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, PUF, « Monographie de la RFP», 1991.


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« Investir narcissiquement un objet, c'est s'investir soi-même à travers l'objet, ou si l'on veut, s'investir soi-même dans le miroir de l'objet. » Les risques des désinvestissements sont très forts ; « Désinvestir l'objet veut dire en fait se désinvestir soi-même ; accepter que l'objet soit perdu, c'est se perdre soi-même »1

L'auteur nous décrit la façon dont s'opère cette possibilité de détachement, comme étant « la solution freudienne » : le travail de mélancolie.

« Mais ce que le travail de mélancolie nous montre, c 'est une situation où l'identification reste la seule possibilité d'élaboration... Le travail de mélancolie est une expérience cruciale où l'identification est la seule à l'oeuvre, seule capable de fournir une voie de sortie au moi coincé entre l'impossibilité de désinvestir l'objet et l'impossibilité de continuer à l'investir. »

L'issue de ce travail de mélancolie (abandon de l'objet et retrait « sur le lieu du moi où il était parti ») permet la conservation de l'amour : « L'amour s'est ainsi soustrait, par sa fuite dans le moi, à sa suppression. »

Le travail de mélancolie est un combat pour se détacher de l'objet, combat qui suit des voies en dehors de la conscience 2. L'intensité des combats est proportionnelle à la force d'adhésion «où le ciment d'attachement à l'objet est conséquence des investissements narcissiques » 3.

La liquidation de l'investissement narcissique d'objet exige, selon B. Rosenberg, un changement de choix d'objet (qui s'opère dans le travail de mélancolie).

Nous pouvons déjà penser que l'efficacité du travail de mélancolie, « cette fuite dans le Moi», devient la condition de la possibilité d'élaboration».

En renversant les termes, nous pourrions ajouter que toute élaboration comporte un travail de mélancolie (dans le sens où ce travail prépare le deuil) ainsi qu'un changement de choix d'objet, changement qui à son tour permet des renouvellements dans les systèmes de pensée (type de pensée ou façon de penser).

On sait toutefois que de nombreux travaux psychanalytiques ont déjà dit que le travail de deuil était nécessaire dans toute élaboration. Toutefois, il s'agit ici de réfléchir aux processus - inconscients - qui préparent les deuils (ce combat qui s'instaure pour se détacher de l'objet suit d'autres voies que celle du préconscient-conscient 4. L'auteur nous rappelle que «par l'identification et la régression narcissique qu'elle représente, le processus peut devenir conscient».

La liquidation de cet investissement d'objet si intense, qui empêche la déta1.

déta1. cit., p. 101.

2. Dans la mélancolie... « se nouent autour de l'objet une multitude de combats singuliers dans lesquels haine et amour luttent l'un contre l'autre, la haine pour détacher la libido de l'objet, l'amour pour maintenir cette position de la libido contre l'assaut ». Ces combats se situent dans l'Inconscient.

3. Ce point de vue a été aussi très étudié par nos collègues : P. Guillem, J. Loren, E. Orozco, Le narcissisme dans les processus de structuration et de déstructuration psychiques, 1990, Le Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans.

4. Op. cit., p. 97 et 100.


Les modèles psychanalytiques 1773

chabilité, s'opère également par la nécessité d'attaquer l'idéalisation, car « l'investissement narcissique d'objet étant lié à l'idéalisation» dans le travail de mélancolie, certaines dévalorisations, certains rabaissements ont pour but d'attaquer cette idéalisation.

Ainsi, nous pourrions supposer que toute élaboration attaque les idéalisations d'une façon proche du travail de mélancolie.

Le travail de mélancolie dans la situation analytique

Les travaux qui mettent en rapport le travail psychique de l'analyste en séance et le travail de deuil sont nombreux. Citons cette phrase à titre d'exemple : « C'est ce qui différencie de toute disposition à interpréter celle qui ne donne figure au désir qu'à travers le deuil de sa satisfaction. »1

Les nombreux deuils que l'analyste en séance doit faire permettent de comprendre certaines difficultés dans la relation analytique : deuil de la toute-puissance, deuils des positions narcissiques (qui prennent parfois une allure psychosomatique), deuil de l'idéalité 2, deuil de «l'attraction pulsionnelle» et de la réalisation hallucinatoire du désir, etc.

