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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1976-05-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 01 mai 1976

Description : 1976/05/01 (T40,N3)-1976/06/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k54470786

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 14/10/2008

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REVUE

FRANÇAISE DE

PSYCHANALYSE

3

REVUE BIMESTRIELLE TOME XL - MAI-JUIN 1976

LE CONTRE -TRANSFERT

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

PUBLICATION OFFICIELLE DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS Société constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

COMITÉ DE DIRECTION

lise Barande Maurice Bénassy Denise Braunschweig J. Chasseguet-Smirgel René Diatkine + Jacques Gendrot

+ Jean Kestenberg Serge Lebovici Pierre Mâle Jean Mallet Pierre Marty S. Nacht

Francis Pasche Julien Rouart Henri Sauguet + R. de Saussure Marc Schlumberger S. A. Shentoub

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12, rue Jean-de-Beauvais, 75005 Paris. Tél. 033-48-03. C.C.P. Paris 1302-69

Abonnements annuels (1976) : six numéros dont un numéro spécial contenant les rapports du Congrès des Psychanalystes de langues romanes :

France 152 F

Etranger 168 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la Revue française de psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.

Cliché couverture :

Torse de sphinx ailé

(VIe s. av. J.-C.)

Musée de l'Acropole, Athènes

(Photo Boudot-Lamotte.)


LE CONTRE-TRANSFERT

Joseph SANDLER, Contre-transfert et rôle en résonance 403

Julien ROUART, Contre-transfert et séduction 413

Jean-Luc DONNET, Contre-transfert, transfert sur l'analyse 443

Jean GUILLAUMIN, Contre-transferts 455

Denise BRAUNSCHWEIG et Michel FAIN, Réflexions introductives à

l'étude de quelques facteurs actifs dans le contre-transfert 483

Use BARANDE, Le contre-transfert est informé par la vocalisation.. 541

C-J. PARAT, A propos du contre-transfert 545

Olivier FLOURNOY, Contre-transfert et désespoir 561

Michel de M'UZAN, Contre-transfert et système paradoxal 575

LES LIVRES

La création de la femme, de Th. REIK, par Ilse BARANDE 591

R. FR. P.

15



JOSEPH SANDLER

CONTRE-TRANSFERT ET ROLE EN RÉSONANCE (I)

Comme nous le savons, le terme « contre-transfert » a un aussi grand nombre de significations que le terme « transfert ». Freud envisagea d'abord le contre-transfert en rapport avec les taches aveugles de l'analyste qui représentaient un obstacle à l'analyse. Dès le début, le contre-transfert fut donc vu par Freud « comme un obstacle à la compréhension libre du patient par l'analyste ». Dans le contexte, Freud considérait le psychisme de l'analyste comme « un instrument... dont le fonctionnement efficace dans la situation analytique était gêné par le contre-transfert ». Le contre-transfert chez l'analyste était l'équivalent de la résistance chez le patient.

Dans la mesure où il s'agit du transfert, souvenez-vous que Freud y vit d'abord un obstacle, mais le considéra plus tard comme un véhicule indispensable au travail analytique. Il n'alla toutefois pas jusque-là au sujet du contre-transfert mais ce pas inévitable fut franchi après Freud.

Un développement capital intervint dans la littérature psychanalytique lorsque le contre-transfert « commença à être considéré comme un phénomène important pour aider l'analyste à comprendre le sens caché du matériel apporté par le patient. L'idée essentielle... est que l'analyste possède des éléments de compréhension et d'appréciation des processus qui se déroulent chez son patient, que ces éléments ne sont pas immédiatement conscients et qu'ils peuvent être décelés par l'analyste s'il surveille ses propres associations mentales tandis qu'il écoute le patient » (Sandler, Dare et Holder, 1973).

La première communication explicite sur la valeur positive du contre-transfert fut faite par Paula Heimann (1950). D'autres ont traité et développé le sujet. Toutefois, les deux articles de Paula Heimann (1950-1960) doivent être signalés comme des points de repère dans le changement de perspective sur le contre-transfert. Elle commença par considérer le contre-transfert comme se rapportant à tous les senti(1)

senti(1) anglais : Role-responsiveness. (N.d.T.) Contribution au symposium sur « Limportance du contre-transfert dans la pratique psychanalytique courante », faite au Colloque de langue anglaise de la Société psychanalytique britannique, Londres, septembre 1974.

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ments que l'analyste pouvait éprouver envers son patient. Heimann remarque qu'il (l'analyste) doit être capable de « supporter les sentiments soulevés en lui, au lieu de les décharger (comme le fait le patient) afin de les soumettre au travail analytique dans lequel il a le rôle de « miroir réfléchissant » du patient ». Elle avance « que l'inconscient de l'analyste connaît celui de son patient. Cette relation au niveau profond parvient à la surface sous forme de sentiments que l'analyste remarque chez lui en réaction au patient, dans son « contre-transfert » » (Heimann, 1950).

Je ne citerai pas les autres écrits importants dans ce domaine, sauf pour dire que, bien sûr, on a écrit sur le contre-transfert avant le travail de Paula Heimann, et remarqué que le contre-transfert était un phénomène normal. Mais on a surtout insisté sur les différences entre ce que l'on pouvait appeler le contre-transfert « adapté » et « utile » d'une part, et la réponse contre-transférentielle « dangereuse » ou « inopportune » d'autre part. La contribution de Heimann fut de montrer clairement que la réaction de l'analyste peut être utilement considérée comme le premier indice de ce qui se passe chez le patient.

Dans Le patient et l'analyste, la littérature sur le transfert a été discutée en détail (Sandler, Dare et Holder, 1973) et nous terminions en déclarant que, selon nous :

« Point n'est besoin de limiter le transfert à l'aperception illusoire d'une autre personne... mais qu'on peut admettre qu'il inclut les tentatives inconscientes (et souvent multiples) de manipuler ou de provoquer des situations avec autrui ; ces tentatives sont une répétition cachée d'expériences et de relations antérieures. Nous avons déjà noté que, si de telles manifestations ou provocations transférentielles se manifestent dans la vie de tous les jours, la personne à laquelle elles s'adressent peut en fait l'accepter et agir conformément à lui. Il est probable qu'une telle acceptation ou qu'un tel rejet d'un rôle de transfert ne repose pas sur la notion consciente de ce qui est en train de se passer, mais repose davantage sur des indices inconscients. Toutes les relations comprennent, à des degrés divers, des éléments transférentiels et elles sont souvent déterminées (par exemple dans le choix d'un conjoint ou d'un patron) par certaines caractéristiques de l'autre personne qui représentent (consciemment ou non) certains attributs d'une figure importante du passé) » (1).

Dans nos conclusions sur le transfert, nous allions jusqu'à étendre la notion de projection ou d'externalisation chez le patient d'un aspect quelconque du passé, ou d'un personnage du passé, sur la personne de l'analyste, à tous ses efforts pour manipuler ou provoquer des situations avec l'analyste. Je pense que de telles manoeuvres constituent une part

(1) Traduction Denise BERGER, Presses Universitaires de France. (N.d.T.)


CONTEE-TRANSFERT ET ROLE EN RÉSONANCE 405

importante des relations d'objet en général, et que, dans le processus du choix objectai, elles prennent part, sous forme « d'essais », au « sondage » des objets. Dans le transfert, de mille façons subtiles, le patient tente de pousser l'analyste à se conduire d'une manière particulière et inconsciemment le sonde et s'adapte à sa perception des réactions de l'analyste. L'analyste doit être capable de « maintenir » dans sa conscience sa réponse à cette incitation, comme une réaction propre à lui et qu'il perçoit, et je ferai le lien entre certaines réponses contretransférentielles et le transfert à travers l'interaction comportementale (verbale et non verbale) entre le patient et l'analyste. Paula Heimann a été jusqu'à remarquer que la réponse de l'analyste au patient peut être utilisée comme point de départ à la compréhension du matériel du patient, souvent par quelque chose que l'analyste saisit et conserve en lui-même. J'aimerais essayer d'approfondir ce point.

Personne ne peut douter de l'importance de l'analyse continue par l'analyste de son contre-transfert. Nous pouvons, je crois, commencer par soutenir que l'analyse du contre-transfert est importante. L'intérêt que je porte à ce sujet a avancé, ces dernières années, parallèlement à un intérêt pour la psychologie psychanalytique des relations d'objet, et ce que je présenterai aujourd'hui est fondé sur la proposition qu'une relation, ou, pour le moins, une interaction, se développe entre les deux parties en cause dans le processus analytique. Nous sommes tous avertis des caractéristiques particulières à la situation analytique, avec sa capacité d'induire la reviviscence régressive du passé dans le présent de façon généralement tout à fait inconsciente ou rationalisée par le patient. D'autre part, nous avons l'utilisation que fait l'analyste de sa technique particulière, y compris l'emploi qu'il fait de capacités telles que l'attention flottante, l'auto-analyse, et le maintien de ce que Winnicott a appelé « l'attitude professionnelle » (1960). Par attention flottante je ne veux pas dire le « vide de l'esprit », des pensées ou souvenirs, mais la capacité de permettre à toutes sortes de pensées, rêveries diurnes et associations d'entrer dans le champ de conscience de l'analyste tandis qu'il écoute et observe le patient.

J'ai mentionné l'interaction entre le patient et l'analyste, interaction déterrninée en grande partie (bien que, naturellement, pas totalement) par ce que je désignerai comme relation de rôle intrapsychique que chaque partie essaie d'imposer à l'autre. Un aspect d'une telle relation de rôle peut être appliqué au travail en question, i.e. le travail analytique. Nous pouvons certainement voir surgir du côté du patient toute une variété de relations de rôle très spécifiques. Ce que je veux souligner


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est que la relation de rôle du patient en analyse à un moment donné consiste en un rôle qu'il s'attribue à lui-même et un rôle complémentaire qu'il attribue à ce même moment à l'analyste. Le transfert du patient représenterait ainsi une tentative de sa part d'imposer entre lui et l'analyste une interaction, une interrelation (dans le sens le plus large du terme). De nos jours, beaucoup d'analystes doivent avoir la conviction (ou du moins l'impression gênante) que la conceptualisation du transfert, sous forme d'investissement énergétique libidinal ou agressif par le patient d'un objet du passé transféré sur l'image de l'analyste dans le présent, est tristement inadéquate. Les désirs inconscients du patient et les mécanismes avec lesquels nous sommes confrontés dans notre travail sont exprimés au plan infrapsychique (de façon descriptive) par des images inconscientes ou des rêveries dans lesquelles ensemble sujet et objet en interaction finissent par être représentés par des rôles particuliers. En un sens, le patient, dans le transfert, tente de les rendre réels de façon déguisée (I) dans le cadre et les limites de la situation analytique ; ce faisant, il résiste à la prise de conscience de quelque relation infantile qu'il pourrait essayer d'imposer. Je tiens à souligner ici la différence entre le contenu manifeste de ce que le patient apporte et le contenu latent inconscient (en particulier les relations de rôle infantiles qu'il cherche à exprimer ou représenter, autant que les relations de rôles défensives qu'il peut avoir établies). Si le patient respecte les règles il verbalisera plutôt qu'il n'agira, et en tant qu'analystes, nos indices de la relation de rôle intérieure inconsciente que le patient essaie d'imposer nous parviennent à travers nos perceptions et l'utilisation de nos outils analytiques.

Très tôt dans la vie on peut considérer même le plus simple désir instinctuel comme un désir d'imposer et de vivre une relation de rôle en tant que support de gratification instinctuelle. Toutefois, ce que j'ai à dire ici ne s'applique pas seulement aux désirs inconscients instinctuels mais à toute la gamme des désirs inconscients (préconscients inclus) relatifs à toutes sortes de besoins, gratifications et défenses.

Parallèlement à « l'attention flottante » de l'analyste, existe ce que j'appellerai sa résonance flottante. L'analyste n'est naturellement pas une machine ayant un contrôle total d'elle-même, se bornant à éprouver d'une part et à donner des interprétations d'autre part, bien qu'une abondante littérature puisse sembler en faire un tel portrait. Entre

(i) Saudler souligne en note : qu'il utilise le terme actualisation au sens courant du mot, i.e. rendre actuel ou réel, ce qui rend réel, ce qui se réalise dans une action. (N.d.T.)


CONTRE-TRANSFERT ET ROLE EN RÉSONANCE 407

autres choses, il parle, il accueille le patient, il aménage les détails pratiques, il peut plaisanter et jusqu'à un certain point laisser ses réponses se départir de la norme psychanalytique classique. Je soutiens que dans les réactions évidentes de l'analyste envers le patient tout autant que dans ses pensées et sentiments, il apparaît ce que l'on peut appeler son « rôle de résonance » et cela non seulement dans ses sentiments mais aussi dans ses attitudes et son comportement, en tant qu'élément capital de son contre-transfert « utile ».

