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Titre : Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne

Auteur : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Éditeur : Presses universitaires de France (Paris)

Éditeur : BelinBelin (Paris)

Date d'édition : 1978-10-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25346

Description : 01 octobre 1978

Description : 1978/10/01 (T25)-1978/12/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5447167r

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-117877

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/01/2009

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revue d'histoire moderne et contemporaine

Publiée chaque trimestre par la Société d'Histoire moderne avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Directeurs honoraires : t Charles H. POUTHAS et Roger PORTAL Directeur : Jean-Baptiste DUROSELLE Secrétaire général : Jacques BOUILLON Secrétaire général adjoint : Daniel ROCHE

sommaire

ÉTUDES

Jean-Claude WAQUET : La ferme de Lombart (1741-1749). Pertes et profits

d'une compagnie française en Toscane 513

Marc POULAIN : L'Albanie dans la politique des Puissances, 1921-1926 530

Paul MANOR : Factions et idéologie dans l'armée brésilienne : « nationalistes » et « libéraux », 1946-1951 556

MÉLANGES

Etienne FRANÇOIS : Des Républiques marchandes aux capitales politiques : remarques sur la hiérarchie urbaine du Saint-Empire à l'époque moderne 587

Bernard LEPETIT : Une création urbaine : Versailles de 1661 à 1722 604

Bernard COTTRET : La France et l'Angleterre en 1665 : de la divergence des

modèles de sociétés au travers des témoignages diplomatiques français. 619

Jean VASSORT : L'enseignement primaire en Vendômois à l'époque révolutionnaire 625

COMPTES RENDUS

Robert MANDROU, L'Europe « absolutiste ». Raison et raison d'État, 1649-1775 (Nicole Dejouet), 656 ; Florence GAUTHIER, La voie paysanne dans la Révolution française, l'exemple de la Picardie (Maurice Genty), 659 ; Denise BOUCHE, L'enseignement dans les territoires français de l'Afrique occidentale de 1817 à 1920. Mision civilisatrice ou formation d'une élite ? (Jacques Valette), 662 ; Théodore ZELDIN, France 1848-1945, Vol. II : Intellect, Taste and Anxiety (Guillaume de Bertier de Sauvigny), 664 ; Guillaume de BERTTER DE SAUVIGNY, Nouvelle histoire de Paris. La Restauration (1815-1830) (Louis Girard), 666 ; André LATREHXE, De Gaulle, la Libération et l'Église catholique (Jean-Paul Cointet), 668. Table des matières du tome vingt-cinquième (1978)

© Société d'Histoire moderne, 1978

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(1979 (4 numéros) : France : 120 F Étranger : 140 F

Chaque numéro séparé : 30 F Le numéro spécial : 60 F

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Toute correspondance destinée à la Revue doit être adressée à M. Jacques Bouillon, 104, avenue Saint-Exupéry, 92160 Antony.

SOCIETE D'HISTOIRE MODERNE

La Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre à juin, le 1er dimanche de chaque mois. Les sociétaires reçoivent la Revue et un Bulletin qui publie le compte rendu des séances. Se renseigner auprès du Secrétaire général de la Société, M. Philippe Gut, 5, villa Poirier, 75015 Paris.


revue d'histoire moderne

, . Tome XXV

et contemporaine OCTOBRE-DÉCEMBRE 1978

LA FERME DE LOMBART (1741-1749)

PERTES ET PROFITS D'UNE COMPAGNIE FRANÇAISE

EN TOSCANE

Quoi de plus séduisant que la guerre pour les intéressés dans les affaires du roi de France ? Dans les fournitures aux armées, dans les affaires extraordinaires, ils trouvaient de bonnes occasions de manifester leur zèle pour le service de Sa Majesté et de travailler à l'édification de leurs fortunes. Assurément, la paix n'offrait pas autant de perspectives, surtout si la stabilisation des finances royales l'accompagnait : 7 500 demandes pour la centaine de places de sous-fermiers à remplir en 1738, n'était-ce pas le signe d'un certain déséquilibre entre les services demandés par le pouvoir royal et la multitude des talents prêts à s'employer dans les affaires du prince ? La paix, cependant, n'avait pas que de mauvais côtés : avec elle, les possibilités de s'employer dans les finances étrangères avec l'agrément du contrôle général français étaient multipliées. Ainsi, les financiers français purent-ils exporter ou essayer d'exporter, en Savoie en 1698, en Lorraine en 1719, en Toscane en 1740, à Parme en 1756, en Prusse . en 1767, ces fermes générales lentement perfectionnées dans le cadre français et dans lesquelles divers souverains de l'Europe voyaient un précieux instrument pour résoudre les problèmes de leur fiscl.

En Toscane, la concession des fermes générales à une compagnie française résulta d'un contrat, signé le 4 juin 1740 à Laxembourg, près de Vienne, entre le représentant du grand-duc 2 et ceux des Français à qui le bail fut accordé sous le nom de Jean-Baptiste Lombart. Les nouvelles fermes devaient durer neuf ans, à compter du 1er janvier 1741. Leur prix n'était pas encore fixé, faute de connaître le produit exact des droits affermés. Cependant, les fermiers étaient à l'abri de toute déconvenue : le prince leur garantissait en toutes circonstances le versement d'honoraires

1. Sur ce dernier point et, plus particulièrement, sur tous les aspects institutionnels des fermes générales de Toscane, on se reportera à notre article : Les fermes générales dans l'Europe des lumières : le cas toscan, sous presse dans les Mélanges de l'École française de Rome, 1978, fasc. 1.

2. Le grand-duc François II, dont il est question, était l'ancien duc de Lorraine François III, à qui le traité de Vienne venait de faire quitter ses états, et l'époux de Marie-Thérèse d'Autriche. Il résidait ordinairement à Vienne.

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annuels de 250 000 liv. tosc. S'il y avait des bénéfices, les fermiers prendraient dessus cette somme, ainsi qu'une indemnité pour frais de tournées de 100 000 liv. tosc, le surplus devant être partagé par moitié entre le prince et les financiers. Un intérêt annuel de 10 % était promis aux avances éventuelles de la compagnie 3.

Le bail de Lombart donna lieu à deux sociétés. La première regroupa, de 1741 à 1744, dix-neuf intéressés, la seconde quinze seulement, de 1745 à 1749. En tout, vingt-trois personnes entrèrent dans les fermes de Toscane 4.

Le plus gros intérêt dans l'affaire appartenait au grand-duc : quatre sous, dont deux cédés à son prête-nom Dominique Poirot de La Brochetière, frère d'un secrétaire du cabinet et parent du secrétaire du Conseil de Toscane à Vienne. Cependant, on s'égarerait en mettant le grand-duc sur le même pied que les autres fermiers : la compagnie s'était formée sans lui, il s'y fit une place d'autorité, non pour arrondir sa fortune personnelle — ce qui n'aurait guère eu de sens, les revenus publics et privés du prince étant mal distingués — mais pour surveiller les opérations des fermiers à travers son représentant.

Plus que ce fermier contre nature, ce sont les autres membres de la compagnie qui présentent, pour notre propos, un véritable intérêt : les personnes privées, guidées uniquement par le souci de gagner. Quelques3.

Quelques3. Archivio di Stato (abrégé dans la suite en : A.S.), « Segreteria di Finanze anteriormente al 1788 » (abrégé en : Finanze) 1, nos 25-26 (bail et articles séparés du 4 juin 1740). Le prix des principales parties composant le bail fut fixé en avril 1746 à 4 220 450 liv. tosc. 10 d. Compte tenu de plusieurs autres revenus réunis au cours du bail (comme le sel et le tabac), il atteignit 6 134 466 liv. tosc. 5 s. 6 d. en 1749. 5 livres tournois font 6 livres toscanes.

4. Voir les actes de société des 23 mars 1741 (Florence, A.S., « Appalti generali délie régie rendite » [abrégé en : Appalti] 383) et 28 juin 1745 (Paris, Arch. nat., Min. centr., LXXXVII, 965), tous deux passés à Paris. La répartition des parts entre les fermiers était calculée en sous et deniers. Les fermes rassemblèrent : Charles Châtelain, Jean-Raymond de Cléry, Claude-Antoine Demontils, Jean-Pierre Descourts, Frédéric Dithmar de Schmidveiller, Jacques-Charles Dubuisson, Jean-Charles Dufresne d'Aubigny, Louis Duval de L'Épino}', Pierre Foacier, Edme-Gabriel Gendon, Dominique d'Héguerty, Jean-Baptiste Héron de Courgis, Charles-François Houy de Cheveru, Pierre La Bruyère de Clorcy, Charles Mazières, Charles Michaut, Michel-Jérôme O'Kelly, Jérôme Parât de Montgeron, Jérôme Parât de Puineuf, Jean-Baptiste Philippe, Dominique Poirot de La Brochetière, ... de Tallanges et Jean Tiercet. Sauf mention contraire, le développement qui suit repose principalement sur les sources suivantes : Florence, A.S., Appalti 77 (correspondance entre les fermiers de Paris et leurs bureaux à Florence), « Archivio délia Real Segreteria di Stato al tempo délia Reggenza » (abrégé en : Regg.) 220 (rapport sur O'Kelly du 23 oct. 1747) et Finanze 20, n° 20 (brevet du 13 juin 1754 en faveur du même) ; Paris, Arch. nat., V2 41 et 42 (mf. de secrétaires du roi pour Houy et Duval ; 8 janv. 1737 et 27 janv. 1747), Min. centr., V 349, XII 473 et 613, XXIV 787, XXXVI 525, LVII 567, LXXII 700, LXXXVII 982, 1052 et 1200, XCVII 499, CXVII 813 et 819 (inv. après décès de : Mme Michaut, du 7 juil. 1728, Parât de Puineuf, du 7 févr. 1743, Dufresne, du 2 mai 1767, Michaut, du 1er août 1763, Philippe, du 18 juin 1768, Mmc Héron, du 29 oct. 1783, Châtelain père, du 14 mars 1757, M"»= Mazières, du 19 déc. 1747, Clorcy, du 4 juil. 1759, Mazières, du 23 juil. 1783, Duval, du 29 janv. 1778, M™ Philippe, du 13 oct. 1759 et Tiercet, du 29 oct. 1761) ; Paris, Arch. dép., DO 5 230, f= 60 v°, 236, f°s 247, et 243, f° 209 v° (test, de Parât de Puineuf, du 20 mars 1742, de Parât de Vareilles, père de Parât de Montgeron, du 19 oct. 1740, de Tiercet, du 5 oct. 1761) ; Paris, Bibl. nat., Carrés d'Hozier 260 (Foacier) et 8" Fm 1025 (Foacier) ; Nancy, Arch. dép., 3 F 306, n° 22 (Michaut) ; Vienne, Haus-, Hof- und Staatsarchiv, « Poschakten », « jungere Série », 34, n° 16 (Poirot).


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unes d'entre elles étaient déjà connues du grand-duc pour l'avoir naguère servi en Lorraine. Ainsi Jérôme O'Kelly, officier irlandais au service des ducs de Lorraine depuis 1720, lieutenant-colonel dans le régiment des gardes dès 1727, qui, passé en Toscane, était gouverneur de Grosseto en 1745, gouverneur de Pistoïe en 1750 et fut pensionné par le maître en 1754. O'Kelly déploya une activité considérable pour faire aboutir les projets de la compagnie qu'il avait lui-même présentés. Pour fruit de ses peines, il obtint, sans faire de fonds, 1 sol d'intérêt dans la première société 5. Charles Michaut, l'un des deux députés de la compagnie chargés de négocier le bail à Vienne, avait été directeur de la compagnie de commerce créée en 1718 par le duc Léopold puis, sous ce même prince, fermier général du contrôle des actes de Lorraine; son gendre avait été capitaine des gardes de Léopold. Mais Michaut, domicilié à Paris au moins dès 1728, intéressé dans les vivres de l'armée française en Italie en 1735, mort en 1763 contrôleur honoraire des payeurs des gages des secrétaires du roi, touchait autant aux milieux d'affaires français qu'à ceux de Lorraine. En fait, les quelques « Lorrains »6 intéressés dans les fermes de Toscane servirent surtout d'introducteurs à une compagnie dominée par des gens de finances français.

Parmi les fermiers de la Toscane, sept furent revêtus de charges financières ou furent employés dans les fermes françaises, avant, pendant, ou après leur passage dans celles de la Toscane. Ainsi Jérôme Louis Parât de Montgeron, receveur général des finances de Lorraine dès avant 1740 et jusqu'en 1768, Pierre La Bruyère de Clorcy, receveur général des domaines et des bois de Metz de 1739 à 1745, Jean-Baptiste Héron de Courgis, qui fut, après sa sortie des fermes de Toscane, receveur général des consignations des requêtes du palais, exercèrent-ils dans la finance officière. Parmi leurs collègues, Pierre Foacier était directeur des aides à Caen avant 1740, époque à laquelle Jean-Raymond de Cléry était inspecteur des fermes dans la générahté de Champagne ; Jean-Pierre Descourts était, en 1745, directeur des fermes, à Sézanne ; quant à Charles Mazières, il mourut, beaucoup plus tard, fermier général 7. Mais les emplois financiers ne rendent que très imparfaitement compte des affaires brassées par les fermiers. François Houy de Cheveru, Parât de Montgeron et son oncle Jérôme Parât de Puineuf, Mazières, Clorcy eurent, à des époques diverses, des intérêts dans les sous-fermes. Les fermes générales françaises n'étaient toutefois pas seules à attirer l'argent de nos financiers. En 1747, Mazières était intéressé dans les octrois de Marseille et ceux des hôpitaux de la généralité de Moulins. L'année suivante, il retrouvait Clorcy dans la société constituée

5. Sur le rôle de O'Kelly, voir les lettres de Richecourt, principal ministre du grand-duc en Toscane, à François II, des 22 déc. 1739 et 2 janv. 1740 (Florence, A.S., Regg. 14, f° 329, et 15, f° 1).

6. A O'Kelly et Michaut, il faut ajouter Frédéric Dithmar de Schmidveiller. Un Jean Frédéric Dithmar de Schmidveiller était, en 1715, receveur des finances à Bitche et fermier des domaines de Lixheim et, en 1730, fermier général de Lorraine (voir : Paris, Arch. nat., *Q> 7051, f° 45, et Nancy, Arch. dép., B 232, n° 41) ; il n'est pas absolument certain qu'il s'agisse de la même personne, mais un lien de parenté proche est au moins probable.

7. Sur Mazières : Y. DURAND, Les fermiers généraux au XVIII' siècle, Paris, 1971, in-8°, pp. 173, 366, etc.


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sous le nom de Charles Oblin pour l'aliénation des droits sur les bois. Trois ans plus tôt, en 1745, Clorcy et Mazières avaient eu part avec Jean-Baptiste Philippe dans le traité de Maurice Charvre pour le rachat de l'annuel. Mazières et Clorcy avaient pu faire connaissance, dès 1730, à l'occasion du traité Rémy Barbier sur les offices des ports. Parât de Puineuf possédait dix offices d'inspecteur, contrôleur et visiteur général sur les vins, Philippe en avait acheté deux et cautionnait, en 1759, le caissier de la communauté des inspecteurs, lequel succédait dans ces fonctions à Mazières et avait précédemment exercé celles de caissier des fermes de Toscane.

Les financiers avaient eu l'occasion de nouer entre eux d'autres relations d'affaires dans ce qui constituait le second pôle de leurs spéculations : les sociétés pour les fournitures aux armées. Durant la guerre de succession de Pologne, les vivres de l'armée d'Italie avaient rassemblé Clorcy, Mazières, Michaut, Parât de Puineuf. Ce dernier, son neveu Montgeron, Mazières et Clorcy se retrouvèrent, en 1740, dans les étapes de Champagne. La guerre de succession d'Autriche vit Foacier munitionnaire des vivres de l'armée d'Italie dont Cléry était le caissier, tandis que Gendon était caissier de l'armée d'Alsace. Mazières, en 1747, était intéressé dans les étapes de Metz et d'Alsace.

Caractéristique est la carrière de Jérôme Parât de Puineuf, mort en 1743 : de 1704 à 1711, il fut caissier des vivres de Flandre et d'Allemagne ; il devint ensuite caissier des vivres d'Espagne et de Roussillon dans lesquels il avait également un intérêt. La paix revenue, et 60 000 liv. versées au receveur de la chambre de justice, il fut, de 1722 à 1734, dans la traite domaniale de Nantes ; cette année-là, il entra dans les sous-fermes des domaines de Flandre, Hainaut et Artois. Sans négliger les perspectives que lui offraient les mouvements de troupes — il fut dans les vivres d'Italie, en 1734, dans les étapes de Metz et d'Alsace, en 1736, dans celles de Champagne, en 1740 — il élargit progressivement ses intérêts dans les sous-fermes, au point d'être intéressé, en 1738-1739, dans celles de onze généralités ; il entra alors dans la ferme de Toscane.

Parât spéculait aussi, avec Châtelain et Mazières, sur le terrain de l'ancien hôtel de Lesdiguières. Car, si les affaires du roi constituaient le heu de rassemblement favori de nos fermiers, ils n'en dédaignaient pas pour autant totalement d'autres affaires moins publiques. Mazières, en 1747, avait 5 000 liv. dans l'armement du vaisseau « Le Condé » à Cadix. Mais, pour ceux des fermiers de la Toscane qui exerçaient d'importantes charges financières ou avaient de gros intérêts dans les affaires du roi — tels Parât de Puineuf et son neveu, Mazières, Philippe, Clorcy — les intérêts commerciaux semblent avoir eu une importance très secondaire. Tout différent semble le cas de quelques-uns de leurs collègues, qui pratiquaient indifféremment toutes sortes de placements sans s'embarrasser des distinctions patiemment élaborées depuis par les historiens. Tel Jean-Charles Dufresne d'Aubigny : fils d'un trésorier de France, Dufresne fut gentilhomme ordinaire du roi, charge dont il se démit en 1765, fermier général de Toscane, de 1741 à 1749, fermier des principales fermes de la ville de Bordeaux, de 1758 à sa mort, survenue en 1767 ; mais, en 1763, il engageait 18 000 liv. dans un envoi de pacotille aux soins de Garnier,


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Bonneval et C" de Cadix, puis, en 1764, 72 000 liv. dans une société pour l'exploitation des bois de la forêt de Retz ; il possédait enfin, à sa mort, trois actions de la Compagnie d'Afrique et dix de la Compagnie du tirage des bateaux par les boeufs. Autre cas : Jean Tiercet, fermier de Toscane de 1745 à 1749, mourut en 1761, peu après s'être défait de l'office de procureur du roi au bailliage et siège présidial de Sarrelouis dont il avait été anciennement pourvu et qu'il faisait exercer par un prête-nom ; il était alors intéressé dans les vivres de l'armée de Soubise pour 5 deniers, propriétaire de 45 000 liv. d'actions de la Chambre d'Assurances de Paris, et créancier de MM. Daubigny et Labat, coassociés dans le commerce du Levant. Dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit pas de financiers de profession, mais d'individus bien placés ayant su monnayer leurs relations ou des services rendus contre une place dans la société 8.

La compagnie des fermes de Toscane était-elle ouverte aux milieux commerciaux ? Le seul fermier que l'on pourrait être tenté de ranger dans cette catégorie est Louis Duval de L'Épinoy, fils d'un négociant d'Amiens qui fut consul et échevin de cette ville : il investit dans des sociétés d'exploitation forestière, prit des intérêts dans divers navires et une part d'un dixième dans la société de pêche du baron d'Huart 9. Mais cette société regroupait précisément un milieu trop composite pour que la participation de Duval à ses affaires permette de le situer d'emblée parmi les négociants.

Par contre, en se faisant revêtir, dès 1747, d'une charge de secrétaire du roi, Duval de l'Épinoy s'intégrait à une noblesse que beaucoup de fermiers de Toscane possédaient également : Châtelain, Parât de Montgeron étaient fils de secrétaires du roi, Houy de Cheveru acquit une telle charge en 1737, Mazières en 1740, Foacier et Héron de Courgis firent de même après leur passage dans les fermes de Toscane. La charge de contrôleur des payeurs des gages des officiers de la grande chancellerie, détenue par Michaut, conférait pareillement la noblesse 10.

Ainsi la compagnie des fermes de Toscane s'articulait-elle autour d'un groupe de gens de finances d'envergure variable — du directeur des aides encore obscur au receveur général des finances — pour qui le maniement des deniers du roi et les fournitures aux armées constituaient deux domaines d'activité primordiaux et assez facilement interchangeables. Parmi eux et en dehors d'eux, quelques anciens serviteurs des ducs de Lorraine avaient servi d'intermédiaires pour la négociation du bail. Dans

8. Dufresne eut 1 sol d'intérêt dans la ferme sans faire de fonds pour avoir appuyé la compagnie à Paris au moment de la négociation du bail. Tiercet avait rendu des services dans l'affaire de Saint-Léger (voir plus loin). Tirer parti de ses relations pour prendre une participation plus ou moins officielle dans les affaires n'était pas chose rare : on sait que Mazières, pour obtenir une place de fermier général, dut céder la moitié des bénéfices à son gendre, qui était intervenu auprès de M"" Adélaïde en sa faveur (Y. DURAND, Les fermiers généraux..., p. 366).

9. Sur Duval, outre les sources citées n. 4, voir : J. F. BOSHER, A Fishing Company of Louisbourg, Les Sables d'Olonne and Paris : la société du baron d'Huart, 1750-1775, dans trench Historical Studies, IX (197S), pp. 269, 271, 277.

10. F. BLUCHE et P. DURYE, L'anoblissement par charges avant 1789, t. II, La Roche-surYon, 1962, in-4», p. 8.


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leur sillage, quelques particuliers sachant profiter de leurs relations ou de leur savoir-faire pour décider la compagnie à les accepter. Une figure mal définie, enfin, celle de Duval, en laquelle on a quelque mal à reconnaître un négociant. Et, pour beaucoup, dans la famille ou dans la carrière, l'inévitable charge de secrétaire du roi. Dans la constitution de la compagnie, les relations d'affaires nouées et entretenues depuis de longues années entre ceux qui furent appelés à la composer avaient évidemment beaucoup pesé : les financiers qui peuplaient la société travaillaient ensemble depuis longtemps et continuèrent bien après la ferme de Lombart à se retrouver dans ces sociétés que la guerre et la détresse financière de l'Ancien Régime contribuaient à faire naître. Il serait intéressant de pouvoir comparer la compagnie de Lombart avec d'autres sociétés de même nature. Toute comparaison avec les fermes générales françaises sur le plan social serait cependant absurde : les fermiers du roi de France étaient dans leur grande majorité d'une envergure sans rapport avec celle de nos financiers. Mais, surtout, une place de fermier en France constituait l'aboutissement d'une carrière financière ; les fermes de la Toscane n'étaient, au contraire, pour nos personnages qu'une affaire éphémère parmi d'autres et, s'il est des sociétés auxquelles il faudrait comparer celles de Lombart, ce sont foutes celles que nous avons évoquées dans les paragraphes précédents : sociétés pour les vivres de telle campagne, pour la vente de tels offices, etc., dont on devine l'activité fébrile et confuse à travers l'inventaire des papiers de nos fermiers généraux. Mais, si l'on a beaucoup de lumières sur les fermiers de France ou les banquiers protestants, on en a guère, par contre, sur la composition sociale de ces sociétés qui comptèrent pourtant parmi les plus caractéristiques de l'Ancien Régime. Aussi faut-il renoncer à comparer n.

La compagnie des fermes de Toscane, avons-nous dit, n'était guère ouverte aux négociants. Comment s'en étonner ? Ce n'était sans doute pas là leur place. L'un d'entre eux, pourtant, crut bon d'y entrer, en juillet 1741, profitant de la démission d'Héron de Courgis. On ne peut guère situer Dominique d'Héguerty ailleurs que dans le monde du négoce : en 1738, il fut l'associé d'Isaac Théllusson dans les fournitures de blés pour Paris ; en 1749, peu après son départ de la ferme, on le retrouve en affaires avec Isaac Vernet, au sujet du navire « La Marquise de Pompadour » dont il

11. Aucune comparaison ne peut non plus être faite avec la société des mines du Guadalcanal, récemment étudiée par G. CHAHSSINAND-NOGARET, (dans la Revue d'Histoire moderne et contemporaine, XX (1973), pp. 185-200) : malgré la présence d'un grand nombre de financiers, il s'agit d'une affaire d'un type tout différent de la nôtre. On pourrait, au contraire, examiner avec quelque profit la société qui se présenta en 1767 pour les fermes de Prusse : elle rassemblait quatre secrétaires du roi, cinq employés des fermes de niveau variable, quatre anciens sous-fermiers, le fermier des domaines de Versailles, un <■ fermier du Roy », trois intéressés dans les affaires, un payeur des rentes, un contrôleur au change de la monnaie de Paris, le premier secrétaire de l'intendant de Tours, un « écuyer », etc., (voir: Paris, Arch. nat., Min. centr., XII 613, quitt. du 2 mai 1767).


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était le propriétaire 12. D'Héguerty ne resta pas indéfiniment dans les fermes de Toscane, on le verra. Mais son entrée dans la compagnie prend une valeur de symbole : elle coïncide avec le moment où Lombart, contre toute attente, se lance dans les affaires bancaires.

Dès le début, les fermiers généraux avaient rencontré bien des difficultés : politiques, dues à la vive opposition des Florentins à la nouvelle institution 13, diplomatiques, liées à la guerre qui éclata dès 1741 entre le roi de France et une maison d'Autriche qui voulait faire monter sur le trône impérial le grand-duc de Toscane 14, financières, enfin. Les nouveaux fermiers avaient placé dans leur entreprise des fonds assez restreints : une délibération de mars 1741 en avait fixé le total à 665 000 liv. tourn. C'était peu, eu égard aux fonds considérables qu'il fallait faire en Toscane. Le prince, au lieu de demander une avance à ses fermiers, avait exigé d'eux qu'ils présentent des cautions à Vienne, Florence ou Livourne, trois places où ils ne pouvaient guère espérer en trouver. Aussi, revenant sur sa première décision, le grand-duc se résolut-il à demander au fermier, à titre de garantie, une avance d'un peu plus d'un million de liv. tosc. 15. Mais il ne suffisait pas de payer l'avance : il fallait encore, à la fin de chaque trimestre, payer au trésor grand-ducal, le quart du montant annuel du bail. Dans les débuts, malheureusement, les recettes des fermiers n'y suffirent pas : peu familiers des droits qu'ils devaient percevoir, aux prises avec des contribuables habitués à beaucoup de ménagements dans la perception, ils se trouvèrent à découvert au moment de payer. Afin d'honorer les engagements de la compagnie, les députés de cette dernière à Florence tirèrent des lettres de change sur leurs collègues de Paris, à l'ordre de M. de Toussaint, conseiller des finances du grand-duc : près de 290 000 liv. tourn. dès avril 1741, 100 000 le 5 jufflet, 170 000 le 31, autant le 21 août, etc.

Il n'y avait, en cela, rien qui pût déplaire au grand-duc : l'une de ses principales préoccupations était précisément de faire sortir de Toscane l'argent dont il avait besoin pour l'entretien de sa cour de Vienne. Les remises pour Vienne constituèrent l'une des caractéristiques de la finance

12. Sur d'Héguerty : H. LÙTHY, La Banque protestante en France de la Révocation de l'Édit de Nantes à la Révolution, t. II, Paris, 1961, in-8°, pp. 196-199 et 226-227. D'Héguerty, fils d'un officier irlandais, faisait partie de la « diaspora » jacobite (voir : Paris, Bibl. nat., Chérin 105, doss. 2165).

13. On se reportera sur ce point à notre article cité plus haut.

14. D'où les protestations de fidélité monarchique envoyées par certains fermiers à Paris, à l'occasion d'un incident mineur (Paris, Arch. Aff. étr., Corr. pol. Toscane 93, f°s 96 et 163 ; févr.-mars 1741).

15. Sur ce point et le développement qui suit, nos sources sont, sauf mention contraire : les comptes de la ferme générale (comptes d'administration, de situation, des caisses de Paris et de Florence, de société), les extraits des délibérations des fermiers et le dossier relatif à la banque de la ferme, conservés à Florence, A.S., Appalti 378 et 383. D'utiles compléments sont fournis par la correspondance Richecourt-François II (en particulier : ibid., Regg. 15, f° 516,16, f° 123, 18, f°s 419428 V, 19, f°* 104-110 v°, 269, 413), par la correspondance François IIRichecourt (particulièrement : ibid., Finanze 4, n° 42, 5, n° 21, 6, n°s 2, 3, 5), par la correspondance fermiers de Paris-bureaux de Florence (ibid., Appalti 77). On consultera également, en s'en méfiant, les livres du banquier Saint-Léger (Paris, Arch. nat., KK 530-531), ainsi que divers cahiers concernant les opérations de banque entre Paris et Florence (Florence, A.S., Appalti 75-76).


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toscane du milieu du siècle — pas moins de 37 000 000 liv. tosc. de 1737 à 1756, au dire du comte de Richecourt, principal ministre du grand-duc à Florence — et l'un des problèmes les plus épineux que radministration grand-ducale eut à résoudre : les difficultés des fermiers avaient de ce point de vue un aspect providentiel et le marquis Ginori, conseiller de la Régence de Toscane, déclara aux députés de la ferme, en août 1741, « que des lettres sur Paris lui feroient plus de plaisir que de l'argent » 16.

De semblables pratiques ne résolvaient rien : pour payer les lettres tirées sur eux, les fermiers résidents à Paris durent emprunter sur leurs billets. Les premiers billets furent signés en mai 1741, à un taux annuel proche de 8 %, et bientôt multipliés. Venus à échéance, il fallut les reconduire, faute de pouvoir les rembourser, ce qui mit dans l'embarras les intéressés, peu soucieux de discréditer leur signature. Un nouvel expédient fut donc utilisé, celui de se procurer de quoi payer les traites des députés de Florence, en négociant de nouvelles traites sur la Toscane. Pour écouler ces « retraites », la compagnie pouvait compter sur son banquier, Cioya, qui, en mars-avril 1741, avait remis en Toscane, pour le compte des fermiers, 400 000 liv. tourn. Malheureusement, Cioya fit faillite dans le courant de l'été 174117. Les traites sur Livourne, où la compagnie avait un député, furent donc négociées à Paris par un courtier obscur, Boet de Saint-Léger, qui plaça, durant le mois d'août 1741, des lettres d'un montant total de 54 000 piastres ls entre les mains de divers banquiers.

Boet de Saint-Léger, toutefois, fit voir aux intéressés dans les fermes de Toscane que la circulation de lettres de change dans laquelle ils s'étaient lancés, loin de leur porter préjudice, pouvait leur être profitable. Il leur conseilla de constituer une banque dont il serait le commandité et dont les fermiers seraient avec lui les commanditaires. Le 25 septembre 1741, l'acte de société en était signé. Le capital de la banque, fixé à 144 000 liv. tourn., était divisé en vingt parts de 6 000 liv. dont cinq devaient appartenir à Saint-Léger et dix-neuf aux dix-neuf fermiers. La commission de SaintLéger sur toutes les opérations de la banque était fixée à 1/3 °/o, moyennant quoi tous les frais étaient à sa charge. La banque devait négocier avantageusement les traites de la compagnie sur Livourne. Elle escomptait d'autres bénéfices de l'envoi par chaque courrier d'une somme de 36 000 Hv. en lettres de change à Livourne, tandis que le député de la ferme à Livourne enverrait de son côté 36 000 liv. à la maison de Paris, « de façon que les caisses de Paris et de Livourne bénéficieront sur les changes et les arbitrages ». Enfin, comme la monnaie de Florence, qui faisait partie du bail des fermes, travaillait à perte à cause de la faible quantité de matières qui y était portée, la banque s'engageait à y faire venir

16. Richecourt à François II, 9 avr. 1756 (Vienne, Haus-, Hof- und Staatsarchiv, « Lothringisches Hausarchiv » 194, n° 300, f° 133) ; mémoire du fermier d'août 1741 (Florence, A.S., « Miscellanea di Finanza », A, 176, n° 1).

17. Voir : Ginori à François II, 10 oct. 1741 (ibid., Finanze 72, f° 238).

18. Le change entre Paris et Livourne était coté en sous tournois par piastre, la piastre valant 5 liv. tosc. 15 s. Les fermiers estimaient que le pair était de 95 s. tourn. 5/6 par piastre. 5 liv. tourn. faisaient ainsi, rappelons-le, 6 liv. tosc.


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l'or et l'argent nécessaires. Le capital de la compagnie devait servir de masse de manoeuvre pour acquitter les traites de Livourne sur Paris sans être obligé de tirer immédiatement sur Livourne : ainsi pourrait-on s'arranger pour que les lettres sur Livourne ne viennent pas à échéance à un moment incommode pour les fermiers résidents en Toscane, comme pouvait être le moment de payer au trésor grand-ducal un trimestre du prix du bail. Le capital devait également servir à financer les opérations sur les changes et les matières. Ainsi les fermiers purent-ils avoir un instant l'illusion que la situation défavorable dans laquelle leurs difficultés en Toscane les avaient placés allait être pour eux la source de profits supplémentaires.

L'inexpérience de la grande majorité d'entre eux dans le domaine bancaire fut sans doute ce qui fit espérer tant de profits à nos financiers. C'est par d'habiles arbitrages que Saint-Léger pouvait réaliser des opérations profitables à la banque. La chose, en elle-même, n'était peut-être pas entièrement impossible : on sait qu'en 1729 la maison de La Rue et Cle, de Paris, expédiait des lettres sur Livourne à Marseille où elles étaient vendues sur le pied de 96 (sous tournois par piastre), alors qu'elles avaient été achetées à Paris à 95. Mais, on sait également que de telles activités ne convenaient qu'à un cercle limité de grands négociants accrédités sur toutes les places et disposant d'un vaste réseau de correspondants 19. Donc, elles ne pouvaient convenir à Saint-Léger, petit courtier sans relations et sans crédit, capable seulement d'écouler sur la place de Paris, au taux de change du jour, les lettres qui lui étaient remises par la compagnie.

Un examen un peu plus approfondi des clauses de l'acte de société faisait facilement voir combien illusoires en étaient les promesses. En admettant même que Saint-Léger pût négocier avantageusement les traites de la compagnie sur Livourne, cette négociation même supposait que les fermiers poursuivent un jeu de traites et de « retraites » entre la France et la Toscane onéreux par définition. Sur ce point, les profits de la banque supposaient pour la ferme des pertes parallèles sur les changes. Les spéculations projetées sur des envois combinés de 36 000 liv. de lettres de change par les maisons de Livourne et de Paris se heurtaient à d'égales difficultés : il fallait, pour les réaliser, trouver régulièrement sur le marché parisien des traites sur Livourne à bon marché. Malheureusement, de l'avis même d'un agent de change parisien, « pour laditte place de Livourne, il se passe quelquefois un ordinaire sans qu'il se fasse de négociacion » 2° : vouloir acheter régulièrement pour 36 000 liv. de lettres sur cette place, alors que l'offre en était limitée, aurait inévitablement conduit à les acheter à un taux onéreux, ce qui rendait impossible toute spéculation ultérieure : la combinaison prévue ne fut pas exécutée une seule fois. Restaient les achats de métaux précieux. Pour qu'ils soient profitables, il était nécessaire que Saint-Léger passe par un nombre

19. R. SQUARZONI, L'arbitrage et les négociants banquiers, 1726-1735, dans C. CARRIÈRE, M. COURDURIE, M. GUTSATZ, R. SQUARZONI, Banque et capitalisme commercial : la lettre de clumge au XVIIIe siècle, Marseille, 1976, in-8°, pp. 112, 116.

20. Certificat de Pignard, agent de change à Paris, du 31 juil. 1752, portant sur les années 1741-1744 (Florence, A.S., Appalti 380).


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d'intermédiaires aussi faible que possible. Ce fut le contraire qui se produisit : mises à part quelques parties d'or achetées à Lisbonne, le banquier acquit les métaux à Gênes, aux frères Regny qui, eux-mêmes, se les étaient procurées auprès d'autres négociants. Dans de telles conditions, au prix auquel la monnaie de Florence prenait l'or, il n'y avait guère d'espoir de se livrer à des entreprises profitables.

Tout cela n'embarrassait guère Saint-Léger qui, autant qu'un banquier, était un escroc. Il eut recours à un stratagème aussi simple que grossier : puisqu'il ne pouvait écouler les traites de la compagnie à un cours différent de celui qui régnait sur la place de Paris, il les prit aux fermiers eux-mêmes à un cours très inférieur. Pour les fermiers, le change sur Livourne fut toujours à 91, alors qu'il courait, à Paris, à 92,5 - 93 à la fin de 1741 et qu'il monta à 95,5 dans les premiers mois de 1742. Les bénéfices de la banque se limitèrent à cette extorsion et s'élevèrent facilement à plus de 73 000 liv. tosc, soit plus de 60 000 liv. tourn. Toute l'industrie de Saint-Léger consista à multiplier les traites sur Livourne. Il s'ingénia à les négocier à des dates telles qu'elles viennent à échéance au moment précis où les députés de la ferme en Toscane soldaient l'un des paiements trimestriels au trésor toscan. Les députés n'avaient alors d'autre ressource que de se procurer des avances sur place. Saint-Léger, aussitôt informé de ces avances, mobilisait les fonds nécessaires à leur remboursement en négociant de nouvelles traites sur Livourne prises aux fermiers à 91. Les fournitures de matières à la monnaie de Florence, enfin, qui se faisaient de l'ordre de Saint-Léger, lui étaient remboursées à Paris en traites sur Livourne, prises par lui à 91, alors qu'il eût été plus simple, et moins onéreux, de faire rembourser directement par les députés de la ferme en Toscane les marchands génois auprès de qui Saint-Léger achetait les matières. La solution retenue permit uniquement à la compagnie de perdre 60 liv. tosc. environ par livre d'or monnayée.

Il suffit de dire que Saint-Léger put opérer de l'été 1741 au commencement de l'année 1743 pour faire sentir quelle était l'impéritie dans le domaine bancaire de ceux des fermiers de la Toscane qui avaient accepté d'entrer dans ses opérations 21, sans avoir partie liée avec lui. Car, comme on put s'en apercevoir lorsque les friponneries du banquier, enfin démasquées, donnèrent lieu à une action en justice, Saint-Léger avait joui de quelques protections dans la compagnie elle-même. Les informations données par le marquis de Stainville, chargé d'affaires toscan à Paris, permirent au grand-duc d'éliminer les cinq fermiers compromis : Cléry, Gendon, Philippe, ainsi que Duval de L'Épinoy et d'Héguerty. La société était ainsi réduite à treize personnes, Parât de Puineuf étant mort entretemps ; une seconde compagnie fut formée avec les treize fermiers conservés auxquels on adjoignit Tiercet et Dubuisson.

Examinant les opérations de Saint-Léger, l'un de ses censeurs déclarait : « son dessein étoit que la banque volât la ferme ». Il serait abusif de donner à cette phrase une portée générale : Saint-Léger, petit escroc sans carrure, n'incarnait certes pas la Banque. Mais il n'est pas seul à avoir

21. Parât de Puineuf, Châtelain, O'Kelly et Poirot, pour le grand-duc, s'y étaient refusés.


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profité de l'argent des fermiers de Toscane. Ainsi les frères Regny, banquiers originaires de Lyon établis à Gênes, firent bien leurs affaires avec les affaires de nos financiers. Croupiers de Parât de Montgeron pour 4 deniers, ne constituaient-ils pas des correspondants d'affaires tout désignés ? Ils ne se contentèrent pas de gagner sur des ventes d'or à la ferme. Une grande partie des lettres tirées par La Butte, caissier de la compagnie à Paris, sur Livourne, furent en effet négociées par Saint-Léger aux frères Regny qui les faisaient passer à Antonio Damiani et Fabio et Ubaldo Maggi, de Livourne, « et ce sont ces deux maisons qui étoient toujours prêtes aux besoins de la caisse de Livourne... en sorte que l'on espère de prouver par là que les deniers comptans provenans de l'acquittement des lettres de change de La Butte sur Livourne servoient pour fournir les secours dont la caisse de Livourne avoit toujours besoin »n. Sans doute les Regny eurent-ils la part belle. Il n'en reste pas moins que l'activité de la banque, consistant uniquement à accroître le mouvement des traites et « retraites » entre Paris et la Toscane, ne pouvait que profiter aux banquiers qui, outre Regny, soutenaient cette circulation en achetant le papier des fermiers généraux : Tourton-et-Baur de Paris, Grimod de Marseille, Gédéon Heusch d'Amsterdam, Moyrand de Lyon, Bonis-et-Sauvan de Lisbonne, etc.

Faire circuler des lettres entre Paris et la Toscane : c'était peut-être inévitable au commencement, eu égard aux difficultés rencontrées par les fermiers. En tirer prétexte pour se lancer dans le négoce monétaire, c'était commettre imprudemment l'erreur à éviter et donner l'occasion aux banquiers de détourner à leur profit les bénéfices des gens de finances. La seconde société, d'où les négociants étaient cette fois absents, s'écarta totalement des usages de la première. Cela lui était d'ailleurs assez facile : la gestion des fermiers en Toscane était de plus en plus fructueuse et, à Paris, la compagnie avait décidé d'augmenter son capital de 335 000 liv. tourn. dès 1743. De 1745 à 1749, les mouvements de fonds entre Paris et la Toscane furent réduits au minimum. La caisse de Florence ne tira, en cinq ans, qu'un peu plus de 225 000 liv. tourn. sur celle de Paris qui reçut, au contraire de celle de Florence, près de 3 000 000 liv. tourn., sous formes de traites et de remises : le flux des bénéfices, toute circulation artificielle étant éliminée. Les opérations étaient conduites avec économie : les remises de Livourne à Paris étaient préférées aux traites de Paris sur Livourne, plus onéreuses. Ces dernières étaient, dans leur grande majorité, négociées directement à M. de Tournay, banquier expéditionnaire en cour de Rome et frère du caissier des fermes à Florence, ce qui évitait de payer une commission à un banquier. Les achats de matières à Gênes cessèrent.

La supériorité de la seconde gestion sur la première fut nette. La première compagnie, pour prix de ses imprudences, perdit au-delà du débet de Saint-Léger, résultant de la différence entre le change courant et

22. « Examen des comptes rendus ou signiffiés par le Sr de Saint-Léger... », s.d. (Florence, A.S., Appalti 383 : citations). Sur les Regny : G. FELLONI, Gli investimenti finanziari genovesi in Europa tra il seicento e la Restaurazione, Milan, 1971, in-8°, pp. 407-409. Quelques indications dans R. BOUDARD, Gênes et la France dans la deuxième moitié du XVIII" siècle, Paris-La Haye, 1962, in-8°, pp. 89, 235, 284n.


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le change abusif auquel il avait pris les lettres (73 687 liv. tosc. 9 s. 8 d.), 48 266 liv. tosc. 7 s. 8 d. sur les métaux monnayés et 50 623 liv. tosc. 1 s. 7 d. sur les changes. La seconde société, au contraire, ne perdit que 9 872 liv. tosc. 16 s. 11 d. sur deux lettres de change protestées et 10 585 liv. 15 s. 4 d. sur les changes.

En définitive, après des débuts difficiles, la société de Lombart s'était adaptée aux conditions d'exploitation d'une ferme à l'étranger. Sans doute renonçait-elle à des perspectives alléchantes : la monnaie de Florence ne lui rapporta jamais rien ; les remises pour Vienne et la Lorraine finirent entre les mains du banquier italien Sassi. Mais le plus important — le rapatriement aux moindres frais des bénéfices de la ferme proprement dite — était acquis.

Les fermiers, sans doute, perdirent un peu d'argent dans leurs aventures bancaires ; le plus tondu, cependant, fut certainement le contribuable. Pour réprimer la contrebande, mettre au pas les employés, faire appliquer les règlements, les fermiers de Lombart déployèrent une ardeur peu commune, appelant à leur service, pour les mettre aux postes les plus importants, des employés français. « La méthode des financiers, qui rendent tout facile, mais une fois en possession... sçavent allors faire valoir en leur faveur tous les cas non prévus ou point assés expliqués dans un bail » fut également appliquée avec scrupule : les financiers s'acharnèrent à obtenir un rabais sur le prix annuel des principales parties de la ferme, fixé provisoirement à la fin de 1740 ; l'exactitude du calcul des produits et des dépenses des administrations mises sous leur tutelle fut remise en question cent fois sous autant de prétextes différents et, pour finir, les fermiers furent encore déçus du rabais obtenu après plus de cinq ans d'efforts. Les discussions sur les dépenses restant à leur charge prirent alors le relais : quand les financiers quittèrent la Toscane, nul ne savait encore sur qui devait reposer l'entretien des exploitations rurales du domaine, qui avaient été comprises dans le bail ; une chose était toutefois certaine : les fermiers n'y avaient effectué que fort peu de réparations 23.

Cette fois, les fermiers étaient dans leur élément et les résultats furent d'autant plus satisfaisants que les abus à retrancher étaient énormes et que leur retranchement constituait à chaque fois la promesse de produits substantiels. Aussi, en dépit de circonstances loin d'être toujours favorables 24, et grâce à des efforts qui mirent, paraît-il, dans l'embarras le commerce de Livourne 25, les fermiers réalisèrent de réels bénéfices.

23. Richecourt à François II, 8 nov. 1740 (Florence, A.S., Regg. 15, 459 v° : citation) ; sur ce qui précède, on se reportera en particulier à la correspondance Richecourt-François II citée plus haut, passim.

24. Particulièrement sur le plan économique (R. B. LICHIFIELD, Les investissements commerciaux des patriciens florentins au XVIIIe siècle, dans Annales E.S.C., XXIV (1969). p. 707).

25. M. BARUCHELLO, Livorno e il suo porto : origini, caratteristiche e vicende dei traffici livornesi, Livorno, 1932, in-8», pp. 301-307, 476-477.


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La première société recueillit 1400 000 liv. tosc. en honoraires et frais de tournées, 6264 liv. tosc. 7 s. 4 d. pour la moitié des bénéfices excédant cette somme, 43 046 liv. tosc. 9 s. 10 d. au titre de remise sur le recouvrement des restes de l'administration antérieure à la ferme, 184 541 liv. tosc. 8 s. 2 d. pour intérêts d'avances faites au grand-duc ; compte-tenu de quelques rentrées supplémentaires d'importance secondaire, elle porta en recette dans ses comptes un total de 1 789 500 liv. tosc. 12 s. Les recettes de la seconde société s'élevèrent à 4 151 466 liv. tosc. 10 s. 10 d., parmi lesquelles on comptait 1750 000 liv. tosc. pour honoraires et frais de tournées, 1 840 435 liv. tosc. 3 s. 9 d. pour la moitié des bénéfices excédant cette somme, 47 868 liv. tosc. 8 s. 4 d. pour remise sur les arrérages, 263 630 liv. tosc. 17 s. 6 d. pour intérêts d'avances, 120 000 liv. tosc. pour gratification accordée au fermier après la fin de son bail. Les frais d'exploitation absorbèrent 742 700 liv. tosc. 8 s. des recettes de la première société (41,50 %), 688141 liv. tosc. 4 s. 1 d. de celles de la seconde (16,05 %). Ainsi, une administration plus avisée permit à la seconde société de réaliser des bénéfices nettement supérieurs à ceux de la première et de subir des frais plus limités malgré une période d'exercice plus longue : la chute vertigineuse du pourcentage de ces frais par rapport au total des recettes exprime bien cette double évolution. Les bénéfices distribués s'élevèrent à 1046 800 liv. tosc. 4 s. pour la première société, 3 603 325 liv. tosc. 6 s. 9 d. pour la seconde, soit un total de 4 650 125 liv. tosc. 10 s. 9 d. : en neuf ans, les fermiers avaient réalisé un gain de peu inférieur au prix moyen d'une année de leur bail. Dans la première société, la mise de fonds moyenne par sol avait été de 52 591 liv. tosc. 9 d. versées entre 1741 et 1743 ; le profit, tous fonds remboursés, fut de 46 524 liv. tosc. 6 d. versées dans leur quasitotalité entre octobre 1745 et janvier 1747. Les intéressés dans la seconde société, pour une mise de fonds de 53 000 liv. tosc. par sol, versées en 1745, reçurent au-delà de ce capital des profits s'élevant à 173 166 liv. tosc. 7 d., toujours par sol, payés dans leur quasi-totalité entre octobre 1747 et juillet 1751. Inutile de souligner qu'il était plus intéressant de placer dans les fermes de Toscane que dans les rentes sur l'hôtel de ville 26.

A qui ces bénéfices profitèrent-ils ? Aux fermiers généraux, sans doute, mais pas à eux seuls. Les fermiers de Toscane, comme les intéressés dans n'importe quelle autre affaire, trafiquaient de la place qu'ils avaient obtenue dans leur société : ils vendaient à des croupiers une portion de leur intérêt. Dès 1741, Parât de Puineuf cédait à un tiers 4 deniers sur l'intérêt de 1 sol qu'il possédait, moyennant un paiement de 29 300 liv. tourn.,

26. Source : comptes de société cités n. 15. Sous la rubrique frais d'exploitation, nous regroupons tout ce qui n'est pas bénéfice distribué aux fermiers : rubrique fort grossière, nous en convenons, mais les critères qui ont présidé à la rédaction de ces comptes ne permettent guère de ventiler les diverses réalités qu'elle renferme d'une façon plus satisfaisante ; nous y avons compris les honoraires des députés en Toscane, ainsi que les jetons de présence des fermiers restés à Paris, qui doivent être considérés comme la rémunération d'un travail ; nous avons voulu ainsi limiter les profits au rendement des seuls capitaux. Les chiffres donnés pour les bénéfices distribués comprennent les bénéfices proprement dits ainsi que les intérêts d'avances. Il faut noter que le grand-duc en perçut un dixième à cause de son intérêt dans la ferme, ce qui limite d'autant les profits réalisés par des personnes privées.


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supérieur de près du triple à la mise de fonds effectivement réalisée à ce moment-là pour un intérêt de 4 deniers. Car les croupiers, pour obtenir une part dans les bénéfices donnée, pouvaient être amenés à faire un fonds plus élevé que les fermiers eux-mêmes ; ces derniers, au contraire, en vendant une croupe, pouvaient récupérer une partie considérable de leur mise, tout en conservant dans la société une portion d'intérêt relativement élevée. Un exemple est peut-être nécessaire : Mazières avait dans la seconde société un intérêt de 1 sol, correspondant à une mise de fonds de 53 000 liv. tosc, ou 44 166 liv. tourn. 13 s. 4 d. ; ce sous produisit 173 166 liv. tosc. 7 d. de bénéfices, soit 144 305 liv. tourn. ; Mazières vendit 27000 liv. tourn. une part de 4 deniers, en gardant 8 pour lui, qui ne lui coûtèrent donc que 17166 liv. tourn. et lui rapportèrent les deux tiers de 144 305 liv. tourn., soit 96 202 liv. tourn. ; le croupier de Mazières, pour une mise de 27 000 liv. tourn., reçut le tiers des bénéfices, soit 48 103 liv. tourn., ce qui était encore satisfaisant. Mazières fit 39 % des fonds et toucha 67 % des bénéfices ; son croupier paya 61 % de la mise et perçut 33 % des profits 27. C'était là, à l'évidence, la traduction de rapports de force favorables à celui qui, par ses relations d'affaires, avait su se ménager une place dans la société, aux dépens de celui qui, n'ayant pas eu les moyens de mettre directement la main sur l'intérêt qu'il convoitait, devait, pour en bénéficier, le payer au prix fort. Rien n'indique cependant que cette situation ait été générale. Au surplus, le même personnage pouvait se trouver dans les deux situations à la fois : fermier pour 1 sol et croupier d'un confrère pour quelques deniers supplémentaires.

Même onéreuses, les croupes restaient rentables : il était donc facile de trouver des acheteurs et les croupiers furent nombreux. Nous en avons repéré, pour notre part, seize s'étant entendus avec huit fermiers. Mais beaucoup ont certainement échappé à nos investigations, comme ils avaient, du temps même de la ferme, échappé à la connaissance de l'ensemble de la compagnie qui écrivait au directeur des comptes à Florence : « il y a nombre d'intéressés dans la compagnie qui ont des croupiers dès l'origine de l'affaire, lesquels ont des récipissés séparés : nous ne les connoissons pas tous et d'ailleurs, comment les tirer de leurs mains, il y en a même qui sont sous les scellés. Les fonds ont été faits sous le nom de ceux qui paroissent dans la ferme, mais ils n'en ont pas été moins morcelles ». Chacun, donc, faisait ses affaires de son côté, sans en informer ses confrères. Rien ne prouve que notre échantillon soit représentatif: on y retrouve des fermiers (Clorcy et d'Héguerty, croupiers de Gendon, Parât de Montgeron, croupier de Cléry, Duval, croupier de Parât de Montgeron), des employés de la ferme (Boisbedeuil, directeur de la correspondance à Florence, La Butte, caissier à Paris, La Garde, directeur de la monnaie de Florence), divers particuliers dont les Regny de Gênes 28.

Quelques croupes, que l'on pourrait appeler politiques, méritent une mention à part. C'étaient celles que les fermiers cédaient à certains

27. Voir les inventaires de Parât et Mazières cités n. 4.

28. La compagnie au directeur des comptes, 10 mai 1745 (Florence, A.S., Appalti 77 : citation). Les indications sur les croupiers sont très dispersées : les sources où nous les avons rencontrées sont celles de tout cet article.


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administrateurs bien placés : n'y avait-il pas quelque intérêt à laisser 3 deniers à M. Grobert, secrétaire des finances du grand-duc, et 6 deniers à M. Vauthier, son collègue, n'était-il pas également intéressant de donner quelques miettes à M. Dumesnil, secrétaire du comte de Richecourt ? Tout cela, sans doute, entrait dans le cadre d'une politique bien entendue d'échange de services à laquelle il faut également rapporter les avances faites par la compagnie au très endetté marquis de Stainville, représentant du grand-duc à Paris, ou l'installation de l'ancien secrétaire de la légation toscane à Paris, Galli, que Fleury protégeait, dans une sinécure à Pistoïe 29.

Cela, cependant, n'empêcha pas la compagnie de retrancher efficacement les abus dont souffrait la fiscalité toscane, ce qui avait été le principal mobile de sa création par les Lorrains, et ne dissuada nullement le grand-duc de se débarrasser des français quand il n'eut plus besoin de leurs services, n'ayant cure de leur faire gagner plus longtemps de l'argent aux dépens de ses finances. La ferme de Lombart eut dans celle de Masson un enfant bâtard, où les intérêts français étaient fort réduits. A la fin du bail Masson, en 1754, les français furent totalement évincés : les bonnes affaires n'avaient pas en Toscane la même capacité de reproduction qu'en France ; le grand-duc ne mêlait pas les genres et n'empruntait pas volontiers à ceux qui maniaient son argent, se gardant ainsi de les rendre inamovibles.

Disons-le encore, au risque de nous répéter : il faudrait, pour mesurer l'originalité de la ferme de Lombart parmi les sociétés de financiers dont la France du XVIII' siècle fut si riche, disposer d'éléments de comparaison qui nous font malheureusement défaut. Bornons-nous donc, pour conclure, à quelques observations que suggère l'histoire de nos fermes. Qu'elles aient été dominées par des financiers n'est pas pour nous étonner : c'était là la moindre des choses. Toutefois, la finance qui intervient dans nos fermes, si elle englobe le monde des grands offices comptables et celui des fermes du roi de France, ne se confond pas avec lui. N'est-ce pas le signe que les milieux les plus étudiés de la finance d'Ancien Régime n'en épuisent pas tout le contenu social? La finance, au-delà des principaux rôles — receveurs généraux, fermiers généraux, trésoriers généraux — sur lesquels l'attention se dirige le plus communément, rassemblait aussi une multitude d'individus moins illustres, mais pas forcément d'une envergure négligeable : leur insertion dans le monde des offices pouvait se limiter à l'achat d'une charge de secrétaire du roi ou d'un office financier mineur. Certains même, plus rares, tel Parât de Puineuf, pouvaient rester entièrement étrangers au monde des charges. Toute enquête sur la finance du

29. Les croupes de Vauthier et Grobert inquiétèrent le Conseil de Toscane à Vienne, qui émit le voeu que l'administration des fermes ne leur soit pas confiée (Florence, A.S., Regg. 220, rapport du 17 juil. 1747). Sur Stainville, voir les délibérations citées n. 15 ; sur Galli, voir dans Florence, A.S., « Miscellanea di Finanza », A, 187, n° 103, une dépêche de Richecourt du 11 févr. 1749.


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XVIIIe siècle ne devrait-elle donc pas commencer par un relevé des intéressés dans les affaires et de leur participation dans chacune d'elles, par un repérage des bailleurs de fonds des fermiers et des receveurs généraux, des receveurs des tailles et autres gens de finances ? Ainsi, audelà des nomenclatures officielles qui risquent de ne relever parfois que des prête-noms, pourrait-on avoir de la structure de la finance d'Ancien Régime une vision plus équilibrée. Nous ne vouions certes pas minimiser l'importance des receveurs ou des fermiers généraux, mais souligner le rôle non moins remarquable d'hommes plus discrets, semblables à ce Jean-Baptiste Philippe à qui quarante ans d'intéressements dans les affaires du roi avaient donné les moyens d'avancer à trois fermiers du bail d'Alaterre 330 000 liv. de leurs fonds et de leur prendre ensuite plusieurs dizaines de milliers de livres de billets à court ternieM : les premiers sont-ils compréhensibles sans les seconds ? Ne faut-il pas plaider pour une extension du champ des études sur les financiers d'Ancien Régime ?

Mais notre enquête nous conduit aussi à souligner, pour les fermes de Toscane, ce que l'on a déjà souligné en d'autres occasions 31 : l'extraordinaire ramification des affaires de finances, qui en répand les bénéfices bien au-delà de leurs principaux acteurs. Les profits ne restaient pas concentrés entre les mains de quelques financiers de profession ; à travers les croupes et les prises d'intérêt des entremetteurs, ils se répandaient dans un milieu beaucoup plus large, débordant sur l'administration financière elle-même.

Nous sommes encore plus dépourvus de points de comparaison en ce qui concerne la gestion des fermes générales elles-mêmes. Comment espérer, au reste, trouver pour beaucoup d'autres affaires une documentation aussi exceptionnelle que celle dont nous avons pu tirer parti pour la Toscane ? N'est-il pas intéressant, cependant, de pouvoir vérifier au moins une fois la réalité de ces profits fabuleux qu'annoncent les pamphlets et devant lesquels on reste généralement un peu incertain : la première société de Lombart marqua sans doute le temps des hésitations, des erreurs et des profits encore limités, bien que déjà substantiels. Mais la seconde ! Réaliser en six ans des profits trois fois supérieurs à la mise, cela valait bien les 28 000 liv. gagnées en moins de deux ans par le banquier Guiguer avec un capital de 30 000 liv. 32. Pour ses promoteurs, la finance avait du bon.

Et pourtant, malgré des avantages aussi évidents, les sociétés de financiers français opérant à l'étranger semblent être restées assez peu nombreuses et avoir constitué, de ce fait, un débouché relativement limité pour les gens de finances de notre pays. Fait significatif, les fermiers de

30. Voir son inventaire cité n. 4.

31. Ainsi Y. DURAND, Les fermiers généraux..., pp. 108-114, G. CHAUSSINAND-NOGARET, Les financiers de Languedoc au XVIII' siècle, Paris, 1970, in-8°, p. 101. Voir aussi, pour le XVEP siècle, l'étude récente de D. DESSERT, <■ Finances et société au xvne siècle : à propos de la Chambre de Justice de 1661 », dans Annales E.S.C., XXIX (1974), pp. 847-882.

32. G. ANTONETTI, <I Thellusson et O (1715-1717) : un beau profit bancaire », dans Revue d'Histoire économique et sociale, LUI (1975), pp. 425-427.


UNE COMPAGNIE FRANÇAISE EN TOSCANE 529

Toscane ne paraissent pas avoir participé à d'autres opérations à l'étranger en temps de paix. Sans doute faut-il voir dans cet état de fait le résultat de deux ordres de causes. D'une part, la perspective de difficultés dans l'établissement d'une ferme hors de France pouvait faire reculer des financiers habitués à des conditions et à un cadre de travail différents. D'autre part, le marché était relativement exigu : les Français n'étaient pas souhaités partout, il pouvait être parfaitement possible de mettre sur pied sans leur concours des fermes générales : ce fut le cas à Milan. Nul doute, cependant, que l'Italie ait constitué un pôle d'attraction pour des affaires semblables à celle qui nous a retenu. Les spéculations du temps de guerre et celles du temps de paix — tout en étant très différentes de nature — pouvaient s'y enchaîner presque sans solution de continuité : le premier caissier des fermes de Toscane, La Butte, était l'ancien caissier des vivres d'Italie de 1735. Après les vivres de la guerre de succession d'Autriche, il y eut les fermes générales de Parme, nouvelle possession des Bourbon. L'Italie, enjeu pour les cabinets de l'Europe, offrait aux gens d'argent des occasions d'affaires fréquemment renouvelées.

Jean-Claude WAQUET, École française de Rome.


L'ALBANIE DANS LA POLITIQUE DES PUISSANCES 1921-1926

Dès que les guerres balkaniques de 1912-1913 eurent ébranlé l'Empire Ottoman, l'attention de l'Italie se porta sur l'Albanie '. L'Italie étant alors en pleine crise économique, il était normal que le gouvernement italien se préoccupât d'élargir ses débouchés commerciaux au marché qui venait de s'ouvrir à ses portes ; l'occupation de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche l'induisit bientôt à élaborer une politique extérieure tenant compte des perspectives d'expansion territoriale qui, peut-être, s'offriraient à l'Italie. Dès la signature du Traité de Bucarest, l'Autriche-Hongrie et l'Italie se ruèrent vers cette partie de l'Empire Ottoman naguère fermée à toute influence européenne. Handicapée vis-à-vis de l'Autriche-Hongrie et même de l'Allemagne par son faible potentiel industriel et son manque de capitaux, l'Italie bénéficia cependant d'une conjoncture politique favorable. Depuis la Triplice de 1887 et la signature d'un protocole annexe entre l'Autriche-Hongrie et l'Italie dont l'article 7 contenait une clause de compensations territoriales mutuelles au cas où le statu quo viendrait à être ébranlé dans cette partie des Balkans, les deux pays, bien que concurrents en Albanie, y poursuivaient vis-à-vis des tierces puissances une politique commune visant à empêcher la partition de l'Albanie entre ses voisins directs. Pour compenser l'inégalité du rapport de forces existant

1. Les sources sur l'histoire politique de l'Albanie dans les années 1920 font défaut et rendent hasardeuses les conclusions que l'on serait tenté de tirer sur la politique de l'Albanie vis-à-vis des puissances de la littérature relativement abondante consacrée à la politique de l'Italie vis-à-vis de l'Albanie. Aux ouvrages déjà cités par G. CASTELLAN dans la Revue Historique (513) 1975, pp. 185-94, on peut ajouter : Essai sur l'indépendance albanaise, de A. SIMONAED, Paris, 1942, La politica estera dell'Italia in Albania de F. JACOMONI DI SAN SALVINO, Bologne, 1965, et Grundziige der albanischen Politik, de K. LANGE, Munich, 1973. L'ouvrage de référence est celui de P. PASTORELLI, L'Italia e VAlbania 1924-1927, Florence, 1967. La thèse de Pastorelli est discutable : il décrit la politique albanaise de l'Italie comme axée sur la défense de l'indépendance albanaise contre les menées expansionnistes de la Yougoslavie. D'une valeur documentaire indiscutable, son ouvrage est en ce sens heureusement complété par ceux de G. CARROCI, qui, dans La politica estera dell'Italia fascista 1925-1928, Bari, 1969 (et surtout dans ses Appunti suirimperialismo fascista negli anni '20', in : Studi Storici (VIII), 1967, pp. 113-37), replace les différentes politiques italiennes vis-à-vis des pays balkaniques dans leur contexte économique et diplomatique tout en s'attachant à faire ressortir leur caractère néo-impérialiste. Mon article, basé sur les archives diplomatiques du Quai d'Orsay, série Europe 1919-1929 (:AD, Europe) fera constamment et tacitement référence à Pastorelli : on verra en effet que la politique de la France, de la Grande-Bretagne et de la Yougoslavie vis-à-vis de l'Albanie fut le plus souvent fonction de celle de Rome vis-à-vis de Tirana.


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entre les deux pays, l'Italie pratiquait vis-à-vis de l'Autriche-Hongrie une politique de pari passu : les deux pays s'empressèrent de soutenir le Mouvement National Albanais. Le 28 novembre 1912, un Congrès National Albanais réuni à Valona proclamait l'Albanie État indépendant. Le 29 juillet 1913, la Conférence Permanente des Ambassadeurs des Puissances signataires du Traité de Berlin constatait que désormais tout lien de suzeraineté entre l'Albanie et l'Empire Ottoman était exclu et proposait de transformer l'Albanie en une principauté. Les frontières du nouvel Etat furent fixées mais non ses statuts politiques.