Il nous semble que l'analyste en séance (surtout au début de la cure) se trouve dans une prédisposition à l'attachement, aux investissements narcissicoidéalisants de ses objets perdus, à la haine-sadisme et aux identifications pathologiques. Puisque toute identification comporte une régression narcissique, les identifications de l'analyste suivraient aussi cette voie régressive, ce qui s'ajoute aux difficultés déjà évoquées plus haut.

« Dans les névroses de transfert non plus, les identifications avec l'objet ne sont pas rares du tout ; elles sont au contraire un mécanisme bien connu de la formation de symptôme, particulièrement dans l'hystérie » (ce que nous rendons applicable à la névrose de transfert-contre-transfert) 3.

Toutes ces difficultés (et bien d'autres) nous amènent à penser que la référence au deuil n'est pas suffisante pour comprendre le travail psychique de l'analyste en séance et qu'un travail préalable à celui du deuil est nécessaire, travail que nous trouvons suffisamment explicite dans le travail de mélancolie.

Rapports entre travail de mélancolie, hystérie et état amoureux

Comme B. Rosenberg nous invite à le penser, le travail de mélancolie se situe à la frontière entre celui du deuil et l'accès mélancolique. La réussite de ce

1. M. Fain, Le désir de l'interprète, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.

2. Tels que J. Chasseguet-Smirgel les a décrits dans L'idéal du Moi. Essai psychanalytique sur la « maladie d'idéalité », Paris, Tchou, 1975.

3. S. Freud, Métapsychologie, op. cit., p. 158.


1774 Manuela Utrilla-Robles

travail empêcherait l'accès mélancolique et permettrait des élaborations psychiques que nous trouvons dans tous les deuils.

L'auteur rappelle les mécanismes psychiques qui s'instaurent avant et pendant l'accès de mélancolie («alors que, avant l'accès, de par l'investissement narcissique d'objet, c'est le moi qui s'investit lui-même à travers l'objet, pendant l'accès le moi investit l'objet à travers soi-même, suite à l'introjection dans le moi » ) et nous pouvons en déduire que l'accès mélancolique est provoqué par un surinvestissement narcissique lié à une resexualisation intense, et que cette resexualisation doit éclater sous forme de crise.

Cependant, et comme le rappelle M. Fain, l'introjection de la mélancolie est bien différente de celle du deuil ( « la violence du Totem envers le sujet décevant en raison de la rupture d'un Tabou ne révèle que la reproduction du meurtre et l'ombre de l'objet est tombé sur le moi» ).

Dans cette frontière entre le deuil et l'accès mélancolique, avant même que l'ombre de l'objet ne tombe sur le moi, nous pouvons imaginer un espace que nous appellerions espace de crise.

Cet espace de crise, à la limite entre un processus réussi et son éventuel échec, nous pouvons également le trouver dans les crises hystériques et les crises amoureuses.

De l'hystérie : L'hystérie (et non le fonctionnement mental hystérique universel) qui suit l'échec de l'identification hystérique est la conséquence d'un défaut de représentation. Comme le disait déjà Charcot, les représentations psychiques des hystéries sont mises à l'extérieur : objet et représentation se confondent.

L'hystérique, par ce défaut même de représentation, tend à considérer les autres comme une partie de lui-même. C'est pourquoi on dit couramment que l'hystérique fait des autres le théâtre de ses affects ou bien qu'il s'approprie inconsciemment le désir des autres.

Nous pensons que c'est ce fonctionnement mental (une certaine confusion entre soi et les autres) qui rend l'analyse possible puisque la séance devient un théâtre où se jouent les affects partagés, et ceci à des niveaux différents de mentalisation.

