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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1993-01-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 01 janvier 1993

Description : 1993/01/01 (T57,N1)-1993/03/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5448847q

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 03/12/2008

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Revue Française de Psychanalyse

1

L'interprétation

Tome LVII Janvier-Mars Revue trimestrielle


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

publiée avec le concours du CNL

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS, constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR

Claude Le Guen

DIRECTEURS ADJOINTS Gérard Bayle

Jean Cournut

REDACTEURS

Marilia Aisenstein Cléopâtre Athanassiou Jean-José Baranes Thierry Bokanowski Paul Denis Monique Gibeault Claude Janin

Kathleen Kelley-Lainé Ruth Menahem Jean-François Rabain Denys Ribas Jacqueline Schaeffer Hélène Troisier

SECRETAIRE DE REDACTION Catherine Alicot

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06.

ABONNEMENTS

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Abonnements annuels (1993) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès des Psychanalystes de langue française :

France : 655 F — Etranger : 790 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la

Revue française de Psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris. Tél. (1) 4634 7436.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.


REVUE FRANÇAISE

DE PSYCHANALYSE

L'interprétation

I

JANVIER-MARS 1993

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

PARIS



Sommaire L'INTERPRÉTATION

Rédacteurs : Jean-José Baranes et Claude Janin

Argument, 5

Michel de M'Uzan— Interprétation et mémoire, 7

Rosine Debray — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation lors des

consultations de la triade père/mère/bébé, 21 Marilia Aisenstein — L'interprétation au carré, 41 Marie-Lise Roux — La vérité de l'interprétation, 47

Paul Israël — Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens, 55 Ophélia Avron — Interprétation et psychodrame, 67 Simone Decobert — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique

individuel de l'adolescent psychotique, 81 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib — D'une scène à l'autre, 89 Maurice Netter — Quand le surmoi vient au secours de l'analyste, 103 Danièle Brun — Interpréter avec l'enfant, 115

PERSPECTIVES Clinique

Colette Jeanson-Tzanck — Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie d'une « vie opératoire », 135

Technique

Michel Ody — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'enfant, 147

Théorique

Michel Fain — Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation, 157

POINT DE VUE D'UN ÉGYPTOLOGUE

Alain Zivie — Rêve d'identité et identités rêvées, 163

LE RÊVE INTERPRÉTÉ AUJOURD'HUI

Edmundo Gômez-Mango — De la servitude et de l'innocence du rêve, 177

Michel Ody— Du rêve à l'autre, 185

Claude Janin — Le psychanalyste : un voleur de rêves ?, 191

André Beetschen — Délier l'animisme du rêve, 201


4 Revue française de Psychanalyse

ASSOCIATION PSYCHANALYTIQUE INTERNATIONALE

Communications prépubliées du XXXVIIIe Congrès international d'Amsterdam, IPAC, 1993 :

Dennis Duncan — La théorie in vivo, 211

Madeleine Baranger— Le travail mental de l'analyste, de l'écoute à l'interprétation, 225 Théodore J. Jacobs — Les expériences internes de l'analyste et leurs apports au processus analytique, 239

CRITIQUES DE LIVRES

Thierry Bokanowski — Freud, une vie de Peter Gay, 251

Pierre Sullivan — Folie et création de Jean Gillibert, 259

Gérard Bayle — Le Génie des origines de Paul-Claude Racamier, 265

Anne Deburge — Antoedipe et ses destins de Paul-Claude Racamier, 273

Anne Clancier — Langage et folie de Ruth Menahem, 277


Argument Jean-José BARANES et Claude JANIN

Outil classique de la cure, l'interprétation n'est pas, et de loin, l'apanage du seul psychanalyste. Mais si les deux protagonistes de la situation analytique s'y emploient, l'orientation, le devenir, les impasses du processus comme les changements que celui-ci produit sont très largement déterminés par le fonctionnement psychique de l'analyste en séance (mais aussi en dehors de celle-ci).

En tant que question de technique, l'interprétation requiert des conditions de timing, de proximité ou non par rapport au matériel inconscient, de transfert qui font l'objet de la transmission d'un « savoir-faire », avant de porter la marque du « style » personnel que chaque analyste se forge tout au long de son exercice : autant dire qu'elle témoigne, de principe, de l'état du contre-transfert. Et, au-delà de la simple technique, on voit bien que la place même donnée à l'interprétation engage la conception et les visées de la cure elle-même : le modèle optimal de l'interprétation de transfert liait l'actualité revécue dans la cure au désir infantile refoulé et jusque-là déplacé dans le symptôme, ou trouvant sa voie royale dans le rêve. Que devient ce modèle dans les cures contemporaines, où l'interprétation du conflit intrapsychique est bien plus problématique, voire même selon certains conduirait des cures à l'enlisement, si l'élaboration interprétative se limitait à celle des contenus fantasmatiques stricto sensu ?

Dans le polyglottisme actuel de la psychanalyse et la diversité des modèles théoriques, quelle définition acceptable pour l'interprétation ?

Bion définissait l'objet psychanalytique comme la réalité psychique découpée par la théorie et la technique, cette réalité faisant l'objet de l'interprétation. Mais, de nos jours, la conception mémorielle de la cure, qui fait à l'interprétation (re)construction une place essentielle, n'a-t-elle pas cédé le pas à une conception processuelle, certes toujours ancrée sur le retour de l'infantile, mais plus attentive cependant aux capacités transformatrices et de vectorisation de l'appareil psychique aux prises avec la compulsion de répétition, ainsi qu'à sa

Rev. franç. Psychanal., 1/1993


6 Revue française de Psychanalyse

tolérance à l'inconnu, à l'absence et au négatif ? Le travail sur les limites deviendrait alors la priorité.

La stratégie interprétative est-elle pour autant une pure fonction narrative ? Cette fonction, si essentielle pour la plupart des auteurs français qui considèrent que l'efficace de la cure tient au pouvoir de la mise en mots, ne semble pas, et de loin, être la préoccupation de bon nombre de collègues au-delà de nos frontières.

Alors, quels points de convergence possibles entre par exemple l'interprétation systématique kleinienne des divers états de la position schizo-paranoïde ou de la position dépressive, l'écoute du signifiant, ou l'interprétation et l'analyse du self ? Ou faut-il renoncer à trouver cette base commune dans l'interprétation ?

L'interprétation ne se confondrait-elle pas plutôt avec le travail de pensée auquel s'astreint l'analyste en situation d' « association flottante », ce qui inclut ses éprouvés corporels, ses retours de refoulé et pourquoi pas ses propres clivages ou dénis ? L'interprétation n'est-elle pas alors, fondamentalement, le récit que l'analyste se fait à lui-même sans le communiquer nécessairement, en le retissant séance après séance, sans point ultime, trame valant par l'accueil qu'elle prépare pour l'interprétation que le patient se donne à lui-même, plutôt que comme vérité proférée par l'analyste...

Viderman, citant Aristote, rappelait qu'interpréter, c'est dire quelque chose sur quelque chose. Ce numéro de la Revue a pour ambition de s'intéresser aux « manières de dire » en fonction des paramètres de cadre, ainsi que de la structure et des modalités prévalentes du fonctionnement psychique de tel ou tel patient, selon donc qu'il s'agira :

— de la cure analytique stricto sensu (par exemple dans la névrose obsessionnelle, l'hystérie ou les états « atypiques » à fonctionnement névrotico - non névrotique) ;

— du psychodrame analytique ;

— des psychothérapies ou de la cure en face-à-face (patients somatiques, adolescents, etc.) ;

— des traitements analytiques d'enfants et d'adolescents.

Mais cette liste n'est pas exhaustive.


Interprétation et mémoire* Michel de M'UZAN

Depuis la désillusion que les échecs thérapeutiques suscitèrent jadis, surtout au début des années 20, et qui furent, en partie, à l'origine de divers infléchissements doctrinaux, voire de dissidences, les questions portant sur les ressorts profonds de l'interprétation, sur les mécanismes qui y sont à l'oeuvre, occupent largement l'esprit des analystes. On est loin d'en avoir terminé avec elles, si tant est qu'on le puisse un jour, touchant cette « activité psychique totale » qu'est l'interprétation. Tout nous engage donc à poursuivre l'exploration du sujet. Ce que faisant, on se trouve constamment confronté avec des idées, des hypothèses, des constructions qui s'imposent à nous, nous séduisent, nous font rêver ou bien, à l'inverse et presque simultanément, déclenchent un besoin de les écarter au nom de quelque exigence de la raison. Quoi qu'il en soit, ces idées ne tardent pas à se représenter à notre esprit. Une situation singulière se met alors en place. On remarque que les réflexions les plus théoriques, les pensées les plus abstraites semblent à tel ou tel moment de leur développement se comporter comme ces interprétations étranges, jaillies on ne sait d'où, et qui échappent à l'esprit de l'analyste, par défi peut-être. Dans ce cas, interpréter ou parler de l'interprétation revient presque au même. On se doit donc de conserver également ces deux modalités de travail lorsque les apports de l'une et de l'autre constituent un « bien ». J'ajouterai même que les chances de la réflexion théorique sont mieux assurées lorsqu'on peut appliquer à celles-ci ce que, dans le domaine clinique, j'appelle la règle du « comme si, comme ça ». Lorsque l'analyste interprète les propos de son patient, rêves, souvenirs, lapsus, etc., il est volontiers affirmatif et dit : « Les choses se sont faites comme ça. » Or, il sait bien que son comme ça n'est qu'un comme si. Mais rien ne se passe si ce comme si n'est pas, dans le même temps, tenu pour un authentique comme ça. Soumettre la réflexion théorique à cette manière de penser peut surprendre ; je la tiens pour non

* Conférence prononcée devant la Société psychanalytique de Paris, le 17 novembre 1992. Rev. franç. Psychanal., 1/1993


8 Michel de M'Uzan

seulement légitime mais aussi, à certains égards, pour rationnelle. Une parole célèbre ne soutient-elle pas qu'on a le droit de rêver, à condition toutefois de se comporter sérieusement avec son rêve.

Ces remarques concernent très exactement la situation où je me trouve au moment de reprendre la question de l'interprétation. Je poursuis naturellement les réflexions que j'ai développées antérieurement sur le sujet. Avaient alors essentiellement retenu mon attention : l'économie de l'interprétation, l'enchaînement des phénomènes qui se déroulent dans l'esprit de l'analyste pendant les séances, le « risque » mental que ce dernier encourt lorsque se produit une altération de son sentiment d'identité et enfin la nature de l'action thérapeutique 1. Je reprendrai ici la question sous un angle différent.

Chaque analyste en fait l'expérience : au fur et à mesure qu'il voit sa pratique s'étendre et sa réflexion s'approfondir, il constate qu'il est porté à tenir davantage compte du fait que telle ou telle de ses interprétations s'est trouvée exprimée, sans avoir été préalablement « pensée », et comme en marge de toute décision effective conforme à un dessein. Peu après, dubitatif, il se dit : « Mais, cette interprétation, ne l'avais-je pas formulée précédemment ? De toute manière, j'ai dû, un jour, exprimer quelque chose de voisin. » L'interprétation existait donc déjà antérieurement, peut-être sous une forme différente, et elle avait évolué. Aurait-elle été comme happée, aurait-elle sombré pour mener une existence souterraine, seulement traduite par l'irruption ponctuelle et inopinée d'interrogations troublantes ? On aimerait penser que, protégée par le refoulement et à l'abri du jugement de l'analyste, l'interprétation avait continué d'évoluer. Dans ces conditions, la participation de l'analyste au phénomène n'est ni directe, ni délibérée, de surcroît il n'en est pas l'agent exclusif. En un sens, on pourrait comparer ce qui se passe alors avec l'édification et le développement de la névrose de transfert conçue, pour une part, comme l'enfant de l'être étrange, cette chimère que les inconscients mêlés de l'analyste et de l'analysant ont forgée 2.

Le savoir et l'expérience de l'analyste, son aptitude à se servir de ses propres réactions affectives au transfert, sa capacité à régresser tout en conservant un accès suffisant au langage non symbolique lui permettent, certes, d'atteindre les souhaits inconscients de son patient, de reconnaître l'ingérence du passé dans le présent, de détecter le désir dans la défense et dans la culpabilité, d'identifier l'angoisse de castration dans l'amour de transfert, etc. Mais il faut convenir que ces caractéristiques d'une technique souple et efficace, ces agents d'une compréhension émue des processus psychiques inconscients, ces facteurs de la découverte d'un sens dans le non1.

non1. de M'Uzan, La personne de moi-même, in NRP, automne 1982 ; Interpréter : pour qui, pour quoi ?, in RFP, 3/83 ; Stratégie et tactique à propos des interprétations freudiennes et kleiniennes, in RFP, 3/88 ; Du dérangement au changement, in RFP, 2/91.

2. M. de M'Uzan, La bouche de l'Inconscient, in NRP, XVII, 1978.


Interprétation et mémoire 9

sens ne révèlent qu'une partie, certes essentielle, de l'évolution souterraine de l'interprétation. Un mouvement qui s'est engagé parfois dès la première séance, voire dès l'entretien préliminaire, et donne l'impression qu'on est parvenu à un entendement parfait de la situation. Et puis, réelle ou rêvée, l'idée première qui en dérive s'est comme dissoute pour ne se représenter que plus tard, un peu changée, en éveillant cet effet de « déjà dit » dont je viens de parler.

Laisse également perplexe la disparité des interprétations d'un même matériel comme on l'observe si souvent à l'occasion de nos échanges. Pour en rendre compte, on fait état de la diversité des options théoriques ou doctrinales ; pensons à ce qui distingue l'une de l'autre deux interprétations selon que le pas a été donné à une approche tactique ou à une approche stratégique du texte. On mentionne aussi le rôle de la personnalité de l'analyste, celui de la position de son contre-transfert au moment où il prend la parole, ou encore celui du niveau de son écoute. On allègue que les facteurs de la compréhension sont très variés, depuis ceux qui sont les plus rationnels jusqu'à ceux qui ressortissent à l'intuition. Ces explications sont assurément fondées, mais elles me semblent insuffisantes car elles ne s'appliquent qu'à un niveau de l'activité mentale. Une place reste en blanc et, selon moi, un autre facteur essentiellement différent opère, en quelque sorte, en « amont » des processus psychiques décrits pour, déjà, déterminer des choix, résoudre des alternatives.

Pour garantir autant que faire se peut les chances de cette hypothèse, il m'est apparu qu'il convenait, en tout premier lieu, de reprendre l'examen de l'interprétation, telle qu'elle se présente dans notre pratique.

On reconnaîtra facilement que l'interprétation ne saurait être considérée isolément et qu'elle est toujours l'aboutissement d'une activité spécifique qui s'étend sur une longue période. Chaque interprétation procède, en effet, de celles qui ont été fournies antérieurement, dans un contexte parfois très éloigné, mais dont l'investissement s'est maintenu. C'est ainsi que peut se former une sorte de réseau dans lequel chaque interprétation ambitionne bien davantage qu'un seul effet précis. En d'autres termes, lorsque l'analyste intervient, il fait plus que traduire dans un autre langage ce que son patient vient d'exprimer : sans que ce soit délibéré, il exploite le passé et forge l'avenir, puisque chaque interprétation assume à son tour une fonction préparatrice.

A certains égards, conservatrice, puisqu'elle porte la marque de son passé, l'interprétation des propos actuels de l'analysant, tout en se défendant d'être tyrannique, exclut bel et bien d'autres interprétations, éventuellement pertinentes, mais dont la présentation, sur le moment, n'est pas assez forte. De cette manière, la construction analytique en cours s'ordonne, au prix toutefois de l'élimination, de tout ce qui, concevable dans un contexte différent, n'est là que déchet. « Fille » de celles qui ont permis son émergence, l'interprétation se montre into-


10 Michel de M'Uzan

lérante à l'égard de « soeurs » éventuelles. Autrement dit, elle affirme sa volonté d'être une et la seule parmi plusieurs autres. Au passage, on notera que certaines situations dites chaotiques pourraient dépendre de la perte de cette qualité.

Sous des formes différentes, mais homogènes, l'interprétation évolue en gagnant à chaque étape un degré de spécification plus élevé. Le processus n'est cependant pas régulier. Combien souvent l'analyste ne constate-t-il pas que la cure présente des alternances difficilement prévisibles, entre des périodes où l'activité interprétative s'accélère, devient plus dense, et des périodes où elle semble comme entrer en sommeil. Dans cette stagnation, les effets de l'interprétation tendent à s'éparpiller, plus rien n'étant en mesure de prendre le pas pour soutenir l'essentiel ou pour renoncer à l'accessoire. Parfois, et à l'opposé, il arrive que certaines interprétations « fortes », exprimées sous une forme économiquement adaptée à la situation du moment, surgissent sans rien devoir, apparemment, à la perlaboration. De telles interprétations mettent en place une situation de danger et, tout à la fois, permettent au patient de la surmonter. Mais, et bien que cela ne soit pas exceptionnel, il est rare qu'une « mutation » psychique se produise alors. Cela adviendrait-il, ce ne serait pas seulement grâce à une prise de conscience — un changement dans l'économie psychique et un déplacement des frontières du moi ayant en l'occurrence associé leurs pouvoirs. Cela tiendrait également au fait que tout ce qui avait été péniblement acquis a été préservé et même affermi. Mais il y a là quelque chose de paradoxal puisque garantissant le « nouveau » favorable et dynamique, l'interprétation doit maintenir sa fonction sélective. Pour ce faire, plusieurs choix tactiques lui sont accessibles. Selon l'un, très politique, elle se contente de suggérer une signification à condition de rejeter fortement telle ou telle autre dont la place est indirectement ménagée. Cela se passe le plus souvent dans l'esprit de l'analyste qui se dit, avant de prendre la parole : « Je pense à ceci, mais surtout pas à cela. » Selon l'autre choix, plus brutal, l'interprétation ne procède pas d'un débat mais assume sans nuance sa fonction sélective et élimine, peut-être à tort, toute version qui ne semble pas pouvoir apporter un profit suffisant. On dirait alors que l'interprétation tue l'interprétation. On en a la preuve lorsque, après coup, et c'est loin d'être rare, une ancienne interprétation nous revient à l'esprit. On se dit alors : « J'aurais mieux fait de me taire car, en parlant, j'ai sans le mesurer rejeté ce que j'aurais pu dire et dont la pertinence m'apparaît maintenant... Le hasard, est-ce bien le hasard, un jour me rappellera l'idée éliminée, mais il sera peut-être trop tard car quelque chose d'essentiel aura été anéanti. A moins que, doté d'une nouvelle identité et assumant un autre rôle, je puisse rêver le non dit... et pourquoi pas le trop dit, redonnant ainsi vie à quelque ombre disparue dont le destin m'échappe. »

Ces remarques me conduisent à faire état d'un épisode singulier, tel qu'il nous arrive d'en rencontrer de temps à autre. Episode survenu au cours d'une cure engagée depuis assez longtemps et donnant à penser à plus d'un titre.


Interprétation et mémoire 11

La patiente, enseignante et chercheur de haut niveau, souffre depuis pratiquement toujours d'un symptôme qui lui gâche l'existence : donner son cours hebdomadaire, ce qu'elle assume année après année, est source d'une anxiété qui la taraude. Dès l'avant-veille, elle accumule un matériel énorme, craignant que le moment venu elle ne trouve rien à dire. Ces situations névrotiques nous sont familières, mais, en l'occurrence, la chose était, même à un regard averti, passablement surprenante, compte tenu de l'expérience, du savoir et de la culture de ma patiente. De ce qui se passait lors de ces moments de souffrance, la description était saisissante. Comment ne pas s'y arrêter tout particulièrement, même quand ce qui se disait par ailleurs était, à plus d'un titre, digne de retenir l'intérêt. Le symptôme, souvent pris par la patiente comme point de départ de ses propos, avait été analysé et réanalysé sous toutes ses formes accessibles dans les différents contextes du présent et du passé, aussi bien qu'en relation avec le transfert ou avec un rêve. Le rôle du masochisme, de l'exhibitionnisme refoulé, du soutien de la résistance, etc., avait été mis en évidence de manière vivante et convaincante, aussi bien pour la patiente que pour moi. Parallèlement, on relevait souvent que le travail effectué était, au cours d'une même séance, l'objet d'un intérêt grandissant. Eh bien, tout cela restait vain, le symptôme tenait, égal à lui-même. Teintée d'un certain pessimisme — on le conçoit —, la fidélité de la patiente ne se démentait pourtant pas. De même, aucune lassitude ne venait affecter mon écoute. Mais il m'arrivait tout de même de m'étonner en me voyant, et en dépit de l'échec que je subissais, conserver un intérêt spécialement vif pour l'histoire qui se déployait devant moi. Et les choses d'aller ainsi, de semaine en semaine, depuis des mois, lorsqu'un jour, passablement impressionné, je m'entends exprimer à voix haute une réflexion toute personnelle concernant le travail qui avait été accompli sans résultat, tout le réseau d'interprétations sans doute pertinentes qui avait été monté pour rien. Sur un ton mi-rêveur, mi-méditatif, je laisse échapper ces mots : « Et pourtant, ça aurait dû marcher ! » La singularité — c'est le moins qu'on puisse dire — de cette initiative ne me semble avoir suscité d'abord qu'un léger étonnement chez ma patiente. La surprise vint lors de la séance suivante. Ma patiente, tout animée d'un élan nouveau, déclare que, pour la première fois, elle a éprouvé un très réel soulagement et elle en reste frappée. L'anxiété habituelle s'était dissipée, elle avait pu préparer et donner son cours tranquillement, sans fébrilité et même avec plaisir. Pour elle, c'était clair, cela tenait à ma réflexion incongrue, et de préciser que mes paroles « étaient venues d'ailleurs et comme proférées par un autre ». Un autre — de cela elle était consciente — impossible à localiser et dont l'identité était inconcevable. Un autre qui, de ce fait, venait de conférer un pouvoir nouveau aux interprétations que j'avais fournies en vain jusqu'à ce jour. Ma patiente insiste sur ce qui s'est passé ; elle ne sait trop ce qui l'emporte de sa satisfaction ou de son étonnement. Je ne parlerai pas du mien.

On imagine aisément les discussions, les controverses auxquelles l'épisode


12 Michel de M'Uzan

peut donner lieu. Il y a matière à toutes sortes de constructions théoriques, voire de rêveries doctrinales ; ainsi m'a traversé l'esprit un rapprochement avec le commentaire proféré par le choeur antique ! De tout cela, dont l'examen se justifie sans aucun doute, je ne retiendrai ici que ce qui concerne mon propos. C'est pourquoi je mentionnerai seulement ce qui pourtant s'impose d'entrée de jeu à notre réflexion, à savoir : l'identité de cet autre, tellement bavard. En bref, si d'un côté il diffère de l'objet transférentiel, d'un autre côté je ne pense pas qu'on soit en droit de le confondre tout uniment avec une quelconque instance totalement étrangère aux figures qui ont marqué l'histoire du sujet. Je laisserai donc de côté aujourd'hui ce qui a trait à l'identité de mon fameux « autre », pour ne m'arrêter que sur un fait, le surgissement inopiné d'une parole au contenu essentiellement hétérogène à ce qui, par ailleurs, poursuit sa route. « Et pourtant ça aurait dû marcher ! », paroles ayant valeur d'interprétation, même lorsqu'elles ne dénoncent rien et dont ce qui se passe dans l'inconscient ne permet pas de rendre compte entièrement. Je vois dans mon intervention l'ultime manifestation d'un processus descriptivement inconscient, mais n'appartenant que partiellement à l'inconscient systémique. Un processus qui, retenant ceci, éliminant cela, a longuement cheminé dans mon esprit aussi bien que dans celui de ma patiente où des mots différents étaient attendus afin que puissent entrer dans un dispositif d'accueil ces interprétations, qui appartenaient au passé de la cure, sans pour autant avoir reçu un plein investissement.

Il est possible, maintenant, de reprendre l'hypothèse qui, face aux interrogations soulevées par certaines particularités de l'interprétation, m'était apparue digne de retenir l'attention.

J'avance qu'un mécanisme spécial, d'ordre général, participe tout au long de la cure, activement, et sans doute décisivement, au développement du processus interprétatif et au « choix » proprement dit de chacune des interprétations. Mais, comme je viens de le souligner, ce mécanisme ne saurait être confondu avec nos « instruments » de compréhension des scénarios inconscients, de leur devenir et de leur sens. Il est d'une autre nature. La révélation du désir inconscient, la découverte et l'analyse de la résistance sont des fonctions de l'interprétation. Ici, il est question des propriétés de l'interprétation, ce qui est différent. Je les rappelle brièvement : l'interprétation est dotée d'une structure évolutive ; elle est affectée d'une certaine contingence, le hasard participant à son émergence ; elle est activement intolérante, encore que sous une forme souvent originale elle consiste à proposer certes une signification, mais surtout à refuser telle ou telle autre ; elle est féconde puisqu'elle peut engendrer des interprétations nouvelles ou se découvrir sous d'autres formes ; elle sait se comporter en parasite au point, on l'a vu, de produire une entité à part dans l'esprit de l'analyste et parler à sa place ; à la manière d'une idée, elle est à même de progresser ; elle permet à l'analysant d'affronter, le plus souvent avec succès, les dangereux bouleverse-


Interprétation et mémoire 13

ments provoqués par la situation analytique ; de surcroît, elle protège l'analyste, également exposé au risque d'une atteinte psychique ; cet analyste à qui il arrive de prendre la parole et d'interpréter, éventuellement à bon escient, mais surtout pour freiner l'aggravation d'une régression, pour entraver l'installation d'un état d'annihilation ou pour surmonter l'anarchie dans ses pensées.

A reconsidérer l'ensemble de ces propriétés organiquement intégrées dans l'interprétation et prêtes à s'agencer différemment pour engendrer d'autres interprétations, on constate que ce sont celles qui, très exactement, caractérisent le vivant. En d'autres termes, l'interprétation, avec sa remarquable faculté d'adaptation aux situations les plus diverses comme les plus dangereuses, se comporte comme une créature vivante. Incisive ou incitative, je suis même prêt à lui accorder, tout comme au rêve, une identité sexuelle ! Dans ces conditions, on est en droit d'avancer que le fonctionnement de l'interprétation est soumis à l'activité décisive du mécanisme qui gère le destin de la matière vivante, c'est-à-dire la sélection darwinienne. Sélection darwinienne mise au service des instruments de pensée de l'analyste, sans pour autant porter atteinte aux lois de la vie psychique que notre Science a établies.

On se situe là aux confins de la psychanalyse des neurosciences et de la biologie. Je ne trouve a priori rien de choquant à soutenir, comme le veut Marc Jeannerod, que « l'activité mentale, avec toute sa singularité (s'intègre) dans le cadre général de l'évolution des formes biologiques »1. A condition toutefois, et j'y insiste justement, que les activités de pensée conservent leur autonomie, même lorsqu'elles dépendent foncièrement des principes qui organisent la vie. Quoi qu'il en soit, en s'aventurant dans ces régions qui séparent ou lient le psychique et le non psychique, le psychanalyste est exposé à se soutenir, dans sa réflexion, d'un excès de références à des disciplines incompatibles avec la doctrine psychanalytique. On se souvient que de l'échange épistolaire entre Jacques Hochmann et le neurophysiologiste Marc Jeannerod, il ressortait en définitive que le caractère dissemblable de leurs recherches respectives ne permettait pas d'envisager une synthèse, alors même que le dialogue était passionnant et enrichissant pour les deux domaines. En ce qui me concerne, je reste sensible à une remarque de Claude Allègre, dans son Introduction à une histoire naturelle : « Sans vouloir philosopher et étendre (les) raisonnements biologiques hors des frontières où la science entend les garder, il ne serait peut-être pas stérile de transposer ce genre de raisonnements au domaine des sciences humaines : culture, langues ou populations. Les évolutions des unes et des autres ne sont-elles pas, au bout du compte, le résultat de périodes de différenciation et de périodes de mélange. »2

1. Jacques Hochmann et Marc Jeannerod, Esprit où es-tu ?, Ed. Odile Jacob, 1991, p. 175.

2. Claude Allègre, Introduction à une histoire naturelle, Fayard, 1992.


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Faire une place à un mécanisme de sélection de type darwinien dont la construction et l'évolution de l'interprétation a, malgré tout, de quoi surprendre. Il faut pour s'y autoriser disposer d'une argumentation solide et plurielle. Le rôle de Darwin dans la pensée de Freud est certes bien connu. Lucille Ritvo, qui n'oublie pas les contributions de Jones, de Nunberg, de Rappaport, a consacré au sujet d'importants travaux 1. Elle rappelle que Freud, émigrant à Londres, emporte avec lui neuf livres de Darwin et qu'on découvre, réparties dans son oeuvre, depuis les études sur l'Hystérie jusqu'au Moïse, plus de vingt références directes à l'illustre savant. L'idée darwinienne trouve une place somme toute naturelle dans la théorie de la horde primitive ou dans les considérations sur la guerre. Il n'en va pas de même pour une activité psychique spécifique, c'est-àdire ressortissant du fonctionnement mental proprement dit. Freud, en 1937, dans « Analyse terminée, analyse interminable », ne refuse-t-il pas au refoulement tout autre fondement que psychologique ? A la toute fin du même texte, il soutient encore, à propos de l'envie du pénis et du refus de féminité, que si l'analyse permet qu'on se fraye un chemin à travers la stratification psychologique du phénomène, elle se heurte pour finir au fameux roc, en quelque sorte une butée biologique. Et Freud d'ajouter qu'arrivé à ce point, « on aurait terminé notre travail (d'analyste) ». Dans le cadre strict du colloque analyste/analysant, on est prêt à accepter que notre compréhension, à un moment ou à un autre, puisse se heurter à un obstacle infranchissable, foncier — ma patiente n'en est-elle pas l'illustration ? — et qu'il faille rendre les armes. Mais lorsqu'il s'agit d'une réflexion sur notre travail, nécessairement affectée d'un caractère spéculatif, on ne. saurait reconnaître aucune limitation. Et cela d'autant mieux que la tâche engagée continue d'apporter des faits et des arguments nouveaux qui légitiment encore l'entreprise. C'est ainsi que j'ai espéré voir la thèse darwinienne de l'interprétation étayée par l'examen des rapports entre interprétation et construction du passé, deux activités psychiques dans lesquelles le jeu de la mémoire occupe une place centrale.

Aujourd'hui, comme hier, interpréter c'est se souvenir. Le présent de l'interprétation s'enracine dans le passé de la cure, dans le passé de l'analysant comme dans celui de l'analyste. En prenant la parole, l'analyste accepte une perspective historique, mais bien particulière, puisqu'il propose de nouvelles versions de ce qui s'est passé dans la cure et dans l'histoire du patient. Versions nouvelles qui n'annulent pas les précédentes, mais s'en nourrissent et les prolongent. Le patient de son côté ne procède pas autrement avec les événements qu'il a vécus, les pensées qu'il a conçues, les fantasmes qu'il a produits ; mêlant souvent le tout,

1. Lucille B. Ritvo, L'ascendant de Darwin sur Freud, Gallimard, 1992.


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bouleversant la chronologie, ce qui a l'avantage paradoxal d'être unificateur, d'effacer certaines discontinuités, de permettre remaniements et mutations et d'apporter du nouveau. La chaîne interprétative, vue sous cet angle, se développe exactement comme s'élabore le passé sur le modèle du fonctionnement de la mémoire ; en ce sens, je rencontre André Green lorsqu'il écrit que « le souvenir (de) par sa nature associative n'est pas retrouvailles, (qu)'il est création... (grâce) au pouvoir incessamment transformateur de l'esprit »1. Il faut donner ici à entendre retrouvailles au sens littéral, car création n'est pas génération spontanée. Ce qui a été n'existe que mis au présent et réinventé sous une autre forme. La parenté fonctionnelle entre interprétation, construction du passé et mémoire étant établie, ne suis-je pas en droit de penser qu'elle procède d'un mécanisme commun aux trois activités ? Vraisemblablement, il s'agit de ce mécanisme dont le rôle décisif m'était apparu lorsque, tout à l'heure, je regardais l'interprétation sous l'angle de ses propriétés. Je pars donc maintenant d'un autre point de vue, celui de la mémoire. Je m'y suis trouvé spécialement engagé lorsque j'ai découvert les rapports existant entre la thèse sur la notion de passé que j'ai développée en 1974 dans l'International Review 2 et rappelée récemment dans la Revue française de Psychanalyse3 et les travaux de Gérald Edelman (1978), tels qu'ils sont présentés par Israël Rosenfîeld en 1988, lequel souligne que les vues du biologiste spécialiste des neurosciences ne sont pas ici foncièrement contraintes aux positions de Freud pour qui l'inexactitude dans l'évocation des souvenirs est un fait. L'originalité de ces travaux, que je rappelle brièvement, consiste en ceci qu'ils appliquent une théorie darwinienne du système nerveux au fonctionnement de la mémoire. Un darwinisme neuronal, maintenant largement connu, selon lequel c'est le recours à un principe de sélection naturelle qui permet de comprendre, en partie, « comment la perception s'organise en fonction de catégories qui forment la base de la mémoire et de la reconnaissance » 4. D'après cette théorie, écrit Rosenfield, chaque personne est unique : les perceptions sont dans une certaine mesure des créations et les souvenirs font partie d'une imagination toujours en mouvement 5. On objectera qu'on ne s'intéresse qu'à la formation de catégories perceptives et que la question des fonctions mentales supérieures n'y est nullement envisagée ; encore que celles-ci, du fait de leur évolutivité naturelle, puissent être incluses dans cette manière de voir. Et Rosen1.

Rosen1. Green, La remémoration : effet de mémoire ou temporalité à l'oeuvre, in RFP, 4/1990, p. 949-952.

2. Michel de M'Uzan, Analytical process and the notion of the Past, Int. Rev. of Psycho-anal, 1/76, 461.

3. Michel de M'Uzan, Stratégie et tactique à propos des interprétations freudiennes et kleiniennes, in RFP, 3/88.

4. Israël Rosenfîeld, L'invention de la mémoire, Basic Books, 1988, Eshel, 1989.

5. Ibid., p. 178.


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field, s'avançant beaucoup, mais la tentation est grande, soutient qu'on pourrait « pressentir ce que peuvent être les fondements biologiques de la vie mentale ». Je n'en suis pas là, bien évidemment. Mais ces réflexions ayant été rappelées, je suis mieux à même de revenir sur les rapports de ma conception du rôle de la mémoire dans l'édification du passé — et de l'interprétation qui se fait sur le même modèle — et celle que propose Israël Rosenfield, d'après Gerald Edelman. Ce que faisant, je suis amené à mentionner des vues, certes familières, mais dont le rappel est nécessaire à mon argumentation.

Le passé, disais-je alors, en 1974, n'est pas à considérer comme une somme d'événements de toute nature, déposés dans une mémoire fichier, à l'abri de l'usure du temps.

Pour Rosenfield, notre faculté de mémorisation ne se rapporte pas à « l'évocation spécifique d'une image emmagasinée quelque part dans notre cerveau » ; c'est-à-dire qu'il n'y a pas de répertoire immuable.

De mon côté, je voyais dans le passé la réécriture, plusieurs fois reprise, de réalités anciennes, remaniées en fonction de la situation du moment, qu'elle soit d'ordre pulsionnel, fantasmatique ou liée à l'environnement. Le présent est l'objet d'une instruction permanente, au sens quasi juridique du terme, qui le transforme tendancieusement en passé, lequel sera à son tour commémoré et trahi. Il en va identiquement avec l'interprétation.

Rosenfield parle d'une aptitude à organiser le monde environnant (c'est-àdire le présent) en catégories générales ou spécifiques, cependant que les besoins et les désirs du sujet déterminent sa façon de classer les lieux, les événements, les individus. Remanier, créer, spécifie l'intelligence humaine. Quant à la mémoire, elle n'est pas occupée à rappeler fidèlement des images, des événements, mais à produire de nouvelles catégories. Selon la formulation à laquelle je me suis arrêté, l'ancien dans sa forme première est annihilé en faveur d'une fable tendancieuse. Et les échanges complexes qui s'établissent dans cette circonstance imposent à l'interprétation, tout comme à l'édification du passé, une mise en forme correspondante, en usant de la sélection et en introduisant des variations.

Jusqu'où l'analyste est-il autorisé à suivre le neurophysiologiste qui s'aventure dans le domaine de la vie de l'esprit ? Je ne sais trop, mais je m'en tiens à une règle selon laquelle, dans un premier temps, face au « nouveau » déroutant, il convient de suspendre provisoirement toute critique et même d'accompagner ce qui est proposé afin de n'en rien perdre. La mise en discussion ne venant qu'après, s'est donc imposée à moi la nécessité heuristique de mener aussi loin que je le pouvais l'hypothèse d'un darwinisme interprétatif. Ce qui me semble d'autant plus légitime que le poste d'observation retenu se situe toujours dans la sphère mentale, mais en amont de nos instruments analytiques de compréhension et d'interprétation, au moment de l'instauration du « faire » interprétatif, dans le sens des doc-


Interprétation et mémoire 17

trines de la phénoménologie et de la poïétique. Dans ce travail, j'ai adopté deux perspectives, apparemment fort éloignées l'une de l'autre. D'une part l'examen des propriétés de l'interprétation, d'autre part l'évaluation du rôle de la mémoire dans le destin des interprétations. Chaque fois j'ai été conduit à reconnaître l'intervention similaire d'un mécanisme de sélection de type darwinien. D'un côté, on découvrait dans l'interprétation les caractéristiques d'un être vivant, sexué même et donc soumis au principe évolutif ; de l'autre, on voyait cette même interprétation s'élaborer en conformité avec le modèle proposé par le darwinisme neuronal, tel que le conçoit Gerald Edelman. Une pensée, une construction, une hypothèse n'est-elle pas mieux assurée lorsque des réflexions de nature différente viennent, chacune de leur côté, la corroborer ? Certes, et c'est ce à quoi je me suis engagé, sachant pertinemment combien peut être problématique une procédure couplant deux raisonnements, l'un situé dans l'ordre métaphorique, et l'autre dans le registre expérimental. J'adopte en cela les méthodes de certains chercheurs américains, en l'occurrence C. F. A. Pantin, lorsqu'il pose après R. A. Hinde 1 que : « Les modèles en biologie sont d'autant plus prometteurs (...) qu'ils sont suffisamment concrets pour être liés aux types de mécanisme qui sont — à une étape donnée de la science concernée — capables d'être étudiés dans des organismes, tandis qu'en même temps ils sont suffisamment abstraits pour dévoiler de nouvelles potentialités et de nouvelles relations quantitatives. »2 J'ai donc considéré que la notion de darwinisme interprétatif était suffisamment assurée et que, de ce fait, on pouvait envisager certaines de ses implications théoriques. Sont essentiellement concernés : la notion de continuité fonctionnelle qui comprend la question des traces mnésiques, le problème de la décharge de l'excitation et enfin la place de la perception. Je n'en pose que les jalons.

Il est clair que la thèse darwinienne contient l'idée d'une continuité entre les processus biologiques, neuroniques et psychiques. Ce qui, du reste, n'exclut nullement bonds et mutations. Mais étant donné l'hétérogénéité de ces trois ordres, des deux derniers surtout, la continuité en question ne saurait être que fonctionnelle, c'est-à-dire résultant d'une activité permanente que seul le travail d'un mécanisme sélectif opérant aussi bien à l'échelon neuronal qu'à celui de la vie de l'esprit permet de comprendre. Les arguments s'engagent et se soutiennent respectivement. Il n'existe pas d'état figé de la vie, sauf minérale — et encore ! Si bien que les milliards de neurones et les dizaines de milliards de synapses ne peuvent être conçus que constamment à l'oeuvre, engagés dans une activité continue, laquelle, cessant un seul instant, entraînerait du coup un changement d'ordre dans les structures concernées. De cette continuité, Michel Jouvet dit qu'elle

1. R. A. Hinde, Models and analogues, in Biology, Cambridge, UP.

2. C. F. A. Pantin, The Relations between the Sciences, Cambridge, up, 1968, p. 194.


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subsiste même pendant le sommeil profond. Il rappelle que cette idée n'est pas nouvelle en citant la remarque savoureuse que le théologien Ralph Cudworth adressait à René Descartes en 1678 : « Le géomètre endormi ne cesse d'avoir en lui d'une certaine manière tous ses théorèmes géométriques, de même le musicien endormi n'en conserve pas moins toutes ses aptitudes musicales et ses mélodies... »1 ; et j'ajoute, puisqu'ils n'ont cessé un seul instant de se les répéter, au sein du plus impénétrable de leur esprit.

Il en va de même avec la construction du passé, avec les processus psychiques qui aboutissent à l'interprétation et, assurément, avec la vie mentale tout entière. Percevoir, répéter, sélectionner ; on ne se souvient que de ce qu'on n'a pas cessé un seul instant de se raconter sous forme d'un récit profond qui double, comme en contrepoint, tant la vie vigile que celle procédant des émois inconscients et du jeu de leurs représentations dans les fantasmes et dans les rêves. L'activité interprétative, avec toute sa richesse, dépend foncièrement de ce travail incessant effectué en deçà de l'inconscient systémique, à l'insu de l'analyste. Je le conçois comme un ressassement sans fin, un radotage, pour ainsi dire, qui s'engage dès les premiers moments de la première séance et se met en forme grâce à une sélection différentielle dans laquelle nos processus inconscients, au sens précis du terme, n'entrent que pour une part. Une mise en forme qui ne porte pas sur des états statistiques de représentations fixes, mais sur des fonctionnements, et que j'appellerais volontiers mémoire profonde. Depuis son fauteuil, l'analyste n'est pas confronté avec une série de tableaux accrochés au mur de sa conscience. Il discerne les émergences — au sens quasi biologique du terme — de ce qu'il a plus ou moins vaguement entendu dans les propos de son patient et qui, silencieusement, continue de se développer à l'écart de sa conscience, pour aboutir, dans la lumière, à l'interprétation formulée. Cela étant, il est vraisemblable que seul peut être sélectionné ce qui, au départ et même pendant la plus brève unité de temps, a bénéficié d'un investissement libidinal suffisant. Faute de quoi, l'événement ne sera pas l'objet d'un oubli vrai, c'est-à-dire symptomatique, mais aura été exclu du tissu récitatif de par la mise en oeuvre du mécanisme sélectif; et ce n'est pas rattrapable. C'est l'amnésie. Amnésie n'est pas oubli, souligne André Green 2. Et l'amnésie dont il parle ne doit rien au refoulement, lequel, en fait, protège la mémoire. Ce qui ne peut en aucun cas être rappelé et représenté à la faveur de la levée du refoulement, c'est ce qui, indépendamment du défaut d'investissement libidinal signalé, a été souvent victime d'un événement brutal, d'ordre économique, et de ce fait mis hors jeu. Ce qui s'observe surtout dans certaines structures dites psychosomatiques.

1. Michel Jouvet, Le sommeil et le rêve, Ed. O. Jacob, 1992, p. 126.

2. André Green, Temps et mémoire, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 41, p. 182.


Interprétation et mémoire 19

Ainsi, l'analyste est-il le lieu où deux récits au moins qui vont se déployer devant lui. L'un, qui nous est familier, procède des avatars des processus inconscients, l'autre qui le permet et le sert organise la trame des perceptions en les rappelant et en les transformant à l'infini. En parlant d'un événement d'ordre économique, susceptible d'entraver l'édification du récit profond ou d'en briser le développement, je pensais, entre autres, à un acte extrême : la décharge des investissements. La décharge permet certes d'éliminer ce qui n'a pas obtenu droit de cité. Mais le plus souvent, la décharge c'est le malheur de la mémoire. André Green en convient en disant que le psychisme n'est maîtrisable que parce qu'il n'est plus automatiquement déchargé 1. Je pense donc que c'est bien grâce à une action sélective que l'énergie engagée dans une perception peut être soit déchargée, soit investie, dans la reprise indéfinie de ce qui vient de se passer et, dès lors, devenir l'objet de nouvelles perceptions.

Le point de vue évolutif sur les faits psychiques, en particulier la mise en mémoire et l'interprétation, aboutit à bien des remaniements théoriques. Ainsi l'idée soutenue un temps par Freud, selon laquelle les processus psychiques correspondent à des états quantitativement déterminés de particules matérielles, ne peut plus être retenue. Pour le faire, il faudrait qu'existassent des inscriptions statiques, figées, ce qui est contraire au vivant qui ne tolère pas la moindre immobilité dans ce qui sert de support aux images. En toute rigueur, on ne saurait donc parler de traces mnésiques. Car ce ne sont pas des images fixes qui sont perçues, mais le destin de séries continues de perceptions organisées en catégories pour constituer la base d'un récit. N'est-ce pas ce qu'André Green entend lorsqu'il écrit : « La mise en sens prend le pas sur la vision simplificatrice de la remémorisation des souvenirs... (et) la mémoire repose en fait sur un phénomène d'anticipation perceptive. »2

J'en viens brièvement à la dernière des trois implications théoriques annoncées.

Au fur et à mesure que l'on progresse dans l'examen des divers phénomènes où le travail de la mémoire est engagé, on découvre à chaque pas le rôle décisif de la perception, qui est réellement une activité de sélection. On le sait bien, on apprend non pas en retenant mais en éliminant. L'appareil psychique perçoit en permanence tout ce qui procède du monde intérieur, comme du monde extérieur pour que ce « vu » devienne l'objet d'une activité perceptive et sélective incessante de plus en plus complexe en constituant ainsi, pour une bonne part, le psychique. Il serait tentant de voir ce à quoi aboutirait une réflexion sur le fonctionnement de l'esprit qui prendrait la perception comme référence centrale, ce que Freud, au temps de l' « Esquisse », avait, jusqu'à un certain point, imaginé 3.

1. André Green, ibid., NRP, n° 41, p. 194.

2. André Green, ibid., NRP, n° 41, p. 194.


20 Michel de M'Uzan

Parvenu au terme de mon propos, et puisque son impact sur notre pratique ordinaire ne saute pas aux yeux, pourquoi s'être, à propos de l'interprétation, aventuré dans ce lieu situé entre le neuronal et le mental ? Abîme pour les uns, barrière pour les autres, une alternative lourde d'implications philosophiques. Pour ma part, j'aimerais n'y voir qu'une zone transitionnelle, m'exposant ainsi au reproche amical que Freud adressait à G. Groddeck qui, tranquillement, mêlait le psychique et le somatique et « supprimait les belles différences ». Et si, dans le choix de mon sujet, j'avais été déterminé par quelque obscur mécanisme darwinien ? A moins que, ayant été si souvent et si longuement absorbé par la question de l'interprétation, je me sois trouvé dans la situation décrite par un proverbe tamul, qui me revient souvent à l'esprit et que Jean Paulhan utilisait parfois dans ses dédicaces : « Quand on est monté sur un tigre, on ne s'arrête pas comme on veut. »

Michel de M'Uzan

21, rue Casimir-Périer

75007 Paris

6. S. Freud, Naissance de la psychanalyse, PUF, 1955.


Le fonctionnement psychique de l'analyste

et l'interprétation

lors des consultations de la triade père/mère/bébé

Rosine DEBRAY

A propos de l'interprétation

Dans la pratique ordinaire de la psychanalyse, le surgissement de l'interprétation paraît se faire habituellement sous deux formes contrastées. Soit l'énoncé interprétatif jaillit comme une surprise pour l'analyste et pour l'analysant, il s'agit souvent alors d'un énoncé bref qui condense ou rapproche des mots ou des images, soit l'interprétation survient après un temps d'élaboration qui peut être long, le cheminement progressif de l'analyse ayant favorisé son dévoilement puis son élucidation et enfin sa formulation. Dans les deux cas, l'analyste peut en ressentir un vif plaisir — parfois l'analysant aussi — car il s'agit à n'en pas douter de ces moments précieux, spécifiques au travail analytique. Mais le plaisir de l'analyste peut être mitigé, voire franchement gâché : sa formulation dans l'après-coup lui paraît contestable, maladroite, mal venue... Inutile alors de tenter de rattraper ce qui a été dit, mieux vaut en suivre les effets dans le discours et le mode d'être de l'analysant comme dans son propre cheminement associatif. L'interprétation, on le sait, est le fruit d'un travail complexe, ce qui peut s'en saisir sur la scène mentale reste partiel et partial, sous la domination du fonctionnement psychique actuel de l'analyste, lui-même soumis aux aléas de ses mouvements contre-transférentiels. Or, nous nous trouvons là pourtant dans le dispositif idéal que réalise la situation divan/fauteuil, celle qui, par excellence, permet de saisir de la manière la plus pure la complexité des phénomènes en jeu. C'est dire combien le travail psychanalytique et les modifications qui en découlent sont loin de pouvoir faire l'objet d'une validation de type scientifique. Les critères majeurs liés à cette démarche — reproductibility (reproduction) et reliaRev.

reliaRev. Psychanal, 1/1993


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bility (fiabilité) — nous sont en effet inaccessibles. Il n'y a aucune possibilité de reproduction lorsque le surgissement de l'interprétation dépend en grande partie de phénomènes aléatoires liés à la rencontre, à un moment précis, des deux systèmes complexes que sont les organisations psychiques de l'analyste et de l'analysant. Pas de possibilité de reproduction mais pas non plus de certitude concernant une éventuelle prédiction fiable de ce qui va suivre le moment interprétatif. L'incertitude domine. Il faut pouvoir la tolérer. Mieux encore l'accepter et même, lorsque les conditions sont suffisamment favorables, savoir en jouer. Dès lors, contenir l'incertitude et supporter l'aléatoire dans la cure psychanalytique classique peut autoriser le psychanalyste à s'aventurer, dans un deuxième temps, dans des pratiques moins codifiées où la complexité augmente encore avec le nombre accru des protagonistes. C'est le cas des consultations et traitements de la triade père/mère/bébé.

Indices et repères dans les consultations de la triade

Il existe cependant des repères qui permettent de baliser, voire d'organiser cette rencontre. Celle-ci peut entraîner dans les cas heureux des prises de conscience et des remaniements psychiques chez les parents favorisant la levée — parfois quasi instantanée — des symptômes de leur enfant. Bien entendu, les repères sont à chercher du côté du psychanalyste. D'abord dans ce qui se joue au niveau de son contre-transfert, sensible dans sa capacité — souvent variable — de s'ajuster au mode de fonctionnement de ses trois interlocuteurs. Il s'agit là d'une gymnastique parfois acrobatique mais qui suit en fait le déroulement même de la consultation, ponctuée par les interactions successives qui se nouent avec le bébé en relation directe avec les propos qui se disent entre les parents et le consultant. Les réponses en écho que le bébé met en scène par son comportement ou son jeu à ce qui s'échange verbalement devant lui, peuvent paraître stupéfiantes si l'on n'est pas familier de cette pratique. J'y retrouve là, pour ma part, ce que j'ai décrit antérieurement (1987, 1991) comme une étonnante contagion de l'état affectif profond de la mère ou du père au bébé. Dans le cadre de la consultation psychosomatique, cette contagion du bébé peut s'étendre à l'état affectif du consultant dont il me semble que le bébé perçoit la disponibilité tranquille : il est exceptionnel qu'un bébé pleure ou crie durant le temps pourtant très long — en général plus d'une heure et demie — que dure notre rencontre. On comprend aussi que dans cette atmosphère d'écoute inhabituelle émergent beaucoup d'éléments signifiants.

Tout est d'emblée signifiant pour le psychanalyste : l'aspect du bébé, son rapport staturo-pondéral, son appétit relationnel, sa manière de s'ajuster à cette


Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation 23

situation nouvelle que constitue la consultation. De même, les caractéristiques personnelles du père et de la mère se donnent aisément à voir à travers leur manière d'être avec leur enfant et avec le consultant dans ce contexte particulier. Le danger alors pour le psychanalyste est de comprendre trop et trop vite car, qu'il le veuille ou non, il risque d'être trahi par des mouvements contre-transférentiels immédiats, et donc non analysés, qui peuvent s'exprimer à travers le ton de sa voix, sa mimique, ses gestes ou même à travers ses interventions verbales, voire son silence. Ces éléments peuvent tous prendre valeur d'interprétation, éventuellement d'interprétation sauvage, pour des parents dont le narcissisme est nécessairement fragilisé, sinon blessé par la symptomatologie de leur enfant. La marge de manoeuvre est donc fort étroite : il faut en effet suffisamment de chaleur, d'authentique capacité d'identification (l'empathie générative des auteurs anglosaxons) et donc de liberté chez le psychanalyste pour que quelque chose de l'ordre d'une véritable rencontre puisse se donner à vivre, mais il faut dans le même temps demeurer vigilant pour tenter de contenir des réactions contretransférentielles intempestives, parfois pourtant inévitables. En ce qui me concerne, il m'est apparu après coup que je pouvais réguler certains mouvements contre-transférentiels négatifs à travers des interventions à caractère pédagogique, voire explicatif, en général trop longues, mais qui, en fin de consultation, comportaient à l'évidence une valeur de décharge pour moi. Sans doute convient-il de rappeler ici à quel point les bébés et les jeunes enfants exercent une sollicitation pulsionnelle intense chez les adultes que nous sommes. Que la mère et le père se sentent totalement submergés par moments est donc la règle, et cela d'autant plus que le bébé sait bien réactiver chez l'un comme chez l'autre des problématiques anciennes, parfois complètement enfouies et apparemment dépassées, qui reviennent brutalement dans une brûlante actualité.

En somme, si on considère les principaux paramètres en jeu lors de la consultation de la triade père/mère/bébé, à savoir l'intensité des charges pulsionnelles présentes chez les différents protagonistes et la spécificité de l'écoute du psychanalyste qui cherche à les contenir pour leur permettre de se dire et au mieux de s'élaborer, tout est en place pour qu'un processus de type psychanalytique puisse s'instaurer. Il est cependant difficile de repérer avec exactitude ce qui, dans l'enchaînement des interactions multiples et souvent simultanées, a valeur d'interprétation au sens psychanalytique classique du terme. Trop de variables interfèrent et ce qui se dit verbalement, qui n'est souvent qu'une reprise de ce qui est mis en acte par le bébé, en écho, nous l'avons vu, avec ce qui s'échange en sa présence, ne constitue qu'un aspect d'un ensemble beaucoup plus vaste.

C'est en général dans l'après-coup, lors d'une deuxième consultation par exemple, ou au cours de séances de psychothérapie ultérieures, que l'on peut reconstituer ce qui a eu valeur d'interprétation. Ainsi pour certains parents, il


24 Rosine Debray

m'est apparu que ma manière de voir leur enfant au cours de la consultation pouvait constituer une véritable interprétation pour eux, les amenant à modifier notablement le regard qu'ils portaient sur lui. Les liens entre cette prise de conscience — souvent différée dans le temps par rapport à notre entrevue — et ce que Winnicott a écrit dans son célèbre article « Le rôle du miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant » (1971) méritent d'être soulignés, à ceci près qu'ici ce sont les parents qui voient leur enfant à travers le miroir que je leur propose. Il s'agit bien là d'une véritable interprétation puisque la reconnaissance du tiers — que je suis — entraîne une modification dans la relation duelle père/bébé ou mère/bébé qui s'ouvre alors en libérant un nouvel espace pour l'enfant, favorisant un gain vers l'autonomie. Chez le père ou la mère, il s'agit toujours d'une levée, ne serait-elle que partielle, du trop d'angoisse qui pèse sur sa relation à l'enfant. Il va de soi qu'une telle modification dans la répartition des excitations en excès peut rendre compte à elle seule de la diminution, voire de la disparition de la symptomatologie chez l'enfant, ce que la clinique montre régulièrement.

UNE ILLUSTRATION CLINIQUE : ALEXANDRE 3 ANS 6 MOIS

La première consultation

Alexandre m'est adressé par son pédiatre pour des troubles du sommeil anciens et persistants, aggravés depuis la naissance de sa petite soeur âgée à présent de 5 mois.

Il entre dans le bureau de consultation, suivi par son père et sa mère, en chantonnant « je suis pas malade, je suis pas malade » et s'engage immédiatement dans une séquence de jeu avec les animaux et les personnages de la ferme. C'est un joli petit garçon à l'air vif et éveillé qui va se révéler très actif, à la limite de l'agitation parfois. Il va ainsi interrompre brusquement son jeu pour prendre le bébé et faire mine de lui donner le biberon. Je verbalise ce qu'il fait et je dis : « Le bébé et le biberon, est-ce que c'est intéressant ? » Alexandre répond : « Les bébés ça prend un biberon de lait », et la maman évoque la petite soeur dont Alexandre me dit le prénom : Chloé. Il délaisse alors le bébé pour reprendre le jeu de la ferme. A plat ventre devant la porte de la ferme, il met en scène une suite de bagarres entre un personnage qu'il appelle le chasseur et une fille. Il s'avère que c'est toujours la fille qui est la plus forte et que le pauvre chasseur ne peut pas se maintenir sur son tracteur, ce que je verbalise. Le père et la mère en face de moi suivent ce qui se passe, la mère avec vivacité et entrain, le père d'une manière beaucoup plus réservée. Je trouve qu'il a l'air épuisé et je me demande s'il n'est pas profondément déprimé. Au bout


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d'un long moment, je dis : « Qu'est-ce qui vous ennuie ? », « Il ne dort pas » répond la mère et le père enchaîne d'une voix très basse pour expliquer le long processus du coucher le soir : on met de la musique sur le magnétophone portable d'Alexandre mais il faut aussi que papa reste près de lui. La mère commente : « J'ai démissionné pour le coucher parce que c'est très très long. » Depuis peu, si son père n'est pas là, ce qui arrive car il s'absente pour son travail, Alexandre a trouvé un nouveau moyen pour s'endormir s'il est laissé seul : il allume toutes les lumières, met sa musique à fond et cherche à s'endormir dans ce vacarme. La mère dit qu'il se met la lumière dans les yeux, la musique à tue-tête pour être dans son ambiance à lui, le père précise qu'à son avis, c'est pour s'isoler. Dans le même temps, Alexandre fait mine de s'allonger sur le divan. Je demande s'il parvient à s'endormir dans ce grand bruit et la mère dit : « Oui, mais ça prend beaucoup de temps ». Alexandre interrompt alors notre échange, il souhaite que je déshabille le bébé avec lequel il repart dans un coin entre le divan et la fenêtre. Il tousse et la mère explique qu'il souffre d'otites continuelles depuis sa mise à la crèche à l'âge de 3 mois. La mère a une activité professionnelle très prenante, elle est amenée à voyager, elle aussi, fréquemment. En dépit des interruptions fréquentes d'Alexandre qui reprend le jeu avec le pauvre chasseur qui tombe répétitivement, nous parvenons à reconstituer le déroulement de la nuit précédente. Alexandre voulait s'endormir avec papa qu'il attendait mais finalement, après plusieurs intermèdes, il s'est endormi au bout de trois quarts d'heure « lumière plein feux, musique à fond » dit la mère. Le réveil, parfois en hurlant, se produit à une heure du matin, Alexandre se lève et vient avec sa musique dans la chambre des parents. Hier il est arrivé en pleurant et en appelant maman, ce qui est rare. Du coup sa mère a « craqué », elle a dit : « Prendsle », et Alexandre est venu dormir entre ses parents, ce qui est actuellement peu fréquent mais qui a été constant à un moment où les deux parents n'en pouvaient plus physiquement. Je suis amenée à dire : « Le désir revient toujours, ce qui est plutôt bon signe. » Le père précise alors que le plus souvent il reste avec son fils dans sa chambre, il se couche dans son lit et peut même s'y rendormir. La mère exprime des réticences : « On n'est pas tout à fait d'accord », et Alexandre fait diversion en cherchant le biberon qu'apparemment il a perdu, alors que ses parents et moi nous le voyons parfaitement. Alexandre fait durer la recherche que je dramatise et il y a un rire général quand enfin il consent à voir le biberon. Je souligne qu'il n'y a pas de retentissement des troubles du sommeil d'Alexandre sur son développement, il est alors couché derrière le fauteuil de son père et la mère dit qu'elle le trouve quand même fatigué parce qu'il dort trop peu. A 7 heures au plus tard, week-end compris, il atterrit toujours dans le lit de ses parents et comme la mère dit à nouveau son désaccord avec le père et qu'Alexandre écoute, tout à coup très sage, je rappelle cette nuit. « Oui dit la mère, cette nuit j'ai lâché, mais c'est parce que je venais vous voir. » Et le père ajoute : « Moi ça ne me dérange pas d'aller me rendor-


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mir à côté de lui. » Il apparaît alors que c'est la mère qui a poussé pour qu'on vienne me voir, ce à quoi le père ne tenait pas tellement : « C'est comme voir un grand professeur pour un rhume de cerveau », me dit-il. Alexandre est à ce moment-là dans les bras de son père à qui il réclame une histoire. Je dis : « Et la petite fille ? » La mère en riant annonce qu'elle dort de 8 heures du soir à 8 heures du matin. Alexandre a eu une brève période comme ça mais qui s'est achevée avec sa première otite à 3 mois. Ses débuts dans la vie n'ont pas été faciles, il est né à 8 mois, pesait 2,200 kg, a été hospitalisé trois semaines en néonatologie pour une infection urinaire. La mère dit qu'elle ne l'a pas lâché et qu'elle venait l'allaiter deux fois par jour. Il a été nourri au sein jusqu'à 1 mois. Le père venait, lui, la nuit. Alexandre durant ce récit se met soudain à hurler : « Regarde, il va tomber », il s'agit toujours du chasseur et sa mère lui dit : « Celui-là, il ferait mieux d'aller se recoucher », puis à moi elle ajoute : « On a bien angoissé tous les deux. » Je dis qu'il a eu des débuts difficiles mais qu'il n'en a pas de traces et la mère évoque sa faiblesse aux infections ORL. Je dis qu'il y a peut-être un lien entre sa faible résistance aux infections récidivantes et ses troubles du sommeil. Alexandre cache délibérément le biberon et annonce qu'il est perdu, inaugurant une nouvelle séquence de recherche à laquelle nous participons tous. Je suis frappée de ce que les deux parents acceptent remarquablement bien les interruptions quasi constantes de leur fils qui réclame mon attention aussitôt qu'il me sent trop engagée dans un échange avec eux. Quand la mère évoque la naissance de Chloé, elle aussi à 8 mois et par rupture de la poche des eaux comme c'était le cas pour sa première grossesse, Alexandre annonce « je veux voir quelque chose ailleurs » et cherche à sortir du bureau. Le père le retient en le mouchant, ce qu'Alexandre fait fort bien et dont je le complimente. Il s'installe alors à plat ventre sous mon fauteuil puis va faire des acrobaties sur le tabouret repose-pieds, pour finalement se retrouver debout sur le bureau où il prend des poses avantageuses que je trouve charmantes. Je dis : « Tu es superbe et nous t'admirons tous », et j'ajoute : « C'est un merveilleux petit garçon ». Toujours debout sur le bureau, il s'approche de son père et dit : « Tu es prêt papa ? » en faisant mine de se jeter en avant. Le père reste immobile mais est manifestement très attentif et je dis : « Tu sais bien que papa est toujours prêt pour toi. » La mère commente : « Oui, c'est bien ça dont on discute. » Beaucoup de choses ont été évoquées pendant ce temps, notamment les moments héroïques qui ont suivi la naissance de Chloé en raison d'un déménagement intervenu à la sortie de la maternité. Comme son frère, Chloé est née avec un mois d'avance et la mère incrimine son travail et ses voyages trop fréquents, même durant ses grossesses, mais pour Chloé qui pesait 2,800 kg tout s'est bien passé et il n'y a pas eu d'hospitalisation. C'est un bébé facile qui ne pose pas de problème. La période héroïque liée au déménagement s'est poursuivie par une absence du père d'une durée d'un mois pour son travail, puis


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tout est rentré dans l'ordre parce que toute la famille est partie en vacances et le père précise : « Alexandre dort beaucoup mieux quand on est en vacances. » Je dis : « Oui, quand il vous a à proximité. » La question de sa venue dans le lit des parents réapparaît à la faveur d'éventuels cauchemars qu'il aurait mais dont il ne peut pas dire grand-chose. Je souligne qu'il est difficile pour lui de gérer les excitations s'il sait qu'il peut aller dans le lit de ses parents et je suggère peut-être un matelas près du lit, ce qui semble plaire à la mère. La discontinuité, liée aux absences trop fréquentes et imprévisibles de la mère et du père, est ensuite abordée par le biais des horaires de travail manifestement trop lourds des deux parents. J'évoque qu'il est difficile de négocier l'absence mais je souligne les ressources dont dispose Alexandre : le développement de son langage est excellent, il a acquis la propreté remarquablement tôt puisqu'il a été propre de jour comme de nuit l'été de ses deux ans. Il fuit à l'évidence, ce que je ne dis pas, l'état de bébé pour échapper à cette discontinuité désorganisante qu'il ne peut pas maîtriser et dont le scénario actuel de ses endormissements lorsqu'il est laissé seul « lumière plein feux, musique à fond » constitue une illustration frappante. Je dis à Alexandre : « Tu es très précoce, très en avance », le père évoque alors les deux biberons, celui du matin et celui du soir avant de s'endormir, et je réponds : « Tant mieux parce qu'il y a peu de secteurs régressifs. » Puis, in fine, après avoir proposé de nous revoir dans trois mois ou avant si les parents le souhaitent ou s'il est à nouveau malade, j'apprends que la mère est sur le point de partir une semaine aux Etats-Unis, ce que le père apprécie peu, bien que les grands-parents paternels viennent s'installer à la maison. J'apprends aussi que les résistances du père à venir me voir s'étayent sur une expérience de quelques semaines de psychothérapie conjointe peu avant la naissance de Chloé. C'est le père qui a voulu y mettre un terme parce que ça ne lui paraissait pas justifié et que ça coûtait beaucoup d'argent. Il n'a pas apprécié la manière dont la psychothérapeute a cherché à retenir Alexandre en dépit de ce qu'il avait annoncé que c'était la dernière séance. Alexandre, apparemment occupé, dit alors qu'il ne veut pas une dame qui le regarde dans le dos, mais très vite il se fâche et sa mère le prend sur les genoux avec un livre. Elle me dit : « Je n'aime pas du tout quand il met sa musique très fort, ça me fait mal de voir ça », le père commente : « C'est pour se mettre dans son monde », je dis : « Il lui faut des excitations très fortes et il s'endort par épuisement », et Alexandre répète après moi : « Il s'endort par épuisement », j'ajoute : « Le réveil est alors souvent dans un cri. »

Manifestement, la séparation de la fin de la consultation est difficile, même si la mère explique à Alexandre : « On a trouvé des petits trucs pour que tu dormes mieux la nuit. » J'indique brièvement le grand intérêt, de mon point de vue, des thérapies conjointes tout en affirmant « c'est à vous de décider » et le père se détend en arrière en étendant largement les bras. Nous nous quittons chaleureusement.


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Les différentes problématiques en cause

Cette longue consultation révèle beaucoup d'éléments signifiants qui rendent compte aisément de l'expression symptomatique de ce petit garçon. Les deux parents ont une riche organisation psychique qu'ils transmettent, chacun à leur manière, à leur fils. Le père, si réticent pour qu'on s'immisce dans sa relation élective à son petit garçon, montre à son égard un investissement tendre à coloration maternelle qui s'est mis en place dès sa naissance à l'occasion de son hospitalisation en néonatalogie où il venait relayer sa femme pour assurer une présence la nuit. C'est cette proximité qu'il retrouve lorsqu'il vient se coucher à côté d'Alexandre dans son lit pour l'aider à se rendormir ou lorsque Alexandre vient le rejoindre dans son propre ht en se plaçant entre lui et sa mère. La situation actuelle lui convient et il ne souhaite pas qu'elle se modifie en dépit de son aspect épuisé qui m'a d'emblée frappée mais qu'il rapporte, lui, à un récent excès de travail. La mère, apparemment plus sthénique et vivante, est aux prises avec un conflit difficile à résoudre : comment concilier ses intérêts et sa surcharge professionnelle avec les besoins de ses deux jeunes enfants ? C'est un casse-tête qu'elle résout comme elle peut mais qui s'est soldé par deux accouchements successifs prématurés survenus dans des conditions de surcharge identiques. La culpabilité qu'elle évoque à l'égard d'Alexandre emprunte souvent le détour de son désaccord avec son mari dont elle juge l'attitude éducative trop permissive. Alexandre, pour sa part, doit s'aménager avec des parents en fait imprévisibles car tour à tour hypervigilants et très aimants puis brusquement absents lors de leurs trop fréquents voyages professionnels. Dans ce contexte, la symptomatologie de troubles du sommeil persistants et d'otites récidivantes auxquels s'ajoute, de mon point de vue, une petite anorexie discrète apparemment bien tolérée par la mère, peut paraître surdéterminée. Elle assure en effet une certaine régulation des excitations en excès sans entraver pour autant le développement psychique d'excellente qualité. Alexandre présente une incontestable avance de développement du moi : il s'engage immédiatement dans un jeu à caractère psychothérapique montrant ainsi qu'il a su profiter des quelques séances de psychothérapie conjointe dont il a bénéficié sept mois auparavant. A leur manière, c'est aussi ce que les parents révèlent à travers leur grande tolérance à ses fréquentes interruptions et demandes auxquelles ils se plient souplement en acceptant que je m'interrompe pour jouer avec leur fils puis que nous reprenions notre échange tant bien que mal. Le déroulement de cette consultation est d'emblée psychothérapique et l'analyste n'a qu'à suivre l'enchaînement associatif de ce qui se passe et de ce qui se dit, sans nécessité de recourir à une attitude active. Je peux du coup laisser la situation ouverte sans exercer de pression directe pour une prise en charge dont je dis néanmoins l'intérêt. Il est vrai que la remarque de la mère en


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fin de consultation, lorsqu'elle a pu me dire à quel point la mise en scène, récente, de la nouvelle technique d'endormissement d'Alexandre « plein feux, musique à fond » lui faisait mal, m'a beaucoup tranquillisée. Cette remarque révèle en effet la bonne qualité du système pare-excitation maternelle, même s'il est marqué par une discontinuité de fait. Du côté de l'enfant, cette trouvaille qui rappelle le balancement bruyant des petits insomniaques décrits par Kreisler, Fain, Soulé (1974) mais aussi, d'une manière troublante, les conditions externes réelles lors de l'hospitalisation en néonatalogie, montre combien le sommeil ne peut survenir que dans une lutte active entre des quantités d'excitations intenses et opposées. C'est la réduction progressive des excitations externes et internes et l'accès aux petites quantités qui est barré pour Alexandre, en particulier au moment de l'endormissement. Et naturellement la musique qu'il met si fort est celle que son père aime écouter habituellementPourtant, si l'on tient compte de tous les paramètres en cause, il était difficile de formuler un pronostic fiable concernant l'évolution de la symptomatologie de ce petit garçon.

La deuxième consultation

Ce n'est que cinq mois plus tard que j'ai revu cette famille, sur sa demande. Alexandre qui aura 4 ans le mois prochain entre en chaussettes, ses chaussures à la main, dans le bureau, suivi de son père et de sa mère. A ma question : « Comment vas-tu ? » il me répond : « Ça va bien », puis à ma question : « Comment est-ce que tu dors ? » il dit : « Je dors mal, j'ai des rêves des fois, des princesses » puis « que un rêve, le rêve de la princesse, elle dormait. » J'évoque la Belle au Bois dormant et la mère en riant explique que contrairement à ce qu'il dit, ça va très bien ; à la suite de notre précédente rencontre au bout d'un mois à six semaines tout est rentré dans l'ordre, Alexandre dort à présent sans problèmes. Je dis au père : « C'est vous qui étiez en charge des nuits, vous avez l'air moins fatigué. » Le père d'une voix plus forte évoque une récompense donnée à Alexandre s'il ne vient pas déranger ses parents durant la nuit. Et la mère précise : « C'était un petit truc que vous nous aviez donné, mais moi j'analyse différemment : son père était en charge des nuits, il a montré une autorité plus ferme et Alexandre ne vient plus nous réveiller. » Elle ajoute que les réveils le matin sont du coup beaucoup plus agréables : il est de bonne humeur parce qu'il dort mieux, il n'a en outre plus été malade depuis notre précédente rencontre pourtant au début de l'hiver, ce qui ne s'était encore jamais produit. C'est la petite soeur de 10 mois qui a pris le relais mais d'une manière infiniment moindre, tout est beaucoup plus facile avec elle. La mère évoque cependant une nuit où elle


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était inconsolable, ni elle ni le père ne parvenaient à la calmer. Alexandre s'est réveillé, il est venu lui donner son « doudou » et elle s'est aussitôt rendormie. Je complimente Alexandre pour cette action d'éclat, il est occupé avec le bébé qu'il a déshabillé et le biberon, accroupi dans son petit coin, entre le divan et la fenêtre. A l'évidence il est beaucoup plus calme.

L'ensemble de la consultation va favoriser une élucidation progressive des problématiques maternelle et paternelle. La mère insiste sur le gain qu'elle a tiré de notre première rencontre, ça lui a permis de résoudre des tensions avec son mari. Elle a voulu m'écrire pour me dire que ça allait mieux mais elle n'y est pas parvenue. Comme on a évoqué Chloé, je demande au père s'il a aussi un investissement intense de sa fille, est-ce qu'elle a su le séduire ? Il sourit et dit que ça va bien avec elle puis il enchaîne sur sa manière de se laisser complètement absorber et déborder par ses enfants lorsqu'il s'en occupe, il ne peut rien faire d'autre et contrairement à sa femme qui fait face à tout magnifiquement, la maison est une horreur quand c'est lui qui assume les enfants. Il insiste en particulier sur ses difficultés pour leur donner à manger, ce qui constitue pour lui une véritable épreuve. En riant la mère dit : « Il est excédé », et Alexandre pendant ce temps chantonne en dessinant tranquillement. Je dis que je le trouve beaucoup plus calme et qu'à l'évidence il va très bien. La mère revient sur ce qui s'est modifié grâce à notre entrevue : elle a pu exprimer son sentiment que le père garde la même relation de proximité qu'il avait nouée avec Alexandre bébé alors qu'elle-même le pousse en avant. Je demande un exemple et la mère évoque sa colère quand elle a appris il y a peu qu'Alexandre se fait porter par son père pour les 150 mètres qui séparent l'entrée de l'école jusqu'à sa classe : « J'ai la sensation qu'il l'empêche de grandir, du coup je dois le pousser par excès, je dois faire le gendarme, me dit-elle, à moi, il ne m'a jamais demandé de le porter. » Le père intervient, il a du mal à supporter que sa femme veuille s'introduire dans la relation qu'il a avec son fils, ça le touche profondément ; à l'arrivée à l'école, Alexandre tend les bras et son père le porte tout naturellement, il n'y a même pas besoin d'échanger une parole. Je demande à la mère : « Est-ce que c'est mauvais pour lui ? » et j'ajoute : « Votre père ne vous a pas porté dans les bras à l'école ? » La mère confirme qu'elle n'a pas eu ça, en effet, son père était peu présent. Aînée de quatre, elle a été poussée en avant par une mère peu caressante qui se révèle beaucoup plus tendre à présent avec ses petits enfants. Le père pour sa part dit ne pas avoir de souvenirs, avant dernier d'une fratrie de cinq, le climat était détendu et sa mère disponible car elle ne travaillait pas. « Mon rêve, me dit-il, ce serait d'avoir une vie de famille, je préférerais avoir une femme à la maison qui ne voyage pas. » Je dis : « C'est tout de même cette femme-là que vous avez choisie. » Un deuxième exemple du type de relation père/fils que la mère ne supporte pas m'est alors donné : au parc, alors que toute la famille se


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promène avec des amis et leurs enfants, Alexandre tombe et se fait mal, son père le prend dans les bras et le caline pendant près de dix minutes, ce que la mère juge excessif : « Quand je le vois agir il le tire en arrière, me dit-elle, peut-être que je ne veux pas perdre une occasion pour que les choses avancent pour lui », et elle fait le lien avec l'attitude de sa propre mère à son égard. Alexandre est alors contre son père à qui il demande de lui raconter un livre, je dis : « C'est un père qui a une disponibilité formidable pour ses enfants », « c'est très culpabilisant » répond la mère, et moi : « Non, c'est enrichissant, mais peut-être que vous vous sentez frustrée ? », et la mère peut dire alors qu'elle a le sentiment que son mari lui enlève une partie de ce qu'elle pourrait apporter à ses enfants. Du coup elle envisage de changer de travail afin de moins voyager et d'être davantage présente... Mais ce qui en définitive lui a été précieux lors de notre première rencontre, c'est la manière dont j'ai parlé de son fils « de façon très positive » me dit-elle, « je me suis rendue compte que je le jugeais sans arrêt, je me suis détendue, je me braque moins ». Elle associe sur le fait qu'elle évolue avec le temps, elle est plus souple à présent pour Alexandre, il fallait qu'il aille à la crèche car elle avait peur d'un « non-développement ». Je fais alors le lien avec les difficultés d'Alexandre à la naissance et l'intensité de ses angoisses à elle ; il fallait qu'il lui donne des preuves pour la rassurer.

La fin de cette consultation se déroule dans un climat chaleureux et détendu. La mère évoque les réticences de son mari à revenir me voir et il explique : « Je suis très bien ici », mais il doit y avoir des enfants qui ont plus besoin de moi. La mère me remercie pour mon aide. Alexandre est plein de charme et coopérant.

Discussion

Cette deuxième consultation, cinq mois après la première, peut aider à comprendre ce qui a eu valeur d'interprétation lors de la première entrevue. Consciemment, la mère met l'accent sur l'image très positive que je lui ai donnée de son fils, lui permettant de le voir autrement et de lui faire davantage confiance. Elle a noté qu'après la consultation il est devenu plus entreprenant, plus cassecou, plus sûr de lui. C'est dire que ses propres angoisses se sont allégées, favorisant chez Alexandre l'accès à une plus grande autonomie. Mais ce qui s'est joué du côté du père ne doit pas être minimisé : il n'était pas favorable à cette consultation imposée par la mère et le pédiatre et il ne souhaitait aucunement qu'une psychothérapie conjointe puisse être à nouveau envisagée en dépit de ce que sa femme, elle, le désirait. Il a exprimé clairement combien les réveils fréquents de son fils lui convenaient et quel rôle actif il jouait de ce fait dans ses troubles du


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sommeil persistants. Vu sous cet angle, le mécontentement de sa femme à son égard était justifié. Il ne s'agit pourtant là, de mon point de vue, que du contenu manifeste d'une problématique inconsciente fondamentale à l'oeuvre chez chacun de ces deux jeunes parents. Celle-ci met en jeu la répartition de ce qu'il est convenu d'appeler la libido narcissique et la libido objectale, étayées sur les caractéristiques personnelles individuelles telles qu'elles se sont constituées tout au long du développement. Ce sont ces caractéristiques personnelles souvent peu négociables que les bébés savent si bien réactiver, en particulier pour tout ce qui touche à l'accès possible ou non et pour quel laps de temps à la position passive. Ainsi pour la mère d'Alexandre, les investissements dans le registre de l'activité — voire de l'emprise (P. Denis, 1992) — ont été et demeurent privilégiés sans que cela empêche pourtant l'accès intermittent à la position passive nécessaire notamment à la conception, à la nidation de l'oeuf puis au bon déroulement de la grossesse. Ces différentes étapes qui accompagnent la survenue de la vie sont marquées par une lutte entre des forces antagonistes et contradictoires auxquelles les régulations somatiques de tous ordres participent activement. Les références classiques à l'activité et à la passivité méritent dans ce contexte d'être précisées car elles sont trop vagues pour rendre compte de la complexité des phénomènes en cause. La réponse parfois automatique par le rejet tonique et la motricité à ce qui serait ressenti comme une intolérable intrusion reprend vraisemblablement des mouvements très précoces de refus mis en oeuvre dès le tout début de la vie. C'est pourquoi les deux accouchements prématurés de cette jeune femme dans un contexte externe identique de surcharge peuvent se comprendre en réalité comme l'issue de cette lutte entre un envahissement débordant et la nécessité de s'en libérer. Cette même problématique, autrement agencée, se retrouve dans sa toute relative intolérance à la passivité et à la régression chez Alexandre. Consciemment elle le pousse activement en avant, à l'image de ce que sa propre mère a fait pour elle et cela d'autant plus, comme je vais le lui dire lors de notre deuxième entrevue, qu'elle s'est tellement angoissée durant son séjour de trois semaines en néonatalogie. Mes compliments adressés à son fils authentiquement ressentis par moi : « Tu es superbe, c'est un merveilleux petit garçon », de même que ma remarque selon laquelle le développement n'est pas une course de vitesse ont pu contribuer à diminuer chez elle l'intensité de la lutte par l'activité en défense contre les dangers d'envahissement passif.

La problématique du père d'Alexandre est différente mais remarquablement complémentaire, ce qui peut signer un choix d'objet particulièrement harmonieux. L'hyperactivité de sa femme le place à la fois dans une situation de rivalité : il cherche à voyager autant qu'elle et accepte mal, du moins lors de la première consultation, d'être celui qui reste à la maison avec les enfants lorsqu'elle est au loin, mais en même temps cela lui permet, sur un mode réactionnel, d'être


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dans une très grande proximité régressive avec son fils. Le séjour en néonatalogie lui a permis de ce point de vue d'assurer un rôle maternel sans partage durant la nuit, favorisant un rapprochement physique tendre auquel il a du mal à renoncer. Toutefois il peut être dans le même temps un père stimulant et actif, ce qu'Alexandre révèle à travers son goût pour les différentes marques de motos et de voitures comme pour le choix des cassettes de musique pour s'endormir, reflets directs des investissements paternels.

Ce sont ces aménagements individuels spécifiques qui retiennent en fait mon attention et guident la teneur de mes interventions. Le bébé ou le jeune enfant doit en effet, quel que soit son âge, faire avec les caractéristiques personnelles de son père et de sa mère, en particulier si elles sont non négociables. Mon rôle vise donc à tenter d'apprécier la qualité des ajustements réciproques de chaque triade avec le souci conscient de pouvoir répondre à cette question cruciale : compte tenu de tous les paramètres en présence est-ce que le développement psychique du bébé reste possible ? Lorsque tel est le cas, la question se ramène à savoir quels assouplissements sont possibles du côté du père comme de la mère, mais aussi du côté du bébé.

Ce qui se joue du côté du bébé, notamment lorsqu'il existe une symptomatologie psychosomatique ultra précoce montre que, contrairement à l'opinion courante, l'accès à la position passive n'est pas inné chez le nouveau-né. De fait, celui-ci passe sans transition d'un état de grande agitation avec cris à un état de sommeil profond, suivant ainsi la séquence des états de conscience telle qu'elle a été décrite par Wolff (1966). C'est le système pare-excitation maternel— et éventuellement paternel — qui va aménager progressivement le passage à des petites quantités d'excitations bientôt transformées en petites quantités d'affects. Bien entendu, ces modifications qui constituent le processus même de « psychisation » du bébé, dépendent de nombreux facteurs. Parmi ceux-ci : les données de « la mosaïque première » décrite par P. Marty (1976, 1990) ou ce que j'appelle les caractéristiques personnelles du bébé. Celles-ci entrent en immédiate résonance, dès les toutes premières interactions, avec les caractéristiques personnelles de la mère, voire du père, favorisant dans les cas heureux des ajustements réciproques suffisamment harmonieux.

A l'évidence chez Alexandre, l'impossibilité de réduire les excitations en raison probablement de ses caractéristiques personnelles mais aussi de l'excessive angoisse qui submergeait père et mère à sa naissance est à l'origine des troubles du sommeil précoces, puis de leur installation. A 3 ans et demi, le tableau symptomatique qu'il présente est chargé : les difficultés d'endormissement sont constantes, les réveils nocturnes de deux à trois par nuit parfois plus, auxquels s'ajoutent les otites récidivantes, l'anorexie discrète et l'état de sub-agitation. La mise en scène de sa stratégie d'endormissement récente dans un excès d'excita-


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tions lumineuses et sonores montre à quel point le passage par les petites quantités semble exclu. Et pourtant ce tableau m'est apparu comme essentiellement réactionnel car n'entravant pas le développement psychique, lui-même particulièrement précoce. C'est donc ce constat que j'ai cherché à transmettre aux parents à travers les interactions successives et les interventions qui ont accompagné le déroulement de cette longue première consultation. Au fond, avec des parents de ce type qui acceptent souplement, en dépit des réticences ouvertement verbalisées du père, de s'engager dans un tel processus, il s'agit d'un travail relativement aisé. S'il n'est pas question de penser modifier les problématiques profondes constitutives de la personnalité même de cette mère et de ce père, c'est en les reconnaissant comme telles que l'on peut favoriser une prise de conscience permettant au bébé d'apparaître lui aussi comme une personne distincte. Alexandre développe des efforts considérables et touchants pour tenter de gérer les excitations submergeantes, aussi bien lorsque son père est près de lui quand il s'endort que lorsqu'il n'y est pas. Depuis sa naissance, il est soumis à une discontinuité présence/absence imprévisible à laquelle il a longtemps répondu en tombant malade. A notre deuxième entrevue, la mère souligne la coïncidence entre la survenue des otites et ses propres absences. C'est donc bien à une tentative pour maîtriser l'absence que renvoie le scénario d'endormissement actuel. Le père comme la mère l'ont senti quand ils évoquent sa façon de s'isoler ou de se retrouver dans son monde à lui. A sa manière, ce faisant, Alexandre leur dit d'en faire autant et c'est sans doute ce que le père a entendu en admettant, comme je le lui avait suggéré, qu'il était parfaitement capable de tenir seul le temps d'une nuit.

L'extraordinaire labilité d'une symptomatologie pourtant durablement installée est illustrée avec le cas d'Alexandre dont la guérison symptomatique valide mon hypothèse de troubles essentiellement réactionnels. Il n'en va pas toujours de même.

UNE DEUXIÈME ILLUSTRATION CLINIQUE : LOUISE 4 ANS 10 MOIS

Le poids de la réalité traumatique

Ainsi, Louise m'est adressée par la psychologue du service de pédiatrie où elle est suivie depuis sa naissance. Elle présente une anorexie sévère qui va s'aggravant depuis l'âge de deux ans. Elle a subi deux hospitalisations récentes, l'une il y a six mois pour une méningite, l'autre il y a un mois pour une broncho-pneu-


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mopathie accompagnée d'asthme. C'est en raison de l'importance de l'asthme que la consultation psychosomatique a été demandée.

Louise se présente avec une immédiateté de la relation tout à fait frappante. C'est une enfant longiligne, pâle, à l'évidence anorectique. Il s'avère rapidement qu'elle en a tous les signes : la précocité du développement moteur — elle s'est assise à 5 mois, a marché sans appui à 10 mois et demi — la précocité d'acquisition du langage, la très bonne adaptation scolaire. L'anorexie probablement très sévère par moments — la mère précise que depuis deux mois elle se fait vomir si elle l'oblige à manger — peut se comprendre comme un refus marqué de la position passive pour échapper à l'emprise et aux intenses angoisses maternelles. De fait, la mère est impressionnante, pâle et décharnée, elle boite et ne semble habitée que par un souffle de vie. J'apprends qu'elle a souffert d'une leucémie traitée par chimiothérapies régulières de l'âge de 8 ans jusqu'à l'âge de 22 ans. Elle est en rémission depuis six ans mais a un statut d'invalide. La conception et la naissance de Louise apparaissent comme un véritable défi à la médecine mis en acte presque aussitôt après l'annonce de la rémission. Louise est l'otage de sa mère, situation qui s'est brusquement aggravée avec le départ du père survenu lors de l'hospitalisation de Louise (pendant un mois) pour une « méningite décapitée » comme me le précise la mère. Le père, bien vivant et en bonne forme, se montre réticent et défendu avec moi. Il noue visiblement une excellente relation avec sa fille dont il me dit qu'elle cherche par tous les moyens à obtenir que ses parents revivent ensemble. Peu avant cette affirmation, Louise, sur les genoux de son père, avait saisi la main de sa mère et cherché à la mettre dans celle de son père, ce que j'avais verbalisé. Il n'y a pourtant guère de place pour un mouvement associatif dans cette consultation pesante où la réalité traumatique de la maladie somatique, celle de la mère, mais aussi la symptomatologie souvent dangereuse de l'enfant, écrasent le fonctionnement psychique. Père et mère se trouvent en accord sur un seul point : le caractère tyrannique et les intolérables caprices de Louise qui par ses hurlements et son refus de manger oblige sa mère à faire venir le père. Ni l'un ni l'autre ne se reconnaissent une quelconque responsabilité dans les comportements extrémistes et insupportables de leur enfant. Ce faisant, de mon point de vue, Louise tente de faire face tant bien que mal à une situation objectivement intolérable et lorsque malgré tout elle n'obtient pas de voir son père, son état de détresse entraîne des somatisations graves. Les bronchites avec asthme fréquentes et répétées depuis la toute petite enfance se sont nettement aggravées avec le départ du père, tout comme les conduites anorectiques et les vomissements. Pourtant, ses efforts pour s'organiser se révèlent à travers un éveil cognitif brillant mais celui-ci paraît clivé du monde des affects et des conflits (R. Debray, 1991). Il n'y a guère, en effet, de possibilité de traitement mental des angoisses en dépit de l'existence de phobies d'ambiance : peur du


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noir, peur des bruits, mais aucune peur des personnes comme son entrée immédiate en relation avec moi l'a si bien montré. Ce sont les défenses au niveau du caractère : les colères et les caprices, comme celles qui engagent le comportement : le refus de manger et les vomissements provoqués, qui assurent une certaine décharge des excitations.

Du côté de la mère, les forces de vie semblent ramassées dans son statut de survivante qui nécessite attention et aide de tous, médecins et entourage, sans permettre aucun travail psychique autour de la problématique de la mort pourtant omniprésente. Louise est pour elle un objet d'étayage qui doit lui donner du réconfort et lui permettre de récupérer la présence de son compagnon à travers les affrontements et les scènes violentes qu'elle induit.

J'ai cherché du secours du côté du père dont l'attachement pour sa fille m'a paru authentique. S'il n'est pas question pour lui de reprendre la vie commune, il n'est pas question non plus d'abandonner Louise. J'ai proposé une psychothérapie conjointe mère/enfant à laquelle le père peut venir s'il le souhaite, en précisant que dans un deuxième temps Louise pourrait être suivie seule. La mère se dit ouvertement réticente : elle voit de loin en loin un psychiatre qui lui donne des médicaments. Le père pour sa part accepte de conduire mère et enfant aux séances de psychothérapie.

Le traitement a effectivement débuté peu après cette première consultation mais compte tenu des réserves de la mère, il s'est engagé d'emblée avec Louise seule. J'ai donc été amenée à revoir à plusieurs reprises Louise et ses parents à la demande de la psychothérapeute de Louise, lorsque la situation lui semblait trop tendue.

Un état de crise aiguë

Quinze mois après la première consultation, je reçois Louise et ses parents en urgence. La mère, qui vient d'être hospitalisée à deux reprises pour des douleurs inexpliquées à la jambe, se déplace difficilement à l'aide de cannes anglaises. Elle est toujours décharnée et pâle et ferme les yeux d'épuisement aussitôt qu'elle se trouve dans le fauteuil en face de moi. Le père semble exaspéré et revendicateur. Louise, qui à l'évidence va beaucoup mieux, s'absorbe dans un dessin sur la table à côté de moi, tout en suivant ce qui se dit. Le conflit entre les parents et avec Louise est à son acmé car Louise depuis peu se fait vomir systématiquement pour faire venir son père. La situation avec sa mère paraît de fait intenable : celle-ci a pour seule préoccupation de pouvoir dormir afin de se remettre de ses deux hospitalisations, elle ne supporte plus les demandes de sa fille et exige qu'elle la laisse se reposer. Louise refuse de retourner chez la tante qui


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l'a gardée quand sa mère était à l'hôpital, elle veut son père et rien que lui. Je prends acte de ce que la situation est bloquée ; Louise ne peut pas rester avec sa mère qui doit se reposer, son père ne peut pas la prendre avec lui, il faut donc envisager un placement, internat ou famille d'accueil, solution que père et mère rejettent. Nous nous quittons donc sur ce constat. J'ai souligné pourtant auparavant les incontestables progrès réalisés par Louise grâce à sa psychothérapie, malgré l'état de crise actuel, elle a grossi et elle n'a pratiquement plus été malade. La symptomatologie asthmatique s'efface.