Laissez-moi vous donner un ou deux exemples pour illustrer ma pensée :

I. — Le patient, âgé de 35 ans, n'avait pas eu d'analyse antérieure et était très peu averti du processus analytique. Il m'avait consulté à cause d'une très grande anxiété à présenter ses travaux en public, bien qu'il se sentît absolument compétent et à l'aise dans des discussions privées et sans caractère officiel. Il avait reçu une éducation très stricte, était le fils d'émigrants d'Europe de l'Est, mais grâce à ses grands talents de financier et d'organisateur il était parvenu à un poste très élevé dans un très important organisme financier. Lors de l'entretien préliminaire je trouvai qu'il répondait extrêmement bien aux interprétations d'essai et je sentis que le travail avec lui serait gratifiant et agréable. Pendant les deux premières semaines de son analyse je trouvai que je parlais beaucoup plus que je ne le faisais d'habitude. Je dois dire que je ne suis pas un analyste exagérément silencieux. Après peu de temps, je sentis que quelque chose me rendait anxieux en ce qui concernait ce patient et quelques réflexions auto-analytiques me montrèrent que j'avais peur qu'il ne me quitte, que je souhaitais beaucoup le garder, abaisser le niveau de son anxiété de telle sorte qu'il restât en analyse et que je parlais plus qu'à l'accoutumée afin d'éviter l'aspect agressif de ses sentiments ambivalents. Lorsque je m'aperçus de cela, je me sentis soulagé et revins à mon comportement analytique coutumier. Je ressentis toutefois immédiatement le besoin de parler pendant la séance et me rendis compte que le patient, par une légère inflexion de sa voix, réussissait à terminer chacune de ses phrases par une interrogation, bien qu'il ne formulât pas d'habitude de question directe. Cela me donna l'occasion de lui faire remarquer ce qu'il était en train de faire (il ne s'en rendait absolument pas compte, tout comme je ne m'en étais pas rendu compte chez lui) et de lui montrer combien il avait besoin que je le rassure en parlant. Il se souvint alors combien il se sentait anxieux, petit garçon, lorsque son père rentrait du travail et


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qu'il engageait compulsivement son père à parler, lui posant des tas de questions afin d'être sûr qu'il n'était pas fâché contre lui. Son père., qui avait été lutteur professionnel, était très violent et le patient était terrifié par lui, mais avait besoin de son admiration et de son amour, d'être l'enfant préféré (plus avant dans l'analyse, nous fûmes à même, comme on peut s'y attendre, de voir sa crainte de sa propre hostilité à l'égard de son père). Il me raconta que son père avait l'habitude de ne pas entendre et de ne pas répondre, et combien c'était terrifiant. Le patient réalisa alors que, depuis sa tendre enfance jusqu'à présent, il avait pris le pli d'interroger, sans poser de questions directes, et c'était devenu un trait de son caractère, intensifié dans des situations où il craignait la désapprobation et avait besoin de faire provision de réassurance auprès des personnages détenteurs de l'autorité.

Ce que je veux remarquer ici c'est que, mis à part les éléments « habituels » dans ce travail analytique, l'analyste répondra souvent ouvertement au patient d'une façon qu'il sentira être seulement le reflet de ses propres problèmes, ses propres taches aveugles, et il peut avec succès avoir recours à l'auto-analyse afin de découvrir la pathologie sous son attitude ou sa réponse particulière au patient. Néanmoins, je veux insinuer que très souvent la réponse irrationnelle de l'analyste, que sa conscience professionnelle le conduit à considérer tout entière comme une tache aveugle de sa part, peut être quelquefois utilement envisagée comme une formation de compromis entre ses propres tendances et son acceptation en retour du rôle que le patient lui assigne.

Naturellement certains analystes seront plus sensibles à certains rôles qu'à d'autres, et aussi la proportion entre l'apport du patient et celui de l'analyste variera beaucoup d'un cas à l'autre. Et, bien sûr, toutes les actions et réactions irrationnelles de l'analyste ne reflètent pas le rôle dans lequel il est entraîné par le patient. Ce que je voulais montrer, dans cet exemple, était simplement comment le patient, par un élément assez subtil de son comportement, provoquait de l'analyste une réponse manifeste évidente qui, à première vue, semblait n'être que le contre-transfert irrationnel. Permettez-moi de dire catégoriquement que je suis absolument opposé à l'idée que toutes les réponses contre-transférentielles de l'analyste sont dues à ce que le patient lui a assigné.

Voici un autre exemple :

II — Il s'agit d'une patiente proche de la trentaine et institutrice. Elle vint se faire traiter pour des difficultés sociales et sexuelles et


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après un certain temps il apparut clairement qu'elle était terrifiée par son envie du pénis et son agressivité envers sa mère, avait de multiples angoisses phobiques, et avait besoin, surtout à travers l'intellectualisation et un contrôle méthodique des autres, y compris dans l'exercice de son enseignement, de « structurer » son univers de telle sorte qu'elle sût toujours « où elle en était ». Son besoin d'agir ainsi apparut dans le transfert et après quelque trois ans de travail analytique, sa psychopathologie était devenue beaucoup plus claire et elle était bien améliorée et plus heureuse. Néanmoins un aspect du matériel était resté assez obscur. Depuis le début, elle pleurait à chaque séance et je lui passais machinalement la boîte de mouchoirs en papier chaque fois qu'elle se mettait à pleurer. Je ne savais plus à présent pourquoi je le faisais, mais ayant commencé, je n'avais pas envie de changer cela sans une bonne raison. Pour quelque vague raison, je n'avais pas senti opportun avec elle de relever son oubli d'apporter ses propres mouchoirs, ce que j'aurais fait avec d'autres patients.

Il y avait plusieurs causes à ses larmes, dont son deuil de la mère qu'elle voulait anéantir, du père auquel elle sentait qu'elle devait renoncer, et ainsi de suite. Il apparut que lorsqu'elle avait environ 2 ans et qu'un second enfant, un frère, était né, elle sentit qu'elle avait perdu l'attention de sa mère et se souvint qu'à l'âge de 2 ans et demi environ on l'envoyait jouer toute seule dans la cour tandis qu'on baignait et changeait son frère. A cette époque aussi, on l'avait mise au jardin d'enfants et elle avait le souvenir d'avoir été très repliée sur elle-même, d'avoir grimpé dans le clapier de l'école pour caresser un lapin blanc. Elle me dit avoir appris plus tard qu'après un bref séjour à cette école elle fut classée comme « autiste » par la psychologue de l'école et était apparemment très retardée, avec des accès de rage et de colère incontrôlables. A ce point de son analyse nous pûmes parvenir à la répétition dans le présent de sa peur de se salir et de se déprécier et de son besoin de contrôler ses objets comme elle devait contrôler ses sphincters. Toutefois, il y avait clairement quelque chose qui était un fantasme inconscient important pour elle et qui n'avait pas été mis à jour. J'avais l'impression que nous étions quelque peu englués dans le travail analytique. Un jour quelque chose d'assez inhabituel se produisit dans l'analyse. Elle avait commencé de pleurer en silence, mais je ne m'en étais pas aperçu et elle commença soudain à me faire des reproches et me blâmer de ne pas lui avoir passé les mouchoirs. Elle fut complètement prise de panique et m'accusa d'être insensible et indifférent. Je répondis en lui disant que je ne savais pas pourquoi je ne lui avais pas


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passé les mouchoirs à ce moment-là., mais que si elle pouvait continuer à parler nous pourrions peut-être tous deux en comprendre davantage. Ce qui apparut alors fut un matériel qui amenait beaucoup de précisions à quelque chose que nous n'avions pas été capables d'éclaircir au préalable. Il devint manifeste que son grand besoin de contrôler et de « structurer » dans sa vie n'était pas basé sur une crainte de se souiller mais plutôt sur la crainte de se souiller ou de se mouiller et qu'il ne se trouve pas un adulte à proximité pour la nettoyer. Il s'avéra que cette crainte avait dominé sa vie. C'était un fantasme précis qui semblait avoir été élaboré pendant la dernière phase anale, sous le coup de la distance prise par sa mère vis-à-vis d'elle à la naissance du second enfant. La découverte et l'élaboration de ce fantasme précis marquèrent une étape décisive dans son analyse. Je ne veux pas entrer dans plus de détails concernant son matériel, sauf pour dire que je pense avoir perçu des indices inconscients de la patiente qui m'incitèrent à me conduire d'une certaine manière dans son analyse, à la fois en continuant à lui passer les mouchoirs puis en oubliant de le faire (ce serait pure spéculation de lier les deux ans et demi d'analyse et son âge lorsque l'anxiété apparut). Je crois que cette patiente m'a contraint à un rôle, tout à fait inconsciemment de sa part et de la mienne, un rôle correspondant à celui d'une introjection parentale dans lequel je jouai d'abord le rôle de la mère attentive, puis brusquement celui du parent qui ne l'avait pas nettoyée. Dans la séance je n'étais pas tout près pour m'assurer qu'elle était propre, tout comme elle avait senti que, avec la naissance de son frère, sa mère n'avait pas été à côté d'elle pour la nettoyer, étant affairée à s'occuper du nouveau-né.

Les hmites de cette présentation ne me permettent pas de poursuivre davantage sur ce sujet fécond et en conclusion je me bornerai à souligner deux points.

J'ai avancé que l'analyste possède dans certaines limites une résonance comportementale flottante en plus de son attention flottante consciente.

Dans les limites établies par la situation analytique il tendra, à moins qu'il n'en prenne conscience, à se soumettre au rôle qu'on lui demande, à l'intégrer à sa manière de répondre et d'entrer en relation avec le patient.

Normalement, bien sûr, il peut saisir en lui-même cette contreréponse, surtout si elle tend à devenir inadéquate. Il ne peut toutefois s'en rendre compte qu'en observant son propre comportement, réponses et attitudes, après qu'elles eurent été traduites en actes.


CONTRE-TRANSFERT ET ROLE EN RESONANCE 411

Ce dont je me suis occupé dans cet article est le cas particulier de l'analyste considérant un certain aspect de son propre comportement comme provenant entièrement de lui-même alors qu'il pourrait plus utilement être considéré comme un compromis entre ses propres tendances ou penchants et la relation de rôles que le patient cherche inconsciemment à établir. J'ajouterai que je ne trouve pas les termes « projection », « externalisation », « identification projective » et « mettre des parties de soi-même dans l'analyste » suffisants pour expliquer et comprendre le processus d'interaction dynamique qui se produit dans le transfert et le contre-transfert. Il semble que se soit tissé un réseau compliqué d'indices inconscients à la fois émis et reçus.

C'est là le même type de processus qui apparaît, non seulement dans les aspects du transfert et du contre-transfert dont il est question ici, mais dans des relations d'objets normales et dans le processus de choix d'objet, qu'il soit momentané ou permanent.

Traduit de l'anglais par C. ZIMERAY.



JULIEN ROUART

CONTRE-TRANSFERT ET SÉDUCTION

Rôle du narcissisme et de l'identification primaires

dans la genèse de la séduction

et de l'aptitude à l'empathie

La difficulté éprouvée à me former une conception d'ensemble et à donner une définition précise du contre-transfert rencontre celle qui se dégage de la littérature consacrée à ce sujet depuis de nombreuses années. On retrouve souvent, chez un même auteur, une hésitation prononcée entre deux attitudes : s'en tenir à une définition étroite, celle qui est restée la plus courante, en fait la plus ancrée dans le domaine pratique et la technique en fonction de laquelle elle a été élaborée; ou élargir le concept, ce qui tend à se produire dès que l'on cherche à s'orienter vers une attitude heuristique, l'évolution de la psychanalyse et l'extension de sa pratique au-delà des névroses de transfert y conduisant inévitablement.

C'est bien à cette démarcation que se situe le partage entre deux sortes de définitions. Les deux cependant sont inséparables de l'idée que l'on se fait du transfert (I).

I. PREMIÈRE DÉFINITION : SENS ÉTROIT

La plus ancienne vient du modèle médical et scientiste en vigueur au départ : écouter de façon voulue objective les propos du patient et retrouver le souvenir d'un événement relié à la réalité extérieure, ce qui conduisit très vite à dégager l'équivalence entre les symptômes et la réminiscence, le transfert étant compris comme résistance à la réminiscence, mais aussi comme répétition, d'où sa considération comme « fausse liaison », non sans que soit souligné cependant le caractère subjectif chez le thérapeute d'un effort éprouvé comme nécessaire à vaincre la résistance, première évocation d'une intersubiectivité.

(I) Je ne reviens pas ici sur les définitions et les travaux bien connus d'Annie Reich, sur le contre-transfert et l'empathie, de R. Greenson sur l'empathie et sur le rapport en 1962 de P. Bofill et Folch-Mateu (importante bibliographie), tout cela étant devenu « classique ».

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Si objectif que pût être le fait de constater un essai de séduction comme une répétition, il apparut tout de suite cependant, qu'étayée sur l'exigence d'une attitude scientifique, s'imposait la nécessité de se défendre contre son emprise, d'où la prescription de neutralité, déjà formulée, comme le rappelle Winnicott, dans le serment d'Hippocrate.