Dès sa création, l'Albanie fut sujette aux convoitises. Les prétentions territoriales des voisins directs de l'Albanie étaient immodérées mais appuyées tacitement par l'Entente. Par réaction, l'Autriche-Hongrie et l'Italie procédèrent secrètement à un partage à deux de l'Albanie et avalisèrent un projet de délimitation des frontières albanaises élaboré en 1913 par les puissances qui faisait, semble-t-il, de l'Albanie un Etat peu viable. Dès le déclanchement de la première guerre mondiale, l'Italie occupait militairement deux des points stratégiques de l'Adriatique : l'île de Saseno et le port de Valona, tous deux situés en Albanie. Sa position politique d'Etat neutre en fut très renforcée lors des négociations qui aboutirent au Traité de Londres du 26 avril 1915. Les clauses du traité secret prévoyant les possibilités d'expansion territoriale que l'Italie avait demandées, elle entra en guerre aux côtés de l'Entente. Dès que l'AutricheHongrie eût vaincu le Monténégro et la Serbie, l'Albanie devint le théâtre d'opérations militaires et fut bientôt divisée en trois régions d'obédience austro-hongroise, française et italienne. Vienne transforma la région qu'elle occupait en un protectorat et le général Sarrail, sinon le Haut-Commandement de l'Armée d'Orient, la province de Korça qu'il occupait en province autonome et même en république. Profitant de ce que déjà à Londres la question albanaise avait été envisagée non du point de vue de l'Albanie mais de celui de ses voisins — le Traité prévoyait une Albanie territorialement réduite et neutralisée dont les relations avec l'étranger seraient assurées par l'Italie, le général Ferrero proclamait, le 3 juin 1917, au nom du gouvernement italien, l'unité et l'indépendance de toute l'Albanie sous l'égide et la protection du Royaume d'Italie.

Sur les pressions conjuguées de l'Italie et de la Grèce, le Quai d'Orsay désavoua l'action du général Sarrail à Korça. Encouragé par ce succès politique, le cabinet Sonnino passa immédiatement à la réalisation d'ambitions qui dépassaient largement le cadre de l'article 7 du Traité de Londres. Rome tenta d'enlever à Esad Pasha l'appui des Alliés que lui procurait sa collaboration brillante avec l'Armée d'Orient et de le placer sous la tutelle exclusive de l'Italie. Esad Pasha qui avait été agent de l'Italie en Albanie poursuivait alors, en s'appuyant sur la Serbie, vis-à-vis des Alliés, une politique d'indépendance nationale : avec l'assentiment de la France, des négociations politiques s'engagèrent entre Esad Pasha et l'Italie. Celles-ci ayant échoué, Esad Pasha prit la tête d'un gouvernement provisoire albanais basé à Salonique et aussitôt reconnu par la France. Rome, pendant ce temps, s'employait de son côté à faire sanctionner par l'Entente l'occupation par l'Italie des deux-tiers de l'Albanie — occupation qu'elle


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avait opéré à la faveur de l'armistice conclu entre Rome et Vienne. Sur les instances italiennes, Paris relâcha son soutien à Esad Pasha : le 25 décembre, un nouveau Congrès National Albanais se réunissait à Durazzo. Soumis à de très fortes pressions italiennes, certains de ses participants se tournèrent vers la France. Celle-ci ne réagit pas.

La victoire de l'Entente avait poussé la Serbie jusqu'à l'Adriatique. Le 1" décembre, le Royaume serbo-croate fut fondé et le règlement des questions adriatique et balkanique entrepris par les diplomates des puissances alliées. Lors de la Conférence de la Paix, la question albanaise apparaissait aux puissances alliées comme devant être résolue en fonction du règlement général de la question adriatique. Les négociations eurent donc lieu sur la base du Traité de Londres 2. En février 1920, le Conseil Suprême Interallié proposait au gouvernement yougoslave un projet de règlement de la question adriatique qui comportait contre la renonciation de Belgrade à Fiume l'attribution à la Yougoslavie d'une partie importante de l'Albanie septentrionale : les puissances reconnaissaient par contre à l'Italie un mandat, d'ailleurs mal défini, en vue de l'organisation du futur Etat albanais. L'opposition des Croates et des Slovènes à cette solution radicale de la question de Fiume dont ils constituaient l'hinterland économique, et l'effervescence du Mouvement National Albanais firent échouer cette combinaison. Au Congrès de Durazzo, un gouvernement provisoire albanais avait été nommé qui réagit promptement : il échangea avec la Grèce et la Yougoslavie des protocoles préservant le tracé des frontières albanaises de 1913 et profita d'une crise politique italienne pour reprendre par les armes le port de Valona, ce que Sforza entérina à grand peine, l'opinion publique italienne étant alors exacerbée par le complexe de la « victoire mutilée ». Dès la signature de l'accord italo-albanais du 2 octobre, les troupes italiennes se retirèrent de l'Albanie, sauf de l'île de Saseno. Rome exigea par contre que des garanties lui fussent données sur l'indépendance politique future de l'Albanie : sous la pression des Alliés, la Yougoslavie dut à son tour se retirer du Nord-Est de l'Albanie 3. Le 12 novembre, le Traité de Rapallo réglait la question adriatique du point de vue territorial mais n'apportait pas de solution satisfaisante au problème politique de la collision des intérêts italiens et yougoslaves.

L'Albanie ayant demandé dès octobre 1920 à être admise au sein de la Société des Nations, la question albanaise redevint une question de politique internationale. Bien que la France ne se considérât pas comme partie prenante en Albanie — à condition que l'Italie ne s'y engageât pas pour des buts autres qu'économiques, les discussions lui furent prétexte à satisfaire et à son désir de resserrer les rapports franco-italiens et aux promesses données à la Yougoslavie lors des négociations de Rapallo. Viviani essaya

2. Sur les négociations au sein de la Conférence de la Paix, voir SIMONARD, op. cit., pp. 325 sq. ; note récapitulative (de Du Sault ?) 1CT juillet 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 32.

3. Note de Barrère (ambassadeur de France à Rome) 17 juillet 1920, AD, Europe, Albanie, vol. 30, protocole de la conversation Giolitti - Millerand, 15 septembre 1920, ibid.


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d'assurer à la France, sous réserve d'approbation par la Grande-Bretagne, le bénéfice politique qui aurait résulté pour la France de l'octroi à l'Italie d'une zone d'influence en Albanie ou du partage de ce pays en deux zones d'influence italienne et yougoslave — solution qui, d'une certaine manière, aurait complété le Traité de Rapallo sur le plan politique et peut-être réglé la question adriatique. Ce projet fut contrecarré, d'une part par l'opposition de Wilson à ce que l'Albanie fût mise sous protectorat italien ou yougoslave, d'autre part par l'intérêt soudain que la Grande-Bretagne porta à l'Albanie. Plus que le souci d'assurer éventuellement à la Royal Navy un point de chute dans l'Adriatique qui, sinon, serait devenue un simple lac italien, l'obstruction du Foreign Office à ce projet, qui, déjà avait obtenu l'accord de principe de Rome, s'explique par le fait que YAnglo Persian OU Company, dont l'amirauté britannique détenait la majorité des actions, avait découvert, dès mai 1920, des gisements pétrolifères en Albanie.

Sur la proposition et grâce à l'appui de la Grande-Bretagne, l'Albanie fut admise, le 17 décembre 1920, au sein de la S.D.N. Le 7 mai 1921, le gouvernement anglais suggérait de charger la Conférence des Ambassadeurs née de l'ancien Conseil Suprême Interallié de régler la question des frontières et des statuts de l'Albanie. Briand se rallia immédiatement à cette proposition, à condition qu'elle eût l'agrément du gouvernement italien. La Conférence des Ambassadeurs ne réunissant que les représentants de la Grande-Bretagne, de l'Italie, du Japon et de la France, le partage tacite de l'Albanie en zones d'influence italienne et yougoslave pouvait sembler probable. De fait, l'opposition marquée par la Grande-Bretagne à tout accroissement de l'influence yougoslave dans les Balkans trompa une fois encore les espoirs du Quai d'Orsay : la Yougoslavie pas plus que l'Italie n'obtinrent de la Conférence des zones d'influence en Albanie. Dans le cadre restreint de la Conférence des Ambassadeurs, le représentant français, Cambon, donna à son collègue italien, Bonin Longare, l'assurance verbale que la France se désintéressait du point de vue économique au profit de l'Italie en Albanie. Il ajouta cependant, à titre personnel, que si l'Albanie ne pouvait intéresser que ses voisins immédiats, l'Italie en en y intervenant ne manquerait pas de ressusciter la politique balkanique d'autrefois parce que, étant une grande puissance, son action en Albanie obligerait les grandes puissances à se mêler d'affaires dont elles voulaient se désintéresser 4.

Le 29 juin 1921, Bonin Longare informait la Conférence des Ambassadeurs que son gouvernement acceptait le modus procedendi, d'ailleurs entériné par le Conseil de la S.D.N., du règlement par la Conférence de la question des frontières et des statuts de l'Albanie mais désirait cependant rappeler « la position privilégiée que les Alliés avaient reconnu à l'Italie en Albanie ». Malgré cette référence directe aux négociations du Traité de Londres, les idées du gouvernement italien restaient assez vagues : le 4 juillet, dans une conversation avec Barrère, le secrétaire général du palais

4. Protocole de la conversation J. Cambon - Bonin Longare, du 9 juin, suite à la note confidentielle adressée le 4 juin 1921 par l'Italie à la France et à la Grande-Bretagne, AD, Europe, Albanie, vol. 15.


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Chigi, Contarini, exprimait l'idée que la France, la Grande-Bretagne et l'Italie devraient agir d'accord dans la question albanaise et convenir que si une intervention étrangère portait atteinte à l'indépendance de l'Albanie, elles se concerteraient sur les moyens d'y faire obstacle 5. La France donna son assentiment « à condition que les intérêts légitimes des voisins de l'Italie (sic) fussent ménagés ». Il fut convenu que les experts n'aborderaient tout d'abord que la question des frontières de l'Albanie, le problème de ses statuts restant réservé.

Le travail des experts était à peine commencé lorsque, le 12 juillet, l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris informa le Quai d'Orsay, puis la Conférence des Ambassadeurs « que le gouvernement britannique sans faire valoir en ce qui le concernait de revendications spéciales relativement au statut futur de l'Albanie n'était pas disposé, pour cette même raison, à reconnaître aucun intérêt spécial en Albanie au profit d'un autre pays ». L'affaire des pétroles albanais semblait, comme Paris l'avait pressenti dès la fin de l'année 1920, être à l'origine d'un conflit d'intérêts anglo-italien : pour se soustraire ou satisfaire aux pressions des concurrents italiens de l'Anglo Version. OU Company, le gouvernement albanais venait en effet de reporter l'octroi à la firme anglaise de la concession d'exploitation des gisements pétrolifères qu'elle avait découverts en Albanie. Le gouvernement français n'était pas partie dans cette question et ne cachait pas son désir d'améliorer ses rapports politiques avec l'Italie. Le 25 juillet, Bonin Longare soumettait au Quai d'Orsay un projet de règlement de la question albanaise par la Conférence des Ambassadeurs sur la base des quatre formules suivantes : — l'Italie compte sur la collaboration alliée pour assurer la réalisation d'une Albanie vraiment indépendante — l'Italie étant la puissance la plus intéressée au sort de l'Albanie a le devoir de veiller à la constitution effective de l'Etat albanais qui est pour elle une garantie de sécurité — l'Italie doit veiller à ce qu'il ne puisse pas résulter de la création d'une Albanie indépendante une situation avantageuse pour des tierces puissances et en opposition avec les intérêts du peuple albanais et par conséquent avec les intérêts de l'Italie dans la défense de l'Adriatique inférieure qu'elle entend assurer par sa politique albanaise 6. Briand répondit le 29 juillet que, sous réserve de quelques corrections de forme, la France n'avait pas d'objections à élever. Des négociations s'engagèrent entre l'Italie et la Grande-Bretagne. Le secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères anglaises, Curzon, s'opposa à toute formule reconnaissant à l'Italie un intérêt spécial en Albanie et refusa de se prêter à la prolongation de l'occupation par l'Italie de l'île de Saseno — occupation que Rome assimilait à celle de Gibraltar par la Grande-Bretagne. Paris proposa vainement que l'affaire de Saseno fût considérée comme une affaire strictement italoalbanaise et en ce qui concerne sa situation en Albanie, l'Italie dut se résigner à ne voir reconnaître que ses intérêts stratégiques, qu'elle ne pouvait invoquer qu'en cas de violation des frontières albanaises. Prise à la lettre, la déclaration qui fut finalement adoptée sur ces bases par la Conférence des Ambassadeurs n'équivalait nullement à une reconnaissance,

5. Conversation Barrère - Contarini, du 4 juillet 1921, AD, Europe, Albanie, vol. 30.

6. Aide-mémoire Bonin Longare, du 25 juillet 1921, ibid.


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même tacite, des intérêts de l'Italie en Albanie '. Cette déclaration, adoptée le 9 novembre 1921 en même temps que la décision fixant un nouvelle fois les frontières de l'Albanie, était un compromis. Cependant, le fait même que le Foreign Office avait proposé un texte ambigu laissait planer un doute sur l'étendue de la sphère d'influence présumée dès lors reconnue par la Conférence des Ambassadeurs à l'Italie en Albanie. L'Albanie elle-même n'avait été à aucun moment consultée; elle se refusa à reconnaître cette déclaration même lorsque, sur les instances anglaises, celle-ci fut communiquée à la S.D.N. qui l'enregistra officiellement le 22 septembre 1922. Si l'accès au pouvoir de Mussolini n'eut pas de conséquences immédiates sur la question albanaise, elle entraîna vite une détérioration des relations italo-yougoslaves du fait de l'intransigeance du Parti Fasciste vis-à-vis du complexe de Rapallo. Contarmi préconisait certes une politique de détente vis-à-vis de Belgrade et dans ce cadre le maintien de l'indépendance politique de l'Albanie dans l'intérêt même de l'Italie 8 mais, alors même que le Palais Chigi conduisait avec l'Albanie des négociations qui aboutirent aux conventions commerciales du 20 janvier 1924, des personnalités fascistes proches de Mussolini proposèrent, à l'insu de Contarmi, dès 1923, à Belgrade, de partager l'Albanie en zones d'influence yougoslave et italienne. D'après les informations vraisemblables mais de caractère privé dont disposait Paris 9, la politique albanaise de Rome était dominée par le souci d'assurer une position privilégiée à l'Italie en Albanie en matière de concessions et de monopoles et Rome avait proposé à Londres de faire cause commune contre la France et les Etats-Unis quant aux pétroles albanais, ce que Londres avait accepté. Sachant bien qu'en sa qualité d'alliée

7. S.D.N., Recueil des Traités, vol. 12, année 1923, doc. 33 ; sur les négociations, voir SlMONARD, op. cit., pp. 358 sq.

8. I Documenti Diplomatici Italiani, 7e série, 1922-1935, Rome, 1953-1970, vol. 3, doc: 609, (: DDI, VII3).

9. Ces informations avaient été fournies au Quai d'Orsay par le député et ex-ministre, J. Godard au retour d'un de ses nombreux voyages en Albanie. Godard entretenait des relations d'amitié avec Vrioni qui fut plusieurs fois ministre. Il avait, semble-t-il, des intérêts dans le Syndicat franco-albanais des pétroles et jouait occasionnellement, mais sans grand succès, le rôle de lobby albanais après du Quai d'Orsay. En juillet 1922, il avait été chargé officiellement par Tirana de rechercher en France un groupe bancaire qui serait à même de mettre sur pied une Banque Nationale Albanaise. Le Quai d'Orsay ne le soutint pas et il échoua ; par contre, il obtint l'appui du Quai d'Orsay lorsqu'il s'agît pour le Conseil Financier de la S.D.N. de déconseiller à Tirana la conclusion de l'accord désavantageux que lui proposa la Banque du Brabant (AD, Europe, Albanie, vol. 52, juillet-août 1922). Particulièrement à partir de 1925, mais déjà à partir de 1923, le Quai d'Orsay disposa en la personne d'A. Mousset d'une source sérieuse mais privée d'information sur la vie politique et économique albanaise. Mousset fut attaché de presse auprès du gouvernement yougoslave, et on lui doit une douzaine d'articles de revues spécialisées sur la Yougoslavie et l'Albanie. Il serait à peine exagéré de prétendre que les Impressions de ces deux hommes exercèrent, en ce qui concerne les affaires albanaises, sur le Quai d'Orsay une influence égale à celle des rapports pourtant très sûrs et bien documentés de Béguin Billecoq. Ce n'est pas un des moindres signes du peu d'intérêt que la France portait aux questions albanaises que Béguin Billecoq résida, au mépris de l'efficacité, jusqu'en avril 1925, à Scutari. L'Albanie ayant refusé, en 1922, l'agrément de Krajewski comme chargé d'affaires en raison du rôle qu'il avait joué auprès d'Esad Pasha, la France, contrairement aux autres grandes puissances, n'y fut représentée que par un consul qui fut promu chargé d'affaires en 1925. Ce n'est qu'en 1927 que le Quai d'Orsay envoya en Albanie le ministre de Vaux.


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de la Yougoslavie, la France, dans sa politique albanaise, était suspecte à la fois aux Albanais qui redoutaient les Serbes, aux Italiens qui feignaient habilement de croire que la Yougoslavie essayait d'établir sa prépondérance en Albanie et aux Anglais, hostiles à tout accroissement de l'influence française ou serbe dans les Balkans, le Quai d'Orsay ne demanda aucun éclaircissement à Londres ou à Rome. De même Paris n'engagea aucune conversation avec Tirana sur l'élargissement à la France des réductions tarifaires que visiblement elle venait d'accorder à l'Italie qui, dès 1925, réalisa 75 % des importations de l'Albanie. Bien que certaines firmes françaises, en particulier Fives-Lille fissent de bonnes affaires en Albanie, la participation de la France au commerce extérieur albanais n'atteignit jamais 1 % ; politiquement, la présence française en Albanie se réduisait à la subvention de trois oeuvres ou écoles. De fait, la France désirait, en 1924-1925, le maintien du statu quo en Albanie et identifiait ce statu quo à l'équilibre des influences italienne et yougoslave à Tirana, 0.

En raison de l'imperfection du règlement de la question adriatique — imperfection à laquelle la France n'était pas étrangère et qui rendait illusoire le débouché maritime de la Yougoslavie à Fiume en cas de collusion italo-albanaise ou de tension italo-yougoslave — le Quai d'Orsay redoutait que Belgrade fût ammenée à sortir de l'orbite française. Pour des raisons diverses tenant surtout à l'impasse dans laquelle avait débouché la politique du coup par coup pratiquée vis-à-vis de Belgrade, la France n'exerçait plus qu'une faible influence politique sur les cabinets de coalition yougoslaves d'alors, et avait dû constater que ni l'Italie, ni la Yougoslavie n'avaient souhaité l'élargissement du Pacte de Rome de janvier 1924 à la France. Les inquiétudes justifiées de Paris à ce sujet furent aggravées par le fait que si du propre aveu de la France la question albanaise n'intéressait du premier chef que l'Italie et la Yougoslavie et leurs conversations au sujet de l'Albanie étaient dans la nature des choses, l'article 3 du Pacte de Rome n'était pas, appliqué à l'Albanie, sans ambiguïté". Malgré les dénégations de Belgrade, Paris savait que l'élargissement du Pacte d'amitié italo-yougoslave à l'Albanie avait été souhaité par Belgrade dès sa signature et que l'Italie ne s'y était pas en principe refusée, sans prendre pour autant d'engagements précis. Pour apaiser les inquiétudes françaises au sujet de sa future politique albanaise, Belgrade mit Paris au courant que des offres de partage de l'Albanie lui avaient été faites par Rome mais que le gouvernement yougoslave avait refusé « de laisser l'Italie prendre pied dans les Balkans ».

Les rumeurs auxquelles avaient donné heu le déroulement des négociations italo-yougbslaves et la conclusion finale du Pacte de Rome déclanchèrent à Tirana une panique quant au partage supposé de l'Albanie entre l'Italie et la Yougoslavie. La période de quasi guerre civile qui y fit suite en Albanie, due surtout à des causes économiques, à l'absence de traditions en matière de démocratie parlementaire, sinon aux conditions dans les10.

les10. récapitulative, 1<* juillet 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 32.

11. Voir le long résumé des négociations franco-yougoslaves adressé le 24 novembre 1927 par Briand à l'Ambassade de France à Londres (AD, Europe, Albanie, vol. 41) ; j'ai donné un aperçu de cette question dans un article pour les Balkan Studies (XVI), 1975, pp. 98-118.


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quelles s'y effectuaient les élections, cristallisa la polarisation des couches politiques albanaises soit vers l'Italie, soit vers la Yougoslavie — aux dépens de l'orientation nationaliste qui avait prévalu aux Congrès de Durazzo et de Valona. De fait, les membres des gouvernement renversés avaient pris depuis 1922 l'habitude de se réfugier soit à Belgrade, soit à Rome et d'y préparer les insurrections qui les ramèneraient au pouvoir. Le 16 juin 1924, Fan Noli renversait le cabinet Vrioni, chassait d'Albanie son ennemi personnel, le ministre de l'Intérieur albanais, Amet Zogolli, et formait le troisième gouvernement albanais depuis les élections de décembre 1923. Bien qu'aucune grande puissance n'intervint, pas moins de six unités navales italiennes, françaises et anglaises croisèrent en juin au large de l'Albanie. L'Italie et la Yougoslavie furent forcées de s'en tenir au rôle d'observateur n. La Yougoslavie avait eu quelques velléités d'intervention et le soin de les faire partager à la Grèce, mais la peur d'entraîner une réaction militaire de l'Italie et les pressions françaises sur Belgrade avaient été les plus fortes. L'Italie, pour sa part, se trouvait en pleine crise de politique intérieure déclenchée par l'affaire Matteotti et ne s'était pas résolue à choisir entre l'homme fort du cabinet Vrioni, Zogolli, et Fan Noli dont les sentiments anti-serbes étaient bien connusI 3. Les rapports du ministre d'Italie à Durazzo soulignaient, en outre, qu'en tout cas Fan Noli se tournerait vers Moscou en raison de ses sympathies politiques et qu'en raison des faibles ressources financières et diplomatiques du gouvernement soviétique, l'Albanie ne resterait du moins pas longtemps sous le contrôle d'un gouvernement révolutionnaire car aucun gouvernement albanais ne pourrait régir le pays sans appui effectif de l'extérieur — du moins financier. Rome et Belgrade s'accordèrent sur une déclaration conjointe de non-immiction : les intérêts italiens et yougoslaves convergeaient momentanément sur la nécessité d'isoler diplomatiquement Fan Noli ". La Grande-Bretagne redoutait pour sa part que Fan Noli ne favorisât les Etats-Unis dans la question des pétroles albanais et y gagnât les ressources financières nécessaires à la mise en oeuvre de son programme « révolutionnaire », de plus son ministre Eyres avait soutenu Zogolli jusqu'au dernier moment. Croyant obtenir le soutien des grandes puissances s'il réussissait à faire entériner par un plébiscite son avènement au pouvoir par la force, Fan Noli annonça que des élections parlementaires libres auraient lieu en Albanie le 20 juillet. La Grande-Bretagne ne réagit pas — Eyres ne rejoignit d'ailleurs son poste qu'en septembre. La France contribua elle aussi au pourrissement du régime Fan Noli : le Quai d'Orsay trouva l'astuce diplomatique qui permit aux grandes puissances de ne pas reconnaître en tant que tel le nouveau régime instauré en Albanie par Fan Noli et ne fit pas pression sur Belgrade pour entraver les razzias yougoslaves en Albanie que fomentait Zogolli, alors réfugié en Yougoslavie 15. Les jours du cabinet Fan Noli étaient comptés. Lorsqu'il réclama à Genève

12. Note de Corbin, 11 juin 1924, AD, Europe, Albanie, vol. 8 ; conversation Lacroix - Politis, 23 juillet 1924, ibid., vol. 21.

13. DM, VII3, doc. 462.

14. Ibid., docs. 240, 242, 247, 317.

15. Note de Corbin, 30 juillet 1924, AD, Europe, Albanie, vol. 21.


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l'aide de la S.D.N. pour rétablir les finances de son pays et le protéger contre les razzias, il n'obtint aucun succès 16.

Le 24 décembre 1924, Zogolli s'installait de nouveau à Tirana : il avait renversé Fan Noli en deux semaines grâce à une armée de fidèles et de mercenaires et grâce à la complicité agissante de l'armée yougoslave. Dès le début du coup de main de Zogolli, le ministre des Affaires étrangères yougoslave, Ninic, se rendait à Rome où venait de s'ouvrir une session du Conseil de la S.D.N. Des conversations eurent lieu entre Nincic et le directeur-adjoint du Quai d'Orsay, Laroche, ainsi qu'entre Nincic, Mussolini et le nouveau secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères britanniques, Chamberlain, au sujet de l'Albanie. La position de la France était très académique : le fait que l'Albanie ne soit, peut-être, pas viable constituait à ses yeux une raison de plus pour que rien ne soit fait par ses voisins qui paraisse tendre à l'ébranler. A l'annonce de la déclaration conjointe de nonimmiction de l'Italie et de la Yougoslavie dans les affaires intérieures albanaises, la première réaction de Laroche fut de la considérer comme un succès de la diplomatie yougoslave, en raison de la déclaration de la Conférence des Ambassadeurs, « qui reconnaissait à l'Italie seule un intérêt spécial en Albanie » ". Questionné par Laroche sur ses intentions, Nincic confirma que la Yougoslavie désirait depuis 1921 avant tout que l'Italie ne puisse pas prendre pied dans les Balkans. Quant aux pourparlers Chamberlain-Mussolini, on est réduit à supposer, d'après certaines conversations diplomatiques postérieures, que l'attitude de Chamberlain ne fut pas défavorable à une politique active de l'Italie en Albanie 18. Dès le renouvellement par l'Italie et la Yougoslavie de leur déclaration de non-immiction, une attaque généralisée et décisive des troupes de Zogolli eut lieu. Lorsque Fan Noli avant de fuir l'Albanie adressa un appel désabusé mais pressant au Conseil de la S.D.N., celui-ci ne réagit pas ; la déclaration de la Conférence des Ambassadeurs ne fut pas évoquée dans les conversations des grandes puissances entre elles : la question albanaise avait été tacitement enterrée alors même que le Protocole de Genève constituait l'objet principal des conversations de couloirs de la Session du Conseil de la S.D.N. à Rome.

Dans le but de redonner à Mussolini la caution morale qui lui faisait défaut depuis l'affaire Matteotti, Laroche et surtout Chamberlain ne lui avaient pas marchandé, à Rome, les témoignages de l'intérêt que portaient Londres et Paris à une amélioration de leurs relations diplomatiques avec Rome. De son propre aveu, Chamberlain fut surpris du ressort dont faisait preuve Mussolini et de la rapidité avec laquelle le gouvernement fasciste surmonta la crise politique intérieure dans laquelle l'Italie était encore plongée à son arrivée à Rome : le 3 janvier 1925, le Duce ouvrit par son discours devant la Chambre, l'ère du fascisme dictatorial. Peu après, il s'engagea résolument dans une politique active vis-à-vis de l'Albanie. Malgré les conclusions qu'il aurait pu tirer du dénouement de la question

16. S.D.N., Journal Officiel, supplément d'octobre 1924, p. 105. L'épisode Fan Noli est particulièrement inextricable si l'on s'en tient aux sources contemporaines : je suis ici la chronique qu'en donne Z. Avramovski dans son article pour Balcanica, 1973, pp. 325-45.

17. Conversation Laroche - Nincic, du 15 décembre 1924, AD, Europe, Albanie, vol. 32.

18. DDI, VII3, docs. 722, 727, 730.


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de Fiume, le Quai d'Orsay supposa que la Yougoslavie saurait limiter, dans son propre intérêt, les dangers que représentait pour les relations italoyougoslaves la pénétration italienne en Albanie u : Belgrade avait toujours assuré Paris qu'elle ne consentirait jamais à un partage à deux de l'Albanie. Obnubilé par l'hypothèse qu'une formule diplomatique pourrait instaurer en Adriatique l'équilibre politique entre Rome et Belgrade et contribuerait au maintien du statu quo dans l'Europe du Sud-Est, le Quai d'Orsay perdit de vue que la partie albanaise se jouerait, elle aussi, d'abord sur le plan économique. Lorsqu'il trouva l'amorce d'une solution d'ensemble du problème de la rivalité italo-yougoslave en Adriatique et l'appui de la GrandeBretagne, l'issue politique de la partie albanaise était déjà largement compromise.

La théorie selon laquelle aucun gouvernement albanais ne pouvait gouverner ni même se maintenir au pouvoir sans l'aide effective d'une puissance étrangère prit sous le régime de Zogolli des apparences d'axiome. Non seulement Fan Noli avait emporté dans sa fuite la caisse de l'Etat mais Zogolli devait trouver l'argent nécessaire aux dépenses ordinaires du Trésor albanais et aux frais de sa propre campagne militaire. A peine réinstallé à Tirana, il avait proposé à Rome d'accorder à l'Italie « la prépondérance qui lui revenait de droit » et fait savoir à un haut fonctionnaire fasciste qui lui avait secrètement rendu visite, qu'à cause des éléments albanais irrédentistes établis en Yougoslavie et en Grèce, le régime qu'il s'apprêtait à instaurer en Albanie serait autoritaire et nationaliste 20. A son tour, Zogolli dépêcha à Rome un homme de confiance : une liste des points sur lesquels devraient porter les prochaines discussions italo-albanaises lui fut remise ; parmi eux émergeaient la question de l'exploitation des pétroles albanais et celle de la création d'une Banque d'Emission albanaise 21. La Grande-Bretagne avait, financièrement du moins, contribué au retour au pouvoir de Zogolli et ne tarda pas à lui rappeler ses promesses. Le 16 février, une concession de 200 000 hectares de prospections pétrolifères fut ratifiée de justesse par le Parlement albanais. L'Anglo Persian OU Company en était bénéficiaire alors que les négociations que le gouvernement albanais avait ouvertes avec l'Italie portaient sur une zone de 50 000 hectares. La France fut elle aussi déçue. Par suite d'une maladresse fréquente dans les administrations albanaises, la concession accordée à l'Anglo Persian OU Company se révéla non seulement englober une partie des terrains choisis de longue date par les ingénieurs du Syndicat francoalbanais des pétroles mais encore avoir donné à la firme anglaise le monopole de l'exploitation des pétroles albanais. L'Italie elle-même se trouva lésée car, outre qu'elle accordait à l'Anglo Persian OU Company un monopole d'exploitation, la concession de février englobait une partie des sites déjà prospectés avec succès par des firmes italiennes. Zogolli qui avait touché des bakchich anglais et italiens était législativement incapable de normaliser la siutation : il proposa à Rome de s'adresser directement à

19. Note de Corbin, 1<* juillet 1924, AD, Europe, Albanie, vol. 21, tlg. Clément Simon, 11 avril 1925, ibid., vol. 22.

20. DDI, VII3, docs. 654, 674, JACOMONI, op. cit., pp. 20 sq.

21. CARROCI, op. cit., pp. 34 sq. ; DDI, VII3, docs. 732, 735, 763.


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Londres. Passant sur l'incident qui avait opposé Contarini à l'ambassadeur britannique Graham sur les dessous du vote du Parlement albanais et la soit-disant politique d'obstruction systématique pratiquée par le Foreign Office vis-à-vis de la politique de l'Italie dans les Balkans et en Asie Mineure 22, Chamberlain insista auprès de l'amirauté pour que, dans la question des pétroles albanais, un compromis fut trouvé sur des bases exclusivement financières. Les compagnies italiennes rachetèrent à l'Anglo Version OU Company leurs sites, la France obtint d'elle, gratis, une zone de prospection, mais dut se résoudre de même que les compagnies pétrolières américaines à prospecter des terrains a priori moins favorables.

A Paris, où il se trouvait pour consultations, Béguin Billecoq s'attacha à remettre en question les données d'une partie de la politique poursuivie jusqu'alors par le Quai d'Orsay en Adriatique. Sans illusions sur la bonne foi et les capacités politiques des hommes d'état albanais, il jugeait que n'importe quelle puissance pourrait prendre par le biais de l'argent ou de la force une place prépondérante en Albanie. Il insista surtout sur le fait qu'à son avis l'antagonisme italo-yougoslave, en particulier en Albanie, était sous-estimé par le Quai d'Orsay. Paris continuant en outre de miser sur le conflit d'intérêts italo-anglais en Albanie, Béguin Billecoq essaya du moins d'en minimiser la portée pratique pour la France en insistant sur les dépêches de ses collègues qui sporadiquement constataient que Londres s'était opposé à tel ou tel essai de la France d'accroître son influence et d'asseoir son hégémonie en Europe du Sud-Est. Pour conclure, Béguin Billecoq émit l'avis que l'équilibre italo-yougoslave devait s'instaurer aussi en Albanie, où il avait été rompu par l'Italie, et qu'à cet égard, une forte pression de Paris sur Tirana serait plus efficace que ses conversations avec Londres et Rome. Bien qu'il jugeât que si la France et la Grande-Bretagne n'intervenaient pas en Albanie, celle-ci serait à moyen terme partagée entre l'Italie et la Yougoslavie, voire la Grèce ou tomberait de facto sous le contrôle politique et économique exclusif de l'Italie, Béguin Billecoq ne se fit pas d'illusions sur les suites que donnerait le Quai d'Orsay à sa suggestion de sonder du moins le Foreign Office sur les possibilités d'une action conjointe des deux pays à Genève en ce qui concerne la question albanaise n. Il se borna à rappeler que son collègue britannique, Eyres, et lui avaient proposé à leurs gouvernements respectifs de faire allouer par la S.D.N. un crédit à l'Albanie et répéta que cette solution aurait le triple avantage, de garantir le paiement des travaux publics effectués par diverses firmes européennes en Albanie, d'éviter de froisser les susceptibilités du gouvernement italien qui serait libre de participer ou non à cet accord de caractère international, enfin d'exercer un contrôle sur les finances publiques de l'Albanie ".

22. Supra n. 18 ; d'après Béguin Billecoq, Seeds n'avait pas caché lors des événements de juin-juillet 1924 à son collègue italien que le Foreign Office était à la fois opposé à tout partage de l'Albanie et à tout mandat italien à Tirana (tlg. Béguin Billecoq, 23 juin 1924, AD, Europe, Albanie, vol. 21).

23. Conversation Du Sault - Béguin Billecoq, du 22 avril 1925, vol. 22.

24. Tlg. Béguin Billecoq, 23 juin 1924, AD, Europe, Albanie, vol. 21 ; dép. Béguin Billecoq, 11 janvier 1925, ibid, vol. 22.


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L'Albanie n'eut pas jusqu'en 1925 de monnaie nationale. Lorsqu'en raison d'une banqueroute imminente, Zogolli décida de créer sous le couvert de vagues plans de mise en valeur du pays nécessitant un emprunt extérieur de l'Albanie une Banque Nationale d'Emission Albanaise et une monnaie locale, il s'en fallut de peu que la question albanaise ne se trouvât réglée dans le sens du maintien du statu quo par le biais des finances. Un groupe bancaire anglais proposa de prendre en charge la fondation d'une Banque Nationale d'Emission Albanaise, d'en mettre à disposition le capital et d'accorder un crédit de £ 2 000 000 à l'Albanie. L'Italie avait fait une proposition moins avantageuse : pour gagner le temps nécessaire à en élaborer une deuxième, Rome mit à profit la vénalité bien connue du ministre des Finances albanaises. Bientôt Zogolli lui même reçut de fortes sommes et les deux hommes profitèrent largement des surenchères successives de Londres et de Rome. Tirana conclut finalement un accord pour la création d'une Banque Nationale d'Emission Albanaise avec un groupe de banques italiennes et contracta avec lui un emprunt de 50 000 000 de francs-or. Conclus avec une certaine inexpérience du côté albanais, ce contrat conferrait aux banques italiennes des avantages financiers et économiques importants. La Banque Nationale Albanaise se trouvait en effet complètement sous l'emprise italienne : la majorité de ses actions et sa présidence étaient sous le contrôle de Rome. La Banque Nationale Albanaise recevait en outre la concession des travaux publics à effectuer en Albanie, avec droit de préférence sur les concurrents étrangers au profit des sociétés qu'elle constituerait à cet effet : elle ne tarda pas à créer une société de mise en valeur de l'Albanie (S.V.E.A.), ce qui assura désormais à l'Italie le monopole légal des travaux publics albanais. En ce qui concerne l'emprunt, le gouvernement albanais dut consentir pour son remboursement et son amortissement des conditions draconiennes : plus de la moitié des ressources du Trésor albanais y était affectée. De plus, le Trésor albanais donnait en gage aux banques italiennes le produit des taxes qui constituaient la quasi-totalité de ses revenus. Le 15 mars 1925, Zogolli signa une série d'accords financiers et commerciaux avec l'Italie. Sa signature avait exceptionnellement valeur de ratification : désormais l'Italie possédait une prééminence irréversible sur l'économie, sinon la politique de l'Albanie.

La France n'ayant pas d'intérêts économiques ni immédiatement politiques en Albanie, une réaction du Quai d'Orsay était exclue. Paris espéra vainement que l'échec de la Grande-Bretagne et le conflit d'intérêts anglo-italien en Albanie relanceraient la polémique qui avait opposé en février Graham à Contarini. La Grande-Bretagne ne réagit pas. Les craintes de Paris que le succès de l'Italie en Albanie n'introduisît un dynamisme fâcheux pour la France dans ses rapports avec la Yougoslavie, puis avec l'Italie, ne se réalisèrent pas. Le Quai d'Orsay continua de se désintéresser des affaires albanaises ; sa politique reposait en effet sur trois séries de considérations qui avaient gardé leur acuité : elle était avant tout conforme au fait qu'à partir de 1924, la France s'était contentée d'exercer, au travers de la Petite Entente, une politique conservatoire dans l'Europe du Sud-Est ; le dynamisme de la politique italienne dans les Balkans, en Afrique du


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Nord et en Asie Mineure, plaçait la diplomatie française devant un problème qu'elle ne pouvait aborder de front avant le règlement de la question de la sécurité et de celle des réparations ; le rôle que la France désirait faire jouer à la Yougoslavie dans le cadre de sa politique générale dans les Balkans.

Paris négociait depuis presque trois ans avec Belgrade un Pacte franco-yougoslave dont seule la conclusion pouvait permettre à la France de pratiquer une politique active dans les Balkans. Sa signature dépendait tant en ce qui concerne Paris que Belgrade du degré d'accuité de l'antagonisme italo-yougoslave, mais les négociations franco-yougoslaves constituaient en soi l'un des meilleurs atouts diplomatiques de Nincic dans ses efforts pour obtenir de Rome un compromis politique dans l'Adriatique. La faiblesse de la position de Belgrade vis-à-vis de Paris et de Rome résidait dans le fait qu'elle désirait un arrangement avec Rome mais ne pouvait se dérober indéfiniment à un accord politique avec la France. La tâche de Nincic consistait donc dans le cadre d'une politique de balance à conclure avec Paris après Rome deux accords qui se compléteraient sur le plan de la sécurité yougoslave : Nincic et son mentor Pacic espéraient en fait que les accords qu'ils concluraient se neutraliseraient mutuellement et que la Yougoslavie pourrait ainsi se lancer dans une politique d'influence serbe dans les Balkans. C'est au cours de l'année 1925 que le Quai d'Orsay prit acte que l'antagonisme italo-yougoslave pourrait fixer la politique expansionniste du Duce en Albanie et l'y circonscrire, à condition que la France renonçât à sa politique précédente d'équilibre italo-yougoslave en Adriatique. La politique albanaise de la France visa dès lors à précipiter la conclusion du pacte franco-yougoslave. En mars-avril, l'attaché militaire français à Belgrade commença à exploiter les appréhensions du gouvernement yougoslave dont l'armée se trouvait en pleine réorganisation. Le temps jouait contre la Yougoslavie à Tirana, à Rome et à Paris. Belgrade y perdit d'autant plus que, momentanément, la question de la sécurité et les négociations du Pacte de Locarno étant en suspens, le Quai d'Orsay se cantonnait dans l'attentisme.

De fait, la Yougoslavie s'en tint à une politique ambivalente vis-à-vis de l'Italie et de la France. Le programme albano-yougoslave de 1924, exposé par Pastorelli visant à une union politique et douanière des deux pays, revêt certes à la lumière d'une conversation de Béguin Billecoq avec le beau-frère et homme de confiance de Zogolli, en 1926, l'apparence d'une certaine authenticité, il est cependant peu probable que le gouvernement yougoslave se soit attendu à ce que Zogolli tînt en mars 1925 des promesses vieilles de deux ans. D'après les rapports de Béguin Billecoq montrant que la politique albanaise de Nincic ne correspondait pas à l'image que Belgrade désirait que Paris s'en fît et qu'en donnait le ministre de France à Belgrade, Clément Simon, la Yougoslavie visait alors, et toujours, au partage de l'Albanie en zones d'influence italienne et yougoslave et, si nécessaire, grecque. Le Quai d'Orsay préférait ignorer les avis de Béguin Billecoq, ils furent pourtant corroborés : fin septembre, Paris savait que le Roi Alexandre avait fait faire à l'Italie une proposition de partage de l'Albanie a.

25. DDI, VII3, docs. 671, 672, 694, 764 ; tlg. Béguin Billecoq, 13 août 1925, AD, Europe, Albanie, vol. 23 ; tlg. Clément Simon, 20 septembre 1925, ibid.


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Nincic s'était toujours borné à des propositions de collaboration économique italo-yougoslave en Albanie. Etant donné le faible potentiel économique de la Yougoslavie, sa place de septième client et de cinquième fournisseur de l'Albanie et la position de force dans laquelle se trouvait l'Italie, le risque pour Paris que Rome donnât suite aux propositions de Nincic pouvait sembler faible. Du point de vue de la politique internationale, cette éventualité n'était cependant pas à négliger : la fluidité de la constellation internationale dans les Balkans avait abouti à une situation franchement ambiguë dans l'Adriatique. Depuis 1923, la Yougoslavie convoitait assez ouvertement Scutari et Skombi, demandait et obtenait de l'Albanie des concessions toutes comprises à l'intérieur du périmètre Pouka, Mamoura et de la ligne Durazzo-Elbassan-Ochrida — région jouxtant à la Yougoslavie et dans laquelle étaient fomentées la plupart des révoltes auxquelles le gouvernement albanais devait épisodiquement faire face. Apparemment, Nincic avait espéré que le compromis politique qu'il espérait obtenir du gouvernement italien depuis la conclusion du Pacte de Rome aboutirait à une politique italo-yougoslave de pari passu actif en Albanie ; il fut très surpris par la portée des accords commerciaux et financiers italoalbanais de mars. Au désarroi immédiat du gouvernement yougoslave, s'ajoutèrent les craintes des répercutions qu'auraient cette péripétie sur la situation du Parti Radical et la prépondérance de l'élément vieux-serbe dans la vie politique du Royaume. La Grande-Bretagne et la France n'avaient pas réagi aux succès de l'Italie en Albanie, de plus, le Quai d'Orsay se cantonnait dans l'attentisme vis-à-vis de Belgrade : dans l'isolement politique relatif où il se trouvait, Nincic fut rapidement obligé de choisir entre la tension Rome-Belgrade qu'il ne pouvait assumer et la détente ambiguë que lui proposait le Palais Chigi. La Yougoslavie prit une participation de 9 % dans la Banque Nationale d'Emission Albanaise, des pourparlers s'engagèrent sur une future convention commerciale italo-yougoslave.

Pour assurer la conclusion des accords italo-albanais de mars, Mussolini avait dû exercer de fortes pressions sur les milieux bancaires italiens et biaiser souvent avec le Palais Chigi. Son succès l'encouragea à concrétiser militairement l'engagement économique et politique de l'Italie en Albanie. Sans se soucier des répercussions que l'interpolation d'un facteur financier ne manqueraient pas d'avoir sur la conduite de sa politique albanaise, Mussolini décida de faire de l'Albanie la plate-forme d'une politique balkanique ambitieuse et désormais expansionniste. La conjoncture internationale lui était favorable. La Grande-Bretagne ne cachait pas que sa politique dans les Balkans visait avant tout à y combattre le bolchevisme et l'accroissement de l'hégémonie française. La France demeurait passive en Albanie et attentiste vis-à-vis de la Yougoslavie et de l'Italie. L'Albanie se trouvait-elle isolée politiquement en raison des promesses trahies de Zogolli aux représentants des grandes puissances quant à sa volonté de pratiquer une politique d'indépendance nationale. La Yougoslavie, enfin, avait presque avoué son impuissance à lutter contre l'Italie dans l'Adriatique et s'était raccrochée aux ouvertures du Palais Chigi sur l'opportunité de normaliser les relations italo-yougoslaves.

Pour des raisons de sécurité et d'économie, Zogolli avait à son retour


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au pouvoir dissout l'armée albanaise pour la remplacer par une gendarmerie bien armée. Il proposa en avril 1925 à la France de la charger de son encadrement et d'une partie de son équipement. Fidèle à sa politique de désintéressement, le Quai d'Orsay éluda l'offre. Zogolli pressentit alors la Grande-Bretagne, Londres accepta à condition que ses officiers quitteraient le service britannique. En août, les gendarmes anglais arrivèrent en Albanie à la grande réprobation des diplomates italiens : pour contrebalancer « l'influence anglaise », Zogolli laissa espérer à Paris la commande somptuaire de cinq avions français et acheta une petite vedette de guerre à l'Italieu. Les pressions italiennes auxquelles Zogolli était continuellement soumis depuis 1925, sa duplicité autant que son inconscience politique lui firent envisager un tour de valse. Il envoya, en août, son beau-frère proposer à Belgrade «une alliance défensive et offensive qui devrait avoir pour conséquence nécessaire de permettre l'entrée de l'Albanie dans la Petite Entente ». Nincic déclina catégoriquement l'offre et se donna la peine de conjurer Tirana de ne pas introduire une grande puissance dans les Balkans. Le fait que depuis l'été l'Italie avait ouvertement accru ses pressions sur le gouvernement albanais suffit à condamner même la diplomatie secrète de Zogolli : fin août, les représentants de puissances à Tirana connaissaient déjà l'échec et la teneur de ses propositions, les seules questions qu'ils se posaient sans doute étaient celles des priorités que Rome choisirait de donner à sa politique albanaise et des conclusions qu'elles leur permettraient de tirer sur la politique balkanique de Mussolini.

Nincic soulagea le Quay d'Orsay en ne revenant pas, malgré les circonstances, sur son choix de laisser les négociations du Pacte francoyougoslave en suspens. Le Palais Chigi avait misé sur l'isolement diplomatique de Belgrade : il fit bon accueil à la politique cauteleuse de Nincic. Le gouvernement yougoslave venait pour la première fois depuis la guerre d'établir un budget en équilibre et d'augmenter son budget militaire officiel de 10 % ; il fit cependant à Rome les concessions politiques que Mussolini exigeait pour des raisons de propagande : signés, les accords commerciaux envisagés entre Rome et Belgrade permettraient à Belgrade de concurrencer la Grande-Bretagne sur le marché italien, les économies yougoslave et italienne étant largement complémentaires. L'habileté du ministre de Yougoslavie à Rome et l'attention que portait Contarini à ses suggestions créèrent le climat de relance nécessaire à la conclusion rapide des accords de Nettuno. Ce préalable fixé par Rome à la discussion de la question albanaise rempli, le Palais Chigi durcit sa position. Nincic accepta cependant de discuter dans le cadre étroit de l'élargissement du Pacte de Rome au problème albanais 27. La politique italienne de Nincic fut la victime, sinon l'objet de l'antagonisme qui opposait le Parti Radical à celui des leaders croates Radie. Le Parlement de Belgrade refusa de ratifier les accords de Nettuno, rompit la détente à peine rétablie entre Belgrade et Rome et empêcha la discussion de la question albanaise entre l'Italie et la Yougoslavie. Bientôt, le ministre d'Italie à Belgrade expliquait avec cynisme

26. Notes du ministère de la Guerre au Quai d'Orsay, de mai, août et octobre 1925, AD, Europe, Albanie, vol. 4.

27. DDI, VH4, docs. 71, 76 ; note Corbin du 11 août 1925, AD, Europe, Albanie, vol. 23.


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à son collègue français Clément Simon que l'Italie ne ferait pas le jeu de Nincic dans sa controverse avec les frères Radie mais les soutiendrait au contraire. Simultanément Bodrero se plaignait avec virulence auprès de Nincic de la non-ratification des accords de Nettuno — ratification que Rome considéra désormais comme condition préalable à toute relance des relations politiques entre l'Italie et la Yougoslavie. Bodrero contribua surtout à donner à Rome l'impression, fausse, que Belgrade se préparait à la guerre et influença en cela indirectement la politique italienne vis-à-vis de l'Albanie. Si Mussolini tenait pour acquise la mainmise politique de l'Italie sur l'Albanie 25 que venait de concrétiser l'accord militaire secret italo-albanais du 23 août 1925, il avait conscience que cet accord n'était pas sans risque pour Rome : pris à la lettre, il permettait à Tirana d'entraîner l'Italie dans une guerre contre la Yougoslavie, interdisait à Rome de conclure sur l'Albanie tout arrangement avec Belgrade et Athènes et même prévoyait en cas de guerre un dédommagement territorial pour l'Albanie à prendre sur le territoire yougoslave 29. Il n'est pas certain que Belgrade eut connaissance de ce Traité et vraisemblablement Nincic eut, jusqu'en octobre, l'espoir de pouvoir tirer son épingle du jeu par un compromis avec Rome ou dans le cadre plus vaste d'un Locarno de l'Europe du Sud-Est.

La France et la Grande-Bretagne poursuivaient, depuis Locarno, envers l'Italie une politique de détente et de relatif laisser-faire vis-à-vis de la politique active du Duce dans le bassin méditerranéen. Paradoxalement, les relations italo-yougoslaves représentaient alors pour le Palais Chigi un des paramètres essentiels de la politique extérieure italienne. A cette époque, Mussolini était passionné par la future politique de l'Italie en Europe Centrale. Si l'Albanie constituait en quelque sorte l'arbre par lequel Mussolini cachait la forêt à la Grande-Bretagne et à la France, elle constituait pour la Yougoslavie une question vitale du point de vue de sa sécurité. Sachant qu'en Albanie le temps jouait pour l'Italie, Nincic se mit fébrilement à la recherche d'un nouveau dénominateur commun politique entre l'Italie et la Yougoslavie. Misant sur les ambitions italiennes en Europe du Sud-Est et les craintes de Mussolini quant à la concurrence inégale qu'il y rencontrerait si l'Allemagne réussissait à couronner sa pénétration économique dans le bassin du Danube par l'Anschluss, Belgrade proposa, à l'instar de Prague, au Palais Chigi un accord visant au stricte maintien du statu quo territorial et politique dans l'Europe du Sud-Est. Le gouvernement yougoslave n'avait alors rien à redouter de l'expansion éventuelle de l'Allemagne ni même de l'Anschluss bien qu'il portât grande attention à tout signe d'irrédentisme du côté Slovène, son ministre à Rome souligna habilement au Palais Chigi les avantages politiques que la Yougoslavie pourrait tirer, le cas échéant, de l'antagonisme italo-allemand dans la vallée du Danube. La peur quasi physique de Mussolini pour sa frontière du Brenner et l'ultime influence que Contarini exerçait sur la

28. DDI, VII4, docs. 59, 60.

29. Béguin Billecoq ne soupçonna l'existence de ce traité qu'à la lecture du premier Pacte de Tirana ; il en obtint une copie en octobre 1927, elle est classée comme annexe à sa dépêche du 9 octobre 1927 (AD, Europe, Albanie, vol. 41).


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conduite de la politique extérieure de l'Italie jouèrent dans le sens serbe. Hostile à la politique anti-yougoslave de Mussolini, Contarini comprit que si les ouvertures de Belgrade recoupaient la politique de la France en Europe Centrale, le spectre allemand qu'elle évoquait visait surtout à une normalisation des relations italo-yougoslaves, qu'en outre un accord grécoyougoslave, toujours possible par le biais du règlement politique de la question des Komitadschi, ou la conclusion toujours reportée du Pacte franco-yougoslave risquaient d'étouffer dans l'oeuf les possibilités d'expansion en Europe Centrale et du Sud-Est qui s'offraient momentanément à l'Italie.

La pénétration italienne suivait son cours en Albanie : ses richesses naturelles furent répertoriées avant d'être mises en coupe réglée par les banques italiennes ; à défaut de créer des pêcheries, d'assécher les marais de Mussacha, d'améliorer les installations portuaires de Durazzo, d'organiser un réseau de poste et de chemin de fer, la S.V.E.A. leva des cartes du pays et y construisit des routes, de portée surtout stratégique. La logique de la politique fasciste dans les Balkans impliquait qu'elle fût dirigée contre la Yougoslavie. De fait, Belgrade prit vite ombrage des activités de la S.V.E.A. et ses relations avec l'Albanie se tendirent. Craignant que cette tension n'influe à son tour sur les relations italo-yougoslaves, Mussolini proposa, pour gagner du temps, en janvier, à Belgrade, de transformer en Pacte d'alliance le Pacte de Rome. Désemparé, Nincic chercha à s'assurer auprès du Quai d'Orsay que la signature d'une alliance avec l'Italie ne l'empêcherait pas d'en contracter une autre avec la France. Paris trouva une solution qui contrecarrait la manoeuvre de Mussolini et coupait sans doute l'herbe sous les pieds de Nincic, jugé désormais trop ambigu par le Quai d'Orsay. Se référant aux ouvertures de Contarini, en janvier 1925, d'établir un traité italo-français du genre de celui de 1902, Paris proposa l'ouverture de négociations à trois. Nincic accepta à condition d'être garanti à l'avance que quelle que fût l'issue des négociations à trois, il pourrait compter sur la signature du Pacte franco-yougoslave. Pour courtcircuiter la signature du pacte franco-yougoslave, Contarini donna son accord de principe à l'ouverture de négociations à trois avec l'espoir, déclaré à Belgrade, de signer auparavant un accord à deux. Visiblement, Rome aurait souhaité compléter l'accord italo-yougoslave par des accords semblables avec la Roumanie et la Bulgarie et s'assurer ainsi un rôle de premier plan dans les Balkans. Le Roi Alexandre, plus que Nincic, fut à l'origine de la volte-face de Belgrade qui se déclara finalement fidèle à la doctrine : les Balkans aux peuples balkaniques. Le 26 février, Rome prenait ses distances vis-à-vis d'une solution à trois argutiant de l'incompatibilité des accords envisagés avec ceux de Locarno. Placé devant l'échéance de la visite de Nincic, Mussolini déclara qu'un Locarno balkanique était prématuré, formule englobant semble-t-il dans son esprit un pacte à deux et un pacte à trois. A Rome, Nincic ne put discuter de la question albanaise, ni d'ailleurs approfondir l'examen d'aucun différent italo-yougoslave. Lorsque Nincic lui annonça l'imminence de son départ pour Paris, Mussolini se borna à répliquer qu'en cas de conclusion du Pacte franco-yougoslave, la portée de celui qu'il avait proposé à Belgrade serait diminué d'autantM.

30. DDI, VII4, docs. 122, 237, 240, 250, 269, supra n. 11.


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Pour des raisons de politique intérieure, Nincic ne pouvait s'en tenir là, il préféra conclure à Paris, même en position de demandeur. Pour ménager les susceptibilités de Mussolini, le texte du Pacte franco-yougoslave ne fut que paraphé le 19 mars 1926 et le Quai d'Orsay se réserva de garder secret l'échange et la teneur des lettres instaurant une collaboration des étatsmajors français et yougoslaves.

Outre la démission de Contarini, le début d'avril 1926 fut marqué au Palais Chigi par la reprise d'une politique hostile à la Yougoslavie allant de pair avec le renforcement de la mainmise italienne sur l'Albanie. Zogolli fut tour à tour convié puis sommé par le nouveau ministre d'Italie à Tirana, Aloisi, d'officialiser ce que la Conférence des Ambassadeurs avait seulement envisagé : faire de l'Italie le garant de l'intégrité territoriale albanaise. Les pressions italiennes sur Zogolli étaient évidemment fonction de la situation politique et économique peu enviable dans laquelle l'Albanie se trouvait alors. Tirana devait, le 15 juin, assurer la première échéance de l'emprunt italien de mars 1925, et n'était pas en mesure de satisfaire à ses engagements : le budget albanais ne pouvait être à la fois grevé à 40 % par les dépenses militaires au sens large du terme et à 23 % par le service de l'emprunt italien. Malgré les sérieuses menaces de représailles économiques que lui fit Aloisi, Zogolli éluda d'abord la proposition italienne. Malgré les conclusions pessimistes que Rome tira de l'attitude de Zogolli, le gouvernement albanais était alors parfaitement isolé, diplomatiquement parlant. La Yougoslavie avait à nouveau décliné ses offres, de pacte d'amitié cette fois, faites en février 31. La France, de son côté, avait refusé d'accorder à Tirana les sommes nécessaires à l'achat de la totalité des quarante-neuf parts albanaises de la Banque Nationale d'Emission Albanaise du fait que celle-ci serait de toute manière contrôlée par l'Italie. Le ministre de GrandeBretagne à Tirana, Eyres, s'était à la fin ému de l'ampleur de la mainmise économique de l'Italie sur l'Albanie et avait proposé au Foreign Office de sonder la France sur ses vues quant à la création d'une Banque Agricole Albanaise issue d'un emprunt anglo-américano-français. Le Quai d'Orsay éluda également cette proposition en se référant aux rares intérêts commerciaux de la France en Albanie et à la structure juridique inattaquable de la S.V.E.A. 32. Lorsque Zogolli fit connaître à Béguin Billecoq et ses collègues anglais et américain son intention de rompre le contrat financier liant l'Albanie aux banques italiennes et son désir de connaître les réactions de leurs pays respectifs à cette éventualité, le Quai d'Orsay lui fit répondre «que l'Albanie trouverait la meilleure garantie de sa tranquilité dans le respect des engagements pris et au sein de la politique du maintien des statuts fixés à l'Albanie par les traités et de la politique de collaboration italo-yougoslave » 33. La Yougoslavie, d'ailleurs, ne fut pas sans tirer profit de l'isolement de Tirana : elle signa avec l'Albanie, le 23 juin, un traité de

31. Tlg. Clément Simon, 11 avril 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 23.

32. Tlg. Béguin Billecoq, 2 février 1926, tlg. Paris, 4 février 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 53. En comptant les parts détenues officiellement par les exilés albanais de Bari, l'Italie possédait 69 % des participations de la Banque Nationale d'Emission Albanaise.

33. Tlg. Béguin Billecoq, 11 février 1926, tlg. Paris, 14 février 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 32.


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commerce qui lui était plutôt favorable et qui, peut-être, était assorti de clauses politiques secrètes quant à la politique des deux pays vis-à-vis de l'Italie.

Pour des raisons qui restent obscures, Mussolini jugeait à la fois la situation internationale propice à la conclusion d'un pacte entérinant l'influence politique de l'Italie en Albanie et redoutait une coalition anglofrançaise contre l'Italie en Albanie. Le traité de commerce albano-yougoslave servit à Aloisi de prétexte à une nouvelle escalade M : le 26 juin, Zogolli avertissait Béguin Billecoq et son nouveau collègue anglais, O' Reilly, qu'Aloisi venait de lui demander d'approuver, par une déclaration qui serait enregistrée à la S.D.N., la déclaration de la Conférence des Ambassadeurs, de novembre 1921, « qui confiait à l'Italie la protection des frontières albanaises ». Zogolli avait repoussé cette demande présentée sous forme d'ultimatum par Aloisi mais, craignant une agression de l'Italie contre Valona, y avait envoyé deux bataillons et enlevé le commandement de l'artillerie albanaise aux officiers instructeurs italiens. Béguin Billecoq, qui apparemment avait été reçu par Zogolli en présence de O' Reilly, signala au Quai d'Orsay que si la première réaction de son collègue anglais avait été très ferme, il s'était, par la suite, montré très préoccupé par la question d'engagements éventuels pris par le Foreign Office en faveur de l'Italie dans la question albanaise 35. La seule réaction du Quai d'Orsay fut d'aviser Béguin Billecoq qu'il avait prié l'ambassade de France à Rome de le renseigner sur les conversations Graham-Mussolini qui ne manqueraient pas d'avoir lieu. Le 1" juillet, Paris fut en mesure d'avertir Béguin Billecoq que Chamberlain avait amicalement conjuré Mussolini, par l'intermédiaire de Graham « de ne pas mettre la main dans le guêpier albanais » 36.

Rassuré sur les intentions britanniques vis-à-vis de la politique italienne en Albanie, le Quai d'Orsay n'approfondit pas les choses. Dès le début d'août, Mussolini prit l'offensive à Londres : l'ambassadeur d'Italie y joua avec un certain succès auprès de Chamberlain la carte de la déloyauté foncière de Zogolli. La directive de Mussolini à Toretta était d'obtenir non seulement des éclaircissements sur la conduite, intempestive aux yeux de Rome, de 0' Reilly à Tirana, mais encore d'obtenir une reconnaissance tacite par Londres de la position privilégiée de l'Italie en Albanie 37. Chamberlain ne put se résoudre à satisfaire carrément la demande italienne : il annonça le retour de O' Reilly à Londres, pour consultations, ajouta qu'importuné par les fréquents appels de Zogolli aux bons offices de Londres auprès de Rome, le Foreign Office tiendrait désormais le palais

34. Sur cette péripétie, voir JACOMONI, op. cit., pp. 32-36 ; Jacomoni qui succéda, en 1936, à Aloisi, était alors son premier secrétaire.

35. Dans son tlg. du 29 juin 1926 (AD, Europe, Albanie, vol. 23), Béguin Billecoq insista sur le fait que O' Reilly ne s'était montré très ferme que sur l'éventualité, improbable à tout prendre, d'un débarquement italien à Valona et qu'entre temps, il avait fait savoir à tous ses collègues que la visite du cuirassé anglais Dauntless à Durazzo aurait lieu malgré les événement, car décidée bien avant le 26 juin.

36. Tlg. Paris résumant les tlgs. de Rome, du 30 juin et 1er juillet 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 23 ; Documents on British Foreign Policy, série I A, London, vol. 11, docs. 73, 75, 81, 82 (: DBFP, lAj).

37. DDI, VII4, doc. 376.


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Chigi au courant de la politique britannique en Albanie et conclut que « la Grande-Bretagne ne s'opposerait pas aux intérêts légitimes de certaines nations dans les Balkans »3S. Maladroitement, Aloisi répandit à Tirana le bruit du rappel de 0' Reilly. Le Foreign Office fut forcé de démentir les nouvelles du désintéressement de la Grande-Bretagne au profit de l'Italie en Albanie que propageait la presse italienne. Induit en erreur par le démenti anglais, Béguin Billecoq proposa au Quai d'Orsay d'exploiter la situation pour parvenir à une déclaration commune de Londres et de Paris sur les dangers que faisait courir au statu quo dans les Balkans la politique de l'Italie en Albanie3'.

Les déclarations sensationnelles des délégués allemands à Genève au sujet des conversations que Stresemann et Briand avaient eu à Thoiry, le 17 septembre 1926, inquiétèrent Chamberlain alors en vacances au large de la Sicile. Son yacht fit escale à Livourne où il obtint par l'intermédiaire de Graham les informations encore fragmentaires dont disposait le Foreign Office à ce sujet et eut une conversation avec Mussolini, destinée d'abord à resserrer les liens d'amitié que les deux hommes avaient noués à Rome et à Locarno. On a souvent considéré que l'effet des conversations de Livourne, du 30 septembre, entre Mussolini et Chamberlain fut décisif en ce qui concerne la politique mussolinienne envers l'Albaniew. De fait, les protocoles anglais et italien de cette conversation vont plutôt à rencontre de cette hypothèse. D'après Chamberlain, Mussolini engagea la conversation sur la question albanaise non pas dans un état d'esprit « agressif » mais de conciliation, à tel point qu'il annonça le rappel d'Aloisi en raison de son rôle dans l'affaire O' Reilly. Le protocole italien mentionne que Mussolini réclama la reconnaissance par Londres de la situation spéciale de l'Italie dans l'économie albanaise — contre l'assurance que Rome respecterait l'intégrité territoriale et l'indépendance politique de l'Albanie. Le protocole anglais constate que Chamberlain conseilla à Mussolini la plus grande réserve et la prudence dans les Balkans : Chamberlain ayant cette fois renoncé à la position ambiguë du Foreign Office vis-à-vis de la détérioration rapide des relations italo-yougoslaves, il ne semble du moins pas y avoir de rapport de cause à effet entre les conversations de Livourne et les plans militaires de l'Italie contre la Yougoslavie". A son retour d'Italie, Chamberlain s'arrêta à Paris où il discuta avec Briand, surtout au sujet de Thoiry. Il s'empressa de souligner qu'il avait conseillé à Mussolini la plus grande réserve dans les Balkans et que Mussolini avait accepté de faire un geste à l'égard de l'Albanie. Briand lui répondit qu'en raison du rapport des forces en présence, ce geste équivaudrait à un protectorat italien sur l'Albanie, protectorat que la Conférence des Ambassadeurs n'avait pas accordé à l'Italie " 2.

Lorsque Béguin Billecoq fut informé par Paris que Rome envisageait de

38. DDI, VII4, doc. 383, DBFP, ÎA^ docs. 118, 157, 205.

39. Tlg. Béguin Billecoq, 25 septembre 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 32.

40. P. EDWARDS, « The Austen Chamberlain - Mussolini Meetings » in : Historical Journal, (XII), 1969, pp. 153 sq. ; DDI, VII,,, docs. 443, 444 ; DBFP, lAj, docs. 235, 255.