La « réanimation psychique »

Trois mois plus tard, lorsque nous nous revoyons, la situation est transformée : Louise est en pleine forme, pour la première fois elle ne porte plus les marques visibles de son anorexie. La mère aussi va bien, elle marche sans cannes et a plutôt bonne mine. Je lui dis : « Mais vous avez grossi et Louise aussi », et en riant elle répond : « Oui, nous grossissons ensemble. » Je demande qu'est-ce qui a permis de sortir de la situation de crise qui régnait la dernière fois que nous nous sommes vus. Et la mère répond : « Son père s'est décidé à lui donner une bonne trempe et Louise a cessé de se faire vomir. » Manifestement le climat entre les parents et Louise s'est considérablement modifié. Une séquence émouvante de cette consultation va en rendre compte.

Louise me montre le dessin qu'elle vient de réaliser pour sa mère qu'elle est sur le point de quitter : elle part pour dix jours avec son père dans la famille paternelle puis repassera à Paris où elle verra sa psychothérapeute avant de partir trois semaines en colonie. Le dessin très coloré couvre toute la feuille et représente « deux arcs-en-ciel séparés par les rayons multicolores du soleil » me ditelle. Je la complimente et j'ajoute : « L'arc-en-ciel c'est le symbole de la paix, c'est donc la paix que tu fais avec ta maman. » Surpris, les deux parents me demandent pourquoi je dis cela et j'évoque le déluge, l'arche de Noé, l'alliance de paix avec Dieu... Louise est enchantée, elle dessine un bonhomme pour son père puis une fleur pour moi. Je parle de la prochaine séparation de Louise et de sa mère. Allongée sur le divan, Louise dit alors : « Je suis triste de te quitter maman », et la mère répond aussitôt : « Il ne faut pas en parler ». Je dis : « Au contraire, il faut en parler, c'est très bien d'être triste quand on se sépare, c'est la preuve qu'on s'aime et on est tellement content quand on se retrouve. » Louise entoure alors les épaules de sa mère et l'embrasse dans le cou. C'est la première fois qu'elle me montre un rapprochement tendre avec sa mère. Celle-ci évoque des projets : peut-être un stage de réinsertion à l'emploi, ce que le père approuve chaudement. Mais elle dit alors sa phobie de sortir et surtout sa peur du métro,


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qu'elle ne peut pas prendre seule. Louise intervient, elle n'a pas peur du tout dans le métro, je dis qu'elle peut donc y emmener sa mère et tous les trois se mettent à rire. Je peux proposer à nouveau une psychothérapie à la mère, ce que le père une nouvelle fois approuve, les médicaments ne servent à rien, d'ailleurs elle ne voit pratiquement plus le psychiatre qui les lui prescrivait. La mère est ébranlée et doit me donner sa réponse. Il est entendu que Louise poursuit sa psychothérapie qui donne de si bons résultats...

De fait, Louise a su nouer d'emblée une relation très investie avec sa psychanalyste. Son traitement a pourtant été marqué par des aléas difficiles à supporter pour des parents réticents vis-à-vis d'une telle approche. Au moment de la crise aiguë, le père s'était plaint avec colère de ce que Louise refusait parfois d'entrer dans le box de psychothérapie, évoquant alors l'effort que c'était pour lui de la conduire et le prix que cela coûtait à la Sécurité sociale. Pourtant, c'est le travail en séance autour de l'expression des affects et des conflits qui a permis à cette petite fille de sortir d'un fonctionnement répétitif où se trouvaient engagés dangereusement le caractère et le comportement. Louise aujourd'hui peut dire ce qu'elle ressent et elle entraîne sa mère dans ce nouveau mode de fonctionnement. Au lieu de gérer l'urgence dans la réalité, je peux alors, moi aussi, reprendre un mode associatif et risquer des interprétations. Il s'agit bien d'une « réanimation psychique » pour cette petite fille, sa mère et même peut-être aussi son père.

.En guise de conclusion

Certaines symptomatologies paraissent directement issues des caractéristiques personnelles du bébé et donc peu ou pas négociables. La confrontation avec les caractéristiques personnelles maternelles, au heu de permettre de les adoucir, a entraîné leur exacerbation et dans un deuxième temps le durcissement des positions maternelles. Tout est en place alors pour qu'un véritable cercle vicieux se développe : les troubles du bébé entraînent la réponse maternelle inadéquate qui contribue à les aggraver. Dans un tel cas de figure, le père se trouve habituellement exclu, souvent malgré lui, du drame que mère et bébé se donnent mutuellement à vivre.

Le rôle du psychanalyste, tout comme la portée de ses interventions, peut se trouver parfois des plus réduits dans la mesure même où il se heurte à un système fermé en raison des problématiques inconscientes profondes de la mère et du père. Ce sont ces dernières, beaucoup plus que la nature ou l'intensité des troubles du bébé ou du jeune enfant, qui favorisent, limitent ou excluent toute possibilité de changement. D'où l'intérêt majeur qu'il y a à tenter de les repérer


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afin d'en évaluer la force. En tout état de cause, la présence de l'enfant, en raison notamment de son extrême sensibilité aux états affectifs profonds des adultes qui l'entourent, pousse à l'émergence d'interactions et d'interventions qui ont valeur d'interprétation. C'est à l'analyste de savoir s'il convient de les amplifier, de les modérer ou d'en modifier l'impact.

Rosine Debray

170 bis, rue de Grenelle

75007 Paris

REFERENCES

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Debray R. (1991), Réflexions actuelles sur le développement psychique des bébés et le point de vue psychosomatique, Revue française de Psychosomatique, n° 1, 41-57.

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Wolff P. M. (1966), The causes, controls and organization of behavior in the neonate, Psychological Issues, 5, 17.



L'interprétation au carré

Marilia AISENSTEIN

Le monde des physiciens, me racontait un jour un de mes patients, est un chaos opaque et terrible où s'affrontent des charges violentes ; il se situe hors de tout sens. Ce spécialiste faisait de sa discipline une quête éperdue d'ordres et de versions dont la cohérence interne vise à la constitution d'un savoir propre à nous faire oublier qu'il n'existe aucun sens inhérent à la réalité.

Je n'ai pas de compétence pour juger de la validité de ces assertions ; cela n'aurait d'ailleurs pas fait partie du propos de la cure. La séquence m'avait paru reliée à d'autres chaînes associatives et je lui donnai une interprétation. Mais je me pris ensuite à penser « ... et pourtant, il n'est pas déprimé ». J'avais donc, moi, considéré ses propos déprimants ? Plus tard, hors séance, me vint à l'esprit que j'avais été atteinte, alors que lui ne l'était pas, par ce que j'avais aussi entendu — interprété donc — que si les sciences fondamentales ne sont elles-mêmes qu'interprétations, celle du psychanalyste n'en devient alors que plus aléatoire. Fortuite qui néanmoins n'altère pas la valeur ni l'intérêt d'un acte de pensée. C'est là le paradoxe nietzschéen par excellence. Pour l'auteur du Gai savoir, le monde est non-sens, il est en vérité sans aucun sens. Tout le contenu du gai savoir nietzschéen peut être défini par l'affirmation qu'il est savoir du non-sens, de l'insignifiance, du caractère essentiellement non signifiant de ce qui existe. Il est pourtant un savoir, celui de la désillusion en quoi devrait consister le savoir du philosophe. Or, Nietzsche ne tire de ces démonstrations aucune philosophie du désespoir. Toute attribution de sens est un acte intermédiaire, humain et nécessaire. L'insignifiance du monde n'implique en rien que l'existence est vaine, au contraire. L'interprétation serait donc plus que langage, elle serait affirmation de la vie psychique.

Or, si l'interprétation n'est pas l'apanage des seuls psychanalystes, selon Aristote le seul fait d'avancer quelque chose est une interprétation, la réunion

Rev. franç. Psychanal, 1/1993


42 Marilia Aisenstein

des deux termes, fonctionnement psychique et interprétation, peut ne paraître qu'issue d'une pensée psychanalytique, champs où ils s'interdéfinissent.

Le fonctionnement psychique est a fortiori interprétatif et l'interprétation ne se conçoit qu'en son sein. Précédant de loin les théories extrêmes de Nietzsche — de l'ordre de la métaphysique —, je rappellerai les doctrines apolliniennes qui font du langage, de la parole, une interprétation, puisque le langage sait cacher.

Afin de retirer aux mots leurs possibilités mensongères, Apollon signifie plutôt qu'il ne dit. C'est paradoxalement là ce qui fait l'ambiguïté des oracles et vaut au maître de Delphes son surnom de « Loxias », l'oblique, l'obscur. L'opacité semble préférable à l'équivoque d'une parole toujours frappée de double sens. La polysémie engendre la dissimulation. Thème amplement dénoncé par Platon dans le Cratyle où il va jusqu'à faire dire par Socrate :

« En vérité, c'est justement au langage que ce nom d'Hermès a bien l'air de se rapporter : les qualités d'interprète "herméneus", de messages, de filou comme de fraudeur en paroles et de commerçant, c'est à la vertu du langage qu'a rapport l'ensemble de ces activités. Or, précisément, ce que nous disions auparavant, "dire", eïrein, c'est employer le langage et d'autre part ce terme (la langue d'Homère en offre maint exemple), ce terme donc équivaut à ourdir une machination. Ainsi donc double activité constituante, celle de tramer la parole et celle de tramer des paroles... » (Cratyle, 408a, p. 645). Plus loin, dans le dialogue avec Hermogène, Socrate continue : « Tu sais ce qu'est le langage : il n'y a rien que toujours il ne signifie, ne tourne, ne retourne ; et il est double, vrai tout comme faux » (Cratyle, 508c).

C'est le sens même de l'acte de langage de l'interprétation qui est ici mis en cause : énoncé, message, lecture, construction, déduction, invention, distorsion... La combinatoire des acceptions multiples semble bien confirmer les thèses platoniciennes et venir corroborer la théorie de Serge Viderman pour qui interpréter dans la cure n'est pas seulement dévoiler une réalité, mais construire, fabriquer une vérité dont le critère de vérité est justement la création.

Je dirai aujourd'hui que cette conception vidermanienne nous semble aller de soi. Elle engage d'ailleurs une vision plus processuelle de l'analyse qui met l'accent sur les capacités élaboratives et mutatives plutôt que sur l'histoire. Le modèle classique de l'interprétation de transfert n'en reste pas moins prégnant. Il ne s'avère néanmoins applicable comme tel qu'avec des organisations psychiques suffisamment achevées pour que l'actualisation par la cure puisse être reliée à une sexualité infantile refoulée.

Que devient ce modèle dans les cures contemporaines ? se demandent les auteurs de l'argument de ce numéro, question qu'après ce préambule je formulerai différemment : Que devient l'interprétation lorsqu'elle n'est plus saisie interprétative d'une interprétation névrotique du monde ?


L'interprétation au carré 43

Pour être classique, l'interprétation du psychanalyste doit rencontrer le fonctionnement psychique d'un patient qui interprète lui-même.

Ainsi, l'interprétation idéale serait, selon Michel Fain, celle qu'un patient se formulerait seul à haute voix et en présence de son psychanalyste silencieux qui l'aurait, par sa technique, dans le cadre provoquée. La seule présence ici serait une interprétation et l'interprétation « parfaite » surgirait du croisement de deux systèmes interprétatifs.

La référence à l'interprétation impliquerait donc la nécessité de deux fonctionnements psychiques dont la dissymétrie soit relative.

L'expérience des cures difficiles, pathologies limites chez qui le malaise semble prendre le pas sur le conflit intrapsychique, l'instauration aujourd'hui fréquente de modalités thérapeutiques telles que le face-à-face ont nécessairement modifié la formulation des interprétations. Je laisserai de côté cet aspect plus technique de la question pour réfléchir aux cas extrêmes. Parfois, l'organisation psychique des patients met en cause la visée même, la stratégie donc de l'interprétation. J'en prends pour exemple le champ du traitement psychanalytique des maladies somatiques. Si le fonctionnement psychique s'avère défaillant ou sidéré, les régressions, et notamment la régression formelle impossible, quand les défenses du moi sont à ménager et le refoulement insuffisant, que devient alors la fonction de l'interprétation ? Où se situe le point de rencontre entre les fonctionnements psychiques du psychanalyste et du patient ?

Face à une incapacité à élaborer des excitations internes et externes, une angoisse diffuse qui est une alarme et non son signal, l'impératif thérapeutique est donc de soutenir, ranimer un préconscient actuellement déficient où le traitement psychosexuel de l'excitation ne s'opère justement pas. Dans son acception classique, l'interprétation serait inefficace, voire traumatique.

Ces réflexions peuvent sembler banales et la littérature psychanalytique actuelle a souvent traité d'une clinique dont les modalités interprétatives sont liées à l'extension des indications. Le maniement du transfert au cours d'une psychothérapie psychanalytique implique des incidences techniques qui modifient les formes de l'interprétation. A mon sens, il s'agit là des conséquences d'un certain élargissement du champ d'application de la méthode analytique. Le savoir-faire du psychanalyste nécessite aussi de pouvoir s'abstenir ou attendre, aménager ou respecter. La référence constante et implicite au modèle de la névrose de transfert permet à la fois un cadre intérieur rigoureux et des variations possibles. Je dirai pourtant que des questions se posent à différents niveaux. Si les implications pratiques de la théorie nous semblent évidentes lorsqu'il s'agit de timing ou des choix et de la forme, il n'en va pas de même quand c'est la fonction même, l'ambition de l'interprétation qui est en cause. Reste à savoir, en effet, si des interventions, constructions, propositions dont le


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but n'est plus dégagement d'un sens latent là absent, doivent être qualifiées d'interprétations. Il ne s'agit pas, à mon sens, d'une simple question de vocabulaire, les enjeux me paraissant en effet d'importance. Dans des temps où certaines sociétés européennes de psychothérapie prétendent former à la psychothérapie psychanalytique, sans passage obligé par l'analyse classique, la nécessité de s'interroger me semble accrue.

Lorsque la symétrie relative donc, plus haut évoquée, n'est pas d'emblée donnée, si le jeu insuffisant des représentations entrave la polysémie du mot et les possibilités régressives, l'intervention n'est-elle pas une proposition de travail psychique faite à un patient et surgie chez le psychanalyste à partir d'une interprétation classique retenue ? Interprétation qui est fonctionnement psychique même et vise à restaurer chez l'autre des capacités interprétatives actuellement empêchées ? C'est là ce en quoi ces interventions gardent à mes yeux le statut d'interprétations, même sans l'être dans les formes. La stratégie en est différente, mais leur élaboration ne peut émaner que de la conception d'une interprétation stricto sensu. Un point parmi tant d'autres m'a particulièrement intéressée : les psychosomaticiens de l'Ecole de Paris avaient depuis longtemps souligné le danger de l'excitation traumatique engendrée chez un sujet désorganisé par la confrontation avec une structuration oedipienne plus achevée. Ce risque existe et est source d'implications techniques que je n'évoquerai pas ici, mais qui font l'objet de nombre d'articles 1. A moins souvent été évoquée, me semble-t-il, la question de savoir ce qui meut le fonctionnement psychique du psychanalyste au cours de ce travail difficile, passionnant mais parfois désespérant, qui a pour objet la restauration, la restitution d'un travail psychique mis en communauté. Le recours à un idéal thérapeutique ne suffit pas.

Intéresser quelqu'un aux processus de pensée nécessite souvent une mise en tension forcenée. Celle-ci ne proviendrait-elle pas d'une angoisse de castration, réveillée en nous par la rencontre avec le manque ? Elle susciterait une impérieuse motion à combler les différences, pour qu'advienne enfin le classicisme.

Ceci expliciterait un autre écueil de ce type de travail qui consisterait à parfois trop prêter, imposer 2 un fonctionnement psychique, celui du psychanalyste.

Converser avec un patient, l'intéresser à son monde intérieur, lui ouvrir des voies associatives et des possibilités identificatoires, soutenir avec lui un espace

1. Voir Revue française de Psychosomatique, n° 3/92, PUF.

2. Dans un article encore inédit, Christine Angelergues de Kerchove a signalé un risque d'excitation psychique, d' « emballement du préconscient », devant des patients très sidérés et atteints de maladies léthales.


L'interprétation au carré 45

qui instaure la régression formelle implique une certaine pratique de l'interprétation de transfert. Si elles ne sont plus les interprétations d'une interprétation, ces propositions — tentatives de création de l'interprétation — sont cheminement interprétatif vers le croisement des interprétations.

Marilia Aisenstein

72, rue d'Assas

75006 Paris

BIBLIOGRAPHIE

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Viderman S., La construction de l'espace analytique, Gallimard, 1982.



La vérité de l'interprétation

Marie-Lise Roux

L'interprétation, très classiquement et en conformité avec son étymologie, représente à la fois un passage (d'une langue à l'autre, du passé au présent, etc.) et une découverte (d'une oeuvre, d'une histoire, de soi-même). En ce sens, elle relie mais aussi désigne, elle peut (dans le meilleur des cas) donner lieu à toutes les ouvertures et en même temps fermer certaines issues et fixer les limites.

C'est à propos de certaines « interventions » (qui ne peuvent être définies au sens strict comme des « interprétations ») que se situera ma réflexion sur le thème qui nous est proposé.

Ces interventions ont eu, dans les cas que j'ai à l'esprit, un caractère abrupt, et en quelque sorte m'ont « échappé » (comme on dit que vous échappe un « cri du coeur » ou une « bêtise »). Elles se sont produites, chaque fois, avec des patients dont la structure particulière, on le verra, indiquait une relative inanalysabilité et nécessitait un cadre différent de celui de la cure classique.

A partir de ces courtes séquences cliniques, j'évoquerai l'Homme aux loups dont toute l'histoire n'a été qu'une succession d'interprétations, et la difficulté particulière qui se présente à l'analyste lorsqu'il a à « interpréter » quelque chose à un de ces patients dont l'identité n'a pas acquis de limites bien certaines et qui, de ce fait, se montre exagérément vulnérable à tout ce qui lui est dit. Le sens, alors, de nos interventions, n'est peut-être pas toujours celui que nous supposons.

1 / Florence, une superbe créature de 25 printemps, m'est envoyée avec un diagnostic de schizophrénie par un interne d'une institution où elle a passé plus de cinq ans. Très vite, je m'apercevrai que ce diagnostic est particulièrement peu vraisemblable. Mais le comportement de Florence est désastreux : errances, TS, violences, fréquentations douteuses, hostilité à toutes les tentatives de psychothérapie qu'on lui a proposées. Ses parents (des notables intelligents et chaleureux, mais désarçonnés) sont désespérés. Elle vient me voir pour « leur faire plaiRev.

plaiRev. Psychanal, 1/1993


48 Marie-Lise Roux

sir » et se présente à moi dans une attitude de rébellion et de servilité mêlées, assez impressionnante. En fait, elle ne se plaint aucunement de tous ces comportements inquiétants (et qui m'ont été indiqués par le consultant), mais, très vite, elle va centrer tout son discours sur une demande très précise : « je suis boulimique, je suis hantée par la peur de grossir, je mange parce que personne ne m'aime », etc. C'est une revendication permanente de l'amour d'autrui, auquel elle ne croit jamais, et que d'ailleurs elle s'empresse de démolir quand elle l'obtient. Je vais vite m'apercevoir que Florence n'est pas seulement boulimique, mais qu'elle est aussi alcoolique. Elle est plutôt enveloppée et surtout bouffie, ce qui détruit un corps et un visage qui se révèlent (maintenant qu'elle est sortie de son enfer) particulièrement ravissants. Les séances (une fois par semaine) sont marquées par ses plaintes et ses revendications, mais je suis aussi frappée de nombreux traits obsessionnels, et d'une intelligence et de capacités d'insight assez rares. Environ après quatre mois de traitement, Florence accepte de mieux en mieux notre travail commun, qui porte surtout sur une interrogation et une exploration de son fonctionnement psychique. Mais la boulimie et l'alcoolisme (encore que celui-ci soit plus discret) sont toujours là. Un soir, elle arrive en retard à sa séance, mâchonnant et avalant les restes d'un de ses festins habituels de gâteaux : « J'avais plein, plein de choses que j'ai pensé cette semaine et que je voulais vous dire, et puis maintenant que je suis là, je ne me souviens plus de rien », me dit-elle dans son mâchouillis. Je m'entends alors lui dire, sur le ton de la remontrance à un enfant : « On ne parle pas la bouche pleine ! »

C'est le genre d'intervention qu'on pourrait avoir dans une séance de psychodrame, mais qui n'est pas très habituelle en séance de face à face.

Mais Florence va en faire elle-même une interprétation car elle me répond aussitôt : « Ah ! ben voilà pourquoi je mange tellement ! pour ne pas dire ce que je pense. »

A partir de ce jour-là, non seulement la boulimie a disparu (et je reviendrai plus loin sur le caractère magique de cette intervention), mais tout le travail psychothérapique a pu se centrer sur l'angoisse de « penser par elle-même » qui était la sienne et sur la mise au jour de ses relations infantiles avec ses imagos parentales.

2 / J'ai déjà parlé du cas suivant, lors du Congrès de Langues romanes de 1990 sur « Le sujet ».

Claude est une magnifique rousse moulée dans des chandails de couleurs vives ou toute froufroutante de dentelles. Claude se prostitue et, malheureusement, devient agoraphobe. C'est pourquoi Claude veut faire une psychothérapie. Le problème est que Claude est un homme (ou plutôt un transsexuel). Le refrain est connu : « Je suis une femme dans un corps d'homme. » Traité aux hormones (« J'ai


La vérité de l'interprétation 49

tout fabriqué, plus de poitrine que bien des femmes », ce qui est parfaitement exact, grâce aux prothèses qu'on lui a posées), Claude exige de moi que je ne m'adresse à « elle » qu'au féminin. Or (mais je ne lui dis pas), je choisis par le devers moi de ne penser qu'à sa réalité corporelle, c'est-à-dire au masculin qui est son « destin anatomique ». J'emploie donc chaque fois que je lui parle tous les détours que permet le langage pour préserver sa demande de féminin et mon exigence de masculin, c'est-à-dire pour ne pas lui donner de genre. Et les séances se déroulent dans une exhibition parfois insupportable d'une féminité si caricaturale qu'elle en devient tout à fait dérisoire. Claude raconte sa sinistre vie de prostituée, son habileté de « professionnelle » pour ne pas avoir de relations « homosexuelles » (entendez, ne pas se laisser sodomiser). Mais rien sur une vie affective qui, en réalité, n'existe pas, bien que Claude vive chez ses parents, lesquels sont hantés par la terreur que leurs voisins découvrent que leur sage fille est un garçon (et pourtant s'adressent à lui au féminin, selon le contrat qu'il a tenté de m'imposer).

Claude me parle de son voeu d'être opéré. Plusieurs de ses copines l'ont été, au Maroc. Il paraît que « c'est atroce », mais « on peut tout faire pour enfin être "une vraie femme" ». Et tandis que Claude parle, je le vois se décomposer, ses mains tremblent, son visage se couvre de sueur et je lui dis : « Je vois bien que cette opération vous rend terriblement anxieux » (le mot m'a échappé). Claude bondit : j'ai parlé de lui au masculin, alors qu'il est une femme. J'ai trahi notre contrat. Pourquoi ? Je lui dis alors : « Parce que, pour moi, vous êtes les deux. » Claude est interdit, puis il s'effondre en larmes, comme un enfant, et finit par me dire dans ses sanglots : « C'est ce que j'ai toujours attendu qu'on me dise. » A partir de là, nous avons pu reconstruire l'histoire secrète de l'enfance de Claude, né après trois frères aînés, et la mort, en bas âge, de deux fillettes, le deuil infini de sa mère ; sa lutte incessante, comme adolescent, contre des désirs homosexuels, alors que le père, bourru et indifférent, se désintéresse de ce quatrième garçon. Claude arrêtera sa psychothérapie lorsqu'il entamera une liaison homosexuelle avec un « client » et décidera de ne pas se faire opérer.

Comme le dit l'Homme aux Loups (entretiens avec Karin Obholzer), « cela touche au miracle ». On sait que pour P. Sergueï ce miracle n'a pas vraiment eu lieu.

Le « miracle », la « magie », c'est bien souvent ce que nos patients (et parfois nous-mêmes, convenons-en) attendent justement d'une interprétation. Car la « cure de parole » nous place dans une situation très particulière : nous ne faisons rien, nous n'agissons pas, nous sommes immobiles, souvent muets, et relativement peu expressifs en ce qui regarde nos propres sentiments ou même nos émotions. Le cadre analytique classique, en nous dérobant aux regards de nos patients, préserve cette réserve et cette abstinence que nous nous imposons et qui est nécessaire.


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Or, dans les deux cas que je viens de rappeler, il est évident que la spontanéité de mon intervention avec Florence et l'inadvertance de mon « lapsus de genre » avec Claude ont pu révéler à chacun de mes patients quelque chose de ce que je pouvais penser ou éprouver vis-à-vis d'eux. Bien entendu, il est fréquent qu'un analyste dise à un patient : « Je pense que... » ou « ce que vous me dites peut me faire penser que... » (cette deuxième formulation me paraissant préférable). Ce n'est pas tout à fait la même chose que de « penser tout haut » comme on le dit justement de ces sortes de phrases qui vous échappent, qui n'ont pas été réfléchies, qui rendent compte sans doute d'une certaine émotion.

Ce n'est pas non plus ce que Ferenczi avait tenté de mettre en place dans sa « technique active » où analysé et analyste s'échangent leurs interprétations.

Il s'agit bien, cependant, d'une expression d'un contre-transfert qu'on pourrait considérer alors comme mal contrôlé par l'analyste et que celui-ci aurait à « toiletter ». Il m'est d'ailleurs arrivé, un soir de fatigue, de dire un « bonjour Madame » en écho au salut d'un patient — qui justement exprimait dans ses séances sa perplexité concernant sa virilité. Curieusement, celui-ci n'a pas semblé entendre mon lapsus, mais cela a été pour moi l'occasion d'analyser et de comprendre mon mode d'identification particulier à lui, à ce moment de la cure.

Lorsque nos patients et nous-même plaçons un espoir (pas toujours vain, heureusement) dans nos interprétations, c'est bien parce que celles-ci nous paraissent devoir rendre compte à la fois d'une « réalité » psychique et d'une « vérité » sur leur identité et sur leur mode de fonctionnement psychique. L'interprétation « vraie » (ou mutative, selon l'expression de Strachey) n'est-elle pas justement celle qui provoque, au sein de la psyché de nos patients, une modification et des transformations : celle justement qui est visée par la cure : « là où était le ça, le Moi doit advenir ».

L'interprétation, en ce sens, pourrait être considérée comme une parole qui fait sens, mais qui fait sens en ce qu'elle permet une image, une figuration, une représentation et une symbolisation. Dans le travail psychique qui est le nôtre, en tant qu'analyste, la modification se produit dans un double courant, me semble-t-il : d'une part le patient nous dit des paroles qui, en nous, s'inscrivent (ou ne s'inscrivent pas) sous la forme de « choses vues ». Nous « voyons » ce qu'ils veulent dire, en même temps que nous l'entendons, grâce au travail régressif que permet l'attention flottante. Michel de M'Uzan et Christian David ont, chacun à leur façon, montré comme se produit ce travail psychique de l'analyste et de quelles sources il jaillit.

D'autre part, nos propres interprétations, ce que nos paroles font voir à nos patients, les aident à produire un travail semblable dans leur propre appareil psychique, d'une parole surgit une représentation et d'une excitation psychique se forme une pensée possible.


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Or, l'image a, à mon sens, toujours un caractère à la fois condensé et totalitaire. C'est sans doute aussi ce qui lui donne son côté de « révélation » — et qui lui confère une valeur, sinon de vérité, du moins de quelque chose à quoi on peut ajouter foi. (Qu'on pense au vers célèbre : « Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. ») C'est ce caractère « totalitaire » que l'Homme aux Loups dénonce dans ses entretiens avec la journaliste Karin Obholzer. Il en attribue la raison à un transfert trop fort sur Freud et dit (p. 90) : « Je suis parvenu à un si grand succès avec Mme Mack parce que je me suis dressé contre les psychanalystes, que j'ai pris moi-même une décision... C'était un succès encore bien plus grand qu'avec Freud, parce que cette fois j'avais refusé le transfert » (c'est moi qui souligne). Ce qui est particulièrement intéressant dans cette partie de l'entretien de l'Homme aux Loups (qui, tout au long de ces dialogues, va d'ailleurs s'étayer sur l'attitude sceptique de son interlocutrice), c'est qu'il s'agit, non pas d'interprétations, mais de conseils (et même de conseils pratiques concernant son retour ou non en Russie au moment de la Révolution) et de diagnostic (on sait les différents diagnostics portés par les différents analystes sur l'Homme aux Loups). Cependant, on aurait tort de croire que les interprétations — ou les interventions — que nous donnons à nos patients n'ont pas aussi cette valeur de parole prophétique, prédictive que P. Sergueï attribuait aux paroles de Freud. La « magie » est celle d'une « vérité » sur soi-même que le patient attend de lui être révélée par la cure (et, à mon sens, à juste titre). La modification la plus importante qu'on peut attendre d'une interprétation qui « porte » ou qui « touche » est bien celle d'une levée du refoulement. On sait bien l'intérêt que présente le rêve fait par le patient à l'issue d'une séance où lui a été formulée une intervention ou une interprétation et la part de réaménagement psychique que le rêve comporte toujours alors.

La déception de l'Homme aux Loups concernant l'interprétation du fameux rêve est que celle-ci n'a jamais fait resurgir le souvenir (p. 70-71) : « J'ai toujours pensé que le souvenir viendrait. Mais il n'est pas venu. » Et il dit de l'interprétation : « C'est quand même plus ou moins tiré par les cheveux. » Comme si tout cela ne le concernait pas et qu'il ne s'y retrouvait pas. Car, et cela est très sensible tout au long de ces entretiens, ce que réclame sans cesse l'Homme aux Loups c'est de savoir qui il est, d'une part, mais aussi de savoir qui est l'autre pour lui et ce qu'il est pour l'autre (p. 141) : « Mon narcissisme était satisfait (dit-il à propos de son mariage avec Thérèse), la femme qui m'avait repoussé et rejeté était tombée malade à cause de moi. »

En somme, on pourrait dire qu'une interprétation vraie est celle qui permet au patient de se situer dans un espace qu'il reconnaît comme sien, au moment même où l'autre se situe, ailleurs, dans un autre espace qu'il reconnaît aussi pour sien. En ce sens, la phrase de P. Sergueï à propos de son mariage me paraît être une interprétation « vraie ».


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Dans son dernier ouvrage, Le sens de la psychanalyse, Francis Pasche nous a donné une surprenante et profonde réflexion sur notre fonction d'analyste et sur l'importance que revêt pour lui ce lien (parental et vertical) qui unit le patient et celui qui l'écoute. Fonction qui est celle d'une imago particulière, sans doute jamais ou rarement atteinte dans sa réalité. Fonction qui est celle d'un surmoi qui permet au patient de se découvrir et de se reconnaître, en même temps qu'il reconnaît l'autre.

Lorsque, avec Florence et Claude, et en quelque sorte à mon insu, je me laisse aller à ces mots qui vont avoir — à ma surprise — les conséquences que j'ai décrites, il me faut essayer de comprendre quelle place alors je me suis donnée vis-à-vis d'eux dans la position d'écoute particulière qui était la mienne. Avec Florence, ma phrase a (en plus d'un caractère ludique qu'impliquait le ton amusé que j'avais) un sens de « proverbe ». C'est une sentence banale qui fait état d'un interdit : « Il ne faut pas parler... » (ce qu'elle faisait en effet, puisqu'elle ne savait plus me dire ce qu'elle voulait me dire) « quand on a la bouche pleine », ce qui lui montrait que je savais — que j'avais vu — ce qui l'empêchait de parler. Il y a là une désignation que l'on retrouve dans la constatation que je livre à Claude : « Vous êtes anxieux. » Mais ici aussi je montre à Claude que j'ai vu, la part de lui qu'il veut ignorer (qu'il est un homme) et je lui désigne ce qui se cache sous ses apparence, ce qui se cache pour moi. Cela nous met dans une situation où l'un comme l'autre se sentent « sous mon regard » — ce qui est bien le sens de tout surmoi, un regard extérieur qui surveille et qui veille.

Mais il me faut peut-être aller plus loin : si j'avais dit à Florence : « Vous mangez pour empêcher vos paroles de sortir de votre bouche en la remplissant de nourriture », cela aurait, en effet, été une « interprétation ». Si j'avais dit à Claude, au début des séances : « je parlerai de vous au masculin parce que, pour moi, votre réalité corporelle compte aussi », cela n'aurait pas été une interprétation, mais une vue théorique de ma pensée sur son transsexualisme et ne lui aurait servi de rien. L'interprétation était et mon lapsus de genre et ma phrase : « pour moi, vous êtes les deux » (masculin et féminin). Là aussi, désignation.

Si ces deux interventions ont provoqué dans la suite des séances la survenue d'une modification du fonctionnement psychique de mes patients, la possibilité pour l'un comme pour l'autre de faire le récit de ce qu'ils avaient éprouvé et ressenti dans leur histoire, c'est sans doute en raison du fait que chaque fois une image d'eux a surgi, par le truchement de ma parole. L'image de ce que je pouvais voir d'eux et leur donner à voir à eux-mêmes. Par le fait même, je leur donnais à voir à leur tour une image de moi, différente d'eux mais proche. Or, remarquons-le, cela n'a eu d'effet que par ce que chaque patient a recueilli pour lui de cette désignation et l'a acceptée. P. Sergueï a dit que Freud l'a reconnu comme un homme logique et d'une intelligence remarquable (ce qui, au fond, si-


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gnifie que lui, P. Sergueï, se désignait ainsi), alors que Mme Mack qui l'a désigné comme paranoïaque se trompait et qu'il ne pouvait se reconnaître en cela. Florence et Claude se sont reconnus dans ce qui m'a échappé dans mon regard sur eux, alors que le patient à qui j'ai dit : « Bonjour, Madame » ne l'a même pas entendu, ne s'y reconnaissant sans doute pas, secrètement, puisqu'il me disait sans cesse avoir peur d'être pris pour une femme !

Ainsi, l'interprétation serait ce « lieu commun » où une reconnaissance mutuelle surviendrait des deux protagonistes d'une scène toujours recommencée et une modification ne pourrait se produire chez un patient que dans la mesure où elle se serait aussi produite chez l'analyste.

Sans doute n'est-ce que dans une acceptation de cette commune transformation que peut se comprendre ce lien si étrange qu'on nomme le transfert.

Marie-Lise Roux

137, boulevard Saint-Michel

75005 Paris



Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens

Paul ISRAËL

Le texte qui suit est la transcription d'un exposé fait à Goutelas, dans les circonstances exceptionnellement conviviales de la garden-party organisée par le Groupe lyonnais. Je lui ai laissé les défauts et qualités de structure d'un texte parlé : ceci n'excuse pas le caractère approximatif d'une élaboration théorique en cours, mais, comme l'écrit le regretté Serge Viderman, dans le livre qu'il nous a légué : « Dans notre champ aléatoire, nous n'avons le choix qu'entre des hypothèses que ne séparent que leur cohérence et leur degré de vraisemblance... » (De l'argent, PUF, 1992, p. 19).

Au terme d'une longue et lourde année, invité à disserter devant vous de mes dernières avancées ! relatives à l'interprétation, j'ai choisi la légèreté : non sans arrière-pensées (théorisantes ou rationalisations justificatrices ?). Métathéorie en tout cas... ce dont nous soutenons l'essentiel de nos moments difficiles.

C'est du style dans l'interprétation que je vais vous parler ; mais, ce faisant, n'ayant ni le temps, ni le goût de citer exhaustivement tous ceux morts et vivants avec lesquels je dialogue, dans mon fonctionnement théorique et clinique, je me suis choisi un interlocuteur privilégié, lyonnais cela va sans dire : je vais pouvoir en effet ici développer avec René Roussillon le débat amorcé lors des tables rondes organisées à Paris sur Psychanalyses et psychothérapies. Laissant donc de côté le qui, le quoi, le pourquoi, le quand (et j'en passe), c'est au « comment » de l'interprétation que je vais m'en prendre.

Le style du psychanalyste est au carrefour des modalités de formulation des interprétations dans les cures classiques, et des variations qu'il propose et met en place dans les cures qui sortent de... l'ordinaire. Le style trahissant

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


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l'homme (sous le psychanalyste) nous savons que l'interprétation — du moins dans le libellé de sa formulation — est la fonction la plus secrète du psychanalyste. Nous savons la gêne, le malaise léger mais certain qui nous prend au moment de rapporter notre interprétation : des formules englobantes, indirectes, floues, sauf lorsque, soyons honnêtes — en tout cas maintenant —, nous les arrangeons pour les besoins de la démonstration : à moins que nous n'ayions commis une telle énormité qu'il nous faut la rapporter in extenso, la brandissant comme un étron fétichisé pour renverser la honte en une exhibition flatteuse. « Parle pour toi », êtes-vous tous en train de penser vertueusement ! D'accord, c'est de moi que je vais parler : Il y a bien longtemps, je n'étais pas encore en analyse, interne en psychiatrie à Bonneval, je présentais à la Salpêtrière un enfant du service dont j'avais la charge : enfant mutique, présentant tous les signes d'une dépression précocissime. Lebovici en était à sa période d'investigation par le jeu : on distribue des marionnettes, l'enfant m'en tend une très abîmée, un peu informe, et prend un crocodile qu'il tient, un peu inerte, dans sa main : j'étais ému, impressionné — c'était, je le rappelle, avant mon analyse — et comme on dit, parce que cela fait bien, je m'entends dire : « Maman, pourquoi tu ne m'aimes pas ? » Lebovici et moi entendons l'enfant alors dire : « Comment vous le savez ? »

Des années plus tard, devenu psychanalyste, après une intervention et un court silence, j'entends une patiente me dire : « Ces mots que vous m'avez dit, je ne les avais jamais entendus comme cela. »

Vous aurez deviné, et R. Roussillon l'avait évoqué dans la réunion de travail destinée à préparer cette garden-party, je vais vous parler « du caractère psychodramatique » de certaines interprétations, en essayant d'en théoriser la pratique et les effets.

Ce sera l'occasion pour moi de reprendre et de relancer une discussion amorcée lors des Tables rondes sur Psychothérapie et psychanalyse : je vais d'abord redire à ma façon ce qu'il y a d'incontournable et à partir de quoi il nous faut, chacun à notre façon, nous déterminer.

Il y a, disait Freud (et rien ne l'a vraiment démenti), les névroses de transfert et le reste : ce reste méritait tout à fait que l'on s'y intéressât théoriquement, mais suscitait le plus grand scepticisme de Freud quant à l'opportunité de s'y attaquer « psychanalytiquement » : pas de transfert, pas d'analyse.

On doit à Ferenczi très particulièrement que nombre de psychanalystes ont refusé l'espèce de fatalité dans laquelle Freud avait enfermé tout ce qui n'entre pas dans le cadre convenu des psychonévroses de transfert. Mais si l'on veut défendre des variations, il faut les situer par rapport à leur référence, fût-elle idéale : les névroses de transfert sont définies, comme leur dénomination l'indique, par leur tendance au transfert.


Interprêter l'interprétation, effets de style, création de sens 57

En tout cas le protocole de la cure ne vise qu'à optimiser ce mouvement naturel pour en mettre en évidence le montage.

Le processus analytique est ce mouvement qui, à la fois répète inlassablement et aveuglément les différentes figures imposées par l'organisation de la névrose (imposées par le point de vue économique qui subsume et permet les deux autres), donc à la fois répète, et en même temps, mais ponctuellement et de loin en loin, les éclaire et en rend visibles les articulations, les impasses.

Cet éclairage mis en mot est Y interprétation : inhérente au processus, l'interprétation est donc inscrite dans le déroulement verbal que soutient et déploie le processus. Il appartient à l'analyste de ne pas laisser ce « dévoilement furtif » disparaître derrière l'aveuglement inexorable de la répétition.

Il a dès lors (l'analyste) un rôle que l'on sait paradoxal : « muet et en retrait », pour permettre le déploiement du processus transférentiel, sa nécessaire intervention va bouleverser le cours de ce processus qui ne pourra plus jamais l'ignorer.

Dans ces cas où la névrose de transfert est ainsi naturellement établie, la formulation par l'analyste d'une interprétation déjà contenue en filigrane dans le processus doit être aussi discrète que possible. Il importe là de limiter autant que faire se peut les effets trop marqués d'un style qui risque de porter une charge contre-transférentielle (au-delà de l'étiage affectif suffisant) qui, en accompagnant trop l'éclairage derrière les résistances qui le trahissent, contredit le fantasme de désir inconscient vectorisé par le transfert. Cette référence à une cure idéale théorique est indispensable pour toujours recentrer la visée de toute cure.

Je rappelle encore la relative homogénéité structurale qui associe transfert et contre-transfert : la question de la précession de l'un sur l'autre me paraît moins importante que la dissymétrie qui fait que l'analyste peut être assuré de son contre-transfert sur le patient sans être assuré qu'il y aura transfert chez le patient.

A cette association correspond également une autre complicité implicite entre les capacités du langage utilisée par l'un et l'autre des protagonistes de la cure, pour contenir et exprimer les variations, ambiguïtés et passages faisant du préconscient la plaque tournante de la circulation intra et inter-topique. Dès lors, qu'il soit allusif ou insistant, l'énoncé de l'analyste contient à la fois les multiples sens des mots utilisés (de préférence ceux de l'analysant) — au choix pour l'entendeur d'y trouver son salut — et l'étiage affectif qui assurera du sens à cette vérité, la vérité et la force des affects. La qualité expressive du langage sera donc un élément capital de l'évaluation du risque.

Toute l'histoire des variations du cadre et, partant, les discussions sur les différences entre psychanalyse et psychothérapie témoignent des efforts que nous faisons pour changer de registre : d'écoute d'abord, de représentation de


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but sans doute et d'activité enfin pour retrouver des repères psychanalytiques lorsque la situation semble en être si éloignée.

Je ne reviendrai pas sur toutes les descriptions qui ont été faites des cures atypiques, tant du côté des patients que de celui des analystes. Ces descriptions peuvent couvrir tous les champs : comportementaux, intra-psychiques.

J'ai trouvé particulièrement illustratif l'angle d'attaque que choisit G. Diatkine 1 en s'interrogeant sur « qu'est-ce que ne pas associer ». Car si F « associativité libre » et l'attention flottante sont les conditions de cette régression heureuse qui fait que certaines cures, ou de longs moments d'entre elles, permettent un vrai plaisir de fonctionnement, et où l'insight de l'analysant répond à l'anticipation associative éclairante de l'analyste, l'absence de discours associatif, du silence au langage purement descriptif, informatif ou simplement désaffecté, sont des témoins d'une rigidité psychique, d'une résistance à la régression et partant au transfert. Là nous sommes tout de suite alertés.

Réfléchissant à ces ruptures, aux incapacités associatives, Gilbert Diatkine étend la notion de l'isolation au-delà de la névrose obsessionnelle, en rappelant que Freud, au début, ne faisait pas trop la différence entre isolation et clivage : lorsque plus tard le statut théorique du clivage du moi sera instauré, l'articulation éventuelle avec l'isolation dans l'une des parties clivées du moi reste un problème théorique délicat.

Entre le clivage « organique » du moi dans la psychose et les clivages qu'on pourrait, comme G. Bayle, nommer fonctionnels, transitoires, on trouve tout ce que l'on ressent des ruptures associatives dans la clinique. L'état de ses propres facultés associatives, la capacité d'attendre, ou au contraire l'inquiétude donnent à l'analyste la mesure des mécanismes en cours chez ses patients : mais c'est bien l'incapacité durable de garder un fonctionnement en première topique avec suffisamment d'échanges entre processus primaire et secondaire qui l'alarme et l'entraîne à dissocier volontairement les éléments constitutifs de sa fonction interprétante. Forme et fonds, sujet de l'énoncé et sujet de renonciation, parole et affect, jusque-là indissolublement, confusément mais efficacement liés, vont se dissocier, se cliver aussi : c'est là qu'existe le plus nettement le risque que le « style » de l'analyste ne concentre les reliquats de ses transferts (ou de ses résistances aux transferts : d'ailleurs ne sont-ce pas là les mêmes reliquats ?) pour les agir dans sa pratique.

Mais c'est aussi la singularité du style qui sera la matrice des variations — des inventions — qu'il jugera utile d'apporter au cadre ou à ses énoncés pour sortir de la difficulté.

1. G. Diatkine, Qu'est-ce que ne pas associer ?, in RFP, 2/90.


Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens 59

Ce passage de la discrétion presque inconsciente du style à son utilisation « volontariste » va remettre en jeu les représentations de but. Et dès lors, l'analyste ne peut pas ne pas se retrouver sur la ligne de partage des eaux, au carrefour des voies qui ont conduit Freud de la suggestion à l'analyse.

Ferenczi s'est, lui, attardé longuement à ce carrefour, et René Roussillon, mieux que personne, a su montrer tout ce que les travaux sur le cadre analytique devaient aux excès même de la quête ferenczienne qui ont manifestement ouvert la voie à la réévaluation sans cesse reprise et approfondie de la nature et des effets du contre-transfert.

Je voudrais m'arrêter un instant sur un passage central du travail de R. Roussillon dans son papier sur « Hypnose et contre-transfert sur le cadre chez Ferenczi ». R. Roussillon écrit : « Quand l'identification projective ne peut être dégagée au sein du processus transférentiel, c'est l'identification introjective contre-transférentielle qui la relaie. » Ecrit comme cela, un saut théorique et un tour de passe-passe sont faits. Il passe d'une théorisation classique freudienne de l'espace contre-transférentiel, où les identifications « croisées » primaires et secondaires sont informées et rendues possibles par les projections (au sens le plus classique du terme) du patient sur l'analyste, à une théorisation que l'on doit à M. Klein, et qui continue d'imputer le vécu contre-transférentiel de l'analyste à l'analysant, même lorsque l'analyste est justement interrogé sur l'absence d'informations normalement vectorisées par le transfert. Il est alors classique de dire que l'analyste, à défaut de sentir « avec le patient, sent alors ce que le patient n'arrive pas à mieux intégrer : et ( je cite R. Roussillon) il éprouve détresse, rage, impuissance ».

Je ne nie pas tout l'intérêt théorique lié à la notion d'identification projective ni que, comme l'écrit Anzieu (cité par R. Roussillon), le patient ait besoin (!!) de faire vivre à l'analyste ce qu'il a lui-même vécu pendant la période de son enfance. Mais c'est faire peu de cas de la rage, de la détresse et de l'impuissance ressenties par l'analyste privé de ses idéaux, délogé de son plaisir : le patient n'a là, alors, qu'une place déléguée d'acteur anonyme, d'empêcheur d'analyser en paix. Alors une voie est à trouver qui permette, et je cite encore René Roussillon, « que le contre-transfert puisse être valablement considéré et interprété comme un effet induit du transfert, seule conjoncture dans laquelle le contre-transfert est psychanalytiquement utilisable dans l'analyse ». Je souscris entièrement : seulement que faire, que dire pour que cela advienne : continuer l'élaboration « transféro-contre-transférentielle » comme dit R. Roussillon, c'est estimer le problème résolu, car s'il y a du contre-transfert à élaborer, il n'y a guère de transfert au sens où justement il serait psychiquement élaborable.

L'histoire nous a montré, depuis Ferenczi, que lorsque que l'analyste n'est plus à son affaire, il cherche à aménager le cadre : les Tables rondes sur le « be-


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soin/désir » de guérison ont beaucoup insisté sur l'intérêt d'asseoir le patient, et René Roussillon a dit et écrit des choses tout à fait intéressantes sur les constituants du principe de réalité, la place de la perception et très particulièrement du regard.

Pour ma part, très tôt dans ma pratique, pour des raisons mêlant l'idéalisation du protocole classique (en relisant mes tous premiers écrits, je souris du dogmatisme dont ils témoignent) et la certitude qu'il est difficile, si l'on veut vraiment mobiliser la topique intrapsychique, de se passer d'un certain étiage de régression formelle, j'ai donc choisi de garder le maximum de patients allongés, dès qu'ils se conforment aux conditions minimales : « Tenir » allongé sans souffrir, au-delà du minimum acceptable... pour les deux protagonistes. Parler... là aussi le minimum acceptable... ce dernier interrogeant essentiellement l'analyste. Je sais qu'à propos des conditions d'obtention d'une régression utile, la discussion est ouverte : je dis mes préférences. Mais qu'on suive R. Roussillon dans son souci d'utiliser les capacités de distanciation et d'élaboration secondaire qu'offre la perception visuelle, ou que l'on continue de privilégier F « entendu », il me semble que le projet est le même, impliquant la nécessité de promouvoir (induire, provoquer) une autre forme de relation au dispositif pour tenter de mobiliser... l'immobile, ceci pour dire le projet minimum, n'impliquant aucune hypothèse théorique sur les voies de ce changement.

Il est évident que, comme je l'ai écrit à propos du psychodrame justement, les aménagements perçus comme nécessaires pour maintenir un processus analytique précaire ou promouvoir un processus inexistant sont perçus comme autant d'actings (ils le sont) parfois contrôlés parfois inattendus : contraint de se montrer, exposé dans sa réalité perceptible, l'analyste craint d'être entraîné sur les voies de l'agir-séducteur. D'où la nécessité, n'est-ce pas Roussillon, de penser, dans sa complexité, la question de l'induction et de la séduction par le cadre. Encore un mot avant d'essayer de montrer et d'expliquer le « procédé » d'interprétations que j'utilise : pour dire encore que le contenu et la forme des interventions — plus encore là que dans l'espace transféro-contre-transférentiel « ordinaire » — sont tributaires des effets que l'on en attend : il faut bien dire qu'aucun montage psychologique fait avec les données dont nous disposons ne donne de recette pour venir à bout de ces « clivages » qui se traduisent par la faillite associative. L'empirisme et le système D sont l'essentiel de notre arsenal, étayés par l'investissement de notre fonctionnement et de notre savoir ; au-delà, les convictions qui guident notre action sont à la limite de la métapsychologie... et de la métaphysique personnelle. Pour chacun de nous, le transfert sur la théorie comporte ses bouderies et ses enthousiasmes : si la psychanalyse n'est pas, ne devrait pas être une Weltanshauung, dans sa mise en pratique en tout cas, son abord spéculatif ne peut pas ne pas porter, plus ou moins clairement élaborée, la


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marque des angoisses majeures liées à la mort et à la séduction, angoisses « existentielles » qu'aucune analyse ne saurait tarir, même si elle en élabore les multiples formes. Pour continuer de me « mouiller », je vous dirai donc :

1 / Que je suis encore moins assuré que ne l'était Freud lui-même de la nécessité de recourir à la notion d'instinct de mort. Comme M. Fain, je pense que la première distinction entre pulsion sexuelle et autoconservation est très heuristique.

2 / Que je reste persuadé qu'au travers de nos gestes ou de nos paroles, une part de nos fantasmes de désir inconscient passe dans l'espace analytique, et que ce sont là autant de messages que l'on ne peut qualifier — par définition — autrement qu'énigmatiques. Que tant qu'à ne pas pouvoir stériliser le champ analytique des effets de la séduction inconsciente, autant les anticiper et peutêtre les utiliser.

A partir de ces présupposés, il y avait de bonnes raisons que la rencontre avec l'oeuvre de J. Laplanche constitue, pour moi, une référence théorique intéressante, en particulier quant à la fonction originante de la séduction inconsciente. Revenons à l'interprétation dont j'ai tenté de cerner « la matrice », du moins, je le rappelle, pour ces cas où l'absence de transfert, la désorganisation intra-topique rendent plus difficile l'insight de l'analyste quant à ses mouvements contre-transférentiels : de sorte que ces surgissements incontrôlés de désirs inconscients s'imposent là plus qu'on ne le voudrait. Au-delà de l' « étiage affectif » nécessaire et utile, l'intensité des stimulations excitantes insuffisamment contre-investies par le caractère naturellement pare-excitant du cadre analytique fait de la situation analytique une expérience micro-traumatique, et ce d'autant que ces patients n'ont pas la possibilité de reprendre et d'élaborer les surcharges d'excitation.

René Roussillon et Françoise Brette se sont souvenus que j'avais lancé l'idée que le « psychodrame » était paradigmatique de toute activité psychothérapeutique psychanalytique.

Je vais reprendre cette affirmation abrupte en l'assortissant d'une réserve paradoxale : je ne retiendrai en effet du psychodrame que sa capacité de mise en scène, en situation du langage.

Si je me suis arrêté sur les réflexions de G. Diatkine sur les dysfonctionnements associatifs, c'est pour bien marquer que seule la restauration des capacités polyexpressives du langage témoignera de la reconstitution d'un tissu psychique dont les mouvements intra-topiques seront les garants d'une éventuelle capacité de transfert.

Si le langage, comme on l'a si souvent décrit dans les organisations limites, ne peut faire autrement que « mimer la motricité » ou la « description visuelle », si nous avons le sentiment d'un discours toujours au premier degré, dépulsionnalisé,


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incapable d'être le « lieu du transfert », comment ne pas penser que les carences symboliques qui ont présidé à son organisation ne pourront que donner à l'entendu des mots du psychanalyste, la même pauvreté, la même platitude.

Ou alors, pris au premier degré, ils réaliseront une de ces circonstances où « un psychanalyste bien intentionné délivrera, à son insu, une interprétation des plus sauvages 1.

L'idée serait donc d'enlever aux mots soit leur « insignifiance » soit leur violence de choses. D'autre part d'utiliser l'énergie de la « séduction » pour « animer » l'espace analytique, en la desexualisant autant que faire se peut.

Mon idée d'une « psychodramatisation » de mes énoncés, se veut un essai de réponse à ces objectifs.

Ce sens « théâtral » donné à l'interprétation se retrouve chez nombre d'auteurs, même s'ils n'en systématisent par l'usage. Quand J.-L. Donnet, ici même il y a quelques années, dit qu'il aurait dû répondre à sa patiente qui l'accusait de l'avoir trompée : « Oui... je vous ai trompée » en proposant même de le faire pensivement, n'est-ce pas à une réplique théâtrale qu'il songe ?

La régression ludique qui permet la mise en situation dramatique lui apparaît comme un allégement du contre-transfert douloureux. Je dirai qu'elle fait «jouer les mots » (pas avec les mots, comme dans les caricatures d'interprétation lacanienne), et qu'elle « encadre » la séduction en contre-investissant par la distance ludique l'excitation dont elle pourrait surcharger l'espace.

J.-L. Donnet rappelle aussi que c'est une façon de contrer l'écrasement de l'espace transitionnel par l'univocité de sens du langage ; nous savons l'importance accordée par Freud au maintien de la double scène du travail analytique, seule possibilité de rendre perceptible le décalage entre les deux scènes, le sens ne pouvant émerger que de cette perception (mais là, on est déjà dans le transfert).

Dans l'espace de la névrose, la neutralité (l'opacité) de l'analyste favorise le plus large spectre des projections. La double scène est en place : pour rendre perceptibles leur existence et leur écart signifiant, il suffira à l'analyste d'utiliser les mots du patient en les agençant sur un mode différent... qu'il ne reconnaîtra pas comme sien. René Diatkine donne là une définition « classique » de l'interprétation classique. Mais dans les cas où dominent les clivages, on sait cette « opacité » de l'analyste inopérante ou dangereuse : il faudra alors, avec des mots qui ne sont pas forcément ceux du patient, rendre perceptible l'autre scène, peut-être même la faire exister.

Je ne peux retranscrire ici pour des raisons évidentes, les deux exemples que j'ai donnés oralement.

1. G. Diatkine, op. cit.


Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens 63

® Dans le premier, je fredonnais la dernière phrase d'une comptine enfantine dont les couplets prenaient sens par leur liaison à des fragments disparates froidement « physiologiques », d'un ensemble dont la provocation scatologique enfantine implicite était soigneusement isolée !

© Dans le second, «j'interprétais », sur le modèle d'une intervention psychodramatique, une injonction d'une soeur aînée, en y mettant la condescendance agressive soigneusement niée dans le discours de ma patiente.

C'est encore Roussillon qui écrit qu'il faut faire dire au langage une geste historiquement absente.

La dimension théâtrale de l'énoncé de l'analyste rejoint l'idée du « conte » ; et est très proche dans sa forme de ce que proposent Sara et César Botella :

« Hors du contre-transfert au plus près de l'inconnu éveillé par l'analysé » : voilà qui rejoint l'idée de J. Gillibert que la fiction de l'énoncé « psychodramatique » a un effet d'inquiétante étrangeté. L'idée serait en « interprétant le discours d'un des protagonistes des scènes » vides et désaffectées rapportées par le patient, de déployer un espace de mise en scène où ces mots retrouveraient leur charge affective.

Si donc, nombreux sont les auteurs qui défendent un style d'interprétation proche de celui que j'appelle « psychodramatique », le désaccord porte sur les hypothèses soutenant l'efficacité de ce travail du psychanalyste.

Catherine Parat résume, à propos justement des travaux des Botella, l'essentiel du raisonnement que l'on retrouve, sous des plumes très diverses (je pense au contre-transfert paradoxal de M. de M'Uzan), pour affirmer le mode d'efficience de ce travail de construction de l'analyste :

Tout ce qui permet l'édification d'une construction viendrait du patient : il ne s'agirait donc que de lui rendre ce qui lui appartient, l'analyste ayant seulement servi par son travail préconscient mais aussi inconscient à lier et mettre en forme ce qui s'était révélé de manière disparate. La conviction de l'analyste entraîne « le plus souvent » la conviction du patient : sur quoi repose cette conviction ? très certainement sur un effet de suggestion. Bigre : ce n'était pas la peine assurément de se donner tant de mal pour tourner le dos à la suggestion (et sa jumelle la séduction) et la voir revenir. Même si, avec Cl. Le Guen, on défend la suggestion en rappelant comment Freud (se réclamant de Ferenczi) l'avait reliée au transfert.

Les « énoncés interprétés » que je propose peuvent certes se ranger dans la catégorie des « constructions » : constructions qui diffèrent toutefois de celles habituellement convoquées : tant dans le contenu que dans l'agencement et la forme. Il ne s'agit ni d'histoire, ni de théorie du fonctionnement psychique, que ce soit celui du patient ou celui de l'analyste.


64 Paul Israël

Plutôt qu'à eux-mêmes, on a sûrement remarqué que ces patients proposent (poussent) l'analyste à s'identifier aux « personnages » significatifs de leur histoire.

Le texte interprété par l'analyste est une identification ludique et imaginaire aux ressorts inconscients de la relation du patient à son entourage, ses imagos.

Je suis d'accord avec les Botella pour situer l'émergence de ce type d'interprétation en deçà du préconscient de l'analyste, au plus près de la pensée animiste. Mon désaccord se situe au niveau des hypothèses relatives à l'éventuelle efficacité de notre travail.

Il est évident que notre visée à tous est de promouvoir la reviviscence d'un préconscient écrasé, mité chez ces patients. L'idée la plus communément admise, selon laquelle tout est toujours déjà là chez le patient et ne demanderait alors qu'à être révélé, me semble une profession de foi. Analogue me semble-t-il à celle de la pulsion qui, elle aussi, serait toujours déjà là. Cela limite considérablement — peut-être à juste titre — la possibilité d'imaginer que du « nouveau » puisse advenir, dans les cures en tout cas.

Le ressort traditionnel du changement dans la cure, l'effet d'insight, a pour fondement l'insertion du langage dans un système de représentations lui-même tributaire d'une organisation pulsionnelle suffisamment stabilisée. Dès lors que la clinique nous confronte à des défaillances — qu'elles soient ponctuelles ou structurales — des fonctions de représentation, c'est tout l'édifice métapsychologique qui est mis en question et le statut même de la pulsion ré-interrogé.

Le temps dont je dispose ne me permet pas d'exposer sans la caricaturer l'hypothèse métapsychologique sur laquelle je fonde l'idée que de la création de sens peut surgir, au-delà des mots énoncés, de la participation de l'analyste à la situation analytique. Disons qu'au couple instinct de vie/instinct de mort, je préfère l'opposition dialectique entre excitations et pulsion : que tout en gardant à la pulsion toute son importance, en tant qu'elle spécifie l'ordre de l'humain, je trouve heuristique de la poser comme secondaire, inscrite dans le processus même de transformation des excitations. C'est l'apport de Jean Laplanche que de proposer une théorie de la construction du psychisme en faisant appel aux « signifiants énigmatiques » inconscients maternels comme facteur générant l'ordre pulsionnel à partir du chaos des excitations : ainsi, dans le même mouvement fondateur de la pulsion, à partir du sexuel inconscient de l'autre, s'originerait le psychisme conjoignant immédiatement le sujet et l'objet.

Si le langage suffit à rétablir la communication intra-topique à l'intérieur d'une organisation essentiellement régie par l'ordre pulsionnel, la clinique montre que les mots sont impuissants lorsque coexistent deux fonctionnements que j'ai distingués, en référence à un point de vue énergétique, comme obéissant d'une part à une économie de décharge et d'autre part à une économie de liaison. Il y a là nécessité d'un saut qualitatif pour que de l'excitation insensée


Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens 65

naisse du sens lié en pulsionnel. L'investissement inconscient contenu dans le style des interventions de l'analyste jouerait, toutes choses égales, le même rôle que les signifiants énigmatiques à l'origine du processus autothéorisateur, autointerprétant de l'individu, tels que les propose Jean Laplanche. C'est ainsi que l'énigme du style de l'interprétation pourrait générer du pulsionnel et susciter la nécessité de créer du sens.

Il n'est évidemment pas possible de systématiser l'usage des différents « effets de style » dont chaque analyste peut ornementer ses énoncés. Ce d'autant moins qu'ils échappent, pour une grande part, à la maîtrise de la pensée secondarisée de l'analyste, trahissant, ainsi que je l'ai dit, ce qui du contre-transfert réagit aux « impasses » — ou aux moments vécus comme tels — du processus analytique.

Surcroît d' « acting » dans ce qui, dans l'énoncé, est déjà acte, leurs effets sont souvent dénoncés. Mais les effets heureux, les changements qualitatifs survenus dans certaines stagnations désespérantes, obligent à ne pas jeter tout l' « insu » du style avec l'eau sale de la séduction.

L'encadrement « joué » de l'énoncé tempérera la violence séductrice, et ce qui reste de la dimension traumatique, forcément traumatique de cette séduction inconsciente, pourrait avoir comme effet ré-organisateur de provoquer un mouvement pulsionnel, lui-même constitutif d'un espace psychique, d'une « autre scène » propre à jouer avec le langage : comme à l'origine du psychisme le patient pourra à son tour tenter d'interpréter l'interprétation de l'analyste, participant ainsi à la quête d'un sens commun... et pourtant sien.

Paul Israël

83-87, avenue d'Italie

75013 Paris



Interprétation et psychodrame

Réflexion à partir de patients qui ont déjà suivi

une cure psychanalytique*

Ophélia AVRON

Pourquoi avoir choisi d'aborder le problème de l'interprétation en groupe de psychodrame, à partir de patients ayant déjà suivi une cure psychanalytique ? D'une part, parce que ces demandes deviennent de plus en plus fréquentes dans ma pratique et m'intriguent. Sur un groupe de six à huit personnes, la moitié ou plus ont déjà suivi une analyse souvent très longue avec un autre psychanalyste. D'autre part, parce que cette situation particulière va rejoindre d'autres questions qui m'intéressent :

— Pourquoi la cure de ces patients n'a-t-elle pas permis un travail psychique suffisamment évolutif dans un contexte psychanalytique classique ?

— A quels types de patients avons-nous affaire ?

— Quelles sont les caractéristiques du psychodrame en groupe qui facilitent la reprise du processus d'analyse pour certains ?

— Que peut-on en retirer pour la compréhension du fonctionnement psychique de ce type de patients, et pour les effets curatifs du jeu psychodramatique ?

Ces différentes questions serviront de lignes de passage pour aborder le problème de l'interprétation et recevront peut-être elles-mêmes en retour quelque lumière.

Un fait singulier est d'abord à souligner : ces patients entreprennent une cure psychodramatique après une cure psychanalytique considérée par eux comme un échec, ou tout au moins comme insatisfaisante, et s'adressent pour ce faire à une psychodramatiste qui est elle-même psychanalyste. Double registre pour eux et pour moi où la rupture et la continuité déjà se combinent. Cela souArticle remanié à partir d'une première publication dans la Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe (n° 15, 1990, Eres).

Rev. franç. Psychanal, 1/1993


68 Ophélia Avron

ligne en effet d'emblée l'ambivalence du transfert précédent quoi qu'en disent les patients, ainsi que ma double position de psychanalyste et de psychodramatiste reprenant le travail thérapeutique d'un collègue avec l'espoir, bien tempéré par l'expérience (mais qu'en est-il au niveau inconscient ?), de réussir là où tant d'années de travail ont buté ? C'est dire que, quelle que soit la différence du dispositif psychanalytique et du dispositif psychodramatique, quel que soit le rapprochement quant aux références psychanalytiques utilisées, la nouvelle cure reprendra vie et étayage à travers ces nouvelles attentes réciproques qui vont colorer le transfert et le contre-transfert, et par là même l'interprétation.

LES BALAFRES DU DIVAN

Reprenant le titre suggestif d'un article de Jean-José Baranes 1 « Des cas difficiles en analyse : les balafrés du divan », je me suis remis en mémoire six patients que l'on pourrait dans un premier temps désigner superficiellement ainsi. Baranes rapproche la conduite des patients qui, après diverses expériences, dont celles du groupe mais surtout celles du divan, reviennent vers un autre divan, à celles des récidivants hypocondriaques qui arrivent à obtenir des interventions chirurgicales itératives et qu'on nomme, en psychopathologie médicale, les balafrés de l'abdomen. Cette désignation a l'intérêt de mettre crûment en évidence la recherche d'une intervention radicale et intrusive ainsi que sa conclusion insatisfaisante et toujours recommencée. A ce niveau, le rapprochement n'est pas sans fondement. Baranes situe ces récidivants de l'analyse dans la nouvelle clinique psychanalytique « des états limites », « des bornes ou confins de la cure », « des situations limites de la symbolisation ». Sa réflexion théorique entre dans le domaine, actuellement très productif, du négatif et de la pulsion de mort.

Bien qu'il soit judicieux, je ne me situerai pas dans ce contexte de réflexion, mais j'essaierai plutôt de retrouver sans trop d'à priori ce qui, en cours de psychodrame, m'a semblé distinguer le fonctionnement de ces patients, et provoquer mes paroles et mes actions interprétatives. Sur un groupe de huit participants, il s'est trouvé que six avaient déjà suivi une cure psychanalytique : trois, une analyse de près de dix ans ; deux, une analyse de trois et quatre ans ; et la dernière une psychothérapie analytique de cinq ans. Ce groupe va servir de toile de fond à ma réflexion et en particulier, les trois premiers participants : Bertha, Jane et Pierre. D'abord, comment se sont-ils présentés et comment se sont-ils imprimés dans mon souvenir ?

1. Jean-José Baranes, Des cas difficiles en analyse : les balafrés du divan, RFP, n° 2, 1989.


Interprétation et psychodrame 69

Bertha ou la terreur de vivre

Déprimée chronique, proche de la mélancolie. Au départ, elle a, dit-elle, attendu « des merveilles » de l'analyse : mieux rapide, davantage de goût à la vie, quelques aventures amoureuses, un peu d'intérêt pour son travail. Mais elle a retrouvé rapidement le même marasme, la même torpeur, le même désintérêt : « L'analyse ne m'apportait plus rien. » Pourtant, pendant ces dix années, elle ne pouvait se décider ni à partir ni à rester, attendant que le psychanalyste décide : « J'avais l'impression de l'ennuyer. Il ne disait rien. » Un jour, il a fixé l'arrêt des séances. Cela l'a en partie soulagée, en partie affolée. Sur son insistance, je crois, il lui a indiqué la possibilité de poursuivre par un psychodrame avec une psychanalyste femme.

La parole est molle et intarissable, ponctuée de « c'est épouvantable », « c'est atroce ». Le regard inquiet, une fois posé ne me lâche plus. Je suis ainsi informée que la plainte tenace ne nous lâchera pas de sitôt.

Jane, l'héroïque

Analyse de presque dix ans avec une femme, pour des épisodes dépressifs graves. Amélioration reconnue. Elle n'a plus de chutes suicidaires mais garde un mal de vivre irréductible : pas de vie affective et sexuelle satisfaisante. Incapable de concessions, elle a des heurts professionnels fréquents qui empêchent toute progression et tout investissement satisfaisant. L'analyse, dans ce cas, s'est arrêtée d'un commun accord. Quelques années après, informée de mon activité psychodramatique, elle s'est présentée à moi « sans illusions, pour essayer quand même quelque chose ». Ce sont ses paroles.

Le regard est direct, violent, la voix sèche et précise. Se dégage d'elle un mélange étrange de passion et de mortification qu'elle concrétisera par cette phrase : « Avance ou crève. » J'entends alors que l'intransigeance, ici, mène aux confins de la mort.

Pierre ou la carapace de la banalité

Analyse de plus de dix ans avec un homme, pour des inhibitions relationnelles sévères qui représentaient selon lui un handicap professionnel menaçant : il a des responsabilités, il doit parfois prendre la parole en public, il est terrorisé.

La description reste factuelle, la parole contrôlée et comptable : « J'ai moins d'insomnies, je parle un peu plus facilement, je suis toujours inquiet », puis : « Pendant toutes ces années d'analyse, je n'avais rien à dire, j'avais l'impression


70 Ophélia Avron

qu'il ne se passait rien, mais je n'osais pas le quitter de peur que ce soit encore pire. » C'est le psychanalyste qui lui a conseillé une expérience de psychodrame avec une femme. Il est affable, lointain, désabusé, pose des questions : « Ça sert à quoi le psychodrame ? Vous avez des résultats ? » Il me prévient que la garantie doit précéder le risque.

Le psychodrame auquel ils ont participé tous les trois est un psychodrame « ouvert », les remplacements se font au fur et à mesure des départs, certains sont là depuis plusieurs années. Bertha, Jane et Pierre se sont trouvés pour un temps réunis, mais n'ont pas commencé en même temps. D'abord Bertha, puis Pierre et Jane.

Les séances de deux heures sont hebdomadaires. Chacun s'exprime d'abord librement sur la semaine écoulée, la dernière séance, un rêve, un souvenir, une impression actuelle, et je demande ensuite qui désire faire une exploration personnelle par le jeu. La personne qui joue choisit elle-même son thème et ses partenaires. Après le jeu, chacun donne ses réactions, impressions, commentaires. D'une façon générale, j'essaie de favoriser les associations des uns et des autres. Je reviendrai plus précisément sur mes interventions avec ces trois patients. Mais pour ce faire, il m'a fallu d'abord être attentive aux caractéristiques de leurs thèmes de jeu et à la manière d'aborder le psychodrame.

L'INITIATIVE DU JEU

Pierre et Bertha ont passé de longs mois avant de prendre l'initiative d'un jeu. Je les ai ressentis réticents par rapport à une approche qui leur semblait enfantine et superficielle, mais qui en fait les troublait beaucoup. Comme il fallait s'y attendre, Jane a demandé le jeu avec une précipitation héroïque qui l'a laissée ensuite désemparée, la tête vide : « Je voudrais bien jouer (sous-entendu puisque je suis là pour ça), mais je ne vois pas quoi. »

Avant le jeu, ils racontent, sur le mode enroulé d'un monologue plaintif et sans fin, leurs échecs, leur souffrance, leur manque d'intérêt à vivre. Il leur faut s'expliquer longuement, comme si personne ne pouvait les comprendre, peu attentifs aux réactions d'ennui qu'ils risquent de provoquer par cet envahissement verbal. Ils sont à la fois déprimés et agressifs, collés sans possibilité de dégagement à leurs plaintes revendicatrices qui les laissent insatisfaits et répétitifs. Quand une ponctuation me permet de proposer le passage au jeu, leur pensée brusquement s'évanouit : « C'est pas possible », « Il ne me vient aucune idée », « Je ne vois vraiment pas comment jouer ça ». Faire revivre dans le jeu les partenaires mis en cause dans le discours les panique, comme si une vision fantas-


Interprétation et psychodrame 71

matique de violence, de combat, de reddition sans merci les envahissait. « Je ne vais pas savoir répondre » (Pierre), « J'ai peur de ne pas m'y retrouver » (Bertha), « Il faut se jeter à l'eau » (Jane).

Cette différence entre le récit relativement facile mais stérile et le jeu qui leur paraît impossible semble répéter, dans une certaine mesure, ce qu'ils décrivent de leur vie : seuls, ils ruminent et s'ennuient ; avec les autres, ils craignent l'attaque et l'échec. Ils se protègent par le retrait, mais leur retraite est insupportable. Rien ni personne ne peut les sortir de cette immobilité volcanique et désertique.

Tout ce que nous savons sur la compulsion de répétition, la réaction thérapeutique négative, la pulsion de mort me revenait bien sûr à l'esprit, et m'est revenu bien souvent par la suite, mais mon souci présent était de maintenir la vie et une petite espérance. Je me gardais donc de précipiter les choses et j'ai dit : « Nous avons tout notre temps, vous jouerez quand vous en aurez envie. » C'était, me semble-t-il, une certaine façon d'interpréter la précipitation et le retrait pulsionnels qui se cachaient derrière leur panique, et donner au temps (que représentait-il au juste ?) une fonction d'attente partagée. Forme interprétative peu élaborée mais qui offrait la possibilité d'attendre et de nous mettre en état d'attention réciproque.

La réaction thérapeutique négative à mon égard était bien sûr présente à travers leur refus de jouer, qui rendait le dispositif psychodramatique inutilisable, mais je m'interrogeais plutôt sur ce qui, de la crainte « des autres » dont je faisais partie, restait indicible et dont il fallait se défendre de façon si mutilante. J'avais besoin moi-même de comprendre.

Le dispositif psychodramatique a servi ici de soutien à l'attente, et pour eux et pour moi. Il leur a permis en effet de jouer pour ainsi dire en seconde main, en regardant le jeu des autres, et surtout en acceptant sans trop de réticences de jouer comme partenaires, ce qui n'était pas sans les troubler. Pierre signala sa surprise teintée d'un certain mépris que l'on puisse parler publiquement de sentiments intimes. Bertha s'étonna que d'autres puissent éprouver les mêmes angoisses qu'elle, Jane argumenta...

A travers le jeu des autres et le style du travail psychodramatique, ils ont lentement commencé à apprivoiser cette évidence, qui leur est si étrangère, que dans toute manifestation psychique, quel que soit le rôle joué, l'appréciation donnée, on parle de soi. Pour eux, qui cherchent avec avidité des causes destructrices dans un monde extérieur malintentionné, c'est devoir rencontrer l'ambivalence du monde interne, prise de conscience qui leur est particulièrement difficile. Pour faciliter cette approche, quand le contexte s'y prête, il m'arrive de demander à celui qui est en train de réagir au jeu d'un autre ce qu'il pense dire aussi de lui-même. La surprise est toujours grande.

Un jour, je ne sais plus exactement comment, ils prirent l'initiative du jeu.


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Je sais que pour Pierre et surtout pour Bertha ce fut après de nombreux mois. J'en fus contente, bien sûr, mais d'autres difficultés apparurent aussitôt : celles de la répétition thématique.

LA REPETITION THEMATIQUE

Leurs jeux mirent immédiatement en scène ces « autres » du monde extérieur, injustes, incompréhensifs, arbitraires, à la limite du sadisme.

Les thèmes proposés pourraient être résumés sommairement par leur dominante persécutive. Mon expérience psychanalytique n'avait guère de difficulté à ce repérage, mais ma compréhension se heurtait à leur incompréhension farouche. Les partenaires mis en scène étaient pour eux vraiment injustes, leurs remarques réellement blessantes, l'incompréhension de leur entourage incompréhensible et les attaques répétées toujours inattendues. Tant d'années d'analyse n'avaient pas entamé ce noyau dur, alors qu'ils semblaient aborder beaucoup plus facilement, et peut-être trop facilement, les situations oedipiennes (en tant que partenaires des jeux des autres participants, il est vrai). Qu'est-ce qui résistait là avec tant d'âpreté ? Comment intervenir ? Inutile de dire que souligner l'aspect persécutif et les renvoyer à leur propre attitude provocatrice n'aurait représenté à ce moment-là qu'une blessure narcissique supplémentaire bien peu favorable à l'analyse.

Autre constatation surprenante, si le scénario persécutif du monde extérieur restait figé, les associations par contre étaient faciles et rapides pour retrouver dans l'histoire familiale, un père tyrannique ou une mère folle et débordée. Mais ces associations gardaient quelque chose d'inhumain, terrifiant, inaccessible au changement. A la limite, la psychanalyse leur servait de point d'appui pour remonter le fil rouge accusateur qui trouverait les premiers fautifs, les destructeurs de leur vie psychique. Ceci me semble important à souligner.

Le persécuteur est moins vécu comme un séducteur que comme un destructeur de la vie psychique. Le sentiment de précarité interne et la menace d'inexistence venue de l'extérieur est chez eux une constante. Ce double mouvement peut bien entendu servir de défense pour nier la conflictualité oedipienne toujours présente, mais celle-ci ne peut pas être réellement élaborée tant que n'est pas réveillé l'intérêt pour leur propre fonctionnement psychique. C'est comme s'il leur fallait retrouver une certaine amitié avec eux-mêmes pour courir le risque de l'amour avec les autres. En attendant, leur attente destructrice compromet toute relation. Le transfert avec les psychanalystes précédents s'est probablement fixé sur ce mode. Quelques plaintes faites à leur sujet le laissaient entendre : ils n'ont pas été capables de les aider, Bertha est même prête à penser qu'elle a été « endommagée »


Interprétation et psychodrame 13

par certaines interventions, qui voulaient lui faire accepter la banalité triste de la vie plutôt que de lui apporter de nouvelles possibilités d'expression d'elle-même...

En même temps que la plainte persécutive devenait persécutante et lassante de se répéter à travers les thèmes proposés, une autre particularité forte et fugace insistait. Au moment d'organiser le jeu, ces patients se tournaient vers moi, le regard perdu, suppliant, offert, accompagné ou non de : « Je ne vois vraiment pas comment jouer ça » ou « Je voudrais bien jouer mais je n'ai pas d'idées ». Je l'entendais autant comme un brouillage intrapsychique qui faisait appel à mon soutien que comme une sollicitation ambiguë à ma toute-puissance magique.

C'est dans ce mouvement contre-transférentiel que j'ai pu percevoir et élaborer pour moi ce que la théorie nous enseigne, que l'autre face défensive de la persécution, c'est l'idéalisation. Cela m'a ouvert la possibilité de conflictualiser cette double position défensive, et de remettre ainsi ma pensée et la leur en mouvement.

Cette demande implicite de soutien qui renvoie sans doute à la faible organisation de leur moi, non seulement les rend dépendants par rapport à ceux qu'ils se représentent imaginairement comme tout-puissants, mais elle est aussi utilisée de façon défensive pour immobiliser la relation. Cette passivité insistante s'avère en effet très provocante. On est tenté soit au ferme renvoi à leurs propres désirs assumés quand l'appel se fait agressif, soit à une réponse d'aide, au mieux « contenante » quand la défense primaire se profile en arrière-fond.

Je pense avoir vogué comme j'ai pu entre ces deux attitudes, prenant parfois de la distance et soutenant activement à d'autres moments la mise en forme scénique. Le jeu terminé, le « supposé savoir » si vivement sollicité est informé qu'il n'a rien apporté de nouveau, qu'ils en sont toujours au même point. L'idéalisation montre alors clairement son cousinage avec la persécution, mais il faut entendre aussi qu'elle leur a fait espérer l'existence d'un bon objet à connaître et à aimer...

Ce qui a continué à m'intriguer et à retenir mon observation, c'est que la thématique de l'idéalisation, si sensible dans leur conduite, ne faisait jamais l'objet de propositions de jeu, comme si elle avait été violemment recouverte par l'attaque persécutive. J'ai alors fait la vague hypothèse que la thématique de l'idéalisation n'était pas tant clivée ou refoulée qu'enterrée vivante, et qu'il fallait la présence sensible d'un autre vivant pour la réanimer.

L'APPROCHE DE L'IDEALISATION

Dans un premier temps, cette idée m'a laissée attentive à saisir les occasions de dégager l'idéalisation plutôt qu'à faire des élaborations précises. Il m'arrivait parfois de prendre au mot la métaphore. Je me souviens ainsi d'un jeu de Jane. Une


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fois de plus, elle était déçue par l'ingratitude d'amis à qui elle avait beaucoup donné. Elle dit : « Je suis tombée de haut. » Je reprends : « Qu'est-ce qui vous avait donc fait monter si haut ? » Et je soutiens fermement l'effet de surprise, pour examiner avec elle la « hauteur » vertigineuse de son attente faite d'absolu, de perfection, d'amour attentif et sans faille. Le jeu qui suivit n'était pas en grand décalage avec les thèmes précédents : elle a douze ans, son père dont elle attend en vain l'intérêt ne l'écoute pas. Cependant, elle joue avec moins de distance hargneuse, et au cours de l'échange qui suit, certains participants et moi-même pouvons lier la déception persécutive à l'incommensurable de l'attente. Ainsi, lorsque l'occasion se présentait, je prenais les phrases métaphoriques au pied de la lettre ou je retournais la plainte : « Qu'auriez-vous alors désiré ? »

Cela a permis des jeux basés sur l'imaginaire car, tout autant que le désir pulsionnel insatisfait, l'imaginaire est source de souffrances et de défenses, quand la faille de l'image narcissique toute-puissante est vécue comme le désastre inassumable de la relativité. Dans mon idée, l'essentiel pour le moment, était de les aider à quitter la vision monolithique et immobile d'un persécuteur externe pour les intéresser à la richesse inventive de leurs attentes et même de leurs souffrances.

Un autre moment qui m'a semblé important, mais encore plus difficile à atteindre, c'est la mise au jour de l'idéalité liée non seulement aux imagos parentales mais à leur propre image idéalisée, à l'enfant merveilleux qui a sombré avec la perte de la toute-puissance parentale.

« Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué », dit une petite fille dans la pièce de théâtre de Howard Butten. Chez ces patients, c'est l'enfant omnipotent qui est moribond, enseveli sous la honte. Pour eux, en effet, la seule idée de montrer le caractère enfantin de leurs rêves narcissiques est ressentie comme une blessure, eux qui, enfants, se voulaient déjà des adultes. C'est Bertha qui me l'a fait entendre. Un jour, elle faisait allusion à l'enfant précoce qu'elle avait été et qui amusait tellement bien la famille que sa mère (qui est la source de toutes ses plaintes d'aujourd'hui) avait relevé sur un cahier tous ses mots d'enfant. Je l'invite alors à faire revivre les rêves de cette petite fille admirée. Elle se récrie : « C'est complètement grotesque, débile... C'est des contes de fée... » Elle rapporte cependant, en la moquant, l'image de petite princesse abandonnée et trouvée qu'elle a pendant longtemps imaginé être... En écho, pendant la discussion qui a suivi, Jane a rapporté son identification à l'héroïque Jeanne d'Arc sauvant son peuple. Elle ajoute : « C'est lamentable d'en être encore là, il n'y a plus qu'à se flinguer. »

Et c'est pourtant en mettant en scène ces images narcissiques, omnipotentes et blessées qu'un peu d'humour et de tendresse leur revient. Cela permet à ces patients de réinvestir en partie leur fonctionnement psychique et de prendre conscience du brutal renversement défensif de leurs sentiments.


Interprétation et psychodrame 75

Pierre, qui n'ose pas parler en public, rêve en secret qu'il est le grand orateur du siècle qui harangue et enthousiasme les foules. Lui aussi, enfant précoce et bavard, devint, dit-on, taciturne quand un petit frère le détrôna. Cette scène jouée, du « dé-trônement », de la désinvestiture, le laissa sans voix, mais cette fois par une émotion qui parlait trop fort en lui. Il me rappela cette scène à l'entretien de fin d'année. Lui, au langage si châtié, ajouta en guise de compliment : « C'était rigolo de vous voir si attentive à toutes nos conneries, mais je me demande ce que vous en pensez vraiment. »

Cette période, sans créer des transformations radicales, a permis une ré-animation et un certain assouplissement de la pensée. L'approche du bon objet, à travers son idéalisation, a affirmé son existence, même si le renversement persécutif continuait à entrer rapidement en action. Cela permettait de dégager avec eux comment leur objet idéalisé se transformait en objet persécutif à la moindre déception, les renvoyant à ce sentiment d'inexistence si angoissant. A travers cette attention partagée, le plus important était, me semble-t-il, de leur permettre enfin une curiosité bienveillante pour leur propre fonctionnement interne.

De mon côté, la difficulté même de ce travail thérapeutique a amené beaucoup de perplexité et d'interrogations. Des amorces de réflexions théoriques ont accompagné mes réactions contre-transférentielles, et soutenu mes intuitions scéniques.

Chez ces patients, la conflictualité oedipienne, très présente, se trouve comme engluée dans un noyau mélancolique difficile à atteindre. Chez Jane et Pierre, il se trouve recouvert par des manifestations de type obsessionnel, et chez Bertha par des réactions de type phobique. La conflictualité oedipienne, manifestement travaillée au cours de la précédente analyse, est présentée ou acceptée avec un excès de tranquillité. C'est en particulier le cas de Jane, experte en théorie. Les explications de la dramaturgie oedipienne sont pertinentes mais ne les touchent pas vraiment, alors que la moindre atteinte narcissique les révolutionne.

A partir de ces constatations, les textes de Freud et de Melanie Klein sur le deuil et la mélancolie me sont revenus à l'esprit : « Les auto-reproches, dit Freud, sont reproches contre un objet d'amour, qui sont basculés de celui-ci sur le moi propre. »1 L'hostilité qui concerne l'objet reste alors méconnue, seul le moi est pris à partie. On connaît la phrase fameuse : « L'ombre de l'objet tombe sur le moi », et seul le moi se trouve attaqué de façon substitutive jusqu'à provoquer « une angoisse d'appauvrissement ». Cette angoisse d'appauvrissement pouvait me faire comprendre le peu d'intérêt de ces patients pour leur fonctionnement psychique, obstacle alors le plus évident au niveau de l'approche clinique. Mais chez eux auto-reproches et reproches vis-à-vis de l'objet voisinent,

1. Freud, Deuil et mélancolie, dans OEuvres complètes, t. XIII, PUF, 1988, p. 266-267.


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sans qu'ils les relient. De plus reproches et auto-reproches ont toujours une tonalité d'injustice et d'écrasement. « Quoi que je fasse, ils méjugent comme une tarée » (Jane). « Je m'en veux d'être aussi nul » (Pierre), « Je suis une handicapée affective » (Bertha). J'ai remarqué que les auto-reproches apparaissent plutôt en cours de récit et les reproches en cours de jeu, comme si le fait de se retrouver face au partenaire potentiel de l'amour et de la déception, et de réinvestir avec lui un échange dialogué remettait en activité la plainte accusatrice. Le style même de sollicitation et de reproche que laisse entendre la plainte indique le lien archaïque à l'objet narcissique. Le sentiment d'injustice, en effet, l'emporte sur la culpabilité, et la revendication haineuse rend le sujet totalement oublieux des sentiments de son partenaire. En fait, il ne peut intégrer ni les reproches adressés à l'objet tout-puissant en train de chuter, ni sa propre image en miroir désidéalisée. Il se sent alors attaqué sans merci de l'extérieur, et anéanti de l'intérieur.

Le renversement persécutif de cette idéalisation en miroir et ses effets de destruction et d'appauvrissement internes m'ont rendue plus attentive aux textes de Melanie Klein. La dépression est « une mélancolie in statu nascendi » écrit-elle. Situant, comme on sait, ses réflexions dans la double perspective de l'évolution génétique et du conflit structural originel des pulsions de vie et des pulsions de mort, elle considère que l'amour et la haine sont présents et conflictualisés d'emblée. Le moi encore incertain a de la difficulté à gérer ces mouvements internes relativement isolés et informes tant que ne s'est pas dégagée la figure humaine et ambivalente de l'objet total indépendant. La violence haineuse pourra alors se mettre au service du retour actif de l' « objet de nostalgie » imaginairement endommagé en accentuant le désir de sa réparation.

Rapprochée des cas que j'ai suivis, cette vision souligne à quel point, chez eux, l'internalisation du bon objet reste fragile, et prégnante « la peur d'être persécuté par des objets terrifiants ».

Ce qui m'a surtout intéressée dans cette conception, c'est de rappeler que si l'idéalisation est une réaction défensive excessive pour se protéger des effets destructeurs de la haine, elle plonge cependant ses racines dans l'amour pour l'objet tout-puissant, même si celui-ci est encore admiré narcissiquement. Il ne faut pas craindre de s'appuyer sur cette force dynamique à certains moments. « L'idéalisation constitue un processus essentiel de la pensée du jeune enfant, car il ne possède pas encore d'autres moyens pour lutter contre sa peur de la persécution », mais ceci jusqu'à un certain point, parce que la toute-puissance qui marque l'idéalisation « est si intimement liée dans l'inconscient aux tendances sadiques... (que l'enfant) a l'impression que ses tendances sadiques peuvent sans peine avoir raison de lui »1.

1. Ibid., p. 346 et 348.


Interprétation et psychodrame 77

Cette vision ferait comprendre mes tâtonnements interprétatifs liés au désir de remettre en vie les mouvements d'une expression narcissique et objectale positive, cela ne manque sans doute pas de réveiller de part et d'autre des résistances si « le moi sait inconsciemment que la haine est en lui aussi bien que l'amour, et que la haine peut à tout moment l'emporter »1.

Si je rappelle ces textes de Freud et de Melanie Klein, c'est pour montrer comment ils reviennent et sont réintégrés au moment des incertitudes. Ils éclairent souvent la résistance la plus opérante et aident le thérapeute à inventer son interprétation, alors même que la vision de la structure d'ensemble continue à lui échapper. Cela m'a permis en particulier de maintenir mon attention sur ce système d'appauvrissement et de retournement affectif si difficile à comprendre et à supporter. Chez ces patients, la déliaison par renversement peut se faire à tout moment, de façon brutale et radicale, l'expression de la déception haineuse agissant comme un traumatisme non intégrable. Je ne sais si on a insisté sur cet aspect, mais j'ai pu constater que la déception la plus intolérable, la plus honteuse est pour eux celle de l'humiliation. Ils sont furieux d'être traités comme des enfants, même si tout leur comportement sollicite cette remarque. Cherchant à approfondir cet aspect, il m'est apparu qu'ils ont cherché, enfant, à rivaliser avec l'adulte, et que des parents, eux-mêmes narcissiques, se sont prêtés un temps au jeu d'une stimulation narcissique excessive. Pierre, Jane et Bertha ont été des enfants dits « précoces », désirant partager en adulte le monde parental. Ils estiment que les reproches ou les mises à l'écart relativement banales dont ils ont été l'objet représentent des injustices monstrueuses, inconsolables. Ce refus omnipotent de toute contrainte castratrice compromet gravement l'approche oedipienne avec le risque d'un renoncement drastique de l'approche amoureuse (Pierre), une fuite maniaque dans l'inaccessible de l'idéalité (Jane), ou l'inintérêt à vivre dans un monde réduit et réducteur (Bertha).