Le contre-transfert fut, dans cette perspective, une conception seconde, comme réponse au transfert. La définition, qui le décrit ainsi, le considère évidemment comme une réponse d'origine inconsciente, responsable des méconnaissances de l'analyste à l'égard du « matériel » présenté par le patient et participant par conséquent à la résistance. Cette méconnaissance, s'agissant des névroses de transfert, porte essentiellement sur la capacité d'appréhender, sous ses formes déguisées ou même relativement apparentes, le transfert et par conséquent d'en pratiquer le « maniement ». La définition donnée par Freud de ce phénomène précédait alors, comme le fait remarquer Kohut, ses travaux sur le narcissisme, ce qui expliquerait en partie que cette définition n'ait pas dépassé son application au domaine des névroses de transfert. Le narcissisme, relativement à l'incidence de la cure, a été envisagé sous un aspect de non-transfert, la corrélation étroite, sur un mode parallèle, du transfert et du contre-transfert, ne paraissant pas justifier que ce dernier fût envisagé là où le premier ne l'était pas. Jusque-là le contre-transfert pouvait en partie se confondre avec le transfert de l'analyste (la distinction entre les deux a été faite par D. Lagache) (I).

2. ÉLARGISSEMENT NÉCESSAIRE DE LA DÉFINITION

ET NON-PARALLÉLISME DES NOTIONS DE TRANSFERT

ET DE CONTRE-TRANSFERT

La symétrie entre le transfert et le contre-transfert ne pouvait se soutenir que pour autant que ce dernier fût assimilable à un transfert, c'est-à-dire à une réaction inconsciente de l'analyste, due à une insuffisance de sa propre analyse, la persistance de ses défenses provoquant ses méconnaissances, en un mot, empêchant son « objectivité », donc son attitude scientifique. Sa subjectivité, son éprouvé, ses émois, ses désirs, s'ils étaient conscients, étaient garantis, contre toute inférence intempestive, par les règles de neutralité et d'abstinence, celles-ci garantes également de ce que les seules issues offertes à l'expression

(i) D. LAGACHE, La méthode psychanalytique, ««MICHAUX et coll., Psychiatrie, Paris, 1964.


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de l'analysant soient la verbalisation ou la pensée silencieuse, sauf à recourir à l'échappée ambiguë de l'acting out.

Entre autres différences, c'est bien par rapport au « devenir conscient » que la dissymétrie est caractéristique. Que le transfert, dans le moment auquel il se constitue comme tel, soit inconscient est une nécessité logique, ainsi que l'a souligné Chr. David écrivant du transfert que « s'il se connaissait comme tel il ne pourrait évidemment se former », cela résultant « d'une rencontre, conflictuelle par essence, des exigences de la perception, externe et interne, avec celles de la mémoire » (1). Si c'est en se connaissant comme tel que le transfert cesse d'exister et qu'il tire de là, en principe, son efficience thérapeutique, on sait aussi que celle-ci n'est pas épuisée par la réduction immédiate d'une situation transférentielle, ce contre quoi s'élève justement la mise en garde de plusieurs analystes à l'égard d'un rappel à la « réalité » généralement inutile et risquant de mettre fin prématurément à la connaissance de la « réalité psychique » que justement le transfert permet d'analyser. D'autant plus que la relation transférentielle est ce dont la poursuite, sur un mode illusionnel et transitionnel, fait apparaître, plus subtilement que les relations objectales les plus évidentes, celles d'ordre narcissique et identificatoire, dont l'analyse est nécessaire au « rétablissement narcissique » visé par l'analyse (2). Il est assez plausible de considérer qu'à partir de certains moments de l'analyse, la manifestation du transfert effectue le « devenir conscient » de son contenu différemment de ce qui se passait au début et se rapproche de ce qui se produit chez l'analyste lorsque celui-ci auto-analyse son contre-transfert, rapprochement qui, entre autres signes, pourrait être significatif de la fin de l'analyse. Cette fin ou cette diminution de la divergence entre transfert et contre-transfert serait, à mon avis, moins une identification de l'analysant à l'analyste que l'annonce d'un éloignement, l'identification n'étant plus à une personne mais à une fonction partagée avec beaucoup d'autres et relevant de l'Idéal du Moi, avec peut-être ce qu'une plus ou moins lointaine identification à Freud, à travers son propre analyste, laisse persister de ce qui ne peut guère plus être considéré comme de l'ordre du transfert (3).

(1) C. DAVID, L'état amoureux, Payot, 1971, p. 284.

(2) B. GRUNBERGER, Le narcissisme, Le rétablissement narcissique dans le chapitre sur « La situation analytique et le processus de guérison a, Payot, 1971, et intervention sur le rapport de P. BOFILL, et P. FOLCH-MATEU au Congrès sur le Contre-Transfert, Rev. fr. de Psychan., 1963, XXVII, numéro spécial.

(3) Cf. C. STEIN, L'identification à Freud dans l'auto-analyse, L'inconscient, Presses Universitaires de France, 1968, n° 7, p. 99.


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La dissymétrie soulignée par B. Grunberger (I), en 1962, entre les deux partenaires de la situation, outre leurs positions respectives dans le cadre et le silence de l'un relativement au discours de l'autre, tient à ce que l'analyste est, en principe, suffisamment analysé pour savoir qu'il ne l'est jamais complètement — jamais assez — et que son écoute ne peut pas se réduire à enregistrer et à décoder selon un modèle appris — fût-ce avec l'aide de l'expérience — un discours qu'on ne finit jamais de déchiffrer. Sa double écoute est plutôt deux fois double, en ce qu'elle est à la fois celle du discours manifeste et du contenu latent du discours de l'analysant, celle des associations de celui-ci et des siennes propres. Le courant associatif de l'analyste se déroule dans une double démarche simultanée : « Parcourir le chemin inverse de (la) démarche inconsciente de son patient aidé par les modèles théoriques, tout en laissant en suspens le fait de la considérer dans le même sens, c'est-à-dire s'identifier au rêveur pour parcourir dans le même sens le chemin de son élaboration », selon ce que montre M. Neyraut, dans son important ouvrage sur le transfert (2). L'auteur souligne et illustre par des exemples frappants que la relation entre les deux courants associatifs, celui de l'analysant et celui de l'analyste, est tantôt coalescente, tantôt divergente, mais tous les mouvements en sont significatifs, comme le démontrent les dépistages contre-transférentiels qui résultent de l'auto-analyse de l'analyste et l'accès qu'ils ouvrent à la compréhension du transfert et du discours de l'analysant. Je reviendrai plus loin sur cet ouvrage et, en particulier, sur la conception de la pensée psychanalytique qui constitue une idée originale de l'auteur.

Par le fait même qu'elle est flottante, l'attention est en quelque sorte l'inverse du guet de l'animal en arrêt attendant le moment propice pour bondir sur une proie repérée, car l'analyste ne sait pas si une telle proie va se présenter, ni qui elle sera, ni même ce qu'il désire qu'elle soit, car un tel désir est justement ce qu'il ne doit pas désirer, ce qui n'exclut pas le désir qu'il y en ait une. Ce non-cadrage de l'attente, ou plutôt de l'attention, laisse la part essentielle à la manifestation pensée d'une réalité psychique éminemment subjective, en instance de surgir, quoique induite de la subjectivité de l'autre, que celle-ci consiste à cacher, sous le processus secondaire le plus « opératoire », ou à déceler, sous la fantasmagorie la plus débridée, sa propre réalité psychique.

(1) Voir note 2, page 415.

(2) Michel NEYRAUT, Le transfert, Presses Universitaires de France, 1974, coll. « Le Fil rouge ».


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Par là s'opposent le caractère le plus déterminé que l'on puisse saisir du transfert, dans sa répétition et les invariants qu'il permet de déceler chez l'analysant et la disponibilité la plus ouverte que l'on puisse espérer de l'analyste, non que les répétitions et les invariants de sa propre psyché ne s'infusent dans sa pensée, mais avec la capacité acquise à la fois de les reconnaître comme siens et de les retrouver chez l'analysant, ce à quoi ils peuvent lui servir d'indices, à moins qu'il ne rencontre, ce à quoi il convient qu'il soit ouvert, chez celui-ci d'autres choses avec lesquelles une suffisante insight lui permette de connaître et d'accepter les différences et d'amplifier ainsi son savoir.

Ce cours associatif de l'analyste, attentif, mais non dirigé, s'oppose à l'observation scientifique objective, encore que le progrès de celle-ci résulte parfois de ce qu'elle est amenée à justement prendre en considération ce qui sort du cadre qu'elle s'était fixé. Avec la part progressivement plus importante et enfin reconnue majeure de ce qu'on appelle « empathie », l'attitude objective s'est estompée dans le même temps que le « matériel » devenait « discours ».

En considérant que la fonction de l'analyste comporte une telle disponibilité, que les repères théoriques, pour être en rapport congruent avec elle, doivent favoriser en s'imposant en tant qu'indices de reconnaissance confortant le narcissisme de l'analyste et non comme modèles à rechercher, il est difficile de décider s'il convient de la catégoriser comme aptitude générale de l'analyste ou comme étant le contretransfert même. Le terme de contre-transfert me paraît moins convenir pour désigner une aptitude que pour connoter sa mise en action. Contre-transfert il y a dans les modulations de la pensée de l'analyste qui éprouvent, épousent et questionnent le discours de l'analysant, c'est-à-dire dans l'application particulière de la perlaboration avec laquelle il se confond. Par là même il déborde d'une définition qui le tiendrait absolument pour inconscient. Inconscient au niveau de ses bases de départ, comme toute spontanéité, il est préconscient préférablement et susceptible de devenir presque immédiatement conscient. Cela n'exclut évidemment pas que surviennent des moments contretransférentiels au sens premier du terme, donc inconscients et significatifs d'une résistance plus ou moins « syntone » de celle de l'analysant. La définition « classique » est donc justifiée comme étant la modalité la plus transférentielle du contre-transfert. Mais même ce cas, en raison de la plus grande capacité acquise par l'analyste d'en faire l'autoanalyse, ne justifie pas de constituer deux catégories distinctes, l'une correspondant au sens étroit, l'autre au sens large.


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3. DÉFINITION LARGE, RÉCENTE

De ce dernier sens une définition, qui fait commencer le contretransfert avec le fait de l'implication de l'analyste dans la situation analytique, est donnée par M. Neyraut, pour qui le contre-transfert comprend « toutes les manifestations, idées, fantasmes, sentiments, interprétations, actions ou réactions qui assortissent à l'analyste » (I). Que, dans son ouvrage consacré au transfert, M. Neyraut ait fait précéder l'étude de ce dernier par un chapitre sur le contre-transfert est parfaitement congruent avec la définition que je viens de citer, de même qu'avec le fait que la disponibilité acquise par l'analyse personnelle précède la confrontation de l'analyste avec quelque analysant.

En parlant de définition large, je ne m'écarte absolument pas de la considération du binôme transfert - contre-transfert comme partie intégrante de la situation analytique et ne relevant que d'elle, même si, par extension, on peut tirer, de sa connaissance acquise dans l'analyse, des références utilisables dans diverses formes de psychothérapie.

4. CONTRE-TRANSFERT ET PENSÉE PSYCHANALYTIQUE : MICHEL NEYRAUT

En décrivant une « pensée psychanalytique », transférentielle dans son fonctionnement, Michel Neyraut serre de plus près ce qu'on peut entendre par contre-transfert. La spécificité de cette pensée, avec ses rémanences de la pensée animiste, ne peut se concevoir que « lors de son engagement dans la situation analytique » et alors « ne se concevoir que dans son effet de résistance ». Elle est « acte en impuissance », ce qui rappelle que, selon Freud, la pensée est substitut de l'action. Le cours de la pensée analytique subit, du fait que l'analyste « est payé pour suspendre le cours de ses pensées et se soumettre à des associations qui n'émanent pas de lui », une perturbation autour de laquelle s'organise la résistance (agressivité d'un discours confus, qui « tente de faire éclater le désordre dans l'esprit qui l'entend », processus associatif de l'analyste cassé par la pensée opératoire de l'analysant). L'écoute et la pensée contre-transférentielles peuvent être soit concordantes, soit discordantes, ce dont il est donné par l'auteur deux exemples saisissants, tout à fait aptes à faire comprendre concrètement ce qu'il a voulu montrer.

(1) M. NEYRAUT, loc. cit., notamment p. 30-55.


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5. CONTRE-TRANSFERT PERSONNALITÉS NARCISSIQUES, CARACTÈRE

Les difficultés particulières de l'analyse en ce qui concerne ces cas ont justement amené à s'interroger sur la façon d'y envisager la relation transfert - contre-transfert, qui, en opposition avec ce qui caractérise les névroses de transfert, se présente d'une façon telle que les auteurs hésitent à employer ces termes. Les défenses sont telles que ces sujets ont été et sont encore parfois considérés comme non-analysables tant l'établissement d'une relation transférentielle utilisable s'y avère aléatoire.

Qu'en est-il alors du contre-transfert ? — Cette question est envisagée dans des travaux récents, notamment celui de Neyraut, un article de J. McDougall et un livre de H. Kohut.