41. DDI, VTI3, docs. 604, 605, DDI, VII4, doc. 446.

42. Note de Berthelot, 21 octobre 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 32.


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faire un geste à l'égard de l'Albanie, Zogolli avait déjà pris le communiqué de Livourne au pied de la lettre : « l'accord » des deux hommes d'Etat italien et britannique sur la question albanaise semblait consacrer l'isolement diplomatique de Tirana. Dès le 22 novembre 1926, Zogolli dut faire face à l'un des soulèvements périodiques qui accompagnait le non-paiement par Tirana de bakchich aux chefs de clans albanais influents ou simplement une surenchère de l'Italie ou de la Yougoslavie. Les négociations italoalbanaises interrompues par l'incident diplomatique provoqué par Aloisi mais vite renouées par l'Italie approchaient alors de leur terme. Le 23 novembre, Rome proposait à Belgrade de considérer les insurrections des clans de Haute-Albanie comme une affaire albanaise et de renouveler les déclarations italo-yougoslaves de non-immiction de 1924. Nincic, qui ignorait l'imminence de la conclusion d'accords politiques entre Rome et Tirana, salua le retour de Mussolini à l'esprit du Pacte de Rome, et accepta d'autant plus volontiers que le soulèvement en Albanie du Nord était apparemment dirigé contre la personne de Zogolli. De fait, ce soulèvement qui vraisemblablement avait été fomenté à l'origine par le parti militaire yougoslave à l'insu de Nincic, avait été, en fin de compte, noyauté par des agents de l'Italie dans le but d'exercer une pression sur Zogolli et Rome avait, en outre, prévu de justifier la signature du pacte italo-albanais par un manquement de Belgrade à sa déclaration de non-immiction* 3.

Le Pacte de Tirana fut signé le 27 novembre 1926. Sans se réserver la garantie d'une consultation internationale, l'Albanie s'en remettait à l'Italie pour défendre ses frontières et même, à la rigueur, pour juger si celles-ci étaient menacées. L'Italie garantissait désormais le statu quo politique, juridique et territorial de l'Albanie en se libérant du cadre de la Conférence des Ambassadeurs. La continuité du régime de Zogolli était assurée par l'Italie (préambule + article premier) qui avait pris soin de réduire au minimum le risque que Zogolli conclût un pacte parallèle avec la Yougoslavie (article 2). L'Italie avait, en outre, pris la précaution d'éliminer toute ingérence de la S.D.N. dans le cas d'une dissension entre Tirana et Rome : un traité d'arbitrage et de conciliation devait être conclu entre les deux pays dans de brefs délais (article 3). Dans le but de forcer l'Albanie à s'en tenir aux engagements pris, le texte du pacte, conclu pour une durée de cinq ans, devait être enregistré à Genèveti.

Le communiqué de l'agence Stéfani annonçant, le 1er décembre, la conclusion d'un pacte d'amitié et de sécurité entre l'Italie et l'Albanie prit les chancelleries européennes au dépourvu. Nincic apprit la nouvelle par la presse, Bodrero ne se présenta que le lendemain au ministère des Affaires étrangères yougoslaves. Bouleversé et offensé, Nincic rappela à Bodrero que seul le plein accord de Rome et de Belgrade pourrait garantir l'intégrité et l'indépendance de l'Albanie : la raison de la modération de Nincic résidait aussi dans le fait que Bodrero, le 2 décembre, n'exclut aucunement la possibilité d'élargir le pacte italo-albanais à la Yougoslavie". A l'intérieur,

43. DDI, VII,, docs. 496, 502, 512.

44. PASTORELLI, op. cit., pp. 361 sq. ; SDJONARD, op. cit., pp. 445 sq. ; CAROCCI, op. cit., pp. 69 sq.

45. Tlg. Clément Simon, 3 décembre 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 33 ; DBFP lAj, docs. 321, 329.


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Nincic chercha d'abord à minimiser la portée du fait-accompli, à l'extérieur, il s'orienta aussitôt vers une solution à trois. En réaction au Pacte de Tirana, les Croates se rapprochèrent des Serbes au grand profits de l'unité nationale yougoslave " 6. Nincic préféra cependant démissionner le 6 décembre. En raison de la crise politique intérieure yougoslave qui précéda et succéda à cette démission, la seule initiative diplomatique que prit Belgrade fut de proposer à Paris la signature du pacte franco-yougoslave qui n'avait été que paraphé en mars ". La France éluda en faisant remarquer que la signature risquait d'être considérée par Rome comme une riposte au Pacte de Tirana — ce qui nuirait aux futures négociations italo-yougoslaves. En accord avec sa politique précédente, le Quai d'Orsay ne prescrivit aucune démarche à ses représentants à Rome et à Tirana. Béguin Billecoq avait en effet signalé à Paris que le nouveau ministre britannique à Tirana, Seeds, n'avait pas craint de dire à son collègue yougoslave que le Foreign Office ne voyait aucun inconvénient à une prééminence économique et financière de l'Italie en Albanie 48, ce qui imposait une certaine prudence au Quai d'Orsay. D'ailleurs conscient de la position britannique et de son isolement diplomatique relatif, le gouvernement yougoslave n'insista pas sur sa proposition de signer le pacte franco-yougoslave et se rallia à la politique de conciliation que lui préconisait Paris. Le Quai d'Orsay s'orienta vers une politique qui devait aboutir à ménager à la Yougoslavie «une sortie honorable »< 9. En l'occurrence, la réaction la plus visible du Quai d'Orsay à la conclusion du Pacte de Tirana fut de démentir un article de Gayda, le porte-parole officieux de Mussoliniso : non content de la retenue française, Rome avait jugé bon de dénoncer l'existence d'accords militaires entre les états-majors français et yougoslave et le soutien, toléré par Paris, de Belgrade aux insurgés de Haute-Albanie. Il était par contre évident que Paris se réservait d'agir à Genève : la question albanaise fut en effet abordée lors de la session de la S.D.N. par le directeur du Quai d'Orsay. A Berthelot qui faisait allusion à l'incompatibilité du Pacte de Tirana avec la déclaration de la Conférence des Ambassadeurs et avec les statuts d'indépendance des sociétaires de la S.D.N., Chamberlain répondit que la signature du pacte de Tirana constituait pour le Palais Chigi un succès dont il l'avait félicité. Le jour de la démission de Nincic, Chamberlain ajouta qu'il n'y avait pas de question albanaise et qu'il n'attachait aucune importance au Pacte de Tiranasl.

Lors de la session première de la S.D.N. qui demeurait le forum des petites puissances, le Pacte de Tirana constitua l'essentiel des conversations

46. DDI, VII4, doc. 517.

47. Tlg. Clément Simon, 3 décembre 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 33 et articles du Vreme ...es 5 et 6 décembre 1926.

48. Tlgs. Béguin Billecoq, des 4 et 6 décembre 1926, AD, Europe, Albanie, vol. 33.

49. Note récapitulative, Corbin, 9 décembre 1926, ibid.

50. Communiqué Havas, 9 décembre 1926 ; DDI, VII4, docs. 528, 535, 536, 556, 558.

51. Mémoire Berthelot, 6 décembre 1926, AD, Europe, Abanie, vol. 33 ; DDI, VII,, doc. 514. Si les tigs des 4 et 6 décembre de Béguin Billecoq (supra n. 48) vont à rencontre de celui que Seeds adressa le 3 décembre au Foreign Office (DBFP lAj, doc. 315), la note récapitulative Corbin les confirme sur le fond et anticipe à cet égard heureusement la conversation que Chamberlain eut le 10 décembre avec Nincic à Genève (DBFP lAj, doc. 347).


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de couloirs, souvent sévères vis-à-vis de Rome, Londres et Paris. La lettre du 5 décembre, par laquelle Aloisi confirmait à Zogolli que l'article 2 du Pacte de Tirana devait signifier que l'Italie ne pourrait fournir d'aide militaire à l'Albanie que sur la demande formelle du gouvernement albanais, ne détendit pas l'atmosphère. Le délégué yougoslave à la S.D.N. multiplia les démarches auprès de Briand et de Chamberlain, celui-ci préoccupé par la polémique de presse qui opposait alors Paris à Rome au sujet du pacte franco-yougoslave amorça dans ses conversations avec Briand un recul vis-à-vis de l'Italie. Briand saisit l'occasion de discuter avec Chamberlain de l'opportunité d'ouvrir de concert à Genève les premières consultations sur l'élargissement du Pacte de Tirana à la Yougoslavie, voire à la Grèce. Malgré l'intérêt porté par Chamberlain à la proposition française, elle n'eut pas de suite : le moment venu, Mussolini précisa adroitement que le Pacte de Tirana n'était pas susceptible de modification H. Faute de mieux, la France et la Grande-Bretagne déclaraient, le 17 décembre, sur l'initiative de Briand, leur volonté commune d'assurer la paix dans les Balkans. Pour sortir de l'impasse, le successeur de Nincic se déclara désireux de normaliser les relations italo-yougoslaves. Mussolini qui avait eu l'intention de répondre à cette ouverture par une demande de reconnaissance par Belgrade et du fait-accompli de Tirana et de la prédominence de l'Italie dans les Balkans se ravisa et choisit de gagner du temps jusqu'à ce que la constellation internationale lui redevint plus favorable! 3. Le 29 décembre 1926, Zogolli transmettait à Béguin Billecoq le texte authentique de la lettre d'Aloisi que Rome se refusait à faire enregistrer à Genève comme annexe au Pacte de Tirana ; il déclara son intention d'aller aussi loin que possible pour obliger Rome à faire enregistrer les deux pièces à la S.D.N. et désira connaître la position de la France dans le cas où il serait forcé, face au refus de Rome, de dénoncer le Pacte de Tirana lui-même. Le Quai d'Orsay lui fit répondre qu'il exerçait depuis plusieurs semaines une action conciliante à Rome et à Belgrade dans le but d'éviter toutes complications dangereuses pour l'indépendance de l'Albanie5*. Le Quai d'Orsay jugeait apparemment que l'alerte albanaise était passée : il se contenta d'inspirer une série d'articles d'information critique sur les rapports italo-albanais. De même, Paris considéra qu'il avait rempli sa mission de procurer à Belgrade les moyens diplomatiques d'une sortie honorable : que Mussolini ne donnât pas suite aux propositions qui lui avaient été faites par Belgrade échappait en effet, à la rigueur, aux compétences des diplomates français. Assuré que le bon sens prévaudrait à Belgrade, le Quai d'Orsay laissa ostensiblement vacant le poste de ministre de France à Belgrade pendant tout le mois de janvier 1927 ; les instructions du nouveau ministre lui enjoignaient de gagner du temps jusqu'à ce qu'une formule fût présentée à Mussolini, à laquelle il régiraitS 5.

52. DDI, VII,, docs. 545, 554 ; DBFP 1A2, docs. 372, 385, 388.

53. DDI, VII,, docs. 563, 567.

54. Tlg. Béguin Billecoq, 29 décembre 1926, tlg. Paris, 8 janvier 1927, AD, Europe, Albanie, vol. 33.

55 Projet d'instructions générales pour Dard, fin janvier 1927, AD, Europe, Yougoslavie, vol. 54.


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De fait, Rome repoussa un timide essai de médiation de Londres et, bientôt rassuré sur les intentions du Foreign Office et du Quai d'Orsay à l'égard du fait-accompli du Pacte de Tirana, inaugura la formule selon laquelle les relations italo-yougoslaves ne pouvaient être que très intimes ou purement formelles. Londres et Paris se gardèrent bien de prendre une position de principe. Belgrade, en dépit de son isolement diplomatique, dénonça le chantage exercé par Mussolini et lança prématurément, au nom de la solidarité balkanique, un appel à l'aide auquel tous ses voisins se dérobèrent. En février, la S.D.N. enregistra tel quel et sans annexe le Pacte de Tirana. Les grandes puissances avaient entériné le fait-accompli italien, l'Albanie se trouvait de facto sous le protectorat de l'Italie, la Yougoslavie à la merci de l'accueil que feraient la Bulgarie, la Grèce et la Roumanie aux propositions de Mussolini visant à l'encercler et à l'isoler.

Ebauchée dès 1918 et cristallisée par les revendications des nationalistes italiens au sujet de la Corse et de la Savoie, la politique qui permettrait à la France de faire de Trieste et de l'Albanie l'exutoire de l'Italie suivit un cours uniforme : l'Albanie cessa bientôt à Paris d'être considérée même de par le rôle qu'elle avait joué dans le non-anéantissement des armées serbes par l'Autriche-Hongrie. La République d'Albanie fut créée, en ce qui concerne les grandes puissances, d'une part en fonction d'hypothèses stratégiques dans le cas où une nouvelle guerre viendrait à éclater dans les Balkans, d'autre part en fonction du nouvel équilibre des forces en Europe qui s'était amorcé avant même la Conférence de la Paix. Que ce soit dans le cadre de la sécurité, des réparations, ou même de celui du nouvel équilibre des forces qui se dessinait dans le bassin méditerranéen, la France avait un intérêt pressant à ne pas s'aliéner l'Italie et même à se rapprocher d'elle. Désintéressé dans les deux sens du terme, le Quai d'Orsay pratiqua jusqu'en 1925, vis-à-vis de l'Albanie, une politique qui, comme celle du Foreign Office, était inspirée de l'observation que Bismarck n'avait pas, en 1887, détourné Napoléon III du Mexique, avec lequel l'Albanie n'était pas sans rapports, et que la situation de Mussolini lui imposait une politique extérieure de prestige propre à faire diversion sur nombre d'échecs de la politique fasciste en Italie 56. Le désintéressement économique de Paris vis-à-vis de Rome en Albanie n'avait qu'une valeur relative pour l'Italie, son laisser-faire, voire son désintéressement politique tacite contribuèrent, eux, à ce que l'Italie prît pied en Albanie. Aussitôt qu'un conflit d'intérêts anglo-italien s'y fit jour, la politique française consista à se fier à la Grande-Bretagne pour modérer les ambitions italiennes : le Quai d'Orsay espérait tirer un profit politique de son effacement en Albanie dans de futures négociations avec l'Italie. Engagées concurremment à celles de l'Italie avec la Yougoslavie, les négociations

56. Implicite dans les notes internes de Barrère et Fontenay, de juillet 1920, (AD, Europe, Albanie, vol. 30), la référence fut employée par Paris et Dard plusieurs fois en mars et avril 1927, ibid., vol. 35 ; en ce qui concerne le Foreign Office, voir DBFP 1A,, p. 858.


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franco-yougoslaves avaient été en effet troublées par le Traité de Rome que la France ne considérait pas comme un échec à proprement parler, mais comme une occasion perdue de resserrer ses liens politiques avec l'élément vieux-serbe de la Yougoslavie et de contrôler quelque peu la normalisation des rapports italo-yougoslaves. Cette occasion manquée, la France se trouva le plus souvent prise de 1924 à 1926 entre l'arbre et l'écorce en ce qui concerne sa politique vis-à-vis de l'Italie et de la Yougoslavie. Si le Foreign Office se cantonna en 1925-1926 dans une politique de non-interférence vis-à-vis de l'Albanie, c'est, semble-t-il, faute de mieux 57. Londres désirait sinon le maintien du statu quo dans les Balkans, du moins empêcher qu'une nouvelle guerre y éclatât. Consciente que la politique que Mussolini y pratiquait depuis 1925-1926 constituait un élément de désordre et visait à usurper la position politique de la France en Europe Centrale et du Sud-Est, la Grande-Bretagne crut jusqu'au début de 1926 que l'interprétation commune et connue que Londres et Paris donnaient à la déclaration de la Conférence des Ambassadeurs suffirait à empêcher l'Italie de toute tentative impérialiste sérieuse en Albanie. Détrompé par les faits, le Foreign Office se réfugia dans le common sensé : il répandit la formule selon laquelle l'indépendance de l'Albanie constituait une sorte de compromis, dont le maintien était dans l'intérêt de toutes les puissances concernées par la question albanaise. L'éventualité de la création d'un bloc balkanique dirigé contre l'Italie ne s'étant pas précisée et l'attitude ambiguë de Chamberlain sur la question d'un affrontement armé italoyougoslave aidant, le déséquilibre des potentiels économique et politique de l'Italie et de la Yougoslavie joua et rapidement Rome exerça de jure à Tirana une influence exclusive. Le feu vert n'ayant, à proprement parler, été donné à Rome ni par Londres, ni par Paris, la rupture du statu quo en Albanie par l'Italie fut due à la conjonction de plusieurs facteurs. La perte du sentiment national aigu qui avait animé les partis politiques albanais jusqu'en 1923-1924, la viabilité précaire d'un nouvel Etat coupé quelquefois de ses hinterlands économique et culturel et le fait que le futur roi des Albanais, Amet Zoglou Ier, ne possédait aucun concept de politique générale jouèrent un rôle du côté albanais. Du côté italien, Mussolini fut le facteur essentiel de l'engagement de l'Italie en Albanie auquel il réussit, en 1926, à rallier le Palais Chigi. Moins que les pressions du Parti Fasciste qui s'exerçaient surtout dans le sens anti-yougoslave, la fluidité des relations de Belgrade avec Rome et Paris permit, et sans doute inspira, la politique albanaise de Mussolini. Belgrade se réservait de choisir, le moment venu, entre un compromis italo-yougoslave étendu à l'Albanie et ses craintes de laisser l'Italie prendre pied dans les Balkans ; sous l'impulsion de Mussolini, l'Italie profita aussitôt de sa liberté de manoeuvre née,

57. DBFP IAj, doc. 488 et pp. 858-59 ; IA2, doc. 157 et p. 926. Dans un article consacré à la politique albanaise de la Grande-Bretagne (in : Gjumiine Albanologjike, Pristina 1968, pp. 187-238) V. Vunaver, outre qu'il attache une importance primordiale à la question des pétroles pour la période 1921-1923, en arrive à la conclusion plus tranchée que l'Italie exploita la bienveillance puis la non-ingérence anglaise et que la Grande-Bretagne sacrifia l'Albanie pour établir un équilibre franco-italien utile à la paix et l'ordre européens.

56. DBFP 1A,, doc. 488 et pp. 858-59 ; IAj, doc. 157 et p. 926.


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d'une part, de l'habileté de sa politique yougoslave, d'autre part, de l'attentisme de la politique française vis-à-vis de la Yougoslavie, lui-même conséquence de l'ambivalence de la politique de Belgrade vis-à-vis de Rome et de Paris et des répercussions que le Pacte franco-yougoslave ne manquerait pas d'avoir sur les relations franco-italiennes.

Contrairement à l'opinion contemporaine, la France ne croyait pas qu'après avoir assuré sa sécurité en Europe Occidentale, elle pourrait se désintéresser des Balkans. Elle désirait au contraire y parachever d'une manière politique et militaire, à défaut d'être économique, ses efforts d'affermir un statu quo qui lui était favorable. La Grande-Bretagne, face aux velléités expansionnistes de l'Italie en Asie Mineure essaya de la détourner sur les Balkans et de lui faire jouer un rôle de contre-poids à l'hégémonie française et de barrière contre le bolchévisme. En réaction, la France essaya d'orienter l'Italie plutôt vers l'Asie Mineure et l'Est de l'Afrique où elle se trouverait face à face avec la Grande-Bretagne ; parallèlement, sa politique de désintéressement tacite au profit de l'Italie et de passivité vis-à-vis de l'Albanie accentua certes l'antagonisme italoyougoslave, elle le circonscrivit du moins à l'Albanie. En outre, la politique albanaise du Quai d'Orsay contribua à empêcher, d'une part, la Yougoslavie de pratiquer selon ses ambitions une politique balkanique d'influence serbe sur la base de la doctrine « les Balkans aux peuples balkaniques », d'autre part, l'Italie d'étendre à l'ensemble des Balkans sa politique expansionniste. Après la conclusion du Pacte franco-yougoslave et de son annexe militaire, la politique de la France vis-à-vis de l'Albanie et de l'Italie n'évolua pas sensiblement. L'accord politique entre l'Italie, la France et la Yougoslavie s'étant révélé impossible, l'antagonisme italo-yougoslave subsista mais l'Italie dut désormais défendre trois fronts et le développement de la Marine yougoslave immobilisa une partie de la flotte italienne dans l'Adriatique. De fait, la dépendance de la Yougoslavie vis-à-vis de la France en matière d'armement eut pour contre-partie une influence politique prépondérante de Paris sur Belgrade qui devint bientôt le pivot de la politique française dans les Balkans. La paix durant, l'Italie trouva en Albanie un exutoire à ses activités impérialistes sans jamais réussir cependant à remettre en question, comme elle se le proposait depuis 1926, le statu quo de l'Europe du Sud-Est.

Marc POULAIN, Stuttgart.


FACTIONS ET IDÉOLOGIE DANS L'ARMÉE BRÉSILIENNE « NATIONALISTES » ET « LIBÉRAUX », 1946-1951

L'article qui suit traite de la confrontation idéologique qui, à partir de 1946, opposa au Brésil deux factions militaires d'importance numérique et intellectuelle presqu'égale, concernant la nécessité de développer ce pays selon des modèles socio-économiques libéraux, d'une part, ou dirigistes et étatisants, d'autre part*.

Cette confrontation accompagna et refléta les diverses phases de la guerre froide dans le monde. Elle mit en lumière l'engagement de ces factions dans la compétition idéologique de l'après-guerre : l'une soutint franchement les visées des Etats-Unis, l'autre fit preuve d'une neutralité bienveillante à l'égard de l'Union Soviétique.

L'étalement dans le temps et les divers aspects de cette confrontation — qui se prolongea dix-huit ans au cours desquels l'agitation sociale et politique fut sans équivalent dans l'histoire du Brésil — nous obligent à nous limiter dans nos propos. Nous nous contenterons d'offrir au lecteur intéressé l'étude des seuls aspects initiaux des rivalités idéologiques au sein des forces armées brésiliennes, telles qu'elles se précisèrent durant la présidence du maréchal Eurico Dutra (31 janvier 1946 - 31 janvier 1951). En effet, une étude détaillée de toute la période qui va de 1946 à 1964 exigerait beaucoup plus de place que celle dont nous disposons. De plus, l'époque que nous décrivons fut en elle-même un « princeps », un temps de rénovation de la pensée politique au Brésil et, pour ce qui est du corps des officiers, elle représenta une période de clivage intense, caractérisé par une crise de finalité sans précédents dans l'histoire de l'institution militaire.

Cette crise de finalité, conditionnée à la fois par des problèmes d'ordre institutionnel — touchant au rôle des militaires dans la société — et par des problèmes d'ordre structural et professionnel — touchant au niveau de préparation et d'efficacité des forces armées — déboucha dès l'avènement du régime parlementaire sur une autre crise, reflétant celle-ci les préoccupations de l'opinion publique du temps pour l'élaboration d'une formule culturelle et sociale-économique nouvelle pour le Brésil. Une telle

(*) Je désire remercier ici vivement les efforts et l'esprit de coopération de mon ami, M. José Stacchini, rédacteur à VEstado de S. Paulo, qui m'a sacrifié beaucoup de son temps à chercher des articles et des reportages se référant au thème, parus dans la presse brésilienne à l'époque traitée par le présent travail.


FACTIONS ET IDÉOLOGIE DANS L'ARMÉE BRÉSILIENNE, 1946-1951 557

formule aurait, aussi, dû donner ipso facto une image plus élaborée des relations du Brésil avec le monde extérieur, surtout avec le monde occidental.

Colorée par des à-côtés politiques plus ou moins permanents et plus ou moins représentatifs de l'évolution générale de la société brésilienne, la crise de direction par laquelle passait l'institution militaire revêtit, en 1950, des aspects nouveaux et inattendus, imposés par l'éventualité, évoquée à l'époque très sérieusement, d'une participation brésilienne à la guerre de Corée ; cette éventualité jouissait d'ailleurs d'un accueil des plus tièdes, tant dans les milieux civils que dans les milieux militaires.

A son tour, cette éventualité se surimposait à l'alliance politico-militaire existant à cette époque entre le Brésil et les Etats-Unis (alliance qui fut dénoncée dernièrement par l'actuel gouvernement brésilien). Plutôt que le succès d'une des parties en présence, ce fut le temps qui résolut le problème. Mais tant que la guerre de Corée dura, l'éventualité de l'expédition d'un corps armé brésilien sur le front coréen exacerba les esprits militaires et donna des prolongements de politique internationale à des conflits d'idées découlant plutôt de l'évolution organique de la société brésilienne de ce temps.

I. — LA SCISSION

De forts remous d'ordre économique et intellectuel agitaient dans l'immédiate après-guerre l'opinion publique brésilienne qui venait de sortir indécise d'une période de répression politique qui avait duré huit ans. Cette opinion publique, dont la définition et la structure tiennent, aujourd'hui comme hier, d'une interprétation sociologique arbitraire de ce que sont les éléments « actifs » dans la société, se composait, en 1945, d'un pourcentage assez réduit de la population totale du Brésil : la haute bourgeoisie (détenteurs du grand capital, d'industries et des grandes propriétés foncières), les secteurs de moyenne et de petite bourgeoisie (petites industries, propriétaires de biens immeubles, commerçants et artisans, petits employeurs), les secteurs salariés non ouvriers (administrations à tous les niveaux, professeurs et instituteurs, corps d'officiers, corps de sous-officiers ainsi que leurs correspondants dans les gendarmeries — forças pûblicas — des Etats, ainsi que la presse) ; enfin, les travailleurs organisés. On leur ajoutera les étudiants ainsi que les militants et la hiérarchie des différentes églises existant au Brésil. Parfois, des éléments provenant de la frange marginale de la population des villes, de même que les petits propriétaires et les « colônos » du monde agraire, venaient contribuer par leur poids — généralement douteux — à cette expression de « volonté générale » au Brésil.

La population des villes brésiliennes qui s'identifiait généralement avec cette « opinion publique » atteignait à l'époque quelques 26 % d'un total approximatif de 45 millions d'habitants. Le nombre des personnes inscrites aux élections présidentielles du 2 décembre 1945 (quelques neuf semaines après le renversement de Getûlio Vargas), avait été de 7 500 000 (chiffres


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ronds) soit 14 % du total général. En termes urbains exclusivement, cette participation au vote atteignait 46 % du total de populations des villes \

Certes, c'était une « opinion publique » minoritaire mais, en même temps, assez représentative de l'éveil qui s'était enregistré après la fin de la guerre mondiale dans la conscience politique de ces populations.

Cette opinion publique, au lendemain du renversement de VEstado Novo, était le reflet fidèle des problèmes d'ordre idéologique qui tourmentaient le Brésil depuis l'avènement même du régime républicain : la définition de la propriété privée par rapport à la propriété nationale (de l'Union fédérale), la direction et la nature du développement régional ou national, la part des investissements locaux et étrangers dans ce développement, l'existence de secteurs sociaux figés, le manque de dialogue entre élites et peuple, l'analphabétisme persistant, une éducation dépourvue de message social et de buts nationaux, la position, toujours confuse, de l'institution militaire dans la « psyché » populaire, et tout cela, pour ne parler que des questions les plus graves et les plus difficiles à résoudre de la société brésilienne.

A ces remous s'ajoutait ce qu'il conviendrait d'appeler le « problème national », en d'autres termes, la question que tous les secteurs de l'opinion publique devaient affronter sous une forme ou sous une autre : l'affirmation du Brésil dans le monde ; c'était une question qui avait une filiation historique bien claire, concernant la meilleure manière de faire sortir le Brésil de sa position de nation subalterne pour accéder, dans un délai proche, à un niveau de puissance politique et économique dominante en Amérique du Sud et reconnue comme telle par le consensus international.

Il va de soi que dans l'après-guerre immédiate, les courants idéologiques au sein de la société brésilienne, généralement sous forme de partis 2, ne se cantonnaient pas exclusivement dans le développement de l'économie ou dans l'analyse du rôle politique des différents secteurs sociaux. La vieille querelle concernant la spécificité du peuple brésilien et sa capacité à créer une civilisation à part sous les Tropiques — sujet jamais épuisé au Brésil — rebondissait et contribuait à ajouter aux problèmes de définition

1. Sources : Brasil — Secretariado do Supremo Tribunal Electoral : « Electoral Data » et c Growth of Population and its Factors », in : Brazil, Ministry for Foreign Relations : Brazil - 1966 (Brasilia, 1966), respectivement aux pages 65 et 123 (chiffres déduits de la TableAnnexe).

2. Les partis surgis en 1945 étaient les suivants : Vniâo Democrâtica Nacional (U.D.N.), Partido Democrata-Cristâo (P.D.C.), Partido Social-Democrata (P.S.D.), Partido Trabalhista Brasileiro (P.T.B.), Partido Republicano (P.R.), Esquerda Democrâtica (E.D.), et le Partido Cornunista Brasileiro (P.C.B.). A l'exception de I'E.D. (devenue après 1947 le Parti Socialiste Brésilien) et du P.C.B., tous les autres étaient des groupements improvisés, sortis des alliances et des combinaisons conclues à la fin de VEstado Novo.

Pour une description des origines et des buts improvisés ainsi que du poids réel de ces partis, voir : José Maria BELLO, Histôria da Repûblica, S. Paulo, Companhia Editora Nacional, 1959 ; Thomas SKOEMORE, Politics in Brazil, Oxford University Press, 1967 ; John W. F. DOIXES, Vargas of Brazil, Texas University Press, 1969; Octâvio IANNI, Crisis in Brazil, Columbia University Press, 1970.

En français : Tableau des partis politiques en Amérique du Sud, oeuvre collective signée par Jean-Pierre BERNARD, Silas CERQUEIRA, Pierre GILHODÈS, Hélène GRAILLOT, Leslie F. MANIGAT et Hugo NEIRA, Paris, Armand Colin, 1969.


FACTIONS ET IDÉOLOGIE DANS L'ARMEE BRESILIENNE, 1946-1951 559

économique et politique une dimension humaine bien dans le ton des poussées sociales de l'époque 3.

Le débat idéologique qui s'amorça au Brésil dans cette après-guerre absorba nécessairement les esprits militaires aussi. Tour à tour sollicités par certains secteurs et rejetés par d'autres, sommés parfois de se définir en tant qu'institution monolithique (ce qu'ils auraient eu bien du mal à être), les officiers brésiliens se scindèrent rapidement selon des lignes de démarcation tout à fait nouvelles ; cette scission, cependant, s'inscrivait dans un héritage idéologique qui n'avait jamais manqué d'exégètes. Dans cet héritage co-existaient, et généralement en pêle-mêle, d'anciennes idées positivistes sur la paix et sur la neutralité des peuples faibles dans les grandes rivalités internationales, un certain engouement, mi-positiviste, mi-narodniciste, pour un type idéalisé de « peuple-prolétaire » (donc, urbain), une conception constante du rôle de l'armée en tant que protectrice des valeurs et des institutions de base du Brésil et, point important, une animosité entretenue dès l'école militaire envers l'incapacité supposée des milieux civils à résoudre à eux seuls les aspects négatifs de la croissance désorganisée du pays *.

La manifestation la plus importante de l'évolution des idées chez les officiers (déjà à la fin de la seconde guerre mondiale) est, sans doute, leur présence dans la rupture qu'on constate à l'époque entre deux lignes de pensée et de conduite politiques assez bien précisées : d'un côté, les partisans de la mutation générale des modèles économiques et sociaux existants, serait-ce avec des moyens arbitraires, voire révolutionnaires ; d'autre part, les partisans du retour aux moules libéraux d'avant 1937.

Les militaires partisans des idées de réforme générale des structures s'étaient déjà montrés impressionnés et encouragés par la victoire du Parti Travailliste en Angleterre, en juillet 1945, ainsi que par son programme de nationalisation des secteurs économiques-clé (au Brésil, l'on était encore sous le régime totalitaire de l'Escado Novo) ; plus tard, ils n'en furent pas moins également impressionnés par le grand nombre de voix

3. Historiquement, cette querelle avait commencé sous l'Empire, sous l'impact des idées de Gustave Le Bon sur l'incapacité supposée des populations « brassées » des pays tropicaux à créer des sociétés organisées, soucieuses aussi du progrès moral des individus et sensibilisées par la défense du bein public. Gustave LE BON, L'homme et les sociétés, chap. X : « Influence du passé et de l'hérédité (Paris, chez J. Rothschild, 1881). Ces idées furent à la mode au Brésil jusqu'à la révolution libérale de 1930, sinon bien après.

4. Voir, pour ce type d'éducation : Lt. Col. (rés.) Carlos MAUL, « O Exército brasileiro », in Os grandes problemas nacionais, Rio de Janeiro, Departamento de Imprensa e Propaganda, 1942 : « Principale responsable de l'implantation de la République — parce que celle-ci aurait échoué au berceau sans le concours de l'armée — rien de plus naturel que l'une protégeât l'autre contre les déviations et les fautes de conduite, contre les manoeuvres scissionistes des éléments factieux et sans idéal » (p. 214). Carlos Maul, professeur à l'Ecole Militaire de Realengo, fut le mentor spirituel de plusieurs générations de militaires entre 1932 et 1944. (Il fut aussi, après 1932, un membre du mouvement intégraliste.)


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recueillies par le Parti Communiste Brésilien aux élections présidentielles de décembre 19455.

Ce courant d'opinion — appelons-le déjà faction — avait pour chefs de file reconnus les généraux de réserve Julio Caetano Horta Barbosa, Estevâo Leitâo da Cunha et Felicissimo Cardoso ; dans l'armée active, prédominait le général Newton Estilac Leal 6. Cette faction se présentait sous l'étiquette « nationaliste », en reprenant, malgré la déchéance récente de l'Estado Novo, les vieilles idées sur un Etat brésilien autoritaire et unitarien reposant à son tour sur la politisation à l'échelle individuelle des citoyens, davantage que sur leur éventuelle participation militante dans le cadre des partis.

Cette faction puisait son inspiration historique dans la méfiance des milieux jacobins et nationalistes, à l'aube du régime républicain vis-à-vis du capital étranger, méfiance transmise de génération en génération par les éducateurs militaires 7. Cette méfiance était reprise à son compte, et répandue dans l'opinion publique avec un succès évident, par le nouveau Parti Populiste, le P.T.B., qui reconnaissait Vargas comme son chef spirituel 8, et auquel la plupart des officiers « nationalistes » vouaient, malgré la déchéance politique de l'ancien président, obéissance et solidarité'.

5. Le P.C. Brésilien avait adopté, à la fin de 1945, un programme de revendications sociales tièdes, calquées sur le programme proposé en 1934-1935 par cette tentative de <t front populaire » brésilien que fut 1' « Alliance Nationale de Libération » (A.L.N.). La propagande imposée par la guerre donna sa coloration particulière à ce programme : le P.C.B. s'affirmait parti de la résistance, champion de l'anti-fascisme, moteur des réformes sociales, etc. II avait reçu 10 % des voix lors des élections présidentielles de 1945 et s'était placé troisième sur le plan national. Dans le District Fédéral de Rio de Janeiro, il avait reçu autant de votes que presque tous les autres partis pris ensemble.

Le Parti Communiste avait aussi changé d'adjectif, en se faisant appeler « brasileiro » et non plus « do Brasil », tactique qui suggérait ainsi une identification avec le nationalisme culturel de l'époque.

6. Le général de réserve Horta Barbosa avait été, en 1938, sous-chef de l'état-major de l'armée ; en 1939, il devint le premier président du Conseil National du Pétrole, constitué cette année-là au Brésil.

Le général de réserve Felicissimo Cardoso était un « docente militar » et professeur à l'académie militaire d'Agulhas Negras. Le général de réserve Estevâo Leitâo da Cunha était un des chefs du groupement de pression « nationaliste », le CEDPEN (« Centra de Estudos e Defesa do Petrdleo e da Economia National »).

Le général Newton Estilac Leal était officier d'activé, commandant de la zone militaire sud. Ancien tenenie, il avait appartenu en 1934-1935 à 1' « Alliance Nationale de Libération ».

7. Voir notre article : « Cadets-du-Peuple ; un regard sur la politisation des Ecoles Militaires au Brésil sous la Première République, 1889-1930 », à paraître cette année dans les numéros 39 et 40 du Bulletin d'Etudes Portugaises et Brésiliennes de l'Université de Paris-III.

8. Voir le discours de Getûlio Vargas à Porto Alegre, où il attaqua « les agents de la finance internationale » et « la vieille démocratie libérale capitaliste qui décline rapidement parce qu'enracinée dans l'inégalité » (Getûlio VARGAS, « Discurso pronunciado no Comfcio do P.T.B., em Porto Alegre », le 29 novembre 1946, in : Getûlio VARGAS, A politica tràbalhista do Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio Editera, 1950, pp. 57 et 58).

Le P.T.B. se proclamait « socialiste-chrétien » et répudiait le « matérialisme historique » (cf. : Getûlio VARGAS, « Discurso... no Comicio do P.T.B. em Salvador », le 13 janvier 1947, in : op. cit., p. 160). Le P.T.B. se considérait déjà comme l'unique expression des ouvriers politisés : « Le P.T.B. est l'arme politique du prolétariat [brésilien] ». (Cf. : Getûlio VARGAS, « Mensagem aos Trabalhadores », allocution à la radio Mayrink Veiga, de Rio de Janeiro, le 1er mai 1947, in : op. cit., p. 188.)

9. Cet article ne permet certainement pas de faire l'historique de 1' Estado Novo et des relations entre le Pouvoir surgi en novembre 1937 et le corps des officiers. Rappelons


FACTIONS ET IDÉOLOGIE DANS L'ARMÉE BRÉSILIENNE, 1946-1951 561

Une minorité parmi les officiers « nationalistes » manifestaient de la sympathie envers le Parti Communiste, surtout parce que le P.C.B. — en rivalité ouverte avec le P.T.B. — s'adressait au « peuple-prolétaire » davantage qu'aux « classes », comme le faisaient d'autres partis surgis après le 29 octobre 194510.

Cette faction pensait aussi que le Brésil, ayant déjà fait ses premiers pas dans le domaine de l'industrialisation et ayant, de surcroît, participé à la guerre, pourrait tenter ses forces sur l'arène internationale en tant que facteur autonome ayant déjà une voix reconnue dans les affaires mondiales 11. Par conséquent, les partisans de ce courant de pensée se montraient tièdes, sinon hostiles, envers les visées d'hégémonie des EtatsUnis en Amérique du Sud, et neutralistes à tous propos.

Les idées de ce groupe sur le présent et l'avenir du Brésil étaient propagées par la Revista do Clube Militar de Rio de Janeiro, ainsi que par la revue Emancipaçâo et par d'autres publications militaires de moindre tirage comme, par exemple, A Naçâo Armada ou A Revista Militar Brasileira. Entre toutes, YEmancipaçâo devint, après 1949, le fief de la nouvelle faction « nationaliste » et qui, par ce moyen, imposa ses idées à une bonne partie du corps des officiers. Cette revue, comme son nom l'indiquait, ralliait les partisans d'un Brésil sans attaches économiques et politiques à l'étranger. Dirigée par le général Felicissimo Cardoso et par le colonel Hildebrando Pelâgio R. Pereira, elle préconisait la nationalisation du pétrole, l'industrialisation sous l'égide fédérale, la réforme agraire et, à un niveau différent, l'abrogation du Traité de Petrôpolis, de 1947 (l'alliance politique et militaire avec les Etats-Unis) et, plus précisément, la cessation des activités de la Commission Mixte Brésil-Etats-Unis créée la même année, et dont le rôle était de délimiter exactement les investissements américains au Brésila.

Généralement, la faction « nationaliste » constatait, malgré la libéralisation des initiatives politiques, l'absence d'un dialogue réel entre le

brièvement la déclaration faite par Getûlio Vargas au Club Militaire de Rio de Janeiro, au lendemain du coup d'Etat du 10 novembre 1937 : « L'Estado Novo » a été institué par vous et %'otre responsabilité se trouve engagée dans son maintien » (cf. : Cetûlio VARGAS, A nova politica do Brasil, Rio de Janeiro, Departamento de Imprensa e Propaganda, 1938, vol. V, p. 244).

10. On peut consulter à cet égard les discours prononcés à l'occasion de la campagne présidentielle de 1945 par le candidat de l'U.D.N., le général-brigadier de l'Air Eduardo GOMES (Campanlia de Libertaçâo, Sâo Paulo, Livraria Martins Editora, 1950), où il exposait le point de vue des secteurs moyens et des « classes produtoras ».

Il faudra remarquer dans ce contexte que l'U.D.N. se situait initialement dans le nouveau spectrum politique du Brésil plutôt à gauche qu'à droite, une gauche modérée, anti-totalitaire et anti-dirigiste. Aussi, l'U.D.N. était-elle l'alliée politique du petit groupe socialiste (Esquerda Democrâtica), ennemi idéologique tant du P.C.B. que du P.T.B.

Les notions de « gauche » et de « droite » au Brésil doivent être prises, du moins pour cette époque-là, dans un sens très relatif.

11. Premier motif d'orgueil national, le privilège accordé, en 1947, au Brésil, par les fondateurs des Nations-Unies, d'ouvrir chaque année les débats de l'Assemblée Générale, privilège existant jusqu'à ce jour même.

12. Pour les relations spéciales entre le Brésil et les Etats-Unis, voir le livre de Moniz BANDETRA, Presença dos Estados Vnidos no Brasil (dois séculos de histôria), Rio de Janeiro, Ed. Civilizaçâo Brasileira, 1973. Voir aussi la note n° 35.


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Pouvoir et le Peuple, ce dernier gardant toujours sa majuscule. Elle constatait que le pays, ayant déjà atteint les 45 millions d'habitants, était voué, de par cette croissance démographique même, à devenir dans un futur proche, soit une grande puissance régionale, soit une immense colonie, factorerie des puissances étrangères ; ou, selon l'expression à la mode, un Japon luso-américain ou une Inde américaine.

Cette faction constatait aussi que le Brésil, dépendant toujours de ses exportations végétales de base (le café et le coton, surtout) aurait dû stimuler et planifier à l'échelle fédérale l'utilisation globale de ses richesses minérales, en premier lieu le pétrole, déjà découvert en 1938 dans le NordEst, ainsi que les sables uranifères dont la valeur stratégique était reconnue aux Etats-Unis et dans le monde. Elle avait pris parti pour l'étatisation de l'infrastructure économique, à partir du modèle de régie fédérale de la Companhia Sidérûrgica Nacional (Volta Redonda), déjà mis en application durant YEstado Novo.

Le groupe « nationaliste » acceptait cependant, encore qu'à certaines conditions, la création de grandes régies à capital mixte, où l'apport privé serait soumis au contrôle exclusif de l'Union. Ce groupe prenait pour modèle de régie mixte la Companhia do Voie do Rio Doce, provenant de la nationalisation des gisements de fer de la Companhia Brasileira de Mineraçâo e Siderurgia du Minas Gérais, où les capitaux fédéraux brésiliens cohabitaient avec du capital américain fédéral, sous le contrôle du gouvernement brésilien.

Ce courant d'idées s'inspirait tant de l'écrivain nationaliste Monteiro Lobato — propagandiste du « pétrole national » — que du publiciste socialiste Elîsio de Carvalho qui, dans la première après-guerre, avait proposé l'administration du sous-sol par l'Union fédérale. Ce point de vue s'inscrivait dans un courant d'idées plus récent exprimé par la Loi fédérale n° 253, de 1939, qui avait nationalisé les richesses du sous-sol. Dans l'immédiat cependant, il se révélait influencé par la première prise de position de Getulio Vargas après sa déposition, lorsque l'ancien président avait déclaré, en septembre 1946, à Porto Alegre, que : « La démocratie économique ne saurait être organisée sans planification antérieure... C'est cette planification économique qui subordonne la production aux intérêts de la communauté et non à ceux des minorités. » 13

Faisant front à cette faction « nationaliste », un autre courant d'idées surgit à l'époque, en partant des mêmes données de base : la monoculture, la dépendance du capital étranger, le manque de know-how technologique suffisant, l'analphabétisme qui freinait la préparation rapide de cadres inférieurs dans l'industrie et, surtout, le manque — sur le plan social — de secteurs moyens de poids ; il considérait les perspectives du pays sous un

13. Elîsio de CARVALHO, Brazil, poténcia mundial ?, Rio de Janeiro, Editora Mundo Mercantil, 1919. Monteiro LOBATO, O escandalo do petroleo e do jerro, Sâo Paulo, Companhia Editora Nacional, 1936. Getûlio VARGAS, « Discurso pronunciado de improviso na visita à sede do P.T.B., "em Porto Alegre », le 2 septembre 1946, in : A politica trabalhista do Brasil, q.v. supra, p. 39.

Il existe une littérature de qualité assez variée sur le pétrole, citée dans le livre de Gabriel COHN, Petroleo e Nacionalismo, S. Paulo, Difusâo Européia do Livro, 1968.


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jour totalement différent. Sous l'autorité morale des généraux Juarez Tâvora, Oswaldo Cordeiro de Farias et Fiuza de Castro, ce courant était, à sa façon, assez représentatif de la hiérarchie militaire de l'époque ".

Se faisant parfois appeler « libéral », parfois « chrétien » tout court, il se montrait influencé par les idées politiques — plutôt que par les idées sociales — de la démocratie chrétienne, telles qu'elles étaient assimilées à l'époque en Amérique Latine. Ce courant voyait en effet la démocratie chrétienne sous un jour statique, comme une espèce de barrage idéologique opposé au marxismels. Sur un plan culturel pur, il voyait le peuple brésilien intimement lié — par sa culture et par son aversion à l'autoritarisme — au monde occidental, à ses destinées politiques et économiques. Il entendait aussi que le Brésil devait rester fidèle à la coopération avec les Etats-Unis et, ainsi, il devait mettre son pas dans celui du camp occidental dirigé par les Etats-Unis, champion d'un monde déjà continentalisé au point de vue géopolitique M.

Sur le plan économique, ces officiers jugeait les investissements privés comme se justifiant d'eux-mêmes ; l'initiative privée était considérée dans ses résultats historiques comme la plus adaptée au tempérament brésilien, d'autre part ombrageux, et méfiant des initiatives et du contrôle officiels ".

Ce courant prêchait, en conséquence, la libre entrée des capitaux étrangers dans le pays, reflétant ainsi l'âpre controverse menée dans

14. Le général Juarez Tâvora, ancien tenente, ancien interventor dans le Nord-Est, en 1930-1931, ancien ministre des Travaux Publics en 1932, avait connu une ascension assurée par son passé révolutionnaire : en 1947-1948, il était sous-chef de l'État-Major de l'Armée. En 1949, à l'époque que nous traitons, il était le commandant de la 6= Région Militaire (Bahia) ; sous peu, en 1950, il allait être nommé représentant de l'armée brésilienne à la Commission Interaméricaine de Défense à Washington.

Le général Oswaldo Cordeiro de Farias, ancien tenente, avait été le chef de la police de S. Paulo au lendemain de la révolution libérale de 1930. Plus tard, durant la période de VEstado Novo, il fut interventor dans le Rio Grande do Sul (1938-1943). Il fut le chef de l'artillerie du Corps Expéditionnaire Brésilien en Europe (F.E.B.) en 1944-1945. Attaché militaire à Buenos Aires (1945-1946) et commandant de la 5e Région Militaire (Paranâ), entre 1946 et 1949, il était, en 1949, commandant de l'Ecole Supérieure de Guerre (E.S.G.).

Alvaro Fiuza de Castro était général de diivsion, sans passé politique ou administratif (non militaire).

15. La majorité absolue des officiers brésiliens se montrait par tradition indifférente à la « re-christianisation » sociale du monde occidental ; il serait donc difficile de lier certaines sympathies pour le programme de la démocratie chrétienne de l'après-guerre avec la religion elle-même. D'ailleurs, les partisans des idées démocrates-chrétiennes commençaient à la même époque à se retrouver dans le Parti Démocratique-Chrétien (P.D.C.). Parmi les militaires partisans de ces idées, se trouvait le général Juarez Tâvora. Le P.D.C. était dirigé par Franco Montoro, dont les distances doctrinaires du libéralisme économique étaient connues.

16. Pour un développement de ces idées, voir : Alceu Amoroso LIMA, « An interprétation of Brazilian Politics », in : Social Science, XXVI, octobre 1951, où le publiciste brésilien démocratechrétien parlait de la « transition du nationalisme au continentalisme » (p. 202). Alceu Amoroso Lima était à l'époque chef de file des intellectuels chrétiens militants ; il était aussi lié aux officiers « libéraux » par l'épine dorsale de l'anti-communisme et de la « solidarité occidentale ».

17. Les implications sociales et politiques de ce trait de caractère (méfiance à l'égard des étrangers, à l'égard des initiatives officielles, à l'égard des appels pour constituer des associations ou des groupements sociaux, confiance dans certains individus, solidarité de clan ou de famille, etc.), avaient été exposées quelques années auparavant dans deux livres sortis la même année : José Maria BELLO, Panorama do Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio Editera, 1936, et Sergio BUARQUE DE HOLLANDA, Raizes do Brasil, (chez le même éditeur).


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la presse et au Congrès sur la nature des investissements étrangers au Brésil et les domaines dans lesquels ils devaient se faire 18. Ce courant appuyait la constitution de sociétés à capital mixte, national et étranger, en vue d'exploiter le sous-sol, sur le modèle amélioré des sociétés multinationales déjà au travail dans ce domaine ". Chose intéressante, les chefs de file de cette tendance se prévalaient à cet égard des zigzags doctrinaires du Parti Communiste Brésilien lui-même qui avait adopté — pour des raisons d'ordre tactique — une attitude similaire envers les investissements étrangers « utiles » au Brésil 20.

Les partisans de ce courant étaient aussi les partisans de la pluralité des partis et, d'une manière hésitante, ils acceptaient le retour au fédéralisme et aux droits spécifiques des Etats, que la nouvelle Constitution adoptée en 1946 avait rapidement rétablis.

Une autre caractéristique de ce groupe « libéral » était son désir de professionaliser les forces armées selon le modèle américain et d'en augmenter les effectifs, qui étaient assez bas.

Le principal champ de bataille de ces deux tendances — presque égales par le nombre de leurs adhérents et par le poids moral dont elles jouissaient dans les casernes, dans les bureaux et les écoles militaires et chez les officiers de réserve — était le Club Militaire de Rio de Janeiro 21.

Parallèlement à ces activités, l'on constate la présence de ces deux factions dans des groupes de pression — qui sont parfois des créations ad-hoc — destinés à faire triompher une thèse économique ou une autrea — ainsi que dans la presse à grand tirage, sous forme d'articles et

18. La meilleure description de cette controverse reste, malgré les limites imposées par son point de vue subjectif « nationaliste », celle offerte par le général Nelson Werneck SODKÉ dans son Histôria militar do Brasil, Rio de Janeiro, Ed., Civilizaçâo Brasileira, 1965.

19. Le modèle envisagé par ce courant était encore la Companhia Brasileira de Mineraçào e Siderurgia, qui avait exploité le minerai de fer d'Itabira (Etat de Minas Gérais) et qui avait été nationalisée par VEstado Novo pour faire place à la Companhia do Voie do Rio Doce, citée plus haut.

Voir : Major-brigadeiro do Ar Eduardo GOMES, « Discurso de Vitôria » (capitale de l'Etat d'Espîrito Santo, NA), le 21 octobre 1945, in : Campanha de Libertaçâo, p. 156 : « A triste realidade ».

20. A l'Assemblée Constituante (1945-1946), le député communiste Carlos Marighela avait proposé au nom du P.C.B. la création d'un Instituto Nacional do Petrôleo, substituant le Conselho Nacional do Petrôleo, avec la participation du capital étranger. (Voir : Gabriel COHN, op. cit., p. 122, et Claudio LACERDA et alii : « O Petrôleo é nosso. E nasce a Petrobrâs », in : Jornal da Tarde, S. Paulo, 3 octobre 1973, p. 10.)

21. Le Club Militaire de Rio de Janeiro, fondé en 1887, était reconnu officiellement comme « institution choie », dûment inscrite dans le registre notarial (tabeliâo) de la capitale fédérale. Le Club n'acceptait que des membres officiers, tant d'activé que de réserve. Il jouait à la fois le rôle de guilde, de groupe de pression et de petit parlement militaire, très démocratique d'ailleurs (il s'agit de la période finissant en 1964), dans son fonctionnement. Sa direction — incluant aussi le Conseil d'Administration, le Conseil Délibératif (espèce de tribunal d'honneur) et la direction de la Revista do Clube militar — était élue tous les deux ans, généralement par des élections auxquelles se présentaient deux ou trois listes rivales (chapas), dont la composition était réellement le reflet des tendances politiques des candidats. Chaque liste avait à sa tête deux officiers-généraux, l'un du service actif, l'autre de la réserve (pour les postes de directeur et vice-directeur du Club).

22. A part le livre de Nelson Werneck Sodré, cité plus haut, voir aussi John WIRTH, The Politics of Brazilian Development, 1930-1954, Stanford University Press, 1970, p. 161, passim.


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de commentaires politiques écrits par des officiers de réserve de tous rangs (que les règlements militaires considéraient toujours comme soumis à l'autorité finale du ministère de la Guerre) ; les officiers d'activé, généralement de rang moyen ou supérieur, exprimaient leurs opinions, politiques ou autres, sous forme d' « appels », de « communiqués » à la presse ou d'interviews de toute sorte, suivant l'occasion, malgré l'interdiction formelle de le faire n.

Un autre aspect, et nullement négligeable, de la présence de ces factions se manifestait dans le « jeu » politique lui-même, lors de la nomination par le pouvoir exécutif des ministres aux Affaires militaires, du chef de l'etat-major général, des inspecteurs d'armes, des commandants des régions militaires ainsi que du chef de la maison militaire du président de la république 24.

D'une manière générale, les officiers reconnus comme « libéraux » avaient la prépondérance dans l'administration militaire durant la présidence d'Eurico Dutra, tandis que la faction « nationaliste » était présente dans les écoles militaires, dans l'aviation, dans quelques unités d'infanterie stationnées dans le Rio Grande do Sul ainsi que dans les publications militaires plus ou moins spécialisées. Ceci créait un déséquilibre évident et provoquait des conflits d'ordre disciplinaire qui se manifestaient quelquefois par la persécution des éléments « nationalistes » par leurs adversaires « libéraux », qui faisaient d'une certaine manière partie intégrante du Pouvoir.

Avec le temps, la faction « nationaliste » s'installa solidement à la direction du Club Militaire de Rio de Janeiro 25 tandis que le bastion intellectuel du camp « libéral » fut 1' « Ecole Supérieure de Guerre », réorganisée après 1949 avec le concours des conseillers militaires américains a.

Cette école — dont les activités politiques ont été abondamment décrites au Brésil et ailleurs (surtout après la prise du pouvoir, en avril 1964, par un groupe militaire sorti de la faction «libérale»), avait débuté comme cadre d'études purement militaires ; elle s'intéressa peu à

23. Les officiers brésiliens ont eu longtemps le droit constitutionnel d'exprimer librement leurs opinions en tant qu'individus, et d'écrire dans la presse, sous l'obligation de signer de leur nom et d'indiquer — si l'administration militaire le permettait — leur unité. Ce droit, qui avait été tacitement reconnu sous le Deuxième Empire (plus précisément après la Guerre de Paraguay), fut consacré par la République et se perpétua sous des aspects divers et controversés jusqu'à l'avènement du régime militaire, en avril 1964. (Voir mon article : « The Military Institution in Old republican Brazil — some considérations on the constitutional and légal aspects of the military présence in public affairs », Council on International Studies, State University of New York at Buffalo, Spécial Studies n° 36, 1973.)

24. Le chef de la Maison Militaire du Président (Chefe da Casa Militar) a toujours été imposé par l'administration militaire au Président de la République ; ceci faisait partie du modus operandi des relations entre l'Exécutif et les forces armées. Cet officier avait pour fonction de transmettre les intentions de la haute hiérarchie militaire au Président.

25. Voir la section suivante : « La Guerre de Corée et ses répercussions dans les milieux militaires du Brésil. »

26. L'E.S.G. fut fondée par la mission militaire française avant la deuxième guerre mondiale. Sa réorganisation, avec la coopération américaine, correspondait aux prévisions de l'accord politique passé en 1947 entre le Brésil et les Etats-Unis (le Traité de Petrôpolis), dont il a été question plus haut.


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peu aussi à l'économie nationale, à l'étude de la démographie, à la sociologie et aux études de développement régional et national 27. Institution dépendant de l'état-major général, cette école reflétait fidèlement les tendances politiques de certains officiers ayant participé antérieurement à des stages de perfectionnement maintenus par l'armée des Etats-Unis. D'autre part, elle était, sur un plan intellectuel, le théâtre d'un combat acharné que se livraient les partisans de l'école économique « développementiste » (on l'appellera plus tard « structuraliste ») et les partisans de l'école économique libérale (plus tard, «monétariste»), à propos de la détermination du processus d'industrialisation du Brésila.

Par contre, le Club Militaire était, en raison de ses statuts et de l'affirmation publique de ses buts, une institution non spécialisée, ouverte à la libre discussion des idées, et apte à changer périodiquement de comité directeur.

Ce qui divisa les militaires dans la période qui suivit immédiatement le rétablissement du régime parlementaire, qui divisa d'ailleurs tous les esprits politisés du pays et qui réussit même, chose remarquable, à susciter de l'intérêt chez les secteurs sociaux périphériques généralement indifférents à la chose publique, fut le pétrole. Après 1946, la question du pétrole fit l'objet de longues controverses au Congrès, dans la presse et dans les écoles supérieures, l'administration fédérale du pétrole devenant le symbole de la libération vis-à-vis de la dépendance extérieure.

D'âpres discussions concernant l'organisation, l'exploitation, les investissements et le contrôle du pétrole jetèrent les deux factions militaires dans des manifestations publiques qui dépassaient les normes disciplinaires régissant les activités des officiers d'activé. Ces manifestations débouchèrent en 1947 sur une grande confrontation publique entre le général Horta Barbosa et le général Juarez Tâvora, ce dernier étant à l'époque le souschef de l'état-major de l'armée. Tâvora était favorable à l'exploitation et à la distribution du pétrole par les sociétés à capital privé, fut-il étranger, à condition que ce fût sous contrôle public ; le général Horta Barbosa vantait le monopole d'Etat sans participation capitaliste privée 29.

Cette confrontation démontra que derrière la question du monopole de l'Union se cachait en réalité un problème bien plus profond : celui des possibilités objectives que la société brésilienne avait de s'organiser

27. Pour les idées ayant cours à l'E.S.G. : José Oswaldo DE MEIRA PENNA : Politica externa — Segurança e Desenvolvimento, Rio de Janeiro, Agir, 1967 ; général Umberto PEREGRINO, « O pensamento da Escola Superior de Guerra », in : Cadernos Brasileiros, Rio de Janeiro, E.S.G.C.F., 1967 ; général Augusto FRAGOSO : « A Escola Superior de Guerra », in : Segurança e Desenvolvimento, Revista da Associaçâo dos Diplomados da B.S.G. (Ano XVIII, n° 132, Rio de Janeiro, 1969) ; et Alfred STEPAN, The Military in Politics — Changing Patterns in Brazil, Princeton University Press, 1971.

28. Ceci dépasse, certes, le propos du présent article. Voir, pour cette confrontation : Rauf KAHIL, Inflation and Economie Development in Brazil, 1946-1963, Clarendon Press, Oxford, 1973, et Donald E. SYVRUD, Foundations of Brazilian Economie Growth, Hoover Institution Press, Stanford, 1974. D'autres ouvrages traitant de ce thème sont cités à la note n° 30.

29. Voir: Général Juarez TXVORA, O problema brasileiro do petràleo, Rio de Janeiro, Ministério da Agricultura, 1948 ; pour le point de vue « libéral » et l'article — sans signature — : c Comentarios à Margem do Anteprojeto de Estatuto do Petrôleo », dans la « Revista do Clu.be Militar do Rio de Janeiro (n° 103, janvier 1950), pour le point de vue « nationaliste ».


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d'une manière autonome; en d'autres mots, il s'agissait de connaître la mesure dans laquelle cette société était préparée, économiquement, technologiquement et surtout culturellement, à affronter les défis du monde contemporain et à imiter, sinon l'exemple japonais, du moins celui des pays centre-européens d'avant la seconde guerre mondiale 30.

De plus, le problème de l'autonomie économique brésilienne remettait sur le tapis le thème du rôle de l'institution militaire dans ce nouveau projet de démarrage national. C'était là un sujet où peu d'officiers auraient aimé laisser l'initiative des réformes — quel que fut le sens de celles-ci — exclusivement aux mains des civils n.

Le corps des officiers brésiliens dut aussi faire face, à l'égal de beaucoup d'autres institutions militaires dans le monde, aux problèmes surgis de la rivalité entre les Etats-Unis et l'Union Soviétique. Les premières manifestations de la guerre froide allaient affecter directement de nombreux officiers, que leurs idées sur la société avaient jusqu'alors maintenus dans une solidarité confortable et inébranlable avec le monde occidental.

Le grand débat suscité par" la guerre froide fut de savoir si le conflit entre les Etats-Unis et leurs alliés d'une part, et l'Union Soviétique d'autre part, était un conflit concernant les sphères d'influence économique et culturelle, une espèce de ruée vers des colonies d'un nouveau style, ou si ce conflit ne préfigurait pas quelque chose de bien plus profond, un choc entre deux mondes, deux civilisations radicalement opposées l'une à l'autre. Les élites brésiliennes et aussi grand nombre de militaires, eurent le plus grand mal à faire leur choix.

Certains voulurent voir dans la guerre froide un bouleversement général des valeurs humaines et, par conséquent, un nouvel agencement dans un monde où les alliances, ou les sympathies de la veille, ne correspondaient plus aux nécessités d'une société devant inévitablement évoluer. Dans ces conditions nouvelles — soutenaient-ils — le Brésil, qui avait combattu aux côtés des alliés et avait ainsi acquis une évidente respecta30.

respecta30. première étude de l'économie brésilienne faite dans la seconde après-guerre fut celle de Humberto BASTOS, A economia brasiteira e o mundo moderno, S. Paulo, Livraria Martins Editera, 1948. A l'étranger, ce fut celle de George WHÏTHE, Brazil, an expanding economy, New York, XXth Century Fund, 1949. Parmi les analyses ultérieures offertes par les économistes brésiliens les plus réputés, remarquons celle de Roberto CAMPOS DE OLIVEIRA, Economia, Planejamento e Nationalisme, Rio de Janeiro, APEC Editera, 1963, dont le message est, dirons-nous, « libéral » et celle de Celso FURTADO, A formaçâo econômica do Brasil, Rio de Janeiro, Fundo de Cultura, 1969, dont le sens est « nationaliste », dirigiste, étatisant.

D'amples études de la situation économique brésilienne de cette époque et de celle qui suivit, des pressions supportés par les deux tendances, ont vu le jour. Ecrites à la lumière de la controverse entre « monétaristes » (libéraux) et c structuralistes » (étatisants), générale dans le monde en développement, ce sont celles de : Werner BAUER, Industrialization and Economie Development in Brazil, Homewood, Illinois, Richard D. Irwin Inc., 1965 ; Nathanael LEEF, Economie Policy Making in Brazil, 1947-1964, New York, John Wiley & Sons, 1968 ; Georges-André FIECHTER, Le régime modernisâtes du Brésil, 1964-1972, Genève, Institut Universitaire des Hautes Etudes Internationales, 1972, ainsi que les livres de Rauf KAHIL et Donald E. SYVRUD, cités plus haut.

31. Nous préparons actuellement une recherche au Brésil, aux Etats-Unis et en France, sur le thème général de la participation militaire à la formulation de la politique extérieure du brésil durant la période 1946-1964. Cette recherche est conçue comme une contribution future à l'étude des causes qui ont provoqué le mouvement militaire insurrectionnel de mars-avril 1964.


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bilité militaire avait, de par cela même, acquis aussi un poids moral qui, à son tour, aurait dû jouer dans ses relations avec le monde en re-formation. Ceci devait influencer fortement la détermination des relations entre le Brésil et l'Union Soviétique car l'U.R.S.S. avait, elle aussi, été l'alliée militaire du Brésil.

C'étaient surtout les tenants de la thèse « nationaliste » qui s'opposaient à la rupture des relations diplomatiques avec TU.R.S.S. 32 et qui soutenaient que le Brésil devait adopter une position neutralisante dans la guerre froide, car la société brésilienne était davantage soumise à la pression et aux infiltrations économiques américaines qu'à la subversion marxiste ; de l'avis « nationaliste », le marxisme ne saurait conquérir l'esprit brésilien, individualiste et réfractaire — même passivement — à tout ordre non consenti. Par conséquent, une politique neutraliste pouvait obliger les Etats-Unis à mesurer plus judicieusement leur attitude envers le Brésil et à leur faire accepter le principe même de la non-interférence américaine dans les affaires intérieures du pays.