Quoi qu'il en soit, j'ai réalisé après coup que c'était bien cette ré-intrication et cette re-conflictualisation vitale de l'amour et de la haine que j'avais cherchées empiriquement, en réveillant « la nostalgie d'amour », fut-ce à travers l'excès de l'idéalisation.

A long terme, ce travail précaire a cependant facilité une approche oedipienne plus assouplie. L'aspect persécutif atténué a laissé plus clairement la place au désir libidinal et à la culpabilité. Le moi renarcissisé a pu dériver de la libido vers de nouveaux intérêts. Pierre, le précautionneux, ne s'est pas aventuré très loin, mais il a réinvesti de façon inattendue et joyeuse sa vie sexuelle avec sa femme. L'extrême sensibilité de Jane a dérivé vers des activités artistiques. Et Bertha cherche encore, mais avec courage, quoi faire de sa vie...

1. Melanie Klein, Contribution à l'étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs, dans Essais de psychanalyse, Payot, 1972, p. 320.


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L'ATTITUDE INTERPRETATIVE

J'ai conscience d'avoir davantage montré au cours de ce travail thérapeutique en groupe une attitude et des actions interprétatives plutôt que des interprétations précises. Par rapport aux cas présentés, et peut-être par rapport à toute activité thérapeutique en groupe, c'est un mode d'approche clinique qui accentue à mon sens les effets de présence. Que faut-il entendre par effet de présence ? C'est une notion bien difficile à définir malgré son apparente évidence. Nous savons bien qu'aucune thérapie ne peut se faire « in absentia ou in effigie », même et surtout si notre objectif est d'explorer les effigies imagoïques en recherche de réincarnation. L'expérience du transfert nous apprend à quel point notre présence est nécessaire pour permettre les projections et les tromperies de l'inconscient quant à ses véritables destinataires. Mais sans qu'on ait à le dire, la présence du psychanalyste assure en même temps une orientation réciproque, une mobilisation de l'attention, une situation d'attente, sans lesquelles une exploration psychique ne serait pas possible. L'analyse de ces différents aspects demanderait à elle seule de longs développements. En groupe, la présence active de tous réanime ces potentialités de l'incarnation et renforce les scénarisations psychiques.

Dans la cure classique le patient qui n'a plus les pieds sur terre dans tous les sens du terme peut, entre les silences et les paroles du psychanalyste, laisser dériver ses investissements pulsionnels sur une présence qui, par sa discrétion même, renforce l'imaginaire. Cela facilite un fonctionnement psychique en étroit contact avec les forces de la nuit et avec ses scénarisations intimes. La situation de groupe perd en partie ces vertus de l'intériorité liées au besoin de remplir l'absence et d'y retrouver ses visages connus. Elle en accentue par contre d'autres qui sont davantage liées à la force et à la précarité de la présence car toute présence, en effet, comporte cette capacité spontanée et pluri-dimensionnelle d'orientation et d'attention, appui de l'interpulsionnalité et du sentiment d'exister.

Tout en me méfiant des causalités simplistes, il m'a semblé que les patients dont j'ai parlé ont plus souffert des aléas de la présence que de l'absence. Tout se passe pour eux comme si une orientation et un investissement précoces sur l'entourage, peut-être renforcés par l'entourage lui-même, les avaient comme tirés hors d'eux-mêmes et mis en état de dépendance extrême. Un désintérêt inattendu, parfois banal venant de la part de leurs créatures idéalisées, les laisse sans ressource, avec une faible capacité de retour sur eux-mêmes. Leurs sentiments haineux de déception pourraient alors devenir la marque, j'oserai dire positive, de leur vitalité psychique menacée, mais il apparaît qu'en fin de compte ils ne les intériorisent pas vraiment. C'est bien pourquoi ils doivent tant les répéter. Là


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encore c'est aux autres qu'ils abandonnent la toute-puissance de la haine. L'aspect projectif est loin d'être négligeable au cours de ces processus d'appauvrissement du moi, mais avant de pouvoir les analyser comme tels, il faut que ces patients aient pu retrouver le goût pour les dosages multiformes de l'amour et de la haine. Il leur faut apprendre qu'ils sont les partenaires actifs, inventifs, intéressés de ces processus.

J'ai essayé tout au long de cet exposé de montrer la nécessité et la difficulté de favoriser chez eux une curiosité bienveillante à leur endroit. Pour cela il n'y a bien entendu pas de méthode interprétative toute prête. Le psychodramatiste, comme dans toute cure, écoute ce qui est dit et ce qui opère en silence ainsi que ce qui fait toujours appel par rapport aux organisations oedipiennes, mais en cours de travail en groupe il actualise plus nettement le contact psychique avec les participants. Ce n'est pas, comme on pourrait le penser superficiellement une provocation au passage à l'acte, c'est même peut-être le contraire. La situation de groupe permet en effet d'attendre que l'initiative de la parole et du jeu trouve son tempo pour chacun. Les trois patients décrits sont restés longtemps en retrait, mais attentifs à ce qui se disait et se faisait. La frustration est loin d'être absente de ce mode d'approche. La plus sensible pour eux c'est justement d'avoir à tolérer le partage, la lenteur des processus de dévoilement, la limitation du thérapeute, qui manifestement ne peut élaborer l'opacité psychique qu'à travers des reprises, des angles d'approche différents, des changements de niveau et s'appuyer sur la participation de chacun. Le désappointement est parfois manifeste : « C'est toujours la même chose »... « ce n'est que cela ». Il leur arrive de soupçonner que le psychodramatiste garde par-devers lui des interprétations fulgurantes qui apporteraient un changement radical. C'est dans l'actualisation de ces effets de présence réciproques que l'attention vers soi opère à partir de l'autre et que l'attention à l'autre s'organise à travers soi. Jane nous l'a dit un jour à sa façon : « Maintenant je peux regarder en même temps ce qui se passe chez moi et chez l'autre. C'est moins stressant. »

Est resté en filigrane le soutien interprétatif représenté par les réflexions de tous les participants et par l'utilisation scénique du jeu. Un groupe en interaction représente une sorte de terreau pulsionnel collectif qui permet ou non certains jeux, leur amplification fantasmatique, leur action défensive ou compréhensive. Tout en focalisant le travail analytique sur chaque jeu individuel je reste très attentive à ces mouvements de fond et à ce qui est articulable avec les réactions de chacun. Quant à la dynamique du jeu, elle permet de mettre en situation des scénarios qui ont des accentuations différentes pour les uns et les autres, mais que chacun reconnaît obscurément, qu'il s'agisse des conflictualistés oedipiennes ou de la recherche d'une confirmation existentielle.

Dans cette situation de jeu psychodramatique il me semble que, plus que dans la cure individuelle, la pensée et les formulations de l'analyste sont soute-


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nues par des analogies inattendues, qui donnent du « corps » à la compréhension des mouvements pulsionnels. La pensée en train de saisir l'évolution d'un scénario fantasmatique se rapproche facilement d'images représentant d'autres organisations dynamiques. Cette pensée scénique analogique n'est bien sûr thérapeutique que mise au service de la pensée préconsciente des patients. Il est possible aussi que des dérapages soient facilités au cours de ces moments régressifs moins bien gardés des sollicitations pulsionnelles directes.

Si le psychodramatiste doit rester attentif et prudent, il importe pourtant qu'il reste accessible à ces effets créatifs de l'incarnation, qui permettent parfois de donner forme à l'inimaginable des processus inconscients.

Faut-il ajouter, pour terminer, que mon propre investissement du jeu, nécessaire pour stimuler celui des participants, se soutient d'une capacité régressive et narcissique suffisante pour que je trouve du plaisir et de la gravité à participer au jeu de la vie.

Ophélia Avron

10, rue Claude-Matrat

92130 Issy-les-Moulineaux


Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel

de l'adolescent psychotique

Simone DECOBERT

Même si l'on ne superpose pas exactement l'interprétation en analyse classique et l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique, l'acte visé dans chaque cas reste celui de dégager le sens caché de vécus, d'attitudes, de fantasmes, de réactions comportementales, aux conséquences mal tolérées de l'entourage et douloureuses pour le sujet. La signification découverte, mais surtout le partage du sens entre le sujet et les diverses personnes présentes lors d'une séance groupale sont très importants et dynamisants, en ce qu'ils replacent l'évolution individuelle dans une mouvance collective, originairement familiale.

En 1970, lors du XXXe Congrès des Langues romanes, j'avais soutenu une thèse selon laquelle l'interprétation serait le fondement propre du fonctionnement psychique lui-même, confronté dès son existence à des données paradoxales [5]. Celles-ci rendent incontournable une contrainte permanente à l'interprétation inconsciente des données vitales pour opposer, mais aussi pour utiliser d'emblée, les conflits de la pulsion avec les liens d'établissement de dépendance. Ceci se lit facilement dans le conflit à la rencontre de l'évolution des échanges corporels avec l'évolution des échanges symboliques mère-enfant.

Cette idée de contrainte à l'interprétation est liée, pour moi, à la conception chez S. Freud d'un irreprésentable fondamental poussant à la représentation et à l'exigeant, telle qu'elle apparaît dans ses oeuvres entre 1920 et 1930 [7a et b].

Mon travail de 1970 consistait à montrer dans quelle mesure la contrainte à l'interprétation peut être le fondement métapsychologique du Moi, rejoignant son besoin de représentation et l'utilisant. Réciproquement le fonctionnement du Moi doit devenir, en lui-même, une interprétation qui assure la régulation de la

Rev. franç. Psychanal., 1/1993


82 Simone Decobert

contrainte à interpréter, les failles de celle-ci conduisant à des solutions qui peuvent être de l'ordre du délire et de la psychose.

Cette contrainte à interpréter pourrait aussi être schématisée en tant qu'étude du fonctionnement et des limites de la représentation, puis de la symbolisation, si l'on admet que celle-ci tisse un réseau de sens et de signes entre les représentations.

Dès le début de son oeuvre, S. Freud envisageait déjà le sort du négatif, soit par l'impossibilité de représentation de l'archaïsme non verbal, soit en raison de l'aspect quantitatif des effets traumatiques liés à la pulsion. Ailleurs et dans les années qui suivent, l'irreprésenté est en quelque sorte l'image virtuelle de la représentation, située ailleurs dans le moi, inaccessible pour le sujet, mais active. Sans doute cette activité, conduira plus tard à la théorie d'une non-représentation fondamentale et incontournable, aspirant à la représentation [6b].

Je retiendrai à ce propos de ce qu'écrit J. Guillaumin [9] : « L'irreprésentable c'est le noeud en bande de Moebius du transfert double de son contretransfert, et vice versa, où l'un n'est jamais à l'abri d'être altéré par l'autre, et l'autre par l'un, et où l'un et l'autre doivent enfin, dessaisis ensemble, recourir en tâtonnant au tiers arbitrage du réel. »

Dans les exemples brièvement cités, il s'agira toujours de patients ayant l'expérience de risques au niveau de la survie psychique au travers d'un objet perçu comme menaçant en retirant sa présence, son amour, et en négligeant l'affect de douleur et de peur insurmontables, devenus la coloration de la relation et de la vie de l'enfant.

Selon la pensée psychanalytique d'alors, le Congrès de 1970 [1] situait les fondements de la nécessité et de la possibilité de l'interprétation à l'intérieur de l'inévitable déroulement de la relation libidinale mère-enfant. J'aimerais personnellement aujourd'hui ajouter la dimension groupale familiale de cette relation libidinale mère-enfant au travers de la fantasmatique du monde Imaginatif et social de la mère, source des prémisses de la figurabilité, régulateur du fonctionnement originaire et des limitations de la nécessité de la représentation.

Les adolescents psychotiques ou border Une adressés au psychodrame frappent par les fausses routes et les blocages de la contrainte naturelle à l'interprétation, qui n'est même plus efficace dans leurs rêves où elle devrait organiser les restes diurnes et les excitations nocturnes. Lorsqu'elle y parvient, ce n'est qu'en les défigurant par rapport aux désirs infantiles inconscients et en renonçant à toute maîtrise de la pensée éveillée comme à toute pensée de l'impensable incestueux.

Les thèmes sont alors marqués par l'indifférenciation des sexes, l'indifférenciation des générations, l'adhésivité, que précisément le psychodrame permet de travailler à partir des impossibilités de la représentation des liens. Ces liens sont attaqués pour empêcher les figurations qui conduiraient à la représentation et


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remplacés par des réponses sous forme d'agir ou de somatisation. Le psychodrame rend supportable le fait que les thérapeutes acteurs représentent, verbalisent leur fonction de représentation et montrent le plaisir de fonctionnement éprouvé dans leur activité de penser ou dans le vécu et l'échange d'affects accompagnant la représentation et la pensée. Par exemple, le jeu rend supportable que le matériel apporté mette directement les psychodramatistes au contact des effets que le sujet ne peut décrire de la haine primaire, violente, destructrice des liens entre les objets ou des liens entre les pensées. Ceci ne peut être représenté dans le psychisme du patient que dans ce que lui apporte le transfert ou son mode relationnel habituel, ici dans le jeu où il est non dangereux, ou bien ailleurs, où il lui cause des souffrances.

Le vécu collectif de la séance modifie l'effet de cette haine. L'appareil à penser les pensées, tel que le décrit W. R. Bion [3], tente de réunir les éléments alpha constitutifs de la pensée, mais dispersés au milieu d'attaques contre les liens. Ce qui est efficient, c'est que certaines attaques concernent le psychisme propre du sujet, mais aussi le psychisme des analystes du psychodrame, sous la forme de « l'effort pour rendre l'autre fou » décrit par H. Searles [14]. Le psychodrame peut matérialiser et verbaliser la peur de la chute, la peur du vidage, la peur de retomber dans l'objet, les trous de l'enveloppe psychique, le vécu de la perte à propos duquel C. et S. Botella ont montré qu'il n'y a pas de perte de l'objet sans perte de la représentation de l'objet. Le psychodrame peut « dramatiser » le rappel que l'expérience de l'objet-mauvais a été faite, qu'elle a laissé ses traces et pollué la signification des apports de l'autre. Si elle a introduit le vécu du négatif caractéristique du rapport avec l'objet mauvais, le psychodrame est d'emblée invité au travail sur le négatif qu'il rend à la fois légitime mais dynamisable et qu'il sort de la destructivité [2].

En 1992, D. Anzieu — qui est un grand psychanalyste mais aussi un grand psychodramaticien dans la pratique et dans la théorisation — propose une distinction très utile à l'application au psychodrame entre le retournement et le renversement (le psychodrame utilise fréquemment la technique du retournement des rôles et des scènes. Par exemple, le patient jouera deux fois la même scène en essayant d'assumer successivement le rôle du fils devant le père, puis le rôle du père et découvrira ce qu'il ne peut précisément assumer). Je relève ce passage pour montrer comment la modification de la disposition technique perçue par le sujet entre dans la construction du vécu de la contrainte à interpréter.

Le retournement peut être créateur, alors que le renversement peut être un procédé pervers propre au négatif (« renverser le penser, ce qui tient debout, ce qui a du sens ») ; ceci s'accorde avec le processus de défense décrit par Freud [6a] dans « Pulsions et destins des pulsions », d'après l'auteur.

Dans l'optique d'une contrainte à l'interprétation qui permet le maintien de


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« L'élan intégratif du Moi », le psychodrame explorera le retournement sur la personne propre autant que le renversement d'une pulsion en son contraire. La présence de plusieurs thérapeutes acteurs permet de donner une figurabilité commentée aux paires contrastées, à l'opposition contenu manifeste - contenu latent, au transfert positif et au transfert négatif, à l'idéal du moi et au surmoi... joués dans le même temps d'une scène. Se reconstruire par ce type de représentation conduira le patient J. B... (psychotique) à inventer la solution qu'il propose comme un thème parfaitement figurable au psychodrame = l'ubiquité. Ce thème (être présent à la fois à Paris et en même temps dans le Sud) est sans étrangeté pour lui. Il fait suite à un travail sur sa fonction dans le groupe familial = son rôle de remplacement et de représentation de jumeaux mort-nés dont le deuil n'a jamais été fait. Il matérialise par ailleurs l'espoir de survie psychique dans le droit de vivre seul (au sud) n'excluant pas le droit de continuer à appartenir à un groupe familial (à Paris) bref dans le droit de reconnaître l'existence de ses pulsions et de son inconscient et de les imposer à sa famille.

En ce qui concerne la technique et la théorisation de l'interprétation, ce qu'il faut souligner comme caractéristique du psychodrame, c'est que le déroulement même du jeu construit à partir des données du patient est en lui-même une interprétation, une remise en route de la « contrainte à interpréter juste » grâce à la reprise de « la contrainte à la représentation ». La dramatisation n'est pas vécue comme une péjoration, mais comme une médiation, puis comme une reconstruction autorisée, comme un partage du fonctionnement de la représentation, de la pensée, du vécu affective. Au sein des identifications et des contreidentifications, les variations et avatars ne détruisent personne ni aucun lien, ainsi que le patient peut le constater à chaque fin de séance et à chaque reprise de séance nouvelle découvrant l'inutilité d'immobiliser son énergie psychique à empêcher son fonctionnement.

Cette évolution est l'objet d'un long travail intérieur, car lutter contre la pseudo-cohérence du sujet psychotique, avec la « solution » qu'elle lui apporte, lutter contre la fonction protectrice de ses stéréotypes, de ses néologismes, de ses dénégations, c'est en même temps porter atteinte à l'équilibre familial faussé, mais qu'il protège pour le faire survivre. Les parents de J. B... renforcent ce système en répétant à leur fils leur préférence à considérer son état comme preuve qu'il est touché du doigt de Dieu et vénérable dans son comportement en tant que tel. Peut-il vraiment accepter que le psychodrame représente autrement le système familial ?

Devant cet effort quasi impossible d'opposition, le jeune psychotique se contentera longtemps d'entendre l'interprétation sous-tendant le jeu. Il lit chez les autres, puis il vit pour lui-même la décharge cathartique d'une émotion ap-


Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel 85

parue dans la scène, émotion qui a tout à coup le droit d'exister et d'être reconnue, grâce à la figuration spatialisée de la psyché et de ses rapports aux autres apportés par l'ensemble du groupe des psychodramatistes. Il ne transposera pas encore à l'extérieur la connaissance et l'attachement à l'égard des acteurs privilégiés par lui, ou au contraire, à l'égard de ceux qu'il n'utilise pas. Mais il se sent possesseur du public, du directeur de jeu (lequel contient, ne joue pas, mais fixe les limites entre le rêve, le jeu et la réalité, entre le dedans et le dehors de soi), démontrant que l'exercice de la cohérence de sa propre pensée ne détruit ni le patient, ni les autres membres du groupe, ni les parents, ni la vie.

Il reste toujours difficile de remonter le cours du pervertissement de la perception et du jugement de non-représentabilité chez le patient psychotique, lequel a le génie de pervertir la communication dès le jeu terminé, de déformer, de distordre, justement pour dénier et annuler l'apport d'interprétation du jeu dramatique qui vient d'avoir lieu. B... par exemple affirme que tout ce qui a été dit dans le jeu est nul « puisque ses parents ne sont pas traités » (contre-vérité qui lui est indispensable puisqu'elle peut constater que ses parents sont suivis parallèlement). Ceci veut informer de sa crainte fondamentale : que les psychodramatistes ne se rendent compte ni de la scène primitive ni du fantasme incestueux familial. Son paradoxe, c'est qu'elle ressent l'inceste comme moteur de la vie, comme potentialité de survie psychique utile dans le fait d'exister autant que dans l'interdiction d'exister. Aussi espère-t-elle pouvoir quitter le psychodrame, maintenant qu'elle partage avec le groupe la dynamique des secrets originaires combattus mais protégés.

Ces considérations sont avancées pour montrer que l'efficacité du psychodrame ne réside pas forcément au niveau de la classique formulation interprétative rassemblant en un rapprochement parfait le fantasme de désir du passé, le vécu présent dans la vie, et le vécu transférentiel de la séance.

Certes, la technique de l'interprétation reste fondamentalement la même qu'en analyse classique, comme l'ont depuis longtemps montré S. Lebovici, R. Diatkine et E. Kestemberg [11].

Mais l'interprétation du psychodrame a l'avantage de pouvoir être construite et contenue dans le jeu lui-même, et donc vécue avant sa formulation dans la scène. Ainsi elle se situe au niveau de ce qu'A. Green [8] nomme « la fonction de représentance », car le psychodrame peut « jouer » que la représentation double la fonction de se représenter la représentation.

En effet, le fonctionnement de l'appareil psychique des acteurs et le fonctionnement de l'appareil psychique du groupe sont lisibles pour le patient qui constate comment ces êtres humains assument des besoins semblables aux siens, des fantasmes, des pulsions, des défenses, à propos desquels ils peuvent verbaliser, penser, agir. Ensemble ils figurent la possibilité de fragmentation du trans-


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fert qui le rend plus supportable. Plus supportable aussi que les transferts regroupés sur le meneur de jeu, dont on aura évoqué dans diverses scènes, qu'il est le support des souhaits d'amour, de critique, de destruction, de mort... sans entraîner de catastrophe individuelle ni collective... et en aboutissant à une formulation verbalisée dans le jeu des liens entre les éléments transférentiels, les symptômes et les souvenirs infantiles.

Il faut savoir que, selon les moments de la cure, l'interprétation classique formulée en fin de jeu peut-être destinée davantage au public d'analystes en formation et souvent, de ce fait, elle peut créer l'occasion d'un commentaire lui déniant toute validité de la part du patient psychotique. (Il peut ressentir, en effet = « Il y a donc un doute puisqu'on est obligé d'expliquer aux autres » ?)

Comme l'a écrit E. Kestemberg [10], le modèle de fonctionnement offert par les thérapeutes n'est pas directement celui du processus primaire « tel qu'il fait irruption dans le rêve, dans le lapsus, les hallucinations ou la construction délirante... » « les thérapeutes joueront non pas au plus près du Moi et du principe de réalité, mais au plus près du fantasme inconscient et du processus primaire ».

Ceci permet d'apprécier la juste place de l'interprétation au psychodrame des psychotiques et d'attendre que soit venu le temps où elle aura sa pleine valeur structurante. H est déjà satisfaisant que l'interprétation issue de la façon dont le meneur organise la scène et introduit des personnages ou des incidents rassemble, synthétise et actualise non seulement ce que le patient est entrain de vivre mais aussi l'effet de groupe provoqué par le déroulement des thèmes exploités, mettant en évidence les transferts autant que les contre-transferts, la dimension réelle, la dimension fantasmatique du fonctionnement du psychodrame.

On constatera sans peine la valeur économique et dynamique de la figurabilité qui s'impose dans la situation psychodramatique, tant chez le patient que chez les psychanalystes présents par l'intermédiaire de « la puissance sensorielle » (S. Freud) du vécu de la séance pour tous les membres du groupe. Ainsi que l'ont souvent montré C. et S. Botella [4], la figurabilité est « le produit d'un travail psychique diurne comparable à celui du rêve, avec son parcours régrédient aboutissant à une perception interne proche de l'hallucination du rêveur ». Elle est en activité permanente dans ce type de cure psychologique, chez le patient et chez les acteurs, tissant des liens très privilégiés dans les équipes qui partagent ce vécu commun.

Ainsi, le psychodrame aide à déplacer l'énergie des affects anciens accumulée vers la puissance sensorielle, vers la figurabilité et vers la représentation. C'est en ce sens que fonctionne, au sein du jeu dramatique, la remise en activité de la contrainte à représenter et de la contrainte à interpréter. De ce fait, « les moments de conviction » (S. Freud) qui sont les insights au psychodrame sont des moments partagés « d'éclatement de la vérité » avec son aspect esthétique et


Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel 87

relationnel, car c'est la vérité de la retrouvaille de la représentation de l'objet. C'est aussi l'adéquation de la vérité interne de l'objet avec son aspect extérieur [13]. Sans doute y a-t-il là un autre élément du lien spécifique au sein d'un groupe de psychodrame et peut être aussi l'explication de la fuite de certains psychanalystes devant la participation active à cette technique.

Simone Decobert

Institut Claparède

5, rue du Général-Cordonnier

92200 Neuilly-sur-Seine

BIBLIOGRAPHIE

[1] Anzieu D. (1970), Eléments pour une théorie de l'interprétation, XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXXIV, 5-6, p. 755.

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[3] Bion W. R. (1959), Attacks ou Linkings, Int. J. ofPsych., 40, p. 308-313.

[4] Botella C. et S. (1983), La figurabilité et l'interprétation, RFP, n° 3.

[5] Decobert S. (1970), Intervention sur « Eléments pour une théorie de l'interprétation », XXXe Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, RFP, XXXIV, 5-6, p. 863.

[6a] Freud S. (1915), Les pulsions et leurs destins, Mètapsychologie, Paris, Gallimard.

[6b] Freud S. (1952), ibid., Paris, Gallimard.

[7a] Freud S. (1923), « Le Moi et le Ça », Paris, Gallimard.

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[9] Guillaumin J. (1992), Jugement de non-représentabilité et renoncement à la maîtrise de la pensée, RFP, n° 1/92. [10] Kestemberg E. (1981), Le personnage tiers, sa nature, sa fonction, Les Cahiers du

Centre de psychanalyse et de psychothérapie du 13e, Paris. [11] Lebovici S., Diatkine R., Kestemberg E. (1958), Bilan de dix années de pratique du

psychodrame chez l'enfant et chez l'adolescent, Psychiatrie de l'enfant, n° 1. [12] Luquet P. (1970), Processus analytique et élan intégratif du Moi, RFP, n° 5-6,

p. 973-979. [13] Meltzer D. et Meg H. W., The appréhension of the beauty. The rôle of a esthetic conflict in development, art, violence, Clunie Press for the Roland Harris Library, n°14. [14] Searles H. (1977), L'effort pour rendre l'autre fou, Paris, Gallimard, p. 155.



D'une scène à l'autre

Dominique ARNOUX

Anne QUINAT

Steven WAINRIB

Les réflexions qui vont suivre s'étayent sur notre pratique du psychodrame individuel 1, destiné à la prise en charge d'enfants et d'adolescents. Nous centrerons notre propos sur le jeu à valeur interprétative, afin de dégager ce qui nous apparaît comme le plus spécifique de cette approche. Cette forme d'interprétation ne peut trouver son sens qu'en relation au cadre qui la contient.

Un des fondements du psychodrame est de proposer au patient une mise en scène des contenus psychiques qu'il apporte. Le fait d'indiquer plus ou moins explicitement que « la première idée est la bonne » et d'ouvrir le pari « qu'on peut tout jouer » pourrait déjà supposer une « interprétation » préalable à la survenue du matériel. Elle serait liée à une référence implicite, l'hypothèse que la pensée, le dire, dans son aspect manifeste, contient une part de latent, aménage, déplace ou contre-investit un scénario de désir. Le psychodrame n'est alors, pas plus que le rêve, susceptible de permettre un accès direct à « l'autre scène » ainsi désignée. Il vise à créer des conditions permettant d'en saisir les effets, d'en délier la langue, tout en portant l'attention des participants sur la conflictualité inhérente à la vie psychique. Nous verrons que les patients difficiles déconstruisent en partie un tel modèle, tant se déploiera dans le jeu toute leur problématique des limites, dans cette situation de rencontre, qui les renvoie à l'incertitude d'exister en présence de l'autre.

Le jeu des cothérapeutes prend en charge leur écoute du matériel proposé

1. Le directeur de jeu invite le patient à constituer un thème à partir des idées qui lui viennent à l'esprit. Ce thème sera joué ensuite par le patient, avec les cothérapeutes présents, auxquels il distribue les rôles de son choix. Le meneur de jeu ne joue pas, mais il assure un travail de maintien du cadre et d'interprétation, en face-à-face, entre les scènes.

Rev. franç. Psychanal., 1/1993


90 Dominique Arnoux, Anne Quinat et Steven Wainrib

par le patient, se liant à l'émergence de leur contre-transfert. En jouant, les liens qu'ils peuvent produire entre ce qui se passe avec le patient et les effets que cela engendre en eux — émergences d'affects, impressions corporelles, représentations parfois difficiles à tolérer — sont ce qui fait que le jeu peut se mouvoir entre l'échange dans la logique de la scène, et la translation dans le jeu de leur insight.

Nous ne visons pas à fournir la vérité de ce qui se déroule dans l'espace de la psyché du patient. Le jeu à valeur interprétative n'est pas une traduction simultanée dans les termes mêmes du latent. Il est création de métaphores sur le vif, il laisse entrevoir qu'un passage par la psyché des cothérapeutes peut métaboliser ce que communique le patient en intégrant d'autres logiques que celles du sens courant, pris par les nécessités du refoulement. Ce qui peut advenir dépend autant de la liberté d'association des joueurs, facilitée par le cadre, que du tact nécessaire pour restituer de manière tolérable ce qui est perçu dans l'intuition.

Dans le psychodrame, on peut jouer, faire acte de représentation, tout en n'agissant pas au sens de la décharge pulsionnelle brute. Le refoulement trouve ses sources en partie dans la crainte du talion, puis dans le sentiment que l'appartenance au monde des autres, sa place dépend de lois, d'enjeux, de reconnaissance et d'interdits qui permettent de ne pas se retrouver dans une solitude néantisante, privé de tout espoir d'amour. Le groupe de psychodrame dans lequel s'insère le patient institue une expérience différente de ce qui a été internalisé : il surprend. Par rapport à ce qu'il contient comme condensé de la trame symbolique des échanges humains, ce groupe va lui faire découvrir une variante majeure : ce cadre borde un espace qui se rapproche plus de l'élaboration secondaire d'un rêve que de ce qu'il est concevable de montrer dans les échanges courants. Il n'y est pas dans le solipsisme du rêve, mais ceux qui se prêtent à lui donner la réplique ressemblent plus, quand ils se lèvent pour jouer, à des imagos qu'aux médecins ou psychologues censés le remettre dans le droit chemin. Un nouveau contrat social est institué, les limites et les différences persistent, mais dans le temps privilégié du jeu se pose autrement la question de la censure liée à l'appartenance groupale ordinaire. Une voie de sublimation se trouve ouverte, là où il ne fallait pas penser pour ne pas faire.

Le psychodrame est une pratique poïétique, ses mises en scène ne visant pas à prescrire un changement mais à le laisser advenir comme effet de l'engagement du sujet à être acteur, interprète, avec d'autres, de ses distributions de rôles, portant la trace de la diversité de ses mouvements de subjectivation. Le jeu véhicule une mise en sens qui crée un nouveau mode de symbolisation, de saisie de la réalité psychique. Proposant son thème, le patient témoigne de la complexité de ses mouvements d'organisation en présence de ce groupe, comment s'y déplacent et


D'une scène à l'autre 91

s'y condensent les enjeux transférentiels 1 mobilisés par cette rencontre dans le cadre psychodramatique. La problématique du désir s'y trouve réactualisée, elle qui n'est jamais tout à fait résolue du fait de l'existence des différences.

C'est à un sujet inachevé, recomposant son histoire, celle de ses rencontres initiales plus ou moins source de continuité d'existence, de manque, de désirs et de fureurs, que s'adresse le jeu autant qu'il en part. Un sujet perturbé, quelle que soit la stabilité de son organisation, par la faille apparue entre la valeur autoréférentielle de sa production psychique 2 et la nécessité d'en passer par une référence aux autres, à leur désir propre, puis aux cadres qui médiatisent en position tierce les rencontres humaines.

Pendant la séance de psychodrame, le réseau de ses actes de langage, de distributions de rôle, de mises en jeu du corps symbolisant une réalisation évoquée 3, ne sera pas reçu comme une activité en soi, un apprentissage ou une communication informative. Ce qui est accueilli, ce que le jeu tente de faire circuler comme sens, c'est l'émergence d'un sujet pris dans des enjeux transférentiels, déployant ses systèmes d'interprétation associés et conflictuels dans la dynamique de cette rencontre spécifique.

Prenons l'exemple d'une séance avec Ludovic qui nous propose de jouer une scène où son père veut l'empêcher de prendre son vélo, alors que sa mère est d'accord. C'est tant comme souvenir écran que comme mode d'organisation du transfert que peut être entendue une telle scène, articulant le conflit oedipien aux enjeux du désir et de l'interdit dans le psychodrame. La « mère » qu'il évoque est-elle celle de la scène actuelle, l'objet initial du désir du patient, le groupe ou les femmes du groupe, opposées, à propos de Ludovic, au « père » qu'évoque le directeur de jeu ? Ce qui importe c'est que le jeu du patient vise à nous montrer un père injustement castrateur, tentant d'user de son pouvoir pour le priver de l'usage de son vélo à valeur phallique. Par là il se rapproche de sa mère : ne supporte-t-elle pas l'injustice du père, l'air malheureux de son fils ? est-elle en tant que femme prête à se solidariser, à désavouer le père ? veut-elle venir faire un tour à vélo ? Ces questions sont évoquées dans les mouvements du jeu où se développe et se cherche une mise en sens. Interprétations à entendre comme prises de rôles organisant une configuration de relations objectales d'où émerge une interprétation potentielle de la position du sujet du scénario. En effet, où se tient le sujet à qui le jeu tente de faire signe ? Ludovic joué par un cothérapeute, le père tel que l'interprète Ludovic, ou la mère qui s'allie à lui pour le protéger du père ?

1. Le transfert est à entendre ici dans la dialectique des clivages entre les projections sur le groupe et le directeur de jeu, les imagos maternelles et paternelles, le bon et le mauvais, le familier et l'étranger...

2. Qui trouve son plus beau fleuron dans la nostalgie de la satisfaction hallucinatoire du désir.

3. Il y est convenu de représenter, de symboliser par les mouvements du corps et non d'agir exactement comme dans la vie.


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N'est-il pas partout, plus dans ce qui se trame entre eux, qu'assignable à une seule place, à un seul rôle dans la scène ? Ludovic nous propose la mise en scène d'une construction psychique, interprétation à jouer, à faire advenir de sa place dans une constellation familiale, analogon à ce moment de la problématique de sa rencontre avec nous. Il y reprend l'expérience du désir, des limites, de l'interdit de l'inceste... sous la forme de cette construction de relations. Ce que tente l'approche du jeu à valeur interprétative, c'est de jouer avec l'interprétation qu'il souhaite nous donner de la seule histoire qui le concerne à ce point, celle où se forge son monde. Dans le jeu, les thérapeutes peuvent reprendre pour leur propre compte, autant qu'en salut de bon entendeur, que d'un tel monde peut bien advenir un sujet, non comme état figé dans cette configuration, mais comme celui qui ne cesse de chercher un compromis viable entre sa fantasmatisation inconsciente, dominée par la quête narcissique, le désir de transgression et la prise en compte de la différence des sexes et des générations, articulée à la loi paternelle. C'est l'état de ce compromis, puis ses fluctuations, ses aménagements que va suivre le psychodrame, sans assigner de définition normative quant à ce qu'il convient d'être. Nous nous adressons à la capacité de nos patients d'y accueillir un sens, une réflexion, une interprétation potentielle de leurs interprétations ' qui ne prend effet que par la saisie qui peut alors advenir dans la psyché des ressorts de sa production. Que peut permettre le jeu psychodramatique, sinon d'offrir la mise en processus de la polysémie du thème proposé par le patient, de le faire participer activement dans le jeu, avec sa manière de jouer, à ce trajet vers un retour sur les déterminations de son énonciation.

Revenons un instant sur le vélo et le conflit de cette scène. Dès la première séance, le directeur de jeu propose au patient d'énoncer ce qui lui vient à l'esprit, puis de distribuer les rôles correspondant au thème qui va être ainsi saisi, mis en forme. Un tel protocole ne manque pas d'avoir des effets latents. Dans la vie courante, chacun peut tendre à souhaiter jouer et faire jouer un rôle aux autres, en fonction de son désir, dans l'attente narcissique d'un objet pour soi. Ceci est habituellement largement réduit ou battu en brèche par la vie, par l'histoire de chacun qui fait que la rencontre des autres se situe entre des expériences de satisfaction possibles et la résistance des autres à être ce que tendraient à exiger les logiques du monde interne. Les pouvoirs de mise en scène, conférés au patient, le renvoient à la nostalgie de quelque chose comme la réalisation hallucinatoire du désir ou à tout le moins l'illusion du créé-trouvé : va-t-il y avoir levée de la « résistance » des autres à être dans son jeu ? Ce désir d'une telle continuité entre le mouvement psychique et sa réalisation se trouve évoqué dans le psychodrame,

1. S. Viderman, Le psychanalyste interprète une interprétation, Le disséminaire, PUF, 1987, p. 311.


D'une scène à l'autre 93

et mis en tension avec les limites du cadre, l'expérience de désillusion qui représentifie l'altérité 1.

Le directeur de jeu ne joue pas, focalisant à certains moments la position de l'autre, comme autre qui ne rentre pas dans le scénario. Certains patients veulent d'ailleurs faire jouer tous les participants, comme si chacun devait à chaque séance, ou parfois à chaque scène, être assigné à un rôle pour et par rapport à soi. Il n'en reste pas moins, si nous respectons une telle demande, que la règle constitutive de nos séances de psychodrame pose que l'un d'entre nous ne joue pas. Il détient de plus la fonction d'arrêt du jeu et signifie au patient la fin de la séance, même si le temps est convenu et, comme nous l'avons vu, fixe dans sa durée. A cela s'associe l'usage d'une scansion de la scène qui peut désigner un moment signifiant, un mouvement d'affects et de représentations qui peut prendre valeur d'insight ou donner valeur rétroactive à ce qui précède. Dans le même ordre d'idées, le fait que les gestes en psychodrame ne se confondent pas avec la réalisation pulsionnelle d'un agir, mais tendent à faire résonner une figuration, réactualise la différence entre dedans et dehors, alors même qu'un pont inédit est créé entre la fantasmatisation et le rapport à d'autres. Chaque patient se forge en psychodrame les représentations qui lui servent à traduire en ses propres termes les restes diurnes évoqués par cette rencontre qui réactualise la tension entre l'espoir d'une parfaite adéquation de l'objet aux visées de la pulsion et les limites.

Ainsi, Ludovic nous laisse entendre que son père veut le priver de l'usage du vélo qu'il lui a offert. La configuration oedipienne y fonctionne comme un « attracteur » dans le jeu, le conflit avec le tiers reprenant la problématique archaïque du processus d'illusion-désillusion.

Le directeur de jeu choisit, compte tenu de la richesse des développements de la scène, de ne pas donner d'interprétation et propose de jouer une autre scène. Ludovic est invité en week-end chez un ami, fils d'amis de sa mère, mais il craint d'y aller. Sa mère s'est récemment disputée avec les parents de cet ami, elle ne viendra pas. Elle lui conseille cependant d'y aller. Ludovic a peur d'être mal traité par les parents, tout en souhaitant retrouver cet ami. Le jeu va produire une opposition entre le désir de Ludovic de retrouver son copain avec lequel il a plein de projets agréables et l'attitude du père du jeune homme (joué par le patient) qui se fâche et veut le renvoyer. L'une de nous intervient pour jouer le rôle de la mère qui vient reprendre Ludovic, profitant de la situation pour régler ses comptes avec cet homme et dire au thérapeute qui joue le rôle de Ludovic qu'il sera mieux avec elle, qu'on ne peut pas compter sur cet homme

1. Cf. N. Amar, G. Bayle, I. Salem, La fin des scènes, Formation au psychodrame analytique, Dunod, 1988, p. 49-50.


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qui risque de le maltraiter. Ludovic joue le courroux de ce père, pendant que celui qui joue son rôle exprime son désir de rester avec son copain, son embarras d'être mêlé ainsi dans les conflits entre adultes, alors qu'il a plein de projets agréables. Le jeu des thérapeutes s'organise de fait en intégrant, en évoquant de manière déplacée, ce qu'il nous évoque de la séparation des parents de Ludovic, quelques années auparavant, des visites chez le père le week-end. Au décours de cette scène, le directeur de jeu intervient sous forme interrogative : « Craindre le mauvais accueil du père de famille c'est se sentir en cause dans leur dispute et risquer de perdre la relation au copain. Mais n'y être pour rien, n'est-ce pas ressentir le risque de n'être rien dans des rapports ou des ruptures entre eux, comme ça a pu se passer entre tes parents, à un moment pourtant décisif pour toi ? » Cette intervention nous a permis d'aborder la question de la séparation entre les parents, interférant avec la problématique de la scène primitive.

Nous pouvons considérer que la question ici posée touche une donne fondamentale de la vie psychique. Qu'est-ce qui est déterminant ? S'agit-il des pulsions du sujet, de ses mouvements d'amour (ici dirigés vers le copain, le père comme alter ego), ou de haine comme dans la première scène ? ou bien faut-il admettre que tout peut être perturbé par des aléas indépendants des désirs du sujet, porteurs dans leur obscure causalité du risque de n'y être pour rien alors qu'ils déterminent la vie du sujet ? Le sujet doit-il croire que ses pulsions sont responsables de son histoire ? La deuxième scène fonctionne comme interprétant de la première.

Le psychodrame remet en jeu le sujet comme metteur en scène de son histoire, lui assurant une régularité dans le cadre tout en le confrontant aux limites, et donc à une interrogation potentielle de son rapport au manque, à la discontinuité, à ce qui n'est pas produit par le scénario, mais peut le rendre nécessaire. L'attention qui lui est portée, les tentatives de partage, non seulement des éléments manifestes, mais aussi des mouvements inconscients présidant à son activité d'énonciation, de représentance, y fonctionnent comme contenant, accompagnement d'un travail psychique fait de tensions à dialectiser entre l'omnipotence de la mise en scène et ce qui peut lui échapper, le hors-jeu de la part énigmatique du désir des autres.

Il est des adolescents chez qui cette mise en tension de la rencontre en situation de psychodrame semble soulever une angoisse et des défenses très massives. Tout se passe comme si le relais par l'OEdipe faisait défaut, le sujet se retrouvant face à une problématique archaïque où l'existence de l'autre se pose au détriment de soi et non comme co-organisateur possible.

Claudine, une adolescente obèse suivie par ailleurs en hôpital de jour, part de sa première séance de psychodrame en allant serrer la main à deux des thérapeutes qui avaient joué avec elle : « Au revoir maman, au revoir papa », dit-elle


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à ceux qui avaient joué ces rôles. C'est au moment de cette première séparation que, sur un mode de défense maniaque, se produit cette mise en équation. Nous sommes ici très proches de la conceptualisation de M. Neyraut 1 : « Les borderline et les névroses de caractère trouvent ici la pierre d'achoppement de leur analysabilité. Si le transfert direct accapare la réalité au point de rendre impossible tout recours à l'idée même d'un déplacement, aucune analyse au sens strict ne sera possible ; on pourra seulement à l'intérieur du transfert direct "négocier" des changements de rôle mais non parvenir au dévoilement efficient d'un véritable mouvement transférentiel. » Un peu plus tard, après avoir manqué de nombreuses séances, Claudine nous amènera la scène suivante : « Je me présente à l'entrée d'un parc d'attractions, on me dit qu'il ne reste plus qu'une demi-heure d'ouverture, je ne veux pas entrer, ça n'en vaut pas la peine. » Nous pouvons faire l'hypothèse qu'elle a pu venir ce jour-là, grâce à un déplacement, une mise en figuration de sa problématique par rapport à l'objet. Un espace se trouve recréé pour le jeu avec les thérapeutes, l'exploration du thème de l'attraction, de l'excitation qui peut envahir, de la peine de la séparation. Le rejet du cadre se trouve ici abordé dans un effet d'après-coup. La « résistance » de la patiente à poursuivre le psychodrame nous est moins apparue ici comme liée à un conflit entre le surmoi et la pulsion, qu'en termes de rencontre d'un objet hyper-excitant, menaçant le sujet d'une perte de limites, tant par sa présence que lors de la séparation qui induit le risque de se perdre en perdant l'objet.

Certains patients se sentant au bord d'une agonie primitive, d'un effondrement lié au vécu de mort psychique, nous donnent à entendre le ratage des rencontres précoces avec l'objet. Les actings correspondent à leur sentiment de ne pas pouvoir trouver dans le cadre qui leur est proposé le développement d'une relation objectale qui leur laisse advenir la perspective d'une place compatible avec un sentiment d'existence. Le parti du psychodrame est ici de laisser advenir, par la souplesse du jeu, par la disponibilité des participants à suivre les mouvements psychiques du patient, une expérience qui permette au patient de trouver une issue à son sentiment que l'existence des autres renvoie à quelque chose qui se situe entre son inexistence radicale et la menace d'une destruction.

Jérémy, âgé d'une quinzaine d'années, nous est adressé après plusieurs tentatives de prises en charge. Le directeur le reçoit en entretien préalable avec ses parents. Jérémy sera quasiment mutique, présent par son anxiété qui est manifeste et en même temps ailleurs, ce qui rejoint ses difficultés majeures de scolarisation. La mère présentera les difficultés de son fils et fera état de sa dépression pendant la première année de sa vie, ajoutant qu' « il n'y était pour rien ». Jéré1.

Jéré1. Neyraut, Le transfert, PUF, 1974.


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my donne son accord pour le psychodrame sans pouvoir exprimer de demande explicite. Il ne nous communique que son malaise diffus qui mérite d'être pris en considération.

Lors des toutes premières séances, Jérémy nous propose le thème d'un repas dans un « grand restaurant » où malgré l'environnement somptueux et l'aspect alléchant de la carte les aliments n'étaient pas frais mais pourris à l'intérieur. La réputation du centre, qui avait conduit ses parents à nous demander d'instituer une prise en charge, se retrouve ici, interférant avec le vécu persécutif de se trouver poussé à désirer sans pouvoir au fond trouver autre chose que du mauvais. Dans le jeu le conflit éclate avec la patronne, Jérémy joue un des clients, un des cothérapeutes joue un autre client à une table voisine. Elle allèche les clients et ne leur donne les aliments que trop tard, fécalisés, pourris. Ce qui se trouve mis en jeu c'est le décalage entre la pulsion et l'objet non conforme à l'attente des clients, inadéquat à l'excitation ressentie. La rage surgit d'être mal traité, blessé narcissiquement. Cette imago maternelle déçoit, sa seule préoccupation semble être son apparence, le regard qui se porte sur un cadre prometteur. Cela entre en conflit avec le fait que l'objet est fauteur d'excitation. Au désir d'être gratifié par un bon repas se substitue l'horreur de découvrir le pourri qui signifie la nondisponibilité de la « patronne » à assurer l'expérience de satisfaction et à nourrir le narcissisme des clients. Celle qui joue ce rôle déclare qu'elle décide seule de ce qu'il convient de donner à ses clients et à quel moment. Elle se présentera ensuite épuisée par les exigences de ses clients, leur colère, ne pouvant plus rien faire pour eux.

Après coup, il apparaît que plusieurs interprétations d'une telle scène sont possibles. Ne peut-on y repérer le retour des traumatismes précoces liés aux perturbations narcissiques de la mère et à sa dépression pendant la première année de la vie ? Le jeu fait aussi apparaître la question de savoir pourquoi elle ne traite pas mieux ses clients. Ne seraient-ils pas assez intéressants, pas assez à la hauteur eux aussi du cadre somptueux ? A cela se relie l'absence d'un tiers paternel, dans cet antre maternel prégénital idéalisé ou persécutif, d'où on sort phallique ou merdique, ou, pire, rien. La problématique de l'envie semble inévitable dans ces conditions, dans la tension extrême de cette relation duelle. L'envie pousse le sujet à ne pouvoir trouver que du pourri, à projeter dans le sein idéalisé ses fèces, faute de ne rien recueillir pour son narcissisme. Les processus d'introjection et d'identification du patient se présentent ainsi comme entravés par la confusion entre l'objet bon et le pourri persécutif, rendant impossible toute acquisition et augmentant à leur tour l'envie. Deux champs interprétatifs interfèrent dans le jeu. D'un côté, quels sont les effets de la problématique narcissique de la mère ? Se retrouvent-ils dans le transfert, laissant le sujet dans le désespoir de tout bon apport pour lui, de toute reconnaissance possible, autre que


D'une scène à l'autre 97

celle du préjudice subi ? Ce qui justifie sa rage, comme défense contre la néantisation. De l'autre, se retrouve-t-elle détruite par les attaques envieuses ? Ce qui conduit le sujet à osciller entre un vécu persécutif et la culpabilité sans espoir, faute d'avoir eu le sentiment d'une mère qui survive face aux fantasmes d'agression. Le jeu laisse entrevoir cette pluralité d'interprétations possibles, il ouvre à un questionnement sans préjuger de la part de vérité liée à la dépression maternelle ou du versant projectif de la destruction du sein. Ce dont il prend acte, c'est de la répétition de la souffrance à ne pouvoir espérer de l'objet transférentiel que de faire éclater le mal à être, l'inéluctable pourrissement de la rencontre des autres. Même si en ce début de psychodrame cette relation apparaît envahie par les angoisses archaïques et le risque d'une domination du négatif, un espace est institué comme potentialité d'utilisation de l'objet. Ne serait-ce que pour reconnaître que le plus vrai, le plus signifiant pour le patient, c'est que l'attrait de l'objet le renvoie à la destruction. Les affres de la relation d'objet comme répétition de ce que le patient tient comme seule vérité, celle de l'échec de pouvoir désirer et se sentir reconnu pour vivre et se développer, vont se dialectiser avec la disponibilité des thérapeutes à jouer. C'est-à-dire à chercher à faire des liens qui sans prétendre dire le fin mot des expériences initiales en accueillent les effets dans la rencontre qui s'opère. Ce que communique le jeu, c'est une disponibilité à reconnaître la réalité psychique. Le passage entre l'espace d'exploration de la relation d'objet métaphorisée dans le jeu et le travail d'élaboration en face à face ouvre une dialectique. Le jeu n'a pas à désigner « la patronne c'est votre mère » ou « le client que vous jouez c'est vous, envieux ou victime d'une mère insuffisamment bonne ». Le jeu permet plutôt d'adresser un signe de reconnaissance au sujet, de l'entendre comme producteur d'un scénario dont il émerge. Il en est le moteur, jusqu'à se produire dans le drame de la répétition de son impasse, dans le sentiment que son existence est incompatible avec celle des autres. En psychodrame, d'autres peuvent tenter de jouer le jeu, quel qu'il soit, sans exigence d'un autre jeu, d'un monde meilleur plus rassurant ou plus normal. La logique des configurations relationnelles, des affects qu'elles expriment ou provoquent, va se préciser d'une scène à l'autre. Nous pensons qu'un espace de symbolisation s'y instaure et s'y développe, à condition de mettre en suspens ce que ce cadre spécifique permet de laisser flotter. Si le thème est proposé par le seul patient, le jeu ne sera ni purement le sien ni celui produit par le seul éprouvé des cothérapeutes. Le paradoxe du créé-trouvé énoncé par Winnicott trouve ici une autre forme. Le jeu est pertinent lorsque le jeu des thérapeutes, le fait qu'ils l'aient inventé, ne nous fait pas considérer que la question de savoir s'ils l'ont trouvé en écoutant le patient ou s'ils le sortent de leur propre problématique se pose comme dilemme dans cette séance. Dans le même ordre d'idée, loin de nous présenter ses rêves ou ses fantasmes, le patient énonce souvent son


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thème comme le récit d'un événement. Ce n'est parfois que bien plus tard qu'il nous le présente comme source d'une question personnelle. Le jeu se déroule avec ceux qui n'y étaient pas, se contentant des maigres indications du thème pour tenter d'en saisir intuitivement les enjeux qui s'y trament. L'histoire, récente ou passée, prend alors d'autres dimensions, celle de l'inscription psychique d'un événement, celle du dire à ceux qui la reçoivent dans ce cadre. N'étant pas présents lors de l'événement, s'ils veulent bien considérer qu'il leur est à jamais inconnaissable, les thérapeutes sont conduits à donner forme à leur interprétation de cette histoire. Elle les renvoie, non à la concevoir comme un reflet du réel, mais comme un parcours entre les affects qui pourraient les conduire à créer un tel scénario et le fait d'avoir à faire avec les relations entre les personnages qui s'y profilent. Le jeu prend alors une dimension interprétative à être dans ce suspens de la question : savoir si ça s'est vraiment passé comme ça ou si ce n'est qu'une rêverie. Le patient peut alors utiliser la situation et la rencontre qui s'y opère, non pour s'entendre dire ce que ça signifie, mais que ça peut se saisir comme une réalité psychique, émergeant de tout un ensemble de traces mnésiques d'expériences plus ou moins opaques et de projections qui la réorganise. Ce que signifie au fond le jeu à valeur interprétative, c'est que le sujet peut y être reconnu, partout et nulle part en particulier, dans la trame dramatique de ces rapports d'amour, de haine ou d'indifférence affichée, dans le rôle que prennent ces divers personnages ainsi configurés, et non simplement là où son moi le place.

Au cours des mois suivants, Jérémy se présenta comme une victime en procès contre le cadre, contre l'objet qui, s'il laisse à désirer, le confronte à la perte de soi. Par exemple deux clients demandent à un architecte de leur construire une maison. Ils vont se faire rouler, il y aura un défaut, ça ne tiendra pas. Ils appelleront la justice pour condamner l'architecte. Jérémy choisira pour chaque scène un double, toujours le même thérapeute. Il veut une maison parfaite, un vrai château avec de fortes murailles, très peu d'ouvertures — des meurtrières — pour se concentrer sur l'intérieur, cheminées, baignoires. Le « double », Vautre client du même château, pourra dire à la grande satisfaction de Jérémy toute l'intensité de l'attente initiale, trouver au fil des scènes les mots et les gestes pour faire sentir qu'une enveloppe corporelle devait advenir du travail de l'architectethérapeute là où le froid, l'absence de contenant laissait le sujet entre le vide des séparations et la rage. Le scénario évoluant vers d'autres rapports conflictuels clients-vendeurs s'enrichit des changements de rôle de Jérémy, toujours aussi collé à son double. Il prit aussi un rôle de metteur en scène, faisant s'exhiber des femmes dans des pubs pour séduire les enfants, les aspirer afin d'en tirer un profit marchand. Sortant de l'emprise exercée sur l'enfant, il se reprenait en s'arrogeant le pouvoir de prendre ces femmes comme objet ou de les rejeter : « Celle-là


D'une scène à l'autre 99

est nulle ! » Peu à peu, se construisait une histoire qui comme tout bon mythe laissait proliférer ses variantes. On séduit un enfant. Il se laisse prendre au jeu. Il croit avoir trouvé la figure de celle (celui) qui autre sera le même, fera advenir chaleur, complétude, fïnitude, continuité absolue, reflet en miroir d'un autre soimême. Fort de cette promesse, il met tout ce qu'il a à investir là-dedans et ne retrouve que la faille, l'écroulement, l'explosion. Il croyait qu'on s'occupait de lui, seul comptait le narcissisme, le profit de l'autre, comme non-soi qui jouit de son existence pour le vider et ne lui donner que de la merde ou quelque chose qui s'effondre. Roulé, abusé, il demande justice, condamnation, punitions sadiques de l'objet à qui il faut faire connaître le même sort ou les affres du sadisme prégénital. Reconnue coupable l'imago, le personnage transférentiel, plus rien ne le désignera comme coupable des attaques légitimes contre l'objet. D'abord confondu avec la mère, le père apparaîtra comme coupable, rendant sa femme et ses enfants malheureux.

Cette « histoire » qui se constituait put nous faire craindre que la paranoïa ne soit une robuste « tentative de guérison » face à la menace de néantisation que comportait le rapport aux autres. Mais il se passait aussi autre chose : Jérémy jouait, changeait de rôle, explorait des variantes, commençait à proposer des scènes où un échange satisfaisant pouvait se dérouler entre plusieurs personnes. A l'abri de sa relation à son double il se narcissisait, devenait un athlète connu, admiré, passant à la télé avec son entraîneur. Il pensa qu'ils ne seraient pas toujours ensemble, qu'ils pourraient continuer à vivre l'un sans l'autre. Parallèlement au déroulement du jeu, en écho aux mouvements qui s'y déployaient, le directeur de jeu trouva l'occasion d'interroger les liens entre l'histoire du matériel transférentiel et l'interprétation que le sujet avait pu se forger de son histoire. Le travail du jeu, la spirale qu'il avait instituée entre le déploiement d'une histoire, le retour par le jeu interprétatif sur ce qui pouvait pousser à la produire comme telle produisant à son tour l'émergence d'une variation, d'une nouvelle exploration de la réalité psychique, permettait que soient explicités quelques enjeux transférentiels, élaborant la question des limites, interrogeant ce qui pourrait entraver la poursuite du processus, détruire l'édifice en cours de construction, si nous avions d'autres liens, d'autres désirs que de lui assurer une relation sans faille. Risquerait-il alors de se sentir considéré aussi nul que ces femmes qu'il renvoyait ?

Un jour, Jérémy nous proposa de jouer un rôle d'entrepreneur. Un client mécontent se plaignait d'une vitre qui s'était cassée. Le blindage, la forteresse comme protection contre les fissures de la relation discontinue du psychodrame et les intrusions du narcissisme de l'objet exploitant l'intérieur pour le dépouiller de toute substance étaient alors remplacés par une vitre, ouverture et cependant continuité. Jérémy propose alors au client, très tranquillement, de lui réparer ça,


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de lui poser une vitre en plastique souple qui en cas de choc résiste en se pliant et retrouve sa forme. Peu de temps après, ses parents vinrent nous dire que Jérémy leur semblait transformé, tant sur le plan de sa scolarité que sur celui de ses qualités relationnelles.

Le jeu à valeur interprétative se démarque d'un appel au « Moi (dé-)raisonnable » du patient, à sa compréhension, au sens d'un « tu as voulu dire ça en disant ceci ». Il témoigne de ce que ça a pu faire jouer à un autre, pris dans les mouvements identificatoires de la scène. L'interprétation est ici potentielle, ne pouvant s'actualiser que par l'accès qu'elle peut promouvoir chez le patient à ses modes de production psychique autrement méconnus. Sentir qu'un tel accès à ses mouvements psychiques peut recevoir un signe de reconnaissance à travers ce dialogue avec d'autres, conduit le sujet à s'y retrouver, dans une dynamique qui fait qu'il n'est déjà plus tout à fait le même, sans que vienne empiéter l'excès d'un désir qu'il soit autre pour nous.

A la notion d'interprétation se substitue le modèle d'un processus interprétatif. C'est du réseau enchevêtré des associations des uns et des autres, du croisement de leurs jeux, qu'advient l'émergence de l' « objet psychanalytique », en devenir dans une séance de psychodrame.

Bien sûr, si le jeu ne vise pas à promouvoir la « Vérité » du fonctionnement du patient, il a néanmoins à se trouver une certaine pertinence, à se modifier au fil des répliques du patient qui en tisse la validité. Il ne suffit certainement pas de dire que le patient « résiste », ne veut rien entendre : la réponse à certaines interprétations peut être une dénégation, mais toute dénégation n'est pas le signe d'une intervention appropriée.

S'il peut être difficile de trouver à théoriser de manière univoque ce qui convient comme jeu à valeur interprétative 1, il est relativement facile de saisir au fil de l'expérience, le jeu qui ne convient pas. Tout se passe alors comme si aucun espace transitionnel ne venait à émerger. Ça ne circule plus, les aires de jeu ne se chevauchent pas pour laisser advenir une création de sens en commun. Le psychodrame doit être conduit de manière à toujours laisser le patient dans un choix permanent, entre ce qu'il peut en prendre pour lui et ce qu'il peut y laisser comme jeu des autres.

A l'inverse, un jeu trop « phobique » des participants peut avoir l'effet contraire de ce qu'il chercherait à respecter, augmentant l'angoisse du patient maintenant convaincu de la dangerosité de ses désirs. L'expérience montre que ce qui peut être symbolisé par le jeu apporte souvent une sédation de l'angoisse, le jeu trouvant à prendre forme de contenant.

1. Plusieurs modes de jeu sont souvent possibles.


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Le temps du jeu va se situer dans une dialectique du connu et de l'inconnu, de l'anticipation d'un sens possible et de surprises relançant le processus interprétatif. Telle phrase, telle émotion ou tel geste de l'un des participants vont relancer l'émergence de sens, susciter un processus interprétatif qui peut alors être porté par le jeu du patient. Un psychodrame qui marche est un psychodrame où le patient ne se contente pas de confirmer la validité de nos interventions ou des hypothèses lancées après la séance entre les thérapeutes. Le patient nous amène de nouveaux enjeux, nous apprend à jouer avec lui sur des chemins inexplorés, imprévus, comme s'il s'était pris au jeu. Ces voies sont celles d'un plaisir d'exister, celui d'un fonctionnement psychique en quête d'un retour sur les déterminations de ce qu'il vient à produire. Cela suppose qu'il ait pu trouver une certaine confiance dans notre capacité à accueillir et métaphoriser les contenus les plus anxiogènes, qu'il soit question de la transgression ou de la haine inconsciente. Sentir que d'autres sont prêts à ressentir cela, à en être acteur, sans le renvoyer sur le mode de la représaille ou du « tu es le seul à pouvoir contenir une telle ignominie », ouvre un nouvel accès aux effets de l'inconscient.

Cette approche des questions suscitées par le jeu en psychodrame nous conduit à nous demander s'il ne peut trouver quelque écho avec la question de l'interprétation en psychanalyse, notamment dans l'analyse des cas difficiles. Ainsi certains collègues font-ils parfois référence au psychodrame lorsqu'ils tentent de rendre compte du style de leurs interventions dans une cure, lesquelles ne peuvent être décrites selon le modèle classique, celui de l'interprétation du conflit pulsionnel dans le transfert.

L'expérience du jeu peut contribuer à l'impression qu'il n'est pas exagérément optimiste d'entrevoir, jusque dans la compulsion de répétition en apparence la plus au-delà du principe de plaisir, la plus contraire aux intérêts de la personne, son potentiel de mise en jeu d'une subjectivation, fût-elle paradoxale. L'automatisme de répétition aveugle ne correspond-il pas à la tentative de résoudre à tâtons une menace de désubjectivation ? Tout se passe alors comme si l'existence d'un autre ne pouvait conduire à la coexistence de deux désirs. Que cet autre soit psychanalyste peut faire advenir dans le cadre la rencontre de deux aires de jeu, liée à la question d'un tiers, ne serait-ce que par le dire, là où ça ne pouvait trouver d'autre sens que de se fixer en un bien rigide mode de survie.

Dominique Arnoux

Anne Quinat

Steven Wainrib

CMPP du Centre Etienne-Marcel

10, rue du Sentier

75002 Paris



Quand le Surmoi vient au secours

de l'analyste

Maurice NETTER

Le Surmoi « psychanalytique » s'intègre à celui du psychanalyste en faisant. pression sur son Moi pour qu'il se conforme à « la tradition et à la doctrine » de la psychanalyse, selon l'image qu'il s'en fait et selon les amalgames qui se sont constitués au fond de lui-même avec les idéaux, idéologies, autorités diverses qui ont jalonné son existence. Réassuré par son affiliation à une société, contenu par son appartenance à un groupe, il se sent capable de se soucier du résultat de son travail auprès de ses patients et de leur entourage ; certains prétendent que cette préoccupation n'intervient pas ; sans doute repoussent-ils cet élément dans la part maintenue inconsciente de leur Surmoi au nom d'une autre partie, consciente celle-là : « La psychanalyse n'est pas faite pour guérir ! » Consciente certes, quant à son énoncé manifeste, mais pas quant à sa nature également surmoïque.

Pour Freud, le Surmoi se forme en identification avec la pulsion de mort partiellement projetée à l'extérieur et qui revient sur le Moi naissant sous la forme de cette instance. Benno Rosenberg rappelle que : «... la création de l'instance Surmoi est à l'intérieur de l'appareil psychique comme le noyau masochique érogène primaire, mais est à l'extérieur du Moi comme l'est la pulsion de mort, dérivée, projetée à l'extérieur. C'est du point de vue du Moi une sorte de projection hors de soi, si on peut dire, à l'intérieur de l'appareil psychique, une sorte de projection interne » (op. cit., p. 132). Le Surmoi est une instance composite, pleine de contradictions dues à la répétition indéfinie de ce processus de projection interne joint aux introjections opérées aux divers âges du développement. Je voudrais insister ici sur sa nature biface qui rend compte de son éventuelle utilité dans la relation thérapeutique : porteur du besoin de punition et donc frein, rappel de l'idéal à poursuivre et donc, éventuellement (si l'Idéal est suffisamment humanisé), accélérateur du déveRev.

déveRev. Psychanal, 1/1993


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loppement. L'opposition majeure qui le structure et qui agit particulièrement chez le psychanalyste écoutant son patient peut se résumer ainsi : le Surmoi accompli, héritier du complexe d'OEdipe, demeure toujours biface en ce qu'il garde toute la violence, la « cruauté » de son origine, la projection de la pulsion de mort et l'introjection de la destructivité d'abord projetée par le Moi dans le monde extérieur et partiellement récupérée par lui d'un côté ; et de l'autre, constitué par des identifications à des figures « civilisées », jusque-là objets dans le monde extérieur, abandonnées comme telles, et faisant dès lors partie du monde intérieur, de l'Idéal du Moi, qu'il entend faire respecter en permettant au Moi de canaliser cette violence et de faire des projets réalisables (cf. Freud, Introduction au livre de Reik, Le Rituel, p. 22).

En tant qu'instance composite on peut le penser aussi en termes d'Imago : « L'imago et le complexe sont des notions voisines ; elles ont trait toutes deux au même champ : les relations de l'enfant avec son entourage familial et social. Mais le complexe désigne l'effet sur le sujet de l'ensemble de la situation interpersonnelle ; l'imago désigne une survivance imaginaire de tel ou tel des participants de cette situation.... C'est un schème imaginaire acquis, un cliché statique à travers quoi le sujet vise autrui. L'imago peut aussi bien s'objectiver dans des sentiments et des conduites que dans des images » (Vocabulaire de la psychanalyse). Les imagos qui s'entrechoquent dans le Surmoi et s'y composent vont du Ur Vater cruel et incestueux au Père dont la parole sépare, individualise, identifie ; de Démeter, la jalouse, à la mère suffisamment bonne, des frères aînés qui guettent les faux pas du jeune aux soeurs qui séduisent tout en édictant des lois arbitraires.

Il est souvent dit que ce Surmoi composite peut engendrer des inhibitions et des rigidités qui se retournent en projections défensives dans le contre-transfert et ferment l'oreille à certaines souffrances et appels du patient, ce qui, dans certains cas extrêmes, conduit ce dernier au désespoir bruyant ou silencieux et l'analyse à une impasse. Par ailleurs, la « bonté » de l'analyste et ses rapprochés chaleureux sont vivement critiqués comme des illusions susceptibles d'engendrer des fixations incontournables et inanalysables par la suite. L'histoire de la tension permanente entre Freud et Ferenczi qui nous est racontée par leur correspondance (cf. P. Sabourin, Ferenczi, Ed. Universitaires, 1985) illustre la tension inhérente à ce délicat problème. Tension entre un souci de rigueur qui doit porter ses fruits à long terme et une égale préoccupation de la « réalité » du patient et de ses besoins profonds, qui seule peut l'aider à reprendre son évolution. En fait ces deux attitudes « théoriques » sont aussi indispensables l'une que l'autre, elles ne sont contradictoires que lorsqu'elles traduisent l'opposition de deux personnalités dissemblables par leur tempérament et par leur place dans une relation dans laquelle le transfert est fortement engagé. Deux attitudes théoriques que le Surmoi va prendre à son actif et transformer en impératifs plus ou moins


Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 105

indépendants. En effet, à la différence du Moi, théoriquement habile aux compromis, le Surmoi a le défaut de laisser ces deux impératifs « en mémoire », un peu comme un ordinateur qui ne sait discerner qu'entre 0 et 1 ; il peut ainsi intervenir sans nuance dans un sens comme dans l'autre mais toujours à sa manière : quasi automatique comme la figuration en grande partie inconsciente d'une autorité qui, à l'instar des parents, peut lui ôter son amour et le renvoyer à son complexe de castration et à sa détresse, figuration qui, mise devant les yeux du Moi, déclenche une peur incontrôlable ou un évitement irréfléchi.

Cependant, ce type de réaction n'ayant pas seulement des côtés négatifs, je voudrais mettre en relief l'aspect « positif» de la fonction du Surmoi, à savoir la possibilité qu'il donne de tempérer (au sens du clavier bien tempéré) la conduite d'une cure. Il a pour destin normal, en effet, de s'introduire en intermédiaire, comme le souligne Freud (Abrégé, p. 84), entre le çà et le monde extérieur, remettant les actions projetées par le Moi dans le cours d'une tradition et d'une « partie des conquêtes de la civilisation ». En tant qu'héritier du complexe d'OEdipe, il garantit l'interdit de l'inceste, du parenticide et de l'infanticide et permet de canaliser la violence fondamentale de chacun. S'il n'est pas capable de compromis, il oblige cependant le Moi à en faire entre les exigences du çà et les exigences de l'objet externe, entre les visées du désir et celles de la réalisation qui, lorsqu'elle est possible, risque de laisser le Moi en collusion avec le çà sous la domination, dit toujours Freud, du principe de plaisir, sans se soucier du contexte intrapsychique et environnemental. Tour à tour frein et accélérateur, il modère les relations avec autrui, il est donc tout spécialement important dans la relation avec l'analysant. Pour saisir son mode de fonctionnement, précisons la nature de cet aspect double, biface, qui le caractérise, quelles que soient les configurations identificatoires qui l'ont constitué.

BIFACE, CRUEL ET CIVILISÉ, LE SURMOI DE L'ANALYSTE

Cet aspect biface du Surmoi comme expression d'une tradition, de son évolution et de son introjection est déjà nettement indiqué dans la Bible par la formation du Nom Divin devenu imprononçable : Yahvé.

Comme Yahvé, sur le Sinaï, se désigne comme l'être transcendant qui exige une morale élevée (les Commandements) et une pensée qui se dégage de l'image et même de la représentation (Il Est : Yehye) sans cesser, d'aucune façon, d'être le dieu de l'orage, de la jalousie et de la vengeance s'il n'est pas obéi (Yahvo, le dieu des Madianites, tel que Freud le décrit dans L'homme Moïse et le monothéisme), de même, le Surmoi le plus affiné tire sa force de conviction, de maîtrise et d'inhibi-


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tion, de son autre face, celle qui garde sa violence et reste en communication avec le ça. On dit souvent que dans la Bible le dieu païen a été refoulé, que les interdits nouveaux visent à détruire ce totem archaïque, que les prescriptions alimentaires sont là pour retourner l'interdiction ancienne de manger ce totem, en obligation de le consommer, lui et rien que lui, ou ce qui s'en rapproche, tout ceci pour bien marquer le changement de nature entre les deux façons d'appréhender la divinité. Personnellement, je pense qu'il ne s'agit pas tant de refoulement que de condensation, non pas de clivage mais d'alliance occulte sous l'opposition officielle. Il n'est que de voir ce qui se passe au pied de la Montagne lorsque Moïse reçoit les Commandements : le veau d'or est appelé du même Nom : Yahvé. Si les Israélites ont interdit de prononcer ce nom divin, peut-être n'est-ce pas tellement par révérence (ils disent à la place : Adonaï « Mon Seigneur », terme neutre et commun, même s'il garde les vocalises de Jahova !) que par refus, non exprimé, de ce Nom qui évoque ce double aspect : très « spirituel », fort et serein, et, en même temps, très matériel et tyrannique. A mon sens, cette condensation caractérise le Surmoi Héritier du complexe d'OEdipe dans sa paradoxalité.

D'ailleurs, la fonction de cet organe psychique dans ses deux faces, archaïque comme évoluée, est d'abord de défendre le Moi fragile contre des défenses trop catastrophiques que ce dernier met lui-même en place contre des terreurs schizoparanoïdes (identification adhésive ou au contraire retrait rigide et froid, attaque contre les liens ou au contraire identification à l'agresseur, etc.) ; ce n'est qu'en un second temps qu'il risque de se transformer en entrave, dans la mesure où il récupère trop de la destructivité projetée à l'extérieur et introjectée dans le mouvement défensif au cours duquel le Moi, mal différencié, s'identifie à l'agresseur.

On peut se figurer ainsi la constitution du Surmoi comme défenseur du Moi, souvent contre lui-même : confronté à la terreur du Chaos Originel provoquée par la déliaison des pulsions dans les moments de déréliction dus à l'absence physique et psychique de la mère, à un défaut fondamental de l'entourage, à une séparation brutale, etc., le Moi naissant tente de renforcer son besoin d'unité et de réintrication des pulsions. Il halluciné un Objet-Phallus comme protecteur, source de toute satisfaction et conduisant à l'Union Totale ; l'analyste est mis quelquefois à cette place comme nous le verrons plus loin. Il s'agit sans doute de l'exaspération de la satisfaction hallucinatoire du désir avant que le Moi ne soit capable de se figurer l'absence de l'objet et de la tolérer. Le sentiment d'unité et de vie est confondu par lui avec l'excitation intense et continue. Arrive un moment où une trop grande quantité de libido reflue massivement et le déborde, il utilise alors la pulsion de mort (destructivité, déliaison, fragmentation) pour se garantir et se donner l'apparence de maîtriser la situation en attaquant la pulsion de vie que pourtant il cherche à conserver, mais dont l'intensité lui fait trop mal. Un conflit originel se déroule qui durera toute son existence : la


Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 107

nostalgie de l'Un l'entraîne, en effet, à des conduites si dangereuses qu'il met en place des systèmes de défense pour se protéger de ses propres excès : le principal pare-excitation originel dans ce genre de circonstances est le Surmoi cruel. Il apparaît cruel bien sûr parce qu'il est une identification à la source de la frustration, qu'il est l'héritier du sadisme d'emprise mais aussi parce que, pour être efficace devant la force de la passion du Tout (confondu par moment avec le Rien), il doit faire peur et amener le Moi à prendre des mesures d'urgence. Ces mesures deviennent souvent, à leur tour, onéreuses et provoquent des réactions préjudiciables au développement mental.

Il est important, cependant, de se rappeler que le Surmoi « archaïque » représente déjà un effet de différenciation, de mise en tutelle des « sombres forces, des instincts surgis du domaine de l'organique et qui tendent vers des buts qui leur sont propres, selon les termes de Freud qui continue : au-dessus d'eux, une série d'instances se sont mises en place, fondées sur des organisations psychiques plus élevées et acquises au cours de l'évolution sous la contrainte de l'histoire » (Introduction au livre de Théodore Reik, Le Rituel. Psychanalyse des rites religieux, Denoël, 1974, p. 22). L'une de ces instances, le Surmoi, qui représente en quelque sorte la contrainte de l'histoire de chacun, aide le Moi à se constituer. Mais les « instincts primitifs » (p. 23) garderont toujours leur caractère sombre lorsqu'ils se manifesteront dans le transfert, au moment de certaines défusions pulsionnelles nécessaires aux remaniements espérés de la cure ; tout analyste les ressentira ainsi malgré toutes les théories et idéologies qui tenteront de leur rendre justice ! Et le Surmoi ne sera pas de trop à certaines heures pour intervenir « dès que le rapport des forces entre le Moi et les éléments refoulés se déplace aux dépens du Moi » (p. 23)... Dans Malaise dans la civilisation, Freud insiste sur les causes de la souffrance : puissance écrasante de la nature, caducité de notre corps, insuffisance des mesures destinées à régler les rapports des hommes entre eux, au sein de la famille, de l'Etat ou de la société. Il discute l'idée que les peuples sauvages sont plus heureux parce que moins contraints, plus proches des satisfactions immédiates que les peuples civilisés : « On découvrit que l'homme civilisé devient névrosé parce qu'il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son Idéal culturel... » (RFP, n° 1,1970, p. 28-29).

DANS LA RENCONTRE AVEC DES PATIENTS PARANOÏDES

Dans le scénario analytique où le patient fait de l'analyste un Double ayant tous les caractères du Surmoi archaïque, et projette sur lui son désarroi face à son impossibilité de contenir ses pulsions en danger de défusion, l'analyste


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ressent parfois que le rapport des forces entre son propre Moi et les éléments refoulés-projetés risque de se déplacer à ses dépens : la présence de son Surmoi, évolué, peut lui éviter de s'identifier à l'agresseur en s'identifiant de trop près au désir de l'analysant. On peut concevoir que l'analysant « extrade », selon l'expression de P.-C. Racamier sur l'analyste des fantômes, des deuils, des injonctions que lui-même a reçues et qu'il sent comme étrangers sans pouvoir les reconnaître ni même y renoncer.

Chez les patients paranoïdes, le Surmoi reste « cruel » justement pour assurer ce rôle de « gardien du Moi » et l'analyste est souvent impatienté par ce genre d'accrochage à ce qui prend l'allure de culture de la persécution chez des gens qui, cependant, ne lui apparaissent pas comme franchement paranoïaques. Certains patients, en effet, n'ont pas fait d'épisode délirant mais gardent une grande méfiance vis-à-vis du monde extérieur, tout en faisant facilement confiance à ceux qui n'en méritent aucune. Chez eux le sentiment d'être surveillé, d'être l'objet d'un complot, de sentir par moment « la présence d'un homme sur le toit prêt à pénétrer dans l'appartement », nous donne l'impression d'être entretenu. Le sujet reconnaît spontanément le caractère imaginaire de ses craintes, mais il ne supporte aucune interprétation métaphorique et se met en colère si l'on essaie de comprendre ce qui se passe, non seulement parce qu'il redoute une blessure narcissique (comme Cyrano) mais surtout parce qu'il ne veut pas entendre parler de la jouissance qu'il éprouve en ce compagnonnage dans lequel son auto-érotisme déficient retrouve une certaine activité d'auto-investissement, au sens étymologique du terme. En effet, ces personnes privilégient la relation à un double qui les « protège » de la relation d'objet, tout en leur évitant de se sentir isolées. Devant le fait d'être continuellement mis à la place du double, surveillant et mal intentionné, l'analyste montre ce phénomène comportemental à l'intérieur de la situation analytique, il souligne que le patient veut, au prix d'une déviation constante de ses interprétations, le rendre responsable des comportements extérieurs et lui en faire supporter les conséquences : ces interventions ne modifient l'attitude de l'analysant que très, très lentement... Il lui faudra beaucoup de patience et les appels fréquents de son Surmoi analytique pour qu'il « tienne » le coup ! ce qui est justement le besoin foncier du patient. Une femme, par exemple, faute de chaleur affective venant de la mère, qui s'est toujours comportée comme une enfant, n'a réussi à fixer sa destructivité qu'en la projetant sur une instance, un « objet » au sens platonicien, qui s'accroche à tout ce qui peut représenter une autorité extérieure susceptible de contenir sa rage sans l' « interpréter », c'est-à-dire, pour elle, la disqualifier. Le Surmoi cruel, pendant la première partie de la cure, ne pouvait être « introjecté » en grande partie parce qu'elle avait besoin de cette instance, perçue comme « en dehors », pour parvenir à « se fermer ».


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Le regard neutre de sa mère, brusque dans ses gestes (« quand ma mère change ma petite nièce, j'ai l'impression qu'elle la met dans une boîte à chaussures », est recherché malgré tout par cette patiente. Ce regard l'aide à contenir son intérieur car elle ne se sent pas « fermée ». Son père, lui, semblait attendre lorsqu'elle était enfant qu'elle lui dise toutes ses pensées, celui-ci semble être entré dans le jeu jusqu'à un certain point, toutefois il a dû la retirer du catéchisme dont l'enseignement augmentait l'intensité des « scrupules » qui amenaient sa fille à dire aussi « tout » au curé. Au cours de son adolescence et jusque dans l'âge adulte, elle a cultivé un sentiment de persécution grâce à des fantasmes de surveillance dont les figurations traduisent un processus anal marqué par la déficience des sphincters. En « s'obligeant », inconsciemment, à visualiser un surveillant ou un complot destiné à lui arracher ses secrets, elle mobilise toutes ses forces pour résister à l'envahisseur, moyennant quoi elle se sent mieux dans son enveloppe. Elle renforce ainsi sa capacité de fermeture et de maintien d'elle-même dans ses propres limites. Son fréquent et long silence en séance peut se comprendre comme l'apprentissage de la fermeture et de la solitude nécessaires à la constitution de la relation d'objet, au sens aristotélicien du mot, c'est-à-dire capable d'exprimer ses potentialités en s'incarnant. Elle ébauche également une reliaison des pulsions destructrices : son noyau masochiste peut se développer par le fait de centrer tous ses investissements sur ce scénario. Avant l'analyse, la répétition indéfinie de cette mise en scène avec ses amies, ses employeurs, etc., ne pouvait être que comportementale et ne modifiait pas le rapport des forces internes ni l'intensité des crises d'angoisse dont elle était victime. Pendant un long temps, le psychanalyste « doit » respecter cette répétition inlassable, supporter d'être utilisé comme un sphincter, d'être sollicité et de laisser faire et de retenir les désirs de la patiente qui ne lui appartiennent jamais véritablement. Il n'est pas toujours tolérable d'être traité ainsi comme un Surmoi cruel sphinctérien qui, à certains moments, peut faire écho au sien propre et susciter de sa part un mécontentement envers la patiente qui n'est que le renvoi de la balle et la contreprojection de son propre conflit. Ici tout se complique du fait que c'est justement le Surmoi qui oblige le Moi à se tenir tranquille devant le miroir où il contemple le Surmoi qui l'exaspère ! Situation paradoxale qui permet de retrouver le système d'injonctions paradoxales dans lequel l'analysante a été prise dès le berceau et qui est la source de ses crises d'angoisse aiguë. Pendant de nombreux mois seul cet affect d'angoisse diminue progressivement jusqu'au jour où elle tolère de prendre elle-même ses décisions, d'abord en secret, n'en parlant à l'analyste que par la suite, puis parvenant à les élaborer en séance, c'est-à-dire en présence de quelqu'un qui ne lui apparaît plus comme un voleur de pensées, ni un double inquisiteur.


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DANS LES MOMENTS DE TRANSFERT PASSIONNEL

De sa face « archaïque », cruelle, le Surmoi, même très évolué, enrichi, tempéré, garde un fonctionnement automatique, en arc réflexe, qui peut intervenir avant toute décision du Moi, et qui peut retenir celui-ci, à certains moments d'extrême intensité émotionnelle, de se précipiter dans une illusion qui pourrait nuire gravement au projet que ce même Moi avait l'intention de réaliser. Ce caractère automatique fait, dans une situation analytique tendue, l'intérêt principal du Surmoi ! Ce caractère impératif a priori vient de l'origine magique et « préhumaine » du Surmoi et c'est justement ce mouvement a priori qui, dans les situations d'urgence, lui permet paradoxalement d'être le garant de l'ordre humain. Il s'agit d'un réflexe conditionné à l'origine duquel se trouve l'association entre un stimulus et une douleur (interprétée plus tardivement comme une punition). Une fois l'association établie, le stimulus agit comme s'il était lui-même la douleur à éviter ; le stimulus relève d'une représentation qui éveille un désir qui met en cause, subjectivement, la vie même du sujet par son intensité ou par la menace d'un objet dont on dépend vitalement : l'objet menacé - menace de représailles. Ce peut être une confrontation instantanée entre la représentation d'une transgression majeure et l'effroi de perdre l'amour de l'Imago concernée avec le risque de mort (péché mortel !) qui s'y rattache. Le réflexe finit par avoir lieu par la seule évocation de l'Imago en question : l'interdit du toucher, développé par les rites religieux, en est, pourrait-on dire, le prototype.

A certains moments de certaines cures où la pression de l'identification projective d'un ou d'une patiente nous entraîne vers un passage à l'acte, nous ne l'évitons qu'en étant retenus par une inhibition de ce type automatique et magique : « Il ne faut pas toucher, il ne faut pas bouger » : l'Imago du Psychanalyste — Père de la horde — se dresse devant nous, consciemment ou non. Le mouvement du Moi est arrêté dans sa motricité et renforcé dans sa capacité de rêverie. On peut comparer ce processus avec celui du rêve : celui-ci ne peut advenir et produire ses effets de reconstitution du narcissisme, d'intégration des données de la veille, de remaniement des lignées associatives que si le faire est inhibé et la motricité stoppée ; le psychanalyste ne peut développer sa rêverie et garder un espace pour ses pensées que si le faire, et spécialement le parler, est retenu le temps de l'éprouver (Masud Kahn) et le temps d'une élaboration naissante autant pour lui-même que pour son patient. L'inhibition du « faire » due ici au Surmoi est d'une autre nature que la constitution d'une barrière rigide et défensive que le Moi érigerait par peur du contact avec le çà du patient et des fantasmes de type préoedipien qu'il développe dans la situation analytique. A certains moments où l'analysant retrouve son désespoir d'enfant et cherche à


Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste 111

persuader l'analyste de venir à son secours car il pense que celui-ci est un adulte très fort, ce dernier pourrait croire ces désirs suscités par sa personne et tendrait à les repousser par le silence ou par une interprétation de transfert défensive ; le patient se sentirait encore plus désespéré, accentuerait sa pression ; il se formerait alors un cercle qui irait se renforçant jusqu'à la rupture éventuelle du cadre. Ce qui pourrait s'entendre comme une brusque régression entraînant une défusion pulsionnelle des deux côtés : la libido devenant dominante, la distance semble s'abolir entre les deux sujets dont les « objets » ne se distinguent plus, la pulsion de mort expulsée mais revenant comme du dehors est récupérée par le Surmoi qui devient alors plus cruel et risque de pousser les deux acteurs à se punir mutuellement par la stagnation de la cure ou sa fin brutale... B. Rosenberg souligne :

« Il s'avère qu'en cas de désintrication pulsionnelle importante c'est en premier lieu les effets de cette désintrication sur la libido qui dérangent le plus le sujet et que le déni-clivage est dans le déroulement du processus secondaire et défensif » (Benno Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, Paris, PUF, 1991, p. 130).

Il y a donc une question de seuil pour que soit mis en place ou évité le déniclivage par l'analyste lui-même : au-delà d'une certaine régression provoquée par le processus de la cure, l'exacerbation des exigences du çà du patient peut devenir intolérable et l'analyste est porté à interrompre la relation. Pour que son Surmoi puisse freiner cette excitation qui lui « rappelle » à lui aussi la lutte contre le Chaos initial, et ramener son Moi à la raison, il importe que la constitution de cette instance ait « intégré » l'expérience du traitement de ces demandes archaïques jusqu'à en faire une obligation : « la contrainte de l'histoire » professionnelle (« tu dois supporter sans bouger et sans rejeter ! ») qui vienne contredire le mouvement de répulsion du Moi et lui donner la possibilité de rêver ce qui est à l'oeuvre au lieu soit de s'y laisser aller, soit de tout arrêter.

La désintrication pulsionnelle, en d'autres termes, prend la forme de moments passionnels : la pression du transfert en arrive à s'exprimer ainsi : « Je voudrais que vous me preniez dans vos bras ! » En souvenir de Ferenczi (incarnation possible d'une des Imagos évoquée au début de cet article et symbole de l'attention aux « besoins du patient »), l'analyste est fortement tenté de penser : « Mais qu'est-ce que nous faisons avec ces discours, cette personne a besoin d'amour, elle pourrait être ma maîtresse et je pourrais lui apporter bien plus... par exemple dans une analyse "mutuelle"... », Freud comprenait ainsi les dires de son disciple, c'est pourquoi il le critiquait vivement. A l'instar du Maître, le Surmoi intervient pour maintenir l'analyste sur son fauteuil en se disant : non ! nous ne sommes là que pour une analyse et pour rien d'autre : impératif vécu comme a priori, venant presque d'ailleurs. Ce faisant, l'analyste est dissuadé de


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se lever pour « embrasser » l'analysant ou/et pour le mettre dehors. En quelque sorte, la peur du Surmoi évolué qui incarne les exigences du « travail », peur automatique due à la présence concomitante du Surmoi cruel, devient, d'un coup plus forte que la peur des projections du patient. L'analyste se rend compte alors que cet appel amoureux et sa propension à y répondre n'étaient qu'une défense contre l'appel du vide et son envers l'appel à un contenant absolu, figure ici de l'Un retrouvé ! La culture des états passionnels manifeste le plus souvent une lutte acharnée contre l'attrait du vide, la poussée du désespoir et la disparition du sentiment d'identité. La séduction ici trouve sa place sous la forme du narcissisme retourné et projeté :« Prenez-moi, car vous êtes le seul être qui puisse me sauver et me redonner la vie ! » Le Surmoi de l'analyste peut le préserver de succomber à cette tentation de mégalomanie, d'identification à la projection du Soi grandiose autant que malheureux, en lui rappelant sa condition de mortel dans l'instant même où il allait ouvrir la bouche comme un oracle s'identifiant alors à l'Imago inverse de la précédente : l'Imago de la Bonne Mère ; il peut continuer l'analyse en reconnaissant que cette défense par une séduction d'apparence amoureuse, premièrement, traduit, de la part du patient, un appel désespéré qui, in illo tempore dans le temps mythique des origines, n'a pas été entendu, et, deuxièmement, un besoin de rassembler ses morceaux : fragments de traumatisme sources d'auto-érotismes désintégrateurs, objets partiels introjectés mais restés « bizarres », etc. Cette reconnaissance ouvre la voie à l'interprétation véritable et efficace.

SURMOI ET RECONSTITUTION DU MASOCHISME GARDIEN DE LA VIE

Cette tentative, parfois ultime, de lier la destructivité et de retrouver un sentiment d'unité, peut se lire également au niveau de la reconstitution du « noyau » masochique dont parle B. Rosenberg et que j'imagine comme un « endroit » où se lient sur un objet interne la libido et la destructivité, de sorte que le Moi puisse maîtriser suffisamment les pressions du çà, créer un espace intermédiaire entre les instances et les objets internes, nouer des relations ni trop proches ni trop lointaines avec les objets externes, se délier de fixations étroites qui gênent son évolution tout en pouvant agrandir son champ d'investissement. Pour ce faire, le patient mobilise le maximum de charge libidinale de sa part à lui mais aussi de la part de l'analyste pour juguler la destructivité dont il pressent la violence derrière la carapace de froideur qui la maintient enfouie. Il se retrouve dans la situation du bébé qui, dans l'indistinction des personnes, tente d'extraire de l'environnement avec lequel il fait corps une libido suffisamment forte pour


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s'intriquer avec ses poussées destructrices ou vécues comme telles. L'accès « amoureux » dans le transfert n'a souvent que l'apparence de la sexualité génitale, l'objectif de cette pression est de combattre le contre-investissement origine de la carapace (mobilisation du çà qui devient un moment allié de l'analyste par le transfert, comme Freud le décrit dans l'Abrégé) et de former ou de renforcer son noyau masochique afin de parvenir à cette réintrication pulsionnelle en lieu et place d'un clivage sévère ou d'un déni selon les cas. Rosenberg écrit : « Il ne s'agit pas d'une union des deux pulsions elles-mêmes ; il s'agit toujours, selon nous, de deux actions opposées-antagonistes sur un même objet donnant des résultats divers selon la force (économique) de ces actions issues des deux pulsions. L'intrication pulsionnelle se fait donc par l'intermédiaire de l'objet sans lequel elle est impossible : une union-fusion directe des pulsions mêmes est incompatible avec leur hétérogénéité » (op. cit., p. 126). L'analyste, à certains moments qui peuvent être mutatifs, permet, en supportant d'être pris pour cet objet, une certaine réintrication des pulsions à condition qu'il soit capable de soutenir cet investissement non pas ambivalent mais double. Il est soumis au sentiment qu'il va être détruit, ne serait-ce que dans sa faculté de se sentir lui-même autonome, mais il est aussi soumis au sentiment d'être aimé et de pouvoir offrir la parole chaleureuse qui va permettre à l'analysant de reprendre vie, toujours les deux courants évoqués au début de cet article qui là en sont encore à dériver du çà. Il éprouve la nécessité « vitale » pour le patient, que lui, l'analyste, se « laisse prendre » comme un objet intermédiaire et transitoire au sens étymologique du mot, un objet sur lequel les deux pulsions vont se fixer pour se composer. Il est difficile d'être sollicité à souffrir de façon à laisser naître à son niveau d' « objet » une intrication des pulsions sur le mode masochique, que le patient pourra introjecter grâce au processus d'identification hystérique. La souffrance de l'analyste procédera du conflit entre ses propres pulsions en réponse à celles du patient d'une part et son Surmoi en apparence castrateur de l'autre ! Le psychanalyste joue le rôle d'un médiateur « hors du Soi » du patient mais restant relié à lui. En acceptant une souffrance momentanée, il permet l'élaboration et l'intégration en lui d'abord, puis chez son patient de ce noyau, aspect du Surmoi gardien du Moi et de l'analyse.