M. Neyraut consacre à ce sujet le début de son livre sur le transfert. Il rappelle qu'on a insisté sur l'aspect défensif du caractère, mais peu sur 1' « étiage libidinal qu'il garantit » (1), et qui « assure en face de n'importe quel danger, de n'importe quelle situation ou épreuve, une sorte de minimum vital de satisfaction ». Mais celle-ci implique le protagoniste de l'épreuve d'une façon telle qu'il réponde par avance à cette satisfaction. L'analyste est nécessairement impliqué « dans un rôle défini, inaliénable et intemporel » et il lui est répondu « à ses lieu et place en dépit de toute interprétation, puisque cette interprétation est déjà « prise » dans le contexte d'une réponse formulée d'avance ».

L' « anti-analysant » de J. McDougall (2). — De ce type de patient, l'auteur nous dit :

« Rien ne se passe dans son discours, ni entre lui et vous... »

« Le processus analytique ne se déclenche pas... »

Les patients, à l'opposé de ceux qui ne supportent pas la frustration dans la situation analytique, « ne semblent pas remarquer ce que celle-ci a de frustrant ».

Ils font de « l'anti-analyse », activité « observable par son absence et qui représente une force statique... d'antiliaison ». Ces propositions et bien d'autres encore mettent l'accent sur la rigidité des défenses

(1) M. NEYRAUT, loc. cit., p. 24-28.

(2) Joyce MCDOUGALL, L'anti-analysant en analyse, Rev. franc, de Psychanalyse, t. XXXVI, n° 2, p. 167.


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telle qu'on a l'impression, à cette lecture, que le ternie de résistance serait malséant du fait de la relative élasticité qu'il comporte et qui ne se manifeste pas ici.

La fermeture à soi-même et en soi-même de ces sujets, la méconnaissance de leur réalité psychique qu'ils cherchent cependant à projeter, fait invoquer par J. McDougall la Verwerfung (Freud) ou « forclusion » (Lacan), appliquée plus particulièrement aux psychoses. Elle écrit que c'est par le biais de son contre-transfert qu'elle a pu faire un exposé clinique de ces cas et en dégager des notions théoriques. Une souffrance et un ennui sont éprouvés par l'analyste qui saisit à travers ce qu'elle éprouve le contenu de ce que le patient ne dit pas, ceci après une espèce d'identification qui intervient comme une contre-résistance, ainsi : « Ils finissent par enlever de nous, comme d'eux-mêmes, la curiosité, le désir d'en savoir plus... c'est la mort de la curiosité. » L'analyse de son contre-transfert lui a permis d'aller plus loin. L'analyste, persécutée par d'autres questions, « s'épuise et son désarroi dépasse la question de l'échec et de la blessure narcissiques ». Il s'agit d'autre chose : d'une identification avec le Moi de l'analysant, d'une introjection de ses objets internes. Tout le pathétique de la situation apparaît dans ces quelques lignes que je ne résiste pas à l'envie de citer :

« Devant l'analysant-robot, insensible à sa propre douleur, l'analyste ne peut pas s'empêcher de lui dire qu'il saigne, que ses membres sont en train de s'écraser, et qu'il se laisse mourir pour une cause inconnue. Cette lutte à armes inégales avec la mort donne au vécu transférentiel une dimension insupportable, et contre laquelle l'analyste cherche à se protéger. Il est insuffisant de dire d'un tel patient, avec un petit haussement d'épaules, que c'est là son problème ; que nous le voulions ou non, c'est aussi le nôtre. »

Et pour finir notre collègue se demande si l'anti-analysant ne désire « rien d'autre que de garder à tout prix son lien avec son objet de haine » et si la réussite de son projet analytique n'est pas que nous gardions notre souffrance pour nous-même, celle qui correspond à la douleur qu'il désavoue. Les sentiments éprouvés par l'analyste évoquent ce que L. Grinberg a décrit sous le nom de « contre-identification projective », notamment le cas où « la réponse émotionnelle de l'analyste peut être tout à fait indépendante de ses propres émotions et apparaît simplement comme une réaction des projections sur lui de l'analysant » (I).

(1) Léon GRINBERG, On a spécific aspect of countertransferenec due to the patieut's projective identification, Int. Jo. of Psycho-Analysis, 1962, vol. XLIII, part. 6, p. 436.


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6. LE CONTRE-TRANSFERT

DANS LES TRANSFERTS NARCISSIQUES

ÉTUDIÉS PAR H. KOHUT (I)

Son ouvrage décrit deux grandes variétés de configurations narcissiques, distinctes dans leurs modalités structurales et descriptives, mais non exclusives l'une de l'autre et pouvant coexister, ni marquées par une antériorité dans le temps de l'une par rapport à l'autre et donnant lieu, dans la situation analytique, à des types de transfert correspondants. Dès les premiers mots du livre, le contre-transfert est mis en cause.

Le transfert réactive, chez les personnalités narcissiques, deux types de constellations narcissiques de l'enfance appartenant à des moments très primitifs du développement :

a) L'une se traduit par un transfert idéalisant : mobilisation thérapeutique de l'objet tout-puissant (imago parentale idéalisée). Lors de la perturbation de l'équilibre narcissique primaire, une partie de l'expérience perdue de perfection globale est sauvée en assignant cette perfection à un soi-objet transitionnel, rudimentaire et archaïque, qui est cette imago parentale idéalisée ;

b) L'autre est celle du soi-grandiose basée sur des fantasmes de grandeur et d'exhibitionnisme, contrepartie de l'imago parentale idéalisée.

a) Dans la première, les « soi-objets » sont si narcissiques et si archaïques qu'ils ne sont pas sentis comme séparés et indépendants de soi. En notant que l'idéalisation des objets parentaux de la « période préoedipienne avancée » et de la période oedipienne peut être comprise comme la continuation de l'idéalisation archaïque et que cette évolution se fait par une structuration du Moi formée d'innombrables répliques intériorisées des composantes de l'objet préoedipien, tandis qu'à la période oedipienne l'intériorisation qui forme le Surmoi a un aspect global, Kohut nous donne à penser à quel degré de régression et à quel niveau d'identification peut être conduit le transfert, certes, mais, dans le même mouvement, le contre-transfert. Un tel transfert idéalisant peut surprendre l'analyste par une intrusion soudaine de la libido narcissique idéalisante de son patient et stimuler chez lui les fantasmes refoulés de son « soi-grandiose ». S'il n'est pas conscient de ses tensions narcissiques, il peut faire des interprétations prématurées qui renvoient le

(1) Heinz KOHUT, Le soi, Presses Universitaires de France, 1974, coll. « Le Fil rouge », trad. de The analysis of the self, N.Y., Int. Univ. Pr., par Monique-André LUSSIER.


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patient aux personnages idéalisés de son passé, ou considérer l'idéalisation comme un masque cachant des pulsions hostiles, chose qui n'est ni exclue ni forcée. A l'inverse, l'analyste peut ressentir une certaine intolérance aux critiques de l'analysant, faute d'y voir une défense contre un transfert idéalisant, défense qu'alors il partage en identifiant son contre-transfert à la résistance qu'oppose l'analysant à ce genre de transfert.

b) L'autre configuration narcissique, celle du Soi grandiose, suscite, par sa mobilisation thérapeutique, le transfert en miroir. Celui-ci correspond à la résurgence d'une partie du développement dans laquelle l'enfant tente de sauver le narcissisme qui originairement embrassait l'univers en concentrant sur soi toute perfection et tout pouvoir, ce pourquoi Kohut l'appelle « soi grandiose », celui-ci se détournant d'un monde extérieur maintenant chargé de toutes les imperfections (I).

Dans ce transfert en miroir, l'analyste est « la cible vers laquelle sont dirigées les exigences du patient en termes de demande d'écho, d'approbation de sa grandeur et de son exhibitionnisme ».

Cette résurgence du soi grandiose peut se faire selon trois éventualités :

I) Fusion archaïque englobant l'analyste ;

2) Une forme moins archaïque : transfert à l'alter ego ou jumelage : l'investissement narcissique de l'analyste fait ressentir celui-ci comme tout à fait semblable au Moi grandiose ;

3) Le transfert en miroir au sens strict (forme plus achevée de la mobilisation du soi grandiose) : l'analyste est perçu comme une personne séparée mais « ne compte pour le patient et n'est accepté par lui que dans le cadre des besoins créés par le soi grandiose mobilisé ».

7. SOLLICITATIONS PARTICULIÈRES DU CONTRE-TRANSFERT

PAR CES TRANSFERTS NARCISSIQUES

ET DIFFICULTÉS QU'ELLES PROVOQUENT :

VULNÉRABILITÉ PARTICULIÈRE DE L'ANALYSTE EN CE DOMAINE

ET RELATION ENTRE CETTE VULNÉRABILITÉ

ET LA CAPACITÉ D'EMPATHIE

En résumant les conceptions de Kohut sur les transferts narcissiques, j'ai évoqué certaines de ces difficultés. Telles sont la méconnaissance

(1) H. KOHUT, loc. cit., p. 114.


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de l'idéalisation à laquelle l'analyste est en butte et les défenses qu'il oppose à la résurgence de sa mégalomanie infantile et au manque de manifestations d'un mode de relation objectale attendues par l'analyste sollicité dans le sens d'une réponse par un éveil réciproque de pulsions objectates lorsqu'il s'agit de névroses de transfert. L'absence de stimuli de ce type pourrait entraîner de la part de l'analyste un retrait d'attention se traduisant par de l'ennui, de l'impatience, des parapraxies ou actes symptomatiques discrets et des tendances à faire des interventions théorisantes (1). L'ennui défensif serait un refus de comprendre la signification transférentielle de la communication.

Après avoir évoqué différentes réactions de cette sorte, Kohut étudie l'interférence des transferts de ces personnalités narcissiques avec le genre de structure psychique qui lui paraît orienter les futurs analystes vers leur profession et qui est caractérisée, pour lui, par une vulnérabilité particulière dans le registre des perturbations narcissiques. Mais si elle est à l'origine de la capacité d'empathie et de l'intérêt pour l'analyse, elle peut en même temps être à l'origine des défenses dont l'intensité est sans doute proportionnelle à celle de l'angoisse latente en rapport avec ces perturbations narcissiques. Pour Kohut, un certain nombre d'analystes susceptibles de réussir très bien à l'égard de névroses narcissiques s'abstiennent ou devraient s'abstenir d'analyser des personnalités narcissiques dont les transferts les solliciteraient par trop sur le plan narcissique. Malgré la grande vraisemblance de la justesse de cette façon de voir, on peut cependant se demander : a) Si, en envisageant la vulnérabilité narcissique comme étant à l'origine de l'empathie, l'analyste pourrait se satisfaire de ne point se risquer dans le domaine narcissique et s'il n'y serait pas conduit inévitablement; b) Si même, dans les névroses de transfert, un ou des temps de transfert narcissique peuvent ne pas se produire ou, plutôt, si toute cure perturbant l'équilibre des investissements narcissiques et objectaux ne conduit pas fatalement tout analyste à être confronté, d'une façon ou d'une autre, à l'identification primaire (2), ou même si l'analyse serait possible sans cela.

(1) H. KOHUT, loc. cit., p. 284 à 288.

(2) Sur ce sujet, citons les travaux de B. GRONBERGER, Le narcissisme, notamment le chapitre consacré à la cure ; D. BRAUNSCHWEIG, Le narcissisme : aspects cliniques, Rev. fr. de Psychan., 1965, t. XXIX, n° 5-6 ; R. BARANDE, Le narcissisme dans le mouvement de la cure, Rev. fr. de Ps., même numéro, p. 601 ; D. BRAUNSCHWEIG, Le narcissisme dans la cure, Rev. fr. de Psychan., 1970, t. XXXIV, n° 2, et Topique de la situation psychanalytique, in Psychanalyse et réalité, Rev. fr. de Psychan., 1971, t. XXXV, n° 5-6, p. 730-744 ; C. STEIN, L'identification primaire, R. fr. de Psychan., 1962, XXVI, p. 257-265 ; C. LUQUET-PARAT, Les identi-


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8. EMPATHIE OU CAPACITÉ A DEVENIR ANALYSTE ET NARCISSISME

La question soulevée par les allusions au contre-transfert formulées par H. Kohut est nettement celle des aptitudes souhaitables pour être analyste, encore qu'il ne la pose pas explicitement. En effet il considère que les candidats analystes sont précisément « des personnes ayant subi des traumatismes (de proportions tolérables) au cours des premières phases de développement de l'empathie ». L'analyste devant veiller « à ce que son empathie se situe au niveau de la régression narcissique », il écrit que ces personnes réagissent de deux façons complémentaires :

a) « En développant une sensibilité extrême des surfaces de perception » ;

b) « En réagissant au besoin de maîtriser la menace d'invasion des stimuli par un développement inusité des processus secondaires destinés à comprendre et à organiser le matériel psychologique. » Des modes spécifiques de contre-transfert seraient provoqués, au cours de l'analyse de personnalités perturbées narcissiquement, par « la peur archaïque de se voir sans défense et submergé par les réactions d'angoisse de la mère... la crainte de ne pouvoir résister aux besoins de fusion de leurs analysés » et par le fait « d'avoir à se défendre contre l'imago d'une mère archaïque qui va accabler l'enfant de sa propre angoisse » (1).

