REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
PUBLIÉE CHAQUE TRIMESTRE
par la Société d'Histoire moderne
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SOMMAIRE
ÉTUDE TA1™
Richard COBB. — Quelques aspects de la mentalité révolutionnaire (avril 1793-therrnidor an II) 81
MÉLANGE
Charles-Robert AGERON. — Une politique algérienne libérale sous
la IIIe République (1912-1919) 121
COMPTES RENDUS
Charles DE REMUSAT, Mémoires de ma vie, t. I : Enfance et jeunesse, la Restauration libérale (1797-1820), présentés et annotés par Charles-H. POUÏBAS. I,es années d'apprentissage d'un doctrinaire (Louis Girard) 153
Helmut KKETZSCHMAR et Horts SCEOE,ECHTE. — Franzôsische und Sâ-chsische Gesandschajtsberichte aus Dresden und Paris 18481849 (Charles-H. Pouthas) 159
I«a Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne d'octobre à juillet, le premier dimanche de chaque mois. I,e compte rendu des séances est publié dans le bulletin trimestriel. — Secrétaire général : I,ucien GENÊT, 22, avenue de I,a Bourdonnais, Paris (7e).
QUELQUES ASPECTS DE LA MENTALITÉ RÉVOLUTIONNAIRE(I)
(AVRIL 1793-THERMIDOR AN II).
1. « L'HOMME RÉVOLUTIONNAIRE »
Qu'est-ce que c'est que le « révolutionnaire moyen », 1' « homme révolutionnaire » ? Ne serait-ce qu'une abstraction, une vue de l'esprit, un portrait pointilliste, fabriqué de toutes pièces sans aucune réalité historique ? Ces objections sont valables ; aussi faut-il commencer par définir les sources qui ont été utilisées à la confection de ce portrait à la Seurat, puis identifier l'homme dont nous avons voulu esquisser ici certains traits qui nous paraissent le distinguer des hommes d'époques moins mouvementées que celle de la Grande Terreur.
La documentation existante impose une première limite extrêmement importante à notre choix. Il s'agit surtout d'une documentation collective : procès-verbaux d'assemblées • politiques, sociétés populaires, comités de surveillance, assemblées générales de sections, et même quand il s'agit de lettres privées, ce qui est plus rare, ces lettres s'adressent encore à des collectivités, à des comités ou à des sociétés. Nous avons donc affaire à l'homme public, collectif. Or l'homme collectif est également l'homme orthodoxe. Notre documentation donne ainsi une prime au conformisme plutôt qu'à la sincérité.
Il existe, il est vrai, une autre source, d'origine judiciaire ou policière : interrogatoires, actes d'accusation, dépositions, rapports d'observateurs, enfin tous les ragots de la délation, de la lettre anonyme. Un des traits qui distingue sans aucun doute ce « révolutionnaire » hypothétique est qu'il aimait beaucoup parler : ces hommes parlaient partout et trop, fournissant ainsi à leurs ennemis une arme redoutable et aux historiens des sources à base de leur faconde verbale. En effet, une grande partie de la procédure anti-terroriste entamée devant les tribunaux criminels au cours de l'an III consiste en « morceaux choisis », en extraits de discours tenus à des assemblées populaires ou encore de propos prononcés chez des marchands de vin ou dans la rue par ces révolu(1)
révolu(1) faite à la Faculté des lettres de l'Université de Lyon le 9 janvier 1958 sous l'égide des Cahiers d'histoire.
R. H. M. C. — 1959 C '
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tionnaires loquaces. Le tribunal criminel des Bouches-du-Rhône dresse l'acte d'accusation de vingt-six habitants de la commune de Mallemort, accusés « d'avoir constamment prêché le pillage et l'assassinat à la tribune de la société populaire, dans les cabarets, dans les rues, dans les grands chemins... » (i). Voilà ce que c'est que de trop parler.
Le « révolutionnaire », s'il a ainsi enrichi la documentation historique et singulièrement aidé de son éloquence imprudente la tâche des tribunaux, n'a pas eu l'obligeance de nous laisser ses « carnets intimes » et nous sommes ainsi réduits à le voir tel qu'il aurait voulu se faire représenter en public, avec la panoplie de l'orthodoxie révolutionnaire, dans tout le feu de l'enthousiasme civique, ou, au contraire, tel qu'auraient voulu le faire voir ses pires ennemis (parmi lesquels il faut compter — et au premier rang — les juges de l'an III) ; il s'agit toujours d'un portrait de l'homme public. Il faut se résigner au fait que l'homme privé nous échappe à peu près complètement, ce qui nous dispense de la tâche fort malaisée de vouloir distinguer entre le visage public de l'homme révolutionnaire et celui qu'il présentait à ses familiers. Nous devons donc nous contenter d'une documentation forcément trompeuse et qui consiste, pour partie, en déclarations publiques et quasi officielles, dans les autres cas, en propos savamment tirés hors de leur contexte ou encore de dénonciations qui doivent beaucoup à la malveillance.
L'homme public tend naturellement vers l'orthodoxie. Ce n'est pas seulement une question de simple prudence : l'ambiance collective le façonne d'une certaine manière. Il nous est évidemment fort difficile de faire la part de la sincérité révolutionnaire, de l'enthousiasme passager et du simple conformisme chez des hommes qui apparaissent comme formés dans un moule uniforme et qui utilisent jusqu'à des expressions communes, mais en empruntant les exemples à des sources très variées, il nous est au moins permis de distinguer entre ce qui paraît caractéristique et ce qui représente au contraire des réactions individuelles peu suivies.
Il faut s'arrêter à une objection d'un autre ordre. La documentation collective et celle qui a une origine policière ou judiciaire ne donnentelles pas une prime non seulement à l'orthodoxie, mais encore à la surenchère révolutionnaire ? Ceux dont nous percevons le mieux les voix ne sont-ils pas justement ceux qui crient le plus fort, des superrévolutionnaires, des professionnels de la révolution, des « faiseurs de motions » ? Or ceux qui crient le plus fort sont parfois également ceux qui ont un passé politique ou privé à se faire pardonner. De tels
(i) Arch. nat. D III 30 (19) (4) (Comité de législation, Bouches-du-Rhône, Mallemort) (tribunal criminel du département à la Commission des Administrations civile et de police, 24 fructidor an III).
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hommes ne manquent pas au temps de la Terreur, et nous en rencontrons dans toutes les sociétés, populaires, dans toutes les commissions d'exception. Il n'était pas trop difficile de se faire une belle réputation de patriotisme révolutionnaire, surtout à la faveur des nombreuses missions qui pouvaient éloigner le « révolutionnaire » de sa ville natale où il était trop connu, en employant le langage outrancier et ordurier du Père Duchesne. Hébert eut en effet des imitateurs dans presque toutes les grandes villes de la République " et on signale des Pères Duchesne lyonnais, toulousains, lillois, limousins, perpignannais, bayonnais, tout comme il y eut un « Marat de Compiègne » et toute une compagnie de « Marat » à Nantes. C'étaient souvent des hommes assez douteux, comme ce Marc Dolle, ancien failli grenoblois, qui avait englouti une fortune dans le jeu et qui réussit à se faire une grande réputation de patriotisme révolutionnaire, dans sa nouvelle résidence de La Guillotière, grâce à des dons généreux en faveur des indigents et des volontaires, grâce aussi à des « prêches » d'une rare violence au cours de ses missions dans le district de la Tour-du-Pin, ou encore comme ce Groslay qui, à Lyon, emboucha la trompette du Père Duchesne, avant de se faire libelliste royaliste. C'était un genre qui prenait pendant un certain temps, à la faveur surtout des grandes opérations de répression et des commissions d'exécution auxquelles elles donnaient naissance : tant qu'il s'agissait de guillotiner et de fusiller, de compter les têtes et de réclamer du sang, de tels individus pouvaient donner toute leur mesure. Mais ils ne survécurent guère à leur modèle, et on finit par se méfier d'hommes en qui l'opinion moyenne sentit des démagogues, des professionnels de la motion sanguinaire. La plupart des sujets douteux qui faisaient de la surenchère devaient se faire démasquer à la longue, grâce surtout à la correspondance entretenue dans toute la France entre les sociétés populaires qui possédaient de ce fait une espèce de « fichier central » concernant le passé révolutionnaire tout au moins de tous les sociétaires affiliés aux Jacobins.
Mais voici une objection plus grave. L' « homme révolutionnaire » existe-t-il seulement ? Difïère-t-il donc tant de l'homme de tous les jours ? Qu'est-ce qui distingue tel petit boutiquier de la rue SaintDenis du répresseur de Lyon ou de l'émeutier des journées de prairial ? C'est pourtant bien souvent le même homme. Or si le sans-culotte de l'an II a quelque chose de commun avec tel petit commerçant qui a pris les armes en juillet 1789 ou encore en l'an III, il disparaît, en tant qu'homme révolutionnaire, dès l'an IV, pour reprendre son visage anonyme de petit artisan de Paris. On pourrait en dire autant de tel marchand de parapluies de Nantes qui, après avoir participé à la répression, gagne un sursis de vie révolutionnaire grâce au procès de
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Carrier : mais ce procès terminé, il disparaît, comme dans une trappe. A Grenelle on voit encore quelques survivants mais déjà le révolutionnaire commence à céder le pas au conspirateur. En 1796, le règne de l'homme révolutionnaire est fini, l'homme public a rejoint l'homme privé. Mais cet homme public a bien existé et pendant une période il a joué son rôle sur la scène révolutionnaire. Les contemporains étaient d'ailleurs les premiers à se rendre compte d'une certaine « ambiance » particulière à la période révolutionnaire que nous ne percevons que vaguement, à travers les écrits des mémorialistes et des grands historiens et romanciers du siècle dernier. Combien de fois ne retrouve-t-on pas chez les sans-culottes cette phrase : « Nous vivons dans un temps de Révolution ? » Cela voulait dire, je crois, que les temps de Révolution n'étaient pas comme les autres, qu'on pouvait et qu'on devait y agir d'une manière fort différente de celle de tous les jours, que la Révolution avait ses propres lois et sa raison d'état, conceptions qu'on exprimait dans le mot tant utilisé de révolutionner, dans l'expression si évocatrice : dans le sens de la Révolution. Et quand ils évoquent cette période encore rétrospectivement, ils veulent dire par là qu'il faut tenir compte de cette ambiance si particulière, faite d'enthousiasmes, de danger, de peurs, de crédulité, afin de juger de leurs actes. Politiquement, d'ailleurs, le révolutionnaire était toujours très conscient de son importance et de ses droits « révolutionnaires » en tant que parcelle du Peuple souverain, surtout quand il était Parisien, habitant du « berceau de la liberté » : le révolutionnaire parisien était même tellement imbu du rôle qu'il avait à jouer dans la Révolution que bien souvent il réussit à se rendre parfaitement odieux aux gens de province avec ses airs de « maître-ès-révolution », avec le mélange de mépris, de condescendance et de méfiance qu'il affectait à l'égard des « frères provinciaux ». Le Parisien ne se sentait pas seulement le révolutionnaire par excellence, il n'était que trop porté à croire qu'il détenait le monopole de ce titre. Il eut pourtant de nombreux imitateurs chez les habitants des autres grandes villes qui en agirent souvent de même envers les « ignorants campagnards ». L' « homme révolutionnaire » a bien existé, ne serait-ce que parce que de très nombreux citadins croyaient à ce rôle et aux droits qu'il comportait, à commencer par celui de « révolutionner », fût-ce à tort et à travers.
On nous accusera peut-être de nous être moqué des révolutionnaires en dressant à leur intention une sorte de bêtisier, composé de « morceaux choisis » qui,, pour être amusants, pourraient n'être que caricaturaux. C'est une accusation que je redoute tout particulièrement. Or c'est un fait que le sens de l'humour et l'enthousiasme révolutionnaire ne font jamais bon ménage. Le manque du sens
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de l'humour est sans doute un des traits les plus caractéristiques du révolutionnaire. L'humour et l'esprit faisaient figure de vices contre-révolutionnaires : Sadet, bouquiniste de Nevers et membre de la Commission temporaire de Lyon, aurait dit qu'il fallait se méfier surtout des hommes « qui ont de l'esprit » (i) : le propos est peut-être apocryphe, mais il révèle bien un état d'esprit que les révolutionnaires de l'an II n'auraient pas renié, car, eux prenaient la vie fort au sérieux et ils attachaient aux mots une importance quasi religieuse. On est on ne peut plus loin de la bonne tradition des plaisanteries de carabin si chères aux Français : la plaisanterie n'était point goûtée, elle pouvait offenser les oreilles délicates des jeunes citoyens et citoyennes et on devait chasser d'un comité révolutionnaire de Paris un commissaire pour avoir employé un langage obscène en interrogeant la femme d'un émigré (2).
Il ne s'agissait pas seulement d'éviter les plaisanteries de corps de garde. Les mots avaient un sens littéral, une puissance maléfique et, à une époque où la portière était reine et où la lettre anonyme pouvait avoir des conséquences autrement redoutables que celle de révéler des infidélités conjugales, il fallait surveiller ses propos. On ne le fit guère, il est vrai, les révolutionnaires étant aussi indiscrets et aussi bavards que les trop loquaces ennemis du régime. Par exemple, Vincent, secrétaire général de la Guerre, s'était permis, vers la fin d'un bon banquet, de se moquer du nouveau costume des Représentants du peuple, en parlant de « mannequins habillés » : cela ne sera pas oublié par le méticuleux Fouquier-Tinville : n'était-ce pas avilir la représentation nationale, crime contre-révolutionnaire par excellence (3) ? Beaucoup de gens devaient prendre le chemin de la prison, voire de la guillotine ou de la fusillade, pour avoir « avili » la Convention, la Révolution, la République, la ville de Paris, le peuple français. Des Lyonnais furent poursuivis pour s'être moqués des Parisiens, des prisonniers de guerre autrichiens, espagnols ou anglais, pour s'être permis, étant ivres, des spéculations quant aux compétences militaires et amoureuses des républicains français. On était en guerre.
Il y avait aussi le crime par omission. On reprochera à l'abbé Sicard, directeur de l'Institut des Sourds-Muets, de n'avoir pas appris à ses élèves les droits de l'homme : quand on en interroge un, il déclare — ou plutôt il écrit — ne pas savoir ce que c'est qu'un aristocrate, un patriote, il ne sait pas que la France est en République (4) !
(1) Arch. Isère, ï, 936 (société populaire de Bourgoin, séance du 27 thermidor an II).
(2) Arch. nat., F7 4774 34 d 5 (I<ainé).
(3) Procès instruit et jugé au Tribunal révolutionnaire contre Jacques-René Hébert, etc., 32, déposition de I^egendre.
(4) Arch. nat., F7 2516* (comité de l'Observatoire, séance du 21 floréal).
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Il y aurait sans doute quelque indécence à profiter d'occasions trop faciles pour se moquer de gens qui se prenaient fort au sérieux et qui s'exposaient au combat et au danger à une époque où les mots avaient une puissance redoutable et où la France, entourée d'ennemis et minée par la trahison, vivait des heures particulièrement dramatiques. Bien sûr, ce n'était pas le moment de plaisanter. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a quelque chose de comique, à nos yeux, à ce que des gens se fassent appeler Absinthe Jalabert, Endive Pages, Haricot Vidal (ce sont des révolutionnaires de Perpignan) (i) et je pense que ce ne serait pas manquer de respect envers les révolutionnaires que de s'amuser de ce Parisien, Aristide Lyon, qui se fait appeler Aristide Lille, « le nom de Lyon lui inspirant trop d'horreur » (2), de ce Lyonnais, le citoyen Février, qui prend le petit nom de Janvier, ou encore de ce membre de la société révolutionnaire de Lille, qui, arguant du fait qu'il n'existe pas dans mon pays de loups, se propose d'en envoyer deux cargaisons, pour être débarquées sur la côte du Kent, pour dévorer les troupeaux du tyran Georges (3). Cela au moins est plus comique que le sinistre, le macabre humour d'un Hébert, qui a pour sujet à peu près unique la petite fenêtre, la linotte, le rasoir national, le raccourceur républicain, le petit panier. Le petit peuple de Paris aura quelque raison de se payer la tête de cet humoriste quand il lui adviendra de la mettre à son tour à la fenêtre républicaine (4). De tout temps on a aimé plaisanter l'arroseur arrosé.
Mais c'est pour faire ressortir tout le sérieux des révolutionnaires, toute l'importance qu'ils attachaient aux mots et aux S5^mboles, que nous avons choisi, au passage, ces quelques exemples d'un manque d'humour qui est en fonction de leur sincérité, de leur conformisme ou encore de leur désir de faire de la surenchère.
Nous avons parlé ailleurs du sans-culotte révolutionnaire au cours de la période de sa grande activité, entre avril 1793 et germinal an II, en nous attachant surtout à décrire ses attitudes personnelles et affectives (5) : ces hommes étaient des puritains pour qui le vice était fonction de la contre-révolution. Ils condamnaient donc le célibat, la
(1) Arch. Pyrénées-Orientales, Z,. 1454 (société de Perpignan).
(2) Aroh. «ai., F7 4774 27 d 5 (I,yon). Ces deux cas ont été cités dans mon article The Revolutionary Mentality in France dans History, t. XI,II, octobre 1957, pp. 181-196.
(3) Arch. Nord, "L, 10228* (société révolutionnaire de I,ille, séance du 23 germinal an II). On passa à l'ordre du jour, l'Angleterre étant à la veille d'un débarquement de « 10 000 lions habillés de bleu » et le Kent n'eut donc pas sa provision de loups.
(4) I,a foule se montrait impitoyable au passage du Père Duchesne vers la place de la Révolution, le plaisantant sur sa pipe et sur ses fourneaux et huant un homme qui avait eu au cours de son procès une attitude assez pitoyable.
(5) Dans mon article précité The Revolutionary Mentality in France.
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gastronomie, le jeu, la prostitution, l'obscénité, la parure, le luxe, mais ils faisaient preuve par contre d'une grande indulgence envers l'ivrognerie. Voilà pour l'essentiel de leurs attitudes privées. Reste à décrire certaines de leurs attitudes extérieures, « publiques », notamment en ce qui concerne leur crédulité politique, leur attitude envers la Terreur, et envers les moyens de répression, leur conception de la France et du monde extérieur. Nous nous efforcerons finalement d'expliquer les raisons de la disparition de 1' « homme révolutionnaire » après le dernier grand feu d'artifice des journées de prairial. Quant aux origines lointaines de l'idéologie révolutionnaire, à la diffusion dans le petit peuple des écrits de Rousseau, de Mably et des « philosophes », à l'influence, sur certaine mentalité révolutionnaire, de l'Emile ou du Contrat social, des arrêts des Parlements et des écrits américains, c'est là un sujet trop vaste, qui sort d'ailleurs des cadres de cette esquisse et que nous préférons laisser aux historiens qui se sont attachés à étudier la diffusion du livre dans les dernières années de l'Ancien Régime. Nous déplaçons ainsi le centre d'attention de rintimité du révolutionnaire vers des objets extérieurs. De quel oeil voyait-il les brusques changements qui ne cessaient de s'opérer sur la scène politique parisienne et qui faisaient de tel héros du jour, de tel « athlète en révolution » un traître et un conspirateur ? S'attachait-il donc au culte des grands hommes vivants et acceptait-il allègrement les explications qu'on lui proposait en haut heu ? Approuvait-il les grandes mesures de répression, et si oui, était-ce la preuve d'une disposition sanguinaire et d'un goût naturel de la violence ? Comment voyait-il son pays, la République française, pays de la Révolution ? Et puisqu'il existait, malgré tout, un monde extérieur, d'autres peuples, tous moins libres, la plupart encore esclaves, comment se comportait-il à leur égard, en public et au privé ? Enfin, qu'est-ce qui distingue notre « homme révolutionnaire » du boutiquier, de l'artisan urbain de la fin du xvme siècle, quel est le caractère propre de cet être particulier, le « révolutionnaire » ? Autant de « points de repère », d'indices, pour un portrait composite, plutôt qu'une recherche de définitions.
2. CRÉDULITÉ POLITIQUE
Le révolutionnaire est crédule. Il croit ce qu'on lui dit, notamment quand il s'agit des affaires publiques. Cette classe d'hommes fait tout juste ses débuts dans la vie politique et, malgré l'étonnante maturité politique des Parisiens surtout, ce n'est pas en trois ou en quatre ans qu'ils peuvent s'habituer à la discussion critique des nouvelles : d'ailleurs, en ce qui concerne les sans-culottes, les institutions qui constituent le forum de ces discussions, les sociétés popu-
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laires des villes et des campagnes, ne sont que de création récente, issues surtout des victoires populaires des 31 mai et 2 juin. En province, les sans-culottes n'accèdent en grand nombre aux sociétés qu'à partir de l'été et surtout de septembre 1793 : à Paris, les sociétés et les assemblées sectionnaires sont déjà en place avant mai, mais ce n'est qu'à partir de juillet qu'elles subissent des « révolutions intérieures » qui en chassent les modérés : dans les campagnes, elles s'organisent au cours de l'automne et de l'hiver de la même année quand, la moisson faite et les travaux des champs laissant aux bras quelque répit, les ruraux ont du temps à consacrer aux grandes affaires et de longues veillées à remplir. Les sociétés sont autant des moyens de distraction que des écoles de civisme : mais aux semences de mars, elles retombent de nouveau, pour traîner péniblement jusqu'à la veille de la récolte, qui les achève.
Cette crédulité qui, on le verra, vient de loin, cache aussi de l'indifférence et surtout de l'ignorance. En ce qui concerne le développement de l'indifférence politique chez le révolutionnaire, il est très important de tenir compte de la chronologie du thermomètre politique : de septembre 1793 jusqu'en février-mars 1794, les discussions sont fort vives au sein des sociétés parisiennes et provinciales : on y discute de tout avec vivacité et souvent dans un grand désordre au milieu des cris et des exclamations des tribunes. On est loin encore de la liberté de discussion ; la rapidité avec laquelle des orateurs s'empressent d'abandonner des opinions ou des motions qui se révèlent impopulaires en est la preuve, ce qui permet, par exemple, à des minorités agissantes de faire voter la fermeture des églises et les premières mesures de déchristianisation, au milieu d'un silence gêné ou de quelques protestations, vite rétractées. Dans certaines sociétés rurales, des sociétaires qui ont élevé une voix timide en faveur du maintien du culte, devant la réaction du bureau et des meneurs, se hâtent de déclarer qu'ils se sont trompés, qu'ils retirent tout (1). Néanmoins, à cette époque, on aborde la plupart des grands problèmes du jour, mais de préférence ceux des subsistances et les moyens de combattre la disette et l'accaparement. On se permet de dénoncer des autorités supérieures, même des représentants.
En février-mars 1794 intervient la grande crise politique du printemps. Les « hébertistes » sont arrêtés, les Comités se tournent contre le mouvement populaire, les institutions populaires sont démantelées ou châtrées, les sociétés populaires se vident, l'assistance
(1) Voir par exemple Arch. Basses-Pyrénées, 27 I, 1 (société populaire de Morlaàs, séance du 16 ventôse an II) «... Un autre membre... a commencé un discours dans lequel il faisoit déjà l'éloge des églises et de la messe, mais rappelé à l'ordre par le président et acceuilli par des murmures, il a été obligé de quitter la tribune... » Pour des interventions aussi brutales, suivies, dans ce cas, d'arrestations, voir mon article Un Comité révolutionnaire du Forez : le comité de surveillance de Bonnet-la-Montagne (Ivoire) dans A.h.R.f-, n° 149, octobre 1957.
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tombe (1) et les séances se passent surtout à la confection de fades adresses de félicitations, au langage stéréotypé : on sent la lassitude, l'indifférence et le conformisme plat, vers rongeurs de tout régime révolutionnaire. L'Être suprême ne suscite aucune résonance populaire, on s'y conforme, c'est tout : on n'a plus le droit de discuter des subsistances ; on s'empresse de féliciter Robespierre et Collot d'avoir échappé à l'attentat d'Admirât, mais Robespierre ne jouit que de peu de popularité réelle (2). D'ailleurs, tout au moins sur le plan du révolutionnaire moyen, la popularité ne prend que fort rarement visage humain, et alors c'est un visage de mort : Marat, Lepeletier, Châlier. On endosse, avec discipline et avec une sorte de lassitude, la version officielle des crimes d'Hébert, de Chaumette, de Danton, de Robespierre, en envoyant des adresses formées dans un moule tristement semblable, grandiloquent et vide. On ne se pose pas de questions : pour le révolutionnaire, ces hommes sont coupables, puisque la Convention et le Comité de Salut public l'ont dit : ils ont trahi, puisqu'on en a les preuves : ils méritent donc mille morts... et au suivant. Il est bien douloureux de se tromper sur tel ou tel « athlète en révolution », mais les hommes ne comptent pas, et les ambitieux méritent le châtiment de leurs crimes (3). C'est à la fois de l'indifférence, du conformisme, peut-être encore du cynisme, mais surtout de la crédulité et du désarroi. Comment y comprendre quelque chose d'ailleurs ? Écoutons un sans-culotte d'Aix-en-Provence exprimer ce qui devait être le sentiment de tant de révolutionnaires moyens, après les événements de thermidor : « La plupart », écrit-il, « pour s'abriter... dans leur bonne foi en eux-mêmes s'avouent fatigués d'avoir été sans cesse
(1) A partir de pluviôse, mais surtout de floréal, on trouve d'innombrables plaintes à ce sujet dans les registres des sociétés tant rurales qu'urbaines. A titre d'exemple, le 24 floréal, un membre de cette même société de Morlaàs « se plaint du refroidissement des membres qui négligent à (sic) se rendre aux séances de la société...'qu'il est facile aujourd'hui de se convaincre quels sont les bons et les mauvais citoyens : un grand nombre de prétendus patriotes... assistoient autrefois assidûment aux séances de la société et depuis que les vertus et là probité sont à l'ordre du jour, ils n'y paroissent plus, que les vertus ne sont pas sans doute de leur goût... ». (A rch. Basses-Pyrénées, 271, r ). Quel commentaire accablant sur l'espèce d'ennui qui se dégageait du régime robespierriste !
(2) Ce fut plutôt de la flagornerie de commande. Encore à Morlaàs, le président, à la séance du 26 floréal, avant de lire le discours de Robespierre sur l'Être suprême, déclare : « Citoyens, c'est Robespierre qui parle, je vous invite au silence. » Et il se fait un silence... religieux !
(3) Bien souvent les sociétés arrêtent de faire brûler tous les numéros du Père Duchesne qu'elles ont lus jusque-là avec tant de plaisir. Il s'agit en somme d'une sorte de purification rétrospective, et gare à celui qui ne s'exécute pas. A Morlaàs, le 6 floréal, « un... membre a demandé que toutes les feuilles du corrupteur Hébert, dont la société n'avoit souvent entendu la lecture qu'avec plaisir, fussent rassemblées dans les vingt-quatre heures, que tous les citoyens, qui ne s'empresseroient pas de porter à la société celles qu'ils possèdent soient regardés comme les complices de cet infâme conspirateur... ». Il s'agit, on le voit, d'un conformisme à base de menaces. I<es quelques courageux qui eurent l'idée de défendre le Père Duchesne à l'époque de son arrestation devaient paj^er fort cher leur audace ; on s'empressait, tant à Caen qu'à Paris et à Toulouse, de les mettre en arrestation et de les expédier vers le tribunal révolutionnaire. Ils
-eurent donc peu d'imitateurs quand les Danton, les Chaumette et les Robespierre le suivirent à l'échafaud.
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ballottés par les Brissot, les Orléans, les Robespierre, les Pitt, les royalistes, etc. » (i). Cette succession de noms, d'images est aussi irréelle qu'une représentation théâtrale aux j'eux des révolutionnaires de province qui voient dénier les grands noms et ne comprennent qu'une chose, que la vie augmente, que la plupart des denrées sont introuvables, que la ration de pain est insuffisante, que les réquisitions militaires tombent de plus en plus lourdes, que les bras et les chevaux manquent. On était crédule, mais on se rendait à l'évidence. Or, à qui la faute ? A la malveillance, au complot, à l'étranger, kl'exportation, à Y accaparement, à l'égoïsme.
Car, aux complots, on y croyait. C'est ce qui rendit si aisée la tâche de Fouquier-Tinville, de Saint-Just. Pour le révolutionnaire, tout était fonction de complots, surtout la disette et les difficultés économiques, l'insuccès des armées, la hausse des prix, toutes choses qui trouvaient une explication politique : le complot ; la malveillance agissante ; l'or anglais. Cette croyance au complot ne datait d'ailleurs pas d'hier, ce ne fut pas un produit de la période révolutionnaire : elle remontait loin dans l'histoire de ce peuple à la fois méfiant et crédule. Elle se trouvait à l'origine de toutes les manifestations de la vie populaire et il est certain que la malveillance y trouvait un terrain merveilleux et qui donnait surtout une récolte invraisemblable mais persistante de fausses nouvelles : on en rencontre le foisonnement au cours de toute la Révolution et même pendant la Terreur. Ici on épouvante les villageois en semant le bruit qu'on va leur réquisitionner tout le froment (2) : ailleurs, on leur dit qu'on leur prendra toutes les vaches, tous les moutons (3). On le croit et on prend des précautions. A Marseille il y a un début de panique chez les divorcés, à la suite d'un bruit d'après lequel on aurait révoqué la loi sur le divorce et qu'on serait obligé de reprendre l'épouse délaissée (4). Mais c'est surtout dans le Lot, dans l'AvejTon, dans le Cantal, forteresses par excellence de la fausse nouvelle, que circulent les bruits les plus fantaisistes dans les sociétés rurales : la ville de Rodez brûle, les soldats du Lot ont tous été massacrés dans l'Aveyron, on le sait d'après des témoins oculaires, ce sont des « hommes noirauds », des Bordelais probablement, rencontrés dans les chemins, qui l'ont dit (5). En même temps, ce pays
(1) Arch. iiat., D ni 30 (20) (68) (Comité de législation, Bouches-du-Rhône, Marseille) (pétition anonyme à la Convention, 6 vendémiaire an III). Son auteur fait une distinction intéressante entre les révolutionnaires et la grande masse des indifférents : « Il existe depuis fort longtems », écrit-il, <; dans le plus petit hameau, une ligne de démarcation entre les clubistes et les non-clubistes, c'est-à-dire entre environ un 10° et les autres neuf 10eB de la population, .et de ce 10e on pourrait bien en extraire trois cinquièmes qui ne sont pas clubistes de coeur... », ce qui laisse un tout petit noyau de vrais révolutionnaires.
(2) Arch. Basses-Pyrénées, 27 I, 1 (société de Morlaàs, 20 brumaire).
(3) Arch. Nièvre, 8 I, 4 (district de Nevers).
(4) Arch. Marseille, 1 D 14 (Conseil général, 29 vendémiaire au III).
(5) Arch. Lot, 1, 415 (district de Gourdou) (9-13 brumaire an II).
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pauvre est parcouru par des sorcières, des devineresses et du ciel tombe une pluie de « lettres d'or », « écrites de la main de Dieu » (i). La diffusion du Bulletin des lois et des journaux n'arrête en rien la circulation de ces nouvelles absurdes auxquelles les gens des campagnes et même les habitants d'une grande ville comme Marseille s'empressent de croire sans la moindre hésitation. La force de cette crédulité, on la trouve encore dans le renouvellement continuel des paniques et des peurs, dont certaines sont à l'origine de bien des éclats de la brutalité populaire. Par exemple, la persistance de la croyance à un « complot des prisons » a entraîné les massacres de septembre à Paris, les noyades de Nantes, et les grands massacres de Lyon et des villes méridionales en l'an III : c'est une légende qui a servi à toutes les sauces, même à la sauce gouvernementale quand il s'agit de se débarrasser des « hébertistes », et qui a permis.de massacrer tantôt des prêtres réfractaires, des chouans, tantôt des terroristes, des « mathevons ». On n'a pas de peine à se figurer tout le profit que la malveillance pouvait tirer d'une crédulité semblable, surtout quand il s'agissait de jouer sur « l'arc si sensible » des subsistances.
Cette crédulité trouvait des débouchés infiniment plus dangereux en temps de Révolution, quand des pouvoirs immenses se trouvaient entre les mains des crédules, que sous un régime moins populaire et plus stable. La plupart des victimes de la Terreur et de la ContreTerreur sont là pour en attester le redoutable pouvoir. Aidée de la calomnie et de la délation, cette crédulité nous donne la clé de l'acceptation populaire de la Terreur et de tous les brusques et inexplicables virages de la haute politique révolutionnaire. Qui sait si les membres des Comités n'y furent pas eux-mêmes sujets ? A force de parler de Pitt et de Cobourg, ils finirent par croire au « complot de l'étranger », et c'est un fait avéré qu'ils se croyaient constamment exposés à l'assassinat (2).