D'autres virent dans l'opposition américaine à l'Union Soviétique non pas l'occasion de dégager le Brésil des alliances antérieures et de faire, enfin, cavalier seul dans la politique internationale, mais plutôt la lutte de légitime défense d'un monde encore bon dans ses fondements moraux, menacé par une nouvelle « invasion des barbares eurasiatiques », dont le marxisme officiel et les appels à la fraternité des peuples ne sauraient cacher leurs intentions de dominer et de détruire la civilisation occidentale 3\

Suivant les postulats de la propagande alliée selon laquelle la guerre contre les deux puissances fascistes aurait été, foncièrement, une lutte pour réprimer une idéologie totalitaire qui se serait mise de par sa nature même en dehors de la civilisation occidentale, ces interprètes de la guerre froide considéraient que le conflit était le reflet de l'état de nécessité où se trouvait le monde occidental de liquider, ou de limiter, les incursions du totalitarisme marxiste, servi celui-ci aussi par de puissants moyens de guerre physique. Le monde occidental se ralliait autour des Etats-Unis et acceptait sa conduite dans la guerre froide, ses missions de répression contre le communisme et la guerre menée contre lui partout dans le monde. C'était, dans son essence, la théorie soutenue à l'Ecole Supérieure de Guerre par son chef, le général Oswaldo Cordeiro de Farias :

Le monde, divisé en deux camps opposés et difficilement conciliables, paraît vivre l'entracte de deux grandes guerres. [Aussi] le monde occidental tourne

32. Le gouvernement brésilien rompit les relations diplomatiques avec l'U.R.S.S., le 20 octobre 1947, conséquence immédiate d'une campagne de presse soviétique menée contre le président Dutra et l'armée brésilienne, tous deux qualifiés en termes des plus injurieux. (Voir : Literaturnaya Gazeta, Moscou, numéro du 4 octobre 1947 et la déclaration officielle brésilienne du 20 octobre suivant, in : Ministério das Relaçôes Exteriores : Documentas — Ruptura de relaçôes diplomâticas entre o Brasil e a URSS, Rio de Janeiro, 1947.) Voir aussi : Napoleâo Alufzio ALENCASTRE, O Brasil e as relaçôes com o Leste e a URSS, Rio de Janeiro, Ed. NAP, 1959.

33. Pour une interprétation manichéïque de la guerre froide, en vogue à l'époque en Amérique Latine, voir le livre de Tomâs G. BRENA, Democracia Cristiana : <c Si [Washington et Moscou] sont deux philosophies de la vie, l'une permettant à l'homme de vivre décemment, dignement, et l'autre subjuguant et écrasant la personne humaine ; dans ce débat, on ne saurait rester neutre » (Montevideo, Impresora Zorilla San Martin, 1946, p. 66).


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aujourd'hui autour de l'Amérique du Nord... ; méditons sur sa politique étrangère et rendons notre tribut d'admiration à ce peuple qui ne comprend pas la guerre sans avoir été attaqué auparavant 34.

La polémique dépassa bientôt les limites des milieux militaires (administration, casernes, écoles militaires et officiers de réserve) pour se répandre jusque dans la presse à grand tirage qui en refléta et l'intensité et l'intolérance démontrées par les thèses des deux camps.

L'essentiel de cette polémique, à laquelle les milieux civils participaient largement, se résumait ainsi en lignes générales :

— Le Brésil devait-il continuer sa coopération politique et militaire avec les Etats-Unis et accepter, implicitement, la direction idéologique américaine dans une confrontation où le Brésil n'aurait pas fait, lui-même, son choix ?

— La présence au Brésil des conseillers et des instructeurs militaires américains devrait-elle se cantonner, dans l'immédiat et à l'avenir, dans une collaboration d'ordre strictement professionnel (comme cela avait été le cas, auparavant, avec la mission militaire française entre 1919 et 1939) ou bien, cette collaboration devait-elle aussi se concevoir en termes géopolitiques, comme l'expression d'une coopération plus large, en vue d'entreprendre, avec les ressources combinées des deux pays, le premier grand inventaire du Brésil ?, 5.

— Enfin, et de manière plus précise, l'armée brésilienne devait-elle accepter d'être indoctrinée — de quelque manière que ce fût — par l'idéologie déclarée du gouvernement américain ?

Cette controverse atteint un de ses points culminants lors du changement de direction qui survint en mai 1950, dans l'administration du Club Militaire de Rio de Janeiro ; cet événement contribua à diviser davantage encore le corps des officiers.

En effet, à l'occasion des élections du 17 mai, la liste « libérale » prooccidentale, dirigée par le général Oswaldo Cordeiro de Farias, officier d'activé, et par le général de réserve Octâvio da Silva Paranhos, avait été battue par la liste « nationaliste », neutraliste, ayant à sa tête le général Newton Estilac Leal — à l'époque commandant de la Région militaire Sud — et le général de réserve Horta Barbosa 36. La nouvelle direction, élue pour

34. Cf. : « Escola Superior de Guerra — Palestra realizada na Escola de Estado Maior do Exército pelo Sr. gênerai de divisâo Oswaldo Cordeiro de Farias », in : Jornal do Comêrcio, Rio de Janeiro, 29 mai 1949 (conférence donnée un jour avant).

35. La coopération militaire entre le Brésil et les Etats-Unis était la conséquence d'une série d'accords signés en 1936 et 1938 — et renforcés par les accords politiques entre Roosevelt et Vargas après 1942. (Voir : S. Shepard JONES et Denys P. MYERS, éd. : Documents on American Foreign Relations, World Peace Foundation, Boston, 1939 et 1940, vols. I et II.) Voir aussi : Hélio SILVA, O ciclo de Vargas : 1939 — Véspera de Guerra et 1944 — O Brasil na Guerra (Rio de Janeiro, Civilizaçâo Brasileira, 1972 et 1974, respectivement). Voir, dans le même sens, Roger Warren FONTAINE, Brazil and the United States, Washington, American Institute for Public Policy Research and Hoover Institution Studies, n° 58, 1974.

36. La participation avait été forte, 11 000 membres environ au Club Militaire participant aux élections. La liste « nationaliste » obtint quelques 62 % des voix. La liste « libérale » obtint surtout les suffrages des officiers de réserve (grades moyens et supérieurs), des officiers supérieurs d'activé et d'une bonne partie des militaires invalides.


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les deux ans à venir, proposait un programme de revendications professionnelles qui agréaient à tous les membres du Club : l'instabilité économique et un taux d'inflation élevé affectaient à l'époque les soldes et les pensions militaires et portaient un préjudice à la construction de logements bon marché pour les jeunes officiers mariés. La nouvelle direction demandait l'accélération de la législation destinée à remédier à cet état de choses et qui traînait depuis deux ans au Congrès 37.

La victoire de la liste « nationaliste » concordait avec la campagne électorale présidentielle qui venait de commencer et qui embrasait rapidement le pays tout entier 38. L'opposition populiste s'engageait à faire revenir Getûlio Vargas à la présidence et, tel est notre avis, le succès « nationaliste » au Club Militaire représentait un encouragement nullement négligeable aux visées populistes ; il assurait l'opposition des divers bords de la « solidarité militaire » au « peuple », postulat des plus persistents dans l'histoire de la vie politique au Brésil 39.

Bientôt, une « censure » (advertêncià) émanant du ministre de la Guerre, le général Canrobert Pereira da Costa, publiée par tous les journaux le 30 mai 1950, faisait savoir que la haute hiérarchie militaire ne se satisfaisait pas de la candidature de Getûlio Vargas à la présidence du Brésil. Réagissant à cette « censure », le général Estilac Leal, déjà directeur du Club Militaire, tenta de minimiser la portée de position du ministre de la Guerre, la considérant comme l'expression de ses sentiments privés... De plus, le général Estilac Leal fit savoir que : « ...les généraux n'avaient pas été consultés pour opiner sur tel ou tel angle du problème en question » 40.

La polémique se raffermit lors de l'entrée en fonctions officielle de la nouvelle direction du Club Militaire, le 26 juin 1950. L'occasion était propice au général Estilac Leal pour se lancer dans une longue diatribe contre le capital étranger dans le pays et contre l'emploi et la fabrication de bombes atomiques par le Brésil. Estilac Leal parla du : « combat [qu'on doit livrer] aux prétentions impérialistes à la domination économique et politique » ; il concentra cependant ses attaques contre le Congrès qui ne

37. Il s'agissait de la codification d'un nouveau régime des soldes et des pensions, le Càdlgo dos Vencimentos e Vantagens dos Militares que l'opposition « populiste » réunie autour de Vargas avait fait sienne. Cette revendication de « classe » apparaissait aussi dans le programme de la liste « libérale », et pour cause. (Voir : « Os gênerais Cordeiro de Farias e Paranhos candidatos à Diretoria do Clube Militar apresentam o programa oficial de administraçâo », in : Correio da Manhâ, Rio de Janeiro, 10 janvier 1950.)

Ce Codigo fut, en effet, voté par un nouveau Congrès en février 1951, Getûlio Vargas étant déjà président du Brésil.

38. Le mandat du président Dutra expirait le 31 janvier 1951. La campagne présidentielle avait été ouverte le 4 avril 1950. Vargas avait annoncé sa candidature le 11 avril suivant.

39. Cet aspect de la poussée « populiste » vers le pouvoir, n'a pas été, jusqu'ici, convenablement étudié à notre avis. En effet, le résultat, en pleine campagne électorale, des élections de mai 1950, au Club Militaire, donna les premières révélations sur la force réelle du camp « nationaliste » chez les officiers de tous rangs, mais aussi sur le nombre, important, des officiers supérieurs et moyens qui s'y opposaient. Nous pensons que la scission chez les militaires se précisa justement à cette époque-là.

40. Cf. : « Reafirmo que nâo tenho compromissos con ninguem a nâo ser com o exército e a pâtria », interview accordée au Didrio de S. Paulo, le 1» juin 1950, in : Diârio de S. Paido, numéro du 2 juin 1950.


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votait toujours pas la loi sur l'amélioration du niveau de vie du corps des officiers ; il s'éleva contre ceux qui, dans leur conception budgétaire de l'économie nationale, considéraient les officiers comme un secteur périphérique de la société :

Pourquoi, je le demande, semblable politique [budgétaire], qui défavorise tant les classes armées ? Pourquoi sont-elles les éternelles sacrifiées ? Les sacrifices, si l'on veut faire arrêter l'inflation qui nous appauvrit — en donnant naissance à la hausse verticale des prix — doivent être généraux, et retomber sur tout le monde 41.

Les déclarations du nouveau directeur du Club Militaire en firent le point de mire de l'opinion publique. Il devint aux yeux des Grecs comme des Troyens le porte-parole d'un groupe dont la tendance s'imposait à l'attention de tous et suscitait aussi, pour la première fois, des appréhensions, même en dehors des frontières du Brésil. La presse s'en fit l'écho, en publiant les réactions des officiers plus chevronnés de l'armée, dont la plus remarquable fut celle du général Goes Monteiro, déjà à la retraite 42.

Le général Goes Monteiro prenait, d'une certaine façon, la défense d'Estilac Leal, reconnaissant sa probité d'intentions ; mais, il discuta les idées du nouveau directeur du Club Militaire. Goes Monteiro prit aussi soin de rappeler — probablement à l'intention des jeunes générations d'officiers — que le général Estilac Leal n'avait pas hésité, quinze ans auparavant, à bombarder les casernes des militaires communistes insurgés à Rio de Janeiro 43, malgré son adhésion à l'Alliance Nationale de Libération » (A.L.N.), patronnée à l'époque par le Parti Communiste du Brésil. C'était là une tentative visant à séparer Estilac Leal des jeunes officiers « nationalistes », sympathisant soit avec le Parti Travailliste (P.T.B.), soit avec le Parti Communiste, se réclamant tous les deux de l'idéologie de l'ancienne organisation « de masses » de la gauche brésilienne d'avant 1935".

La polémique allait rapidement prendre une dimension tout à fait nouvelle. En effet, les événements des jours précédents en Extrême-Orient s'imposaient déjà à la discussion — toujours académique — concernant les obligations brésiliennes envers le monde occidental.

41. Cf. : « Posse da nova Diretoria do Clube Militar », in : O Estado de S. Paulo, du 27 juin 1950.

42. Chef militaire de l'Alliance Libérale dans la révolution de 1930, Pedro Aurélio de Goes Monteiro fut aussi le chef reconnu des forces années tant sous la république «révolutionnaire » (1930-1934), que sous le régime constitutionnel (1934-1937), que durant l'Estaâo Novo. Il fut l'auteur officiel de la déposition de Getûlio Vargas en 1945.

En 1950, Goes Monteiro était général de réserve et sénateur au Congrès, délégué du Parti Sorial-Démocrate (P.S.D.).

43. L'insurrection du 3e régiment d'infanterie à Rio de Janeiro, sur les instigations du Parti Communiste du Brésil Q'intentona, d'après l'expression politique du temps).

44. Cf. : « Expressou opiniâo de carâter pessoal o gai. Estilac Leal », in : Diârio de S. Paulo, du 29 juin 1950. Ce reportage, signé Marcelo Pimentel, reproduisait surtout les déclarations de Goes Monteiro rappelées plus haut.


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II. — LA GUERRE DE CORÉE ET SES RÉPERCUSSIONS

DANS LES MILIEUX MILITAIRES BRÉSILIENS

Le 25 juin 1950 commençait l'invasion de la Corée du Sud par les armées nord-coréennes. Sous le choc de cette attaque brusque, le Conseil de Sécurité approuva, les 27 juin et 7 juillet suivants, la décision américaine de résister et d'envoyer des troupes en Corée sous l'égide des Nations-Unies. L'ampleur de l'attaque et surtout les revers américains avaient entre autres poussé les Etats-Unis à de pressantes démarches pour qu'un maximum de pays membres de l'O.N.U. précisent la mesure de leur coopération à l'effort de guerre américain.

La majorité des gouvernements membres de l'O.N.U. se maintenaient dans l'expectative, bien que condamnant officiellement, à l'O.N.U. et à l'intérieur, l'aggression nord-coréenne. La plus frappante entre toutes était la réaction des pays latino-américains. Pour la plupart, sinon pour tous, c'était là une attitude due, en premier lieu, au mauvais état de préparation de leurs armées — aux effectifs peu nombreux — mal équipées et, surtout, nullement entraînées à participer à une guerre idéologique 45. De surcroît, à l'époque, prévalait chez les gouvernements de ces pays, le désir d'obtenir certaines concessions politiques et économiques de la part des Etats-Unis, en échange de leur éventuelle participation aux efforts de guerre en Corée 46.

En effet, les Etats-Unis étaient, pour avoir interrompu l'aide économique à l'Amérique Latine immédiatement après la guerre, considérés comme un « allié douteux » ". La décision américaine avait dissipé les illusions de maints secteurs politiques latino-américains de pouvoir bénéficier d'un vaste programme d'aide américaine et avait installé un état d'esprit défavorable aux Etats-Unis et à leur projet d'hégémonie dans le monde occidental* 5.

Ainsi, le conflit coréen — bien que ralliant idéologiquement tous les gouvernements et les élites anti-communistes de l'Amérique Latine — était

45. Pour une description générale de cet état de choses, voir : J. LOFTUS, Latin American Défense Expenditures, 1938-1965, Rand Corporation, Santa Monica, Califomia, 1968.

46. Les répercussions de la guerre de Corée en Amérique Latine sont traitées dans les oeuvres suivantes : Dean ACHBSON, The Korean War, W. W. Norton & Company, New York, 1969 ; R. Harrison WAGNER, United States Policy toward Latin America, Stanford University Press, 1970 ; Arthur SCHLESINGER, Jr, éd, The Dynamics of World Power ; a Documentary History of US Foreign Policy, 1945-1973, New York, York, Mc.Graw-Hill, 1973, plus spécialement le troisième chapitre écrit par Robert BURR, Latin America ; Francis PARKINSON, Latin America in the Cold War and the World Powers, London, Sage Publications, 1974. Il faut souligner que les Etats-Unis n'avaient demandé aux pays latino-américains de s'associer régionalement à la guerre de Corée que bien plus tard, en décembre 1950 (voir la note n° 89).

47. « An unreliable ally », selon la définition de R. Harrison Wagner, un des analystes les plus renommés de la politique extérieure des Etats-Unis et que nous citerons plus loin.

48. R. Harrison WAGNER, op. cit., p. 47, chapitre : « United States Economie Policies and Inter-American Politics » (se référant au livre de Sumner WELLES, Where are we heading ?, New York, 1946, pp. 237-241). Le Plan Marshall n'avait pas été étendu à l'Amérique Latine et l'on considérait que cela avait freiné le rythme de l'industrialisation de cette région (ibid., p. 48).


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aussi une occasion bienvenue pour tempérer les réponses de ces gouvernements d'une certaine réserve d'ordre purement tactique, réserve liée à la détresse momentanée des Etats-Unis en Corée4S.

Au Brésil, la presse à grand tirage montrait une sympatie évidente pour l'attitude américaine en Corée x, appuyant aussi la décision prise par le gouvernement fédéral de donner suite aux résolutions du Conseil de Sécurité mentionnées plus haut. En effet, le gouvernement du président Eurico Dutra avait fait savoir qu' «il était préparé à assumer, dans les limites des moyens à sa disposition, les responsabilités évoquées par l'article 49 de la Charte » 51.

Cette décision fut immédiatement combattue par les journaux de tendance trabalhista ou simplement « anti-yankees », ainsi que par les publications appuyant les points de vue du Parti. Communiste Brésilien illégal 52. Ces journaux et ces publications, reflétant la position soviétique, considéraient l'intervention américaine en Corée comme une intervention dans les affaires du peuple coréen qui, à leur avis, se débattait dans les affres d'une guerre civile, sans plus. La thèse soviétique soutenait que : « La Charte de l'O.N.U... ne qualifiait pas les Nations-Unies pour considérer qu'une guerre civile fût passible d'intervention ou de toute autre action, quelle qu'elle fût» 53.

Les débats dans la presse brésilienne concernant la signification de la guerre en Corée se répercutèrent immédiatement dans les milieux militaires ; ceux-ci se montraient incertains quant à la détermination des « responsabilités » assumées par le gouvernement fédéral vis-à-vis de la Charte de l'O.N.U. L'éventualité de l'expédition d'un corps militaire brésilien en Corée était vue sous le même jour que l'envoi, six ans auparavant, de la force expéditionnaire (la F.E.B.) sur le front italien, durant la deuxième guerre mondiale.

La faction « nationaliste » de l'armée qui — la campagne présidentielle en cours aidant — avait à l'époque le vent en poupe, profita de l'occasion pour exprimer fortement son point de vue neutraliste et anti-américain. Elle était aidée aussi par le fait que la nouvelle direction du Club Militaire entendait exprimer sa propre position vis-à-vis du conflit coréen, sans attendre une autorisation, ou une approbation, de la part de la haute hiérarchie militaire.

La direction du Club Militaire se sentait aussi encouragée dans cette

49. Les réactions, très tièdes, des pays latino-américains, à la demande américaine d'aide en Corée sont publiées dans l'Annuaire, pour 1950, des Nations-Unies (Year Book of the United Nations, New York, 1950).

50. Notamment, les grands quotidiens de Rio de Janeiro : Jornal do Brasil, lornal do Comêrcio, O Globo, Tribuna da Imprensa, Diârio Carioca, Didrio de Noticias, de même que l'Estado de S. Paulo. Y figuraient aussi les journaux régionaux appartenant au groupe « Diârios Associados » d'Assis Chateaubriand.

51. Cf. : Year Book of the United Nations, p. 22, § C.

52. Tribuna Popular et Politica Operâria (communistes) ; Correio do Povo (de Porto Alegre, trabalhista). Le Correio da Manhâ de Rio de Janeiro se montrait évasif, du moins au commencement des hostilités.

53. Cf. : Year Book of the United Nations, 1950, p. 262, col. I.

Voir aussi : Tae-Ho Yoo, The Korean War and the United Nations — a légal and diplomatie historical study, Louvain, Librairie Desbarax, 1965, p. 97.


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voie par le fait que le gouvernement d'Eurico Dutra, à part ses déclarations officielles pro-onusiennes, ne décidait rien de précis sur la nature réelle de l'assistance brésilienne à l'effort de guerre de l'O.N.U. en Corée. Le ministre de la Guerre, le général Canrobert Pereira da Costa, manifestait en effet de la tiédeur sur cette question, allant jusqu'à démentir les « rumeurs » sur 1' « éventualité » de l'expédition de troupes brésiliennes en Corée ; ce démenti était suivi de près par une déclaration analogue du ministre des Affaires étrangères, Raul Fernandes H.

Cet état d'incertitude, renforcé par la continuelle retraite américaine en Corée durant les mois de juillet et d'août, prit des résonnances nouvelles avec le changement brusque intervenu dans la situation militaire, le 15 septembre 1950, lors du débarquement américain à Inchon.

Le débarquement permit au gouvernement des Etats-Unis de redoubler sa pression sur les pays membres de l'O.N.U. pour qu'ils déclarent leur maximum de coopération et d'appui à la guerre. Le gouvernement brésilien décida, le 22 septembre suivant, de contribuer aux efforts de guerre en Corée avec un paiement unique de 50 millions de cruzeiros, et ceci fut considéré par les partisans de la ligne « occidentale » comme un premier mouvement, encore que modeste, pour répondre aux requêtes formulées à FO.N.U. par les Etats-Unis5S.

Cette décision avait pour contexte l'aggravation dans l'armée des relations entre les « nationalistes-neutralistes » et les « libéraux-occidentalistes » et elle se compliqua d'une série de mouvements publics de la part de deux factions qui contribuèrent à leur tour à donner une note manichéïque à la campagne électorale elle-même.

Le numéro du mois de juillet 1950 de la Revista do Clube Militar était sorti avec un retard de quelques semaines, au mois de septembre suivant. Ce numéro, entièrement réécrit par les officiers appartenant à la ligne « nationaliste », reflétait les changements intervenus dans la direction du direction du Club Militaire et présentait à ses lecteurs militaires et civils les points de vue des militaires « nationalistes » sur tous les sujets passionnant à l'époque l'opinion publique.

L'article central de ce numéro — article sans signature — portait le titre de « Considérations sur la guerre de Corée »M ; il laissait entendre que les Coréens du Nord auraient attaqué pour prévenir une imminente

54. Pour ces réactions officielles, voir le livre édité par le Jornal do Comêrcio de Rio de Janeiro : A polltica exterior do Brasil na gestâo do Chanceler Raul Fernandes (Rio de Janeiro, 1951, p. 62).

55. Une étude ultérieure de l'attitude des différents gouvernements vis-à-vis de l'idée de coopération et d'assistance à l'effort de guerre en Corée, divisait leurs réactions en cinq situations graduelles, en passant de « nul » à « symbolique », au fournissement d'un bataillon, au fournissement d'un effectif allant de bataillon à division, à division et plus.

L'offre brésilienne se situait donc dans la catégorie c sjinbolique ». (Voir : Charles F. DORAN, Domestic Conflict in State Relations : the American Sphère of Influence, in : International Studies Séries, London, Sage Publications, 1976, p. 53, note 26-(a).)

Le Brésil n'avait pas encore remis cette somme — valeur estimée à l'époque : S 2 700 000 —, à la fin de l'année.

56. « Crônica internacional. Consideraçôes sobre a guerra de Coréia », Revista do Clube Militar do Rio de Janeiro, n° 107, juillet 1950, p. 75-80.


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offensive des Coréens du Sud. D'où la conclusion que les Etats-Unis se seraient rendus coupables d'une aggression contre la Corée du Nord en y envoyant des troupes pour participer à une « guerre civile ».

Cet article — long de quelques six pages — puisait son inspiration dans une analyse de la situation coréenne, favorable à la Corée du Nord, parue le mois de juillet précédent dans l'hebdomadaire parisien de sympathies communistes, La Tribune des Nations. L'auteur anonyme de l'article brésilien soutenait la thèse que la politique américaine d'intervention dans les dissenssions intérieures d'un pays ou d'un autre serait passible de se répercuter négativement sur l'avenir du Brésil; le Brésil se préparant à entreprendre de grandes réformes de structure économique et sociale — qui ne seraient pas au goût de tous, et moins encore au goût des intérêts liés au capital américain — ceci pourrait inciter les Américains à intervenir militairement dans ce pays S 7.

La ligne « nationaliste » était représentée également dans d'autres écrits de ce numéro qui déjà s'annonçait comme prêtant à controverse ; ainsi, un article consacré à l'anniversaire, le 5 juillet, des deux insurrections militaires de 1922 (Copacabana) et de 1924 (Sâo Paulo), affirmait, à rencontre de toute explication déjà traditionnelle, que leur faillite aurait été due exclusivement à leur caractère de « classe moyenne » ce qui, de l'avis de l'auteur, leur aurait enlevé l'empreinte « populiste » auquel ces rébellions auraient dû aspirer!S.

D'autres articles parlaient de la nécessité de déclarer les villes brésiliennes — surtout les centres industriels — « cités ouvertes », en cas de guerre, ainsi que de la nécessité de s'opposer à la fabrication éventuelle d'une bombe atomique par le Brésil — ou avec des matériaux uranifères brésilienss'.

Mais c'est l'article sur la guerre de Corée qui provoqua, bien qu'avec certain retard, une véritable tempête chez les militaires de toutes tendances idéologiques, tempête dont la grande presse se fit et l'écho et l'interprète intéressé. Les journaux publièrent une lettre signée par queqlues six cents officiers membres du Club Militaire (dont quatorze généraux, deux amiraux et deux brigadiers généraux de l'Armée de l'Air), adressée à la direction du Club Militaire, demandant que la direction désavouât l'article incriminé.

57. L'éventualité d'une intervention militaire étrangère comme argument servant à imposer un certain régime politique au Brésil fait partie du bagage idéologique de toute génération militaire brésilienne. Cette idée prit naissance lors de la révolte de l'Escadre Navale à Rio de Janeiro (1893-1894), événement contrôlé de près par les puissances du temps, et fut transmise, conformément aux mutations sur l'échiquier international, jusqu'aux générations présentes.

Voir, pour une époque récente, le livre du général Golbery DE COUTO E SILVA, Geopolltica do Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio Editera, 1967 ; pour une perspective historique de cette obsession, voir mon article : « A marinha brasileira de guerra e a corrida naval no Atlântico do Sul, 1899-1914 » (à paraître dans la Luso-Brazilian Review, Madison, Wisconsin, Etats-Unis).

58. Cf. : Colonel Henrique CUNHA, <C A bandeira de luta dos 5 de Julho », in : Revista do Clube Militar do Rio de Janeiro, n° 107, etc.

59. Ce problème était un des chevaux de bataille favoris du courant « nationaliste », tant dans l'armée que dans les milieux civils ; ce courant protestait contre l'exportation brésilienne aux Etats-Unis des « sables monazitiques » des gisements de l'Etat d'Espirito-Santo. Voir, pour cette position : Nelson Werneck SODRÉ, Histària militar do Brasil (q.v.supra), pp. 297-298.


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La direction du Club Militaire tergiversa. Elle se sentait encouragée par le grand discours prononcé par Getulio Vargas, le 20 septembre, à Recife, où le candidat à la présidence, après avoir affirmé : « C'est moi qui ai fait participer le Brésil aux Nations-Unies », avait aussi dit péremptoirement : « Le Brésil ne doit pas être invité à collaborer et à faire des sacrifices lorsque les bénéfices [sont] distribués aux autres » 60. Malgré cette attitude de type nationaliste et « anti-yankee », le groupe « libéral » dans l'armée, appuyé par le groupe politique sortant lui-même, ne désarmait pas, d'autant plus qu'il était solidement installé à tous les postes névralgiques de la hiérarchie militaire : le ministère de la Guerre, l'état-major, l'Ecole Supérieure de Guerre, la majorité des régions militaires, le ministère de la Marine ainsi que dans le corps des officiers navals. Le 26 septembre, la presse publia une nouvelle déclaration-protestation, signée par cent cinquante officiers, demandant à leur tour au général Estilac Leal de dénoncer les idées contenues dans l'article sur la guerre de Corée.

Sur ces entrefaites, Getulio Vargas fut élu président du Brésil aux élections du 3 octobre, avec une confortable majorité 61, fait qui renforçât la position « nationaliste » à l'armée ou, du moins, telles furent les apparences à l'époque. Quelques jours après, le gouvernement du maréchal Dutra participa à l'élaboration d'un Projet de Résolution (A/C. 1.1.558) proposé par dix-huit délégations à la 347e Réunion de l'Assemblée Générale de l'O.N.U., recommandant l'organisation d'élections en Corée sous les auspices de cette organisation « ...afin de constituer un gouvernement unifié, indépendant et démocratique en Corée ». Cette Résolution spécifiait aussi que : « ...les forces de l'O.N.U. ne sauraient rester nulle part en Corée sinon aussi longtemps qu'il serait nécessaire pour réaliser les objectifs [de la Résolution] »a. La Résolution adoptée le 7 octobre 1950, fut interprétée, aux Nations-Unies et ailleurs, comme l'amorce de la liquidation de l'Etat coréen du Nord ; cette interprétation venait à rencontre de la position adoptée par mainte délégation pour qui la cause de la guerre de Corée représentait uniquement la défense du statu quo.

Au Brésil, ce virage politique fut interprété par les partisans de la ligne neutraliste comme dépassant la limite de l'engagement de leur pays et accentua davantage le point de vue « nationaliste » suivant lequel la guerre de Corée était menée pour détruire l'Etat coréen du Norda.

60. Reproduit in : John W. F. DULLES, Vargas of Brazil, p. 298.

61. Vargas reçut 3 849 040 voix, contre 2 342 384 %'oix accordées à son adversaire, le brigadier de l'armée de l'air Eduardo G6mes, qui était aussi le candidat des partis antidirigistes (in : John W. F. DULLES, op. cit., p. 298).

62. Year Book of the United Nations, 1950, p. 2S8, col. II.

Le gouvernement brésilien, par déférence pour les Etats-Unis, avait proposé l'insertion d'un amendement à ce Projet de Résolution, qui « exprimait leur appréciation pour les services de la Commission des Nations-Unies pour la Corée » (cf. : Year Book of the United Nations, 1950, p. 259, col. I).

63. Ce Projet de Résolution fut considéré plus tard par Dean Acheson lui-même comme « mal-conçu et [comme] ayant marqué, dans un langage ambivalent, les difficultés et les périls contre lesquels avait mis en garde [George] Kennan dans son mémorandum [antérieur] ». (Dean ACHESON, The Korean War, q.v.supra, p. 57). Acheson s'opposait à la réunification de la Corée sous l'égide militaire de l'O.N.U. ou des Etats-Unis en critiquant l'attitude adoptée à cet


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L'imprécision des buts de la politique des Nations-Unies ainsi que l'équilibre entre les deux interprétations contraires du rôle de la diplomatie brésilienne dans l'affaire coréenne, renforçaient la confusion: malgré le redressement de la situation militaire alliée en Corée, le gouvernement d'Eurico Dutra — déjà sortant — ne se sentait pas habilité à répondre aux pressions « libérales » et à prendre des décisions plus sérieuses, allant jusqu'à l'envoi de troupes en Corée. Ceci permettait un blocage en règle de toute initiative brésilienne à cet égard et rendait douteuse la mise en pratique des projets officiels, autant que ceux du courant « libéraloccidentaliste ».

Le 31 octobre 1950, la copie d'une nouvelle lettre de protestation contre l'article sur la guerre de Corée fut envoyée à la presse par un nombre réduit d'officiers appartenant à l'Ecole de Perfectionnement des Officiers et au Collège Militaire. Comme les précédentes, cette lettre demandait qu'à l'avenir aucun article ne fut publié par la Revista do Clube Mîlitar sans la signature de son auteur".

La diffusion de cette lettre dans les milieux civils exprimait — tel est notre avis — les appréhensions éprouvées dans les rangs des officiers « libéraux » quant aux intentions de Getulio Vargas en matière de politique étrangère. Les « libéraux » possédaient, durant les semaines qui suivirent l'élection de Vargas à la présidence, un certain atout constitué par la continuelle avance américaine en Corée du Nord. Les « libéraux » se devaient, de par cela même, de profiter des dernières semaines de présidence du maréchal Dutra pour ébranler publiquement, sinon la position du président élu, du moins celle de ses alliés militaires.

La collusion entre le courant militaire « libéral » avec les grands organes de presse, surtout à Rio de Janeiro et à S. Paulo, collusion précédant de longtemps le renversement de Vargas en 1945, était un des moyens les meilleurs dont ils disposaient pour exercer une pression constante sur leurs adversaires.

Les grands journalistes et publicistes du temps, Assis Chateaubriand (Diârios Associados), Carlos Lacerda (Tribuna da Imprensa), Rafaël Correia de Oliveira (Diârio de Noticias), José Carlos de Macedo Soares {Diârio Carioca), Julio de Mesquita Filho (O Estado de S. Paulo), Pedro Dantas — le pseudonyme de Prudente de Moraes Neto — (Jornal do Brasil) et d'autres reclamèrent de diverses façons sinon la dissolution de la direction du Club Militaire du moins son désaveu formel par les autorités fédérales6S.

égard par une partie du Département d'Etat. Cette Résolution était interprétée partout comme un moyen légal destiné à liquider la Corée du Nord. Acheson reconnaissait « le trouble inhérent dans la Résolution elle-même» (ibid., p. 57).

64. In : O Estado de S. Paulo, numéro du 31 octobre 1950. Une reproduction de cette lettre se trouve dans le Diârio de Noticias de Rio de Janeiro, le numéro du 14 décembre 1950 : « Desejam a convocaçâo de orna assembléia parcial do Clube Militar ».

65. L'attitude hostile des grands quotidiens envers la ligne « nationaliste » — « populiste » en général et envers la Revue du Club Militaire plus particulièrement, est décrite dans le livre de Nelson Werneck SODEÉ, A histôria da imprensa no Brasil, Rio de Janeiro, Ed. Civilizaçâo Brasileira, 1966, au chapitre : « A crise da imprensa », (pp. 449-471). L'auteur qualifie cette attitude, sans aucun esprit critique d'ailleurs, de « service rendu aux intérêts impérialistes des Etats-Unis ». Il y eut, certes, des collusions d'intérêts entre quelques journaux et les


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Carlos Lacerda, probablement le plus virulent de tous, déclancha une campagne de presse en règle contre la faction « nationaliste » de l'armée, qu'il accusait sans ambages de « collaboration » avec l'Union Soviétique.

A l'époque directeur du nouveau quotidien Tribuna de Imprensa, Carlos Lacerda — dont les attaches avec les militaires « libéraux » étaient bien connues — publia dans son journal un article très dur : « La trahison installée au Club Militaire» où il accusait le général Estilac Leal d'avoir permis, sinon instigué, la publication de l'article controversé, dans l'intention de fausser aux yeux des officiers brésiliens la position réelle des Etats-Unis dans le conflit coréen.

Lacerda croyait discerner dans cet article (ainsi que dans les autres apparus dans le même numéro incriminé) :

une politique ambiguë [pratiquée par] le général Estilac [Leal] à la tête du Club Militaire pouvant conduire le Brésil à une situation similaire à celle de la France en 1940, lorsque ce pays fut paralysé par le défaitisme de ses cercles d'officiers et de ses casernes, alors que là [justement] aurait dû se trouver le principal noyau de son énergie et de sa résistance.

Lacerda parlait aussi de l'existence d' «une cellule communiste» au Club Militaire et dans son style pamphlétaire bien connu, il affirmait que l'auteur de l'article, « l'anonyme qui révélait la véritable ligne de la direction du Club avec la tolérance du général Estilac » était soit « un traître » soit un « idiot ». Lacerda ne concevait pas la liberté d'opinion pour les auteurs anonymes : « [ceux-ci] ne sauraient avoir une opinion, moins encore la liberté [de s'exprimer] » ".

Parallèlement à cette campagne de presse, on enregistra des crises à la direction du Club Militaire aussi. Le secrétaire général de rédaction de la Revista do Cîube Militar, le capitaine Antonio Joaquim de Figueiredo, accusa publiquement la direction du Club d'avoir fait publier l'article sur la guerre de Corée, à son insu. Le capitaine Figueiredo mit directement en cause le directeur de la revue, le major Humberto Freire de Andrade, qu'il accusa d'être « crypto-communiste » ". Le colonel aviateur Salvador Correia

représentants du capital local ou étranger mais il serait difficile de leur établir le poids, surtout dans ce contexte limité et de dresser la démarcation entre « corruption » et « bonne foi » anti-communiste. Le livre de mémoires de Carlos LACERDA, Rosas e pedras no meu caminho, Rio de Janeiro, Ed. Nova Fronteira, 1969, est aussi partisan que celui de Nelson Werneck Sodré, bien que dans un sens opposé.

66. Carlos LACERDA : « A traiçâo instalada no Cîube Militar », in Tribuna da Imprensa, que nous citons d'après une reproduction parue dans le journal O Estado do Rio Grande (Porto Alegre, 2 décembre 1950).

67. Le major Humberto Freira de Andrade était à l'époque un des chefs de file des jeunes officiers « nationalistes ». II publia, dans le numéro suivant de la Revista do Clube Militar (n° 108 du mois d'août 1950, numéro paru à la fin d'octobre de la même année) une révision de l'interprétation classique de la répression militaire des rebelles du Contestado. Cet article, qui fit du bruit, condamnait « le manque de compréhension historique de l'institution militaire envers les nécessités morales d'un peuple analphabète et apolitique ». Le major Humberto F. de Andrade fut plus tard le chef de la Sûreté de l'Etat de Pernambuco (1962-1964) dans le gouvernement de Miguel Arraes et disparut sans trace le 1er avril 1964, le jour où les militaires d'inspiration « libérale » en rébellion arrêtèrent, à Recife, Arraes et ses collaborateurs. D'aucuns considèrent que l'auteur de cet article aurait été le capitaine Nelson Werneck Sodré, alors membre de la rédaction de la Revue. Cf. à ce sujet R. W. FONTAINE, Brazil and the United States, Stanford Univ. Press, 1974, p. 74.


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de Sa Benavides, membre de la rédaction de la revue, fut également incriminé. Il était à l'époque un sympathisant notoire du Congrès Mondial des Partisans de la Paix, d'inspiration communiste reconnue ffl.

La direction du Club Militaire répondit brièvement à ces incriminations dans une note publiée dans le numéro 108 de la Revista do Clube Militar (paru, comme déjà mentionné dans la note 67, à la fin d'octobre) : « ...chaque membre [du Club] a la plus ample liberté de s'exprimer par l'intermédiaire [de la Revue] » °. En représailles, le ministère de la Guerre transféra en Amazonie quelques officiers de rang moyen, appartenant à la direction du Club Militaire 70.

Cependant, toutes les tentatives faites par la presse à grand tirage pour ébranler les idées de la direction du Club Militaire sur la guerre de Corée se heurtaient à un roc. (A l'époque, la situation sur le front coréen commençait à se stabiliser et l'hiver enrayait déjà toute action offensive de la part des troupes américaines.)

Le 14 novembre, huit officiers membres du Club, avec à leur tête le capitaine Figueiredo (cité plus haut), demandèrent publiquement que le numéro 112 de la Revista do Clube Militar, devant sortir en décembre, publiât officiellement le nom de l'auteur de l'article sur la guerre de Corée. Ce groupe d'officiers demandait aussi que le bulletin intérieur du Club Militaire publiât lui aussi cette déclaration, avec la mention que l'article ne représentait pas l'opinion du Club ou de ses membres en général ".

La direction du Club Militaire répondit par le biais du discours que le général Estilac Leal prononça à l'occasion de l'anniversaire de la proclamation de la République, le 15 novembre, dans une assemblée festive du Club. Estilac Leal fit l'éloge des résultats des comices présidentiels du 3 octobre, les qualifiant « [des] plus libres, [des] plus honnêtes et [des] plus réguliers qui furent jamais dans notre pays ». Le général attaqua « les oiseaux de mauvais augure » (aves agourentas) qui prédisaient le glissement de l'armée brésilienne vers le communisme, et réaffirma — sur la lancée d'une interview accordée le 23 octobre à un journal de S. Paulo " —

68. Le colonel Sa e Benavides participa plus tard, en avril 1952, à la première Conférence Continentale pour la Paix, organisée clandestinement à Montevideo par le Congrès Mondial des Partisans de la Paix. Il y fit un discours dans lequel il préconisait la socialisation des moyens de production, l'institution d'une république populaire brésilienne et la constitution d'une « armée brésilienne de libération ». Cette réunion, ayant été tenue en semi-clandestinité, il nous manque les détails qui puissent situer l'appartenance de cet officier aux Partisans de la Paix et d'évaluer, d'une manière sûre, le poids de cette organisation dans les rangs des officiers et sous-officiers brésiliens de l'époque. (L'organisation avait été interdite au Brésil en 1947, lorsqu'on avait mis aussi le Parti Communiste hors-la-loi.)

69. Cf. : Diretoria do Clube Militar : « Nota », in : Revista do Clube Militar do Rio de Janeiro, n° 108, août 1950.

70. Parmi ceux-ci le major Tâcito Lîvio Reis de Freitas, responsable à la Revista do Clube Militare, de la lecture des articles politiques proposés à la publication.

L'incapacité de la direction du Club Militaire à faire annuler ces sanctions disciplinaires se répercuta sur le prestige du général Estilac Leal qui : « ...perdit ainsi son premier combat et faiblit du point de vue politique » (cf. : Nelson Werneck SODRÉ, Histôria militar do Brasil, p. 314).

71. Cf. : O Estado de S. Paulo, numéro du 14 novembre 1950.

72. « Nâo sou censor do pensamento alheio, diz o gai. Estilac Leal », in : Diârio de S. Paulo, numéro du 24 octobre 1950.


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que les idées exprimées dans l'article sur la guerre de Corée étaient la propriété personnelle de leurs auteurs et n'engageaient pas officiellement le Club Militaire. Mais, il voyait dans la campagne déclenchée contre la direction du Club, « une mise en péril du régime républicain » ' 3.

Les contestations à ces affirmations concernaient la régularité des élections présidentielles, et la position des militaires vis-à-vis de la « légalité ». Le 16 novembre, sept officiers de l'Ecole Technique de l'Armée, ainsi que le général de réserve Edgar Facô, membre du Tribunal Militaire Supérieur, envoyèrent au général Estilac Leal une lettre — publiée par tous les journaux — demandant le désaveu formel de l'article sur la guerre de Corée 74.

Un jour après, le colonel de réserve Asdrubal Gwyer de Azevedo (qui, comme lieutenant, avait été naguère, à la veille de l'insurrection de Copacabana en 1922, l'enfant terrible de l'armée brésilienne) envoya une lettre ouverte au général Leal en contestant la régularité des élections présidentielles et la droiture des déclarations du général Estilac Leal les concernant. Cette lettre fit beaucoup de bruit pour ensuite tomber dans l'oubli' 5. Tel fut aussi le sort des déclarations faites par le général de réserve Zenobio da Costa, à l'époque député fédéral du P.S.D. Se rangeant du côté des affirmations d'Estilac Leal, affirmant la régularité des élections 76, le général déclarait que :

Le panorama politique interne du pays se [présentait] sombrement, à cause des sophismes des irresponsables qui [cherchaient] à détruire ce qu'il y a de plus légitime dans les institutions républicaines, c'est-à-dire, le vote populaire.

Plus sérieuse cependant fut la démarche faite le \" décembre 1950 par dix officiers qui demandaient la convocation immédiate du Conseil Délibératif du Club Militaire, afin de discuter la lettre envoyée le 31 octobre par les officiers de l'Ecole de Perfectionnement et du Collège Militaire et qui était restée sans réponse. Cette démarche précisait que si le Conseil Délibératif du Club ne saurait prendre de décision, alors on demanderait la convocation partielle du Club pour décider de la situation 77.

La direction du Club Militaire, mise en demeure de toutes parts, décida brusquement de faire marche-arrière, dans un geste destiné à apaiser les esprits. Elle ne revenait pas sur ses dires mais suspendait la parution de la Revista do Clube Militar à partir du numéro 110, correspondant au mois de décembre 1950. En même temps, cette direction publiait, sous la signature de son secrétaire, le capitaine Paulo Eugênio Pinto Guedes, une note

73. « Discurso do gai Estilac Leal no ato do 15 de Novembro no Clube Militar », in : Diârio de Notlcias, du 17 novembre 1950.

74. Cf. : Diârio de Noticias : « Desejam a convocaçâo de uma assembléia parcial do Clube Militar », numéro du 14 décembre 1950.

75. « Dirige o coronel Gwyer de Azevedo, um desafio de honra ao gênerai Estilac Leal », lettre ouverte du 17 novembre 1950, in : Diârio Carioca, Rio de Janeiro, 18 novembre 1950. Le colonel Gwyer de Azevedo se référait aux résultats des élections dans l'Etat de Rio de Janeiro, qu'il accusait d'avoir été falsifiés par les partisans de Getulio Vargas.

76. « Repercutem as declaraçôes do gênerai Estilac Leal », interview accordée par le général Zenobio da Costa à 1' « Agência Latina », in : Diârio de Noticias, Rio de Janeiro, 18 novembre 1950.

77. Texte de la démarche dans le reportage ultérieur : « Desejam uma convocaçâo, etc. », dans le Diârio de Noticias, du 14 décembre 1950.


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qui, après référence à « une campagne de presse systématique contre de prétendues attitudes ou orientations [de la direction] », exprimait le désir « de dissiper les divergences existant entre ses membres, divisés entre des courants d'opinion respectables, dont le choc ne servirait qu'à prolonger [l']ambiance [qui pesait sur le Club] ». La note disait cependant, et sans détours, que la direction du Club Militaire appréciait « les courants d'opinion déjà existants ». La direction suspendait la revue uniquement pour « offrir au pays, à l'heure actuelle comme toujours... une ambiance pacifique et ordonnée ; ceci favoriserait [le climat d']union [dont] les forces armées [ont besoin] »7S.

Certains facteurs politiques dont l'autorité dépassait celle de la direction du Club Militaire (et dont nous parlerons bientôt) avaient jugé le contenu du numéro 110 de la Revis ta do Clube Militar, susceptible de provoquer de vifs remous dans les rangs de l'armée. Mais le numéro 110 était déjà imprimé. Qui plus est, il avait déjà été distribué dans les unités malgré l'ordre de suspension et il circulait librement même dans les milieux civils surtout dans les rédactions des journaux. (Cependant il n'était pas distribué dans les kiosques à journaux et dans les librairies).

Cela vaut la peine de considérer de plus près le contenu de ce numéro car il donne une image fort édifiante de l'impact des thèses « nationalistes » dans l'armée brésilienne de l'époque. L'éditorial de la Revista débutait par une profession de foi :

Dans les possibilités qu'a notre Peuple d'utiliser à son profit exclusif les richesses qu'il possède, en faisant d'elles un élément propulseur de son développement matériel, politique, économique et social 79.

La direction de la revue affirmait que la foi des Brésiliens en leur capacités à résoudre eux-mêmes ces problèmes :

Pourrait fournir les fondements de la politique nationaliste à laquelle nous aspirons et dans laquelle réside... notre survie nationale.

L'éditorial trouvait naturel que «eles erreurs, les maladresses, les illusions et les déviations soient, peu à peu, éliminées ». Aussi, trouvait-il nécessaire de dire que :

Fausser les résultats du processus démocratique... est non seulement une erreur passible de sanctions extraordinaires mais aussi une étape dans l'abandon du processus démocratique, [situation] que le pays ne saurait contempler avec indifférence.

L'éditorial s'élevait contre la tendance manifestée par certains facteurs politiques civils (non nommés) « de paralyser le processus démocratique en cours » et attaquait les intentions attribuées à ces facteurs d'utiliser les forces armées à des fins anti-démocratiques :

78. Nous reproduisons cette note du Correio da Manhâ, Rio de Janeiro, 16 décembre 1950 : « O caso da Revista do Clube Militar ».

79. Nous n'avons pas eu la possibilité d'avoir en main ce numéro. Nous nous référons ici et par la suite, à des extraits publiés dans le Diârio de S. Paulo, du 19 décembre 1950, qui comprenait aussi le texte complet de l'Editorial en question : « Integra do Editorial do numéro 110 da Revista do Clube Militar ».


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La pression, au début voilée et maintenant ostensible, qui est exercée sur celles-ci pour qu'elles deviennent un élément perturbateur de ce processus, [la tendance] à se substituer au jugement du peuple et de s'attribuer l'autorité — que seul le peuple possède — de choisir ses gouvernants, ne provient finalement que du mépris [que ces éléments montrent] pour la conception que les militaires se font de leurs devoirs...

L'éditorial demandait par conséquent :

L'union du peuple brésilien, menacé dans la paix et les libertés de ses citoyens... Peuple libre qui entend disposer de ses destinées M.

Ce numéro reproduisait aussi de longs extraits de la Constitution brésilienne de 1946, notamment l'article premier qui disait que «Tout pouvoir émane du peuple et sera exercé en son nom » et l'article 4, très actuel, vues les circonstances, qui stipulait en effet que :

Le Brésil aura recours à la guerre seulement au cas où l'arbitrage ou [d'autres] moyens pacifiques de solution du conflit seraient impossibles ou échoueraient, recours réglés par l'organe international de sûreté auquel [le Brésil] participe; d'aucune façon [il n'] entrerait [le Brésil] dans une guerre de conquête, soit directement soit indirectement, de son propre gré ou en alliance avec un autre Etat ".

Ce numéro publiait aussi un article consacré au thème : « Les capitaux étrangers dominent l'économie nationale ». L'article, de la plume du publiciste Moacyr Paixâo, avait paru auparavant dans la revue Digesto Econômicoa ; il avait pour thème principal l'idée, déjà historique au Brésil, que « ...nous sommes un peuple économiquement lié aux courants du capital étranger travaillant chez nous ».

Dans un autre article, « Bénéfices du capital étranger », l'on affirmait :

...Les grandes entreprises étrangères, enkystées dans notre organisme économique, sont réellement des foyers d'infection, d'autant plus préjudiciables que, non seulement elles sucent le sang précieux de nos disponibilités financières mais elles retardent notre développement industriel et, de surcroît, elles exercent une action notoirement néfaste et corruptrice sur nos sphères administratives, au détriment de nos valeurs morales et des intérêts de notre peuple... °

Comment devrait-on comprendre la suspension de ce numéro, acte qui reflétait, évidemment, de fortes pressions sur la direction du Club Militaire ? Nous pensons que l'explication doit se trouver bien en dehors de la stratégie politique immédiate de la faction « nationaliste » de l'armée.

Au plus fort des débats sur un éventuel engagement militaire brésilien en Corée, le gouvernement de Rio de Janeiro avait donné des instructions à son délégué aux Nations-Unies pour voter, le 3 novembre, en faveur de la Résolution de l'Assemblée Générale Uniting for Peace ; le but de cette Résolution était de mobiliser le monde occidental et d'assurer des renforts militaires nécessaires aux troupes de l'O.N.U. en Corée ".

80. Cf. : « Integra, etc. », in : Diârio de S. Paulo, q.v.supra.

81. Ibid., op. cit.

82. Moacyr Paixâo : « Capitais extrangeiros dominam a economia nacional », in : Digesto Econômico, Rio de Janeiro, VI, n° 70, septembre 1950, pp. 29-35.

83. In : « Integra », q.v.supra.

84. Résolution du 3 novembre 1950. Le délégué brésilien aux Nations-Unies avait reçu l'instruction de se joindre aux délégués de onze autres pays afin de rédiger un Projet de


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De plus, le 16 novembre 1950, le gouvernement de Colombie avait décidé d'envoyer un bataillon d'infanterie en Corée et ceci avait été considéré à l'O.N.U. comme le premier pas en vue de faire participer également d'autres pays latino-américains aux effectifs militaires de la guerre en Extrême-Orient.

Parallèlement, l'offensive américaine, bien que ralentissant sa poussée, paraissait sur le point de liquider réellement les résidus de la résistance nord-coréenne. Toute la presse brésilienne — à l'exception des journaux de tendance trabalhista ou communiste — prédisait la fin des hostilités pour bientôt, selon la formule, encore heureuse, de Mac Arthur, «Home by Christmas». Ainsi, durant novembre 1950, le sort des armes en Corée contribuait par ricochet au renforcement de l'opposition « libérale » à la direction du Club Militaire ; la suspension du numéro de décembre 1950 de la Revista do Clube Militât- en était un signe évident.

Mais, ce renforcement n'était pas exclusivement le produit des déséquilibres intérieurs, spécifiques au corps des officiers. Il reflétait aussi les mutations — difficiles à évaluer à l'époque — intervenues dans la pensée politique de Getulio Vargas et de ses conseillers, quant à l'essence des relations brésiliennes avec les Etats-Unis.

Il serait intéressant de rappeler dans ce contexte que Vargas, déjà président élu, s'était engagé auprès de l'ambassadeur américain à Rio de Janeiro à respecter les accords que le gouvernement de Dutra avait passé en octobre avec les Etats-Unis ces accords prévoyaient, entre autres, l'établissement d'une commission mixte brésilienne-américaine, destinée à faire démarrer le développement économique du Brésil dans une structure libérale et sans intervention fédérale dans les projets envisagés par les secteurs privés, mixtes et étrangers 85. De plus, Getulio Vargas donna une interview — qui fit à l'époque sensation — au journaliste Samuel Wainer ( qui avait organisé une bonne partie de sa campagne électorale et qui allait devenir bientôt le directeur du nouveau journal trabalhista, Ultima Hora) dans laquelle le président élu faisait appel à la collaboration économique américaine, sur le modèle de la coopération qui avait mis sur pied Volta Redonda et la Companhia do Vale do Rio Doce. Vargas fit également appel aux capitaux et au know-how européens occidentaux :

...Nous devons faciliter l'entrée dans notre pays de ces capitaux et de cette technique [capitaux et techniques] qui brûlent (estâo anciosos) de nous aider dans la création des industries-clés qui nous manquent toujours tant au point de vue économique que militaire...u

Tout autant que les accords passés avec les Etats-Unis, les intentions du groupe civil entourant Vargas avaient été critiqués, ouvertement ou d'une manière voilée, dans le numéro de décembre 1950 de la Revista do

Résolution (A/C/641) qui aurait pour but de : « mettre fin aux combats, condition préliminaire à un éventuel arrangement pacifique en Corée » (cf. : Year Book of the United Nations, 1950, p. 248 : « Projet des douze pays, etc. »).

85. Cette Commission aurait dû représenter un élargissement des activités de la Commission Mixte Brésil - Etats-Unis établie en 1947, dont il a été question plus haut (Comissâo Abink).

86. Extraits de cette interview dans le reportage : « Hâ entre o présidente eleito e o gai. Estilac Leal divergência politica », in : Didrio de S. Paulo, 20 décembre 1950.


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Clube Militar. Ceci nous paraît avoir été, dans une perspective historique, l'écueil sur lequel échoua la collaboration idéologique entre les militaires « nationalistes » et le groupe « populiste » civil qui s'employait à faire revenir Vargas à la tête du Brésil.

Le volte-face de Vargas plaçait les « nationalistes » militaires dans une position trop avancée par rapport à l'appui qu'ils pouvaient escompter dans la nouvelle hiérarchie politique dirigée par le président élu. Qui plus est, à l'heure de son entrée en fonctions, le 31 janvier 1951, Getûlio Vargas s'engageait encore une fois vis-à-vis de l'ambassadeur américain, Herschel V. Johnson et du représentant spécial américain Nelson Rockefeller, à ne pas gêner les investissements américains au Brésil et même à accepter l'idée d'une force militaire inter-américaine pour la CoréeS 7. Ceci amoindrissait les grands desseins du camp « nationaliste » de l'armée et l'obligeait à se contenter d'une position subalterne au groupe civil de Vargas, qui entendait faire seul la politique nationale du Brésil8S.

L'unique concession, d'ailleurs escomptée d'avance, que Vargas dut faire à ses alliés de l'armée fut la nomination du général Estilac Leal au poste de ministre de la Guerre, et du colonel Nero Moura, ancien commandant de l'aviation brésilienne sur le front italien, comme ministre de l'Aéronautique.

Nous pensons que la suspension du numéro de décembre 1950 de la Revista do Clube Militar représenta à l'époque une première mise au pas des « nationalistes » militaires et que, dorénavant, leurs prises de positions publiques allaient être handicapées — paradoxalement à première vue — par le fait même de participer bientôt intégralement au nouvel Establishment populiste dirigé par Getûlio Vargas. Cette fois-ci, leurs agissements n'allaient plus se placer dans un contexte de fronde intellectuelle et de critique à outrance des actes de gouvernement, comme cela l'avait été durant la présidence de Dutra, dont la propre personne et les conseillers immédiats étaient des cibles faciles à attaquer.

Le retour, après huit ans de régime totalitaire, à un régime de libertés absolues — situation mal assimilée par les Brésiliens de l'époque — paraît avoir été, rétrospectivement, une charge insurmontable pour le gouvernement d'Eurico Dutra. Le gouvernement était dirigé par des personnes ayant, dans leur majorité, adhéré, dès le premier jour, à YEstado Novo lui-même. Le président était : « une personne simple, sans prétentions, d'habitudes modestes, [avec] un fond de timidité... sans rayonnement

87. Cet angle de la question est abordé par l'ancien ministre des Affaires étrangères Raul Fernandes, dans le livre sur ses activités cité plus haut (note n° 54) et par Joâo NEVES DA FONIOUKA — qui fut ministre des Affaires étrangères sous Dutra, en 1946 et sous Vargas, en 1951-1952 — dans son livre : Memôrias de uni ex-ministro, Rio de Janeiro, Ediçôes Simôes, 1957 ; voir aussi John W. F. DULLBS, Vargas of Brazil, p. 304.

88. Voir le reportage : « Hâ entre o présidente eleito e o gênerai Estilac divergência politica », (cité dans la note n° 86), pour les premiers accrocs entre les deux tendances « nationalistes », militaire et civile.

Nelson Werneck SODRÉ, plus tard, considérait que Vargas avait « capitulé » devant les pressions américaines. (Histària militar do Brasil, q.v.supra, p. 323.)


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personnel»8'. Dépourvu des traits charismatiques de Vargas qui l'avait précédé — et dont des années durant, il avait été le subordonné — Dutra n'avait pu offrir au courant « libéral » de l'armée l'image d'un grand chef capable de rallier autour de lui le gros du corps des officiers brésiliens. Le régime de Dutra « balançait », pour ainsi dire, sans décider quoi que ce fut d'important ou même d'effectif dans la vie sociale et économique du Brésil. Le pays était pratiquement, et surtout en matière de politique étrangère, à la remorque des Etats-Unis, ce qui, dans les conditions objectives de la société brésilienne de l'époque, ne paraît pas avoir été un mal imposé mais seulement le résultat de l'absence d'une élite civilemilitaire qui indiquât les possibilités réelles de l'affirmation brésilienne vis-à-vis des Etats-Unis. Tout ceci s'était mal accordé avec les espérances de la majorité des Brésiliens politisés, désirant réellement une mutation sensible dans les modèles de vie existants et avait aidé à la critique « nationaliste » sur tous les plans de la vie politique du temps.

La politique extérieure du Brésil, cheval de bataille des -militaires « nationalistes », fut soustraite à toute tentative d'influence de leur part le jour même où Vargas, encore président élu, se ralliait à la décision du gouvernement sortant du maréchal Dutra d'accepter l'initiative du secrétaire d'Etat américain, Dean Acheson, de réunir tous les ministres des affaires étrangères latino-américains afin d'étudier la question coréenne 90. Ceci fut suivi, comme on le sait, par la convocation, pour le mois de mars 1951, de cette réunion extraordinaire, que présida le Brésilien Hildebrando Accioly, le président du Conseil de l'Organisation des Etats Américains 81. Cette réunion, cependant, devait tenir compte

89. Voir José Maria BELLO, Histôria âa Repûblica, S. Paulo, Companhia Editera Nacional, 1956, 4= éd., p. 393.

Les réactions américaines contemporaines n'étaient pas favorables non plus. Le New York Times décrivait Dutra, le jour même de la fin de son mandat (le 31 janvier 1951), comme : « ...un président inerte, sans personnalité » (in : John W. F. DULLES, Vargas of Brazil, p. 303, note). Plus tard, un rapport officiel préparé pour le Sénat américain disait, entre autres : « L'administration modérée de Dutra... soit par ignorance, soit par indifférence envers les réalités sociales en mutation, ne fit effectivement rien pour améliorer les difficultés économiques supportées par les couches moyennes, bourgeoise et ouvrière, en ascension... » (cf. : Committee on Foreign Relations, United States Senate, Subcommittee on American Republics Affairs: «Brazil», Washington, DC, 86th Congress, August 31, 1960, pp. 18-19).

A part le livre de J. T. DE OLTVEIRA : O govêrno Dutra, 1946-1950, Rio de Janeiro, Ed. Civilizaçâo Brasileira, 1956, il n'existe pas d'oeuvre analysant la période présidentielle d'Eurico Dutra. (Le livre de José CAÔ, — S. Paulo, Instituto Progresso Editorial, 1949 — est incomplet et tendancieux.)

90. Cf. : <t Announcement by Secretary Acheson on a United States Request for a Consultative Meeting of the Foreign Ministers of the American States », Department of State, Washington, DC, GPO, 16 December 1950, in : Arthur SCHLESINGER, Jr, Dynamics of World Power, etc., q.v.supra, p. 139.

91. Cf. : « Letter from Paul C. Daniels, US Représentative on the Council of the OAS to Ambassador Hildebrando Accioly, etc., requesting a Consultative Meeting of the Foreign Ministers of the American States », Department of State, Washington, DC, GPO, 20 December


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du fait que l'opinion publique brésilienne était fondamentalement opposée à l'envoi de troupes en Corée, sentiment que Vargas devait a fortiori monnayer dans ses pourparlers avec le gouvernement américain. Nous sommes d'avis que l'envoi de troupes ne fut pas populaire auprès des Brésiliens de tous bords, pour des raisons psychologiques n'ayant rien de commun avec le neutralisme dans la guerre froide ou avec la solidarité occidentale, et tenant plutôt du pacifisme inné (et cultivé dès l'école primaire) du peuple brésilien. A son tour, ce pacifisme se montrait comme l'expression directe de l'anti-militarisme présent dans presque tous les secteurs sociaux et qui se manifestait dans le peu d'enthousiasme que les Brésiliens témoignaient pour le service militaire lui-même 92.

Les réactions hostiles que la guerre de Corée suscita au Brésil aidèrent sans doute le camp « nationaliste » à simplifier son argumentation idéologique contre cette guerre, « menée par l'impérialisme américain », et, de toute façon, « guerre injuste ». Cependant, la précarité de cette association forcée entre « anti-impérialisme » et « pacifisme » fut démontrée graduellement dans les années suivantes, lorsque l'intérêt symbolique pour cette guerre sombra dans la routine des pourparlers d'armistice à Pan-Moun-Jom.

L'évolution des relations entre « nationalistes » militaires et le régime populiste de Vargas ne fait pas, assurément, l'objet de cet article. Rappelons seulement que la leçon des succès et des échecs de la ligne « nationaliste » ne fut pas perdue pour ses partisans. En effet, à partir de 1951, les « nationalistes » de toutes nuances durent se retrancher sur des positions idéologiques plus sûres et plus faciles à soutenir parce que nationales — dérivant des structures déficientes de la société brésilienne — que sur la solidarité avec des régimes extérieurs, totalitaires dans leurs institutions mêmes.

La politique extérieure du Brésil redevenait, à son tour, sous Vargas (et ses successeurs) fonction des possibilités d'arriver graduellement à Fauto-suffisance économique. C'était, paradoxalement, une thèse « libérale » davantage que l'expression de l'aspiration des militaires « nationalistes » de voir le Brésil jouir aussi rapidement que possible d'un statut de pays complètement libre dans ses mouvements.

Paul MANOR, Université de Jérusalem.

1950 » : « Les Etats-Unis s'étant embarqués dans une mobilisation urgente pour la défense commune, désirent consulter leurs collègues membres de l'Organisation des Etats Américains sur ce qui concerne la situation mondiale que nous affrontons tous, et sur la coordination de l'effort commun [à développer] pour décharger [cette obligation] », in : Arthur SCHLESINGER Jr, op. cit., p. 139.

92. Nous traitons ce problème dans notre livre d'essais sur l'Institution militaire brésilienne au temps de la Première République : « Military Call and Popular Response in Brazil, 1889-1918 », dans les Spécial Séries du « Council on International Studies » de l'Univ. de New York (oct. 1978).


MÉLANGES

DES RÉPUBLIQUES MARCHANDES

AUX CAPITALES POLITIQUES :

REMARQUES SUR LA HIÉRARCHIE URBAINE DU SAINT-EMPIRE

A L'ÉPOQUE MODERNE

Deux cartes serviront de point de départ à ces quelques remarques sur les structures urbaines des Allemagnes à l'époque moderne : l'une représente les principales villes du Saint-Empire au début du XVIe siècle, l'autre à la fin du xvnr siècle, et pour en rendre la comparaison plus aisée, nous les avons toutes deux inscrites dans le même cadre géographique : celui des frontières de l'Empire à la fin du xvirr* siècle (en excluant naturellement les Pays-Bas espagnols puis autrichiens, le duché de Luxembourg et l'évêché de Liège) ; c'est la raison pour laquelle, par exemple, Strasbourg ne figure pas sur la première carte, bien qu'elle comptât alors plus de 20 000 habitants.

La première observation qui se dégage avec évidence de la comparaison de ces deux cartes entre elles, c'est l'ampleur de la poussée urbaine pendant les trois siècles envisagés. Dans les limites étroites que nous avons choisies, vingt-quatre villes avaient au début du xvT siècle une population d'au moins 10 000 habitants 2 ; vers 1800, on en recensait une soixantaine et pour ne pas rendre la carte illisible, nous avons dû n'y faire figurer que les villes d'au moins 20 000 habitants 3. Vers 1500, Cologne était la ville la plus peuplée de

1. Cet article reprend le thème d'une communication faite à Paris en juin 1977 lors de la première réunion du groupe de travail international sur les problèmes d'histoire urbaine animé par M. Daniel Roche.