Il est intéressant de rapprocher de ces propos l'intervention de B. Grunberger concernant le rapport de P. Bofill et P. Folch-Mateu sur le contre-transfert en 1962 (2). La critique qu'il fit aux auteurs était d'avoir seulement envisagé le narcissisme presque exclusivement comme une entrave à la connaissance du contre-transfert. Soulignant à ce propos le voyeurisme (dépassé et absorbé au cours de la maturation pulsionnelle) comme étant « le vecteur d'un achèvement narcissique de grande valeur », il montre qu'il y a une gratification narcissique très importante liée directement à l'investigation de l'inconscient individuel et collectif. Cette capacité, « si elle jouxte l'illusion de la toute-puissance narcissique », procure aux personnes qui l'ont « la facilité de régresser à ce stade... Elles ont une structure plus ou moins susceptible de régression et aussi fragile devant certaines tâches pragmatiques que sensible pour capter les messages de l'inconscient ». Ce sont d'excellents

fications de l'analyste, Rev. fr. de Psychan., 1962, XXVI, numéro spéc, p. 289 ; J. COSNIER, Investissements narcissiques et objectaux dans la cure analytique, Rev. fr. de Psychan., 1970, XXXIV, n° 4.

(1) H. KOHUT, loc. cit., p. 293.

(2) Problèmes cliniques et technique du contre-transfert par P. BOFIIL et P. FOLCH-MATEU, Intervention de B. GRUNBERGER, Rev. fr. de Ps., 1963, XXVII, numéro spécial, p. 139.


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anatystes, même dans certains cas en dépit d'une analyse incomplète, ou, dans le cas de certains pionniers, pratiquement inexistante. Ces personnes s'apparentent aux artistes, avec lesquels elles peuvent avoir en commun un certain degré d'inadaptation. Quelques années plus tard B. Grunberger et J. Chasseguet-Smirgel ont repris ce sujet et ont donné une définition de l'empathie comme « saisie globale et immédiate d'un ensemble psychologique complexe, processus relevant d'une phase précocissime du développement ». Selon cette conception, en cherchant à comprendre le patient, l'analyste postule qu'il existe une essence commune entre eux, donc un inconscient universel, donc des processus psychiques propres à l'homme en général. Elle est un lien immédiat, global et non verbal avec la mère encore indifférenciée du sujet, mais qui cesse de jouer un rôle prépondérant quand le processus secondaire se développe tout en continuant à exister sous forme de reliquat, avec le même caractère immédiat et massif. Elle implique que l'analyste effectue une régression transitoire au narcissisme fusionnel, au cours de laquelle il soit capable d'abandonner provisoirement la surveillance des frontières de son Moi. Là encore est fait le rapprochement avec l'artiste et sa capacité de création.

Certes l'empathie est un des temps de l'activité analytique, le second étant la capacité analytique proprement dite qui consiste à décomposer en éléments ce qui a été pris dans la saisie globale empathique ; elle se fait sur le modèle de l'auto-observation, elle-même génétiquement liée à la naissance du Moi et de l'objet et favorisant une scission partielle et provisoire du Moi, qui présente donc une certaine fragilité. Le second temps est à l'opposé du premier. Cette fragilité du Moi est vraisemblablement liée à des traumas archaïques (1). Le rôle de la fusion était à la même époque souligné, d'un point de vue psychosomatique, par P. Marty relativement à l'allergie, terrain empathique par excellence, mais avec excès dans le cas des structures allergiques (identification totale empêchant de se détacher de l'autre) et, au contraire, de façon éminemment favorable dans le cas d'une sensibilité allergique se confondant avec l'empathie. Ce qu'il disait des névroses de caractère (opposées en cela aux névroses « mentales ») concernant le danger de la persistance dans leur cas d'un Idéal du Moi archaïque et mégalomaniaque peut être rapproché de l'opinion de Kohut concernant les difficultés que peuvent rencontrer certains analystes dans leur confrontation avec les transferts narcissiques qu'il a décrits (1).

(1) D'après des communications non publiées, 1970-1971.


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9. SITUATION ANALYTIQUE RELATIVEMENT AUX NOTIONS DE TRAUMATISME ET DE SÉDUCTION

Un acte séducteur de la part d'une patiente, au réveil d'une séance d'hypnose, fit que Freud renonça à cette méthode et ne pratiqua plus que la méthode associative. A cette période inaugurale de la psychanalyse, les récits de scènes de séduction étaient fréquents dans les cas rapportés dans les études sur l'hystérie et dans les observations qui suivirent. La scène de séduction y est alors considérée essentiellement comme traumatique. La notion de traumatisme, apparue avant même celle de séduction et sous la plume de Breuer, introduit un point de vue économique. Il s'agit de la provocation d'une excitation dont l'intensité excessive est insupportable pour le sujet, chez lequel elle provoque une effraction du pare-excitation. L'effraction des contre-investissements, dont le destin est de contenir les excitations, mobilise avec une intensité égale des forces de contre-investissements accrues et déclenche le refoulement, grâce auquel il pourra ne rester apparemment rien de la scène de séduction précoce infantile survenue chez un sujet qui n'était pas préparé à la subir. C'est dans un second temps post-pubertaire que survient une circonstance, qui n'a pas forcément en soi un caractère sexuel, mais dont quelque détail provoque une chaîne immédiate d'associations par l'entremise de laquelle se fait l'attraction de l'inconscient. Le développement alors acquis de la sexualité donne rétrospectivement son plein sens sexuel à la scène infantile et les conséquences de l'effet traumatique initial refoulé donnent à ce second événement le caractère provocateur d'une décharge d'angoisse à laquelle le sujet échappe en élaborant un Symptôme. Cet effet d'après-coup, déjà décrit dans L'esquisse d'une psychologie scientifique, est repris plus tard dans L'homme aux loups, mais dans un autre contexte que celui de la séduction de l'enfant par l'adulte et en relation avec des circonstances beaucoup plus précoces que celles évoquées à l'époque qui précédait la découverte de la séduction en tant que fantasme (1897).

Simultanément à ce dernier fait, selon une chronologie que l'on suit avec détails dans les lettres à Fliess de cette époque, Freud renonça à la valeur étiologique de la scène réelle de séduction et à la véracité du récit, découvrit l'OEdipe, rattacha le récit de séduction au fantasme de séduction compris comme retournement du désir oedipien du sujet et fit la découverte concomitante de la sexualité infantile.

A partir de là, les notions de traumatisme et de séduction ont subi une occultation relative, peut-être due à ce qu'elles n'avaient pas à ce


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moment à être discutées, mais, comme une rivière devenue souterraine suit un cours inapparent jusqu'au point de sa résurgence, ces notions n'ont jamais cessé d'avoir une double valeur :

1) Celle, pathogénique, d'une relation entre un événement, ou moins précisément, des circonstances, que l'analyse devait progressivement rattacher à une précocité de plus en plus grande, et d'autres circonstances intervenant après coup dans le déclenchement d'une névrose ;

2) Celle qui introduit le facteur économique en cause dans le « trauma », celui-ci répondant toujours au même mécanisme provocateur : une excitation non tolérable marquée par « un état de grande tension ressenti comme un déplaisir et dont on ne peut se libérer que par une décharge », ce qui a pour corollaire de qualifier de traumatique « cet état où les efforts du principe de plaisir échouent » et ce qui conduit, « en considérant la série angoisse névrotique — angoisse réelle — situation périlleuse », à la conclusion que « la chose redoutée, l'objet de l'angoisse, c'est toujours l'apparition d'un facteur traumatique qu'il est impossible d'écarter suivant la norme du principe de plaisir ». Faisant intervenir avec une insistance particulière le point de vue économique, Freud écrivait, dans le même texte, « c'est la grandeur de la somme des émotions exerçant une influence sur le facteur traumatique qui paralyse l'action du principe de plaisir, qui confère à la situation dangereuse sa gravité ». Ces citations sont tirées des Nouvelles conférences publiées en 1932 (I), ce qui montre que le rôle de la « situation traumatique » n'a jamais cessé d'être en vigueur. Ce rôle a été de nouveau mis en valeur avec la nouvelle théorie de l'angoisse, qui est exposée dans le texte auquel j'ai emprunté les citations ci-dessus. L'angoisse-signal, dont il s'agit dès lors, est considérée comme déclenchant le refoulement alors que précédemment elle était une conséquence de celui-ci. Dans cette seconde manière de voir, une situation extérieure, en cela dangereuse, réveille une situation instinctuelle périlleuse et redoutée. Le Moi peut « absorber dans son organisation la pulsion instinctuelle en question ». En cas de refoulement, la pulsion appartient au Ça et le Moi « conscient de sa propre faiblesse » utilise une technique identique à celle de la pensée normale. Ici Freud rappelle que la pensée est « une méthode d'essai pratiquée à l'aide de faibles quantités d'énergie » et il la compare au travail d'un général qui fait précéder, par le déplacement de petites figurines sur la

(1) S. FREUD (1932), Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad. Anne BERMAN, Gallimard, 1936, p. 128-129.


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carte, le mouvement de ses troupes. Par ce moyen le principe de plaisirdéplaisir réapparaît à petites doses mieux contrôlées.

Nul doute que la situation analytique soit précisément une circonstance particulièrement propice à faire réapparaître la situation périlleuse, mais aussi à permettre la décharge énergétique par petites doses, donc décharge contrôlée, discontinue, parfois « atomisée », parfois plus dramatique et intense, suscitée par la méthode d'essai qu'est la pensée, mais avec une répercussion traumatique accentuée du fait de la situation périlleuse qu'est la verbalisation de cette pensée en présence de l'analyste et qu'est aussi le cours régressif topique des associations libres. La situation analytique est donc bien une situation traumatique techniquement provoquée, mais dont les oscillations des décharges sont soumises, dans leur intensité, au contrôle réciproquement et identificatoirement conjugué de l'analysant et de l'analyste, la tolérance de l'un et de l'autre intervenant tant dans le degré de hardiesse des propos du premier que dans celui des interprétations du second, comme dans le timing et le rythme particulier de telle ou telle analyse. L'interférence de ce que chacun des deux partenaires perçoit de la vulnérabilité de l'autre est ce par quoi, dans la marge fluctuante entre l'identification et l'altérité, l'analysant prend connaissance de la « réalité » de l'analyste, sa réalité psychique, bien sûr, beaucoup plus sûrement que par toute intervention de l'analyste prétendant à manifester sa « réalité », et cela combiné simultanément aux projections les plus déformantes.

Traumatiques aussi sont les interprétations, ce qui est requis pour qu'elles soient mutatives, mais juste assez pour qu'elles ne provoquent pas un nouveau refoulement au moment où s'intègre leur formulation. Les travaux de M. Bouvet, sur la dépersonnalisation, et de Peto, sur les désintégrations transitoires provoquées par les interprétations (I), soulignent bien cet effet traumatique de la cure. Il ne serait pas sans intérêt de s'appesantir quelque peu sur l'impact de l'effet traumatique relativement au « devenir conscient » et à la conviction.

Toujours évoqué comme fantasme expressif de l'OEdipe féminin, le fantasme de séduction a été repris, du point de vue de sa genèse, par Freud à propos de l'histoire préoedipienne de la fillette, en 1932, dans celle des Nouvelles conférences qui est consacrée à la féminité. « Mais alors, écrit-il, c'est la mère qui est la séductrice » et il ajoute : « Ici le fantasme côtoie la réalité, car ce fut vraiment la mère qui provoqua, éveilla même peut-être, les premières sensations génitales voluptueuses

(1) M. BOUVET, OEuvres psychanalytiques, Payot, t.I et II ; A. PETO, De l'effet désintégrant transitoire des interprétations, Rev. fr. de Psychan., 1961, XXV, nos 4-5-6.


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et cela en donnant aux enfants les soins corporels nécessaires » (I). Il est difficile de faire la part d'une telle séduction et celle, sans doute plus importante, qui revient aux activités auto-érotiques accompagnées de fantasmes de présence ou d'activités de la mère, de sorte qu'il est difficile également de dire où s'initie le premier désir de séduction. Si nostalgiques que puissent être, par la suite, les attachements à ces points de fixation, leur réveil éventuel par quelque tentative ne présente vraisemblablement pas le caractère traumatique de la séduction par l'adulte à une époque à laquelle celle-ci bouleverse les contre-investissements s'opposant à la transgression oedipienne. Néanmoins, et en dépit du caractère moins traumatogène de ce genre de séduction précoce, on peut y voir une ouverture vers la conception du mode de communication séducteur comme étant extrêmement primitif dans la relation mère-enfant. Cette relation a été par la suite étudiée — et l'est particulièrement aujourd'hui — par de nombreux analystes d'enfants.

A partir des formes captatrices et identificatoires primitives de la séduction et de son rôle traumatique possible par la suite et de sa participation à l'aptitude empathique et au contre-transfert, on pourrait voir là les bases implicites d'une théorie généralisée de la séduction.