Une telle crédulité n'était pourtant pas sans fondement. Ces complots, auxquels on croyait tant, ils ont bel et bien existé. L'histoire de la Terreur est semée de complots obscurs et impénétrables : certains royalistes jouaient la « politique du pire », en suscitant les excès et en attisant l'exagération. Les thèses de Fouquier-Tinville et de SaintJust d'après lesquelles les « extrêmes se rejoignent » n'étaient pas sans justification et il existait un terrain intermédiaire à la lisière du royalisme et d'un certain « hébertisme » braillard. Les contre-révolution(1)
contre-révolution(1) Lot, ï, 391 (comité de Cahors, 15 pluviôse an III). Voir aussi au sujet des « lettres d'or » et des prophètes, mon article précité surle comité de surveillance de Saint-Bormetle-Château, dans la Ivoire.
(2} Georges I^EFEBVRE, Sur la loi du 22 prairial, dans Études sur l'histoire de la Révolution française, Paris, 1954.
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naires ne se sont certainement pas privés d'une magnifique occasion de pêcher en eau trouble en se mêlant de la déchristianisation et en poussant à des excès (i). Il y eut également des « complots de l'étranger », ébauchés-par Pitt, par Wickham, tous singulièrement ineptes, il faut le dire. Cela n'empêchait pas le révolutionnaire de croire en Pitt comme on croirait au Malin, et à mesure que le plus désastreux de nos chefs de guerre accumulait, à Londres, erreur sur erreur, son prestige maléfique croissait dans le pays de la Révolution.
Les méthodes de discussion en faveur chez les révolutionnaires ne donnaient pas seulement une prime à la crédulité, tant qu'il s'agissait de problèmes politiques d'intérêt national (on se montrait bien plus perspicace dans la discussion des questions d'intérêt local ou régional), elles encourageaient aussi le conformisme le plus plat. Les discussions se firent à haute voix, en présence du public des tribunes qui, malgré les règlements, ne manquait pas de manifester de la façon la plus bruyante son approbation ou son opposition. On votait à mains levées ou par acclamation. L'idéal politique des sans-culottes était d'accéder le plus souvent possible à l'unanimité. Le manque d'unanimité semblait au révolutionnaire l'aveu public du désaccord, donc de la faiblesse. Les adresses, les arrêtés se firent donc unanimement, afin de donner à l'ennemi et au neutre le spectacle du peuple français uni derrière la Convention et les Comités (2). Cette unanimité était d'autant plus facile à réaliser sur les problèmes politiques qu'à partir de septembre on avait écarté de la plupart des sociétés les éléments modérés ou accusés de « fédéralisme » et que, par le moyen des scrutins épuratoires, on détenait à l'égard du frondeur en puissance un fort moyen de persuasion. Les sociétés délivraient les certificats de civisme : un homme privé de ce passeport politique était condamné à la mort civique et économique : il ne pouvait pas occuper un emploi public ni se ravitailler au marché officiel.
Encore doit-on nuancer un tableau qui peut faire paraître sous des couleurs trop crues et trop unies, une orthodoxie et un conformisme qui ne devaient pas tout à la prudence, à des calculs personnels, à l'ignorance et à la crédulité. Si l'unanimité reste sans doute le but à atteindre dans les affaires publiques, dans les grandes questions du jour qui atteignent toute la nation et qui représentent de ce fait le terrain propre de la Convention, on assiste à des discussions passionnées tant sur les affaires locales que sur les questions de personnes, quand il s'agit de personnalités locales. Sur ce terrain-là, loin d'at(1)
d'at(1) au sujet de cette « collusion » les articles de M. Arnaud DE LESTAPIS, Autour de l'attentat d'Admirat (A.h.R.f., n° 146, janvier 1957) ; Un grand corrupteur : le due du Cliâtelet (ibid., 1955) ; Agiotage et corruption sous le baron de Batz (Miroir de l'histoire, juillet 1956).
(2) Albert SOBOUL, Aspects politiques de la démocratie sans-culotte eu l'an II, La pensée, n° 71, janvier 1957.
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teindre l'unanimité, les sociétaires perdaient des séances entières à d'obscures luttes de clans. On devait retrouver ainsi reproduits sur le plan des sociétés locales, et avec pour figurants des personnalités du pays, les mêmes conflits qui, à Paris, mettaient aux prises « hébertistes », « indulgents », Jacobins et Cordeliers. Ce n'étaient pas pour autant des Jacobins ou des « hébertistes » : mais on était bien capable de comprendre ces grandes questions politiques dès qu'elles furent présentées par des visages connus, et, comme à Paris, on se groupait derrière tel ou tel, en suivant autant ses animosités personnelles que son tempérament. Il nous est évidemment impossible de faire la part des préventions personnelles dans ces alliances d'un jour qui se nouent et se dénouent au cours de séances orageuses et marquées surtout du coin de la passion personnelle, mais il est évident que la Révolution a été un merveilleux catalyseur de toutes les vieilles rancunes et des haines tenaces qui remontent loin et à qui les circonstances révolutionnaires donnent seulement une expression publique. Ni l'orthodoxie ni le conformisme, ni l'ignorance ou l'indifférence ne résistaient à l'aiguillon de la haine et de la jalousie et un tel devait se montrer déchristianisateur du fait que son voisin et ennemi avait pris position pour le culte, un tel sera ennemi de la Révolution, parce que son rival y fait carrière. Les questions de personnes, comme la défense des intérêts locaux, priment presque tout. On a beau rappeler les « frères » aux grandes questions à l'ordre du jour, les sociétaires reviennent infailliblement à d'obscures luttes de personnes et aux plaintes incessantes quant" à la non-exécution du maximum et à la désertion des marchés officiels. C'étaient là des problèmes qui les touchaient dans leurs sentiments, dans leurs préventions et dans leurs familles : ils y étaient bien plus sensibles qu'aux explications oiseuses qu'on leur fournissait sur les changements qui ne cessaient de s'opérer sur la scène parisienne.
3. L'APOLOGIE DE LA TERREUR
On ne manquait aucune occasion de rappeler au révolutionnaire que le premier de ses devoirs était la vigilance : la célèbre Instruction émise au nom de la Commission temporaire de Lyon, véritable manuel du parfait révolutionnaire, consacre toute une section à la dénonciation, qu'elle assimile à la première des vertus civiques du bon sans-culotte (i), et dans les circulaires qu'il adresse aux sociétés populaires de province, le Comité de Sûreté générale rappelle constamment que ces sociétés, véritables « argus » de la Révolution, doivent
(1) On en trouvera le texte dans le recueil de documents Die Sansculhtten von Paris, publié en 1957 à Berlin et édité par Albert SOBOTJL et Walter MARKOV, pp. 218-236. C'est la première fois que ce texte pourtant célèbre a été publié en entier. Sur ses auteurs, voir mon article : I<a Commission temporaire de Commune-affranchie, dans Cahiers d'histoire, n° i, 1957.
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être constamment à l'affût des propos et des actes contre-révolutionnaires ou simplement inciviques, comme il insiste auprès des comités de surveillance pour qu'ils gardent l'oeil grand ouvert sur les auberges et les hôtels, en ce qui concerne le passage des « étrangers ». Un membre de la société de Vaison-la-Romaine rapporte d'une mission qu'il a remplie à Paris Les seize commandements du patriote, brochure que lui a donnée un « frère de Paris » et dont le président fait lecture à l'assemblée, dans un recueillement quasi religieux. Le Douzième commandement porte : « Ne sois pas délateur injuste, mais surveille les ennemis de la liberté et ne crains pas de dénoncer les conspirateurs, ton silence te rendroit aussi coupable qu'eux (i)... » On accusera justement le jeune Mazuel, ancien brodeur en soie de La Croix-Rousse et chef d'escadron de l'armée révolutionnaire, de n'avoir pas dénoncé des propos royalistes tenus pourtant en sa présence, aux dires de plusieurs témoins, par un colonel de hussards : il a donc donné l'exemple d'un « silence coupable », qui n'est qu'une sorte de complicité (2).
Les révolutionnaires n'eurent d'ailleurs nullement besoin de se voir si souvent rappelés à l'exercice de leurs devoirs de patriotes actifs et vigilants. Si les membres des comités de surveillance se montraient tellement tatillons dans le contrôle des passeports dans les localités routières, au point de gêner la circulation, de ralentir les courriers du gouvernement et d'indisposer fortement des représentants en mission, ils étaient aussi des dénonciateurs zélés ; encore dénonçaient-ils bien plus volontiers les infractions au maximum, les accaparements, les délits économiques, dont ils étaient eux-mêmes les victimes, que les mauvais propos. Les livres de « dénonces » que tiennent la plupart des sociétés populaires urbaines abondent surtout en plaintes contre des marchands de vin qui auraient vendu la pinte ou le verre au-dessus du maximum, contre des cultivateurs qui auraient nourri de froment leurs cochons : les révolutionnaires urbains, mus sans doute par de très vieux ressorts de la n^thologie populaire, faisaient preuve en même temps d'une véritable obsession à l'égard des « caches » : caches de trésors, caches d'émigrés, qu'ils voyaient partout, en plein champ, dans les murs mitoyens, dans les caves, derrière les cheminées, dans les potagers et les vergers. Sitôt arrivés dans une localité inconnue, les voilà qui se mettent à creuser, malgré les protestations des propriétaires ou des locataires, tant ils sont persuadés de trouver soit un « magot », soit un prêtre réfractaire, soit encore un stock de grains (3). A une époque où les cultivateurs enfouis(1)
enfouis(1) Vaucluse, ï, VI 12 (société populaire de Vaison, séance du 5 septembre 1793).
(2) Procès instruit et jugé, etc.
(3) Pour des exemples, Arch. Sens, registre 5, 23-25 brumaire an II, Arch. Oise, registre du comité de Compiègne, 4 frimaire an II, etc.
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saient volontiers leur numéraire, ils eurent parfois la main heureuse, mais en général ils ne parvinrent qu'à mettre à jour de vieilles canalisations et des fortifications du Moyen Age ou de l'époque troublée des guerres de religion. La « cache » fait visiblement partie de tout un héritage de croyances populaires, au même titre que la disette factice, le pacte de famine et le complot des prisons (i).
On dénonce aussi, bien entendu, les mauvais propos. L'élite révolutionnaire, membres des armées révolutionnaires et des commissions d'exception, se montrent à l'affût surtout quand ils sont en mission « à l'étranger », c'est-à-dire loin de Paris, dans des pays censés être mal disposés envers la Révolution. A Lyon notamment ils font preuve d'une méfiance et d'une vigilance à toute épreuve, au point où ils semblent voir en tout Lyonnais, en toute Lyonnaise, un ennemi juré de la Révolutiom
Mais, si les Parisiens, les Nivernais et les gens de l'Allier, en mission de répression à Lyon, s'empressent de porter à la connaissance des commissions d'exception les « mauvais propos » tenus par des habitants de la seconde ville en des endroits publics, le dénonciateur vraiment dangereux n'est pas le révolutionnaire en mission loin de chez lui, c'est le voisin, c'est celui qui en sait long et dont les indications peuvent tuer. C'est aussi le dénonciateur le plus assidu : à Lyon les « livres de dénonces » tenus par les Commissions fourmillent surtout en dénonciations faites par des Lyonnais contre des Lyonnais, si bien que les dénonciateurs devaient être fort connus des dénoncés : ils se désigneront d'ailleurs de cette façon aux coups des assassins de l'an III (2). Il en a été ainsi ailleurs : c'était du voisin qu'il fallait surtout se méfier, bien plus que du trop crédule Parisien, qui s'empressait de ramasser tous les ragots, tous les potins de café et qui n'était le plus souvent que l'instrument inconscient des rancunes d'aubergistes et de marchandes de vin. Quelle invite en effet à la délation, à la calomnie, à l'assouvissement de vieilles rancunes qu'un régime de terreur, que cette terreur soit révolutionnaire ou royaliste, bleue ou blanche ! Le vrai dénonciateur, le calomniateur, le fabricant de lettres anonymes ne s'embarrasse pas de préjugés politiques, il rattrape des années de silence pour dénoncer, à tour de rôle, les fédéralistes, les partisans de la « loi agraire », les « hébertistes », les « dantonistes », les « agents de l'étranger », les « fanatiques », les « athées », les juifs, les « robespierristes », les « buveurs de sang », les « septembriseurs », et, à partir de vendémiaire an IV, de nouveau
(1) Voir à ce sujet l'étude fort suggestive de notre ami Robert DATJVERGNE, Les anciens chercheurs de trésor en Beauce (Chartres, 1956).
(2) Voir à ce sujet l'excellente étudede Renée Fuoc, La réaction thermidorienne à Lyon (1795) (Lyon, 1957), ainsi que mon étude : L'armée révolutionnaire parisienne à Lyon et dans la région lyonnaise (I,yon, 1952).
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les « royalistes ». Tout régime révolutionnaire, comme tout régime de guerre ou de contre-révolution, donne une prime à la délation, et quand on dit que pendant la Terreur, la concierge et la portière étaient reines — on n'a qu'à voir quelle place elles occupent dans les invraisemblables dépositions faites au procès des « hébertistes » (i), ainsi que dans tous les grands procès politiques de la Terreur — ce n'est pas pour médire du régime révolutionnaire : la calomnie aura son âge d'or après Thermidor, en l'an III, quand on fera la chasse aux terroristes. « Pourquoi », demande vers la fin de cette année tristement célèbre une habitante de Toulon, ville entre toutes où le virtuose de la délation a pu exercer pleinement ses talents — « pourquoi y a-t-il eu tant de détenus ? Par la facilité et l'impunité des dénonciateurs. Pourquoi la Révolution a-t-elle fait tant de victimes ? Par la même raison. Pourquoi ces dénonciations si multipliées ? Parce que le dénonciateur ne risque rien, et qu'on l'applaudit dans le moment sans savoir si c'est l'amour de la chose publique ou la haine qui l'a dirigé... » (2). Le dénonciateur n'est pas un produit du régime révolutionnaire ; il existe, hélas, de tout temps et dans tout pays, mais les époques de trouble lui donnent des occasions inespérées d'exercer son talent. Il ne faut donc pas confondre dénonciateur et révolutionnaire : ce dernier dénonçait à l'occasion, mais les virtuoses du genre étaient des anonymes qui s'adressaient indistinctement à toutes les autorités à tour de rôle (3).
Quant au révolutionnaire, ce n'était pas un méchant homme, encore moins un professionnel de la dénonciation et de la lettre anonyme. Si donc il dénonçait à l'occasion, c'était surtout par cette crédulité politique que nous avons maintes fois constatée, à la suite de sa croyance au danger, aux complots de toutes espèces dont il se voj^ait constamment entouré. Les ennemis du régime, il faut le dire, se chargeaient de l'entretenir dans la conviction qu'il se trouvait toujours « sous le fer des assassins » : ils étaient d'une invraisemblable indiscrétion et qui n'était sûrement pas due à la seule ivrognerie. Il faut se rendre à l'évidence : malgré la Terreur, malgré la vue de la guillotine, qu'on exposait sur les places les plus fréquentées, malgré les dénonciateurs qui pouvaient être partout et surtout dans les cafés et dans les endroits publics, les Français qui n'aimaient pas le régime révolutionnaire ne se gênaient pas pour exprimer, tout haut et aussi publiquement que possible, leur mécontentement, en accablant la
(1) Voir les dépositions dans Procès instruit et jugé au Tribunal révolutionnaire contre Jacques-René Hébert, etc., Paris, Nicolas, 1794.
(2) Arch.nat.,T> 111 291(1) (48) (Comité de législation, Var, Saint-Maximin, Mélanie Ricard à la Convention, 28 thermidor an III).
(3) Voir mon article Jaubert et le procès des hébertistes (A.h.R.f., mars 1957).
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Révolution et ses oeuvres des épithètes les plus crues du langage populaire : c'étaient des Pères Duchesne à rebours, tout aussi tonitruants que le marchand de fourneaux. Même de très jeunes Lyonnaises, filles de salle qui travaillaient dans les cafés fréquentés par les troupes de la garnison, n'hésitaient pas à faire devant les militaires l'apologie du 29 mai et à ajouter qu'elles étaient fières d'avoir aidé les troupes fédéralistes, en leur apportant du ravitaillement et des munitions et que si c'était à recommencer, elles seraient de nouveau à côté de « nos braves hommes de Lyonnois » (1). Gens du peuple, gens du beau monde, on ne se contentait pas de grommeler tout bas, et s'il fallait se fier aux seuls propos, les Parisiens ne devaient pas avoir de la peine à se persuader qu'ils se trouvaient en plein pays royaliste. Ce n'était pas à Lyon seulement qu'on surveillait si peu ses propos : on constate une même faconde de la part des ennemis du régime et des mécontents à Nantes, à Brest, à Rouen et surtout dans les campagnes, où les cultivateurs ne se gênaient pas pour dire ce qu'ils pensaient d'une République qui se montrait à eux surtout sous l'aspect rébarbatif du maximum, des réquisitions et de la fermeture des églises. La contre-révolution verbale marchait à visage découvert, le royalisme s'affichait publiquement et le fédéralisme cherchait encore à convaincre même en pleine Terreur, surtout dans des localités où, comme à Lyon, il s'identifiait avec le patriotisme local.
Dénonciateur à l'occasion, dénonciateur quand même, le révolutionnaire moyen approuvait les grandes mesures de répression, qu'il avait d'ailleurs réclamées avec insistance au sein des assemblées populaires au cours de l'automne de 1793. Il était bien plus féroce, au moins dans ses propos publics et ses démarches collectives, à l'égard des ennemis de l'intérieur que le gouvernement lui-même, dont il exigeait surtout une légalisation de la Terreur. La répression de l'an II devait justement se faire d'après les règles de la « légalité révolutionnaire », tandis qu'en l'an III elle sera affaire surtout d'assassinat pur, de proscription individuelle et de vengeance de classe, même quand elle sera administrée par les tribunaux criminels. Le révolutionnaire de 1793 voulait châtier les ennemis de l'intérieur d'après les règles d'une justice sans doute sommaire, et administrée, bien entendu, par des sans-culottes, donc justice politique, mais justice quand même qui laissait quelques droits à la défense. En l'an III, on est revenu à septembre 1792, avec cette différence que ce sont les terroristes cette fois qui en sont les victimes ; même devant les tribunaux il s'agit d'une justice de classe, de caractère social. En 1795, dans le Midi, on prétend
(1) Arch. RliSne, 42 1,14g (Commission temporaire, série alphabétique, dossier de Fanchette Mayet, jeune fille de dix-huit ans qui avait perdu son fiancé pendant le siège). Elle est dénoncée par des canonnière de l'armée révolutionnaire parisienne. Voir aussi 42 I, 151 (femme Miou).
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même reconnaître les « buveurs de sang » à leur costume. C'est qu'ils sont habillés comme des artisans, comme des ouvriers. La justice répressive de l'an III prend donc un caractère de classe qu'on ne connaît guère à la répression révolutionnaire de l'année précédente (i). Un orfèvre de Salon sera accusé, en l'an III, « d'avoir appelle la Mort sur les têtes des citoyens portant de la poudre et des manchettes » (2), ce qui est aussi une façon de faire une justice de classe, mais, croyonsnous, il s'agit surtout de paroles en l'air : on a bien tonné contre certaines frivolités vestimentaires, mais les hommes à perruques ne se sont pas voués pour autant à la proscription des sans-culottes.
Ces « buveurs de sang », ces « mathevons » étaient-ils donc si féroces ? Ils l'étaient certainement en paroles. Écoutons par exemple ce qu'ils disent et ce qu'ils écrivent à propos de Lyon et des Lyonnais. Marcillat, ancien curé de Jaligny, dans l'Allier, et membre de la Commission temporaire (3), mande à ses collègues du comité de Moulins : «... Notre commission a juré de régénérer i'esprit public ; je me trompe, mes camarades, il n'y en a point ; il est perdu. Villeaffranchie est composée d'aristocrates, d'égoïstes : les premiers, nous les enverrons à la guillotine ; les seconds payeront et seront contraints de reconnoître dans les malheureux leurs égaux » — notons en passant ce côté didactique de la répression, qu'on qualifie également à cette époque de « régénération » — « il faut du sang », ajoute l'ancien prêtre, « pour cimenter la République et la faire reconnoître dans la ville que nous habitons » : et de terminer, de façon assez inattendue : « Les ci-devant lionnois, ce sont des hommes sots... » Un membre de la société de Valence propose même de chasser de Commune-affranchie et de Ville Sans Nom (Marseille) tous les fédéralistes, c'est-à-dire presque tous les habitants, et de repeupler les deux villes de sansculottes à qui on donnera leurs maisons : on fait même une adresse en ce sens à la Convention (4). C'est une proposition que l'on trouve assez souvent sous la plume des révolutionnaires parisiens quand il s'agit de Lyon, dont on accuse la population d'être à la fois contrerévolutionnaire et « bassement mercantile » (5). En public, et, fait
(1) Traduits devant le tribunal d'Aix, des terroristes marseillais, accusés d'avoir pris part à l'émeute de vendémiaire an m, récusent certains des jurés : « I/un d'eux déclare au nom de ses co-accusés qu'ils ne vouloient pour jurés ni commerçants, ni commis, ni propriétaires, mais des ouvriers comme eux... » (Arch. nat., D ni 31(3) (405), Comité de Législation, Marseille, rapport fait par le tribunal criminel des Bouches-du-Rhône, s. d., ventôse an III).
(2) Arch. nat.,D ni 29(2) (61) (Comité de législation, Aix) (jugement rendu le 3 thermidor an III contre 24 terroristes d'Arles et de Salon).
(3) Arch. Allier, ï, 879 (comité de Moulins, correspondance) (Marcillat au comité, 29 brumaire an II).
(4) Arch. Drôme, I, 1086* (société de Valence, séance du 5 pluviôse an II).
(5) Voir par exemple I<AUKHARD, Un Allemand en France sous la. Terreur (traduction française, Paris, 1915, p. 267) : « ... Ils prétendaient que presque toute la population de ces régions est bassement mercantile et dépouille impudemment les pauvres artistes, les ouvriers et les journaliers de leur salaire... ici la noblesse d'argent tient le haut du pavé... »
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plus important, en privé, ils approuvent, comme Marcillat, la répres-^ sion rigoureuse qui tombe, sans grande distinction sociale, tantôt sur des nobles, des grands bourgeois, tantôt sur des ouvriers en soie. Un marchand tabletier de la rue Saint-Denis, républicain aux convictions sincères, qui sera proscrit à la suite de l'affaire de Grenelle et encore en l'an IX, mande à sa section : « Je vous ai marqué dans ma précédente que tous les jours la guillotine travailloit quelques douzaines de rebelles et qu'on en fusillait autant tous les jours, je vous annonce aujourd'hui que l'on en fusillera tous les jours quelques centaines : par ces moyens, nous serons sous peu débarrassés de ces scélérats, qui ont l'air de braver la République jusqu'au supplice (i)... » Des officiers originaires de Montpellier, également en garnison à Lyon à cette époque, font part d'une approbation, toute aussi entière, dans des lettres adressées à des amis personnels et dont le témoignage paraît d'autant plus sincère : « Tous les jours », mande l'un, « la Sainte Guillotine purge le sol de la liberté de tous les fédéralistes du Département de Rhône et Loire, toujours cette même activité, et ça ira... ». « Tout va toujours bien ici, l'on guillotine et fusille tous les révoltés... », écrit d'un ton presque gaillard un autre officier montpelliérain à un compatriote (2). Ces hommes ne sont pourtant pas des bourreaux professionnels, ni des êtres naturellement sanguinaires. Mais pour les Lyonnais ils n'éprouvent point de pitié : ce sont des fédéralistes, qui ont attenté à Indivisibilité de la République, crime impardonnable, qui mérite le châtiment suprême. Leur haine de la population lyonnaise, fortement conditionnée déjà par la presse parisienne, qui d'une voix unanime appelle une vengeance sommaire sur la tête des fédéralistes, se trouve sans doute renforcée sur place par l'espèce d'isolement où les tient tout un peuple silencieux et hostile. Le séjour à Lyon en l'an II n'est pas drôle et les militaires se plaignent amèrement du mauvais esprit et de la froideur des habitants : on ne les aime pas, eux, Parisiens, Nivernais, gens de l'Allier. Or ce sont eux pourtant les bons sansculottes, vrais révolutionnaires. C'est donc une preuve de plus du manque de républicanisme des « sots lionnois ». Quelques soldats, il est vrai, cèdent à la pitié, à la vue de la grande misère de cette population et en s'entretenant avec des femmes du peuple, et il se trouve même un officier révolutionnaire pour oser dénoncer la répression, en déclarant qu'il « ne devait pas avoir de proscription particulière dans une République » (3), mais ce sont des isolés. La plupart ne
(1) Arch. nat., I?7 4767 d 2 (I^assagne) (Réaume au président du comité révolutionnaire de la section de Bonne-Nouvelle).
(2) Arch. Seine-et-Oise, IV Q 187 (séquestres, papiers de Mazuel) (Fayet à Mazuel, 2 pluviôse an II ; Penelle à Mazuel, 27 frimaire an II).
(3) Voir mon étude précitée sur l'armée révolutionnaire à Ivyon, p. 31, Arch. Rhône, 31 Z, 50, (Société de I,yon, séance du 16 frimaire an II).
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frayent point avec la population, dont ils se méfient — des soldats sont parfois retrouvés dans le Rhône •— et les imitateurs locaux du Père Duchesne, Dorfeuille et Millet, se chargent de les entretenir dans une ardeur répressive, en embouchant la trompette de la vengeance révolutionnaire (i).
Il est évidemment facile de condamner d'emblée la répression à Lyon, non seulement comme un crime atroce, mais encore comme une mesure souverainement impolitique qui réussit justement à dresser toute la population lyonnaise contre une République qui se présentait à elle sous l'aspect de la guillotine et de la mitraillade — c'est ce que Couthon a fort bien compris. Mais il faut aussi se mettre dans l'ambiance de l'an II, et ne pas perdre de vue que les grandes révoltes fédéralistes de l'été avaient failli engloutir la République dans une guerre civile atroce. On ne cherchait sans doute pas trop à s'expliquer les causes de ces révoltes, mais on se souvenait de la situation critique où elles avaient mis la France en juin et en juillet 1793. Voilà pourquoi le révolutionnaire, petit boutiquier, militaire de carrière ou ancien prêtre, médecin ou artisan, approuvait la répression quand elle fut dirigée contre les Lyonnais, les Marseillais, les Vendéens et les Toulonnais. Il l'approuvait aussi quand elle atteignait les prêtres réfractaires et plus généralement ceux qu'il accusait d'être des « fanatiques », car il ne pardonnait pas à ces derniers d'avoir créé de « petites Vendées » locales dans différentes régions. En outre, les militaires, qui avaient partout contribué au développement d'une mentalité spécifiquement révolutionnaire, étaient particulièrement montés contre les populations catholiques des campagnes, en qui ils voyaient des alliés des chouans et des ennemis avérés du régime. Dans leur haine du « fanatique », il entrait aussi un élément plus personnel, beaucoup de ces militaires ayant fait l'expérience des atrocités commises sur les républicains par les paysans et paysannes de la Vendée.
Mais le révolutionnaire réclamait une répression encore plus sévère contre l'accapareur, le délinquant économique, le cultivateur réfractaire et « égoïste », en cherchant à imprimer à ces opérations un caractère économique. Si les Parisiens et le petit peuple de Moulins et de Nevers approuvaient tant la répression lyonnaise, ce fut surtout parce qu'ils voyaient en Lyon cette « grande capitale mercantile » dont même les ouvriers auraient été indignes de la liberté (2). Pour des
(1) Bibl. nat., 1,2 02588, Le Père Duchesne (Dorfeuille et Millet), n°BXX (17 pluviôse au II) et XXVIII (14 ventôse an II). Parlant des « marchands de broderie », ils écrivent délicatement : « Nous leur enverrons encore nos dragons... pour leur faire danser la carmagnole à la mode du commandant de la place, qui leur fait poliment casser la gueule à coups de fusil. »
(2) « Il semble à tous les ouvriers de I,yon qu'ils ont tout perdu, parce qu'ils n'ont plus leurs riches négociants », observent, le 17 pluviôse, Dorfeuille et Millet, rédacteurs du Père Duchesne lyonnais. Presque tous les Parisiens s'indignaient de l'esprit « fédéraliste » de toute la population lyonnaise (Père Duchesne de I<yon, n° XX : Grande Colère).
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raisons analogues, Hébert et des sectionnaires parisiens réclamaient l'envoi de l'appareil de la terreur et de commissions de justice populaire à cette autre capitale du négoce, Rouen, dont les habitants étaient également fort mal vus des révolutionnaires (i). On aurait même voulu étendre à toutes les campagnes des opérations destinées à terroriser les cultivateurs, mais, à cette occasion, la politique gouvernementale restait en deçà de celle prônée par l'opinion des sansculottes urbains.
Cette approbation de la répression et de la Terreur est donc composée d'éléments très divers. A l'égard des Lyonnais et des Marseillais, il s'y mêle à la fois les préjugés économiques du petit boutiquier, du commerçant modeste à l'égard des gros marchands, des armateurs (2), des grandes entreprises, et la condamnation des « groupes particuliers », qui s'interposent entre le citoyen et le peuple souverain et qui ont osé porter une main sacrilège contre la Convention. Il y entre aussi, bien entendu, le désir de se conformer au goût du jour, tout autant que le souvenir des dangers qu'avait fait courir à la République la crise fédéraliste. La presse d'ailleurs s'ingéniait à maintenir l'opinion dans un état de surexcitation favorable aux grandes mesures répressives, et les révolutionnaires eux-mêmes, vivant comme des combattants, comme des occupants et comme des étrangers au milieu de populations hostiles, étaient facilement persuadés qu'il n'y avait que la terreur et la force répressive pour les préserver des coups de leurs ennemis. Il fallait frapper les premiers, sinon ils tomberaient « sous le fer des assassins ». Voilà la part de la peur et de la crédulité, généreusement alimentées par l'invraisemblable imprudence verbale des ennemis du régime, qui ne se gênaient pas pour crier à la face des Parisiens leur haine de la République et de la capitale.
Le goût du sang et de la vengeance ne semble pas y avoir eu une grande part, encore est-il fort difficile de distinguer entre ce qui peut être une attitude politique et collective et ce qui révèle un penchant personnel pour la violence et la brutalité. Dans l'affaire des « noyades » certains membres de la Compagnie Marat et du comité révolutionnaire de Nantes ont fait preuve d'une cruauté marquante à pourchasser les prisonniers, poursuivant des femmes de chouans à coup de crosse, prenant les filles par les cheveux, bousculant tout le monde, tout en les couvrant ' d'injures. Mais, d'après les témoins, l'ivresse expliquerait cette brutalité particulièrement odieuse, comme
(1) Voir mon article « La campagne pour l'envoi de l'armée révolutionnaire dans la SeineInférieure » (Annales de Normandie, août 1952).
(2) Ainsi, au Havre, les commerçants et les boutiquiers qui ont peuplé le Comité de Surveillance se sont acharnés tout particulièrement contre les armateurs, au point d'ailleurs de gêner les opérations commerciales entreprises avec des armateurs de Lubeck, d'Altona et de Copenhague pour le compte de la Commission des Subsistances et des Approvisionnements.
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elle avait donné de la forée aux bras de tant de massacreurs des Garnies en septembre 1792. Il se trouve, il est vrai, un témoin au procès de Carrier, jeune homme de vingt ans, qui non seulement avoue avoir participé aux « noyades », mais qui ajoute encore qu'il ne regrette rien et que si c'était à recommencer, il se porterait de nouveau volontaire à l'exécution de mesures semblables : mais c'est un jeune soldat du premier bataillon de Nantes qui a vu torturer ses camarades, tombés entre les mains des chouans, par des femmes et des filles de paysans bretons dans les campagnes autour de Nantes et qui n'a échappé lui-même à la torture et à l'écharpement qu'à la faveur d'une blessure plus voyante que grave (1). Lors de ce procès, la plupart des témoins se trouvent presque mal à évoquer les scènes d'horreur qui s'étaient déroulées sur les embarcations lorsqu'on avait ouvert les trappes installées dans les cales. Si les hommes du xvme siècle étaient assez habitués à la brutalité, ce n'étaient pas de ce fait des sadiques. Le régime révolutionnaire, bien entendu, aura permis à certains de ces derniers d'exercer leurs tristes talents dans des conditions exceptionnellement favorables, et chacun a entendu parler de Jourdan et d'autres bourreaux sanguinaires de son espèce, mais, ce sont, croyons-nous, des monstres exceptionnels. Les révolutionnaires étaient souvent des violents, surtout en paroles, des excités et des exaltés, à qui l'abus de la boisson devait parfois donner un aspect effilant et une brutalité ordurière digne du Père Duchesne. Certains commissaires civils étaient des hommes emportés, des violents, dont le tempérament fougueux apparaîtra surtout dans les années de proscription qui suivent Thermidor. Personne n'oserait prétendre qu'un Collot-d'Herbois et un Javogues fussent des gens normaux, pondérés, et ils eurent sans doute de nombreux imitateurs. Mais même ■cette violence devait être passagère et liée aux dangers si récents qui avaient été provoqués par la crise fédéraliste. La Révolution eut ses bourreaux professionnels, ses massacreurs, ses sadiques, et dans les villes du Midi, les assassins de l'an II et de l'an III seront parfois aussi les auteurs des brutalités sanguinaires de 1814 et de 1815. Mais le révolutionnaire moyen n'est ni sadique, ni brute.