Ceci suppose que ce noyau masochique ne soit pas resté trop « primaire » pour qu'il puisse être « réalimenté » en libido d'objet au contact de l'affectivité de l'analyste. En effet, le masochisme, et donc sa « restauration », suppose la capacité de vivre des régressions vers des moments de perte des limites entre l'intérieur et l'extérieur, tout en gardant une certaine conscience de la distinction du Moi et du non-Moi. Ce noyau peut retrouver à travers le jeu du transfert et du contre-transfert sa fonction d'organisateur de la vie psychique comme va-etvient entre Soi et l'Autre.


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Après certaines séances où se joue ce que je viens de décrire, nous respirons en nous rendant compte que notre vie n'était pas en jeu mais seulement la force du contre-transfert : nous félicitons alors notre Surmoi qui nous a permis de garder le cap. Grâce à la souffrance qu'il nous a fait endurer, nous pouvons aider notre patience) à construire un espace intermédiaire où le tiers étranger pourra advenir. Notre Surmoi nous a permis d'éviter et le passage à l'acte direct et le rejet ou le retrait qui auraient peut-être effectivement conduit l'autre au désespoir.

Ne pouvant pratiquement jamais communiquer ces moments d'émotion, nous en restons à ce dialogue intime avec « notre Surmoi », au cours duquel se restaure notre estime de nous-mêmes.

Au cours de cette méditation nous rejoignons notre groupe interne : nos racines, nos réflexions sur la vie, mais aussi nos parents, nos « maîtres », etc., et notre groupement externe d'affiliation : société de psychanalystes, collègues, etc. Nous sentons alors que, malgré la solitude de notre bureau et de notre personne, nous partageons un Idéal du Moi objet transitionnel entre nous tous, même s'il peut s'agir d'une illusion au sens de Winnicott.

Maurice Netter

Le Colonel, CD 6

13170 Les Pennes-Mirabeau


Interpréter avec l'enfant Le vu, le visible et le visualisable en analyse d'enfants

Danièle BRUN

« Je ne partage pas le point de vue actuellement en vogue, d'après lequel les dires des enfants seraient toujours arbitraires et indignes de foi. Il n'y a en effet pas d'arbitraire dans le psychisme, et l'incertitude des dires des enfants est due à la prédominance de l'imagination de ceuxci, tout comme l'incertitude des dires des adultes est due à la prédominance des préjugés de ces derniers. [...] Il demeure regrettable que l'exposé d'une psychanalyse ne puisse pas rendre les impressions que reçoit l'analyste, qu'une conviction décisive ne puisse jamais être obtenue par la lecture, mais seulement par les expériences vécues qu'on éprouve en faisant une analyse. »

S. Freud, « Analyse d'une phobie chez un petit garçon

de 5 ans ».

« Faire la caméra avec les mots »

Par habitude, ce petit garçon de huit ans ferme la porte derrière lui et prend place dans le fauteuil. Aujourd'hui, il n'éprouve pas le besoin, comme si souvent, d'avancer la main vers la pile de feuilles de papier qui se trouve sur la table et dans laquelle, selon les jours, il puise tantôt pour dessiner, pour peindre ou pour construire bateaux, cocottes ou avions dont il vérifie ensuite le bon fonctionnement. Non, aujourd'hui, et sans doute parce qu'il a quelques minutes de retard — il le sait et il a pu le constater puisqu'à son arrivée la porte du bureau était ouverte —, c'est sur une information qu'il va faire débuter sa séance : « J'ai fait une crise », dit-il d'une voix dans laquelle l'obéissance se mêle à la résignation.

Je l'écoute, sachant cependant qu'en s'exprimant de la sorte il répond à la demande de sa mère qui lui enjoint de me dire tout ce qui lui passe par la tête. LorsRev.

LorsRev. Psychanal., 1/1993


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qu'elle a l'impression qu'il ne me tient pas assez au courant de ce qui ne va pas à la maison, elle lui conseille instamment de me « causer ». De temps en temps, il se borne à me transmettre la consigne, pour enchaîner ensuite sur le sujet de son choix. A moins qu'il ne se saisisse de l'occasion pour se livrer à quelque commentaire irrité, dont la justesse ne manque pas de surprendre. Et cela dans un style assez bref, voire condensé, s'apparentant parfois au mot d'enfant, dans ses effets de vérité. « J'aime pas la causation, ça m'énerve » est un exemple de ces productions dans lesquelles la réticence à la « causation » renvoyait simultanément à « la cause » et « à cause de... ». Ces quelques réminiscences me traversent l'esprit dans le même moment où, fidèle à mon habitude, j'engage l'enfant au récit.

— Raconte, lui dis-je, ce qui parut le plonger dans la perplexité. Il fallait une stimulation. Je lui suggérai alors de « faire la caméra avec ses mots pour que je voie la scène ». Et il eut cette répartie assez étonnante : « Alors, il faut que je te raconte tout pour que tu comprennes. »

« Faire la caméra avec les mots » est une formule que je n'avais aucunement préparée. La manière dont l'enfant s'y sentit impliqué au point d'y réagir par un « Alors, il faut que je... », montra qu'il venait de percevoir l'enjeu et la nécessité du récit en séance.

La formule s'était présentée comme une tentative de solution à la difficulté que ce petit garçon semblait réellement éprouver pour relater des faits, quoiqu'il parlât très bien avec un vocabulaire choisi. Mais il est tout aussi vrai que mon incitation portait la trace des questions plus générales qui, ces derniers temps, s'imposaient à ma réflexion quant au statut du visuel, du visible et du visualisable dans la cure. Comment, par exemple, gérer ce que l'enfant donne à voir en séance par ses mouvements, par ses jeux ou par ses dessins, ou par des activités dont, de manière implicite, il délègue la mise en mots sinon le récit à son psychanalyste ? Comment sous-estimer l'impact de visualisation que contiennent les mots des patients adultes et qui permet au psychanalyste, en certains moments privilégiés, de voir soudain se dessiner, dans l'actualité de la séance, le visage ou la silhouette d'une compagne dont telle particularité physique n'avait pas encore été mentionnée, les attitudes d'un époux ou d'un enfant dont les traits avaient fait ou faisaient encore la fierté ou la désolation du parent ? Les épisodes féconds d'une analyse ne se reconnaissent-ils pas, entre autres indices, par la qualité de visualisation dont les mots du patient semblent plus particulièrement dotés, et où se découvre un nouvel agencement des forces psychiques à l'oeuvre dans un conflit ?

Quelle que soit leur pertinence, ces questions, il est vrai, ne sauraient être dissociées de l'association libre, soit de la complaisance du patient à observer la règle fondamentale et à « tout dire ». L'enfant, toutefois, ne paraît cependant pas, comme l'adulte, intellectuellement en mesure d'entendre l'énoncé de son principe, même si cela ne préjuge en rien de la manière dont, comme l'adulte, il sera conduit


Interpréter avec l'enfant 117

au fil des séances à contourner cette règle ou à s'y soustraire: Quelles que soient la résistance et la difficulté liée à l'âge pour l'accomplissement d'une tâche, notamment celle qui concerne le dire en séance, l'aptitude d'un enfant à se mouvoir dans la pièce et à en occuper l'espace constituent le témoignage d'une liberté relationnelle qu'il perdra une fois devenu grand. Cette aptitude s'inscrit par ailleurs comme un potentiel de pensées non dites, dont l'enfant n'a pas nécessairement conscience et qui s'adressent à son psychanalyste dont l'aptitude à interpréter est ainsi mise à l'épreuve. Le psychanalyste n'est-il pas, de cette façon, également sollicité dans sa liberté associative, au vif de sa pratique, pour mettre en mots ce qui lui est donné à voir ?

« Faire une crise »

Pour en revenir à mon jeune patient, si les occasions où il entrait en « crise », c'est-à-dire dans une violente colère, étaient assez aisément répertoriables et souvent prévisibles, il n'était, quant à lui, une fois atteint un certain degré d'opposition et d'excitation relationnelles, aucunement en mesure de la réprimer. La crise prenait alors sa pleine extension et le menait à des actes de violence contre les objets qui se trouvaient à sa portée. Les punitions qui s'ensuivaient le faisaient passer du statut d'agresseur à celui de victime.

« Faire une crise » c'était, pour cet enfant, à la fois un terme générique et l'expression condensée d'une multiplicité de symptômes qui avaient conduit les parents à demander l'aide de la psychanalyse et qui avaient justifié l'indication de traitement. Pour se présenter à la fois comme le fil conducteur et comme le moteur du traitement, tout au moins aux yeux des parents, cette propension à faire des crises était tout particulièrement stimulée lorsque l'enfant devait interrompre une activité de loisir pour accomplir une quelconque tâche domestique, par exemple ranger sa chambre ou venir à table.

« Ranger sa chambre » avait été l'élément déclencheur de l'épisode dont, à sa suite, je me propose de faire maintenant le récit.

Il était rentré content de l'école et de sa partie de football, content d'avoir « son temps à lui » pour prendre son bain et lire ses BD lorsque la jeune fille au pair arriva dans sa chambre pour lui demander de la ranger. Comme il s'y opposait, une course s'engagea entre eux jusqu'au moment où elle réussit à l'attraper, à le taper et où, punition à l'appui, elle finit par avoir raison de son refus.

« Elle est conne, commenta l'enfant, elle aurait pu être ma grande soeur, heureusement qu'elle ne l'est pas. » Et d'ajouter : « Moi, je suis l'aîné, je peux taper sur mon frère, parce que j'ai eu des câlins avant. »

Du récit de cette scène, dont les niveaux de sens sont pluriels et pluridéter-


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minés, il semble d'abord nécessaire d'extraire le thème qui se rapporte à la jalousie, et qui avait motivé l'indication d'analyse. La jalousie de ce petit garçon n'avait pas été un thème explicitement prévalent au cours de la première année de traitement. Il semble plutôt qu'il ait eu besoin de ce laps de temps pour faire siens un terme et un vécu dont il connaissait mal les enjeux, à ceci près que la naissance de son frère avait marqué une rupture importante dans son existence, plus importante sans doute que cela n'est habituellement l'usage.

C'est malgré lui qu'il était jaloux et, au point où il en était, à quatre ans, lorsque nous avons commencé les séances, il ne comprenait pas pourquoi cela lui valait un traitement particulier. De fait, six mois se passèrent avant que ce petit garçon ne trouve, en séance, l'occasion de faire état des désagréments que lui causait son petit frère et, en particulier, de la différence qu'à son sens leur mère opérait entre eux deux. « Maman, dit-il à ce sujet, elle me gronde toujours et pas lui. C'est toujours moi qui me fais gronder et pas lui. J'en ai ras-le-bol. » Sur le moment, mon attention fut principalement retenue par la vigueur du ton et des propos. Aujourd'hui je suis sensible aux aspects positifs de ce mode d'expression, à leur valeur constructrice pour le fonctionnement psychique de l'enfant dans la double recherche d'identité et d'altérité où l'engage l'arrivée d'un puîné. La jalousie atteste la mise en oeuvre de cette recherche ainsi que du conflit pulsionnel qui l'accompagne.

Mettre en mots pour un tiers, notamment pour le psychanalyste, les conséquences de cette jalousie, même sans la mentionner en tant que telle, constitue déjà une étape importante dans la voie de la représentation de sa propre personne. La constatation du « toujours moi [...] et pas lui », malgré « le ras-lebol » qui la ponctua, fut valorisante pour l'enfant sur le plan narcissique. Il trouva, par ce biais, le moyen de reconnaître l'attention que sa mère lui portait, fût-elle négative. A partir de là, la présence du petit frère ne pouvait plus pareillement porter atteinte ni faire ombre à la représentation qu'il avait de lui-même. Cela étant, les crises de jalousie envers ce petit frère se maintenaient, et elles continuaient à être l'objet des préoccupations de l'entourage de l'enfant.

De mon côté, les remarques que j'ai pu être conduite à lui faire, une fois ou l'autre, au sujet de sa jalousie, avaient surtout paru résonner à ses oreilles à l'instar d'une chanson qu'il connaissait sur le bout des doigts pour l'avoir entendue maintes et maintes fois. Autour de lui, les adultes ne se privaient pas de l'entonner ni même de l'inviter à me la communiquer. Respectueux de ce qui se disait chez lui, il lui est ainsi souvent arrivé de débuter sa séance par ces mots : « Maman m'a dit de te dire deux choses : je ne me sens pas bien à la maison et je suis jaloux. » C'était une manière assez directe de me désigner des directions de travail, sinon de mettre mon savoir-faire à l'épreuve.

Le petit garçon était toutefois devenu parfaitement capable de faire la différence entre la part de lui qui ne pouvait s'empêcher de faire enrager son frère et la


Interpréter avec l'enfant 119

part de lui qui devenait triste lorsqu'il voyait le petit frère se faire gronder par le père. Il faut enfin ajouter que la naissance d'une soeur, survenue pendant le traitement, n'avait suscité chez lui aucune rivalité ni sentiment de dépossession. Le problème se situait donc au-delà ou en deçà du savoir que l'enfant avait sur lui-même et sur son comportement, en deçà du symptôme « jalousie ». Tout cela était trop connu dans sa forme actuelle pour pouvoir mener à une quelconque découverte.

« Venir à la séance, cela change des choses à la maison [...] »

Un changement se produisit, tout du moins dans mon esprit, le jour où l'enfant m'informa qu'il avait fait une crise avant de partir pour sa séance.

Ainsi fut-ce seulement de cette manière latérale — faire une crise à la maison avant de partir pour sa séance — que j'y devins présente et commençai d'y occuper une place. « Venir à la séance, dit-il à ce propos et en réponse à une question que je lui posais, cela change des choses à la maison, parce que j'étais en train de faire un dessin. »

Je compris alors que c'était le fait d'être ramené à une réalité faite d'obligations qui le mettait hors de lui. Comme si, en l'interrompant dans des activités grâce auxquelles il reconstituait à la maison l'univers de ses séances ainsi que les attributs qui l'unissaient à sa psychanalyste (faire des dessins), on l'arrachait du monde de ses pensées et de ses rêves. Ce monde était aussi celui où les êtres qui lui étaient chers ne faisaient qu'un avec leurs objets 1.

On se souvient qu'en 1915, au chapitre III des Trois essais 2, Freud présenta la découverte de l'objet comme une redécouverte en rapport direct avec l'émergence de la pulsion sexuelle chez le nourrisson. « Quand la toute première satisfaction sexuelle était encore liée à l'ingestion d'aliments, écrit-il, la pulsion sexuelle avait, dans le sein maternel, un objet sexuel à l'extérieur du corps propre. Elle ne le perdit que plus tard, peut-être précisément à l'époque où il devint possible à l'enfant de

1. Pour certains de ses patients, notamment pour la poétesse américaine H. D., les objets dont Freud s'entourait étaient une part intégrante de lui-même. On sait que, dès leur première rencontre, Hilda Doolittle manifesta un intérêt passionné pour les pièces de collection que Freud avait réunies. Cette forme immédiate de transfert n'eut pas l'heur de plaire au maître qui en fit le reproche à sa célèbre patiente. « Vous êtes, lui dit-il, la première personne qui ait jamais pénétré dans cette pièce et regardé les objets avant de me regarder. » Que Freud, en 1932, se soit laissé aller à un pareil mouvement contre-transférentiel ne manquera pas d'étonner, a fortiori, si l'on songe qu'en 1915 il définit la libido du moi comme un réservoir de la libido d'objet, établissant du même coup des liens étroits entre la question de l'objet et celle du narcissisme. H. D., Visage de Freud, préface de Françoise de Gruson, Paris, Denoël, coll. « Freud et son temps », 1977, p. 214-215. Voir également mon commentaire sur la relation entre H. D. et Freud par l'intermédiaire des objets qui meublaient son bureau dans mon livre : La maternité et le féminin, Paris, Denoël, 1990, chap. 6, p. 92-94.

2. Voir Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », chap. 3, sect. 3, p. 157-160, et sect. 5 : « La découverte de l'objet », p. 164-165.


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former la représentation globale de la personne à laquelle appartenait l'organe qui lui procurait la satisfaction. En règle générale, la pulsion devient alors autoérotique, et ce n'est qu'une fois le temps de latence dépassé que le rapport originel se rétablit. [...] La découverte de l'objet est à vrai dire une redécouverte. »

Dans la première traduction française des Trois essais..., Blanche Reverchon-Jouve traduisit l'expression « former la représentation globale de la personne » par « voir dans son ensemble la personne... ». Plus fidèle au texte freudien, la traduction de Philippe Koeppel pour Gallimard tend à atténuer la part du vu, du visible et du spéculaire que comporte la formation de la représentation globale de la personne en question, à savoir la mère. Mais l'accent reste posé sur la sexualisation du rapport de l'enfant à sa mère qui est perdue en tant qu'objet dès lors que s'opère la reconnaissance des attributs qui la définissent. Aussi, l'objet retrouvé a-t-il toujours un aspect discordant eu égard à l'objet cherché qui, ne cessant de se dérober ou de manquer, met de la sorte constamment en défaut les tentatives émanant de la pulsion auto-érotique.

Ces quelques considérations théoriques éclairent la problématique inconsciente de mon jeune patient, telle qu'elle s'était développée dès notre première rencontre. Pour s'y être posée très rapidement, la question du statut de l'objet entre la mère et l'enfant appela de ma part une remarque immédiatement transférentielle qu'au-delà de sa forme injonctive ils entendirent l'un et l'autre comme une interprétation. Mais il était trop tôt pour percevoir le lien qui organisait le rapport de l'enfant à ses objets et au temps ; trop tôt pour comprendre le mécanisme des crises que générait, précisément, son rapport particulier à l'objet.

Pendant une brève période, ce petit garçon avait été le seul enfant de la famille. Il manquait d'ailleurs rarement de le rappeler, comme s'il en avait gardé le souvenir, conforté en cela par les souvenirs de ses parents. Mais comme il ne pouvait aller plus loin dans l'élaboration de ce que cette situation avait comporté de temporaire, il manifestait des difficultés à s'inscrire dans une temporalité. Il n'en finissait pas d'entretenir la coupure qu'avait produite la naissance de son frère dans sa jeune existence. C'est de cette symptomatologie qu'il prenait les autres à témoin, à témoin principalement oculaire, comme il le fit avec moi la première fois.

« Ramasse-moi avant de partir » : la langue de l'étiquette

Cet enfant était âgé de quatre ans, lorsque je fis sa connaissance. De vives et durables manifestations de jalousie envers un petit frère de deux ans plus jeune que lui, accompagnées d'insatiables demandes d'exclusivité envers ses parents, avaient donc incité ces derniers à consulter.

Je le reçois avec sa mère qui en fait la demande. Le temps de la séance se


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passe et, dispensant sa mère d'explications complémentaires, il va donner à voir ce qui, de l'intérieur, régissait ses conduites. En définitive, il va faire une crise, la première et la seule à laquelle il me sera donné d'assister. Cette scène, qui s'est gravée dans mon souvenir, et qui appela de ma part une observation visuelle détaillée, eut lieu dans le calme, en l'absence des affects dont il était dit qu'ils caractérisaient les crises. Aussi ne l'identifiai-je pas comme telle dans un premier temps. Mon attention fut principalement requise par la manière dont l'enfant eut recours au toucher, par les mouvements qu'il effectua sur les vêtements, et dont il établit, par ce biais, une analogie entre sa mère et moi.

C'est un mignon petit garçon qui reste lové contre sa mère pendant toute la durée de l'entrevue. Il la monopolise entièrement et il farfouille dans son pull-over pour en tâter l'étiquette et pour lui faire remarquer qu'elle n'a pas mis celui qui convenait. Il se sert de l'étiquette du pull-over comme d'un signe de reconnaissance, qu'il tripote en suçant son pouce. Pendant que sa mère et moi échangeons quelques mots, il descend de ses genoux et se dirige vers le divan où j'ai posé ma veste. Il explore l'étiquette de ma veste comme il explorait celle du pull-over de sa mère, néglige les recommandations de cette dernière qui semble s'inquiéter des agissements de son fils puis, par provocation, le voilà qui jette ma veste et mon écharpe par terre. C'est pourquoi, au moment où il s'apprête à quitter la pièce avec sa mère, au terme de cette prise de contact assez conventionnelle entre elle et moi, je m'adresse à lui pour la première fois et lui dis : « Puisque tu m'as fait tomber par terre, ramasse-moi avant de partir. » Immédiatement, il obéit. Il s'empresse de remettre ma veste et mon écharpe à leur place. La mère semble étonnée et un peu furieuse. Elle s'arrête sur le pas de la porte pour me dire : « Vous comprenez, moi je ne peux pas faire de la psychanalyse toute la journée. »

Sa remarque montre qu'en voyant l'enfant obtempérer elle a, sans en avoir eu clairement conscience, saisi la portée interprétative du propos que je lui ai tenu. Pour ma part, et concernant la genèse de mon intervention, je savais avoir utilisé les investigations de l'enfant sur les étiquettes de mes vêtements comme un instrument transférentiel. C'est sans doute ce qui m'a permis de reconnaître dans ses gestes une sorte de langage que j'ai ensuite, en raison des paroles que j'ai prononcées, transformé en langue. Cette langue que l'on peut, provisoirement, appeler « langue de l'étiquette » rendait principalement compte du rapport de l'enfant à l'objet, au sens pulsionnel et visuel du terme.

Interpréter avec l'enfant, s'identifier à l'enfant

Si rien ne permet de penser qu'à cette époque l'enfant ait eu consciemment l'impression de me mettre par terre en agissant comme il l'a fait, il semble, de


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manière plus essentielle, qu'il y ait reconnu un langage familier, peut-être celui de l'étiquette, mais aussi son langage enfantin, régressif quant à sa forme agie et visible de l'extérieur, mais doué de sens quant à son contenu. Rien ne permet donc de penser qu'il ait entendu dans mes propos un langage d'adulte. Se pose alors la question de mon identification à l'enfant dès cette première rencontre, et des signes qu'à mon insu j'en ai laissé paraître en m'adressant à lui.

Ce n'est pas de façon délibérée que j'ai tenté de mettre en mots, en la prenant à mon compte après l'avoir visualisée, l'unité qu'il s'efforçait de recréer entre sa mère et le vêtement qu'il regrettait de ne pas trouver sur elle. Non, l'attention que j'ai accordée à ses gestes de même qu'au mouvement de reconnaissance qu'il esquissait envers mes vêtements fut, à l'évidence, surdéterminée. Il s'agissait, j'en rappelle brièvement le dispositif transférentiel, d'une scène à trois personnages qui se déroula en trois parties, dans lesquelles chacun des personnages joua successivement le rôle de partenaire et de spectateur. On aura remarqué que la place, au demeurant tournante, de spectateur appela une réaction particulière chez chacun de nous : la mère, l'enfant et moi.

Première partie : l'enfant lové contre sa mère, dans un moment d'intimité et de recherche anxieuse, paraît la monopoliser, comme pour la soustraire à mon regard. La contemplation de cette scène, composée exclusivement de mouvements, suscite en retour, chez moi, l'émergence d'un processus associatif dont mes paroles porteront la trace. Ce processus, qui est dominé et caractérisé par l'observation des mouvements, puise ses origines dans le fonctionnement psychique de l'enfant. Les mouvements qui contribuent à mettre ce processus en oeuvre peuvent, en apparence, être tout à fait banals, tout en étant chargés de signification sexuelle. C'est une forme de déguisement dont Freud, dans ses commentaires sur l'analyse de « L'Homme aux Loups », donne un exemple assez passionnant. Ayant perçu chez son patient un mouvement associatif de ce type, il le décrivit longuement pour étayer le rapprochement que celui-ci avait spontanément effectué entre l'ouverture et la fermeture des ailes des papillons (Babouchka, en russe) 1, et la position d'une femme ouvrant ses jambes en V. La récurrence d'un affect (un assombrissement régulier de l'humeur) confirma Freud,

1. Extrait de l'histoire d'une névrose infantile, in OCPF, XIII, Paris, PUF, 1988, p. 86-87. Babouchka occupe ici la fonction d'un nom relais évoquant la grand-mère et la mère, puis Grouscha, la bonne d'enfants dont le souvenir fut redécouvert par la suite, enfin Matrona, la jeune paysanne dont le jeune homme avait été amoureux à dix-huit ans. Tous ces prénoms reconduisent à l'attrait qu'éprouva l'Homme aux Loups, dans son enfance, pour « un beau et grand papillon à rayures jaunes, dont les grandes ailes se terminaient en appendices pointus » qu'il s'amusa, un jour, à poursuivre, ce qui se solda, chez lui, par une grande crise d'angoisse lorsqu'il le vit se poser sur une fleur. « Dans un tout autre contexte, c'est plusieurs mois plus tard que le patient remarqua que l'ouverture et la fermeture des ailes, lorsque le papillon était à l'arrêt, auraient fait sur lui cette impression inquiétante. Il en aurait été comme d'une femme ouvrant les jambes... »


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puis son patient, dans la signification sexuelle de ces mouvements, dont la symbolique, par ailleurs, ne prêtait guère à discussion. Et Freud de mettre en valeur le « caractère si franchement infantile » d'un tel processus associatif, pour conclure : « L'attention des enfants, je l'ai souvent remarqué, est bien davantage attirée par des mouvements que par des formes au repos et ils établissent souvent, sur la base d'une analogie de mouvements, des associations qui sont, par nous, adultes, négligées ou omises. »

Voilà qui éclaire la deuxième partie de la scène dans laquelle mon jeune patient, devenu spectateur du dialogue qui s'était instauré entre sa mère et moi, et se sentant peut-être tenu à l'écart de notre échange, quitte ses genoux pour se livrer à l'exploration tactile de mes vêtements. Il agit sur un mode comparable à celui qu'il avait utilisé avec sa mère, en négligeant les recommandations inquiètes qu'elle lui adresse. J'intervins donc dans ce contexte, et parlai en des termes dont la tournure parut relever à la fois de l'injonction et du retour à l'ordre, mais auxquels l'enfant, nonobstant son jeune âge, réagit comme à une interprétation. Car c'est vers moi qu'il se serait dirigé s'il avait obéi à un ordre, mais en ramassant mes vêtements, il montra qu'il pouvait utiliser mes paroles pour amorcer une distinction entre la personne et l'objet qui la constituait dans son intégralité 1.

La troisième partie de la scène débute à ce point précis, avec la réaction de la mère, devenue à son tour spectatrice de la scène et s'y sentant peut-être à son tour exclue. Tout cela s'entend après coup, dans la spontanéité même de son exclamation : « Vous comprenez, moi je ne peux pas faire de la psychanalyse toute la journée. »

« Alors, il faut que je te raconte tout pour que tu comprennes »

Le problème se pose, également, de savoir si la réaction de la mère à mon endroit n'a pas été soutenue par un mouvement de jalousie, c'est-à-dire par un mouvement du même ordre que ceux dont elle faisait reproche à son fils, et qui justifiaient la démarche qu'elle faisait pour lui.

De ce point de vue, on peut penser que la dynamique de la consultation a favorisé l'instauration d'une homologie entre deux couples : celui que la mère, identifiée à ma fonction dans une visée éducative, a implicitement établi avec moi par le biais de son opinion sur la psychanalyse et celui que formaient ses deux fils. D'où la pertinence de sa remarque, ainsi que sa valeur interprétative

1. Voir à ce propos, Le petit Hans, in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1967, p. 179 : « Le malade ne peut en effet se servir de ce qu'on lui fait savoir que comme d'un secours l'aidant à découvrir le complexe inconscient au fond de son inconscient, là même où il est ancré. »


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concernant les ressorts transférentiels et contre-transférentiels de mon intervention qu'elle mettait ainsi à jour. Ressorts, enjeux dont l'ancrage dans la vie psychique infantile ne saurait, toutefois, être méconnu. « Ne peut être, écrit Freud à ce propos 1, un éducateur que celui qui peut sentir de l'intérieur la vie psychique infantile, et nous adultes ne comprenons pas les enfants, parce que nous ne comprenons plus notre propre enfance. Notre amnésie infantile prouve à quel point nous lui sommes étrangers. » Pour s'être ainsi doublement et simultanément identifiée, au cours de la consultation, à moi dans un projet éducatif et à son fils dans un mouvement de jalousie, n'a-t-il pas fallu que la mère ait laissé émerger à son insu un fragment oublié de sa vie psychique d'enfant ?

Comment ressaisir, maintenant, dans son devenir le sens de mon identification d'enfant à mon jeune patient, ce dont témoigne la prise en compte puis la formulation, dans le transfert, d'une analogie de mouvements ? Le mot « devenir » se référant, bien entendu, aux modalités d'évolution des symptômes dans leur relation à l'agir et au faire voir, la réponse à cette question me conduit à faire état d'une séance ayant eu lieu l'année de ses six ans.

Plutôt que de raconter ce qui se passait dans son existence, notamment à l'école ou à la maison, cet enfant, comme cela arrive d'ailleurs fréquemment, reproduisait en séance des scènes de sa vie quotidienne. Lors de la séance que j'évoque maintenant, il décida de me montrer ce qu'il avait fait en gymnastique à l'école le matin même. On lui avait appris à faire des galipettes et il entreprit de m'en faire la démonstration sur le divan où étaient justement posés mon manteau et mon écharpe. Ce projet, il faut le mentionner, parut s'inscrire dans le prolongement d'une question que je lui avais posée sur l'origine d'une marque qu'il avait à l'oeil. Ainsi, la décision de faire des galipettes sur le divan se présenta-t-elle aussi comme une amorce de réponse à ma curiosité. Toujours est-il que pour ce faire il eut besoin de faire place nette. Joignant le geste à la parole, ayant posé le coussin par terre, il repousse mes affaires vers le mur et dit : « Ton manteau me gêne, ton écharpe aussi, il faut que je la scotche. » Sur quoi, il fit une galipette sans s'aider de ses mains et expliqua, en mimant mais sans se faire mal, comment il s'était cogné l'oeil avec son genou. Et d'ajouter : « Je suis parmi les premiers en gym, j'aime être le premier. » « Tu es le premier dans ta famille », lui dis-je. « Oui, répond-il, je suis l'aîné. »

Un temps se passe et il ajoute : « Je suis le premier en Mme Brun. » Le voyant assez excité par cette réflexion, je lui en fis la remarque en attribuant son agitation au fait d'avoir dit : « Je suis le premier en Mme Brun. » Il se lance alors dans un nouveau dessin, qu'il va trouver « raté ». Il s'agit d'un garçon de

1. Cf. L'intérêt de la psychanalyse, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, p. 212.


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sa classe, surnommé « le Zoulou », dont il avait déjà parlé en disant qu'il en avait peur. « Maintenant, dit-il, je lui parle normalement. Avant, je lui parlais très gentiment tellement j'avais la frousse. » Puis d'ajouter : « Il fume, je l'ai vu ; des cigares déjà. » Sur quoi, il décide de dessiner un paquet de cigarettes, semblable au mien, et m'invite, tout en dessinant, à un échange de vues sur la publicité pour les cigarettes. Il sait qu'elle est désormais interdite. Et de conclure : « Mon père famé très peu. » La fin de la séance approche, le dessin est presque terminé et, comme pour ponctuer les différents mouvements transférentiels qui ont marqué cette séance dans leur rapport à l'objet qui confère l'identité, voire la puissance, il ne peut, avant de partir, s'empêcher de tripoter mon paquet de cigarettes. Explique qu'il le regarde « pour voir » et farfouille discrètement dedans sans mot dire. L'épisode de l'étiquette me revient à l'esprit sans que j'en dise quoi que ce soit. Une différence sensible semble s'amorcer dans les modalités de son rapport à l'objet. L'objet lui fait désormais envie, et il paraît être en mesure de penser que son appropriation est possible. Nous n'en sommes plus à l'époque où la mère ne faisait qu'un avec l'étiquette de son pull, et où il lui fallait s'assurer qu'elle portait celui qui convenait.

S'il est vrai qu'en disant « Je suis parmi les premiers en gym ; je suis le premier en Mme Brun » il valida partiellement le bien-fondé de la référence au mouvement dans ses aspects transférentiels et identificatoires, la question de la relation à l'objet et de ses représentations demeure.

Revenons donc à la séance des huit ans où j'ai engagé ce petit garçon à « faire la caméra avec ses mots ». En lui parlant ainsi, il se peut que j'aie accrédité des motions voyeuristes et exhibitionnistes qu'il ne pouvait manquer d'avoir mais dont il n'avait jamais parlé. Si l'on se situe, maintenant, au niveau de la dynamique de la. cure, il semble surtout que je l'aie implicitement engagé à me faire participer, par le biais du langage, à l'une de ces scènes, que son entourage et lui-même désignaient du nom de « crise ». On se souviendra que dès notre première rencontre les agissements de l'enfant à l'encontre de mes objets, en l'occurrence de mes vêtements, avaient comporté l'essentiel des caractéristiques de la « crise ». Il n'y avait manqué que les gronderies et l'énervement qui empoisonnaient d'habitude l'atmosphère de la maison. Voilà ce que la scène récente, une fois racontée, restitua dans son intensité en en dévoilant l'économie intérieure.

En suggérant à l'enfant de « faire la caméra avec ses mots », je lui ai, somme toute, laissé entendre que l'on pouvait satisfaire un désir de voir en parlant. Ne lui aurai-je pas, ainsi, tracé la voie de la découverte du pouvoir des mots ? En vérité, les choses ne perdent rien de leur complexité, tant au plan des enjeux techniques qu'à celui des enjeux transférentiels et interprétatifs. En l'invitant à changer de rôle et à devenir le narrateur-spectateur d'une scène dans laquelle il avait tenu une place d'acteur, je l'ai sollicité dans ses capacités d'avancée inté-


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rieure. Mais on peut se demander s'il ne me répondit pas d'autant plus aisément que la formule véhiculait une autorisation tacite ou implicite à s'identifier à mon fonctionnement psychique. Je crois lui avoir donné des preuves assez régulières de ce mode de fonctionnement, dont la séance inaugurale constitue l'un des meilleurs exemples. Les paroles que j'avais prononcées et qui, dans le manifeste, se présentaient comme la reproduction vocale d'une séquence visuelle relevaient, en effet, du procédé consistant à « faire la caméra avec les mots » : « Puisque tu m'as fait tomber par terre, ramasse-moi avant de partir. »

Toujours est-il que la scène dont, à la suite de mon incitation, il put faire le récit détaillé s'avéra nourrie de mouvements et d'affects. De ce point de vue, il s'agissait bien d'une « crise » conforme à celles que ses parents avaient maintes fois évoquées. Mais l'enfant y ajouta un élément nouveau, dont l'importance n'avait pu jusqu'alors être remarquée faute d'avoir été mentionnée. Cela concernait « son temps à lui ». Il suffisait donc qu'il soit interrompu dans « son temps à lui », c'est-à-dire dans un temps de rêverie et de bien-être, pour qu'au sens propre comme au sens figuré il se mette hors de lui. A quoi s'ajoute le fait que l'enfant ne prenait conscience de cette forme d'isolement du monde extérieur qu'en se voyant ramené d'autorité aux tâches quotidiennes.

Ne faut-il pas reconnaître ici un processus qui serait propre au fonctionnement psychique de l'enfant (rétablir le règne du principe de plaisir) et qui tendrait à marquer d'inadéquation une interprétation de transfert portant sur la crise, aussi longtemps que ce symptôme n'appartiendrait pas en propre à l'enfant. Bien qu'il en fût l'agent, seuls, ses parents en faisaient le motif principal de leurs plaintes.

Longtemps, il ne put s'approprier cette part révoltée de lui-même qu'en écoutant le récit qu'en faisaient ses proches. Mais en répondant : « Alors, il faut que je te raconte tout pour que tu comprennes », l'enfant montra qu'il avait, futce de manière provisoire, acquis une capacité de transposition en « représentations langagières »1. Il semble même que cette capacité l'entraîna spontanément dans un processus associatif qui ne s'était jusqu'alors manifesté qu'à travers ses jeux ou ses dessins, fût-ce des dessins de rêves.

Dans le cas présent, en émettant un jugement sur le comportement de la jeune fille au pair : « Elle est conne, elle aurait pu être ma grande soeur, heureu1.

heureu1. Le conscient, écrit Freud à ce sujet, n'a pas encore chez l'enfant acquis tous ses caractères. Il est encore pris dans le développement et ne possède pas vraiment la capacité de se transposer en représentations langagières. La confusion, [...] entre ce phénomène qu'est le surgissement dans la conscience sous forme de perception et l'appartenance à un système psychique hypothétique que nous appelons également conscience (système Cs), cette confusion est inoffensive pour la description psychologique de l'adulte, mais induit en erreur lors de celle du petit enfant » (Extrait de l'histoire d'une névrose infantile, in OCPF, XIII, op. cit., p. 101-102).


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sèment qu'elle ne l'est pas », il amorça un mouvement d'appropriation et de reconnaissance sur les manifestations de sa jalousie, ce qui ne s'était pas encore produit. Puis, de manière presque naturelle, sans opposer de résistance particulière pour aborder le sujet, il enchaîna sur sa propre position : « Moi, je suis l'aîné, je peux taper sur mon frère, j'ai eu des câlins avant. »

Ce temps idéalisé qu'il parvenait sans doute à retrouver à l'intérieur de ce qu'il appelait son « temps à lui » et qu'il s'efforçait maladroitement de préserver n'était pas étranger à la jalousie dans sa relation à la double question de l'objet et de la temporalité.

Concernant la jalousie proprement dite, il est rare de voir l'enfant la considérer, spontanément, comme un méfait de sa part. Il n'est même pas certain que le mot fasse partie de son vocabulaire ni que son sens lui soit connu dès la petite enfance. Disons plutôt que la jalousie envers un puîné est une souffrance qu'un jeune enfant gère avec les moyens dont il dispose, c'est-à-dire en s'en prenant à l'intrus. Mais cela ne signifie pas que l'intrus doive réellement disparaître du monde des vivants, comme l'imaginent la plupart des parents. Outre son classicisme, une telle attribution à l'enfant d'intention meurtrière offre, si j'ose dire, l'avantage de garantir les parents contre la prise de conscience des éléments projectifs qui la soutiennent. Ajoutons également que l'enfant mesure mal l'embarras de ses parents. Il les voit mécontents et pâtit avec eux, sinon comme eux, de l'atmosphère familiale. Autant dire qu'il n'y a ni homologie, ni coïncidence entre ce qui justifie la plainte des parents et ce dont l'enfant lui-même débattra au cours de ses séances.

De fait, la jalousie est la manifestation condensée et surdéterminée d'une problématique complexe qui est davantage l'expression d'un sentiment de dépossession que de celui d'un partage. Car le dépit consécutif au partage suppose que l'existence de l'autre ait été reconnue dans ses conséquences pratiques et affectives. Ceci étant posé, on comprend mieux qu'une relation transférentielle vécue sur le mode de l'exclusivité se constitue dès les premières séances d'analyse avec un petit enfant, et que cette relation ait pour effet immédiat une transformation des signes de la jalousie, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. Non point que ceux-ci cessent, comme par miracle, d'exister, mais la manière dont on les voit surgir à la maison selon la conjoncture qui les suscite leur confère une signification différente.

La jalousie entraînait ce petit garçon dans une prise de conscience progressive de ses sentiments d'identité et d'altérité. Tels sont d'ailleurs, de manière générale, les enjeux qu'engendre chez l'enfant sa découverte d'un autre, plus petit que lui, différent de lui mais qui devient, au fil des mois, progressivement semblable à lui : allant dans la même crèche, avec la maîtresse qui fut aussi la sienne, portant des vêtements comparables aux siens, ayant en définitive des activités calquées sur les


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siennes. Tout cela contribue, ce me semble, à éveiller les jeunes enfants au déroulement du temps, à leur inscription dans une temporalité et à la construction de leur passé. Autant d'expériences nouvelles que le petit garçon, ici en question, dut vivre avec une sensibilité particulière et qu'il restitua à la maison en termes d'agressivité à l'égard du petit frère perturbateur dont la présence le contraignait à forger une représentation de lui-même parmi d'autres, et à réaliser qu'il n'était ni le centre ni l'unique souci du monde dans lequel il vivait.

En séance, et pendant de longs mois, il ne sut ni ne put rendre compte par des mots de ce qu'il avait ressenti à la suite de la naissance de son frère. Et je manquais d'éléments pour réaliser qu'un travail s'était amorcé en lui à ce sujet. Il me prenait pourtant à témoin des fruits de sa réflexion sur ce qu'autour de lui les adultes continuaient de nommer « jalousie ». Les nombreuses questions qu'il m'adressa et qu'il formula sur le mode de « est-ce que toi aussi ? » me paraissent constituer le principal exemple de cette réflexion. Toutefois, le sens profond et les raisons de la réitération de ce « est-ce que toi aussi ? » m'échappaient. Ni excessif, ni porté par une irrésistible curiosité, le « est-ce que toi aussi ? » s'inscrivait effectivement dans le transfert, procédait d'une recherche comparative, véhiculait un fantasme 1.

Peut-être mon jeune patient entrait-il, dès cette période, dans la voie qui le mènerait à apposer ses propres représentations sur le sens du mot « jalousie », dont il ne possédait, jusqu'ici, qu'un savoir emprunté et à les justifier en s'autojustifiant.

« J'ai eu des câlins avant »

Les clés de l'interprétation de sa jalousie intense paraissaient désormais à portée de mots. Il y avait eu une époque, « avant », où il avait tout, c'est-à-dire des « câlins », et où, ayant tout, il était tout. Etait-ce donc la mère « d'avant » qu'il aurait souhaité me présenter la première fois, avec tous ses attributs, notamment avec le pull-over qui la définissait ? L'hypothèse se tient si l'on songe qu'on avait bien dû lui expliquer les raisons de notre rencontre. On l'emmenait voir une dame qui soignerait sa jalousie, et peut-être même la guérirait. Il n'est certes pas dans mon propos, en disant cela, de me faire l'avocat de l'enfant, mais plutôt de mettre l'accent sur ce que la rigueur de l'enfant comporte d'irrationnel

1. On se souviendra ici du petit Hans qui voulait, à tout prix, voir le « fait-pipi » de sa mère et de la fille de service nouvellement engagée. Mettant cet entêtement au compte de l'influence, après coup, de la menace de castration faite par sa mère, quinze mois auparavant, Freud proposa de le considérer comme une mesure de protection et de défense pour s'autojustifier. Hans, dit-il, trahissait, ainsi, le « fantasme que sa mère fasse la même chose qu'il faisait lui-même (le fameux tu quoque des enfants quand on les accuse) » (Analyse d'une phobie chez un petit garçon de 5 ans, op. cit., p. 179).


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et d'inaccessible aux regards des adultes, aussi longtemps que sa « capacité de transformation en représentations langagières »1 n'a pas trouvé à se développer en séance.

Une logique inconsciente n'avait d'ailleurs pu manquer de soutenir l'apparente irrationalité avec laquelle, lors de la séance du récit et allant jusqu'au bout de son mouvement comparatif avec sa jeune fille, l'enfant trouva, pour la première fois, à argumenter sa jalousie symptomatique. Aussi peut-on, ce me semble, envisager la question de l'identification à la jeune fille à l'appui de l'interprétation que fit l'enfant de ses mouvements. Elle l'avait tapé comme il tapait son frère. C'est bien ce détail qui suscita l'analogie, et qui autorisa le petit garçon, identifié à sa jeune fille, à déceler fugitivement chez elle une nostalgie de câlins semblable à la sienne. Mais il lui dénia d'autant plus vigoureusement la qualité de « grande soeur » qu'il lui fallait encore entretenir la méconnaissance des enjeux de cette identification. Sa dénégation, comme on a pu le voir, fut néanmoins porteuse d'une levée intellectuelle de refoulement, puisque c'est sur ces entrefaites qu'il aborda le temps « d'avant ».

La métaphore optique : « Faire la caméra avec ses mots pour que je voie la scène » permit donc à l'enfant de revisionner et rescénariser la scène en la racontant. Psychanalytique en son essence, cette visualisation était foncièrement différente de ce que l'enfant, par son comportement et ses agissements, avait donné à voir lors de notre rencontre inaugurale. Cette fois, en utilisant le langage, il était parvenu à se voir lui-même en réussissant à me faire voir la scène. Mais il avait également réussi à voir sa jeune fille agir, puis à la juger : « Elle est conne, elle aurait pu être ma grande soeur, heureusement qu'elle ne l'est pas. » C'est dans un second temps qu'il émit, sans en mesurer la portée, des hypothèses sur les raisons inconscientes de « la crise » qui avait eu heu. « Moi, je suis l'aîné, je peux taper sur mon frère, j'ai eu des câlins avant. »

Dans la section « Commentaire » de l'analyse du petit Hans 2, et traitant de l'analysibilité d'un enfant, c'est à son entrée « d'un pas indépendant dans l'analyse » qu'il la voyait liée. Les fragments d'analyse que je rapporte ici permettent de penser que cette entrée s'effectue le plus souvent de manière impromptue, en fonction de la part d'impromptu que comportent les paroles du psychanalyste. Mais dans la mesure où l'impromptu ne doit rien au hasard, seule, la reconstitution de sa genèse permet de découvrir les ressorts de son efficience. L'issue de ce travail de dé1.

dé1. est, on se le rappelle, l'expression, si importante pour la compréhension du fonctionnement psychique enfantin, qu'emploie Freud dans la section « Résumés et problèmes » de Extrait de l'histoire d'une névrose infantile, op. cit.

2. La métaphore, prioritairement destinée à illustrer l'influence des parents de Hans sur leur fils, se voit également attribuer une portée générale. Mais les modalités d'acquisition par l'enfant de l'indépendance requise sont parfois paradoxales.


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ploiement mène, par ailleurs, à découvrir les marques que l'impromptu imprime au rythme de la cure et à son déroulement. En ce sens, le tempo de l'analyse peut également éclairer le rapport du patient à sa temporalité intérieure. La découverte de cette temporalité intérieure, notamment chez l'enfant, repose sur une forme de visualisation de l'espace et des mouvements qui s'y déroulent.

Un temps sans coupure, un temps sans parole

Il paraît assez clair qu'entre les deux séances que j'ai longuement commentées — celle de la première rencontre et la seconde, quatre ans plus tard — l'évolution de l'analyse peut être mesurée aux modifications profondes que l'enfant a apportées à sa gestion de l'espace. Le trajet qui se dessine ainsi correspond partiellement à la diversité des rôles qu'il parvint à tenir. D'avoir pu, notamment, découvrir et adopter en séance la position de narrateur, cela le mena en particulier à sortir de l'alternative : tantôt acteur, tantôt spectateur. L'acquisition d'une « capacité de transformation en représentations langagières » lui donna la possibilité de jouer ces deux rôles à la fois, et de les visualiser de manière différente. Au cours de ce processus, il put progressivement prendre en considération la différence existant entre le heu où il agissait ses « crises » et celui où il les narrait. Quant aux mouvements d'identification qui ont, en quelque sorte, soutenu son récit, ils ont paru surgir dans la mouvance onirique du processus associatif.

C'est ici que l'espace et le temps ont partie liée. D'une manière générale, dit Freud à ce propos 1, et là où c'est possible, le travail du rêve change les relations temporelles en relations spatiales et les représente comme telles. Et d'ajouter que la petitesse et l'éloignement dans l'espace ont une signification identique en ce qui concerne le temps ; ils attestent la résurgence d'un passé lointain. J'en viens ainsi à penser que l'enfant, à son insu, a assimilé le conflit entre sa jeune fille et lui comme un conflit entre deux parties de lui-même : l'ancienne et l'actuelle. Voilà qui est à inscrire au nombre des raisons pour lesquelles, s'étant réjoui qu'elle ne soit pas sa grande soeur, il a enchaîné — de manière éminemment illogique dont seule l'émergence du processus associatif paraît propre à rendre compte — sur le dommage que lui avait fait subir la naissance de son frère, et qui le fondait à le « taper » : « J'ai eu des câlins avant. »

En s'exprimant ainsi dans le nouveau contexte d'un récit librement consenti,

1. In Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1984, XXIX 5 Conférence, « Révision de la théorie du rêve », p. 39. « Il se peut, lit-on aussi dans l'une des dernières notes de Freud (RIP, II, Paris, Gallimard, 1985, p. 288), que la spatialité soit la projection de l'extension de l'appareil psychique. Vraisemblablement aucune dérivation. Au lieu des conditions a priori de l'appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n'en sait rien. »


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et en situant la perte dans le temps, l'enfant attestait simultanément la restauration de son état et, parallèlement, le progrès de son analyse.

Les « crises », devenant plus accessibles à l'interprétation, m'ont peu à peu donné l'occasion de relever l'étroitesse des relations que les symptômes de ce petit garçon avaient avec la temporalité.

« J'ai tout le temps des choses dans la tête, ça s'arrête jamais », répondit un jour mon jeune patient à son père qui, lors d'un entretien en ma présence, suggérait, lui aussi, à son fils de me dire tout ce qui lui passait par la tête. Cette forme d'incitation à dire n'était, de fait, guère différente d'une injonction. En ce cas, « causer » à Mme Brun, ranger sa chambre, se lever de table pour chercher le pain à la cuisine ou venir à sa séance, c'était tout un Ces injonctions, équivalentes à la rupture d'un sentiment de continuité temporelle, le ramenaient à une forme de réalité qu'il ne méconnaissait point mais qu'il voulait gérer à son heure. Et s'il mettait, de la sorte, en défaut les projets éducatifs de ses parents, c'était moins par opposition systématique que par réaction aux enjeux narcissiques qu'ils comportaient pour lui. Manière pour lui, sans doute, de faire entendre, sans être pour autant entendu, la rupture qu'avait créée la naissance de son frère dans son monde intérieur. Les efforts, au demeurant coûteux et souvent mis en échec, que ce petit garçon accomplissait pour se soustraire à la perte que lui avait infligée la réalité de l'existence, participaient d'un désir de rétablir un temps sans coupure, ni parole. C'est aussi ce dont il tenta de rendre compte avec le scénario de la grande soeur. En dépit du rejet immédiat effectué sur cette figure du transfert, qui accompagnait la représentation de son entrée dans une généalogie, il laissa resurgir la nostalgie des câlins qu'il avait eus « avant ».

Le temps vint aussi où mon jeune patient parla de ses peurs, ou de ses réveils au cours de la nuit, de la façon dont il occupait ce temps et des pensées qui l'habitaient si d'aventure il restait, immobile, dans son lit. Le plus souvent, cependant, il jouait dans sa chambre sans que la lumière allumée tire le petit frère de son sommeil et suscite de nouveaux conflits. Il s'agissait toujours de ruptures dans un rythme interne qu'il s'efforçait de maintenir, même si leur effet était différent de celles qui émanaient des tiers. Mais, en définitive, les unes et les autres nuisaient pareillement à son repos, à son « état de repos psychique », s'entend.

Qu'elles se présentent comme le résultat d' « exigences impérieuses des besoins intérieurs »1, ou comme la conséquence d'actions venant de l'extérieur, les

1. Voir Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, in RIP, I, Paris, PUF, 1984, p. 137. « A mes yeux, écrit Freud, ce n'est pas une rectification mais seulement un développement du schéma en question que d'exiger, pour le système vivant selon le principe de plaisir, des dispositifs au moyen desquels il peut se soustraire aux excitations de la réalité. Ces dispositifs ne sont que le corrélat du « refoulement » qui traite les excitations internes déplaisantes comme si elles étaient externes, c'est-à-dire les rapporte au monde extérieur. »


132 Danièle Brun

modifications de l' « état de repos psychique » constituent, en général, de parfaits observatoires du fonctionnement psychique. Comme le notait Freud en 1911, ces modifications entraînent le développement de facultés nouvelles : l'attention, la mémoire, la conscience ainsi que le jugement.

Avec l'acquisition de « représentations langagières » inhérente à la décision de raconter, de même qu'à l'exercice de la pensée associative, se crée une capacité de visualisation en laquelle — pour reprendre l'expression de Freud — on pourra reconnaître l'un des principaux signes de l'entrée de l'enfant « d'un pas indépendant dans l'analyse ». Evidemment ni le rôle des parents, ni la connaissance que l'enfant peut avoir de leurs dires ne sauraient être ici sous-estimés. La question paraît spécifique à la psychanalyse d'enfants ainsi qu'à la position que le psychanalyste va adopter en choisissant de faire participer l'enfant aux entretiens avec les parents, ou en optant pour la restitution après coup du contenu de l'entretien. Aussi s'accordera-t-on à considérer que l'analyse prend son véritable envol lorsque, parlant en son nom des symptômes qui le gênent ou qui le singularisent, l'enfant y fait simultanément la preuve de sa participation active.

Danièle Brun.

4, villa d'Eylau,

Paris 75116


PERSPECTIVES



Clinique

Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie d'une « vie opératoire »

Colette JEANSON-TZANCK

A vrai dire, intervention inaccoutumée, liée aux conditions mêmes de cette psychothérapie et à la personnalité de la patiente.

Voici longtemps, alors que j'entamais ma troisième année de psychanalyse, et que je suivais depuis plusieurs mois déjà les consultations de médecine psychosomatique dans un service hospitalier, le Dr X... me proposa de prendre en face-à-face, une fois par semaine, la jeune fille de dix-huit ans (Katia) atteinte d'une grave recto-colite hémorragique, dont nous venions de suivre l'entretien avec lui. En ajoutant cette recommandation : « Pas d'interprétation. A part cela, sentez-vous libre avec vos intuitions. » Prudence certes dictée par mon inexpérience, mais aussi par celle qu'adoptaient les psychosomaticiens devant les désorganisations révélées par de telles maladies 1. L'essentiel étant, et j'en fus rapidement consciente, une grande présence du thérapeute.

Depuis les années qui me séparent, non pas seulement de cette cure, mais de l'exposé que je fis à son propos bien plus tard, les processus ayant abouti à cette intervention m'apparaissent évidemment beaucoup mieux. Cependant, j'aimerais que mes réflexions actuelles ne recouvrent pas mes découvertes anciennes ; qu'elles n'altèrent pas ce que je voudrais transmettre ici de ce tout premier « savoir », issu et maintenu pendant sept années au plus près d'un matériel à la fois particulier et exemplaire. Et d'ailleurs, comment ne pas me demander si, aujourd'hui, je serais conduite à faire semblable intervention ? Ne serait-ce que parce que mon écoute n'est plus la même.

1. Cf. les recommandations de Pierre Marty dans son ouvrage Les mouvements individuels de vie et de mort, Payot, 1976.

Rev. franç. Psychanal, 1/1993


136 Colette Jeanson-Tzanck

La conjonction en effet, entre mes premiers pas de future analyste, la fragilité de Katia, la gravité de sa maladie, et le contact direct avec cette pensée opératoire dont j'entends parler depuis des mois, m'amène à adopter une écoute attentive. Je demeure convaincue que ce fut grâce à celle-ci, et aux quelques modulations qu'elle connut en fin de cure, que je pus découvrir ce qu'était en fait le réel pour Katia. Et qu'elle me permit également, contrairement à nombre de psychanalystes de patients psychosomatiques, de ne jamais m'ennuyer à ses récits. « Un singulier personnage de roman », avais-je noté dans mon exposé, ce qui laisserait supposer l'effet de ma propre mentalisation pour compenser la monotonie proverbiale de la pensée opératoire ; il n'en demeure pas moins qu'une telle mentalisation ne peut être dissociée de tout ce qui, en Katia, l'a précisément favorisée. « Un personnage-modèle pour nous, psychanalystes », aurais-je dû ajouter.

Avant d'en venir à l'essentiel de cette « vie opératoire », qui m'a si fréquemment intriguée et menée à une intervention déterminante, je préciserai ceci : assez peu de temps après les débuts de cette psychothérapie, deux autres patients RCH me furent confiés ; ce qui d'emblée me permit de constater ce sur quoi Pierre Marty insiste : à savoir qu'à maladies identiques malades différents. Nécessaire observation qui n'exclut cependant pas l'intérêt d'un repérage attentif. Si en effet, entre Katia et les deux autres patients RCH je n'ai noté de ressemblance marquée que dans la présence violente du vide ; et si par contre nombre de points communs apparaissent entre elle et les divers patients étudiés dans le numéro de la Revue consacré à « La déliaison psychosomatique »1, — sa personnalité trouble néanmoins les pistes et justifierait une réflexion approfondie sur le jeu entre ces ressemblances et dissemblances.

Indices de base

Consultation à l'hôpital. — D'aspect fragile, timide, un petit visage aux traits brouillés, Katia ne comprend manifestement pas ce qu'elle fait là : « Elle n'a rien à dire, non, tout va bien. » Ses parents, émigrés juifs, pauvres, sont très unis ; elle et sa soeur, de sept ans sa cadette, sont très choyées. L'ennui, « car ce n'est pas du tout pratique », l'unique pièce dans laquelle ils logent tous les quatre. Quant à sa maladie, ce n'est apparemment qu'un simple incident, extérieur à elle, mais « ce n'est pas pratique de devoir aller précipitamment aux toilettes ». Aussi s'étonne-t-elle lorsque l'investigateur cherche à savoir quand ont commencé ses troubles : « Elle n'a rien remarqué, non. » Cependant il parvient habilement à

1. Revue française de Psychanalyse, t. LIV, mai-juin 1990.


Une intervention réorganisatrice 137

savoir que l'apparition de la première crise de RCH, lorsqu'elle était enfant, semble coïncider avec un changement d'école. Pas de souvenirs, hormis celui d'une grande peur à l'âge de cinq ans, « lorsqu'elle a vu sa mère tomber dans une trappe d'égout, un soir de feu d'artifice ». Quand enfin l'investigateur lui demande si elle peut raconter un rêve, elle répond sur un ton légèrement hautain et amusé qu'elle est bien contente de n'en faire presque jamais car « ils racontent toujours ses histoires de bureau et que ça lui suffit de les vivre dans la journée ».

Dès le début de la psychothérapie, la mère apparaît comme le personnage prépondérant de l'univers et de l'espace familial. Envahissante de douceur, un excès de présence, de compréhension, « devinant tout ». La confidente et l'alliée. Comme on peut s'y attendre, à telle mère, telle ambivalence de sa fille : « J'ai quelquefois des craintes bizarres pour le corps de Maman ; quand elle attend ses règles, je ne sais pas ce que ça me fait... Je suis toute drôle quand on voit trop ses varices, et qu'elle ne paraît pas assez jeune... » (le sang de la rectocolite, vraisemblablement associé à la vision refoulée de sa mère tombant dans l'égout tandis qu'éclate un feu d'artifice). Quant au père, c'est un homme effacé, silencieux, mais avec d'imprévisibles accès de mauvaise humeur qui créent chez sa fille une sourde inquiétude.

« Tout va bien, la semaine a été bonne », ainsi commence chaque séance. Mais bientôt, cette petite phrase anodine est fréquemment suivie de mimiques, d'émois dont Katia est inconsciente ; puis, progressivement, elle en vient à faire des allusions à ses nervosités sans objet, à ses pleurs pour un « rien », à ses « petites émotions incompréhensibles ». Très vite mon attention est attirée par le rapport, chez elle, entre le dedans et le dehors : ces remarques n'amènent en effet aucune curiosité, aucune pour ce qui se passe en elle, au-dedans d'elle. A l'inverse, sa curiosité est insatiable en bien des domaines extérieurs, « c'est toujours utile de se documenter », dit-elle. Ce qui la mettra, en toute innocence, dans des situations scabreuses sur lesquelles je reviendrai.

Glissements et contrastes. — Lors de la consultation à l'hôpital, j'avais été frappée par quelque chose d'insaisissable en elle, d'intraduisible. Et qui, dès le début de la psychothérapie, commencera à se matérialiser sous mes yeux. Que ce soit entre l'esquisse d'une timide révérence au moment de me dire bonjour, suivie d'un port de tête royal. Entre la mine rougissante et le ton menu des débuts de séance et,- sans transition, le maniérisme d'une conversation mondaine, ou bien la politesse un peu tremblante glissant vers une sorte de courtoisie délibérée. Sa mise est très soignée ; mais malgré de constants efforts de coquetterie, je la vois souvent désorientée par leur échec. Très soucieuse en particulier d'harmoniser les couleurs — et ses recherches pour réassortir tel ruban à telle ganse n'au-


138 Colette Jeanson-Tzanck

ront aucun secret pour moi —, tout semble lui glisser des mains, et le résultat est disparate. De même ses vêtements ne sont « jamais à sa mesure, dit-elle, toujours trop amples ou trop serrés », comme si les limites de son corps s'effaçaient, lui échappaient. Et nous touchons là en fait à une angoisse sous-jacente concernant l'intégrité corporelle : lorsqu'elle se casse un ongle, elle met le morceau de côté pour le recoller plus tard, « par coquetterie ».

Quant aux contrastes, eux aussi retiennent l'attention. Voici donc cette timide jeune fille, inhibée, vulnérable, qui ne cesse de revendiquer une augmentation auprès de son chef de service parce qu'elle veut être « reconnue » comme secrétaire et non comme simple dactylo ; incapable d'exactitude dans les horaires de bureau (premier indice de son rapport au temps), provoquant ainsi les reproches réitérés de ce chef de service, elle refuse de faire le moindre effort et de « céder à l'entêtement et à l'injustice » de celui-ci puisqu'elle reste seule au bureau après l'heure pour rattraper ses retards. A quoi s'ajoute son âpreté dans le conflit qui l'oppose au personnage de « la collègue ». Elle, si souvent assaillie de peurs mystérieuses, n'hésite pas, lorsque le soir dans la rue elle est suivie par un homme, à se retourner « pour lui faire front, et chercher à l'intimider par le raisonnement ». D'ordinaire si soumise et passive, c'est elle qui, au bal, invite systématiquement les garçons.

Un fantasme contre-transférentiel. — Pas de souvenirs chez Katia, l'avenir muet, des représentations minimales. Nous sommes dans un présent intarissable (ainsi de certaines caractéristiques des névroses de comportement) 1. A la suivre de la sorte attentivement je m'aperçois combien, en fin de compte, le réel est plein à craquer de petits faits générateurs de doutes, d'hésitations, d'inquiétudes, de va-et-vient ; combien la synthèse, les liens, l'intégration, la maîtrise qu'ils imposent peuvent être problématiques. Aussi la recommandation du Dr X... « pas d'interprétation » est-elle ici plutôt superflue : quel support ? Et Katia serait à mille lieux d'en comprendre le moindre sens. Dès lors, j'adopte très rapidement une technique de liaison qui se révélera de plus en plus nécessaire et deviendra très efficace. Par elle en effet vont se constituer lentement un passé et une relation d'objet, et amener une importante amélioration de la RCH.

Et puis un jour, au cours d'une séance, j'ai cette représentation qui me surprend : un accordéon, immobile, pli contre pli... Ce fut en tout cas le plus court chemin pour que je perçoive, concrètement, l'extrême fragilité sinon la carence chez cette patiente d'un espace, d'une fonction, d'une médiation : le préconscient. Et que je prenne la mesure du grand risque qu'elle lui faisait courir.

1. Cf. Pierre Marty, op. cit.


Une intervention réorganisatrice 139

Quant au transfert, je le ressens à la fois très pâle, et curieusement marqué par la recherche d'une complicité. Tout d'abord, trouver avec moi ce climat de confidence qu'elle connaît avec sa mère. Par la suite, son discours opératoire paraît fréquemment doublé de sous-entendus. Comme si ses nombreux « je ne sais pas pourquoi » qui accompagnent l'évocation de ses « petites émotions » (et vont peu à peu révéler un commencement d'intérêt pour elle-même), devaient nécessairement déboucher sur un univers obscur, équivoque, que je comprendrais à demi-mot. Or, quelque temps plus tard, un rapprochement s'impose à moi avec ses rêves : car elle s'est en effet mise à rêver abondamment ; et lors de certaines séances, j'ai l'impression que son attitude porte l'empreinte d'un contact sensoriel qu'elle garderait inconsciemment avec l'atmosphère louche, archaïque de nombre d'entre eux.

Les rêves. — Personnages et lieux ambigus, agressions, avertissements obscurs, des animaux au corps disparate, la mer déchaînée, des panneaux avec « danger de mort », des jeunes filles qui vont être pendues. Et des chutes dans le vide. (Vide anal porteur de mort, vide psychique. Incorporation sadique : la mère dans l'égout. Et châtiment : comme celle-ci le dit, dans l'un de ces rêves, en regardant par la fenêtre une femme tomber dans le vide : « Les gens qui ont fait le mal sont punis... » !)

Mais le plus caractéristique, c'est bien l'effacement des seuils, des limites. Que Katia garde quelquefois un contact sensoriel avec certains de ses rêves, ne modifie en rien qu'elle les considère tous comme un incident : ils sont là, comme ça... ; ou bien comme la coexistence d'un second réel malveillant ou absurde. Le passage s'établit directement entre eux et le réel quotidien, qu'elle invoque au besoin pour les remettre à leur place, comme on le fait avec quelqu'un d'un peu excentrique. Ou pour rétablir la vérité : ainsi, lorsqu'elle a été accusée dans un rêve d'avoir fermé une porte avec brusquerie et qu'elle me dit, les larmes aux yeux, touchante de surprenante naïveté : « Je vous assure, je l'avais fermée doucement »... Ou bien lorsqu'elle s'indigne : « Il n'y a pas d'arbres sur un toit, voyons !» — Et même si, par exemple, ses parents ont couru un danger dans un autre rêve et qu'elle se précipite au réveil pour « contrôler s'il ne leur est rien arrivé », ce n'est pas là le signe d'une croyance en leur toute-puissance magique ; mais bien plutôt celui d'une confrontation, voire d'un conflit, entre deux versants du réel.

Un rêve particulier se détache cependant, qui me servira plus tard de référence pour souligner le chemin parcouru.

Le blanc. — « Ses parents sont là, qui lui offrent à déjeuner dans un restaurant. Tout le décor y apparaît en très grand, c'est une maison avec des colonnes, toutes fisses, toutes blanches. Tout est très blanc. » (« J'aime le blanc me dit alors Katia, qui ajoute dans un langage très nouveau : mais,


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voyez, c'est surtout la grandeur, le blanc fait paraître tout plus grand. Il n'y a pas de murs, ce sont des colonnes qui séparent les pièces, un peu comme s'il y avait des miroirs qui reflètent tout à l'infini. »)

Miroirs qui ne reflètent que le blanc... Où est l'objet, où est l'autre ? Ses parents, où sont-ils, où l'ont-ils menée ? Une hallucination négative qui ne prélude à aucun processus de pensée, — mais peut-être y a-t-il à travers ce « voyez » l'appel à un Double. (Comme cet autre patient RCH, qui me dit un jour : « Je ne sais pas si vous savez ce que c'est que de boxer seul devant une glace... » !)

Et l'on mesure combien est fondamentale pour eux la visualisation de l'objet et de son regard dans le face-à-face !

Le désir de se documenter

Parallèlement à une évolution de Katia (amélioration de la recto-colite, légère modification du rapport aux rêves, aspect physique plus adulte), une sorte de remous commence à se produire. De sa vie opératoire vont en effet émerger pendant plusieurs mois, au plus près des pulsions et d'angoisses catastrophiques (« pli contre pli »), certains comportements qui, chaque fois, provoquent en moi autant de surprise que de curiosité.

Disons en tout cas dès maintenant, qu'en soulignant prudemment leur anomalie ou en faisant jouer les liens aussi souvent que cela m'est possible, je favorise peu à peu le rétablissement, ou l'établissement des limites.

Voici, parmi les premiers apparus, les plus marquants :

Les déambulations. — C'est l'époque où, devenue secrétaire, elle se rend pour son travail dans de petites villes de province. Elle y arrive souvent tard dans la soirée. Néanmoins, à peine installée à l'hôtel, elle part dans la huit, « toute curieuse, pour reconnaître les lieux ». Un bon indice de ce qui se passe inconsciemment en elle : l'étonnement peint sur le visage des passants qui croisent cette frêle jeune fille en train de rôder, et qu'elle ne comprend absolument pas, dit-elle. Comme dans l'article de Bernard Brusset sur les déambulations addictives d'une patiente anorexique 1, il y a chez Katia un projet concret : « L'utilité de se documenter. » Ce que celui-ci recouvre est déjà décelable dans l'immédiateté de ce repérage : une façon de juguler l'angoisse liée aux changements de lieu (le changement d'école autrefois) par une réponse motrice que nous allons d'ailleurs retrouver lors d'événements particulièrement chargés d'angoisse. C'est

1. Cf. Les vicissitudes d'une déambulation addictive, in Revue française de Psychanalyse, t. LIV, 1990, p. 671-687.


Une intervention réorganisatrice 141

aussi, plus spécifiquement, la marque d'une mise à l'extérieur de l'espace psychique, qu'elle explore ainsi dans l'espace des rues, qu'elle scrute, satisfaisant un secret voyeurisme. Une fascination engendrée par les pulsions dont elle chercherait inconsciemment à reconnaître les traces au dehors, et que doivent obscurément ressentir les passants étonnés par sa scabreuse errance 1. Toutes choses perceptibles auparavant, mais que, cette fois, je lis en quelque sorte dans son regard. Le face-à-face n'est pas utile qu'au seul patient...

Plus tard, allant de pair avec un début d'émancipation, ces deux exemples caractéristiques parmi d'autres :

1 / Ses parents et elle sont à la veille du retour à Paris après des vacances passées dans une pension de famille. Au dernier moment, Katia décide d'y rester seule pendant les quelques jours qui lui restent. Décision inattendue qui inquiète ses parents. Mais elle est inébranlable. Le lendemain, elle aborde un « monsieur très gentil » qui prend là ses repas et avec lequel la famille a échangé quelques mots aimables. Comme il est directeur d'une petite usine, elle lui demande s'il ne « voudrait pas la documenter sur le travail en usine ». Chose faite durant une semaine, le monsieur l'invitant à l'occasion à prendre une tasse de thé, d'abord à la pension puis chez lui. Lorsqu'à son gré Katia se trouve suffisamment documentée, elle se lève après une dernière tasse de thé, et lui dit « très poliment au revoir Monsieur, je vous remercie de votre obligeance ». Le laissant, d'après les descriptions qu'elle m'en fait avec un mélange d'étonnement et d'indifférence, parfaitement déconcerté. Elle joue, et jouera ainsi avec le feu, n'ayant pas la moindre idée du désir de l'autre...

2 / Même situation lorsqu'elle apprend que son moniteur d'auto-école appartient à une secte religieuse, qu'elle fréquentera jusqu'à être là encore suffisamment documentée.

Comportements oniriques. Temps. Espace

L'objet perdu. — Voici enfin deux anecdotes également surprenantes, également démonstratrices d'un certain fonctionnement mental, qu'au demeurant je trouve émouvant par le drame et la douleur psychique dont il témoigne.

C'est bientôt Noël. Au bureau, le chef de service offre à chacune de ses employées un cadeau. Pour elle, une écharpe de soie. Elle rougit encore de plaisir en m'en parlant. Lorsqu'elle sort du bureau, et pour « fêter l'événe1.

l'événe1. traits pervers, qui ne sont pas sans évoquer ces dynamismes parallèles dont parle Pierre Marty, op. cit.


142 Colette Jeanson-Tzanck

ment », elle court acheter un fromage qu'elle est très fière de savoir bien choisir ; puis le glisse dans la belle pochette en papier contenant l'écharpe. Elle prend ensuite l'autobus pour rentrer chez elle, le trajet est long, ce qui lui permet de rester longtemps encore « toute heureuse et toute flattée ». De retour à la maison, elle s'aperçoit qu'elle n'a plus le sac. C'est un choc violent. Alors, elle décide de partir aussitôt à sa recherche en refaisant le trajet inverse, mais à pied, imaginant que le sac ait pu tomber dans l'autobus, être foulé aux pieds par les voyageurs et tomber sur le trottoir. Dès cette minute, elle agit comme dans un rêve, les notions de temps et d'espace s'effaçant chemin faisant. Elle va ainsi, interrogeant concierge après concierge, commerçants, qui, me dit-elle encore bouleversée, ne comprennent rien à ce qu'elle leur demande et lui répondent désagréablement. Chose étrange à l'écoute : la conjonction entre ces déambulations de plus en plus irréelles et le discours opératoire qui les traduit : aucun détail ne manque au récit de Katia sur l'emplacement des immeubles, l'attitude des uns et des autres, sur les questions polies qu'elle leur a posées. Arrivant enfin sur le boulevard où elle avait pris l'autobus, elle voit au loin, venant d'un heu opposé, un couple de gens âgés qui lui paraissent sympathiques ; elle les rejoint, et leur pose la même question, à laquelle ils répondent sèchement. Epuisée, nerveuse, elle se prépare à rentrer par l'autobus lorsqu'elle aperçoit à ses pieds, dans le caniveau, le sac en papier, mais vide. Etonnamment apaisée cependant, elle le ramasse et le range dans son sac à main :

— Bien sûr, me dit-elle, j'étais contrariée de ne pas retrouver l'écharpe (et le fromage... ?), mais c'était important d'avoir trouvé l'emplacement où je l'avais perdue.

... Important aussi de remettre dans un contenant le signe de l'objet... Revigorée, son désir de savoir reprenant le dessus, elle entre dans le café voisin : « Pour ne rien négliger, m'explique-t-elle, j'ai été interroger le patron, cela aurait été intéressant de savoir s'il avait pu surprendre le geste de la personne qui a pris l'écharpe. »

La seconde anecdote, qui se situe à quelque temps de là, illustre mieux encore les réponses de Katia à ses anxiétés psychotiques :

Un jour, violemment émue encore, elle évoque un rendez-vous manqué avec sa mère et sa soeur. Pas un mot de plus. Je la sens manifestement prise dans un univers opaque. Que s'est-il passé ? Je suis obligée d'intervenir, d'associer, de l'aider à se dégager d'une pesanteur quasi mortifère. Toute l'histoire se reconstitue alors. Trois jours auparavant, sa mère lui téléphone au bureau pour lui fixer ce rendez-vous ; mêlée à sa voix, celle de sa petite soeur qui s'amuse à imiter le bêlement de la chèvre. Dans un enchaînement qui révèle un Moi de plus en plus désorganisé, ce bêlement (cette régression de la soeur) « lui fait un drôle d'effet », puis elle éprouve aussitôt un sourd malaise, qui se mue en une grande peur, et la certitude


Une intervention réorganisatrice 143

qu'un « événement grave est arrivé à la maison » (la mort à coup sûr). Elle se rend au rendez-vous, mais ni sa mère ni sa soeur n'arrivent. Elle attend encore et encore, en proie à une inquiétude massive. De retour à la maison, ni mère ni soeur. C'est l'égarement. Aucune réponse mentale à cette alarme, nulle discrimination. Livrée aux seules perceptions, elle est engluée dans une vision informe (un irreprésentable). Obéissant alors à une folle impulsion, à une réponse motrice impérative, elle décide comme précédemment de partir, à la nuit tombée, chez des parents en banlieue, où elle sait pourtant que sa mère ne doit se rendre que le lendemain. Elle est une fois encore hors du temps. Obsédée par une unique pensée : l'espace qu'elle devra parcourir dans la nuit entre l'autobus et la maison de ces parents — mais hallucinant les retrouvailles avec sa mère au moment même où elle y arrivera ! (Le malentendu autour de ce rendez-vous manqué importe peu ici.)

L'intervention réorganisatrice

Bien du temps a passé. Les améliorations soulignées précédemment se confirment et s'affirment, favorisant un début de mentalisation. Certains indices m'ont permis d'autre part de penser qu'un processus de névrotisation commence à s'installer. Exemple, l'apparition de ce symptôme devant les impasses du réel : l'évanouissement, et non plus la constante réponse motrice. Quant au transfert il a changé de qualité, une relation d'objet se noue.

Deux éléments vont avoir une importance décisive :

1 / Sur le même palier que le logement familial, une chambre de 12 m2 va devenir libre ; après de nombreuses démarches auprès du propriétaire, qui vont occuper tout son esprit (et le mien...), Katia l'obtient. C'est une immense joie. Nous entrons alors dans une phase exaltée et affairée : les préparatifs, car elle décide de s'occuper seule de l'aménagement de cet espace. Et bien sûr je sais tout — ce qui justement va se montrer particulièrement opérant — des lessivages, du placard et des planches qu'il faudra disposer autrement, des doutes entre peintures et papier peint et du redoutable problème de leur harmonisation avec l'abat-jour... Et rien n'est fait au bout d'un mois et demi.

2 / Répondant au processus de névrotisation évoqué plus haut et le favorisant, mon écoute est à certains moments devenue flottante, laissant place à quelques interprétations qui ont manifestement facilité l'expression de comportements franchement oedipiens chez Katia : elle cherche par tous les moyens à séduire son père, veut qu'il la réveille le matin, s'allonge près de lui lorsqu'il fait


144 Colette Jeanson-Tzanck

la sieste, rêve que son oncle divorce pour épouser une jeune fille, et cherche à évincer sa mère auprès de sa soeur, devenue adolescente et « qu'il faut surveiller ». J'ai alors de très bonnes raisons de penser que Katia traîne indéfiniment dans l'installation de sa chambre pour ne pas laisser seuls ensemble ses parents, et je ne peux vraiment pas manquer l'interprétation oedipienne qui s'impose... ; mais ce n'est pas elle qui sera organisatrice.

Car le rien sur lequel elle débouche me fait déceler que quelque chose de crucial et de dramatique se joue ailleurs, se joue encore, appelant un dénouement, ou une réponse ; en tout cas une présence directe 1.

Et je reprends mon écoute attentive. Une séance, deux, trois... Ce qui se passe depuis plus d'un mois et demi dans cette immensité de 12 m 2, je le comprends alors, représente un trop-plein de réel impossible à maîtriser ; désorientée, à la fois perdue dans cet espace et privée de ses réponses motrices, Katia ne peut plus enchaîner les gestes, il y a des lacunes surprenantes, des trous. A la quatrième séance, c'est le désarroi, elle ne voit plus du tout ce qui manque, ni où sont les objets. A la limite tout est « blanc », et la date de l'emménagement se perd au loin. Je lui dis alors :

— Je crois qu'il manque la planche inférieure dans l'armoire et que le marteau est resté sur le rebord de la fenêtre. Il manque aussi les raccords de peinture.

Et Katia me répond, illuminée :

— Ça alors !

Je me souviens du ton sur lequel j'ai formulé cette intervention : il était assez proche de celui qui accompagne souvent nos interprétations ; comme si l'utilisation récente de l'écoute flottante avait laissé quelque trace en moi. De telle sorte que cette intervention avait probablement une qualité interprétative. Un lien s'établissait là entre mes deux écoutes, incluant mes propres éprouvés corporels, et profondément unificateur comme on va le voir.

Effets de cette intervention

A la séance suivante, une semaine plus tard, j'apprends que tout est terminé et que Katia va pendre la crémaillère.

1. De ce jour-là date ma certitude que l'interprétation oedipienne réclame toute notre rigueur quant au moment efficace de sa formulation.


Une intervention réorganisatrice 145

On ne peut manquer d'être surpris par ce premier effet, comme par tous ceux qui vont suivre cette intervention. Ils révèlent en fait le travail qui s'est opéré jusque-là, insensiblement, derrière cette pensée et cette vie opératoires, grâce à l'apprentissage d'une fonction de liaison et à son action sur la dynamisation du préconscient. Ce qui apparaît en tout cas rapidement évident, c'est qu'en lui rendant moi-même ces objets étonnamment introuvables, en lui désignant leur place que ma mémoire avait retenue, preuve absolue de ma présence ; en faisant en quelque sorte les « raccords », un mot qui visiblement l'a touchée ; en la réorientant dans cet espace illimité, je rétablis les limites entre l'espace réel et l'espace psychique. Et c'est pourquoi :

— Presque aussitôt, je l'entends me dire cette petite phrase si banale, et si pleine de sens ici : « A propos, ça me fait penser... » De même se demanderat-elle par la suite ce que je penserais de telle situation, et cela l' « oriente ».

— Le passé va progressivement se constituer, et les premiers et importants souvenirs apparaître alors, liés à trois circonstances ayant précédé des crises de recto-colite : 1 / une promenade qu'elle fait seule dans un parc dont la beauté est inattendue ; 2 / lors d'une promenade à vélo, elle est troublée par le spectacle de la nuit qui tombe sur un lieu inconnu ; 3 / lors d'une visite, seule, dans un hôtel ancien, elle est de nouveau troublée par la découverte de grandes pièces très belles (solitude, inconnu, beauté, grandeur, la dépression n'est pas loin). Avoir pu établir ces liens, qu'elle m'apporte comme un cadeau, semble la rassurer à ce point que je mesure plus que jamais ce que devait recouvrir l'indifférence à ses symptômes. D'autres souvenirs viendront, des souvenirs d'enfance, qui donneront à son visage l'expression d'un bonheur intérieur.

— Et ce rêve ancien, que j'ai cité, se reproduira avec une modification révélatrice du chemin accompli :

« Elle se promène avec ses parents qui lui offrent à déjeuner dans un restaurant. C'est dans une belle maison, avec de belles pièces et des colonnes très décorées, très sculptées. »

... Plus de colonnes lisses, ni blanches, plus de miroirs reflétant ce blanc, mais une analité qui se structure.

— Et puis une nuit, alors que dans la journée elle a « décidé » de flirter avec celui qui deviendra bientôt son fiancé, elle voit dans un rêve « son ongle fendu, mais dans le sens de la longueur ». Cet ongle, autrefois lieu de morcellement, devenu symbole sexuel.

— J'ajouterai qu'elle parvient enfin à harmoniser les couleurs de ses vêtements, tandis qu'un plaisir inattendu se manifeste : chercher à faire des « jeux de mots », à « être drôle ».


146 Colette Jeanson-Tzanck

Conclusion. — En définitive, je penserais volontiers aujourd'hui que cette intervention — seule interprétation possible — a été en quelque sorte l'équivalent d'une rêverie maternelle. En lui rendant assimilable, ou plutôt en lui restituant un réel in-traitable parce que étouffant sa vie psychique, ou parce que celle-ci, déplacée au dehors, le dénature et peut le rendre toxique. Et, dans la mesure où le préconscient est devenu quelque peu dynamisable, en faisant advenir et jouer la double représentation de choses et de mots.

Je pourrais même imaginer, dans cet après-coup si distancié, que toute cette cure aura été une longue rêverie maternelle ! A la vérité, en raison des conditions mêmes de cette psychothérapie, le maternel y aura tenu, dès le départ, un rôle essentiel : regard dans le face-à-face, activité de liaison, pare-excitation, contenant et atténuation des quantités traumatiques, meilleures distances... Toutefois, nous ne connaissons pas le destin, dans la vie adulte de Katia, des effets de mon intervention. Un bon pronostic en tout cas : son mariage peu avant la fin de la psychothérapie. C'est-à-dire la possibilité, si essentielle chez ces patients psychosomatiques, de remplacer le lien effectif et affectif noué avec le thérapeute.

Quant à moi, je suis convaincue que cette singulière expérience que j'ai connue avec Katia a pu induire certains de mes choix théoriques.

Colette Jeanson-Tzanck

14, rue Campagne-Première,

75014 Paris


Technique

La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'enfant

Michel ODY

Quelques rappels

Si les analystes qui travaillent avec les enfants et leurs parents ont toujours effectué un travail de consultation, ce n'est que progressivement que la consultation thérapeutique s'est relativement spécifiée. En France, et particulièrement à Paris, nos collègues qui ont été fondateurs de centres de psychiatrie infantile ont tous eu une activité de ce type, confrontés qu'ils étaient à des situations très diversifiées.

En même temps référence doit être faite à Winnicott qui a écrit un livre qui porte ce titre 1. Sa pratique initiale de pédiatre qui l'a amené à suivre nombre de cas, fort différents, n'a pas été étrangère à cette méthode.

Des préoccupations comparables ne peuvent qu'animer un psychiatre psychanalyste travaillant en un lieu comme le Centre Alfred-Binet dont l'origine est plus que trentenaire (S. Lebovici le fonda en 1959). Ce paramètre longitudinal, qui contient en outre la permanence des mêmes praticiens, oblige aux réévaluations.

A une époque « faste » de notre fonctionnement, je me souviens que du côté des analystes l'offre de place était largement inférieure à la demande, en même temps que les indications d'analyse étaient supposées plus faciles. On sait que cette supposition est tout autant à relativiser à propos de l'analyse d'adulte. Il suffit de se référer aux cas que Freud nous a transmis.

Cependant, tant les réévaluations que j'évoquais que la diversité des situations rencontrées ont conduit les consultants à être plus parcimonieux dans leurs indications d'analyse et de psychothérapie analytique, indications ainsi rendues

1. D. W. Winnicott, La consultation thérapeutique et l'enfant, Paris, Gallimard, 1971. Rev.franç. Psychanal, 1/1993


148 Michel Ody

plus affinées. Corrélativement, ils ont été amenés à réfléchir plus encore sur le suivi des situations qui n'aboutissaient pas assez rapidement à ces indications, et plus particulièrement lorsqu'ils restaient les seuls référents de ce suivi.

L'alternative

Avant toute alternative entre consultation thérapeutique et cure individuelle, il y a la (voire les) première(s) rencontre(s). A l'intérieur d'un éventail où tous les intermédiaires sont possibles, deux ordres de situation sont différenciables.

Dans le premier, l'enfant, selon son âge, s'exprime suffisamment par les mots et (ou) le jeu et le dessin. La concaténation qui se déroule, c'est-à-dire l'associativité (pour la différencier de l'association dite libre), permet non seulement que des scénarios à valeur fantasmatique s'expriment, mais que les interventions, voire les interprétations du consultant soient « entendues ». Ceci signifie que le contenu de l'intervention aura pour effet de faire « bifurquer » (métaphore dynamique) l'associativité, donc d'amener du nouveau, immédiatement, ou après un temps de latence.

Ce qui a surgi de nouveau contient de manière directe ou déplacée et symbolisée ce qui renvoie à l'intervention du consultant. Ce mouvement peut se traduire par un enrichissement symbolique du scénario ou au contraire être source de tension et être ponctuellement désorganisatrice (dessin gribouillé par exemple). Ceci relance l'activité interprétative du consultant, laquelle peut entraîner des expressions symbolisantes alors possibles pour l'enfant. Les facteurs économiques (la quantité) sont ainsi extériorisés, de même que l'éventail (et ses limites) de la disponibilité à la représentant de l'enfant.

Lorsqu'on est assez proche de ces cas de figure, il existe souvent une complémentarité du côté des parents. Je veux dire qu'il est assez rapidement possible de dépasser avec eux le registre descriptif de la symptomatologie et du comportement pour se tourner vers le passé, non seulement celui de l'enfant, mais le leur. On peut alors entendre d'eux des équivalents du « cela me donne à penser », et dans les meilleurs des cas les sensibiliser à l'existence de l'inconscient et de la sexualité infantile.

Le « pire » qui puisse arriver en ces situations est que la mobilisation symptomatique soit telle d'une consultation à l'autre que l'effet de « guérison » amène à suspendre le projet de cure.

Sinon la symptomatologie restant plus ou moins fluctuante, les conflits de représentance se répétant (selon leur variété structurale), la cure est indiquée.

Dans le second ordre de situation, la rencontre avec l'enfant peut nous donner l'idée d'une indication de traitement analytique individuel analogiquement à


La question de l'interprétation 149

ce que nous venons de décrire, mais le problème se situe du côté des parents. En effet, ici, on s'éloigne avec eux d'une capacité à communiquer, à se tourner vers le passé et on est loin du « cela me donne à penser ».

Nous sommes plutôt devant des parents — lesquels se complètent souvent d'ailleurs — qui dépassent difficilement le descriptif des symptômes ou du comportement et qui vivent leur démarche comme une blessure narcissique qui va bien audelà de ce qui est de toute manière incontournable pour toute famille consultante.

Mais surtout, toute sensibilisation de l'analyste à ce qui renvoie à la vie pulsionnelle de l'enfant est banalisée, voire déniée.

Si leur « système » n'est pas trop serré, surtout lorsqu'on pense à une indication analytique pour l'enfant, celle-ci sera parfois tentée. La prédictibilité, pour les analystes, n'ayant une valeur que dans l'après-coup, c'est cet a posteriori qui constatera le bien-fondé de l'indication en regard d'autres cas où le traitement aura été rompu.

A l'inverse, on peut aussi dans une conjoncture comparable recevoir la famille à plusieurs reprises. Si une mobilisation se fait, l'indication individuelle et potentielle peut être suspendue sine die. C'est ce genre de situation intermédiaire que nous illustrerons.

Enfin lorsque l'enfant lui-même est loin d'une associativité dynamique, les interventions de l'analyste sont peu mobilisatrices, l'enfant fonctionne d'abord dans le comportement, l'inhibition dominante, l'économie de caractère prévalente, etc. Seul le travail de consultation reste possible dans les meilleurs des cas, avec ou sans thérapeutique complémentaire.

Un exemple de consultation thérapeutique

Ici cinq consultations s'échelonnent sur près de deux ans.

Julien a dix ans et demi. Ses parents, M. et Mme A..., me le conduisent avant l'été en raison de ses troubles du sommeil, de sa peur du noir, de ses résultats scolaires médiocres en ce CM2 qu'il termine.

Garçon sympathique et attentif, il est en même temps peu prolixe et je dois le relancer fréquemment, sinon un silence négatif s'installerait.

Il finit par me confier que ses difficultés de sommeil s'améliorent et qu'elles sont marquées par la peur du loup par exemple. Ainsi l' « infantile » persiste en lui. Il me montre ensuite que sa mère, dès qu'elle sent que son fils ne dort pas, vient le rassurer pendant que son père, lui, dort profondément.

Je lui montre qu'en quelque sorte il sépare ainsi ses parents la nuit, donc le loup lui retombe dessus. Il laisse passer une émotion qui sera reprise par son rire lorsque ses parents seront ensuite présents. En effet, il est question à un moment


150 Michel Ody

de l'irritation du père, contre son fils, exprimée et répétée, lorsque le premier essaie d'aider le second pour son travail scolaire. « Le loup te retombe dessus », dis-je à l'enfant qui rit alors, ses parents aussi d'ailleurs, qui connaissent ce thème onirique chez leur fils.