Parmi d'autres, trois ordres de problèmes se présentent à ce propos :

1) Son origine et son efficience beaucoup plus précoces qu'elles n'étaient généralement envisagées ; l'intensité de son caractère traumatogène pouvant être considérée comme variable suivant son incidence sur l'érogénéité du moment dans ses rapports avec une relation objectale et le caractère plus ou moins conflictuel de ses effets. Le conflit oedipien étant le plus typique de ces cas ;

2) Les rôles respectifs ou conjoints du séducteur et du séduit, avec la part d'identification que cela comporte, compte tenu de la répartition, de l'alternance et de la combinaison entre eux de l'activité et de la passivité, de l'initiative et de la provocation, l'intégration de ce mode de communication précoce dans précisément la répartition des rôles qui régit les relations d'objet ultérieures ;

3) La constatation chez tout analysant de l'existence latente ou efficiente d'une recherche ou d'une attente de séduction, aussi bien à tous les niveaux de développement et de régression qu'à celui de toutes les zones érogènes et qu'à celui de la totalité narcissique ; ce qui conduità en rechercher l'origine aux moments les plus précoces de l'existence, ceux de la relation originaire à la mère et de l'identification dite primaire.

(1) S. FREUD, loc. cit.


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De son universalité et de son essence, du caractère intersubjectif et identificatoire qu'elle comporte, il résulte qu'elle ne peut que jouer un rôle fondamental dans le transfert et le contre-transfert.

Dans son ouvrage sur le transfert, Michel Neyraut écrit à ce sujet :

« Une des implications majeures de l'analyste est celle d'être contraint de se concevoir comme l'objet des manifestations contre-transférentielles. »

Celles-ci sont l'expression des séductions immédiates, contre lesquelles ont été instituées les règles de l'analyse, et les sollicitations pulsionnelles les plus déguisées, mais toujours présentes à tous les niveaux de séduction qui se

« chevauchent et transcendent les résistances » (p. 23)... « La séduction institue l'analyste comme codésirant. »

Evoquer la séduction c'est évoquer l'hystérie. Tant dans la clinique que dans la généralité des relations humaines, elle peut fournir le modèle le plus démonstratif de la séduction, y compris l'ambiguïté que comportent éventuellement sa suite et le double rôle intériorisé contenu dans le fantasme de séduction. Il va de soi qu'elle ne peut que s'exercer dans le transfert et solliciter le contre-transfert. Mais celui-ci n'est pas forcément sollicité seulement par les tentatives les plus actives et les plus voyantes de séduction, par les paroles ou le comportement ; la personne même par la seule présence de ses charmes peut provoquer le désir, sous la forme la moins régressive, notamment entre analyste et analysant de sexe différent, comme cela pourrait se produire hors de toute situation analytique. Celle-ci, qu'il s'agisse d'une provocation comme celle que je viens d'évoquer ou qu'il n'en soit rien, fera inévitablement surgir la séduction sous une forme comportant d'autant plus de risques qu'elle sera plus sournoise et plus déguisée, sous l'aspect de son contraire, la dénégation par exemple, ou, à un niveau plus régressif, sous l'interdiction qu'un rigoureux contre-investissement commandé par le Sur-Moi, par exemple, fera peser sur elle. Un autre qu'un analyste consciemment s'y tromperait, tandis que son inconscient, ne s'y trompant pas, aurait plus de chances d'entendre le chant des sirènes sous le voile trompeur du discours manifeste et de s'y laisser prendre, n'étant pas ouvert, comme l'analyste, à entendre un appel latent, lui permettant de dialoguer avec elles à la plus juste distance et de soupçonner l'envers destructeur d'une captieuse attirance.

Mais la régression et l'identification, que requiert la compréhension du sens latent, exprimé dans le langage du processus primaire, en rapprochent le mode de communication de celui qui opère dans la


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séduction. L'identification au désir de l'autre, qui fait que le séducteur désire qu'on le désire et que la personne séduite est en préséduction latente, rend forcément plus ou moins vulnérable l'analyste du fait de sa disponibilité empathique, mais le « moins » a des chances de l'emporter en raison de la situation paradoxale où il se trouve, puisqu'il lui faut, comme Ulysse, entendre le chant des sirènes et rivé à son fauteuil garder la distance nécessaire à l'étrange collusion de l'intersubjectivité (à l'extrême) la plus fusionnelle et de l'objectivité la plus impavide. Un autre danger que celui de céder à la séduction serait alors l'illusion d'impavidité qu'un Surmoi demeuré trop rigide ferait naître du désirdevoir de neutralité immuable. On sait que le Surmoi s'y entend en fait de séduction! Aussi n'est-il pas superflu de méditer sur « l'amour de transfert », comme Freud lui-même nous y a invités et comme récemment l'ont fait Christian David et Serge Leclaire (1).

Ce que la séduction comporte comme con-fusion dans la répartition des rôles et comme réciprocité implique que l'analyste lui-même soit posé comme séducteur, ce que s'offrir comme analyste comporte pour l'analysant. C'est d'ailleurs là un des moteurs de la poursuite de l'analyse qui se fait à partir de cette séduction en suspens. Que le suspens cesse : c'est un acting de l'analyste, fût-il discret. Sous le couvert d'une intervention rationnellement justifiée comme utile ou d'une interprétation reconnue après coup comme provocation d'une satisfaction narcissique à recevoir en retour de la part de l'analysant, peut se déguiser une manoeuvre de séduction. C'est retrouver là, sous une forme discrète, toute la part de satisfaction narcissique attendue comme effet de la séduction sous les apparences et la réalité d'un don offert à l'objet et se combinant avec lui.

10. LA SÉDUCTION SOUS LA DIVERSITÉ

DES MODES RELATIONNELS

PERVERSION POLYMORPHE ET CONTRE-TRANSFERT

L'universalité aussi bien synchronique que diachronique du rôle de la séduction dans les modes relationnels, puisqu'elle est certainement

(1) S. FREUD, Observations sur l'amour de transfert, in De la technique psychanalytique, trad. Anne BERMAN, Presses Universitaires de France, 1953, P- 116-130; C. DAVID, Les ambiguïtés de l'amour de transfert, in L'état amoureux, Petite Biblioth. Payot, 1971, p. 282-290 ; S. LECLAIRE, Sygne ou De l'amour de transfert, in On tue un enfant, Edit. du Seuil, 1975, p. 93-114 : « Or, chacun sait que le plus sûr symptôme de l'amour consiste en cette acuité qui permet à l'amant de toucher au coeur des signifiants de l'aimé, quelle que soit la résistance de ses armures », p. 108.


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le plus primitif des modes relationnels, la fait intervenir au premier chef dans la relation transfert - contre-transfert. Cela ne signifie pas qu'il s'agisse de réduire cette relation à n'être que cela. Les projections et introjections, qui modulent le cours de cette relation, les mises en question et reprises narcissiques qui s'y produisent, alternant avec le mode objectai et se combinant avec lui, et ont été décrites avec à la fois le souci de garder distincts les deux courants libidinaux narcissiques et objectaux et celui de ne rien perdre de leur interférence. La plupart montrent que l'équilibre entre les investissements narcissiques et objectaux apparaît, à la faveur de la cure, plus complexe que le système de vases communicants déduit des opinions de Freud (I). Les projections les plus objectales du transfert se produisent forcément sur fond narcissique, la situation analytique, par la régression qu'elle met en oeuvre, accentuant particulièrement cette composante narcissique. Les objets intériorisés, si constitués comme objets soient-ils, sont, du fait de cette intériorisation, narcissisés, de même que toute attitude narcissique suppose un objet, l'attitude de celui-ci fût-elle simplement contemplative et admirative. A partir de la médiation spéculaire, qui justifie le terme de narcissisme, se contempler ne peut pas se différencier parfaitement d'être vu par un autre.

Mettre l'accent sur le rôle de la séduction, c'est la retrouver depuis les relations les plus primitives jusqu'à celles qui marquent toute existence; c'est la souligner comme sous-jacente à toute relation mais d'autant plus qu'il y a dépendance. Le plus faible, l'esclave, est tenté de séduire le maître, à moins qu'il ne l'affronte dans un rapport de force. Le maître peut contraindre l'esclave ou le séduire pour en obtenir plus. L'amoureux s'humilie pour séduire, mais dans l'espoir d'un regain narcissique. Tout exhibitionnisme est à visée évidemment séductrice, ne s'exhiber qu'à soi-même étant mortifère. La séduction de l'objet vise forcément un retour sur soi comme gain et même comme rétablissement narcissique.

Il serait certainement artificiel de considérer la séduction à part des manifestations transférentielles et contre-transférentielles dans leurs détails et leurs particularités avec lesquelles elle se combine étroitement. Je n'ai pas d'autre but que de montrer son importance, sa quasiconstance, sa sous-jacence et sa précocité dans les divers moments et mouvements de la relation analytique.

(I) B. GRUNBERGER, loc. cit. ; R.BARANDE, loc. cit. ; J. COSNIER, loc. cit. ; D.BRAUNSCHWEIG, loc. cit., et L'analyste objet significatif et objet narcissique, Rev. fr. de Psychan., 1965, XXIX, n° 5-6, P- 596.


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L'érogénéité en oeuvre dans la séduction et sa précocité mettent en cause toutes les zones érogènes et la sexualité infantile selon tous ses modes, c'est-à-dire tous ceux des perversions polymorphes. Ainsi l'utilisation, chez l'enfant, de ses zones érogènes comme moyens de séduction combinés plus ou moins à l'auto-érotisme concomitant ou dominant, suivant l'importance de l'effet séducteur maternel, son succès ou, au contraire, son rejet : par exemple la masturbation provocante à l'égard de la mère et la réalisation hallucinatoire de la séduction recherchée, par la suite et en son absence, dans les fantasmes qui l'évoquent chez l'enfant au plus secret de lui-même. L'étroite relation de la séduction et des perversions polymorphes, difficile à décrire, du moins brièvement, persiste, c'est bien connu, chez l'adulte même parvenu à ce qu'il est convenu d'appeler « maturité sexuelle ». Cette persistance fut évoquée par Freud, dès les Trois essais sur la théorie de la sexualité. Le passage consacré à la perversion polymorphe a pour conclusion que « la disposition à la perversion a quelque chose de profond et de généralement humain ». Ce propos est étayé sur la capacité qu'a la prostituée d'user de cette « disposition polymorphe et, par conséquent, infantile dans l'intérêt de sa profession » et sur « le nombre immense de femmes prostituées et de celles auxquelles on ne saurait dénier les aptitudes à la prostitution, quoiqu'elles n'aient jamais exercé le métier » (1). La persistance de cette disposition, à l'état de perversion fixée chez les uns, refoulée chez d'autres ou sublimée, est finalement chez l'analyste reconnue, intégrée dans sa réalité psychique et du même coup dans son Moi, tout en restant susceptible d'être excitée et réactivée sous forme d'empathie. Sans en faire ici la clinique infinie, j'évoquerai particulièrement le mode masochique de relation justement décrit, dans la provocation contre-transférentielle qu'il suscite, par Conrad Stein : « Intéresser le psychanalyste, voilà qui nous ramène à la visée la plus fondamentale du masochisme. Elle remet encore en question, cette fois, le plaisir d'un autre : le plaisir du psychanalyste » et « Dans le transfert, le masochisme appelle le contre-transfert ; en cela sa visée est sadique » (2).

Mon propos n'est pas de traiter ici de la clinique de la séduction dans le contre-transfert, mais surtout d'en indiquer l'intervention

(1) S. FREUD, La disposition perverse polymorphe, Trois essais sur la sexualité, p. 86-87, trad. B. REVERCHON-JOUVE, Gallimard, 1962.

(2) C. STEIN, Transfert et contre-transfert ou le masochisme dans l'économie de la situation analytique, Rev. fr. de Psychan., 1966, XXX, n° 3, p. 177-186, reproduit dans L'enfant imaginaire sous le titre Transfert et contre-transfert, Denoël, 1971, p. 31-32.

R. FR. P. 16


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majeure et la composante narcissique. En effet c'est doublement avec le narcissisme que j'ai affaire :

I) En ce que le narcissisme, comme l'a montré H. Kohut, dans les textes que j'ai évoqués, renouvelle la manière de comprendre le contretransfert et incite à rechercher le rôle qu'il y joue plus qu'on ne l'avait fait auparavant; ceci même en dehors des cas que Kohut qualifie de transferts narcissiques ou plutôt en nous amenant à considérer qu'intervient dans tous les cas, à un niveau de régression apparent ou restant sous-jacent, mais décelable sous un matériel d'aspect actuel, une part ou un moment de transfert narcissique. Chez qui n'interviendrait nullement, par exemple, ce que Kohut appelle le « transfert en miroir » ?

2) En ce que la séduction s'inscrit dans les rapports du narcissisme et du contre-transfert comme étant une des manifestations les plus précoces de communication, trouvant son origine à partir du narcissisme et de l'identification primaires, à partir de quoi, par la suite, elle persistera sous les modes divers de relation qu'elle pourra promouvoir ou dont elle pourra se revêtir, sinon se travestir, tout au long de la vie humaine y compris celle qui peut se nouer avec la mort.