Enfin, il y a le côté éducatif : il faut faire oeuvre de « régénération », et la répression fait partie de tout un programme d'éducation civique. Un révolutionnaire de l'Yonne insiste sur la nécessité « d'assembler toute la jeunesse depuis l'âge de sept ans jusqu'à dix pour être spectateurs de toutes les punitions, exécutions publiques (2) ». Or cet Emile de la répression n'est pas un « buveur de sang ». Les révolu(1)
révolu(1) Préf. Police, A A 269 (notes de Topino-I^brun sur le procès de Carrier).
(2) Arch. nat., D in 306 (Comité de législation, Yonne, Héry, pétition à la Convention, Ier pluviôse an III).
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ti'onnaires de l'an II ne l'étaient pas non plus, malgré tous les efforts de la propagande thermidorienne pour les identifier avec les massacreurs. A cet égard, les petits'jeunes gens de l'an III, qui s'attaquent aux terroristes isolés, aux hommes à la mine et à l'habillement modestes, et qui ne peuvent même pas invoquer la peur, méritent bien plus cette désignation. Il serait tout aussi inexact de vouloir identifier le révolutionnaire avec le massacreur que de l'assimiler au dénonciateur. Sans doute, à la suite de circonstances particulières, devait-il être, à l'occasion, l'un et l'autre, mais les révolutionnaires que nous connaissons, boutiquiers, petits commerçants, médecins, ex-prêtres, hommes de loi, ne ressemblent nullement à ces « brutes sanguinaires » de l'iconographie thermidorienne et royaliste.
On aurait tort aussi, je crois, de vouloir chercher les origines de la Terreur et de l'approbation avec laquelle les révolutionnaires ont accueilli les grandes mesures de répression dans d'obscurs ressorts psychologiques de la mentalité populaire traditionnelle où la peur de la peste suscite entre bourgeois et artisans une ambiance de panique et de craintes mutuelles (i). Le révolutionnaire de l'an II n'a nullement
(1) René B^HREL, Épidémie et terreur : histoire et sociologie (AhRf, avril-juin 1951, 113-146) et I<a haine de classe en temps d'épidémie (Annales, n° 3, juillet-septembre 1952). I<a première de ces études apporte des renseignements fort intéressants sur l'extension de la grande peste de Marseille de 1720 et sur les incidences sociales et « terroristes » d'autres pestes dans les villes françaises aux xvie, xvrre, xvrnc et •srsre siècles. I/auteur a notamment analysé les.réactions populaires devant les mesures prises par les autorités sanitaires, par les « Conseils de Santé » pour enrayer l'extension des épidémies et pour isoler les malades, mesures dont les pauvres surtout — foyers probables d'infection — devaient faire les frais, tandis que les gens aisés eurent souvent le recours d'un départ vers leurs maisons de campagne. Mais M. Baehrel va sans doute un peu vite quand il assimile ces mesures et les luttes sociales très violentes qu'elles suscitent, à l'exécution, à la Grande Terreur de l'an II. I<es deux séries d'événements n'ont, à vrai dire, de commun, que la peur — peur du <■ complot », peur de la propagation — la rumeur et la panique qu'ils suscitent surtout chez le petit peuple des villes et des campagnes, l^a peur, la panique et la fausse nouvelle, on les trouve pourtant à toutes les époques de l'histoire populaire, mais elles ne provoquent pas toujours des réactions semblables : on a souvent peur, mais ce n'est qu'en 1792, 1793, et 1795 que la peur déclenche de grandes explosions de la colère et de la violence populaires, massacres, noyades, mitraillades. Et les grandes institutions terroristes de l'an II, les commissions extraordinaires à qui on confiait la direction des mesures répressives, n'étaient nullement des instruments aux mains d'une seule classe, d'un groupe social bien distinct : la Terreur fut dirigée contre presque tous les groupes que comprenait la société française à l'époque révolutionnaire. Prétendre, comme le fait M. Baehrel, que n le Français de 1792 était l'héritier de longues traditions terroristes », que le souvenir de la grande peste de 1720, des disettes cycliques du xvme siècle, des épidémies dont les plus récentes dataient de 1775, aient contribué à créer un climat de terreur et à habituer le Français du peuple à la haine de classe et à l'emploi d'une terreur sociale, c'est faire oeuvre d'abstraction et énoncer des thèses bien hasardeuses. Disons plutôt que la Terreur de l'an II est née de circonstances particulières à cette année : guerre civile, guerre étrangère, trahisons, victoires des coalisés, croyances populaires à des complots de prisons, insécurité des maisons d'arrêt, fédéralisme, etc. Ce sont, il nous semble, des explications adéquates de l'éclosion d'une mentalité terroriste qui est tout aussi provisoire et passagère que l'homme révolutionnaire lui-même. Ce n'est rien enlever à l'originalité de la thèse de M. Baehrel que de suggérer qu'on n'a pas besoin d'aller chercher l'origine de l'esprit terroriste dans les souvenirs laissés par la peste de 1720. Quant au reste, l'auteur a certainement raison d'insister sur l'importance des pestes et des épidémies dans le développement d'une haine de classe et, parfois, dans l'éclosion d'événements insurrectionnels. Mais, en 1793, on est bien loin de telles considérations.
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besoin de très vieux souvenirs historiques pour réclamer la proscription impitoyable de tous ceux qui menacent à l'instant l'existence de la République. Il ne s'agit pas d'une proscription de classe, ni même d'une tradition de violence : le danger est là, bien visible ; et le danger passé, il s'agit d'en prévenir le retour, en « frappant un grand coup ». Tout cela semble bien irréel aux révolutionnaires euxmêmes quand, dès l'an III, ils évoquent cette crise. C'est que déjà l'ambiance n'y est plus et le temps des urgences est passé. L'apologie de la Terreur est un fait d'actualité, non pas un état d'esprit permanent ou l'illustration d'un tempérament naturellement violent, et elle est aussi fugace que l'homme révolutionnaire lui-même.
4. LA FRANCE ET LE MONDE
« Environnée de côtes et de montagnes inaccessibles, située dans le climat le plus tempéré, produisant abondamment toutes les choses nécessaires à la vie, la France peut et doit être isolée et demeurer éternellement séparée de toutes les nations esclaves et corrompues. Mais toutes les parties doivent en même temps être unies et ne former qu'une masse impénétrable. Le peuple français doit surtout cultiver la terre et les vertus, à ces quatre conditions la liberté est irrévocablement fixée... (1) »
Programme en quatre étapes qui représente les vues d'avenir d'une société rurale du Pays basque, mais programme auquel tout révolutionnaire parisien aurait pu souscrire sans difficulté, en ajoutant aux vertus du labourage celles du petit commerce. Toute la philosophie des sans-culottes tient en effet dans cette brève vision de la France et du monde. Tout d'abord, il faut isoler la France, pays de la Révolution, de toute contamination des pays esclaves ; certains zélateurs, dont Hébert, iront jusqu'à prétendre qu'il faudra éviter tout contact même avec les neutres qui sont ou « bassement mercantiles », des « républiques d'argent », « vouées à l'agiotage », ou encore des terres « fanatisées », et ce ne sera pas entièrement sans raison que les Comités et Fouquier-Tinville reprocheront au Père Duchesne et à ses semblables d'avoir compromis le ravitaillement de la France en grains étrangers, en tonnant contre les marchands génois, danois et hambourgeois et en éloignant la sympathie des neutres par une politique dirigée contre le culte catholique (2). Les hommes du gouvernement n'iront pas jusque-là, mais la plupart des révolutionnaires auraient sans doute préféré réduire au strict minimum tout contact avec le monde extérieur.
(1) Arch. Basses-Pyrénées, 27 L, 1 (société populaire de Morlaàs, séance du 5 floréal an II).
(2) Arch. Alpes-Maritimes, X, 364 (comité de Nice, 24 messidor an II).
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Isolement de la France d'un monde qui n'est pas encore digne de la liberté et qu'il faut donc mettre en quarantaine. Voilà pour l'extérieur. Mais à l'intérieur, point de groupes intermédiaires, point de particularismes, point de régionalismes, une centralisation renforcée dans tous les domaines, au nom de l'indivisibilité de la République et sous l'égide de Paris, « bercail de la liberté », « capitale de la Révolution ». D'où l'élimination progressive de tous les patois et dialectes, restes du fédéralisme et véhicules du catholicisme, de l'ignorance et de la superstition, primauté partout de la langue française, langue de la liberté, seule digne des hommes libres et des républicains.
Cette insistance sur l'unité dut sans doute beaucoup au fait que les révolutionnaires les plus agissants dans les sociétés de province et ceux justement qui eurent des moyens autres que la seule éloquence de se faire écouter avec respect, étaient très souvent des commissaires parisiens, qui avaient essaimé partout, notamment dans la zone des armées sur les frontières. Or l'artisan et le boutiquier parisiens n'eurent aucune difficulté à se représenter l'unité de la République, à la remorque de Paris, ville qui avait « fait la Révolution » et envers laquelle toute la France était redevable d'une énorme dette de reconnaissance. Si Paris était la capitale de la Révolution et du monde libre, le peuple parisien était le gardien attitré des lieux saints. On s'explique donc l'attachement du révolutionnaire parisien à un système centralisateur qui, tout en prévenant le retour des crises fédéralistes, consacrait la formule Paris-capitale-de-la-Révolution. Quant aux révolutionnaires des autres villes, aiguillonnés et surveillés par les « frères de Paris », qui se mêlaient de tout, ils leur emboîtaient le pas, avec plus ou moins de zèle : plus de zèle chez les habitants des grandes villes comme Toulouse ou Lille qui voyaient dans la centralisation révolutionnaire le moyen de contraindre les campagnes à ravitailler leurs marchés : moins de zèle chez ceux des petites villes et des bourgs, qui craignaient de se trouver livrés aux caprices des grandes agglomérations.
Le révolutionnaire, on l'a vu, croyait surtout aux vertus de l'instruction et même la répression fut envisagée sous cet angle « régénérateur ». Il comptait donc sur l'organisation des écoles primaires pour assurer à la langue française la primauté qui lui revenait de droit, en tant que langue des hommes libres. Mais en attendant ces temps heureux, les sociétés populaires, encouragées sans doute en partie par les rapports de l'abbé Grégoire, mais aussi de leur propre chef, se muèrent en écoles de civisme pour mener le combat contre le régionalisme linguistique, considéré à juste titre comme la forteresse du fédéralisme, du particularisme local, de la réaction, de l'ignorance et de la superstition. Apprendre le français, le faire apprendre aux
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populations rurales, c'était aussi une façon de faire preuve de son patriotisme révolutionnaire et d'accélérer la marche du peuple vers la liberté. A Roquelaure, dans le Gers, un sociétaire « a insisté que tout le monde parle bien ou mal le françois, sur ce qu'il a observé que les assemblées populaires n'étoient à proprement parler qu'une école où il falloit former les "jeunes gens... et que l'exercice journalière, ainsi que toutes les évolutions militaires étant commandées en françois, il a été décidé qu'on parleroit françois, mais d'autant que tous ne sauroient pas bien l'entendre, le citoyen Maire s'est assujetti de lire publiquement et en françois tous les décrets ou arrêtés des représentants... et pour que personne ne prétende cause d'ignorance il en fera le résumé en gascon... » (i). Un des buts de la Propagande, groupe de « prédicateurs civiques » que les sociétés populaires de presque toute la République déléguaient à Strasbourg, chargés d'y répandre les lumières et d'y régénérer l'esprit public, était de choisir des professeurs bilingues d'un civisme à toute épreuve pour diffuser l'enseignement du français : car, disait-on, les Alsaciens ne seraient républicains que le jour où ils parleraient la langue de la liberté. Ce fut pour cette raison qu'on exigeait des candidats à la Propagande une certaine connaissance de l'allemand (2). A l'autre bout de la France, les autorités du département des Pyrénées-Orientales devaient insister sur l'urgence d'organiser les écoles primaires comme le moyen le plus sûr de détacher les paysans du Roussillon de la religion catholique et de son protecteur attitré, le roi Très-Catholique, Charles IV d'Espagne (3). Quand, en Bretagne, dans le Pays basque, dans les provinces catalanes, en Alsace, les hommes sauraient le français, il ne resterait plus qu'à « défanatiser » • les femmes. L'effort en faveur de l'expansion du français faisait ainsi partie de la campagne déchristianisatrice, comme de la lutte contre le fédéralisme et le royalisme.
Au même titre que le régionalisme, l'opinion révolutionnaire proscrivait le « cosmopolitanisme » et surtout l'anglomanie qui prévalait dans certains milieux aisés de la société française à la fin du xvme siècle. Le comité révolutionnaire de la Section de l'Hommearmé refuse un certificat de civisme à un certain Revel, ventriloque et « magicien », en se demandant « si un homme qui se dit avoir été successivement à la suite de Cagliostro, de Rousseau, promenant son être de pays en pays, tantôt en Europe, tantôt aux Grandes Indes, ne doit pas être regardé comme un Cosmopolite, c'est-à-dire un homme qui, à proprement parler, n'a point de patrie, et ne peut s'attacher à
(1) Arch. Gers, "L, 699 (société populaire de Roquelaure, séance du 20 nivôse an II).
(2) Arch. Vosges, registre 9 de la société populaire d'Épinal (séance du 20 messidor an II).
(3) Arch. liât., D III 209 (4) (Comité de législation, Pyrénées-Orientales) (lettre du département au Comité de Salut public, 5 germinal an III). Voir aussi Arch. Pyrénées-Orientales, "L, 1459 (société populaire de Perpignan, séance du 2 floréal an II).
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aucun gouvernement... » (i). Parmi les délits qu'on impute à un notaire aisé qui avait pris sa retraite à Choisy-le-Roi figure celui d'avoir fait construire dans son parc un « jardin à l'angloise » (2). De même, les comités révolutionnaires des petites villes du Midi se refusaient à faire une distinction entre ceux qui avaient émigré en 1791 ou en 1792, pour des raisons politiques, et ceux qui, se trouvant en Italie pour leurs études et pour en visiter les musées, s'étaient attardés à l'étranger au delà des limites prescrites par les lois qui définissaient le fait d'émigration. Les républicains, décrétaient-ils, n'avaient pas besoin d'aller voir les musées étrangers, les sujets allégoriques surtout ne manquant pas dans une France révolutionnaire consacrée aux vertus (3). Le comité de Dax devait même prétendre qu'un habitant de cette ville qui était artiste et qui était resté longtemps à Rome, ne pouvait guère être bon citoyen, s'intéressant plus aux tableaux qu'à la chose publique (4), tandis que la société d'Auch arrêta de refuser l'entrée à ceux qui auraient reçu une éducation supérieure, puisqu'ils ne pouvaient être de bons sans-culottes (5). Le Grand Tour, en somme, n'était bon que pour les moeurs d'Ancien Régime, et dans cette hostilité envers le « cosmopolitanisme » on sent percer une jalousie de classe, aiguisée sans doute encore .du fait de la guerre révolutionnaire. Cette xénophobie ne s'adressait pourtant qu'aux gouvernements des nations esclaves. Pour les peuples, on faisait preuve d'une pitié teintée de condescendance, d'impatience et de méfiance. La France ayant ouvert la voie à la liberté, les autres peuples n'avaient qu'à faire la preuve de leur valeur en imitant les Français et en acceptant dé leur part une leçon de civisme. En attendant, ils n'étaient guère dignes d'estime et on ne pouvait conseiller à un républicain français
(1) Arch. nat., F7 4774 91 d 1 (Revel). On reproche encore à Revel d'avoir demandé à sa section un passeport pour se rendre en Russie.
(2) Arch. nat., F7 4774 34 d 5 (Rousseville).
(3) Arch. nat., D III 30 (20) (54) (Comité de législation, Marseille, Perrin, de Florence, au président de la Convention, 9 novembre 1792).
(4) Arch. Landes, TL, 783 (comité de Dax, séance du 15 prairial an II). I,e comité considère « que le caractère excessivement froid du citoyen Brocha et son amour extrême pour la peinture à laquelle il consacrait tout son temps et toutes ses facultés ont pu être la cause de cette apathie coupable... il était en 1789 en Italie pour le perfectionnement de son art... ».
(5) A rch. Gers, ï, 694 (registre de la société populaire d'Auch). Voir aussi mon article précité dans le numéro d'octobre 1957 de History. Ce fut dans un esprit analogue où perce la méfiance populaire envers l'homme de loi, l'homme instruit, que les révolutionnaires cherchèrent à faire proscrire l'usage du latin dans les documents juridiques. Ainsi le commissaire national près le tribunal du district d'Apt, dans le Vaucluse, propose au Comité de législation un arrêté à ce sujet: Arch. nat., DIII 292 (1) (Comité de législation, Vaucluse, Apt) : « ...Les ci-devant avoués» écrit-il le 6 nivôse an III, « et hommes de loi qui sont chargés de presque toutes les procurations pour représenter les citoyens dans les procès qu'ils ont à ce tribunal employent dans leurs mémoires ou plaidoyers beaucoup de têtes de maximes et même de longues tirades en latin ; ce qui désoriente les plaideurs peu instruits qui ne se font pas représenter et donne à ceux qui les employent une supériorité qu'ils ne doivent pas avoir... » Ainsi, si on s'attaque aux patois au nom de l'indivisibilité de la République, c'est au nom de l'égalité qu'on cherche à proscrire le latin.
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la fréquentation d'esclaves. Lorsque le députe Chabot annonça son mariage avec Léopoldine Frey, fille d'un riche banquier juif de Moravie, sujet de l'empereur, donc membre de la tant détestée nation austrohongroise, ce fut le tollé chez les sectionnaires parisiens, la jeune Léopoldine cristallisant sur sa personne de riche étrangère bien dotée tout le ressentiment populaire envers l'homme d'argent et le sujet des Habsbourg. Comment ! un conventionnel, un représentant du peuple, épouser la fille d'un esclave ! quel exemple ! un patriote ne devait épouser qu'une brave républicaine française, et, au cas seulement où toutes celles-ci seraient pourvues pouvait-il à la rigueur épouser une Génoise, une Suissesse, une Américaine, une Polonaise et, peut-être, une Belge, encore que les habitants des « Provinces belgiques » inspiraient, sur le chapitre du civisme, une grande méfiance, nourrie en partie par les polémiques du Père Duchesne à l'adresse de ces sujets « fanatiques » de l'empereur, qui, une fois déjà, avaient dédaigné le don de la liberté (i). Si un Français libre épousait une esclave, le produit de cette union peu naturelle pouvait être atteint de tares politiques et morales (2).
Chaque révolutionnaire se sentait donc extrêmement fier d'appartenir à une nation qui, la première, avait fait sa révolution, car il ne reconnaissait guère au peuple américain la prétention de l'avoir précédé dans cette voie. Il puisait aussi dans la situation démographique extrêmement forte de la France un autre sujet de satisfaction et de confiance dans l'avenir : dans tous les documents provenant d'assemblées populaires on saisit des allusions à cette grande population qui fait la richesse de la France et qui représente des gages sur l'avenir de la République : découlent de cette conception démographique la condamnation de la réunion des fermes, de la concentration des ateliers, des grandes richesses et d'une agriculture scientifique qui
(i) Sur le propagande anti-belge d'Hébert, voir mon article Robespierre und Boulanger : revohttwnsarmee. und nationalsgarde (Berlin, 1958). Hébert était à l'origine d'une campagne dirigée également contre les neutres, notamment Suisses et Génois, en tant que « marchands d'argent ».
(2) AhRf, n° 119 (juillet-septembre 1950) : Un aspect de l'esprit sans-culotte : le Club de l'Évêché et le mariage de Chabot. Ce document projette une lumière curieuse sur les préventions des sans-culottes parisiens envers certains étrangers et dégage une xénophobie populaire assez enracinée. On 3' lit notamment « que les tyrans eux-mêmes sous lesquels la Nation a rampé tant de siècles, n'ont atteint le complet des crimes et le ma-simum de l'exécration des peuples que lorsqu'ils ont épousé des femmes étrangères... qu'entre toutes les femmes étrangères qui ont partagé leurs forfaits, les femmes autrichiennes remportant la palme sur la Médicis même... que... celui qui va chercher une étrangère, et surtout une Autrichienne, est l'ennemi des Françaises, véritable émigré de coeur... celui qui, au mépris de l'opinion publique, se revêt ainsi d'une femme étrangère, soumet d'avance son patriotisme au pouvoir de ses charmes, ne peut espérer d'une souche impure que des rejetons métis indignes d'être inscrits avec les enfants de la Patrie, et se dégrade enfin en s'iniprégnant des moeurs des Barbares... » (Arch. nat., W 342(648), Tribunaux révolutionnaires, projet d'adresse dû Club électoral en date du 24 brumaire an II). Cette adresse ne fut pas envoj'ée à la Convention à cette époque, mais, le 8 germinal, Huet, secrétairearchiviste de la société, la fit parvenir à Fouquier-Tinville, qui la gardait dans les pièces relatives à l'acte d'accusation dressé contre l'ancien Capucin.
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entraineraît l'abandon des cultures en multipliant les prairies artificielles, enfin tout le programme économique des sans-culottes. Mais ce nationalisme politique ne s'accompagnait guère de haines personnelles à l'égard des étrangers pris individuellement, malgré toute la propagande dirigée par le Père Duchesne et par la presse gouvernementale contre les féroces esclaves des tyrans coalisés, malgré la lecture des rapports consacrés aux crimes du peuple britannique. On s'était habitué dans tous les milieux de la société française des dernières années du xvme siècle à travailler à côté de nombreux étrangers, et dans presque toutes les sociétés populaires urbaines on compte des membres prussiens, anglais, genevois, sardes, génois, grecs (1). Dans les comités révolutionnaires des deux sections de l'ancien faubourg Saint-Germain, près de la moitié des commissaires sont d'anciens domestiques des ambassades et des' hommes de lettres napolitains, turinois, milanais (2). Le maire de Cahors en l'an II est un Suédois, qui sait à peine parler français (3) : Suédois également l'hébertiste Lindberg, membre fort actif de la section de Marat, et ami de Vincent et de Momoro (4). Une grande personnalité révolutionnaire de la section voisine, celle de l'Unité, l'imprimeur Sandoz, est Genevois (5) ; le commissaire de subsistances de la commune de Franciade (Saint-Denis) est l'Anglais Devonshire (6), tandis que le dénonciateur le plus acharné de Mme Dubarry, président du comité de surveillance de Louveciennes, est un Américain, natif de Newcastle en Angleterre (7). On pourrait multiplier les exemples d'étrangers qui, dans beaucoup de villes de France, se sont prodigués dans les sociétés populaires et qui ont occupé des postes parfois de confiance dans la hiérarchie des autorités révolutionnaires. En même temps, dans les villes normandes, les tisseurs, les fileurs, les ingénieurs textiles du Yorkshire, les manufacturiers et les fabricants anglais, qui constituent de véritables petites-colonies à Ingouville, à Graville, ainsi qu'au Havre même, à Harfleur, à Bolbec, et à Honneur, travaillent pour la plupart en toute tranquillité pendant la Terreur, les autorités locales invoquant
(1) Voir par exemple Arch. Loire-Inférieure, ï, 1341 (registre de la société populaire de Paimboeuf, listes des membres).
(2) Arch. naf., F7 4775 31 d 4 (Tosi), Tosi, président du comité du Bonnet-Rouge, Napolitain, est maître de langue italienne. Son collègue, le Milanais Piccini, se qualifie d' « homme de lettres ». I<es Italiens sont encore plus nombreux au comité révolutionnaire de l^a Fontaine-deGrenelle.
(3) Arch. Lot, I, 389 (comité de Cahors). I<e maire, Dildebar, est remplacé le 22 frimaire an II « à cause de son grand âge, difficulté de s'exprimer soit en langue françoise, soit en idiome du pays, étant Suédois d'origine ».
(4) Voir à son sujet le Journal de l'armée des côtes de Cherbourg, de J.-J. DERCHÉ (procèsverbaux de la Société populaire de Caen).
(5) Sur Sandoz, voir mon article sur la répression contre le personnel sans-culotte 1795-1801 (AhRf, janvier-mars 1954).
(6) Arch. Saint-Denis, I D I 14 (Conseil général, an III).
(7) Arch. naf., W 300(307) (Tribunaux révolutionnaires, affaire Dubarry).
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en leur faveur les lois qui exemptent de l'internement les étrangers qui sont « artistes » et dont le travail peut profiter à la République. Parfois même on enfreint la loi, pour maintenir en liberté des étrangers qui, dans ces régions de Haute-Normandie, sont fort bien vus des habitants (i). Au Havre, on faisait bien lire à la société les rapports sur les Crimes du gouvernement anglais : mais on serait tenté d'y voir plutôt la manifestation du conformisme que de la conviction : toujours est-il que les Anglais du district de Montivilliers furent fort bien traités pendant toute la Terreur.
Il en était de même des prisonniers de guerre, partout bien traités, parfois accueillis presque en amis, toujours en êtres humains et à qui on permit, dans la plupart des localités de l'intérieur, de se promener en toute liberté dans les villes auxquelles ils étaient assignés. Aussi les voit-on fréquenter les limonadiers, chez qui ils faisaient souvent du scandale et du tapage, ou encore en train de prouver aux républicaines françaises que même des sujets de despotes, des esclaves étaient des hommes comme les autres. A Moulins, le comité de surveillance accorde des indemnités et des remerciements à des prisonniers prussiens pour avoir joué dans l'orchestre à l'occasion de bals patriotiques (2). Les autorités de Montpellier, par contre, s'inquiètent de l'influence des prisonniers espagnols, nombreux dans la ville, qui auraient communiqué aux femmes de la cité un esprit fanatique, en déclamant contre les décadi et contre la fermeture des églises et en se faisant les auxiliaires des prêtres. Certaines Montpelliéraines se seraient laissées induire en erreur (3). Ces inquiétudes mêmes sont la preuve de la très grande liberté qu'on accordait aux prisonniers étrangers, et de la générosité des autorités françaises et de la population envers ces militaires ennemis de leur pays. Un membre du comité de surveillance de Corbigny, dans la Nièvre, déclare « que c'est avec étonnement qu'il a appris que des prisonniers prussiens tenoient nuitamment des comédies dans cette cité chez le nommé Bierge et principalement les jours ordinaires des séances de la société populaire... de manière que ces comédies détournent... les citoyens de se rendre au scrutin pour « voter » et il se voit obligé de rappeller à ses concitoyens « que lesdits Prussiens sont nos ennemis... » (4).
Malgré de tels avertissements, malgré un début de panique en
(1) Voir à ce sujet mon article précité sur la Seine-Inférieure.
(2) Arck. Allier, ï, 850 (comité de surveillance de Moulins).
(3) Arch. Hérault, ï, 5502 (société populaire de Montpellier). A Valence on dénonce un officier anglais, Keller, « pour avoir tenu des propos tendant à semer la terreur et le découragement... ». J^e Comité observe à ce sujet que les prisonniers anglais « pullulent dans la ville et qu'ils s'insinuent dans les lieux publics, qu'il est de toute probabilité qu'ils tiennent à devoir de favoriser le système de corruption et d'affamissement adopté et suivi par le ministère britannique... » {Arch. Drôme, 1, 1064).
(4) Arch. Nièvre (Grand Registre du comité de Corbigny).
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ventôse-germinal an II, dans les environs de Paris, provoquée par le déplacement d'un grand nombre de prisonniers autrichiens faciles à reconnaître à leurs uniformes blancs, mouvement qui semblait aux habitants de la périphérie annoncer quelque « coup » contre la capitale (i), malgré la persistance des croyances aux « complots de l'étranger », on ne portait que très rarement des entraves à la liberté accordée aux militaires étrangers, dont on signale les incursions jusque dans les campagnes, chez les cultivateurs, à la recherche de ravitaillement.
Ce libéralisme, restant de la « civilité » du dix-huitième siècle, mais si inattendu en temps de révolution et qui fait un contraste si frappant avec l'attitude des autorités et des particuliers anglais à l'égard des malheureux matelots français, abominablement traités, se traduisait encore par l'empressement à accueillir dans les armées de la République les déserteurs des armées ennemies. Un hussard hongrois s'adresse dans un latin approximatif au comité de Versailles : Natus bonus resftublicanus, déclare-t-il, il désire quitter l'armée impériale où les simples soldats reçoivent, au moindre prétexte, vingt, trente ou cinquante coups de bâton, pour servir la liberté dans la cavalerie de l'armée révolutionnaire (2). Sa demande n'a rien d'exceptionnel, et ce Georgius Kenessey a de nombreux imitateurs chez les Espagnols, les Prussiens, dont le célèbre Laukhard, et surtout, chez les Belges. Il n'est évidemment pas possible de calculer l'importance numérique de ces engagements de déserteurs étrangers, mais il est clair que les armées de la République, avec leur discipline très relâchée, exerçaient sur les soldats prussiens et autrichiens un attrait indiscutable. De tels engagements représentaient d'ailleurs pour la France révolutionnaire un beau succès de propagande, même si la valeur militaire de déserteurs aussi indisciplinés que le pasteur Laukhard pouvait laisser à désirer. En effet, on dut finalement licencier la « Légion germanique », tandis que les corps belges suscitaient, par leur indiscipline et leur ivrognerie, d'innombrables plaintes de la part des habitants des localités où ils cantonnaient.
La confiance des révolutionnaires dans la conversion des peuples esclaves prit la forme d'un empressement naïf à accueillir les nouvelles les plus fantaisistes sur l'imminence de soulèvements populaires à Madrid, à Londres, à Saint-Pétersbourg, contre les tyrans
(1) Voir à ce sujet mou article sur le Complot militaire de ventôse an II (Paris et Ile-deFrance, 1956).
(2) Arch. Seine-et-Oise, IV Q 186-7 (séquestres, papiers saisis chez Mazuel). Il y eut dans les rangs de l'armée révolutionnaire au moins une vingtaine de liégeois, de Belges, quelques Prussiens, des Autrichiens, anciens déserteurs, et quelques « patriotes s bataves, dont Steenhouwer, qui sera condamné à mort en 1812 avec le général Malet pour sa participation à cette affaire.
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couronnés. Dans toutes les sociétés, on annonce presque tous les mois la chute de Pitt, voire même celle de « Georges Dandin », la constitution d'un nouveau ministère chargé de négocier la paix avec la France, et on s'empresse de féliciter les compatriotes d'Algernon Sidney d'avoir profité de l'exemple des Français pour recouvrer leur liberté (i). On met de grands espoirs dans l'insurrection de Varsovie. Dans le SudOuest, on s'attend quotidiennement à la chute de Charles IV. C'est encore l'exemple de cette crédulité populaire qui a si puissamment aidé les comités dans leur dure tâche de mener la France dans la guerre ; c'est aussi la preuve d'une belle confiance dans les destins de la Révolution. Les Anglais et les autres étrangers qui résidaient encore en France s'empressaient d'ailleurs d'entretenir les sociétaires dans ces illusions un peu simplistes. Mais cette crédulité fut une arme à double tranchant ; quand, à la suite des grandes victoires de l'été de 1794, le danger s'éloigna des frontières de la France et que les insurrections tant attendues ne se produisirent toujours pas, une partie de l'opinion révolutionnaire commença à se désintéresser de la guerre et des efforts de toutes sortes qu'elle exigeait. Il fallait se rendre à l'évidence, que l'insurrection générale n'était pas pour le lendemain, et ce désenchantement devait contribuer puissamment à une lassitude et à une indifférence envahissantes.
L'attitude personnelle et publique des Français révolutionnaires envers les étrangers variait d'ailleurs de région en région, en fonction des intérêts locaux. Les Anglais, on l'a dit, étaient bien vus dans le Pays de Caux et à Honneur, mais à Rouen ils l'étaient moins. Ce fut à Rouen pourtant que lors de l'insurrection populaire de germinal an III des femmes du peuple envahirent le siège du district en demandant du pain et en criant : Vive la paix, l'Anglais nous tend les bras, nous aurons des subsistances (2). A Lorient, autre son de cloche : la société lorientaise nourrit de grands projets pour chasser les Anglais des Indes, à la faveur de la seule propagande républicaine : « Ce ne sera pas comme eux à coups de sabre ni de canons que nous soumettrons les Indiens, cette nation douce, généreuse et philanthropique : non, nous leur dirons tout bonnement : soyons amis, vous nous faites de belles toiles ! voilà ce que nous vous apportons en échange (3). »
(1) Arch. Vaucluse, ~L, IV 12 (registre de la société populaire de Vaison ; séance du 12 pluviôse an II) «... Un membre a annoncé la mort du scélérat Pitt et de l'imbécile Georges, immolés à la fureur du peuple anglois, justement irrité de la guerre ruineuse et déshonorante pour l'homme qu'on lui faisoit soutenir depuis si longtems contre les François, ce qui a excité des applaudissemens sans fin... >Le6 floréal encore « un membre... a annoncé qu'il avoit lu dans la presse que le roy de Prusse, fatigué de la longueur de la guerre, ne vouloit plus fournir à l'armée impériale que son contingent des troupes à quoi il est soumis comme électeur...».