Par ailleurs cette consultation me démontre que la mère est quelque peu agoraphobe avec des mécanismes contraphobiques. Elle a trouvé un meilleur équilibre en convaincant son mari de restreindre le périmètre des déplacements professionnels qu'implique son métier.

Je propose de nous revoir après l'entrée en 6e de Julien afin d'apprécier d'une part le degré éventuel de mobilisation de l'enfant, d'autre part une meilleure différenciation entre ce qui est assez internalisé, structural en lui, et ce qui relève d'un effet « catalytique » des parents.

Julien lors de cette seconde rencontre me dit ne plus faire de cauchemars. Ses résultats scolaires sont par contre un peu flottants, ce qui est reliable en partie au changement représenté par son entrée dans le cycle secondaire.

Cependant ce garçon pourra progressivement me montrer qu'au niveau de ses processus de pensée, lorsqu'il a à exprimer une idée, il ne sait plus au bout d'un moment de quoi il s'agissait, et il se « perd » (voir l'agoraphobie de sa mère). Ceci se reliait au contexte scolaire. Or, lorsque je le sollicite sur son activité imaginative pouvant infiltrer ce problème, Julien finit par déployer sans difficulté, et même parfois avec une certaine prolixité, un thème de lecture de type énigme policière. Je lui souligne le contraste entre les deux situations, scolaire et « criminelle ». Il sourit, intéressé et surpris.

Julien saisit assez bien alors ce qui renvoie à quelque chose d'intérieur à lui en regard de ce qui vient de ses parents (une certaine surprotection de la part de sa mère, un excès d'autorité de la part de son père, sa plainte de ne pouvoir recevoir des camarades chez lui, etc.), ce qui demande que nous avancions un peu avec eux aussi. Il en est d'accord.

Or, si la mère, en particulier, confirme le changement de son fils au sujet des troubles du sommeil de celui-ci, elle se plaint en même temps d'un autre changement : Julien s'oppose maintenant assez souvent à elle. Il est assez facile de lui montrer que ceci traduit en fait un mouvement d'autonomisation de son fils à un moment de préadolescence. Elle peut alors se reconnaître en lui lorsqu'elle avait son âge.

Cette évocation du passé me permit d'aller un peu plus loin. En effet à un moment donné, une fois qu'elle m'eut précisé certains éléments de son passé familial, elle fit le geste de rassembler ses mains, lequel figurait la nécessité de garder proches d'elle mari et enfants (Julien a une soeur cadette).

Elle saisit par mon intervention sur ce geste qu'elle répétait là, comme en un contrepoint, ce qu'elle avait vécu de façon centrifuge pour elle-même : rassem-


La question de l'interprétation 151

bler ses parents ensuite séparés, rassembler enfin les couples de ses parents remariés. Elle s'était en effet beaucoup employée à cela. Toute autonomisation de son fils ne pouvait que reproduire ces forces centrifuges du passé. L'incidence émotionnelle de mon intervention fut immédiate. Elle garda d'ailleurs plus tard le souvenir de ce moment de la consultation.

L'intérêt tant du père que du fils pour ce qui venait de se passer était évident. Il restait pour ce jour à « amorcer » la question de l'exercice de l'autorité du premier. Le temps qui nous restait permit de confirmer qu'il y avait là une difficulté au sens où ce père avait l'impression de tourner en rond. Il fut d'accord pour reprendre cela la fois suivante. Son fils quant à lui ne demandait rien d'autre que de poursuivre ce type de travail.

Quelques mois plus tard Julien m'annonce qu'il a près de 14 de moyenne. Lui qui était plutôt isolé a des camarades. Cette ouverture aux liens sociaux a en particulier impliqué un conflit avec un camarade privilégié. Celui-ci pratiquait le karaté et choisissait fréquemment Julien pour cible. Une explication s'en était suivie entre eux, ce qui avait remis les choses à plat. Julien a alors émis le désir d'apprendre le judo, ce à quoi sa mère s'était opposée, conclut-il.

Il ne verrait pas grand-chose d'autre dont il aurait à se plaindre et c'est parce que je le sollicite sur le passé des consultations par rapport à ses troubles du sommeil qu'il m'apporte un élément nouveau. Certes, il ne souffre plus de cauchemars, mais il me montre que, lorsque toute la famille est sortie le soir et rentre relativement tard, il met une heure à s'endormir et pense à l'image violente d'un film vu à la télévision récemment.

Passé un premier moment d'inhibition, il peut progressivement me communiquer le contenu d'un scénario d'enlèvement d'enfant avec son happy end. Ce récit de scénario a la particularité d'être assez calme par rapport à la violence supposée.

Cette contradiction me permettra d'une part de relier ce type de fantasmatique à son intérêt pour les énigmes policières dont on a déjà parlé, d'autre part de relever un certain blocage devant le récit de contenus violents. Je lui propose alors l'idée que ceci peut avoir un rapport avec le judo, objet de conflit entre sa mère et lui. Il sourit, ému.

Les parents ensuite présents, c'est la mère qui va rapidement être au premier plan. Elle y restera, m'amenant ainsi à reporter le projet prévu avec le père la fois précédente (même si ceci peut avoir une relation avec cela). Une fois que le père a fait part d'inhibitions de son fils dans les situations d'examen où plusieurs classes sont réunies, sa femme intervient avec des expressions telles que : « Il n'est plus dans son petit monde » ou « monde soudé ». Ceci me conduit à évoquer sa sensibilité dont on a déjà parlé. Elle réagit vite : « Je me souviens très bien » (le geste des mains rassemblées).


152 Michel Ody

La réaction de cette femme est ensuite assez spectaculaire. Elle me fait part d'un, conflit qu'il y a eu entre Julien et trois gaillards qui lui disputaient son ballon. Mme A., contre l'avis de tout son entourage, était prête à aller leur régler leur compte. Je contraste ceci avec l'opposition qu'elle fait à ce que son fils pratique le judo. Elle saisit à la fois parfaitement ce que je veux dire (par exemple la première chose qu'elle a vue dans la salle de judo était une affiche où était figurée une civière). Elle rationalise tant et plus jusqu'à finalement me dire que des amis lui ont fait remarquer que si elle continuait à agir ainsi avec son fils elle en ferait un homosexuel...

Je passe sur le fait que lui avoir proposé à un moment donné de réfléchir au projet d'avoir des entretiens pouvant déboucher sur une psychothérapie n'a pas été suivi d'effet.

Nous nous séparons sur le même principe qu'habituellement.

Cette fois, dans le courant du premier trimestre de l'année scolaire suivante, le père sera au premier plan.

Julien, qui est donc en 5e, est « seulement » dans la moyenne de sa classe. Rien dans un premier temps ne paraît reliable à ceci au-delà du fait qu'il comprend que se répète ici le processus d'entrée en 6e. Puis il finit par me dire qu'il pense souvent à autre chose qu'à son travail. Or ce qu'il me communique n'est plus directement en tous les cas dans la ligne fantasmatique précédente. Il me parle en fait de désirs tout à fait de son âge : avoir comme ses copains des baskets « Nike » et une console pouvant remplacer la sienne plutôt vieillotte.

Voilà donc son problème principal car quant à son sommeil il me dit ne plus avoir « aucun » problème. Je parle donc un moment avec lui de l'adolescence, du groupe des pairs, de son sentiment d'être exclu de celui-ci, ce qu'il confirme, et nous en arrivons cette fois à son père, que Julien implique comme principal opposant à ses désirs.

Ce sera l'occasion, une fois les parents présents, de solliciter ce père vers son passé à partir de ce conflit avec son fils une fois qu'il aura été possible de dépasser le registre actuel des considérations critiques paternelles. Dès lors, M. A... confie qu'il est issu d'un milieu modeste, les quatre membres de la famille — il a un frère — vivant dans une seule pièce. Il n'était ainsi pas question, par exemple, de recevoir un camarade (nous avons vu que c'était une plainte de Julien pour lui-même). D'autres choses furent encore confiées. Passé un moment d'irritation relatif aux conditions matérielles dont son fils bénéficiait par rapport à ce qu'il avait vécu, enfant, M. A... parut sensible à ce que je lui proposais : sa vigilance à ce que son fils ne « dépasse » pas trop les conditions qu'il avait vécues risquait d'aboutir au résultat inverse de celui recherché, même si l'on pouvait comprendre le principe éducatif paternel de ne pas satisfaire tout désir d'enfant. Je lui proposais donc une version contre-oedipienne symbolique. M. A... fut touché,


La question de l'interprétation 153

compromis pratique et économique, date comprise, fut conclu entre père et fils à propos des objets désirés.

La fois suivante, c'était un mois après Noël, Julien m'annonçait immédiatement qu'il avait les deux objets et qu'il avait participé à leur achat avec ses économies personnelles. Il ajouta qu'il avait eu des 20/20 en classe. Ceci lui permit de me parler de son père, en des termes assez fins d'ailleurs, tant à propos de la famille paternelle, de ce qu'il vivait de trop autoritaire chez son père, et on retrouvait son trouble dans le cadre du travail scolaire avec celui-ci.

Or c'est justement de ceci dont il va être question avec M. A..., lequel après avoir confirmé les propos de son fils, va se plaindre des conflits qu'il y a avec Julien lorsqu'il s'agit de l'aider. Progressivement M. A... peut dépasser le registre de la seule implication de son fils pour constater qu'il réagit avec trop de force à ce qu'il ressent comme passivité chez Julien. Ceci sera l'occasion, devant une mimique de Mme A... que je relève, pour que celle-ci dise que son mari estime qu'il a un garçon qui est un peu comme une fille et une fille comme un garçon.

M. A... surpris reproche à sa femme de dire cela puisqu'il n'en a jamais parlé à son fils. Je dis qu'il m'étonnerait que cela soit une réelle découverte pour Julien, ce que celui-ci confirme. Ce moment sera en outre l'occasion de compléter cette problématique par le rappel de l'épisode où Mme A... voulait aller régler leur compte aux trois gaillards qui avaient agressé son fils. « Elle était Zorro », commentera M. A..., constatant ainsi que les problèmes d'identification sexuelle étaient quelque peu complexes.

Après réflexion, M. A... va nous dire que, dans le fond, son fils l'a un peu pris pour un loup, ce qui boucle ce que nous avions vu au début de ces consultations, maintenant que M. A... est venu au premier plan. Ce père est assez touché par son propre constat et saisit qu'il peut être difficile de chercher telle réponse à telle question scolaire lorsqu'on a l'impression qu'on peut se faire manger comme un agneau.

Nous nous séparons sur la même perspective de travail, à ceci près que sont mieux différenciés les mouvements qui viennent de chacun, y compris inconsciemment. Julien a assez bien compris que si, malgré l'évolution qui reste positive, il se retrouve répétitivement devant des inhibitions qui dépassent ce dont nous parlons en consultation avec ses parents, c'est-à-dire s'il sent qu'il y a quelque chose qui lui est plus personnel, une psychothérapie pourra lui être proposée.

Quelques commentaires

Dans cette situation « intermédiaire » et banale que nous venons de présenter, un autre consultant aurait pu tenter d'indiquer une psychothérapie pour


154 Michel Ody

l'enfant. Elle aurait certainement nécessité une activité du thérapeute, contrepoint de la passivité de Julien. Par ailleurs les capacités d'acting contraphobiques de la mère n'auraient pas garanti la continuité du traitement.

En ce qui me concerne, j'ai donc préféré me donner le temps d'apprécier ce qui, compte tenu du poids des éléments de caractère de chacun des parents, pouvait déjà être mobilisable à partir des relations parents-enfants dans la consultation elle-même.

Un tel choix conduit à « accepter » que les résolutions symptomatiques éventuelles qui suivront reculent la possibilité de mettre en oeuvre une psychothérapie individuelle, alors que la qualité structurale reste présente.

C'est ce qui s'est passé chez Julien à propos de ses troubles du sommeil et de ses résultats scolaires. Restait, au niveau même de ses processus de pensée, ce qui interrogeait la séquence passivité-masochisme-féminité.

C'est d'ailleurs vers quoi tout converge à l'issue de cette séquence de consultation, tant dans ce qui est actif à ce sujet chez l'enfant que dans ce qui participe à cela chez chacun des parents, jusqu'aux identifications sexuelles.

La situation reste donc ouverte au moment de ces lignes. Ajoutons simplement que, si une psychothérapie devient à un moment possible pour Julien, elle s'établira sur d'autres bases que si elle avait été indiquée dès le départ.

Quelques remarques techniques

En ce qui concerne le travail avec l'enfant seul, il n'y a pas de différence radicale avec l'analyse à propos des interventions et interprétations que l'analyste donne, du moins au départ. Le dénominateur commun entre les deux situations est représenté par le travail au niveau du préconscient, donc à partir et avec les mots et les choses de l'enfant. Prennent place ici les interprétations symboliques ou symbolisantes 1. Ce qu'il est convenu d'appeler interprétation du fantasme inconscient, et qui renvoie aux fantasmes originaires, ne saurait trouver sa place qu'après un certain temps d'analyse (pour les différences entre les deux processus, voir notes 1, 2 et 3).

Cependant l'activité verbale du consultant est certainement plus importante que lors d'une séance d'analyse, différence de fréquence oblige.

S'il existe une certaine spécificité de la consultation thérapeutique, c'est

1. M. Ody, Le langage dans la rencontre entre l'enfant et le psychanalyste. Rapport du XLVIIe Congrès CPLPR, Revue française de Psychanalyse, 1987, 52, n° 2, p. 303-367

2. M. Ody, Consultation thérapeutique, cure de l'enfant. Processus et changement, Textes du Centre Alfred-Binet, 1991, n° 18, p. 1-22.

3. .M. Ody, Régression, progression. Consultation thérapeutique, psychanalyse de l'enfant, Revue française de Psychanalyse, 1992, 56, n° 4.


La question de l'interprétation 155

dans le temps où le travail se fait avec l'enfant et parents présents. Nous en avons décrit les grandes lignes au début de ce travail. Les points critiques se situent au moment où le consultant transmet auprès des parents ce qu'il a pu repérer à partir du fonctionnement de l'enfant et qui sous-tend les difficultés pour lesquelles ils consultent.

Tout peut alors se rencontrer dans la réaction des parents : évitement, indifférence apparente, acceptation « comme si », différentes « figures » de la négation (jusqu'au déni), ou au contraire résonance associative (jusqu'au passé personnel).

Toujours est-il qu'à ce niveau des interinvestissements parents-enfant, seule la prise de conscience de répétitions directes ou inversées permettra une mobilisation chez chacun des protagonistes, répétitions qui sont fixées dans le passé des parents. Elles concernent, bien sûr, les avatars de leur organisation oedipienne.

Nous l'avons dit, un premier temps de travail consiste à faire s'exprimer les modalités pulsionnelles de l'enfant (ce qui est de l'ordre du sujet). Ce qui en est transmissible aux parents peut entraîner des réactions à valeur contre-investissante banale, sauf en cas heureux de résonance associative immédiate. Dans les situations plus préoccupantes, la réaction mobilise avant tout le narcissisme prévalent d'un parent : celui-ci tend à dénier ou à mettre sous emprise toute expression pulsionnelle de son enfant 1. Le chemin sera plus long vers la prise de conscience des répétitions que nous évoquions.

Celle-ci implique en effet que le parent finisse par « tourner » ses investissements vers un autre enfant, c'est-à-dire celui qui est en lui-même. Se creuse ainsi un espace qui restitue celui nécessaire à la vie pulsionnelle de l'enfant. C'est un mouvement triangulaire qui s'opère. Il ne nous étonnera guère de trouver ici une corrélation entre cet espace et la potentialité oedipienne.

Ce qui se mobilise ainsi chez un parent à partir de ce qui s'exprime en lui sur un mode contre-pulsionnel pour son enfant jusqu'à la rencontre avec son passé concerne avant tout son Moi et plus particulièrement identifications et contreidentifications. La part d'énergie qui était enclavée dans le Moi et dès lors rendue disponible peut aussi bien participer à l'établissement d'une homéostasie nouvelle qu'à une ouverture vers un travail personnel pour un des parents.

La consultation thérapeutique a en effet ses limites et n'est pas une panacée. Sa fonction est double : éviter les indications d'analyse d'enfant intempestives, et (ou) mieux les préparer. La confrontation d'un sujet (lorsqu'il est suffisamment advenu) avec son univers pulsionnel, avec sa sexualité, ne saurait se faire que dans le cadre d'une cure personnelle.

1. Ody, 1991.


156 Michel Ody

Avant d'en arriver à cela (pensons à ces retours d'enfant à l'âge adulte), la consultation thérapeutique peut parfois prendre une vitesse de croisière sur fond de rythme espacé.

Evolution et progrès se font toujours conflits, voire « crises » ponctuelles devant le changement, les nouveaux investissements relancent la dynamique évolutive. Bref, le consultant est devenu le « psy » de famille, analogiquement au médecin de famille.

Michel Ody

72, rue Bonaparte

75006 Paris


Théorique

Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation

Michel FAIN

La question posée par Jean-José Baranès et Claude Janin qui introduisent le présent numéro de la RFP, je les cite : «... de nos jours, la conception mémorielle de la cure, qui fait à l'interprétation (reconstruction une place essentielle, n'a-t-elle pas cédé le pas à une conception processuelle... plus attentive cependant aux capacités transformatrices et de vectorisation de l'appareil psychique aux prises avec la compulsion de répétition, ainsi que sa tolérance, à l'inconnu, à l'absence et au négatif ? », cette question ne s'inscrit-elle pas dans une perspective historique ellemême marquée par la répétition ? L'allusion à la mutation des traces mnésiques en souvenir en tant que but de la cure est à la fois mise au premier plan et en question : ne s'agit-il pas d'un point de vue dépassé, notion qui atténue une affirmation fréquemment prononcée à propos de Freud le qualifiant de « dépassé ».

« Freud dépassé », n'est-ce pas, par un renversement de sens, une locution qui spécifie Freud ? Je n'ai jamais entendu dire que Pasteur ou Planck par exemple étaient dépassés. Ils ont droit au maintien au niveau du souvenir, alors que « Freud dépassé » est prié d'aller se situer dans une position qui en dernière analyse l'honore, au niveau de la trace mnésique. Là se situe la répétition : dès que se profilent à l'horizon psychanalytique des perspectives nouvelles, elles servent au moins dans un premier temps à montrer que « Freud est dépassé ». Il ne s'agit pas là d'une critique mais d'une constatation qui attire l'attention sur un dynamisme qui pose la question : qu'est-ce qui est dépassé chez Freud ? Pourquoi un progrès en psychanalyse s'étaye-t-il sur le besoin de reléguer un aspect de Freud au niveau de la trace mnésique ? Les auteurs de l'argument ne le situent-ils pas, peut-être sans le vouloir, au niveau de l'interprétation ? A vrai

Rev. franç. Psychanal, 1/1993


158 Michel Fain

dire l'interprétation est la clé de voûte de l'édifice psychanalytique, et parler d'elle revient à mettre en cause toute la psychanalyse.

C'est elle qui confère à la Traümdeutung sa valeur de révélation d'une structure s'établissant entre le narcissisme du sommeil et la réalisation hallucinée d'un désir grâce à tout un travail psychique, révélation d'un modèle de la relation des effets de la tension du désir avec le narcissisme. Tension du désir décrite d'emblée dans sa complexité allant d'une pensée porteuse d'un souhait actuel mise en latence, renforcée par les désirs inconscients autrefois refoulés, bien que redevenus eux aussi actuels grâce à leur capacité d'effacer la temporalité. Je ne crois pas — en tout cas aucune lecture ne m'en a donné jusqu'à présent l'impression — qu'il ait existé un seul psychanalyste ayant le génie de Freud en matière d'interprétation, telle qu'il le révèle dans L'interprétation des rêves. Personne ne l'a dépassé dans ce domaine, voilà probablement une des vérités qui portent à démontrer que Freud est dépassé.

La mise en valeur de l'influence des positions prégénitales s'appuya bien souvent sur l'idée d'une avancée de la pensée au-delà de l'OEdipe, avancée qui, modifiant l'interprétation de certain matériel, ouvrit la porte à des critiques concernant l'inefficacité d'interprétation n'éclairant que les positions oedipiennes. Bien sûr, le fait que l'accent mis sur l'existence de positions régressives entraînait ipso facto une décomplexification du matériel et conférait une plus grande aisance à formuler les interprétations ne fut pas envisagé. Autrement dit, seuls les aspects positifs d'une telle régression furent soulignés sans que soient notés les effets déficitaires qu'elle comportait. Le problème posé par le devenir des traces mnésiques, en principe effacé par une régression trop importante, n'a pas reçu jusqu'à présent de réponses satisfaisantes.

A ma connaissance, ce sont les analystes s'intéressant à la somatisation qui, les premiers, attirèrent l'attention sur les effets traumatiques que comportait pour un sujet marqué par les effets d'une profonde régression la perception de l'existence d'individus à structuration oeidipienne. Cet effet traumatique constitue une intense coexcitation qui cherche alors sa voie dans les manifestations positives liées à la régression, manifestations destinées alors à masquer les effets déficitaires. Peu étonnant alors que ces manifestations positives comprennent fréquemment des aspects mégalomaniaques. Attirer l'attention sur ces aspects, où la force de la pulsion s'origine dans l'insupportable déception qu'entraîne la perception de son inachèvement, implique quant à une interprétation formulable plusieurs impératifs :

1 / Il ne s'agit pas qu'elle révèle par son organisation même le manque qui afflige le sujet.

2 / Si elle n'interprète que les aspects positifs de la régression, confortant le sujet dans sa situation, elle n'aura strictement aucune efficacité.


Nécessité d'un référent 159

3 / Un des manques flagrants de ces types de régression est la disparition de la régression formelle. Autrement dit les effets de liaison sont absents, et en conséquence cette forme de logique de l'inconscient décrite par Michel Neyraut qui s'étaye sur l'aptitude de la liaison à assurer des satisfactions substitutives du désir s'altère. En de tels cas, toujours suivant le même auteur, s'y substituent des logiques primitives (pensée = acte, ça = ça). Ce mode logique devient le terrain par où de tels patients sont accessibles.

Cette description par trop schématique n'a pour but que de montrer l'importance, dans une construction qui se veut théorique, d'un système réfèrent. Auparavant on peut remarquer combien les notions de négatif, d'irreprésentabilité sont venues en pointant en fait le manque qu'avaient laissé les premières études sur les effets des régressions prégénitales.

Ceci revient à dire que l'interprétation suit au plus près la clinique du matériel produit par le patient. Complexe, si ce matériel témoigne de la présence d'une régression formelle qui montre la coexistence conflictuelle de la visée pulsionnelle avec les résistances du moi, imposant à ce dernier un travail de compromission constitutif de la névrose de transfert ; simplifiée, si à la régression formelle se substituent des logiques primitives ne décrivant que le sens des pulsions régressives. Cette simplification masquera la chose essentielle : pourquoi l'interprétation portant sur les pulsions simplifiées par la régression a-t-elle perdu cette complexité que tout le monde reconnaît comme l'indice d'une bonne évolution ? Que manque-t-il au matériel de ce patient fixé dans ces logiques primitives ? Comment perçoit-il douloureusement ce manque ? Ne se trouve-t-il pas dans ce défaut d'achèvement du moi une source permanente de coexcitation (je rappelle ici l'opinion de Freud sur les désordres économiques qu'entraîne la déception) qui ne trouve de mauvaises voies d'expression que dans ces logiques primitives ? Ces questions impliquent la connaissance d'une situation référente d'une curetype, cure de conception strictement théorique, où le moi du patient s'achève au contact de la néo-réalité que constitue le cadre.

Parodiant une affirmation de Freud qui figure dans l'interprétation des rêves et qui dit que le rêve de tout un chacun est interprétable en quelques heures, nous avions, D. Braunschweig et moi-même, postulé que le moi d'un patient analysé était le lieu où il pouvait interpréter son propre rêve en quelques heures, mais, avions-nous ajouté, en situation analytique, cette interprétation étant faite en présence de son analyste rendu muet par la capacité interprétative de son patient (interprétation témoin de la différenciation du ça au contact de la réalité du cadre de la cure psychanalytique). Ainsi, l'interprétation « idéale » pouvant servir de réfèrent est celle qu'un analysant se donnerait à lui-même, à voix haute, en présence de l'analyste dont la technique aurait permis l'éclosion de ce processus. Vus sous cet angle, les problèmes posés, par l'interprétation sont


160 Michel Fain

ceux de sa communicabilité. Le sujet, tel qu'il se représente dans un rêve, est inaccessible à la communication qui pourrait lui être faite des pensées latentes à l'origine du travail du rêve. Les entendrait-il qu'il les transformerait immédiatement en processus hallucinatoire restant fidèle au but à atteindre : parvenir, grâce à un processus régrédient, à une satisfaction hallucinatoire du désir. C'est pourquoi, à juste titre, l'interprétation au cours de la cure a-t-elle été considérée comme un processus d'éveil, autrement dit de reprise de contact avec la réalité. Or, dans les situations de régressions pré-oedipiennes évoquées plus haut, si la complexité souhaitable des processus mentaux apparaît encore, elle se situe au sein de comportements qui, vus objectivement d'un extérieur inaccessible au patient, donnent à ces comportements des aspects oniriques, c'est-à-dire dont la visée principale est une décharge ignorante de toute réalité, y compris les interprétations formulées à leur propos.

En un mot, l'interprétation risque de n'être entendue que sous la forme d'une révélation brutale de tout ce qui manque au patient, autrement dit en recréant les situations traumatiques génératrices de son état, ce qui ne peut que réanimer les solutions pathologiques qui le font souffrir. C'est ce qui m'a fait dire qu'il y a alors davantage un transfert d'événements qu'un transfert de relations archaïques aux objets. La lutte contre la répétition traumatique cherchant à transformer la surexcitation en coexcitation est la source de la mauvaise relation à l'objet, conséquente alors et non originaire.

C'est dire combien le vieil adage qui conseille aux analystes « d'interpréter au plus près du moi » conserve toute sa valeur et qu'il reste à l'origine de tous les travaux concernant les cas difficiles. Ce « au plus près du moi » peut paraître une gageure quand ce moi risque de n'entendre qu'une constatation de son échec, alors que l'analyste voudrait qu'il y voit un espoir. Pour ne pas terminer cet écrit dans un certain pessimisme, bien qu'il n'entrait pas dans mon propos de parler de technique, je pense que la locution « au plus près du moi » vise une aspiration à la complétude, à l'achèvement qui persiste dans la majorité des cas. Cette aspiration est à mon avis, implicitement ou explicitement présente dans beaucoup de travaux contemporains 1.

Michel Fain

15, rue d'Aboukir

75002 Paris

1. Cette aspiration est explicitement inscrite dans les travaux de Belà Grunberger portant sur le Narcissisme, de Janine Chasseguet-Smirgel dans ses études sur l'Idéal du moi, et dans la conception de l'Inachèvement décrite par Robert et Ilse Barande.


POINT DE VUE

D'UN ÉGYPTOLOGUE



Rêves d'identité et identités rêvées L'Egypte ancienne ou l'Orient perdu et retrouvé

Alain ZIVIE

En avril 1985 a eu lieu au Caire un important colloque organisé sous l'égide du Centre d'Etudes et de Documentation économique, juridique et sociale (CEDBJ) relevant du ministère des Affaires étrangères et du CNRS. Celui-ci, intitulé D'un Orient l'autre — les métamorphoses successives des perceptions et connaissances, fut un succès. Il constitua indéniablement un événement dans le monde des recherches orientalistes, et d'abord justement parce qu'on y discuta et affronta de face la notion même d'orientalisme et donc d'Orient.

La majorité des participants étaient des spécialistes de l'Orient médiéval, moderne ou contemporain, surtout bien sûr dans sa composante égyptienne. Malgré, ou à cause de cela, il parut bon à l'organisateur de cette manifestation, JeanClaude Vatin, alors directeur du CEDEJ, de me demander d'étudier, en tant qu'égyptologue, et donc spécialiste d'un élément de l'Orient ancien, comment pouvait se situer le thème du colloque dans une perspective égyptologique. Séduit par cette question et intéressé par la discussion avec tant de spécialistes travaillant sur un monde à la fois identique (l'Egypte) et totalement différent (l'Egypte postpharaonique), j'acceptai l'invitation et présentai une communication intitulée : « L'Egypte ancienne ou l'Orient perdu et retrouvé ».

La publication des communications prit malheureusement beaucoup de temps et ne fut effective qu'en 1991, sous la forme de deux volumes reprenant le titre du colloque, mais sous une forme élargie, avec plutôt l'aspect d'un grand ouvrage collectif, organisé autour d'un thème fort bien structuré et qui mérite une très large audience auprès de tous les spécialistes de sciences humaines.

Ce long délai entre la remise du manuscrit et sa parution 1 ne m'a pas permis de

1. Cf. D'un Orient l'autre — les métamorphoses successives des perceptions et connaissances, Paris, Ed. du CNRS, 1991. Vol. I : Configurations, et vol. II : Identifications. L'article en question occupe les p. 35 à 44 du vol. I.

Rev.franç. Psychanal, 1/1993


164 Alain Zivie

mettre celui-ci à jour en tenant compte des données et découvertes nouvelles qui auraient pu apparaître depuis 1985. Pourtant, tel qu'il était, le Dr Jean-José Baranes, avec qui j'ai bien souvent évoqué ces thèmes, a jugé que mon texte pouvait intéresser les lecteurs de la Revue française de Psychanalyse. Je crois comprendre pourquoi. Nul besoin en effet d'invoquer ici les célèbres connexions égyptiennes (égyptologiques) de Freud (et de nombre de ses successeurs) pour justifier ce choix qui aurait pu paraître surprenant de prime abord. Ce qui a sans doute semblé digne d'intéresser le lecteur de cette revue, c'est d'abord cette interrogation sur l'identité à travers un exemple prestigieux et lointain, l'identité qu'on possède et celle qu'on vous attribue, mais aussi celle qu'on se rêve et qu'on vous rêve, celle enfin où se rejoignent peut-être sujet et objet.

C'est en tout cas ce qui justifie à mes yeux la présence de cet article dans cette revue 1, présence rendue possible du fait des encouragements efficaces de J.-J. Baranes et bien sûr de sa sélection par le Comité de rédaction que je remercie ici pour l'intérêt manifesté ainsi envers ce nouveau visage de la question d'Orient.

Il existe dans les sables de Saqqarah, près de Memphis, une tombe superbe découverte il y a moins de deux décennies par une mission anglo-hollandaise : celle du général de la fin de la XVIIIe dynastie, Horemheb. Celui-ci, après le fameux épisode dit amarnien qui vit le règne d'Akhénaton et de ses successeurs immédiats, parvint à monter sur le trône et de ce fait fut finalement inhumé dans une autre tombe aménagée selon la tradition dans la Vallée des Rois, à Thèbes.

La sépulture memphite d'Horemheb fut pillée au siècle dernier, comme tant d'autres. Plusieurs parois décorées de magnifiques reliefs ont été mises en pièces et ces membra disjecta se sont retrouvés dans divers musées ou collections. Mais bien d'autres scènes sont restées en place et leur découverte (en fait une « redécouverte » car une partie de la tombe avait été connue avant d'être réensablée et oubliée), en 1975, a constitué un événement archéologique de premier plan 2.

Que nous révèlent une grande partie des scènes qui constituent le décor de cette sépulture ou plutôt de sa partie cultuelle, accessible aux vivants ? En fait, elles nous font revivre l'atmosphère idéologique et politico-militaire qui prévalait alors en Egypte, vers le XIVe siècle avant notre ère. L'Empire égyptien, bien que fissuré, est

1. Outre son nouveau titre, l'article a subi quelques modifications et améliorations formelles, ainsi que quelques légères mises à jour dans les notes, celles-ci comme celles-là n'ayant pas été possibles dans la première version que n'avait précédée aucune remise d'épreuves à corriger.

2. La publication complète de ces reliefs vient de paraître récemment : G. T. Martin, The Memphite tomb oj Horemheb Conmander-in-Chief of Tut'ankhamun, vol. I, Londres, 1989.


Rêves d'identité et identités rêvées 165

encore brillant et plein de superbe. Délégués ou prisonniers étrangers sont amenés devant Horemheb, véritable régent du royaume. Des hommes de tous les horizons du monde d'alors et plus particulièrement des contrées voisines sont introduits, le plus souvent de force, en présence de l'Egypte triomphante. Dans des scènes d'un art consommé, avec une maîtrise qui atteint ici un de ses sommets inégalés, les artistes égyptiens ont représenté à travers le prisme idéologique alors en vigueur les Syriens, les Cananéens, les Libyens, les Nubio-Soudanais, face aux maîtres égyptiens. Tous ces étrangers ont des traits ethniques, soit culturels (vêtements, coiffures, attitudes, etc.), soit purement physiques qui, réunis, frôlent presque la caricature et qu'accentuent encore les situations dramatiques où on les met en scène : certains supplient, crient, beaucoup sont entravés par des menottes ; un Africain reçoit un coup de poing en plein menton d'un soldat égyptien beaucoup plus petit que lui. Femmes et enfants sont parfois présents et ajoutent à la confusion et au caractère dramatique de la scène. On imagine bien l'atmosphère qui sous-tend ces moments où l'Egypte se donne à voir—ou à rêver—sa supériorité brutale.

Cette brutalité et le contraste entre l'ordre égyptien et la confusion étrangère sont encore accentués par la manière dont sont représentés les Egyptiens euxmêmes. Jamais encore peut-être ceux-ci n'avaient été à ce point idéalisés. Excepté quelques expressions marquées ou pittoresques, ce qui caractérise les Egyptiens mis en scène ici, simples soldats, mais surtout fonctionnaires, scribes et grands personnages, c'est en effet leur impassibilité, leur beauté calme et déterminée, leurs visages lisses et sereins, presque asexués, enfin. Au fond, ils en deviennent presque irréels. Leur perfection les rend abstraits, sans attaches, sans rapport avec les pantins souvent « grotesques » (voulus comme tels en tout cas) qui les entourent et les dépassent parfois d'une bonne tête. Si un art exceptionnel n'avait pas transfiguré tout cela, on songerait à ces représentations des sociétés totalitaires modernes où l'idéologie omniprésente a suscité un art ou plus souvent une imagerie (présente aussi bien sur les grands monuments que sur les affiches ou les calendriers) dans laquelle une sorte de surhumanité, dont l'apparence est sans réel rapport avec l'aspect physique véritable des populations concernées, marche vers quelque avenir radieux en écartant et en renversant ennemis, contre-révolutionnaires ou soushommes (au choix). Certes, ce rapprochement pourrait choquer mais il ne doit servir qu'à souligner ce fait qu'on retrouve bien souvent ailleurs que dans la tombe d'Horemheb : les Egyptiens peuvent se penser et se montrer différents au point d'en paraître irréels. Leur prétention à être les hommes par excellence (romé, en égyptien), servie par des artistes hors pair, est telle qu'ils ne sont plus que des concepts, plus que des idées. Opposés à tous, différents de tous, ils sont de nulle part, ils sont Egyptiens, voilà tout, fondamentalement à part et particuliers.

Quand on constate cela, comment s'étonner alors que, confortés par les anciens Egyptiens eux-mêmes, les usagers modernes de l'Egypte ancienne et tout


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particulièrement ces usagers professionnels que sont les égyptologues, aient bien souvent adopté cette vision de l'Egypte et qu'ils aient cru bon, qu'ils croient bon de la diffuser autant que possible ? L'Egypte ancienne serait à part, elle serait presque totalement isolée de ses voisins. Tout au plus subirait-elle ou exerceraitelle des influences, mais celles-ci seraient par nature extérieures à son essence. Cette essence, elle, serait spécifique et irréductible.

Mais saisit-on toujours que, ce disant, nous faisons de l'Egypte ancienne une abstraction et des Egyptiens des êtres irréels ? Et que sans toujours bien nous en rendre compte, nous épousons ainsi et faisons revivre une des représentations archétypiques les plus prégnantes de l'Egypte ancienne, avec le risque réel de tomber dans les stéréotypes et les clichés ?

Au fond, la tombe d'Horemheb et l'insularité radicale — prétendue ou réelle — de l'Egypte ancienne amènent à poser ou reposer une question toute simple et fondamentale, question qui, je l'avoue, me laisse toujours perplexe et à laquelle, quoique égyptologue, je ne sais pas toujours bien répondre : où était donc située l'Egypte ancienne ?

Poser cette question, ou du moins tourner autour, c'est évidemment recouper directement le thème du colloque D'un Orient l'autre (sous-titré : Les métamorphoses successives des perceptions et connaissances). C'est nécessairement affronter la question d'Orient, ou plutôt la question de l'Orient qui est au centre des débats.

Certes, si on reprend ce qui a été dit plus haut et si, dans la lignée des Egyptiens eux-mêmes — je veux dire des anciens Egyptiens — on penche pour l'insularité intrinsèque de cette civilisation, on aura vite fait de répondre : nulle part ! l'Egypte ancienne n'était nulle part ! Ou, tout au plus et en reprenant le mot de tel homme politique et en le transposant à notre problème : l'Egypte ancienne était ailleurs ! On pourrait aussi formuler la réponse autrement, comme cela ressort souvent des manuels et des ouvrages généraux sur l'Egypte ancienne. On pourrait dire tout simplement : l'Egypte ancienne était située en Egypte, un point, c'est tout.

Malgré les apparences, il ne s'agit pas là de quelque tautologie ou « lapalissade », mais de l'implication sous-jacente de bien des présentations de l'Egypte ancienne qui insistent non seulement sur la spécificité unique de l'Egypte comme civilisation, mais aussi sur le primat géographique, sur les données terrestres et quasi charnelles de cette culture, données qui lui seraient consubstantielles, quitte à reprendre la vieille théorie des climats en la dépoussiérant et en la modernisant un peu. L'Egypte ancienne serait le produit de l'Egypte, territoire unique et exceptionnel, isolé du reste du monde par ses déserts, doué de caractéristiques presque miraculeuses. C'est ainsi que Hérodote et, à sa suite, tant de voyageurs et d'auteurs « classiques » ont pu s'extasier sur le Nil, sa crue annuelle et d'autres faits et traits quasi merveilleux.


Rêves d'identité et identités rêvées 167

Mais quand on dit que l'Egypte ancienne était tout simplement située en Egypte, se pose alors le problème de l'autre Egypte, celle qui a succédé à l'ancienne avec une plus ou moins radicale solution de continuité, celle d'aujourd'hui, d'hier et, en comptant large, celle d'avant-hier. Car il faut bien évoquer, même du bout des lèvres, cet autre qui prend de la place et qui, il faut bien le dire, nous empêche parfois d' « égyptologiser » en paix. Comme l'Egypte ancienne gêne sans aucun doute, par sa présence muette et pesante en arrièreplan, ceux qui souhaitent se cantonner à l'étude de l'Egypte moderne ou contemporaine ? Certes, pour l'usager souvent fanatique et monomaniaque de l'Egypte ancienne, l'Egypte postpharaonique n'est souvent qu'un épiphénomène, une péripétie pour utiliser un langage gaullien. Poussons jusqu'au bout. Dans l'inconscient égyptologique, dans son non-dit mais éventuellement aussi dans son discours explicite, l'Egypte cesse d'être l'Egypte en cessant d'être ancienne, même si d'autres cultures l'habitent par la suite et vont jusqu'à « usurper » son nom. Du reste, le terme même d'égyptologie le suggère, celle-ci étant la science qui vise à la connaissance de la seule Egypte ancienne. Cette indifférence amusée ou un peu méprisante des égyptologues pour l'autre Egypte, il faut bien dire que ceux qui s'intéressent à l'Egypte postpharaonique et surtout postchrétienne la leur rendent bien. A moins que ce ne soit le contraire ?... Bien entendu, cela n'exclut pas qu'il y ait de nombreux spécialistes qui ont compris que couper l'Egypte en tranches pouvait parfois être une entreprise nocive. Qu'il soit permis d'évoquer ici la mémoire du grand égyptologue Serge Sauneron, décédé accidentellement en 1976, qu'un tel débat aurait sans doute passionné et dont une oeuvre comme Villes et légendes d'Egypte 1 montre que l'opposition qui vient d'être évoquée n'est pas toujours la règle, loin de là. Dans l'autre camp, si je puis dire, n'a-t-on pas un Gaston Wiet qui, par exemple dans son commentaire de L'Egypte de Murtadi 2, fournit à l'égyptologue un véritable régal d'érudition et de perspectives excitantes pour l'esprit ?

Pour la plupart cependant, tout se passe au fond comme si une coupure radicale dans le temps avait séparé l'Egypte en deux mondes sans rapport l'un avec l'autre. Et chacune de ces deux Egypte voudrait être considérée pour ellemême, l'ancienne prétendant en plus à une altérité radicale par son exceptionnel éloignement dans le temps. Mais considère-t-on jamais l'Egypte ancienne pour elle-même ? Merveilleuse machine à faire fantasmer, n'est-elle pas aussi une sorte d'auberge espagnole où chacun trouve à « se mettre sous la dent » ce qu'il a apporté, parfois sans le savoir, qu'il s'agisse des curieux, des gens pressés, des « pyramidologues » et autres illuminés que cette civilisation attire

1. S. Sauneron, Villes et légendes d'Egypte, 2e éd., Le Caire, FAO, 1983.

2. G. Wiet, L'Egypte de Murtadi fils du Gaphiphe, Paris, 1953.


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en grand nombre, des voyageurs et des amateurs éclairés et même, pourquoi pas, des égyptologues ?

C'est vrai, les égyptologues ne sont pas gens de nulle part. Ce sont des hommes de science qui participent de leur époque, de leur pays, du mouvement des idées qui les entoure. Il est normal qu'ils aient vu l'Egypte à travers les questions, les interrogations et les grilles interprétatives en vigueur au moment où ils travaillaient. Et ils n'ont pas pu faire autrement que de se situer et que de situer l'Egypte ancienne par rapport à la question de l'Orient, par rapport à l'Orient tout simplement.

Le problème a toujours été double. D'une part, l'égyptologue est confronté, en venant travailler en Egypte, à l'Orient dans son acception la plus prosaïque, dans sa réalité quotidienne. Un Orient qui a évolué et changé, mais qui est toujours présent, même s'il est parfois insaisissable. Un Orient auquel on tenta au début de se fondre, au moins dans les apparences ; tels Champollion, Rosselini et tant d'autres qui, aux temps héroïques, se laissent pousser la barbe et vont enturbannés, fiers comme des janissaires, tandis que, ravis de leur plaisanterie et de leur mascarade (du reste souvent nécessaire pour des raisons de sécurité), ils finissent sans doute par se croire quelque peu Turcs ou Arabes. Plus tard, épousant toujours les coutumes et les réactions de leur monde et de leur culture, les égyptologues cherchent au contraire à bien marquer leur différence avec le monde environnant et à montrer par leur tenue et par leur vie qu'ils sont d'Occident, suivant en cela l'évolution générale des voyageurs et des résidents européens en Orient (le moyen de faire autrement ?). Mais cet Orient-là, c'est un Orient sans grande importance, qui n'engage à rien, si l'on peut dire. C'est l'Orient quotidien, l'Orient actuel ou moderne.

A la limite, il est possible de ne pas le voir, de l'ignorer et de projeter sur le réel le mythe de l'insularité égyptienne, de l'altérité radicale de cette culture et de ce pays. C'est alors le triomphe du thème, du cliché même, de l'éternelle Egypte. Rien n'aurait changé, paraît-il. Le même paysan se pencherait sur la même araire, les mêmes femmes iraient puiser l'eau au canal ou au Nil avec les mêmes gestes immémoriaux et hiératiques, les mêmes fêtes, à peine transformées, rythmeraient la vie des campagnes. L'éternité de l'Egypte, ce serait ce temps arrêté, grâce à quoi l'Orient un peu intempestif du quotidien peut éventuellement être évacué. Mais l'évolution brutale de ces trente dernières années, la fin de la crue du Nil et de ses fastes et spectacles 1, l'acculturation galopante et le développement accéléré ont mis fin à cette image de l'Egypte immobile et figée dans son

1. Comme par exemple les fêtes qui, jusqu'aux toutes premières décennies de ce siècle, accompagnaient l'ouverture du khalig (canal) au Caire et qui existaient déjà, sous des formes plus ou moins différentes, à l'Epoque pharaonique.


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éternité, qu'avaient par exemple si bien exprimée en 1954 l'écrivain dadaïste Tristan Tzara et le photographe Etienne Sved 1.

Il était dit plus haut que le problème pour les égyptologues était double ou qu'il avait du moins deux aspects. Le second est quant à lui plus grave, plus lourd de conséquences que le précédent, car il les entraîne loin de la modernité, il engage le champ même de leur science. Il réside en effet dans la nécessité pour les égyptologues de situer l'Egypte ancienne par rapport à ce concept un peu flou, un peu frelaté et pourtant incontournable d'Orient. Comment résoudre cette contradiction radicale ? D'une part, l'Egypte est rêvée comme insulaire, comme intrinsèquement autre. C'est ce que j'essayais de suggérer tout à l'heure en parlant de nulle part ou d'ailleurs. Et d'autre part, l'Egypte ancienne s'inscrit dans un monde plus vaste qu'il faut bien appeler avec Maspero 2 et beaucoup d'autres l'Orient, ramenant ainsi le champ d'étude de l'égyptologie en plein centre d'un débat fort ancien dont on retrouve un écho dans le colloque D'un Orient l'autre. Mieux même, les peuples de l'Orient pouvaient être envisagés comme un ensemble et avoir une histoire ancienne qui leur était commune. Et l'Egypte n'était alors qu'un élément de cet ensemble.

Pourtant, une telle vision des choses ne laisse pas de poser quelques problèmes. Un des plus importants et des plus simples à la fois est d'articuler cette notion d'Orient par rapport à cette autre aire géographique dont fait également partie l'Egypte : l'Afrique. Car après tout l'Egypte est aussi située en Afrique. C'est là un fait fondamental qui a été, qui est bien souvent au centre d'un débat et de tensions qui ne sont pas toujours innocents. De sorte que, malgré les recherches fort récentes, tant en linguistique qu'en archéologie ou en anthropologie physique ou religieuse, le caractère également africain de l'Egypte et de sa civilisation n'est pas toujours bien admis par les spécialistes eux-mêmes, en dehors d'un certain nombre de savants plus sensibles à ces questions, pour ne pas parler du grand public lui-même. L'Afrique inquiète. L'Orient rassure.

L'Orient rassure, mais surtout s'il s'agit d'un Orient sur mesure, à la limite d'un Orient de complaisance, comme il existe des pavillons de complaisance. Cependant, inclure l'Egypte ancienne parmi les cultures de l'Orient ancien, faire des anciens Egyptiens des anciens Orientaux peut provoquer quelques contradictions, surtout si on épouse la vision du monde égyptienne (ancienne), son idéologie officielle, celle qui lui a permis de se constituer et de se maintenir

1. T. Tzara et E. Sved, L'Egypte face à face, 1954. Une seconde édition de cet ouvrage rare a paru en 1988, préfacée par Jean Leclant, Editions Sved.

2. OEuvre fort importante, l'Histoire ancienne des peuples de l'Orient de Gaston Maspero, a connu plusieurs éditions entre 1875 et 1909. Noter aussi du même auteur le bel ouvrage illustré en 3 volumes intitulé Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique (1895-1899) ; ce titre légèrement différent en apparence est naturellement très significatif.


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comme Etat, celle qui fonde l'image qu'elle a d'elle-même. Car enfin les Egyptiens peuvent-ils être des Orientaux alors qu'ils ont eux-mêmes leurs Orientaux, fort différents d'eux-mêmes paraît-il ? C'est qu'on trouve sans doute toujours plus oriental que soi. Voici en effet toutes ces populations cananéennes, syriennes, hébraïques, auxquelles est confrontée l'Egypte, et qui, en fait, sont de plus en plus étroitement associées à son histoire intérieure et extérieure au fur et à mesure que le temps s'écoule. Ce sont les Orientaux des Egyptiens. Or, ils sont souvent vus à travers des stéréotypes, ne serait-ce que par les connotations négatives dont ils sont porteurs. Ne sont-ils pas souvent présentés comme désordonnés, fauteurs de troubles, insidieux, insaisissables ? Il est étonnant de voir les Egyptiens anciens utiliser et peut-être inventer des poncifs qui auront la vie dure, qu'il s'agisse des Hyksos, ou plus tard des Syro-Palestiniens de la Stèle de Sethnakht à Eléphantine (fin de la XIXe dynastie), ou entre-temps, des fameux 'Apirou (Khabirou).

De plus, la représentation conventionnelle, souvent largement diffusée, qu'on se fait des anciens Egyptiens, voudrait que ceux-ci aient été très différents de ces autres anciens Orientaux que furent les Assyriens et autres Néo-Babyloniens, leurs rivaux et leurs partenaires historiques de l'autre côté de l'Euphrate (il s'agit cette fois de grands empires, à la différence du premier groupe d'Orientaux mentionné plus haut, constitués en tribus nomades ou en principautés instables). C'est ainsi que les Assyriens, dans l'imagerie habituelle, auraient constitué une civilisation cruelle, guerrière, agressive, tandis que les Egyptiens auraient été pacifiques, extrêmement peu répressifs, presque dénués de caractère belliqueux, en un mot gens débonnaires et doux. Un tel cliché en dit long sur une certaine vision de l'Orient et des Orientaux. Or, cette présentation traditionnelle, contredite expressément par une lecture systématique des textes et un examen attentif des représentations figurées des Egyptiens eux-mêmes, est monnaie courante et il n'est guère d'égyptologue, y compris l'auteur de ces lignes, qui ne s'y identifie pas à un moment ou un autre et qui ne soit pas tenté d'en user ici ou là.

Face à une telle confrontation entre deux mondes, apparaît alors le besoin d'éloigner (pour les protéger en quelque sorte), les Egyptiens, ces bons Orientaux, de l'autre Orient qui traîne derrière lui son cortège d'images négatives : cruauté, esprit tortueux, despotisme, charme délétère, guerres répétées (et naturellement imposées), en un mot problèmes et questions ; il faudrait d'ailleurs se demander si, y compris et plus que jamais de nos jours, l'Orient n'est pas toujours plus ou moins perçu comme un ailleurs proche et lointain, faisant question, posant problème ; on pourrait écrire une histoire de la « question d'Orient » et de ses avatars depuis l'antiquité... La tentation est forte pour les égyptologues de bien séparer les Egyptiens de leurs voisins. Une astuce terminologique, qui n'est sans doute pas innocente même si elle est inconsciente, peut


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être utilisée pour ce faire. Il suffit d'appeler autrement qu'Orientaux les voisins de l'est. C'est ainsi que nous, égyptologues, nous utilisons fréquemment le terme d'Asiatiques pour nommer ces populations, terme qui laisse souvent perplexes les non-égyptologues et les non-spécialistes, dans la mesure où de nos jours, dans son usage courant, « Asiatique » fait plutôt référence à des populations demeurant franchement plus à l'est que celles du Proche-Orient. Terme pourtant pratique et plein de signifiant par ce qu'il dit et plus encore par ce qu'il sous-entend. D'abord, remarquons en passant qu' « Asiatique » peut aussi avoir des connotations plutôt négatives ou évoquer en tout cas une étrangeté radicale. Et puis, on retrouve ainsi ce merveilleux entre-deux dont nous parlions plus haut, à l'écart du réel et de ses duretés. Si, dans leurs représentations traditionnelles, les Egyptiens s'opposent aux Asiatiques, aux Africains, aux Libyens et aux gens de Méditerranée, c'est qu'ils ne sont ni asiatiques, ni africains, ni quoi que ce soit d'autre. Autre avantage important : l' « orientanté » étant à nouveau une denrée disponible sur le marché limité des concepts taxonomiques, on pourra alors dire qu'au fond, c'est vrai, les Egyptiens sont des Orientaux ou du moins que leur culture est, peu ou prou, orientale, dans la mesure, on l'a vu, où on ne retiendra de l'Orient que ce qui convient, que ce qui s'adapte au portrait préesquissé et ne vient pas contredire l'image générale qu'on se fait de l'Egypte ancienne. En ce cas, il s'agit bien d'un Orient de complaisance ou mieux, d'un Orient complaisant où on retrouve ce qu'on veut retrouver et qui vous accorde généreusement ce que vous attendez de lui. A la limite, cet Orient-là serait presque un miroir pour reprendre une métaphore utilisée récemment à Marseille et souvent reprise durant le colloque 1. Et le bel étranger qui y apparaît n'est sans doute alors qu'une image rêvée de celui qui s'y mire.

Ainsi, cet Orient de complaisance a-t-il peut-être une signification plus profonde et plus importante qu'on peut le croire. Car, au-delà des étiquetages superficiels, il me semble que l'Egypte ancienne, dans la mesure où elle représente dans les esprits le meilleur de l'ancien Orient, peut atteindre un niveau plus absolu encore, qui serait l'Orient pur ou l'Orient parfait (comme il y a en musique des accords parfaits). Pour comprendre cela, il est nécessaire de bien saisir qu'au fond on opère toujours une distinction essentielle entre l'Orient ancien et l'Orient moderne et contemporain. En effet, dans l'Orient moderne et contemporain, il y a presque toujours, explicite ou sous-entendu, l'Orient islamique (et le colloque en est la parfaite illustration). Or, ce qualificatif d' « islamique » est lourd de significations et d'implications. Des turqueries du siècle dernier aux polémiques les plus récentes sur l'orientalisme, la part islamique n'est certes pas

1. Voir Le Miroir égyptien, Marseille, 1984.


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absente ; elle touche en chacun, « occidental » ou « oriental », des ressorts plus obscurs peut-être, mais d'autant plus fondamentaux. Elle n'est pas sans liens avec l'actualité la plus concrète. En revanche, l'ancien Orient constitue un monde plus paisible, le plus souvent dénué de cet aspect parfois conflictuel et souvent lourd de problèmes.

C'est vrai, nul risque (et on pourrait le regretter !) de voir un ancien Egyptien se mettre dans l'idée de critiquer notre regard et d'écrire un livre qui ferait sensation pour dire que notre Egypte ancienne est notre invention 1 ! C'est que l'Orient égyptien ancien est mort et momifié, ou du moins il est perdu. Il a été perdu. Or, l'Egypte étant radicalement autre, se situant ailleurs dans l'espace et dans le temps, elle devient alors un objet : objet de désir et de fantasme pour tous et particulièrement pour les égyptomanes aux motivations diverses et parfois bien douteuses, objet de science pour les égyptologues. Et parce qu'il a été perdu, cet objet, l'Egypte (ancienne) devient à même d'incarner l'Orient par excellence, sous son double visage : temporel et géographique. Orient doublement perdu donc (mais au fond, l'Orient ne serait-il pas parfois une désignation métaphorique des mondes inaccessibles et perdus?).

Cette perte n'est-elle du reste pas la condition nécessaire et en même temps le moyen pour gagner ou regagner l'Orient, pour le retrouver ? Car alors, et alors seulement, tout redevient possible. Tout ce qui est pénible, gênant ou décevant, tout ce qui fait problème avec l'Orient moderne ou contemporain s'estompe et disparaît. Alors, mort ou bien perdu et retrouvé, cet Orient parfait qu'est l'Egypte ancienne peut enfin être saisi et possédé dans sa totalité, dans sa paix inviolable.

Mais l'Orient retrouvé, ce n'est pas seulement la dernière phase d'une quête plus ou moins proustienne de l'Egypte ancienne. Il y a aussi un autre fait, bien tangible celui-ci et véritablement historique. L'Egypte ancienne a en effet vraiment été perdue, non seulement parce qu'elle est morte, mais parce que pendant des siècles et des siècles on n'en possédait plus les clés, ni le mode d'emploi. Même s'il est parfois bon de s'interroger sur les conditions de notre recherche et sur l'appareil conceptuel que nous utilisons comme cette brève esquisse épistémologique a tenté

1. Naturellement, je songe à l'étude de l' « Oriental » Edward W. Said, Orientalism, parue à New York en 1979 (traduite également en français) et qui a suscité d'importantes discussions et controverses. Cependant, le rêve du dialogue avec l'Egypte ancienne a hanté et hante encore l'Occident. Du reste, c'est souvent une momie égyptienne qui est alors envisagée comme l'interlocuteur le plus valable : sans même parler des romans qui tournent autour de momies féminines (comme évidemment Le Roman de la momie de Théophile Gautier, ou beaucoup plus récemment Le Basalte bleu de John Knittel), il faut bien sûr mentionner ici la célèbre nouvelle d'Edgar Poe. Ce genre de dialogue peut évidemment tourner court et, face au monologue des modernes sur l'Egypte, l'Egyptien ancien — toujours sous forme de momie — peut aussi connaître la délectation morose du soliloque : lire ainsi les pages troublantes de Michel Butor, « Monologue de la momie », in Silex, 13, Grenoble, 1979, 9-12.


Rêves d'identité et identités rêvées 173

de le suggérer, n'oublions surtout pas cette perte bien réelle et n'oublions pas que Champollion et à sa suite tous les égyptologues ont su retrouver l'Egypte et continuent chaque jour de la retrouver. Leur Orient à eux est peut-être un peu différent, c'est vrai, de celui des autres, mais il leur est d'autant plus cher qu'il leur avait été ravi et qu'ils ont eu, qu'ils ont toujours à le faire remonter du gouffre où il était, encore récemment, englouti corps et âme. Alors on comprendra peut-être que par un excès de tendresse pour l'objet de leur science (et de leur désir), les égyptologues fassent parfois un peu semblant de croire que l'Egypte était vraiment radicalement autre, comme justement celle qu'on voit si superbement mise en scène sur les reliefs de la tombe d'Horemheb à Saqqarah. Sans doute savent-ils bien au fond que l'Egypte en soi n'existe pas. Mais le rêve et plus largement l'imaginaire ne sontils pas aussi un des moteurs de la connaissance ?

Alain Zivie

3, rue de Saint-Senoch

75017 Paris



LE REVE INTERPRETE AUJOURD'HUI



De la servitude et de l'innocence du rêve Edmundo GOMEZ MANGO

Un rêve dans une cure

Le rêve est double : objet de la nuit, nous le saisissons dans la mémoire du jour ; produit pendant le sommeil, nous nous en souvenons pendant la veille ; le dormeur a vu ses images, l'homme éveillé ne peut que les raconter ; il est un récit qui vient du dedans, mais qui cherche le dehors de l'autre pour être interprété ; asocial et privé, il porte en lui l'adresse d'un destinataire public ; il est énigmatique, il appelle le sens ; il est une expérience, il devient un récit ; présent, dans la certitude de l'hallucination, nous l'observons toujours absent, comme une ombre parmi nos mots.

Il y a vingt ans, au printemps de 1972, la Nouvelle Revue de Psychanalyse dédia son cinquième numéro à « L'espace du rêve ». Le premier article de ce recueil, « La vision de la dormeuse » de Jean Starobinski, est précédé par la reproduction d'une célèbre peinture de Füssli, The Nightmare, Le Cauchemar. Le dernier article, signé Jean-Claude Lavie, s'intitule « Parler à l'analyste ». Le parcours du voyage, l'espace d'une réflexion semblent ainsi être déjà suggérés, cernés par la présentation, l'ordonnance interne du recueil lui-même : le rêve est à la fois objet vu, éprouvé par le dormeur, et discours adressé par le patient à son analyste. Des images rêvées à ce que les mots peuvent en faire dans les séances : c'est encore aujourd'hui, vingt ans après, l'espace du rêve où la psychanalyse voyage et séjourne.

Au restaurant où je travaille... Il n'y a presque personne... Je m'étonne de la disposition des chaises, elles sont rangées les unes à côté des autres... Je continue à le faire de la même façon. Derrière moi, la patronne, elle me regarde... je crois qu'elle sourit, aimable... Dans un coin de la salle, un curé et une petite fille... Je me demande ce qu'ils font là.

Elle était arrivée en retard. Ce dernier mois elle a manqué plusieurs séances. Elle commence par évoquer les difficultés qu'elle ressent à poursuivre sa cure. Elle

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


178 Edmundo Gômez Mango

croit que je ne peux plus l'aider ; elle a compris pas mal de choses pendant ces deux années d'analyse... Mais maintenant, c'est trop dur, elle travaille beaucoup, elle est très fatiguée... Tout devient confus, ses projets d'avenir se brouillent : poursuivre ses études en France, retourner dans son pays d'origine. Elle n'a plus le temps de s'occuper de sa fille, de l'aider dans son travail scolaire. Elle n'a pas de nouvelles de sa mère, gravement malade... Elle me raconte le rêve de la nuit dernière.

Elle n'est pas une « rêveuse », elle se souvient rarement de ses rêves : je l'écoute avec attention, en me disant que peut-être « elle veut m'abandonner, interrompre la cure, mais en même temps elle m'apporte un rêve pour poursuivre son travail, me faire plaisir ». Les chaises disposées en rangs lui font penser à une église ; adolescente, elle avait été une catholique fervente, elle avait pensé devenir nonne, ce qui avait horrifié sa mère. La patronne c'est, bien sûr, sa mère. Au cours des dernières séances, elle avait pu comprendre comment, dans son nouveau travail de nuit, face au patron et à la patronne, elle avait « dramatisé », réédité certains aspects de sa situation oedipienne infantile. Elle justifiait ce nouvel emploi (qui ne s'accordait ni avec son histoire de jeune fille issue d'une famille aisée ni avec ses études universitaires) par des raisons financières (surtout : payer son analyse) ; cette nouvelle occupation avait presque coïncidé avec la maladie de sa mère : oui, elle se « sacrifie » pour elle, sa mère serait épouvantée si elle savait qu'elle fait ce genre de travail, qu'elle est devenue serveuse. Mais elle ne peut rien lui demander, et encore moins maintenant qu'elle est malade ; elle doit gagner de l'argent avec son travail. Le restaurant devient une église ; elle se souvient que sa mère a fait baptiser sa fille, contre sa volonté, en cachette, dans une église... L'église, poursuit-elle, est en relation avec sa culpabilité, ses fautes, le péché d'avoir abandonné sa mère, de ne pas l'accompagner, de l'avoir tellement haïe... Je pense en l'écoutant que ce travail de nuit a été pour elle l'occasion de revaloriser narcissiquement son corps, de se permettre le jeu de la séduction, de renouer avec son activité sexuelle, très inhibée depuis des années... « Je range les chaises, je mets de l'ordre, la mère-patronne est contente », dit-elle. A ma remarque sur la position de cette figure du rêve, derrière elle — comme moi, pensais-je —, elle répond par un souvenir, qu'elle évoque avec honte et dégoût : petite, elle souffrait d'une forte constipation, elle se plaignait aux toilettes, sa mère a voulu l'aider avec des opérations manuelles. Je me disais : « Le rêve de la serveuse, des chaises... ; elle sert sa mère, encore quand elle veut la rejeter, elle me sert un rêve quand elle menace de m'abandonner. » « Ce que je ne comprends pas, dit-elle, c'est cette image, le curé, la fille... »

La cure se déroule en langue espagnole. J'écoute alors — je ne l'avais pas entendu de cette façon lorsqu'elle avait prononcé cette phrase pour la première fois — él cura la nina, il guérit la fille (le curé : el cura, ou él cura, du verbe curar, guérir). Après un court silence, je reprends cette phrase : él cura la nina.


De la servitude et de l'innocence du rêve 179

Il est peut-être plus difficile de rendre compte des motivations d'une intervention de l'analyste que d'essayer d'imaginer celles qui sous-tendent les manifestations du patient. En reprenant cette phrase, il me semblait, dans un même mouvement, saisir et rendre compte d'une des significations transférentielles de ce rêve : le désir de poursuivre la cure (entre l'analyste-curé et la patiente fille), qui s'oppose à son transfert négatif, son hostilité, sa lassitude. Elle est encore sous la menace de la mère-patronne qui se tient derrière elle (comme l'analyste) ; elle est dans un restaurant et dans une église, un heu profane et sacré. Le danger d'une relation de soumission passive, ou de son contraire, une rébellion active, vis-à-vis de la mère au pénis, est toujours là. Oui, elle devrait poursuivre la cure pour se sortir de cette ambiguïté du lien à la mère ; la maladie grave de celle-ci avait réveillé en elle des sentiments de culpabilité, des souhaits de réparation du corps maternel, mais encore des souhaits de mort, pour pouvoir enfin se délivrer de l'emprise de cette mère froide, envahissante, qui la tenait entre ses doigts, durs et noirs, depuis si longtemps... Le mal frappait maintenant son corps comme elle l'avait fait avec sa haine. La mère blessée, malade, dans ses fantasmes déjà en agonie et moribonde, et pour cela encore plus menaçante, avait ravivé sa crainte intense de la castration. (Pendant une longue période nous avions analysé les difficultés qu'elle ressentait avec sa propre fille, enfant-pénisdouloureux, mort-vivant, avec qui elle vivait seule, et dont elle avait commencé, très douloureusement, à se détacher.)

D'une part, ce rêve vient « confirmer » un travail analytique préalable ; plusieurs de ces pensées latentes viennent « d'en haut », reprennent des éléments de la vie actuelle de la patiente, de sa vie quotidienne, mais aussi de sa vie analytique. D'autre part, il accueille des représentations qui viennent d' « en bas »1, qui surgissent de l'activité de la remémoration et de la production fantasmatique (essentiellement centrée, dans cette séance, sur le lien à la mère au pénis et à la castration). Il prend sens et je l'écoute, dans son adresse transférentielle, il dit la contradiction de ses désirs par rapport à la cure, l'abandonner ou la poursuivre, malgré les « sacrifices » imposés, accepter la médiation du « curé-analyste » dans la relation de la mère-patronne et de la petite fille.

On pourrait, bien sûr, écouter dans ce rêve bien d'autres résonances : orales — le restaurant, le lieu où l'on mange —, anales — le thème de l'argent, ce qu'elle me donne et ce qu'elle retient, le rêve-cadeau, le contrôle. Il me semble important d'admettre la nécessaire incomplétude de toute interprétation, son caractère inachevé, fragmenté, non seulement quand elle est dite, mais encore quand elle n'est que pensée par l'analyste. Et ceci pour des raisons pratiques

1. Sur les rêves d'en haut et d'en bas : S. Freud (1923), Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation du rêve, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 81.


180 Edmundo Gomez Mango

— on ne peut tout écouter, tout dire, en séance, à propos d'un rêve — mais aussi pour des raisons d'adéquation plus profondes entre, dirais-je, la pensée psychanalytique et ce qu'elle prétend penser, en l'occurrence, les pensées latentes d'un rêve.

« El que se fue a Sevilla perdio su silla » : « Celui qui est allé à Séville a perdu sa chaise. » A un certain moment de la séance je m'étais rappelé ce dicton espagnol. Qui l'avait prononcé, « dicté », « derrière moi »? A quelle pensée latente s'adressait cette arrière-pensée ? D'où venait, où allait cette parole de la langue et de la tradition ? (Le dicton : un rêve de langue, un « saisissant raccourci » de mots, comme celui que Freud signale à propos du travail du rêve1.) J'ai réentendu ce proverbe, vers la fin de la séance ; en revenant sur l'image des chaises, c'est elle qui le répétait.

Le récit de rêve rapporté dans une cure est toujours au service du transfert : c'est sa servitude involontaire. Comme n'importe quel autre élément ou ingrédient de la réalité de séance, le récit de rêve prend figure et sens dans le milieu qui lui est le plus propre, le transfert. Il est nécessairement conditionné, influencé par le déroulement de la cure. Le rêve boite, il tire la jambe, il « traîne la patte » (selon la traduction de Jean Laplanche) 2 derrière l'analyste ; il « confirme » le travail préalable, il « complaît » l'analyste ; l'évaluation de l'interprétation ou du travail d'analyse qui semble l'avoir convoqué devient alors difficile : on ne sait plus quelle est la part du rêve, qui confirme la justesse de l'activité interprétative, et celle qui ne serait qu'acquiescence, docilité, produit — encore une fois — de la suggestion. Tout peut être conditionné, suggéré, influencé par l'analyste : les pensées latentes, qui restent proches de la vie consciente, mais encore le désir lui-même de rêver, le moteur, la force inconsciente, pulsionnelle, nécessaire pour engendrer la forme onirique. Seul le travail du rêve, la dynamique même de sa formation seraient hors influence, non atteints par la « force d'attraction » — pour reprendre l'expression de J.-B. Pontalis — qui domine, fonde et soutient le mouvement de la cure 3.

Le rêve et la narration

Je crois que nous ne débattons plus du « le sceptique », cet interlocuteur fictif de la discussion freudienne, sur l'évaluation de la validité de l'interprétation du rêve (le patient qui doute, l'incrédule, mais peut-être Freud lui-même, le rêveur fondateur, l'inventeur conquérant de la « nouvelle science », celle des

1. S. Freud, (1901), Sur le rêve, Paris, Gallimard, 1988, p. 79.

2. J. Laplanche, Problématiques, V, Paris, PUF, 1987, p. 115.

3. J.-B. Pontalis, La force d'attraction, Paris, Seuil, 1990.


De la servitude et de l'innocence du rêve 181

Träume, celle de la Schäume, l'écume de ses propres rêves). Blessé par le transfert, le rêve qui tire la jambe, qui suit à la traîne le travail d'analyse, est encore le témoin du combat entre ce qui puise, pousse et se dévoile et la pression du refoulement. Le rêve est accomplissement de désir, mais il est encore accomplissement de récit. Le désir de rêver et le désir d'interpréter sont pris dans le déploiement, dans l'accomplissement, dans la vague de fond de la narration de la cure.

Le dormeur voit, mais l'analysant raconte. L'analysant et l'analyste se tiennent dans cet entre-deux de l'expérience du rêve qui donne à dire son propre récit, et l'expérience de la diction de sa narration, qui donne à voir les images absentes dont elle se souvient. Le rêve n'est pas plus dans les seules hallucinations visuelles du dormeur que dans le seul discours qui les raconte ou dans l'écoute qui les reçoit : le rêve, son travail dans la cure, est la complexité même de leurs rapports.

La servitude du rêve en relation avec l'expérience du transfert me semble être doublée par la nouveauté, par l'innocence qu'on peut ressentir dans le rapport qu'il maintient avec la langue. Nous reconnaissons tout de suite la forme narrative, le style du rêve : incohérent, lacunaire, souvent absurde, parfois grotesque, libéré des contraintes logiques de la négation, de l'espace et du temps. Il est comme un conte à la limite d'un conte : il impose d'emblée à notre écoute une distance naïve, ludique et esthétique, qui nous confère la liberté de penser tous les sens et tout manque de sens. Son récit est originel, parce qu'il apporte avec lui les vestiges de la source dont il provient, les traces du chaos originaire dont il a puisé et dégagé sa forme. Il est mythique, parce que dans la suspension de son achèvement, dans sa figuration éclatée de fragment, il nous parle encore de ses commencements. Il nous invite à voyager dans l'arrière-pays du « ou bien... ou bien », du « tantôt... tantôt », du « ni l'un ni l'autre » et « de deux choses les deux », celui de la ressemblance et du semblant, de la lumière noire de l'oxymoron, du passage, de la circulation infinie du « comme si... ». Sur ce mouvement de fond, et sans l'arrêter, la représentation « non remplacée » dans le travail du rêve lui-même, « des « oppositions » comme « intéressé-désintéressé », « être débiteur - faire gratuitement », signale Freud à propos de son rêve de « la table d'hôte », fait signe et surface à l'articulation du fantasme.

C'est peut-être ce désir de narration que le rêve éveille et suscite chez l'analyste. L'interprétation, qui vient souvent on ne sait pas d'où, qui se dit parfois presque à notre insu, met l'activité de parole de l'analyste par rapport à la langue dans une situation similaire à celle du rêveur par rapport au récit de son rêve. Elle est comme un écho de cette voltige de pensées latentes, de ce va-etvient incessant de paroles qui constitue et fonde le flottement de l'attention de l'analyste qui écoute, où se mêlent et se heurtent les mots du patient, ceux de l'interprète et les paroles de la langue, ces arrière-pensées, ces arrière-mots du grand parler des séances d'une cure, de notre propre analyse et de notre culture.


182 Edmundo Gomez Mango

Le désir d'interpréter répond au désir de rêver accompli dans le récit. Souvent le récit de rêve nous soigne, nous protège du taedium, cette mélancolie du penseur, du moine, de l'artiste et de l'analyste. Il éveille, stimule, excite notre écoute, il nous aide à préserver notre mobilité psychique, le plaisir de penser, notre capacité de jouer, notre disponibilité à l'humour. Souvent l'interprétation devient narration minimale, elle aussi à la limite de la narration, une « petite narration » qui, comme la « petite sensation » de Cézanne, saisit un « quelque chose », comme la couleur d'un mot, d'une expression, dans son ingénuité rusée ; elle opère comme un déclencheur de formes, comme un agencement grammatical réduit où peuvent venir s'inscrire le fantasme, le souvenir, la construction. L'interprétation peut être explicative, traduisante ; elle déforme les déformations, elle interprète ce qui a été déjà interprété, elle traduit une traduction : elle ne commence pas dans la nature, dans le biologique, mais dans une narration. Le récit de rêve et d'interprétation reprend dans cette narration originaire — déjà présente dans la mère parlante ou silencieuse —, soutenue par une puissante passivité : celle de raconter, sans fin, une histoire qui n'a pas commencé.

Qu'est-ce qui change, qu'est-ce qui bouge par rapport à notre pratique du rêve ? La théorie du rêve, pensée et racontée par Freud à partir de 1900, reste un acquis, un bastion solide, un point nodal et fécond de sa doctrine. Aucune autre conception du rêve n'est venue, depuis un siècle, la remplacer, constate Didier Anzieu 1. Ce qui bouge et change c'est notre façon de lire et de recevoir cette théorie, et ce que nous en faisons dans notre pratique quotidienne de l'interprétation. Elle reste encore comme le modèle paradigmatique de la théorisation psychanalytique, elle nous permet de penser d'autres phénomènes et d'en faire leur métapsychologie 2. Oui, comme le voulait Freud en 19323, le rêve a encore pour nous, analystes de la fin du XXe siècle, le rôle d'un schibboleth ; le grand récit freudien de son rêve est une « terre nouvelle » conquise, gagnée sur la superstition et sur la religion, une partie du désert habitée et fécondée par la pensée.

Le tableau de Füssli, The Nightmare, Le Cauchemar, peut être vu comme « un relais imaginé dans une chaîne de documents et des poèmes écrits », signale Jean Starobinski, comme un commentaire figuré d'objets culturels préexistants ; plus précisément, ses images déploient ce que le mot mare veut dire : la créature démoniaque, l'incube, qui étouffe la poitrine de la donmeuse, et la jument, dont la tête sans corps fait irruption, comme un viol, dans le tableau, l'éclairant avec la lumière froide et blanche de ses yeux gonflés et aveuglés. Des rêves parlés, des

1. D. Anzieu, « Préface », 1988. S. Freud, Sur le rêve, op. cit.

2. P. Fédida, Du rêve au langage, Psychanalyse à l'Université, 1985, t. 10, n° 37.

3. S. Freud (1932), Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 13 et s.


De la servitude et de l'innocence du rêve 183

innombrables récits de rêves que les analysants adressent à leurs analystes, de cette vaste rumeur narrative qui va des divans aux fauteuils depuis presque un siècle, une sorte d'image semble se dégager, et qui préserve en elle l'expérience originelle de la psychanalyse : l'homme qui raconte un rêve à son semblable qui l'écoute.

Dans les images ou parmi les mots, chez le dormeur ou dans une séance, le rêve est un exilé, un étranger, un autre, Freud nous a raconté, nous a fait le récit de l'Haggada, de l'épos de son exode, il vient de la nuit, il risque de s'évanouir dans la lumière du jour. De la nuit, son pays natal, il garde l'accent de sa langue, celle de l'imagination, de l'activité des symboles, du jeu artistique et de la liberté des formes, son enfance. Du jour, il craint l'utilité, la maîtrise, l'ennui. Le récit de rêve, sa parole oublieuse, nous rappelle que notre pensée claire, diurne, celle de notre activité consciente, est emportée par ce délire nocturne dont il vient et dont encore il nous parle.

Les Cimmériens : des gens qui ne rêvaient pas. Ulysse les rencontre quand il s'approche du royaume d'Hadès et de Perséphone, pour demander conseil à l'ombre du devin Tirésias ; sur eux, raconte Homère, pèse une nuit de mort, et chez eux le soleil n'apparaissait pas. Pline les a décrits et Borges nous les rappelle 1. Ces hommes qui ne rêvaient pas savaient-ils raconter ? A la fin de ce siècle, au sein de cette manipulation sans limite des techno-sciences, sommesnous à l'abri de cette nuit aphasique, de mort, sans rêve et sans récit ? Chez les Cimmériens la psychanalyse ne pourrait plus se penser.

Edmundo Gomez Mango

150, avenue du Maine

75014 Paris

1. J. L. Borges, Libro de los suenos, Madrid, Ed. Siruela, 1976.



Du rêve à l'autre Michel ODY

Rêve, récit du rêve : le premier pour personne, le second pour l'interprétation.

Espace et temps : de l'objet vu, au discours.

La nuit, le jour.

Innocence et servitude du rêve :

— la première par ses traces du chaos originaire, par le travail du rêve, par la langue ;

— la seconde, par le transfert, par la séduction.

Telles sont les bipartitions que nous propose E. Gomez Mango, que je résume ainsi en quelques mots.

Presque d'emblée un rêve nous est proposé à l'issue de deux années d'analyse. Il est d'autant plus marquant que la patiente se souvient rarement de ses rêves. Est-ce un indice d'un jeu plus restreint de son fonctionnement psychique ?

Quoi qu'il en soit se lance ce tissage entre patient et analyste dans ce va-etvient entre restes diurnes, pensées latentes, investissements doublés par l'ambivalence, leur écho transférentiel, leurs sources infantiles.

Il ne servirait à rien d'élargir les plis de ce tissage dans ma position de discutant. A ce jeu-là, il est bien connu qu'à tous les coups l'on gagne, c'est-à-dire qu'à tous les coups l'on perd, en tous les cas pour la psychanalyse.

E. Gomez Mango nous en prévient d'ailleurs, à la suite de son élaboration au sujet de la surinterprétation, lorsqu'il évoque d'autres résonances : il y a une nécessaire incomplétude de toute interprétation. Remarque incontournable, laquelle peut en même temps faire clôture pour tout discutant.

Un seul point alors, plus une interrogation qu'une interprétation supplémentaire.

Ne s'organise-t-il pas ici une figure du destin dans la rencontre patiente/analyste ?

Rev. franc. Psychanal, 1/1993


186 Michel Ody

Deux personnes venues d'ailleurs, unies par la même langue, croisant un jour leur chemin à Paris.

A ce croisement, s'installe, se cristallise la situation analytique et sa radicale asymétrie habituelle entre les deux protagonistes qui la constituent. Cette asymétrie est, à ce moment qui nous est décrit, renforcée par la situation, ici exténuée, de la patiente.

L'état de celle-ci est apparemment préoccupant. Le traumatisme lié à la maladie de sa mère mobilise sa culpabilité.

Ceci est renforcé par l'ambivalence qui l'anime, et par la distance géographique qui la marque. La fatigue est en excès et participe aux tâches et aux projets que cette femme n'arrive plus à assurer.

Au-delà de la connotation anale du rangement, une certaine menace opératoire envahit sa vie et paraît infiltrer a minima le rêve lui-même : « je continue à le faire de la même façon » (le rangement des chaises).

Cette conjoncture ne mobilise-t-elle pas, non seulement une ambivalence (E. Gomez Mango évoque le transfert négatif), mais bien, à ce moment de la cure, une ambivalence radicale de cette patiente envers son analyste ; analyste ici, d'abord et avant tout, figure du père, pour le destin dont je parlais précédemment ?

Le père manque, cela est clair chez la patiente à tous niveaux de son dire, mais ne manque-t-il pas dans le texte même qui nous est proposé par notre collègue ? Et dès lors se boucle la question contre-transférentielle, second terme « manquant » dans le texte. Cette question est de toute manière indissociable du problème général de la bi-partition rêve/récit du rêve. Nous y reviendrons.

Mais, d'abord, proposons une fiction : cette femme secouerait bien (voire plus) le fauteuil/chaise de son analyste, lui qui y est supposément confortablement installé. Cependant, les seuls signes qu'elle peut donner c'est de ranger les chaises de la même façon qu'à l'église, elle qui est serveuse la nuit. Ranger sagement ou « fiche la pagaille » avec le curé (pour rester dans les euphémismes). Contrepoint donc, violent, de « el cura la nina », polysémie entre « il guérit la fille » et « le curé, la fille ». Il n'est pas absent ce contrepoint de ce proverbe espagnol qui surgit quasiment en co-association : « Celui qui est allé à Séville perd sa chaise. »

Le père, ici par la langue, ce père à constituer dans la cure par la violence pulsionnelle.

Rêve-récit du rêve-associations. Tel est toujours le centrage de toute question sur rêve et interprétation.

Dans le cadre imparti, je choisirai là aussi un seul point parmi ceux que développe notre collègue.


Du rêve à l'autre 187

Il s'agit du double mouvement du rêve :

— d'une part ce qui dans son lien au transfert est infiltré par la séduction/suggestion ;

— d'autre part, ce qui est seul hors influence : le travail du rêve.

C'est d'une certaine manière retrouver le parcours qui a animé colloques et congrès, où l'accent s'est déplacé du contenu au processus, au fonctionnement.

Matériel privilégié, témoin de la structure de l'inconscient, le rêve n'est pas pour autant à traiter de manière privilégiée, y compris pour les contenus dits archaïques qui peuvent l'animer. Ici ce serait faire l'économie de la régression et de l'après-coup.

Il s'agit donc d'apprécier et de traiter l'écart qui existe entre le récit du rêve et les associations qui pourront suivre, depuis leur plénitude jusqu'à leur achoppement le plus radical. Et c'est bien là que s'exacerbe la question transfero/contre-transférentielle. Un long chemin restera à parcourir avant que la tonalité du rêve corresponde globalement à celle de la séance, ainsi que l'indiquaient, il y a exactement trente ans, M. Fain et C. David, à propos de la bipartition récit du rêve/associations 1.

Depuis le mélancolique qui fait un rêve maniaque, le paranoïaque qui fait un rêve « normal », jusqu'aux dysfonctionnements majeurs de l'espace psychique où s'effacent les limites entre rêve et hallucination, jusqu'à l'écrasement des topiques et l'impossibilité fantasmatique et onirique, nous sommes aux extrêmes.

Mais sans aller à ces extrêmes, à ces modèles de la psychopathologie, chaque analyste rencontre sous la rubrique des « cas difficiles » des situations qui donnent à penser à ces extrêmes. Le seul « garde-fou » qui reste évidemment, essentiel, est que ces patients, s'ils entament, voire attaquent le cadre, ne sortent pas fondamentalement de la situation divan/fauteuil.

Pour la bipartition récit du rêve/associations, il s'agit toujours du même enjeu, à ceci près que le contre-transfert est constamment mis à l'épreuve.

La question de la séduction/suggestion, pour ce qui est sollicité chez l'analyste, n'est d'ailleurs plus ici d'ordre érotique à ces moments, mais d'ordre narcissique. Un long travail sera nécessaire pour sa transformation vers Eros (par l'hystérisation).

Dès lors, il s'agit d'un double écart à travailler :

— d'une part récit du rêve/associations, avec ici leur double mouvement de liaison et de déliaison ;

— d'autre part associations du patient/associations de l'analyste.

1. M. Fain et C. David, Aspects fonctionnels de la vie onirique, Revue française de Psychanalyse, 1963, 27, p. 291-343.


188 Michel Ody

Ici les choses peuvent aller jusqu'au point où ce dernier risque d'être menacé de collapsus topique, pour reprendre une expression de C. Janin. Ce collapsus menace d'ailleurs les trois coordonnées de la métapsychologie : ni pensée, ni fantasme, ni affect ; tout se fige, à haute énergie en fait. La réduction de l'écart n'est plus ici celle progrédiente que nous évoquions, analogique à la tonalité du rêve, correspondant à celle de la séance. Cette réduction est négative. Il faudrait parler d'écart positif ou négatif, selon les moments de la cure.

Pour ce qui a trait à ces moments critiques de négativité, seule la réintroduction d'un écart — positif ici — entre le fonctionnement du patient et celui de l'analyste pourra permettre la relance.

C'est sans doute ici que la relation d'inconnu dont a traité G. Rosalato 1 trouve un point d'application essentiel, alors que le contre-transfert peut se mobiliser jusqu'à la théorisation comprise. La « chimère » dont a parlé M. de M'uzan 2 peut être un point d'origine de la réintroduction de cet écart.

De toute manière, on sait qu'à la suite de tels moments critiques en séance ceux-ci peuvent trouver leur place dans les pensées latentes à venir de l'analyste et relancer ainsi sa propre activité associative et élaborative, que ce soit en séance ou hors séance.

Le rêve de l'analyste, lorsqu'il est impliqué dans ce mouvement, a bien sûr une valeur notable. Il rend exemplaire l'écart positif dont je parlais, remobilise la triangulation fondamentale pour l'espace, sur perspective de l' « attracteur oedipien », pour reprendre une métaphore chaologique que j'ai déjà utilisée il y a quelques années 3.

Nous essayons d'une façon générale d'être attentif à nos propres rêves. Mais certains surgissent au plus proche de la relation d'inconnu, de cet autre, de cet étranger dont parle E. Gomez Mango à la fin de son texte.

Ces rêves sont souvent caractérisés par leur violence figurative et d'affect, leur forte régression formelle, force dont la charge trouvera son déploiement, son étalement, par la retrouvaille des pensées latentes qui en ont été l'architecte (pour reprendre le terme de M. Fain). C'est un premier temps d'élaboration, celui qui permet d'ailleurs d'éviter les conséquences de tels rêves pour la vie vigile.

Ces rêves surgissent plus particulièrement dans des conjonctures ponctuelles, ou plus essentielles de la vie de l'analyste, mais aussi dans ces moments critiques avec certains patients.

1. G. Rosolato, La relation d'inconnu, Paris, Gallimard, 1978.

2. M. de M'uzan, La bouche de l'inconscient, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1978, 17, p. 89-97.

3. M. Ody (1989), OEdipe comme attracteur, in La psychanalyse, questions pour demain, PUF, coll. des « Monographies de la Revue française de Psychanalyse », p. 211-219.


Du rêve à l'autre 189

Une suite d'écarts, donc, tant dans leur valeur positive que négative :

— rêve / récit du rêve ;

— récit du rêve / associations du patient ;

— associations du patient / associations de l'analyste jusqu'à ses propres rêves.

Et nous arrivons à la limite du communicable, en tous les cas en une telle occurrence, c'est-à-dire à l'auto-analyse de l'analyste.

Mais, à ce point, la fonction métaphorique du discours me fera faire un pas supplémentaire.

Je passerai par une médiation, celle de Borges qu'E. Gomez Mango cite dans sa conclusion à propos des Cimmériens. L'association qui s'est faite pour moi a été la rencontre entre Borges et A. Green, dont celui-ci témoigne dans le dernier chapitre de son livre La déliaison 1.

Il ne s'agit pas d'un rêve ici, mais d'un poème. Il a pour le moins quelque valeur analogique.

Le poème, c'est « El otro tigre » (L'autre tigre), paradigme borgésien par excellence, une des métaphores ordonnatrices de toute son oeuvre, nous dit A. Green. Ce poème, ajoute-t-il, recèle le fantasme fondamental de Borges. A. Green y voit là, articulés comme jamais, les rapports de la bibliothèque et de la jungle, du livre et du fauve. « Le tigre est le cauchemar du rêve », disait Borges.

A. Green précise, et c'est bien là où je veux en venir : « Si ce poème me toucha si fort, c'est que je sentais qu'il mettait face à face, en moi, l'homme de. paroles que je tente d'être et le fauve que je ne cesse pas d'être, qu'aucun de nous ne cesse d'être. »

Les circonstances de la vie, comme à certains moments nos patients, peuvent ainsi solliciter, voire éprouver le fauve en nous, la triple bête comme dit aussi A. Green : « Lui, vous, moi ; elle est tigre, sphinx, homme. »

C'est peut-être par ces moments avec nos patients que pourront se constituer leurs propres métaphores ordonnatrices.

Michel Ody

72, rue Bonaparte

75006 Paris

1. A. Green, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, souligné par moi.



Le psychanalyste : un voleur de rêves ?

Claude JANIN

« Un grand hall — Beaucoup d'invités — Nous recevons. »

L'occasion qui nous est offerte en 1992 de parler du rêve comme cela s'était déjà produit pour nos deux Sociétés le 24 octobre 1971 me permet de rappeler ainsi les premiers mots qui ouvrent la relation du rêve de l' « Injection faite à Irma ».

Rappel du passé à plus d'un titre, qui est pour moi l'occasion de dire le plaisir à m'adresser à vous et de vous dire aussi mon inquiétude : sur l'interprétation des rêves aujourd'hui, je pensais avoir quelques idées ; j'en suis moins sûr ce soir... Depuis 1967, en effet, suivant les conseils que Pierre Fedida avait prodigués au jeune étudiant que j'étais, je n'ai cessé de lire la Traumdeutung puis, à mesure de leur parution, les textes que Freud a consacrés au rêve. Distinguant progressivement les lignes de tension qui me semblaient pouvoir être l'objet d'une discussion, je me suis également aperçu que, dans les publications de nos deux Sociétés, les travaux sur le rêve avaient été extrêmement riches. Pour mémoire, le n° 5 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse en 1972 et le n° 5-6 de la Revue française de Psychanalyse en 1974 et le n° 1 de 1981 ont ouvert et parcouru de nombreuses voies de réflexion, de telle sorte que beaucoup d'éléments qui m'étaient apparus comme intéressants à exposer ont, sans doute, été déjà dits et écrits par d'autres, et bien mieux que par moi.

Cruelle expérience, en vérité souvent répétée pour beaucoup d'entre nous, lorsque nous essayons, à notre table de travail, d'élucider pour nous-même un champ problématique dont nous comprenons progressivement que d'autres avant nous ont effectué les relevés et dressé les cartes... C'est donc, après beaucoup d'hésitations, de ce qu'il y a plus de singulier que je partirai : de rêves rapportés par une patiente.

Rev. franç. Psychanal, 1/1993


192 Claude Janin

Il y a un peu plus d'un an, je reçois l'appel puis la visite de France. Cette belle jeune femme d'une trentaine d'années a fait, il y a quelques années, une analyse avec un collègue expérimenté et elle veut maintenant reprendre un traitement. Assise en face de moi, silencieuse, le regard fixé, accroché au mien, France m'explique qu'elle a connu dans sa vie des événements terribles qui semblent avoir réalisé assez exactement les désirs qui peuvent habituellement être articulés au sein des fantasmes originaires.