II. SEDUCTION ET IDENTIFICATION PRIMAIRES ROLE DE L'ANTICIPATION DU DÉSIR DE L'AUTRE

Il paraît, au vu des connaissances, réflexions et constructions actuelles sur les tout premiers temps de la vie, impossible de ne pas fonder l'empathie ou toute espèce d'intersubjectivité et même d'identification secondaire sur une conception de l'identification primaire, même si, en ce qui concerne l'identification secondaire, la médiation spéculaire intervient secondairement justifiant, par l'altérité qu'elle introduit, le terme propre d'identification. Celui-ci est en effet discutable s'agissant de ce qui est primaire et, selon l'idée qu'on peut s'en faire, indifférencié, puisque le suffixe « fication » suppose, par le « faire » qu'il désigne, une altérité préalable. Son emploi, avec cette réserve, n'en a pas moins cours, faute de mieux.

Si, en effet, la considération d'un narcissisme primaire tend à concevoir le nouveau-né et même le prénatal, en dépit de sa dépendance absolue, comme une sorte de « tout » appelé à subir des satisfactions et des frustrations, cette idée est battue en brèche du fait que l'essai de se représenter la psyché originaire ne peut se rallier à envi-


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sager un infans en soi, mais amène à juger, conformément à ce que Winnicott résume en une phrase concise, que « le nourrisson et les soins maternels forment une unité » (I). Que cette unité « zone-objet complémentaire » pour P. Castoriadis-Aulagnier (2) soit appelée à se dissocier, ce dont ces auteurs nous montrent le métabolisme, n'empêche pas de reconnaître que ce départ est décisif relativement à ce que sera la relation à l'autre.

Dans un article intitulé « Demande et identification » (3), visant l'étude de la demande d'analyse, il est très remarquable que P. Castoriadis-Aulagnier commence par une recherche sur l'identification primaire. Se référant aux travaux de Lacan, concernant l'identification et la demande, elle en considère les différents moments et le rôle qu'ils prendront dans l'analyse. La lecture de ce travail, sans entrer dans le développement rigoureux des idées exprimées, me suggère de donner une valeur extrêmement importante à l'anticipation constituée par la position de la mère par rapport à la venue (et par conséquent la demande présumée) de l'enfant et sur celle que constitue la position de l'analyste par rapport à la demande de l'analysant. Cette anticipation, qui ne se borne pas à satisfaire les besoins selon les exigences des fonctions corporelles fiées à la prématuration et la dépendance absolue de l'infans, a lieu dans le registre du désir. La préséance du désir maternel est explicitée par P. Castoriadis-Aulagnier, notamment en deux formules : « La mère désire que l' infans demande » et « l'infans demande que la mère désire » qui représentent « la dialectique qui sous-tend l'identification primaire » (p. 31). Cette préséance ainsi présentée me paraît être le fondement et le départ de la capacité ultérieure de séduction. Certes toute séduction ne se réduit pas au désir de fusion de l'identification primaire, puisqu'elle se présente à tous les niveaux évolutifs de la relation à autrui, donc après que se soient constituées une « personnation » et la structuration oedipienne des relations et puisque nous la voyons à l'oeuvre particulièrement dans l'hystérie. Mais elle ne cesse à aucun de ces niveaux d'avoir un caractère identificatoire dans lequel intervient au premier chef le « désir du désir de l'autre ». Par là même la secrète complicité de la personne séduite par rapport au séducteur

(1) WINNICOTT, La théorie de la relation parent-nourrisson, in De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. KALMANOVITCH, Payot, p. 240.

(2) P. CASTORIADIS-AULAGNIER, La violence de l'interprétation, Presses Universitaires de France, 1975, coll. « Le Fil rouge ».

(3) P. CASTORIADIS-AULAGNIER, Demande et identification, L'inconscient, 1968, n° 7, p. 22-65.


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n'exclut jamais qu'elle puisse être le premier moment, sinon le premier mouvement, de la séduction et que le plus apparent séducteur ne soit parfois le premier séduit.

On trouve d'autres éléments de réflexion aidant à se faire une idée de la séduction, dans la poursuite de la lecture de l'article de P. Castoriadis-Aulagnier auquel j'ai fait référence ci-dessus. L'auteur nous montre, au chapitre suivant, consacré à l'identification spéculaire (stade du miroir de Lacan), dans le face à face avec l'image spéculaire ce que « vu » n'est pas, mais aussi l'intervention fondamentale du « regard tiers », le regard de la mère qui « constituera le vu comme objet de plaisir pour celle qui apparaîtra dès lors le dépositaire de ce nonspécularisable de l'image » et complétera l'image narcissique. C'est par la possession de cette image du Moi que le sujet « peut conjointement se représenter comme différent de la mère, comme objet de son plaisir (à elle) et comme objet de son propre plaisir », donc être « conjointement véhicule de ce qu'on appelle libido d'objet et l'aimant de ce qu'on appelle libido narcissique (ou identificatoire) ». Se faire don de plaisir pour l'autre est ce en quoi consiste investir libidinalement l'objet, d'où il résulte que plaisir objectai et plaisir narcissique restent toujours tributaires l'un de l'autre. Dans une telle description, la séduction me paraît bien s'inscrire dans la conjonction entre le plaisir à visée objectale (don de plaisir) et le plaisir narcissique, mais l'identification prégénitale ici concernée est médiatisée par un objet de la demande (notamment par l'objet partiel) qui garantit la répartition des rôles et assume « une différenciation quant à leurs identités respectives ». « Le sujet s'identifie à celui qui a l'objet de plaisir du demandeur. »

Un passage particulièrement intéressant, du point de vue de la séduction, figure au chapitre du même article consacré à « la castration comme temps pour comprendre préalable au projet identificatoire » (p. 46). Il s'agit des provocations séductrices que pourraient être pour la mère les demandes, prégénitales, que lui adresse l'enfant.

« A partir du moment où le pénis, perçu par l'enfant comme instrument privilégié du plaisir et de l'offre, devient ce qu'il propose à son plaisir, (la mère) ne peut plus ignorer l'établissement d'une sorte de « compréhension » réciproque et le fait que... cette fois, un même objet, un même mot désignent pour les deux l'instrument de plaisir par excellence. »

La possibilité de plaisir erotique et la réalisation de son propre plaisir oedipien suscitent chez la mère l'interdiction de toute réponse, l'interdit étant prononcé au nom du père, ce par quoi elle se protège autant qu'elle protège l'enfant (p. 46-47). Par là elle affronte l'enfant


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« à sa propre castration... à sa sujétion au désir du père et à la Loi ». Cette citation est destinée à rapprocher « l'interdiction de toute réponse », dont il est ici question et celle qui fonde, pour les mêmes raisons, les règles psychanalytiques de neutralité et d'abstinence en renouvelant par là l'interdit de l'inceste et donnant, du même coup, à celui-ci la possibilité, grâce au caractère transitiormel de l'analyste, qu'en soient exprimées, dans les manifestations transférentielles à déchiffrer, la rigueur et la prise de conscience, ce que tout passage à l'acte d'une réalisation séductrice rendrait impossible.

La demande d'analyse, selon P. Castoriadis-Aulagnier, doit être entendue comme réponse à l'offre dont l'analyste se porte garant, à ce que celui-ci est « supposé offrir ». Le demandeur s'offre pour la vérification d'un pouvoir attribué à l'analyste et il identifie cette vérification à la visée du désir de cet analyste. L'étude conjointe de la demande d'analyse et de la préséance du désir maternel dans l'identification primaire montre le rôle que jouent par rapport à la demande d'analyse la préséance du désir de l'analyste et la disposition contretransférentielle dans laquelle le place l'anticipation de son offre. L'assimilation à celle que constitue le désir de la mère fonde l'empathie de l'analyste rendue possible par sa disponibilité régressive, même si l'identification primaire à laquelle sa régression devrait conduire l'analysant reste aux limites extrêmes de ce qui est analysable ou verbalisable. Le rôle fondamental de l'identification est nécessaire pour que puisse être comprise l'intersubjectivité de la séduction. Dans cette identification-séduction très primitive le regard semble avoir une importance considérable. Le regard de l'enfant, dans les yeux de la mère, signalé par Spitz, le rôle de miroir de celle-ci décrit par Winnicott (I), la « lueur admirative dans son regard » (Kohut) et les temps de fascination, précurseurs vraisemblables de la séduction, qui semble bien naître, à partir d'une fusion primaire, des premiers temps d'une défusion non encore accomplie et insuffisante à ce que s'origine un désir propre et distinct du désir de l'autre, tout cela ne peut que constituer une base primordiale de la séduction. Que, dans l'analyse, l'occultation du regard soit une manifestation première et implicite de la règle d'abstinence et de neutralité ne fait aucun doute, ce que confirme l'inquiétude aussi bien que la réassurance que, selon les cas, elle suscite et qui conduit certains analysants, saisis par une

(I) D. W. WINNICOTT, Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant, Nouv. Rev. de Psychan., n° 10.


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angoisse de dépersonnalisation ou de plus sombres projections, à se retourner.

Freud, dès ses premiers écrits concernant les fantasmes, a insisté sur les combinaisons, interférences et substitution du vu et de l'entendu dans leur genèse. La voix de la mère, très tôt reconnue et soucieuse par ses intonations d'être apaisante ou, à l'inverse et moins contrôlée, irritée, serait, comme le fait remarquer G. Rosolato, le vecteur des « premières introjections préparatoires aux identifications » (I), qui précèdent l'organisation de l'objet en tant qu'extérieur. Les jeux vocaux de l'enfant lui permettent d'halluciner activement « l'ambiance familière absente, la voix de sa mère ». Si la séduction par le regard est issue de la fascination ou s'y apparente, c'est bien la voix qui, dans l'Odyssée, se manifeste comme le moyen de la plus dangereuse séduction. L'instinct de mort y trouve bien son compte.

Mais la voix est aussi celle du père. La différence de timbre et de tonalité est sans doute une des premières différences perçues qui postule une existence d'un Autre, cet autre qui sépare de la mère.

Une étude approfondie des origines du mode de communication qu'est la séduction ne peut que faire une part considérable aux premières communications entre la mère et l'enfant, à la séparation progressive de l'unicité primaire, à la bipartition de la mère (mère et amante), au rôle que joue l'Autre, à sa place mythique ou ontogénétiquement constituée, etc., questions traitées de divers points de vue par de nombreux auteurs. Parmi ces études celles concernant le désir sont au premier plan de nos références, comme on l'a vu (2).

12. LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT COMME CIRCONSTANCES DE SÉDUCTION TRAUMATIQUE

Dans le cadre de la discussion sur le livre de S. Viderman, La construction de l'espace analytique, j'avais publié un article dans lequel j'envisageais, en fondant cette opinion sur les commentaires de Freud à propos du rêve de l'Homme aux loups, la situation analytique comme traumatique avec la même fonction organisatrice que celle de l'après coup relativement à la séduction. Pour Freud le fameux rêve de l'Homme aux loups avait agi comme une seconde séduction. Il est clair aussi

(1) G. ROSOLATO, La voix, in Essais sur le symbolique, Gallimard, 1969 et La voix : entre corps et langage, Rev. franc, de Psycltan., 1974, 38, n° 1.

(2) Travaux de WIKNICOTT, de D. BRANUNSCHWEIG et M. FAUT, de P. CASTORIADIS-AULAGNIER travaux ités déjà) et . LACAN, etc.


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que l'apport tellement gratifiant pour Freud de la richesse en matériel de cette analyse séduisit Freud et que lui-même séduisit son patient par l'aide qu'il lui apporta dans les conditions que l'on sait. Si l'on se réfère aux idées de Freud concernant le cauchemar et à celle de M. Fain selon laquelle un rêve dont on se souvient est un rêve raté relativement à sa fonction qui est de permettre la poursuite du sommeil, on peut attribuer au cauchemar et à certains rêves un caractère traumatique, celui-ci étant précisément ce qui, par la mobilisation d'énergie mise en cause, provoque le réveil. J'avais, dans cet article, qualifié la situation analytique de séduction en suspens et d'après-coup provoqué (I). C'est ce point de vue que je me suis efforcé de développer à présent relativement au contre-transfert. En remettant en honneur ainsi la théorie traumatique ayant marqué les débuts des travaux freudiens sans qu'elle ait été jamais abandonnée complètement par la suite, je ne prétends pas réduire à ce point de vue la relation analytique et surtout le cours de son développement, mais envisager la part qu'y jouent les tentatives et les retenues de séduction réciproques et l'apport qu'elles fournissent à la connaissance analytique.

Dans l'ouvrage de S. Viderman (2), cet auteur considère les fantasmes originaires comme faits de « représentations disjointes, erratiques et sans unité de sens ». Pour que ces virtualités profondes se structurent « dans une forme que le langage de l'interprétation va cerner d'un trait décisif », il faudra qu'elles rencontrent « une expérience organisatrice de sens », celle où s'exerce « la parole dite dans l'espace spécifique qui lui assure sa résonance », c'est-à-dire la situation psychanalytique.

La situation analytique, organisatrice de sens, peut être considérée comme seconde séduction traumatique mais dont les conditions scéniques suspendues sont destinées à ce que ne s'opère pas la réalisation en acte des désirs et séductions de l'analysant, ni ceux, présumés ou réellement ressentis de l'analyste (qu'ils soient spontanés ou induits par identification à l'analysant). Cependant la verbalisation de ceux de l'analysant en est une actualisation avec la faible quantité de décharge que cela comporte et qui est plus intense dans l'intimité du colloque que dans celle de la pensée solitaire, dans laquelle n'existe pas l'ébranlement des contre-investissements que provoque la séduction présumée et par là même efficiente qu'exerce l'analyste, par sa seule présence, ou la séduction que l'on désire exercer sur lui.