(2) Voir mon article I^es journées de germinal an III dans la zone de ravitaillement de Paris (Annales de Normandie, III, 1955).
(3) Arch. Morbihan, I< 2001 (société populaire de I^orient, séance du 18 brumaire an II).
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Les Lorientais ne s'arrêtent pas en si bon chemin et un sociétaire, rentré de la Martinique, « indique de grandes vues à réaliser sur le continent du sud de l'Amérique, dont les peuples asservis n'attendent que le moment de secouer leurs fers, il en tire les plus grandes espérances pour le commerce de la République (i)... ». Tout révolutionnaires qu'ils fussent, les sans-culottes ne perdaient jamais de vue les intérêts particuliers de leurs villes et les sociétés populaires furent tout autant des syndicats d'initiative que des écoles politiques. A Givet, les sociétaires thermidoriens — sortis, il est vrai, d'un groupe social fort différent des sans-culottes — ébauchent de grands projets sur la réouverture éventuelle des marchés belges, à la suite de Fleurus (2). Dans le Midi, l'emprise de plus en plus forte des Génois sur le cabotage, à la suite du blocus anglais, et les exigences des armateurs italiens, qui surent profiter de la dépendance où se trouvaient les villes de la côte, des arrivages de grains italiens ou adriatiques, suscitaient chez les sociétaires de Nice, de Monaco de fortes préventions contre ces « sangsues », ces « monopoleurs », qui auraient profité des besoins des départements méditerranéens pour faire de fructueuses spéculations (3). Dans les départements alpins, les sans-culottes savoyards ne manquaient pas de se plaindre de l'égoïsme des Suisses et les comités locaux dénonçaient notamment les autorités du canton de Berne, bien connues pour leur hostilité à l'égard des principes de la Révolution (4). Mais ce sont des exemples particuliers qui doivent plus à de vieilles préventions locales, à de très anciennes rivalités entre voisins, qu'à une attitude générale à l'égard des peuples étrangers. Les sans-culottes urbains étaient habitués à la fréquentation d'artisans étrangers, nombreux dans la plupart des grandes villes françaises. Mais ce qui a également contribué à cette tolérance et à cette compréhension envers les étrangers, ce fut aussi la grande mobi-, lité de la population française elle-même, notamment en ce qui concerne les cadres révolutionnaires. On compte, en effet, parmi ces derniers, bon nombre de domestiques, d'artisans, de commerçants, de maîtres de danse, d'orfèvres et de joailliers français, rentrés de Londres, de Madrid, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, de Cadix surtout, à la suite de la guerre et qui, premières victimes de leurs principes
(1) Ibid. (séance du 16 brumaire an II).
(2) Arch. Ardennes, 1/ 1356 (société populaire de Givet, séance du 5 brumaire an III). Voir mon article I<a grande disette de l'an III : ïfis thermidoriens contre la douane, dans Études ardennaises, ier avril 1955.
(3) Arch. Alpes-Maritimes, ï, 401 (pétition de la société populaire de Monaco à la municipalité, ibid-., ier septembre 1793).
(4) Arch. Haute-Savoie, 51, 13 bis (comité de surveillance de Thonon). I<es sans-culottes de Thonon, comme tous ceux de la région, se plaignent également de l'esprit « fanatique des Piémontais, particulièrement détestés des Français de l'an II, et des habitants du Valais. On accuse en outre ces derniers d'avoir fait un trafic fructueux sur les bêtes à cornes.
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révolutionnaires, sont souvent également les premiers à trouver des emplois salariés dans la nouvelle administration révolutionnaire. Ils y apportent une grande haine des tyrans, dont ils ont souffert dans la perte d'établissements parfois prospères, mais ils y joignent aussi une grande connaissance des étrangers et un esprit, sinon cosmopolite, ce qui aurait été fort mal vu, au moins une attitude compréhensive à leur égard. On trouve de ces réfugiés français, victimes de leur républicanisme, dans des postes de choix de la nouvelle administration para-révolutionnaire, telles que l'armée révolutionnaire parisienne et la Commission temporaire de "Commune-affranchie (i).
Le sans-culotte révolutionnaire apporte donc à sa vision de la France et du monde les préjugés de l'artisan urbain. Dans cette France révolutionnaire, on cultivera la terre et les vertus et l'économie sera fondée sur la petite propriété, la petite ferme indépendante et la boutique. L'indivisibilité de cette République des vertus sera assurée par une guerre sans merci faite aux survivances régionalistes, aux dialectes et patois, derniers retranchements de la « superstition » et du fédéralisme.
En attendant le règne universel de la liberté, il faut préserver la France de tout contact avec les pays esclaves, en l'isolant du reste du monde, même si c'est au prix de l'interruption du commerce avec les neutres, car l'aboutissement logique du système prôné par Hébert dans son journal aurait été d'isoler entièrement la France révolutionnaire. C'est justement dans la mesure où un tel isolement risquait de se produire que les membres du Comité de Salut public eurent sans doute quelque raison de reprocher au Père Duchesne de faire le jeu de la contre-révolution en brouillant la France avec la Suisse et avec la République de Gênes et en rendant infiniment plus difficile la tâche éventuelle de l'occupant français dans les provinces belges.
En ce qui concerne l'attitude personnelle des révolutionnaires, une certaine xénophobie populaire a trouvé des aliments supplémentaires dans la guerre, dans l'orgueil révolutionnaire du Français libéré de ses chaînes, ainsi que dans les atrocités commises par les Anglais à Toulon. Mais cette xénophobie ne s'adressait guère aux particuliers, et malgré des arrêtés aberrants qui ordonnaient la mise à mort de tout prisonnier de guerre britannique, ceux-ci étaient en réalité fort bien traités. Quant au reste, les attitudes personnelles des sans-culottes variaient autant sur ce chapitre, en fonction des intérêts locaux et de région en région, que sur les autres problèmes du jour, tel celui
(i) Paillardelle, commissaire civil révolutionnaire auprès de l'armée révolutionnaire parisienne et membre adjoint de la Commission temporaire de I,yoii, ancien employé au bureau des Classes de la Marine à Marseille et à Toulon, s'était établi commerçant français à Cadix, où il avait épousé une riche Espagnole.
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de la déchristianisation ; on a ainsi une fois de plus l'occasion de souligner cette grande diversité qui rend si difficile toute généralisation hâtive en ce qui concerne la mentalité populaire et la vie quotidienne sous la Terreur. Sans doute les révolutionnaires, qui représentaient plutôt le monde de la boutique que celui du négoce, s'intéressaient-ils beaucoup moins au commerce international que ceux qui prirent leurs places dans les administrations thermidoriennes, mais les exemples de Lorient et des villes du Midi suggèrent qu'ils n'y étaient pas totalement indifférents.
Enfin il ne semble pas exister dans les milieux populaires français de la fin du xvme siècle d'anglophobie spontanée et virulente qui aurait correspondu à la francophobie fort enracinée du peuple londonien. Dans le peuple, ce sont les Piémontais qui semblent avoir été les plus détestés et les plus méprisés, et ensuite les Autrichiens. L'anglophobie de l'an II apparaît plutôt comme un produit artificiel de l'orthodoxie robespierriste, une manière de plus de proclamer son conformisme révolutionnaire. On citera sans doute comme preuve d'une anglophobie populaire spontanée, la cascade de pétitions envoyées à la Convention à la suite de l'attentat contre Collot d'Herbois et contre Robespierre et qui, en demandant les pires châtiments pour le peuple comme pour le gouvernement britanniques, ont préparé le terrain à la promulgation de la loi du 22 prairial. Mais il serait difficile de prétendre que des pétitions datant de la période de la dictature robespierriste puissent représenter autre chose que le reflet de la propagande officielle du gouvernement lui-même : l'uniformité de ces pétitions, jusque dans les phrases où ils dénoncent le peuple anglais, indique une origine commune qui n'est pas celle de la spontanéité populaire. Il s'agit d'une anglophobie de commande, inspirée par un chef d'orchestre invisible mais dont on devine très bien la présence (1). Ce qui paraît bien plus probant que ces pétitions, c'est le témoignage des autorités locales, en Normandie ou ailleurs, en faveur de particuliers britanniques.
La guerre s'est ouverte dans un enthousiasme populaire incontestable et ce nationalisme révolutionnaire a subsisté jusqu'à l'époque des grandes victoires de l'été de 1794 : mais déjà les maximum, les réquisitions, le recrutement avaient commencé à l'émousser, et l'envers de cet enthousiasme est le fléau de la désertion, qui n'a jamais cessé de préoccuper les autorités locales. L'enthousiasme collectif indiqué, au cours des derniers mois du régime robespierriste, par les initiatives prises par les différentes sociétés populaires de la République pour
(1) Voir au sujet de cette campagne de pétitions, Georges I^EFEBVRE, Sur la loi du 22 prairial an II, dans Études sur la Révolution française (Paris, 1954).
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lever des souscriptions afin de faire construire des vaisseaux, des Vengeurs, sent lui aussi l'opération préparée en haut lieu, comme tout ce qui occupe les sociétés à cette époque. Malgré un élan d'enthousiasme incontestable au cours de la grande crise de 1793, le nationalisme révolutionnaire ne résiste guère à la lassitude et au mécontentement provoqué par une économie de guerre dont le poids retombait surtout sur le petit consommateur, sur le petit salarié, sur les « bras », plutôt que sur ceux qui produisaient et qui détenaient les marchandises. Si l'opinion populaire se détournait de plus en plus du gouvernement révolutionnaire, c'était parce que le fardeau de la guerre inspirait dans les milieux populaires d'ardents souhaits en faveur d'une paix de compromis. La virulence même du ton de la propagande officielle, quand il s'agit de décrire les crimes de Pitt et du gouvernement anglais, est un aveu de faiblesse. Si la crédulité populaire n'eut en effet aucune difficulté à attribuer à Pitt l'inspiration de tous les malheurs dont on souffrait dans la France de l'an II, et plus particulièrement de la crise des subsistances, cette explication naïve n'entraînait pas une adhésion totale à la propagande de guerre. On constatera plutôt la modération de l'attitude personnelle des révolutionnaires envers les ennemis extérieurs de leur pays, modération qui fait un contraste assez frappant non seulement avec le ton de la propagande officielle, qui prêchait la vengeance et le meurtre collectif, mais encore avec l'adhésion quasi générale de l'opinion des révolutionnaires moyens quand il s'agissait du châtiment des ennemis de l'intérieur, « fédéralistes », « fanatiques » et autres. Il faut distinguer à cet égard entre la crédulité populaire, toujours empressée à accepter les explications politiques — complot de l'étranger, pacte de famine, etc. — des difficultés économiques, et cette douceur de moeurs, cette tolérance et cette attitude généreuse envers les étrangers que beaucoup de voyageurs ont indiquées comme étant des traits caractéristiques du peuple français même au plus fort de la crise révolutionnaire. C'est le fait sans doute d'un peuple évolué, sûr de sa force et confiant dans l'avenir, grâce à la conscience de la situation démographique particulièrement favorable de la France pendant le dernier quart du xvme siècle (1).
5. DISPARITION DE L'HOMME RÉVOLUTIONNAIRE
Revenons donc à notre point de départ. Notre « homme révolutionnaire », s'il existe, n'existe que grâce à une documentation historique particulière à la période révolutionnaire et qui révèle au moins les attitudes publiques de tout un groupe social, de toute une tranche de la vie populaire des villes et même des villages qui, à d'autres époques,
(1) Voir à ce sujet Jacques GODECHOT, La grande nation, 2 vol., Paris, Aubier, 1956.
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reste entièrement submergée. Il nous est donc difficile de faire une distinction nette entre l'homme public et l'homme privé, du fait qu'il ne nous est connu qu'à cette seule époque, au cours d'une seule année ou de dix-huit mois qui représentent, dans l'existence individuelle, comme dans l'histoire de la France, une période absolument exceptionnelle.
Tâchons néanmoins de faire le point de notre portrait. Il s'agit, je crois, surtout d'une affaire de tempérament, et il me semble que la seule étude de structures sociales ne nous donnera pas la base d'une réponse satisfaisante, car l'homme révolutionnaire n'agit guère en fonction de luttes sociales, sauf dans la mesure où il représente la petite propriété, le petit commerce, la petite entreprise. Les traits qui prédominent chez lui sont un indéniable courage politique et physique, des convictions ardentes, sans doute aussi un certain goût de la domination, et enfin un penchant incontestable pour les discours et pour la parade. La vie collective de l'an II, ne l'oublions pas, devait être l'occasion pour beaucoup de ces petits commerçants de jouer les importants, les « politiques », les Sénateurs romains, ainsi que de se mêler des affaires de leurs voisins. Les prix ? Eh bien, ils n'étaient pas à dédaigner : il y avait d'abord le fauteuil présidentiel, ou alors, moins spectaculaire, mais infiniment plus efficace, une place au bureau de la société. Une place en évidence dans une de ces assemblées pouvait parfois offrir une excellente publicité gratuite pour un commerce. Qu'on pense par exemple à ce sociétaire de Vaison, peintre de son métier, qui, ayant été sollicité pour peindre dans les trois couleurs l'arbre de la liberté, refuse cet honneur (il n'est pas question de lui payer les frais de la peinture) : mais la société s'étant alors adressée à un autre peintre de la ville, le premier se ravise et se déclare enchanté de la confiance que lui fait la société (i). Ces places et ces honneurs devaient d'ailleurs être l'objet d'âpres luttes personnelles et de disputes qui souvent ne doivent rien à la décence républicaine, mais qui prouvent qu'elles valaient bien des sommes d'efforts et d'habiletés. On n'est guère renseigné sur les élections aux grades d'officiers et de sous-officiers dans la garde nationale sédentaire des villes, mais il est permis de croire qu'ils furent également âprement disputés (2). Le révolutionnaire était d'autant plus friand d'honneurs, d'écharpes et de galons qu'il se dédommageait d'années d'obscurité et d'insignifiance.
(1) Arcli. Vaucluse, TL, VI 12 (registre de la société populaire de Vaison).
(2) Mon ami Rémi Gossez m'a fait remarquer l'acharnement avec lequel on s'est disputé les places gradées dans la garde nationale au cours de la Révolution.de 1848. On est malheureusement mal renseigné sur le déroulement de telles élections pendant la période révolutionnaire.
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Mais en fin de compte, malgré l'existence de ces mobiles matériels, ce tempérament était fait surtout de foi, d'enthousiasme et de générosité. Le poète Coleridge n'était pas seul à évoquer les enthousiasmes de sa jeunesse et à se dire qu'il- était beau de vivre alors. Combien de gens mûris dans des professions aussi obscures qu'honorables, évoqueront, dans leurs vieux jours, le Grand Soleil de 93 ! Car les révolutionnaires étaient surtout des hommes jeunes ou dans la force de l'âge et leur enthousiasme était sans doute en partie celui de la jeunesse (i).
Il faut aussi insister sur le rôle de la guerre dans l'éclosion d'une certaine mentalité de lutte et de crise. Les révolutionnaires se représentaient en hommes qui étaient toujours sur la brèche, et il ne s'agissait pas seulement de jouer : ceux de Nantes se savaient entourés d'une haine quasi générale, ceux de Lyon, plus isolés encore, tenaient constamment sous les yeux la tête de Châlier et la plupart des « mathevons » devaient périr dans les terribles massacres de l'an III (2). Comme les chefs des grands Comités, ils étaient fermement persuadés que Pitt avait inscrit leurs noms sur ses listes de meurtre. En général, il est vrai, il ne leur est rien arrivé en l'an II, mais la proscription thermidorienne, grâce à son caractère de vengeance aveugle qui désignait sans exception tout le personnel de l'année précédente, a certainement beaucoup contribué à assurer à ce tempérament révolutionnaire une certaine survivance, à la faveur des persécutions. Une société du Vaucluse pose à ses candidats au scrutin épuratoire la question : Qu'as-tu fait -pour être fendu si la contre-révolution parvint à vaincre (3) ? Ce n'était pas que de la rhétorique : les révolutionnaires devaient envisager une telle possibilité, surtout dans une région comme l'ancien Comtat, où ils ne constituaient qu'une infime minorité, isolée du peuple (4). C'étaient, dans tout le sens du mot, des combattants.
Mais pour entretenir l'esprit de combat, il faut que le danger soit constant. Or, à partir de floréal an II, il s'écarte de plus en plus de cette France jusqu'alors assiégée et envahie. Les grandes victoires de l'été de 1794, en éloignant la menace de l'invasion et d'un triomphe
(1) Une étude générale du personnel révolutionnaire de base démontrerait sans doute que les hommes de 25 ans à 40 ans 5' prédominaient. A la célèbre Commission temporaire de Ivyon, l'âge moyen de la quarantaine de membres est trente ans. I^a France révolutionnaire est un pays qui offre d'innombrables débouchés aux jeunes talents.
(2) Renée FTTOC, La réaction thermidorienne à Lyon (1795) (I,yon, 1957).
(3) Arch. Vaucluse, X, VI12 (registre de la société populaire de Vaison, séance du 28 messidor an II).
(4) Arch. nat., D III 292(2) (4) (Comité de législation, Vaucluse, Avignon) «... I,e département du Vaucluse, composé en grande partie des hommes qui ont vécu sous la domination des prêtres de Rome, fournit un grand nombre de ces ambitieux... qui ne se disent patriotes que pour avoir le mo3ren de s'enrichir impunément aux dépens du trésor public... » (Barjavel, accusateur public près le Tribunal du département, au Comité de Salut public, 25 frimaire an II).
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militaire de la contre-révolution, devaient provoquer un certain relâchement. Le sentiment de l'urgence en pâtit et ce fut également le moment que choisit le gouvernement robespierriste pour s'attaquer aux institutions populaires. Et puis, avec l'été, les affaires courantes réclamaient une attention d'autant plus impérieuse qu'elles avaient été si longtemps négligées. Ce n'était pas seulement le cas des ruraux, dont le tempérament révolutionnaire ne résistait pas en général à la reprise des travaux des champs. Le sans-culotte urbain devait vivre lui aussi, penser à son commerce, comme sa femme ne cessait pas de lui rappeler. Or la société populaire, dont les séances duraient presque tous les soirs de cinq heures jusqu'à dix heures, parfois jusqu'à minuit, et sa vie de révolutionnaire actif, qui comportait des tours de garde et bien d'autres obligations, n'empiétaient pas seulement sur ses loisirs, elles provoquaient des absences prolongées de la boutique, qui pourtant devait rester ouverte seize heures par jour; elles prenaient aussi, bien entendu, sur le billard. Et ainsi, insensiblement, la vie normale, la. vie banale reprend le dessus. On voit très bien ce qu'a pu être le drame de ces hommes. A force de trop tendre l'arc, il se casse, dit un protestant d'Anduze (i). Le ressort révolutionnaire finit en effet par se casser chez la plupart de ces sociétaires, hommes politiques de passage. Le billard et la femme auront en général le dernier mot.
Et puis, la République robespierriste n'était pas drôle, elle suait l'ennui et la vertu, comme les discours insipides et didactiques de l'Incorruptible lui-même. Qu'on pense à ces fades, à ces interminables fêtes de l'Être suprême à la fin desquelles on se mit à table pour goûter le « plat républicain », le plat unique, parfois sans vin ! On a beau dire à ces gens : Attention, ne lâchez -pas, n'abandonnez surtout pas les séances des sociétés, on a encore besoin de vous, les ennemis cachés ne sont point vaincus, la victoire n'est pas assurée, si on avait besoin d'eux simplement pour voter des adresses de félicitations au langage dithyrambique et stéréotypé, ce n'était pas la peine d'insister. On finit par se lasser. Ce qui nous le prouve, c'est la chute vertigineuse dans le nombre des assistants aux séances des sociétés de province, à partir de germinal an IL L'homme révolutionnaire commence à s'estomper, à reprendre son visage anonyme longtemps avant thermidor. C'était déjà bien fini du temps de « révolutionner ».
Le révolutionnaire, en somme, n'est qu'un être provisoire, qui ne résiste pas au temps, à l'usure, à la lassitude, une créature de circonstances exceptionnelles. Ce n'est pas un professionnel de la Révolution — d'ailleurs, qu'est-ce que c'est qu'un révolutionnaire
(i) Arch. liai., F7 4609 d 2 (Borie) (lettre de Cavalié, d'Anduze, au Comité de Salut public, 25 pluviôse an II).
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professionnel sinon un bureaucrate comme les autres, un bureaucrate solidement installé dans une Révolution glacée, ou encore un conspirateur à la manque, un romantique, ou encore un « révolutionnaire en peau de lapin ». Les gens de Babeuf n'ont pas grand-chose de commun avec les révolutionnaires de l'an II, sinon dans l'imagination des policiers et des indicateurs qui renseignent le ministre de la Police générale. Nos hommes de 1793 n'étaient pas « en peau de lapin », ce n'étaient pas non plus des idéologues et des professeurs ès-théorie révolutionnaire, et quand ils mettaient justement les pantoufles, c'en était fini de leur carrière d'hommes politiques. Les grands espoirs et les grands dangers passés, on revient donc à la vie banale de tous les jours. L'an III, en accentuant l'inégalité et en mettant au premier plan le problème du pain quotidien, se chargera du reste. Les révolutionnaires seront moins victimes des muscadins, des jeunes assassins à souliers fins, que d'une crise économique et alimentaire qui atteindra leurs familles et qui, dans bien des cas, les réduira à la misère et à l'anonymat de l'aumône.
Il y eut sans doute une certaine survivance de la mentalité révolutionnaire, notamment dans les armées, où elle prenait surtout la forme de l'anticléricalisme violent. Elle devait se manifester aussi sur le plan politique, à partir des élections de l'an IV, qui virent de nombreux efforts de regroupement chez les anciens cadres terroristes. Mais c'était l'affaire d'une poignée de chefs. Quant aux conspirateurs, ils constituent une infime minorité de durs, de convaincus, peut-être aussi de violents, car le tempérament révolutionnaire comporte certainement une part de violence. Pour les autres, c'est de nouveau le silence d'avant 1789. Les révolutionnaires ont été engloutis avec les circonstances exceptionnelles qui leur ont assuré une vie ardente mais passagère, avec les institutions dont les procès-verbaux ont permis d'extraire pendant quelques mois de l'histoire submergée des petites gens les attitudes et les préjugés d'un monde de boutiques et d'ateliers dont on n'entendra plus la voix qu'à travers l'écran, combien déformant, des rapports de police.
Richard COBB,
University Collège of Wales,
A berystwyth.
MÉLANGE
UNE POLITIQUE ALGÉRIENNE LIBÉRALE
SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
(1912-1919)
ÉTUDE HISTORIQUE DE LA LOI DU 4 FÉVRIER 1919
Parmi les dates-clés de l'histoire de la politique française en Algérie, juristes et historiens sont d'accord pour désigner la loi du 4 février 1919 (1). De quelque manière qu'elle soit qualifiée « heureux accomplissement de la politique libérale voulue par le Parlement », ou « manifestation inopportune du sentimentalisme métropolitain et des théories wilsoniennes » (2), nul ne doute, semble-t-il, qu'il y faille voir l'une de ces manifestations capitales, par lesquelles se définit une politique.
Encore que ce soit faire beaucoup d'honneur à une loi qui, fruit tardif de laborieux compromis, n'amorça que peu de développements dans notre politique en Algérie, nous ne démentirons point. Notre propos visera seulement à montrer que cette loi est bien un point d'aboutissement, qu'elle a été longuement préparée par des campagnes d'opinion aussi tenaces que passionnées, bref qu'elle représente la conclusion de toute une politique de réformes voulue par de très nombreux hommes politiques français et acceptée par la quasi-totalité de la représentation nationale. Chargée des espoirs de toute une pléiade d'esprits généreux — de Jonnart à Clemenceau, d'Albin Rozet à Marius Moutet et à Abel Ferry, cette politique s'est finalement concrétisée par la loi du 4 février 1919, la loi « Jonnart » comme la nommèrent ses adversaires. Et ce grand gouverneur général de l'Algérie mérita d'ailleurs qu'on y attache son nom.
Si l'on mesure l'ampleur des résistances qu'il fallut vaincre — toute l'opinion publique et toute l'administration algériennes — on peut comprendre que cette loi ait paru jusqu'à la 2e guerre mondiale un acte révolutionnaire. Mais peut-être n'est-il pas interdit d'y voir aussi la révélation de notre conservatisme en matière de politique algérienne et de notre impuissance à réaliser l'assimilation de l'Algérie musulmane.
I. I/A CAMPAGNE DU « TEMPS »
A quelle date cette politique réformatrice s'est-elle affirmée devant l'opinion ? H semble que le point de départ le plus net soit la campagne de presse lancée par Le Temps en 1912, sous le titre « Comment organiser l'Afrique
(1) Ch.-A. JULIEN, La loi peut être la plus importante de la législation algérienne avant le statut de 1947. ■—• J. I,AMBERT, La loi de 1919, grand monument législatif.
(2) I<e premier jugement est extrait de 1' « Exposé des motifs » de la loi du 4 février 1919 ; le second d'un article de R. RÉMOND, administrateur de commune mixte, in Revue africaine r 3e trimestre 1927.
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du Nord ». Non certes qu'il faille y voir un commencement absolu : la vigoureuse prise de position du journal officieux de la République devrait au contraire être replacée dans son contexte. Il suffira sans doute pour évoquer .ce climat politique particulier de rappeler quelques faits. L'action des « indigénophiles » avait depuis les premières années du xxe siècle tiré argument de toute une série de crises en Algérie : le soulèvement de la tribu des Righas, et l'attaque du village de Margueritte en 1901, l'exode des Musulmans de Tlemcen vers la Syrie en 1911 avaient provoqué entre autres de violentes polémiques en France et en Algérie •— et les partisans d'une politique libérale (Le Temps à leur tête), n'avaient pas manqué alors de dénoncer la faillite de la politique algérienne.
Les colons ne veulent point admettre qu'il y ait le moindre abus dans la colonie. Le sinistre avertissement de Margueritte n'a pas fait faire aux Algériens le moindre retour sur eux-mêmes. Il faut, disent-ils, traiter les indigènes uniquement par la force, et la force c'est l'affaire de la Métropole,
écrivait ainsi Le Temps le 12 mai 1901. Ce même langage il le tenait plus vigoureusement encore à la veille, puis au lendemain de l'exode de Tlemcen.
Le régime auquel nous soumettons les indigènes algériens est étouffant. Il n'est plus en rapport avec les aspirations vers notre civilisation qui se font jour de toutes parts parmi les Musulmans. Le moment est venu de le desserrer (1).
Mais une question plus brûlante avait contribué à poser la question indigène en termes particulièrement sensibles à l'opinion métropolitaine, disons même au patriotisme français. Il s'agit du projet de conscription militaire des Musulmans, lancé dès 1907 par Messinry alors rapporteur de la Commission de l'Armée. Ce projet révolutionnaire réveilla une nouvelle fois les polémiques entre Algériens et Métropolitains. L'impôt du sang devait appeler des compensations — comme tel il fut soutenu par les indigénophiles et les « Jeunes-Algériens » musulmans, rejeté au contraire par l'opinion européenne en Algérie et par les « Vieux-Turbans ». Mais au lendemain d'Agadir, le pays pensait plus à la défense nationale et aux moyens d'y pourvoir qu'au péril de l'avenir annoncé par les colons : un Islam en armes. La conscription indigène fut finalement décidée au début de 1912 contre l'avis souvent répété du gouverneur général Jonnart qui s'éleva à la fois contre ce geste inopportun et contre cette mesure inéquitable puisque sans compensations suffisantes (2). Le décret de conscription du 3 février 1912 lui paraissait appeler et des compensations suffisantes et des aménagements dans l'application (3).
Enfin, les milieux coloniaux de Paris convertis désormais à « l'idée indigène » (4) comme on disait alors, multipliaient les projets de réorgani(1)
réorgani(1) Temps, 22 février 1909.
(2) 1,'exposé des motifs du décret laissait espérer une modification de notre politique indigène : les indigènes se plieront d'autant plus volontiers aux nouvelles formalités (!) qu'elles ne constituent pas pour eux une charge (sic), et qu'en les acceptant avec le loyalisme dont ils ont maintes fois donné les preuves, ils se constitueront un titre de plus à la sollicitude du gouvernement décidé à pratiquer à leur égard une politique de bienveillant libéralisme.
(3) En fait de compensation il n'y eut qu'un décret rendu à la hâte le 19 septembre 1912, 15 jours avant l'incorporation des premières recrues : il prévoyait que les militaires libérés avec le certificat de bonne conduite réglementaire échapperaient au régime spécial de l'indigénat et aux juridictions répressives spéciales aux indigènes (tribunaux répressifs et cours criminelles).
(4) Cf. Manifeste de la Revue indigène en 1910 : « ]^a moitié de la tâche colonisatrice consistait à installer de nombreux colons. Ï& seconde moitié du devoir français consiste à préparer l'évolution économique et sociale de l'indigène dans le respect de son passé. »
CH.-R. AGERON. UNE POLITIQUE ALGÉRIENNE LIBÉRALE 123
sation des colonies. I^e parti colonial lança successivement l'idée d'un ministère de l'Algérie, des Colonies et des Pays de Protectorat, puis d'un ministère de l'Afrique du Nord qui assurerait l'unité de notre politique musulmane. Précisément, Le Temps étudia le projet en 1911.
I<a France pratique certes deux politiques musulmanes en Afrique du Nord. En Tunisie le représentant de la France n'est pas lié par les votes impératifs d'assemblées européennes. Il reste un arbitre entre les intérêts des colons et des indigènes. Il en est exactement à l'opposé en Algérie... Notre politique musulmane en Algérie consiste à n'y faire aucune place à l'élément musulman dans la vie publique. Supposez qu'un gouverneur arrive à l'intime conviction qu'il est temps de faire une part équitable à l'élément musulman, il ne tiendrait pas huit jours contre la tempête qu'il déchaînerait.
Mais la conclusion était au premier abord inattendue. Il n'était pas du tout sûr que là politique musulmane du Protectorat l'emporterait, et l'unification se ferait peut-être dans le sens des pratiques algériennes. Ce à quoi les « Tunisiens » qui inspiraient ces articles, Paul Bourde et Philippe Millet, ne pouvaient consentir. Le Temps rejeta donc catégoriquement le projet.
Mais alors la question se posait ■— et dans les termes mêmes adoptés par le journal pour titrer sa campagne Comment organiser l'Afrique du Nord ? En 9 articles denses, d'un incontestable talent, parus de mai à juin 1912, Le Temps sous la plume anonyme de Paul Bourde (1) allait répondre. L'enquête commençait par montrer l'évolution de l'Algérie musulmane et posait la « question indigène ». Il existe désormais une unité de sentiment dans ces populations et cette unité ne pourra que croître. I/instruction fait naître une élite qui s'empare rapidement de la direction des esprits. Il importe donc que cette élite ne devienne pas notre ennemie, ce qui arrivera à coup sûr avec le régime auquel nous la soumettons. Ce régime de violences, Paul Bourde le caractérisait essentiellement par l'inégalité dans les charges comme dans les profits, et d'opposer les impôts arabes qui alimentaient les 3/4 du budget algérien, à l'exemption dont jouissaient alors les Européens, en matière d'impôts directs. Avec beaucoup de sens historique, l'auteur expliquait l'origine de ces inégalités :
C'est dans la conviction que la colonisation avait besoin de subventions qu'on a livré tous les budgets aux colons. Ces subventions, la Métropole ne voulant plus les fournir elle-même a trouvé tout simple de les faire payer par les indigènes, en vertu du droit de conquête.
Par contre, l'auteur faisait preuve de beaucoup d'optimisme en estimant que l'égalité devant l'impôt et l'égalitédans la répartition des dépenses budgétaires suffiraient pour supprimer l'antagonisme des races.
Toujours est-il que s'il lui paraissait facile de décréter l'égalité fiscale, l'égalité dans la répartition des profits exigeait selon lui une modification dans la composition des assemblées algériennes. I<€S indigènes devaient y avoir une représentation capable de les défendre, à la fois sérieuse et suffisante. Sérieuse ? cela postulait liberté de presse, doit de discussion et même une certaine liberté de réunion. Suffisante ?
(1) 1,'action de Paul Bourde en Tunisie est bien connue. Mais c'est Albin Rozet qui l'initia aux questions indigènes algériennes et n'eut pas de peine à lui faire partager ses idées. I,e grand juriste E. l^archer, le maître de la législation algérienne, était en relation avec les deux hommes.
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En décidant que la représentation indigène comprendra à l'avenir les 2/5 de l'effectif de toutes les assemblées algériennes et jouira des mêmes droits que la représentation des colons, il est permis d'espérer qu'on la mettrait à même de jouer un rôle efficace.