2. Pour la carte de 1500, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Hektor AMMANN et en particulier sur la carte « Wirtschaft und Verkehr im Spâtmittelalter um 1500 » qu'il a publiée en annexe au livre de Hermann AUBIN et Wolfgang ZORN, Handbuch der deutschen Wirtschafts- und Sozial-geschichte, T.I., Stuttgart, 1971. Pour l'évolution de la population urbaine entre 1500 et 1800 et la carte de 1800, voir en particulier : Erich KEYSER, Bevôlkerungsgeschichte Deutschtands, Leipzig, 1941 (2e édit.), Roger Mots, Introduction à la démographie historique des villes d'Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Louvain, 1954-1956, 3 vol., Erich KEYSER et Heinz SIOOB, Deutsches Stâdtebuch, Stuttgart, 1941-1974, 5 vol., Alfred HOFFMANN, Oesterreichisches Stâdtebuch, Vienne, 1968-1973, 3 vol.

3. Le choix de la « barre » des 10 000 habitants en 1500 comme celui de la barre de 20 000 habitants en 1800 répond uniquement à un souci de clarté cartographique : descendre au-dessous de l'une ou l'autre valeur aurait en effet risqué de rendre les clartés illisibles, et ceci inutilement puisque notre propos est d'analyser les mutations qui ont affecté la hiérarchie des villes les plus peuplées. H va de soi que ce choix de pure commodité reste arbitraire et qu'il ne saurait être considéré comme la définition d'un seuil minimum de population urbaine.


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Les grandes villes du St-Empire vers 1500 (dans les frontières du XVIIIe s.)

l'Empire avec 40 000 habitants et sept villes seulement comptaient 20000 habitants et plus ; vers 1800, nous en avons dénombré près d'une trentaine, sept villes dépassaient alors les 50 000 habitants et la population de Vienne, la ville la plus peuplée, se montait même à 230 000 habitants ! Cette croissance au reste est d'autant plus spectaculaire que, si au cours de l'époque moderne la population allemande a fait plus que doubler, elle n'a certainement pas triplé. Mieux encore: cet essor urbain eut lieu pour l'essentiel au cours du xvirT siècle puisque, vers 1630, à la veille du grand effondrement démographique provoqué par la guerre de Trente Ans, les cinq villes les plus peuplées avaient entre 40 000 et 60 000 habitants ; or, la population allemande totale serait passée de 16 à 21 millions d'habitants entre 1630 et 1790.

La confrontation de nos deux cartes met également en lumière un déplacement vers l'Est du centre de gravité urbain de l'Empire, conséquence à la fois de la reprise de la colonisation, de la modification des axes


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Les grandes villes du St-Empire vers 1800

commerciaux et de la montée politique parallèle de la Prusse et de l'Autriche. Sur la carte de 1500, quatre villes seulement sont situées à l'Est d'une ligne allant de Stralsund à Trieste, alors qu'elles sont dix sur la carte de 1800, et parmi elles figurent trois des quatre plus grosses villes de l'Empire, Vienne, Berlin et Prague. Mais ce relatif déplacement n'a pas fondamentalement altéré les contrastes régionaux à l'intérieur de l'Empire, contrastes qui, du point de vue des armatures urbaines, recoupent assez largement ceux que l'on a coutume de souligner entre régions de Grundherrschaft à l'Ouest de l'Elbe et régions de Gutsherrschaft à l'Est de l'Elbe; dans la partie orientale de l'Empire, les armatures urbaines restent de type « colonial », caractérisées par le contraste entre quelques métropoles hypertrophiées et un tissu urbain très lâche ; en revanche, dans les régions d'ancien peuplement et de densité élevée — c'est-à-dire en


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particulier dans l'Allemagne du Sud-Ouest —, le réseau urbain est à la fois beaucoup plus serré et plus homogène, et l'urbanisation plus avancée '.

Plus importants toutefois nous paraissent les reclassements qui se sont opérés dans la hiérarchie urbaine au cours des trois siècles observés et c'est sur eux que nous nous proposons de centrer notre attention. Entre 1500 et 1630, dates rondes, aucun changement d'importance ne survient : les six villes les plus peuplées vers 1500 sont dans l'ordre Cologne, Nuremberg, Dantzig, Augsbourg, Prague et Lubeck; vers 1630, Prague est en tête suivie par Vienne, Augsbourg, Cologne, Nuremberg et Hambourg — Dantzig et Lubeck suivant de très près ; durant ce long xvr siècle d'autre part, aucune ville n'a connu de véritable explosion démographique, puisque Hambourg dont la croissance fut la plus forte ne fit guère plus que tripler le chiffre de sa population. Beaucoup plus profondes en revanche furent les mutations marquant le siècle et demi postérieur à la guerre de Trente Ans : vers 1800, neuf villes comptaient plus de 40 000 habitants, dans l'ordre, Vienne, Berlin, Hambourg, Prague, Kônigsberg, Breslau, Dresde, Cologne et Munich ; or, sur ces neuf villes, cinq ne figuraient ni sur la liste de 1500, ni sur celle de 1630 ; Vienne qui arrive en 1800 largement en tête n'était qu'au huitième rang vers 1500 et la progresion de Berlin est encore plus spectaculaire puisque cette ville n'avait pas 10 000 habitants vers 1500. Cologne rétrograde en revanche du premier au neuvième rang, Nuremberg du second au dix-huitième, Dantzig du troisième au onzième, Augsbourg du quatrième au treizième, etc.

Il s'agit là d'une mutation sans commune mesure avec les reclassements internes constatés avant la guerre de Trente Ans, mutation qui correspond pour l'essentiel à l'émergence d'un nouveau type de villes, les capitales politiques, Haupt-und Residenzstâdte, moteurs d'une croissance urbaine accélérée qui s'opère au détriment des grandes cités marchandes, riches et pratiquement souveraines, qui dominaient le paysage urbain de l'Empire au XVJ° siècle. Vers 1500, cinq des six villes les plus peuplées sont des villes commerçantes et des métropoles économiques ; quatre de surcroît sont villes libres d'Empire (freie Reichsstâdte) et si Dantzig, située en dehors des frontières de l'Empire, ne peut se prévaloir de ce titre, elle n'en constitue pas moins une véritable république urbaine ; vers 1630 encore, les cités commerçantes et « libres » continuent de représenter la majorité des villes les plus peuplées et si les deux capitales des Etats de la Maison de Habsbourg, Prague et Vienne, les distancent déjà, c'est somme toute de peu. A la fin du XVIIIe siècle en revanche, les proportions sont complètement

4. Au début du xvr siècle, les villes d'Allemagne du Sud étaient distantes en moyenne de quatre heures de route l'une de l'autre, alors que dans l'Allemagne du Nord, la distance moyenne était deux fois plus élevée. Cf. Percy-Ernst SCHRAMM, Neun Generationen, Dreihundert Jahre deutscher « Kulturgeschichte » im Lichte der Schiksale einer Hamburger Biïrgerfamilie (1648-1948), Gôttingen, 1963, p. 58.


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renversées : sur les neuf villes de plus de 40 000 habitants déjà mentionnées, cinq sont des Residenzstâdte et trois sur les quatre villes de plus de 80 000 habitants ; deux villes libres seulement appartiennent encore à ce peloton de tête, Hambourg et Cologne; quant à Kônigsberg, elle doit son importance autant à sa qualité de capitale de la Prusse qu'à ses activités portuaires!.

Cette évolution constatée en observant les villes les plus peuplées, nous la retrouvons identique au niveau régional ; deux exemples suffiront à le montrer : celui de la Saxe et celui de l'Allemagne du Sud (Bavière, Souabe, Franconie et Wurtemberg). D'après les calculs de K. Blaschke, les cinq premières villes saxonnes avaient, en 1550, une population variant de 7 000 à 9 000 habitants ; la capitale politique, Dresde, ne venait qu'en troisième position, devancée par Gorlitz et Leipzig. Deux siècles plus tard, Dresde se trouve nettement en tête, devançant de loin toutes les autres villes de l'Electorat, puisqu'elle aurait eu alors 57 000 habitants contre 35 000 à Leipzig et 11 000 à Gorlitz \ En Allemagne du Sud, Augsbourg et Nuremberg sont, de 1500 à 1630, les villes les plus peuplées, suivies par Ulm et Ratisbonne ; toutes quatre sont des Reichsstâdte dont la prospérité et la puissance reposent sur les échanges et le commerce et qui voient le chiffre de leur population augmenter sensiblement (Augsbourg serait passée de 20 000 à près de 45 000 habitants, Ulm de 16 000 à 22 000, etc.). Après 1650, en revanche, toutes régressent et, en 1800, Augsbourg et Nuremberg dont la population a diminué par rapport à avant la guerre, se retrouvent au deuxième et au troisième rang, largement distancées par Munich qui multiplie entre temps le chiffre de sa population par deux et demi (pour atteindre 40 000 habitants en 1800) et leur ravit la première place ; elles sont d'autre part presque rejointes par deux autres Residenzstâdte, Wurzbourg et Stuttgart, tandis qu'Ulm dont la population a presque diminué de moitié, n'arrive plus qu'à la huitième place '.

Quelques chiffres supplémentaires donneront la juste mesure de la vitalité des capitales politiques durant l'époque moderne, et surtout après 1650. Située aux avant-postes de la chrétienté face aux Turcs, Vienne ne devait certainement pas dépasser les 60 000 habitants vers 1630 ; mais, libérée après 1683 de la menace turque et dégagée par la reconquête de la Hongrie, elle connaît alors une croissance sans entraves : dès 1700, elle est, avec 80 000 habitants, la ville la plus peuplée de l'Empire ; entre la fin de la guerre de Trente Ans et la fin du xviir siècle, le chiffre de sa population est multiplié par quatre, et par dix sur l'ensemble de la période moderne *. La croissance de Berlin est encore plus remarquable, d'autant que cette ville n'existe qu'en tant que capitale politique. Au début de la guerre de Trente Ans, sa population était de l'ordre de 10 000 habitants ; sa croissance

5. Fritz GAUSE, Die Geschichte der Stadt Kônigsberg, Cologne-Graz, 1965-1968, 2 vol.

6. Karlheinz BLASCHKE, Bevôlkemngsgeschichte von Sachsen bis zur industriellen Révolution, Weimar, 1967 ; en particulier tableau 10, pp. 138-141 : « Einwohnerzahlen der Stadte 1300-1834. »

7. Erick KEVSER, Wûrttembergisches Stàdtebuch, Stuttgart, 1962, et Bayerisches Stâdtebuch, Stuttgart, 1971-1974.

8. Pour Vienne, l'ouvrage de référence reste encore le vieux livre de K. WEISS; Geschichte der Stadt Wien, Vienne, 1872.


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s'accélère ensuite à un rythme sans égal, suivant les étapes de la construction et du renforcement de l'Etat prussien : de 60 000 habitants environ en 1710, elle passe à 126 000 en 1755 (dont 20 000 pour la garnison), puis à 172 000 en 1800 (dont 33 000 pour la garnison) — ce qui correspond en moyenne à un gain de 12000 habitants supplémentaires tous les dix ans. Entre 1688, date de la mort du Grand-Electeur, et 1800, le chiffre de la population de Berlin a été multiplié par huit ; or, entre ces deux dates, la population des Etats prussiens n'a été multipliée que par quatre, annexions comprises '.

Mais ceci vaut de la même manière pour les capitales d'Etat moins importants : nous avons déjà noté le cas de Munich dont la croissance démographique commença réellement avec le règne de l'Electeur Maximilien II Emmanuel (1662-1726) ; pourraient être également mentionnées la ville de Cassel, capitale du landgraviat de Hesse-Cassel, qui passe de 6 000 habitants vers 1630 à 19 000 en 1780, ou celle de Hanovre, Residenzstadt depuis 1637 qui s'affirme avec la constitution de l'Electorat de Honovre en 1692 puis l'accession au trône d'Angleterre de l'Electeur George, en 1714, passant de 9 000 habitants vers 1650 à 17 000 un siècle plus tard 10.

Caractéristiques enfin de cet essor des Residenzstadte après 1650 sont les villes neuves créées de toutes pièces par plusieurs princes territoriaux pour servir de capitale à leur Etat et de cadre au faste de leur Cour. Mannheim et Karlsruhe sont les deux exemples les plus connus de ces villes au plan géométrique et centrées autour du palais princier. Fondée en 1606 par l'Electeur Palatin Frédéric IV, la première fut ravagée pendant la guerre de Trente Ans puis pratiquement rasée par les armées françaises durant la guerre de la Ligue d'Augsbourg. Son véritable essor date de 1720, date à laquelle la Cour Palatine s'installe à demeure dans la ville dont le plan avait été entretemps redessiné ; elle comptait à cette date 8 000 habitants, mais en 1777, au moment du départ de la Cour et de l'Electeur pour Munich, elle en avait 26 000, garnison non comprise. Quant à Karlsruhe, créée en pleine forêt par le Margrave Karl-Wilhelm de Bade-Durlach pour remplacer Durlach comme capitale en 1715, elle atteignait les 10 000 habitants en 1810. Mais on pourrait citer également Dresde, reconstruite sur un plan nouveau, après l'incendie de 1685 et dont la population doubla sous le règne d'Auguste II le Fort, Electeur de Saxe et roi de Pologne (1670-1733) qui en fit la plus belle ville d'Allemagne (cf. les tableaux de Bellotto), — ou Ludwigsburg construite à partir de 1710 autour de la nouvelle résidence des ducs de Wurtemberg, à quelques kilomètres de la capitale Stuttgart, et qui forma, avec cette dernière, une sorte de capitale bicéphale, comparable à ce qu'étaient Berlin et Potsdam pour la Prusse : en 1700, Stuttgart avait 13 000 habitants ; vers 1760, Stuttgart et Ludwigsburg en totalisaient 22 000, et 30 000 vers 1800 ; en un siècle, la capitale (au sens large) du Wurtemberg

9. Richard DIETRICH, Berlin, Neun Kapitel seiner Geschichte, Berlin, 1960.

10. Pour Hanovre, voir en particulier : Hans MMJERSBERG, Wirtscliafts- und Sozialgeschichte zentraleuropaischer St'ddte in neuerer Zeit, dargestellt an den Beispielen von Basel, Frankfurt a.M., Hamburg, Hannover und Miinchen, Gottingen, 1960, pp. 55-64.


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avait vu sa population pratiquement tripler, alors que la population du duché n'avait fait que doubler ".

Par contraste avec cette vitalité, la stagnation voire le recul démographique après 1650 des cités les plus florissantes au xvT siècle n'en prend que plus de relief — d'autant qu'il fait suite pour la majorité d'entre elles à près d'un siècle et demi de croissance. C'est dans le cas des métropoles économiques de l'Allemagne du Sud-Ouest que ce recul est le plus net, tant en valeur absolue qu'en valeur relative. Augsbourg, qui avait atteint les 45 000 habitants vers 1600 et devançait alors Cologne, n'a plus qu'une trentaine de milliers d'habitants à la fin du xviif siècle 12, Nuremberg recule également de 40 000 habitants vers 1600 à 25 000 en 1806, Ulm de 22 000 habitants en 1620 à 13 000 habitants en 1795 ; pour être moins accentuée, la tendance à la baisse n'en est pas moins comparable à Dantzig. Quant à Lubeck et Cologne, elles ont à la fin du xvnr* siècle un chiffre de population pratiquement identique à celui qu'elles avaient atteint dès le début du xvT siècle (respectivement 25 000 et 40 000 habitants), et il en va de même pour Aix-la-Chapelle (25 000 habitants en 1630, 23 000 en 1800). Il serait bien sûr hasardeux de vouloir identifier cette évolution avec un recul économique de même ampleur et l'on a même pu constater que dans certaines villes, la stagnation démographique allait de pair avec un maintien, voire un renforcement du potentiel économique, grâce en particulier à l'expansion du Verlagssytem au xviT et xvnr siècles 13. On a d'autre part fait remarquer avec juste raison que le recul de ces villes avait été compensé par l'essor de centres économiques nouveaux, en liaison avec les modifications des structures économiques et commerciales de l'Empire à partir de la fin du xvF siècle, tels Hambourg, Leipzig, Francfort-sur-leMain, Breslau ou Kônigsberg ".

Il n'en reste pas moins qu'aucune de ces villes n'a connu une expansion économique ni une croissance démographique comparable à celle des Resiâenzstâdte après la guerre de Trente Ans. De toutes, en effet, Hambourg est en effet celle dont la croissance fut la plus forte, passant de 15 000 habitants vers 1500 à 100 000 habitants vers 1800 ; or, même dans ce cas, la croissance la plus rapide date du xvr siècle et de la première moitié du xvir siècle, puisqu'entre 1500 et 1630, sa population a été multipliée par trois, alors qu'elle n'a guère fait que doubler entre 1630 et 1800ls. Pour ces centres économiques nouveaux, le taux de croissance entre 1630 et 1800 se situe entre 50 et 100 % au maximum, comme à Kônigsberg (40 000 habitants en 1720, 64 000 en 1820), à Leipzig (20 000 habitants vers 1700, 35 000 à la fin du

11. Entre 1450 et 1800, on aurait compté environ quatre cents créations de villes neuves en Allemagne ; cf. Heinz STOOB, Forschungen zum Stddtewesen in Europa Bd. I. Raume, Formen und Schichten der mitteleurop'dischen St'àdte. Cologne - Vienne, 1970.

12. Wolfgang ZORN, Augsburg. Geschichte einer deutschen Stadt, 2e édition, Augsbourg, 1972.

13. Voir à cet égard l'étude exemplaire de C. Friedrichs sur Nôrdlingen : Christopher R. FRIEDRICHS, Nôrdlingen 1580-1700 : Society, Government and the Impact of War, Princeton Univ. Press, 1973.

14. Friedrich LUTGE : « Die wirtschaftliche Lage Deutschlands vor Ausbruch des 30 jahrigen Krieges », in Studien zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, Stuttgart, 1963, pp. 336-395.

15. Sur l'évolution de la population de Hambourg, voir Hans MADBRSBERG, Wirtschafts- und Sozialgeschichte zentraleurop'discher St'àdte, op. cit., pp. 30-48.


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siècle) ou à Francfort (19 000 habitants en 1620, 35 000 vers 1790). Si, d'autre part, Hambourg et Francfort sont des villes libres, Breslau, Leipzig et Kônigsberg sont elles des Landesstàdte, soumises souvent étroitement à l'autorité du prince territorial qui les protège et favorise leur développement économique tout en cherchant à les mettre au service de sa propre politique (mercantilisme). L'essor de ces centres économiques nouveaux a pu compenser, au moins partiellement, la stagnation ou le recul des grandes cités marchandes du xvT siècle, mais il n'a pu suffire à empêcher, entre 1650 et 1800, une diminution sensible et constante, surtout en valeur relative, du poids global des villes dépourvues de fonctions politiques à l'échelle d'un territoire étendu.

Une « pesée » comparée des Reichsstàdte et des Residenzstâdte représentées sur les deux cartes apportera une ultime confirmation de cette mutation et servira également de conclusion à cette première série d'observations. Sur les vingt-quatre villes de la carte de 1500, onze sont des villes libres (en incluant dans ce total Magdebourg dont l'immédiateté d'Empire pour être réelle n'en était pas moins contestée) ; leur population représente 58 % de la population totale des vingt-quatre villes envisagées. Et il ne s'agit là que d'un minimum, car on aurait très bien pu, sans faire violence à la réalité, ajouter à ces onze villes les neuf villes hanséatiques ne possédant pas l'immédiateté d'Empire, mais en fait pratiquement indépendantes. Mais, en 1800, nous ne recensons plus que huit villes libres sur les vingtneuf villes allemandes les plus peuplées, regroupant à peine 20 % de la population totale des villes figurant sur la carte.

En ce qui concerne les capitales politiques, nous n'en trouvons que cinq vers 1500 (en incluant dans ce total Munster-en-Westphalie, bien plus caractérisée à dire vrai par sa qualité de ville hanséatique et son rôle de capitale économique d'une région textile, que par sa fonction de capitale de l'évêché de Munster), et la population de ces cinq villes représente le cinquième de la population des vingt-quatre villes figurées sur la carte. A la fin du xvnT siècle, treize villes, sur les vingt-neuf villes les plus peuplées, sont des Residenzstâdte et elles regroupent 55 % de la population des villes représentées. Au total, entre 1500 et 1800, dates rondes, la population des vingt-quatre ou vingt-neuf villes les plus peuplées de l'Empire (dans les frontières de la fin du xviir siècle) a été multipliée par un peu plus de trois, passant d'environ 420 000 personnes à 1 350 000 personnes ; mais entre ces deux dates, la population des villes libres n'a cru que de 30 %, alors que celle des capitales a été multipliée par neuf.

Or, ce n'est pas seulement le rythme accéléré de leur croissance-qui caractérise les Residenzstâdte ; à tous points de vue, elles constituent un modèle urbain original dont nous voudrions maintenant évoquer rapidement quelques aspects, 6.

16. Sur l'originalité et la spécificité des Residenzstâdte, voir en particulier Edith ENNEN et Manfred VAN REY : « Problème der friihneuzeitlichen Stadt, vorzuglich der Residenzstâdte », in Westfalische Forschungen, 25 (1973).


HIÉRARCHIE URBAINE DU SAINT-EMPIRE A L'ÉPOQUE MODERNE 595

Celui qui s'impose avant tout, c'est la dépendance dans laquelle la Residenzstadt se trouve vis-à-vis du prince qui l'a choisie comme siège de sa Cour et capitale de ses Etats. Dix ans après sa fondation, Ludwigsburg n'était qu'un bourg sans importance de quelques centaines d'habitants. Or, en 1724, le Duc de Wurtemberg, sa Cour et la haute administration du Duché s'y installent à demeure, quittant Stuttgart pour faire de Ludwigsburg la nouvelle capitale. Dès 1725, la population de la ville se monte déjà à 1700 habitants et elle atteint même 5 700 habitants en 1733. Mais, un an plus tard, la Cour retourne à Stuttgart: la population de Ludwigsburg s'effondre alors à 2300 habitants, tandis que Stuttgart qui avait perdu après 1724 près du tiers de sa population (passant de 15 000 habitants en 1707 à 11000 en 1730), retouve son niveau antérieur et reprend sa croissance momentanément interrompue. L'exemple peut paraître caricatural, s'agissant d'une ville neuve et créée de la seule autorité du prince ; il n'en est pas moins significatif et loin d'être un cas unique " : Mannheim, après les fastes qu'elle avait connus à partir de 1720 en sa qualité de capitale du Palatinat, ne se remet pas du départ de la Cour pour Munich en 1778 ; sa population, qui avait atteint les 26 000 habitants en 1777 (sans compter une énorme garnison d'une dizaine de milliers d'hommes), n'est plus que de 21000 habitants en 1797.

De trop rares recensements permettent de chiffrer avec une certitude relative de poids réel dans les Residenzstâdte de tous ceux qui vivent dans l'orbite immédiate du prince : nobles et employés de la Cour, fonctionnaires et employés des diverses administrations, clergé, garnison, etc. A Coblence, capitale de l'Electorat de Trêves, l'ensemble de ces personnes regroupe, à la fin de l'Ancien Régime, 30 % de la population urbaine totale (8 400 habitants), garnison comprise, et 25 % encore de la population civile 18. Dans la proche Mayence, capitale de l'Electorat du même nom, mais trois fois plus peuplée, l'entourage de l'Electeur (au sens large) représente également 25 % de la population totale en 17851?. A Munich enfin, capitale d'un Etat plus peuplé et plus puissant, il représente en 1781, 38 % de la population civile et, avec la garnison, 44 % de la population totale de la ville 20.

17. Le même phénomène se reproduit entre 1764 et 1775, années pendant lesquelles le duc de Wurtemberg fit de nouveau sa capitale de Ludwigsburg : la ville, dont la population se montait en 1763 à 5 000 habitants, en comptait 11 600 en 1774, mais en 1775, sa population n'était plus que de 5 500 habitants. Stuttgart en revanche, qui avait 17 200 habitants en 1758, n'en comptait plus que 15 000 en 1768, mais retrouva son chiffre de population d'avant 1764 lors du retour de la Cour. Erich KEYSER, VHXrttembergisch.es Stadtebuch, Stuttgart, 1962, pp. 152 et 226.

18. Etienne FRANÇOIS, Population et société à Coblence au XVIIIe siècle, Thèse de troisième cycle, dactylographiée, Nancy - Paris, 1974, p. 119. Pour une présentation résumée des conclusions de ce travail, voir : Etienne FRANÇOIS, « Coblence au XVIEP siècle : une « ville de résidence » entre la tradition et les Lumières », Franchi (Forschungen zur westeuropaischen Geschichte) 4 (1976), pp. 391-407.

19. François-G. DREYFUS, Société et mentalités à Mayence dans la seconde moitié du XVIII" siècle, Paris, 1968, pp. 328-329.

20. Hans MAUERSBERG, Wirtschafts- und Sozialgeschichte zentraleurop'dische Stadte, op. cit., pp. 64-75. A Kassel, l'entourage du landgrave (au sens large) représentait en 1724 26,8 % de la population urbaine : Manfred LASCH, Untersuchungen liber Wirtschaft und Bev'olkerung der Landgrafschaft Hessen-Kassel und der Stadt Kassel vont Dreissigjàhrigen Krieg bis zum Tode Landgraf Karls 1730, Kassel, 1969, pp. 373 sqq.


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Nous avons la chance de disposer pour cette dernière ville de plusieurs estimations permettant de mesurer le « poids » respectif de l'entourage princier à divers moments de l'histoire de Munich. Vers 1500, sa population était de l'ordre de 13 500 habitants ; 1700 environ appartenaient au clergé, à la cour et à l'administration ducale, soit 13 % de la population urbaine. En 1704, ces mêmes catégories représentaient déjà 26 % d'une population qui se montait maintenant à 20 000 habitants — pour atteindre en 1781 44 % d'une population de 38 000 habitants, garnison comprise. En d'autres termes, plus on avance dans l'époque moderne et plus la fonction de capitale de Munich l'emporte sur toutes les autres. Si les Ducs puis les Electeurs de Bavière n'ont pas créé Munich, ils en ont assuré la croissance durant l'époque moderne, en faisant le siège d'une Cour brillante et d'administrations toujours plus nombreuses. Entre 1500 et 1800, la population de la capitale bavaroise a été multipliée en gros par trois, mais les effectifs de la population vivant dans l'entourage du prince et à son service ont été multipliés par dix : ce sont eux les véritables moteurs de la croissance de Munich, comme de toutes les autres Residenzstâdte d'ailleurs 21.

Aussi ne faut-il pas s'étonner que dans ces villes, les grands groupes sociaux se définissent pour l'essentiel en fonction de leur rapport au pouvoir politique, et que la classe dirigeante des Residenzstâdte s'identifie de plus en plus à l'ensemble de ceux qui vivent dans l'entourage immédiat du prince. Otto Brunner a pu ainsi montrer dans un article lumineux l'aristocratisation croissante de Vienne à partir du xvir siècle : l'installation définitive des Habsbourg en 1612 et le renforcement de la monarchie autrichienne y attirèrent, particulièrement après la guerre de Trente Ans, une noblesse nombreuse, vivant à la Cour ou dirigeant les principaux services administratifs de l'Etat, et assura la promotion d'une administration de plus en plus étoffée qui, par le biais des anoblissements, fusionna à son tour avec la noblesse pour donner naissance à un véritable «patriciat d'Etat » n. L'étude que nous avons faite des structures sociales de Coblence à la fin du XVIIIe siècle nous a de la même manière montré que la classe dirigeante urbaine était avant tout composée des hauts fonctonnaires de

21. Dans la petite résidence de Weimar, capitale du duché de Saxe-Weimar, la place occupée dans la population urbaine par la Cour, les fonctionnaires, le clergé et les enseignants, passe de la même manière de 21,5 % en 1699 à 26 °/o en 1820. Hans EBERHARDT, Goethes Vmwe.lt. Forschungen zur gesellschaftlichen Struktur Thiiringens, Weimar, 1951, pp. 24-30. A l'inverse, H. Bahl dans son étude sur Ansbach à la même époque conclut sur le caractère négatif de sa fonction de résidence pour la ville : Herms BAHL, Ansbach, Strukiuranalyse einer Residenz vom Ende des 30jàhrigen Krieges bis zur Mitte des 18. Jahrhunderts ; Verfassung, Verwalttmg, Bevôlkerung und Wirtschaft, Ansbach, 1974.

22. Otto BRUNNER : « Hamburg und Wien, Versuch einer sozialgeschichtlichen Konfrontierung (1200-1800) », in Otto BRUNNER, Hermann KELLENBENZ, Erich MASCHKE et Wolfgang ZORN, Festschrift Hermann Aubin, Wiesbaden, 1965, pp. 479495 ; dans cet article, O. Brunner écrit, p. 493 : « Es ist deutlich, dass etwa in der ersten Hâlfte des 18. lahrhunderts, eine Stadt wie Wien nur als Herrscherresidenz, als « Kaiserstadt » verstanden werden kann und daher ein aritokratischer Einschlag in der Sozialstruktur unverkennbar ist. » Cf. aussi pour une étude du Staatspatriziat à Hanovre et dans l'Electorat du même nom, Joachim LAMPE, Aristokratie, Hofadel und Staatspatriziat in Kurhannover. Die Lebenskreise der hôheren Beamten an den liannoverschen Zentral- und Hofbehorden, 1714-1760, Gottingen, 1963, 2 vol.


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l'Electorat, roturiers et anoblis, des chanoines des deux chapitres urbains, tous issus de familles de la haute administration et eux-mêmes souvent chargés de responsabilités administratives diverses, ainsi que des représentants des « professions libérales » qui, bien moins nombreux et souvent apparentés eux aussi aux hauts fonctionnaires, vivaient en fait dans leur orbite. Cette élite relativement peu nombreuse (18 % de la population avec sa domesticité, mais à peine plus de 10 % sans), dont les contours dépassent les notions d'ordre puisqu'on y trouve des nobles, des clercs et des roturiers, se caractérise non seulement par sa richesse (elle détient au moins 40 % du capital immobilier bâti de la ville), mais aussi par la distance qui la sépare du reste de la population urbaine et qui, tout en lui assurant une prééminence incontestée, amène à penser qu'elle était plus dans la ville que de la ville. Formant un milieu fermé, composée de familles au service de l'Electeur depuis des générations et apparentées entre elles, souvent d'origine extérieure à la ville, elle accapare les plus hauts postes de responsabilité adniinistrative ou religieuse. Quant à l'entrée dans ce milieu à partir de la bourgeoisie, elle ne s'opérait que lentement, par des filières étroites, ce qui préservait la cohésion interne de l'élite et la distance la séparant du reste de la population. La carte de son habitat révèle à sa manière ce clivage, qui montre la classe dirigeante presque absente du coeur bourgeois et ancien de la ville, et concentrée en revanche dans la ville neuve construite à proximité du palais électoral face au Rhin 23.

Il n'est pas jusqu'aux activités économiques des capitales qui ne soient aussi largement déterminés par leur fonction de résidence princière. Dans l'artisanat, qui est partout le secteur économique faisant vivre le plus de monde, les métiers travaillant pour la clientèle urbaine ont toujours une écrasante prépondérance. A Coblence, à la fin de l'Ancien Régime, le Versorgungshandwerk, pour reprendre une expression des économistes allemands, faisait vivre 93 % des ménages d'artisans, contre 7 % seulement pour l'Ausfuhrhandwerk, en déclin continu tout au long du xvrrr siècle2'. Presque partout, le secteur le plus dynamique est l'industrie du bâtiment, stimulée par la construction des châteaux princiers (2 millions de florins ont été dépensés pour le palais électoral de Mannheim entre 1720 et 1760), l'édification de nombreux hôtels nobles et l'expansion urbaine 25 : à Coblence, ses effectifs augmentent de 40 % entre la première et la seconde moitié du xvirr siècle. Souvent enfin, on voit croître le nombre des Hofschutzverwandte ou des Hofbefreiten, artisans ou commerçants employés directement au service de la Cour ou des Grands, échappant à l'autorité du Conseil de la ville et jouissant de franchises particulières 26.

Quant au commerce, il se cantonne lui aussi pour l'essentiel à satisfaire

23. Etienne FRANÇOIS, Population et société à Coblence, op. cit., pp. 365-67 et carte p. 422.

24. Etienne FRANÇOIS, Population et société à Coblence, op. cit., pp. 286-87.

25. Hermann AUBIN et Wolfgang ZORN, Handbuch der deutschen Wirtschafts- und Sozialgeschichte, op. cit., p. 539. Entre 1716 et 1726, l'Electeur Max Emmanuel de Bavière a dépensé près de 8 millions de florins pour ses châteaux.

26. Max SPINDLER, Handbuch der bayerischen Geschichte, t. II : Dos alte Bayern ; der Territorialstaat vont Ausgang des 12. bis Ausgang des 18. Jahrhunderts, Munich, 1969, p. 570. Dans son article déjà cité sur Vienne, Otto Brunner constate la même évolution.


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les besoins d'une clientèle nombreuse, en pleine expansion, et dont les revenus, assis sur la rente propriétaire, seigneuriale et politique, sont majoritairement de provenance extérieure à la ville. Et si son dynamisme est souvent tel qu'il en vient à concurrencer efficacement celui des anciennes cités marchandes 27, il faut bien voir qu'il reste l'affaire de « marginaux », attirés et protégés par le pouvoir, mais constituant au sein de la société urbaine des minorités à part, imparfaitement intégrées, n'intervenant guère de ce fait dans le jeu des rapports sociaux et donc hors d'état de donner naissance à une bourgeoisie commerçante et entreprenante capable de faire contrepoids à la toute puissance de la classe dirigeante urbaine. Tels sont les « Juifs de Cour » (Hofjuden) que l'on rencontre dans pratiquement toutes les résidences 28, ou encore les huguenots français en pays protestants (une des deux guildes de marchands de Berlin s'intitulait encore en 1774 : Teutsch — und Franzôsische Combinierte Kaufmannschaft der Tuch — und Seidenhandlung) 29, les Italiens ou les protestants dans les capitales catholiques (10 % des commerçants de Coblence à la fin du xvnr siècle sont d'origine italienne) 30, tels les représentants, souvent protestants eux aussi, des firmes d'Allemagne du Sud qui tiennent entre leurs mains le grand commerce de Vienne et la Reichsniederlage jusqu'au milieu du xvirf siècle 3!

Sous l'influence conjuguée de ces facteurs, on assiste d'abord à un recul très sensible en pourcentage et parfois même en valeur absolue de la population « bourgeoisie » des capitales : à Munich vers 1500, les habitants possédant le droit de bourgeoisie et tous ceux qui, sans l'avoir, n'en jouissaient pas moins des franchises urbaines et étaient soumis à l'autorité du Conseil {Schutzverwandte) représentaient 87 % de la population totale ; trois siècles plus tard, ils n'en représentaient plus que 47 %. Parallèlement à cette évolution, on voit les « Geschlechter », c'est-à-dire les familles patriciennes, enrichies par le commerce et la banque, et qui dominaient le Conseil depuis la fin du Moyen-Age, se mettre à acquérir des seigneuries dans la campagne alentour, se détourner progressivement des affaires pour vivre de leurs rentes, entrer au service du Duc, chercher les alliances avec la noblesse et se laisser finalement absorber en elle. Quant à l'autonomie urbaine, très importante encore aux débuts de l'époque moderne, elle ne cesse de s'affaiblir sous le double coup de l'implantation en ville d'habitants échappant à son autorité et des interventions de plus en plus directes du pouvoir central (contrôle des comptes en 1640, etc.). Après la guerre

27. A moins bien sûr, que ces anciennes cités marchandes n'aient su, comme Francfortsur-le-Main, reconvertir leurs activités de négoce et de banque pour les mettre au service des Etats territoriaux et de leurs capitales.

28. Heinrich SCHNEE, Oie Hoffinanz und der Staat. Geschichte und System der Hoffaktoren an deutschen Fiirstenhôfen itn Zeitcdter des Absolutismus, Berlin, 1953-1967, 6 vol.

29. Hermann AUBIN et Wolfgang ZORN, Handbuch der deutschen Wirtscliafts- und Sozialgeschichte, op. cit., p. 593.

30. Johannes AUGEL, Italienische Einwanderung und Wirtschaftstatigkeit in rheinischen Stàdten des 17. und 18. Jalirhunderts, Bonn, 1971.

31. Otto BRUNNER, « Hamburg und Wien », art. cit., p. 492.


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de Trente Ans, l'essentiel de cette évolution est consommé : Munich, de ville bourgeoise, est devenue résidence électorale 32.

Cette mutation que l'on peut observer dans pratiquement toutes les capitales trouve son expression la plus nette et la plus visible aujourd'hui encore dans l'architecture et l'urbanisme. Partout s'affirme aux XVIIe et XVIIIe siècles un urbanisme planifié et géométrique, s'efforçant de remodeler les quartiers anciens en les perçant de larges perspectives et en les centrant autour de grandes places, créant pour loger les nouveaux habitants attirés par l'expansion urbaine des quartiers neufs au plan en damier, portant souvent le nom du prince qui en a décidé la construction 33, urbanisme impérieux qui exprime la domination absolue du prince sur sa capitale, sa volonté de faire de la ville le lieu de la majesté et de la représentation princière, et qui trouve ses formes les plus achevées dans le cas de villes neuves centrées autour du palais, telles Karlsruhe, Mannheim ou Ludwigsburg, mais aussi dans une large mesure Dresde ou Berlin. Les capitales deviennent alors le heu d'épanouissement du baroque monumental et décoratif. A côté du prince, les maîtres d'oeuvre sont les grandes familles de la noblesse qui viennent résider en ville, achètent des ensembles complets de maisons bourgeoises pour construire à leur place de somptueux hôtels particuliers et construisent, sur le pourtour de la ville, des palais d'été entourés de parcs (cf. le palais du Belvédère construit à Vienne en 1716 par le Prince Eugène). Dans les territoires catholiques enfin, s'adjoignent à eux les grands ordres religieux dont l'essor est porté par la Contre-Réforme et la remontée de la rente foncière. Vienne restait, vers 1620, une ville gothique et bourgeoise ; à partir de 1660, elle devient une ville baroque et on pourrait en dire autant de presque toutes les autres Residenzstâdte. Mais, c'est peut-être à Prague que la métamorphose fut la plus spectaculaire, avec en particulier la construction dans le quartier de la « Mala Strana », entre le château du Hradschin, lui-même transformé et agrandi, et la rivière de la Vltava, d'un « quartier baroque homogène dans la diversité d'un palais à l'autre, et dont les magnifiques jardins, avec leurs fabriques et leurs terrasses, multiplient les perspectives et les couleurs ». (V.L. Tapie) M.

Pour expliquer la stagnation de la majorité des grandes cités marchandes du début de l'époque moderne, on invoque d'ordinaire la modification des structures économiques et commerciales de l'Empire survenue à la fin du XVT siècle et précipitée par les conséquences de la guerre de Trente Ans. Mais à ces raisons réelles, il convient d'ajouter la concurrence croissante exercée par les Residenzstâdte qui deviennent, au XVIIIe siècle en particulier, des grandes places commerciales et des centres d'échange attirant à eux le trafic intérieur de l'Empire en raison de leur dynamisme, du chiffre élevé de leur population, de leur richesse et des privilèges que

32. Michael SCHATTENHOFER, « Munchen als kurfurstliche Residenzstadt », in Zeitschrift fiir bayerische Landesgeschichte, 30 (1967), pp. 1203-1231. !

33. Cf., à titre d'exemples, les quartiers de « Friedrichsstadt » et « Dorothéenstadt » à Berlin, de « Josefstadt » et « Leopoldstadt » à Vienne, de « Friedrichstadt » à Dresde, etc.

34. Oskar SCHORER, Prag, Kultur, Kunst, Geschichte, Munich, 1941.


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leur accordaient les princes territoriaux 35 — pour ne pas parler des très nombreuses villes neuves créées de toutes pièces aux portes même des grandes cités marchandes pour leur ravir une partie de leur négoce, dotées de nombreux privilèges et refuges des minorités religieuses persécutées, la plus célèbre d'entre elles étant Altona près de Hambourg, dont la population s'élevait à 25 000 habitants en 180036.

Stoppées dans leur essor, placées souvent même en situation défensive, les grandes cités commerçantes du xvT siècle, en qui s'était concentré l'essentiel du dynamisme économique, social et culturel de l'Empire, se replient alors sur elles-mêmes, leurs structures sociales se sclérosent progressivement, tandis que leur classe dirigeante imite le modèle aristocratique diffusé par les Cours et les Residenzstadte* 7. L'évolution du patriciat de Nuremberg en offre un bon exemple et qui vaut dans une large mesure pour de nombeuses autres villes. Au cours du xvT siècle, les familles patriciennes (ratsfâhige Geschlechter) qui s'étaient jusque-là identifiées aux grandes firmes commerçantes sur lesquelles reposait la prospérité de la ville, commencent à se détacher du négoce pour mener une existence rentière, ce qui oblige par contrecoup les négociants à s'organiser en dehors du Conseil et à se doter en 1560 d'un organe qui leur soit propre, le Handelsvorstand. Mais si le xvr 5 siècle avait vu une dissociation progressive entre la classe dirigeante politique et la classe dirigeante économique jusque-là confondues, le xvrT siècle, lui, va être marqué par les efforts soutenus des familles patriciennes pour faire reconnaître et confirmer par l'Empereur la plénitude de leur noblesse et leur égalité de droits avec les autres nobles. En 1687, elles reçoivent le droit de s'intituler Wohledelgeboren, voire Hochedelgeboren, le monopole de la direction des affaires de la cité leur est confirmé en 1696 et en 1697 ; enfin, la fermeture du patriciat de Nuremberg et son droit de cooptation sont définitivement acquis, tandis que le Conseil de la ville, qui s'affirmait depuis longtemps déjà Obrigkeit de droit divin se voit accorder collectivement le titre de Edel. Parallèlement à cela, les familles patriciennes adoptent un style de vie inspiré de plus en plus de celui de la noblesse, font entrer leurs héritiers et surtout leurs cadets au service de princes territoriaux ou de l'Empereur et arrivent même, au cours du xviir siècle, pour plusieurs d'entre elles, à s'agréger à la Chevalerie immédiate d'Empire de Franconie (Frânkische Reichsritter schaft)3S.

35. Hermann AUBIN et Wolfgang ZORN, Handbuch der deutschen Wirtschafts- und Sozialgeschichte, op. cit., p. 558.

36. Outre Altona, on pourrait citer comme autres villes neuves créées par des princes territoriaux près de villes libres pour les concurrencer par des libertés économiques et religieuses plus étendues, Hanau et Offenbach près de Francfort, Mulheim et Deutz face à Cologne, Stolberg face à Aix-la-Chappelle et Fiirth près de Nuremberg. Cf. Franklin KOPITSCH, Aujklarung, Absolutismus und Biïrgertum in Deutschland, Munich, 1976, p. 30.

37. Cf. le jugement de Wolfgang ZORN dans son Handbuch déjà cité, p. 579 : <t Das ortlich vielgestaltige deutsche Stadburgertum trat nach dem grossen Kriege an Gewicht in Staat und und Gesellschaft wieder zuriick... Die Reicbtumsmacht der grossen Kaufleute konnte es mit dem wiederbelebten Adelsglanz vorerst nicht mehr aufnehmen. Die ganze Verfassungs- und Gesellschaftordnung der Reicbsstadte verfiel auch, von einigen Ausnahmen mit Hamburg an der Spitze, in eine gewisse Erstarrung. »

38. Gerhard HIRSCHMANN, « Das Nurnberger Patriziat », in Hellmuth ROSSLER, Deutsches Patriziat, 1430-1740 (Budinger Vortrage, 1965), Limburg/Lahn 1968, pp. 268-69.


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La seule exception réelle à cette évolution générale fut Hambourg dont nous avons déjà noté la croissance rapide et ininterrompue tout au long de l'époque moderne, et qui sut conserver des structures sociales ouvertes, empêcher la constitution d'un patriciat fermé sur lui-même et se défendre efficacement contre les menaces extérieures. Dans cette ville où il était interdit aux nobles d'acquérir des propriétés immobilières et qui devait une partie de sa fortune et de son dynamisme à sa relative tolérance envers les étrangers ou les non-luthériens (négociants des Pays-Bas, marchands anglais, Juifs Séphardim, etc.), les grands négociants qui tenaient en mains toutes les destinées urbaines formaient un milieu ouvert, se renouvelant en permanence par apport extérieur. Sur les vingt-cinq membres du Conseil de Hambourg en 1675, neuf appartenaient à des familles déjà représentées au Conseil au xvr siècle, six à des familles dont l'ascension datait de la fin du xvf siècle, sept à des familles d'origine récente, un à une famille provenant des Pays-Bas, et un autre à une famille venue de Riga —, l'origine du dernier restant inconnue3S. Cette vitalité rend à son tour assez largement compte de l'éclat de la vie culturelle de Hambourg au XVIIIe siècle, capable de rivaliser avec les Residenzstâdte : Georg-Philip Telemann qui de son vivant éclipsa tous ses contemporains par sa célébrité, s'installa à Hambourg en 1721 pour y devenir Cantor au Gymnasium Johanneum et directeur de la musique dans les cinq églises principales de la ville jusqu'à sa mort en 1767 ; et cette même année fut celle de la création du Hamburger Nationaltheater dont Lessing devait être le premier directeur de 1767 à 1771< 0.

Mais cette unique et brillante exception ne saurait masquer le déclin général des républiques marchandes dont témoignent aussi bien l'arrêt des grandes constructions dans ces villes, qui gardent souvent pour plusieurs siècles le décor Renaissance dont elles s'étaient dotées au XVIe siècle —, que la complète perte d'influence politique des villes libres et hanséatiques après 1650 : la guerre de Trente Ans donna le coup de grâce à la Hanse, en pleine décadence depuis le XVIe siècle ; le dernier Hansetag de 1669 ne réunit plus que neuf villes et seule subsista ensuite la ligue conclue en 1630 entre Hambourg, Lubeck et Brème4I. Quant aux villes libres, dont la population totale était en 1800 inférieure à ce qu'elle était vers 1620, elles ne jouèrent plus à la diète perpétuelle de Ratisbonne qu'un rôle très effacé, et la soumission de Brunswick en 1671 ou celle de Magdebourg par la Prusse en 1680 vinrent apporter confirmation de leur incapacité à tenir tête aux Etats territoriaux sortis triomphants de la grande crise du milieu du xvir siècle 42.

39. Martin REISSMANN, Die hamburgische Kaufmannschaft des 17. Jahrhunderts in sozialgeschichtlicher Sicht, Hambourg, 1975.

40. Sur la vie culturelle à Hambourg, voir le merveilleux livre de Percy-Ernst SCHRAMM, Neun Generationen ; Dreihundert Jahre deutscher « Kulturgeschichte » itn Lichte der Schicksale einer Hamburger BiirgerfamUie (1648-1948), Gottmgen, 1963, 2 vol., en attendant la prochaine parution de l'ouvrage de Franklin KOPITSCH, Aufklarung und Biirgertum in Hamburg und Altona im 18. Jahrhundert. Untersuchungen zur Sozial- und Kulturgeschichte Norddeutschlands.

41. Philippe DOLLINGER, La Hanse, Paris, 1966.

42. Dans son livre déjà cité sur Hambourg, P.-E. Schramm offre un autre bon exemple de ville quasiment indépendante au xvr= siècle, puis soumise à la tutelle de plus en plus étroite du prince territorial, avec le cas de Hameln, pp. 59-72.


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Car — et c'est par là que nous voudrions clore ces quelques réflexions —, il est frappant de voir comment les capitales prirent largement après 1650 le relais des villes libres et des grandes cités marchandes comme lieu privilégié de l'innovation économique, sociale et culturelle. Alors qu'au départ, elles avaient un commerce surtout passif, les Residenzstàdte deviennent au cours du xvnr siècle des places dont l'importance égale celle des grandes villes de foire, et à la fin du siècle, le commerce de Vienne ou de Berlin a rattrapé celui de Francfort-sur-le-Main ou de Leipzig". Mais, c'est aussi dans ces mêmes capitales que prennent naissance et s'affirment, grâce souvent à la protection et à l'encouragement du pouvoir politique, des structures économiques nouvelles et porteuses d'avenir : le cadre corporatif s'y disloque, tandis que se multiplient les manufactures et que se constitue un véritable prolétariat ouvrier; à Vienne, dès 1734, le tiers des artisans seulement était encore regroupé en corporations et à Berlin, en 1782, les ouvriers salariés représentaient 17 % de la population urbaine ". Au xvF siècle, d'autre part, les structures sociales des « républiques » marchandes étaient caractérisées par leur ouverture et les possibilités d'ascension y étaient nombreuses et relativement aisées pour tous ceux qui s'étaient enrichis par le négoce ou la banque. Après la guerre de Trente Ans, en revanche, ces mécanismes se bloquent ; c'est désormais dans l'entourage des Cours et dans les capitales que s'offrent les possibilités d'ascension sociale ; c'est là qu'émerge une nouvelle élite regroupant en un véritable « patriciat d'Etat » la noblesse ancienne et les hauts fonctionnaires ou les Hoflieferanten anoblis, qui doivent leur enrichissement et leur promotion au service et à la faveur des princes territoriaux 45

Nous avions aussi souligné précédemment le contraste entre l'architecture urbaine de la Renaissance, essentiellement bourgeoise, et l'architecture urbaine des xvir et xvnr siècles, beaucoup plus princière et nobiliaire ; mais on pourrait de la même manière opposer l'une à l'autre les deux formes d'art les plus brillantes en Allemagne au xvF et au xviiF siècle, la peinture et la musique. Dans une large mesure, la peinture allemande du xvr siècle mérite bien d'être appelée bourgeoise : les Holbein étaient bourgeois d'Augsbourg, Albert Durer était lui bourgeois de Nuremberg et se fit même admettre au Conseil de sa ville, et c'est avant tout dans les grandes villes du Sud-Ouest que s'affirme un incomparable art du portrait ; « à aucune époque, fait remarquer Marcel Brion, pas même au xvnF siècle, il n'y a eu en Allemagne autant de peintres de portraits, et c'est dans les portraits que les artistes sont les plus modernes et à la pointe de leur époque »<s ; or, un des portraits les plus en vogue n'est-il pas précisément celui du marchand dans son comptoir, tel l'admirable portrait de Georg

43. Hermann AUBIN et Wolfgang ZORN, Handbuch der deulschen Wirtschafts- und Sozialgeschichie, op. cit., p. 561.

44. Id., ibid., pp. 595 et 600.

45. Id., ibid., p. 588.

46. Marcel BRION, La peinture allemande, Paris, 1959, p. 69.


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Gisze peint en 1532 par Hans Holbein le Jeune ? La musique du xviir siècle apparaît en revanche comme un art de Cour et c'est dans les grandes capitales qu'elle s'épanouit : faut-il rappeler le rayonnement de l'Ecole de Mannheim ou le caractère foncièrement aristocratique de l'Opéra ? Mais c'est également dans les Cours et capitales de son époque que Mozart, fils du Vizekapellmeister du prince-archevêque de Salzbourg, passa l'essentiel de sa vie ", c'est à Prague qu'il fit jouer Don Juan en 1787, à Vienne que fut créée la Flûte Enchantée en 1791 — et c'est également à Vienne que Joseph Haydn donna en 1799 la première représentation de la Création et que Beethoven, fils lui aussi d'un musicien de l'Archevêque-Electeur de Cologne, dirigea la première exécution de la Symphonie Héroïque, dans le palais du prince Lobkowitz.

Au début du XVIe siècle, enfin, on avait vu les villes libres jouer un rôle déterminant dans le succès de la Réforme protestante, B. Môller l'a bien montré 48; c'est en revanche avant tout dans les Residenzstadte que se réalise dans la seconde moitié du xvnr siècle ce qui fut probablement un des apports essentiels de VAufkldrung en Allemagne, la remise en cause, voire le dépassement progressif du caractère contraignant et absolu de la référence confessionnelle (cf. la construction de la Konkordienkirche à Karlsruhe ou la liberté religieuse presque complète accordée aux habitants de Mannheim). Quant à l'étude qui reste à faire du milieu de VAufkldrung et de sa localisation, elle montrerait à coup sûr qu'il se recrute par prédilection dans les Residenzstadte et s'identifie largement à l'élite gravitant autour des Cours et à ses marges : dans le Lexikon âer jetzt lebenden teutschen Schriftsteller de Johann Georg Meusel, paru en 1806, la supériorité des Residenzstadte, des centres administratifs et des villes universitaires sur les villes marchandes ou industrielles est manifeste ; les sept villes qui viennent en tête par le nombre d'écrivains recensés (plus de cent chaucune) sont dans l'ordre Vienne (382), Berlin (288), Leipzig (178), Dresde (130), Prague (119), Munich (115), Hambourg (106) et Stuttgart (105) "9 —, et comment ne pas songer à ce propos au destin exceptionnel et pourtant exemplaire de Goethe ? Ces trop brèves allusions auraient toutes besoin d'être reprises, complétées et nuancées ; elles suffisent toutefois à indiquer l'ampleur des mutations qui ont affecté la réalité urbaine de l'Empire durant l'époque moderne.

Etienne FRANÇOIS, Université de Nancy.

47. Très révélatrice à cet égard est la carte des voyages de Mozart publiée par Pierre CHAUNU, dans sa Civilisation de l'Europe des Lumières, Paris, 1971, p. 421.

48. Bernd MÔLLER, Reichsstadt und Reformation, Giitersloh, 1962.

49. Cité par Franklin KOPITSCH dans son livre déjà cité Aufklarung, Absolutismus und Biirgertum in Deutschland. Le très stimulant chapitre rédigé par ce même auteur pour introduire les différents articles rassemblés dans ce volume, « Die Sozialgeschichte der deutschen Aufklarung als Forschungsaufgabe », pp. 11-169, apporte de très nombreuses illustrations et confirmations de notre thèse, et nous nous permettons d'y renvoyer le lecteur intéressé.


UNE CRÉATION URBAINE : VERSAILLES DE 1661 A 1722

Depuis quelques années en France, les interrogations sur le fonctionnement économico-social des villes, prises non plus comme cadre mais comme objet de l'étude, se multiplient et le concept de ville moderne tend à remplacer celui de ville pré-industrielle trop négativement défini. Après avoir trop longtemps lié urbanisation et industrialisation, on en vient à s'interroger sur les causes et les rythmes des croissances urbaines anciennes, de plus en plus placées au centre de la problématique. L'une des difficultés de ces études, dans des zones qui appartiennent précocement au monde plein et où l'histoire des villes remonte, pour nombre d'entre elles, à l'Antiquité, est de faire la part du passé dans l'explication de la croissance. Pour comprendre l'évolution du temps 2 au temps 3, il est impossible de faire l'économie de l'évolution du temps 1 au temps 2, et ainsi jusqu'à un inaccessible temps 0, qui s'échappe presque jusqu'à l'infini dans un monde anciennement urbanisé. La tentation est forte alors d'examiner le cas des seules villes dont on saisisse le temps 0, dont on puisse suivre en totalité l'évolution : les créations urbaines de l'époque moderne.

On comprend aisément ainsi que Versailles apparaisse comme un site excellent pour ce type d'interrogation. On y passe en moins d'une génération du rural à l'urbain ; du début du règne personnel de Louis XIV à sa mort, la population est multipliée — au moins — par soixante-dix ; en 1715 enfin, la ville est mise à l'épreuve du départ de la Cour.

Le lieu est malheureusement beaucoup moins propice aux réponses. Trop de sources archivistiques qui auraient dû permettre de les élaborer manquent. Versailles ne possède pas de véritable dénombrement avant le départ définitif de la Cour lors de la Révolution. Auparavant, quelques épaves, témoignages de quelques velléités administratives, sont à peu près inutilisables. La carence est la même du côté des registres fiscaux. La ville royale a bénéficié d'un affranchissement progressif de la taille. En 1666, les habitants obtiennent leur abonnement à l'impôt pour 600 livres. Les nouveaux arrivants devaient être inscrits au rôle de la taille personnelle. Le système était sans doute inapplicable du fait de la mobilité de la population. Si bien qu'en 1706, le régime de l'abonnement est étendu à l'ensemble des citadins. En novembre 1715, enfin, la ville obtiendra du


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régent, en compensation du départ de la Cour, une exemption totale et définitive. Hors de cette histoire administrative, tout le reste échappe. Quant aux rôles de la capitation, ils n'ont jamais été retrouvés. On doit donc se contenter des registres paroissiaux, heureusement de très bonne qualité — tant par la régularité de l'enregistrement que par la richesse de contenu des actes — dès les années 1665-1675, et des archives notariales qui souffrent, du temps de la présence à Versailles de la Cour, du dédain d'une partie de la haute société pour les notaires versaillais.

Il reste que les créations de villes n'ont pas été si fréquentes à l'époque moderne, et qu'elles furent peu nombreuses à donner naissance à un organisme urbain durablement résistant. Versailles est de celles-là. Peut-être cela justifie-t-il qu'on tente, malgré tout, d'examiner ce qui s'y passe.

I. — CROISSANCE DE VERSAILLES : LES BÂTIMENTS

Le village de Versailles fait, à l'avènement du Roi Soleil, modeste figure ; les registres paroissiaux où l'on compte, bon an mal an, une demi-douzaine de mariages et trois fois plus de baptêmes et de sépultures, suggèrent une communauté paroissiale de moins de quatre cents membres, semblable à bien d'autres du Hurepoix voisin. La crise de l'avènement, pourtant, y prend un tour original : la courbe des sépultures, bien qu'atteignant alors de hauts niveaux, ne culmine pas comme ailleurs en 1661 ou 1662 mais seulement en 1663. C'est qu'arrive à ce moment à Versailles un contingent d'ouvriers pour réaliser les premiers travaux du château et du parc, contingent qui vient à la fois gonfler le chiffre de population et le nombre des sépultures. Versailles a, pour longtemps, trouvé le moteur de sa croissance.

1. Volume de population et rythme des travaux.

Pendant toute la période de grande activité des chantiers, il reste difficile de préciser l'ampleur de la croissance. Compte tenu de l'état des sources, le plus sûr se ht dans les registres paroissiaux '.

TABLEAU I. — BAPTÊMES, MARIAGES ET SÉPULTURES, 1661-1720 MOYENNES ANNUELLES PAR PÉRIODES DÉCENNALES

Aimées Baptêmes Mariages Sépultures

1661-1670 34,4 8,1 50,6

1671-1680 125,8 33,9 234,1

1681-1690 567,5 134,6 575,6

1691-1700 924,5 199,8 733,3

1701-1710 1164,8 250,0 880,7

1711-1715 1104,4 255,2 856,4

1716-1720 514,8 120,8 636,2

1. La plupart des données brutes utilisées pour ce travail figurent en annexe d'une thèse de 3= cycle intitulée La formation d'une population urbaine sous l'Ancien Régime : Versailles de 1545 à 1715, étude démographique et sociale, soutenue en juin 1976 à Paris I.


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L'augmentation de la population s'inscrit d'abord sur la courbe des sépultures, qui s'envole la première : vingt décès par an entre 1651 et 1660, cinquante par an dans la décennie suivante, deux cent trente-quatre entre 1671 et 1680. La multiplication du nombre des mariages est moins précoce et longtemps de moindre importance ; alors qu'on enregistre onze fois plus de décès en 1671-1680 que vingt ans plus tôt, on ne compte que sept fois plus de baptêmes ou de mariages. En plus des conditions générales de la mortalité, la composition démographique de la population en cette premières période explique ces distorsions. La répartition des décès par âge et par sexe, bien qu'à manier avec prudence, montre à l'évidence la domination numérique des jeunes hommes. (Avant 1690, on compte cent quatre-vingt-douze décès masculins pour cents décès féminins ; du côté masculin, les décès d'adultes l'emportent sur les décès d'enfants et, parmi les adultes, les plus jeunes sont les plus nombreux : au total, un mort sur trois était âgé de vingt à trente-neuf ans au moment de son décès). Du fait de ce déséquilibre, il est impossible alors d'utiliser, même avec précaution, le nombre annuel des baptêmes pour se livrer à une quelconque évaluation de la population.

Les variations de la masse de la population employée au rythme de l'activité des chantiers constituent une difficulté supplémentaire. Variations saisonnières d'abord puisqu'ici comme ailleurs les travailleurs des bâtiments, souvent issus des régions d'émigration spécialisée que constitue la bordure nord-ouest du Massif Central, regagnent leur paroisse natale à la mauvaise saison 2. Variations plus amples liées aux grandes campagnes de travaux qui sont autant de périodes de flux migratoire. La courbe des sépultures, à nouveau, porte témoignage (fig. 1). Passé 1662, la corrélation n'existe plus entre la conjoncture céréalière du Bassin Parisien et la conjoncture démographique versaillaise. Beaucoup plus positive apparaît la corrélation entre la courbe des sépultures et la courbe des dépenses effectuées pour les bâtiments du roi à Versailles. Les dépenses, massivement concentrées sur quelques années, indiquent — approximativement au moins, puisque le paiement des travaux était fréquemment échelonné — les périodes au cours desquelles l'essentiel de la construction du château a eu lieu: second château de Le Vau en 1669-1672, château de Mansart en deux grandes campagnes (1678-1681 et 1684-1685). A chacune de ces campagnes correspond un clocher de mortalité. Il ne s'agit pas d'affirmer qu'il existe entre les deux phénomènes une relation simple et directe, ni de calculer le nombre de décès occasionnés par chaque million de livres ; ces crises sont d'origine épidémique. Si elles culminent aux temps forts de la construction du château, c'est qu'en ces moments l'afflux de main-d'oeuvre, et donc l'entassement et les conditions propices à la catastrophe épidémique, sont à leur maximum.

Le volume démographique de la ville durant toute cette période est donc étroitement lié aux variations de l'activité des chantiers, et tout calcul serait illusoire. Les indications sur le nombre total des ouvriers,

2. Le rythme saisonnier des mariages des travailleurs des bâtiments à Versailles est caractéristique : de juin à novembre, moments d'activité des chantiers, il est supérieur à celui de l'ensemble de la population. De décembre à mai, il est inférieur.


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parfois rencontrés et souvent repris — 20 000 en 1684, 36 000 en 1685! — ne peuvent être retenus ; outre leur caractère approximatif, ils souffrent de ne pas concerner seulement Versailles mais aussi bien les travaux proches ou lointains engagés en fonction de la ville royale. Lorsque, à leur sujet, on évoque les chantiers versaillais, c'est au sens large qu'il faut entendre l'expression. Abandonnons donc tout espoir de mesure précise des volumes démographiques d'ensemble. Qu'en est-il de l'approche qualitative ?

2. La constitution d'un noyau urbain différencié.

A l'évidence, la population versaillaise est d'abord, on l'a vu, population de travailleurs de chantier. L'absence de série fiscale et le biais introduit par la série notariale nous a obligé à nous rallier à l'opinion autrefois exprimée par Jean Meuvret: «Les mentions sociales et professionnelles qui, même à haute époque, suivent parfois les noms des individus inscrits dans les registres de baptêmes, mariages et décès... constituent une des sources qui peuvent permettre de connaître, au moins grosso-modo, la répartition de la population active entre diverses fonctions ou occupations » ". L'évolution de la répartition socio-professionnelle, tant au niveau des nouveaux mariés qu'à celui des adultes décédés, est suffisamment tranchée pour pouvoir être retenue. Elle ne permet cependant pas toute analyse plus fine du type multiplicateur de croissances. Retenons l'essentiel, qui n'est pas surprenant : en 1680, 35,5 % des nouveaux mariés indiquent une profession appartenant au secteur des bâtiments. Si l'on y ajoute les manouvriers, salariés urbains non spécialisés dont l'activité est alors souvent liée à Versailles à celle des chantiers, on approche de la moitié des notations.

Si l'on voulait reprendre la distinction qu'opèrent les économistes entre activités de base, motrices, et activités de service, entraînées, on trouverait dans ce fort contingent le secteur de base de la ville. De l'élargissement consécutif du secteur des services, on possède témoignage. Une ordonnance de police de juillet 1684 enjoint aux « marchands, artisans et autres gens de métiers » de se faire enregistrer au greffe du bailliage et d'indiquer, avec le lieu de leur apprentissage, la date de leur arrivée dans la ville 6. Monique Michaux, qui analysa le registre ', a bien montré les limites du document : les chiffres sont incomplets (les retards à l'inscription et l'absence de professions représentées dans les registres paroissiaux — hôteliers, cabaretiers, tailleurs de pierre — permettent de l'affirmer) et l'enregistrement est limité dans le temps (si le dernier inscrit est de juin 1695, l'essentiel est acquis beaucoup plus vite : trois cent trente-sept inscriptions sur cinq

3. DANGEAU, Journal, publié par FEUILLET DE CONCHES, Paris, 1854-1860, 19 vol., t. I, p. 182. J.-F. FÉLTBIEN, Description sommaire de Versailles ancienne et nouvelle, Paris, 1703, p. 3.

4. J. MEUVRET, « Les données démographiques et statistiques en histoire moderne et contemporaine » in Etudes d'histoire économique, Paris, 1971, p. 318.

5. J.-C. PERROT, « Recherches sur l'analyse de l'économie urbaine au xvrrr 5 siècle », in Revue d'histoire économique et sociale, 1974, n° 3.