Sidérée, n'osant plus penser ni désirer, tant la réalité paraît réaliser ses voeux inconscients, France entreprend une analyse qui s'interrompt brutalement, parce que son analyste, me dit-elle, « n'adhère pas à la réalité de ce que j'ai vécu ». Elle a le projet de reprendre avec moi mais paraît disposer d'un espace interne extrêmement réduit : elle présente en effet un état psychique que j'ai récemment décrit sous le terme de collapsus topique (Janin, 1989) : la rencontre entre réalité psychique et réalité matérielle, entre fantasme et événement, abolit la distinction entre l'interne et l'externe. C'est la situation traumatique par excellence. Je réalise à ce moment pourquoi France ne veut pas, pour l'instant, s'étendre sur le divan : elle a besoin de garder l'objet sous son regard afin de vérifier qu'il n'est pas atteint par son activité fantasmatique. Elle me dira d'ailleurs, lors de l'entretien suivant, qu'elle a vu plusieurs collègues et qu'elle me choisit, moi, pour mon aptitude à « soutenir son regard ». Je remarque pour moi-même le double sens de l'expression : apporter un soutien / affronter : la patiente ne m'annonce-t-elle pas ainsi qu'un des enjeux du travail commun que j'accepte d'entreprendre avec elle sera pour moi de lui montrer une capacité à survivre psychiquement à ses mouvements destructeurs et d'ainsi la soutenir dans l'exploration d'un monde interne dans lequel lesdits mouvements ont produit des effets cataclysmiques. On comprend, par exemple, que dans un tel contexte, le rêve — réalisation hallucinatoire de désir — soit très absent du matériel apporté par la patiente. Dans ces conditions, je propose à France un travail en face à face, à trois séances par semaine, avec l'idée lorsque ce travail de « détoxication » de la relation sera avancé, de lui proposer une analyse à quatre séances par semaine. De tels aménagements du cadre me paraissent possibles : je ne pense pas qu'on puisse radicalement distinguer dans certains cas travail de psychothérapie et travail analytique ; j'affirme au contraire que certains patients ne peuvent être traités d'abord qu'en psychothérapie de face à face, pour éviter les risques d'une perte de contact dévastatrice, et que de telles psychothérapies ne peuvent être conduites que par des analystes ; nous le savons depuis longtemps à propos des patients somatiques, mais cela me paraît vérifïable pour d'autres types de patients pour lesquels des risques de repli autistique ou de réaction thérapeutique négative catastrophique peuvent être craints. J'ai, pour ces patients, fré-


Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 193

quemment en mémoire, une remarque de J.-L. Donnet (Donnet, 1991) : « S'il reste cramponné au postulat de l'étayage naturel du "traitement" sur la méthode, le psychanalyste risque fort de voir son désir d'analyse s'exaspérer passionnellement au point de lui faire "préférer" la psychanalyse à son patient et "reprocher" à celui-ci de ne pas "profiter de celle-là". » Winnicott a attiré notre attention sur le paradoxe du « comment cesser psychanalytiquement d'être psychanalyste ».

Je me propose donc, dans le présent texte, d'exposer quelques réflexions autour du travail préparatoire à la cure psychanalytique envisagée avec France et, plus particulièrement, autour de la question du rêve conçu comme marqueur — au sens biologique du terme — du fonctionnement mental.

Les premiers rêves sont très brefs, marqués par des éléments de réalité dont l'intensité dépasse la conception des restes diurnes habituels : il s'agit de rêves mêlant les éléments traumatiques au sens où je les ai définis et des éléments transférentiels : l'espace fantasmatique ouvert par le rêve est aussitôt refermé par la question — qui répète la situation traumatique — « et si le rêve était vrai ? ». Il ne s'agit pourtant pas de rêves analogues à ceux qu'on peut rencontrer chez des patients fonctionnant en pensée opératoire, au contraire ; si manque aux rêves de France une certaine « profondeur de champ », les personnages de son histoire s'y déploient dans un contexte dramaturgique minimal dans lequel il m'arrive parfois de figurer.

Ainsi, dès les premiers mois de notre travail, France rapporte un rêve dans lequel j'apparais avec tous les déguisements habituels du rêve, comme un personnage séducteur, cruel et dangereux, au regard vide. Ce détail — le regard vide — lui évoque le patronyme d'un analyste dont les journaux ont rapporté récemment la disparition, en mentionnant qu'il mettait en doute, lui, la réalité des scénarios habituellement rapportés par les patients en analyse : Viderman. Les associations de France montrent qu'autour du personnage unique du rêve il y a une extraordinaire condensation de personnages, de situations, d'événements relatifs à sa vie ; mais, pour l'instant, c'est surtout l'un de ces personnages qui est présent pour elle : Maxime, qu'elle soupçonne d'un forfait, mais comme c'est moi qui suis présent dans le rêve, ne suis-je pas alors comme Maxime, réellement ? Cette interrogation la conduit à me poser la question : « Et si c'était vrai ? », que je reprends au vol, de façon psychodramatique : « Et si c'était vrai que je suis moi, Maxime et que j'ai fait telle et telle chose ? »

La séance qui suit cette intervention est occupée par le récit d'un rêve : « J'arrive à ma séance, tout est désordonné, les objets sont cassés, abîmés, brisés, les cadres de travers : il y a une grande violence ; seulement, malgré cela, il y a un espace intouché, tranquille : votre place et la mienne (un temps). J'ai compris que mon rêve concernait en fait Maxime et il faut, en général, que je fasse coller


194 Claude Janin

la réalité et mes pensées. Dans ce rêve aujourd'hui, les objets, les cadres et les images qu'ils entourent peuvent être malmenés, ça ne touche pas la réalité de ce qui se passe entre nous. »

Par rapport à ces rêves, deux positions techniques étaient possibles :

— La première, très classique, aurait consisté pour moi à prendre en compte les contenus du premier rêve dont j'ai mentionné l'extraordinaire condensation ; l'énumération de ces contenus que je ne puis faire ici, m'apparaissait porter en elle-même un caractère « sauvage » tant l'histoire traumatique de la patiente y était entièrement représentée, dans toutes ses composantes ; c'est pourquoi je me suis abstenu de suivre cette voie.

— La seconde tenterait de dialectiser un élément du deuxième rêve — les contenus représentatifs mis à mal (cadres brisés, images abîmées) — et l'espace analytique demeuré intact d'une part, et une association du premier rêve : Viderman qui vient de mourir et ne croyait pas à la réalité des scénarios rapportés dans la cure.

Je suppose que derrière le manifeste : « Il est mort et ne croyait pas », la logique latente est : « Il est mort car il ne croyait pas. » Ce que la patiente sousentend ainsi est : « Vous pourriez mourir — en tant qu'analyste, c'est-à-dire être quitté par moi — à vouloir désigner mes pensées violentes comme des pensées, alors que pour moi, elles sont marquées du sceau de l'événement. »

J'évoque cette possible dialectisation parce que, du point de vue de France, deux propositions psychiques, représentées au moyen du rêve, se font jour successivement :

— La première consiste à dire que si je n'adhère pas à ce qu'elle me dit du poids de la réalité, je mourrai, en tant qu'analyste, qu'elle me quittera comme elle a quitté le premier.

— La seconde — permise, me semble-t-il, par mon abstention interprétative relative — tient dans le second rêve : « Les mouvements internes violents n'affectent pas la réalité de notre travail analytique. »

La coexistence de ces deux propositions psychiques permet l'émergence d'une position ambivalente authentique dont la valeur permet le dégagement du collapsus topique : un conflit interne s'amorce (avoir des mouvements internes violents / conserver l'objet vivant) engageant, au-delà, les deuils jamais ébauchés par France. J'en resterai là provisoirement, pour la clinique, après m'être rappelé, grâce à France, que Viderman citait Aristote dans la Construction de l'espace analytique (Viderman, 1970) : « Interpréter, c'est dire quelque chose sur quelque chose » ; cette séquence permet de penser, en contrepoint, que le silence permet que quelque chose soit interprété. Jamais peut-être, ne me suis-je à ce point senti pris entre deux propositions qui bornent l'espace de mon écoute des rêves des patients (mais pas seulement des rêves) : A un pôle, l'idée qu' « analy-


Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 195

ser, c'est dissoudre ». Ce pôle me paraît à l'oeuvre dans la Traumdeutung (Freud, 1900), pour les raisons de démonstration qui sont celles de Freud à ce momentlà ; l'analyse ultérieure, par d'autres, de rêves rapportés par Freud dans son ouvrage accentue cette dissolution : pour le dire d'un mot, le rêve de l'injection faite à Irma nous est aussi familièrement accessible dans ses composants que l'est la structure intime de la triméthylamine pour le chimiste : il n'y a plus de zone d'ombre.

A l'autre pôle, Freud, encore, d'abord en 1910 : « La plupart des rêves vont plus vite que l'analyse, de telle sorte qu'après déduction de tout ce qui est déjà connu et compris, une indication plus ou moins claire de ce qui était jusqu'à ce moment-là, resté profondément dissimulé demeure encore » ; puis en 1923 : « Je pense qu'il est tout à fait bien de penser, à l'occasion, que les hommes avaient déjà commencé de rêver avant qu'il n'y ait une psychanalyse. » L'aphorisme teinté d'ironie de Freud rappelle à tous ceux qui se déclarent forcenés du travail analytique que la gratuité qu'implique le jeu reste à acquérir et que le rêve est, à certains égards, gratuit. Ainsi, dans ce même texte, Freud évoque « Bon nombre de rêves (...) intraduisibles bien qu'ils ne manifestent pas précisément les résistances (...). Ils sont comparables à des oeuvres littéraires bien réussies et retravaillées avec art. » Freud ajoute que ces idées sont utiles comme introduction aux pensées du rêveur « sans que leur contenu même entre en considération ».

On voit ainsi qu'il existe une ligne de tension vive entre l'analyse chimique du rêve et les « rêves intraduisibles » dont le contenu même n'est pas pris en considération par l'analyste ; on retrouve trace de cette ligne de tension dans la note de la Traumdentung citée notamment par J. Laplanche et B. Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse : « On a trop souvent confondu le rêve avec son contenu manifeste ; il faut se garder à présent de le confondre avec ses pensées latentes », Freud, à mon sens, désigne là un écart entre le manifeste et le latent, mettant ainsi en garde contre la surinterprétation du rêve, et rappelant sans doute le « point obscur », l' « ombilic » du rêve.

Suivons un instant cette hypothèse : dans sa préface au texte de 1901, Sur le rêve, D. Anzieu rappelle que du point de vue théorique Uber den Traum n'apporte guère qu'un concept nouveau, celui de dramatisation, processus psychique qui s'ajoute à la condensation et au déplacement, pour expliciter le travail du rêve. Ce concept est cité deux fois par Freud :

— une première fois : à côté de la transformation d'une pensée en une situation « la dramatisation », la condensation constitue le caractère le plus important du rêve ;

— une deuxième fois (la symbolique du rêve) fournit au travail du rêve le matériel qu'il utilise pour la condensation, le déplacement et la dramatisation.


196 Claude Janin

Si pour Freud, dans la condensation, « chaque élément du contenu du rêve est surdéterminë par le matériel des pensées du rêve... l'analyse révèle encore un autre aspect de la relation complexe entre contenu du rêve et pensées du rêve... une pensée du rêve est remplacée par plus d'un élément du rêve ; les fils associatifs ne convergent pas simplement des pensées du rêve au contenu du rêve, mais se croisent et s'entre-tissent fréquemment en chemin ». Tisser une toile ; croiser des touches de pinceaux : Freud nous invite à penser ici le déploiement de la scène de représentation du rêve.

Mais dans l'Abrégé de psychanalyse (1938) il en va autrement : dans le chapitre V (« A propos de l'interprétation des rêves »), reprenant la question de la condensation, Freud écrit qu' « il advient fréquemment qu'un élément unique du rêve manifeste représente une quantité de pensées latentes de ce rêve, comme s'il faisait allusion à toutes à la fois et le rêve manifeste est extrêmement abrégé par rapport aux matériaux si abondants dont il est issu ». Tel était bien entendu le cas pour le « rêve de l'homme aux yeux vides » de France. La scène de représentation du rêve est réduite par le « trop de condensation » ; elle se déploie au contraire dans le rêve suivant : la rêveuse peut faire l'inventaire de représentations « mises à sac », tandis que l'espace de ces représentations est intact dans la pièce.

Peut-être pouvons-nous alors penser que l'espace représentatif du rêve est susceptible de pulsations (expansion ou rétraction), en référence à la conception récemment développée par J. Cournut d'une « vie psychique comme une constante pulsation liante et déliante dans laquelle le quantitatif est le "véritable maître du jeu" ».

Je pense que ce jeu d'expansion — ou de rétraction — de l'espace du rêve est lié à la condensation qui résulte d'une « action simultanée de toutes les forces qui interviennent dans la formation du rêve ».

Cette question de la variation d'intensité dans la condensation, telle qu'on peut la rencontrer dans les récits de rêves de patients, peut être comprise en référence au fétichisme.

— Jean Guillaumin, dans son intervention au XXXIVe Congrès des Langues romanes en 1974, a suggéré que le rêve, « de par la place singulière qu'il occupe dans le champ de la conscience vigile... et de (par) sa structure représentative à dominante visuelle... (est) ... éminemment apte au destin fétichiste ».

— Jean-Bertrand Pontalis (1973) a développé l'idée que l'objet du rêve « peut fonctionner comme fétiche mental ».

Je voudrais souligner, pour ma part, que le caractère visuel est une condition nécessaire mais non suffisante de la constitution d'un fétiche. Or, en relisant le rapport de Lussier au XIILe Congrès des langues romanes (1984), je me suis aperçu que l'auteur avait écrit que le fétiche :


Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 197

— triomphe de la castration ;

— protège de l'homosexualité ;

— dispense de l'agressivité hostile tout en l'expliquant ;

— bloque l'accès aux blessures du corps ;

— dénie la désintégration fécale ;

— protège contre l'angoisse de séparation ;

— donne le sein et pleine possession de la mère ;

— permet l'illusion sur soi.

Même si une telle énumération pose problème, elle a le mérite de montrer que le fétiche est la résultante d'une extraordinaire condensation de contenus latents. Mais il y a plus. Au cours de ce même congrès, S. A. Josserand, en reprenant des développements antérieurs de Rosolato, souligne avec beaucoup de pertinence que le patient de Freud de 1927 — celui qui avait érigé comme condition du fétiche un certain brillant sur le nez, glanz auf der nase — opère par le biais d'une condensation et d'une transformation de représentation de mot en représentation de chose, « hallucinée, comme dans le rêve » — on se rappelle en effet que, pour ce patient bilingue le Glanz (brillant) renvoyait au « Glance » (regard) — Josserand suggère qu'on peut, outre la série Glance-GlanzGlans = Gland soulignée par Rosolato, distinguer une autre série : Nase-noseson-sun-sonne-Sohn et qu'ainsi « il existe une identité entre le brillant et ce qui brille, entre celui qui regarde et le fils et éventuellement entre le nez et le gland » (...) le fétiche prend alors valeur de condensation.

Le caractère fétichique de l'hypercondensation du rêve est, bien entendu, contenu dans le « et si c'était vrai ? » de la patiente que j'évoquais tout à l'heure, et qui tentait ainsi de réduire au Réel l'espace interne ouvert par le rêve. A l'opposé, le second rêve de France lui a permis, du moins je le suppose, de penser en regardant mon bureau : « Heureusement, ce n'est qu'un rêve... »

Après avoir rêvé sa position ambivalente, et à l'abri de son rêve, France peut se livrer, au moment des vacances de Noël, donc après une nouvelle séparation, à une « crise du mauvais objet » : je ne la comprends pas, je suis défaillant ; elle se sent très agressive à mon égard ; elle se rappelle de tels moments de son analyse précédente ; une fois, son analyste lui avait dit : « Pourquoi ne pouvezvous rien garder de bon de ce qui se passe ici ? » « C'était stupide, me dit-elle, ça ne voulait rien dire... » J'interviens alors : j'aurais dit plutôt : « Pourquoi ne pouvez-nous garder que le mauvais ? » Cette formulation, longuement réfléchie, avec sa forme conditionnelle, propose la même structure sémantique que certains jeux d'enfants (« alors j'aurais dit, ou j'aurais fait, etc. ») ; j'insiste également sur les difficultés de la patiente a introjecter un bon objet ; ma formulation

— « ne garder que le mauvais » — se réfère implicitement aux analyses subtiles


198 Claude Janin

de P. Luquet : « Lorsque la frustration apparaît et lorsque l'introjection se fait, dans une "crise de mauvais objet" (...) l'anéantissement interne, la douleur, le sentiment de perte de sécurité, la tension réactivée (...) ont maintenant envahi l'objet-Moi à l'intérieur et provoquent l'angoisse. » A l'extérieur, l'agressivité prend une direction centrifuge vers l'objet réel sous forme d'une crise de décharge coléreuse.

Quelque temps après, France apporte un nouveau rêve. Dans ce rêve, un voleur s'est introduit chez elle et s'intéresse à plusieurs objets lui venant de ses parents disparus. Sans entrer en détail dans le récit de ce rêve, je mentionnerai simplement que France se rend compte que ce rêve fait référence à son lien aux objets perdus ; c'est pourquoi je n'interviens pas.

Ma non-intervention prudente lui permet, la séance suivante, de revenir au rêve et de façon très particulière, puisqu'elle me dit : « J'avais oublié, à propos de ce rêve, un détail important : tout en ayant peur que le voleur me dérobe les objets auxquels il s'intéressait, j'étais prise d'une peur plus grande encore : qu'il ne trouve d'autres objets auxquels je tiens beaucoup et qui appartenaient à maman. »

Je n'avais donc rien trouvé, la fois précédente, et elle me permettait de poursuivre ma visite. Là encore, je ne dis rien : France, en « oubliant » de me raconter la seconde partie de son rêve, l'avait mise en acte dans la séance : « Et si vous étiez réellement le voleur », semblait-elle penser...

Au cours de l'échange à propos de ce rêve, et sur une remarque de ma part, France a un bref moment d'angoisse : « Tout semble se dérober en moi. »

Remarquant pour moi-même la polysémie du terme « dérober "1, j'interviens en jouant :

— Je ne suis pas un voleur ! (je choisis consciemment la formulation en dénégation : elle me permet une mise en scène psychodramatique de l'interprétation selon laquelle le voleur du rêve c'est bien moi, dans le transfert mais pas moi en réalité (me/not me) ; on notera ici le chemin parcouru depuis : « Et si c'était vrai que je suis moi, Maxime. » Le jeu est plus direct, plus en contact, alors que le procédé — la mise en scène psychodramatique — en est le même.

— France éclate de rire : « Je sais bien, que vous n'êtes pas le voleur ! »

« Que le rêve soit sous le signe de l'Eros (...) n'est pas à mettre en doute, mais il faut compter avec les déboires, les ratés et les échecs rencontrés au cours du travail onirique.

« Il y a lieu surtout de considérer les rêves (...) comme les résultantes d'un combat entre une tendance à la déliaison (...) et une tendance à la liaison. » C'est

1. En français : a) disparaître, b) voler.


Le psychanalyste : un voleur de rêves ? 199

avec cette citation de Christian David (1974) que je terminerai, en soulignant ainsi combien la question de la pulsion de mort est ici centrale, engagée dans les termes magistraux de Jean Laplanche (1970) : le rêve et son ombilic ne seraientils pas situés en un point de croisement, « en cet étrange chiasma dont, successeurs de Freud, nous commençons à déchiffrer l'énigme » et où, en liaison et déliaison, processus primaire et processus secondaire, Moi et sexualité, Eros et Thanatos, nuitamment, se rencontrent ?

Claude Janin

147, chemin de Crépieux

69300 Caluire

BIBLIOGRAPHIE

Anzieu D. (1988), préface à Sur le rêve, de S. Freud, Paris, Gallimard.

Cournut J. (1991), L'ordinaire de la passion, Paris, PUF.

David C. (1974), Pluralisme du rêve, in Rev. franc, de Psychanalyse, n° 5-6, p. 997-1000.

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Délier l'animisme du rêve André BEETSCHEN

« En société, table ou table d'hôte... » : j'avais ainsi commencé, en avril dernier, mon dialogue avec Claude Janin. « La table d'hôte », après « le grand hall et ses invités » : rêve pour rêve !

Aujourd'hui, il me semble artificiel de retranscrire ce qui se voulait d'abord dialogue. L'excitation en est perdue, comme l'est celle du rêve dans son récit. Et l'écriture, comme elle peut l'être aussi pour le rêve, est la mise au travail, dans une autre temporalité, de cette excitation perdue. Elle en utilise les restes.

D'ailleurs, le texte que propose ici Claude Janin diffère, lui-aussi, de celui qu'il prononça. Certains détails ont été, par discrétion nécessaire, supprimés, ce qui ne va pas sans questionner la possibilité même d'interroger l'interprétation du rêve, puisque celle-ci fait du détail (le plus infime, le plus précis) le ressort de son acte.

Ma relecture, donc, conduit à déployer le paradoxe auquel le texte nous convie : l'interprétation du rêve requiert, comme condition d'existence, une position de réserve (fondée ici sur des critères tant cliniques que métapsychologiques), et, en même temps, le rêve demeure une telle source d'excitation, garde un tel attrait, qu'il pousse l'analyste à le « voler ». Ainsi, tout le texte paraît se construire dans l'opposition à un excès, à un trop du rêve et de l'interprétation : d'où cette insistance, qui le traverse, d'un dualisme conflictuel sans cesse mis en scène (deux conceptions de l'interprétation et du rêve lui-même ; deux analystes, deux sociétés : je perçus moins cette structure quand je fus moi-même pris dans le dialogue !). Mais, de cette manière, Claude Janin propose un questionnement véritable, profond, sur ce qu'il en est aujourd'hui de l'interprétable.

Aujourd'hui ? Comment en prendre la mesure, lorsque revenir à l'interprétation du rêve est inévitablement affronter, reconnaître et tenter de ne pas seulement répéter dans la complaisance, l'antécédence du travail freudien ? Interpréter aujourd'hui ? Avec et après Freud.

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


202 André Beetschen

Un Freud qui lui-même ne cessa de faire retour sur sa Traumdeutung inaugurale : le travail de Claude Janin s'inscrit, à mon sens, dans la ligne de ces « compléments » et je lui trouve une filiation précise avec cet article de 1925 « Quelques suppléments à l'ensemble de l'interprétation du rêve », où dans le titre même se dessine la tension entre 1' « ensemble » (« Ganz », le tout ; même mot que pour dire cet espoir maintenu par Freud d'une interprétation complète) et le « supplément » imposé par la réalité des faits, l'expérience analytique, les résistances (Nachtrag... le français masque, malheureusement, ce que le mot allemand garde de proximité avec le nachträglich de l'après-coup, et de racine commune avec l'Ubertragung de transfert). Cet article commence par un paragraphe sur « les limites de l'interprétabilité », qui annonce le vif de la réflexion de Claude Janin. Celle-ci pourrait également prendre appui sur le second paragraphe (la question de la responsabilité morale du contenu des rêves) pour préciser : à qui s'adresse l'interprétation ? Y a-t-il un sujet, grammatical quasiment, du rêve autre que celui du récit du rêve ?

L'aujourd'hui, cependant, Claude Janin le convoque en passant par-dessus les détours des théorisations postfreudiennes, avec la clinique qu'il offre à la spéculation. Air du temps, en effet, qui fait choisir une situation pour son caractère « limite », avec les résistances particulièrement fortes qu'elle sollicite et les aménagements qu'elle impose. Ainsi cette patiente, si elle a déjà connu l'expérience analytique, n'est pas ici en analyse mais en entretiens en face à face, dans un échange et même un « soutien » du regard par l'analyste. Et ceci par une sorte de défaut invoqué (celui d'un « espace interne » trop réduit, collabé), qui répond en fait à un trop de réalité traumatique. La visée du travail engagé, plus psychothérapique qu'analytique, est dite préparatoire aux possibilités d'engagement d'une analyse et la question de l'interprétable du rêve est évidemment soumise à cette visée-là. Il s'agit en quelque sorte de constituer le rêve comme scène séparée, garante de la constitution d'un espace psychique, lieu de conflits de représentations.

Car le rêve, dans ce travail préparatoire, est gros d'une menace : celle de son animisme, c'est-à-dire de la force effractive de ses pensées de désir (« et si c'était vrai ? »), de l'excès de sa dimension d'accomplissement hallucinatoire. Rêve à la limite du cauchemar et révélant, par la crainte de réalisation directe que son récit suscite, un défaut du travail onirique. C'est donc la constitution d'une clôture, celle-là même que construit habituellement le travail du rêve, que la tâche de l'analyste s'assigne. Peut-on parler ici de travail interprétatif, si sa visée consiste moins à lever le refoulement qu'à le constituer ? Ce travail en tout cas lie, de façon très serrée, le rêve aux pensées de veille (ici de transfert) : car l'animisme du rêve, cette menace qui en interdit l'ouverture associative, est peut-être, autant que le fait du rêve lui-même, celui du régime des pensées de veille, soumis à une toute-puissance imaginaire que le rêve viendrait relancer, ré-exciter.


Délier l'animisme du rêve 203

Claude Janin, dans la visée qu'il soutient (et qui est, comme toujours dans l'analyse, plus contrainte que « choisie » : l'élaboration du contre-transfert n'estelle pas, essentiellement, retour sur cette contrainte ?), propose deux modalités interprétatives :

D'abord la réserve, qui est bien ici un acte délibéré et pas seulement indécision, ou passivité. Réserve quant à une interprétation « sauvage, immédiate ». Il suit là, tout à fait, la ligne freudienne qui questionne l'interprétable à l'aune des résistances du patient (forte ou faible pression de résistance ; surface ou profondeur, etc.). Cependant la réserve porte, précise Claude Janin, sur les contenus. Mais que sont-ils exactement ? Moins détails ou reprises dans les mots des images oniriques qu'images closes qui représentent totalement, qui ne semblent laisser, autrement dit, aucun reste. L'ininterprétable du rêve est alors son évidence, qui susciterait une traduction dissolvante du rêve lui-même. Peut-être faudrait-il distinguer cependant ce qui ressort ici de l'hypothèse spéculative (comment le rêve peut-il être soluble dans son interprétation ? Comment le passage des images aux mots peut-il vraiment ne pas laisser de reste ?) et du fantasme de l'interprète, produit par le transfert de la patiente et qu'actualiserait le mot de « voleur ». Toujours est-il que la réserve proposée, qui fait pièce à l'animisme du rêve, s'inscrit dans cette tension signalée de l'interprétation freudienne, tension maintenue jusqu'au bout (Abrégé de psychanalyse) entre traduction complète et reste intraduisible (ombilic). On sait les formules proposées pour cette traduction complète : « rêves complètement élucidés », « dernière pièce du puzzle », etc., formules venant conforter la conception de l'interprétation comme traduction des pensées de nuit en pensées de jour. Le rêve, lapsus de nuit?

A insister cependant sur la réserve, Claude Janin désigne un défaut de l'énigmatique du rêve, un manque de l'a-traduire, qu'il faut mettre en travail. Dès lors, cette réserve (proche ici, à mon sens, de ce que Jean Laplanche a nommé « refusement » pour traduire Versagung) n'est pas seulement refus ni même attente : elle ménage d'autres voies pour l'interprétation que la traduction immédiate, elle oblige à des détours, à des complications, à un travail psychique. En somme, elle perd le rêve autrement que le récit le fait d'ordinaire (en l'installant dans l'associativité de la parole). Elle le perd en l'immergeant dans lès pensées de « transfert ». Je mets des guillemets à transfert, car celui-ci se trouve là sollicité de manière singulière.

En effet, dans le premier rêve notamment (celui du détail du regard vide), l'associativité de l'analyste reprend et déploie des signifiants (vide, Viderman, mort, vif), qui lient rêve et transfert, mais avec cette particularité que le regard n'est pas simplement un objet fantasmatique. Il est aussi ce réel qu'il faut porter, soutenir, quand l'analyste l'a perçu comme « fixé, accroché à lui ». Singulière


204 André Beetschen

tension entre l'hallucinatoire et l'objet-regard : comme s'il fallait opposer à la toute-puissance du rêve (à son animisme) la « réalité » du regard, et au-delà, la réalité (présence et associativité) de l'analyste.

Cette option interprétative va se trouver renforcée (Claude Janin l'expose avec beaucoup d'authenticité, ce qui rend la discussion féconde) par les « et si c'était moi ? ... J'aurais plutôt dit... » ou la formule en dénégation : « Je ne suis pas un voleur. » Voici tout à coup l'analyste en personne, comme formation de masse, qui monte sur la scène du rêve. Regardez-moi : je suis dans votre rêve ! Position limite de ce « maniement » du transfert et de l'interprétation du rêve (que Freud appelle toujours du même mot : Handhabung), en ce que le rêve est moins sollicité pour sa capacité à proposer des figures infantiles au transfert (à la manière dont Michel Neyraut évoque les « rêves de transfert ») que pour celle d'accueillir les prototypes (séducteurs et à traduire) du transfert. L'interprétation proposerait ainsi un effet d'après coup.

Il est bien sûr impossible ici de débattre des raisons contre-transférentielles qui poussent à une telle position. Sans doute (Claude Janin l'indique lui-même) que les désirs de mort de la patiente à l'égard de « l'analyste qui ne croit pas » sont d'une violence déterminante. A la première proposition, en tout cas, la patiente répond par un nouveau rêve qui me paraît à certains égards, « de confirmation, boitant derrière l'analyste », puisque l'espace intouché qu'il figure (« vous-moi ») est véritablement laissé tel quel, intouché par la reprise associative. Claude Janin fait alors l'hypothèse que cette figuration personnifiée de l'analyste favorise l'émergence d'une « position ambivalente authentique dont la valeur permet le dégagement du collapsus topique ». En somme, que l'objet réel figure en quelque sorte l'autre pôle de l'hallucinatoire. Interprétation trouvant son appui, peut-être, dans l'un des postulats les plus problématiques de Freud, celui de l'épreuve de réalité. N'est-ce pas l'ambiguïté même de ce postulat qui entraîne le recours à des termes très marqués par le biologique : « Collapsus, détoxication, expansion-rétraction ? » Le mot même d' « espace », qui serait à distinguer de « lieu », me paraît pour le rêve, bien qu'il ait fait le titre d'un numéro de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, discutable.

En tout cas, Claude Janin donne à penser, et à débattre, comment une position technique, ici le « traitement » (se rappelle-t-on assez que traiter c'est d'abord, dit Le Robert, « agir envers quelqu'un de telle ou telle manière », que traitement implique donc acte) de l'excès animique du rêve, est tissée de contretransfert et de spéculation métapsychologique, jusque dans ses métaphores.

Ainsi : le psychanalyste voleur de rêves. La formule est belle, plutôt excitante même. Elle subvertit absolument la réserve ! Voleur, mais voleur de quoi ? De l'excitation du rêve, de son « attrait », comme le propose J.-B Pontalis, en précisant que la source de cet attrait est « qu'il (le rêve) a à voir avec ça », de


Délier l'animisme du rêve 205

l'Uberdeutlich de son image ? Voleur de feu, quand le rêve est cette fenêtre ouverte sur le plus intime et quand l'analyste peut se sentir jaloux, parfois, des rêves de son patient, alors même que le récit du rêve qu'il reçoit, qu'il écoute, le tient radicalement exclu de la jouissance des images ? Voleur par l'interprétation quand elle est sauvage et se fait dans l'urgence (mais la malice du rêve et le triomphe de son leurre sur l'exigence pulsionnelle visent justement à solliciter l'urgence de son recouvrement interprétatif à la place de l'inquiétude patiente de sa mise en pièces). Et le voleur de feu, c'est encore Prométhée, cet ancêtre de l'analyste : voler le rêve, l'interpréter, c'est le dérober à nouveau aux puissances divines et tutélaires de la nuit, pour le confier à l'humain de la parole. En ce sens la mémoire du rêve en est aussi la première voleuse.

L'un des intérêts, fort, du travail de Claude Janin réside en la proposition d'éclairer l'excès animique du rêve par le destin de la condensation. « Trop de condensation, hyper-condensation, condensation extraordinaire » : ces mots qualifient pour lui les rêves de sa patiente. Comment articuler l'interprétable à cette condensation en trop ? Comment lier, autrement dit, l'interprétation au travail du rêve dans sa double face : interne (vers le rêve : par la déformation qui trompe la censure, il est au service de l'accomplissement) et externe (vers l'autre, vers le jour, vers un à qui il s'adresse : par l'énigme qui blesse la mémoire, il appelle à l'interprétation).

La condensation est ici en position tout à fait ambiguë, double, zweideutig, « effet de la censure et moyen d'y échapper » (Vocabulaire de la psychanalyse). En position de symptôme, pourrait-on dire. D'un côté, condensation (Verdichtung), c'est le serrage, la compression, le concentré et l'accumulation d'énergie : instrument donc du « pouvoir de figuration que possède l'accomplissement de désir » (L'interprétation des rêves, p. 478), porteuse de l' « intensité du contenu représentatif » (ibid., p. 506). Il y a dans la condensation un efficace de l'hallucinatoire du rêve, comme « figuration directe ». Mais, en même temps, elle appartient au travail du rêve quand elle masque en recouvrant, en surdéterminant, et quand elle dérobe, en assurant la rapidité et l'astuce de l'inscription mnésique.

Que prédomine dans la condensation cette part de l'hallucinatoire, de la figuration directe, au détriment de la part d'énigme, et l'interprétation devient problématique, voire impossible. La condensation referme le rêve sur lui-même, sur son éclat solipsiste (que Daniel Widlöcher a nommé récemment « autisme du rêve »). Et le récit lui-même, lorsque le rêve est raconté, n'est pas gage de son ouverture au langage ; au contraire il peut être répétition autistique de la clôture, négation de l'adresse. Par la condensation se réalise l'intouché du rêve : sa fulgurance, son effet Trompe-l'oeil, effet Méduse. Ce que Claude Janin note fine-


206 André Beetschen

ment, en disant qu'il manque aux rêves de sa patiente « une certaine profondeur de champ ». Fascination du et par le rêve : mais peut-on se débarrasser complètement de la beauté du rêve, même après que Freud eut contribué, comme le dit J.-B. Pontalis, à le « désenchanter » ? Le rêve ne continue-t-il pas à nous venir comme « passante » de la nuit :

Un éclair puis la nuit — fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître Ne te verrai-je plus que dans l'éternité.

(Baudelaire.)

Cette fascination, Claude Janin l'indexe au fétiche, en rapprochant surdétermination de ses contenus latents et condensation. Mais quel désaveu serait ici à l'oeuvre ? Celui du travail précisément, la condensation se donnant, dans son trop, comme apparence d'un travail que dans le même temps elle désavoue en congédiant les autres modes de travail du rêve : le déplacement qui implique la perte, l'exil, et l'élaboration secondaire qui, dans l'exigence même du récit qu'elle met en oeuvre, implique un interlocuteur. L'excès de condensation qui maintient le rêve comme totalité close tenterait ainsi de décourager la « sollicitation à interpréter — die Aufforderung zur Deutung » dont Pierre Fédida dit « qu'elle provient du négligeable, non pas des restes nocturnes mais du rêve à l'état décomposé (Inhaltsbestandteilen) ».

Il s'agit donc moins de délier de force la condensation que d'approcher, d'apprivoiser cet excès du rêve.

En pensant tout d'abord les raisons de ce trop de condensation dans son paradoxe même. Car il y a bien du rêve (Claude Janin souligne que les rêves de sa patiente sont « différents de ceux des patients fonctionnant en pensées opératoires »), et mémoire du rêve. Mais le rêve ne provoque pas d'associativité de la parole ; quelque chose refuse à ce qu'il se perde dans le tissu langagier. La force animique qu'il en acquiert n'est-elle pas au fond tentative, à respecter, d'imposer à la réalité traumatique, et malgré les dénégations de la patiente, le primat de la réalité psychique ? Comme le rêve dit traumatique est aussi, bien que Freud en écarte trop rapidement l'hypothèse dans 1' « Au-delà du principe de plaisir », traitement du trauma par les voies du masochisme.

En installant ensuite ce paradoxe métapsychologique dans l'interprétation elle-même, c'est-à-dire en tentant à la fois de constituer le rêve comme scène séparée, en le gardant ainsi, et non en le déniant, comme témoin de la réalité psychique (le rêve « abri » ; « ce n'est qu'un rêve »), en ne forçant pas, donc, à une mise en pièces que la condensation refuse, mais d'autre part en le déplaçant, en l'usant sur la scène du transfert et surtout, peut-être, en l'immergeant dans l'as-


Délier l'animisme du rêve 207

sociativité conflictuelle de l'analyste (« jamais peut-être, dit Claude Janin, ne me suis-je senti pris à ce point entre deux propositions »).

Que serait donc l'ouverture souhaitée de l'espace psychique ? Evidemment pas quelque meilleur « fonctionnement », mais, s'agissant ici du rêve, une ouverture à la mémoire de l'infantile, à ses sources. Ouverture dont Pierre Fédida montre qu'elle requiert l'oubli du rêve comme sa condition obligée. Or, il semble bien que dans le trajet proposé par Claude Janin entre le premier rêve et le dernier l'excessive condensation des débuts, qui faisait du rêve cette totalité aussitôt dérobée, fasse place à la vivacité énigmatique des détails et que surgisse justement l'oubli sur lequel se détachent les « objets de maman ». Et l'on se prend à entendre la polysémie d'un signifiant : vider, voler, dérober jusqu'à sa formule grammaticale de renversement, « tout semble se dérober en moi », qui signe justement un temps du psychique gagnant sur le traumatique. Alors le rêve est dans cette fonction essentielle d'animer la parole, de solliciter, par sa mise en figures, les signifiants dérobés de l'infantile.

Que le rêve perde de son animisme pour animer la parole : quelque chose fait là vaciller l'interprétation au sens commun que nous en avons, au sens même de traduction que lui donne Freud. Pas plus qu'il n'est Wahrsager (diseur de bonne aventure ; l'allemand est plus savoureux en parlant de diseur de vrai !), l'analyste n'est Traumdeuter (interprète de rêves). S'il s'agit de perdre le rêve, de s'en exiler, de travailler avec son oubli — ce à quoi résiste régulièrement le patient avec le récit de son rêve, de son beau rêve — pour que s'ouvre la possibilité de son interprétation, celle-ci ne consiste plus à donner du sens mais, en s'appuyant sur la puissance figurale onirique, à faire entendre dans l'associativité de la parole la mémoire de l'infantile excitée par le rêve.

Mais le rêve, sans cesse, résiste à sa défaite, à sa déliaison. L'interprétation ne vient jamais à bout du vif de ses images. Il colonise la mémoire. Et chaque analyste sait comment sa mémoire d'une cure est jalonnée de souvenirs de rêves : fenêtres ouvertes et taches encore aveugles.

André Beetschen

5, place Croix-Pâquet

69001 Lyon

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ASSOCIATION PSYCHANALYTIQUE

INTERNATIONALE

Communications prépubliées du XXXVIIIe Congrès international d'Amsterdam, IPAC, 1993



La théorie « in vivo »

Dennis DUNCAN

La psychanalyse a aujourd'hui totalement abandonné sa première hypothèse — qu'elle tenait alors pour incontestable — selon laquelle elle appartenait au champ des sciences naturelles, et son corollaire, à savoir qu'en psychanalyse la théorie avait précisément la même fonction qu'en physique ou en chimie, où il s'agissait de mettre en évidence les attributs quantifiables des objets physiques et de leurs relations. A l'époque, cette conception était résolument positiviste. A l'heure actuelle, les psychanalystes n'ont pas de préjugés idéologiques en faveur de solutions réductrices, et la plupart d'entre eux sont satisfaits du chaos créateur au sein duquel les théoriciens en sciences physiques travaillent à élargir les horizons de la pensée. Toutefois, alors même que nous nous rangeons parmi les sciences humaines et appliquées, nous nous retrouvons face à une tâche que nous avions jusqu'ici négligée et qui consiste à considérer, observer et étudier la façon dont nos théories — théories des objets et des relations interpersonnels et intersubjectifs — peuvent fonctionner suivant leurs propres termes. Nous ne pouvons être sûrs que d'une chose, à savoir du paradoxe qui veut que d'un côté nous n'avons pas plus de raison que les physiciens de compter pouvoir échapper à la complexité extrême des théories, et que de l'autre les théories ne sont que des théories dont l'objectif est toujours fort simple. Elles tendent à permettre d'une façon réaliste que nous nous alignions sur les attributs des objets et de leurs relations — d'ordre physique et/ou psychique — en leur donnant un éclairage qui ne serait autrement ni possible ni communicable.

Mardi

Mme Brown commence sa séance du mardi matin — sa première séance de la semaine — en racontant l'histoire de sa dispute avec son mari le samedi soir ;

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


212 Dennis Duncan

de là, elle passe rapidement à la dispute qu'elle a eue la veille (lundi) au cours d'une entrevue. Son mari avait été le maître de cérémonie lors de la soirée dansante des anciens élèves de l'école qui avait eu lieu samedi soir. Elle parle avec sarcasme du plaisir de son mari à « exercer ses charmes ». Tous « les garçons », les anciens camarades d'école de son mari, étaient là avec leurs femmes. Comme de coutume, les garçons avaient trouvé son mari fantastique ; ils parlèrent de lui en plaisantant et en racontant les mêmes vieilles anecdotes du bon vieux temps. Son mari n'arrêtait pas de se lever de table pour aller « faire l'important ». Ayant regagné sa place à un moment donné, il eut la surprise désagréable de trouver sa femme en train de se disputer avec son meilleur ami, devant tout le monde.

Cependant, tout finit par s'arranger ; de retour à la maison, ils firent l'amour, ce qui était « O.K., bien ». Mais après, il demeura silencieux, comme de coutume. Comme toujours dans ces moments-là, elle avait envie de parler mais pas lui. Alors elle lui « expliqua » les raisons de la prise de bec à table. Elle avait en fait pris sa défense. Il lui avait souvent dit combien il détestait la manière que les garçons avaient de l'admirer. C'était ce qu'ils avaient fait, et en particulier son meilleur ami. Elle avait alors pris son parti. Elle leur avait dit qu'il n'était pas tel qu'ils se l'imaginaient. Au fond, il était déprimé et insécurisé. En entendant cela, son mari était devenu réellement silencieux, et sa colère l'avait tenue éveillée, elle, une bonne partie de la nuit, même après qu'il se fut endormi. Le lendemain matin, il était de bonne humeur, comme si rien ne s'était passé, ce qui était tout bonnement impensable ! — Oh, elle vient de se rappeler de la dispute qui a eu lieu la veille pendant l'entrevue. Mme Brown ne fait pratiquement aucune pause, alors que d'ordinaire, compte tenu de notre rythme de travail habituel, il y aurait eu une pause naturelle, un temps de réflexion suivi peut-être d'une remarque de l'analyste ou du patient ; ceci fait que l'élaboration d'une interprétation chez l'analyste a été entravée, interprétation qui aurait permis de faire le lien entre la provocation inconsciente de son mari par la patiente et celle envers son analyste que constituait le fait de lui raconter une histoire si immodérément partiale. Si l'interprétation avait porté ses fruits, elle aurait amené la patiente à éprouver et reconnaître son sentiment d'envie à l'égard de son mari, ainsi que la blessure et la jalousie qu'elle ressentait face aux amis qui le connaissaient depuis bien plus longtemps qu'elle — notamment le meilleur ami de son mari ; les référents passés et présents de ces sentiments situationnels auraient pu alors à leur tour devenir plus accessibles à une réactualisation dans le transfert.

Un temps de pause est nécessaire pour permettre intérieurement la formulation de questions et de réponses éventuelles. Chez l'analyste, ces questions et réponses orienteront toute interprétation. Prenons quelques exemples en guise


La théorie « in vivo » 213

d'illustration. Dans quelle mesure l'attaque contre son mari était-elle soustendue par une envie primitive ? Et, dans quelle mesure avait-elle pu ressentir la « parade » de son mari comme quelque chose qui lui était destinée, ce qui par voie de conséquence la poussait alors à vouloir se protéger et se venger ? La vraie réponse à cette question se reflétera dans le transfert et influera sur la façon dont elle ressentira les interprétations ; aussi l'analyste orientera-t-il l'interprétation selon la meilleure réponse à laquelle ses spéculations lui auront permis d'aboutir. J'attirerai bientôt l'attention sur un dialogue vivant fait de théorisation et d'intuition et résultant pour une part de cette activité spéculative, mais pour l'heure, je souhaite illustrer ce que je disais précédemment par un autre exemple encore. Dans quelle mesure se précipite-t-elle, au lieu de faire une pause, afin d'entraver mon activité interprétative, ou de m'empêcher de faire une interprétation qu'elle juge prématurée ? Dans quelle mesure également peut-on considérer qu'elle cherche aussi à m'en dire plus, dans le transfert, avant qu'il ne soit temps pour moi d'interpréter ? Cherche-t-elle à me dire : « Je n'écouterai pas », ou bien : « Attendez, il y a autre chose encore » ? Nous retrouverons ces mêmes questions un peu plus tard à l'occasion de la deuxième dispute.

Cette deuxième séquence reproduit et accentue la situation analytique instaurée par la première. Elle avait été personnellement sollicitée par une grande entreprise à poser sa candidature pour un poste vacant, poste d'un niveau supérieur à celui qu'elle occupait dans l'entreprise pour laquelle elle travaillait (elle avait donc été choisie par un chasseur de têtes). Elle leur avait fait savoir qu'elle avait autre chose en vue, et il avait été amicalement convenu que cette proposition alternative pourrait entrer en jeu dans la négociation. Ce qu'elle ne leur avait pas dit, c'était que cette autre offre était radicalement différente. Il s'agissait d'une affaire impromptue créée par deux personnages excentriques dans une branche nouvelle et hasardeuse de la profession. Il s'avéra qu'ils ne pouvaient pas lui garantir le même salaire que celui qu'elle percevait déjà — mais on lui avait proposé en revanche d' « être dans le coup ».

Elle commença l'entrevue en disant à son interlocuteur qu'elle serait tout à fait franche avec lui. Elle lui parla de l'autre société, n'épargnant aucun détail, à la suite de quoi elle l'invita à lui faire une contre-proposition. Elle me rapporta au cours de la séance qu'à partir de ce moment-là il avait adopté une attitude carrément hostile. Il lui dit d'un ton dogmatique qu'elle n'avait pas l'air de comprendre que les deux situations n'étaient pas comparables et qu'elle ne prenait pas en considération son curriculum vitae, la stabilité du salaire, la retraite et autres petits bénéfices. Elle l'avait interrompu, lui avait dit : « Non. C'est vous qui ne comprenez pas ! » Une société comme la sienne était de l' « arnaque ». Les garanties de hauts salaires et de bénéfices n'étaient qu'un moyen d'obtenir le maximum des gens, sans se sentir obligé de les payer à leur juste valeur, etc.


214 Dennis Duncan

Malheureusement, le temps ne me permet pas de rapporter, dans son intégralité, cette conversation animée. (Le directeur fît remarquer à ma patiente qu'elle travaillait dans la profession depuis presque aussi longtemps que lui, et que si elle avait compris ce qu'il était en train d'essayer de lui dire elle pourrait occuper la même position que lui. De plus, s'il avait ignoré ce qu'elle-même ignorait, il se retrouverait sans aucun doute dans sa situation à elle !) Il finit par mener l'entretien en regardant par la fenêtre et en lui tournant le dos, car « il ne pouvait me regarder droit dans les yeux », me dit ma patiente. Il était « comme un petit garçon ». Mme Brown me dit qu'elle n'avait cessé d'essayer de le ramener à une vue juste et logique des choses.

Tandis que son analyste l'écoutait, il aurait aimé intervenir à certains moments, mais il n'en eut pas la possibilité. A partir du moment où la patiente lui dit que malgré tous ses efforts pour ramener l'interview à une vue raisonnable des choses, la vérité était qu'il avait tout bonnement refusé au bout d'un certain temps d'être raisonnable, il sut qu'il devait faire une interprétation, et que ne pas interpréter n'était pas une option technique. Elle savait qu'à un certain moment il s'était dit à lui-même « va te faire foutre », moyennant quoi, après cela, se montrer raisonnable signifiait perdre. Elle savait aussi qu'il faisait semblant de poursuivre l'entretien jusqu'à la fin de l'heure.

Elle termina l'histoire en ajoutant qu'elle avait rendez-vous le mardi suivant avec un autre directeur, qui devait lui rendre compte de l'issue de cette entrevue. Puis, sans même faire une pause pour reprendre son souffle, elle passa à un autre sujet : sa conversation téléphonique avec James, un ex-patron et un ex-amant.

L'analyste remarque à nouveau la précipitation de la patiente et l'absence de pause. Cette fois-ci, il en connaît mieux les ressorts. Il sait, par exemple, qu'elle espère et compte éveiller en lui une rage innommable qu'elle utilisera stratégiquement contre lui, comme elle l'avait fait avec son mari et l'interwiever. Avant de revenir aux questions que j'évoquais précédemment — qui, comme je l'ai indiqué, se répètent ici et mènent pour une part à un dialogue théorique — j'aimerais tout d'abord souligner que la raison principale pour laquelle je ne suis pas intervenu dans son processus associatif n'est pas directement fiée à ces questions, mais est due au fait que, alors que je m'apprêtais à intervenir, j'eus l'intuition qu'il me fallait agir prudemment. Je sentais qu'elle refusait, à un degré tout à fait inhabituel, de me donner son mandat pour que je lui montre ce qu'elle faisait avec ses objets et avec moi en tant qu'objet pour elle. Elle considérait ce refus comme un droit lui appartenant. Si je ne tenais pas compte de ce droit, elle risquerait alors de faire entrer la séance dans les disputes au détriment de notre tâche analytique consistant, au contraire, à faire entrer les disputes dans la séance.

Les deux questions prises comme exemple sont demeurées in situ. Dans


La théorie « in vivo » 215

quelle mesure son attaque de l'interviewer (et de son analyste) représente-t-elle une réaction à une supposée attaque exhibitionniste de sa part à lui contre elle ; et dans quelle mesure s'agit-il non pas d'une attitude réactionnelle, mais d'une attaque primitive représentant un aspect donné de, et inhérent à l'envie humaine ? Il s'agit là d'un problème de motivation simple et immédiat. Cependant, aux yeux d'un analyste qualifié, ça ne saurait être aussi simple. Il (ou elle) est imprégné de l'étude des concepts kleiniens concernant l'envie (Melanie Klein, 1975), ainsi que de l'étude et de la discussion portant sur l'ubiquité du conflit et de la résistance postulée par Freud et d'autres. Non seulement le matériel porte le sceau des idées préconçues de l'analyste, mais, une fois que ce dernier aura choisi et donné son interprétation, ce sceau marquera la façon dont l'analyste percevra ce qui pourrait s'ensuivre. S'il opte pour l'envie, le clivage et l'identification projective viendront alors s'afficher sur son tableau intérieur. S'il opte pour le conflit et la résistance, d'autres tableaux, y compris peut-être le schéma de Freud (1923) du modèle structural, se déploieront dans la séance devant lui, influant sur ce qui semblera succéder, avec leur poids de vérité et de distorsion.

Ces derniers tableaux viendront aussi étayer la deuxième question, si l'analyste décide intuitivement que la précipitation de la patiente est au service de la résistance. Si, d'un autre côté, l'analyste pense que cette fuite en avant de la patiente est une indication de ce que le transfert n'a pas pu encore se déployer entièrement, on ne peut concevoir ce type d'approche que comme une émancipation d'une constellation de théories cohérentes sur le développement et la résolution interprétative de transferts « self-object ». Ces tableaux sont l'oeuvre de Heinz Kohut (1971, 1977) et d'autres.

Mme Brown poursuit son récit en disant que, s'étant sentie très mal après l'entrevue, elle avait téléphoné à James — James est un des hommes avec lesquels elle entretenait une relation avant de commencer son analyse et avant son mariage. Tous ces hommes s'étaient conformés au mode de relation — caractérisé par une sorte de contrôle mutuel — qui prédominait chez elle à cette époque et qui s'exprimait de façon explicite et ritualisée dans ses relations sexuelles. James lui avait parlé pendant plusieurs heures. « Il avait été très bien. » Il avait repris avec elle toute l'histoire du début jusqu'à la fin. Son aide lui avait été très utile, car il savait se mettre à sa place. Il la connaissait si bien.

La fin de la séance approche et l'analyste trouve enfin un espace d'interprétation — sans doute parce que la patiente pense qu'il ne va pas l'utiliser ! Ils se sont trouvés l'un et l'autre engagés dans une lutte où chacun a essayé d'affirmer sa volonté. Il a voulu lui montrer comment, à son insu, elle agit envers son objet. Elle ne lui en a pas offert la possibilité. Les énergies défensives du couple analytique sont entièrement investies dans cette lutte. L'analyste perçoit maintenant Mme Brown, c'est-à-dire qu'il prend conscience de la forme qu'elle revêt dans


216 Dennis Duncan

son esprit, mais non pas de ce qu'il souhaite qu'elle fasse ou arrête de faire. Il lui vient à l'esprit qu'elle doit sûrement pouvoir le percevoir ainsi. Elle se défend contre le fait d'être sous l'influence de son objet mais non pas contre le fait de le percevoir. L'analyste pense que s'il lui dit simplement ce qu'il est pour elle (ce savoir lui vient de son expérience du maniement du contre-transfert), cela ne pourra pas ne pas avoir un effet de vérité pour elle.

Je dis : « Pendant toute la séance j'ai eu envie de vous dire quelque chose qui aurait remis les choses en place concernant la dispute avec le directeur et avec Bill. Mais j'avais le sentiment que si j'essayais de le faire, vous penseriez que je cherchais à me rendre intéressant, tout comme le directeur ou comme Bill, samedi soir. Je pense que vous avez probablement et secrètement l'intention de me contrarier moi, comme vous aviez l'intention de les contrarier eux. Je serais alors "comme un petit garçon" qui aurait besoin de vous pour l'aider à devenir raisonnable, auquel cas je serais inefficace et vous seriez celle qui auriez quelque chose à faire valoir. Je pourrais accepter vos histoires avec complaisance, tout comme James, ce qui pourrait vous faire plaisir ; mais vous me mépriseriez car vous penseriez que je cherche à vous "embobiner" et que j'ai peur de m'affronter à vous. »

C'est la fin de la séance. Somme toute, l'analyste n'a fait que dire quelque chose de très banal, mais il pense (peut-être à tort) qu'il n'y serait jamais parvenu s'il n'avait été pris dans une lecture si profondément engageante au cours du week-end. L'écho d'une théorie l'a soutenu, une théorie qu'il n'a pas encore intégrée dans son mode de travail habituel et ses principaux concepts clés techniques. Peut-être est-ce cette non-intégration qui lui permet d'en prendre conscience plus facilement que ne l'auraient fait les théories plus anciennes et mieux connues qui l'auront guidé tout au long de la séance. L'écho murmure : « La conscience se nourrit en se recentrant autour de l'Autre... Elle se trouve en se perdant. Elle se trouve instruite et éclairée après s'être perdue et avoir perdu son narcissisme. »

Un tableau se déroule. Il est très probable qu'il influencera la façon dont l'analyste considérera ce que la patiente lui apportera demain. Le tableau est signé Paul Ricoeur (1974).

Mercredi

Elle commence par dire qu'après sa séance de la veille elle s'était sentie très angoissée. « Je me suis sentie en chute libre ! » Elle était rentrée chez elle, avec l'intention de faire une sieste avant de retourner à son travail, mais elle avait dormi plus longtemps que prévu et n'avait donc pas pu aller travailler. Dans la


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soirée, elle avait ressenti une angoisse d'un autre ordre dont le caractère lui était familier depuis l'enfance et qu'il lui arrivait d'éprouver de temps à autre ; cette angoisse se manifestait par des craintes superstitieuses associées à des expériences de déjà vu. Elle dit qu'elle ne savait pas ce que je lui avais dit hier, qu'elle ne l'a pas su non plus au moment où je le lui ai dit ; mais elle sait que c'était « vrai ». Elle se sent forte à nouveau — « restaurée ». Puis, ses associations — et les événements du reste de la semaine — suivent un autre chemin.

Si, juste après une séance, on devait nous poser la question : « Quelle utilisation de la théorie avez-vous fait dans cette séance ? », il se pourrait que nous répondions inconsidérément : « Oh, je n'utilisais particulièrement aucune théorie. Je ne pensais pas en termes théoriques, je travaillais de manière tout à fait pragmatique. C'était pour l'essentiel une séance clinique. » Ce faisant, nous avons momentanément oublié ce que George Klein rappelait au monde analytique, à savoir que nos positions cliniques les plus courantes sont profondément ancrées dans la théorie. Qu'il existe des motivations inconscientes et des liens significatifs entre nos pensées les plus décousues ; que certaines attitudes s'originant de l'enfance peuvent être inopportunément transférées sur une figure actuelle, etc., tout ceci renvoie à des théories analytiques, et il est difficile d'imaginer un seul moment clinique qui ne leur serait pas relié d'une manière ou d'une autre. Cependant, si nous nuançons notre réponse inconsidérée en disant : « Oui, en effet, j'ai tout le temps utilisé la théorie », cela sonne faux en regard de notre expérience de la pratique.

Ma réponse à cette question serait la suivante : lorsque j'ai entrepris ma formation, avant d'étudier les différentes théories psychanalytiques, à commencer par celle de Freud, étais-je réellement ignorant des profondeurs des motivations de l'être humain ? La sélection naturelle aurait-elle permis que j'évolue et que je survive jusque-là dans une telle ignorance ? N'aurais-je pas été doté d'un savoir, certes imparfait, mais également profond et naturel, sur ce que les autres et moi-même sont susceptibles de penser et de sentir, savoir dont les autres dans leur avidité sont parfois prêts à s'emparer ? Ne pourrait-on pas dire qu'un des aspects ou « couche » de ce savoir est de nature spéculative, contestable, potentiellement sujette à controverse, d'une façon qui n'est pas sans rappeler les théories scientifiques ? C'est ainsi que je définirais mes propres « théories » (collectives pour certaines, personnelles pour d'autres) sur la motivation. Bien que sensiblement différentes de celles que je pourrais apprendre et acquérir tout au long de ma formation analytique, elles ne manqueront certainement pas de s'entremêler et d'interagir avec ces dernières. Selon les termes de Sandler (1983), elles recouvrent des champs sémantiques différents au sein d'un même espace de sens où la mise en oeuvre de concepts flexibles et dépendants du contexte permet de « supporter les tensions issues des bouleverse-


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ments théoriques ». Ce mode de conjecture naturel est plus profond — plus proche du savoir instinctuel — que la théorisation que nous apprenons pendant notre formation. Nous sommes formés et nous nous formons afin d'étendre et d'adapter instrumentalement ce savoir. Il est l'objet de « la formation ». Paradoxalement, il est aussi l'aune inexprimée et la pierre de touche de nos théorisations conceptuelles.

N'est-ce pas la sensibilité exceptionnelle de Freud à l'évolution du dialogue qu'il entretenait avec ses propres préconceptions qui a instauré le dialogue collectif au sujet de ses théories et les nôtres, dialogue qui nous a fourni et qui continue de nous fournir les outils conceptuels nécessaires à l'exercice de notre jeune profession bien-aimée ?

Le mercredi suivant

Elle commença sa séance en me rapportant ce qui s'était passé la veille lors du rendez-vous où l'on devait lui communiquer le résultat de l'entrevue qu'elle avait eue avec le directeur. Sa candidature n'avait pas été retenue. Elle avait trouvé l'homme qui l'avait reçue très sympathique, contrairement à celui qui l'avait interviewée. Il n'avait pas tari d'éloges sur ses capacités — jusqu'à l'exagération, énumérant ses qualités et mettant l'accent sur le fait qu'elle avait obtenu d'excellents résultats au test de personnalité. Sur ces entrefaites, il lui avait annoncé, de manière fort diplomatique, la mauvaise nouvelle. Peut-être avait-elle trop de personnalité, après tout ! Il lui tint encore quelques propos rassurants, tout en riant à moitié car il en mesurait lui-même le ridicule. Elle ne lui en tenait pas rigueur ; il faisait de son mieux et la « manipulait » tout simplement. Elle lui demanda instamment de reconsidérer les réserves qui avaient été émises — la société pour laquelle elle travaillait actuellement avait aussi exprimé quelques réserves au début, mais les choses avaient bien tourné ; elle avait mené à bien les tâches qu'on lui avait confiées et avait en fait le sens des limites ; si ce qu'il semblait impliquer était juste, elle ne se serait pas retrouvée avec un aussi bon curruculum, etc. Elle parle de ces requêtes à l'analyste comme si celles-ci lui étaient adressées, comme si c'était lui le directeur. Elles s'avèrent toutes êtres justes et on entend, venant de l'analyste, un murmure d'approbation, sorte de prélude à quelque chose qu'il souhaite lui dire. Mais elle ne l'écoute pas, ne s'arrêtera pour l'écouter qu'après avoir exprimé son désespoir en bredouillant : « De toute façon je n'ai jamais de plaisir à travailler. Je n'ai jamais de plaisir à rien. La seule chose qui m'ait jamais fait plaisir est d'avoir emmené Bozo (son grand chien, doux et bien dressé) en promenade dans les bois. »


La théorie « in vivo » 219

Je lui rappelle que Bozo est un chien bien dressé. Je lui demande si elle a remarqué le besoin insistant qu'elle a de me voir être d'accord avec elle. Je lui dis que j'ai l'impression qu'elle pense que tout ce que je peux dire est destiné à la « manipuler » comme ce qu'elle pensait du directeur. Puis, j'émets l'idée selon laquelle elle se sent piégée. Elle a besoin — ici et maintenant — de savoir que j'existe ; mais elle ne peut pas prendre le risque de perdre le contrôle qu'elle exerce sur moi.

Elle répond pensivement que pour elle, quelqu'un occupant cette position — quelqu'un de réel, mais dont elle ignore les pensées — serait totalement incapable de la voir. Il ne saurait pas qu'elle existe.

Je lui fais remarquer qu'il semble que chacun de nous se réfère à un lieu où il ne peut y avoir personne ; un espace intermédiaire qui ne peut être décrit que comme n'étant pas — un « non-lieu ». Au moment où j'évoque cela, je pense aux « trous noirs » dans l'espace et je vois l'image (une illustration empruntée en fait à la couverture d'un livre) d'un astronome, un homme qui est en train de montrer quelque chose au tableau noir, le dos tourné à la classe.

Mme Brown donne une description objective de son idée — on ne voit pas qu'elle existe. Je lui fais remarquer le détachement et l'objectivité avec lesquels elle décrit quelque chose qui n'est en réalité qu'elle-même. Puis, je revois l'image du tableau noir et je poursuis en disant que c'est comme si nous nous tournions le dos et parlions d'un lieu qui « n'est pas ». Aucun de nous ne sait si une quelconque communication est établie lorsque nous désignons ce lieu du doigt.

Nous continuons à parler de cela le reste de la séance. L'atmosphère se fait de plus en plus étrange. Il est difficile de savoir si l'affect et le contenu des propos que nous échangeons sont vrais ou faux, idiots ou profonds ; s'agit-il d'une intellectualisation défensive ou d'une tentative réitérée de parvenir à une compréhension d'un phénomène complexe ? Ce sentiment de doute quant à l'authenticité de la séance ne fait que se renforcer. La séance s'achève ainsi.

Jeudi

La première partie de la séance se déroule sur un mode familier, pesant et monotone autour de la sempiternelle question de savoir qui contrôle qui. La séance s'annonce implacablement longue, sans promesse de mouvement ou de changement. Puis, brusquement, d'un ton d'incrédulité et avec une souffrance authentique, ma patiente commence à se plaindre de la manière impartiale et indirecte que j'ai de la traiter. Cela ravive aussitôt et clairement en moi le souvenir d'une incrédulité familière qu'il m'arrive d'éprouver moi-même à certains moments, lorsqu'elle n'est pas en mesure de comprendre ce que je lui dis, car elle ne


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reconnaît pas la sollicitude directe que j'ai pour elle. Je décide de lui citer l'exemple de ces moments et j'ajoute qu'ils semblent être l'équivalent du sentiment de souffrance qu'elle vient d'évoquer. Cette intervention a pour effet de modifier l'atmosphère étouffante de la séance ; ma patiente explose littéralement de colère. Elle dit qu'elle n'est absolument pas d'accord avec ce que je lui ait dit la veille. Je me suis trompé sur toute la ligne en ce qui concerne son chien, me dit-elle. Ce n'est pas vrai qu'elle le contrôle lors de leurs promenades dans les bois. Ils décident équitablement l'un et l'autre de ce qu'ils vont faire et de l'endroit où ils iront.

Je lui dis que j'ai l'impression qu'aujourd'hui nous parlons, chacun de son côté, de la même chose. Je poursuis en disant que j'ai le sentiment qu'il s'agit de la même chose et du même lieu que la « non-chose » et le « non-lieu » que nous avons évoqués hier.

Elle demeure un moment silencieuse, puis se met à parler d'une manière affable. Elle dit qu'elle n'a jamais pu me voir comme une personne réelle ayant l'intention d'établir une relation directe avec elle, car elle redoute le moment où je pourrais passer à côté de ce qu'elle chercherait à me dire, ce qui lui serait alors insupportable. Ce point marque un tournant dans la séance, la tension se dissipe et ce quasiment jusqu'à la fin ; puis, alors que la séance est juste sur le point de se terminer, Mme Brown énonce une proposition brève, claire et cohérente, que je ne peux restituer, car, lorsque peu de temps après je cherchai à me remémorer le contenu de cette séance, un blanc vint recouvrir dans son esprit la formulation verbale de cette proposition, cependant que son sens et sa tonalité affective demeuraient tout à fait intacts. Ce qu'elle avait dit, revenait à nier, tourner en dérision et détruire tout le travail accompli pendant cette séance et la séance précédente. Ceci provoqua en moi une sensation d'enlisement, de même nature que celle que j'avais éprouvée durant la première partie de la séance, mais plus intense encore, sensation à laquelle se mêlaient des accents de rage et de désespoir.

Je ne pris conscience que plus tard — au moment où je réfléchissais à la façon dont nos théories peuvent fonctionner pour nous en dehors du cadre où nous les pensons — du fait que de temps à autre je me réfère dans ma pratique clinique à l'idée de l'absence de quelque chose qui est présent par son absence même. J'avais, ce jeudi-là, relié une expérience présente et partagée avec une expérience de l'absence — la « non-chose » — qui datait de la veille, ce qui n'aurait pas dû me surprendre. Ne m'étais-je pas inconsciemment (préconsciemment) arrangé pour le faire ? Cela avait fonctionné (si tant est que cela ait fonctionné) précisément parce que cela avait été conçu pour cela ! Je me suis demandé s'il n'existait pas un mécanisme similaire qui serait à l'oeuvre dans toutes nos théories. Nous redécouvrons ce que nous avons caché, mais avec l'espoir de retrou-


La théorie « in vivo » 221

ver nos filets remplis, tel un pêcheur ! J'ai ensuite cherché à retrouver à partir de quel moment l'utilisation de l'absence psychique est venue s'inscrire dans le répertoire de mes outils conceptuels. C'était dans les années soixante-dix, époque où les travaux d'André Green sur l'absence et la symbolisation avaient retenu toute mon attention.

Vendredi

Ma patiente commença la séance en disant : « Ce que vous avez dit hier était juste, tout comme ce que moi j'ai dit aussi. J'ai quelque chose à vous dire que je ne vous ai pas encore dit. Lorsque vous me dites quelque chose — vous ou quelqu'un d'autre d'ailleurs — que je pense pouvoir utiliser avec profit, je n'en fais rien. Je peux dire que je suis d'accord — et c'est souvent le cas — mais ce n'est pas quelque chose que j'intègre alors, bien que je puisse donner le change en faisant semblant d'argumenter. Puis, j'y reviens lorsque je me retrouve seule. Je fais toujours cela. Je l'ai toujours fait. C'est une sorte de compromis. Mais ce n'est pas ça que je veux vous dire. Ce que je veux vous dire c'est que vous êtes la seule personne dont je peux recevoir quelque chose directement. C'est récent, très récent. Ça m'arrive parfois de l'incorporer directement, tout en sachant que ce n'est pas par intérêt personnel. Après vous avoir quitté hier, j'ai pensé que je voulais vous dire cela. »

Je lui dis : « Je vous remercie de me l'avoir dit » ; et la séance se poursuivit.

Le corpus théorique que l'analyste utilise habituellement est si profondément intégré à sa personne et son fonctionnement est d'un tel ego-synchronisme naturel ou acquis, qu'il est fort possible de voir ce mode de fonctionnement échapper à l'investigation introspective. Ce mardi-là, j'avais encore tout frais à l'esprit la démarche de Paul Ricoeur face à une telle situation ; elle n'était pas encore intégrée au noyau conceptuel qui était le mien. Etait-ce là la raison pour laquelle je pouvais percevoir son fonctionnement qui n'avait pas encore été rendu opaque ? Le jeudi de la semaine suivante, quelque chose avait semblé mal marcher. La patiente avait apparemment « réduit à néant » le travail accompli pendant deux séances. C'est parmi des « débris et des fragments » que je pus redécouvrir l'utilisation que je faisais de la théorie de Green sur l'absence et la symbolisation. Aurais-je jamais pu la retrouver autrement ?

Un analyste conscient du fait qu'il est sur le point d'utiliser tel ou tel outil conceptuel à un certain moment de sa pratique clinique éprouve le sentiment étrange que cet outil lui est donné, présenté (Duncan, 1989). Tout se passe comme s'il se forgeait à partir du matériel sans que l'on sache très bien com-


222 Dennis Duncan

ment. Ce moment peut parfois recouvrir un dialogue avec de vagues théoriciens, ou bien une intuition qui est l'objet d'une confiance absolue ; parfois aussi — mais parfois seulement — il sera donné au clinicien d'entendre le murmure d'un dialogue qui se poursuit entre les deux.

Van Gogh introduisit dans le domaine de la création picturale une difficulté que devait rencontrer ensuite tout futur peintre désireux de peindre un tournesol, dès lors que ses tournesols apparurent pour la première fois et furent consacrés par la tradition de la peinture occidentale. Dorénavant donc, tout artiste aurait à répondre de cette fleur devant le maître. Une fois qu'un théoricien en psychanalyse réussit à conceptualiser un phénomène authentique concernant la forme et la structuration des motivations, phénomène que vous ou moi avions déjà eu l'occasion de pressentir, la seule façon qui nous soit donnée de jamais retrouver toute la puissance de notre innocence de perception première est de rejouer la partie avec l'auteur et son texte. Ça a été de tout temps la méthode qui a permis au savoir inné et acquis d'être intégré et de s'épanouir. Quelle que soit la tradition, pour tous, excepté ceux qui ont la chance d'être les premiers à découvrir ses principaux trésors, c'est la condition et la signification de la maîtrise.

Résumé

L'hypothèse selon laquelle la psychanalyse appartiendrait au domaine des sciences naturelles n'a plus cours aujourd'hui. L'abandon de cette hypothèse alla de pair avec le renoncement à la croyance en l'idée que les théories analytiques ne fonctionnaient que suivant le mode présumé de fonctionnement des théories en sciences physiques. Aujourd'hui, la question se pose de savoir comment fonctionnent les théories analytiques compte tenu de leur singularité, tâche qui a été trop longtemps négligée et à laquelle cet article est consacré.

Nous avons hérité d'une tendance à penser que la théorie fait abstraction des découvertes cliniques, qu'elle est élaborée in vitro — dans 1' « éprouvette » de l'abstraction — puis réintroduite et vérifiée cliniquement. En fait, la plupart des utilisations et découvertes théoriques ont lieu in vivo — dans le cadre de l'expérience vécue de la séance. La théorie peut être étudiée directement, c'est-à-dire psychanalytiquement — au sein de certaines limites qui restent à définir — comme n'importe quel autre aspect de notre travail, en ayant recours à l'introspection et à l'empathie.

Nous partons du postulat qu'il existe au sein de la fonction théorisante une interaction entre des modes innés et acquis de connaissance des motivations inconscientes. Le dialogue qui s'est instauré entre ces deux modes dans la


La théorie « in vivo » 223

vie intérieure de Freud a continué à se développer dans notre discours théorique collectif. Il peut s'avérer que le noyau des concepts les plus couramment utilisés par l'analyste échappe à cette auto-observation et que seuls des mécanismes théoriques dont l'utilisation est occasionnelle ou inhabituelle pourront se révéler être accessibles au mode d'investigation que l'auteur de cet article a tenté de définir.

Traduit de l'anglais par Danielle Goldstein

Dennis Duncan

44, Fitzjohns Avenue

Londres NW3, 5LX

(Angleterre)

REFERENCES

Duncan D. (1989), The flow of interprétation. The collatéral interprétation, force and

flow, Int. J. Psychoanal, 70, 696-700. Freud S. (1923), Le moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, 1981. Green A. (1975), L'analyste, la symbolisation et l'absence dans le cadre analytique, in

RFP, 1974,vol. 38. Klein G. (1976), Psychoanalytic Theory, New York, Int. Univ. Press. Klein M. (1971), Envie et gratitude, Gallimard, 1968.

Kohut H. (1971), Le soi. La psychanalyse des transferts narcissiques, POT, 1974. Kohut H. (1977), The Restoration of the Self, New York, Int. Univ. Press. Ricoeur P. (1969), Le conflit des interprétations, Seuil, 1969. Sandler J. (1983), Int. J. Psychoanal., 64, 35-45.



Le travail mental de l'analyste : de l'écoute à l'interprétation

Madeleine BARANGER

Introduction

Il n'y a pas de perception sans objet, ou sans un autre sujet. C'est seulement par un effort d'abstraction que nous pouvons nous interroger sur ce qui se produit dans l'esprit de l'analyste entre l'écoute et l'interprétation. Le processus interne de l'analyste qui l'amène à interpréter s'inscrit d'emblée dans une situation intersubjective, même si c'est une relation de structure asymétrique.

En même temps, l'écoute psychanalytique s'ordonne en vue d'une interprétation éventuelle, dont le contenu ne se connaît pas encore au moment de l'écoute, mais qui va se former jusqu'au moment où l'interprétation exige d'être formulée à l'analysé. L'intersubjectivité du dialogue analytique décrit un aspect essentiel des processus qui nous intéressent (qui se produisent chez l'analyste), mais en même temps elle recouvre, et quelquefois découvre, une autre structuration intersubjective, comme le visible et l'audible recouvrent l'invisible-inaudible. Cette seconde structuration que certains appellent « champ intersubjectif », non dite ou indicible, est sous-jacente aussi bien au discours du patient qu'aux formulations de l'analyste, et, chez ce dernier, détermine aussi bien le contenu de l'interprétation que le sentiment et la conviction que l'interprétation doit être formulée.

Le contexte de l'interprétation

L'interprétation psychanalytique, à l'opposé des interprétations « sauvages » auxquelles on peut s'amuser dans la vie quotidienne, n'apparaît pas au hasard ni de façon ponctuelle. Elle s'inscrit dans un contexte dont elle fait partie,

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


226 Madeleine Baranger

et dont les coordonnées correspondent à la demande du patient, aux expectatives de l'analyste et au contrat qui établit la situation analytique.

Le patient — même l'analysé « didactique » — vient à l'analyse parce qu'il souffre d'un certain malaise et espère qu'il va améliorer ses conditions de vie et de plaisir. Peu importe qu'il réfère un conflit conscient — avec sa femme, avec la croissance des enfants, avec son chef ou ses compagnons de travail — ou qu'il soit envoyé par sa fiancée, ou son généraliste, dans le cas des patients psychosomatiques. Il a pensé, par ses propres réflexions, sur la base d'informations qui font partie de la culture, ou parce que quelqu'un le lui a indiqué, qu'il est décidé à essayer la psychanalyse comme recours — quelquefois le dernier — pour résoudre ses problèmes conscients et inconscients. Cette décision peut être assez ambivalente, ou se baser sur l'exceptative d'effets magiques, nous le savons bien. Mais nous ne pouvons pas écarter le fait qu'il vient demander quelque chose, même s'il ne sait pas ce qu'il demande, mais suppose que l'analyste possède le savoir et les moyens de lui faire du bien.

De son côté, l'analyste, quand il a pris la décision d'assumer le traitement de ce sujet, avait la conviction qu'il pourrait le soulager de sa souffrance ou de son malaise, et que la psychanalyse, en particulier, était le procédé, ou un des procédés qui pourraient l'aider. Aucun analyste n'entreprend la psychanalyse d'un patient sans ce minimum d'expectative. C'est la dimension éthique de la psychanalyse qui implique chez l'analyste une expectative beaucoup plus précise que celle du patient : que sa parole est ce qui peut produire les effets souhaités.

Les termes du contrat analytique, minimes, s'énoncent pour organiser et protéger la nouvelle relation dont on espère des changements finalement positifs.

D'abord, le contrat précise les conditions matérielles de cette relation intersubjective : le lieu, la fréquence, la durée des séances, qui constituent le cadre du travail analytique. La régularité ou l'irrégularité délibérée de ce cadre spatiotemporel produisent deux sortes d'analyse complètement différentes, et ont une influence décisive sur la structuration du champ et le travail interne de l'analyste.

Les conditions fonctionnelles déterminent les rôles assignés à l'analyste et à l'analysant, de façon asymétrique.

Le patient est engagé par la « règle fondamentale » (Freud, 1904) à dire tout ce qui lui vient à l'esprit, sans passer à l'action. On suppose que vont se glisser dans ses associations des signes ou des effets de son inconscient.

L'analyste assume la responsabilité et la direction du processus par son silence ou son interprétation. Chez l'analyste, c'est d'une façon différente que participe l'inconscient. Pour Freud (1912) et d'autres, comme caisse de résonance de l'inconscient du patient. Cette image donne heu dans des développements postérieurs à la compréhension du contre-transfert en partie comme produit des projections du patient (concept d'identification projective dans l'école kleinienne). La meta-


Le travail mental de l'analyste 227

phore de la caisse de résonance est insuffisante ; le sont aussi l'identification projective et éventuellement la contre-identification projective. Les deux concepts tentent d'éluder la participation active de l'histoire personnelle, consciente et inconsciente, de l'analyste, qui ne peut comprendre et formuler quelque chose s'il ne l'a pas vécu dans ses expériences et sa fantaisie.

Le concept de champ

Le travail conscient et inconscient du psychanalyste se produit à l'intérieur d'une relation intersubjective dont les deux participants se définissent l'un par l'autre. Quand nous parlons de champ psychanalytique, nous voulons dire qui se donne une structure, produit des deux participants de la relation, mais qui les englobe à son tour dans un processus dynamique et éventuellement créateur.

La psychologie de la fin du XIXe siècle, dont Freud adopte les concepts dans leurs lignes générales, avait une attitude objectivante. Quand Freud parle des « séries complémentaires » (1910a), il est dans le prolongement direct de cette attitude. Mais quand il établit les bases de la technique analytique, il renonce à l'opposition entre un oeil qui observe et un objet observé. Freud admet ainsi implicitement un nouveau concept de la relation intersubjective, qui sera explicité par la psychologie phénoménologique, avec le concept de champ, en particulier dans les écrits de Maurice Merleau-Ponty (1945). Quand Freud découvre le contre-transfert (1910b), il fait un pas de plus en avant par rapport à la conception objectivante. Cependant, tenir compte du contre-transfert en même temps que du transfert, et même parler du transfert/contre-transfert comme d'une unité, diffère de ce que nous voulons exprimer par le concept de champ. Notre point de départ est l'intersubjectivité comme évidence de base. Freud décrivait un aspect de cette intersubjectivité quand il parlait de la communication entre inconscients (1912), entendant par là une communication bidirectionnelle. Le champ est une structure distincte de la somme de ses composants, de même qu'une mélodie est distincte d'une somme de notes.

L'intérêt de penser les choses en termes de champ, c'est que la dynamique de la situation analytique, inévitablement, trébuche sur de nombreuses difficultés qui ne sont pas dues à la résistance du patient ou à celle de l'analyste, mais qui manifestent l'existence d'une pathologie spécifique à cette structure. Le travail de l'analyste, dans ce cas — qu'il utilise ou non le concept de champ —, se centre différemment : il porte un second regard (Baranger et al., 1983) à la fois sur le patient et sur lui-même dans sa fonction d'analyste. Il ne s'agit pas simplement de tenir compte des sentiments contre-transférentiels de l'analyste, mais bien de reconnaître que les manifestations transférentielles du patient, aussi bien que le


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contre-transfert de l'analyste proviennent d'une même source : une fantaisie inconsciente de base qui, comme création du champ, prend racine dans l'inconscient de chacun des participants. Le concept de fantaisie inconsciente de base renvoie au concept kleinien de fantaisie inconsciente, mais aussi à quelque chose qu'a décrit Bion dans ses écrits sur les groupes (1952). Par exemple, quand Bion parle de la supposition de base de « lutte et fuite » dans un groupe, il se réfère, à notre avis, à une fantaisie inconsciente qui n'existe en dehors de cette situation de groupe chez aucun des participants. C'est ce que nous voulons dire quand nous parlons d'une fantaisie inconsciente de base dans le champ de la situation analytique.

Le champ est ainsi structuré à trois niveaux : a / le cadre fonctionnel de l'analyse ; b / le dialogue analytique ; c / la structure dynamique inconsciente sous-jacente à ce dialogue.

Si l'on considère son mouvement, le champ se manifeste comme processus analytique.

Le processus analytique

Dans le cours de l'analyse, on peut suivre les pas d'un processus. De ce processus, analyste et analysant sortiront modifiés, quoique d'une façon et à des degrés distincts. L'interprétation, instrument par excellence de l'analyste, est partie et agent de ce processus. C'est pour cela que je l'oppose aux interprétations « sauvages » qui ne s'inscrivent dans aucun processus.

Le processus se produit à l'intérieur d'une histoire, l'histoire de cette relation analytique, avec ses va-et-vient, ses moments de progression et ses étapes de détention, quelquefois ses interruptions. C'est dire que l'interprétation est en rapport avec tel ou tel moment du processus, elle ne sera pas la même — même si elle ne change que de forme et non d'objet — au début, ou après un temps déjà long d'analyse, ou près de la fin.

L'interprétation essaie de recueillir et d'exprimer en paroles quelque chose qui se produit à un certain moment du processus, la fantaisie inconsciente qui sous-tend et structure la situation actuelle du champ analytique. Cette fantaisie est développement et combinaison — quelquefois rupture — de tout ce qui a été produit et éventuellement interprété depuis le début du traitement.

J'ai dit « rupture » par référence à un phénomène que tout analyste a pu observer avec ses patients, parfois de façon spectaculaire, d'autres fois « en petit » : quelque chose qui paraissait suivre un cours plus ou moins prévisible, semble changer de direction. L'analyste sent qu'il est en face d'une « autre personne ». Ce n'est pas seulement la thématique manifeste du discours de l'analysant qui a


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changé, mais aussi le conflit inconscient que l'analyste cherche à interpréter. Le patient peut même sembler avoir changé de place dans la nomenclature nosologique de l'analyste. Le processus semble être passé par un « point d'inflexion ». Ce n'est pas n'importe quel changement dans le processus ou dans le patient qui répond à la qualification de « point d'inflexion ». Un processus sans changements ne serait pas un processus. Nous pouvons parler de « point d'inflexion » quand s'est produite brusquement une mobilisation (qui peut être ou non en rapport avec une interprétation et un insight enregistrés) du champ analytique et une nouvelle structuration de la fantaisie de base sous-jacente. Le point d'inflexion marque l'ouverture de l'accès à de nouveaux aspects de l'histoire.

Ce serait une erreur de penser que l'histoire du processus analytique répète les pas de l'histoire du patient. Mais nous pouvons affirmer que les trébuchements du travail de construction de l'histoire correspondent à des moments décisifs de la vie du patient, dans lesquels il eut à mutiler son histoire propre en même temps qu'il se mutilait lui-même. L'histoire qu'apporte le patient, quelquefois très pauvrement, de lui-même, se modifie, s'enrichit et se construit au cours de l'analyse. L'interprétation — qui tend à reconstruire cette histoire — devient nécessaire quand l'analyste perçoit ce que nous appelons le « point d'urgence ».

Le point d'urgence

Si l'on voulait définir ce qui se passe dans l'esprit de l'analyste entre l'écoute et l'interprétation, on pourrait le décrire comme la recherche du point d'urgence.

Le concept a son origine dans M. Klein : celle-ci considérait que le surgissement du sentiment d'angoisse (chez l'analysant) imposait l'interprétation. Mais souvent l'angoisse n'apparaît pas comme sentiment conscient. M. Klein parle dans ces cas-là d'angoisse latente, substituée au niveau phénoménal par d'autres manifestations verbales ou gestuelles (silence, verbiage, tension corporelle, répétition insistante d'un matériel). Nous sommes d'accord avec M. Klein sur l'idée que l'angoisse nous sert souvent de pierre de touche de l'approche d'un matériel inconscient sur le point d'émerger, et de cette façon oriente notre recherche du point d'urgence. Mais l'angoisse latente peut difficilement avoir la même fonction si nous ne savons où la situer. Ce serait arriver à un élargissement du concept d'angoisse qui paraîtrait abusif à beaucoup.

Parmi nous, Enrique Pichon-Rivière parlait du point d'urgence. Son concept diffère de celui de M. Klein parce qu'il se centre de façon différente. Il se définit comme le moment de la séance où quelque chose est sur le point d'émerger de l'inconscient de l'analysant.


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A partir de Pichon-Rivière, nous considérons le point d'urgence comme un moment dans le fonctionnement du champ où la structure du dialogue et la structure sous-jacente (fantaisie inconsciente de base du champ) peuvent s'unir et produire un insight. L'analyste sent et pense qu'il peut et doit interpréter (formuler à l'analysant une interprétation).

En général, le point d'urgence n'est pas connu au début de la séance, bien que par la marche même du processus l'analyste puisse avoir une idée hypothétique de ce qui va surgir. Les événements actuels de la vie de l'analysant nous orientent aussi vers la probable activation de certains noyaux fantasmatiques (par exemple, la mort d'une personne proche, l'anniversaire, etc.). Les premières interventions de l'analyste, qui le plus souvent ne sont pas interprétatives, cherchent à éprouver les possibles directions dans lesquelles orienter la recherche. La recherche du point d'urgence peut réussir ou échouer. Freud (1937) nous a enseigné que l'accord verbal de l'analysé avec l'interprétation ne suffit pas pour la valider, mais que son refus ne l'invalide pas non plus. La pierre de touche de son adéquation nous est donnée par l'ouverture du champ et la dynamisation du processus.

L'écoute analytique

Nous entendons le terme d'écoute dans son sens le plus large, accordant en général une attention préférentielle aux paroles du patient. Mais nous « écoutons » aussi le ton de sa voix, excité ou déprimé, le rythme de son élocution, ses attitudes, ses mouvements et ses postures sur le divan, les expressions de son visage, dans la mesure où notre position nous permet de les observer.

Freud recommandait à l'analyste l'état d' « attention flottante » (1912). Cette recommandation signifie qu'il doit rester ouvert à ce qui peut surgir, sans aucune sorte de préjugé ou sans chercher systématiquement la confirmation de quelque projet thérapeutique. L'analyste qui programme un traitement selon son savoir ou ses intérêts théoriques risque de devenir sourd et aveugle aux manifestations de son patient. L'attitude d'écoute analytique est la plus contraire à l'attitude mentale de l'observateur ou de l'expérimentateur dans les sciences physiques et naturelles. Ce dernier programme l'observation et l'expérience d'après ses expectatives, qui dépendent aussi bien de ses connaissances générales dans sa discipline que d'une idée ou d'une invention qui lui semblent apporter un progrès pour la science. Il fonctionne avec des préconceptions qui organisent l'observation, destinée à les confirmer ou les infirmer.

Le psychanalyste, au contraire, doit veiller à ne pas faire obstacle mentale-


Le travail mental de l'analyste 231

ment à l'apparition de l'imprévu, de la « surprise », que précisément il attend comme surgissement de l'inconscient.

Ce n'est pourtant pas une écoute passive ou ingénue. Elle est orientée par le capital que possède l'analyste pour écouter.

La théorie analytique, non formulée, lui offre un cadre dans lequel situer ses découvertes. Il faut citer ici le concept de « théorisation flottante » de P. Aulagnier (1979).

L'analyste navigue entre deux écueils contraires : l'application forcée d'une théorie préexistante, qui débouche sur des interprétations mensongères, et un ensemble chaotique de théories. C'est le schéma référentiel de l'analyste qui dirige la recherche du point d'urgence et la formulation de l'interprétation.

Ce schéma référentiel est la quintessence condensée et élaborée personnellement par chaque analyste de ses adhésions théoriques, de sa connaissance des travaux analytiques, de son expérience clinique et surtout de ses échecs, de ce qu'il a appris sur lui-même dans son analyse, de ses identifications avec son analyste et ses superviseurs, et inclusivement des modes théoriques qui agitent périodiquement le mouvement psychanalytique.

Ces diverses influences sont élaborées de façon plus ou moins cohérente d'un analyste à l'autre. Certains ont un schéma référentiel plus conscient et synthétique — dans ce cas, le risque est qu'il devienne rigide et ne laisse pas entrer quelque chose qui ne corresponde pas au schéma. Mais même les analystes qui se proclament exclusivement « cliniciens » fonctionnent avec un schéma référentiel implicite, bien qu'il ne soit pas aussi rationalisé et cohérent.

La connaissance du patient et de son histoire fonctionne comme toile de fond de son drame actuel.

Mais c'est surtout l'histoire de la relation analytique et du processus qu'il a présente à l'esprit, avec la situation analytique totale, dans sa dynamique concertée et spontanée (inconsciente). Le processus est régi par le désir de l'analyste (savoir ? comprendre ? aider ? découvrir ?) et par le souvenir de ces moments-là. Que le concept de « mémoire du processus » soit absent de la plus grande partie des travaux analytiques nous semble un signe des plus inquiétants. On sait bien que l'hyperninésie de l'analyste, si souvent admirée par les patients, n'est que la contre-partie de la relative amnésie de ces derniers, comme le signale S. de Mijolla-Mellor (1990).

Qu'écoute l'analyste ?

Ce qui définit l'écoute analytique, et la distingue de toute autre sorte de psychothérapie, c'est qu'elle tente d'écouter l'inconscient. Freud définissait le travail


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analytique comme celui de « rendre conscient ce qui est inconscient ». Mais le contenu du concept d'inconscient n'est pas univoque dans l'oeuvre de Freud : nous savons tous que l'inconscient de 1915, corrélatif du refoulement (1915), est débordé, sans pour autant perdre sa validité, dans l'article sur la spaltung du moi dans le mécanisme de défense (1938). Cet article ouvre la porte à la reconnaissance des façons multiples de rendre un contenu inconscient, en plus de l'oubli.

Tous les grands courants analytiques utilisent des concepts différents sous le même mot « inconscient ». Quand M. Klein parle des deeps loyers ofthe unconscious, elle se réfère à une masse organisée de fantaisies inconscientes très archaïques, présentes et agissantes à chaque moment de l'existence. Il en résulte l'idée, erronée à notre avis, qu'on peut les atteindre directement par l'interprétation. A l'opposé, Lacan affirme que « l'inconscient résiste à l'ontologie » (1973), c'est-àdire que l'inconscient n'est pas une chose. Si nous sommes d'accord avec Lacan sur ce point, si nous pensons que « rendre conscient ce qui est inconscient » n'est pas faire passer une chose d'un récipient dans un autre, ce qui finalement laisserait l'inconscient à moitié vide, nous faut-il admettre que ce que nous cherchons est un nouveau sens ? Au niveau de notre écoute, existe-t-il un contenu latent sous le contenu manifeste ? ou bien le contenu latent est-il un second sens du contenu manifeste ?

Nous voilà attrapés entre une ontologie impossible et le danger de l'arbitraire interprétatif. Mais peut-être cette alternative entre chose et sens est-elle mal posée, et devons-nous formuler le problème en d'autres termes.

L'analyste écoute autre chose que ce qu'on lui dit. Se représenter qu'il cherche un contenu latent qui existe derrière le contenu manifeste serait transformer en chose un processus dynamique. L'inconscient n'est pas derrière, il est ailleurs. L'écoute de l'analyste consiste à décentrer le récit du patient, à le démanteler pour trouver un nouveau centre qui, à ce moment-là, est l'inconscient.