Il n'échappait pas à Paul Bourde que la représentation colon aurait tendance à s'unir pour bloquer toute initiative des représentants musulmans et c'est pourquoi la question de l'arbitrage nécessaire, si souvent évoquée depuis J. Ferry, était pour lui la clé de. la réforme. Mais selon lui
I/'administration était incapble d'assumer une pareille mission face à des assemblées délibératives (1).
et les ministères métropolitains étaient dans la même situation :
Ou les hauts fonctionnaires transigeront avec leurs consciences et la politique de justice restera un rêve, ou ils essayeront de tenir tête et alors que pourra être une administration en conflit permanent avec la portion la plus influente de ses administrés ?
L'arbitrage devait donc être politique et métropolitain. Quant à l'organisme prévu pour cet arbitrage, P. Bourde ne paraissait guère favorable à la formule souvent proposée avant lui d'une représentation indigène dans le Parlement. Un sûr instinct l'avertissait des inextricables problèmes juridiques que cela posait. Mieux valait se rallier à la formule également traditionnelle d'un Haut Conseil consultatif. Dans ce Conseil supérieur siégeant à Paris, une représentation coloniale paritaire (3 membres français, 3 membres indigènes par colonie), serait équilibrée par un nombre égal de parlementaires métropolitains.
I,e programme de Paul Bourde, on le voit, pour n'être pas inspiré par l'idéologie n'en était pas moins alors presque révolutionnaire : établir et maintenir l'égalité fiscale et l'égalité choie entre Européens et indigènes, constituer pour cela un corps électoral sérieux, faire des élections sincères et non faussées par Vadministration, créer un organe d'arbitrage à Paris qui rattacherait l'Algérie au contrôle métropolitain, à une époque où l'Algérie européenne rêvait d'une émancipation plus totale, tout cela, malgré les précautions de l'auteur (2) c'était, aux yeux du moins des Français d'Algérie, « la Révolution ».
Cette série d'articles souleva en Algérie une extrême émotion. I,a presse locale souligna avec ensemble qu'il y avait là un parti pris évident de dénigrement et une volonté d'attaquer les droits des Français d'Algérie.
(1) Le gouverneur général ne pourra, comme il le fait aujourd'hui, que s'incliner devant la majorité (de la représentation européenne) « elle se coalise contre l'élément indigène. P. Bourde oubliait de tenir compte de l'administration algérienne essentiellement recrutée sur place : Lord CROMER, l'ancien proconsul d'Egypte, notait avec justesse dans un article paru dans la revue Tlte spectator (juin r<)i3) : Dans un pays comme l'Algérie aucun gouvernement ne pourra réaliser mi programme réellement efficace de réformes si les forces organisées de la bureaucratie s'y opposent... Le plus difficile est de découvrir l'homme fort indispensable, libéral sans doute, mais sachant s'imposer à son administration et en imposer aux Arabes.
(2) Toute une partie de sa démonstration visait les « mérites de la colonisation », <; nécessité nationale » et facteur indispensable de l'évolution même des indigènes. Pourtant, là encore, l'auteur évoquait contre l'administration algérienne, la fameuse loi réservant en principe les 2/3 des terres de colonisation aux immigrants français contre 1/3 aux Français nés en Algérie. Cette loi ne put être appliquée et le directeur de la Colonisation de Peyerimhoff avait dû quitter l'Algérie pour s'y être essayé.
CH.-E. AGEEON. UNE POLITIQUE ALGERIENNE LIBERALE 125
I,es esprits les plus distingués protestèrent contre ces calomnies et ces utopies. E.-E. Gautier lui-même dira plus tard que le parti indigène avait été reconstitué comme au temps du Royaume arabe et d'évoquer ces explosions métropolitaines qui sont un peu le bourdonnement de la mouche du coche.
Iye gouverneur général I^utaud (i) prit bien vite position devant les Délégations financières (2). Il dénonça avec violence les sophismes de cette campagne, célébra le colon algérien.
Nous administrons les intérêts matériels et moraux des indigènes conformément à leurs aspirations propres, conformément aussi au génie français et les propos contraires ne sont que littérature...
Et de conclure :
Nous ne nions pas le problème indigène, mais celui-ci est avant tout un problème d'éducation individuelle et sociale.
Ce langage plut en Algérie, tant il est vrai que depuis Socrate il n'est pas difficile de louer avec succès les Athéniens devant les Athéniens, et le Conseil général d'Alger le félicita
pour n'avoir pas hésité à signaler au gouvernement de la République les inconvénients d'une politique d'abaissement des Français d'Algérie au profit des autres éléments de la population.
En vérité, les réactions de l'opinion algérienne manquaient sinon de qualificatifs du moins de contre-propositions sérieuses.
Seule à être plus nuancée, accompagnée de concessions, la position d'un avocat important peut retenir l'attention : Gustave Mercier admettait que l'inégalité fiscale devait cesser, mais, se refusant à entendre le sens d'égalité civile, parlait seulement d'égalité financière dans un budget colonial unique au service de tous. Il acceptait aussi, d'accord en cela avec quelques politiciens algériens, l'idée d'une représentation indigène plus indépendante de l'administration.
I/ancien gouverneur général Jonnart intervint à son tour dans une interview (3), en niant le régime de violences. Il couvrait son administration, et affirmait l'indépendance du gouverneur vis-à-vis des colons. Quant aux réformes, le journal de Bunau-Varilla lui faisait dire : Mieux vaut nourrir l'indigène que Vaffranchir prématurément. Sur quoi Le Temps précisa qu'il s'agissait non pas de donner tous les droits à l'indigène, mais seulement le moyen de ne pas être frustré dans la répartition des impôts — seulement
(1) Iftitaud s'était fait connaître comme « préfet à poigne » à Alger en 1898 (en 6 mois, il avait suspendu 3 fois le maire et le Conseil municipal d'Alger). H reconnaissait avoir perdu ensuite pendant 10 ans le contact avec le pays. Depuis son retour en Algérie en 1911, il avait manifesté par quelques déclarations aussi retentissantes qu'embarrassées, qu'il n'avait aucune politique indigène : Il dépend des seuls indigènes de franchir les degrés qui séparent notre civilisation de leur mentalité (Écho d'Oran, 25 avril 1911), et devant la Réunion d'Études algériennes (22 mars 1912) définissant sa politique : C'est une politique essentiellement française pour laquelle je n'emploierai pas le mot d'assimilation, ni d'association, mais que je résumerai en disant que c'est une politique d'éducation individuelle d'abord, puis sociale. Il faut envoyer les indigènes à l'école, puis les initier aux bienfaits de la mutualité agricole...
(2) I<e 9 mai 1912. Plus nettement I,utaud devait dire dans un rapport au gouvernement (janvier 1916) : Il n'y a pas un problème indigène, mais une infinité de problèmes indigènes..., ce qui rappelle le refus de Gambetta : Il n'y a pas une question sociale, il y a des questions sociales...
(3) Le Matin, 15 juin 1912.
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l'égalité civile et non l'égalité politique (i). Jonnart fut alors amené à préciser qu'une partie de son interview avait été passée sous silence.
Je me n'élevais point, dit-il, contre une représentation sérieuse et suffisante... D'autre part, l'institution à Paris d'un Conseil supérieur mérite un examen attentif...
Et de conclure :
Si le contrôle financier de l'Algérie est serré et efficace, le contrôle administratif et politique est sans contredit insuffisant.
C'était accepter deux réformes importantes : représentation des indigènes et contrôle métropolitain. Le Temps pouvait être satisfait, le grelot était attaché et par Jonnart lui-même. Étant donné l'audience de l'ancien gouverneur général dans les milieux politiques (2) on considéra que la réforme était désormais à l'ordre du jour.
II. — I/ES RÉFORMES ALGÉRIENNES A I,'ORDRE DTJ JOUR
Il pouvait paraître raisonnable de s'enquérir auprès des intéressés des réformes souhaitées : « Que pensent-ils, que veulent-ils » se demandait P. Bourde. Il n'y eut pas d'enquête officielle. Mais les « Jeunes-Algériens » vinrent à Paris en délégation et déposèrent en juin 1912 à la présidence du Conseil une note fort détaillée sur les « mesures demandées par les Musulmans français d'Algérie en compensation de la conscription militaire ». Poincaré leur répondit en termes favorables le 20 juin 1912 :
Vous pouvez être certains que la France fera bon accueil à ce que vous considérez comme des satisfactions légitimes et à ce que nous considérons, nous, comme des compensations équitables à la charge nouvelle qu'on vous impose.
De plus, des ministres ou sous-secrétaires d'État se rendirent en voyage d'information en Algérie et reçurent des délégations indigènes. Fin avril 1913, le ministre des Travaux publics écouta à Bône les conseillers municipaux musulmans qui reprirent la plate-forme des Jeunes-Algériens. En octobre et novembre, le sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur vint s'enquérir de la situation matérielle et morale des indigènes (3). Mais c'est surtout la presse indigène de langue française, une nouveauté à cette date, qui fit entendre les doléances et revendications des Musulmans instruits dans nos écoles, les « Jeunes-Algériens ». Elle demandait la suppression de rindigénat, des tribunaux d'exception et de la responsabilité collective, l'unification des impôts et leur répartition à part égale avec les Européens. Sur le plan politique, les « Jeunes-Algériens » réclamaient l'élection des délégués financiers et des conseillers généraux par un corps électoral de contribuables musulmans, l'augmentation du nombre des conseillers municipaux et leur participation à l'élection du maire ; enfin, ils demandaient une représen(1)
représen(1) Temps, 16 à 19 juin 19x2.
(2) Jonnart avait quitté son poste par fidélité à Briand et pour protester contre le ministère Monis qu'il jugeait trop à gauche. Il sera ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Briand de janvier à mars 1913.
(3) D'après 1,'Akhbar 9 novembre 1913. L'Écho d'Alger du 4 novembre 1913 rapportait que les colons avaient prié le sous-secrétaire d'État de ne pas retirer Us pouvoirs disciplinaires aux administrateurs et ajoutait : On entend des murmures contre Le Temps et contre M. Albin Rozet, puis concluait : « Ce fut une vraie manifestation. »
CH.-R. AGEBOK. UNE POLITIQUE ALGÉRIENNE LIBÉRALE' 127
tation algérienne au Parlement ou dans un Conseil de l'Algérie siégeant à Paris.
Ces demandes trouvèrent en général en France une audience favorable, mais restreinte.
Philippe Millet donnait dans Le Temps et La Revue indigène des Notes sur la condition politique des indigènes de l'Algérie où il faisait écho aux revendications des « Jeunes-Algériens ».
Nous avons sabré l'aristocratie qui leur donnait autrefois en même temps que des chefs des protecteurs naturels... ayant supprimé l'aristocratie de naissance, nous devons demander au suffrage universel de désigner lui-même ses représentants.
I/économiste Ch. Gide dans plusieurs articles de revue (Revue bleue, 1913) et dans une série de conférences disait la nécessité d'une collaboration des Français et des indigènes en Afrique du Nord (24 janvier 1913). Partisan résolu du devoir colonial, l'auteur croyait que la présence française serait impossible à la longue si l'on n'arrivait pas à créer une Nation algérienne mixte franco-indigène. D'où la nécessité de multiplier les Jeunes-Algériens francisés, de préparer pour l'avenir une large couche de naturalisés, car le jour viendra où la race conquise et cultivée pourra reconquérir sa terre natale et son autonomie politique.
Messimy qui avait fait adopter le projet de conscription indigène tint à honneur d'intervenir pour que les « compensations équitables » promises dans le décret, soient enfin accordées (1). La politique de promesses vaines et d'ajournements perpétuels serait bien faite pour porter au maximum les risques de l'opération. En tant que rapporteur de la Commission spécialisée, Messimy dépouillait le flot des pétitions indigènes arrivées au Parlement, il fut peu à peu convaincu de la nécessité de réformes profondes et en 1913 se prononçait pour une large politique de naturalisation des évolués et pour l'extension de la catégorie des citoyens indigènes.
Un autre homme politique de premier plan, l'ancien ministre de l'Intérieur Théodore Steeg, prenait parti pour les réformes dans un.virulent article du Gil Blas (novembre 1913) :
H semble bien que pour l'administration algérienne, le souci de l'ordre public ait toujours exclusivement prévalu et qu'elle n'ait pas senti cette lacune dans son effort et ses méthodes de gouvernement.
Il faut même signaler parmi les défenseurs les plus fougueux d'une politique de réformes, le maire de Tébessa, conseiller général et ingénieur en chef des mines de Tébessa : Charles Michel. Il est vrai qu'il s'agissait d'un métropolitain — installé toutefois depuis 16 ans en Algérie. Ses articles de L'Action nationale (10 septembre 1912,10 décembre 1912,10 janvier 1913), ses conférences à la Réunion d'Etudes algériennes, devant la France colonisatrice, sa remarquable brochure La réforme de VAdministration des indigènes en Algérie en firent dans les milieux modérés un propagandiste influent. Dénonçant l'action à courte vue de l'administration qui étouffait les mouvements d'opinion indigène, il appelait le Parlement à des réformes profondes, le mettant en garde contre cette politique de bonnes intentions qui se borne à l'indication générale de sa volonté.
(1) Le statut des indigènes algériens, Paris, 1913.
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Aux efforts individuels et quelque peu dispersés de ces diverses personnalités (i), certains tentèrent de substituer une action organisée. Ceux que le journal franco-arabe L'Islam appelait la superbe pléiade indigênophile s'unirent en 1913. Une Alliance franco-indigène présidée par Ch. Gide fut mise sur pied qui rassemblait publicistes et parlementaires, journalistes et militaires, islamisants et indigénophiles. A. Chatelier, directeur de la Revue du monde musulman, Bourdarie, directeur de la Revue indigène, le capitaine Roux, guide des intellectuels annamites, le capitaine Le Dô y voisinaient avec des Hommes politiques aussi influents et aussi divers que Jaurès, Albin Rozet, Georges Leygues, J. Chailley, Millevoye, Abel Ferry etMessimy. Un groupe d'études des Questions indigènes fut formé à la Chambre par 15 parlementaires. Il devait être la cheville ouvrière des réformes algériennes (2).
Cette campagne métropolitaine, la jeune presse indigène d'Algérie (3) s'efforçait à son tour de la relayer et de l'amplifier. Toute une série de cercles musulmans, d'associations amicales aux noms évocateurs : « El Toufikia » (La Concorde), L'Amicale des Sciences modernes, le Cercle du Progrès (4) étaient fondées dans les principales villes. On y répandait les thèmes chers aux « Jeunes-Algériens » : nécessité de l'instruction et du développement
(r) On peut également tirer de l'oubli un M. Saint-Paul qui sous le pseudonyme Espé (S.P.) de Metz joua un grand rôle auprès des « Jeunes-Algériens ». Ses ouvrages' : Vers l'Empire, Paris, 1913 ; Par les colons, Paris, 1914, sont curieusement actuels. I/auteur prévoyait le ■nationalisme berbère et souhaitait qu'on l'encourageât pour éviter qu'il ne devînt panislamiste. Il annonçait la création nécessaire au xx° siècle d'une sorte de « Commonwealth français », « République de Peuples », « Groupement de Nations », relevant d'un même centre intellectuel et unies par la volonté commune d'aider chacune pour sa part au développement de l'ensemble.
(2) I^es sociétés de pensée, comme la « I<ibre Pensée », la « I,igue des Droits de l'Homme » se montrèrent actives, mais les partis politiques se tinrent en général à l'écart. Pourtant, en mars 1913, le groupe parlementaire du parti socialiste chargea l'un des siens. Charles Dumas, ancien collaborateur de L'Akhbar de faire une enquête sur la situation des indigènes. Il en revint avec un ouvrage informé, mais de tour polémique : Libérez les indigènes ou renoncez aux colonies. Ses conclusions rejoignaient celles des libéraux. « Si vous ne voulez pas que Stamboul soit un centre d'attraction par de généreuses réformes et un Parlement colonial, faisons de Paris un centre d'attraction pour les Musulmans. »
(3) A l'imitation du journal Le Tunisien d'Abd-el-Jelil Zaouche, organe 0 jeune-tunisien ». (en français), les « Jeunes-Algériens » avaient créé une presse rédigée en français avec un gérant citoyen français, pour bénéficier des libertés de la loi française : L'Islam (avec, depuis juillet 1912, une édition française et une édition arabe similaires), était le plus important de ces organes ; fondé à Bône en 1909, il avait été transféré à Alger par son principal animateur Sadek Denden. Avec une moindre audience, Le Rachidi fondé à Djidjelli en igir défendait la même cause <t d'union franco-arabe » (il portait en manchette la devise « Par la France pour les indigènes »). Il faut aussi citer le remarquable hebdomadaire franco-arabe L'Akhbar (Les Nouvelles) dirigé par l'écrivain Victor Barrucand et auquel collaborait pour la partie arabe Isabelle Eberhardt : il représentait toutefois un point de vue métropolitain indigênophile.
Quant à une presse algérienne de langue arabe et de ton traditionnel, elle se réduisait en fait à quelques tentatives éphémères : ainsi El Ihia (La Résurrection) qui se proposait de « faire l'éducation des Arabes dans leur langue et par la religion musulmane ramenée à sa pureté primitive (durée : février rgo6 à avril 1907). Elle fut remplacée par la Kaouheb Ifrikya (Étoile d'Afrique) qui, plus diplomatiquement, voulut « travailler sans arrière-pensée au rapprochement des deux races dans leur intérêt commun » (1907-1914). I^a presse arabe étrangère —-essentiellement égyptienne — était officiellement interdite en Algérie, elle menait d'ailleurs une violente campagne contre l'Occident, et spécialement contre l'Italie (guerre italo-turque) et la France. Cela permettait au gouvernement général d'Alger d'expliquer à Paris Les griefs contre l'administration française en Algérie sont exposés dans la presse arabe avec une complaisance qui donne à la campagne menée depuis quelques mois contre notre oeuvre en Afrique du Nord sa véritable signification et d'évoquer le panislamisme (Rapport d'août 1912).
(4) Ou encore « l'Association des Anciens Élèves des écoles indigènes d'Algérie ». Le cercle des « Jeunes-Algériens », le cercle Salah Bey, la Sadilria, la Rachidia, l'Union, le Croissant...
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des « sciences modernes », affranchissement du « cléricalisme musulman », mais aussi leurs principaux griefs contre 1' « Administration » et bien entendu leurs revendications politiques. Bref, encore que les « Jeunes-Algériens » fussent au total peu nombreux, il y avait désormais, sinon un parti, du moins une opinion « jeune-algérienne ». lueurs adversaires « Vieux-Turbans » les disaient méprisés dans les tribus comme « Kouffar » (mécréants) ou abhorrés comme « M'tourni » (renégats), mais l'espérance des réformes passionnait la petite élite des citadins évolués.
Quant à la presse européenne d'Algérie, la campagne des réformateurs la trouvait dressée « pour la défense de la prépondérance française ». Elle découvrait à cette date, surtout d'après A. Servier le « nationalisme musulman » et le « panislamisme khalifien » (ottoman) (1). Suivant les cas et les régions (2), elle dénonçait la main de l'Allemagne ou celle de la Turquie, parlait volontiers de la « turcophilie » des indigènes et désignait les « JeunesAlgériens » comme « Jeunes-Turcs ». A. Servier dont les articles, il faut le dire, respirent le mépris et la haine pour ces jeunes évolués, antipathiques et de mauvaise foi ne cessait de les représenter comme des agitateurs qui ont les yeux tournés vers Constantinople (3), il recourait au besoin à.des contre-vérités : Les « Jeunes-Algériens » se sont nettement opposés à la conscription lorsque la fameuse délégation se rendit à Paris, ce qui était totalement inexact (4). Il les disait farouchement opposés à la naturalisation (5) alors qu'ils la revendiquaient expressément.
1/administration algérienne de son côté ne pouvait plus ignorer que des réformes allaient lui être demandées. On se pencha sur les études que Jonnart avait fait préparer en 1908 lorsqu'il méditait une réforme de la représentation indigène qu'il ne put d'ailleurs imposer (6). I/utaud prétendra plus tard (7), que c'est au mois de février 1912 — avant la campagne
(1) A. SERVIER, Le nationalisme musulman (Constantine, 1913), et ses articles de La Dépêche de Constantine. Cf. aussi J. ROVANET dans La Dépêche Algérienne.
(2) Dans l'ensemble la presse d'Oranie est de ton plus modéré que celle de l'Algérois et cette dernière que celle du Constantinois. Le petit Oranais (14 janvier 1914), constatait en souriant t< que le problème de l'indigénat passionnait beaucoup plus les populations des départements d'Alger et de Constantine que celles du nôtre ».
(3) Par une erreur grosse de conséquences le franc-maçon A. Servier voyait dans les « JeunesAlgériens » produits de l'école française, modernistes fort tièdes en matière religieuse des « panislamistes ». I^es multiples réponses des « Jeunes-Algériens 1 dans leur presse, dont certaines rédigées par des naturalisés, leurs gestes les plus désintéressés (ils se cotisèrent en 1914 pour acheter deux avions à l'armée française) ne convainquirent jamais le rédacteur de La Dépêclie de Constantine dont l'arabophobie maladive — et la grande audience — contribuèrent beaucoup à disqualifier les « Jeunes-Algériens ». On sait comment l'échec des « Jeunes-Algériens » favorisa après la première guerre mondiale l'entrée en scène des oulama, authentiques panislamistes ceux-là...
(4) La Dépêche de Constantine, 4 novembre 1913. Il suffit de se reporter à la campagne organisée en faveur de la conscription par le journal L'Islam, en 1910 et 1911, à grand renfort de conférences et de meetings.
(5) I<a Délégation des « Jeunes-Algériens » de 1912 réclamait pour tout indigène qui a accompli son service militaire, le droit d'opter pour la qualité de citoyen. Dans la réunion préparatoire, le Tunisien Bach-Hamba s'éleva contre cette clause, mais le leader des « Jeunes-Algériens », le Dr Bentami, ophtalmologiste à Alger, fit triompher contre lui l'idée de l'assimilation de la fusion totale. I^e discours de Bach-Hamba noté par un assistant fut connu des Renseignements généraux et communiqué entre autres au député Broussais qui s'en servit à la tribune contre les « JeunesAlgériens ».
(6) De cette période, il reste le décret du 24 septembre 1908 qui réalise avec un corps électoral très restreint l'élection de 6 conseillers généraux indigènes (jusque-là des « assesseurs musulmans » nommés).
(7) Discours à la Chambre du 3 février 1914.
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du Temps — qu'il proposa au gouvernement les premières réformes. Le fait paraît douteux et rien dans notre documentation ne le confirme. En tout cas, c'est le 26 mars 1913 seulement que I/utaud faisait connaître dans une interview donnée à La Dépêche Algérienne (d'Alger) que quatre réformes capitales étaient envisagées : le nombre des conseillers municipaux indigènes en communes de plein exercice étant porté de 2 à 3 au minimum et de 6 à 12, chiffre maximum. L'électorat municipal serait étendu à tous les Musulmans dispensés du code de l'indigénat (1). Les djemâa des communes de plein exercice seraient reconstituées. Enfin, les écoles indigènes ne seraient plus construites par les communes (parce qu'elles s'y opposaient trop souvent). Ces réformes « capitales » se réduisaient en fait à peu de chose : 7 000 électeurs supplémentaires pour désigner de plus nombreux conseillers, mais ceux-ci n'avaient que des pouvoirs limités et ne pouvaient participer à l'élection du maire aux termes du décret du 7 avril 1884. Quant aux djemâa de douars rattachés à une commune « européenne », on devine l'efficacité de leur « avis », face à un Conseil municipal dont les membres étaient pour les 3/4 au moins des colons.
L'annonce de ces faibles améliorations n'en souleva pas moins les passions. Le Conseil municipal d'Alger protesta à l'unanimité contre l'extension du nombre des conseillers indigènes et le Conseil général repoussa catégoriquement l'idée d'élargir le corps électoral indigène. Cependant, le 18 juin 1913 un arrêté gubernatorial supprimait le permis de voyage nécessaire aux indigènes pour circuler à travers l'Algérie et exemptait du code de l'indigénat les Musulmans titulaires du certificat d'études primaires (2).
En France, ces premières réformes parurent de bon augure et furent assez bien accueillies. Les « Jeunes-Algériens » s'y montrèrent sensibles (3). Toutefois, le gouverneur général Lutaud répondit par un refus catégorique aux véritables revendications des libéraux et des « Jeunes-Algériens ». A la réforme des tribunaux et juridictions d'exception, il opposa qu'elle était impossible ; à la demande des conseillers municipaux indigènes de participer à l'élection des maires, il répondit qu'ils devaient au préalable se faire naturaliser (4), pour trancher enfin :
le jour où les indigènes auront la même instruction que nous, le jour où ils auront modifié leurs moeurs, le jour où ils se seront affranchis de certains préjugés ce jour-là nous pourrions accueillir leurs revendications (5).
Mais au moment où le gouverneur général opposait cette fin de non-' recevoir, le Sénat renouant avec ses traditions de contrôle de l'administration algérienne décidait le 22 juin 1913 la création d'une Commission
(1) Il s'agissait des fonctionnaires indigènes et des anciens militaires ou médaillés, 7 000 personnes environ.
(2) I,'Administration précisa peu après qu'il s'agissait du certificat d'études « européen ». Or, les Musulmans algériens passaient en général un certificat d'études dit « spécial ». En interprétant qu'il s'agissait du certificat d'études ordinaire ou « européen », l'Acirninistration ne faisait pas seulement une erreur juridique (cf. I,ARCHER, t. II, n° 627), elle enlevait toute portée à la mesure. I*e nombre des indigènes que la réforme intéressait fut demandé à plusieurs reprises par Albin Rozet sous forme de questions écrites. I<e gouvernement général refusa de répondre, aucun recensement ne pouvant être entrepris...
(3) Cf. surtout le numéro du 4 juillet 1913 de L'Islam.
(4) Cf. Le Temps (8 mai 1913).
(5) Réponse à un conseiller municipal de Mascara.
CH.-E. AGEEON. UNE POLITIQUE ALGÉRIENNE LIBÉRALE 131
de 18 membres (1) à l'effet de rechercher le concert avec le gouvernement les réformes que comporterait la situation présente en Algérie au triple point de vue politique, administratif et économique (2).
Cette fois c'était bien, en dépit de la position de Lutaud, la question algérienne tout entière, politique indigène aussi bien que statut administratif, qui était remise en question. L'action persévérante d'Albin Rozet, les campagnes du Temps et de La Revue indigène, l'influence personnelle d'anciens ministres comme Georges L,eygues, Messimy, Clemenceau (3) et surtout Jonnart, avaient fini par créer au Parlement une atmosphère favorable aux réformes. Diverses interpellations concernant « la politique que le gouvernement compte suivre vis-à-vis des indigènes musulmans, » furent déposées et le gouvernement en décembre 1913 accepta de les discuter en même temps que la proposition de loi A. Rozet de janvier 1909 sur les pouvoirs disciplinaires des administrateurs de Commune mixte. Le Temps pour convaincre les parlementaires indifférents publia au moment où allait s'ouvrir la discussion une série d'articles montrant quels étaient pour la Métropole La répercussion des abus algériens. Paul Bourde y tenait un langage essentiellement patriotique :
Il n'est pas interdit à quiconque a le souci de la France de protester contre une politique qui l'obligerait à employer éternellement une partie de son armée à cette oeuvre de contrainte... Envoyer 2 à 300 000 hommes en Afrique du Nord au moment où notre sort se jouerait peut-être sur les Vosges, voilà le risque...
III. LA POLITIQUE DE RÉFORMES DEVANT I,E PARLEMENT
lié. discussion des interpellations et de la proposition Rozet s'ouvrit le 16 décembre et s'étendit sur 6 séances, les 16, 17, 23 décembre 1913, puis les 27 janvier, 3 et 9 février 1914. Qu'on ne croit pas pour autant à de grandes j ournées parlementaires ; l'Algérie n'a j amais fait recette à la Chambre et il n'y eut pas plus de 30 députés en séance (4). Au banc du gouvernement, le gouverneur général I/utaud et le secrétaire d'État à l'Intérieur Raoul Péret s'efforcèrent de diriger le débat sur des voies de compromis. Pour l'indigénat, un contreprojet Mords (élaboré en réalité par Jonnart) devait permettre d'obtenir malgré A. Rozet le renouvellement des pouvoirs spéciaux des administrateurs pendant 7 ans. D'autre part, le gouvernement avait l'intention de publier le décret sur l'extension du nombre des conseillers municipaux indigènes pendant les discussions.
(1) Elle s'inspirait évidemment de la fameuse Commission des XVIII de 1892 présidée par J. Ferry.
(2) Cette Commission décida par la suite, sur l'intervention de Jonnart et les conseils de son rapporteur le sénateur Bérenger, de se transformer en Commission permanente d'Études concernant l'ensemble des questions algériennes (n juillet 1914) ; la Commission fut élue le 25 novembre.
(3) Clemenceau informé par V. Barrucand redoutait surtout un soulèvement de l'Algérie musulmane en cas de guerre : Je sais quelle explosion de révolte est à craindre sur la terre africaine aux premiers coups de canon des Vosges (L'Homme libre du 3 septembre 1913).
(4) l^e 27 janvier, il n'y avait que 17 députés en séance, le 7 f évrier, à l'ouverture 7 députés. L'Illustration de février 1914 publia un dessin reproduit par toute la presse algérienne représentant l'hémicycle de la Chambre le 7 février à g h 30, il y avait 13 députés présents, président compris. On imagine les commentaires... La Dépêche algérienne titrait : « Il ne manquait que 587 députés ! n L'Akhbar s'excusait (20 février 1914), auprès de ses lecteurs musulmans : « H n'y a jamais personne aux séances du matin, surtout par un hiver aussi rigoureux », mais il devait convenir « de l'ignorance et de l'indifférence » de la majorité des députés.
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Toutefois, et malgré ces précautions, les débats furent vifs, Millevoye dénonça le régime d'exception et les tribunaux répressifs (i). Abel Ferry « le Dauphin » héritier de la pensée de Jules Ferry, s'était documenté sur place ; ses propos appuyés sur un rapport de William Marçais, inconnu du ministre mais non du gouverneur général, furent incisifs et politiques. Il concluait en paraphrasant les phrases sévères du rapport Marçais : Pour administrer, il faudrait aimer... (2). I,e discours de Georges I,eygues le 23 décembre fut un beau mouvement oratoire sur le thème : Ne pensez-vous pas qu'il serait temps d'avoir une politique musulmane ? I,a dépuration algé- , rienne par la bouche de Broussais, député d'Alger, puis de Cuttoli, se borna à prédire que les réformes mettraient en cause la domination française et à affirmer qu'elles devaient être écartées (3).
Pourtant, le 13 janvier^ 1914, un décret modifiant celui du 7 avril 1884 sur les Conseils municipaux, élevait à la fois le nombre des conseillers indigènes et celui de leurs électeurs. Par rapport au projet initial de I^utaud, des progrès avaient été apportés : le nombre minimum des conseillers était fixé à 4 (au lieu de 3), le nombre maximum à 12, et pourrait atteindre jusqu'au tiers de l'effectif total (au lieu du quart) ; le corps électoral municipal était étendu aux commerçants patentés sédentaires, aux libérables du service militaire et à tous les diplômés. Mais il n'était pas question de participation des conseillers municipaux indigènes à l'élection du maire. Aussi l'accueil du décret fut-il très frais. Le Temps parla de leurre (4), et les « Jeunes-Algériens » lui emboîtèrent le pas :
C'est la montagne qui accouche d'une souris...
écrivait L'Islam (5) :
Nous n'avons pas lieu de nous réjouir de ce nouveau-né dont la moindre infirmité est d'être venu au monde décapité.
notait Le Rachidi.
Ï2 conseillers impuissants au lieu de 6, où est le changement ?
(1) I,'Algérie ne les connaissait que sous le nom évocateur de tribunaux « Bessif » (en arabe : avec le sabre).
(2) A la suite de cette intervention, le ministre de l'Intérieur demanda à Alger communication du rapport Marçais « qui n'a jamais été communiqué à mon département ». On lui répondit le 17 décembre 1913 que 0 seuls des extraits en avaient été conservés ». Ce qui permit de préparer ces extraits en coupant les passages les plus gênants. C'est ainsi que, parmi d'autres, les phrases de conclusion de W. Marçais furent caviardées de la main même du directeur des Affaires indigènes iAiciani, et ne furent pas reproduites plus tard dans le rapport imprimé (in L'exode de Tlemcen, ouvrage publié par le gouvernement général, 1914). Il m'a été donné de lire le rapport original de W. Marçais et de noter les divers paragraphes qui ont été coupés, ainsi que les arrangements donnés au texte par le Service des Affaires indigènes.
(3) Broussais : « Il faut poursuivre en Algérie une politique indigène rationnelle : dans son ensemble le peuple d'Algérie est encore un enfant qui a besoin d'un.tuteur, qui doit recevoir de nous la direction et l'impulsion... les indigènes d'Algérie sont dans une situation plutôt enviable. » I,a presse algérienne ne doutait pas du résultat de ces discours. « Nos défenseurs finiront par venir à bout de toutes les hostilités », annonçait La Dépêche algérienne. Dans la presse métropolitaine seul Le Journal, organe parisien à grand tirage, soutenait les Algériens et raillait les « utopies » des adversaires du régime de l'indigénat.