6. A.D. Yvelines, ordonnance 2B 380 et registre 2B 1121.

7. M. MICHAUX, « Le développement de Versailles en fonction du Château : aperçu sur les marchands et artisans versaillais de 1661 à 1688 », in Actes du 84e Congrès national des Sociétés Savantes, Dijon, 1959.


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TABLEAU II. — COUPES SOCIO-PROFESSIONNELLES, 1680-1720

A) La profession des nouveaux mariés

1680 1690 1700 1720

Agriculteurs 2,5 1,0 0,0 3,0

Manouvriers 14,0 4,0 11,5 9,0

Trav. des bâtiments 35,5 11,5 5,0 7,0

Artisans 6,0 11,5 19,0 24,5

Commerce, transport 18,0 12,0 16,5 25,0

Domesticité 18,0 45,0 41,0 24,0

Administration, armée 5,0 5,0 4,0 3,5

Prof, intellect., médicales

et artistiques 1,0 6,0 2,0 3,5

Divers sans profession 0,0 3,0 1,0 0,5

TOTAL (100 % =) 79 201 402 160

B) La profession des adultes décédés

1682 1693-1695 1710 1720

Agriculteurs 1,0 2,0 0,0 2,5

Manouvriers 13,0 4,0 8,0 7,5

Trav. des bâtiments 29,0 7,0 9,0 7,5

Artisans 2,0 12,0 10,0 16,0

Commerce, transport 11,0 16,0 13,0 26,5

Domesticité 29,0 40,0 36,0 18,0

Administration, armée 7,0 10,0 13,0 8,0

Prof, intellect., médicales

et artistiques 2,0 3,0 5,0 4,0

Clergé 2,0 2,0 1,0 0,5

Divers sans profession 4,0 4,0 5,0 9,5

TOTAL (100 % =) 90 283 252 148

cent vingt-et-une ont lieu avant janvier 1685, et vingt-quatre seulement après décembre 1686). Ajoutons que plus la date d'installation est ancienne, plus l'enregistrement minimise le nombre des artisans et marchands pré sents, du fait des coupes sombres dues aux décès et aux départs. Tel qu'il est cependant, le document permet de reconstituer grossièrement, par type d'activité professionnelle, une conjoncture des arrivées.

Au total, professions indéterminées exclues, quatre cent quatre-vingtquatre marchands et artisans installés à Versailles avant janvier 1687 se font connaître au bailliage. Contrairement à ce que l'on pourrait attendre,


UNE CRÉATION URBAINE : VERSAILLES DE 1661 A 1122 609

l'impulsion essentielle ne vient pas de l'installation de la Cour en 1682 : près des deux-tiers des inscrits (trois cent trois, soit 62,6 %) l'avaient précédée dans la ville. C'est le développement des chantiers qui entraîne la création d'un noyau urbain professionnellement différencié à Versailles. Ajoutons que les pointes relatives de la courbe des installations des gens de métier coïncident fréquemment avec le début des grandes campagnes de travaux : vingt-trois déclarations d'arrivées pour 1669, quarante-quatre pour 1679, soixante-six pour 1684, contre trente-quatre pour 1682 et vingtneuf pour 1683.

TABLEAU III. — L'INSTALLATION DES MARCHANDS ET ARTISANS (1661-1686)

1661-1671 1672-1681 1682-1686

Métiers du bâtiment 21 37 14

Métiers et commerces du bois, cuir, métal ... 19 37 35

Textile et habillement (cordonniers inclus) 14 88 56

Alimentation 11 50 46

Métiers et commerces rares 0 7 22

Commerces et services divers 0 4 6

Hygiène et santé 2 7 2

TOTAL 67 230 181

Avant 1661, marchands et artisans sont ceux d'un village ; parmi eux, un maçon, un charpentier, un tonnelier, un maréchal, un épicier et un charcutier survivent en 1684. Jusqu'en 1671, les métiers du bâtiment et les professions artisanales qui en sont proches (menuisier, serrurier, qui ont été rangés au tableau dans la rubrique suivante) sont les plus nombreux à s'installer (44 %). Ils sont accompagnés de professionnels du secteur de l'habillement (20 %) et de l'alimentation (17 %). Il faudrait ajouter, qui ne figurent pas au registre, les hôteliers et cabaretiers, au nombre de dixsept en 1671s. Dans les années suivantes vont affluer à Versailles artisans et marchands dont l'activité essentielle consistera à vêtir et à nourrir l'importante population des chantiers : parmi les deux cent trente nouveaux venus des années 1672-1681, trente-six cordonniers, vingt-trois merciers, dix-sept tailleurs, treize épiciers, douze boulangers. Au total, 60 % des inscriptions de cette période sont à classer dans les secteurs de l'alimentation ou de l'habillement. De l'écrivain à la sage-femme, du potier de terre au bourrelier, il n'est sans doute pas un métier à ranger hors du secteur des activités de service. La construction reste bien le moteur privilégié de la croissance versaillaise.

L'activité du secteur se maintient encore à un haut niveau pendant une demi-douzaine d'années après l'arrivée de la Cour. Louis XIV, on le sait, s'installe dans les plâtras. Puis commence le tassement, dont tout témoigne.

8. Enlèvement des Boues. Bibliothèque municipale de Versailles, Mss 470 F.

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610 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Avec l'achèvement de l'aile nord, en 1689, les travaux importants se terminent au château (il reste, pour l'essentiel, la chapelle à laquelle on travaillera dix ans, au début du siècle suivant). La courbe des sommes dépensées dans les bâtiments du roi à Versailles s'est affaissée, définitivement, dès 1688. Achevés également comme le montre le plan de la Chalcographie de 1684-1685' les annexes du château dans la ville (grand commun, écuries, chenil, manège) et les principaux hôtels construits par la noblesse. Nos sondages notent, évidente conséquence, le recul du nombre et de l'importance relative des travailleurs des bâtiments. De 35,5 % des mariés en 1680, on passe à 11,5 % en 1690 et 5 % en 1700. La diminution est aussi spectaculaire du côté des sépultures : 29 % en 1682, 7 % en 1693-1695. Les courbes démographiques, qui toutes marquent un relatif essoufflement de la croissance en cette fin des années 1680, enregistrent elles aussi le phénomène. Le relais, pourtant, était déjà assuré : depuis le 6 mai 1682, la Cour est à Versailles.

II. — CROISSANCE DE VERSAILLES : LA COUR

1. Un relais décisif.

C'est à la fin des années soixante que les courbes des baptêmes et des mariages s'étaient redressées de manière significative. Mais c'est l'installation de la Cour qui donne ici l'impulsion décisive : deux cents baptêmes en 1682, trois cent quatre-vingt-treize en 1683, quatre cent soixante-dix-sept en 1684 et on atteint presque six cents l'année suivante. Pendant le même temps, le nombre des mariages double. A partir de 1688, les deux courbes se tassent pour quelques années, conséquence du ralentissement des chantiers puis de la crise démographique de 1693-1694. Toutes deux se redressent à nouveau à partir de 1695 et se stabilisent à leur maximum autour de 1700. A partir de cette date, la croissance cesse de manière définitive pour le reste du règne ; pour quinze ans, la paroisse royale a atteint un véritable palier de peuplement, qu'elle ne paraît pas capable de dépasser. En trente ans, de 1671-1680 à 1701-1710, le nombre des baptêmes a été multiplié par neuf, le nombre des mariages par sept.

Mais si l'on évalue bien l'ampleur de la croissance, le volume de la population versaillaise reste difficile à atteindre. Pour la fin du règne de Louis XIV, le seul chiffre global que nous possédions est isssu du dénombrement, resté manuscrit, du contrôleur général Desmarets qui fit procéder à un comptage des feux sur les rôles de taille de 171110. Pour Versailles, le nombre des feux s'élèverait à 1 006. C'est le chiffre qui a été repris pour la carte du peuplement du Bassin Parisien dressée en 1969 par Jacques Dupâquier" et par l'Histoire d'Ile de France et de Paris".

9. Bibliothèque Nationale, Estampes, V.A. 448.

10. B.N., Mss Frcs 11 384 à 11 387.

11. J. DUPÂQUIER, « Essai de cartographie historique : le peuplement du Bassin Parisien en 1711 », in Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1969.

12. M. MOLLAT, (sous la direction de), Histoire de l'Ile de France et de Paris, Toulouse, 1971, p. 314.


UNE CREATION URBAINE : VERSAILLES DE 1661 A 1722 611

Chiffre irrecevable car il n'est compatible ni avec le nombre des maisons — un peu plus de 800 — que fournit un toisé de 171213 ni avec le nombre des baptêmes enregistrés (1123 en 1711). On doit se contenter une fois encore d'évaluation. A été retenu le procédé classique mais imprécis qui consiste à appliquer au chiffre annuel moyen des baptêmes (1142 de 1700 à 1715) des taux de natalité variables (ici, 35 à 45 %0 ; la fécondité versaillaise est très élevée mais le nombre des célibataires est sans doute important dans une ville où la domesticité est pléthorique). Les limites de la fourchette obtenue se situent ainsi à 25 000 et 32 000 habitants.

Versailles, grosse ville, donc. Partie de rien, la ville royale est parvenue en une génération au dix ou douzième rang des villes du royaume. On est loin de l'anémie qui semble frapper les villes d'Ile de France, asphyxiées par la présence parisienne. Présence si écrasante et si proche qu'il est bien difficile de concevoir un développement rival. Alors, Versailles surgeon parisien, écarté de la capitale pour les raisons que l'on sait, qui tiennent à la volonté royale ? Versailles « noyau d'hôtel » " excentrique, rassemblant autour du roi ses fidèles, forcés ou consentants, puis, en plus de leurs domestiques, tous les gens de métier et de négoce nécessaires à leur entretien ? On a sans doute longtemps trop insisté sur l'opposition entre la Cour — entendons Versailles — et la Ville, Paris. L'étude des structures socio-économiques versaillaises confirme cette hypothèse.

2. Des activités urbaines dépendantes.

L'arrivée de la Cour ne modifie d'abord que partiellement la répartition par branche des activités versaillaises. Entre l'installation du roi au château et la fin des chantiers s'étend une période transitoire : de 1682 à 1689, travailleurs des bâtiments et domesticité — royale ou non ; nos source ne permettent pas systématiquement la distinction — s'équilibrent. Puis tout change et les domestiques remplacent pour un quart de siècle les hommes du bâtiment comme catégorie dominante : 41 % des mariés de 1700, 36 % des adultes décédés en 1710 sont à ranger dans ce secteur. Avant l'arrivée de la Cour, la proportion n'atteignait pas 20 % (18 % des mariés de 1680) et, après son départ, elle s'établira sans doute un peu au-dessus (24 % des mariés et 18 % des adultes décédés de 1720). Domination importante, écrasante si l'on compare à d'autres villes, mais domination explicable à l'évidence, même s'il est bien approximatif de dire que la présence de la Cour à Versailles double la proportion des domestiques dans la « population active » locale.

A côté de cette masse, les manques sont tout aussi significatifs. La relative faiblesse du nombre des soldats et des gardes saisis par nos coupes est aisément explicable : la plupart d'entre eux servent par quartiers et ne sont pas cantonnés à Versailles le reste du temps. Pareillement, le personnel des ministères et des conseils paraît peu dans les registres paroissiaux. C'est sans doute qu'une grande part de l'administration est encore parisienne ; la construction, décidée par Louis XV pendant la Guerre de Sept

13. B. M. de Versailles, Mss 771 (553 F), fol. 383 et sq.

14. L'expression est de R. Mousnier.


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Ans, des ministères de la Guerre et des Affaires étrangères à Versailles aura justement pour but de rapprocher des ministres leurs bureaux et leurs archives. La faible représentation de la noblesse dans les registres paroissiaux est plus étonnante : on ne célèbre au total dans la paroisse royale qu'une quinzaine de mariages nobles entre 1682 et 1689, une vingtaine entre 1690 et 1700. La présence du château et du roi ne polarise pas le mariage nobiliaire, pourtant acte social s'il en est. Manière de poser, hors des quelques familles les plus en vue, le problème des rapports de la noblesse et de la Cour, de la noblesse et de Paris. La grande ville n'est sans doute pas seulement le lieu de quelques escapades nocturnes qui devaient permettre d'oublier le rigorisme de M*°= de Maintenon. En l'absence d'une étude de la Cour qui serait davantage fondée sur les archives de la Maison du Roi que sur les Mémoires de Dangeau ou de Saint-Simon, il n'est guère possible d'apporter une réponse précise à ce problème. Mais cela suggère à nouveau que Versailles et Paris entretiennent moins des rapports de rivalité que de complémentarité.

Il reste que l'on tient là, pour reprendre la même terminologie, le moteur de la croissance versaillaise. Activités motrices alors, celles qui tiennent étroitement à la présence du roi et de la Cour : tous les nobles, la moitié des domestiques, la quasi-totalité des membres de l'administration — l'administration bailliagère n'est guère étoffée et la municipale presque inexistante — et des soldats et gardes. Aucune de ces catégories n'appartient au secteur productif. Ce que cet ensemble disparate produit, et qui assure à la ville un revenu, n'est pas un bien matériel : de la majesté royale, faudrait-il peut-être dire.

Gens de négoce et gens de métier appartiennent encore au secteur entraîné. Le registre ouvert en 1684 le montre, aucune modification radicale n'a affecté la composition du groupe des machands et artisans. L'évolution garde le même sens, et métiers de l'alimentation et de l'habillement continuent de se multiplier le plus rapidement, représentant ensemble 56 % des nouveaux arrivants des années 1682-1686. La seule nouveauté, liée à la présence d'une clientèle à haut niveau de revenus et de consommation, est la multiplication du nombre des métiers et commerces rares ; citons, pêlemêle, deux marchands de soie et d'argent, un marchand de ruban, un marchand de cire papier et écritoire, deux parfumeurs et un maître à danser. On n'aurait garde d'oublier, absents du registre mais toujours nombreux, cabaretiers et hôteliersr 5

Cependant, aucune activité motrice originale ne se développe, et la ville ne deviendra jamais centre d'apprentissage. Parmi les cinq cent vingtet-un marchands et artisans qui figurent au registre de 1684, ils ne sont que trente-huit à déclarer avoir reçu leur formation à Versailles. Entre 1711 et 1715, les notaires versaillais enregistrent en moyenne chaque année vingt-six contrats d'apprentissage seulement. L'autonomie économique de la ville paraît au total extrêmement faible, et c'est bien à un « développement de la ville de Versailles en fonction du Château » 16, successivement

15. P. FROMAGEOT, « Les hôtelleries et cabarets de l'ancien Versailles », in Revue d'histoire de Versailles, 1906-1907.

16. M. MICHAUX, op. cit.


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contenant et contenu, bâtiments et Cour, faudrait-il ajouter, qu'on a constamment assisté.

III. — DÉCLIN ET RÉSISTANCE DE LA VILLE

Du déclin qui suivit le départ de la Cour en septembre 1715, on donna jadis une image apocalyptique : maisons à l'abandon, ultimes habitants claquemurés, brigands et rôdeurs ayant fait de la ville désertée leur repaire. Catastrophe pour catastrophe, les effets de l'abandon royal sont assimilés aux ravages de l'incendie, effroi des villes anciennes ; en 1722, à la veille du retour de Louis XV, Versailles était « comme une ville abandonnée où le feu aurait passé pendant dix-huit mois » ".

Une mesure plus précise du sinistre restait à prendre. Pour ce faire, nous pouvions disposer aisément de deux indices. L'indice démographique, élaboré encore une fois grâce aux registres paroissiaux, permettait de chiffrer l'évolution en volume de la population. Un indice sommaire de l'activité socio-économique pouvait être construit par l'intermédiaire des archives notarialesI 9.

Comparer la moyenne annuelle des baptêmes et des mariages des deux périodes quinquennales qui encadrent le départ de la Cour est immédiatement éclairant. On compte 1104 baptêmes par an de 1711 à 1715 et 255 mariages ; de 1716 à 1720, on enregistre chaque année 514 baptêmes et 120 mariages. Les rapports sont respectivement de 46,6 et de 47,3 %. La diminution du nombre des décès, beaucoup moins importante, se limite au quart de l'effectif initial : 636,2 décès annuels en 1716-1720 contre 850,4 en 1711-1715, soit 74,3 %. A cela, deux explications sans doute. D'une part, les variations annuelles de la courbe des sépultures sont plus importantes que les autres et la durée de la période retenue est insuffisante pour l'atténuer totalement. D'autre part, Versailles qui plaçait sous Louis XIV ses nourrissons dans les villages voisins en accueille au contraire, venus de Paris, après le départ de la Cour ; la courbe des sépultures, qui s'en trouvait autrefois allégée, se trouve maintenant lestée de ce poids supplémentaire. Retenons, plus éclairante, la diminution de moitié du nombre des baptêmes et des mariages, qui correspond sans doute à la baisse en volume de la population.

Le ralentissement de l'activité socio-économique semble d'abord moins important. Calculé sur les mêmes périodes quinquennales que précédemment, le nombre des actes notariaux passe de 1 002 avant le départ de la Cour à 668 après, soit une diminution strictement égale au tiers du nombre

17. P. FROMAGEOT, « Les propriétaires versaillais au temps de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI ». in Revue d'histoire de Versailles, 1900.

18. NARBONNE (premier commissaire de police de Versailles), Journal, cité par M. FONCIN, « Versailles, étude de géographie historique », in Annales de Géographie, 1919.

19. Sur ces problèmes, voir les travaux de J.-P. POISSON et en particulier « L'activité notariale comme indicateur socio-économique : l'exemple de la Fronde », in Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1976, n° 5, qui fournit les références antérieures.


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TABLEAU IV. — L'ACTIVITÉ NOTARIALE, 1711-1720

Indice

Moyenne Moyenne 1716-1720

1711-1715 1716-1720 (100 :

1711-1715)

Total des actes 1002,8 668,2 67

Mariages 155,2 89,2 57

Inventaires 56,6 53,0 94

Baux 144,6 72,0 50

Ventes 85,0 57,0 67

Baux et ventes 229,6 129,0 56

Marchés 12,0 2,0 17

Apprentissages 26,6 11,0 41

Obligations 44,8 22,4 50

Constitutions 21,4 31,6 148

Obligations et constitutions 66,2 54,0 82

Quittances 78,6 134,6 171

initiala. Ce caractère atténué de la baisse est en partie artificiel. Louis XIV régnant, un certain nombre de contractants ne faisaient sans doute que fort rarement appel aux notaires du cru, même pour des affaires concernant leurs activités versaillaises ; ils se recrutaient parmi les catégories sociales supérieures, les plus liées à la présence du roi (nobles, officiers). Leur départ n'a pu avoir de conséquence importante sur l'activité notariale versaillaise. De cela, l'évolution du rapport entre les contrats de mariage et les actes de mariage signés à Versailles rend bien compte : il passe de 60,8 % en 1711-1715 à 73,8 % en 1716-1720. Une seconde cause de cet amortissement de la chute est à trouver dans la pointe considérable de la courbe des quittances en 1720 ; cette année-là, les notaires enregistrent le recouvrement de quatre cent huit quittances, contre soixante-treize en moyenne annuelle de 1711 à 1719. Ceci retenu, et compte tenu de toutes les précautions à prendre — en plus du nombre des actes, les valeurs concernées par chaque type seraient à prendre en compte dans une étude plus fine et accentueraient sans doute l'impression de déclin — la débandade n'apparaît pas telle que les témoignages littéraires, toujours repris, le laissent à penser.

Le nombre des marchés s'effondre, bien entendu: beaucoup concernaient des fournitures destinées à la Cour. Dans l'ordre des effondrements, la courbe des apprentissages suit ; leur nombre n'avait jamais été plus que médiocre, le ralentissement de l'activité économique et le départ d'une

20. En 1715, quatre notaires exercent à Versailles (actuellement études Gayot, Bekelynck, Tessier, Huber). L'un d'entre eux cesse ses activités dès le 15 septembre ; il les reprendra en 1728, en même temps qu'un cinquième notaire ouvrira étude (étude Savouré). Un second, en butte à procès intenté par ses collègues, doit cesser d'exercer entre décembre 1715 et avril 1718.


UNE CRÉATION URBAINE : VERSAILLES DE 1661 A 1722 615

partie de l'artisanat et du négoce ont fait le reste. La faiblesse de la demande, consécutive au départ de la Cour, explique la chute du nombre des baux, qui passe de cent quarante-quatre à soixante-douze par an. Les propriétaires versaillais furent atteints de plein fouet, devant accepter en 1716 la résiliation ou la révision à la baisse de tous les baux anciens — qu'on se rassure, le retour de Louis XV leur permit en 1722 de bénéficier d'une opération semblable mais de sens opposé 21. Le nombre des obligations diminue également de moitié, mais celui des constitutions de rente augmente dans des proportions semblables. On préfère après le départ de la Cour les actes de crédit qui permettent à l'emprunteur de se libérer de sa dette en fonction de ses possibilités financières à ceux qui prévoient un remboursement à échéance fixe, changement « normal en période d'incertitude» 22, mais la diminution totale du nombre des opérations de crédit n'atteint pas 20 %.

Versailles recule, donc, mais Versailles résiste. Une population réduite de moitié, un volume d'activités qui l'est sans doute un peu plus : la décadence est importante, mais l'existence même de la ville n'est pas remise en cause. Cela d'autant plus clairement que très vite l'évolution change de sens et que le déclin fait place à la résistance (fig. 2). Le fond de la dépression est atteint en 1717 ou 1718 mais ensuite la reprise apparaît lisible sur toutes les courbes. Les notaires enregistrent la signature de cent quatre-vingt-dix-neuf contrats de mariage en 1719 et 1720 contre cent soixante-trois durant les deux années précédentes, la signature de trentesept contrats d'apprentissage contre quatorze, de cent-soixante-dix baux contre cent-vingt-trois, de cent cinquante-trois actes de vente contre quatrevingt-quatre, de cent soixante-neuf actes de crédit (obligations et constitutions) contre soixante-quatre. La tendance n'est donc pas à la chute sans fin, interrompue seulement par le retour de la Cour. C'est clairement avant ce moment que le déclin est stoppé dans une ville pourtant privée de ses moteurs traditionnels.

Cette constatation soulève un problème que l'état des sources ne nous permet pas de résoudre. Les coupes socio-professionnelles réalisées en 1720 par l'intermédiaire des registres paroissiaux permettent seulement de constater la prééminence nouvelle des métiers de l'artisanat et de la marchandise (mais c'est une évidence compte tenu de l'effondrement successif des catégories des travailleurs des bâtiments et de la domesticité) et la forte proportion d'adultes décédés sans profession (bourgeois, officiers du roi continuant de résider à Versailles, anciens musiciens ou anciens domestiques) qui tirent de leurs rentes, de leur office ou de leur activité passée un revenu ; on tient là sans doute une piste.

Pour la suivre, il faudrait pouvoir mener, sources fiscales aidant, l'étude plus fine de l'importance relative du secteur productif, de celui des services et enfin de la population inactive vivant de ses revenus. Pour la reconstituer, il serait nécessaire de reprendre l'étude des revenus urbains ; même pour des périodes plus récentes et sur des sites archivistiques plus

21. Déclaration royale du 23 juin 1716, citée par P. FROMAGEOT, « Les propriétaires... », op. cit.

22. J.-P. POISSON, op. cit., p. 1004.


616 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

FIGURE I. — SÉPULTURES ET DÉPENSES DANS LES BÂTIMENTS DU ROI, 1664-1690

FIGURE II. — CONJONCTURE NOTARIALE, 1711-1720


UNE CRÉATION URBAINE : VERSAILLES DE 1661 A 1722 617

N.B. Les valeurs qui ont permis la construction des figures sont les suivantes.

FIGURE I. — SÉPULTURES ET DÉPENSES DANS LES BÂTIMENTS DU ROI, 1664-1690

Sépultures Dépenses Sépultures Dépenses

1664 35 0,8 1678 339 2,2

1665 71 0,6 1679 574 4,9

1666 18 0,3 1680 528 5,6

1667 30 0,2 1681 358 3,2

1668 41 0,3 1682 .... 276 2,8

1669 18 0,7 1683 306 1,7

1670 114 1,6 1684 670 4,6

1671 144 • 2,5 1685 650 6,1

1672 143 2,0 1686 566 2,5

1673 70 0,5 1687 792 2,9

1674 84 0,9 1688 732 1,9

1675 125 0,8 1689 674 0,5

1676 178 0,7 1690 732 0,3

1677 156 1,1

Sépultures = année 1669 lacunaire ; dépenses = en millions de livres.

FIGURE II. — CONJONCTURE NOTARIALE, 1711-1720

1711 1712 1713 1714 1715 1716 1717 1718 1719 1720

Total des actes .... 995 988 1032 1084 915 544 485 507 700 1005

Quittances 80 64 81 109 59 50 46 61 108 408

Mariages 154 156 158 170 138 84 83 80 100 99

Baux et ventes .... 224 203 228 240 253 115 94 113 134 189

Constit. + obligat. 70 68 64 77 52 37 43 31 53 116

Apprentissages .... 27 41 30 19 16 4 5 9 15 22


618 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

favorisés, l'aboutissement d'une telle entreprise est loin d'être certain. — Réussite d'une ville nouvelle et limites d'une recherche, comme il aurait fallu nommer ce travail... — Rentiers, officiers, propriétaires : est-on sûr qu'on ne trouverait pas là le groupe moteur de l'organisme urbain qui permit, à la disparition des précédents (flux de revenus liés à la construction du château puis à la présence de la Cour) la survie de la ville ? C'est dire la nécessaire adaptation, pour les périodes anciennes, des méthodologies — qu'on pense au multiplicateur de croissance déjà évoqué — mises au point pour des villes industrielles, non seulement compte tenu de l'état des sources, mais surtout de fonctionnements socio-économiques différents. La résistance versaillaise amène d'autres remarques, pour conclure. On la retrouvera semblable trois quarts de siècle plus tard. La ville compte 60 000 habitants selon Necker en 1684 et 51085 selon le dénombrement de 1790 ; moitié moins après la période révolutionnaire (26 037 habitants en 1806, 29 209 en 1836, et ce niveau se maintiendra jusqu'au développement du trafic ferroviaire et à la transformation de la ville en banlieue de Paris). Si volume initial et volume final sont, au début et à la fin du xvnr siècle, très différents, le départ de la Cour entraîne dans les deux cas la diminution de moitié de la population versaillaise. Et pas davantage, voudrait-on ajouter. On connaît la résistance généralement plus grandes des villes importantes aux crises a. A partir d'un certain volume de population, la ville n'est-elle pas pour partie « système auto-entretenu » * ? L'atout urbain ne viendrait-il pas autant du groupement comme tel, et de la somme des avantages immobiles qu'il offre que d'une position de la ville dans l'espace géographique ? On comprendrait mieux, alors, la lenteur des transformations des hiérarchies urbaines.

Bernard LEPETIT.

23. F. GUYOT, Essai d'économie urbaine, Paris, 1968, p. 271.

24. J. RÉMY, La ville, phénomène économique, Bruxelles, 1966, p. 62.


LA FRANCE ET L'ANGLETERRE EN 1665 :

DE LA DIVERGENCE DES MODÈLES DE SOCIÉTÉS

AU TRAVERS DES TÉMOIGNAGES DIPLOMATIQUES FRANÇAIS

De l'Angleterre des années 1665, nous possédons trois relations d'une exceptionnelle qualité 1, oeuvres de diplomates allés négocier bien en vain la paix avec les Provinces-Unies. L'on sait tout l'enjeu de cette ambassade, puisque lié par le traité de 1662, et surtout ne voulant pas mécontenter les Hollandais, Louis XIV se vit forcé d'intervenir aux côtés de Jean de Witt contre Charles II, en janvier 16662.

Deux des trois ambassadeurs extraordinaires tirèrent profit à leur retour d'une quarantaine, que la peste qui sévissait Outre-Manche leur imposait, pour consigner leurs impressions.

Outre ces deux témoignages de Cominges et Courtin, la Bibliothèque nationale possède un troisième récit, anonyme, et que, pour notre part, nous attribuerions volontiers à Dumas, spécialiste des affaires maritimes, qui précéda l'ambassade extraordinaire en Angleterre de quelques mois 3.

Chacun de ces textes a son style spécifique : celui de Courtin serre au plus près la démarche diplomatique qu'il dirige d'ailleurs en grande partie; Cominges s'attache d'avantage aux institutions et au Parlement en particulier ; Dumas, quant à lui, décrit en détail la Cour et ses cabales.

1. Affaires Étrangères — Mémoires et Documents 12 — Angleterre 1635-1700, f°! 23 à 53 : Courtin : « Mémoire contenant ce qui s'est passé dans le volage que j'ai fait en Angleterre, ce que j'y ai pu remarquer touchant l'estat des affaires de ce pays, et ce que j'ai appris de celles d'Ecosse et d'Irlande ».

COMINGES, Relation de l'Angleterre en l'Année 1666, Bibliothèque nationale : Mss français 15889, f=s 355 et suivants.

Dumas (?), Relation d'Angleterre, Bibliothèque nationale : Cinq Cents de Colbert, 478, 134 folios.

2. Lire à ce sujet : J.-J. JUSSERAND, Instructions aux Ambassadeurs, Angleterre, t. I, Paris, 1928 ; J.-J. JUSSERAND, A French Ambassador at the Court of Charles II, le Comte de Cominge, Londres, 1892 ; C.-G. PICAVET, La Diplomatie française au temps de Louis XIV, Paris, 1930 ; G. ZELLER, Les Temps Modernes, in Histoire des Relations Internationales de P. RENOUVIN, Paris, 1957.

3. Il est probable que ce soit l'oeuvre de Dumas. En effet, dans sa relation (f° 125), l'auteur se distingue des trois ambassadeurs qu'il a dû précéder. Or, Dumas a bien quitté la France dès février, alors que l'ambassade arrive en avril. De plus, f> 126, l'auteur a une connaissance très précise de la marine, propre à un spécialiste tel Dumas qui devait devenir ultérieurement commissaire général de la marine au Havre.


620 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Voilà donc trois relations distinctes, sorte de triptyque dont chaque volet témoigne de tempéraments, de fonctions et de tâches différents 4, mais qui dépeint, quant à son fond, ce même paysage de l'Angleterre de la Restauration.

A qui chacun de ces textes s'adresse-t-il ? Courtin mentionne directement la personne royale 5 ; quant à Cominges, il écrit pour le lecteur, sans préciser 6; Dumas reste implicite. Toujours est-il que chaque texte fourmille d'informations diverses, destinées vraisemblablement à édifier tout autant qu'à renseigner le pouvoir.

Alors que Courtin est fort bref, Cominges tente d'être exhaustif ; rien qui ne retienne son intérêt : situation géographique, climat, économie, religion et société, Londres, les divertissements... enfin l'Ecosse, l'Irlande et les colonies. Il adjoint même à sa relation un véritable petit opuscule sur le Parlement. Remarquable est l'inspiration cartésienne de son oeuvre. En effet, la réminiscence du Discours de la Méthode n'est point étrangère à sa volonté de décomposer les difficultés de son sujet 7. De plus, n'appliquet-il pas, de fait, une sorte de doute méthodique aux sources historiques du Parlement lorsqu'il tente de démêler le vrai de « la fable et la fiction » 8 ? Il s'insurge contre une ancienneté par trop légendaire qui le ferait remonter, pêle-mêle, aux Hébreux, aux Grecs, aux Romains et aux Vikings 9.

Le récit de Dumas est fort semblable, à cette réserve près, qu'il est moins positif d'inspiration, et qu'il met d'avantage l'accent sur l'histoire, conçue d'ailleurs comme la succession des princes.

Tous deux insistent — faut-il s'en étonner à la veille d'une guerre ? — sur la stratégie ; Dumas énumère cent trente-deux navires et donne leur puissance de feuI 0 ; Cominges insiste sur le découpage des côtes u et le parti que l'Angleterre peut en tirer.

Cependant, ces trois textes ont une portée beaucoup plus générale, et le détail occasionnel, le récit piquant, haut en couleur, servent à rehausser l'ensemble. Ainsi, Cominges :

L'air de cette isle est grossier, les broûillars, les pluyes, et les vents s'y assemblent aisément, ce qui est cause, que la chaleur, ny le froid n'y sont jamais excessifs, les nuits y sont si claires, que je puis asseurer avoir leu au mois de juillet, une lettre dans la Cour de Withall. [Whitehall] i 2.

Perspicaces, sagaces, souvent nos auteurs savent l'être. Dumas rapporte :

4. Courtin lui-même souligne la complémentarité de sa relation et de l'écrit de Cominges, 23 v°.

5. COURTIN, 23.

6. COMINGES, 24 et 68.

7. COMINGES, 46 v°.

8. COMINGES, 49.

9. Sur ce passé mythique, voir en particulier : Christopher HILL, The Century of Révolution, 1961, et Ferez ZAGORIN, The Court & the Country, 1969.

10. DUMAS, 126.

11. COMINGES, 110.

12. COMINGES, f> 1.


LA FRANCE ET L'ANGLETERRE EN 1665 621

[L'Angleterre] produit des bleds ce qu'il en faut pour la nourriture des habitans ; Elle en pouroit raporter d'avantage, s'ils ne laissoient la plus part des terres en pasturages pour la nourriture des bestiaux que l'on y voit en grand nombre 13.

Bon observateur, Dumas est fort conscient de la priorité qu'accordent les Anglais à l'élevage, qui fournit laine, viande et cuir, au détriment de l'agriculture 14.

Dumas note aussi ce brouillard pestilentiel qui flotte au-dessus de Londres en permanence 15, qui n'est pas sans évoquer pour nous ce développement précoce de l'utilisation du charbon qui, naguère, accrédita l'idée d'une première révolution industrielle à l'aube du xvif siècle 16.

De plus, mercantiliste, Cominges privilégie le commerce extérieur dans sa narration :

La richesse d'Angleterre (sans y comprendre ce que la terre et l'air produisent pour la nourriture de ses habitans) provient de plusieurs denrées qu'elle envoyé au dehors 17.

Cette simple phrase est l'une des clés de nos trois exposés : la notion d'industrie, au sens que revêt ce terme ultérieurement, est la grande absente. Il n'y a que des richesses données par la nature — au nombre desquelles figurent, dans le désordre, le poisson, l'étain, les perles, le sel — et celles issues de l'échange. Ce mercantilisme, de manière discrète, commande tout l'agencement d'un exposé qui part du climat et de la géographie pour aboutir au commerce.

Ces textes présentent un double intérêt : ils nous renseignent non seulement sur l'Angleterre, mais aussi sur les réactions de leurs auteurs. Ainsi s'y esquisse-t-il toute une typologie du goût français par opposition à une esthétique anglaise en deçà de tout classicisme. S'agit-il de théâtre ? Voici ce que Cominges, qui a vu représenter Shakespeare, en pense :

Les actions taschent d'imiter le naturel et les autheurs sans s'attacher si scrupuleusement que nous aux règles prescrites par les sçavans, ne font aucune difficulté de faire naistre un Roy au premier acte, donner des batailles au second, Se marier au troisième, et le faire mourir au quatrième pour couronner un Tyran dans le cinquième 18.

Certes, voilà qui est bien éloigné des trois unités. Mais cette piètre

opinion ne vaut pas uniquement pour le théâtre. Nous la retrouvons en

matière d'architecture.

Dumas n'aime guère le palais de Whitehall. En effet, nous confie-t-il : Le palais d"Withal n'est qu'une masse confuse d'apartemens et de Galeries, et

le séjour en seroit fort désagréable sans le parc de St Gemes [St James's] et la

veiie de la rivière qui l'accompagnent 19.

13. DUMAS, p. 2.

14. Cf : Joan THIRSK, The Agrarian History of England and Wales, IV, Cambridge, 1967.

15. DUMAS, p. 3.

16. Cf. l'oeuvre de John U. NEEF, en particulier, The Bise of the British Coal Industry, 1932.

17. COMINGES, f° 8.

18. COMINGES, f° 32 v°.

19. DUMAS, p. 3.


622 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Seule le charme la place de Lincoln's Inn Fields « entourée de trois costez par des bastimens d'une même simetrie ».

Ainsi, toute une conception de l'harmonie telle qu'elle s'incarne en France est-elle mise en déroute par les modèles anglais qui échappent irrémédiablement à ses canons. Pour nos trois auteurs, il est en effet difficile de penser une culture étrangère. Le premier obstacle est linguistique : tous les noms anglais sont écorchés de manière touchante. Mais que dire d'une société qui ne repose pas sur les mêmes concepts ? Dumas tente bien de distinguer 20 « trois estats », pratiquant ainsi l'amalgame, tout comme, en 1621, on avait pu traduire Parliament par « États Généraux » 21.

Plus prudent est Cominges qui, pour avoir été précédemment ambassadeur en Angleterre de 1663 à 1665, distingue quant à lui 22: «quatre sortes de personnes, sçavoir, nobles, bourgeois, hommes liges & artisans ».

Mais si l'Angleterre pose une telle énigme, c'est aussi parce qu'elle stupéfie. Voici un pays où l'on ne déroge point parce que l'on tient boutique pour un temps avant d'aller recueillir un plus auguste héritage 23.

Cependant, Cominges parvient à une lucidité extrême. Sa description de la gentry mérite qu'on la cite :

La seconde noblesse, que l'on appelle les chevaliers, possèdent quasi tout le fonds du Royaume parce que leurs pères & eux aussi, ont esté fermiers des seigneurs, qu'ils ne font point de dépense, et ne vont jamais a la Cour, ny hors du Royaume 24.

C'est ainsi qu'il nous décrit cette nobilitas minor qui a été l'objet de si âpres controverses dernièrement parmi les spécialistes anglais du xvir siècle, selon que l'on croyait à son appauvrissement, ou à l'inverse à son enrichissement. Cominges, pour sa part, viendrait à l'appui de cette seconde thèse. Il oppose cette seconde noblesse aux pairs qui dilapident leur patrimoine par leurs dépenses somptuaires 25.

Comment énoncer clairement les règles qui président à cet univers ondoyant qu'est la société anglaise ? Cominges témoigne de la dissolution des catégories sociales dans les circuits monétaires :

Le commerce de cette ville [Londres] est si grand si bien establi et si seur que tout le monde sans distinction de condition s'en mesle, ce qui fait que l'on ne voit personne qui n'ait de l'argent passant toujours d'une main à l'autre, si tost que les particuliers ont cent escus, ils les mettent chez les orfèvres qui les font valoir selon le change courant 26.

Nos voyageurs assistent ainsi à la dilution de la société traditionnelle : une égalité de fait se constitue face à l'argent. La rotation de la monnaie

20. DUMAS, p. 85.

21. B.N. Mss fr. 15889 : Harangue du Roy de la Grande Bretagne, aux États Généraux tenus en 1621. C'est la traduction du discours de Jacques Ier qui nous est conservé au Public Record Office, State Papers, Domestic, James I, CXXIV, f° 27.

22. COMINGES, 14 v°.

23. DUMAS, f° 88.

24. COMINGES, 9 v°.

25. Ces différents points de vue sont exposés dans la synthèse de L. STONE, Social Change and Révolution in England, Londres, 1965 ; cf. du même auteur, The Crisis of the Aristocracy, Oxford, 1965. Sur la période, il existe la synthèse de : J. THTJRSK, The Restoration, Londres, 1976.

26. COMINGES, f° 27 v°, f° 28.


LA FRANCE ET L'ANGLETERRE EN 1665 623

fournit de la mobilité sociale une explication et une image. Constatons rhomologie de la circulation des espèces et des hommes.

Ce monde anglais non seulement étonne, mais encore il effraie. Le peuple paraît particulièrement exécrable à nos voyageurs. Courtin explique, à l'occasion d'un engagement entre Anglais et Hollandais :

Cependant la bataille se donna le treizième jour de juin [1665], les Anglois la gagnèrent, ce succès releva encore leurs espérances ; Monsieur le Duc d'York [futur Jacques II] revint à Londres, et y fût receu avec un grand applaudissement, le peuple parut plus animé pour la continuation de la guerre, sa haine éclata contre nous par l'insulte qu'jl fit à nos maisons dont les vitres furent cassées parceque nous n'avions pas cru qu'jl fut a propos étans médiateurs que nous fissions des feux de joïe devant nos portes... 27.

C'est bien là tout le rituel auquel s'adonne la foule anglaise déchaînée, tel que nous le décrit pour une période légèrement ultérieure G. Rude 28, cette allégresse communicative à laquelle on doit s'associer sous peine d'être vilipendé. Jusserand nous apprend aussi 29 comment les ambassadeurs furent traités comme des pestiférés par la population londonienne qui trace une croix blanche sur leur porte, signe fatidique cette année de grande peste.

Aussi, le ressentiment de Dumas ne saurait-il nous surprendre :

Le peuple d'Angleterre est naturellement brutal envers les Estrangers, Insolent avec ses supérieurs, et susceptible de toutes les superstitions ; c'est ce qui les fait haïr des autres nations. C'est la cause de ses fréquentes révoltes, c'est enfin la source de tant de religions bizarres qui sont en Angleterre M.

En effet, s'il est bien une chose haïssable pour des représentants français, c'est le spectacle de ces sectes : Cominges en dénombre soixante, Dumas soixante-douze, encore que pour sa part, il dénie même à ces hérétiques le moindre sentiment religieux 31. Elles représentent à leurs yeux une menace constante de sédition, tout comme les cafés d'ailleurs :

On pourroit encore adiouster a tous ces lieux de divertissemens, plus de deux cens maisons ou les desbauchez Et faineans s'assemblent pour y prendre du tabac, de l'eau de vie, du Thé, du Caffé et du Chocolat. C'est la que la pipe à la bouche parmy les verres & les bouteilles se débitent les nouvelles, que l'on traicte la politique, et que l'on fait le portrait de tous les Princes, et le Procès a leurs ministres, avec tant d'ignorance & si peu de justice que la seule passion et l'Interest concluent leurs délibérations, comme l'yvrognerie et la crapule leurs impertinentes & scandaleuses assemblées 32.

Le café devient ici l'annexe de quelque lieu de débauche 33, et tout discours politique est à la limite de l'obscénité. Cette assimilation lapidaire se retrouve sous la plume du même auteur lorsqu'il passe aisément du mot liberté au terme libertin. Toute manifestation d'un esprit public en gestation se trouve ainsi brocardée.

27. COURTIN, 27 v°, 28.

28. G. RUDE, The Crowd in History, Londres, 1964.

29. JUSSERAND, Instructions (op. cit.), p. 380.

30. DUMAS, 88.

31. DUMAS, 106.

32. COMINGES, 34 v°, f° 35.

33. Sur les cafés, voir E. AÏTOUN, The Penny Vniversities A History of the Coffee Houses, Londres, 1956.


624 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Face à un pays hostile, auquel on rend bien le mépris qu'il vous voue, il n'est d'autre issue que la société de Cour. Là, enfin, l'on se trouve en pays de connaissance, en compagnie d'un roi amoureux dont on se complaît à citer les maîtresses, Frances Teresa Stewart, mais surtout Barbara Villiers, Countess of Castelmaine. Charles II, en effet, « est comme l'ont esté la plus part des grands hommes enclin a l'amour » M.

Ce monde n'est pas exempt de contradictions ; au contraire, elles abondent, mais du moins s'intègrent-elles admirablement au dessein monarchique. Si en effet Charles II leur donne libre cours, et permet en particulier de s'affronter aux deux factions rivales qui mettent aux prises Hyde, lord Clarendon, et Bristol, c'est afin de

diviser tous les sujets puissants et inquiets qui sont a la Cour, afin de les faire servir de surveillans les uns aux autres, Et (...) le Roy entretient cette division pour miner un jour le party qui s'elevera trop, en appuyant de sa protection les forces de l'autre 35.

Et cependant, Charles II, en dépit de certaines apparences, n'a pas la superbe de Louis XIV. Tous s'accordent à reconnaître son peu d'enthousiasme pour une guerre qui le contrarie et que, pourtant, il va être contraint de mener contre la France même, si elle tient ses engagements avec les Provinces-Unies. Nous n'épiloguerons pas sur la sincérité des sentiments de Charles IL Néanmoins, confronté à la montée du bellicisme, le Parlement lui accordant par ailleurs deux millions cinq cent mille livres, Charles II est conduit à la guerre 36.

L'on sait par ailleurs combien Louis XIV devait se souvenir de la leçon en accordant par le Traité secret de Douvres, en 1670, trois millions de livres tournois par an à Charles II, afin de se ménager son appui 37. Il n'en est pas moins intéressant de noter combien, de l'avis de Dumas, Charles II est le prisonnier et la victime de son Parlement et d'une opinion publique irréductible. Il parle des « brigues du Parlement » et de la « voix du peuple » 38. A ce titre, Charles II est déjà, partiellement du moins, un roi déchu dans l'éthique absolutiste.

Ce qui nous frappe au premier chef, c'est bien la convergence de ce qu'exécraient les diplomates de 1665, et de ce que le xviir siècle des Lumières devait par la suite glorifier, de Voltaire à Louis-Sébastien Mercier, qu'il s'agisse de la monarchie tempérée par le Parlement, ou encore des pièces de Shakespeare.

Mais l'essentiel demeure que, dès 1665, en dépit de la Restauration Stuart et de moeurs de Cour semblables, l'Angleterre et la France présentent à l'Europe deux visages déjà inconciliables et proposent deux modèles divergents de société 39.

Bernard COTTRET.

34. DUMAS, f° 115 v°.

35. DUMAS, f° 125.

36. COURTIN, 25.

37. L'on possède plusieurs lettres et reçus divers relatifs à ces paiements : BN, Mss fr., 11147, 87 (2).

38. DUMAS, f° 125 v>.

39. Cf. Robert MANDROU, L'Europe « Absolutiste », Raison et Raison d'État 1649-1745, Paris, 1977. .


L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE EN VENDOMOIS A L'ÉPOQUE RÉVOLUTIONNAIRE

Institution spécifique dont la nature participe à la fois du politique et du religieux, du culturel et de l'économique, l'école est installée au coeur de la vie sociale. C'est à partir de cette constatation qu'a été entreprise la présente étude sur l'enseignement primaire en Vendômois pendant la Révolution, étude dont l'objet résulte d'un double choix 1.

Choix d'un cadre géographique d'abord : le Vendômois, qui constitue un pays, réalité fondamentale de la France d'autrefois. L'existence de ce pays est anciennement et constamment attestée, du comté féodal, devenu duché, à l'arrondissement actuel, en passant par l'élection et le bailliage du xviir siècle. Il est vrai qu'elle repose sur la présence d'un petit centre urbain, Vendôme, installé au contact de régions naturelles à vocations variées qu'il contribue à unir par ses fonctions administratives et par son marché. La diversité même de ces régions — la Petite Beauce céréalière aux horizons découverts, le Perche bocager, éleveur (de bovins, de chevaux, de moutons) et buveur de cidre, la vallée du Loir, plus riante avec ses manoirs et ses coteaux plantés de vigne — favorisait l'étude en multipliant les possibilités de comparaison.

Choix d'une tranche chronologique ensuite. La décennie révolutionnaire apparaît à cet égard comme un moment particulièrement privilégié, puisqu'elle constitue un double observatoire : pour dresser un bilan de l'école d'Ancien Régime ; et pour analyser le déroulement de l'expérience scolaire républicaine. Deux faits historiques, l'un s'enracinant dans près de deux siècles de présence des petites écoles, l'autre s'inscrivant, au contraire, dans la courte durée (moins de dix ans), deux enquêtes à mener, deux descriptions à établir et à confronter — tel est l'état d'esprit avec lequel ce travail a été conduit, selon une perspective qui ne s'est pas limitée à l'histoire scolaire, mais a eu constamment en vue de faire parler l'école sur la société dans laquelle elle s'insère.

1. Cette étude, dont les résultats ont été présentés en 1976 à la Société Archéologique du Vendômois, était terminée au moment de la sortie de l'important ouvrage de F. FURET et J. OZOOT : Lire et écrire. L'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry. Elle ne tient donc pas compte des conclusions de ce livre.


626 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

I. — BILAN DE L'ÉCOLE D'ANCIEN RÉGIME :

LES ENSEIGNEMENTS DE L'ALPHABÉTISATION PRÉ-RÉVOLUTIONNAIRE

Aucune étude exhaustive des petites écoles du Vendômois de l'Ancien Régime n'a été jusqu'ici réalisée. Les enquêtes entreprises par les érudits de la fin du XIXe siècle, au moment des grands débats scolaires, sont en effet incomplètes 2. Sans doute fournissent-elles de précieuses indications sur le fonctionnement de ces petites écoles, confirmant d'ailleurs les données qui se rapportent à d'autres régions. Elles contiennent même quelques notations plus précises — telles l'avance que connaissent les bourgs en matière de scolarisation, ou le temps fort que semble constituer, au niveau des écoles de fondation tout au moins, la période 1650-1750. Mais elles ne permettent pas de dresser un bilan global de la scolarisation d'Ancien Régime.

Un tel bilan peut pourtant être établi : il suffit pour cela d'étudier l'alphabétisation pré-révolutionnaire, à la lumière des signatures d'actes de mariage. Pour mener à bien cette étude, les registres d'état-civil de toutes les communes du Vendômois ont été systématiquement dépouillés pendant les ans IX à XII, afin d'apprécier la proportion de mariés capables de signer 3.

Globalement, cette proportion est relativement faible : 27 % seulement des conjoints signent leur acte de mariage (34 % des hommes, 20 % des femmes). De tels pourcentages confirment l'impression laissée par la mauvaise tenue de certains registres, par l'orthographe phonétique qui y est

2. Les travaux parus à ce jour ont été publiés pour la plupart dans les bulletins de la Société Archéologique du Vendômois (S.A.V.). Ce sont surtout ceux de l'abbé METAIS (« Les petites écoles à Vendôme et dans le Vendômois », 1886 ; et « L'instruction publique à Vendôme pendant la Révolution », S.A.V., 1887). Plus ponctuelles sont les études de l'abbé FROGER (« Les écoles de Saint-Cyr de Sargé », S.A.V., 1881), de Ph. POULTEAU (« Sur les petites écoles des environs de Mondoubleau », S.A.V., 1958), de l'abbé de PRÉVILLE (« L'hospice et les écoles de Morée au xvrF siècle », S.A.V., 1878).

3. Cette méthode s'inspire de celle de l'enquête de Maggiolo, dont les résultats ont été publiés par M. FLEURY et P. VALHARY : « Les progrès de l'instruction élémentaire de Louis XIV à Napoléon III d'après l'enquête de Louis Maggiolo, 1877-1879 » (Population, 1957). Sans méconnaître les problèmes posés par F. FURET (« A propos de l'indicateur lire seulement », Annales E.S.C., 1974 ; « La croissance de l'alphabétisation en France (xvrr-xrxc siècles) », Annales E.S.C., 1974, en collaboration avec W. SACHS) au sujet de la signification de la signature, ou par J. QUENIARI (Culture et société urbaine dans la France de l'Ouest au XVIIIe siècle), à propos de la qualité des signatures, on s'en est tenu ici au simple comptage signants/non-signants, déjà riche d'enseignements.

Le choix des années retenues pour l'étude tient à des considérations matérielles (les registres de ces années ont une présentation imprimée claire, qui en facilite le dépouillement) et au fait que les gens qui se marient pendant cette période (septembre 1800 - septembre 1804), appartiennent à une génération qui était en âge de fréquenter l'école sous l'Ancien Régime. A titre de vérification, un sondage portant sur les quatre communes géographiquement dispersées de Lancé, Saint-Amand, Montoire et Savigny révèle que 93 % des conjoints qui convolent ces années-là avaient plus de huit ans en 1790, et ont donc pu fréquenter les petites écoles.

Tous les registres d'état-civil du Vendômois sont conservés aux Archives départementales du Loir-et-Cher (que l'on abrégera désormais A.D.) série E.


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assez fréquemment utilisée 4 et par la maladresse quasi-enfantine de la majorité des signatures. Dans cet ensemble, une première distinction s'impose entre les trois communes à caractère urbain que sont Vendôme, Montoire et Mondoubleau, qui regroupent 17,5 % de la population totale 5 et où la proportion des conjoints qui signent atteint 55 % (60 % des hommes, 49 % des femmes) — et la masse rurale, soit plus des 4/5 de la population, pour laquelle le pourcentage s'abaisse à 21 % (29 % chez les hommes, 14 % chez les femmes). Proportions modestes, qui rattachent indiscutablement le Vendômois à la France peu alphabétisée de l'ouest, et l'opposent à la France instruite et toute proche de la Normandie, du coeur du Bassin Parisien, du Nord et de l'Est du pays 6.

Ces premiers résultats peuvent être précisés par une analyse géographique plus fine, qui a été menée à la fois par régions naturelles 7 et par cantons révolutionnaires 8, les trois communes « urbaines » étant toujours comptées à part. Dans ce double cadre, l'étude a porté sur les pourcentages globaux dé signatures (hommes + femmes), sur les pourcentages par sexe et sur le rapport entre hommes et femmes 9.

Après les villes (qui confirment leur supériorité dans tous les domaines, y compris au niveau du taux femmes/hommes, de l'ordre de 80 %), c'est la vallée du Loir qui connaît la situation la plus favorable. Mais, même dans sa branche occidentale — la meilleure —, ses pourcentages la situent loin derrière ces villes.

La médiocrité des résultats de la Gâtine (hommes : 27 % ; femmes : 13 % ; taux femmes/hommes : 49 %) est bien représentative de celle de l'ensemble du Vendômois rural. Elle se rétrouve, à peu de choses près, dans le Perche et dans le Perche vendômois (respectivement 24 % et 22 % chez les hommes ; 14 % et 10 % chez les femmes ; 58 % et 45 % de taux femmes/hommes). Toutefois, les pourcentages de cette zone ont tendance à s'améliorer du sud vers le nord et de l'est vers l'ouest 10. En outre,

4. Ainsi trouve-t-on « serquellier » pour « cerclier », « quaditte » pour -« qui a dit », « Derroué » pour « Droué ».

5. Tous les chiffres de population utilisés dans cet article sont tirés des tableaux de mendicité établis en 1790 et qui donnent la population de chaque paroisse (A.D. L 417). Savigny n'a pas été retenue comme ville, bien qu'avec 2 504 habitants, elle soit très proche de Montoire (2 720 habitants) et devance nettement Mondoubleau (1781 habitants) : c'est qu'elle doit sa population à un territoire très étendu, où le secteur agricole est considérable et altère d'autant son caractère urbain.

6. Cf. cartes de l'article cité de M. Fleury et P. Valmary.

7. On a retenu comme régions naturelles celles qui sont actuellement définies par les services de la Direction départementale de l'Agriculture. On a en outre distingué les deux branches de la vallée du Loir (cf. carte 1).

8. Pendant la Révolution, l'actuel arrondissement de Vendôme — cadre de cette étude — comprenait deux districts (Vendôme et Mondoubleau) qui comptaient respectivement sept et cinq cantons, la ville de Vendôme en constituant un à elle seule (cf. carte 2).

9. L'ensemble des résultats de cette étude sont résumés par les cartes 3 à 10. L'analyse du rapport entre hommes et femmes a été menée à partir du taux femmes/hommes, défini par le nombre de femmes qui signent pour cent hommes qui le font.

10. La progression du sud vers le nord est attestée par la relative supériorité des résultats du Perche par rapport à ceux du Perche vendômois. La progression de l'est vers l'ouest se vérifie au niveau des résultats cantonaux, par exemple de Droué au Gault-du-Perche (respectivement H. : 25 % et 27 % ; F. : 7,5 % et 15 % ; F./H. : 30 % et 56 %) ou de La Ville-aux-Clercs à Mondoubleau — ville exclue (respectivement H. : 23 % et 24 % ; F. : 11 % et 23 % ; F./H. : 47 % et 96 %).


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l'ouest connaît des taux femmes/hommes très élevés, proches dans certains cas de 100 % ".

La petite Beauce présente la particularité inverse de juxtaposer un pourcentage masculin relativement élevé (36 %) et un pourcentage féminin faible (11 %). Elle doit à cette circonstance de connaître le taux femmes/ hommes le plus bas de tout le Vendômois (31 %).

Toutes ces nuances appellent des explications qu'une analyse fondée sur des critères non plus géographiques mais professionnels peut aider à fournir. Pareille analyse n'a pas porté sur l'ensemble du Vendômois, mais uniquement sur les trois villes, qui ont l'avantage de regrouper au sein de leur population la quasi-totalité des professions pratiquées dans la région : non seulement on y trouve les métiers à caractère urbain, mais on y rencontre aussi les professions agricoles, notamment à Montoire et à Vendôme, communes dont le territoire étendu laisse une place notable aux terres cultivables 12.

Cette analyse révèle d'abord l'alphabétisation presque totale du groupe que l'on a, ici, appelé « élite » (propriétaires, c'est-à-dire rentiers, enseignants, médecins et vétérinaires, hommes de loi, et toute la « bourgeoisie économique » des négociants, marchands et fabricants). Rien là de surprenant : leur éducation comme leurs fonctions conduisent tout naturellement ces gens à disposer d'une instruction sensiblement supérieure à la moyenne.

Les artisans 13 qui forment la catégorie sociale la plus nombreuse et la plus caractéristique des villes, apparaissent convenablement alphabétisés (57 %), nettement moins cependant que l'élite (94 %). Cette impression d'ensemble recouvre une réalité assez homogène d'un sous-groupe à l'autre 14. La même homogénéité se retrouve au niveau du rapport entre les sexes, qui montre les femmes proches de leur compagnons : le taux femmes/hommes, qui est en moyenne de 83 %, s'élève même à 104 % chez les artisans travaillant pour l'agriculture.

L'alphabétisation des paysans 15 se situe à un niveau beaucoup plus

11. C'est même dans cette région qu'on trouve les seules communes (d'une importance suffisante pour que la statistique soit significative) où le taux femmes/hommes dépasse 100 % : 133 % à Souday (canton du Gault-du-Perche) pour 37 mariages ; 111 % à Sargé (canton de Mondoubleau) pour 66 mariages. Plus au sud, à Villedieu, le taux femmes/hommes est de 100 % pour 25 mariages.

12. L'enquête, dont les résultats sont résumés par le graphique 12, n'a porté que sur les professions des hommes. Les femmes n'y figurent donc pas pour leur profession, du reste rarement indiquée, mais pour celle de l'homme qu'elles épousent.

13. Ce terme d'artisan ne doit pas être entendu dans un sens étroit, mais simplement considéré comme une manière commode de regrouper tous les gens exerçant une activité économique de production ou d'échange — les deux étant souvent liés — à caractère urbain, à l'exception évidemment de ceux qui relèvent de 1' « élite ». Les indications des registres d'état-civil ne permettent pas de distinguer employeurs et employés.

14. Cf. le graphique 13, qui présente les résultats de ces différents sous-groupes.

15. On n'insistera guère sur les autres catégories socio-professionnelles. La bonne tenue du personnel militaire (armée et gendarmerie) est peu significative pour notre propos, dans la mesure où elle concerne des gens qui généralement ne sont pas originaires de la région. Plus instructifs, les très médiocres résultats du personnel domestique doivent être interprétés avec prudence, même s'ils sont vraisemblables : c'est que la statistique porte sur un nombre restreint de cas. Mêmes remarques pour les métiers de la forêt (fagotteurs).


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modeste (20 % de signatures, taux femmes/hommes limité à 42 %). Mais ce groupe manque d'homogénéité 16. Une véritable hiérarchie de la signature (cultivateurs - vignerons - jardiniers - laboureurs - journaliers), qui est en gros celle de l'aisance 17, s'y dessine chez les hommes. Chez les femmes, cette hiérarchie subit deux entorses notables, l'une positive en faveur des femmes de jardinier, l'autre négative aux dépens des femmes de vigneron. Cette dernière est spectaculaire : dans le monde des vignerons, l'analphabétisme féminin est la règle à la veille de la Révolution, ce qui se traduit par un taux femmes/hommes exceptionnellement faible (9 %) 18.

Des métiers à caractère urbain plus favorables à l'alphabétisation que les métiers ruraux de l'agriculture, la conclusion est banale. Elle permet cependant d'opposer deux types d'alphabétisation : celui de la ville et du bourg (ce terme entendu au sens étroit de coeur aggloméré d'une commune suffisamment peuplée) ; et celui des campagnes. Le premier connaît des pourcentages globaux de signature supérieurs à 50 %, et des taux femmes/ hommes de l'ordre de 80 %. Les résultats du second sont bien inférieurs : 20 % de signatures seulement, taux femmes/hommes réduit à 40 %.

De multiples raisons contribuent à expliquer une telle supériorité des villes. Celles-ci bénéficient d'abord de leur population plus importante, avantage décisif dans un système où l'école ne vit que par la rétribution payée par les familles. Elles profitent en outre de meilleures conditions de circulation, que ce soit au niveau local — et les petits citadins ne souffrent pas comme les jeunes campagnards du handicap constitué par le très mauvais état des chemins ruraux 19 — ou au niveau régional — beaucoup de bourgs du Vendômois sont situés sur des axes de circulation, notamment dans la vallée du Loir, ce qui constitue indiscutablement un facteur d'ouverture 20. Les activités commerciales et artisanales qui s'y pratiquent, en exigeant des hommes comme des femmes un minimum d'instruction

16. Cf. graphique 14.

17. Dans son article « Société et fiscalité à Vendôme à la fin de l'Ancien Régime » (S.A.V., 1976), D .VIAOT met en évidence la hiérarchie laboureur - vigneron - jardinier - journalier, un peu différente donc de la nôtre. Mais il travaille sur des documents d'Ancien Régime, dans lesquels la terminologie n'est pas la même que dans nos registres de l'époque révolutionnaire (par exemple, ses documents ignorent le terme de cultivateur). Cela n'enlève rien à la permanence de l'essentiel, à savoir une hiérarchie qui, entre les anciens laboureurs devenus cultivateurs et les journaliers, fait s'intercaler les jardiniers et les vignerons.

18. L'examen des actes de mariage des vignerons des communes rurales de Naveil, Mazangé, Villiers, Thoré et Lunay — où ils sont particulièrement nombreux — confirme cette impression : pour 83 mariages, on ne trouve aucune signature de mariée ! (chez les hommes, taux de signature = 28 %).

19. Les notations relatives au mauvais état des chemins abondent dans les documents du début de la Révolution. Dans les commentaires accompagnant les « tableaux de mendicité », établis en 1790, le district de Mondoubleau signale « les routes et les chemins de traverse à raccomoder, particulièrement aux abords de ce chef-lieu et de la plus grande partie des bourgs qui sont véritablement impraticables pendant l'hiver ». Dans le district de Vendôme, le canton de Selommes observe « qu'il est très nécessaire de faire raccomoder plusieurs chemins qui sont impraticables ». Demande analogue à Saint-Amand. Morée signale le mauvais état de certaines rues et d'un pont de la paroisse. Villedieu réclame « le rétablissement de plusieurs chemins de traverse», (A.D. L417).

20. Cette influence positive des voies de communication sur la scolarisation d'Ancien Régime est soulignée par D. JULIA dans son article « L'enseignement primaire dans le diocèse de Reims à la fin de l'Ancien Régime » (A.H.R.F., avril - juin 1970).


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ALPHABETISATION DES CONJOINTS DE VENDOME,

M0NT01RE ET MONDOUBLEAU

SELON LEUR MILIEU PROFESSIONEL

(Mariages ans IX à XII)


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— particulièrement en matière d'écriture et de calcul — ne peuvent qu'y favoriser l'école. Le travail des enfants, s'il n'est pas inconnu dans les bourgs, n'y a sans doute pas le même caractère systématique qu'à la campagne, où il constitue très souvent une pièce indispensable de l'économie agricole, notamment pour la garde des bêtes. Enfin, la ville dispose, dans un contexte de pauvreté générale 21, de moyens financiers supérieurs à ceux des zones rurales, ce qui joue aussi bien au niveau de la création des écoles (c'est là que religieux, nobles ou bourgeois implantent généralement leurs écoles de fondation) qu'à celui de l'écolage. Ainsi, les conditions matérielles fondamentales — celles des ressources, celles du travail, celles de la circulation — ont-elles toutes pour effet de favoriser l'habitant du bourg ou de la ville aux dépens de celui du village ou du hameau: à supposer même que ses parents soient disposés à le faire instruire, le petit campagnard du Vendômois ne sera scolarisé que si sa présence n'est pas indispensable à la ferme et si les moyens de sa famille permettent de payer l'écolage ; encore faudra-t-il alors qu'une école existe et que l'état des chemins permette de s'y rendre. Conditions bien difficiles à réunir on en conviendra 2l.

Ces considérations éclairent le cas de l'ouest du Vendômois (du Perche comme de la Gâtine ou de la vallée du Loir). Dans cette zone, l'instruction semble se concentrer dans les bourgs, relativement nombreux 23, ce qui explique la bonne tenue des femmes par rapport aux hommes ; mais dans une large mesure elle s'y limite, et les campagnes environnantes ne sont guère atteintes par son influence, ce qui rend compte des faibles pourcentages d'ensemble. En contrepoint, l'intérieur du Perche (canton de Droué par exemple) présente l'image d'une région rurale sans véritables bourgs

21. De multiples documents attestent cette pauvreté. Ainsi, dans les tableaux de mendicité établis en 1790 (A.D. L 417), l'administration du district de Mondoubleau, pourtant peu tendre pour les pauvres dont elle stigmatise « la fainéantise, la paresse, l'ivrognerie », concède cependant « que le travail des journaliers étant insuffisant pour les faire vivre lorsqu'ils ont plus de deux enfants, ils sont forcés de suppléer à leurs besoins par la mendicité ». Les notations ne manquent pas non plus dans les commentaires relatifs au district de Vendôme : on parle de « tableau effrayant » à Vendôme, de <t malheureux » à Selommes, de « malheureux journaliers » à Sakvt-Amand, de c mendicité considérable » à Montoire...