Les niveaux de mentalisation décrits par J. Schaeffer ( « l'investissement du corps propre de l'hystérique traité comme un autre dans la conversion, puis par celui de l'autre dans l'hystérie d'angoisse, puis par celui de la représentation substitutive dans la névrose phobique, et enfin par celui de la mentalisation elle-même dans la névrose obsessionnelle » )1, ainsi que toutes les caractéristiques décrites par A. Jeanneau, nous indiquent quelques processus que l'on trouve dans la situation analytique, sans que nous puissions pour autant parler de pathologie.

1. Op. cit., p. 936.


Les modèles psychanalytiques 1775

Or, ce sont les dramatisations qui portent le plus souvent l'adjectif d'hystérique : qu'il s'agisse des formes de décharge par la parole ou de rehausse des tonalités affectives 1 ou même du « feu au théâtre », les mises en scène peuvent prendre des allures de crises ; « crises entendues au sens large, comme la rupture de quelque chose, désorganisation au changement de régime d'un système » 2.

Nous pouvons déjà comprendre l'importance de certains états de crise et leur valeur dans les processus de changement. Comme nous l'avions annoncé au début de ce travail, une des finalités de l'analyse est de changer de système de pensée (autant de la part du patient que de celle de l'analyste).

Comme nous l'avons dit auparavant, le travail de mélancolie prépare la liquidation de l'investissement narcissique d'objet et la désidéalisation par « une crise introjective». Les crises d'allure hystérique, par la désorganisation qu'elles annoncent, préparent également à la détachabilité de l'objet.

La proximité entre les crises d'allure hystérique et certains états amoureux nous aident à mieux comprendre les rapports qui existent entre ces deux mécanismes.

L'état amoureux : Pour développer la théorie de l'état amoureux, il nous faudrait revoir tout ce que C. David a écrit sur « L'état amoureux ». Toutefois, nous ne ferons que reprendre certaines idées pour nos propos : C. David, à partir des études de M. Bouvet sur la dépersonnalisation et constatant « la sorte de dépersonnalisation plus ou moins nette et accentuée par quoi s'instaure souvent l'état amoureux » 3, emploie les expressions « déconnexion plus ou moins accentuée d'avec le monde » ou impression « de se trouver à mi-chemin de soi et du monde », etc. Or, ces expressions sont très proches de l'emprunt hystérique. En empruntant le corps d'une autre personne, l'autre est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du psychisme et représente en même temps ce qui est personnel et ce qui est étranger.

Nous voyons dans ces descriptions certaines ressemblances avec la notion de «migration» décrite par J.-B. Pontalis.

Dans le chapitre sur « La capacité de migrer», J.-B. Pontalis 4 affirme que le ressort de l'analyste est le changement d'état, qu'il illustre par le concept de « migration » : « migration d'une représentation à une autre, d'un sujet vers un autre, d'un monde interne dans un autre... » « Une analyse à mes yeux n'est opérante que si l'analyse consent à se défaire de soi. »

1. A. Jeanneau, op. cit., p. 190, « L'hystérique, afin de mieux voir, doit en même temps donner à voir. L'hallucination, qui trouve dans le rêve le même accomplissement définitif que serait l'acte complet dans la vie éveillée, déploie dans l'hystérie le geste qui montre l'acte sans le faire, rehausse les tonalités affectives dans une décharge qui reste sur elle-même et relance la représentation qui en redit la promesse. L'expressivité tient lieu ici d'activité et voudrait être plus vraie qu'une décision suivie d'un acte. »

2. A. Jeanneau, op. cit., p. 283.

3. C. David, L'état amoureux, Essais psychanalytiques, Payot, « Petite Bibliothèque », 1971, p. 47.

4. Op. cit., p. 86.


1776 Manuela Utrilla-Robles

Emprunter le corps d'un autre, être amoureux, n'est-ce pas se défaire de soi ? L'identification hystérique n'opère-t-elle pas l'introjection aussi parce que l'autre représente quelque chose de soi, grâce « à l'étranger, l'altérité » qui est en nous?

C. David aborde également le thème de l'amour de contre-transfert. Il ne faut ni négliger ni dénier cet amour car, comme tout amour, il est porteur d'une «personnalisation nouvelle, une excitation heureuse... d'une valeur maturative et thérapeutique reconnue» 1.