Les trois éléments en jeu sont : 1 / le récit explicite du patient ; 2 / la configuration inconsciente du champ (fantaisie inconsciente du champ) qui inclut l'aspect activé du transfert/contre-transfert ; 3 / ce qui correspond à ce moment à quelque chose d'inconscient de l'analysé, et qu'il faut interpréter.

C'est grâce à l'intermédiaire de la configuration inconsciente du champ que l'inconscient de l'analysant peut s'exprimer et que l'analyste peut trouver une interprétation. Nous évitons ainsi le risque d'arbitraire : ce n'est pas n'importe quel sens qui correspond, ce n'est pas n'importe quelle interprétation qui est valable. Le meilleur exemple est ici l'utilisation du récit de ses rêves par l'analysé : parmi les multiples interprétations possibles et vraisemblables du rêve, nous choisissons celle qui correspond au contexte vécu par le patient, d'une part, et, d'autre part, au moment actuel du processus. Le récit du rêve nous est adressé et nous implique, même si nous n'apparaissons directement ou indirectement dans


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aucune des images du rêve. L'énigme que nous pose l'analysant quand il nous raconte son rêve renvoie à la configuration inconsciente du champ, de la même façon que nous choisissons l'interprétation d'après cette configuration médiatrice. Le rêve et l'interprétation proviennent de la même source, et c'est pour cela qu'ils peuvent coïncider.

Si l'interprétation est correcte, c'est-à-dire s'il n'y a pas eu de la part de l'analyste trop d'obstacles pour comprendre la configuration du champ, l'interprétation a la possibilité d'accéder à un aspect de l'inconscient de l'analysant. Accès ponctuel que les deux participants sentent comme insight, et qu'un nouveau processus rendra ensuite inconscient à l'analysant, mais qui laissera un élément nouveau pour intégrer la construction effectuée par le processus analytique.

En conclusion, ce n'est pas une chose que nous cherchons, ce n'est pas un autre sens que nous écoutons, nous suivons la trace de quelque chose (quelqu'un) d'inaccessible mais toujours présent, dont la présence a eu une fonction structurante dans la fabrication de l'histoire et continue à l'avoir à chaque moment de la vie.

L'interprétation

Ce n'est pas tout ce que dit l'analyste qui est interprétation. L'interprétation est quelquefois précédée d'interventions verbales destinées à faciliter la communication du patient et à confirmer la présence d'écoute de l'analyste.

Tout ce que l'on comprend ne se communique pas comme interprétation. L'analyste met en réserve beaucoup de choses qu'il comprend, jusqu'au moment où il juge adéquat de les communiquer. Les interprétations spontanées auxquelles il pense peuvent et doivent peut-être être retenues jusqu'à pouvoir les intégrer dans une compréhension plus large du champ.

L'interprétation au sens strict est précédée par des interventions d'essai préparatoires qui marquent les progrès du processus opéré par l'analyste et son patient. On ne doit pas confondre ces interventions avec une traduction simultanée de la communication du patient. L'interprétation se produit au moment où l'analyste pense avoir compris quel est le point d'urgence et a élaboré la forme qui le rendra accessible, au moins en partie, à la compréhension du patient. C'est quelquefois le patient lui-même, s'il travaille en consonance avec son analyste, qui est capable d'intégrer les éléments communiqués précédemment et d'arriver à sa propre formulation interprétative.

Nous sommes d'accord avec Freud pour différencier les interprétations de cette sorte de « constructions » destinées à présenter un tableau vraisemblable de l'histoire du sujet.


234 Madeleine Baranger

L'interprétation est ce qui tente de mettre en lumière et de rendre compréhensible de façon convaincante un aspect actuel du champ de la relation analytique, et en conséquence de l'inconscient du patient qui participe de ce champ. Mentionner le champ transférentiel/contre-transferentiel implique que l'interprétation se donne toujours dans le transfert. Beaucoup ont confondu cela avec l'idée de formuler n'importe quelle interprétation en termes transférentiels. Cette confusion entraîne un élargissement indéterminé du concept de transfert et fait perdre de vue la différence entre les phénomènes authentiquement transférentiels, qui sont la répétition avec la personne de l'analyste de relations et situations du passé (« mésalliance ») et la relation patient-analyste définie structurellement par le contrat. Considérer que tout est transfert c'est perdre de vue le transfert. Ce forcing du transfert conduit à des interprétations décentrées par rapport au point d'urgence et peut arriver à un certain endoctrinement du patient.

Le travail classique de Strachey sur « La nature de l'action thérapeutique de la psychanalyse » (1969) décrit un certain type d'interprétation qui inclut le transfert et quelque chose comme une construction. Nous ne pensons pas pouvoir le prendre comme modèle général de l'interprétation. Nous considérons qu'il existe des interprétations réellement « mutatives » sans une référence explicite à la personne de l'analyste.

Nous avons cité auparavant les interprétations « retenues ». Elles ne se retiennent pas seulement dans l'attente d'une compréhension plus large, mais parce que l'analyste cherche leur incidence sur un moment particulier de la séance et du processus. C'est le problème du timing de l'interprétation.

On ne donne pas en général au début de la séance une interprétation très synthétique, parce que ce serait courir le risque de donner une interprétation obturante et peu convaincante. Correspondent au contraire des interprétations des obstacles de toutes sortes qui s'opposent à la communication du patient et à l'ouverture du dialogue.

Vers la fin de la séance, nous pensons souvent à une interprétation que « nous laissons pour demain », par crainte d'un effet trop désorganisant si le patient n'a pas le temps de l'élaborer dans la séance. Il y a des patients en qui nous avons suffisamment confiance pour ouvrir un nouveau champ à leur compréhension, en pensant qu'ils sont capables de poursuivre seuls le travail d'élaboration.

Mais nous tendons peut-être à donner vers la fin de la séance des interprétations plus complètes, qui rendent compte du travail réalisé en séance et ponctuent un moment du processus.

Nous sommes tous d'accord pour ne pas donner n'importe quelle interprétation à n'importe quel moment du processus. Mais, réciproquement, nous pensons qu'on ne saurait prédire l'ordre dans lequel doivent se donner les interprétations dans un traitement particulier ; par exemple aller progressivement


Le travail mental de l'analyste 235

d'interprétations superficielles à des interprétations plus profondes : le patient n'apporte pas son matériel en couches superposées, mais suivant les va-et-vient de la régression et de la progression du processus. De toute façon, le concept de profondeur de l'interprétation est ambigu. Le profond est-il équivalent à ce qui est le plus archaïque ? ou cela veut-il dire ce qui à un moment déterminé est le plus éloigné de la conscience ? Nous pensons qu'il n'y a pas d'interprétation profonde si l'analysé ne la reconnaît pas comme quelque chose qui lui est propre. Seule l'empathie de l'analyste, acquise et affinée par toute son expérience précédente, lui donne cette sensibilité qui lui permet de décider si le patient peut effectivement recevoir telle interprétation. C'est peut-être trop évident pour que nous insistions : ce n'est pas à l'inconscient que nous nous adressons, ni au sujet de l'inconscient, mais au patient dans la mesure où il peut prendre conscience de lui-même. L'inconscient n'a pas d'oreille. C'est seulement par l'intermédiaire de la parole et du processus secondaire du patient que nous pouvons l'aider à approcher de ses processus primaires, et de son inconscient.

L'élaboration qui conduit à l'interprétation ne se donne pas en général dans l'esprit de l'analyste comme délibération explicite, mais de façon spontanée, excepté dans les cas où l'analyste a une hésitation : puis-je dire ça ? Cette hésitation est le signe d'une difficulté dans le champ ou d'un trébuchement dans le processus, qui invitent l'analyste à un « second regard » (Baranger et al., 1983) sur le champ et à une réflexion consciente et raisonnée sur ce qu'il doit faire. Mais en général, ce processus que l'on pourrait dire de métabolisation se déroule en silence.

Différentes formes d'interprétation

La formule « rendre conscient ce qui est inconscient » pourrait laisser penser qu'il s'agit d'un processus univoque. Mais l'effet des interprétations adéquates suffit à nous montrer que l'interprétation peut viser au moins deux buts sensiblement différents : par certaines l'analyste cherche à réintégrer un aspect clivé du patient, cependant que d'autres font irruption dans un système de représentations tranquillisantes ou d'illusions, et provoquent l'apparition de l'angoisse. Les premières réunissent des aspects et des sentiments du patient qui ne lui sont pas inconnus au sens d'inconscient refoulé. Par exemple, elles établissent un rapport entre une expérience de l'enfance (que le patient a racontée) et un événement de la vie actuelle. Leur effet est en général de soulagement et même de plaisir de la découverte et de la compréhension. Les autres, qui ouvrent l'accès à l'inconscient, provoquent inquiétude et angoisse chez le patient et potentiellement chez l'analyste. C'est alors que l'analyste se sent apprenti sorcier. L'intention d'irruption et l'intention de synthèse se succèdent dans l'esprit de l'analyste


236 Madeleine Baranger

de façon dialectique. Sans irruption, l'analyse serait idyllique et inopérante. Sans réunification, elle laisserait l'analysé dans un marasme psychologique.

Il y a une troisième forme d'interprétation, particulièrement importante pour un certain type de patients (par exemple, les psychosomatiques), qui consiste à fournir des mots pour désigner des expériences qu'ils n'ont jamais eues. Dans ce type d'interprétation l'analyste procède per via di porre et plus seulement per via di levare, comme l'indiquait Freud à propos des névrosés (1904).

Le langage de l'interprétation

Une partie importante du travail mental de l'analyste pour arriver à une interprétation est le choix d'une formulation adéquate pour que ce patient la comprenne en ce moment. La première difficulté est la polysémie universelle du langage. Mais nous pensons que l'art de l'analyste consiste à transformer cette difficulté en un instrument. L'analyste ne peut jamais être sûr que le patient va comprendre ce qu'il lui interprète dans le sens où l'analyste l'entend. L'expérience montre souvent que le patient reçoit comme interprétation un fragment de l'énoncé de l'analyste, quelquefois un seul mot, et paraît dévoyer l'intention interprétative de l'analyste. Mais il arrive aussi que cette « mauvaise écoute » du patient fasse apparaître à l'analyste quelque chose qui rectifie sa perception et constitue une ouverture dans le champ. Nous ne pensons pas méconnaître ainsi les mauvaises interprétations du patient qui proviennent de sa résistance. En tout cas, ces dernières signaleraient à l'analyste que son interprétation devait être différemment centrée ou viser un autre niveau. C'est pour cela que le concept de beaucoup d'analystes de chercher la plus grande précision possible de l'interprétation nous semble erroné : une telle précision peut obturer le dialogue analytique au lieu de l'enrichir.

Il n'y aurait rien de plus précis qu'une interprétation en termes abstraits et théoriques, dans un vocabulaire métapsychologique. Nous savons tous que ces interprétations peuvent être exactes, mais sont inefficaces.

Au contraire, l'analyste, comme le signale P. Aulagnier (1986), doit se préoccuper de la « figurabilité » de l'interprétation, c'est-à-dire que ses paroles puissent évoquer pour le patient des représentations de choses et des affects concrets. Dans toute analyse s'installent des mots clés, qui ont ce pouvoir d'évocation. Ils sont distincts pour chaque patient, et leur valeur prend racine dans la propre histoire du patient et dans l'histoire de cette analyse particulière. Le choix de ce lexique commun du traitement ne se produit pas au hasard, mais parce que certains mots, outre leur pouvoir évocateur pour le patient, ont pour l'analyste lui-même un effet de résonance dans sa propre fantasmatique et sa propre histoire.


Le travail mental de l'analyste 237

La création de ce langage commun est un phénomène qui se produit dans toutes les analyses, mais qui peut devenir un piège : l'abus d'un langage allusif et le fait de se limiter à lui peuvent créer, pour l'analyste et pour le patient, l'illusion qu'ils ont une communication et qu'ils parlent de la même chose, alors que chacun poursuit son thème et qu'ils n'arrivent pas à se rencontrer. L'analyste doit veiller à ne pas s'enthousiasmer d'un accord supposé et rester attentif à maintenir la communication ouverte. L'usage d'un lexique allusif commun peut déboucher sur une répétition stérile.

Cependant, toute répétition n'est pas stérile. Un des problèmes que peut se poser l'analyste avant d'interpréter est d'avoir déjà donné cette interprétation, sous une forme ou une autre, à ce patient. Il peut hésiter à la répéter par crainte que le patient ne la retienne intellectuellement dans sa mémoire sans production de l'insight recherché. Dans certains cas, en outre, l'insistance d'une interprétation arrive à produire chez le patient une conviction apparente, et l'insight est substitué par un endoctrinement. Cependant, l'expérience enseigne qu'il se produit souvent un effacement de l'interprétation chez le patient ou que celui-ci ne peut recevoir qu'une partie de l'énoncé.

C'est le propre de la nature même de l'inconscient de se fermer de nouveau après s'être entrouvert. Nous pensons donc qu'il ne faut pas craindre de répéter une interprétation, éventuellement sous une forme différente. D'ailleurs, au cours du processus, les interprétations peuvent se compléter avec de nouvelles nuances et des approfondissements, grâce à l'apport d'autres éléments concrets. Nous savons au début d'une analyse que le patient va nous apporter un complexe d'OEdipe. Mais c'est seulement à la fin que nous aurons une vision pleine de la façon singulière dont ce complexe a pris forme dans la trame de l'histoire du patient.

Conclusion

L'esprit de l'analyste travaille pour que son interprétation soit un agent de transformation : il part d'un contexte actuel situé entre deux histoires, celle qu'a apportée le patient et celle qui se construit au cours du processus. L'analyste recherche le moment de la séance où surgira l'urgence d'interpréter la possibilité de comprendre un aspect du champ et d'ouvrir la dynamique du processus. Pour ce faire, il suit le fil conducteur de la fantaisie de base du champ, il tente d'ôter les obstacles et de permettre, dans le patient, une reconstruction.

Madeleine Baranger

Sevilla 2954

1425 Buenos Aires (Argentine)


238 Madeleine Baranger

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Les expériences internes de l'analyste et leurs apports au processus analytique

Théodore J. JACOBS

Dans la continuité du Congrès de cette année, je mettrai l'accent sur mon expérience analytique avec un seul patient. J'essaierai d'illustrer la façon dont un analyste utilise ses propres expériences au cours de son travail, et de montrer comment certaines pensées, sentiments, fantasmes et sensations corporelles que j'ai découverts au cours de la séance dont je vais parler ont surgi grâce aux communications inconscientes de mon patient, ont éclairé certaines de mes résistances et ont décidé de la forme et du contenu de mes interventions. Je crois que l'utilisation de mes expériences internes a été un élément essentiel dans ma compréhension de ce qui s'est passé pendant cette séance particulière, et dans ma capacité à aider mon patient à franchir un obstacle. Je rapporterai ici tout ce que j'ai noté. Je mé souviens du phénomène qui a surgi à mon esprit au cours de la séance et de la manière dont j'ai utilisé ce qui en est sorti. Sans doute, à l'exposé d'un matériel aussi personnel, vous retrouverez-vous dans la peau d'un enfant de 10 ans à qui on a imposé la lecture d'un ouvrage sur les ours polaires de l'Antarctique et qui, en classe, doit en faire le compte rendu. Il ne peut en dire long :

— John, avez-vous lu ce livre ?, demande le professeur

— Oui madame.

— Bien. Est-ce que vous l'avez aimé ?

— Non madame.

— Et pourquoi donc ?

— Ce livre m'en dit plus long sur les ours de l'Antarctique que ce qui m'intéresse.

Au cours de cet exposé, je crains de vous en dire plus long à mon sujet que ce qui vous intéresse ; mais de cette manière j'espère vous apporter un regard à travers lequel vous pourrez mesurer l'apport du processus mental de l'analyste

Rev. franc. Psychanal, 1/1993


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au cours d'une séance particulière. J'espère également illustrer la façon d'envisager les aspects interactifs de la situation analytique sur lesquels on se penche depuis quelques années, et qui ont élargi notre champ d'action. En résumé, ce point de vue met l'accent sur les idées suivantes : que le processus analytique implique inévitablement l'interaction de deux psychologies ; que les expériences internes de l'analyste apportent souvent une ouverture sur la compréhension des expériences internes du patient et que les progrès accomplis au cours de la cure sont souvent liés au travail sur les résistances, celles de l'analyste comme celles du patient. Et dans ce processus de surmonter ses propres résistances, l'utilisation que fait l'analyste de ses expériences personnelles, telles qu'elles surgissent spontanément au cours de la séance, joue un rôle essentiel.

Il est 7 h 55 un lundi matin. Je me trouve dans mon nouveau cabinet où j'ai emménagé pendant le week-end, attendant M. V... C'est un célibataire de 38 ans, avocat, beau, mince et raffiné, la quintessence même du jeune cadre. Il est en analyse depuis environ dix-huit mois parce qu'il déteste son travail, qu'il n'a pas obtenu la reconnaissance professionnelle et financière dont il rêve, qu'il n'a pas d'amis, qu'il fuit sa famille et ne parvient pas à demander en mariage la femme avec laquelle il vit depuis deux ans. Il parle fréquemment de lui-même comme d'une sorte d'imposteur, quelqu'un qui donne l'impression d'être plus fiable qu'il n'est en réalité. Il est terrifié à l'idée que l'on découvre ses manques et, de mon côté, je ne suis pas enclin à lui faire confiance. Mais j'ai conscience que M. V... a besoin de se reconnaître comme charlatan et je me demande s'il ne m'a pas induit à partager l'opinion qu'il a de lui-même.

Il y a quelque chose de menaçant chez M. V... Il m'arrive parfois, alors qu'il est sur le divan, de le comparer à un personnage de Pinter, cette sorte d'individu qui paraît assez inoffensif et qui, sous une apparence affable, cache une propension à la violence. M. V... est le seul, parmi mes patients, qui, en attendant la séance, reste debout, à quelques centimètres de la porte de mon cabinet. Lorsque j'ouvre celle-ci, il se précipite dans la pièce en me bousculant, tels ces acheteurs qui se ruent sur les soldes.

Enfant, M. V..., s'est senti mis à l'écart à cause de l'indifférence de son frère aîné et l'égoïsme de ses parents, et j'ai pu interpréter son comportement dans mon cabinet comme un effort pour revendiquer ses droits et sa place sur mon divan et dans ma vie. M. V... a bien voulu accepter cette interprétation, mais il n'en a pas modifié son comportement pour autant. Il s'obstine à rester debout à la porte, ce qui me perturbe car j'ai l'impression qu'il envahit mon espace.

Aujourd'hui, je me sens plus tendu que d'habitude en attendant M. V... Je sais qu'il va critiquer mon nouveau cabinet et j'appréhende son jugement.


Les expériences internes de l'analyste 241

M. V... attache une grande importance aux apparences et je sais qu'il devient caustique lorsqu'il n'aime pas l'environnement où il se trouve. Mon anxiété trahit également ma déception personnelle devant le cabinet que j'ai loué : bien qu'il soit situé dans un bel immeuble, dans un quartier à la mode, à l'est de Manhattan, je ne le trouve pas très sympathique. Dans cet immense quartier qui ne m'est pas familier, mon cabinet me semble assez minable et moche. En fait, je suis conscient de l'état de ma nouvelle installation et je m'en veux de ne m'en apercevoir que maintenant et d'avoir investi dans un mobilier neuf.

M. V... sonne. Il est toujours à l'heure, à la seconde près, et est très fier de sa ponctualité. Parfois, il me fait penser à une sorte de sergent-major tiré à quatre épingles, poli, tenace, exigeant et perfectionniste. Comme je l'entends arriver, je dispose une serviette en papier sur l'oreiller et prends quelques secondes pour le faire. En même temps, l'image d'un écrivain avec lequel j'ai fait mes études me traverse. Une fois, cet homme a avoué qu'il avait un rituel journalier : avant d'être capable de se mettre à sa table, et comme pour éviter cette tâche, il taille consciencieusement une demi-douzaine de crayons, un par un. Je réalise que cette pensée m'est venue parce que je retarde le moment d'aller ouvrir à M. V... Lorsque j'y vais, j'ai à peu près dix secondes de retard.

M. V... me fait un bref signe de tête et entre rapidement dans la pièce. Il se dirige vers le divan, déboutonne sa veste et s'allonge. Ses chaussures sont soigneusement cirées et je remarque son costume élégant, très anglais et visiblement bien coupé. Je jette un coup d'oeil à mon propre costume qui n'a rien de comparable, une veste et un pantalon sans élégance et sans goût. Le nom de Barneys me vient à la tête : c'est un grand magasin de New York qui est devenu très à la mode, le fin du fin, qui a débuté il y a quelques années dans le discount. A ses débuts, lorsqu'il faisait de la publicité à la radio, Barneys se présentait comme un magasin tout simple dont la marchandise était suspendue sur des porte-manteaux sans présentation particulière. Je ressens alors un sentiment de chagrin et il me vient à l'idée que pendant toutes ces années, j'ai été un habitué des magasins bon marché, un homme de prêt-à-porter qui n'a pas surmonté la mentalité des débuts de Barneys et qui n'a rien fait pour accéder à l'univers exceptionnel du sur-mesure. Par contraste, à la fois mon père et mon analyste étaient tous deux comme M. V... c'est-à-dire que tous deux aspiraient à une certaine élégance et portaient du sur-mesure.

Je me souviens alors des interprétations de mon analyste à propos de mon absence de compétitivité. Il avait mis l'accent sur le fait que j'évitais tout conflit avec les autres hommes en me refusant à toute compétition. Maintenant, en repensant à mon analyste, un homme de grande taille qui en imposait, je revis momentanément l'anxiété que j'éprouvais pendant mon analyse à l'idée que si je le mettais trop directement en question, il pourrait retourner sa colère contre moi.


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Mais revenons à M. V... que je regarde. Il est allongé sur le divan, silencieux, et il inspecte la pièce. Ses mains glissent doucement sur les poches de sa veste, comme pour en effacer les plis. Une phrase que j'ai déjà entendue quelque part me revient en tête :

« A l'air britannique, pense yiddish. » Je réalise que cette pensée fugace, d'une part anticipe la critique de M. V... et, d'autre part, est l'expression de ma compétitivité et de mon envie devant son luxe vestimentaire. C'est aussi la preuve que je sais que M. V... ne veut pas que l'on sache qu'il est juif.

Je réfléchis sur notre interaction et je réalise que mon transfert a beaucoup à voir avec ma relation avec mon père et d'autres figures masculines. Devant la peur que me causait la perspective d'un heurt avec eux, j'évitais le conflit et, afin de sauvegarder ma paix, je les laissais gagner, je ne me mesurais pas à eux et je cherchais à dissimuler mes sentiments de rivalité et de concurrence. C'est, je crois, ce qui est arrivé avec M. V... Il contrôlait la peur qu'il avait de moi en la niant et en devenant l'agresseur. Je contrôlais ma propre peur de lui en réprimant ma rivalité et mon agressivité et en vivant très consciemment mon appréhension. Je réalise cependant que mes sentiments d'agressivité commencèrent à s'atténuer dès que surgit en moi ce type de réflexion. Je me souviens d'avoir eu besoin de prendre conscience de ma réaction au moment où il me fallut me rappeler ma vieille propension à éviter tout conflit avec l'homme en général. Alors, une image de mon père me revient en mémoire : je le revois au téléphone, furieux contre un vendeur inefficace, et lui raccrochant au nez. Ce souvenir déclenche en moi la même anxiété que celle que je ressentais lorsque, étant enfant, couché dans mon lit, j'entendais les colères de mon père. Je me souviens que, grâce à mon analyse, j'ai quasiment pu surmonter la peur que j'avais de lui. Je me rends compte que cette pensée m'autorise à traiter avec M. V..., quels que soient les sentiments qu'il provoque en moi.

M. V... a terminé l'inspection silencieuse de mon cabinet.

« Vous n'êtes rien si vous n'êtes pas cohérent, dit-il. C'est surprenant. Votre décoratrice a refait la même chose, elle a reproduit fidèlement votre ancien cabinet jusque dans les détails les plus moches. » Il s'arrête, puis reprend : « N'y a-t-il pas un philosophe qui a dit que la cohérence est l'apanage des esprits médiocres ? » Un sentiment momentané de triomphe me traverse : M. V... se trompe, je crois me souvenir que c'est une citation d'Emerson, très exactement, « Celui qui ne change jamais d'avis est un esprit médiocre. » Je suis sur le point de le lui dire, mais je sais que si je rectifie, je passerai pour un poseur et que j'agirai comme quelqu'un qui est sur la défensive. Je m'abstiens donc de tout commentaire.

M. V... est passé à un autre sujet. Je guette le lien avec ses commentaires du début. Il me décrit un événement survenu quelques jours auparavant. Il était invité à dîner chez M. K..., un de ses amis d'enfance qui, au fil des ans, s'est lié très étroitement avec le frère aîné de M. V... En fait, M. K... les avait invités tous les


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deux, son frère et lui, mais le frère s'était récusé parce qu'il recevait lui-même des amis ce soir-là, dans l'appartement très chic qu'il venait d'acheter.

Mon patient me dit qu'il n'aime pas beaucoup M. K..., qu'il n'a pas de réel intérêt à dîner avec lui mais qu'il a accepté l'invitation à la fois à cause d'un curieux sentiment de loyauté envers son frère et un sentiment irrationnel de culpabilité à l'idée de tourner le dos à un ami d'autrefois.

« C'est un instable, dit M. V..., un minable qui s'est enrichi avec une chaîne de magasins, qui a des idées fantaisistes et a emménagé Park Avenue. Je ne sais vraiment pas ce que mon frère lui trouve. Ils sont de la même race ; tous deux ont de la chance, se sont enrichis et pensent qu'ils sont au-dessus du commun des mortels. »

Tout en l'écoutant, je me sens nerveux. Je remarque que mon pouls s'accélère et que mes muscles abdominaux sont tendus. Je prends conscience que je me suis légèrement détourné de M. V... et que je lutte contre un sentiment que je ne peux complètement contrôler. Il me vient à l'esprit que je suis indirectement critiqué et que les propos désobligeants de M. V... à propos de son ami s'adressent également à moi.

Il me revient alors en tête ce qui est arrivé au cours d'une séance quelques mois auparavant. M. V... avait parlé de son désir de s'installer dans l'East Side où son frère venait d'acheter un appartement, et de son sentiment de frustration car il n'en avait pas les moyens. Ce souvenir me fait toucher du doigt la jalousie cachée dans la remarque de M. V... En partie parce que je comprends maintenant que c'est l'exacte vérité et en partie parce que, intuitivement et à travers mes sensations corporelles, je pressens que les sentiments de M. V... vis-à-vis de son ami K... sont en train de se déplacer sur moi, qui vient de déménager. J'attire l'attention de mon patient sur ce point et lui fais remarquer que M. K... n'est pas la seule personne qui a déménagé à East Side. Je lui rappelle alors qu'il souhaiterait en faire autant et que son frère s'est récemment acheté un appartement très cher, non loin de mon cabinet. Je suggère que mon emménagement dans ce même quartier l'a sans doute profondément perturbé et que cela transparaît dans son jugement sur M. K...

M. V... me répond par une niaiserie :

« Le nouveau riche, le nouveau riche, que pouvons-nous faire avec un nouveau riche ? Pourquoi s'accrocher, Monsieur, ce sont tous des salauds ! » .

Pendant que je l'écoute, mon estomac se contracte, mon pouls s'accélère et je réalise que, bien que sa chansonnette m'amuse, j'ai perçu l'agressivité qu'elle contient. Je fais remarquer à M. V... ce que son propos contient et je lui dis qu'il est . sans doute aussi jaloux de moi qu'il l'est de M. K... et de son frère puisque j'ai moi aussi les moyens d'habiter East Side, alors que lui ne les a pas. J'ajoute que la jalousie est sans doute une expérience douloureuse, en lui faisant remarquer que ce qu'il ressent n'est pas nouveau, qu'il en veut aux autres et qu'il les critique.

M. V... répond à mon intervention par un souvenir remontant à son adoles-


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cence : il se souvient d'avoir été jaloux de l'élégance vestimentaire de son frère à qui il avait voulu emprunter un vêtement. Son frère avait non seulement refusé, mais il l'avait humilié en se moquant de son physique. M. V... se souvient de s'être juré de ne plus jamais se mettre dans une telle situation.

Tout en écoutant M. V... je me fais une idée du frère : dur, mesquin et désagréable, et j'en veux à cette brute. Puis soudain, je me souviens de certains épisodes de mon enfance où j'ai moi-même été brutal. Des bandes de jeunes Irlandais traînaient dans le quartier où j'habitais, coinçaient tous les enfants juifs qu'ils rencontraient, volaient leurs affaires et souvent les battaient. Je haïssais ces brutalités. Je réalise alors que j'associe le frère de M. V... à eux et je me rends compte qu'il est dangereux de considérer que mon patient est une victime.

Mon patient poursuit ses critiques à propos de M. K... Ce qu'il ne peut spécialement supporter chez lui, c'est sa récente conversion : il est tout à coup devenu pieux, sans doute sous l'influence du frère de M. V..., qui l'est devenu lui aussi quelques années auparavant. Chez tous les deux, c'est de la frime. Ce ne sont que des dandys qui veulent en mettre plein la vue. A l'école juive, ils ne faisaient rien d'autre que de se cracher à la figure. Maintenant, ce sont des piliers de synagogue, des gens haut placés qui ont même leur nom sur des plaques à l'intérieur du sanctuaire.

Vendredi soir, les K... ont dit les prières et ont allumé les bougies du schabbat. Une vraie farce. Si vous saviez le bougeoir qu'il a, une antiquité digne des Macchabées qui doit valoir dix briques. En fait, son appartement est rempli d'objets religieux dont il fait collection, des châles de prière, des rehures de la Torah, des étoiles de David, et ces petites choses que l'on met sur le montant des portes. L'appartement ressemble à une succursale du Musée juif.

Alors que M. V... parle, des souvenirs apparemment sans liens surgissent en moi : je me souviens d'un incident embarrassant survenu au cours de ma pratique quelques années auparavant. Un matin d'hiver, je m'étais levé particulièrement tôt pour recevoir un patient. Afin de ne pas réveiller ma femme, je m'étais habillé dans une semi-obscurité, et, ce faisant, j'avais commis une erreur. De ma penderie, j'avais sorti non pas la veste et le pantalon d'un même costume gris, mais la veste d'un costume et le pantalon d'un autre, dont la couleur était presque similaire mais le modèle différent. Au cours de sa séance, mon patient se plaignit beaucoup de moi, me disant que j'étais minable, que je n'étais pas dans le coup. J'étais loin de la vérité. Ce jour-là, j'avais la tête ailleurs et je me sentais bizarre. Ce ne fut que plus tard, au petit-déjeuner, que ma femme et mes enfants m'accueillirent avec de grands éclats de rire et que je compris l'erreur que j'avais commise. Je compris également que mon accoutrement avait eu une répercussion sur les associations de mon patient.

Immédiatement après ce souvenir, l'image du Dr Charles Fischer me traversa. C'était un de mes anciens superviseurs, un précurseur dans le domaine de la perception subliminale et dont les travaux avaient stimulé mon intérêt sur la


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question. Puis, un autre souvenir émergea : je me souvins de l'appartement de mes grands-parents, un petit studio situé dans un quartier misérable de la ville. Voilà quelque quarante ans que je n'avais pas pensé à cet endroit et je revoyais la porte d'entrée sur laquelle était fixé un mezuzah 1, ce petit symbole que les juifs religieux affichent pour marquer leur présence. Une autre image s'imposa alors à moi, celle du mezuzah qui est fixé sur la porte de mon cabinet, et que j'avais remarqué lorsque j'avais visité mon cabinet pour la première fois. Il m'était alors venu très fugacement l'idée que le local avait été habité par des juifs pratiquants. Puis j'avais complètement oublié ce détail.

Alors que je réfléchis et me questionne à propos de ces souvenirs, il me vient soudain une explication : M. V... a vu le mezuzah sur ma porte, il en a enregistré l'image qu'il a oubliée, et grâce à ses associations sur les objets religieux de son ami K... (y compris la référence précise à un mezuzah), il a fait allusion à celui qui est sur ma porte.

Guidé par ce que je pressens être la vérité, je demande à M. V... s'il a remarqué quelque chose sur la porte de mon cabinet. Il garde le silence pendant quelques minutes.

« Vous avez quelque chose en tête, me dit-il, mais je ne sais pas quoi. »

Je ne réagis pas et M. V... redevient silencieux. Puis il finit par parler :

« Attendez une minute, me dit-il. N'auriez-vous pas sur votre porte un de ces objets juifs ? Il me semble que oui... Mon oeil a bien capté quelque chose, mais je n'ai pas vraiment fait attention (il rit). Alors, est-ce pour ça que je vous en parle ? Vous devriez me le dire. Je n'en sais rien, mais je sais que cette façon de s'exhiber en tant que juif, c'est de la frime et de la prétention. M. K... est un frimeur complet. J'espère que vous n'êtes pas comme ça et je serais très perturbé si je savais que vous aviez cet objet sur votre porte. Je vous classerais dans la même catégorie de gens. Mais non. Même si c'est ça, je parierais que ce n'est pas vous qui l'avez mis. Ce serait sans doute le précédent locataire. »

Je me souviens alors de ce que m'avait dit M. V... lors d'une précédente séance, mais dont il n'a plus fait mention, à savoir que dans son milieu professionnel il essaie de cacher qu'il est juif. Sans qu'il en soit vraiment conscient, il essaie de se faire passer pour protestant car nombre de ses associés le sont. En fait, pendant ses années de collège, M. V... allait régulièrement au Temple et passait pour protestant.

Je sais que le besoin de renier sa judéité est important pour lui, mais je n'en comprends pas très bien les raisons, pas plus que je ne comprends ce qu'im1.

qu'im1. hébreu qui désigne une feuille de parchemin que l'on enroule dans un petit cylindre en bronze, et sur laquelle sont inscrits certains versets de la Torah. Les juifs religieux fixent le mezuzah sur le montant de leurs portes afin d'être protégés contre les mauvaises influences.


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plique pour lui le fait que je sois juif, moi aussi. Il est évident que l'idée que je sois juif pratiquant le perturbe. Pourquoi ? Je réalise alors que, pour une raison quelconque, la question de notre commune judéité n'a jamais été abordée. Il est évident que c'est un sujet important qui est resté jusqu'alors dans l'ombre et que nous avons traité par le silence. Est-ce uniquement parce que M. V... l'a évité ? Je me le demande. Ce sujet est-il si sensible qu'il n'arrive pas à vaincre sa résistance particulièrement farouche, ou bien est-ce que nous l'évitons tous les deux en nous abritant derrière une « conspiration du silence » ? Alors que je me questionne, un souvenir de mon adolescence resurgit.

J'avais à peu près 16 ans et je voulais devenir speaker à la radio. Souvent, pendant la nuit, j'écoutais des enregistrements d'émissions commerciales et, dans mon imagination, je me voyais déjà devenir une personnalité de la radio. Mais je me demandais si mon nom de Jacobs ne jouerait pas contre moi et ma carrière dans le milieu conformiste et protestant de la radio. Je pensais donc qu'il serait souhaitable de changer de nom et je me souviens d'avoir choisi celui de Ted Jordan. « Ici, Ted Jordan de la CBS. »

Je réalise alors avec dépit que derrière mon incapacité à amener mon patient à s'exprimer sur sa judéité se cache mon propre conflit, longtemps enfoui mais réactivé par mon travail avec M. V... sur ce problème précis. Deux images s'imposent alors à moi, successivement : une scène de la Bar Mitzvah d'une de mes filles et le titre d'un livre, enregistré sur cassette, que j'ai écoutée le mois dernier, une Histoire des Juifs, de Howard Fast. Il me vient à l'idée que mon travail avec M. V... peut non seulement avoir provoqué la résurgence de mes conflits anciens, mais qu'il les a réactivés. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ces souvenirs de mon adolescence ont resurgi à ce moment-là, et non avant. Je sais que, vrais ou non, ces souvenirs sont revenus à cause de la culpabilité que je ressens devant mes fantasmes d'adolescent et qu'ils ont détourné mon attention de M. V... Je pense que les problèmes de contre-transfert sont ici à l'oeuvre dans mes extrapolations personnelles et je me promets d'y réfléchir après la séance. Maintenant, je refocalise mon attention sur M. V... et sur ce qu'il me dit.

Il continue à parler de sa soirée chez ses amis K... Leur bébé, un garçon, s'est réveillé pendant la soirée et a eu besoin d'être changé. M. V... a donc été invité à venir voir le bébé dans sa chambre et il a assisté aux soins que lui a donnés sa mère. Il a trouvé qu'elle était insensible ; elle paraissait irritée et maniait l'enfant brutalement. Et alors qu'elle se hâtait de le changer, elle l'avait piqué avec une épingle. Ce spectacle avait incommodé M. V...

Pendant qu'il me décrit cette scène, M. V... dont le bras droit reposait sur le côté lève sa main droite et commence à se palper le ventre. Puis il triture sa boucle de ceinture autour de laquelle il enroule ses doigts et tire dessus. En le regardant faire, je me surprend à faire le même geste. Je suis, moi aussi, en train de poser ma


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main droite à ma taille et, sans que j'en ai eu conscience, j'ai passé un pouce derrière ma ceinture. Je réalise alors ce que j'ai fait et m'étonne. Cela m'évoque deux nageurs ayant atteint l'art de la synchronisation et de l'harmonie complète et qui se regardent l'un l'autre. Une autre image surgit : je vois M. V... encore jeune enfant, allongé sur une table, le ventre entouré de bandes velpeau bien serrées. Immédiatement, je réalise que c'est un épisode qui appartient à l'histoire de mon patient.

M. V... est né avec une paroi abdominale très mince, ce qui a provoqué chez lui une hernie ombilicale. On s'en est aperçu alors qu'il avait environ 2 ans et demi ou 3 ans, et pour le soigner on lui comprimait étroitement le ventre avec des bandes velpeau que l'on changeait tous les jours. Ces soins étaient extrêmement douloureux et l'enfant les redoutait. Son état et le traitement avaient énormément accru l'angoisse de castration de l'enfant et lui avaient donné une image de son corps endommagée et vulnérable, et la peur constante des blessures physiques.

Je comprends alors que l'image de M. V... enfant qui a surgi en moi et les gestes inconscients que j'ai eus en même temps que lui étaient le résultat des associations avec la scène du bébé que l'on avait changé. De son côté, M. V... avait établi la même relation lorsqu'il s'était touché le ventre et qu'il avait tiré sur sa boucle de ceinture. Il s'était souvenu de son traumatisme physique.

Alors, un autre souvenir resurgit : je me revois à l'âge de 8 ans en train de saigner abondamment du nez. Je viens de recevoir une balle de base-bail qui m'a été lancée alors que j'étais distrait. J'ai un tremblement involontaire à ce souvenir et je réalise que le traumatisme d'enfance de M. V... est lié, dans ma mémoire, à un traumatisme personnel. Je réalise que, par un effet de miroir, j'ai inconsciemment fait resurgir ce souvenir qui est en résonance avec M. V...

Comme il est clair que mon patient n'a aucune idée de la cause qui a déclenché son angoisse pendant qu'on changeait le bébé, je lui fais remarquer à la fois le lien avec son expérience de la douleur et la façon dont, sans qu'il l'exprime verbalement, il a établi ce lien. Il me répond avec un souvenir concernant un autre événement qui s'est passé chez les K..., la circoncision du bébé qui a été, pour lui, une expérience très perturbante. Il me décrit avec fébrilité l'horreur et le dégoût qu'il avait ressentis à l'idée qu'on puisse ainsi brutaliser un bébé au nom d'une coutume aussi barbare qu'inutile. Une pratique absurde, un de ces rituels auxquels les Juifs s'accrochent aveuglément. C'est à cause de stupidités de ce genre que les Juifs ont mauvaise réputation.

Après une pause, M. V... poursuit son discours. Il s'interroge à mon sujet ; il aimerait savoir si j'ai un fils et si je l'ai fait circoncire. Aujourd'hui, il pense que oui, mais il arrive qu'il n'en soit pas certain. Il serait horriblement perturbé s'il apprenait que j'avais cédé à ce genre de coutume archaïque et que je suis un Juif attaché à la tradition.

Pendant que je l'écoute, j'ai l'impression que quelque chose se passe, mais je


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ne sais pas très bien quoi. J'entends quelque chose que j'ai déjà entendu, comme un disque : la critique de mon cabinet, l'attaque à propos de M. K... ; la scène du bébé, la ceinture et l'abdomen. Puis je revois le mezuzah sur ma porte d'entrée et je me souviens d'une ciconcision à laquelle j'ai assisté l'année précédente. Je regarde M. V... dans son costume anglais. Il a décidément l'air protestant. A la vue de ses mains soignées, je pense que je n'ai pas souvent rencontré de Juifs avec des mains manucurées et j'imagine M. V... à un déjeuner d'affaires, se faisant aisément passer pour un chrétien ; à cette image succède celle d'un enfant apeuré, allongé sur une table, à qui on va changer ses bandages.

Soudain, je me surprends en train de parler. Je me remémore le flot d'associations de M. V... et lui rappelle que la séance a commencé lorsqu'il est arrivé dans mon nouveau cabinet et lorsqu'il a vu le mezuzah sur ma porte. Pendant cette heure, il a critiqué mon cabinet, puis M. K... et sa collection. Il s'est ensuite souvenu du bébé dont on avait changé les langes, ce qui l'a mené à se rappeler sa circoncision, et c'est à ce moment précis qu'il a fait une association — non verbale — avec sa hernie. Je dis à M. V... que je pense que ces éléments ont un lien et, alors que je suis sur le point de lui proposer une interprétation, il m'interrompt. Il parle rapidement, comme s'il avait besoin de s'exprimer avant que je ne le fasse moi-même.

« Je sais ce que vous allez me dire, me dit-il. Je vois ça. Vous allez me dire que je suis irrité parce que vous avez déménagé dans un quartier chic et que j'ai peur que vous ripostiez à ma critique contre votre beau cabinet. Vous pensez que j'ai encore plus peur parce que le symbole religieux qui se trouve sur votre porte m'a donné l'idée que vous pourriez être un juif pratiquant. Naturellement, nous savons ce que les juifs pratiquants font aux petits garçons ; ce sont tous des salopards à barbe et chapeau mou qui enlèvent les pénis et donnent des hernies aux enfants. »

En écoutant M. V... interpréter ses associations, je suis impressionné par la rapidité de sa perception et son aptitude à lier les choses. En dépit d'une certaine aisance et le besoin de m'attribuer ses formulations, M. V... parle avec conviction et j'ai l'impression qu'il a compris quelque chose d'important. Il est arrivé à avoir un insight à propos de la peur qu'il éprouve vis-à-vis de moi, qu'il voit comme un éventuel castrateur, et sur les racines, remontant à l'enfance, de son sentiment antijuif. Il est clair que cette attitude est liée à sa hernie, à sa peur de la blessure physique et au lien inconscient qu'il a établi entre circoncision et castration.

En dépit de l'ouverture dont mon patient fait montre, je sens que je dois me taire. C'est comme si j'avais été occulté et que ma voix avait été dérobée par quelqu'un qui a besoin de contrôler tous les rouages de sa pièce. Je suis ennuyé et je revois M. V... entrer chez moi et critiquer mon nouveau cabinet. Puis, l'image de Vince Lombardi, le célèbre footballeur, me traverse, et je me souviens de sa phrase familière « la meilleure défense est une solide offense ». Je garde le silence pendant une minute, en essayant de lier ce que je viens de vivre et lorsque


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je me sens plus calme, je dis « Vous avez raison, vous saviez ce que j'allais vous dire et vous avez anticipé mon interprétation. Mais je me demande s'il n'est pas plus important que vous fassiez vous-même cette interprétation. Vous pourriez ainsi contrôler ce qui se passe. Autrement dit, c'est comme si vous pouviez redevenir l'enfant apeuré que vous étiez, allongé sur une table, le ventre découvert, face à l'adulte que je suis qui pourrait vous faire mal. »

Pendant un moment, M. V... reste silencieux. Il s'est légèrement tourné vers la droite, comme pour s'éloigner de moi. Puis il dit : « Pendant que vous parliez, l'image d'un avion m'est venue ; un avion de combat israélien. En fait, je ne suis pas pro-israélien. Pour ma part, je pense que ce sont des brutes qui ont la gâchette facile, mais ce que j'admire chez eux, c'est leur sens de la tactique militaire : ils savent à quel moment attaquer. Il n'y a probablement dans le monde aucune force aérienne qui parvienne à égaler la leur. »

La séance s'achevait. M. V... se lève, reboutonne sa veste et ajuste sa cravate. Il se dirige vers la porte, s'arrête et me regarde : « A propos, félicitations pour votre nouveau cadre, me dit-il, et félicitez pour moi votre décoratrice. Elle a fait un superbe travail car la pièce est le reflet exact de votre personnalité. »

Je vous laisse juge d'apprécier si c'est là un exemple de ce qu'on peut appeler une bonne séance ou non. En ce qui me concerne, elle a été fort instructive. A l'époque où elle s'est passée, je commençais à m'intéresser aux expériences subjectives de l'analyste et à la manière dont elles pouvaient contribuer au processus analytique. C'est grâce à des séances comme celle dont je viens de vous parler que j'ai appris que les expériences de l'analyste, au cours de sa pratique, fournissent des données non seulement riches et complexes, mais qu'elles complètent celles du patient.

Il est certain que nos réactions n'ont pas toutes le même impact ; certaines sont tout à fait personnelles et idiosyncratiques, et il y a des jours où, fatigués et préoccupés, nous réagissons d'une manière qui est directement liée à nos problèmes personnels. Mais il est vrai aussi que lorsque nous savons écouter, et que nous écoutons bien, les pans de souvenirs qui resurgissent sont des réponses significatives qui éclairent ce que nous communiquent nos patients. Ce sont ces expériences là qui nous ont appris que notre aptitude à comprendre l'autre dépend non seulement de notre écoute du patient, mais également de l'écoute que nous avons sur nous. Et nous avons appris autre chose, à savoir que parmi les outils dont l'analyste dispose, il n'y en est pas de plus valable que lui-même.

Traduit de l'américain par Catherine Alicot

Théodore J. Jacobs

70 East, 77 th street-Apt 1G.

New York, NY 10021 (USA)



Critiques de livres

« Freud, une vie » de Peter Gay 1

Thierry BOKANOWSKI

Fruit d'un immense travail, dont l'impressionnante ampleur rend admiratif, l'importante biographie de Sigmund Freud proposée par Peter Gay et récemment parue dans son édition française pose, du fait des options de son auteur, un certain nombre de questions quant aux modalités d'écriture de l'histoire de la psychanalyse. Son auteur, historien de formation, professeur d'histoire à l'Université de Yale (Etats-Unis), a publié un précédent ouvrage, remarqué, sur Freud et l'athéisme 2.

Ecrit et conçu à l'évidence pour un large public, Peter Gay aborde cette biographie en historien qui cherche à se situer hors de tous préjugés, passions et polémiques. Ainsi l'auteur nous convie-t-il à une histoire de l'homme Freud, à l'histoire du développement de sa pensée et de la place révolutionnaire que celle-ci a prise dans l'histoire du mouvement des idées, constamment replacées sur fond d'Histoire, et notamment celle de l'Empire austro-hongrois et de l'Europe entre les deux moitiés du XIXe et du XXe siècle. De ce point de vue l'entreprise est une incontestable réussite.

Fondamentalement différente de la biographie de Ernest Jones 3 qui reste, aujourd'hui encore, l'ouvrage de référence en ce qui concerne la vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, le travail de Peter Gay a largement tiré bénéfice de sources dont le célèbre biographe ne disposait pas, ou ne souhaitait pas faire état, à l'époque. Parmi celles-ci, on peut rappeler les importantes découvertes révélées

1. Peter Gay, Freud, une vie, trad. de l'anglais par T. Jolas, Paris, Hachette, 1991, 901 p.

2. Peter Gay, Un juif sans Dieu. Freud, l'athéisme et la naissance de la psychanalyse, trad. de l'anglais par K. Tran, Paris, PUF, 1989.

3. Ernest Jones, La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, 3 vol., Paris, PUF, 1958-1969.

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


252 Thierry Bokanowski

depuis quelques années par les Archives Freud, les publications des multiples Correspondances, les témoignages des proches, des familiers et des patients, ainsi que de très nombreux travaux de psychanalystes ou d'historiens de la psychanalyse, qui ont permis d'apporter différents éclairages concernant tout autant Freud lui-même que l'histoire du mouvement psychanalytique. Très documenté, l'ouvrage de Peter Gay s'appuie sur ces récentes et nombreuses informations.

Tout au long de son livre, l'auteur va déployer son talent universitaire de chercheur et d'archiviste pour faire revivre une histoire romanesque où seront convoqués, autour de la figure centrale de Sigmund Freud, les événements marquants qui ont façonné sa vie, sa famille, ses amis, les maîtres de sa jeunesse et de sa formation médicale, les témoins de ses premières élaborations scientifiques, les pionniers de l'époque héroïque de la création de la psychanalyse, les disciples et premiers flambeaux de la propagation de la doctrine psychanalytique, les opposants et détracteurs de tous bords, l'intelligentsia de l'époque, les patients et les figures légendaires empruntées à la mythologie, à l'histoire et à la littérature... témoignant ainsi d'une pensée qui se déploie sur plus d'un demi-siècle et vient apporter au monde une conception totalement révolutionnaire de lui-même.

Cependant, pour un lecteur averti, le récit proposé sera souvent empreint d'une étrange naïveté dont certains accents ambigus, sinon ambivalents, sonnent curieusement. En effet, dès la préface de son livre, Peter Gay prévient le lecteur : pour lui, il ne s'agit pas de faire une hagiographie, ou de rendre compte du génie de Freud en « idéalisant » ce dernier. Le propos est clair : il n'est pas question, pour l'auteur, de tomber dans le travers de la subjectivité qui risque d'entraîner soit des jugements peu fondés qui viennent alimenter les polémiques, soit, au contraire, des assertions apologétiques de nature quasi religieuse. « Je n'ai cherché ni à flatter, ni à dénoncer, mais à comprendre. Dans le texte même je n'entre dans aucune controverse », écrit-il (p. XXV). Historien désirant se placer dans la stricte perspective d'un « biographe-chroniqueur » soucieux de s'élever au-dessus du climat passionnel qui entoure Freud et la psychanalyse, Peter Gay opte pour une solution apparemment raisonnable : la chronique d'une vie, celle de Freud, et le récit d'une histoire, celle du développement de la psychanalyse et du mouvement psychanalytique... le tout sur fond d'histoire et de « vérité historique ».

Se situant en « biographe » stimulé, et fasciné, par le « biographe » Freud et le « travail biographique » que Freud opérait à son propre sujet, notamment par le biais de sa Correspondance tout au long de sa vie, l'auteur prend le parti d'entendre et de traduire les propos que Freud tient sur lui-même au jour le jour, et au fil du temps, comme des morceaux de vérité psychologique et historique


« Freud, une vie » 253

bruts, incontestables, qui, en eux-mêmes, ne pourraient être sujets à interprétation ou réévaluation. Ceci tient pour l'essentiel au fait que Peter Gay s'abstient délibérément de toute mise en perspective de l'aspect psychologique et complexe de son héros, c'est-à-dire des différents aspects singuliers, et apparemment contradictoires, qui évoluent au gré d'une vie dont la richesse intérieure vient constamment alimenter l'organisation et le déploiement d'une pensée créatrice en constant mouvement.

Tandis que Peter Gay entend ne rien traiter des jugements que Freud porte sur lui-même comme « parole d'Evangile », un certain nombre de remarques qu'il formule dès sa préface donnent à penser que l'auteur tombe, paradoxalement, dans le piège qu'il cherche à dénoncer.

« Une chose est d'accorder l'attention voulue aux jugements que Freud porte sur lui-même — et c'est le moins que puisse faire un biographe consciencieux —, et une toute autre de traiter ce qu'il dit comme parole d'Evangile », écrit Peter Gray. « Ainsi qu'il apparaîtra à maintes reprises dans ces pages, Freud n'est pas très bon juge lorsqu'il s'agit de lui » (p. XXI). Pour étayer son propos, l'auteur s'appuie sur la célèbre lettre que Freud écrit à Fliess le 1er février 1900. Dans celle-ci Freud déclare qu'il n'est « ni un véritable homme de science, ni un observateur, ni un expérimentateur, ni un penseur », mais que par tempérament il est un conquistador, un « explorateur (...) avec toute la curiosité, l'audace et la ténacité qui caractérisent cette sorte d'homme ». Commentant ces propos, Peter Gay écrit : « Ce type de déclaration, comme d'autres de même teneur, sont plutôt propres à dérouter ceux qui s'efforcent de comprendre » (p. XX et XXI). Citant plus loin une lettre de Freud à Edouard Bernays — lettre en date du 10 août 1929, dans laquelle ce dernier écrit à son correspondant que sa vie s' « est déroulée extérieurement dans le calme et sans incidents, et que quelques dates seulement sont à retenir » —, Peter Gay conclut qu'il est un exégète de Freud avec lequel il n'est « pas d'accord, c'est Freud lui-même. Il pouvait bien avoir raison, littéralement, mais pour l'essentiel il induit le lecteur en erreur. (...) Dans la célèbre lettre à Fliess (...) citée, Freud se veut conquistador. Ce livre est l'histoire de ses conquêtes. Il apparaîtra cependant que la plus poignante d'entre elles demeura inachevée : la conquête de lui-même » (p. XXV).

Cest ainsi que Peter Gay paraît s'être risqué à rendre compte de l'homme Freud et de son oeuvre sur la base d'un contresens car cet état d'esprit vis-à-vis du « héros » Freud a, au moins, deux conséquences qui vont lourdement peser sur le modèle d'écriture et de récit biographique proposé par l'auteur :

— une forme de contre-investissement, doublée d'une contre-idéalisation systématique, à la figure héroïque de Freud. Ceci a pour effet d'aboutir à une


254 Thierry Bokanowski

contre-identification au personnage Freud, souvent appauvrissante pour le récit. Ce parti pris conduit Peter Gay à un style narratif qui aplanit considérablement les dimensions de l'exceptionnelle originalité de l'homme Freud, de sa personnalité, de son génie créateur. De ce fait le récit devient chronologique, linéaire et souvent ennuyeux. La dimension psychique du personnage étant le plus souvent abrasée, sinon évacuée, la chronique est vidée de sa dimension affective, poétique, porteuse de fantasmes et de rêves ; — une ignorance superbe, voire une méconnaissance, de toute perspective épistémologique et de l'apport, ces dernières décennies, de la critique épistémologique à la compréhension en profondeur de l'évolution des concepts dans l'appareil freudien qui ne permet pas de suivre, de l'intérieur, l'évolution et les mouvements de la pensée de Freud dans les moments importants de sa créativité.

Ici se pose la question centrale de savoir si l'on peut, aujourd'hui encore, écrire une histoire de Freud, une histoire qui interroge l'homme Freud, tout autant que l'histoire du développement de la psychanalyse et du mouvement psychanalytique, si l'on ne tente pas de resituer la place de l'évolution des concepts dans la pensée freudienne.

Or ce livre, conçu à l'évidence pour le grand public, privilégie le plus souvent la chronique, l'événementiel et l'anecdotique au détriment d'une réflexion approfondie sur les rapports entre l'homme, les différents aspects de sa vie et son oeuvre. L'anecdotique, puisque Peter Gay, « recherchant l'exactitude plutôt que le sensationnel », comme il l'écrit, n'hésite pas à « poursuivre l'exploration des étendues vierges de la géographie intime laissée par Freud derrière lui » (p. XXIII). Cependant, pour tout lecteur quelque peu attentif et informé de la vie et de l'analyse de Sigmund Freud, certaines questions soulevées par l'auteur, à la recherche de « vérité historique » et d' « objectivité », relèvent plus d'une quête d'information de type journalistique que de recherche d'ordre biographique : « Son père fut-il marié deux ou trois fois ? Freud a-t-il entretenu une liaison avec sa belle-soeur Minna Bernays, ou est-ce là pure invention d'un contemporain mal disposé ou d'un ingénieux détective-biographe ? Pourquoi Freud décida-t-il de psychanalyser sa fille Anna, alors que tous les essais techniques réprouvent sévèrement une trop grande proximité entre analyste et patient ? Freud a-t-il commis des plagiats dont il s'est défendu par la suite en invoquant une défaillance de mémoire, et ces accusations sont-elles de véritables malentendus concernant sa démarche ou de basses calomnies à rencontre d'un chercheur particulièrement consciencieux ? Freud était-il cocaïnomane, et a-t-il élaboré sa théorie psychanalytique sous l'influence de cette drogue, ou en prenait-il très modérément, à des doses quasi inoffensives ? » (p. XXIII).


« Freud, une vie » 255

Certes, pour un historien, ces questions méritent d'être posées et l'on ne saurait reprocher à Peter Gay d'éprouver la nécessité d'en faire état. Pour autant qu'elles puissent aussi interpeller les lecteurs avertis, elles ne paraissent cependant pas constituer, dans leur ensemble, l'intérêt majeur du livre. Néanmoins certaines informations nouvelles, ou peu connues, pourraient réveiller leur attention. A titre d'exemple, ce que l'auteur rapporte des difficultés que Freud a rencontrées pour l'obtention du prix Nobel et notamment l'opposition d'Albert Einstein, en 1928, à cette candidature. En effet, ce dernier avait écrit à Henrich Meng — le jeune psychanalyste allemand qui lança très activement une campagne en faveur de Freud — qu'il ne pouvait se prononcer sur la vérité des enseignements de celui-ci et « encore moins formuler un verdict destiné à faire autorité sur d'autres ». En outre, ajoutait Einstein à titre de mise en garde, il lui paraissait fort douteux qu'un psychologue comme Freud puisse être candidat au prix Nobel de médecine, « le seul, me semble-t-il, que l'on puisse envisager » (p. 523-524). Ou bien encore, au chapitre « Les affreux Américains », l'aventure très détaillée de ce qui fut, il faut bien l'appeler ainsi, l'échec de la collaboration de Freud et de William Bullitt pour la conception et la rédaction de leur livre écrit en commun Le Président Thomas Woodrow Wilson, qui ne fut publié qu'à la mort de William Bullitt, en 1967 (p. 638-648). Dans la suite de ce chapitre, l'histoire détaillée des rapports, pour le moins conflictuels et empreints de déceptions mutuelles, de Freud avec l'Amérique, les analystes américains et le mouvement psychanalytique aux Etats-Unis dont il disait : « J'ai souvent pensé que l'analyse va aux Américains comme une chemise blanche à un corbeau » (p. 649).

Si la masse d'anecdotes rapportées permet à ce livre, dans un premier temps, de retenir l'attention et d'éveiller une certaine curiosité, il ne peut en être de même en ce qui concerne l'abord de l'oeuvre de Freud en raison de l'évidente incompétence de l'auteur face aux concepts psychanalytiques ; incompétence qui l'amène bien souvent à des faux sens, quand ce n'est pas, là encore, à de réels contresens. Ainsi, exemple parmi bien d'autres, écrire que « comme Léonard (de Vinci), Schreber était un homosexuel » (p. 318) ne peut que laisser perplexe tout lecteur quelque peu informé de la vie du Président Schreber, de la théorie du narcissisme et de l'homosexualité inconsciente, ainsi que leur place dans la théorie de la paranoïa.

Peut-être plus grave encore pour un historien de la psychanalyse est-il de se laisser aller à des imprécisions ou erreurs historiques. Là aussi, exemple parmi tant d'autres, commentant la cure de l'Homme aux rats et voulant mettre l'accent sur le fait que Freud avait de l'affection pour son patient, Peter Gay écrit que Freud aurait nourri ce dernier, « affamé » — « Hungerig und wird gelabt », « affamé et reçoit nourriture » est-il consigné, en date du


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28 décembre 1907, dans le Journal d'une analyse 1 —, en l'invitant à... la « table familiale » (p. 306). Interprétation des faits pour le moins fantaisiste, car, jusqu'à ce jour, aucun document qui nous est parvenu ne témoigne ainsi de cet épisode de l'analyse de l'Homme aux rats. Ce que nous savons, c'est que Freud, pour calmer la fringale de son patient, l'aurait nourri en lui faisant apporter, pendant la séance du 28 décembre 1907, un plat de harengs auquel il n'aurait d'ailleurs pas touché : « ... Il me fait l'aveu qu'il déteste les harengs ; lorsqu'on lui a donné à manger récemment, on lui a servi des harengs, mais il n'y a pas touché. »2 Ici, l'on pourrait rappeler à Peter Gay que la seule invitation d'un patient à la table familiale de Freud, dont nous ayons aujourd'hui connaissance, est celle de M. E..., à qui Freud a fait passer une soirée chez lui, pour « terminer sa carrière de patient » (lettre 133 du 16 avril 1900, in La naissance de la psychanalyse) 3.

Il serait inutile d'insister ici sur ce qui, après tout, ne pourrait être qu'une erreur d'interprétation à propos d'un épisode de l'analyse de l'Homme aux rats, si le ton employé par l'auteur ne devenait, à ce moment précis, étrange et déplaisant. « Un geste hérétique de la part d'un psychanalyste : satisfaire la demande du malade en l'introduisant dans sa vie privée, assouvir sa faim en lui offrant à partager un repas en toute amitié, parmi les siens, c'était violer tous les austères préceptes qu'il s'efforçait d'inculquer à ses disciples. Mais, bien évidemment, Freud ne voyait rien de mal à s'affranchir de ses propres lois », commente Peter Gay (p. 306), qui semble s'attacher à cet épisode pour tenter de démontrer que Freud, légiférant sur la technique qui lui paraissait la plus appropriée, se mettait parfois lui-même, tel un monarque en son royaume, selon les circonstances, audessus des lois. Propos teintés d'une forte ambivalence de l'auteur, qui poursuit : « D'ailleurs, malgré ces transgressions, ce compte rendu demeure une description exemplaire (...). Il permit à Freud d'étayer brillamment ses théories, notamment en ce qui concerne les racines infantiles de la névrose, la logique interne qui gouverne les symptômes les plus baroques et les plus indéchiffrables, et l'action, souvent souterraine, de l'ambivalence. Freud n'était tout de même pas assez masochiste pour ne liyrer au public que ses échecs ! » Propos totalement dénués de fondements quand on sait que Freud était, à l'époque encore, en train d'élaborer et de mettre en place le dispositif technique qui allait permettre l'établissement de.ce qu'il est convenu d'appeler, aujourd'hui, le « cadre ». De plus, les écrits techniques édictant les règles, auxquelles Peter Gay fait implicitement

1. Sigmund Freud, L'Homme aux rats. Journal d'une analyse, éd. et trad. E. Hawelka, Paris, PUF, 1974, p. 210-211.

2. Sigmund Freud, ibid., p. 220-221.

3. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, lettres à Wilhelm Fliess (1887-1902), trad. de l'allemand par A. Berman, Paris, PUF, 1969, p. 281.


« Freud, une vie » 257

référence ici, n'ont été élaborés et publiées, que quelques années après la cure de l'Homme aux rats1. Ce dont, manifestement, l'auteur de cette biographie ne tient pas compte.

En ce sens, on ne peut que regretter que, parmi les nombreux intérêts que présente l'analyse de l'Homme aux rats, Peter Gay ait omis de signaler que cette analyse fut la première analyse menée par la technique dite de l'association libre, comme Freud, rendant compte de cette analyse devant ses collègues, l'a indiqué lui-même lors de la séance du 30 octobre 1907, à la Société psychanalytique de Vienne 2. Elle marquait donc un tournant historique dans l'histoire de la technique psychanalytique. Il est bien dommage, pour ne pas dire dommageable, qu'un historien de la psychanalyse, faisant état de l'importance de cette cure, néglige alors de rappeler une information qui, au regard de l'histoire de la psychanalyse, paraît essentielle.

On ne peut par ailleurs que regretter qu'un certain nombre d'épisodes, qui ont une réelle importance au regard de l'histoire de la psychanalyse, viennent à être insuffisamment soulignés, voire manquants. Ainsi, par exemple, c'est à peine si une note (p. 335) évoque le fait que Freud organisa une collecte annuelle, des années durant, pour l'Homme aux loups aux titre de sa « contribution » au développement de la psychanalyse, afin de sortir de la misère financière ce dernier, ruiné par la révolution russe. Or, la générosité de Freud à l'égard de son célèbre patient n'aura pas été, comme on le sait, sans conséquences. Resté « fixé » à une forme de dépendance à l'égard de son analyste, ceci l'amena, par la suite, à développer à l'égard de celui-ci un état « paranoïde », sinon franchement « paranoïaque », qui nécessita alors la reprise de son analyse avec Ruth Mack Brunswick.

Il est certain qu'une biographie ne peut être exhaustive et l'on ne saurait reprocher à l'auteur d'avoir opéré des choix. On peut cependant regretter, et s'étonner, que ces choix, qui entraînent bien des lacunes, n'exploitent pas suffisamment, pour son propre récit, le travail bibliographique exceptionnel mis à la disposition du lecteur à la fin de l'ouvrage. Là, sur près de quarante pages, argumentant chacun des chapitres du livre proprement dit, Peter Gay explicite ses sources, et ses propos, en s'appuyant sur une recension très complète et détaillée des différents articles ou livres, écrits depuis plus de trois quarts de siècle, sur Freud, la psychanalyse et le mouvement psychanalytique : il s'agit d'un appareil critique précis, premier du genre, qui constitue, au regard de la biographie de

1. Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique et Le début du traitement ne furent publiés qu'en 1912 ; in Sigmund Freud, La technique psychanalytique, trad. de l'allemand par A. Berman, Paris, PUF, 1967.

2. Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, t.I: 1906-1908, éd. H. Nunberg et E. Federn, trad. de l'allemand par N. Schwab-Bakman, Paris, Gallimard, 1976, p. 247.


258 Thierry Bokanowski

Freud et de l'histoire de la psychanalyse, l'apport et l'intérêt essentiel de ce livre. A lui seul il justifie le travail d'historien de Peter Gay. Aussi est-il regrettable qu'une entreprise de vulgarisation délibérée qui a voulu mettre à la portée de tous la connaissance de l'homme Freud ait conduit l'auteur à simplifier à l'extrême un sujet dont le « héros », du fait de sa complexité, demande à être abordé dans toutes les dimensions des mouvements de sa vie psychique et de l'élaboration théorique dans la lente évolution qui en a résulté.

Thierry Bokanowski

48, rue des Francs-Bourgeois

75003 Paris


Enigme et mystère : folie et création

de Jean Gillibert 1

Pierre SULLIVAN

Car il faut la mort pour savoir le mystère, Stéphane Mallarmé.

Pouvez-nous imaginer le tumulte d'un esprit ? Pouvez-vous encore vibrer par-delà les années écoulées au rythme perturbé d'un coeur et d'une tête en dérangement ? Quand la nuit reprend ses droits après que la musique est devenue précisément immatérielle selon son essence avouée ou désirée, le poète Baudelaire, dans Paris qui commence déjà à perdre sa poésie, pataud comme un cygne, trébuche sous l'émotion : il sort du concert que Richard Wagner vient de proposer à la France, à l'Europe, à l'Occident.

Février 1860, c'est une date de l'histoire du monde. Un musicien de génie a proposé à une civilisation l'accomplissement de son art. Beaudelaire est subjugué, Mallarmé 2 le sera à travers lui : il sera sensible au projet wagnérien par la lecture de son aîné, poète des Fleurs du mal, avant d'avoir entendu une seule note du maître allemand. L'un et l'autre, chacun à sa manière, penseront, puis repenseront le vertige wagnérien pour y répondre. Pour engager une riposte. Pour créer, non pas une foule, non pas un peuple, encore moins une race, trois dénominations équivalentes du public wagnérien, mais plutôt une filière, un réseau de combattants.

Jean Gillibert est de ceux-là : un résistant. Dans les couloirs ou sentiers de la pensée, méfiez-vous, ouvrez l'oreille, il est aussi farouchement armé et intran1.

intran1. Gillibert, Folie et création, Champ-Vallon, 1990.

2. Pour une étude détaillée des rapports déterminants pour l'art et l'histoire, de Wagner et des poètes français, voir Musica Ficta (Figures de Wagner), Philippe Lacoue-Labarthe, Paris, Christian Bourgois, 1991.

Rev. franc. Psychanal., 1/1993


260 Pierre Sullivan

sigeant que Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé, tous deux terribles critiques. Mais des créateurs. Au programme wagnérien de ressaisie mythique de la tragédie grecque et de la messe chrétienne, de théâtralisation généralisée, ou comme l'écrit Gillibert, de « béatification de l'inconscient », à cette musique envahissante, Baudelaire opposera sa poésie de la beauté mortelle, Mallarmé son Théâtre, excès de tous les théâtres, et Gillibert, reprenant le même mouvement, la Poésie aussi, le Théâtre également, ou encore la transparence, le mystère, le miracle... liste ouverte des noms d'une même unité inaugurale plus fondamentale que toutes les origines, les unifications programmées.

« La psychanalyse interroge l'homme comme énigme ; la création littéraire le sonde comme mystère. » Allégeance mallarméenne sans nul doute, si l'on précise avec les mots mêmes du poète que le mystère dont il est ici question doit être « autre que représentatif » afin qu' « aux robes spectatrices, la terreur (restât) en ce pli ». Il y a une grandeur certaine pour l'homme à se mesurer à l'énigme et à porter la question de l'origine : OEdipe comme mythe est une dimension avérée, nécessaire. Mais le mystère n'est pas énigmatique, ni le contraire d'une énigme ; la création ne se mesure pas, pas plus qu'elle ne fonde ni n'origine : elle ne se psychanalyse pas. Elle lève la terreur plutôt qu'elle ne la chasse.

Et la question unique que pose Jean Gillibert au psychanalyste d'aujourd'hui est celle-là même que nous posions d'emblée : celui-ci peut-il entendre le tumulte d'un esprit ? C'est-à-dire aussi la création à l'oeuvre. Cet écho d'une soirée mémorable et tumultueuse du siècle dernier est aussi un avertissement, malheureusement inutile selon toute probabilité. Pour quelque Baudelaire, il y eut en effet des millions de spectateurs à se reconnaître en masse et comme masse dans le projet wagnérien. Les psychanalystes ont-ils fait de même ? A frissonner et à se purger utilement devant le héros mythique, Sphinx et Sphinge, à se retrouver en communauté gardienne des origines — le fameux retour à Freud —, la société analytique s'est-elle rendue sourde aux bruits extraordinaires et mystérieux, ni agréables, ni désagréables, de l'oeuvre qui naît ?

Jean Gillibert, moins pour sonner le tocsin que parce qu'il lui aura été demandé de garder l'oeuvre, entame donc avec une rudesse simple la polémique. Il y a des oeuvres qui n'en sont pas, il y a des psychanalyses qui n'en sont plus, il y a même des folies qui s'épuisent à n'en être que la pantomime. OEuvre, psychanalyse, folie doivent correspondre à ce qu'elles sont, et le premier geste de Jean Gillibert est de les maintenir séparées dans leur essence, contre une gangrène métaphorique qui, dans l'esprit du temps, les assimilerait abusivement l'une à l'autre ou encore, ce qui est en fin de compte le seul destin possible d'une telle


Enigme et mystère : folie et création 261

opération, ferait de cette assimilation leur fondement même. OEuvre, psychanalyse, folie sont desserties d'une logique identitaire qui les anéantit pour sa propre gloire.

Le phénomène est trop rare aujourd'hui pour que l'on ne souligne pas avec quelle clarté Jean Gillibert prend alors le soin de définir et d'attribuer aux réalités qu'il décrit la place qui leur convient. L'oeuvre est autonome ; issue du geste créateur et ex nihilo, elle entame une vie pour elle-même ; elle suscite 1' « analyse infinie ». L'oeuvre « dit non au néant » : par là elle confronte essentiellement l'homme avec le néant, qui est toujours quelque chose, qui n'est ni le vide, ni le rien, ni l'absence, ni la négation, ni la forclusion, ni le déni, ni le négatif. Seule la mort pourrait sans doute lui être accréditée.

Shakespeare, Balzac, Nerval, Hugo, Rodanski, Joyce sont là, lumineusement scrutés pour illustrer le combat du créateur et l'envolée de son oeuvre, la vision du néant et la création renouvelée du monde. L'introduction ferme et définitive de la valeur de néant dans l'oeuvre disqualifie d'emblée, il faut bien le dire, la psychanalyse, car toute sa négativité et son complexe de castration ne suffiront jamais à égaler ou même à comprendre cette transcendance du néant. La psychanalyse, sublimation comprise, ne peut accompagner l'oeuvre jusqu'à sa naissance, jusqu'à son apparition comme monde et à partir du néant. Jusqu'à son mystère. Elle en fait une énigme, une culpabilité, archaïque si l'on veut, mais à moins de se bouleverser elle-même comme pensée, en renonçant à l'absolu de ses mythes de compréhension, telle la pulsion de mort, ce qui est à n'en pas douter le voeu de Jean Gillibert, elle ne saurait dire l'apparaître des choses, la création.

A vrai dire, la stratégie de folie et création est impitoyable. S'il n'y avait que la création, la psychanalyse pourrait décider de ne pas s'appliquer à cette valeur de l'expérience humaine en s'assumant ailleurs. Mais il y a les fous. Et les fous sont par leur aventure directement liés à l'oeuvre, à la création. La psychanalyse peut-elle ou doit-elle également expatrier la folie hors de son domaine ? Si le psychanalyste ne s'assigne plus la tâche de guérir le fou, ou à tout le moins de le rencontrer, renoncement opéré clairement et décidément par toute une partie de la classe analytique, quel sort se prépare-t-il ? Le plus insignifiant, dirait Jean Gillibert qui a moins l'ambition de sauver le fou et l'errant que de placer et l'origine et le devenir de la psychanalyse dans l'horizon de l'errance elle-même. Pour assurer à l'entreprise commencée par Freud sa subsistance. Afin qu'elle freine sa tendance actuelle à tomber irrésistiblement en désuétude à force de se vouloir pure forme repliée sur soi.

D'une forme rien ne naît. Cette formule pourrait résumer, pour ramener à leur juste mesure à la fois les efforts tragiques de la folie et ceux non moins inutiles, désespérés et pourtant persistants de notre époque (et de notre psychana-


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lyse) décadente. La perte de réalité dans la folie est une réduction de la vie au seul formalisme psychique. Quand la folie se déclare, la topique est bouleversée, la régression n'a plus cours, le refoulement s'étiole : l'inconscient est alors vécu comme la réalité, ce qui signifie que ce dernier n'est plus une source, une empathie avec le monde. Quand la psychanalyse élimine la notion du monde « pour se substituer à elle comme système », quand elle ne pense le néant que comme un rien, du négatif, quand elle fait de l'homme un pur représentant pulsionnel, élément formel d'une structure représentative, elle devient curieusement une forme, une mascarade de la folie. Ainsi nombre de conceptions actuelles de la psychose sont-elles de folles théories de la folie, ce grossier miroitement faisant d'ailleurs les délices des beaux esprits.

Jean Gillibert, quant à lui, refuse à la psychanalyse le droit de comprendre la folie par ce procédé douteux d'un mimétisme naïf, aussi subtil et aussi scientifique se prétende-t-il. Ce « bidonisme » théorique n'aura jamais la dignité d'une folie, il est pur déchéance de pensée. La folie est une expérience catastrophique du néant et du monde qui n'est suivie ni d'une vie, ni d'une oeuvre. Les fous et les créateurs partagent le même rivage, les premiers contrairement aux seconds déclinent l'invitation au voyage. Mais pour nous, humains et psychanalystes, ils posent, chacun à leur manière, opposés mais parfois mêlés — il y a des créateurs fous —, le mystère plus que l'origine et de cette invitation et de ce voyage. Aussi, c'est tout autant pour la folie, pour l'oeuvre que pour elle-même que la psychanalyse doit s'affronter à leurs enjeux.

Une fois transmise la vigilance de cette voie impérative parce que soucieuse, le psychanalyste lecteur de Folie et création recueille avidement les fruits d'une réflexion étagée maintenant sur plusieurs décennies. Jean Gillibert, en effet, est allé au-delà de la nécessité de sonder les bords et les embarquements pour l'oeuvre ou la folie. Ses définitions acérées de l'hallucination (psychique et métaphysique), de l'Image, du transcendantal (et du transfert en premier lieu), sa méditation toujours reprise et approfondie d'écrit en écrit de la notion de temporalité (temps du néant, temps de l'inconscient, temps du monde et temps de la subjectivité, les uns aux autres conjugués, parfois en de violentes oppositions mais sans que la pensée ici dans son déchirement consente à les séparer), toutes ces avancées pensent l'oeuvre comme la folie et placent la psychanalyse, qui voit par là ses concepts allongés, prolongés dans la perspective d'un devenir. Devenir qui sera peut-être un avenir, selon que nous donnerons ou non notre assentiment à ce projet ; en même temps, et ce dernier mot, kantien et freudien, dans son esprit, comme la rose au milieu du désert, irradie la pensée de Jean Gillibert, ce devenir en même temps reprend et tient, en un mot critique, l'aventure de notre culture depuis ses origines. Mallarmé dirait : « Mystère, autre que représentatif et que, je dirais, grec... »


Enigme et mystère : folie et création 263

Le promeneur qui accompagnait tout à l'heure Baudelaire en ses lieux propres 1, les nouveaux pavés de la Cour du Carrousel par exemple, a vu la fièvre du poète monter puis fléchir quand lui apparaît tout à coup que cette musique wagnérienne qui devait, l'accomplissant, mettre fin à l'art n'y parviendrait que dans l'exclusion. L'art total n'est possible que si par exemple le théâtre assujettit la musique. Cette sujétion peut être délicieuse, c'est ce que Baudelaire, esprit moderne, éprouve. C'est peut-être un devenir sujet pour l'homme, mais quelque douloureux et nostalgique que soit ce constat, cette affirmation de puissance est contraire à la Poésie, au projet poétique qui est depuis les commencements l'union du tumulte. Ou la liberté, la liberté des multiples voies. Baudelaire n'aura été wagnérien qu'un soir. Bientôt, au matin, sa poésie retrouve le chemin des correspondances recherchées et inaccomplies : il y a encore du monde et du néant à dire.

La même sensation de libération, tendue ou même impatiente, accompagne la lecture de Folie et création. Ou encore la liberté conquise elle-même en un instant précieux s'empare de l'attention du lecteur, le grise. « Je me laissai aller à ma griserie "ludique" simplement parce que je sentais que les mots que je lisais étaient fortement alcoolisés. La tension des phrases n'était due qu'au haut degré d'alcool qui les imprégnait. Elles devenaient l'alcool, l'eau de vie même, la vraie drogue qui ne conduit pas qu'à l'oubli, mais une fois l'oubli parvenu, à l'oubli de l'oubli. » De tels moments libres sont injustifiables, déplacés des logiques et du savoir, et imposent le « transcatégoriel ». C'est alors sans stupéfaction, sans aucune indignation que sous nos yeux Balzac croise Freud dans un pub irlandais, alors que Hegel, comme chacun sait, meurt d'envie d'entrer. Nous ne sommes pas ici chez les Guermantes ou à Bayreuth. Personne ne vous demande vos titres, si vous êtes psychanalyste, si vous êtes poète, si vous êtes philosophe, si vous êtes acteur... Ce mélange des genres, des époques, inhabituel, horrible pour certains, nous révèle tout à coup et par contraste combien notre époque valorise le fragment, la pulvérisation hiérarchisée du savoir, quand ce n'est pas de l'expérience elle-même. Artaud, Baudelaire, Hugo se sont-ils demandé s'ils étaient philosophes, romanciers, critiques ou dessinateurs ? Non, des penseurs, des créateurs, tout simplement. Sensibles au monde et au néant, à leur griserie, ce sont des correspondants. Leur pensée, leur oeuvre, leur vie, comme la réflexion de Jean Gillibert, traquent le moment, le mystère, le commencement d'une assonance unique et singulière.

Pierre Sullivan

17, rue Albert-Bayet

75013 Paris

1. Quiconque suivra la réflexion d'Yves Bonnefoy sur Giacometti (Paris, Flammarion, 1991), à propos entre autres de l'espace et du lieu, du néant du monde et de l'oeuvre, y découvrira, sans surprise, un frère de Jean Gillibert.



« Le génie des origines ».

Psychanalyse et psychose*

de Paul-Claude Racamier

Gérard BAYLE

Le secret de toute création, c'est d'écrire sur une page vierge, en sachant qu'elle a connu l'amour

(p. 388).

Cet important ouvrage est consacré non seulement à la psychanalyse des psychoses, mais aussi à celle des perversions narcissiques et, par-dessus tout, aux processus qui articulent ces deux pathologies entre elles.

Si les psychoses constituent de rigides carcans, leur mobilisation éventuelle conduit vers des manifestations narcissiques perverses, elles-mêmes un peu moins rigidifiées, plus ouvertes à l'ambiguïté. C'est d'ailleurs sur l'éloge de l'ambiguïté que se ferme ce livre ; ambiguïté ouverte vers la créativité. C'est à l'examen de deux carrefours que nous sommes conviés, entre psychose et perversion d'une part, entre perversion et créativité d'autre part.

Chemin faisant, l'auteur forge des définitions nouvelles, des notes, des aphorismes et des néologismes nécessaires à ses développements ou justifiés par eux. Le ton de confidence, la bonne humeur contagieuse du texte contribuent à rendre assimilables toutes ces nouveautés langagières qu'une once de trop d'esprit didactique eût rendues indigestes.

Paul-Claude Racamier sait défendre avec humour ses créations et soutenir l'originalité du génie de ses formules. Retenir ici l'ensemble des nouvelles définitions semble impossible, sauf à tourner ce bref article en glossaire. Le lecteur y perdrait en surprise, en intérêt, en estime ou en vertueuse indignation. Car enfin l'auteur n'y va pas de main morte et, s'il connaît la patience, on ne saurait l'ac*

l'ac* propos du Génie des origines de P.-C. Racamier, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, avril 1992, 420 p.

Rev. franc. Psychanal, 1/1993


266 Gérard Bayle

cuser de frilosité quant à ses conseils pratiques. Il se met souvent en scène dans ses fonctions d'analyste, de didacticien, de directeur d'Institution, mais aussi de rêveur, de procureur et, pourquoi pas, de justicier... Bref, en un style alerte, précis et élégant, il s'expose.

Cinq parties nous conduisent du deuil originaire et de ses avatars jusqu'à l'ambiguïté, ses vicissitudes et son éloge, en passant par une reprise du concept d'Antoedipe, suivi d'une assez lumineuse étude des dénis et des clivages, puis d'une introduction aux perversions narcissiques.

Avant de suivre et de discuter les jalons de cet ouvrage, notons que les contrées à traverser concernent ce qu'il y a de plus nouveau dans la conceptualisation psychanalytique. Le rôle de fourre-tout dévolu aux états limites est délaissé au profit d'une analyse serrée des composantes pathologiques qu'on y dépose parfois pêle-mêle. On n'y trouvera pas d'enseignements sur les névroses et peu sur les délires pour lesquels l'auteur nous annonce un ouvrage.

Nous voici donc avec la première partie : « Autour du deuil », engagés d'emblée à étudier le concept de Deuil originaire que l'auteur définit ainsi :

« Par deuil originaire je désigne le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu'à sa mort, renonce à la possession totale de l'objet, fait son deuil d'un unisson narcissique absolu et d'une constance de l'être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres origines, opère la découverte de l'objet comme de soi, et l'invention de l'intériorité » (p. 29).

L'efficacité de cette position théorique apparaît dans la confrontation avec la clinique dont il sera possible de rendre compte en termes d'échecs variés de ce deuil originaire.

Bien sûr, une comparaison s'impose au lecteur avec la position dépressive d'une part (et l'auteur ne l'esquive pas), et le refoulement originel après coup d'autre part (et là on reste sur sa faim).

Cela dit, il est clair que, de l'échec de ce deuil originaire à l'échec de tous les deuils, des voies sont ouvertes vers les dépressions et leurs dérives défensives majeures. Il n'est plus question d'ailleurs de distinguer nettement le deuil raté de la dépression ouverte ; les deux se télescopent en un magma, source d'actions de décharge et désert fantasmatique.

On en connaît les classiques évolutions :

— manie et déni,

— toxicomanie d'objet et fétiche,

— suicide.

Mais ici s'ajoutent, dans le déni et le secret, les agirs sur l'entourage afin d'expulser ce magma.


« Le génie des origines ». Psychanalyse et psychose 267

Un type d'expulsion conduit à la suicidose. Ni mélancolie, ni hystérie, c'est :

[...] une organisation défensive rigide et redoutable où le recours répétitif à la tentative de suicide a pour fonction d'échapper dramatiquement par l'agir à un vécu intérieur douloureux (p. 85).

Ce n'est plus alors le patient qui se tourmente, mais son entourage.

Moins organisée que la psychose, la suicidose en protège cependant. En ce sens, on pourrait demander à l'auteur si l'hystérie n'est pas ici plus présente qu'il ne le dit, et si la suicidose n'est pas le reflet d'une forme de passage entre une perversion narcissique et sa « négativation » névrotique.

Un autre processus d'évacuation du magma deuil-dépression consiste à le faire endosser par un « portefaix », tiers désigné, manipulé et agi grâce à des dilemmes et à des paradoxes. On est alors dans le domaine du secret et des équivalents d'inceste (l'incestuel pour Paul-Claude Racamier). Il s'agit déjà des techniques de la perversion narcissique qu'on retrouvera tout au long de l'ouvrage. Soigner ces sujets implique de faire en nous-mêmes le deuil d'un souci de guérison totale du patient, moyennant quoi, et sous réserve d'un travail de longue haleine, il sera peut-être possible de repérer l'envoyeur de magma, de lui en faire retour. On est bien sûr ici dans le domaine de l'analyse des familles et des groupes.

Une question se pose : Qu'en est-il de la part à faire entre ce qui relève du masochisme d'un « portefaix », et ce qui est à mettre au compte de son ou de ses manipulateurs ?

Ce qu'on gagne dans l'analyse d'une situation groupale, ne le perd-on pas en analyse de la culpabilité inconsciente des victimes ? C'est probablement affaire de tactique, et chacun interprète selon les situations données, mais on aimerait avoir ici une prise de position de l'auteur.

Dans la deuxième partie, on retrouve 1' « Antoedipe », concept introduit par l'auteur avec son livre : Antoedipe et ses destins (Apsygée, 1989).

C'est une constellation psychique originale occupant une position centrale au sein du conflit des origines, entre narcissisme et objectalité, à la rencontre de ces deux courants qui pourront s'associer ou s'opposer, conduisant soit à la paradoxalité stérilisante, soit à l'ambiguïté féconde.

On voit alors combien la notion de deuil originaire est nécessaire à PaulClaude Racamier. Si le deuil est faisable, l'antoedipe sera souple et tempéré, sinon il sera figé et intense. C'est de ce deuxième type de destin que découle toute une pathologie. Des objets / non-objets prennent la place des objets évolutifs. Des fantasmes / non-fantasmes obtureront et stériliseront l'évolution possible du préconscient.


268 Gérard Bayle

L'un d'eux, le fantasme d'auto-engendrement, occupe ici une place de choix par le déni des origines qu'il pose et maintient (notons au passage que l'auteur ne semble plus se référer au fantasme d'auto-englobement qu'il citait dans son précédent livre comme un autre exemple de fantasme / non-fantasme ).

L'antoedipe féroce s'oppose à tout fantasme par des agirs incestuels dans leur essence, incestueux ou équivalents dans leur réalisation.

Le fantasme / non-fantasme n'est ni réalité, ni vérité, ni délire, ni fantasme, ni rêve. C'est un fantasme défantasmé qui prend la place d'un fantasme.

Cette formation si puissante peut soit maintenir une organisation psychique sous le règne du narcissisme et de sa séduction, soit évoluer dans une direction progrédiente1.

Pour illustrer la pertinence de ces concepts, l'auteur nous montre un antoedipe catastrophé. Quand sont larguées les amarres du lien aux origines, quand apparaît l'auto-engendrement, l'ascension narcissique et mégalomaniaque du Moi hypertrophié s'amorce et s'amplifie jusqu'à rompre tout lien, jusqu'à l'explosion en atmosphère objectale raréfiée ; c'est la dépression psychotique :

« Chute vertigineuse de l'antoedipe illimité [...] les termes sont redoutables : paranoïa, suicide ou dislocation psychique » (p. 155).

Cette défaillance peut se retrouver dans les familles dont un membre —figurant prédestiné—incarne à son insu l'idéal narcissique maternel fortement antoedipien. Garant des fêlures narcissiques familiales, ange ou héros, il devient démon s'il déchoit. C'est alors comme objet hypocondriaque de la famille qu'il reprend ses fonctions. Sa démence, sa folie, son anormalité sont investies pour suturer les béances narcissiques.

Avec ses propos sur le déni, sans emphase et sans trop s'encombrer de théorie classique, l'auteur propose une très intéressante articulation des divers dénis et de leurs objets, soit entre eux, soit avec la pathologie qu'ils entraînent.

Associant ainsi le domaine des psychoses à celui des perversions, l'auteur dégage des formes intermédiaires ainsi que des glissements insensibles ou rapides qui constituent autant de formes de passage.

Tout se résume en une grille 2. Sur trois colonnes sont exposés :

— les degrés décroissants de dénis ;

— les objets qu'ils visent ;

— la pathologie qu'ils créent.

1. Nous l'avions déjà relevé avec Nadine Amar et Isaac Salem, dans Aux sources de l'identité par le psychodrame (RFP, n° 3/91).

2. Encore une, dira-t-on... mais celle-ci est particulièrement claire !


« Le génie des origines ». Psychanalyse et psychose 269

Aux lignes extrêmes on trouvera :

— au pire : le déni d'existence, l'objet anéanti et la stupeur psychotique aiguë ;

— dans le meilleur des cas : le déni de valeur propre, l'objet piédestal et la perversion narcissique.

Au sein de ces douze niveaux de déni se situe une charnière capitale entre les schizophrénies et la pathologie narcissique perverse. Elle est centrée sur le statut de l'objet. Partant de l'objet délire du schizophrène qui dénie ses origines, on arrive à l'objet fétiche des psychoses froides chez qui opère un déni d'autonomie (anorexie mentale par exemple). C'est en ce point que le coût psychotique des dénis qui était reporté sur le sujet devient un coût pervers mis au compte des objets.

Mais autant que les formes de passage, comptent les vitesses d'évolution.

« [...] un sujet qui d'un coup "saute" plusieurs "cases", un sujet qui, imprévisiblement, en apparence, et soudainement, "va mieux", celui-là est en danger et ce danger peut au pire aller jusqu'au suicide » (p. 234).

On sera d'accord avec l'auteur pour trouver un peu léger Fétayage métapsychologique de son propos. Nous regrettons que les rapports du déni et du refoulement ne tiennent pas compte des articulations transgénérationnelles au sens où un refoulement rigide et isolant dans une génération condamne la suivante à une carence en symbolisation qui engendre du déni.

Plus explicite et plus éclairante sera son articulation des dénis aux clivages et aux verrous qui les maintiennent.

La fonction verrouillante des symptômes est à son comble quand ils sont érotisés, conduisant de la séduction narcissique à la position incestuelle, la jouissance venant combler la béance.

Ces considérations sur les verrous rejoint celles d'autres auteurs. PaulClaude Racamier les résume ainsi :

« Le soin de refermer un clivage est délégué par le sujet, à travers un agir puissant et subtil, au thérapeute ou au milieu, qui répondra à son tour par un contreagir de colmatage et d'emboîtement » (p. 264).