Salmon du Châtelier, propriétaire et habitant du château du Châtellier, à Savigny, témoigne dans le même sens, quand il décrit ainsi, dans les années 1780, la misère des habitants et notamment des enfants de sa paroisse :

« Un valet et une servante se marient (...) Ils prennent un petit bordage ou restent simples journaliers. Le propriétaire leur avance tout ou à peu près (...) Les enfants viennent : les premiers soins exigent une assiduité qui rend les parens fort misérables. Lorsque ces enfants peuvent marcher, les parens les envoyent chercher du pain chez leurs voisins, la plus part presqu'aussi pauvres qu'eux. Dès l'âge de huit ou neuf ans, ils les font travailler. Quand ils ont atteint l'âge de dix ou douze ans, et qu'ils ont fait leur première communion, ils vont au service, tâchent d'épargner sur leurs gages pour se marier, prendre quelque bordage comme leurs parens, et mener la même vie... » (Mémoire publié dans S.A.V., 1892). On comprend sans peine que dans de telles conditions, l'école constitue une préoccupation très secondaire...

22. D'autant qu'elles sont souvent contradictoires. Ainsi l'hiver, saison où le ralentissement des travaux agricoles, en libérant les enfants, pourrait favoriser leur scolarisation, est en même temps l'époque où les chemins ruraux sont le plus impraticables.

23. Cf. carte 11.


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et où la circulation est difficile : il en résulte des pourcentages médiocres, tant pour l'alphabétisation globale (16 %) que pour le taux femmes/hommes (30 %). La partie orientale de la Gâtine, la plus rurale, présente des traits analogues.

La vallée du Loir, zone de bourgs nombreux — surtout dans sa partie occidentale — et axe régional de circulation, bénéficie de conditions meilleures, que les pourcentages d'alphabétisation masculine traduisent bien. L'alphabétisation féminine, inférieure de plus de moitié à celle des hommes, peut paraître décevante. En fait, elle s'explique par la présence d'un certain nombre de communes rurales, et surtout par l'existence du vignoble qui s'étend de Vendôme à Montoire : l'analphabétisme très marqué des femmes de vigneron pèse lourdement sur la statistique d'ensemble.

La petite Beauce enfin, zone éminemment rurale où les bourgs sont inexistants 24, présente une situation réellement originale. Non pas au niveau de l'alphabétisation féminine, médiocre et donc conforme au schéma général du Vendômois rural. Mais à celui de l'alphabétisation masculine qui, avec un taux de 36 %, apparaît nettement supérieure aux moyennes constatées dans les campagnes de la région. Sans doute l'explication de cette particularité réside-t-elle dans une structure sociale différente, faisant la part meilleure à la catégorie plus éclairée des cultivateurs ou, ici, des fermiers. Elle témoigne en tout cas de l'existence d'un noyau non négligeable ouvert à la culture écrite, et elle atteste une mentalité originale, où les habitudes anciennes, sensibles encore au chapitre de l'alphabétisation féminine, s'effacent, en ce qui concerne les hommes, devant des comportements nouveaux.

En mettant à jour des réalités matérielles terriblement pesantes, en suggérant des traits de mentalité, l'étude de l'alphabétisation pré-révolutionnaire constitue bien le précieux instrument d'exploration de la société vendômoise qu'on cherchait en elle. Il appartient maintenant à un examen attentif de l'école républicaine de confirmer ou de nuancer ce tableau.

II. — L'ÉCOLE RÉPUBLICAINE AU JOUR LE JOUR

L'école républicaine apparaît tardivement. Si les premières années de la Révolution sont marquées par de grands débats sur l'éducation, elles ne mettent concrètement sur pied aucun système scolaire. Au contraire, les problèmes financiers, religieux, politiques qui s'accumulent de 1789 à 1793 ont pour effet de dégrader de plus en plus profondément le réseau des petites écoles légué par l'Ancien Régime et maintenu un temps en place par les autorités révolutionnaires2S.

Ce n'est qu'à l'automne 1793 qu'apparaissent les premiers textes législatifs organisant un enseignement primaire républicain. Encore la loi Bouquier votée en frimaire an II (et qui annule une première loi de

24. La population moyenne d'une commune est de 306 habitants dans le canton de Saint-Amand, 243 dans celui de Selommes !

25. Sur tous ces problèmes d'enseignement primaire à l'époque de la Révolution, la référence de base est l'ouvrage de M. GONTARD : L'enseignement primaire en France de la Révolution à la loi Guizot, Paris, 1958.


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brumaire an II jamais appliquée) est-elle marquée au coin d'un grand libéralisme 26, qui n'est probablement pas le meilleur gage d'efficacité. Le décret Lakanal, qui la remplace un an plus tard (brumaire an III), prévoit une organisation beaucoup plus rigoureuse (une école pour mille habitants, enseignement gratuit donné par des maîtres payés par l'État, programme assez vaste). Sans doute maintient-il la liberté d'enseignement, et n'imposet-il pas le respect de l'obligation scolaire, pourtant affirmée. Il représente néanmoins la réalisation la plus avancée de la République en matière scolaire. Mais son audace, toute relative, ne résiste pas au reflux de l'esprit révolutionnaire, sanctionné en brumaire an IV par le vote de la loi Daunou : du décret Lakanal ne sont alors retenus que les aspects les plus libéraux (en matière d'obligation et de liberté d'enseignement) ; toutes ses autres dispositions sont révisées en baisse : l'initiative de l'ouverture des écoles, retirée aux districts, est abandonnée aux administrations cantonales, le programme est ramené à la trilogie de base lire - écrire - compter assortie d'éléments de morale républicaine, l'enseignement redevient payant.

Le caractère réactionnaire de la loi Daunou, indiscutable dans l'ensemble, se nuance cependant de toutes les variations qui interviennent dans son interprétation pendant les six années où elle est appliquée. Son texte est d'abord exploité dans un esprit contre-révolutionnaire favorisant notamment l'ouverture des écoles particulières. Après le coup d'État de fructidor, une nouvelle lecture en est faite, dans un sens opposé. Mais cet accès de zèle républicain, très vif pendant quelques mois, s'atténue peu à peu. L'échec des projets Chaptal, au début du Consulat, atteste son affaiblissement. Et la loi Fourcroy (mai 1802) le consacre, en ramenant pratiquement l'enseignement élémentaire à l'état qu'il connaissait avant la Révolution.

Les grandes phases de l'histoire de l'école républicaine se retrouvent naturellement dans les archives vendômoises 27. Rares jusqu'à la fin de 1793, celles-ci révèlent au contraire, de juin à octobre 1794, une intense activité des autorités pour développer dans un esprit très militant un enseignement républicain. On voit alors l'agent national près le district de Vendôme multiplier les incitations pressantes, aux sociétés populaires — invitées « à exciter le zèle de ceux qui sont capables d'enseigner la jeunesse et dont le patriotisme est à l'abri de la suspicion » ^ — comme aux instituteurs — qui reçoivent l'adresse de la Convention au peuple français et sont priés de la faire connaître à leurs élèves, attendu que « c'est de la première éducation que dépend la conduite des hommes » 29.

Avec la mise en place, pendant l'hiver 1794-1795, de l'école prévue par le décret Lakanal, cet esprit militant, sans disparaître totalement, tend à s'effacer devant les nécessités de l'organisation administrative. Enquêtes,

26. La loi Bouquier affirme en effet la liberté de programme et la liberté pour le père de choisir l'école ; elle prévoit aussi que les maîtres seront payés par les familles.

27. Cette étude repose pour l'essentiel sur des documents conservés aux A.D. de Loir-etCher. Principales liasses utilisées : L 759 à L 775, L 1355, L 1696, L 1833 et L 1834. Ont également été consultées les liasses de la série T., non classée. Il y a très peu de choses à tirer, en revanche, des Archives Nationales.

28. A.D. L 1696.

29. A.D. L 1696.


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rapports, correspondances se multiplient, laissant autant de documents précieux pour l'historien. Il en va de même au cours de l'hiver suivant, à à l'occasion de l'application de la loi Daunou.

Mais le coup d'État de fructidor, en replaçant au premier plan les préoccupations idéologiques, provoque en Vendômois un regain de vigueur républicaine. C'est l'époque où les enquêtes des ans VI et VII cherchent à apprécier le développement et le succès des écoles publiques ; où les visites d'écoles particulières se multiplient, afin de vérifier qu'on y utilise les livres républicains, qu'on y respecte la fermeture du décadi et qu'on « s'y honore du titre de citoyen » ; où l'on fait la chasse aux enseignantes qui se font passer pour lingères.... et corrompent la jeunesse en échappant au serment 30.

Ce soutien de l'administration ne disparaît pas immédiatement avec le Consulat. Au contraire, le préfet Corbigny se montre d'abord un chaud défenseur de l'école républicaine. Mais cette belle sollicitude s'estompe rapidement. Le même Corbigny, qui envoyait, en juillet 1800, une circulaire aux maires des communes dépourvues de maîtres pour leur demander de lui présenter des candidats à cette fonction, écrit un an plus tard au maire d'Oucques de ne pas compter à l'instituteur 40 F qui lui étaient alloués pour frais d'école, et de reporter cette somme aux frais d'entretien des chemins vicinaux 31. En procédant ainsi, le préfet ne fait que traduire, au niveau local, le changement intervenu dans la politique nationale — maintenant celle de Bonaparte — à l'égard de l'école élémentaire.

Handicapée par son implantation tardive et de courte durée, gênée par une évolution politique dans l'ensemble peu favorable, l'école républicaine doit encore affronter bien d'autres difficultés dans le déroulement quotidien de son existence.

Ainsi pour le local scolaire. La loi, qui depuis l'an II réserve le presbytère à l'instituteur pour son logement et pour la maison d'école, ne répond pas qu'à une inspiration idéologique. Sans doute en plaçant cette école au coeur du village, à l'endroit même où se tenaient autrefois le curé et le maître soumis à l'Église, la République prend-elle symboliquement sur le terrain la place qu'elle entend conquérir dans les esprits. Mais elle cherche aussi à résoudre un problème concret. Et sur ce plan, que de difficultés d'application ! Dans certains cas, nombreux à la fin de la période, la commune, longtemps dépourvue d'instituteur, loue (quand elle ne le vend pas...) le presbytère à un particulier, avec un bail de longue durée. Elle soulage ainsi sa trésorerie, mais elle s'interdit du même coup pour

30. Ainsi par exemple à Mondoubleau, d'où le commissaire du Directoire exécutif près le canton écrit au commissaire du Loir-et-Cher, le 7 floréal an VI (26 avril 1798) :

« J'ai fait inviter les instituteurs et institutrices privés à se rendre à l'administration pour y prêter le serment exigé par la loi. Deux seulement se sont présenté et ont satisfait ; à l'égard des autres, elles m'ont fait passer des déclarations qu'elles n'entendent plus instruire la jeunesse. Quelques-unes cependant ont fait annoncer à son de caisse qu'elles enseigneraient à coudre, tricoter, etc.. Il n'est pas difficile de voir que c'est un subterfuge de leur part. Mais rien ne peut m'empêcher de faire de temps à autre quelques visites chez ces particulières pour m'assurer qu'elles se bornent réellement à montrer à travailler... » (A.D. L768).

31. A.D. T non cotée.


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plusieurs années la présence d'une école. Et lorsque le presbytère n'a pas été aliéné, le maître n'en obtient pas toujours pour autant la jouissance. C'est que la République manque de locaux. Outre ses instituteurs, il lui faut loger ses administrations cantonales et ses gendarmes. Dans la plupart des gros bourgs, cette double concurrence aboutit à empêcher l'école de s'installer au presbytère. La loi a bien prévu dans ce cas des indemnités de remplacement. Mais l'adniinistration renâcle à les payer et ne le fait qu'avec retard, si bien que la forte inflation de la Révolution joue contre le maître 32.

Les difficultés éprouvées par ce dernier à obtenir un local ou à défaut une indemnité sont d'autant plus graves qu'elles détournent de la profession quelques-uns de ses meilleurs éléments : conséquence regrettable, dans la mesure où les instituteurs de qualité ne sont pas si nombreux. Le « manque de sujets » constitue même un souci constant des administrateurs révolutionnaires. Cette situation, qui tient au moins en partie à l'incapacité de la Révolution à mettre sur pied un système efficace de formation des maîtres 33, explique pourquoi l'origine des instituteurs enseignant en Vendômois à l'époque est si variée : à côté de maîtres d'Ancien Régime demeurés en fonction, on trouve des représentants de professions très diverses 34. La même diversité se retrouve dans l'état adopté par les maîtres qui quittent le métier 35.

Pour autant que les archives permettent d'en juger 36, la plupart des instituteurs républicains sont originaires de la région. Mais on les voit souvent changer de poste, dans le but apparemment de trouver une place dans une bourgade plus importante, susceptible de compter davantage d'élèves et donc de leur assurer une rétribution plus élevée 37. C'est au même souci que répond la pratique d'une activité complémentaire, jamais évoquée et pourtant indéniable : sans elle, impossible de subsister dans les

32. Exemples de location de presbytère à longue durée (à Saint-Jean-Froidmentel) et de concurrence entre gendarmes et instituteurs pour la jouissance du presbytère (à Fréteval) dans la série T non cotée.

33. Le décret Lakanal avait bien créé à Paris une École Normale chargée de former des maîtres qui, une fois revenus dans leur district, après quatre mois de cours à Paris, formeraient à leur tour des instituteurs au cours de sessions de quatre mois. Si le district de Mondoubleau n'envoya personne, faute de sujet, à cette école, celui de Vendôme y envoya deux élèves. Mais l'École Normale de Paris se révéla totalement inefficace, son directeur Garât en ayant dénaturé l'esprit en la transformant en un centre de conférences académiques d'une haute tenue sans doute (Monge, Volney, Bernardin de Saint-Pierre y enseignèrent), mais totalement inadaptées aux nécessités de la formation d'instituteurs destinés à enseigner dans la province française de la fin du xvme siècle. Sur tout cela, cf. M. GONTARD, op. cit.

34 D'anciens notaires, d'anciens prêtres, des cultivateurs, un tailleur, un officier de santé, un administrateur, un arpenteur-géomètre, un marchand-mercier, un « propriétaire », un tailleur de pierre...

35. Dorsemaine, de Danzé, devient garde champêtre, Legrand, de Beauchéne, devient prêtre, Lefèvre, de Danzé, s'engage dans l'armée.

36. Les renseignements ne sont pas toujours, en effet, aussi précis qu'on le souhaiterait. Ainsi, l'âge des instituteurs n'est connu que pour une minorité d'entre eux : il est difficile dans ces conditions de généraliser à partir du fait que ceux-là ont le plus souvent la quarantaine accomplie.

37. Ainsi font Lamotte, qui passe de La Chapelle (Vicomtesse) à Droué, Crépin, qui quitte Saint-Agil pour Mondoubleau, le couple Pillette, qui préfère Savigny à Troô.


L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE EN VENDÛMOIS 639

petites communes, ou pendant les vacances. De même, la rigueur avec laquelle les pièces administratives distinguent maîtres privés et maîtres publics doit-elle être sérieusement nuancée au niveau de la réalité quotidienne. Beaucoup d'enseignants ont été pendant longtemps des maîtres particuliers avant de devenir des instituteurs publics3S, et on voit fréquemment coexister, au sein d'un couple, une institutrice publique et un maître privé, ou vice-versa 39 : il semble bien qu'en fait, entre le maître privé résolument contre-révolutionnaire et le maître public, farouchement républicain, s'étendait une large plage où, au gré des circonstances, l'instituteur était tantôt public, tantôt particulier.

Cette relative souplesse ne signifie pas, cependant, que la République manifeste un laxisme total dans le choix de ses enseignants : l'examen des critères retenus pour délivrer les certificats de civisme et de capacité nécessaires à l'exercice de la profession révèle au contraire qu'il est des points sur lesquels elle ne transige pas.

Le premier de ces critères est sans conteste celui de l'idéologie. Le maître public, qui doit prêter d'entrée un serment politique 40, est destiné à dispenser un enseignement précisément et ouvertement orienté : orientation sensible on le verra dans tous les aspects de la vie scolaire — et intangible. Ceux des maîtres qui ne s'y soumettent pas sont éliminés. Ainsi Busson, instituteur à Pezou, d'abord soutenu par l'administration du canton de Morée contre une population locale qui le trouve trop avancé, est finalement destitué au printemps 1800 à la demande de la même administration cantonale: le seul cas qu'on fasse alors de son argumentation est de dire que ses phrases et ses mots « prouvent qu'il aurait eu de grands droits auprès des faiseurs de 93 » 41. En sens contraire, Lefèvre, instituteur à Danzé, est démis, en avril 1798, à cause de ses activités contrerévolutionnaires : il lui est en particulier reproché d'avoir hébergé, dans le presbytère où il loge, des prêtres réfractaires 42.

Bien qu'elles aient des causes principalement politiques, ces deux destitutions s'accompagnent de notations sur la vie privée des maîtres concernés 43. C'est qu'après l'idéologie, la moralité, les « bonnes moeurs » constituent le second critère présidant au recrutement des instituteurs : ceux-ci ne doivent pas corrompre la jeunesse — fortement influençable — qui leur est confiée, et c'est pourquoi ils doivent être irréprochables. Cela implique d'abord que leur enseignement soit exempt de toute brutalité 44.

38. C'est le cas de Mettaye à Ternay, de Leboucher à Choue, de Dufournier à Chauvigny.

39. Chez les Desnoux, de Mondoubleau, l'homme est un instituteur public, la femme une institutrice particulière. Chez les Heritte, de Sargé, la position est inverse : c'est l'homme qui est un maître privé — il est vrai qu'il finira par devenir instituteur public.

40. D'abord « de haine à la royauté et à l'anarchie, de fidélité à la République » ; plus tard « de fidélité à la Constitution de l'an III ».

41. A.D. L 760.

42. A.D. L770.

43. On reproche à Busson ses querelles scandaleuses avec sa femme. Et comme Lefèvre est en fuite au moment de sa destitution, on affirme que son départ est dû à un différend de ménage (on apprendra quelques semaines plus tard qu'il s'est engagé dans un corps en garnison à Quimper).

44. A cet égard, les autorités révolutionnaires insistent (non sans exagération !) sur le contraste qui oppose les méthodes persuasives (de justes récompenses...) des maîtres républicains à la brutalité de l'école d'Ancien Régime.


640 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Mais plus qu'à sa pratique pédagogique, la moralité d'un instituteur se juge à deux points précis de sa vie privée : le maître de bonnes moeurs ne boit pas, et ne fait pas étalage de mésentente conjugale — et surtout pas de mésentente conduisant à des querelles faisant scandale au village. Significatifs sont de ce point de vue les reproches adressés à Planchet, instituteur à Oucques. Celui-ci, ancien taileur de pierre — et qui l'est probablement toujours — est sommé, en juillet 1799, par l'ad^ministration de sont canton, de s'expliquer sur plusieurs chefs d'accusation, à savoir (entre autres) :

1. qu'il s'adonne fréquemment aux excès de boisson ;

2. qu'il fait souvent du bruit dans son ménage ;

3. que le public est grièvement scandalisé de ces différents excès.

Face à ces reproches, Planchet se défend crânement, répondant :

1. au premier chef, qu'il était dans un temps de vacances et que partant son école n'en souffrait point ;

2. que les affaires de son ménage ne regardaient personne ;

3. qu'il ne faisait point de tort à qui que ce soit 45.

Mais cette belle défense ne trouve point grâce auprès de ses accusateurs. Planchet est destitué.

Paradoxalement, c'est peut-être sur le dernier critère, celui de la compétence, que les autorités républicaines, tout en s'y attachant, sont le moins exigeantesK : il est clair que, manquant de candidats de qualité et attentifs avant tout aux idées politiques des postulants, les administrateurs révolutionnaires ne pouvaient pas se montrer trop regardants sur ce plan — et on comprend mieux dans ces conditions la fréquence des allusions à 1' « antique routine » de la pédagogie pratiquée par les maîtres de l'époque.

La République pouvait-elle d'ailleurs se montrer exigeante sur la compétence de ses instituteurs quand on sait les difficultés financières dans lesquelles elle les laissait se débattre ? Lorsque le maître est payé par la rétribution scolaire, il est soumis au bon vouloir des parents (pour envoyer les enfants à l'école comme pour payer) et pour peu que les conditions locales — matérielles ou politiques — soient défavorables, sa situation devient rapidement intenable. Sans doute son sort était-il un peu meilleur sous le régime du décret Lakanal (1794-1795) quand il percevait un traitement fixe de l'État. Encore fallait-il que ce traitement soit versé — et il est de toute façon devenu rapidement insuffisant, par suite de l'inflation 47.

45. A.D. L 771.

46. On accepte, pour enseigner à Montoire, la fille Percheron, bien qu'elle soit manchotte et ne sache que l'ABC. Hayx, instituteur désigné à Pezou, ne sait pas lire au dire des habitants. Et le comble est atteint sur la liste proposée par les sociétés populaires en 1794 : un certain Bonnet y est proposé comme instituteur à Villiers, « s'il sait écrire » !

47. La ville de Vendôme présente sous ce rapport une situation originale et apparemment favorable : une clientèle plus riche permet d'y ouvrir des pensionnats lucratifs et la présence d'un ancien collège d'Oratoriens, bientôt École Centrale, permet d'élever le niveau d'instruction (pour ce qui est des enseignants comme pour ce qui est des locaux, il y a des liens entre l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire). Mais ces avantages sont exploités par des écoles particulières, ce qui accroît d'autant les difficultés de l'école républicaine.


L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE EN VENDÔMOIS 641

Des administrateurs, des instituteurs aussi, ont songé à compléter les ressources du maître en lui confiant la rédaction des actes de l'état-civil et en le salariant pour cela : ce serait à la fois assurer sa subsistance, et procurer à chaque commune un agent administratif, pas toujours facile à trouver dans beaucoup de petites localités. Dans cet esprit, l'enquête lancée en vendémiaire an VI (septembre 1797), demande aux administrateurs de canton si on ne peut pas « améliorer le sort de chaque instituteur en liant son état à la rédaction des actes de l'état-civil» 48. Les réponses sont instructives : à l'exception de celles de Villedieu, Montoire et Vendôme (qui sont justement les cantons de la vallée du Loir, mieux alphabétisée et relativement urbanisée, où le personnel compétent ne manque pas et où fixer un instituteur est moins difficile qu'ailleurs), toutes sont affirmatives et témoignent donc éloquemment sur les problèmes des zones rurales. Mais l'idée soulevée par l'enquête resta sans lendemain, et les maîtres continuèrent à connaître les mêmes inextricables problèmes financiers.

Les archives révolutionnaires relatives à l'école étant de nature administrative plus que pédagogique, il n'est pas toujours facile de rétablir le déroulement concret de la vie scolaire. Ainsi les notations sont-elles rares sur le matériel scolaire 49 et sur les méthodes d'enseignement. Sur ce dernier point, cependant, 1' « antique routine » des maîtres, souvent évoquée dans les rapports, laisse à penser que l'enseignement individuel d'Ancien Régime — où l'instituteur s'occupe des élèves un par un — demeure en vigueur, avec des enfants d'âge très variable, mais aux sexes rigoureusement séparés (les textes le disent formellement). Quant aux programmes d'étude, ils semblent bien se limiter dans la quasi-totalité des cas aux apprentissages élémentaires (lire-écrire-compter), complétés par des éléments de morale républicaine, La loi a bien prévu dans certains cas — notamment avec le décret Lakanal — un champ d'étude plus large. Mais ce qu'on sait des maîtres donne à penser que de telles dispositions n'ont guère dû être appliquées.

Les tarifs de rétribution scolaire élaborés par les administrations cantonales en application de la loi Daunou renforcent d'ailleurs cette impression. Rarement uniformes pour tous les élèves, ils établissent le plus souvent des distinctions fondées sur le sexe ou le degré d'étude, reproduisant jusque dans le détail les nuances qui affectaient l'écolage d'Ancien Régime, et confirmant que l'école républicaine restreint en pratique son enseignement à celui des premiers rudiments 50.

L'analyse des rythmes scolaires — quotidien et annuel — révèle d'autres limites de cette école. Ainsi, le fait que la plupart des cantons ruraux (à l'exception de celui de Villiers et de ceux de Beauce) prévoient deux classes par jour, comme dans les villes, ne doit pas être considéré comme un signe très favorable. Il s'agit au contraire d'une tentative faite en vue de

48. A.D. L 765.

49. A Marchenoir, extérieur au Vendômois, mais proche, la commune fait construire des tables. Ailleurs, on a dû recourir au mobilier de la petite école d'Ancien Régime — voire à celui de l'église.

50. A.D. L 763. Ces tarifs sont résumés par le tableau A.

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642 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

TABLEAU A

TARIFS prévus par les administrations de canton en application de la loi Daunou (A.D. L 763)

CANTON TARIF

MONDOUBLEAU . 1 livre/mois après 10 ans, 30 ou 40 s/mois

(ville) (jusqu'à 10 ans) (selon le degré atteint ?)

MONDOUBLEAU . 10 sols/mois après 10 ans, 15 ou 30 s/mois

(campagne) (jusqu'à 10 ans) (selon le degré atteint ?)

MONTOIRE garçons 15 s/mois (lecture) 30 s/mois (lecture et écriture)

(ville) filles 12 s/mois (lecture) 24 s/mois (lecture et écriture)

MONTOIRE 10 s/mois (iecture) 20 s/mois (lecture et écriture)

MORÉE 6 1/an (lecture) 121/an (écriture)

SAVTGNY 6 1/an (lecture) 12 1/an (écriture, arithmétique)

SELOMMES 1 1 5 s/mois

SAINT-AMAND .. 10 s/mois (1" degré) 20 s/mois (2e degré)

VENDOME 18 1/an

VILLEDIEU 10 s/mois (lecture) 20 s/mois (lecture, écriture)

VILLIERS 1 1/mois (lecture) i i io s/mois (écriture)

— Pas de renseignements pour les cantons du Gault et de La Ville-aux-Clercs.

— ceux qui se rapportent au canton de Droué ne sont pas clairs.

— 1 livre = 20 sols.

TABLEAU B

DATES ET DUREES DES VACANCES prévues par les administrations de canton en application de la loi Daunou (A.D. L763)

Dates de vacances Eventuellement, .,„,„ prévues par les correspondance Durée CANTON administrations dans, \e des vacances de canton calendrier (en jours) chrétien

DROUÉ 40 jours 40

. T„ mT_1Y., pendant la moisson

MONDOUBLEAU .,..„.., fin

(campagne) 2 mois du 13 prairial ^ juin. 1<r août 60

,,i.,™~™T„.„ au 13 thermidor

MONDOUBLEAU . , . , -, ... ,„ . . 30

/yjjjg) 1 mois, du 27 prairial 15 juinMONTOIRE

juinMONTOIRE aU ? thermidor 15 juillet 45

(campagne) de?ms ,1e. «septembre

MONTOIRE .^WT-,

(ville) juillet au 31 août

MORÉE ™dor VSï ' 3°

winini1,Q du 24 juin 18 aout

SELOMMES au lCT novembre ""

SAINT-AMAND .. «lu 12 floréal J" maiau

maiau brumaire 1 novembre

VILLEDIEU du 1er au 30 fructidor 18 août - 30

VILLIERS Pendant la moisson 20 septembre

et la vendange

— Pas de renseignements pour les cantons du Gault, de Savigny, de Vendôme et de La Ville-aux-Clercs.


L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE EN VENDÔMOIS 643

permettre aux enfants d'assister à au moins une des classes de la journée 51, et donc d'une réponse — timide — au poids considérable des obstacles que les conditions locales mettent au développement de l'école républicaine. L'influence de ces conditions se retrouve au niveau des dates de vacances : les règlements cantonaux qui les fixent sont à cet égard particulièrement instructifs 52.

D'abord par la manière dont ils sont rédigés ; tous les types de calendrier y sont en effet utilisés : Villedieu (vacances en fructidor) se réfère sans restriction au calendrier républicain, de même que Morée. En revanche, quand Saint-Amand prévoit des vacances du 12 floréal au 10 brumaire, il ne fait que présenter, sous une forme républicaine, un choix des plus classiques (1er mai-ler novembre). Pareille attitude se retrouve à Mondoubleau. Montoire et Selommes ne s'embarrassent pas de telles précautions et recourent franchement au calendrier chrétien (reprenant souvent les repères les plus traditionnels de la vie rurale ; ainsi Selommes : 24 juin-1er novembre). Enfin, Villiers et Droué adoptent, conformément à l'esprit de la loi, des références agraires (vendanges et moisson). Une telle diversité dans la présentation des dates de vacances dit bien le trouble qu'entraîne la mise en place du calendrier révolutionnaire. Dans l'affaire, chaque canton réagit à sa manière, sans qu'aucune règle rende vraiment compte des raisons qui l'ont conduit à faire un choix différent de celui du canton voisin.

Les variations de la durée prévue des vacances s'expliquent beaucoup plus facilement. C'est que deux zones s'opposent nettement sous ce rapport : celle où les vacances n'excèdent pas 60 jours — et le plus souvent 45 — et celle où elles dépassent 120 jours. Derrière ce contraste saisissant entre les cantons à longues vacances (Saint-Amand et Selommes, soit la partie beauceronne du Vendômois) et le reste de la région se profile une réalité économique essentielle : l'utilisation, en Beauce, des enfants à la garde des troupeaux pendant l'été.

Ainsi, l'école républicaine (comme d'ailleurs sa devancière d'Ancien Régime) se voit-elle disputer l'enfant par les nécessités de la vie économique 53. Dure concurrence, qui tourne le plus souvent à son désavantage. Mais cette concurrence ne fait que souligner combien l'enfant est alors un enjeu. Car l'agriculture et l'artisanat ne sont pas seuls à vouloir l'assujettir : l'école, en refusant de prendre en compte la spécificité de cet enfant, ne voyant en lui que le futur adulte à qui il faut inculquer l'amour de la République et le goût du travail, le subordonne aussi à une fin supérieure. Pareil état d'esprit rend compte de pratiques pédagogiques aberrantes,

51. C'est ce que montre clairement cette lettre adressée début 1796 par l'administration de Droué au département : « Il est avantageux que chaque instituteur fasse deux classes par jour, pour mettre les élèves dans la possibilité d'avoir au moins une leçon par jour. Car il pourra arriver que celui qui ne pourra aller à la classe du matin pourra aller à la classe du soir» (A.D. L763).

52. A.D. L 763. Le tableau B rassemble les données relatives aux dates de vacances.

53. Vie économique, en effet, et non pas seulement agriculture : c'est que les enfants ne sont pas utilisés qu'à la garde des bêtes. On en voit encore travailler à la verrerie de Montmirail (au nord-ouest du district de Mondoubleau), et d'autres être employés aux travaux de l'artisanat textile — activité très répandue dans l'ouest du Vendômois.


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telles que celle qui consiste à donner à lire à de jeunes élèves — huit ou neuf ans, parfois moins — des textes constitutionnels parfaitement incompréhensibles pour eux 54.

Ce mépris des intérêts propres de l'enfant — qui ne souffre guère qu'une exception, relative à l'hygiène 55, préoccupation caractéristique du xvirr siècle finissant — n'est pas sans conséquence sur la vie scolaire. Ainsi, rend-il compte de la discipline sévère — au moins dans ses intentions — qui devait régner dans les écoles républicaines. Mais il explique surtout que ces écoles aient été délibérément utilisées comme instruments d'endoctrinement et de propagande. Cette orientation, qu'attestent les manuels, est confirmée par la participation organisée des enfants aux fêtes officielles. En voici, tirés des registres municipaux de Vendôme, deux exemples pris parmi cent autres : le 29 nivôse an IV (19 janvier 1796), la municipalité prévoit pour la fête de la « juste punition du roi des Français » que les élèves du collège et des écoles primaires auront la première place et chanteront devant l'arbre de la Liberté « Nous entrerons dans la carrière » ; et deux mois plus tard, le 4 germinal an IV (24 mars 1796), pour la fête de la Jeunesse, la même municipalité organise un cortège comprenant « en tête les vieillards des deux sexes, puis les élèves du collège et des écoles primaires, enfin, les militaires blessés en subsistance dans cette commune » 56. Divers indices donnent à penser qu'une telle participation aux fêtes ne se limitait pas aux seules villes — et on ne trouve que peu de maîtres qui se soient soustraits à cette obligation 57.

Routine, difficultés matérielles, engagement dans les luttes politiques de l'époque : autant de traits caractéristiques de l'école républicaine — et autant d'obstacles à son développement. La plupart de ces obstacles, qui tiennent tantôt au milieu régional, tantôt à l'école elle-même, auraient sans doute pu être contournés. Encore eut-il fallu pour cela que la République s'en donnât les moyens. Or, elle ne le fit jamais. On touche là au vice

54. Le rapport rédigé par les représentants de la municipalité de Vendôme, le 1er juillet 1798, à la suite de la visite d'une école particulière de la ville, tenue par les citoyennes Morin, est particulièrement éloquent à cet égard : « Elle (une des citoyennes Morin), nous a déclaré qu'elle n'était institutrice que volontairement et sans en retirer aucun lucre, se bornant à apprendre à lire à des enfants de son quartier, de l'âge de 18 mois, de 2 et 3 ans (...) Demandé quels étaient les livres dont elle se servait pour les instruire, a répondu le Catéchisme Constitutionnel, le livre de la Constitution précédé des Droits et des Devoirs de l'Homme, et l'Alphabet Républicain, ce qu'elle a justifié en nous en représentant les exemplaires, après quoy nous nous sommes retirés...» (A.D. L768). Le plus significatif, dans l'affaire, ce ne sont pas les dires de la citos'enne Morin — qui fait là à l'évidence une réponse de circonstance : c'est l'absence de toute réaction des représentants de la municipalité devant ses affirmations contraires au bon sens le plus élémentaire.

55. Cet intérêt pour l'hygiène se manifeste lors des visites d'écoles particulières, ordonnées après le coup d'État de fructidor : en effet, les inspecteurs doivent alors non seulement contrôler l'orthodoxie républicaine de l'école, mais encore s'assurer que « l'on donne à la santé des enfants tous les soins qu'exige la faiblesse de leur âge, si la nourriture est propre et saine... si les exercices enfin y sont combinés de manière à développer le plus heureusement possible les facultés physiques et morales » (A.D. L768).

56. Les registres municipaux de Vendôme sont conservés à la bibliothèque de cette ville.

57. Ceux qui le font et qui sont inquiétés pour cela — ainsi les maîtres de Selommes et de Meslay au printemps 1797 — peuvent faire d'ailleurs sans difficulté la preuve de leur bonne foi (A.D. T non cotée), en justifiant par exemple leur absence par une maladie dûment constatée.


L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE EN VENDÔMOIS 645

fondamental de son système scolaire, qui ne met au service d'un projet très ambitieux (le remodelage général des esprits !) que des moyens insuffisants, voire dérisoires (notamment en matière de local, de formation et de rétribution des maîtres, d'obligation et de gratuité...). Contradiction fatale, porteuse dès le départ de l'échec qu'un examen quelque peu attentif de la vie de l'école républicaine laisse facilement deviner.

Mais le bilan ne peut s'en tenir à cette conclusion d'ensemble — au demeurant bien prévisible —, ni à ces notations qualitatives, si suggestives soient-elles. Une évaluation plus précise de l'échec s'impose, afin de préciser son ampleur sans doute, mais aussi de déduire de ses modalités quelquesuns des caractères de la société du Vendômois — conformément à l'objectif de cette étude.

III. — L'ÉCHEC DE L'ÉCOLE RÉPUBLICAINE : SA MESURE

Trois approches permettent de mesurer le degré d'échec de l'école républicaine : celle du nombre des écoles, celle de leur fréquentation, celle enfin de l'alphabétisation post-révolutionnaire. Toutes trois convergent vers un même bilan négatif, qui confirme l'impression laissée par l'observation qualitative de cette école.

La première n'est pas facile à mettre en oeuvre, du fait de la confusion de la documentation, qui mêle souvent écoles et sections (alors que normalement une école comprend deux sections — une par sexe) ainsi que maîtres particuliers et maîtres privés ; en outre, le nombre des écoles est une réalité extrêmement fluctuante, et partant malaisée à saisir, par suite de créations et de disparitions incessantes 58. A ces réserves près, on peut cependant établir le pourcentage des écoles effectivement ouvertes par rapport au nombre de celles qui devraient exister si la norme généralement retenue par les législateurs révolutionnaires — une école pour mille habitants — était appliquée. Il apparaît ainsi que de novembre 1794 à mai 1795, ce pourcentage passe dans le district de Vendôme de 52 à 84 % : hausse sensible, liée à l'évidence à l'application du décret Lakanal. Et de mai 1795 à octobre 1800, le même pourcentage s'élève, dans l'ensemble des districts de Vendôme et de Mondoubleau, de 65 à 77 % 59. En même temps qu'ils font apparaître le district de Vendôme en meilleure position que celui de Mondoubleau, ces résultats révèlent une tendance à la hausse. Mais cette conclusion optimiste doit être fortement nuancée : on ne peut tenir pour

58. Deux exemples pris dans le canton de La Ville-aux-Clercs peuvent illustrer ce caractère fluctuant de l'école républicaine (A.D. L766, 767 et 770). A La Ville-aux-Clercs, pas de maître signalé avant juin 1798, date à laquelle un cultivateur, Félix Courtin, devient instituteur ; il démissionne après un peu plus d'un an de service, en mars-avril 1799 ; il est alors rempacé par Nicolas Trouet, qui vient de Vendôme. A Danzé, Dorsemaine, devenu instituteur en juin 1795, abandonne ses fonctions courant 1796, pour devenir garde champêtre ; Danzé retrouve un maître en mai 1797 — c'est Lefèvre — mais celui-ci est suspendu au printemps 1798 ; Dorsemaine reprend du service en septembre 1798, mais il démissionne à nouveau en 1800, et est alors remplacé par Huard.

59. Les indications de nombres d'écoles sont tirées de A.D. L 1696 pour brumaire an III (novembre 1794), L 1355 et L 1834 pour floréal an III (mai 1795) et T non cotée pour vendémiaire an IX (octobre 1800).


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négligeable le fait qu'après plus de six ans de politique scolaire républicaine souvent active, le Vendômois ne soit couvert en écoles qu'aux trois quarts de ce que les législateurs révolutionnaires considéraient comme un équipement minimal.

La même insuffisance se retrouve au niveau de la fréquentation de ces écoles. En dépit des incertitudes relatives au nombre des élèves et à leur assiduité, ainsi qu'au nombre d'enfants scolarisables, il semble légitime de souscrire à l'affirmation des administrateurs du canton de Savigny, selon lesquels « moins du quart des enfants sont offerts à l'instruction ». Cette estimation, qui se vérifie à Villedieu, à la Ville-aux-Clercs, à Droué m — avec partout d'ailleurs une fréquentation masculine supérieure (du double au quintuple) à celle des filles — paraît bien valoir pour l'ensemble du Vendômois rural 61. N'échappent partiellement — et encore ! — à cette médiocrité générale de la fréquentation que les villes : ainsi à Mondoubleau (où le chef-lieu parvient à élever les pourcentages du canton au tiers pour les garçons et au quart pour les filles) et à Vendôme, où il apparaît d'après un document de prairial an II 62 qu'environ les deux tiers des garçons et un tiers des filles scolarisables sont effectivement scolarisés.

L'inachèvement de la mise en place des écoles républicaines, et la médiocrité de leur taux de fréquentation, ajoutés à la brièveté de leur existence, expliquent sans peine qu'elles ne soient pas parvenues à améliorer sensiblement la situation léguée par l'Ancien Régime en matière d'alphabétisation. Un sondage portant sur environ 30 % des mariages célébrés dans le Vendômois en 1812-1815 le confirme 63 : par-delà des

60. Ces •vérifications ont été faites à partir des chiffres de population donnés dans A.D. L 417 (voir note 5) et grâce aux nombres d'élèves figurant dans L 766 et L 767.

61. Toutefois, les renseignements manquent pour les cantons beaucerons de Selommes et Saint-Amand.

62. A.D. L 1696. Il n'est pas facile de cerner le cas de Vendôme. Le document ici utilisé mêle de futurs instituteurs publics à de futurs instituteurs particuliers. A aucun moment, il n'est possible de comparer avec précision les effectifs, donc la fréquentation des deux types d'écoles. La seule certitude en la matière, c'est l'importance de l'enseignement particulier (qui ne se limite d'ailleurs pas aux enfants de la 'salle, puisqu'il y a des pensionnats). Il semble assuré qu'à partir du moment où l'enseignement public a été payant, les écoles particulières l'ont nettement emporté sur les écoles publiques à Vendôme.

63. Le choix des années de ce sondage se justifie ainsi : si l'on admet que l'école républicaine a réellement fonctionné sur le terrain du décret Lakanal (novembre 1794) à la loi Fourcroy (mai 1802), et que tout enfant ayant moins de dix ans en 1794 et plus de huit ans en 1802 (c'est-à-dire né entre 1785 et 1793 — ces années incluses) a pu la fréquenter, on peut poser à partir d'une vérification portant sur la commune de Montoire que 62 % des conjoints, de 1812-1815, étaient en âge de la fréquenter, ce pourcentage passant à 71 % si on remplace la limite de dix ans par celle de douze ans. On ne peut guère espérer mieux compte tenu de la brève existence de l'école républicaine qui laissera toujours subsister, quelle que soit la tranche chronologique adoptée, un certain nombre de conjoints trop jeunes ou trop vieux pour l'avoir fréquentée.

Dans le détail, ce sondage révèle des évolutions contradictoires, et qui se compensent. Ainsi les positions de Vendôme s'améliorent, celles de Montoire reculent. En Petite Beauce, progrès à Nourray et Selommes, recul à Faye et Crucheray. Dans la vallée du Loir occidentale, Naveil (surtout chez les hommes) et Troô progressent, mais Sougé et Ternay reculent chez les hommes — tout en progressant chez les femmes. La vallée de la Braye semble plutôt en recul (Souday, Sargé) de même que la branche septentrionnale de la vallée du Loir (Saint-Hilaire-la-Gravelle, Morée). On verra qu'il s'agit là de régions d'échec de l'enseignement républicain. Le Perche connaît des résultats variables : progrès pour les


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variations locales d'ampleur limitée et qui généralement se compensent, c'est une stabilité d'ensemble indiscutable qui apparaît, dans les villes comme dans les campagnes, dans les régions où l'on signait peu comme dans celles où l'on signait davantage. Après la Révolution, le Vendômois reste la région peu alphabétisée qu'il était avant 1789 M.

Cette conclusion d'ensemble se nuance naturellement des disparités inhérentes à la diversité géographique du Vendômois. Diversité sensible à tous les niveaux du bilan qui vient d'être dressé, et particulièrement à celui de l'implantation des écoles, où deux circonstances permettent de saisir plus nettement son influence.

La première — en fait la seconde en date — se situe au moment de la mise en application de la loi Daunou. A cette occasion, les administrateurs de canton établissent des prévisions d'implantations d'écoles, et leurs intentions constituent un assez fidèle reflet de l'état d'esprit manifesté dans les diverses régions du Vendômois à l'égard de l'école républicaine 65.

Ce sont les cantons beaucerons qui prévoient l'équipement scolaire le plus dense. Sans doute faut-il voir là une réponse à la structure de l'habitat : la Petite Beauce est une zone de villages relativement groupés, de population réduite, et le souci de respecter la réalité villagoise à laquelle on est attaché dans ce secteur 66 a pu conduire à créer une école par village, et donc à élever leur densité par rapport à la population. Mais ces prévisions favorables à l'école républicaine correspondent sans doute aussi à la persistance d'un état d'esprit favorable à l'école, tel qu'il existait déjà sous l'Ancien Régime, comme l'attestent les cartes d'alphabétisation pré-révolutionnaire.

Vers le nord-ouest, dans le Perche, la densité d'écoles prévues s'abaisse progressivement. Marque d'un désintérêt pour l'école ou effet d'un prudent réalisme prenant en compte les difficiles conditions locales, cette timidité

hommes à Fontaine-Raoul — où l'alphabétisation féminine reste nulle —, progrès pour les femmes à Droué — mais recul pour les hommes.

Globalement, les communes retenues pour ce sondage représentent 33 % de la population du Vendômois, et les résultats y sont meilleurs que ceux de la région, du fait de la présence des deux villes de Vendôme et Montoire. Pendant les ans IX à XII, le pourcentage de signatures y est de 44,8 % chez les hommes, 32,3 % chez les femmes. En 1812-1815, il passe à 43,5 % chez les hommes (— 1,3 %) et à 34,6 % chez les femmes (+ 2,3 %). C'est à partir de ces conclusions d'ensemble qu'on peut parler de stabilité — étant entendu qu'il est difficile d'accorder, au vu de ce seul sondage, une importance significative au progrès — léger — manifesté au niveau de l'alphabétisation féminine.

64. Cette lettre confidentielle du sous-préfet de Vendôme au préfet du département, écrite en décembre 1812 au sujet de la nomination des maires le confirme :

« Je dois vous observer, Monsieur le Préfet, que nombre de communes n'offrent pas de sujets propres aux fonctions administratives, et que c'est cette considération qui m'a déterminé à en conserver qui ne réunissent peut-être pas toutes les qualités possibles pour être maire. Par exemple à Huisseau, à Houssay, à Espéreuse, à Fontaine, au Rouillis, à Tréhet, à Villavard et dans nombre de communes de cette faible population, où l'on ne trouve pas, souvent, deux habitants sachant lire et écrire » (A.D. 3 M 40).

65. Les prévisions des administrations cantonales (à l'exception de celles de La Ville-auxClercs et du Gault-du-Perche, qui manquent) figurent sur les tableaux de A.D. L763. C'est à partir de ces tableaux qu'a été établie la carte 15 qui les résume.

66. C'est ce que montre l'exemple de la commune de Françay, proche du canton de Saint-Amand (A.D. L763).


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des prévisions, qui en fait procède très vraisemblablement des deux causes à la fois, n'est pas de nature à améliorer la situation scolaire du Perche, déjà peu brillante en 1789.

Les prévisions des cantons du sud du Vendômois peuvent sembler assez voisines de celles de la région percheronne. Mais elles appellent une interprétation toute différente : dans cette zone de vallées où les communes sont assez grosses, et la circulation beaucoup plus facile, la modération des projets d'implantations est plus la réponse à des conditions géographiques meilleures que le témoignage d'un moindre intérêt pour l'école.

Avec la mise en application du décret Lakanal, c'est un autre aspect de la scolarisation républicaine qui s'offre à l'analyse : non plus cette fois les projets, mais les réalisations effectives — à savoir les sections effectivement ouvertes en floréal an III, c'est-à-dire environ six mois après la promulgation du décret 67.

La carte des implantations de sections-garçons 68 rappelle d'une manière saisissante celle de l'alphabétisation masculine pré-révolutionnaire 69. Seules des nuances les distinguent : ainsi pour la vallée du Loir, au moins aussi alphabétisée que la Petite Beauce, alors qu'elle apparaît un peu en retrait au niveau de l'équipement scolaire — mais on a vu comment la structure de l'habitat pouvait rendre compte de ce phénomène ; ainsi encore pour le canton de Villiers (en meilleure position sur la carte des écoles que sur celle de l'alphabétisation) et pour celui de Morée (qui connaît la situation inverse). Mais ces nuances n'enlèvent rien à l'essentiel, qui est la similitude frappante rapprochant les deux cartes.

La même similitude se retrouve entre les cartes relatives aux femmes 70. Le canton de Saint-Amand en fournit la plus belle illustration : la spectaculaire carence qu'il présentait au niveau de l'alphabétisation féminine se manifeste tout aussi nettement à celui de la scolarisation républicaine (aucune section-filles !). Même continuité en ce qui concerne la position relativement favorable du canton de Villedieu. Ici encore, les deux cartes ne se distinguent que par des nuances : ainsi, l'équipement scolaire de plusieurs cantons percherons (Mondoubleau, Savigny, Le Gaultdu-Perche, La Ville-aux-Clercs) apparaît-il plutôt en recul, comparé à leur degré d'alphabétisation pré-révolutionnaire. Inversement, et comme chez les garçons, le canton de Villiers améliore ses positions sur la carte des écoles par rapport à ce qu'elles étaient sur le plan de l'alphabétisation.

67. Cf. les cartes 16 et 17 établies d'après les indications figurant dans A.D. L 1355 et L1834. La documentation existante ne permet pas d'établir de cartes semblables pour d'autres époques de la Révolution. Mais les traits qui apparaissent sur celles qui peuvent être établies semblent bien avoir été assez constants pendant toute la période. Sans doute au moment où elles sont dressées, le district de Mondoubleau commence-t-il tout juste à mettre ses écoles en place, et il doit à cette circonstance de donner une image de sous-équipement peut-être un peu forcée. Mais le retard qu'il apporte à appliquer le décret Lakanal constitue à lui seul un indice sérieux d'inertie en matière d'implantations scolaires et doit donc être pris en compte.

68. Cf. carte 16.

69. Cf. carte 6.

70. Cf. les cartes 8 (alphabétisation) et 17 (implantation scolaire).


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Continuité dans l'ensemble, nuances dans le détail : l'analyse comparée de l'implantation des écoles républicaines et de l'alphabétisation prérévolutionnaire débouche sur une géographie scolaire dont l'intérêt dépasse le stade de l'anecdote. Ses grands traits — analogie globale entre les deux séries de cartes, scolarisation républicaine active dans le canton de Villiers, inertie qui semble au contraire caractériser à cet égard une zone s'étendant de Savigny et Mondoubleau à Morée — fournissent en effet un précieux point de départ pour essayer d'interpréter les rapports de l'école avec la société qui l'englobe.

IV. — L'ÉCHEC DE L'ÉCOLE : ESSAI D'EXPLICATION

En dehors de ses innombrables difficultés matérielles, c'est naturellement à son caractère politique qu'on songe pour expliquer l'échec de l'école républicaine. Création révolutionnaire, celle-ci tire de son origine une coloration idéologique précise, sensible on l'a vu dans tous les aspects de son organisation et de sa vie quotidienne, sensible aussi dans les conditions de recrutement et de destitution de ses maîtres comme le montrent les affaires Busson et Lefèvre. Or, une telle coloration est bien perçue par les populations du Vendômois, aux yeux desquelles l'école de la République, en se dressant face à celle de l'Ancien Régime, est devenue un élément important des luttes politiques, souvent vives dans cette région où les vagues soulevées par l'insurrection de la chouannerie n'arrivent, dans bien des cas, qu'à peine atténuées. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer, pour les comprendre, les attitudes de refus opposées à l'école républicaine, telles que celles qui se font jour au sujet des manuels scolaires.

Il est vrai que ces derniers, élaborés à l'époque de la Révolution la plus extrême, apparaissent très avancés au moment où ils sont mis en usage, en pleine réaction thermidorienne 71. En outre, leurs titres (Catéchisme Républicain, Évangile Républicain...) peuvent bien avoir été inspirés par de hautes considérations philosophiques, ils n'en ont pas moins une allure provocatrice, et c'est cette dernière qui est reçue au village. Témoin cette lettre adressée en mars 1798 par Le Blond, instituteur à Souday, au commissaire du Directoire exécutif près de l'administration municipale du canton de Gault :

« Citoyen — D'après vos ordres, je me suis enquêté à plusieurs des pères et mères de mes élèves pour le changement des livres ; ils m'ont tous

71. C'est qu'ils ont été rédigés à la suite d'un concours lancé en pluviôse an II (janvier 1794) par la Convention, désireuse de pourvoir les écoles républicaines (qui, jusque là, utilisaient toujours les livres d'Ancien Régime) de manuels plus conformes à l'esprit révolutionnaire. Les délais de préparation expliquent la mise en usage tardive de ces ouvrages — et donc leur déphasage politique (sur ce point, cf. M. GONTARD, op. cit.). Ce problème des livres n'a pas qu'une dimension idéologique. Il a également une composante économique, et il est assuré que dans de nombreux cas, l'absence de moyens a notablement contribué à empêcher ou retarder leur adoption. Ainsi, l'administration de Morée signale-t-elle en janvier 1799 à celle du département que les enfants manquent « de livres républicains et n'ont que quelques alphabets de différentes façons, chacun les faisant faire à leur idée, et les imprimeurs n'en voulant pas faire à leur exemple, de peur de n'être pas remboursés de leurs dépenses» (A.D. L760).


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répondu : puisque cela est ainsi, nous trouvons nos enfants assez savants, nous vous les retirons sur le champ (...) En conséquence, je vous donne ma démission d'instituteur... » 71.

Le seul projet de mettre en usage les livres républicains à la place des livres d'Ancien Régime utilisés jusque-là suffit donc à vider l'école de tous ses élèves. On ne saurait mieux dépeindre la répulsion éprouvée pour ces ouvrages, répulsion qui se retrouve, dans un contexte tout différent il est vrai, à Vendôme, au début de l'été 1798, à l'occasion des visites d'écoles particulières ordonnées dans le cadre de la réaction républicaine postfructidorienne. En général, les maîtres inspectés présentent les ouvrages réglementaires : divers indices donnent cependant à penser qu'ils ne les utilisent pas. Ainsi, Hyacinthe Chereau possède bien le Catéchisme Républicain. Mais il précise que pour satisfaire les parents, il fait lire les enfants dans l'Évangile et l'Ancien Testament. De même Molineuf déclare-t-il, tout en présentant les manuels républicains, qu'il utilise les livres chrétiens à la demande des familles. En outre, le livre de la Constitution qu'il détient révèle à l'examen contenir à la fin « des or émus et des instructions pour faire une bonne confession et une bonne communion ». Devant l'étonnement des représentant de la municipalité, Molineuf se déclare le premier surpris de cette particularité, et affirme avoir été trompé par le libraire 73. C'est à tout le moins la preuve que des livres truqués sont vendus à Vendôme... et qu'il y a bien de véritables attitudes de refus face à l'orientation idéologique donnée par la République à l'école.

En posant aux administrateurs locaux plusieurs questions sur l'accueil fait dans leur canton à l'école républicaine et à ses aspect politiques, l'enquête de vendémiaire an VI (automne 1797), permet de mesurer l'ampleur de ce refus à travers les diverses régions du Vendômois 74.

C'est incontestablement dans les cantons du Perche proprement dit (Mondoubleau et surtout Le Gault-du-Perche et Droué), que l'échec est le plus catastrophique — un échec que les administrateurs avouent sans détour. Sans émotion non plus, et cela vaut d'être souligné : dans cette zone où l'école républicaine n'est pratiquement pas parvenue à s'implanter, ils se bornent à constater le fait, sans un mot pour le déplorer. Effet d'un

72. A.D. L771. Le même jour, l'institutrice de Souday écrit une lettre identique à la même administration de canton. Et elle est tellement dégoûtée du refus des parents qu'elle trouve — de même que son collègue masculin — un prétexte pour se dispenser d'aller à la fête de la Jeunesse, qui a lieu le lendemain au chef-lieu.

73. A.D. L 768.

74. Parmi les questions de cette enquête les plus révélatrices, on peut citer celles-ci : « Les suggestions du fanatisme ont-elles nui au succès de ces écoles ? Comment

l'avez-vous combattu ? Par quelles instructions avez-vous éclairé vos administrés ?

« Les élèves ont-ils récité ou écrit la déclaration des droits et des devoirs, l'acte constitutionnel ?

« La Constitution et les livres républicains sont-ils connus dans ces écoles ?

« Qu'avez-vous fait pour vaincre la négligence des parents ou leur insouciance sur l'éducation, dont leur titre leur fait une dette envers leurs enfants ? »

Les réponses de tous les cantons sont conservées dans A.D. L765 — sauf celles de Villiers, Selommes et La Ville-aux-Clercs, qui manquent. Pour ce dernier canton, le recours aux enquêtes de l'été 1798 (A.D. L 766) et de l'automne 1798 (A.D. L 767) permet de suppléer à la lacune de L765.


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découragement total ou marque d'un tempérament réactionnaire, peu importe au fond. Ce qui compte, c'est que l'école républicaine a si profondément échoué qu'elle ne trouve plus de défenseurs, même au sein du personnel politique local qui normalement devrait la soutenir.

La situation est bien meilleure dans le sud du Vendômois, tant dans la vallée du Loir (de Vendôme à Villedieu) qu'en Petite Beauce (SaintAmand). Sans doute, la qualité pédagogique des écoles de cette région n'estelle pas parfaite. Du moins y ignore-t-on les « suggestions du fanatisme », et il n'est pas nécessaire d'y vaincre la négligence des parents, puisqu'elle n'existe pas. Somme toute, une école acceptée — et on comprend mieux, ainsi, la bonne tenue du canton de Villiers sur les cartes d'implantation scolaire républicaine.

Il n'en va pas de même dans la troisième zone, qui court entre les deux précédentes, de Savigny à Morée en passant par La Ville-aux-Clercs : l'accueil réservé par la population à l'école républicaine y est franchement hostile. Sans doute, et contrairement à ce qui se passe dans le Perche septentrional, les autorités s'efforcent-elles de lutter contre un tel état d'esprit. Mais c'est en vain qu'elles s'épuisent à le faire, et leurs réponses à l'enquête laissent transparaître une certaine lassitude. Savigny évoque « le dégoût des campagnes pour l'instituteur républicain » et précise que l'utilisation des nouveaux manuels « discréditerait encore ici l'instituteur ». A Morée, on avoue qu'il y a eu des « suggestions de fanatisme » dans les écoles, et on explique l'échec de ces dernières par le «peu d'estime (des parents) pour la République». De telles conditions rendent évidemment bien compte de l'inertie évoquée plus haut en matière d'implantations scolaires dans cette région.

L'influence des facteurs politiques sur les caractères de la scolarisation républicaine ne peut donc être niée : ces facteurs sont pour l'essentiel responsables des nuances qui distinguent les cartes d'alphabétisation prérévolutionnaire et celles d'implantations d'écoles pendant la Révolution. Mais leur rôle ne doit pas être exagéré car il ne s'étend guère au-delà de ces nuances. Rien ne le montre mieux que la comparaison entre nos deux séries de cartes et leur analogie d'ensemble : elles sont en effet, aux quelques différences près, évoquées à l'instant, le calque l'une de l'autre

— et non pas le négatif comme ce devrait être le cas si les facteurs politiques étaient déterminants. Cela revient à dire qu'une meilleure implantation de l'école d'Ancien Régime n'a pas gêné le développement des institutions scolaires républicaines ; peut-être l'a-t-elle même sans doute favorisé. Par-delà les clivages politiques, nés de la Révolution, s'en révèlent donc d'autres qui distinguent des milieux (géographiques ou sociaux) inégalement favorables à l'idée scolaire. De ce point de vue, il apparaît que l'école républicaine n'échoue pas seulement à cause de son caractère républicain ; dans bien des cas, elle échoue simplement en tant qu'école

— et son échec rejoint celui qui avait frappé avant elle l'école d'Ancien Régime.

Il n'est pas surprenant, du reste, que les deux écoles connaissent le même sort. D'abord parce qu'elles se développent dans le même milieu, et se trouvent donc confrontées aux mêmes difficultés matérielles, souvent évoquées déjà (pauvreté de la population, travail des enfants, problèmes


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de circulation...). Cependant, s'en tenir à cette explication serait verser dans un déterminisme excessif. Ce serait surtout négliger le fait, qu'en plus de leur échec, les deux écoles partagent beaucoup d'autres points communs : au-delà de leur opposition idéologique, fondamentale sans doute, mais qui ne les caratérise pas à elle seule, elles apparaissent en effet étonnament semblables dans leur organisation et dans leur pratique quotidienne. Cela se vérifie aussi bien au niveau des maîtres (catholique, de bonnes vie et moeurs et capable dans un cas, républicain, de bonnes vie et moeurs et capable dans l'autre) qu'à celui de leur pédagogie : tous deux pratiquent la même méthode individuelle devant des élèves aux sexes rigoureusement séparés et soumis en principe à une discipline sévère. Et ils donnent, l'un comme l'autre, une finalité doctrinale à leur enseignement : le premier affiche les voeux pieux des fondateurs dans sa classe, le second placarde les textes constitutionnels ; le maître d'Ancien Régime est sacristain, emmène ses élèves à la messe : on a songé un moment à faire du maître républicain un secrétaire de mairie, et il conduit les enfants aux fêtes laïques instituées par le nouveau régime. La Révolution a pu modifier le contenu de l'enseignement (au niveau des lois au moins), elle n'en a pas modifié le contenant, elle n'a pas imaginé — concrètement — une structure scolaire nouvelle.

Un dernier trait rapproche les deux écoles, et ce n'est pas le moindre, dans la mesure où il constitue incontestablement une des principales causes de leurs difficultés. L'une et l'autre apparaissent en effet le plus souvent, aux yeux des populations rurales qu'elles visent à atteindre, comme une institution étrangère, véhiculant une culture élaborée ailleurs, la culture de l'écrit, celle des élites cléricales ou urbaines. Et une culture dont l'intérêt échappe à des gens qui ne voient son utilité ni dans leur travail quotidien, qu'ils ont effectué jusqu'alors sans son secours, ni en vue d'une éventuelle promotion sociale dont le plus souvent ils n'ont ni l'espoir, ni même l'idée — et pas par cette voie en tout cas.

De cette indifférence populaire à l'égard de la culture écrite, les témoignages abondent. Dans les registres d'état-civil, il n'est pas rare de voir un père signer un acte de mariage alors que le marié — son fils — déclare ne pas savoir le faire : c'est la preuve que le père n'a pas jugé utile de transmettre — ou de faire transmettre — à son enfant ce rudiment élémentaire de l'écriture qu'est la signature. De même les archives judiciaires révèlent-elles des comportements significatifs 75 : ainsi, lorsque des parents sont réunis en conseil de famille afin de pourvoir des mineurs d'un tuteur ou d'un curateur, il arrive que leur choix se porte sur un oncle ne sachant pas signer, alors que d'autres oncles savent le faire. En procédant de cette manière, ils manifestent clairement qu'à leurs yeux, savoir lire et écrire n'est pas une présomption d'efficacité dans la défense des intérêts de ces mineurs. Pareilles attitudes, qui ne sont pas rares, soulignent le décalage considérable qui existe entre le monde rural et la culture que l'école apporte, et qu'elle représente. Or. au xvrn' siècle, au

75. Exemples tirés des archives de la justice du comté puis marquisat de MontoireQuerhoent au xvme siècle (A.D. B non cotée).


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moment où l'école d'Ancien Régime d'abord, celle de la République ensuite, entreprennent d'acculturer les masses rurales, elles le font dans un esprit qui tend encore à accroître cette distance.

C'est à l'évolution de l'Église qui la contrôle que l'école d'Ancien Régime doit cet esprit. L'Église du xviir siècle est en effet traversée par des courants variés (celui de la Contre-Réforme et du Jansénisme, qui se diffusent alors massivement dans les campagnes ; dans une certaine mesure aussi celui des Lumières) dont l'influence la conduit à rationaliser certains aspects des pratiques religieuses dans un sens sans doute plus conforme à la stricte orthodoxie, mais souvent peu apprécié de populations rurales attachées à leur traditions. Le diocèse de Blois, dont dépend la plus grande partie du Vendômois, constitue un bon exemple à cet égard : l'évêque, Thémines, y épure en effet radicalement certains aspects du culte, notamment les pèlerinages, et il s'attire par là de vives résistances de la part de ses ouailles. Pareil état d'esprit ne reste évidemment pas sans effet au niveau de l'école, qu'il contribue à éloigner de la masse rurale 76.

Pour le faire par d'autres voies, l'école républicaine n'en entretient pas moins, elle aussi, une distance considérable entre certains aspects de son enseignement et les populations qu'elle entend toucher. Ainsi, les textes constitutionnels inscrits à son programme ne sont-ils pas incompréhensibles que pour les enfants : leurs subtilités juridiques échappent complètement aux préoccupations d'un paysan du xvnf siècle.

De même le système métrique, mis sur pied par les assemblées révolutionnaires et que les écoles républicaines s'efforcent de diffuser : il peut bien constituer un instrument commode et utile au moment où l'unification économique du pays qui s'amorce va conduire à une multiplication des échanges exigeant un système de mesures simple et identique sur tout le territoire national. Aux yeux des ruraux, dont l'univers est le plus souvent limité à l'horizon local, ce nouveau système n'a pas d'intérêt et il apparaît même déracinant, puisqu'il tend à se substituer à un système ancestral dans la complexité duquel ils se retrouvent fort bien.

Le déracinement est encore plus marqué avec le calendrier républicain, que l'école mise en place par la Révolution contribue à diffuser, ne serait-ce que par son organisation. En effet, en faisant disparaître toutes les fêtes — et les dimanches — qui, traditionnellement, rythmaient la vie rurale (de Noël à Pâques, de la Saint-Jean à la Toussaint...), le nouveau calendrier s'attaque à des rites multiséculaires dont la signification n'était pas seulement religieuse, mais s'inscrivait au plus profond des traditions et de la culture paysannes 71. Comment s'étonner, dès lors, des attitudes de refus

76. Cependant, les documents utilisés ne sont pas très loquaces à cet égard — il est vrai que les archives religieuses n'ont pas été consultées — et concernent principalement Vendôme on y voit par exemple les Ursulines décider au cours du XVHF siècle de fermer leur école au moment du Carnaval, afin d'éviter que les débordements de la fête viennent perturber la marche de leur établissement. Ce souci de séparer la vie extérieure, représentée par la fête, de celle de l'école, est symptomatique.