(4) Le Temps, du 16 janvier 1914.
(5) L'Islam et Le Rachidi, 20 janvier 1914. Ils réclamaient aussi l'extension des dispositions du décret au corps électoral qui élisait les conseillers généraux.
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L'intervention de Messimy le 27 janvier se fit indirectement l'écho de cette déception ; faute d'un programme complet de réformes, l'ancien ministre annonçait qu'il provoquerait un refus de confiance. Alors Lutaud intervint pour dire qu'il s'opposait quant à lui à cette politique « révolutionnaire » et qu'il s'en tiendrait aux réformes économiques : recherche de l'égalité fiscale, élargissement du contrôle sur l'emploi de l'impôt. En conclusion du débat, la Chambre se trouva saisie de deux ordres du jour : l'un, purement fiscal, souhaitant l'égalité dans les charges et la répartition des dépenses budgétaires, le second insistant sur l'amélioration nécessaire de la charte indigène :
La Chambre confiante dans le gouvernement pour réaliser à bref délai l'égalité fiscale, pour modifier largement et améliorer le statut des indigènes, pour accorder à ceux-ci toutes les libertés compatibles avec la souveraineté française...
Deux députés algériens influents (et jusque-là étrangement silencieux), E. Etienne et Thomson, proposèrent d'ajouter cet hommage à la colonisation et persister à assurer le développement de la colonisation, ce que fut accepté. Le 2e ordre du jour fut ainsi voté à l'unanimité (1). Toutefois, Messimy intervint pour qu'aucune ambiguïté ne puisse subsister sur l'interprétation à donner plus tard à ce texte et exigea du secrétaire d'Etat un programme de réformes pratiques engageant le gouvernement. Il fut alors précisé par le secrétaire d'État que deux projets de loi seraient soumis à la Chambre : le premier rétablissant le droit des conseillers municipaux indigènes à participer à l'élection des maires, le second élargissant le corps électoral des conseillers généraux et des délégués financiers indigènes dont le nombre serait augmenté. Quant à la question du régime de l'indigénat, il fut entendu que le nombre des « délits spéciaux » justiciables de l'action des administrateurs serait ramené de 20 à 5, les autres étant confiés à la juridiction des juges de paix. Les pouvoirs spéciaux n'étaient prorogés que pour 5 ans.
Les partisans des réformes pensaient avoir triomphé (2) et les « JeunesAlgériens » leur adressèrent des télégrammes de félicitations. Pourtant le gouverneur général Lutaud ne s'avouait pas battu. Ouvrant la session de 1914 des Délégations financières, il déclarait s'opposer à ceux qui veulent accélérer l'émancipation des indigènes et annonçait qu'il se montrerait personnellement prudent et circonspect en matière de réformes politiques et administratives. Plus nettement devant la Réunion des Études algériennes, il adressa une sorte d'appel au Sénat auquel il demandait de mettre fin à la crise de l'esprit français touchant l'Algérie (3), allant jusqu'à dire :
En Algérie, il ne faut pas toucher aux traditions et par exemple à l'administration des indigènes... Sur la question des impôts arabes, il faut souhaiter que ces impôts soient longtemps encore perçus dans les formes actuelles.
Le Sénat cependant, sur les conseils de l'ancien procureur général à Alger, le sénateur Flandin, rapporteur de la Commission de l'indigénat,
(1) Ordre du jour du 9 février 1914.
(2) Cf. Le Temps {ïo février), L'Humanité (10 février), La France (10 février), Akhbar (15 février), L'Islam (16 février), La Revue indigène, n° 92 (janvier-février 1914).
(3) H s'agissait d'obtenir le renvoi de manière à attendre que « l'agitation actuelle soit calmée » (V. DÉMONTÉS, in Bulletin du Comité de l'Afrique française, février 1914), qui donne toujours le point de vue de l'Administration algérienne.
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se ralliait au projet de la Chambre à peine amendé (i). Surtout persévérant . dans ses intentions, le Sénat approuvait la constitution d'une « Commission permanente de 18 membres » chargée de « l'ensemble des questions algériennes » et encourageait le premier rapporteur dans la voie qu'il indiquait. Ce dernier déclarait vouloir augmenter dans la plus large mesure possible la participation des Musulmans algériens au contrôle des affaires de la colonie et estimait
que le soi-disant péril islamique était souvent exagéré par certaines catégories de gens à qui l'Islam a fini par servir d'épouvantail commode contre le contrôle métropolitain (2)...
Ainsi, à la veille du premier conflit mondial le Parlement français avait clairement manifesté ses intentions libérales et sa volonté de voir le statut indigène profondément réformé.
IV. — LA GUERRE ET LES RÉFORMES AEGÉRTENÏTES
La guerre eut naturellement pour effet d'arrêter le travail législatif en cours et les réformes annoncées par le gouvernement furent remises à des jours meilleurs.
Malgré l'établissement immédiat de la loi martiale, l'Administration algérienne était inquiète. Même les proclamations de I/utaud aux Musulmans (4 août, 4 novembre), ne surent pas le cacher. Dieu n'aime pas les traîtres, leur déclarait-il. Les Allemands auraient-ils escompté quelque défaillance ou quelques trahisons ? Ces inquiétudes mêmes commandaient pour Lutaud une politique d'autorité. Il est très remarquable que dans ces solennelles proclamations ne soit faite aucune allusion à l'avenir, ni même aux réformes annoncées.
A dire vrai, le loyalisme indigène fut une surprise. Le Mobacher officiel (26 août) déclara qu'on ne -pouvait compter sur un tel élan, mi tel enthousiasme : à côté des premiers engagements de fils de chefs, on notait que nombre de fellahs avaient offert aux colons mobilisés de garder leurs femmes et de gérer leurs propriétés (3). I^e contingent de la classe indigène de 1914 partit le Ier septembre et devant ce succès le gouvernement français donna l'ordre aussitôt d'élever le nombre des appelés pour 1915 et d'organiser une campagne d'engagements (4). Dès lors, l'Algérie allait être considérée comme un réservoir d'hommes.
Au 31 décembre 1916, les engagements volontaires atteignaient 40 470, chiffre important puisqu'il représentait presque le contingent d'une classe .annuelle (45 000 hommes environ). Cependant, les contingents eux-mêmes furent progressivement appelés en entier, combattants et auxiliaires. Plus tard, le décret du 7 septembre 1916 soumit les indigènes à un régime très voisin de celui des Français et permit la suspension du droit de remplace(1)
remplace(1) Sénat rendait aux administrateurs 3 « délits » que la Chambre avait conférés aux juges de paix. Eutaud se rallia à ce texte et après la navette, la Chambre vota sans discussion le projet le 11 juillet. Ea députation algérienne n'intervint pas.
(2) Premier rapport de la Commission des Affaires algériennes, sénateur Bérenger.
(3) Au témoignage d'Octave DEPONT, inspecteur général des Communes mixtes (in L'Algérie du Centenaire, Paris, 1928).
(4) Cela provoqua d'ailleurs quelques incidents et une agitation armée chez les Beni-Chougrane (5 octobre 1914) puis le calme redevint total (banditisme mis à part) jusqu'en novembre 1916, date de l'assaut contre le bordj de Mae-Mahon (Aurès) par des bandes Chaouïa.
CH.-R. AGBROK. UNE POLITIQUE ALGÉRIENNE LIBÉRALE 135
ment (il fut appliqué seulement en 1918). Enfin, on recruta, par réquisition, dans les classes plus anciennes, des travailleurs pour les usines de guerre.
Au total, le recrutement indigène fournit 173 000 militaires (soit 3,6 % de la population) dont 83 000 appelés, 87 000 engagés, 3 000 réservistes. Les pertes furent évaluées globalement à 25 000 hommes, soit 14,5 % des effectifs (1). Quant aux travailleurs algériens, on compta 89 000 réquisitionnés et 30 000 travailleurs libres, soit 119 000 au total.
Sans doute, cette mobilisation des forces de l'Algérie ne fut pas entièrement spontanée, malgré le nombre des volontaires. Qu'il y ait eu des résistances au recrutement, des incorporations de vive force et même en 1916 un soulèvement insurrectionnel dans l'Aurès, cela n'est pas douteux. On croira difficilement cependant qu'un pareil effort (2) méritât ces appréciations de l'Administration algérienne :
Il est puéril de croire que les indigènes désirent servir la France, qu'ils s'engagent par patriotisme ou loyalisme
écrivait au ministre le directeur des Affaires indigènes, Luciani (9 octobre 1915).
Le moment semble venu de dire qu'à aucune époque les indigènes algériens n'ont offert leurs services à la France par esprit de patriotisme ou d'attachement réel
notait dans un rapport le gouverneur général (janvier 1916) ou encore : :
Leur courage s'est plusieurs fois détrempé d'une façon désastreuse dans les tranchées...
Le même Lutaud remarquait devant le Conseil supérieur de gouvernement le 30 juin 1916 :
Les engagements paraissent avoir été nombreux. Il serait prudent de savoir le taux des primes qui les a déterminés.
Ce langage toutefois doit être replacé dans son contexte passionnel. Les réformes algériennes mises sous le boisseau pendant la première année de guerre réapparaissaient et l'Administration algérienne tenait à minimiser l'effort militaire consenti par les Musulmans (3). Déjà de mars à juin 1915, quatre propositions de loi avaient été déposées demandant : la première l'octroi de droits politiques, les autres, une naturalisation plus ou moins facile pour les indigènes mobilisés et leurs familles (4). Et le gouverneur général avait exigé du gouvernement avec quelque humeur qu'il y mette
(1) I<es Français d'Algérie eurent 155 000 mobilisés et 22 000 tués, soit 14,1 % des effectifs, lyes Français métropolitains : 7 948 000 mobilisés, dont 1 315 000 tués, soit 16,5 % des effectifs.
(2) « Plus du 1/3 de la population mâle indigène de l'Algérie, de 20 à 40 ans, est actuellement utilisée en France », Augustin BERNARD, in Comité de l'Afrique française (1918), p. 86.
(3) I<e fait est reconnu par O. DEPONT, directeur du cabinet du gouverneur général dans son livre : L'Algérie du Centenaire (Alger, 1930) : On redoutait les inconvénients qu'il y aurait à témoigner à nos soldats indigènes une admiration trop accentuée que leurs coreligionnaires eussent pu prendre comme un aveu de faiblesse.
(4) Proposition I<agrosiilière, Boisneuf (20 mars 1915), Albin Rozet, G. I,eygues (ier avril rgis), Bhrysen (15 mai r9i5), Boussenot et Outrey (24 juin). On y ajoutera une nouvelle proposition I,agrosillière plus large et une proposition Violette (23 septembre r9i5).
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une opposition formelle (i). Lui-même avait fait préparer un projet fort restrictif qu'Abel Ferry, sous-secrétaire d'État, avait écarté sans ménagement.
Ce texte paraît organisé pour donner une satisfaction d'apparat et faire échouer la réforme.
Cependant, la Commission interministérielle des Affaires musulmanes qu'animait précisément A. Ferry, mettait au point un système de naturalisation fort souple pour les indigènes ayant participé aux opérations militaires, et l'ancien gouverneur général Jonnart se prononçait de son côté pour une demi-naturalisation permettant l'extension du corps électoral indigène (2).
Mais surtout le 25 novembre 1915, Clemenceau président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat et G. ligues, président de la Commission des Affaires extérieures de la Chambre, avaient envoyé au Président du Conseil et au Président de la République une lettre fort impérative les priant
de faire aboutir sans délai les réformes dont les principes avaient été votés par la Chambre des Députés le 9 février 1914.
Suivait l'énumération de ces réformes : i° Un régime nouveau de la naturalisation n'impliquant pas le renoncement au statut personnel ; 20 1/extension du corps électoral indigène ; 30 Une représentation indigène dans un Conseil supérieur de l'Algérie à Paris ; 4° Des garanties en ce qui concerne la répartition des dépenses du budget colonial ; 50 La réforme totale des « impôts arabes ».
Cette politique libérale et confiante, concluaient Clemenceau et G. ligues, est la seule qui puisse s'harmoniser avec les vues générales et les desseins de la politique française.
Et d'ajouter :
Les indigènes algériens ont versé héroïquement leur sang à côté des nôtres, cela dicte son « devoir » à la France républicaine.
Le Président du Conseil Briand répondit aussitôt en assurant les Commissions de l'accord du gouvernement. Le ministre de l'Intérieur avait été prié de prendre les mesures nécessaires pour que toutes diligences soient faites (sic) en vue de Vapprobation par le Parlement des premières réformes. Briand ajoutait qu'un projet de loi en instance, dû à son initiative, organisait une représentation directe des indigènes auprès du pouvoir central.
D'autre part, l'ancien gouverneur général Jonnart commentait la lettre de G. Clemenceau dans Le Petit journal (7 décembre 1915), pour apporter sa caution personnelle. Toutefois, il faisait une distinction entre la naturalisation de plein droit qui postulait l'abandon du statut, et une demi(1)
demi(1) blasé que l'on soit sur les rêveries émises de divers côtés sur l'assimilation politique des indigènes, on ne peut pas ne pas être frappé d'une telle persistance à manifester la confiance la plus absolue, je dirais même la plus aveugle aux indigènes (Rapport du y juillet 1915).
(2) In Le Petit journal, 9 octobre 1915. Cf. également un article (anonyme) dans le même sens La Dépéclie coloniale, 6 août 1915 : « De l'art de payer ses dettes. »
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naturalisation qui permettrait l'extension du collège électoral indigène. Tout cela laissait prévoir une rapide mise en oeuvre.
Or, six mois après, les milieux parlementaires favorables aux réformes s'étonnaient que rien ne fût en vue et un nouveau Comité (1) d'Action francomusulman fut fondé sous la présidence d'Edouard Herriot (2) pour obtenir que l'oeuvre entreprise soit achevée.
Que s'était-il donc passé ? En Algérie la lettre avait fait l'effet d'un coup de tonnerre dont les échos eussent été certes retentissants en d'autres temps (O. Depont). Le gouverneur général Lutaud avait répliqué dès janvier 1916 par un rapport irrité dans lequel toute l'histoire de l'Administration algérienne était invoquée, comme si l'ensemble de notre politique était remise en cause. Du coup il se proclamait assimilationniste, « s'il en était autrement, nous évacuerions le pays ». Le programme de Clemenceau lui apparaissait comme une oeuvre de division propre à creuser à nouveau le fossé qui séparait les deux races ; il feignait de voir dans l'institution d'un Conseil supérieur à Paris, suggérée par Jonnart, une proposition faite en 1912 par les « JeunesAlgériens ». Par contre, il s'engageait enfin à réaliser en matière fiscale un remaniement total. Sa conclusion était nette :
Les indigènes ne sont pas arrivés au degré d'instruction individuelle et d'éducation sociale permettant de leur octroyer, sans danger pour eux et pour la France, des libertés politiques étendues.
Par ailleurs, le gouverneur général avait provoqué la réunion le 15 février 1918 d'une Commission extraordinaire rassemblant les principales personnalités politiques algériennes. Leurs avis furent communiqués au gouvernement, puis publiés sous le titre de Contribution à l'étude des réformes concernant la situation politique et économique des indigènes algériens (Alger, 1918). On en devine le ton et les arguments. Cette lettre avait causé en Algérie « une pénible surprise » :
Des réformes hâtives improvisées en temps de guerre renouvelleraient les conséquences tragiques des réformes du gouvernement de la Défense nationale (3).
La naturalisation risquait de favoriser les « Jeunes-Algériens » qui seront vraisemblablement investis de mandats politiques alors qu'ils sont les plus éloignés de nous. La participation des conseillers municipaux à l'élection du maire n'est pas compatible avec le maintien de la souveraineté française, un Conseil supérieur à Paris marquerait la fin de l'autonomie algérienne. Enfin revenait l'éternel argument de ceux pour qui la présence française
(1) A la fin de 1915 disparaissaient simultanément Albin Rozet, le sénateur Pauliat et Paul Bourde. De là, le désarroi momentané des « indigénophiles ». A l'initiative du secrétaire personnel de Rozet, I^avenarde, un mouvement d'opinion fut lancé à la Réunion des Études algériennes à Paris pour regrouper l'action des parlementaires favorables aux réformes en Algérie. Deschanel I<eygues, Millerand, J. Siegfried, Steeg donnèrent leur patronage, ainsi que Jean Dupu3', directeur du Petit parisien et tout-puissant président du Syndicat de la Presse.
(2) Ce Comité qui avait pour vice-président Charles Gide et les députés Doizy et Abel Ferry, s'était adjoint comme secrétaires deux « Jeunes-Algériens » le Dr Tamzali et le P1 Soualah.
(3) Une légende tenace, très répandue en Algérie où les sentiments antisémites sont vivaces, veut que le décret Crémieux — la naturalisation en masse des Israélites — ait provoqué le soulèvement de Moqrani et des Rhamaniya. Or, la réfutation précise en fut faite dès 1871 par Crémieux lui-même (Réfutation de la pétition de M. duBouzet (Paris, 1871), puis en 1875 par le conseiller d'État Roussel). (Ces textes essentiels utilisés par Claude Martin ne sont pas cités par lui dans sa thèse sur Les Israélites algériens.) Il est piquant de remarquer que IVutaud luimême dans une note manuscrite de 1912 ait signalé qu'il s'agissait d'une erreur historique.
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était liée à la docilité craintive des indigènes : Les indigènes ne verront-ils ■pas dans des réformes un aveu de faiblesse ?
Pareille levée de boucliers, malgré le silence de la presse algérienne tenue par la censure, avait fait reculer le gouvernement. Dès lors, l'initiative revint aux députés et aux organes de la pensée libérale métropolitaine. Le vice-président du Comité d'Action franco-musulman, le député Doizy, déposa le 20 avril 1916 une nouvelle proposition de loi (1) dans laquelle il reprenait les grandes lignes d'un texte qu'Albin Rozet avait préparé peu de mois avant sa mort. Elle tendait à « la naturalisation dans le statut personnel et au titre local ». Sous ce jargon Doizy visait simplement à la création d'un corps électoral indigène étendu prenant part à la formation de tous les corps élus algériens. Pour la première fois apparaissait l'idée de donner également aux élus indigènes le droit de prendre part aux élections législatives françaises, comme si les difficultés et les résistances rendaient les indigénophiles plus exigeants, encore que leurs buts fussent depuis 1912 semblables. Doizy rappelait d'ailleurs dans sa proposition fort bien étudiée la fameuse représentation sérieuse et suffisante et le rouage nécessaire pour faire entendre jusqu'à Paris l'écho sincère des voix (indigènes). Ce qui provoqua de nouvelles indignations de l'administration algérienne (2). Le Temps lança alors l'idée de procéder par décret rappelant qu'un décret avait suffi en 1884 pour supprimer le droit des conseillers municipaux indigènes à l'élection du maire. Ce qu'un décret a supprimé, un autre décret peut le rétablir (3). D'autres allaient bien plus loin : l'idée d'une naturalisation en masse des Musulmans gagnait en France (4) et certains conseillaient d'imposer silence aux « criailleries » des colons algériens. Des arguments nouveaux étaient mis en avant et notamment par Charles Gide (5).
La guerre actuelle doit avoir pour résultat d'après les déclarations des chefs d'État des pays de l'Entente, la restitution du droit des nationalités. Cela étant, de deux choses l'une : ou l'on admet que les Nord-Africains constituent une nationalité distincte et en ce cas cette nationalité, aussi bien que celle des Polonais et des Tchèques, a aussi des droits qu'il faut reconnaître, ou l'on admet qu'ils n'ont d'autre nationalité que la nationalité française et en ce cas coin ment leur refuser le titre de citoyens français ?
Cette alternative qui allait inquiéter la conscience française jusqu'à nos jours venait en tout cas à son heure.
A la 3e Conférence des Nationalités tenue à Lausanne en 1916, les revendications nationales des peuples algérien et tunisien avaient été exposées pour la première fois par le Tunisien Bach-Hamba.
(1) Il avait déjà signé avec A. Rozet, G. I^eygues et Millevoye une proposition de loi a3'ant pour but la naturalisation sur simple déclaration des intéressés. Pas plus que les précédentes cette proposition ne vint jamais en discussion.
(2) Cf. Conseil de gouvernement, séance du 30 juin. I,uciani proposa le premier que toute discussion des réformes soit ajournée jusqu'à la fin des hostilités. I,utaud avait décidé de charger Augustin Bernard d'une série de conférences en France. Ce dernier déclarait par exemple à Toulon « que ces pauvres gens mangent d'abord à leur faim, on verra ensuite à leur conférer des droits politiques ».
(3) Le Temps, 8 octobre 1916.
(4) Cf. L'Émancipation (juillet 1916), L'Information (18 octobre 1916) demandaient pour commencer 3 à 400 000 naturalisés. I^a IÂgue des Droits de l'Homme émit à la suite de son Congrès de 1916 des voeux analogues.
(5) Charles Gide, Nos soldats d'Afrique (juillet 1916).
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Après 80 ans d'occupation les Algériens qui sont devenus Français sont au nombre de 5 ou 600... Algériens musulmans nous sommes, Algériens musulmans nous resterons. Cela ne saurait empêcher qu'on nous octroie nos droits méconnus (1).
Bref, le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes lancé par les chefs de l'Entente et solennellement repris par le manifeste du président Wilson en janvier 1917 avait déjà été mis en avant par les premiers nationalistes musulmans (2).
Mais en matière algérienne le gouvernement et la Chambre avaient des soucis plus immédiats : l'agitation de l'Aurès en novembre 1916, bien que limitée et promptement réprimée, appelait une enquête. I,a Commission des Affaires extérieures de la Chambre envoyait de son côté une délégation restreinte mener une enquête sur la situation des indigènes de l'Algérie ». Elle comprenait seulement 3 députés : l'ancien sous-secrétaire d'État à l'Intérieur de 1914 Jacquier, Marius Moutet et un député algérien Cuttoli. A leur retour, les trois parlementaires remirent un rapport qui demandait comme des réformes urgentes les plus modérées des revendications des « Jeunes-Algériens » (3). Mais il n'y était pas question de naturalisation et le rapporteur Jacquier s'éleva même contre ceux qui voulaient mélanger les bulletins de vote des citoyens français avec ceux des indigènes (4), déclaration qui amena parmi d'autres une éloquente protestation de Joseph Reinach dans Le Figaro (5). La question des réformes n'en était pa.s moins soulevée à nouveau et le ministère Ribot s'en préoccupa (6), mais sans la volonté d'aboutir. I,e député Marius Moutet avait tiré de son enquête des conclusions personnelles qu'il exposa à plusieurs reprises en 1917, devenant ainsi le principal porte-parole des réformateurs. Il n'hésitait pas à envisager la naturalisation totale des indigènes sans répudiation de leur statut personnel, quitte à n'appliquer le principe que très progressivement.
(1) In La revue du Moghreb, publiée à Genève, n° 2, juin 1916. Cf. également Les doléances des peuples opprimés : la Tunisie et l'Algérie de CHIKH ISMAEL SEFAÎHI et PHIKH SALAH CHERIF (Iyausanne, 1917) et BACH-HAMBA, Problèmes africains in Revue politique internationale (numéro juillet à septembre 1917). Par contre, le Comité musulman de Berlin n'a pas laissé de littérature politique.
(2) Ces mêmes nationalistes se montrèrent aussi très attentifs à la Révolution soviétique et se rejouirent de la voir discuter de l'application de ses principes aux pays coloniaux. Assez naïvement, ils crurent voir dans un ordre du jour de la Chambre française un manifeste révolutionnaire. I^e 5 juin 1917, celle-ci paraphrasant le manifeste célèbre de la législative (29 décembre 1791) proclamait : « I^a Chambre des Députés, expression directe de la souveraineté du peuple français se déclare éloignée de toute pensée de conquête et d'asservissement des populations étrangères. Elle compte « que l'effort des armées de la République permettra d'obtenir des garanties durables d'indépendance pour les peuples grands et petits dans l'organisation dès maintenant préparée de la Société des Nations ».
(3) I,e rapport énumérait comme « urgentes » : l'assimilation fiscale, la suppression des tribunaux d'exception, la reconstitution des djemaa de douar, l'élection des divers représentants musulmans par te corps électoral étendu de 2914 et la-participation des conseillers municipaux à l'élection du maire.
(4) Déclaration faite au journal Le Matin (n mai 1917) : La masse d'ailleurs ne se soucie pas d'un droit de vote qu'elle n'est pas en état d'exercer. I<a déclaration fut reproduite sans commentaire dans la presse algérienne du 12 mai.
(5) Cf. La Victoire du 13 mai 1917 et Le Figaro du 27 mai.
(6) I<e Président du Conseil demanda en particulier à Si Kaddour ben Ghabrit de lui faire un rapport personnel sur l'opportunité des réformes, celui-ci le lui remit en avril r9i7. Il concluait : Des modifications sont nécessaires : elles sont urgentes dans l'intérêt même de la France, malgré l'opposition d'une politique qui interprète comme une faiblesse dangereuse toute concession accordée aux indigènes.
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H pensait comme Doizy que les élus indigènes pourraient être immédiatement inscrits sur les listes électorales législatives, mesure logique dans sa perspective d'assimilation, puisqu'elle impliquait à terme la fusion des deux collèges électoraux (i). Cette position d'ailleurs paraissait encore tiède à certains —• comme l'historien Aulard — qui voulaient dans l'immédiat une représentation musulmane à la Chambre (2). Mais elle valut à Moutet le soutien sans réticence de Clemenceau.
V. •— L,ES RÉFORMES ALGÉRIENNES DU GOUVERNEMENT CLEMENCEAU
1/arrivée au pouvoir de Clemenceau en novembre 1917 allait enfin faire sortir les réformes algériennes du stade de la discussion et des vceux de commission. Clemenceau s'en était toujours considéré comme l'un des défenseurs attitré et avait pris dans son ministère G. Ligues et Jonnart. De plus, le ministère voulait intensifier partout le recrutement et notamment en Algérie : Clemenceau entendait donc lier les réformes et l'effort militaire accru. Il fallait d'abord triompher des résistances de radministration et de l'opinion algérienne. I,a discussion s'engagea sur ce que les hauts fonctionnaires d'Alger appelaient avec humour le « projet de loi Moutet », catalogue des réformes présenté par le député Moutet auquel Clemenceau avait donné « carte blanche ». Au gouvernement général, une conférence tenue « fin novembre 1917 » entre le doyen Morand, le Pr Augustin Bernard et le directeur des Affaires indigènes I/uciani, mit au point les critiques et les arguments dont allait user l'administration. Étaient rejetées catégoriquement l'institution d'un Conseil supérieur à Paris, l'accession à tous les emplois (3), la participation des conseillers musulmans à l'élection des maires. Sur ce point on ferait valoir deux arguments : juridique (le maire représente le pouvoir central) et politique (les indigènes feraient cause commune avec les étrangers naturalisés, les néo-Français, ce qui éUminerait les Français de souche) (4).
Enfin, se plaçant sur le terrain même de la politique d'assimilation on montrerait que donner des droits politiques dans le statut musulman, c'était tarir la source des naturalisations. I^e Conseil de gouvernement se prononça en ce sens, le gouverneur général I/utaud consulta ensuite les préfets et ceux-ci reprirent docilement les critiques suggérées. I,e préfet d'Oran, Incombe, annonçait : L'étranger ne nous aime fias, l'indigène ne nous aime guère, l'accord se fera entre ces deux partis -pour écraser le parti des Français de race. Selon le préfet de Constantine — le futur gouverneur général Bordes — il fallait ajourner jusqu'à la fin des hostilités : Ces réformes ne sauraient être réalisées sans danger pour la souveraineté nationale. Lefébure, préfet d'Alger, qui voyait aussi l'avenir de la colonie compromis, concluait
(1) Cf notamment son exposé devant la Ligue des Droits de l'Homme en 1917.1,6 Comité central se prononça dans le même sens pour la participation des élus indigènes à l'élection des maires, des délégués sénatoriaux et des députés.
(2) Aulard était partisan d'accorder la citoyenneté française immédiatement à tous les Musulmans. Cf. son article de La Dépêche de Toulouse (29 avril 1917).
(3) L'argumentation se rattache non sans habileté à tout un courant d'opinion en faveur chez les indigénophiles dénonçant en Algérie le « péril étranger », le « séparatisme des néoFrançais, les « Algérianistes » lesquels il est vrai se moquaient volontiers des « Français de race », des « pur sang ».
(4) Le doyen de la Faculté de Droit Morand fit rayer l'accession des Musulmans aux magistratures supérieures et à l'enseignement dans les Facultés.
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son rapport du 29 novembre 1917 : N'hésitons -pas à faire bénéficier nos indigènes d'avantages économiques qu'ils apprécieront. Unanimement, les officiels d'Alger dénonçaient cette poignée d'intellectuels ambitieux et intrigants (les « Jeunes-Algériens ») aussi bien d'ailleurs que les féodaux indigènes, ces pires éléments de la réaction.
Lutaud transmettant ces avis fit savoir qu'il était en désaccord total avec les projets gouvernementaux. Le gouvernement accepta aussitôt sa « démission » et chargea à titre de mission temporaire Jonnart des fonctions de gouverneur général de l'Algérie. Le Conseil des Ministres du 29 janvier 1918 annonça en même temps par une note officieuse un train de réformes algériennes. Cette note mise au point par Jonnart lui-même prévoyait l'assimilation fiscale, la-reconstitution des djemaa de douars, elle annonçait une naturalisation spéciale sans renonciation au statut pour les anciens militaires et leurs parents ; laquelle octroyait et le droit de vote dans les assemblées locales et le libre accès aux emplois publics. Les conseillers municipaux seraient admis à participer à l'élection des maires ; enfin était mise à l'étude l'institution d'un Conseil de l'Algérie siégeant à Paris avec 6 élus musulmans et 9 membres français.
Cette prise de position gouvernementale fut diversement accueillie. Le 31 janvier Le Temps se réjouissait, mais la « naturalisation spéciale » lui paraissait un expédient acceptable seulement à titre de transition. Ailleurs, l'accueil fut plus chaleureux sans arrière-pensée (La Petite République) pour cette politique de généreuse confiance (L'Événement), qui annonçait une ère nouvelle (L'Homme libre), La Presse coloniale (26 février) se déclara d'accord et les milieux dits coloniaux trouvèrent ces réformes légitimes, judicieuses et prudentes. A Alger, seul l'hebdomadaire franco-arabe de Barrucand L'Akhbar célébra l'événement (1). Les autres journaux firent le silence, sans doute parce que la censure ne leur permettait pas de protester librement (2). Pourtant, le Conseil général d'Alger se réunit « hors session » le 8 février pour
appeler l'attention du gouvernement sur le danger évident de ces réformes qui peuvent faire naître des conflits politiques entre les divers éléments de la population.
Jonnart sentit la nécessité de rassurer l'opinion : le 6 mars La Dépêche algérienne publiait un grand article officieux et anonyme, rédigé en fait par Augustin Bernard (3). Le Conseil consultatif de l'Algérie pouvait être retenu, expliquait l'auteur, cela éviterait que les indigènes entrent un jour au Parlement ; la reconstitution des djemaa était une mesure sans gravité (4). Quant à l'égalité fiscale, elle avait été approuvée en principe par les Délégations financières. Mais il n'était rien dit sur la question de l'élection des
(1) Numéro du 3 février 1918. Barrucand qui n'avait cessé de demander — reprenant la formule de Jaurès — que « les indigènes soient admis dans la cité » (cf. Akhbar du 27 février 1916 : « I^es Indigènes dans la cité ») expliqua à nouveau « que la France se devait à elle-même de ne pas attendre la fin de la guerre pour réaliser les réformes dont elle reconnaissait l'urgence avant les hostilités ».
(2) La Dépêche algérienne, quotidien à grand tirage ne mentionna le fait qu'indirectement et le 5 février seulement.
(3) I,a chose est facile à établir. A. Bernard publia, à quelques détails près le même article dans Le Bulletin du Comité de l'Afrique française.
(4) Elle avait déjà à cette date été votée par le Sénat sur une proposition de loi FlandinJonnart le 22 février I9r8.
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maires, preuve qu'on se réservait encore d'y revenir à Alger (i). Le gouverneur général Jonnart prit lui-même la parole à l'occasion de la réunion des Délégations financières en juin 1918 pour dissiper les inquiétudes et bien préciser la portée limitée du droit électoral confiée à certaines catégories d'évolués sous le terme inexact de naturalisation spéciale ou partielle. Pourtant les Délégations ne furent pas convaincues et proposèrent elles aussi l'ajournement des réformes après la paix victorieuse (2), mais elles firent savoir qu'elles les considéraient comme inopportunes,, prématurées et dangereuses, particulièrement celle qui concernait Vélection du maire (3).
De leur côté, les Musulmans nationalistes en exil, protestèrent contre ces projets destinés à justifier une nouvelle et plus grande contribution de sang. Ce n'était pour eux que poudre aux yeux, car les colons ont pris position contre ces projets et grâce aux privilèges redoutables qu'ils détiennent, ils auront le dernier mot. Le gouvernement français n'y peut rien (4).