Il en vient à proposer une échelle des clivages séparant ceux qui sont colmatables par les moyens de soi de ceux qui le sont par les moyens d'autrui, l'ensemble étant séparé des clivages irréparables des psychoses (p. 271).

Avec la quatrième partie, « Autour de la perversion narcissique », l'écriture de Paul-Claude Racamier devient plus incisive, plus véhémente, plus sèche aussi. Elle sert son souci de décrire et de traquer les processus pervers dans les familles et dans les groupes. Cela devient une vraie chasse aux pervers, pour peu


270 Gérard Bayle

que ceux-ci cherchent à noyauter une institution — a fortiori si c'est celle de l'auteur !

Il ne s'agit plus ici de se féliciter de l'évolution prudente d'un psychotique vers la perversion, mais de dénoncer des agissements destructeurs et sournois. Et l'auteur d'opposer la ruse et l'action perverse prédatrice à l'intelligence créative qui est sa proie de choix.

On peut craindre qu'à noircir le portrait de ceux qu'il pourchasse en dénonçant leur bêtise, Paul-Claude Racamier ne laisse de côté ceux dont la ruse intelligente et la finesse de séduction narcissique sont des facteurs de destruction redoutables. Pour lui, en tout cas :

« Il n'y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s'en sortir indemne » (p. 293).

Dépeignant l'avantageux et la phalloïde, il évoque leurs dénis de castration, verrouillés pour l'un par la démonstration de sa prétendue grandeur, pour l'autre par sa capacité à châtrer les hommes, surtout ceux qui lui plaisent. Tout est dans l'action, rien dans le fantasme. Leur séduction narcissique aurait débouché sur la psychose si elle n'était alliée à l'auto-érotisme et à quelques pulsions partielles.

Ici, implicitement, l'auteur prend une position théorique personnelle qu'on peut résumer ainsi :

Si la blessure du deuil originaire est suturée par une séduction sans autoérotisme, le résultat sera la psychose. Sinon, grâce à l'alliance avec l'auto-érotisme, on peut compter sur une perversion narcissique.

Cela mérite discussion. Certes, on est dans l'antoedipe et l'on peut concevoir que la névrose ne soit pas au rendez-vous. Mais qu'en est-il de la perversion sexuelle ? Ne serait-elle pas à un degré de gravité moindre que la perversion narcissique, soit seule, soit associée à elle ? Le déni de la castration et de la différence des sexes n'aurait-il pas pu trouver une place (la 13e !) dans l'échelle des dénis ? La Maison de la pulsion de mort par la libido des pulsions partielles ne rendrait-elle pas compte de cette moindre gravité ?

Cette dernière question en introduit une autre plus vaste. Si, avec Benno Rosenberg, on considère l'organisation première de la psyché comme masochiste, donc perverse, ne peut-on pas reconsidérer le point de départ pris par Paul-Claude Racamier ? La psychose ne serait-elle pas alors un échec de la liaison par le masochisme ? Et les perversions ne seraient-elles pas dans le droit-fil d'un développement moins perturbé ?

Elles pourraient évoluer vers des perversions polymorphes dont se dégagerait une névrose mais dont la psychose serait, dans tous les cas, un échec. L'angélisme des figurants prédestinés semble indiquer une carence masochique originelle et va dans le sens de nos interrogations.


« Le génie des origines ». Psychanalyse et psychose 271

Quoi qu'il en soit, on ne peut que suivre l'auteur dans sa description des noyaux pervers en action, en particulier dans les institutions. Secret, non-dit, subversion des rôles, prébendes et intimidations, actions souterraines et coups de force au culot sont les moyens utilisés pour substituer au plaisir de penser celui de happer et de détruire les processus de création.

Le traitement des noyauteurs et de leurs noyaux consiste à les confondre par l'humiliation pour qu'ils se crachent eux-mêmes.

Tuez-les, ils s'en foutent, humiliez-les, ils en crèvent !

De ce chapitre, on ne peut que conseiller à chacun la lecture, sans oublier une soigneuse relecture pour tous ceux qui travaillent en institution.

La cinquième partie fait retour dans des contrées plus paisibles, parfois même un peu mornes (au début, dans la mesure où sont repris de nombreux points déjà vus).

Théorisant sur le Moi, l'auteur propose une genèse à partir d'îlots dont la fédération constituera le Moi évolué capable de remplir deux fonctions capitales : fantasmer et s'endeuiller. Le défaut de fédération sera comblé par une prothèse. On est encore dans l'antoedipe, éventuellement catastrophé. Le Moi fédéré, au contraire, sera souple et évolutif, car ambigu, c'est-à-dire tourné à la fois vers le narcissisme et le commerce objectai.

L'éloge de l'ambiguïté en découle. A l'opposition entre paradoxalité stérilisante et ambiguïté féconde, la première issue de deux dénis, la seconde de deux affirmations, succèdent la comparaison et la différenciation entre ambiguïté et ambivalence (p. 329). Celle-ci noue les pulsions entre elles alors que l'ambiguïté raccorde les mondes narcissique et objectai ; fille du conflit des origines, elle les associe entre elles : on vient de soi et de ses parents dans le même temps.

L'ambiguïté est à l'oeuvre dans toutes les crises de création, oedipe, adolescence, maternalité, âge adulte, retour d'âge, et dans toute tentative créatrice.

Retrouvant ainsi la transitionnalité, qu'il éclaire à sa façon, Paul-Claude Racamier donne une belle description de l'attaque de l'ambiguïté par la paranoïa, chasse meurtrière à la créativité. A côté, les escarmouches de la paradoxalité font pâle figure.

Plus spéculatif, l'ensemble de cette partie, mis à part l'étude de la paranoïa, reste moins coloré que le reste de l'ouvrage dont l'échelle du déni et les propos sur la perversion narcissique restent des temps forts.

Au début du livre, l'auteur nous soumet une énigme à propos du tableau de Giorgione, La Tempesta. Sa résolution en fin de lecture est un agréable cadeau et son originalité s'accorde bien aux propos développés tout au long du livre, comme on pouvait l'espérer.

Une bonne bibliographie et une table des matières très détaillée permettent


272 Gérard Bayle

de ne pas trop regretter l'absence de l'index qu'un ouvrage de cette importance méritait.

Très marqué par l'expérience et la personnalité de son auteur, ce livre introduit des clarifications nosographiques non dépourvues de portée pratique. Au temps d'un nouveau déploiement de l'analyse du côté des groupes et de la famille, des institutions aussi, il éclaire d'un jour nouveau, en après coup, bien des points qu'on croyait assez stables du côté non seulement de la psychose, mais aussi de toute la pathologie narcissique.

Gérard Bayle

8, rue Maison-Dieu

75014 Paris


« Antoedipe et ses destins »* de Paul-Claude Racamier

Anne DEBURGE

Dans ce petit ouvrage clair et concis, P.-C. Racamier poursuit ses travaux sur la psychose en nous proposant un nouveau concept original — 1' « Antoedipe » — qu'il avait tout juste ébauché dans son livre Les Schizophrènes paru en 1980. Cet Antoedipe, il va le situer par rapport à 1' « OEdipe », non seulement dans l'avant de l'OEdipe au niveau chronologique, mais aussi en opposition et en face de celui-ci ; d'où la contraction entre « anti » et « ante » pour former ce néologisme. P.-C. Racamier en précisera les destins, les devenirs, du côté pathologique mais aussi les bons côtés qui en font un temps capital de l'édification de la psyché.

P.-C. Racamier part de la notion de séduction narcissique qu'il avait déjà décrite dans Les Schizophrènes comme un lien originaire entre la mère et son bébé « dans un climat de fascination mutuelle et de nature foncièrement narcissique ». Ce lien est sous-tendu par un fantasme de complétude et de toute-puissance qui va mettre enfant et mère à l'abri et en dehors de la poussée pulsionnelle. Utile en son temps, si cette relation se pérennise, les risques de psychotisation sont intenses, la séduction narcissique évoluant en relation incestueuse.

Dans son schéma, qu'il a intitulé « le quadrilatère de Bordeaux », P.-C. Racamier nous retrace le chemin de l'accès à l'OEdipe. Il insiste sur le rôle de l'objet et de la reconnaissance de la relation binaire qui s'effectue grâce au « deuil fondamental » et qui conduit, par 1' « angoisse de désêtre », à la notion de différences des êtres et à l'accession à l'ambivalence : ce long travail consacre l'issue du « conflit originaire ». Il l'oppose au conflit oedipien qui permet — lui — l'accession à la triangulation à travers l'angoisse de castration et débouche sur la différence des sexes et des générations.

* Ed. Apsygée, 1989. Rev. franc. PsychanaL, 1/1993


274 Anne Deburge

h'Antoedipe se confronte au conflit des origines : il tente de maîtriser ses origines par l'élaboration d'un fantasme crucial, le fantasme d'auto-engendrement — FAE —, création omnipotente qui englobe aussi bien le sujet que ses parents. Bien différent de toutes les variantes de roman familial propre à l'OEdipe, le FAE consiste à « être à soi-même son propre et unique engendreur », il repose sur le déni — déni de la différence des sexes et des générations, déni de devoir la vie à un autre que soi-même —, il ne prend pas la place des parents, il se situe avant, il est leur propre créateur.

Comment écouter ce fantasme ? Il se déduit, il s'énonce indirectement à travers manque, vide, absence de pans entiers d'histoire et de vie psychique. Une fois mis à jour, le changement économique en apportera une preuve a posteriori.

Comment apparaît ce type de fonctionnement ? Sur un terrain privilégié : il appartient à une famille caractéristique, famille fermée, formant bloc et qui se comporte comme un individu. Toute la famille va participer au FAE : un de ses membres, le figurant prédestiné, va incarner l'idéal de cette famille d'auto-suffisance et d'auto-engendrement, il est choisi par la mère comme objet idéal remplaçant le père oedipien déchu après sa disparition.

Confusion de générations, interchangeabilité, déni de la dépendance et incapacité d'établir une véritable relation de transfert, tous ces éléments se retrouvent chez 1' « antoedipe » et sa famille.

Une piste pour mieux saisir le FAE est le fantasme de désengendrement ou FADE : ou fantasme d'annuler sa propre existence, sa propre conception, d'être non né, il se traduit par un sentiment de vide : vide de l'escamotage des générations dans la vie psychique familiale.

Dans sa deuxième partie, P.-C. Racamier aborde les destins de l'antoedipe.

D'abord la voie pathologique : les événements de la réalité, un deuil bien souvent, vont venir déstabiliser la famille de 1' « antoedipe » ; celle-ci va lutter contre l'effondrement du système familial mis à mal pour rétablir le fonctionnement stable antoedipien de l'auto-engendrement. Le moi de 1' « antoedipe » est de plus en plus épuisé par ses efforts défensifs, la vacuité fantasmatique et la spirale mégalomaniaque. Il s'enfonce dans la psychose tandis que la famille s'apaise.

Confronté au délire et au système paradoxal que P .-C. Racamier a défini et décrit dans Les schizophrènes, différentes perturbations le guettent : délire, suicide, anorexie mentale, schizophrénie ou installation stable de système paranoïaque et de perversion narcissique.

Mais P.-C. Racamier décrit un destin moins funeste : il existe de bons côtés à cet « antoedipe » qui peut être un élément vital de psychisme quand il établit une « autocréation bien tempérée ».

Si le destin schizophrénique apparaît comme une ratée, un échec, l'antoedipe, quand il utilise simplement son fantasme d'auto-engendrement, accède à une


« Antoedipe et ses destins » 275

meilleure intégration, une meilleure assimilation au monde, gage d'une bonne organisation fantasmatique et fondation des assises du moi, amenant, à travers les interrelations avec la mère, à la coproduction de soi, de l'autre et du monde.

Le livre s'achève sur une visée thérapeutique : la position privilégiée de l'analyste qui regarde, pense et montre qu'il pense, permet — dans certains cas favorables — une modification, une sortie de l'unisson familiale.

Grâce à l'interprétation et à la capacité de continuer à penser de l'analyste, le passage du non-fantasme au fantasme, mais aussi par une attitude souple de l'analyste qui fait place aux détails de vie, aux soins corporels, à l'invention, le système de Vantoedipe peut progressivement être modifié. L'atterrissage, le retour est souvent douloureux et décevant par rapport à la grandiosité où le sujet flottait. Il s'agit d'un long travail de ré-engendrement, de ré-incarnation, au fur et à mesure qu'une place est faite à l'OEdipe.

Anne Deburge

8, avenue Jules-Janin

75016 Paris



« Langage et folie ».

Essai de psychorhétorique*

de Ruth Menahem

Anne CLANCIER

« On parle pour ne pas rester seul avec sa folie », telle est la phrase qui pourrait, à elle seule, rendre compte du livre de Ruth Menahem.

Pourquoi parle-t-on ?

Peut-on parler sur la parole ?

La parole et le délire.

La parole et l'inconscient sont les thèmes essentiels de cet ouvrage qui amènent l'auteur à se pencher sur la linguistique, la rhétorique et à établir la nécessité d'une psychorhétorique. « Comment le désir trouve-t-il à s'exprimer dans le discours ? », telle est la question majeure.

Cet ouvrage, très dense, comporte quatre parties intitulées :

Parler,

Parler sur la parole, Les maux sous les mots, L'activité de langage.

Dans la première partie, Ruth Menahem s'interroge sur la parole et sur les fonctions psychologiques du langage.

Le langage est-il instrument de communication ? agent de décharge des pulsions ? Quel est le pouvoir des mots et quelles sont les relations du langage avec le « pouvoir » ?

* Les Belles Lettres, coll. « Confluents psychanalytiques », 1986. Rev. franc. Psychanal., 1/1993


278 Anne Clancier

Ruth Menahem examine les différentes théories concernant le langage et le sujet parlant (H. Sapir, Heidegger, Edelheit, J. C. Milner, N. Chomsky), puis les théories sur l'origine de la parole (Dante, J.-J. Rousseau) et celles du développement du langage chez l'enfant (Freud, Winnicott, D. Anzieu, S. Lebovici, N. Abraham, P. Castoriadis-Aulagnier, E. Canetti).

Dans un chapitre sur « Les fonctions psychologiques du langage » sont abordés : l'étude du langage comme instrument de communication (le modèle de Shannon et Weaver, celui de Prieto, modèle psychanalytique complété par D. Widlöcher), les travaux sur le bavardage, agent de dissimulation pour Heidegger, facilitant des relations sociales pour Malinowski et pour Martinet, la théorie de l'Ecole de Palo-Alto sur le double lien (double bind).

Les relations du langage et du pouvoir sont illustrées par les travaux de P. Bourdieu, M. Pêcheux, l'Ecole d'Oxford, J. Bellemin-Noël, Orwell dans son roman 1984, P. Clastres dans une étude des sociétés indiennes d'Amérique.

Le langage comme décharge des pulsions est ensuite envisagé (Freud, R. A. Spitz, V. Tausk).

Dans la deuxième partie, les différentes théories linguistiques sont abordées, d'abord les linguistiques structurales (Saussure, Bailly, Benveniste), puis les travaux du cercle de Prague (Troubetzkoy, Jakobson, Karcevski) et ceux consacrés à la grammaire générative (Chomsky), enfin les linguistes de la parole, notamment le courant français avec renonciation (Benveniste) sont particulièrement étudiés. C'est dire l'étendue des connaissances de l'auteur qui sait rendre claires, pour nous, des notions complexes et d'un abord difficile pour des lecteurs non spécialistes de ces questions.

Dans le dernier chapitre qui retiendra le plus notre attention, Ruth Menahem introduit une conception originale.

Il s'agit de jeter les bases d'une psychorhétorique. Cette nouvelle discipline va se heurter à bien des difficultés. Il s'agit, en effet, d' « une ouverture vers les aspects expressifs négligés par la linguistique » qui, par principe, évacue le sujet pour éviter la question de son rapport à la psychologie.

Il va s'agir « de traiter de l'activité du langage dans ses rapports avec la folie-passion » et de tenter de voir « comment le désir trouve à s'exprimer dans le discours ? », question qui rejoint celle, essentielle, posée par les psychanalystes : pourquoi et comment les mots ont-ils une vertu thérapeutique ?

La psychorhétorique tentera donc « une approche des faits de langage qui rende compte des liens entre le fonctionnement du langage et le fonctionnement du sujet ». Cette conception est fondée sur un postulat, à savoir qu'une propriété commune du sujet et du langage est « de révéler et de cacher, de se révéler et de se cacher dans un même mouvement (...) Cette possibilité de secret tient à la


« Langage et folie ». Essai de psychorhétorique 279

nature même du sujet pourvu d'un inconscient et à celle du langage toujours polysémique, ambigu, fluctuant ».

L'auteur se demande alors quelle rhétorique, quelle psychologie et quelle articulation entre les deux pourront être utilisées. Elle se réfère successivement aux travaux de Chomsky, à ceux de l'Ecole de Yale et aux « contradictions de la psychanalyse lacanienne où les figures rhétoriques s'assimilent aux mécanismes de l'inconscient ».

« Le domaine de la psychorhétorique sera déterminé par les lieux où dans l'activité de langage s'exprime le sujet, conscient et inconscient. » Mais on court le risque de se faire piéger car, langage et folie étant liés, « on ne peut savoir qui subvertit l'autre ».

Pourquoi donc une psychorhétorique ? pour tenter de saisir et de déchiffrer un style. Or « le style décrit par la psychorhétorique concerne l'ensemble des forces qui cherchent à s'exprimer et à se faire entendre, à pénétrer l'interlocuteur ». Les figures de la psychorhétorique sont, en effet, des forces et non des formes comme celles de la rhétorique ; « elles ne relèvent pas d'un code mais de l'interférence entre plusieurs systèmes ».

« Une parfaite connaissance de la psychorhétorique est théoriquement inconcevable car, quelle que soit la rigueur appliquée à l'étude des figures, une prévision de leur fonctionnement est impossible. »

« La mise en mouvement de ces figures puise son énergie dans la vie pulsionnelle. C'est parce que les lois du fonctionnement primaire n'ont rien à voir avec la logique secondaire que l'on assiste à une déconstruction du fait de l'hétérogénéité des systèmes. »

Prenant par exemple la phrase d'une patiente citée par Gillibert : « Il n'y en a aucun que je n'aime », Ruth Menahem montre qu'aucune « élaboration syntaxique ou sémantique ne suffit à rendre compte de ce cri de souffrance qui ébranle même nos défenses personnelles contre la folie » et que la psychorhétorique « se situe à ce confluent de l'innommable et de l'exprimé, participant de l'un et de l'autre, de la folie et du langage ».

En conclusion, l'auteur montre le mouvement dialectique constant entre thématique et rhétorique qui fonctionnent dans des plans différents, ce « sont deux langues différentes dont chacune a pour fonction d'occulter ou de modeler, de transformer l'autre ; quand il y a défaillance de cette double fonction on peut y voir un effet de la pathologie ». Ce n'est pas au niveau rhétorique que se situe le dysfonctionnement, mais dans l'ajustement entre les plans distincts de l'énoncé et de renonciation.

« C'est bien parce que folie et langage ont partie liée que la pathologie peut prendre la figure de la raison et le discours normal charrier des flots de folie. »


280 Anne Clancier

Cette dernière partie est particulièrement stimulante pour le psychanalyste qui, surtout lorsqu'il s'occupe de psychoses et de cas limites mais aussi lors des régressions liées à la cure, est confronté à des problèmes de langage. La psychorhétorique sera, également, un instrument d'approche utile pour le critique littéraire qui tentera de déceler les sources inconscientes d'un texte.

Anne Clancier

25, rue de Lübeck

75116 Paris


Résumés

Michel de M'UZAN. — Interprétation et mémoire

Résumé — L'interprétation et le processus qui la sous-tend, d'une part, et la construction du passé, d'autre part, dépendent pareillement d'un des mécanismes qui organisent le fonctionnement de la mémoire.

Dans cet essai, on tente de mettre en évidence la nature darwinienne de ce mécanisme et à cerner certaines des conséquences de son action.

Mots clés — Interprétation. Mémoire. Passé. Sélection darwinienne.

Summary — Interprétation and the process which underlies it, together with the construction of the past, both dépend partially on one of the mechanisms which organise the functioning of memory. In this article, the author attemps to show the darwinian nature of this mechanism and to pinpoint some of its conséquences.

Key-words — Interprétation. Memory. Past. Darwinian Sélection.

Ûbersicht — Die Deutung und der Prozess, welcher dahintersteht einerseits und die Konstruktion der Vergangenheit andererseits, hangen beide von einem der Mechanismes ab, welche die Arbeitsweise der Erinnerung organisieren.

In dieser Studie wird versucht, die Darwinsche Natur dieses Mechanismus hervorzuheben und einige der Konsequenzen seiner Aktion zu ergründen.

Schlüsselworte — Deutung. Erinnerung. Vergangenheit. Darwinsche Selektion.

Resumen — La interpretaciôn y el proceso que la subtiende, por una parte, y la construcciôn del pasado, por otra, dependen de manera semejante de uno de los mecanismos que organizan el funcionamiento de la memoria.

En este ensayo, intentamos poner en evidencia la naturaleza darwiniana del mecanismo y delimitar ciertas consecuencias de su acciôn.

Palabras claves — Interpretaciôn. Memoria. Pasado. Selecciôn darwiniana. Rev. franc. PsychanaL, 1/1993


282 Revue française de Psychanalyse

Riassunto — L'interpretazione e il processo che la sottintende, d'una parte, e la costruzione del passato, d'altra parte, dipendono ugualmente da uno dei meccanismi che organizzono il fungionamento délia memoria ; In questo scritto, tentiamo di mettere in evidenza la natura darwiniana di questo meccanismo e a circoscrivere alcune consequenze délia sua azione.

Parole chiavi — Interpretazione. Memoria. Passato. Selezione darwiniana.

Rosine DEBRAY — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation lors des consultations de la triade père / mère / bébé

Résumé — Lors de la consultation psychosomatique de la triade père / mère / bêbé, le fonctionnement psychique de l'analyste doit tenter de s'ajuster aux particularités individuelles profondes des différents protagonistes. Ses interprétations en porteront la marque. Deux illustrations cliniques contrastées aideront à percevoir les difficultés d'une telle entreprise.

Mots clés — Consultation psychosomatique. Fonctionnement psychique de l'analyste. Variété des interprétations.

Summary — During the psychosomatic consultation of the triad father / mother / baby, the psychic functioning of the analyst has to try to adjust to the deep-rooted individual particuliarities of the différent protagonists: The analyst's interprétations will show the resuit of such an adjustment. Two contrasted clinical illustrations will bring out the difficultés of such a task.

Key-words — Psychosomatic Consultation. Psychic Functioning of the Analyst. Variety of Interprétations.

Obersicht — Inden psychosomatischen Konsultationen der Triade Vater-Mutter-Baby, muss das psychische Geschehen des Analytikers versuchen, sich den tiefen individuellen Eigenheiten der verschiedenen Protagonisten anzupassen. Die Deutungen werden den Stempel davon tragen. Zwei kontrastierende klinische illustrationen werden helfen, die Schwierigkeiten eines solchen Unternehmens wahrzunehmen.

Schlüsselworte — Psychosomatische Konsultation. Psychisches Geschehen des Analytikers. Vielfalt der Deutungen.

Resumen — En la consulta psicosomâtica de la triada padre-madre-bebé, el funcionamiento psiquico del analista debe intentar acomodarse a las particularidades individuales profundas de


Résumés 283

los diferentes protagonistas. Sus interpretaciones llevarân la marca. Dos ilustraciones clinicas contrastadas ayudarân a percibir las dificultades de tal tentativa.

Palabras claves — Consulta psicosomâtica. Funcionamiento psiquico del anallsta. Variedad de las interpretaciones.

Riassunto — Il funzionamento psichico dell'analista e l'interpretazione nelle consultazioni délia triade padre / madre / bambino. Nella consultazione psicosomatica délie triade padre / madre / bambino, il funzionamento psichico dell'analista deve tentare l'aggiustamento alle particolarità individuali profonde dei diversi protagonisti. Le interpretazione ne porteranno l'impronta. Due casi clinici contrastati ci aiuteranno a capire le difficoltà di una taie impresa.

Parole chiavi — Consultazione psicosomatica. Funzionamento psichico dell'analista. Varietà d'interpretazioni.

Marilia AISENSTEIN. — L'interprétation au carré

Résumé — Le fonctionnement psychique est interprétatif et toute névrose est une interprétation. Dans les cures classiques, l'interprétation surgit de la rencontre de deux interprétations. Que devient alors le modèle de l'interprétation lorsque sa fonction n'est plus de surprendre ou de révéler, mais de réanimer et d'étayer, voire de renforcer un refoulement insuffisant. Le fonctionnement psychique du psychanalyste peut-il restituer des capacités d'interprète au patient ? Et le travail doit-il être qualifié d'interprétation ?

Mots clés — Interprétation. Fonctionnement psychique. Travail psychique. Achèvement. Inachèvement. Etayage. Réanimation.

Summary — Psychic functioning is interpretive and every neurosis is an interprétation. In classical treatments, interprétation emerged at the point of contact of two interprétations. But what happens to the model of interprétation when its function is no longer to surprise or to reveal but to revive and to support, or even to reinforce an inadequate repression. Can the psychic functioning of the psychoanalyst restore interpreting capacities to the patient ? And should such work be qualified as interprétation ?

Key-words — Interprétation. Psychic Functioning. Psychic Work. Completing. Failure to Complete. Support. Revival.

Ubersicht — Das psychische Geschehen ist deutend und jede Neurose ist eine Deutung. In den klassischen Kuren geht die Deutung aus der Begegnung von zwei Deutungen Hervor. Was wird somit aus dem Deutungsmodell, wenn seine Funktion nicht mehr darin besteht, zu über-


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raschen oder zu enthùllen, sondern wenn die Deutung eine Funktiori von Wiederbelebung, von Anlehnung oder von Verstàrkung einer ungenûgenden Verdrängung einnimmt ? Kann das psychische Geschehen des Psychoanalytikers dem Patienten Deutungsfähigkeiten wiedergeben ? Und soll die Arbeit als Deutung aufgefasst werden ?

Schlüsselworte — Deutung. Psychisches Geschehen. Psychische Arbeit. Vollendung. Unfertigkeit. Anlehnung Wiederbelebung.

Resumen — El funcionamiento psîquico es interpretativo y toda neurosis es una interpretaciôn. En las curas clâsicas, la interpretaciôn surge del encuentro de dos interpretaciones. ; Que pasa entonces con el modelo de la interpretaciôn cuando su funciôn ya no es mâs la de sorprender o la de revelar, sino la de reanimar y la de apoyar, incluso la de reforzar una represiôn insuficiente ? El funcionamiento psîquico del psicoanalista, i puede restituir capacidades de interprète al paciente ? Y el trabajo, i debe ser calificado de interpretaciôn ?

Palabras claves — Interpretaciôn. Funcionamiento psîquico. Trabajo psîquico. Terminaciôn. Interminable. Apoyo. Reanimaciôn.

Riassunto — Il funzionamento psichico è interpretativo e ogni nevrosi è un'interpretazione. Nelle cure classiche, l'interpretazione nasce nell'incontro di due interpretazioni. Che diventa allora il modello dell'interpretazione quando la sua funzione non è più di sorprendere o di rivelare, ma di rianimari e appogiare, se non addirittura di rinforzare una rimozione insufficiente ? Il funzionamento psichico del psicoanalista puo restituire le capacità d'interprète al paziente ? Il lavoro puo essere qualificato d'interpretazione ?

Parole chiavi — Interpretazione. Funzionamento psichico. Lavoro psichico. Compiutezza. Incompiutezza. Appoggio. Rianimazione.

Marie-Lise Roux. — La vérité de l'interprétation

Résumé — A partir de quelques moments d'interventions qui surprennent et l'analyste et le patient, et dans une relecture des « Entretiens » de l'Homme aux Loups avec Karin Obholzer, on retiendra le caractère particulier de l'interprétation analytique qui permet à l'un et à l'autre protagoniste de la scène de se reconnaître dans une identification mutuelle.

Mots clés — Modification. Transformation. Homme aux Loups. Transfert. Interprétation. Vérité. Identité. Désignation.


Résumés 285

Summary — From a discussion of various interventions which had an effect of surprise on both patient and analyst, and from a rereading of Karin Obholzer's « Interviews » with the Wolfman, the author stresses the particular nature of analytic interprétation, which allows both protagonists to recognise themselves in a mutual identification.

Key-words — Modification. Transformation. Wolfman. Transference. Interprétation. Truth. Identity. Désignation.

Obersicht — Anhand einiger Interventionsmomente, welche sowohl den Analytiker als auch. den Patienten überraschen, und anhand einer Neulektûre der « Gesprache » des Wolfsmannes mit Karin Obholzer, können wir den speziellen Charakter der analytischen Deutung festhalten, Welcher den beiden Protagonisten der Szene erlaubt, sich is einer gegenseitigen Identifizierung zu erkennen.

Schlüsselworte — Modifizierung. Verwandlung. Wolfsmann. Ùbertragung. Deutung. Wahrheit. Identitat. Bezeichnung.

Resumen — A partir de algunos pasajes de intervenciones que sorprenden al analista y al paciente, y de una relectura de las « Entrevistas » de El Hombre de los lobos con Karin Obholzer, se retendre el carécter particular de la interpretaciôn analîtica que permite a uno y a otro protagonista de la escena reconocerse en una identification mutua.

Palabras, claves — Modificaciôn. Transformaciôn. Hombre de los lobos. Transferencia. interpretaciôn. Verdad. Identidad. Designaciôn.

Riassunto — Cominciando da qualche momenti d'interventi che miravigliano il psicoanalista ed il paziente, e rilegendo i colloqui del uomo dai lupi con Karin Obholzer, si ritiene il carattere particolare dell'interpretazione psicoanalitica che permette all'uno ed all'altro protagonista délié scena di riconoscersi in una identificazione reciproca.

Parole chiavi — Modificazione. Transformazione. Uomo dai lupi. Trasferimento. Interpretazione. Verita. Designazione.

Paul ISRAËL. — Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens

Résumé — L'auteur aborde la question du mode d'action de l'interprétation à partir du style de l'interprétation. Celui-ci est ce qu'il y a de plus personnel, de plus secret dans la pratique de la psychanalyse. Le mode d'action de l'intervention au cours du psychodrame psychanalytique


286 Revue française de Psychanalyse

est donné comme le modèle de l'interprétation élaborative. Pour être efficiente, l'interprétation doit entraîner un effet de création chez le patient, de telle sorte que l'excitation se pulsionnalise. Ainsi de l' « originaire » apparaît secondairement à différents moments de la cure psychanalytique.

Mots clés — Pulsionnalisation. Excitation. Psychodrame. Technique psychanalytique. Séduction. Suggestion.

Summary — The author investigates the question of how interprétation functions from the point of view of its style. This is the most Personal and the most secret variable in the practice of psychoanalysis. The way that intervention operates in psychoanalytic psychodrama is taken as the model for elaborative interpretation. In order to be effective, interpretation must resuit in an effect of creation for the patient, in such a way that the excitation becomes instinctualised. Thus the « primary » émerges « secondarily » at différent moments of the psychoanalytic treatment.

Key-words — Instinctualisation. Excitation. Psychodrama. Psychoanalytic Technique. Séduction. Suggestion.

Ubersicht — Der Autor stellt die Frage der Aktionsweise der Deutung in Bezug auf den Stil der Deutung. Der Stil ist das Persönlichste, das Geheimste in der Praxis der Psychoanalyse. Die Aktionsweise der Intervention im Verlauf des psychoanalytischen Psychodramas wird als Modell der ausarbeitenden Deutung vorgefuhrt. Um wirksam zu sein, muss die Deutung beim Patienten einen Schöpfungseffekt hervorrufen, damit die Erregung zum Trieb werden kann. Somit erscheint sekundàr « das Ursprüngliche » in verschiedenen Momenten der psychoanalytischen Kur.

Schlüsselworte — Triebwerden. Erregung. Psychodrama. Psychoanalytische Technik. Verfûhrung. Suggestion.

Resumen — El autor enfoca la cuestiôn del modo de acciôn de la interpretaciôn a partir del estilo de la interpretaciôn. Es el estilo, lo mâs personal, lo mes secreto que existe en la prâctica del psicoanalisis. El modo de acciôn de la intervenciôn en el curso del psicodrama es dàdo como el modelo de la interpretaciôn elaborativa. Para ser eficiente la interpretaciôn debe conllevar un efecto de creaciôn en el paciente, de tal manera que la excitaciôn se pulsionalise. Asi « lo originario » aparece secundariamente en diferentes momentos de la cura psicoanalïtica.

Palabras claves — Pulsionalizaciôn. Excitaciôn, Psicodrama. Técnica psicoanalïtica. Seducciôn. Sugestiôn.

Riassunto — L'autore affronta l'argumento di corne lavora l'interpretazione cominciando con il suo stile. Il stile è la parte più personale, più segreta nella pratica psicoanalïtica. Il modo in cui agisce l'intervenzione durante il psicodramma psicoanalitico è dato corne modello dell'interpre -


Résumés 287

tazione elaborativa. Per essere efficiente l'interpretazione deve far nascere nel pazientë un effetto di crezione in modo che l'eccitazione diventi pulsionale. Cosi a vari momenti délia cura psicoanalitica, sorge secondariamente « del originario ».

Parole chiavi — Pulsionalisazione. Eccitazione. Psicodramma. Tecnica psicoanalitica. Seduzione. Suggestione.

Ophélia AVRON. — Interprétation et psychodrame

Résumé — A partir de trois cas de patients venus en psychodrame de groupe après une cure individuelle d'une dizaine d'années, j'ai été amenée à réfléchir sur leur structure et les voies interprétatives à trouver avec eux.

Les effets de présence du psychodramatiste, amplifiés par la situation de groupe et par le jeu psychodramatique, semblent dans leur cas permettre un contact psychique favorable à un réinvestissement de leur propre fonctionnement interne.

Mots clés — Attitude interprétative. Effet de présence. Pensée scénique analogique.

Summary — Three cases of patients working in psychodrama groups after individual treatments lasting around ten years lead the author to discuss their structure and the interpretive pathways available.

The effects of the présence of the psychodramatist, intensified by the situation of the group and by the psychodramatic game, seem to allow the establishment of a psychic contract favorable to a recathexis of their own internai functioning.

Key-words — Interpretive Attitude. Effect of Présence. Analogical Dramatical Thinking.

Obersicht — Anhand von drei Fällen, welche nach einer zehnjährigen individuellen Kur in ein Gruppenpsychodrama aufgenommen wurden, kam ich dazu, über ihre Struktur nachzudenken und über die Deutungslinien mit ihnen.

Die Prësenzeffekte des Psychodramatikers, durch die Gruppensituation und das psychodramatische Spiel verstàrkt, scheinen in diesen Fâllen einen psychischen Kontakt zu erlauben, welcher eine Wiederbesetzung ihres eigenen Innenlebens begünstigt.

Schlüsselworte — Deutungshaltung. Prasenzeffekt. Analogisches szenisches Denken.

Resumen — A partir de très casos de pacientes llegados al psicodrama de grupo luego de una cura individual de una decena de anos, fui conducida a reflexionar sobre sus estructuras y sobre las vîas interpretativas a encontrar para con ellos.

Los efectos de presencia del psicodramatista, amplificados por la situaciôn de grupo y por


288 Revue française de Psychanalyse

el juego psicodramâtico, parecen en dichos casos permitir un contacto psiquico favorable a una recarga de su propio funcionamiento interno.

Palabras claves — Actitud interpretativa. Efecto de presencia. Pensamiento escénico analôgico.

Riassunto — Cominciando con tre pazienti venuti in psicodramma di gruppo dopo una psicoanalisi individuale per una diecina d'anni, mi è venuto da pensare sulla loro struttura e le vie interprétative da trovare con essi.

Gli effetti di présenta del psicodrammatista, amplificati dalla situazione di gruppo e dal giocco psicodrammatico, sembrano nel loro caso permettre un contatto psichico propizio a un nuovo collocamente del proprio funzionamento interno.

Parole chiavi — Attitudine interpretativa. Effetto do presenza. Pensiero scenico analôgico.

Simone DECOBERT. — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique individuel de l'adolescent psychotique.

Résumé — Dans le psychodrame analytique des adolescents psychotiques, l'interprétation, plus souvent vécue et dite, dans le déroulement même du jeu et dans la technique des interventions, que dans la formulation classique du lien entre le passé, vécu présent et transfert, serait-elle en fait la reprise de la dynamique de la contrainte à interpréter, fondement métapsychologique du moi ?

Mots clés — Contrainte à la représentation. Contrainte à l'interprétation. Figurabilité. Effets de groupe.

Summary — In the analytic psychodrama of psychotic adolescents interprétation is more often experienced and articulated in the course of the drama itself and in the technique of interventions than in the form of the classical formulation of the link between the past, current expérience and the transference. Would it be the resumption of the dynamic of the constraint to interpret, the metapsychological foundation of the ego ?

Key-words — Constraint on Représentation. Constrasint on Interprétation. Figurability. Group Effects.

Ubersicht — Im analytischen Psychodrama mit psychotischen Adoleszenten, kônnte die Deutung, welche mehr erlebt und innerhalb des Spiels und der Interventionstechnik ausgesprochen wird als in der klassischen Formulierung der Beziehung zur Vergangenheit(es ist ein gegenwär-


Résumés 289

tiges Erlebnis und Übertragung), im Grund eine Wiederaufnahme der Dynamik der Deutungsnotwendigkeit, metapsychologische Grundlage des Ichs, sein.

Schfüsselworte — Vorstellungsnotwendigkeit Deutungsnotwendigkait. Darstellung. Gruppeneffekte.

Resumen — En el psicodrama analïtico de adolescentes psicôticos, la interpretaciôn, mâs a menudo dicha y vivida, en el propio desarrollo del juego y en la técnica de las intervenciones que en la formulaciôn clésica del vinculo entre el pasado, vivencia presente y transferencia, serfa dehecho, la vuelta de la dinâmica de la exigencia de interpretar, fundamento metasicolôgico del yo ?

Palabras claves — Presiôn para representar. Presiôn para interpretar. Figurabilidad. Efectos de grupo.

Riassunto — Nel psicodramma analitico degli adolescenti psicotici, l'interpretazione, il più sovente vissuta più che detta, nello svolgersi del giuoco e nella tecnica degli interverti come nella formulazione classica del legame fra il passato, il vissuto presente e il transfert, potrebbe essere la ripresa dinamica della compulsione a interpretare fondamento metapsicologico del'lo.

Parole chiavi — Compulsione alla rappresentazione. Figurabilità. Effetti di gruppo.

Dominique ARNOUX, Anne QUINAT, Stëven WAINRIB. — D'une scène à l'autre

Résumé — Le psychodrame trouve sa spécificité dans le jeu à valeur interprétative. Cette forme interprétative, distincte de l'interprétation à proprement dite est précisée. Des cures d'adolescents et particulièrement de cas difficiles permettent de rendre compte des mouvements transférentiels, de la valeur du jeu des contre-transferts, dans la mouvance des logiques de l'inconscient autant que dans la mise en jeu de la subjectivation.

Mots clés — Psychodrame. Interprétation. Jeu. Narcissisme. Transfert. Contre-transfert. Subjectivation. Adolescence.

Summary — Psychodrama is unique in its use of games with interpretive value. This form on interprétation, distinct from the classical form, is discussed and defined. The treatment of adolescents, particularly of difficult cases, allows us to study transferential movements and the value of the game of countertransferences in the shifting logics of the unconscious as well as in the coming into play of subjectivisation.

Key-words — Psychodrama. Interpretation. Game. Narcissism. Transference. Countertransference. Subjectivisation. Adolescence.


290 Revue française de Psychanalyse

Übersicht — Das Psychodrama findet seine Spezifität im Spiel mit Deutungwert. Diese von der eigentlichen Deutung verschiedene Deutungsform wird dargelegt. Die kur mit Adoleszenten und vor allem mit schwierigen Fallen erlauben es, die Übertragungsbewegungen und den Wert der Gegenùbertragung zu erläutern, in der Beweglichkeit der Logiken des Unbewussten sowie auch im Einsatz der Subjektivierung.

Schlüsselworte — Psychodrama. Deutung. Spiel. Narzissmus. Übertragung. Gegenübertragung. Subjektivierung. Adoleszenz.

Resumen ■— El psicodrama encuentra su especificidad en el juego con valor interpretativo. Esta forma interpretativa, distinta de la interpretaciôn propiamente dicha, es precisada. Algunas curas de adolescentes, y particularmente de casos difïciles, permiten dar cuenta de movimientos transferenciales, del valor del juego de las contratransferencias, en el dominio de influencias de las lôgicas del inconsciente tanto como en el empleo de la subjetivaciôn.

Palabras claves — Psicodrama. Interpretaciôn. Juego. Narcisismo. Transferencia. Contratransferencia. Subjetivaciôn. Adolescencia.

Riassunto — Il psicodrama trova la sua spécificitâ nel giuoco a valore interpretativo. Questa forma interpretativa è da distinguere dall' interpretazione cosi detta.

Cure d'adolescenti, particolarmente casi difficili, permettono di rendersi conto dei movimenti relativi al transfert, del valore del giuoco dei contro transferts, nei movimenti delle logiche dell'inconscio e nella messa in giuoco della soggettivazione.

Parole chiavi — Psicodramma. Interpretazione. Giuoco. Narcisismo. Transfert. Contro-transfert. Soggettivazione. Adolescenza.

Maurice NETTER. — Quand le Surmoi vient au secours de l'analyste

Résumé — Le Surmoi est une instance bi-face. Le Surmoi civilisé, selon le terme de Freud, ne refoule pas le Surmoi cruel, « archaïque », les deux aspects sont condensés. De sa face cruelle, le Surmoi, même dans sa face civilisée, garde un fonctionnement en arc réflexe qui peut intervenir avant toute décision du Moi du psychanalyste et le retenir de se laisser entraîner dans des passages à l'acte lors de pressions transférentielles de type paranoïde ou passionnel. A certains moments critiques de la cure, le Surmoi de l'analyste contribue à sauver le processus.

Mots clés — Surmoi. Bi-face. Transfert passionnel. Transfert paranoïde.


Résumés 291

Summary — The superego is Janus-faced. The civilised superego, to use Freud's expression, does not repress the cruel « archaic » superego. Both sides are compacted together. From its cruel side, even in its civilised front, the superego retains a reflex arc-like functioning which may operate above any decision from the Ego of the analyst and force it into passages to the act when paranoid or passionate type transferential pressures corne into play. At certain crucial moments of the treatment, the Superego of the analyst helps to block such a pattern.

Key-words — Superego, Janus-faced Functioning. Passionate Transference. Paranoid Transference.

Übersicht — Das Überich ist eine zweiseitige Instanz. Das zivilisierte Uberich, nach Freuds Ausdruck, verdrängt das grausame, « archaische » überich nicht ; die zwei Aspekte sind verdichtet. Von seiner grausamen Seite behält das Überich sogar in seiner zivilisierten Seite ein Reflexbogenfunktionieren, welches vor jeglicher Entscheidung des Ichs des Psychoanalytikers eintreten kann und ihn zurückhalten kann, sich unter paranoidem oder leidenschaftlichem Übertragungsdruck zum Agieren verleiten zu lassen. In gewissen kritischen Momenten der Kur trägt das Überich des Analytikers dazu bei, den Prozess zu retten.

Schlüsselworte — Zweiseitiges Überich. Leidenschaftliche Übertragung. Paranoide Übertragung.

Resumen — El superyô es una instancia con dos semblantes. El superyô civilizado, segûn el término de Freud, no reprime el superyô cruel, arcaico, los dos aspectos estân condensados. En su semblante cruel, el superyô, incluso en su semblante civilizado, maintiene un funcionamiento en arco reflejo que puede intervenir antes de cualquier decision del Yo del psicoanalista y deternerlo para no dejarlo arrastrarse en pasajes al acto en momentos de presiones transferen - ciales de tipo paranoide o pasional. En ciertos momentos crîticos de la cura, el superyô del analista contribuye a preservar el proceso.

Palabras claves — Superyô. Dos semblantes. Transferencia pasional. Transferencia paranoide.

Riassunto — Il super-lo è un istanza bifronte. Il super-lo educato, secondo la parola di Freud, non rimuove il super-lo crudele, « arcaico », ambedue gli aspetti vengono condensati. Della sua parte crudele, il super-lo educato ritiene un funzionamente in arco riflesso che puo accadere prima di ogni décizione super-lo del psicoanalista e trattenerlo di fare maneggi quando vengono fuori pressione di traslazione di modo paranoide o passionale. A momenti critichi della cura, il super-lo del psicoanalista contribuisce a custodire il processo.

Parole chiavi — Super-lo. Bifronte. Traslazione passionale. Traslazione paranoide.


292 Revue française de Psychanalyse

Danièle BRUN. — Interpréter avec l'enfant. Le vu, le visible et le visualisable en analyse d'enfants

Résumé — « Fais la caméra avec tes mots pour que je voie la scène » : cette phrase adressée à un jeune patient, petit garçon de huit ans, pour libérer son aptitude au récit, constitue le support d'une réflexion sur l'acquisition des « représentations langagières » chez l'enfant.

Le commentaire de deux séances, l'une à l'âge de quatre ans, l'autre à huit ans, suit les transformations que le petit garçon apporta à sa gestion de la temporalité et de l'espace narratif. Au début de l'analyse, justifiée par une forte jalousie à l'égard d'un petit frère, les mouvements de l'enfant envers les objets, analogues à un potentiel de pensées non dites, ont sollicité l'aptitude du psychanalyste à interpréter.

En découvrant la nécessité, l'enjeu et la liberté du. dire en séance, l'enfant a progressivement développé une capacité de visualisation qui donna son envol à l'analyse. L'enfant, comme le dit Freud, y fit alors son entrée « d'un pas indépendant ».

Mots clés — Transferts et identifications en analyse d'enfant. Acquisition de représentations langagières. Capacité de visualisation. Rapport à l'objet et temporalité. Jalousie enfantine.

Summary — « Make a movie with your words so that I can see the scene » : this sentence, adressed to a young patient, an eight year old boy in order to free his being able to tell, forms the starting point for a discussion of the acquisition of « verbal images » for the child.

The commentary on two sessions, one at the âge of four and the other at the age of eight, follows the transformations that the boy makes to his organisation of temporality and of narrative space. At the start of the analysis, brought on by an intense jealousy towards a younger brother, the child's movements towards objects, analogous to a potential of non-articulated thoughts, encouraged the analyst to interpret.

In discovering the necessity, the stakes and the freedom of telling during the session, the child progressively developed a capacity for visualisation which really got the analysis going. The child, as Freud says, then took « a line of his own in the analysis ».

Key-words — Transferences and Identifications in Child Analysis. Acquisition of verbal images. Capacity for Visualisation. Relation to the Object and to Temporality. Infantile Jealousy.

Übersicht — « Mach eine Kamera aus deinen Wörtern, damit ich die Szene sehen kann » : dieser Satz, an einen achtjährigen Knaben gerichtet, um seine Erzählungsfähigkeit zu befreien, wird zum Ausgangspunkt einer Überlegung über die Erlangung von « Sprachvorstellungen » beim Kind.

Der Kommentar von zwei Sitzungen, eine im Alter von vier, die andere im Alter von acht Jahren, verfolgt die Umwandlungen in der Verwaltung des Zeitablaufs und des Erzahlungsraums. Am Anfang der Analyse, welche durch die starke Eifersucht auf einen kleinen Bruder


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notwendig wurde, haben die Bewegungen des Kindes den Objekten gegenüber, einem Potential von nient ausgesprochenen Gedanken analog, die Deutungsfâhigkeit des Analytikers angesprochen.

Indem das Kind die Notwendigkeit, den Einsatz und die Sprachfreiheit in der Sitzung entdeckte, entwickelte es allmählich eine Bildvorstellungsfähigkeit, welche den Start zur Analyse gab. Das Kind, wie Freud sagt, machte dann seinen « unabhängigen Schritt » in die Analyse.

Schlüsselworte — Übertragungen und Identifizierungen in der Kinderanalyse. Erlangung von Sprachvorstellungen. Bildvorstellungsfähigkeit. Objektbeziehung und Zeitablauf. Kindliche Eifersucht.

Resumen — « Haz la câmara con tus palabras para que yo vea la escena » esta frase dirigida a un joven paciente, nino de ocho anos, para liberar su aptitud para el relato, constituye el soporte de una réflexion sobre la adquisiciôn de las « representaciones verbales » en el nino.

El comentario de dos sesiones, una cuando tenîa cuatro anos, la otra cuando tenîa ocho, siguen las transformaciones que el nino aportô a la gestion de la temporalidad y del espacio narrativo. Al principiô del anâlisis, justificado por fuertes celos en relaciôn con un hermanito, los movimientos del nino para con los objetos, anâlogos a un potencial de pensamientos no dichos, han solicitado la aptitud del analista para interpretar.

Al descubrir la necesidad, la apuesta y la libertad del decir en la sesiôn, el nino ha progresivamente desarrollado una capacidad de visualizaciôn que dio alas al anâlisis. El nino, como lo dijo Freud, hizo entonces su entrada « con un paso independiente ».

Palabras claves — Transferencias e identificaciones en el anâlisis de ninos. Adquisiciôn de representaciones verbales. Capacidad de visualizaciôn. Relaciôn con el objeto y temporalidad. Celos infantiles.

Riassunto — « Fai la cinepresa con le tue parole che io veda la scena » : questa phrase detta a un giovane paziente, un maschietto da otto anni, per liberare la sua capacitâ per il raconto, constituisce il mezzo di una riflessione sulla conquista delle « rappresentazione linguale » del bambino.

Il commento di due sessione, una all'età di quatro anni, l'altra a otto anni, segue le trasformazione che il ragazzo fecce alla sua gerenza della temporalita e dello spazio narrativo. All'inizio della psicoanalisi, leggitimata da una forte gelosia per il fratellino, il moto del bambino verso gli ogetti analogo a un potenziale di pensieri non detti, hanno stimulato la capacita del psicoanalista ad interpretare.

Scoprendo la necessita, la messa e la liberta del dire durante la sessione, il bambino à, mano a mano, sviluppato una capacita di visuali azzione che diede l'involo alla psicoanalisi. Il bambino, corne lo dice Freud, vi ci entro allora « d'un passo indipendente ».

Parole chiavi — Traslazione e identificazione nella psicoanalisi dei bambini. Aquisto della rappresentazione linguale. Capacitâ di visualisazzione. Vincolo all'ogetto e temporalita. Gelosia infantile.


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Colette JEANSON-TZANCK, Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie d'une « vie opératoire »

Résumé — Les conditions déterminantes ayant marqué le départ de cette psychothérapie sont à préciser d'emblée : alors que j'entamais ma troisième année d'analyse, et que j'assistais aux consultations de médecine psychosomatique dans un service hospitalier, une jeune patiente de 18 ans atteinte d'une grave recto-colite hémorragique me fut confiée ; avec cette recommandation : « Pas d'interprétations, à part cela sentez-vous libre avec vos intuitions. » Circonstances qui m'amenèrent à adopter une écoute attentive.

Cet article se propose d'éclairer ce qu'une telle forme d'écoute permit de découvrir au plus près d'une vie opératoire, certes stéréotypée mais plus encore secrètement singulière. Et en particulier ce qu'était en fait le réel pour cette jeune patiente ; ce que masquait ses petits récits opératoires, et qui se fit jour peu à peu.

Ecoute attentive, et attentif travail de liaison. Après plusieurs années, l'évolution de la patiente favorise une écoute flottante qui va un jour mener l'analyste à une interprétation oedipienne apparemment très justifiée. Mais le « rien » sur lequel elle débouche nécessite au plus vite la reprise de l'écoute attentive : peu après s'impose, à la manière d'une interprétation, une intervention sur un réel devenu in-traitable. Et qui aura de remarquables effets mutatifs chez la patiente : entre autres sur le fonctionnement de sa pensée, et sur le rétablissement des limites entre le dehors et le dedans, jusque-là inversés.

Mots clés — Ecoute attentive d'une vie opératoire. Désir de se documenter. Déambulations. Anxiétés psychotiques. Réponses motrices et comportements oniriques. Le blanc. Travail de liaison. Intervention réorganisatrice.

Summary — The determining conditions which were present at the start of this psychotherapy need to be made clear immediately : when I was beginning my third year of analysis and was attending consultations of psychosomatic medicine in a hospital ward, a young patient of eighteen was entrusted to me ; with the following recommendation : « No interpretations, but otherwise feel free with your intuitions ». These conditions led me to adopt an attitude of attentive listening. This article aims to elucidate what such a form of listening allows one to discover closest to an operative life, stereotyped, certainly, but nonetheless most secretly singular. And in particular, what was in fact the real for this young patient ; what her little operational narratives were concealing, and which came to light little by little. Attentive listening and also attentive work of linking. After several years, the progress of the patient encouraged a floating listening which would lead the analyst to an apparently justified cedipal interpretation. But the « nothing » which she was to confront now necessitated the swift deployment of the earlier strategy of attentive listening : shortly after this, an intervention, like an interpretation, was to emerge on a real which had become untreatable. This has remarkable mutative effects for the patient : on both the functioning of her thinking and on the recovery of limits between outside and inside which until then had been inverted.

Key-words — Attentive Listening of an operational life. Desire to gather material about oneself. Ambulations. Psychotic Anxieties. Motor responses and dreamlike behaviour. Work of linking. Reorganising intervention.


Résumés 295

Übersicht Entscheidende Umstände haben den Anfang dieser Psychotherapie geprägt : ich begann das dritte Jahr meiner Analyse und nahm an den psychosomatischen Konsultationen in einem Krankenhaus teil ; eine junge 18 jährige Patientin wurde mir anvertraut, mit der Empfehlung : « Keine Deutungen, und sonst fühlen Sie sich frei mit Ihren Intuitionen ». Diese umstände führten mich dazu, vor allem aufmerksam zuzuhören. Dieser Artikel schlagt vor, zu beleuchten, welche Entdeckungen eine solche Form von Zuhören erlaubten, ganz nahe bei einem stereotypen operativen Leben und trotzdem so speziell. Vor allem was das Reale für diese Patientin bedeutete ; was aile diese kleinen operativen Erzählungen verdeckten und was nach und nach zum Vorschein kam.

Aufmerksames Zuhören und aufmerksame Bindungsarbeit. Nach mehreren Jahren erlaubt die Entwicklund der patientin eine schwebende Aufmerksamkeit, welche eines TAges den Analytiker zu einer scheinbar ganz vertretbaren ödipalen Deutung führten ; Aber das « nichts », zu welchem die Deutung führte, macht es nötig, schnellstens wieder auf das aufmerksame Zuhören zurückzukommen : kurz danach drängt sich auf die Art und Weise einer Deutung eine Intervention bezüglich eines un-behandelbar gewordenen Realen auf. Bemerkenswerte Veränderungen waren die Wirkung bei der Patientin, unter anderem auf ihr Denkgeschehen und auf die Wiederherstellung der Grenzen zwischen innen und aussen, welche bisher vertauscht waren.

Schlùsselworte — Aufmerksames Zuhören eines operativen Lebens. Dokumentationswunsch. Umherschlendern. Psychotische Ängste. Motorische Antworten und traumhaftes Verhalten. Bindungsarbeit. Neuorganisierende Intervention.

Resumen — Las condiciones determinantes que marcaron el inicio de esta psicoterapia son precisadas : cuando yo iniciaba mi tercer ano de anâlisis, y asistîa a las consultas de medicina psicosomâtica en un servicio hospitalario, una joven paciente de 18 anos me fue confiada ; con la siguiente recomendaciôn : « Nada de interpretaciones, al margen de esto siéntasé usted libre con sus intuiciones. » Circunstancias taies que me llevaron a adoptar una escucha atenta.

Este artïculo se propone aclarar aquello que tal forma de escucha permitiô descubrir lo mâs cerca posible de una vida operatoria, sin duda alguna estereotipada pero mucho mâs secretamente singular. Y en particular aquello que era de hecho lo real para dicha joven paciente ; aquello que ocultabar sus pequenos relatos operatorios, y que se revelô poco a poco. Escuecha atenta, y atento trabajo de ligazôn. Luego de varios anos, la evoluciôn de la paciente favorece una escucha flotante que llevarâ un dia al analista a una interpretaciôn edipica aparentemente muy justificada. Pero la « naderta » sobre la cual ella desemboca hace necesario lo mes râpido posible la vuelta a la escucha atenta : poco después se impone, a la manera de una interpretaciôn, una intervenciôn sobre algo real vuelto in-tratable. Y que tendra notables efectos cambiantes en la paciente : entre ellos en el funcionamiento de su pensamiento, y en el restablecimiento de los limites entre el afuera y el adentro, hasta el momento invertidos.

Palabras claves — Escucha atenta de una vida operatoria. Deseo de documentarse. Deambulaciones. Ansiedades psicôticas. Respuestas motrices y comportamientos onîricos. Trabajo de ligazôn. Intervenciôn reorganizadora.


296 Revue française de Psychanalyse

Riassunto — Le condizioni determinanti dell' inizio di questa psicoterapia sono subito da precisare : alorquando incomiciavo il mio terzo anno d'analisi e che assistivo alle consultazione di medicina psicosomatica in un'ospedale, una giovane paziente di 18 anni mi fu affidata con questa raccomandazione : « Messuna interpretazione, ma usate vostre intuizioni ».

Queste circostenze mi indussero a avere un ascolto attento.

Quest'articulo si propone d'esplorare quello che questo tipo di scoprire presso una vita operatoria, certo stereotipata ma più ancora secretamente singolare. In particolare quello che era per lei il reale ; quello che nascondevano i suoi piccoli racconti operatorii e che repparvero à poco à poco.

Ascolto attento, e lavoro attento di legami. Dopo molti anni, l'evoluzione della paziente favori un ascolto flottante che condusse l'analista a un'interpretazione edipica apparentemente giustificata. Ma sfociante sul niente, sarà necessario di riprendere al più presto l'ascolto attento : poco dopo s'impose, sul modo di un'interpretazione, un'intervento sul reale, diventato in-trattabile. Avra dei notevoli effetti mutativi sulla paziente : sul funzionamento del pensiero e sul ristabilimento dei limiti fra il dentro e eil fuori, fino all'ora inversati.

Parole chiavi — Ascolto attento d'una vita operatoria. Deambulazione. Desidero di documentarsi. Ansie psicotiche. Risposte motrici e comportamenti onirici. Lavoro di legami. Intervento riorganizzatore.

Michel ODY. — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'enfant

Résumé — La consultation thérapeutique enfant-parent(s) est une alternative à l'analyse ou la psychothérapie d'enfant non encore indiquée ou contre-indiquée. L'interprétation vise alors deux situations : d'une part celle qui tend à apprécier, voire à faire surgir ce qui renvoie aux mouvements pulsionnels de l'enfant, ainsi sujet ; d'autre part, et à partir de là, celle qui concerne les inter-investissements parent(s)-enfant- ici le Moi des premiers est mobilisé par la prise de conscience de répétitions qui passent par leurs propres identifications.

Mots clés — Consultation thérapeutique. Psychanalyse de l'enfant. Interprétation.

Summary — Child-parent(s) therapeutic consultation is an alternative to child analysis or psychotherapy which is not yet encouraged or discouraged. Interprétation hère has two aims : on the one hand, to assess or to produce éléments linked to the child's instinctual life, the child thus being the subject, and on the other hand, from this position, to aim at the cathexes at play between the parents and the child. In this case, the Ego of the parents is mobilised by becoming conscious of the repetitions which are transmitted via their own identifications.

Key-words — Therapeutic Consultation. Child Analysis. Interpretation.


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Übersicht — Die therapeutische Eltern-Kind-Konsultation ist eine Alternative zur Kinderanalyse oder zur Kinderpsychotherapie, welche nicht oder noch nicht eingeleitet werden kann. Die Deutung betrifft dann zwei Situationen : einerseits die Deutung, welche versucht, die Triebbewegungen des Kindes einzuschatzen oder gar hervorzurufen, andererseits, davon ausgehend, die Deutung, welche die Wechseibesetzungen zwischen Eltern und Kind betreffen. Das Ich der Eltern Wird mobilisiert durch das Bewusstwerden der Wiederholungen, welche mit ihren eigenen Identifizierungen zusammenhängen.

Schlüsselworte — Therapeutische Konsultation. Kinderpsychoanalyse. Deutung.

Resumen — La consulta terapéutica nino-padres es una alternativa al anélisis o a la psicoterapia de nifio no aûn indicada o contraindicada. La interpretaciôn apunta entonces a dos situaciones : de una parte a aquella que tiende a apreciar, incluso a hacer surgir lo que reenvia a los movimientos pulsionales del nifio, de esta manera sujeto ; por otra parte, a aquella otra que concierne las intercargas padres-nino. Es entonces movilizado el Yo de los padres por la toma de conciencia de repeticiones que pasan por sus propias identificaciones.

Palabras claves — Consulta terapéutica. Psicoanâlisis del nino. Interpretaciôn.

Riassunto — La consultaziones terapeutica bambino-genitori è un alternativa a la psicoanalisis o alla psicoterapia non ancora indicata o contro-indicata. L'interpretazione riguarda allora due situazioni : d'una parte quella che tende a giudicare se non addirittura a far sorgere cio che rinvia ai movimenti pulsionali del bambino in quanto soggeto ; d'altra parte, da questo punto, quella che si riferische gli interi-investimenti genitori-bambino. in questo caso l-lo dei primi è somesso della pressa di cosciena delle repetitioni permesse dalle loro proprie identificazione parole chiavi.

Parole chiavi — Consultazione terapeutica. Psicoanalisi del bambino. Interpretazione.

Michel FAIN. — Nécessité d'un référent au cours de l'étude de l'interprétation

Résumé — Une discussion sur l'interprétation ne peut selon l'auteur se faire sans une référence à une cure type achevée où le patient ferait lui-même l'interprétation idéale. Bien que toute théorique, cette référence permet de situer la distance qui la sépare des cas observés.

Mots clés — Référence. Régressions. Interprétation révélatrice du manque.

Summary — According to the author, a discussion of interpretation is not possible without reference to a completed standard treatment where the patient would make the ideal interpreta-


298 Revue française de Psychanalyse

tion himself. Although purely theoretical, such a reference allows one to situate the distance between this ideal and the actual cases themselves.

Key-words — Reference. Regressions. Interpretation revealing lack.

Übersicht — Eine Diskussion über die Deutung muss nach der Meinung des Autors auf eine beendete Klassische Kur Bezug nehmen, in welcher der Patient selbst die ideale Deutung formulieren würde. Obwohl diese Referenz rein theoretisch ist, zeigt sie die Distanz, welche sie von den beobachteten Fällen trennt.

Schlüsselworte — Referenz. Regressionen. Deutung, welche den Mangel aufdeckt.

Resumen — Una discusion sobre la interpretacion no puede hacerse segun el autor sin una referencia a una cura-tipo terminada en la cual el paciente haria la interpretacion ideal. Aunque teorica, dicha referencia permite situar la distancia que la separa de los casos observados.

Palabras claves — Referencia. Regresiones. Interpretacion reveladora de carencia.

Riassunto — Una discussione sull'interpretazione non puô, secondo l'aurore, farsi senza un riferimento alla cura-classica terminata, in cui il paziente farebbe lui stesso l'interpretazione ideale. Sebbene sia soltanto teorico questo riferimento, ci permette di situare la distanza che lo separa dai casi osservati.

Parole chiavi — Riferimento. Regressione. Interpretazione rivelatrice della mananza.

Alain ZIVIE. — Rêves d'identité et identités rêvées. L'Egypte ancienne ou l'Orient perdu et retrouvé

Résumé — Comme un individu peut-être, un peuple peut avoir une idée de son identité qui n'est pas nécessairement en relation directe avec la réalité des faits, des origines, etc. (si tant est que celle-ci peut être cernée). Cette idée va varier en fonction de nombreuses données, mais aussi d'une vision de soi et du monde qui peut relever de l'idéologie. Elle ressortit aussi du rêve et du fantasme. En définitive, ces identités souhaitées, voulues et rêvées nous apprennent beaucoup sur l'inconscient collectif du peuple en question. Mais la manière dont les spécialistes de tel ou tel peuple peuvent approcher de tels rêves d'identité, leurs réactions, leurs rejets ou leurs propres identifications ne manquent pas non plus d'intérêt. Leur propre identité rêvée ou celle qu'ils se rêvent à travers le peuple étudié joue aussi dans leur approche un rôle essentiel.

L'exemple retenu ici est celui de l'Egypte ancienne (pharaonique), pour laquelle ces questions d'identité sont examinées à travers le concept flou et fuyant d'Orient (celui-ci ayant été au


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centre d'un colloque qui est à l'origine de cet article). Qu'est-ce que l'Orient, sinon parfois un réservoir à rêve et un appel au fantasme ? Qu'est-ce alors que les orientalistes, du moins ceux qui étudient cette partie précise de l'Orient ancien que fut l'Egypte pharaonique, ces orientalistes qui se nomment alors égyptologues ? Comment l'Egypte qu'ils rêvent parfois unique et à part, et l'Egypte qui s'est parfois elle-même rêvée unique et à part s'entrecroisent-elles et dialoguent-elles grâce à ou en dépit de ce concept même d'Orient ? Ces questions sont au centre de cet essai épistémologique où on a également tenté de suggérer combien sont floues les limites qui séparent sujet et objet.

Mots clés — Identité. Orient. Egypte. Histoire ancienne. Couple sujet/objet. Origines. Séparation.

Summary — A people, perhaps like an individual, may have an idea of its identity which is not necessarily directly related to the reality of facts, of origins etc. (as far as these may be pinned down). This idea would depend on a number of variables, but also according to a vision of self and world which may be a function of ideology. It also draws on dream and phantasy. In fact, these wished-for and dreamt of identites tell us a great deal about the collective unconscious of the people in question. But the way in which the specialists of a particular people study such dreams of identity, their reactions, their rejections and their own identifications are also a topic of interest. Their own dreamt-of identity or that which they dream for themselves via the people whom they study also play an important role in their approach to the subjet matter.

The example we investigate is that of (pharaonic) Ancient Egypt for which such questions of identity are studied via the vague and fleeting concept of the East (the latter having been a key theme at a congress from which the present article stems). What is the East if not a dream reservoir and an invitation to phantasy ? And what of the orientalists, or at least those who study this precise area of the Ancient East that was pharaonic Egypt, the orientalists who call themselves egyptologists ? How do the Egypt which they sometimes dream of as unique and separate and the Egypt which has sometimes dreamt of itself as unique and separate interlink and share a dialogue thanks to or in spite of this very concept of the East ? These questions form the core of our epistemological investigation and we try to suggest how vague the limits are which sepate subject and object.

Key-words — Identity. East. Egypt. Ancient History. Subject/Objet Binary. Origins. Separation.

Übersicht — Wie vielleicht ein Individuum, kann ein Volk eine Idee seiner Identität haben, welche nicht notwendigerweise in direkter Beziehung zur Realität der Tatsachen, der Ursprünge usw. Steht (vorausgesetzt, dass die Realität erfasst werden kann). Diese Idee wir variieren je nach den Grundideen, aber auch je nach dem Selbstbild oder der Veltanschauung, welche von einer Ideologie abhängig sein kann. Diese Idee kann auch aus dem Traum oder aus der Phantasie hervorgehen. Schlussendlich, diese erwünschten, gewollten und geträumten Identitäten lernen uns viel über das kollektive Unbewusste des betreffenden Volkes. Die Art und Weise, mit welcher die Spezialisten eines Volkes solche Identitätsträume angehen ihre Reaktionen, ihre Ablehungen oder ihre eigenen Identifizierungen sind auch sehr interessant.


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Ihre eigene getraumte Identitat oder die Identitat, welche sie sich dank der Untersuchung des Volkes erträumen, spielt in ihrer Betrachtungsweise eine grundlegende Rolle.

Dieser Artikel nimmt als Beispiel Altägypten (pharaonisch) dessen Identitätsfragen anhand des unklaren und ausweichenden Konzeptes des Orients untersucht werden (letzterer war das Hauptthema eines Kolloquiums, Basis dieses Artikels). Was ist der Orient, wenn nicht manchmal ein Traumreservoir und ein Appel an die Phantasie ? Was sind diese Orientalisten, wenigstens die, welche diesen Teil des alten Orients, das pharaonische Ägypten, untersuchen, diese Orientalisten, welche sich Ägyptologen nennen ? Wie kreuzen sich das manchmal von ihnen erträumte einzigartige und besondere Ägypten und das Ägypten, welches sich manchmal selbst als einzigartig und besonders geträumt hat ; welches Zwiegespräch führen sie dank oder trotz dieses Orientkonzepts ? Diese Fragen sind im Zentrum dieser epistemologischen Studie, in welcher auch versucht wird, zu suggerieren, wie unklar die Grenzen zwischen Subjekt und objekt sind.

Schlüsselworte — Identitat. Orient. Ägypten. Altgeschichte. Subjekt-Objektpaar. Ursprünge. Trennung.

Resumen — Tanto como un individuo, un pueblo puede tener una idea de su identidad aunque no guarde una relacion directa con la realidad de los hechos, de los origenes, etc. (suponiendo que la misma pueda ser delimitada). Dicha idea va a variar en funcion de numerosos datos, pero también de una vision de si mismo y del mundo que puede denotar la ideologia. Ella proviene también del sueno y de la fantasia. En definitiva, esas identidades deseadas, queridas y sonadas nos ensenan muchas cosas sobre el inconsciente colectivo del pueblo en cuestion. No obstante, la manera de como los especialistas de uno u otro pueblo pueden abordar taies suenos de identidad, sus reacciones, sus rechazos o sus identificaciones, no carece tampoco de interés. La propia identidad sonada o aquella que ellos suenan a través del pueblo estudiado también desempena en su enfoque un papel esencial.

El ejemplo aquî escogido es el del Egipto antiguo (faraônico) para quien dichas cuestiones de identidad son examinadas a través del concepto vago y huidizo de Oriente (este ha sido el eje de un coloquio que es el origen del presente artîculo). Qué es el Oriente, sino a veces una reserva de suefio y un llamado a la fantasia ? Que son entonces los orientalistas ? al menos aquellos que estudian la parte precisa del Oriente antiguo que fue el Egipto faraonico, esos orientalistas que se denominan egiptologos. Cômo el Egipto que ellos suenan algunas veces unico y particular, y el Egipto que es a veces sonado ûnico y particular se cruzan y dialogan gracias o a pesar de ese concepto mismo de Oriente ? Estos interrogantes estan en el centro de este ensayo epistemolôgico en el cual hemos intentado sugerir cuan vagos son los limites que separan sujeto y objeto.

Palabras claves — Identidad. Oriente. Egipto. Historia antigua. Pareja sujeto/objeto. Origenes. Separaciôn.

Riassunto — Forse corne un individuo, un popolo puré avere un'idea della sua identita che non sia necessariamente in relazione diretta con la realtà dei fatti, delle origini etc.. (sempre ché questa possa essere circoscritta). Questa idea varia in funzione di numerevoli dati, ma


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anche d'una visione di se stesso e del mondo che rilevi d'une ideologia. Essa risulta anche dal sogno e dal fantasma. In sostenza, queste identità desiderate volute e sognate ci insgnano molto sull'inconscio colletivo del popolo di cui si tratta. Ma il modo con cui i sepcialisti s'interessano a tali sogni d'identità le loro reazioni, i loro rigetti o le loro proprie identificazione non mancano d'interesse. La loro propria identità sognata o quella che sognono attraverso il popolo studiato gioca anche nel loro approcio un modo essenziale.

L'esempio proposto è quello dell'Antico Egitto (faraonico) per cui le questioni d'identità sono esaminate attraverso il concetto impreciso e sfuggénte d'Oriente (al centra d'un colloquio da cui quest'articolo è nato). Che cosa è l'Oriente, se non tavolta una riserva di sogni e di fantasmi ? Che cosa sono gli Orientalisti, almeno coloro che studiano questa parte precisa dell'Antico Egitto faraonico, questi Orientalisti chiamati egittologhi ? Corne l'Egitto che sognano tavolta unica e a parte, e l'Egitto che si è sognata se stessa unica e a parte s'incrociano e dialogano grazia o malgrado questo stesso concetto d'Oriente ? Queste domande sono el centro di quest'analisi epistemologica in cui abbiamo anche tentado di suggerire quanto sinao imprecise i limiti che separano soggetto e oggetto.

Parole chiavi — Identità. Oriente. Egitto. Storia Antica. Coppia Sogetto/Ogetto. Origini. Separazione.

Edmundo GOMEZ MANGO. — De la servitude et de l'innocence du rêve

Résumé — A partir de la convocation clinique d'un rêve dans une cure, cet article rappelle que le rêve en séance n'est plus l'image vue ni son simple récit. Le travail analytique du rêve se trame, chez l'analysé, dans la réélaboration de son activité narrative et, chez l'analyste, dans sa capacité d'écoute et de résonance représentationnelle. Le rêve raconté, au service du transfert, s'ouvre ainsi à l'activité de la langue. Avec l'évocation des Cimmériens, ce travail questionne la relation intime du rêver et du raconter.

Mots clés — Désir. Langue. Interprétation. Narration. Rêve. Transfert. Travail.

Summary — Starting with a clinical vignette of a dream, this article stresses that the dream in analysis is neither simply an image that is seen nor its narration. The analytic work of the dream is situated, for the analysand, in the elaboration of his narrative activity and, for the analyst, in his capacity for listening and for representational resonance. The spoken dream, taken up in the transference, is thus linked to the activity of language. With a reference to the Cimmerians, this study examines the intimate relation of dreaming to speaking.

Key-words — Desire. Language. Interpretation. Narration. Dream. Transference. Work.

Übersicht — Anhand der klinischen Erlëuterung eines Traums in einer Kur, erinnert uns dieser Artikel daran, dass der Traum in der Sitzung nicht mehr das gesehene Bild und auch nicht ein-


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fach dessen Erzahlung ist. Die analytische Arbeit des Traums geht beim Analysierten aus der Durcharbeit seiner erzahlenden Aktivitët und beim Analytiker aus seiner Zuhör- und Vorstellungsresonanzfähigkeit hervor. Der erzählte Traum, im Dienst der Übertragung, öffnet sich somit der Aktivität der Sprache. Anhand der Geschichte der Cimmerier, befragt diese Arbeit die intime Beziehung des Träumers zum Erzählen.

Schlüsselworte —Wunsch. Sprache. Deutung. Erzahlung. Traum. Übertragung. Arbeit.

Resumen — A partir de la narraciôn clinica de un sueno en una cura, este articulo recuerda que el sueno en la sesion no es ya la imagen vista ni su simple relato. El trabajo analitico del sueno se trama, en el analizado, en la reelaboracion de su actividad narrativa, y en el analista, en su capacidad de escucha y de resonancia representacional. El sueno narrado, al servicio de la transferencia, se abre ast a la actividad de la lengua. A través de la evocaciôn de los Cimerios, este trabajo cuestiona la relacion intima del sonar y del contar.

Palabras claves — Deseo. Lengua. Interpretacion. Narraciôn. Sueno. Transferencia. Trabajo.

Riassunto — Cominciando dall'avocazione clinica di un sogno durante une cura, questo articolo rammenta che il sogno nella seduta non è più la figura vista ne il suo simplice raccônto. Il lavoro psicoanalitico si trame nel paziente, con la rielaborazione della sua attivita narrativa, e nel psicoanalista con la sua capacita di ascolto e di risonanza rappresentazionale. Il sogno raccontato, al servizio del trasferimento, si apre cosî all'attivita della parola. Con il ricordare dei Cimmeri, questo lavoro interroga il legamo intimo del sognare e des raccontare.

Parole chiavi — Desiderion. Lingua. Interpretazione. Raccônto. Sogno. Trasferimento. Lavoro.

Michel ODY. — Du rêve à l'autre

Résumé — Du rêve à l'interprétation, une série d'écarts positifs et négatifs, à creuser et à réduire. Le contre-transfert et la triangulation comme leviers, jusqu'au rêve de l'analyste.

Mots clés — Rêve. Interprétation. Triangulation. Contre-transfert.

Summary — Between the dream and interpretation are a series of gaps, to be excavated and reduced. Countertransference and triangulation are the levers, up until the dream of the analyst.

Key-words — Dream. Interpretation. Triangulation. Countertransference.


Résumés 303

Übersicht — Vom Traum zur Deutung, eine Reihe von positiven und negativen Unterschieden, welche untersucht und verringert werden sollten. Die Gegenübertragung und die Triangulation als Hebel, bis zum Traum des Analytikers.

Schlüsselworte —Traum. Deutung. Triangulation. Gegenübertragung.

Resumen — Del sueno a la interpretaciôn, se establece una serie de diferencias positivas y negativas, para profundizar y reducir. La contratransferencia y la triangulaciôn son como sus palancas, hasta el sueno del analista.

Palabras claves — Sueno. Interpretaciôn. Triangulaciôn. Contratransferencia.

Riassunto — Dal sogno all'interpretazione, una serie d'invervalii positivi e negativi, da approfondire e da ridurre. Il contro-transfert e la triangolazione corne leve, fino al sogno dell'analista.

Parole chiavi — Sogno. Interpretazione. Triangolazione. Contre-transfert.

Claude JANIN. — Le psychanalyste : un voleur de rêves ?

Résumé — France, la patiente dont il est question dans cet article, a fait une première analyse, assez vite interrompue : des événements extraordinairement douloureux sont intervenus dans sa vie, depuis l'enfance, jusqu'à l'âge adulte ; le fonctionnement mental de France, alors sidéré par la coïncidence entre fantasme et réalité (collapsus topique), a besoin, pour redémarrer, d'un étayage sur la présence physique de l'objet qui me fait lui proposer un premier temps de face à face avant une cure classique.

Dans ce contexte, les rêves vont être un indice précieux de cette remise en marche ; je développe plus particulièrement l'idée que l'espace interne du rêve est susceptible de mouvements d'expansion ou de rétraction liés à l'importance de la condensation et qui situent ainsi le rêve entre fétiche et espace transitionnel.

Mots clés — Rêve. Collapsus topique. Interprétation. Condensation. Fétichisme.

Summary — France, the patient discussed in this article, had a prior analysis which was broken off very quickly : certain extremely painful events occured in her life from childhood to adulthood ; France's mental functioning, disturbed by the overlap between phantasy and reality (topographical collapse) needed, in order to progress from this state, to have recourse to the physical presence of the object, which led me to propose a period of face to face work before a classical treatment.

In this context, dreams were to be a valuable indicator of her transition beyond her prior state ; the author stresses the idea that the internai space of then dream is susceptible to move-


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ments of expansion and contraction linked to the role of condensation and which thus situates the dream between fetishism and transitional space.

Key-words — Dream. Topographical Collapse. Interpretation. Condensation. Fetishism.

Übersicht — France, die Patientin um welche es sich in diesem Artikel handelt, hat eine erste, rasch unterbrochene Analyse unternommen : ihr Leben ist voll von ausserordentlich schmerzhaften Erlebnissen, seit der Kindheit, bis ins Erwachsenenleben ; das psychische Geschehen von France, wie vom Donner gerührt über das Zusammentreffen zwischen Phantasie und Realität (topischer Kollaps) hat es nötig um sich wieder zu beleben, Anlehnung an eine physische Präsenz des Objekts zu finden ; ich schlage ihr somit vor, zuerst, vor einer klassischen Kur, eine gewisse Zeit mir gegenüber zu sitzen.

Die Träume werden ein bedeutsames Indiz für diese Wiederbelebung sein ; ich erläutere besonders die Idee, dass der innere Raum des Traums für Expansions — und Retraktionsbewegungen geeignet ist, der Wichtigkeit der Verdichtung wegen ; somit liegt der Traumzwischen Fetisch und Übergangsraum.

Schlüsselworte — Traum. Topischer Kollaps. Deutung. Verdichtung.

Resumen — France, la paciente de la que trata este articulo, emprendiô un primer analisis, que interrumpio al poco tiempo : acontecimientos extraordinariamente dolorosos han intervenido en su vida, desde la infancia hasta la edad adulta ; el functionamiento mental de France, entonces anonadado por la coincidencia entre fantasia y realidad (colapso topico), tiene necesidad de un apoyo sobre la presencia fisica del objeto que me lleva a proponerle un primer periodo de frente a frente antes de una cura clasica.

En este contexto los suenos van a ser un indicio precioso de esta nueva puesta en funcionamiento ; yo desarrollo mas especificamente la idea de que el espacio interno del sueno es susceptible de movimientos de expansion o de retracciôn vinculados con la importancia de la condensacion y que situan de esta manera el sueno entre fetiche y espacio transicional.

Palabras claves — Sueno. Colapso topico. Interpretacion. Condensacion. Fetichismo.

Riassunto — Franca, la paziente di chi si tratta in questo articolo, a fatto una prima psicoanalisi, presto interrotta : dei fatti straordinariamente dolorosi essendo accaduti dall'infanzia fino all'età d'oggi nel corso della sua vita ; il funzionamente mentale di Franca, colpito da siderazione dalla coincidenza tra il fantasma e la realta (collasso topico) necessita per rimettersi in moto l'appogio della presenza fisica dell'oggetto che mi spinge a proporgli di iniziare faccia a faccia avanti di passare alla cura classica.

In questo contesto i sogni diventano indizi preziosi di questa reifunzionanza ; lo sviluppo particularmente l'idea che lo spazion interno del sogno è capace di movimenti di espansione o di ritrattazione collegati all'inportanza della condensazione che mettono il sogno fra feticcio e oggetto transizionale.

Parole chiavi — Sogno. Collasso topico. Interpretazione. Condensazione. Feticismo.


Résumés 305

André BEETSCHEN. — Délier l'animisme du rêve

Résumé — La discussion du texte de Claude Janin invite à préciser les conditions de l'interprétable, face à la puissance animique du rêve. La condensation, dans sa double appartenance (au travail du rêve et à la fonction hallucinatoire), referme, dans son excès, le rêve sur lui-même et le dérobe à l'interprétation. Installer le rêve dans les pensées de transfert de l'analyste et proposer même qu'il soit accueil du transfert, tel est ici le travail de l'analyste. Manière de réaliser ce dont l'associativité se charge plus généralement : une perte, un exil du rêve comme condition de son interprétation.

Mots clés — Rêve. Animisme. Condensation. Interprétation.

Summary — The discussion of Claude Janin's text leads us to the question of the conditions of the interpretable when face with the animistic power of the dream. Condensation operates on two levels, that of the dreamwork and that of hallucinatory functioning, and in its extreme form it closes the dream upon itself, making it resistant to interpretation. The analyst's task involves linking the dream with the transference associations of the analyst and even to suggest that it should function as a pole for the transference. This process materialises what associativity consists of in a more general sense : a loss, an exile from the dream as the condition of its interpretation.

Key-words — Dream. Animism. Condensation. Interpretation.

Übersicht — Die Diskussion des Textes von Claude Janin fordert uns dazu auf, die Voraussetzungen des Deutbaren zu präzisieren, in Bezug auf die animistische Macht des Traums. Die Verdichtung, in ihrer doppelten Zugehörigkeit (zur Traumarbeit und zur halluzinatorischen Funktion) schliesst durch ihren Exzess den Traum in sich seibst ein und entzieht ihn der Deutung. Die Arbeit des Analytikers ist es dann, den Traum in den übertragungsgedanken des Analytikers einzunisten und sogar vorzuschlagen, dass er zum Empfang der Übertragung wird. Dies ist eine Art und Weise, zu erreichen, was im allgemeinen die Assoziativitat übernimmt : einen Verlust, ein Exil des Traums als Bedingung seiner Deutung.

Schlüsselworte — Traum. Animismus. Verdichtung. Deutung.

Resumen — El debate del texto de Claude Janin invita a precisar las condiciones de lo interpretable, frente a la potencia animica del sueno. La condensacion, en su doble pertenencia (al trabajo del sueno y a la funcion alucinadora) encierra, en su exceso, el sueno en si mismo y lo oculta a la interpretacion. Instalar el sueno en los pensamientos de transferencia del analista e incluso proponer que sea acogido por la transferencia, tal es aqui el trabajo del analista. La aso-


306 Revue française de Psychanalyse

ciatividad se encarga generalmente de realizar esto : una pérdida, un exilio del sueno como condicion de su interpretacion.

Palabras claves — Sueno. Animismo. Condensacion. Interpretacion.

Riassunto — La discussione del testo di Claude Janin invita a precisare le condizioni dell'interpretabile di fronte olla potenza animista del sogno. La condensazione, nella doppia apparetenenza (al lavoro del sogno e alla funzione allucinatoria) rinchinde, nel suo eccesso, il sogno su se stesso e lo sottrae a l'interpretazione. Sistemare il sogno nei pensieri del transfert dell'analista e proporre anche che sia accoglienza del transfert tale è il lavoro dell'analista. Un modo di realizzare quello che l'associatività prende incarica generalmente : una perdita, un esilio del sogno come condizione della sua interpretazione.

Parole chiavi — Sogno. Animismo. Condensegione. Interpretazione.

Le Directeur de la Publication : Claude Le Guen.


Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

ISBN 2 13 045436 4 — ISSN n° 0035-2942 — Imp. n° 38 974

Dépôt légal : Avril 1993

© Presses Universitaires de France, 1993



Numéros à paraître :

N° 2 — 1993 :

LAÏOS PÉDOPHILE : FANTASME ORIGINAIRE?

N° 3 — 1993 :

LES DIFFÉRENCES CULTURELLES

N° 4 — 1993 :

MALAISE DANS LA CIVILISATION EN 1992

Numéro spécial :

LE COMPLEXE DE CASTRATION ET LE FÉMININ DANS LES DEUX SEXES

Monographies de la RFP

(vente en librairie)

Parus :

LA PSYCHANALYSE, QUESTIONS POUR DEMAIN

LE MASOCHISME

ANGOISSE ET COMPLEXE DE CASTRATION

LA BOULIMIE

A paraître :

LA PSYCHANALYSE ET L'EUROPE DE 1993

LES TROUBLES DE LA SEXUALITÉ

AUTISMES DE L'ENFANCE

LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE

SURMOIS (2 volumes)

PSYCHANALYSE ET PRÉHISTOIRE

LE DEUIL













INTERPRETATION

Editors : Jean-José BARANES et Claude JANIN

Arguments. 5

Michel de M'UZAN — Interpretation and Memory, 7.

Rosine DEBRAY — Interpretation and the Psychic Functioning of the Analyst during Father/Mother/Baby Consultations, 21.

Marilia AISENSTEIN — Interpretation Squared, 41.

Marie-Lise Roux — The Truth of Interpretation, 47.

Paul ISRAËL — Interpreting the Interpretation, Effects of Style and Creation of Meaning, 55.

Ophélia AVRON — Interpretation and Psychodrama, 67.

Simone DECOBERT — A Note on Interpretation in Individual Psychoanalytic Psychodrama with the Psychotic Adolescent, 81.

Dominique ARNOUX, Anne QUINAT and Steven WAINRIB — From one Stage to Another, 89.

Maurice NETTER — When the Superego Comes to the Analyst's Rescue, 103.

Danièle BRUN — Interpreting with the Child, 115.

PERSPECTIVES Clinical

Colette JEANSON-TZANCK — A Reorganising Intervention in the Psychotherapy of an « Operational Life », 135.

Technical

Michel ODY — The Question of Interpretation in Therapeutic Consultation with the Child, 147.

Theoretical

Michel FAIN — The Necessity of a Refèrent in the Study of Interpretation, 157.

AN EGYPTOLOGIST'S POINT OF VIEW

Alain ZIVIE — The Dream of Identity and Dreamt Identity, 163.

INTERPRETING THE DREAM TODAY

Edmundo GOMEZ-MANGO — On the Servitude and the Innocence of the Dream, 177.

Michel ODY — From the Dream to the Other, 185.

Claude JANIN — The Psychoanalyst : a Thief of Dreams ?, 191.

André BEETSCHEN — Unlinking Dream Animism, 201.

INTERNATIONAL PSYCHOANALYTIC ASSOCIATION

Prepublication Papers for the XXXVIIIth International Congress at Amsterdam, IPAC, 1993 :

Dennis DUNCAN — Theory in vivo, 211.

Madeleine BARANGER — The Mental Work of the Analyst, from Listening to Interpretation, 225.

Theodore J. JACOBS — The Inner Experiences of the Analyst : their Contribution to the Analytic Process, 239.

BOOK REVIEWS

Thierry BOKANOWSKI — Freud, A Life for our Time, by Peter GAY, 251. Pierre SULLIVAN — Folie et création, by Jean GILLIBERT, 259. Gérard BAYLE — Le Génie des origines, by Paul-Claude RACAMIER, 265. Anne DEBURGE — Antoedipe et ses destins, by Paul-Claude RACAMIER, 273. Anne CLANCIER — Langage et folie, by Ruth MENAHEM, 277.


L'INTERPRETATION

Rédacteurs : Jean-José BARANES et Claude JANIN

Argument. 5

Michel de M'UZAN — Interprétation et mémoire, 7.

Rosine DEBRAY — Le fonctionnement psychique de l'analyste et l'interprétation lors des

consultations de la triade père/mère/bébé, 21. Marilia AISENSTEIN — L'interprétation au carré, 41. Marie-Lise Roux — La vérité de l'interprétation, 47.

Paul ISRAËL — Interpréter l'interprétation, effets de style, création de sens, 55. Ophélia AVRON — Interprétation et psychodrame, 67. Simone DECOBERT — Note sur l'interprétation dans le psychodrame psychanalytique

individuel de l'adolescent psychotique, 81. Dominique ARNOUX, Anne QUINAT et Steven WAINRIB — D'une scène à l'autre, 89. Maurice NETTER — Quand le surmoi vient au secours de l'analyste, 103. Danièle BRUN — Interpréter avec l'enfant, 115.

PERSPECTIVES Clinique

Colette JEANSON-TZANCK — Une intervention réorganisatrice dans la psychothérapie d'une « vie opératoire », 135.

Technique

Michel ODY — La question de l'interprétation en consultation thérapeutique de l'enfant, 147.

Théorique

Michel FAIN — Nécessité d'un réfèrent au cours de l'étude de l'interprétation, 157.

POINT DE VUE D'UN ÉGYPTOLOGUE

Alain ZIVIE — Rêve d'identité et identités rêvées, 163.

LE RÊVE INTERPRÉTÉ AUJOURD'HUI

Edmundo GOMEZ-MANGO — De la servitude et de l'innocence du rêve, 177.

Michel ODY— Du rêve à l'autre, 185.

Claude JANIN — Le psychanalyste : un voleur de rêves ?, 191.

André BEETSCHEN — Délier l'animisme du rêve, 201.

ASSOCIATION PSYCHANALYTIQUE INTERNATIONALE

Communications prépubliées du XXXVIIIe Congres international d'Amsterdam, IPAC, 1993 :

Dennis DUNCAN— La théorie in vivo, 211.

Madeleine BARANGER — Le travail mental de l'analyste, de l'écoute à l'interprétation, 225.

Théodore J. JACOBS — Les expériences internes de l'analyste et leurs apports au processus analytique, 239.

CRITIQUES DE LIVRES

Thierry BOKANOWSKI — Freud, une vie, de Peter GAY, 251.

Pierre SULLIVAN — Folie et création, de Jean GILLIBERT, 259.

Gérard BAYLE — Le Génie des origines, de Paul-Claude RACAMIER, 265.

Anne DEBURGE — Antoedipe et ses destins, de Paul-Claude RACAMIER, 273.

Anne CLANCIER — Langage et folie, de Ruth MENAHEM, 277.

Imprimerie

des Presses Universitaires de France

Vendôme (France)

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