77. Dans ces conditions, les références rurales ou agraires dont se pare le calendrier républicain apparaissent dérisoires et ne font qu'ajouter un air de paradoxe aux initiatives prises par la Révolution dans ce domaine : elles n'enlèvent rien à son caractère artificiel et n'évitent pas que son utilisation soit toute de commande (cf. supra la manière dont les municipalités de canton présentent les dates de vacances scolaires).


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manifestées à l'égard de l'école républicaine par la société rurale du Vendômois ?

École et société, tel est bien le rapport fondamental — celui qui commande les conclusions de cette étude. L'école, en effet, renseigne sur la société qui la reçoit. En Vendômois, elle souligne avec force les contraintes matérielles de toutes natures qui pèsent sur l'existence quotidienne de la population; et elle met à jour des comportements culturels qu'il serait difficile d'appréhender avec autant de précision par d'autres voies : ainsi l'avantage des artisans (par rapport aux paysans) et des hommes (par rapport aux femmes) en matière d'alphabétisation et de scolarisation; ainsi, encore, l'accueil meilleur réservé à l'esprit des Lumières (dont l'école est le vecteur) par les villes que par les campagnes, par les vallées que par les plateaux, par la « plaine » beauceronne que par le bocage percheron. Ces caractères sont d'autant plus notables qu'ils ne concernent pas seulement l'école républicaine, mais qu'on les retrouve trait pour trait chez sa devancière d'Ancien Régime. C'est dire leur enracinement, qui appelle d'autres analyses, régressives, pour mieux les cerner et éventuellement préciser leur origine.

Mais l'école ne se borne pas à témoigner sur la société : elle cherche aussi à la transformer. A cet égard, l'expérience révolutionnaire s'inscrit dans la longue entreprise menée par les élites pour pénétrer le monde rural et y introduire leurs valeurs — une entreprise dont elle ne marque pas le début, mais dont elle constitue un temps fort. Que dans cet effort, l'école républicaine ait échoué, au moins provisoirement, en Vendômois comme ailleurs 78, n'est pas douteux : dépourvue de moyens, brève et tardive, brutale et maladroite, ayant encore contre elle le décalage considérable qui la sépare des milieux qu'elle vise à atteindre, elle accumulait trop de handicaps pour pouvoir espérer les surmonter. Encore convient-il d'observer qu'une génération plus tard l'école de Guizot est déjà mieux acceptée et qu'à la fin du XIXe siècle, celle de Jules Ferry réussit là où ont échoué celles de Lakanal et de Daunou. C'est qu'entre temps, une mutation décisive est intervenue : quand et dans quelles conditions ? Il appartient à une autre enquête de le préciser — et d'établir par quel processus les comportements culturels révélés par cette étude ont pu évoluer jusqu'à permettre le démarrage décisif du siècle suivant. Nul doute qu'une telle enquête contribue, comme les analyses régressives suggérées plus haut, à améliorer notre connaissance des populations du Vendômois en cette époque charnière où la région commence à basculer — à l'image de toutes les campagnes françaises — du monde rural traditionnel dans notre monde moderne.

Jean VASSORT.

78. De fait, l'échec n'est pas propre au Vendômois. Cf. M. GONTARD (op. cit.), et A. PROST qui écrit dans L'enseignement en France, 1800-1967 : « La Révolution n'a pas les moyens de sa politique (scolaire) : le résultat est un échec ».


COMPTES RENDUSRobert

RENDUSRobert L'Europe « absolutiste ». Raison et raison d'État, 1649-1775, Paris, Fayard, 1977, 402 pages.

Ce livre, destiné à former le troisième volume d'une histoire de l'Europe éditée en Allemagne, et ici traduit en français, ne doit pas tromper. Il ne s'agit ni seulement d'une synthèse — une de plus — d'histoire européenne élaborée à partir d'une impressionnante bibliographie, ni seulement d'une histoire comparée. Comme pour quelques-uns de ses ouvrages antérieurs, Robert Mandrou a effectué, pour une période relativement bien connue, une lecture nouvelle fondée sur plusieurs campagnes de recherches (celles-ci ont été menées essentiellement en R.D.A. et R.F.A.). L'exercice de cette discipline d'historien produit ici un double résultat. Il permet de saisir la spécificité de la réalité et de la pensée politique de l'Europe des xviT et xyin* siècles, et de traiter cette même réalité en historien contemporain. La réalité politique en 1649, c'est celle que viennent de consacrer les traités : le rêve médiéval de l'Empire est bien fini ; s'affirme pour de longs siècles, l'existence d'États nationaux, États monarchiques, à quelques exceptions près.

Par ailleurs, savants, juristes, libertins, mais aussi rois et princes s'appliquent à connaître et comprendre les particularités de chaque nation et les meilleures formes de gouvernement. Tous ne sont ni très puissants, ni très connus. Sait-on qu'au milieu du XVIIe siècle, un petit prince allemand, le duc Auguste de Braunschweig — Wolfenbuttel, entretient des correspondants « ...dans plusieurs capitales et particulièrement à Paris... », correspondants qui ont « ...charge de lui procurer toutes sortes de livres et de manuscrits susceptibles de l'éclairer sur le devenir de la France dans les derniers siècles » ? (p. 20). D'emblée, se trouvent donc au coeur du livre, les deux créations de l'histoire européenne de l'époque moderne : l'État et la Raison.

Quant à l'unité de la période étudiée — 1649-1775 — elle tient au jeu qui s'établit entre les deux États monarchistes les plus anciens, tous deux candidats à l'hégémonie vers 1700, et le reste de l'Europe. La France et l'Angleterre, soit par la force des choses, soit par l'effet d'une volonté délibérée, se présentaient avec des succès divers comme des modèles au moins jusque vers 1775, date à laquelle ces modèles ne fonctionnent décidément pas ou plus. Alors la réflexion politique prend d'autres références.

Cette problématique, fourme par ce que la vie politique et intellectuelle de l'Europe de l'époque moderne a de plus caractéristique, est traitée par Robert Mandrou d'une façon beaucoup plus ample, notamment à l'aide d'une documentation qui ne relève pas toujours directement ni du domaine politique, ni du domaine culturel. Ainsi l'auteur souligne l'écart entre l'idée d'un progrès linéaire de la raison et de l'humanité raisonnante — idée qui s'impose comme une évidence aux esprits cultivés des XVIIe et x\llle siècles — et l'histoire concrète de ces mêmes États. Refusant tout idéalisme historique, Robert Mandrou montre que les transformations des États européens résultent au total d'un mouvement dialectique « ...où entrent en jeu toutes les forces vives qui s'équilibrent dans une société donnée...» (p. 14).

La composition du livre combine donc dans une succession chronologique, les éléments fondamentaux du sujet (lre partie : Raison et raison d'État, 1649-1713/1715, 2e partie : Raison, raison d'État et tradition, 1713/5-1744. 3e partie : La Raison serait-elle raison d'État ? 1744-1775) et la progression s'organise à partir de deux notions : la notion de modèle, la notion de mouvement dialectique (double mouvement dialectique : entre Raison et raison d'État ; entre rationalité et réalité historique).


COMPTES RENDUS 657

Le mot modèle est ici pris dans son sens le plus simple : c'est l'original dont on peut tirer copie. La notion de modèle, elle, devient opératoire à la condition de distinguer les quatre aspects qu'elle suppose :

1. Les éléments constitutifs du modèle.

2. Les éléments privilégiés dans le modèle.

3. Le modèle se donne comme modèle.

4. Les récepteurs du modèle, ou qui voit le modèle comme modèle.

Les éléments constitutifs du modèle français au xvrr siècle sont bien connus : des structures sociales stables (la communauté rurale, son seigneur et son curé, la noblesse et ses privilèges financiers, le clergé et l'ensemble de ses fonctions) qui tolèrent assez bien deux nouveautés : l'essor urbain et le développement de la bourgeoisie, la création d'une administration dont le recrutement se fait hors la noblesse. Sur un plan plus strictement politique: un centralisme monarchique renforcé.

Mais ce sont avant tout les éléments susceptibles de renforcer la puissance de l'État français, du roi, qui se trouvent privilégiés.

En effet, le modèle se donne comme modèle soit par la diffusion d'images flatteuses (les médailles) soit par la multiplication de formules en latin — comprises par toute l'Europe cultivée — soit par des pratiques spectaculaires et parfois brutales : celles de la diplomatie (appareil d'une impressionnante ampleur) ou de la guerre (les atrocités gratuites commises dans le Palatinat). Peu importe ici le bilan réel des conflits Louisquatorziens, ce qui est remarquable, c'est l'effort pour bâtir, souvent contre toute évidence — Sentper Victor ! — la légende et accréditer auprès des contemporains et de l'immédiate postérité ceci : la « réussite » extérieure a subordonné tout le système absolutiste, la monarchie française est d'abord caractérisée par la puissance de l'État.

A la même époque, les éléments constitutifs du modèle anglais sont tout autres. Des structures sociales très stables tolérant une exceptionnelle mobilité des individus, une monarchie qui, avec Guillaume III, cesse d'être héréditaire ; une classe politique qui impose le respect d'un certain nombre de libertés et diminue pour longtemps la prérogative royale. Autre nouveauté dans le domaine économique : la Banque d'Angleterre, le Bureau de Commerce fournissent au pays les institutions essentielles pour soutenir l'essor colonial en Amérique, Afrique, Indes, où recule peu à peu l'emprise de l'Espagne, du Portugal et même des Provinces-Unies. Tout cela sous le signe de la libre entreprise : Guillaume III lui-même favorise le déclin des compagnies royales à charte monopolistiques au bénéfice des joint stock companies, forme ordinaire de l'association des capitaux à la fin du xvrr 5 siècle.

De tous ces éléments, seul l'élément politique est exemplaire, présenté rationalisé par Locke à la fin du siècle (les dates de publication étant, dans la perspective de Robert Mandrou, plus importantes que celles des rédactions). Ni la puissance économique de l'Angleterre consolidée par les traités de 1713, ni la puissance de l'État anglais renforcée par les guerres anti-françaises de Guillaume et de Anne, ne sont particulièrement valorisées.

A la fin du xvir 5 siècle, deux modèles sont bien proposés à l'Europe :

— l'un s'affirme en termes de puissance de l'État, donc en termes de raison d'État ;

— l'autre se présente comme une organisation rationnelle fondée sur la liberté de l'homme et la nécessité du contrat social : un État selon la raison.

Une relation complexe, parfois déroutante, s'établit entre les modèles et le reste de l'Europe.

En 1715, le modèle français diffusé à grand frais ne trouve pratiquement pas d'imitateur, alors que le modèle politique anglais suscite la curiosité et souvent l'approbation des libellistes des Pays-Bas, des voyageurs étrangers.

Autre situation paradoxale dans les années suivantes : au moment où l'image du modèle français se brouille, où la monarchie elle-même semble abandonner sa tapageuse propagande, l'Europe devient « française » ; par ailleurs, dans la même période, c'est par l'intermédiaire de la France qu'est diffusé le modèle


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politique anglais. Pour tout compliquer encore, force est bien de constater que sur le continent, à peu d'exceptions près, on est moins sensible au modèle politique anglais, qu'impressionné par l'activité des financiers, négociants et diplomates venus d'Angleterre et présents un peu partout.

Dans la période 1744-1775 enfin, la France remet en question peu à peu l'héritage louis-quatorzien au moment où les « despotes éclairés » se font peut-être récepteurs du modèle du Grand Siècle. Si l'Angleterre reste pour tous la grande puissance économique, politiquement, elle « prend le large » et la seule nation qui s'efforce d'appliquer le modèle britannique se situe hors d'Europe et ne peut vivre selon les règles de la société civile qu'au prix d'une guerre avec l'Angleterre elle-même.

Les modèles politiques ne s'exportent donc pas. Qu'en est-il alors, de « l'Europe française », du « despotisme éclairé » ? Se satisfaire d'un simple constat enregistrant la présence d'artistes français dans tous les pays est un peu court pour affirmer l'existence d'une Europe française, nous dit Robert Mandrou. Il faut affiner l'analyse et distinguer, d'une part, tout ce qui, dans les modèles architecturaux et plastiques concerne l'image d'une monarchie absolutiste dans ses principes comme dans ses cérémonies et, d'autre part, « ...les images les plus prégnantes de la culture française, [images] qui appartiennent tout autant aux modes de vie robrns et bourgeois plutôt qu'à ceux de l'aristocratie» (p. 198). En tout cas, pas de simples exportations du modèle français tel qu'il a été défini précédemment. Et ceci tient à plusieurs raisons.

Tout d'abord « ...la réputation des modes de vie à la française — décor, divertissement, costumes et coutumes, langue et oeuvres d'art — a été faite par des hommes qui n'étaient pas directement liés aux institutions ni même persuadés de leur supériorité : par des artistes et des artisans qui travaillent à la commande suivant des normes définies dans la capitale réelle, et non plus au sein de la Cour et des académies royales » (p. 199).

Par ailleurs, les demandeurs de production française sont, par leur situation sociale même, peu aptes à saisir tout ce que le modèle recèle d'expérience. Appartenant pour la plupart à la grande noblesse terrienne, souvent encore pourvus de pouvoirs qui ont en partie échappé à la noblesse occidentale, ces lecteurs d'ouvrages français, ces amateurs de modes parisiennes et de personnels français vivent dans des châteaux, bien installés au milieu de populations soumises. Pourquoi se passionneraient-ils pour les formes de la vie politique des États anglais ou français ?

La francomanie est donc, pour eux, une mode dont il faut préciser le contenu. L'aristocratie européenne, première bénéficiaire de la relative prospérité économique de la première moitié du siècle se distingue du reste de la société en se tournant moins vers la rhétorique artistique de la monarchie absolue que vers celle d' « un ordre, social plus que politique, aristocratique et bourgeois, dont les règles méritent d'être apprises et respectées » (p. 191). Or, cette autre rhétorique exprime une autre rationalité : « celle que les écrivains ne vont pas tarder à proclamer universelle... » (p. 191). Donc, pour ces aristocrates, se confondent « ...bon goût et raison..., raison mais non point la raison d'État, telle que Richelieu, Colbert et Louvois l'ont pratiquée» (p. 187).

Cette dernière proportion pourrait presque s'inverser pour les « despotes éclairés » de la deuxième moitié du xviir siècle. « Les lumières au service de la politique, l'utopie philosophique inspirant le souverain et ses ministres, l'image a séduit... » (p. 233) et, ajouterait Robert Mandrou, l'image a trompé.

1740 : année du tournant de l'histoire européenne : les conflits reprennent, partout, et à des dates variables, les réformes étatiques et sociales vont bon train. Partout l'objectif est simple : renforcer l'appareil d'État, singulièrement les finances publiques, sans rien changer aux structures sociales ; les réalisations difficiles. Comment mener à bien des transformations qui « ...mettent en cause tout l'équipement idéologique de ces sociétés terriennes » (p. 237) ? Le risque certain est de provoquer : « ...un déplacement de nouveaux dignitaires — savants, écrivains publics et enseignants, comptables, juristes — au détriment des cadres traditionnels, c'est-à-dire les clercs » (p. 237).

Faisant comme beaucoup d'autres alors ce « pari sur la raison qui fonde pour


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l'essentiel la foi dans le progrès » (p. 328), les monarques réformateurs demandent aux philosophes la création de schémas et des projets d'une rénovation sociale. Ainsi, pris dans une logique historique et non pas idéaliste, les monarques éclairés créent une des situations les plus paradoxales du XVIIIe siècle : se mettant apparamment au service de la Raison, ils ne rendent la Raison agissante que lorsque celle-ci s'emploie au service de la raison d'État.

La Raison serait-elle raison d'État ?

Lecture achevée de cet ouvrage très dense, on pourra regretter que des contraintes matérielles aient privé le lecteur français de la riche iconographie de l'édition allemande. Restent treize cartes, précieuses sans doute, mais dont le format et l'absence de couleur ne facilitent guère la lecture.

Nicole DEJOUET.

Florence GAUTHIER, La voie paysanne dans la Révolution française, l'exemple de la Picardie, Paris, François Maspéro, 1977, 241 p.

Comme l'indique le titre de son ouvrage, Florence Gauthier, qui se réclame expressément de la problématique marxiste, se propose d'apporter, avec l'exemple de la Picardie, une contribution au débat concernant le problème du passage du féodalisme au capitalisme dans les campagnes, plus particulièrement des voies de développement de celui-ci. La question posée est celle-ci : n'y a-t-il en agriculture qu'une voie de développement du capitalisme, celle qu'a suivie l'Angleterre ? c'est ce que pensent encore la plupart des historiens à la suite des physiocrates, mais cela revient à admettre l'idée d'un « modèle » et conduit à mettre en doute le contenu « bourgeois » de la Révolution française ; ou bien faut-il plusieurs voies possibles, suivant les conditions propres à chaque pays, ce qui permet d'éviter d'ériger en théorie un cas particulier, pas nécessairement le plus caractéristique, mais privilégié par son antériorité même, et de violenter une réalité toujours infiniment plus vivante et diversifiée que tout « modèle » ? Florence Gauthier répond en affirmant l'existence d'une voie « paysanne », voie démocratique reposant sur la petite exploitation et seule « réellement révolutionnaire », parce qu'elle « s'effectue par la destruction totale de l'ancien mode de production » féodal (p. 16) ; elle s'oppose donc aux voies de « compromis », telle précisément la « voie anglaise », qui maintiennent des traits de l'ancien mode de production. A l'intérieur de ce cadre général, Florence Gauthier pose plus précisément la question de savoir si le système agraire communautaire, que la Révolution française a d'abord renforcé, représentait bien un frein au développement du capitalisme, comme on le considère généralement, faisant remarquer que ce système « n'a jamais été une forme de production », mais seulement « le cadre de la production, au sein duquel coexistaient différentes formes de production » (P. 23).

Les problèmes posés, Florence Gauthier analyse, dans une première partie, la « structure sociale des village picards à la veille de la Révolution ». Il en ressort que, dans l'Amiénois au moins, pour lequel seul on dispose de sources précises, c'est un pays d'exploitations moyennes (celles de 5 à 40 ha représentant 60,1 % des terres exploitées), «caractérisé par la faiblesse des extrêmes»: absence des grandes fermes de plus de 100 ha, place réduite des petites exploitations (celles de moins de 5 ha ne représentent que 17,4 % des terres exploitées) ; cependant, 51,3 °/o des exploitants étaient « dans l'incapacité d'atteindre le niveau de cultivateur indépendant » (p. 33). Quant aux groupes sociaux, parmi la paysannerie proprement dite (90,3 % de la population rurale), une différenciation s'était déjà produite au profit d'une poignée de paysans riches (5,2 % de la population rurale), déjà capitalistes. Il est à noter que, pour quinze villages étudiés, on ne trouve que deux exemples de fermes seigneuriales, « constituées par la volonté du grand propriétaire foncier » ; encore, inférieures à 40 ha, étaient-elles loin d'être les plus importantes ; il apparaît donc que, dans le cas de l'Amiénois, « l'initiative du développement venait (...) des exploitants qui constituaient leur grande exploi-


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tation eux-mêmes », à l'inverse du cas anglais, et que la grande propriété foncière d'origine seigneuriale « se trouvait bien souvent reléguée dans un rôle parasitaire de pure rentière traditionnelle» (pp. 49-50). A cette petite minorité de paysans riches, s'opposait une masse de prolétaires non-exploitants (21,1 %) et surtout de paysans pauvres (50 %) ; cependant, parmi ces derniers, ainsi que dans le petit groupe de paysans moyens (17 %), s'était développé «l'idéal de petits producteurs (...) libres et indépendants », c'est-à-dire une mentalité petite-bourgeoise (pp. 51-52). Cette différenciation, malgré tout, n'était pas encore assez poussée «pour empêcher l'unité antiféodale de l'ensemble de la paysannerie» (pp. 52-53).

Dans une seconde partie, sous le titre « La lutte de la paysannerie contre l'expropriation au xvnr 3 siècle », Florence Gauthier expose et explique la résistance de la paysannerie à la double offensive des seigneurs et de la monarchie contre le système communautaire, offensive qui contribua à sceller l'union des différentes catégories paysannes dans un attachement commun à ce système. En effet, malgré une idée généralement admise encore, ce ne sont pas seulement les petits paysans qui bénéficiaient des droits collectifs, mais les paysans aisés eux-mêmes, pour qui ces droits étaient « une nécessité économique (...) pour l'élevage et les fumures » ; ce système d'ailleurs n'avait nullement «empêché le mouvement de différenciation de la communauté rurale» (p. 59).

A vrai dire, si le système communautaire « restait le cadre général de la production agricole au xvnr' siècle en Picardie » (p. 59), les biens communaux y étaient moins importants qu'en d'autres régions : 52 % des villages n'en avaient pas ou les avaient perdus, du fait de leur accaparement par les seigneurs (pp. 6582). Peut-on parler à ce propos de «réaction féodale» à la fin du xvine siècle? Florence Gauthier, prudemment, met d'abord l'expression entre guillemets, car l'offensive seigneuriale contre les communaux avait commencé dès le Moyen Age, au xrV siècle au moins, 1321 à Corbie, 1393 à Offoy ; mais elle ne précise pas, et c'est dommage, si cette offensive s'était accentuée et accélérée à la fin du xvnr 5 siècle — au demeurant, ce n'était pas son sujet. Plusieurs indications en ce sens sont pourtant données : ainsi, c'est en 1732 seulement que fut réglée l'affaire d'Offoy, en 1746-1748 celle de Corbie; surtout, l'effort des seigneurs, au XVIIIe siècle, s'est porté essentiellement sur les arbres par la généralisation du droit de « plantis » à toutes les terres communes, ce qui leur permit « de constituer un véritable monopole sur les bois » (p. 69), à tel point que « la part des revenus seigneuriaux procurée par les bois (...) dépasse 40 % du total de leurs rentes » et que « la superficie des bois tend à dépasser largement celle des terres cultivables » (pp. 78-80). Mais ainsi, au lieu d'organiser rationnellement la production de bois « par de grandes plantations sur leurs propres terres », ils se limitaient à spéculer sur sa rareté et sa cherté, « forme primitive de capitalisme », qui « ne touche pas au mode de production » ; pas davantage ils ne se soucièrent « de transformer la production agricole elle-même » (p. 80), gardant leur caractère parasitaire de rentiers plus que d'exploitants. L'exemple extrême de l'Amiénois n'est sans doute pas à généraliser, mais il semble bien que seule une minorité (peut-on cependant la dire « infime » ?) de grands propriétaires éclairés était préparée à suivre l'exemple de l'Angleterre.

Cette offensive seigneuriale fut, dans l'ensemble, soutenue par la monarchie, dont l'objectif, sous l'influence des conceptions physiocratiques, fut de « détruire le système agraire communautaire et faire entrer l'agriculture dans la fameuse révolution agricole, selon le modèle anglais » (p. 83). En particulier, les intendants poussèrent les communautés à substituer aux pratiques traditionnelles « une solution de type individualiste, l'adjudication au plus offrant » (p. 84), cherchant en même temps à diviser les communautés paysannes. Surtout, une menace directe pesa sur le système communautaire lui-même avec les mesures prises dans les années soixante contre les communaux, en encourageant les défrichements mdividuels à leurs dépens, puis leur partage, et contre la vaine pâture. La paysannerie opposa, dans son ensemble, une résistance tenace à l'expropriation, bien que, « bénéficiaires, à certains égards, de la politique royale », les gros exploitants n'aient pas représenté « l'élément le plus actif de la lutte antiféodale. Ce furent les autres couches de la paysannerie qui, dans leur mouvement, entraînèrent les paysans riches» (p. 127). Ses moyens étaient pourtant bien


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réduits : résistance légale contre les usurpations seigneuriales, mais les procès intentés par les communautés aboutissaient rarement en leur faveur ; actions concrètes, telle l'occupation des communaux usurpés ; résistance passive, directe ou indirecte, contre l'ingérence monarchique, contre les adjudications notamment. Cette résistance de toute façon ne pouvait lui permettre de s'affranchir du régime féodal ; seule une révolution en était susceptible. Cependant, les réformes physiocratiques devaient échouer, en raison de leur inadéquation avec « les intérêts réels des exploitants » (p. 121).

Florence Gauthier reprend alors la question de savoir si le système communautaire était un frein au développement capitaliste et le mouvement paysan en sa faveur un mouvement rétrograde, comme le pensait Georges Lefebvre. Elle fait remarquer que les gros cultivateurs capitalistes avaient « réussi à l'adapter à leurs besoins, à le faire évoluer » (p. 123) ; en fait, « la paysannerie ne s'est pas opposée au capitalisme en général, mais à une forme de capitalisme au profit des seigneurs » (p. 128). C'est en réalité le régime féodal qui constituait un frein au développement de la production capitaliste par les prélèvements qu'il opérait et les usurpations qu'il permettait. On aurait aimé à ce sujet voir précisés d'une part le poids du prélèvement féodal sur le revenu paysan, de l'autre l'importance de la rente féodale dans le revenu seigneurial ; sans doute n'était-ce pas, en soi, le sujet de Florence Gauthier, mais cela aurait permis éventuellement de mieux apprécier et le rôle parasitaire de la classe seigneuriale et le frein que la féodalité représentait pour le développement de la production. Quoiqu'il en soit, avec l'échec des réformes physiocratiques et « l'incapacité des seigneurs à s'adapter aux conditions nouvelles, l'espoir de suivre la « voie anglaise » s'évanouissait et « l'antagonisme entre féodalisme et capitalisme » apparaissait à nu (p. 129) ; ainsi encore, une révolution devenait inévitable.

Aussi bien, contrairement à une théorie complaisamment développée aujourd'hui, selon laquelle le régime féodal n'était plus qu'une survivance, une ombre presque, les paysans le ressentaient-ils bel et bien comme une réalité vivante et oppressive, ainsi que le montrent, s'il en était vraiment besoin, les cahiers de doléances de la Picardie, où la féodalité fut dénoncée, non seulement « dans son caractère barbare et rétrograde », mais précisément « comme un des freins au progrès de l'agriculture et de la production en général » (p. 138), en même temps qu'était revendiquée la récupération des droits usurpés par les seigneurs, voire la reconstitution des communaux disparus ou insuffisants.

Ainsi s'expliquent (3e partie) « le mouvement de réappropriation par la paysannerie de ses moyens de travail pendant la Révolution » par la lutte contre la rente féodale et le monopole foncier des seigneurs et par la « reprise des biens communaux et des droits collectifs », et la « restructuration du système agraire communautaire », à la fois par la récupération des communaux et par « le partage égalitaire des usages et le partage des communaux » (pp. 145 et 147). Florence Gauthier retrace alors comment le mouvement de masse des paysans, unis sur ce point, imposa aux Assemblées révolutionnaires une législation permettant la récupération des biens communaux (lois du 28 août 1792 et du 10 juin 1793), ainsi que la « reprise des droits collectifs », jadis détournés par la monarchie au profit d'une minorité, mais sous une forme démocratique.

L'unité de la communauté rurale, déjà atteinte, se rompit à propos du « partage des biens communaux », partage égalitaire des usages en opposition aux adjudications de naguère et, plus encore, partage des terres communales. Deux conceptions s'affrontaient en effet sur la propriété communale : la première, celle du « bien commun », représentait « un aspect de l'idéologie égalitariste des petits producteurs » ; la seconde, celle du « bien public », répondait à « la conception traditionnelle de la jouissance commune », c'est-à-dire aux besoins des paysans aisés (p. 202) ; cependant, la première, qui « tendait à détruire l'esprit communautaire » et qui exprimait « l'aspiration de l'accès à la possession individuelle et indépendante » des paysans pauvres et du prolétariat rural, portait l'empreinte de la «mentalité petite-bourgeoise nouvelle» (p. 175), «expression la plus radicale de la voie démocratique de développement du capitalisme » (p. 207). La lutte des classes, à la campagne, se déplaça dès lors, opposant, non


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plus la paysannerie dans son ensemble à la féodalité, mais les masses rurales aux paysans aisés. Les premières parurent d'abord l'emporter avec les lois du 28 août 1792 et du 10 juin 1793, avant d'échouer finalement, mais seulement sous le Directoire, qui suspendit puis interdit tout partage (prairial an IV et prairial an V - mai 1796 et juin 1797).

En fin de compte, pour Florence Gauthier, après l'échec de la « voie anglaise », « la voie de développement du capitalisme à la campagne qui se dégagea à l'issue de la Révolution fut une voie démocratique, mais dans son aspect modéré, dans la mesure où elle correspondait principalement aux intérêts des couches supérieures de la paysannerie », en renforçant à leur profit le « contrôle du cadre de la production, le système agraire communautaire », et en leur permettant l'accès à la pleine propriété de la terre ; cette voie démocratique cependant, en raison de l'échec de l'égalitarisme des masses paysannes, garda un « caractère imparfait, partiel, inaccompli » et, si la propriété foncière fut affaiblie, elle ne fut pas évacuée (pp- 210 et 212).

Ainsi, au terme d'une étude fondée sur une documentation précise et rigoureuse, Florence Gauthier conclut-elle en soulignant l'erreur ou du moins le caractère partiel de « la théorie de la voie unique de la révolution bourgeoise » (p. 216). Cette thèse sera, sans doute, discutée, mais on ne peut lui dénier le mérite de la cohérence. On en mesure en tout cas l'ampleur, ainsi que l'intérêt de l'étude de Florence Gauthier, dont on a pu voir par ailleurs la diversité des problèmes soulevés — encore n'avons-nous pu les évoquer tous.

Maurice GENTY.

Denise BOUCHE, L'enseignement dans les territoires français de l'Afrique occidentale de 1817 à 1920. Mission civilisatrice ou formation d'une élite ? Paris, Honoré Champion, 2 vol. 1976, 947 p.

Notre collègue, Denise Bouche, a fait une belle thèse sur la colonisation française, et les spécialistes, qui n'en ont plus tellement l'habitude, ne peuvent que l'en complimenter. Sa documentation lui a été fournie par les archives publiques (Archives du Sénégal et de l'ancien Gouvernement de l'A.O.F. ; Archives d'Outre-Mer, à Paris), complétées par les papiers des Frères de l'instruction chrétienne à Jersey. Elle y a joint les abondantes publications officielles et toute une bibliographie imprimée, où le chercheur trouvera bien des références peu connues. Elle a, ainsi, rassemblé une matière, dont le lecteur constate, à chaque page, la densité.

Le thème choisi obligeait l'auteur à évoquer simultanément plusieurs problèmes. Le principal était celui de l'organisation même de l'enseignement, au Sénégal à partir de 1817 — année où le pittoresque Jean Dard ouvrit la première école française — jusqu'en 1920, année limite de la consultation possible des fonds. Après 1880, à peine un territoire nouveau est-il conquis, qu'une organisation scolaire est implantée. On est frappé par cette volonté de scolarisation, qui inspire les instructions venues de Paris et qui marque les décisions des administrateurs locaux, militaires ou civils. Denise Bouche insiste sur la simultanéité de la constitution de l'A.O.F. en 1903-1904, et de la restructuration de l'enseignement, qui reçoit alors un caractère laïque, conforme aux tendances républicaines, triomphant dans la Métropole. Tout est calqué, d'ailleurs, sur la pratique française, ce qui conduit l'auteur à distinguer les deux ordres d'enseignement, le premier degré et le second degré.

Enseigner c'est, aussi, pratiquer une pédagogie. On suit avec un certain plaisir les détails, parfois humoristiques, sur les efforts pour adapter les méthodes de l'école mutuelle, ou encore sur la transformation de certains militaires en magisters, tout à la fois ingénus et dévoués. Quelques grandes figures dominent cette présentation d'un personnel enseignant inégal. Ainsi, découvre-ton l'action de Georges Hardy, connu par ailleurs pour ses livres d'histoire coloniale. On comprend mieux qu'il ait été choisi plus tard par Lyautey, pour réformer l'enseignement au Maroc. Très vite s'imposa la nécessité de ne pas


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transporter les programmes français, sans les adapter au contexte africain. Citons ce texte de 1907 : « Le programme d'histoire doit s'adapter aux élèves du Sénégal et ne pas être calqué sur les programmes de la Métropole. La plus grande place doit être réservée à l'histoire locale ou régionale, comme on commence à le comprendre en France. (...) Leur raconter l'histoire de leur propre patrie, les intéresser à l'histoire de France par une comparaison aussi fréquente que possible entre les deux pays, insister sur l'évolution économique, les principes de la France moderne et les progrès réalisés dans les idées de justice, d'humanité, d'égalité, dans les sciences et dans les arts mécaniques, tel est l'idéal que doit se proposer un bon instituteur. » (p. 601)

Ce beau texte, pétri de la morale humanitaire contemporaine, traduit bien la finalité profonde de cet enseignement. L'école a été ouverte, en Afrique, dans le contexte du moralisme chrétien de la Restauration et du Socialisme utopique des années postérieures à 1848. Il fallait apporter les bienfaits de la « civilisation » à une population « attardée », « déchue ». C'était la justification de la colonisation. Or, Denise Bouche montre le gauchissement de cet idéal. Deux générations plus tard, on avait formé des cadres, officiers, médecins, prêtres, mais la masse des paysans africains avait été à peine effleurée. Cela explique le soustitre de ce livre. On y voit la marque de la société coloniale même. Les notables français du Sénégal entendaient maintenir leurs enfants dans un univers scolaire protégé des enfants africains. Pour les notables autochtones, l'école paraissait une voie normale de la promotion sociale, de l'intégration dans ce monde français, qui les séduisait. L'accord était donc aisément conclu dès qu'il s'agissait de réclamer l'assimilation scolaire à la France. Mais, les préjugés étaient vifs contre l'envoi des enfants dans des sections techniques. En Afrique du Nord, on observait une même attitude collective.

L'école fut le signe de cette francophilie, tellement forte dans toutes les colonies, pendant longtemps, et que certains auteurs actuels ont tendance à oublier. Pour l'administration, créer un enseignement fut, en définitive, à la fin de l'époque considérée, une décision politique. La fine analyse de la politique de Faidherbe le démontre clairement : Faidherbe voulut rallier les notables musulmans en protégeant l'école laïque ; il voulut rallier les fils des autres notables par l'école des otages et l'octroi de bourses d'études en France ; même les écoles de postes visaient à gagner les petits groupes locaux, éloignés de Saint-Louis du Sénégal.

Nous sera-t-il possible d'énoncer quelques regrets ? L'auteur n'aurait-elle pu regrouper dans une annexe les renseignements biographiques, trouvés dans ses archives, sur les maîtres et les administrateurs de l'Instruction publique ? Quel fut le coût de cet enseignement ? Certes, il est toujours délicat de reconstituer une comptabilité publique, mais on a parfois l'impression que cette entreprise n'eût pas été impossible. Cela eût été un apport à la connaissance des investissements publics dans les colonies. N'est-ce pas l'intérêt des thèses que d'indiquer la voie d'enquêtes nouvelles ? Enfin, on trouve matière à des comparaisons avec la politique scolaire suivie ailleurs, en Algérie notamment, d'où semblent être venus bien des exemples. Mais rien dans ces remarques ne doit faire douter de la valeur profonde de ce livre.

Jacques VALETTE.

Théodore ZELDIN, France 1848-1945. Volume II : Intellect, Taste and Anxiety (The Oxford History of Modem Europe), Oxford, the Clarendon Press, 1977, in-8°, 1.202 p.

Lorsque parut, en 1973, le premier tome de cet ouvrage, plus d'un commentateur, déconcerté par l'impressionisme ou le pointillisme du tableau offert par M. Zeldin, exprima l'espoir que l'oeuvre une fois complétée livrerait, au-delà de l'apparente confusion, les linéaments de cette image que l'on attendait de la France du dernier siècle écoulé. Il est à craindre que ces espérances soient déçues. Après avoir taillé son parcours « à la machete » à travers les 1.200 pages de cette nouvelle forêt vierge, l'explorateur courageux n'aura toujours pas


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trouvé de point de repère ou de sommet d'où prendre une vue d'ensemble du pays parcouru ; pire encore, il aura eu parfois l'impression de tourner en rond.

Il faut être juste : si le dessin de l'oeuvre est difficile à percevoir, le dessein de l'auteur se trouve tout de même assez nettement formulé dans les pages de sa conclusion. Il a voulu, dit-il, affranchir notre histoire de ces cadres conceptuels fabriqués par nos intellectuels dans le but de la rendre compréhensible et instructive ; il a voulu distinguer la réalité du mythe, dégager ce qui fut fait de ce qui fut dit, ce qui arriva effectivement de ce que l'on crut être arrivé. Au heu de considérer les institutions, les catégories sociales, les périodes, traditionnellement étudiées, il a choisi de regarder au ras du sol, de s'attacher aux individus, de décrire leurs attitudes devant le monde et la vie. Et comme il fallait bien donner quelque ordonnance à cette enquête, il a pris le parti de grouper ses découvertes et ses réflexions autour de six thèmes principaux : ambition, amour, politique, vie intellectuelle, goût, anxiété. Les trois premiers ont été explorés dans le tome I, qui a fait l'objet d'un long compte rendu dans cette revue 1. Entre-temps l'on a appris avec plaisir qu'il s'était trouvé un éditeur français pour oser entreprendre de présenter au public une traduction française du monument Zeldin sous le titre général Histoire des passions françaises. Le rythme relativement rapide de cette publication donne à croire que nos lecteurs n'auront pas à attendre trop longtemps pour se faire par eux-mêmes une idée de toute l'originale richesse de la contribution de M. Zeldin. De ce fait, le compte rendu du second tome de l'édition anglaise pourra bien être plus succinct que celui par lequel nous avions cru nécessaire de signaler l'apparition du premier volume.

On voudrait toutefois, pour le bénéfice de ceux qui n'auraient pas encore abordé cette oeuvre, donner une idée de la variété prodigieuse des questions abordées et que l'on n'imaginerait pas au simple vu des titres des chapitres. Ces titres eux-mêmes, regroupés en trois sections, composent déjà une litanie de nature à piquer la curiosité. Les voici :

I. — L'identité nationale - Provinciaux - Attitudes envers les étrangers - Éducation et espoir - Logique et verbalisme - Privilège et culture - Universités.

II. — Le bon et le mauvais goût - Conformité et superstition - Mode et beauté - Journaux et corruption - Science et confort - Bonheur et humour - Boire et manger.

III. — Vies privées - Individualismes et émotions - Soucis, ennui, hystérie - Hiérarchie et violence - Naissance et mort - Religion et anticléricalisme - Technocratie - Gérontocratie - Hypocrisie.

Mais qu'y a-t-il derrière ces titres ? Pour en donner une idée pas trop appauvrie il faudrait presque refaire le livre. Prenons donc seulement au hasard, à titre d'exemple, un de ces chapitres, celui intitulé Vies privées (pp. 765-792). Voici ce que l'on y trouve, au fil des méandres de l'exposé :

Réflexions sur le genre biographique en histoire - Bibliographie des biographies en France - Hostilité de Guizot et de Cousin à rencontre du genre biographique - Défenseurs de la biographie : Sainte-Beuve, Levot, Mignet, Michelet, Renan, Taine, Boissier - Éloges académiques - Biographies religieuses édifiantes - Lavisse biographe du Grand Frédéric - Plaintes d'André Chaumeix contre la vogue des biographies.

Systèmes de psychologie : Adolphe Garnier, Paul Janet, Littré et Robin, Michel Lévy, Becquerel, Claude Bernard, Charles Letourneau - L'étude du cerveau : Gall, Broca, Broussais - Les psychiatres : Pinel, Esquirol, Fabret, Charcot - Découverte des maladies mentales : mélancolie, manie, délire de la persécution, hystérie, hallucination - Usages des analgésiques - Importance nouvelle attribuée au facteur de l'hérédité - La biographie ignore longtemps le travail de la médecine psychiatrique.

Statistique de la folie - Internements abusifs - Catégories sociales des internés - Causes alléguées d'internement.

1. T. XXII (avril-juin 1975), pp. 305-312.


COMPTES RENDUS 665

Dans tous les autres chapitres — et même davantage pour certains — on trouverait un semblable foisonnement de faits et d'observations plus ou moins logiquement amenés. A noter, en particulier, dans plus d'un d'entre eux, de petites esquisses biographiques ; ainsi, dans le dernier chapitre celles de personnages qui auraient été bien surpris de se retrouver côte à côte, sous cette enseigne de l'Hypocrisie : Maurice Thorez, Paul Nizan, Bergson, SaintExupéry, Georges Sorel, Maurras, La Rocque...

Une oeuvre insolite, donc, et qui justifiait peut-être un compte rendu un peu insolite lui-même. Voilà ce que l'on a essayé, plus ou moins maladroitement, de faire sentir. Pour obéir aux lois du genre « compte rendu », il faudrait maintenant équilibrer les louanges par quelques critiques.

Tout ouvrage de cette dimension, imprimé hors de France à plus forte raison, comporte une proportion de mots et de noms écorchés ; par exemple : Larouviguière pour Laromiguière (p. 275), Payrefitte pour Peyrefitte (p. 334, note) ; La Senne pour Le Senne (p. 364), Chevreuil pour Chevreul (p. 480), Milleret de Breu pour de Brou (p. 1013), Talvant pour Talvard (1176), etc. Plus évitable, peut-être, l'emploi fréquent du genre féminin au lieu du masculin dans les adjectifs en al (par ex. humanisme intégrale).

Vu l'immensité des lectures et le caractère subjectif de la démarche de l'auteur, il serait bien vain de lui reprocher de n'avoir pas utilisé tel ou tel ouvrage ; ainsi, dans le premier chapitre, le livre de Georges Weill, L'Europe du XIX' siècle et l'idée de nationalité; ainsi encore, lorsque l'on parle de la vie provençale, les travaux de Maurice Agulhon. On pourrait faire observer que l'expression « Entente Cordiale » ne date pas de 1840 (p. 100) mais se trouve bel et bien sous la plume de Palmerston, le 31 mai 18312. Que le cuisinier Vatel se suicida en 1671 et non en 1602 (p. 732). On pourra s'étonner que parlant des rapports culturels franco-allemands entre les deux guerres, on paraisse ignorer la contribution de Jean de Pange. Qu'en évoquant le mécénat américain en France l'on cite l'achat par Rockefeller de la maison de Pasteur à Dôle, sans souffler mot de l'apport beaucoup plus considérable du même Rockefeller à la restauration du château de Versailles. On pourra contester dix, vingt, cent appréciations, selon son humeur ; tout cela ne compte guère en regard de la richesse de l'apport positif.

La seule critique sérieuse que l'on serait tenté de retenir est celle que l'on suggérait au début de ce compte rendu. M. Zeldin s'est efforcé de mettre en pièces détachées toutes les constructions idéales du passé français : au terme de son travail on se demande s'il n'y a pas trop bien réussi. Les dessins familiers de la mosaïque laborieusement créée par des générations d'historiens français ont été réduits à l'état d'amoncellement informe de petits cailloux de couleurs ; on peut les faire couler avec plaisir entre les doigts, mais on se trouve incapable de les réintégrer dans une structure intelligible. La France de M. Zeldin est un objet d'inépuisables satisfactions pour la contemplation d'un dilettante, elle apporte peu aux réflexions des amateurs d'idées générales, qu'ils soient sociologues, politologues, futurologues ou pédagogues.

Guillaume DE BERTIER DE SAUVIGNY.

Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle histoire de Paris. La Restauration (1815-1830), Paris, diffusion Hachette, 1977, 524 p.

Le volume de la Nouvelle histoire de Paris consacré à la Restauration traite d'une période calme encadrée par deux occupations étrangères et par une révolution. C'est bien ainsi que la voit l'auteur : « une oasis de calme et de féconde activité ; une époque où les Parisiens ont connu, avec quelques réminiscences de la douceur de vivre d'avant 1789, un premier goût des avantages et des maux de la civilisation moderne ». Pourtant, après la Révolution et les longues guerres,

2. Elie HALÉVY, Histoire du peuple anglais, t. III, p. 67.


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l'immigration à Paris reprend, provoquant une croissance de la population dont la ville est « malade » ; thème du livre classique de Louis Chevalier. Sous le calme couve l'orage et le P. de Bertier ne le nie pas. Pourtant, il croit que c'est avec la révolution de Juillet que les symptômes morbides se multiplieront et, en somme, il dédramatise l'époque.

Certes, avec les ouvrages contemporains tels ceux de Parent-Duchatelet émergeant d'une masse de chroniques ou d'articles savants, outre l'admirable recueil de statistiques publié par l'administration du préfet Chabrol, l'auteur peut compter sur les grands livres de Louis Chevalier et d'Adeline Daumard. Mais, à côté, les archives sont éparses et minces. Avec une diligence admirable, le P. de Bertier a poursuivi les quelques lignes d'une pièce d'archives ou d'un journal susceptibles d'apporter une note inédite et ses trouvailles érudites satisferont les connaisseurs.

L'ouvrage comporte trois parties : les cadres, tableau de l'administration au sens large ; les Parisiens, description des habitants ; enfin aspects de la vie parisienne, économie, vie culturelle, religieuse (assez étrangement placée à la suite de Paris s'amuse). Peut-être pouvait-on commencer par les Parisiens pour ensuite aborder l'adniinistration et ne pas séparer les entrepreneurs ou les ouvriers de la vie économique. Mais le plan correspond bien à une idée générale du sujet. La démographie parisienne est quelque peu dépouillée de l'aura romantique dont les travaux contemporains l'ont revêtue. Une ville de 7 à 800 000 âmes, qui croît moins vite que Bordeaux ou Marseille ; peu de recensements dignes de créance, à l'exception de ceux de 1817 et de 1831, ce dernier étant malheureusement sous le signe d'une conjoncture exceptionnelle. A travers le flou des documents, la natalité et le bas de la pyramide des âges sont assez incertains ; il en va de même pour le nombre des vieillards. La forte mortalité est évidente, mais tout tout le reste est faussé par d'incessantes migrations de futures mères, d'enfants (il faut « en rabattre des considérations sur la sexualité exacerbée de la grande ville ») ; de même pour la répartition des sexes. Le « manque de femmes » disparaît après 1830. La population flottante, de 30 à 60 000 personnes selon les années, vient toujours du Bassin Parisien, du Nord et de l'Est. Les provenances du Limousin ou de l'Auvergne attirent d'autant plus l'attention qu'elles sont minoritaires. Les cartes confirment en somme Bertillon et Louis Chevalier. On notera que sur mille filles arrêtées, 134 seulement sont blondes. Le recul relatif des naissances illégitimes après 1825 peut paraître un résultat de la paix, sans y voir comme l'auteur un résultat de l'action moralisatrice du régime. Il est vrai que si le contraire s'était produit, on y verrait sans doute un effet de la crise économique... Paris, ville de métiers, est aussi une « ville d'appointements », ville où l'argent abonde ainsi que les commodités de l'existence et les plaisirs. L'auteur ne pense pas que la baisse des salaires ait été générale. Un long chapitre sur les « classes dangereuses » montre comment, avec la paix, toute une pègre reflue sur Paris.

L'ouvrage donne une intéressante étude des préfets : Chabrol, réhabilité d'injustes critiques, mais dont les grands projets échouèrent. Il est vrai que son Conseil municipal avait le sens de l'ordre financier, mais était aussi très soucieux « d'éviter l'abus de la taxe des pauvres qui pèse sur l'Angleterre ». L'octroi, les taxes indirectes alimentent l'essentiel du budget. Aux préfets de police, beaucoup moins stables, revient la tâche ingrate de contenir la poussée populaire, quatre cinquièmes de la population. Sans grands moyens, avec une garde nationale rétive et une armée mal préparée à cette tâche. Les différents occupants de la rue de Jérusalem sont caractérisés avec bonheur. Dans l'ensemble, ils semblent avoir été impopulaires.

L'urbanisme manque d'ampleur. Le régime poursuit ou achève des projets du siècle précédent et du Premier Empire. On construit et reconstruit beaucoup d'églises — ainsi que la Chambre des députés. Mais quinze années sont trop courtes pour voir aboutir un grand projet en période d'austérité financière. Que de monuments à la gloire de la dynastie demeurés à l'état de projet (statues de Louis XV, Louis XVIII, du Duc de Berry) ! L'essentiel, c'est l'achèvement du canal de l'Ourcq et du canal Saint-Martin, qui assurent le ravitaillement de Paris en eau et la décongestion des ports. Le curage de l'égout Amelot et de la Bièvre


COMPTES RENDUS 667

montrent pourquoi la pureté de l'air est si souvent le thème des études des hygiénistes. L'important, c'est le mouvement de spéculation privée qui anime le bâtiment parisien de 1822 à 1825 et se poursuit vaille que vaille jusqu'à 1830. Déjà quinze quartiers centraux voient leur population décroître, début d'un processus spontané qu'Haussmann accélérera.

Le P. de Bertier ne croit pas que la consommation de viande ait diminué à Paris après la Révolution. Il assure qu'à situation équivalente, le Parisien mange mieux que le provincial. Mais l'étude de l'assistance montre à la fois l'activité et les limites inquiétantes de la charité privée.

L'auteur pense que le régime a favorisé l'industrialisation ; la majorité des entrepreneurs parisiens ne semble pas lui en avoir su gré. Des cartes très utiles montrent la localisation des diverses industries, l'expansion de la métallurgie et de de la chimie. L'insuffisance croissante des ports est démontrée. On note l'apparition du commis de magasin, du calicot, à côté des vendeuses.

Le chapitre Lettres et Arts, outre de précieux renseignements sur les écoles, la librairie et les cabinets de lecture donne des développements neufs sur l'action du mécénat royal pour la réorganisation du musée du Louvre. Parlant des plaisirs de Paris, dès 1825, le déclin du Palais Royal est relevé. Le produit du droit des pauvres permet de mesurer la fréquentation des théâtres ainsi que celle des multiples divertissements, au premier rang desquels se placent les bals. La vie religieuse constitue un chapitre attendu. La Restauration fournit des églises neuves ou remises en état ; elle amorce la relève d'un clergé composé en 1815 de vieillards ; enfin, elle prodigue le concours du monde officiel aux solennités religieuses ; concours d'ailleurs impérieusement requis et qui finira par lasser. Les fameuses missions servent à un affrontement des partis. Le vrai problème est ailleurs : quels étaient les sentiments du vrai public ? L'histoire religieuse de la capitale à cette époque manque de bases. On apprécie d'autant plus l'indication donnée en annexe : la proportion des nouveaux nés non baptisés serait d'un tiers au début de la période. Après avoir fléchi à 23 % en 1823-1824, il remonterait à 46 % après 1830. On est un peu surpris que la vie politique soit traitée sous forme d'éphémérides d'ailleurs pleines d'intérêt. L'auteur, sans doute, a craint de recommencer ce qu'il avait fort bien fait dans des ouvrages précédents. Mais cette forme accentue le caractère événementiel, tire l'histoire vers la chronique. Or, en fin de compte, c'est l'échec du régime à Paris qu'il convient d'expliquer. La manifestation finale d'incompatibilité d'humeur veut être analysée. Ici se précise la tendance implicite dans tout l'ouvrage à corriger des synthèses incomplètes mais à préférer l'analyse aux conclusions globales.

L'illustration est très belle dans son abondance pleine d'enseignements. Les cartes, nombreuses et claires, les diagrammes constituent un des attraits de l'ouvrage. Parfois, on souhaiterait que les légendes indiquent plus clairement les sources documentaires. Personnellement, nous avons beaucoup goûté la série de médailles reproduites, cette histoire métallique de la Restauration évoquant avec ingéniosité et souvent avec charme les fastes modestes de ces quinze années.

Louis GIRARD.

André LWREILLE, De Gaulle, la Libération et l'Église catholique, Paris, Éditions du Cerf, 1978, 147 p.

Parmi les problèmes innombrables devant lesquels le gouvernement provisoire du général de Gaulle s'est trouvé placé à l'heure de la Libération, un des plus épineux fut celui des relations entre la République et l'Église catholique romaine. C'est aussi une des questions qui demeurent les plus mal connues. La diversité et l'ampleur des problèmes posés à la Libération l'ont un peu éclipsée. Les sources, de leur côté, manquaient pour faire la relation d'un épisode qui a une place prépondérante dans l'histoire des relations entre l'État et l'Église dans notre pays. Le général de Gaulle n'aborde pratiquement pas cet aspect dans ses Mémoires de guerre. Trois colloques récents à Grenoble (1976), Lille (1977)


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et Lyon (1978) sont heureusement venus ranimer l'attention sur cette question. Et voici enfin, avec ce livre, un témoignage de toute première main. Professeur à l'Université de Poitiers, le futur doyen Latreille fut en effet chargé en novembre 1944 des fonctions de conseiller ecclésiastique du gouvernement provisoire. Il occupa le poste de Directeur des cultes jusqu'en août 1945. Ses convictions gaullistes anciennes, sa qualité de membre du Comité de Libération de la Vienne le qualifiaient pour ce poste difficile, comme ses travaux sur le Concordat de 1801 et le renouvellement de l'épiscopat gallican par l'accord entre Bonaparte et Pie VII.

Les problèmes qu'il eut à affronter étaient particulièrement délicats. En premier lieu, celui de l'épuration du haut personnel ecclésiastique, première des préoccupations du gouvernement. L'approbation souvent voyante du régime défunt, le silence conservé par l'épiscopat de France en face d'atteintes portées au droit des personnes et des consciences avaient créé, localement, à la Libération des situations très délicates et provoqué le réveil des passions religieuses. André Latreille eut à travailler dans des conditions très précaires : absence de moyens matériels, manque d'archives, précarité des renseignements et des informations. La liste officieuse des épurations qui lui fut soumise représentait tous les cardinaux et une grande partie des évêques. L'idée d'un renouvellement global ou très large de l'épiscopat apparut au conseiller ecclésiastique du gouvernement comme chimérique, tant pour des raisons intérieures qu'extérieures : l'impossibilité d'obtenir de Rome son approbation. Ne restait que l'éventualité de faire admettre par le Vatican quelques mesures symboliques de remplacement, comme nécessité politique et morale. Il restait à convenir des moyens de cette « épuration ». La voie canonique apparut inévitable ; encore l'obstacle devait-il être levé de la présence d'un nonce, Mgr Valerio Valeri qui avait représenté le Vatican auprès du gouvernement de Vichy et dont le général de Gaulle exigeait le rappel alors qu'il conservait toute la confiance de Pie XII. La nomination de Mgr Roncalli, futur Jean XXIII, permit finalement de débloquer la situation cependant que des rapports précis émanant des commissaires de la République permettaient enfin (début 1945) à la Direction des Cultes de disposer d'une information sérieuse. Le temps de quelques atermoiements gouvernementaux — il y a tant de problèmes et qui paraissent plus urgents... et en juillet, au terme de négociations conduites par les Affaires étrangères, est enfin arrêtée la liste des dignitaires épiscopaux écartés de leurs sièges : elle est limitée à trois cas. On est bien loin des premières listes de proscription.

La seconde partie du livre est consacrée au « retour à la laïcité républicaine ». Au-delà des problèmes immédiats et transitoires de l'épuration, on pouvait espérer — c'était le voeu secret de l'auteur — l'élaboration d'une véritable politique religieuse susceptible de favoriser le retour à un large consensus national. Sur ce point, la déception devait être cruelle. Les deux mesures qui faisaient le plus question étaient celles des congrégations et de l'école, étroitement liées l'une à l'autre ; occasion pour l'auteur d'un opportun rappel historique sur ces deux aspects essentiels de la vie politico-religieuse de la France des quatre-vingt dernières années. On en resta, pour les congrégations, à la situation incertaine de la fin de la IIP République, d'une « liberté surveillée ». La question de l'école posait avant tout le problème des subventions, si largement pratiquées par Vichy. Les supprimer revêtait la signification d'une politique de monopole, les maintenir risquait d'entretenir l'équivoque. Le conseiller du gouvernement se prononçait pour une formule nouvelle d'aide à l'école libre accompagnée d'un contrôle financier et pédagogique renforcé de l'État. Mais la question scolaire est devenue, déjà, une pierre d'achoppement entre les partis, ceux de gauche soudant leur solidarité précaire par la manifestation d'un esprit de défense de la vieille laïcité républicaine.

De ce livre bref mais riche, écrit avec vigueur, on retiendra outre de nombreuses révélations, un ton particulier auquel on est, en France, peu accoutumé, celui de l'historien narrateur d'une histoire à laquelle il a été lui-même étroitement associé. Cette position se révèle à double face. Elle est riche, d'abord, de désillusions, de ce que l'on porte, de ce que l'on sait, de ce que l'on mobilise


COMPTES RENDUS 669

au service d'une action potentielle, une infime part a la chance de se traduire concrètement. En outre, le pouvoir politique, responsable en dernier ressort, se révèle souvent absent ou hésitant ; il faut comprendre à demi-mot, interpréter, subodorer. Ce pouvoir se révèle aussi terriblement jaloux de ses prérogatives, hanté par la crainte d'être concurrencé sur son propre terrain. Mais une telle expérience — c'est le second versant — s'avère, en même temps que décevante, enrichissante pour l'historien, confronté, in vivo, au domaine du possible, convié à descendre des hauteurs éthérées de l'abstraction pour se frotter à une histoire amère et rugueuse.

Jean-Paul COINTET.


TABLE DES MATIERES DU TOME VINGT-CINQUIÈME (1978)

ÉTUDES

CHARTIER (Roger) et REVEL (Jacques). — Université et société dans

l'Europe moderne : position des problèmes 353

MORINEAU (Michel). — Or brésilien et gazettes hollandaises 3

ROCHE (Daniel). — Négoce et culture dans la France du xviiF siècle .. 375

WAQUET (Jean-Claude). — La ferme de Lombart (1741-1749). Pertes

et profits d'une compagnie française en Toscane 513

NICHOIXS (David). •— Race, couleur et indépendance en Haïti (18041825)

(18041825)

BASTIER (Jean). — Les paysans de Balzac et l'histoire du droit ruai .. 396

BECKER (Jean-Jacques). — « L'été 1914 » de Roger Martin du Gard,

un ouvrage d'histoire ? 213

KESLER (Jean-François). — La Jeune République, de sa naissance au

Tripartisme (1912-1947) 61

POULAIN (Marc). — L'Albanie dans la politique des Puissances, 19211926

19211926 530

MORI (Giorgio). — Métamorphose ou réincarnation? Industrie, banque et régime fasciste en Italie, 1923-1933 (traduction par JeanPierre Filippini) 235

MANOR (Paul). — Factions et idéologie dans l'armée brésilienne :

« nationalistes » et « libéraux », 1946-1951 556

MÉLANGES

MAHN-LOT (Marianne). — Espagne et indigénisme dans le Nouveau

Monde au xvr siècle. (A propos de quelques travaux récents) .. 86

LEMARCHAND (Guy). — Un cas de transition du féodalisme au capitalisme : l'Angleterre 275

FRANÇOIS (Etienne). — Des Républiques marchandes aux capitales politiques : remarques sur la hiérarchie urbaine du SaintEmpire à l'époque moderne 587

LEPETIT (Bernard). — Une création urbaine : Versailles de 1661 à 1722. 604

COTTRET (Bernard). — La France et l'Angleterre en 1665 : de la divergence des modèles de société au travers des témoignages diplomatiques français 619


TABLE DES MATIÈRES 671

MARTIN (Odile). — Prosélytisme et tolérance à Lyon, du milieu du

xvir siècle à la Révocation de l'Édit de Nantes 306

BOISSIÈRE (Jean). — Exploitation et commerce des bois aux xvir et

xvriF siècles dans les pays de la Haute Seine 321

POITRINEAU (Abel). — Les Assemblées primaires du bailliage de Salers

en 1789 419

VASSORT (Jean). — L'enseignement primaire en Vendômois à l'époque

révolutionnaire 625

FINE-SOURIAC (Agnès). — A propos de la famille-souche pyrénéenne

au XIXe siècle ; quelques réflexions de méthode 99

VIGREUX (Marcel). — Des paysans républicains à la fin du Second

Empire : les élections de 1869 dans le Morvan nivernais 443

BARRAL (Pierre). — Deux portraits de « Monsieur Thiers » 470

LEJEUNE (Dominique). — Histoire sociale et alpinisme en France à la

fin du xixe et au début du XXe siècle 111

FLANDRIN (Jean-Louis) et WALL (Richard). — Les caractéristiques de la

famille occidentale et leur ancienneté 476

MAURO (Frédéric). — Le poids de l'histoire et le goût du sang. Quelques ouvrages français sur le Mexique 481

GERBOD (Paul). — L'Université et la littérature en France de 1919

à 1939 129

BERSTEIN (Serge). — L'argent et le pouvoir : à propos de François de

Wendel 487

KASPI (André). — La Libération de la France 145

NÉCROLOGIE DUBIEF (Henri). — Robert Dauvergne (1908-1977) 174

COMPTES RENDUS

LONGEON (Claude). — Une province française à la Renaissance. La vie

intellectuelle du Forez au XVIe siècle (Jean Jacquart) 152

L'Amiral Coligny et son temps (Robert Mandrou) 340

VOGLER (Bernard). — Le clergé protestant rhénan au siècle de la

Réforme (1555-1619) (André Godin) 500

VIGUERTE (Jean de). — Une oeuvre d'éducation sous l'Ancien Régime

(Edouard Gruter) 502

MARAVALL (José-Antonio). — La cultura del Barroco. Analisis de una

estructura historica (François-Georges Pariset) 342

MANDROU (Robert). — L'Europe « absolutiste ». Raison et raison d'État,

1649-1775 (Nicole Dejouet) 656

FRÈCHE (Georges). — Toulouse et la région Midi-Pyrénées au Siècle

des Lumières, vers 1670-1789 (Daniel Ligou) 343

CASTAN (Yves). — Honnêteté et relations sociales en Languedoc,

1715-1780 (Daniel Ligou) 153

LANDES (David S.). — L'Europe technicienne. Révolution technique et

libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos

jours (Jacques Néré) 157


672 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

VOVELLE (Michel). — Les métamorphoses de la fête en Provence de 1750 à 1820, avec la collaboration de Mireille MEYER et Danielle RUA (Roger Chartier) : 506

MERLEY (Jean). — La Haute-Loire de la fin de l'Ancien Régime aux

débuts de la Troisième République (Claude Langlois) 159

GAUTHIER (Florence). — La voie paysanne dans la Révolution française, l'exemple de la Picardie (Maurice Genty) 659

CHARON-BORDAS (Jeanine). — Inventaire des archives de la légation en

France du cardinal Caprara, 1801-1808 (Pierre Caillet) 161

BERTIER DE SAUVIGNY (Guillaume). — Nouvelle histoire de Paris. La

Restauration (1815-1830) (Louis Girard) 666

BAIROCH (Paul). — Commerce extérieur et développement économique

de l'Europe au XIXe siècle (Jean Bouvier) 162

HAU (Michel). — La croissance économique de la Champagne de

1811 à 1969 (Jacques Gras) 509

BOUCHE (Denise). — L'enseignement dans les territoires français de l'Afrique occidentale de 1817 à 1920. Mission civilisatrice ou formation d'une élite ? (Jacques Valette) 662

ZELDIN (Théodore). — France, 1848-1945. Vol. II : Intellect, Taste and

Anxiety (Guillaume de Bertier de Sauvigny) 664

WEBER (Eugen). — Peasants into Frenchmen. The modernization of

rural France, 1870-1914 (Raymond Huard) 349

BOURNAZEL (Renata). — Rapallo, naissance d'un mythe (Denise

Artaud) 171

LATREILLE (André). — De Gaulle, la Libération et l'Église catholique

(Jean-Paul Cointet) 668

Les Archives nationales. État général des fonds. Tome I : 1 l'Ancien

Régime (Alain Lecour) 502

Le gérant : P. GUT.

IMPRIMERIE A. BONTEMPS, LIMOGES (FRANCE) — Dépôt légal : 4e trimestre 1978



ALFRED GROSSER

LES OCCIDENTAUX

les pays d'Europe et les États-Unis depuis la guerre

Les Occidentaux, ce sont les gouvernements — ceux de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne fédérale, de l'Italie, en harmonie ou en conflit avec les dirigeants américains. Ce sont aussi les entreprises et les partis communistes, les syndicats et les Églises, De Gaulle et Roosevelt, la défense de Berlin, la guerre américaine succédant en Indochine à la guerre française, l'Europe organisée comme alliée et comme rivale, le dollar secourable et le dollar égoïste ; les accords et les désaccords face à l'Union soviétique ou au Tiers Monde, mais aussi la contestation étudiante à Berkeley, à Berlin et à Nanterre : les États-Unis sont présents, comme acteurs ou comme image, dans la plupart des évolutions que vivent les Européens.

Montrer les permanences et les changements, tenir compte des situations nationales sans négliger les données politiques, économiques, stratégiques, psychologiques communes ; ne pas négliger l'accidentel, mais dégager les composantes de base de relations multiformes — le lecteur dira si l'auteur y est parvenu.

440 p 59 F

ARTHÈME FAYARD

IMPRI MER IE A. BONTEMPS, LIMOGES (FRANCE)