Cependant, au nom de la Commission des Affaires extérieures et coloniales M. Moutet déposait le Ier mars une proposition de loi détaillée ayant un double but : d'abord faciliter l'accession des Musulmans à la qualité de citoyens en simplifiant les conditions et formalités de naturalisation, ensuite étendre les droits politiques des indigènes. Cette proposition fut étudiée par la Commission interministérielle des Affaires musulmanes à Paris, et par le Conseil de gouvernement à Alger. La Commission soumit quelques contre-projets ; surtout le gouverneur général Jonnart en élimina les principales hardiesses et notamment le droit pour les élus musulmans d'être électeurs et éligibles dans les élections législatives (5). Il en sortit un projet de loi rédigé par Jonnart et déposé par le gouvernement le 14 mai 1918 : Sur l'accession des indigènes algériens aux droits politiques. Ce projet fut accepté sans modification par la Commission de la Chambre et par M. Moutet (6).
Au point de vue de la réforme fiscale, l'assimilation promise par le gouvernement supposait la suppression des impôts arabes et la disparition des immunités fiscales dont jouissaient les Européens (7).
(i) Le 13 avril, nouvelle mise en garde dans La Dépêché algérienne : « Une mise au point nécessaire ».
(2) A cette date, l'offensive allemande bat son plein et la fin de la guerre paraît lointaine.
(3) Une motion additionnelle est aussi particulièrement révélatrice : Il serait dangereux qu'un Conseil consultatif de l'Algérie soit institué à Paris où les populations algériennes intéressées sont déjà légalement représentées.
(4) Revue du Maghreb (3e année, nOB 3-4, mars-avril 1918). On peut relever dans la presse française un écho quelque peu différent dans Le Nouvelliste (de Rennes), 13 mars 1918, Taleb Abdesselein, docteur en droit, dénonçait ces fantômes de fonctionnaires indigènes qui siègent dans les Assemblées locales et leur piètre rôle décoratif mais demandait une représentation au Parlement, seule efficace, au nom des 5 millions de Musulmans français d'Algérie.
(5) C'était un projet très sage qui permettait de faire entrer dans nos rangs les plus sages et influençait discrètement les élections des élus français, appréciait V. PIQUET in Revue de Paris (15 novembre 1918).
(6) Sauf le titre Les Indigènes algériens devinrent les Indigènes de l'A Igérie (rapport Moutet annexe à la séance du 2 août 1918), Jonnart rendit hommage à l'esprit de conciliation du rapporteur et présenta son texte (en 16 articles) comme un texte commun transactionnel. En fait, la proposition Moutet (en 42 articles) avec ses projets de collège électoral commun, était d'esprit plus nettement assirnilationniste.
(7) I,a formule du grand juriste Torcher, donnée par lui en 1917, mérite d'être retenue : Les contributions en Algérie se divisent en Z catégories : les impôts dits français en raison de leur origine et qui sont payés par les indigènes dans les mêmes conditions que les Français et les impôts arabes qui incombent exclusivement aux indigènes et constituent en quelque sorte le prix de la défaite. Quant aux immunités des Européens, l'Algérie ignorait l'impôt sur les propriétés non bâties,
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Si le principe de l'imposition sur les propriétés foncières européennes avait été finalement admis par les Délégations financières en 1914 (1), l'établissement de la contribution n'avait pas été rendu effectif. Ce fut chose faite après l'arrivée de Jonnart. Le gouverneur pressa ensuite les Délégations financières de voter la suppression des impôts arabes. La décision fut votée le 21 juin 1918 et approuvée par décret le 30 novembre 1918 (2). Une inégalité criante venait de disparaître.
Cependant, la Chambre des Députés se saisissait le 7 novembre 1918 du projet de loi Jonnart. La discussion fut brève. Dans une perspective d'assimilation, le député T>oïzy exprima quelques regrets sur la timidité de la loi : pas de liaison entre les deux collèges électoraux, pas de représentation des Musulmans au Parlement, pas d'augmentation dans le nombre des délégués indigènes au sein des Conseils locaux. Le député de Constantine Thomson parla contre avec amertume :
Les colons demandent qu'il soit tenu compte de leurs sentiments et de leurs opinions
et annonça :
ce que l'on prétend faire aujourd'hui c'est entrouvrir la porte : nous verrons plus tard ce qu'on s'efforcera d'y faire passer.
Jonnart, commissaire du gouvernement, défendit les points controversés : l'élection des maires ? Ce droit, les indigènes l'ont exercé de 1876 à 1884 sans inconvénient sérieux ; la naturalisation intégrale ? Elle était une faveur, elle devient un droit pour de nombreuses catégories d'indigènes ; la « naturalisation spéciale » ? C'est une étape, un statut intermédiaire, un collège électoral indigène. Après une éloquente péroraison (3), le vote fut enlevé à mains levées. Le Sénat, d'ailleurs réduit à 60 présents, fut un peu plus réticent, malgré l'autorité du rapporteur, l'ancien ministre de l'Intérieur Steeg. La discussion porta surtout sur l'élection des maires combattue par les 3 sénateurs algériens : le projet fut adopté par 166 voix contre 33 et devint ainsi la loi du 4 février 1919.
VI. — LE CONTENU DE LA RÉFORME
Cette loi et les. décrets du 6 février et 5 mars 1919 qui la complètent ont été bien souvent étudiés et commentés. On peut de notre point de vue en résumer les apports essentiels sous deux rubriques. Elles apportaient aux Musulmans algériens : i° Un droit individuel à la naturalisation ; 2° Un droit collectif à une représentation élue dans les assemblées de l'Algérie.
La réforme de la naturalisation donnait désormais à tous les indigènes
l'impôtsur les portes etles fenêtres, la contribution personnelle mobilière, les droits de succession, les monopoles fiscaux...
(1) Décision homologuée par décret du 30 mars.
(2) Le Mobacher officiel annonça le 6 juillet que la réforme dégrevait les contribuables indigènes de 40 % de l'ensemble de leurs impôts.
(3) ailes instructions âmes collaborateurs d'Algérie serésument en ceci; faites en sorte queles derniers venus dans la famille française ressentent chaque jour davantage le désir de vivre à nos côtés. Le sol algérien est définitivement conquis ; appliquons-nous chaque jour davantage à conquérir les âmes. Il faut de plus en plus que les indigènes voient en nous autre clwse que des gendarmes et des marchands, qu'ils voient de plus en plus en nous des collaborateurs, des associés et que çà et là, sur ce vaste territoire se dressent visibles à tous, les symboles de la bonté française. »
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de l'Algérie, autres que les journaliers agricoles et les ouvriers urbains illettrés qui n'avaient pas fait de service militaire, la faculté d'obtenir de plein droit la citoyenneté française, mais en renonçant au statut personnel musulman (i).
. De droit collectif à la représentation élue était remis à certains Musulmans dont la situation, selon l'exposé des motifs, était désormais intermédiaire entre le citoyen français et le simple sujet. Ces « demi-naturalisés » soustraits au code de l'indigénat et admissibles à de nombreuses catégories d'emploi (2) recevaient seuls des droits politiques. Dans le cadre des communes de plein exercice où existait déjà un corps électoral restreint, celui-ci se trouva seulement agrandi, mais dans les communes mixtes où vivait l'immense majorité de la population indigène, c'était une nouveauté. Toutefois, ce droit électoral, valable seulement pour les conseils de douars (les djemaa) ne tirait guère à conséquence. A. Bernard n'avait-il pas expliqué :
Il n'y a nul inconvénient à ce que des Kabyles assis sous la porte à l'entrée de leur village décident de la réfection d'un pont emporté par la rivière, ou à ce que des Sahariens dans leur ksour du Sud, émettent un avis sur la direction, à donner à leur seguia (3).
Dans ces conditions le droit de suffrage était accordé à 421 000 indigènes, c'est-à-dire à tous les anciens militaires, aux propriétaires ou commerçants, aux diplômés ou décorés, aux membres des Chambres de Commerce ou d'Agriculture, âgés de plus de 25 ans (4).
Pour les élections aux Conseils généraux et aux Délégations financières, le droit de suffrage était direct dans les communes de plein exercice, à deux degrés dans les communes mixtes où il appartenait aux membres des djemaa et des commissions municipales et cela restreignait en fait à 100 000 environ les électeurs musulmans. Par rapport à la situation antérieure, le progrès n'en était pas moins certain puisqu'on comptait alors 5 000 électeurs (les seuls conseillers municipaux indigènes et membres des Commissions municipales de Communes mixtes).
Quant au nombre des élus indigènes dans les diverses assemblées, il n'était pas modifié au Conseil supérieur de gouvernement, ni aux Délégations financières. Dans les Conseils généraux il passait de 6 à g, c'est-à-dire au quart de l'effectif total de l'assemblée départementale.. Dans les Conseils municipaux enfin la proportion du tiers des conseillers musulmans acquise
(1) En termes juridiques la loi concédait comme un droit la naturalisation (sauf décision de justice ou veto du gouverneur général) à tout indigène âgé d'au moins 25 ans, célibataire ou monogame, aj'ant deux ans de résidence consécutive et un casier judiciaire vierge et remplissant une des conditions suivantes : i° Avoir servi dans les armées françaises ; 2° Savoir lire et écrire en français ; 30 Être propriétaire ou fermier d'un bien rural ; 40 Être propriétaire d'un immeuble urbain ou patenté depuis un an dans une profession sédentaire ; 50 Être fonctionnaire ou retraité ; 6° Être titulaire d'un mandat électif ou d'une décoration française. tfi juge de paix, juge normal en matière de statut personnel, instruisait la demande.
(2) te décret du 26 mars 1919 énuméra limitativement les fonctions dites d'autorité interdites aux Musulmans indigènes.
(3) In La Dépêche algérienne (6 mars 1918).
(4) Cet âge de 25 ans était celui, fixé pour les Français, des électeurs aux Délégations financières. Son choix s'expliquait par les manifestations de violence auxquelles s'était livrée la jeunesse « européenne » (Français, naturalisés et étrangers) au temps des troubles anti-juifs et du jeune agitateur Max Régis.
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dès 1914 allait être mise pour la première fois en application (1). De plus, la participation de ces conseillers municipaux- à l'élection du maire, supprimée par le décret du 7 avril 1884, était enfin rétablie.
En somme, les améliorations dans la représentation indigène consistaient essentiellement dans ce léger renforcement du nombre des conseillers généraux et de l'influence des conseillers municipaux indigènes en communes de plein exercice. Par rapport à la note gouvernementale du 29 janvier 1918, on remarquera que le Conseil de l'Algérie siégeant à Paris, avec ses 6 représentants de la population musulmane face aux 9 membres français, avait disparu. Or, ce Conseil imité du Council of India était une idée chère à Jonnart qui, dès son rapport célèbre de 1892, en avait réclamé la constitution. Qu'il ait dû y renoncer signifiait qu'il n'y aurait ni représentation musulmane à Paris, ni organisme d'arbitrage et de contrôle métropolitains pour les affaires algériennes. Le gouvernement général resterait comme par le passé le prisonnier ou la victime désignée des assemblées et des élus de l'Algérie. Dans l'esprit de la réforme telle que l'avait conçue les libéraux métropolitains, c'était plus qu'une lacune. Da réforme algérienne manquait son but : la représentation musulmane n'était pas encore suffisante pour être efficace ; l'arbitrage de la Métropole ne disposait toujours pas d'organisme institutionnel pour s'exercer (2).
VII. — L'-ACCTJEII, DES RÉFORMES ET I,ES PREMIÈRES CONSÉQUENCES
Malgré sa modération, la loi de 1919 fut mal accueillie par les Français d'Algérie ; à cause de cette modération elle fut peu appréciée des Musulmans.
D'émoi fut vif chez les Européens et la loi fut attaquée par la presse algérienne dans son ensemble. L'Écho d'Alger (3) sous la plume de son directeur Baïlac protestait :
C'est le coup de massue traîtreusement asséné et menaçait : Si le gouvernement de la Métropole croit que notre calme actuel est une preuve de soumission, ou tout au moins d'irrésolution, c'est qu'il connaît mal nos sentiments et qu'il n'apprécie pas notre caractère... les colons algériens conscients du danger qui menace leur oeuvre sauront se grouper dans une même pensée : l'Algérie française.
Une nouvelle « Confédération des Agriculteurs » fut créée en avril 1919 précisément pour protester contre les réformes accordées aux indigènes, mais le grand Congrès tenu en juin à Alger tourna court malgré l'appel à une levée en masse de tous les cultivateurs aux quatre points cardinaux de l'Algérie. De Congrès des Maires de l'Algérie vota à l'unanimité des 246 municipalités représentées une protestation d'une rare violence (4), mais la délégation
(1) Cette proportion du tiers avait déjà des partisans au Conseil de gouvernement de 1884 qui prépara le décret du 7 avril. Xfi maintien de l'élection du maire par tous les conseillers municipaux avait été souhaité par le Conseil de gouvernement et le gouverneur général Tirman.
(2) Bien d'autres lacunes plus secondaires peuvent être relevées : la réforme des Conseils généraux issus du projet de loi gouvernemental (du 9 mars 1914) n'avait pas retenu la proportion du tiers demandée par la Commission et A. ROZET, l'inéligibilité totale des fonctionnaires musulmans n'avait pas été obtenue. I,es juridictions d'exception : tribunaux répressifs et cours criminelles dont la suppression avait été prévue par la proposition Moutet, étaient maintenues.
(3) Numéros des 16, 26 mars, 22 avril.
(4) Les maires d'A Igérie regrettent que le gouvernement ait profité de Vétat de guerre, de Vabsence de tous les Français mobilisés, de la période de censure où la presse muselée ne pouvait protester librement, pour appliquer à l'Algérie des lois inopportunes, compromettre imprudemment la bonne harmonie qui régnait entre les populations française et indigène, jeter le désarroi dans la
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venue à Paris apporter la motion fut éconduite par Clemenceau, après un entretien orageux où le « Tigre » eut des mots féroces.
Dès lors, la campagne de protestation dévia peu à peu sur la revendication de franchises algériennes, vieux thème d'agitation qui passionna à nouveau les esprits. De président des Délégations financières aj^ant réclamé dès le 13 mai 191g une émancipation -plus large et une autonomie plus complète (1), la presse d'Alger orchestra ce thème. Et Jonnart donna son accord à ces revendications, soit qu'il y vit une utile diversion, soit que partisan de toujours de la décentralisation, il jugea cette compensation nécessaire (2).
Aux élections de 1920 (Renouvellement des Délégations financières), les colons formèrent une sorte de syndicat de défense qui enleva la totalité des sièges. Ce fut selon Octave Depont comme une sorte de revanche des colons qui s'estimaient lésés par la politique indigène de la Métropole.
D'accueil des Musulmans ne présenta pas la même unanimité. Pourtant dans l'ensemble les « Jeunes-Algériens » jugèrent la loi intéressante, mais insuffisante. De trop grandes espérances nées du projet Moutet furent déçues et beaucoup ne le cachèrent pas.
Après quatre années d'interruption volontaire les deux principaux journaux indigènes L'Islam et Le Rachidi réapparurent sous un titre unique L'Ikdam avec pour co-directeurs les dirigeants des deux 'anciens hebdomadaires. Dès son premier éditorial L'Ikdam écrivait : Bien que les réformes constituent un pas en avant dans la question indigène, l'oeuvre ébauchée avant la guerre reste pour ainsi dire entière (3). De 19 avril Sadek Denden avait cette formule (inexacte) pour dire sa déception : A part l'élection des maires, c'est le programme à'avant-guerre de M. Lutaud, les réformes sont donc bien minces...
Dans L'Akhbar, l'émir Khaled, un petit-fils d'Abd-el-Kader qui avait servi comme capitaine dans l'armée française, se montrait plus habile : il remerciait la France pour l'extension de la représentation musulmane et conseillait de faire appel comme conseillers municipaux à ces Français chevaleresques qui voudraient bien nous représenter (4). Par contre, Ternir Khaled (que l'on doit considérer comme l'inventeur du nationalisme algérien), n'approuvait pas les naturalisations, ni par conséquent le programme des « Jeunes-Algériens » favorables à l'assimilation. Ceux-ci pensaient, en effet, que le meilleur moyen de tirer parti de la loi de 1919 était d'aller à la citoyenneté française. Par des naturalisations nombreuses le corps électoral d'Algérie serait peu à peu transformé : des musulmans naturalisés pourraient devenir maires, voire même députés (5). Cette position strictement conforme
colonie entière... mettent en garde le gouvernement contre la responsabilité qu'il assume en appliquant inconsidérément des lois étudiées et votées hors de l'Algérie par des assemblées incompétentes en la matière, parce que composées de membres ne connaissant ni l'Algérie, ni les Algériens...
(1) Ce qui devient au Congrès des Colons de juin 1919 : débarrasser l'Algérie des liens qui la paralysent, des parasites qui la dévorent, la soustraire aux brimades administratives, assigner à l'agriculture le premier rang..., etc., et dans L'Écho d'Alger : V Algérie « libre » (article du 22 avril).
(2) Devant le Conseil supérieur, Jonnart déclare : II faut délibérément s'orienter dans le sens d'une plus large décentralisation dictée par une politique de confiance et reprend les mêmes propos dans sa lettre d'adieu aux Algériens (29 juillet 1919).
(3) 7 mars 1919.
(4) Déjà avant-guerre il y avait parmi les conseillers municipaux siégeant au titre indigène des Français libéraux. Ainsi à Alger, M8 I^dmiral qui avait défendu les accusés de l'affaire Margueritte à Montpellier et s'était attiré la reconnaissance unanime des Musulmans.
(5) Cf. collection de L'Ikdam, articles de HADJAMMAR, ABOU EL HACK, S. DENDEN.
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aux espérances des assimilationnistes métropolitains (1) effrayait au contraire les Français d'Algérie. Un tel plan nous conduit à la guerre civile déclarait le journal de Morinaud (2).
En fait, beaucoup de Musulmans, même évolués, ne voulaient pas de cette politique de naturalisation. Il n'est ni -politique, ni sage, disait l'un d'eux de vouloir imposer à des gens qui ne le demandent pas un système qui mettrait le trouble dans leur vie et ferait violence à leur sentiment religieux et à leur amour-propre (3). L'émir Khaled prit donc position très nettement contre les « Jeunes-Algériens » favorables à l'assimilation.
L'indigène n'acceptera pas la qualité de citoyen français dans un statut autre que le sien pour une raison d'ordre essentiellement religieux... C'est une chose utopique : i° La niasse n'en veut pas ; 20 La France ne décrétera jamais cette naturalisation en masse dans la crainte injustifiée de voir l'élément européen submergé par les cinq millions d'indigènes... Ne parlons donc pas d'assimilation.
Et de formuler un programme d'esprit encore nettement assimilationniste puisqu'il comportait à la fois l'accession de certains indigènes à la qualité de citoyens français dans le statut personnel musulman, une représentation au Parlement, le rattachement pur et simple des trois départements à la Métropole, la suppression dés communes mixtes, la création d'une Université arabe et l'instruction obligatoire en français et en arabe (4).
Cette prise de position fit éclater le groupe des « Jeunes-Algériens » et les élections municipales d'Alger en décembre 1919 opposèrent les-deux tendances : la liste menée par l'émir Khaled l'emporta largement sur celle des intellectuels naturalisés ou favorables à la naturalisation (5).
Du côté français on se réjouit ouvertement à Alger de la défaite des « Jeunes-Algériens », mais on ne manqua pas de souligner pour la Métropole la pesée du conservatisme indigène, voire le brusque réveil du fanatisme musulman. Le nouveau gouverneur général lui-même dans un rapport du 4 mai 1920 en tirait argument pour demander le retour à une politique d'autorité :
Les indigènes sont toujours de grands enfants qui ont besoin d'être protégés contre leurs propres impulsions. Il n'est pas question de restreindre l'étendue des droits qui leur ont été confiés, mais on voit chaque jour la nécessité de restituer aux administrateurs leurs anciens pouvoirs disciplinaires... (6).
Ces élections en tout cas indiquèrent nettement que le flot des naturalisations, redouté par certains, souhaité car d'autres, n'aurait pas lieu.
(1) Au fur et à mesure qu'une élite instruite à l'occidentale se forme, enrolons-là dans nos rangs par la naturalisation (Général PENKEQTJIN).
(2) Le Républicain de Constantine (21 mars 1919). 1,'article déclarait préférer à tout prendre une représentation indigène par un collège indigène... un député par département et un sénateur pour toute l'Algérie. Cf. également L'écho d'Alger (r6 mars 1919).
(3) L'Ikdam (18 décembre 1919).
(4) In L'Ikdam, 21 et 28 juin 1919.
(5) I(iste Knaled-Hadj Moussa (940 voix à la tête de liste) toute entière élue. I,iste Dr BentamiOuld-Aissa (392 vois à la tête de liste : Sadek Denden n'avait que 128 voix, Me I^admiral 107).
(6) ~L& 29 décembre 1920, le gouvernement fut interpellé par les députés de l'Algérie qui obtinrent de la Chambre Bleu Horizon un ordre du jour de fermeté : La Cliambre confiante dans le gouvernement pour poursuivre d'accord avec les Assemblées algériennes... et comptant sur lui pour maintenir l'influence française et assurer la, sécurité indispensable au développement de la, colonisation.
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De 1919 à 1924 il n'y eut que 359 demandes instruites (1) dont 27 furent rejetées. I^e droit individuel à la naturalisation n'eut donc pas les répercussions annoncées. La participation des conseillers municipaux indigènes au choix des maires et des adjoints n'eut pas non plus les conséquences attendues. En étudiant les élections municipales jusqu'en 1923, on arrive à cette conclusion que dans deux cas seulement la majorité électorale a été battue pour la désignation du maire par la coalition de la minorité et des élus indigènes.
Et même dans l'immédiat, les masses indigènes ne parurent pas avoir saisi qu'un rôle nouveau leur était ouvert : seuls les courtiers électoraux ou les agents des confréries eurent raison de leur apathie ou de leur méfiance (2). Mais le bulletin de vote fut peu à peu apprécié pour sa valeur marchande ou son poids dans la rivalité des notabilités locales.
Quant aux véritables résultats des réformes, il faut prendre du recul pour les voir apparaître (3). 1/élection a incontestablement remis en cause la tradition de l'autorité. Chez un peuple habitué à l'obéissance passive les réformes ont eu un effet d'émancipation plus que d'apprentissage des' libertés publiques. Non que les réformes aient porté un coup décisif à l'Administration française ou à l'influence des chefs traditionnels, mais elles ont révélé les principes de leur autorité. Notre politique indigène s'était toujours appuyée sur l'action de certaines familles : celles-ci allaient être mises dans l'obligation de jouer leur prestige dans des élections et de se compromettre par des candidatures officielles. Face aux politiciens formés dans les villes, à la française, elles allaient se sentir en état d'infériorité et d'autant plus que les élections eurent tendance à se faire contre les candidats patronnés par l'Administration. Par là même les djemaa et leurs présidents élus durent pour affirmer leur indépendance se poser face à l'autorité des caïds et autres fonctionnaires nommés et cultiver l'esprit d'opposition. H en fut ainsi à la base dans les minuscules djemaa, mais il n'en alla pas autrement plus haut dans les conseils de la colonie : la représentation restreinte des Musulmans dans les conseils mixtes, encore viciée par la présence d'élus « administratifs » leur enlevait toute possibilité d'action autre que négative et leur interdisait de faire un réel apprentissage politique.
VIII. — CONCLUSION
Si l'on cherche à faire le bilan de cette politique de réformes commencée par les campagnes de Paul Bourde, l'action d'Albin Rozet et des groupes indigénophiles et qui se résumait en somme dans le souhait que les Musulmans d'Algérie soient admis dans la cité française, il faut bien convenir que les résultats furent modestes : la suppression des plus choquantes inégalités fiscales, l'introduction de quelques institutions électives n'entraînèrent ni
(1) Il est vrai que l'Administration ne mit aucun empressement à instruire les demandes, ni à faire de la publicité à la mesure. Il ne me plaît pas de reconnaître que cette loi a été escamotée, mais je dois le dire. Sans doute n'y eut-il pas un enthousiasme massif de la part des Musulmans, mais on pouvait le développer... (déclaration du Pr Berger Vachon, ancien délégué financier d'Alger, au Colloque universitaire de 1957).
(2) I^es indigènes voyaient là un artifice gouvernemental ayant pour but d'atteindre plus sûrement les contribuables et les conscrits (d'après des rapports d'administrateurs de Commune mixte).
(3) Par exemple la suppression du permis de voyage permit l'émigration en France, ellemême grosse de conséquences politiques.
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la disparition des juridictions d'exception et du code de l'indigénat, ni une représentation indigène assez nombreuse pour être assez efficace. La création d'un corps électoral indigène restreint pouvait être un point de départ indispensable, la préparation à une éducation politique, nécessaire ; encore eut-il fallu ne pas séparer absolument les deux collèges électoraux (1), français et indigène, ni restreindre absolument aux conseils de la colonie la représentation des Musulmans.
Dans la perspective française d'assimilation progressive, l'extension du droit de cité allait se trouver bloquée par ces deux obstacles. Ces obstacles tiennent à la fois à des exigences d'ordre juridique et politique. L'exigence juridique ne doit pas être sous-estimée. Les libéraux n'arrivèrent pas à vaincre la conception héritée des légistes du Sénat impérial qui avaient inspiré le Sénatus-Consulte de 1865 — à savoir l'incompatibilité du maintien du statut personnel des Musulmans avec la jouissance des droits civiques (2). L'idée d'une « naturalisation spéciale » n'impliquant pas la renonciation au statut n'arriva pas à prendre forme et la loi de 1919 finit par désigner sous ce vocable l'accession aux droits électoraux locaux.
Mais il est bien évident que l'obstacle essentiel qu'avait rencontré l'action réformatrice en Algérie tenait à la mentalité coloniale de la population européenne. Le principe intangible de la suprématie nationale, si souvent invoqué par les élus et les administrateurs de l'Algérie, servait en fait à couvrir le maintien des privilèges et l'assujettissement des indigènes. De là ce farouche statu-quo, ce front hargneux vis-à-vis de tout ce qui venait de la Métropole. Et sans doute les colons avaient-ils le sentiment que leur domination reposant sur la victoire des armes (3) serait complètement remise en question si l'on entrouvrait seulement la porte aux réformes. Mais cette mentalité obsidionale, cette attitude de refus et de combats ne pouvait que dresser contre eux la jeunesse musulmane. On pense à Sparte vivant dans l'obsession du péril hilote et l'aggravant par les moyens mêmes qu'elle employait à le conjurer...
Enfin, il importe aujourd'hui dans un contexte différent de ne pas se méprendre sur la signification et la portée de cette politique réformatrice. Elle ne fut pas modérée seulement par souci d'être acceptée par les Français d'Algérie, elle se voulait telle par doctrine et par méthode. Elle a été avant tout la doctrine d'une équipe d'hommes politiques, d'administrateurs et de publicistes de tendance libérale en matière coloniale, mais néanmoins fort éloignés de tout radicalisme (4). Que ce soit le grave Temps qui ait toujours été à la pointe du combat — et ce, depuis 1880 (5) — donne la mesure exacte de ce réformisme. La bourgeoisie républicaine et libérale à
(1) Par la suite, les colons s'en tinrent toujours au principe des deux collèges même lorsqu'il fut question de représentation au Parlement. Cf. propositions Duroux (iQ36),-Taittinger (1936), Doriot (1937).
(2) « Tout le problème se ramène à trouver des formules de législation qui permettent de concilier pour les Musulmans la qualité de citoyens français avec leur statut personnel », avait noté très justement le sénateur Bérenger dans son rapport de juin rgi4 au nom de la Commission d'Études sénatoriale. Une très sérieuse enquête juridique avait été menée par La Revue indigène (juillet-août I9ir).
(3) « Nous autres vainqueurs nous n'avons pas à demander aux indigènes si telle ou telle chose leur convient » (M. Marchis, Délégation des Colons, 26 mars 1908).
(4) Des hommes politiques situés plus à gauche, comme Caillaux ou Jaurès, avant 1914 n'intervinrent jamais dans les débats parlementaires algériens que nous avons rapportés.
(5) Or, il relaya en la matière le non moins libéral Journal des débats, désormais discret sur les questions algériennes.
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laquelle il donnait le ton voulait créer une nouvelle France en Afrique du Nord. Mais pour y parvenir, elle en vint à penser qu'il fallait non seulement multiplier les colons, mais aussi attacher les indigènes à la France par un régime de justice (i). Il ne s'agissait pas pour autant de sacrifier à un égalitarisme idéologique : d'Albin Rozet à Marius Moutet, les indigénophiles « sentimentaux » — les seuls qui furent vraiment populaires auprès des Musulmans — servirent au contraire de garde-fou à l'action des politiques « libéraux ».
Ces notions d'étapes nécessaires, d'évolutions prudemment dirigées, étaient étroitement liées à la méthode de ces réformateurs dont beaucoup étaient issus de l'Administration. Il est vrai que du côté musulman, après la tragique faillite des élites indigènes, les « libéraux » ne.trouvaient en face d'eux qu'une minorité d'évolués, « Jeunes-Algériens », incertains d'euxmêmes et de leur avenir, coupés des masses, celles-ci encore très arriérées et très médiocrement préparées à l'exercice d'une vie politique. Cela n'était pas fait pour incliner les politiques français à devancer les étapes.
Quoi qu'il en soit, obstacle juridique, exigences politiques contradictoires, nécessités de doctrine ou de méthode, on se refusa à faire de quelquesuns mêmes de nos « sujets » des citoyens français-musulmans complets ; on se contenta d'en faire des électeurs algériens. I/Histoire dira peut-être un jour que ce fut la porte ouverte à une citoyenneté algérienne. Dès lors, et dans la mesure où la politique d'assimilation était un idéal raisonnable, une extension à la romaine du droit de cité, n'exigeant pas la renonciation et pour ainsi dire la conversion des Musulmans, on peut tenir que c'est en 1919 qu'a été manquée la politique d'assimilation (2).
Charles-Robert AGERON, Professeur au lycée Lakanal.
REPRÉSENTATION DES MUSULMANS
i° CONSEIIVS MUNICIPAUX DES COMMUNES DE PI,EIN EXERCICE A) Nombre des conseillers municipaux autorisé •■© Décret du 7 avril 1884 : de 2 à 6 et jusqu'au quart de l'effectif total. © Décret du 13 janvier 1914 confirmé par le décret du 6 février 1919 : de 4 à 12 et jusqu'au tiers de l'effectif total.
B) Corps électoral pour les élections municipales •© Décret du 7 avril 1884 : être âgé de 25 ans, 2 ans de résidence consécutive,
être propriétaire ou fermier, fonctionnaire (départemental ou communal).
Pas d'inscription d'office. >© Décret du 13 janvier 1914 et décret du 6 février 1919 : droit de vote élargi
aux commerçants sédentaires patentés, aux diplômés, aux anciens
militaires... Inscription d'office : 421 000 électeurs.
(1) I,es mesures d'équité comptaient plus pour la bourgeoisie libérale que les étiquettes politiques : politique d'assimilation, politique d'association (cette dernière formule cepeudant plus à son goût avant 1914, l'assimilation servant de nouveau de drapeau à la gauche). Cf. ma « Brève histoire de la politique d'assimHation en Algérie.» (Revue socialiste, mars 1956).
(2) I^es premières « Histoires nationales de l'Algérie » écrites en arabe remontent à 19301932 : TAWFÎQ-EL-MADANI : Kitâb al-Djazâ'ir et EL MM : Ta'rîkh al-Djazffir.
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2° CONSEILS DE DOUARS ET COMMISSIONS MUNICIPALES DES COMMUNES MIXTES
0 Décret du 6 février 1919 mettant en oeuvre la loi du Ier août 1918 : crée un corps électoral pour les « djemaa » semblable à celui des communes de plein exercice (jusque-là les membres en étaient désignés par les préfets).
© Les présidents de djemaa, élus, deviennent membres de la commission municipale au même titre que les caïds (fonctionnaires nommés).
3° CONSEILS GÉNÉRAUX
A) Nombre de conseillers © Décret du 24 septembre 1908 : 6 conseillers élus (jusque-là nommés par le
gouverneur général sous le nom d'assesseurs musulmans). © Projet de loi du 9 mars 1914 : 9 conseillers (avait prévu le tiers de l'effectif
total) ; devenu décret du 6 février 1919 : 9 conseillers ou le quart de
l'effectif total).
B) Corps électoral
© Décret du 23 août 1898 : sont électeurs : i° Les conseillers municipaux indigènes en communes de Plein exercice ; 20 Les membres des commissions municipales (c'est-à-dire les caïds et les présidents de djemaa ; 30 Les chefs de « kharouba » en Kabylie.
® Décret du 6 février 1919 : sont électeurs : i° Tous les électeurs inscrits sur les listes électorales en communes de Plein exercice ; 20 Les membres indigènes des commissions municipales et des djemaa en communes Mixtes.