Selon C. David, la situation analytique peut déclencher des « manifestations indubitables d'érotisation de la relation » 2. « On ne voit pas d'emblée ce qui distingue l'état amoureux de l'amour de transfert proprement dit. »3 L'amour, selon C. Parat, joue à la fois comme moteur et comme résistance dans l'analyse. Pour J. Cournut, l'amour peut être « une névrose actuelle à transformer en névrose de transfert » 4. Pour revenir au travail de mélancolie, nous pouvons conclure que le travail de détachabilité de l'objet peut s'opérer grâce à certaines crises psychiques à des niveaux de mentalisation différents : celles de caractère hystérique permettraient le travail de changement (détachabilité) plus facilement que celles de caractère amoureux ou mélancolique.

Mais comme nous l'avons dit auparavant, dans cet espace de crise où se produisent les échecs et les réussites, se trouvent les enjeux entre la possibilité ou l'impossibilité de faire des deuils.

L'aspect élaboratif du travail de mélancolie nous semble très important et nous décelons plusieurs niveaux dans ces élaborations. Celles qui aboutissent à la détachabilité de l'objet se situeraient au début d'une chaîne de processus élaboratifs, pour préparer l'élaboration des investissements narcissiques d'objet en vue de leur liquidation. A son tour, la réussite de ce travail permettrait de lier la haine de l'objet et d'opérer la transformation de l'autosadisme en masochisme qui assure les retrouvailles avec l'objet.

Retrouvailles

Se détacher de l'objet peut être proche de la sensation de perte, qui peut aboutir au renoncement ou à l'épuisement libidinal. Comme dit B. Rosenberg : «C'est la balance économique entre ce qui est gagné et ce qui est perdu qui décide en dernière instance la réussite ou l'échec du travail de mélancolie. »5

1. Op. cit., p. 46.

2. Op. cit., p. 50.

3. Op. cit., p. 50.

4. C. Parat, A propos de l'amour et J. Cournut, Les paradoxes de l'amour, VIIIe Journée annuelle de Chambéry : L'amour et les troubles de la sexualité, 1995.

5. Op. cit., p. 118.


Les modèles psychanalytiques 1777

Or, un des mécanismes essentiels de cette balance économique est la réintrication pulsionnelle et le passage de l'autosadisme vers le masochisme.

Avant d'entreprendre ces réflexions, rappelons - ne serait-ce que très succinctement - les principales étapes de la transformation du sadisme en masochisme telles qu'elles sont décrites dans la Métapsychologie.

a) Le sadisme consiste en une activité de violence, une manifestation de puissance à l'encontre d'une autre personne prise comme objet : ce que M. Fain appelle - Je le - 1.

b) Cet objet est abandonné puis remplacé par la personne propre. S'accomplit alors une transformation du but pulsionnel actif en but passif : - Je me - de M. Fain.

c) De nouveau, une personne étrangère est recherchée comme objet, et en raison de la transformation du but intervenu, elle doit assumer le rôle de sujet. - Il me -.

Le cas c) est ce qu'on appelle communément masochisme.

Selon B. Rosenberg, le travail de mélancolie assure aussi les retrouvailles avec l'objet « à travers la transformation de l'autosadisme en masochisme ».

Pour développer cette hypothèse, nous devons revenir au problème de l'identification-introjection. L'introjection effectuée dans le travail de mélancolie (et non dans l'accès mélancolique) est « une condition nécessaire et incontournable pour que le sadisme puisse être vécu ». Cette attaque contre le sujet devient aussi une autopunition qui permet à son tour que « la culpabilité envers l'objet perdu soit vécue », condition selon l'auteur, pour que le travail de mélancolie puisse aboutir au réinvestissement d'un nouvel objet, car l'introjection se transforme en identification 2.