40 DÉLÉGATIONS FINANCDàRES
A) Nombre des délégués
9 Décret du 23 août 1898 : 24 délégués « colons » + 24 délégués « non-colons » + -f 21 délégués « indigènes » (15 délégués « Arabes », 6 « Kabyles » soit 3 par département et 6 pour le Sud (Territoires militaires).
® Décret du 6 février 1919 et 29 avril 1919 : nombre inchangé, mais autre redistribution : 2 seulement pour les territoires du Sud.
B) Corps électoral © Semblable à celui des Conseils généraux : 5 000 environ entre 1898 et 1919 ; 103000 après 1919 (Européens colons : 12 512 voix; non-colons : 38 523 voix).
50 CONSEIL SUPÉRIEUR DE GOUVERNEMENT
@ Décret du 23 août 1898 sur 60 membres (pour moitié d'origine administrative et pour moitié élective) : 7 délégués indigènes : quatre choisis par la section « indigène » des délégations Financières (dont un « Kabyle ») et trois notables désignés par le Gouverneur général.
6° AUCUNE REPRÉSENTATION DANS LES « ASSEMBLÉES MÉTROPOLITAINES »
® Les conseillers généraux indigènes par exemple ne prennent pas part aux élections sénatoriales.
COMPTES RENDUS
Charles DE RÉMUSAT, Mémoires de ma vie, t. I : Enfance et jeunesse, la Restauration libérale (1797-1820), présentés et annotés par Charles-H. POUTHAS, préface de Gilberte DE CORAL-RÉMUSAT, Pion édit., 1958, 475 p., in-8°.
Les années d'apprentissage d'un doctrinaire.
Voici donc le premier tome des Mémoires de Charles de Rémusat ; l'ensemble en comportera quatre, embrassant jusqu'à son terme, en juin 1875, le récit de la vie de l'auteur :-philosophé toute son existence, chansonnier, dramaturge à ses heures, académicien, député, ministre de Thiers pendant quelques mois en 1836 et 1840, écarté du pouvoir par Guizot, de la vie publique par le 2 décembre, rentré dans la politique en 1871 à la suite de son patron dont il fut encore une fois le ministre avant de mourir à soixante-dix-huit ans. Destinée brillante au total, mais peut-être décevante pour le prince de la jeunesse doctrinaire des années 1820 ; une longue carrière politique, mais au second rang, avec des éclipses prolongées que ne compense pas, comme pour Tocqueville, le caractère décisif des succès littéraires ; le souvenir aimable d'un dilettante à la fois comblé et embarrassé par la diversité de ses dons.
Ses mémoires eux-mêmes, parmi ceux de ses contemporains, paraissent sans doute les derniers. « J'ai toujours été peu entreprenant, peu pressé, confiant dans l'avenir comme si c'était un fonds inépuisable qu'on ne peut pas dépenser » ; de 1858, la soixantaine franchie, jusqu'à sa mort, sans hâte, il a couvert plus de onze mille feuillets de son écriture serrée. A la fiu, consubstantiels à l'existence de leur auteur, ces mémoires devenaient un journal : digressions philosophiques et morales, passages documentaires, mémentos de voyage, tout y prenait place. Comment procéder à une publication intégrale ? La terrible sincérité du narrateur ne pouvait qu'allonger les délais de convenance, surtout pour son fils Paul qui suivait également une carrière politique ; la famille publia d'abord les mémoires et la correspondance de la mère de Charles. Leur succès fit peut-être tort au manuscrit du fils. L'arrière-petite-fille de notre auteur; Mme de Coral-Rémusat, femme d'un esprit distingué, avait voulu assumer la tâche de la publication. Son décès en 1943 interrompait tout. C'est alors que M. Pouthas accepta de la famille la mission d'éditer les Mémoires dont la publication commence. En dehors de deux fragments parus dans la Revue des Deux Mondes en 1940-1941, leur texte est entièrement inédit. Publier intégralement l'ensemble était impossible ; l'éditeur a finalement adopté le parti suivant : retrancher certains passages qui lui ont paru de moindre intérêt, documents aujourd'hui publiés ou digressions qui en répétaient d'autres, mais en marquant, au moyen d'un bref résumé chaque suppression de texte ; par ailleurs, respecter absolument ce qu'avait écrit Rémusat. La publication achevée, une copie complète du manuscrit sera déposée à la Bibliothèque nationale à la disposition des chercheurs. En fin de compte, en littérature comme en politique, Rémusat a de la chance : un siècle après le début de leur rédaction, ses Mémoires font leur entrée dans le monde. Son oeuvre prendra place sur le rayon de bibliothèque où figurent déjà celles de ses émules Guizot, Broglie, Pasquier, Mole, Barante, fruits des loisirs que Napoléon III imposa aux « hommes d'État sans ouvrage ». Un nouveau mémorialiste est né, son destin littéraire commence.
Rémusat, on l'a dit, n'a connu qu'une demi-fortune en plusieurs carrières cumulées. Gardons-nous toutefois d'exagérer. Chacune de .ces demi-réussites
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eût comblé un homme ordinaire. Bn vérité, au pouvoir, à la célébrité, à la richesse, il a préféré le bonheur tel qu'il le concevait. Corn me M. Teste de Valéry, il « s'est préféré ». « Ma nature, dit-il, est moins agissante que mon esprit n'est énergique » et encore « il y avait beaucoup de solitude dans ma vie ; il y en a toujours eu beaucoup... A quelques égards, j'ai mené un peu- dans le monde le train d'un bourgeois qui y est admis par exception, d'un lettré, d'un précepteur qui s'y serait fait accepter et qu'on y conserverait par estime et par habitude ».
Un témoin, passionnément. « Je me suis toujours fort intéressé à la vie », écrit-il dans son avertissement, « si je me laissais aller, je mettrais tout dans ces mémoires, ils deviendraient infinis... mais je me rappelle parfaitement m'être, en tout temps, proposé d'en faire à propos de moi un tableau plus complet de la vie humaine que je n'en ai trouvé dans aucun livre. » Ces mots décèlent le mémorialiste de tempérament. Sans doute, « ces mémoires seront un peu historiques », mais ils n'appartiennent pas au genre « mémoires d'homme d'Btat » dont le modèle est ceux de Guizot : portrait officiel d'où a disparu tout ce qui est personnel, apologie tendancieuse d'une carrière qu'on espère bien reprendre un jour, et qui paraît du vivant de l'auteur. Rérnusat écrit pour témoigner, sans arrière-pensée utilitaire : « Il 3' a une partie de la vie qui pourrait suffire toute seule à un récit, c'est celle qu'animent l'imagination et le sentiment, ce qu'il faut bien appeler la vie romanesque, faute d'un autre mot... Je ne croirais pas me peindre tout entier, si je ne disais quelque chose de ce qui, par intervalles, m'a paru faire tout le prix de la vie. » Citons encore, il y a plaisir à le faire : « Que de fois ne m'est-il pas arrivé, surtout dans la solitude, dans l'insomnie, en voyageant, en marchant, d'éprouver de ces impressions sans nom, vagues, flottantes, ou qui ne sont que passagèrement distinctes et que je cherche vainement à définir en ce moment où j'en aurais besoin... Ce sont de celles qui, dès qu'elles tournent à la méditation, nous conduisent à nous demander si les choses sont, en effet, comme elles semblent, ce que nous sommes, ce que nous éprouvons, quelle est la part du songe, la part de la réalité dans tous les sentiments de l'existence. » Rérnusat est un homme pour qui la vie intérieure existe : ces Mémoires sont aussi des Confessions.
Mais leur auteur s'est passionné pour l'histoire de la société : « J'ai vu la fin ou du moins les restes du xvme siècle et toutes les transformations d'idées, de moeurs, de modes qu'ont subies depuis près de soixante ans les individus, les familles et les salons. » En les notant, Rérnusat a pensé aux historiens futurs. « Pourquoi ne le dirai-je pas ? J'imagine que la correspondance de ma rnère pourra être un monument de notre littérature et de notre histoire, comme les lettres de Mme de Sévigné, de Mme de Maintenon, de Mme du Defiand. Il me semble en conséquence qu'on fera des recherches sur la société de Mme d'Houdetot, précieux débris de celle de l'ancien régime par-delà la Révolution, ainsi qu'on en fait pour la société de Mme de Rambouillet, de Mme de Lafayette, de Mme Geoffrin. » Bref, il s'est flatté de laisser une documentation véridique aux Sainte-Beuve à venir.
Né en 1797, la même année que M. Thiers, Rérnusat est un « enfant du siècle ». Les gens dans sa petite enfance prononçaient continuellement devant lui ces deux expressions : dans l'ancien régime et pendant la Révolution. Des deux côtés, il sort d'une lignée de condition moyenne s'élevant par la fortune et les emplois de robe aux rangs inférieurs de la noblesse. On ne doit rien aux princes. La Révolution a guillotiné un grand-père inoffensif et ruiné à peu près la famille. Son père, ancien avocat général à la Cour des Comptes de Provence, a épousé à 34 ans, en 1796, sa rnère âgée de 16 ans et qui constituait alors « une sorte de bon parti ». Avec les domestiques de la famille (que de domestiques dans ces familles ruinées !), on vit décemment des débris de deux fortunes ; sans nostalgie aucune de quelque passé que ce soit, l'esprit disponible, on s'entretient des « merveilles du consulat naissant ». On s'en entretient d'autant plus que Mme de Rérnusat connaît Mme Bonaparte, que, par un coup de fortune.
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Joséphine la choisit comme daine d'honneur, M. de Rémusat, qu'on ne peut laisser loin de cette jeune femme d'une vingtaine d'années étant fait préfet du Palais. Charles a beau avoir à peu près cinq ans alors, ce sont choses qui ne s'oublient pas. « Une fois que nous eûmes pénétré dans le monde du gouvernement, la vie changea de face pour moi. Elle me parut plus animée, plus variée, elle prit plus d'éclat, plus de richesse et je m'habituais à me regarder comme un heureux de ce monde. » A deux reprises il voit Bonaparte qui lui tire les oreilles en demandant : « Apprend-il les mathématiques ? » Puis vient le matin du sacre ; le père, endossant son habit de gala- dit gravement au futur doctrinaire (alors bambin de sept ans) : « Mon enfant, je regrette que ton âge ne te permette pas de comprendre encore toute la grandeur d'un jour comme celui-là ! » Sa mère a reçu des diamants de Joséphine ; la famille choisit une livrée pour les voitures dont elle a désormais l'usage : « Nous devenions de véritables gens de cour. » Le revers existe ; il n'est que d'attendre ; les mémoires de Mme de Rémusat sont classiques, et son fils a su, pour cette période, ne pas faire double emploi. On dépense encore plus qu'on ne reçoit ; l'étoile des protecteurs, Talleyrand et Joséphine, pâlit vers 1807 alors que Charles, âgé de dix ans, devient interne au lycée Napoléon.
Pas très bonapartiste, le lycée Napoléon ! Il y a bien l'économe, mais les autres membres de son personnel ne sont pas positivement des séides du grand homme. Assez curieusement d'ailleurs, les sentiments religieux sont aussi tièdes que les sentiments napoléoniens. Guère de républicains non plus : on fait du latin et des esprits libres ; on y fait aussi de la philosophie dont le jeune Rémusat aborde dès la seconde, en 1812, l'étude facultative. « Cette résolution tout à fait fortuite... est peut-être la plus importante que j'aie jamais prise de ma vie. » C'est le coup de foudre ; lui-même parlera plus tard du premier amour de l'étudiant en philosophie. « Le mouvement du savoir et de la pensée depuis trois siècles devenait pour moi le grand événement de l'histoire. Si les leçons de l'Église avaient cessé d'être seules écoutées, si les anneaux de la foi étaient tombés comme ceux d'une chaîne brisée, ce n'était plus le caprice, ou la faiblesse, ou la passion qui se lassait du frein et cherchait le relâchement et le désordre, c'était la réaction légitime de l'examen contre l'autorité, c'était l'acte d'émancipation de la raison humaine ressaisissant son pouvoir et proclamant sa liberté. Je compris donc mieux ce que c'était que cette philosophie du xvme siècle, dont je n'avais longtemps ouï-dire que du mal et que maintenant j'apprenais à distinguer de ses abus et de ses erreurs. Il me serait resté à lier la philosophie à la politique et à poursuivre le mouvement de l'esprit moderne jusque dans la Révolution française, mais ce pas je ne le franchis point. »
Sa philosophie n'était pas superflue. Vers 1812, ses parents sont à peu près disgraciés ; aussi voient-ils venir avec indifférence la chute du maître. « Rien ne m'a convaincu par la suite de l'imprudence qu'il y a pour un homme qui garde un peu de liberté d'esprit et de principes de conscience à servir le pouvoir absolu, autant que la cruelle fausseté de la situation de mes parents et de beaucoup d'autres honnêtes gens éclairés pendant les dernières années de l'Empire. Rien n'a peut-être plus contribué à me faire résoudre de mettre toujours ma situation d'accord avec mes pensées. »
Le chapitre sur 1814 (p. 121 sqq) est extraordinaire. L'invasion approche ; personne ne critique le maître qu'on sait perdu. On plaisante tout au plus, mais pas l'Empereur. « Chacun de ses revers semblait apporter un nouveau ridicule à Cambacérès. »
Le 31 mars, Charles voit passer l'Empereur ; mais ce n'est plus Napoléon, oublié sans réticence, c'est Alexandre Ier de Russie. « Je m'approchai à'petite distance et j'aurais pu, si je m'en étais soucié, toucher le cheval d'Alexandre... Je ne voudrais pas exprimer après coup avec trop de précision ce qui fut comme une apparition d'idées assez confuses, mais il est certain qu'à la vue de cette troupe guerrière, venue de si loin, le fer et le feu en main, et marchant paisi-
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blement au milieu de cette grande et célèbre ville, qui ne se montrait ni attristée, ni courroucée en regardant la figure naturellement douce et affable de l'empereur Alexandre et le caractère pour ainsi dire pacifique de cette solennité qui aurait pu être si différente et à laquelle on prenait soin d'ôter toute insolence de triomphe, je conçus qu'il pouvait y avoir une chose qui s'appelait la civilisation et qui malgré tout était en ce jour-là véritablement victorieuse » (p. 139). « Je me suis dit souvent depuis... que c'était dans ce moment-là que j'étais devenu libéral. » Quel commentaire à l'Esprit de conquête de Benjamin Constant et aux Considérations de Mme de Staël ! Quand 1' « usurpateur » est tombé, ce sentiment de décompression, c'est le libéralisme.
Par malheur, il fallait un gouvernement. Ce ne pouvait être celui d'Alexandre et ce fut celui des Bourbons. Ils n'intéressent pas le jeune Rémusat qui les trouve « solennellement ennuyeux » ; les camarades du lycée pensent beaucoup de mal de Chateaubriand, sycophante qui « se traîne dans la boue ». Là, pas de coup de foudre ! « Les royalistes avaient beau croire à une contre-révolution, la restauration était en elle-même une révolution, c'est-à-dire le renversement par la force d'un gouvernement que la France avait reconnu et qu'elle avait cru durable. Aussi n'ont-ils jamais compris qu'au lieu d'avoir uniquement ramené la stabilité, elle en avait en même temps affaibli l'idée. I/Empire était tombé, on essayait la Restauration, voyons ce qui en arrivera. Cette pensée fut celle de beaucoup d'esprits. Ce fut du moins la mienne, et l'on se fit ainsi à l'habitude de regarder les gouvernements comme des essais. C'est ainsi que nous en sommes venus à douter toujours de l'avenir politique des pouvoirs établis et que la Restauration a commencé à nie familiariser avec les révolutions. »
C'est aussi la disgrâce totale pour les parents Rémusat. La Restauration ne peut leur savoir gré ni de leur fidélité, ni de leur froideur à l'égard de Napoléon. Mais lorsque arrivent les Cent Jours, ils sont vaguement exilés hors de Paris et doivent se replier sur la terre de Lafitte en Haute-Garonne. Sans doute, au retour du roi, les amis de Paris, Talleyrand, Pasquier n'oublient pas M. de Rémusat et lui font attribuer la préfecture de Toulouse. Habituée à la familiarité des têtes couronnées, l'ancienne dame du Palais trouve la compensation inégale et pleure sa déchéance. D'ailleurs la famille s'installe à Toulouse au lendemain de l'assassinat du général Ratnel et la position du préfet de Talleyrand ne laisse pas d'être délicate. Charles revient à Paris faire son droit (qui ne l'accapare guère !). Il va dans le monde ; on l'accueille chez Mme de La Briche, belle-soeur de Mme d'Houdetot et belle-mère de Mole, où une brillante société féminine se réunit ; entre autres, Mme de Barante, femme d'un fonctionnaire qu'on dit fort intelligent et fort laid. « Elle avait le goût de la famille pour les dissertations sentimentales, je répondais volontiers à cet appel. On trouvera dans mes manuscrits une chanson qui s'appelle Le rêve. C'était la mode de me la faire chanter. On ne manqua pas de la trouver jolie. Césarine [de Barante] m'en demanda une copie : je la lui envoyai le lendemain avec un billet un peu précieux et des vers. En tout, les petits vers et les romances, choses qui n'étaient pas aussi décriées qu'aujourd'hui, jouèrent un grand rôle dans mes relations avec la famille d'Houdetot. » En tout cas, avec Césarine, la romance sera le début d'une longue amitié amoureuse dont ce rouquin de Barante — quinze années de plus que Rémusat — s'accommodera si bien qu'il deviendra lui aussi l'ami de notre auteur. Oh ! Wolmar, Saint preux ! Le sensible Charles se sent des ailes : « Enchanté de vivre, d'aller libreinent, de chercher seul les succès et les plaisirs du monde, soutenu par un sentiment secret, qui donnait du prix à tout dans la vie, je ne voyais devant moi que mouvement et bonheur. Je me rappelle encore d'une manière distincte mes soirées de bal, les petits incidents qui les animaient comme des drames, les entretiens d'un moment, un bras donné, un bouquet ramassé, un schall remis, toutes ces choses légères qui rayonnent dans le souvenir comme des étoiles sur le fond du ciel. Je les raconterais à l'instant et avec délices, s'il le fallait, et si l'on n'avait
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honte souvent de ce qui fait le plus grand bonheur de ce monde. » Excellent garçon ! On chercherait en vain de tels passages dans les mémoires de Guizot et en général dans les mémoires doctrinaires ■-— à l'exception peut-être de ce séducteur de Mole, mais avec une déplaisante fatuité dont Rémusat est parfaitement exempt.
Mais en même temps, le jeune homme s'initie aux sciences qu'on négligeait à peu près totalement au lycée Napoléon. Heureuse époque, où un débutant peut suivre l'enseignement de Gay-Lussac et surtout celui de Thénard. « Toute mon admiration,. tout mon respect se tournait vers les savants du temps... Moi qui ne cessais pas d'écrire des pages romanesques sur mes sentiments intimes, je n'estimais plus, en dehors de ce qui les concernait, que les connaissances expérimentales. Si ce qu'on a appelé depuis la philosophie positive avait existé, j'aurais risqué d'en devenir un adepte. Au fait, je traversais une phase nécessaire de l'esprit moderne. A cette époque, les sciences physiques, la médecine, la physiologie, même les arts industriels, étaient autant de produits que le génie des temps nouveaux avait marqués à son empreinte. Les traditions du Moyen Age, les idées aristocratiques, la religion enfin étaient profondément séparées de ces oeuvres de rationalisme et d'égalité. Le monde savant était suspect au monde de l'ancien régime ; le monde de l'ancien régime était tenu en ennemi par le monde savant. Celui-ci était donc une partie essentielle de la république dont je me sentais citoyen. L'air qu'on y respirait était l'air où je voulais vivre... » On songe au jeune Balzac ou à Auguste Comte, ses contemporains. C'est son jardin secret, dont il dissimule jalousement les accès à sa jeune tante chez laquelle il dîne chaque jour : « Je tenais à ce qu'elle ne me soupçonnât pas d'être philosophe, chimiste, libéral et amoureux ; à cela près, je lui disais tout. »
Car le préfet de père songe à « mettre son fils dans les affaires » •— entendez l'attacher à un ministre — pour lui assurer une position, et le libéralisme philosophique ne l'a recommandé ni auprès de Talleyrand, ni de Pasquier, ni même de Decazes. Condescendant, Mole, ministre de la Marine en 1817, le fait entrer dans la direction de M. Portai, aux colonies. Il y « bave de l'encre » en conscience, mais Barante, le cher mari de Césarine, pense avec son coup d'ceil habituel qu'il tourne au rond-de-cuir, tandis que l'avenir est à un certain mélange de littérature et d'administration. Ceci conviendrait à merveille au jeune Charles qui s'enchante des écrits de Benjamin Constant et se déclare décidé à vivre simplement, en faisant cas du seul mérite personnel. « J'appris à mettre la liberté effective au-dessus des formes particulières de gouvernement, à aimer mieux en avoir plus avec la monarchie que moins avec la république et surtout à préférer des droits positifs à des principes absolus... je me fixai sur ce point : la justice limite la politique. Une conséquence pratique ressortait de ces idées : c'était le respect de la légalité. » Les Considérations de Mme de Staël, parues en 1818, le passionnent ; il saute sur sa plume et rédige un article ; à qui le montrer, sinon à Barante ? Ce dernier apprécie les prémices de cet écrivain de vingt ans, communique l'article à Guizot qui le publie dans ses Archives philosophiques. Bien plus, directeur à l'Intérieur, Guizot attache Rémusat à son cabinet. « Placé près de lui, je ne tardai pas à reconnaître que, si j'avais cherché un apprentissage administratif, j'avais manqué mon coup. J'aurais pourtant assez aimé à entrer en plein dans les affaires positives. Mais Guizot était loin de là ; il ne vit tout de suite en moi qu'un rédacteur politique qui pouvait le seconder, même le suppléer. »
Le voici donc lancé sans transition au coeur de la bataille politique, y lançant des écrits (qui restent) au désarroi de ses parents qui ne comprennent pas comment de hauts fonctionnaires peuvent être libéraux ! Mais il a vingt ans, il peut pour la première fois mettre d'accord ses théories et son action ; Guizot est son patron, Royer-Collard lui dit deux mots encourageants, il fait la connaissance des Broglie, bref, il est le page de ces seigneurs doctrinaires parmi lesquels il vivra pendant vingt ans, heureux d'être lui-même sans avoir
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à se déclasser : « C'était, avec les opinions et les moeurs modernes, un mélange de l'hôtel de Rambouillet et de Port-Royal. » Le malheur, c'est que l'assassinat du duc de Berry écarte les doctrinaires du pouvoir et Charles des « affaires ». Puis, c'est la naissance d'Henri-Dieudonné. « Bête d'enfant ! », s'écrie Mme de Rémusat alors préfète de Lille. Elle ne publie pas ses écrits comme son fils, mais n'en pense pas moins. Ses espoirs allaient au duc d'Orléans : « Il est du sang des Bourbons et il en est couvert. » On s'explique que Rémusat n'ait plus tard jamais osé dire à Louis-Philippe que sa famille comptait parmi les premiers partisans de la branche cadette ! Quoi qu'il en soit, le jeune homme a désormais ses idées, ses amis, son parti ; ses années d'apprentissage sont terminées et il a seulement vingt-trois ans. '
Le récit assez long des intrigues, des projets, des espérances politiques des doctrinaires au bord de la chute comporte des précisions nouvelles comme le souligne M. Pouthas, mais les mémoires de Broglie apportaient déjà beaucoup sur ce point. Ce qui séduit surtout dans le volume, c'est cette confession lucide et sincère d'un enfant du siècle qui s'est éveillé à la vie lorsque Napoléon est tombé. La liberté pour lui, c'est le contraire de la Révolution et de l'Empire : c'est la normale, c'est la paix, la loi et l'ordre. Les doctrinaires lui fourniront l'armature philosophique où abriter ce sentiment. La carrière de ses parents l'a détaché de Napoléon sans jamais lui donner un respect véritable pour les Bourbons. Disponible, il a goûté l'indépendance, la pensée personnelle. Comment concilier cette exigence avec la vie officielle à laquelle il était destiné ? La politique libérale lui permettait, si jeune encore, en exerçant ses dons et ses goûts précoces de publiciste, de retrouver au sortir du collège ce sentiment exaltant d'une vie variée et brillante éprouvé tout enfant lors du coup de fortune de ses parents, sentiment que ceux qui l'ont connu se rappellent toujours. Mais en même temps, le lycée, puis le temps de la disgrâce lui avaient apporté, sinon l'oubli, du moins la contrepartie : il a vécu la volupté de la vie intérieure, les plaisirs du témoin désintéressé, du moraliste et, parfois, ceux de l'écrivain.
Charles de Rémusat, en effet, n'est pas Saint-Simon, ni Montaigne. C'est un publiciste plus qu'un écrivain. Dans ses grands portraits en pied (Pasquier, Mole, Guizot), la juxtaposition des touches foisonne aux dépens de l'impression d'ensemble. Mais le détail est presque toujours suggestif, probablement en raison d'une exactitude qu'il nous est aujourd'hui impossible de mesurer. L'homme, chez lui, dépassait le styliste.
On citerait beaucoup, trop sans doute ; mais cet amateur d'âmes a le sens de la présence.
Écoutons Napoléon : « Il m'avait peu imposé, et j'avais dans l'oreille, il me semble que j'entends encore l'accent étranger de sa voix saccadée quand il prononçait ces deux mots lés angles et la Péninsoul, Vu tirant sur You. » Voici du Guizot parlé : « J'ai vu ce que vous avez fait. M. de Barante me l'a montré, je l'ai trouvé très remarquable. Venez me voir, nous causerons. Je veux causer avec vous. Comment se porte madame votre mère ? » Les derniers de ceux à qui Danton a parlé... Sur Guizot, il ne tarit pas et son portrait sera classique, « une belle figure, mais amaigrie par des cheveux noirs assez abondants, engoncée dans son collet, dans ses épaules et plantée sur le petit corps d'un bossu qui n'a pas de bosse. » Et au moral donc : « Calviniste sans foi, contre-révolutionnaire sans goût d'ancien régime, atteint d'un libéralisme vague plus philosophique que politique. » Les portraits parallèles de Pasquier et de Mole, éclairés d'ironie, sont bien près d'être des chefs-d'oeuvre (ils ont tous les deux joué un rôle ; je les ai entièrement connus ; il faut en parler à loisir comme dit Montesquieu d'Alexandre...). Voici Louis XVIII ouvrant la séance où fut proclamée la charte : « Il descendit en traînant lentement ses pieds sur le tapis les degrés en pente très douce du couloir du milieu... et il monta péniblement ce trône que son prédécesseur avait eu l'air d'escalader. Quand il fut assis, sa figure assez imposante aurait fait oublier sa tournure malheureuse, si son chapeau à plumet, enfoncé carrément, n'eût rappelé la coiffure de PoUchinelle. »
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Mentionnons l'extraordinaire silhouette de Mme de Staël ; terminons en jetant un coup d'oeil sur Talleyrand à sa toilette. « Ordinairement sa chemise, au lieu d'être rentrée dans sa culotte de soie noire, tombait par-dessus et flottait comme une blouse : et il restait assez souvent dans cet accoutrement, le chapeau sur la tête, à causer avec les assistants, parmi lesquels il y avait quelquefois des femmes. »
Rémusat se voyait bien ! « La tradition n'a jamais beaucoup agi sur moi ; l'autorité moins encore. » C'est peut-être la cause de.cette lucidité qui fait de ses mémoires, selon la juste expression de l'éditeur, « un des plus beaux documents sur la vie française du xrxe siècle ». On saura gré à la famille de Rémusat et à M. Pouthas qui, dans son avant-propos, caractérise l'oeuvre avec force et sobriété, pour ensuite servir son auteur avec abnégation, qu'il préside à l'écomie du texte, renforce les notes ou supplée à leur absence. Mis en goût par ce début, attendons la suite ; Royer-Collard avait bien raison — il avait toujours raison : « Il était très vieux..., il me trouva dans la cour de l'Institut : « Eh « bien ! M. de Rémusat,' que faites-vous ? Toujours peu de choses ; tant pis. « Je ne vous dirai pas : usez, mais — cela paraîtra étrange dans la bouche d'un « homme de mon âge — je vous dirai : abusez. » »
Louis GIRARD.
Helmut KRETZSCHMAR et Horts SCHLECHTE, Franzôsische und Sâchsische Gesandschaftsberichte aus Dresden und Paris 1848-1849, 2 vol. in-8°, Berlin, 1856, 550 p.
Le recueil réalisé par MM. Kretzschmar et Schlechte, directeur et directeur adjoint des Archives centrales d'État de Saxe, a été conçu et exécuté dans l'ignorance du recueil des Documents diplomatiques du gouvernement provisoire et de la Commission Au pouvoir exécutif que nous avons publié en 1953-1954 (Imprimerie Nationale, 2 vol. in-8°, pp. xu-1128 et 1200). Celui-ci était beaucoup plus vaste, puisqu'il comportait les dépêches de tous les postes diplomatiques français, mais beaucoup plus limité dans le temps n'embrassant que la période de la Révolution au lendemain des Journées de juin ; son intérêt était d'offrir une vue de tout le mouvement révolutionnaire européen et de ses répercussions hors d'Burope.
Le recueil allemand nous donne la relation des événements de Paris par les diplomates saxons et la relation des événements de Saxe par les ministres français, le baron de Méneval, déjà en place sous Louis-Philippe, et Reinhard, à partir de 15 août 1848, pour les deux années complètes 1848 et 1849. Il comporte 340 documents, dont 180 pour l'année 1848. Les dépêches des représentants saxons, H. von Kônneritz et K. von Bose, sont, sauf exception de quelques rapports, rédigés en français. Chaque document est précédé d'un court résumé de son contenu et annoté de façon très précise et complète, notamment pour les personnes qui y sont citées. Une bibliographie (qui présente des lacunes quant à la production française contemporaine) et deux index des noms de personnes et de lieux terminent l'ouvrage.
Pour donner une idée de tout ce que ce recueil ajouté au nôtre, il suffira d'indiquer que notre recueil, pour ce qui est de la Saxe, ne comporte que les 23 dépêches du baron de Méneval adressées au rninistre des Affaires étrangères du 5 mars au 29 juin 1848. Le recueil saxon apporte donc une masse nouvelle de documents mais, naturellement, limités dans leur perspective géographique.
Les documents communs sont au nombre de 22, car il manque au recueil allemand une lettre du 19 mai 1848 (doc. fr. n° 999, t. II, p. 330). La transcription est en général la même ; cependant il y a quelques lacunes, indiquées d'ailleurs par des points de suspension, les auteurs déclarent dans leur avantpropos avoir supprimé certaines inutilités. Voici les différences entre les deux textes.
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Da première lettre de Méneval (n° 18, p. 45) est datée du 3 mars au lieu de 5.
De n° 25, 13 mars (p. 51) ne donne pas le début de la dépêche ; et le n° 27, 17 mars (p. 53) ne donne pas sa longue annexe (le programme du ministère saxon).
Dans le n° 44, 6 avril (p. 77) est supprimé un long passage sur la haine que manifestent les Polonais de Posnauie pour les Prussiens.
Manquent du n° 46, 12 avril (p. 80) le début (sur les délibérations à Francfort) et l'annexe (instructions envoyées aux délégués saxons à Francfort).
De n° 52, 27 avril (p. 88) ne donne pas le premier paragraphe sur la convocation des Chambres saxonnes et les élections récentes.
Au n° 59, 12 mai (p. 97), il manque un long passage sur le projet de concentration de 50 000 honrmes sur la frontière de Bohème, sur la dispersion par le gouvernement français des bandes rassemblées par Hecker, et sur la crise économique et financière en Saxe.
Du n° 67, 7 juin (p. 106), on a laissé tomber la phrase finale sur l'interruption des travaux des Chambres.
De n° 82, 27 juin (p. 126) ne donne pas un paragraphe sur les événements de Prague et sur leur répercussion sur l'opinion saxonne.
Ces lacunes ne sont donc pas sans importance. Dans les documents postérieurs des ministres français et dans les dépêches des diplomates saxons, on relève parfois des points de suspension, qui signalent des échoppages : on peut se demander leur raison, leur valeur et leur signification.
Il ne peut être question d'analyser le fond des rapports publiés, il y faudrait trop de détail. Insistons seulement, compte tenu de ces quelques réserves, sur le réel intérêt et la très grande utilité du recueil de MM. Kretzschmar et Schlechte.
Charles-H. POUTHAS.
Le gérant : Lucien GENET
1959. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France) ÉDIT. N» 25 276 Dépôt légal : 2-1959 IMP. N° 15 708
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PHILIPPE DU PUY DE CLINCHAMPS
LA NOBLESSE
In-8° couronne (Collection « Que sais-je ? ») 200 F
RENÉ RÉMOND
HISTOIRE DES ÉTATS-UNIS
In-8° couronne (Collection « Que sais-je ? ») 200 F
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, boulevard Saint-Germain — PARIS (6e)
1959. — Imp. des Presses Universitaires de Eranoe, Vendôme (Franoe)
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