Dans un sens différent, mais à notre avis, complémentaire, C. David parle de « la sorte de dépersonnalisation plus ou moins nette et accentuée par quoi s'instaure souvent l'état amoureux », et rappelle qu'elle est suivie d'une repersonnalisation euphorique puis d'une personnalisation nouvelle: «Il est vrai qu'une certaine déstructuration s'accomplit d'abord, qui culmine dans l'effusion et dans l'orgasme, mais cette déstructuration m'apparaît comme la condition même d'une néo-structuration originale. »

L'auteur reprend les idées de J. de Ajuriaguerra (lorsqu'il parle de la régression relationnelle, de la déconnexion d'avec le monde extérieur, d'événements féconds de dépersonnalisation modérée, état d'auto-hypnose dans la relaxation)

1. M. Fain, Théorie de la technique de la cure psychanalytique de la névrose obsessionnelle, in La névrose obsessionnelle, « Monographie de la RFP », 1993, p. 140.

2. Op. cit., p. 115.


1778 Manuela Utrilla-Robles

pour illustrer un phénomène que l'on peut trouver dans la situation analytique : « il se défait afin de mieux se recréer ».

Nous pouvons penser que les retrouvailles (avec l'objet ou avec soi-même) ont lieu lorsque le Moi « ne désire » pas la soumission au Surmoi (masochisme moral) et lorsque la culpabilité est érotisée. Le jeu des forces entre désexualisation et resexualisation indiquerait une éventuelle faille dans l'organisation névrotique alimentée par la situation analytique puisque, comme nous le savons, le processus psychanalytique pousse à la resexualisation. « Un certain masochisme moral paraît donc naturel et inévitable dans le fonctionnement des sujets névrotiques en analyse. »]

Le rôle de l'interprétation qui à la fois peut servir de « réveil », de germe de la possibilité d'ajournement du plaisir (capacité de supporter le déplaisir) et même de violence (sadisme à transformer en masochisme) nous semble essentiel pour que le masochisme se transforme en principe de réalité. Cette transformation par les voies de l'attente-ajournement de la satisfaction, la satisfaction hallucinatoire du désir, les rêves, les productions hystériques, les crises et les détachements, peut se produire dans toute analyse.

Nous pourrions ajouter que les moyens et les conditions de la situation analytique se prêtent à la réalisation de ces processus, surtout si nous tenons compte de la spécificité de la relation analytique, et de ses composantes de deuil et de renoncement, de travail d'hystérie et de travail de mélancolie.

Économie psychique et pensée scientifique

Dans le travail de mélancolie, il existe également un enjeu entre le maintien des investissements (même si ceux-ci doivent passer par les investissements narcissiques) et leur perte. Dans cet espace hypothétique, peut «habiter une certaine folie » (sous forme d'hystérie ou d'état amoureux) : « notre folie privée » (A. Green). Cette folie que nous voyons comme une capacité d'illusion, de déréalisations, de projections amoureuses, d'enthousiasmes, de passions, etc., se situe à la limite entre la perte et le gain, entre la mélancolie et le rêve (la mélancolie serait la plus grande perte, alors que le rêve serait le gain optimal).

Ces réflexions semblent nous indiquer un lien entre le travail de mélancolie et le travail du rêve (travail qui, s'il réussit, peut empêcher la crise hystérique et même les désorganisations psychosomatiques). Entre les deux se situerait le travail d'hystérie, travail spécifique à toute situation analytique, objet de notre recherche sur les productions psychiques créées par la situation analytique.

1. Op. cit., p. 41.


Les modèles psychanalytiques 1779

La recherche en psychanalyse, ou plutôt l'attitude de recherche, consisterait à reconnaître et étudier les oscillations entre la réussite et l'échec d'un travail psychique 1 . Oscillations que nous avons trouvées aussi bien dans le travail du rêve que dans le travail d'hystérie.

Il faut distinguer la recherche en psychanalyse (dans la situation analytique) de la recherche psychanalytique. La recherche psychanalytique est l'utilisation des théories et des connaissances psychanalytiques dans d'autres domaines que celui de la séance. Nous pouvons faire une recherche psychanalytique sur des sujets très variés, allant des concepts à des situations institutionnelles et même sur les aspects abstraits d'une pathologie. Cette différenciation nous semble d'une grande importance, car elle implique la considération de l'étude situationnelle pour que les résultats de ces recherches ne puissent se confondre avec la séance d'analyse.

Il s'agit de considérer, avec toute la rigueur et la précision possibles, la définition que Freud a donnée de la pensée scientifique : « Subordination du choix de l'objet extérieur aux convenances et aux exigences de la réalité. »

Par ailleurs, et pour revenir à « Deuil et mélancolie », Freud définit la réalité comme étant la perception du manque de l'objet de la pulsion. Or, la question du manque semble, à première vue, s'opposer à celle de la recherche (qui voudrait tout découvrir, ne laisser aucune feinte) et qui pourrait dériver vers la fétichisation, c'est-à-dire, vers le déni du manque.

Nous pourrions alors conclure que les oscillations entre la réussite et l'échec d'un travail psychique peuvent faire l'objet d'une recherche en psychanalyse lorsqu'elle ne masque pas ce manque, lorsqu'elle produit une interprétation : « L'interprétation psychanalytique s'enracine dans le message maternel de danger de castration par le père. »2

La pensée scientifique en analyse serait donc une recherche des liens et des oppositions entre le déni de ces oscillations et sa découverte.

« C'est parce que le désir est indestructible, si la fonction de désirer n'est pas - mortifiée -, que le désir d'immortalité du moi maintient la créativité psychique, la vie de la pensée », J. Cosnier.

Manuela Utrilla-Robles

Bolivia 5

28016 Madrid (Espagne)

1. Entre les croyances et les clivages, tels que C. Padrôn et G. Bayle les décrivent.

2. M. Fain, Le désir de l'interprète, op. cit., p. 150.


1780 Manuela Utrilla-Robles

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Congrès, 1995.

Le Directeur de la Publication : Claude Le Guen.


CONGRES 1997

Congrès des psychanalystes de langue française des pays romans (CPLFPR).

Le LVIIe Congrès se tiendra à Paris les 8, 9, 10 et 11 mai 1997 au CNTT.

Deux rapporteurs traiteront le thème général : Le temps en psychanalyse, François Duparc, Jean-Claude Rolland.

Le Secrétariat scientifique est assuré par Augustin Jeanneau et Pearl Lombard.

Le Comité scientifique est constitué de : Catherine Couvreur, Paul Denis, Georges Pragier et Colette Rabenou.


Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

ISBN 2 13 047644 9 — ISSN n° 0035 2942 — Imp. n° 43 688

Dépôt légal : Février 1997

© Presses Universitaires de France, 1997



SPLITTING

Editors : Ruth MENAHEM and Pierre CHAUVEL

I — SPLITTING

Gérard BAYLE — Présentation of the report, 1303. — Report, 1315

II — DISCUSSIONS AND CONTROVERSES

Florence GUIGNARD — Disturbance of Thought on Metapsychology, 1551

Thierry BOKANOWSKI — Splitting, Infantile sexual Theories and the Listening of the analyst,

analyst, André BROUSSELLE — From Splitting to Manichaean one-eyed Belief, 1573 Eloïsa CASTELLANO-MAURY — The « Politically Correct » : Terror or Taboo ?, 1577 Pérel WILGOWICZ — Generational Transmission or Vampirism ?, 1581

III — SYNTHESING FUNCTIONING OF THE EGO AND PSYCHIC FUNCTIONING

Bernard CHERVET — Latency, Splitting of the Ego and Hysterical Conversion, 1585 Jean COURNUT — Metapsychology of Character and Permanency of Splitting, 1597 Jean GUTLLAUMIN — Belief and Synthetic Function of the Ego in the Interprétation of

Splitting, 1619 Marie-Françoise LAVAL-HYGONENQ — Synthesizing Function of the Ego and Identitary

Disturbance, 1629 Claude NACHIN — Refiections on Splitting in the Ego and Splitting in the Psyche, 1643 Bernard PENOT — What is the Synthetic Function ?, 1651

IV — SPLITTING AND REPRESSION

Pierre CHAUVEL— Suppression and Splitting, 1659

Claude LE GUEN — Like an Anisotropical Discontinuous Cristal, 1663

Henri VERMOREL — Repression and Splitting in Hysteria, 1669

V — DEMOLITION AND DIVISION

Cléopâtre ATHANASSIOU-POPESCO — A Distinctive Study of Splitting and Démolition, 1681

Denys RIBAS — Demolition, Adhesive Identity and Splitting, 1689

Elsa SCHMID-KITSIKIS — The Treacherous Path of « Truth » in analysis, 16911

VI — CLINICAL ILLUSTRATIONS

Dominique J. ARNOUX — Splitting and Disclosure, 1699

Anne CLANCIER — Depersonalization and the Ego Synthetic Function, 1711

Christine JEAN-STROCHLIC — A crual Mistake, 1715

Christian JOUVENOT — Anna during the week-end, 1719

Evelyne VILLE — The Removal of Splitting : from Régression to Perception, 1725

VII — ANSWERS FROM GÉRARD BAYLE

VIII — PSYCHOANALYTIC MODELS

Manuela UTRILLA-ROBLES — Report, 1749


LES CLIVAGES

Rédacteurs : Ruth MENAHEM et Pierre CHAUVEL

I — LES CLIVAGES

Gérard BAYLE — Présentation du rapport, 1303. — Les clivages, 1315

II — DISCUSSIONS ET CONTROVERSES

Florence GUIGNARD — Un trouble de pensée sur la Métapsychologie, 1551

Thierry BOKANOWSKI — Clivages, théories sexuelles infantiles et écoute de l'analyste, 1567

André BROUSSELLE — Du clivage à la croyance manichéenne borgne, 1573

Eloïsa CASTELLANO-MAURY— Le politically correct : terreur et tabou ?, 1577

Pérel WILGOWICZ - Transmission générationnelle ou vampirisme ?, 1581

III — FONCTION SYNTHÉTIQUE DU MOI ET FONCTIONNEMENT PSYCHIQUE

Bernard CHERVET — Cycle de la latence, clivage du Moi et conversion hystérique, 1585

Jean COURNUT — Métapsychologie du caractère et permanence des clivages, 1597

Jean GUILLAUMIN — La croyance et la fonction de synthèse du Moi dans l'interprétation

des clivages, 1619 Marie-Françoise LAVAL-HYGONENQ — Fonction synthétique du Moi et ébranlement identitaire, 1629 Claude NACHIN — A propos des clivages du Moi et des clivages du psychisme, 1643 Bernard PENOT — Vous avez dit fonction synthétisante ?, 1651

FV — CLIVAGE ET REFOULEMENT

Pierre CHAUVEL — Répression et clivage, 1659

Claude LE GUEN — Comme un cristal anisotrope discontinu, 1663

Henri VERMOREL — Refoulement et clivage dans l'hystérie, 1669

V — DÉMANTÈLEMENT, MORCELLEMENT

Cléopâtre ATHANASSIOU-POPESCO — Étude distinctive du clivage et du démantèlement, 1681 Denys RIBAS — Démantèlement, identité adhésive et clivage, 1689 Eisa SCHMID-KITSIKIS — Le chemin plein d'embûches de la « vérité » en cure analytique, 1691

VI — ILLUSTRATIONS CLINIQUES

Dominique J. ARNOUX — Le clivage comme révélation, 1699

Anne CLANCIER— Dépersonnalisation et fonction synthétique du Moi, 1711

Christine JEAN-STROCHLIC — Une cruelle étourderie, 1715

Christian JOUVENOT — Anna en week-end, 1719

Évelyne VILLE — La levée du clivage : de la régression à la perception, 1725

VTI — RÉPONSE AUX INTERVENTIONS — GÉRARD BAYLE

VIII — LES MODÈLES PSYCHANALYTIQUES

Manuela UTRILLA-ROBLES — Rapport, 1749

Imprimerie

des Presses Universitaires de France

Vendôme (France)

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190 FF 22072400/3/97