(1) J. ROUART, De l'après-coup traumatique de la séduction à l'après-coup constructif de l'analyse, Rev. fr. de Psychan., 1974, XXXVIII, n° 2-3.

(2) S. VIDERMAN, La construction de l'espace analytique, Denoël, 1970.


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La situation est traumatique pour l'analysant qui est, un peu comme l'enfant soumis à la séduction sexuelle de l'adulte, surpris avec plus ou moins d'effroi en n'y étant pas préparé, tandis que l'analyste, « préparé » par son analyse personnelle et son auto-analyse, se trouve dans des conditions différentes. A moins que telle reviviscence trànsférentielle par l'analysant d'une terreur primitive extrêmement destructrice exerce, par une séduction identificatoire à une situation narcissiquement très précoce, un attrait terrorisant sur l'analyste, brisant les défenses ellesmêmes très précoces auxquelles il ne serait pas parvenu à renoncer au cours de son analyse personnelle. Nous retrouvons là les réponses contre-transférentielles redoutées par Kohut dans les cas de transferts narcissiques. On évoquera ici la nécessité, soulignée par Winnicott, pour l'analyste de pouvoir éprouver de la haine dans le contretransfert (I).

Il me semble qu'on peut distinguer — un peu artificiellement, il est vrai — deux registres dans lesquels opère la séduction.

a) Tout d'abord, le plus primitif comme mode d'identification est celui sur lequel se fonde l'empathie. L'identification au désir de l'autre avec anticipation de ce désir me semble être le guide majeur dans la compréhension du transfert et dans le déchiffrage concomitant du discours de l'analysé (ou -ant). Le mode de compréhension le plus régressif auquel cela pourrait donner accès est celui de « la fusion de deux désirs qui trouvent leur signifiant commun en un même objet : le sein » (demande de l'infans et offre de la mère) (P. CastoriadisAulagnier, loc. cit.).

Ici un approfondissement théorique serait nécessaire. Il ne pourrait ne pas fane référence aux constructions élaborées au sujet des fantasmes originaires, concernant fusion, prémisses de séparation, nostalgie et crainte de la re-fusion, passage d'un « un », tôt composite, à trois dès qu'une division s'opère, excluant toute dualité. J'évoque en vrac des travaux multiples et divers qui actuellement nous invitent à méditer sur ces sujets, tels ceux de Winnicott, de P. Castoriadis-Aulagnier, de Michel Fain et collaborateurs et naturellement depuis plus longtemps Melanie Klein et ceux qui l'ont suivie. Enfin le tout récent ouvrage de R. Barande, qui rénove « la castration de la naissance », se joint à ceux, qui nous donnent à réfléchir. Une réflexion sur ces travaux permettrait sans doute de donner un fondement théorique plus solide à la séduction

(I) WINNICOTT, La haine dans le contre-transfert (1947), in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, trad. J. KALMANOVITCH, p. 48.


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et au désir originaire dont elle poursuit, à travers tous les avatars ultérieurs, l'essai de réalisation et le comblement du manque essentiel. A partir de là, elle est mise au service de tous les désirs et cherche à prendre dans ses rets son objet avec les visées les plus aimantes aussi bien que les plus destructrices.

b) Le second registre est plus objectai. La séduction y est plus facile à deviner, car elle se rapproche davantage de la relation amoureuse dont elle fait d'ailleurs partie. On sait le rôle particulièrement important qu'elle a dans l'OEdipe. L'hystérie en est le modèle le plus net avec l'ambiguïté qu'elle comporte. La distance à l'objet que ce registre permet facilite l'appréciation du refus défensif qu'oppose l'analysant à la séduction projetée sur l'analyste comme venant de celui-ci. Cela permet aussi de percevoir la tentative déguisée souvent de l'analysant soit directement — objectivement perçue — soit par la réponse qu'elle provoque comme désir ou comme crainte chez l'analyste conscient du refus abstinent et non défensif qu'il oppose également à la demande inévitable d'amour sous quelque forme qu'elle se présente.

Mais ce registre « plus objectai » n'est évidemment pas maintenu à distance du premier que j'ai évoqué, le mode relationnel de l'analyse l'en rapprochant en le « narcissisant » comme d'ailleurs tout le contenu de la situation. Entre ces deux registres se produit une interrelation oscillante ou fusionnante suivant le moment transférentiel ou contretransférentiel le plus « traumatique » et, de ce fait parfois, le plus régressif.

L'espace d'interrelation entre ces deux registres ou niveaux est celui dans lequel se déploie le discours analytique dans la participation inégale mais complémentaire de l'analysant et de l'analyste. Il s'y fait, selon l'expression d'A. Green, un « travail de symbolisation », les processus internes de l'analyste ayant « pour but la construction de la symbolisation ». « Le véritable objet analytique », écrit-il quelques lignes plus loin, « ne sera ni du côté du patient, ni du côté de l'analyste, mais dans la réunion de ces deux communications dans l'espace potentiel qui est entre eux » (1).

Délibérément je laisse de côté le registre tiers, plus objectif, dans lequel interviennent de façon consciente, plus réfléchie et plus contrôlée le savoir et les interprétations, mais c'est parce que la source de celles-ci vient de l'un ou l'autre des registres précédents que l'émergence du contenu (tant du discours de l'analysé que de la pensée de l'analyste)

(1) A. GREEN, L'analyste, la symbolisation et l'absence, Nouvelle Revue de psychanalyse, 1974, n° 10.


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vient à être confrontée au savoir et que l'interprétation vient à être mise en forme, si elle est un peu plus que ponctuelle et spontanée, spontanéité et ponctualité étant moindres lorsqu'il s'agit de constructions.

Séduit par l'idée du rôle que devait jouer la séduction dans le transfert et l'empathie du contre-transfert, je ne me cache ni les difficultés théoriques que son étude soulève en dépit de la constance de ses manifestations, ni les incomplétudes et déformations qu'entraîne un développement privilégiant un point de vue particulier.

L'éventualité, que nous offre la perspective métapsychologique, de la séduction de telle instance par telle autre témoigne de la complexité de son jeu et des contradictions qu'elle suscite. Du point de vue auquel je me suis placé ici, les relations du transfert et du contre-transfert tendent à faire envisager ce dernier comme essentiellement constitué par la résistance de l'analyste à dépister, sous les tentatives de séduction qui s'offrent les premières à sa réserve et à la satisfaction narcissique de ses interprétations, celles auxquelles il succomberait le plus, comme étant les plus chargées d'érotisme et de violence, si elles n'étaient, de ce fait, celles qu'il redoute le plus et qui risquent le plus de l'aveugler. De cet aveuglement peuvent apparaître des manifestations discrètes, mais perçues — consciemment ou non — de l'analysant, sous forme d'acting (in ou out) « infracliniques » de l'analyste (I). Il est vraisemblable que son auto-analyse, sur ce point, consiste à retrouver le contre-coup de ses propres acting contre-transférentiels dans les « contre-acting », sinon dans le discours, de l'analysant. Par là cette auto-analyse est indissociable de l'analyse de son patient.

(I) J. ROUART, « Agir » et processus psychanalytique, Rev. franc, de Psychan., 1968, t. XXXIII, n° 5-6, p. 960.


JEAN-LUC DONNET

CONTRE-TRANSFERT, TRANSFERT SUR L'ANALYSE

I. — Parler de la psychanalyse c'est être hors de la psychanalyse : c'est ouvrir ou fermer une parenthèse ; mais, toujours, parler du contretransfert vient redoubler cette parenthèse, et ce redoublement éveille la nostalgie de lever toute parenthèse. Faute d'un style qui fasse masque, le psychanalyste est alors conduit à redoubler de théorie, pour ne pas seulement faire montre de ses bons et mauvais sentiments.

II. — Ainsi, promue dans le langage de la théorie, la notion du contre-transfert tend, comme un gaz, à occuper tout l'espace : du contretransfert restreint au contre-transfert élargi, et même généralisé (I) ; nous voici dans l'être du psychanalyste et bien encombrés : en somme « ce n'est plus un métier ». Le premier repérage est de ne pas méconnaître la dynamique propre de l'abstraction : le contre-transfert en théorie, et parce qu'il y a une théorie, est bien une « pensée », comme y insiste Neyraut. Dès lors, il faut l'envisager aussi bien comme précédant le transfert que comme lui « répondant », dans la mesure seulement où se dialectise le rapport du pratique au théorique. « Le contre-transfert est ce qui vient, cliniquement, perturber une fonction théoriquement définie; le concept de contre-transfert, ce qui vient problématiser la référence théorique » (2). Autrement dit, le contre-transfert désigne des phénomènes cliniques repérables (on verra que ce n'est pas simple) ; mais, corrélativement, il est un phénomène théorique, puisque la théorie psychanalytique est toujours théorie d'une implication (Neyraut) à partir d'une implication. Le contre-transfert acquiert donc une existence singulière dans la théorie puisqu'il connote toute théorisation comme contre-transférentielle, relevant de l'interprétation du contretransfert du théoricien. Mais cette assertion est elle-même « théorique », la théorie du contre-transfert est elle-même contre-transférentielle !

Elle n'en est pas moins théorie, c'est-à-dire acquis du savoir, et potentialité d'une désimplication par ce biais. La dénonciation du savoir,

(1) Cf. en particulier le numéro spécial de la Revue française de Psychanalyse, 1963, XXVII.

(2) L'enfant de Ça, Ed. de Minuit, p. 213. Plutôt notion que concept, puis-je corriger.

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en psychanalyse, ne fait pas avancer d'un pas sur la voie, imprévisible sinon impénétrable, de la docte ignorance rappelée par Lacan.

III. — En son sens immédiat et peut-être ultime, le contre-transfert, c'est le transfert de l'analyste. Soit. Mais le parcours compte. Qu'est-ce qui le spécifie d'être le transfert d'un analyste ?

Car dans la cure, et en première approche, c'est la dissymétrie qui frappe. Si l'on admet qu'il y a un lien essentiel entre le transfert psychanalytique — la névrose de transfert — et le mode de la parole du patient (parole couchée étayée sur la règle fondamentale), le contre-transfert ne rencontre ni cette contrainte, ni ce support. Il se déploie ou se « liquide » dans les espaces psychiques de l'analyste, et nulle autoanalyse, nul dialogue intérieur ne peuvent prétendre se substituer véritablement à la contingence du divan. Le contre-transfert vient habiter ou parasiter une écoute, non l'activité d'une parole. Le transfert, obstacle et moyen, est fait, si j'ose dire, pour être interprété (encore qu'il faille un transfert pour interpréter) ; le contre-transfert risque d'être agi dans l'interprétation, mais il est censé se consumer sur place : il n'est pas destiné à l'interprétation.

La conjoncture est donc telle qu'il n'est pas possible de mettre sur le même plan contre-transfert et transfert : le contre-transfert, d'où qu'on en parle, est toujours déjà habité d'une théorie, d'une technique, d'une éthique. Il ne se pose pas d'emblée, comme le transfert, dans une dialectique de l'obstacle et du support, d'une résistance et d'une consistance. S'introduit nécessairement une rupture, un hiatus, où se fait jour la potentialité d'une bascule intérieure, comme pour le fléau d'une balance. Pris dans son sens restreint, le contre-transfert est connoté péjorativement, postulé comme potentialité négative ; il n'est d'ailleurs saisissable, « descriptible » qu'après coup ; pris au sens large, le contre-transfert acquiert une dimension apologétique, tend à fusionner avec la subjectivité même du psychanalyste, et pour des raisons inverses devient incernable. La question du contre-transfert se creuse d'une antinomie, bien perçue par Gressot (I), entre l'aspiration vers le vide de la neutralité et l'exigence d'un étiage affectif suffisant. Sa vie théorique en reste marquée, souvent pour le pire.

IV. — Au fond le contre-transfert ne peut devenir un objet manifeste, objectivable qu'à partir d'une référence tierce : c'est-à-dire quand

(I) GRESSOR, R.F.P., 1963, XXVII, p. 195.


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l'analyste est en analyse ou en supervision. A la limite, je dirais presque que le contre-transfert, au sens fort, c'est-à-dire quasi conceptuel du terme, n'a d'existence réelle que parce qu'il y a une formation des analystes, des sociétés d'analyse.

Lorsque l'analyste est en analyse, le contre-transfert se réduit à un transfert et s'analyse comme tel; certains disent que l'analyste est toujours en « analyse ». Dans ce cas, il est légitime de considérer qu'en son sens ultime le contre-transfert, c'est le transfert de l'analyste; mais c'est aussi n'en rien dire, ce qui n'est pas forcément un mal.

A mon sens toutefois, c'est dans la situation de supervision qui occupe une place centrale dans la formation des analystes que le contretransfert advient à son existence concrète, attestée, parce que les conditions requises sont réalisées pour qu'il fasse problème techniquement. Le contre-transfert, c'est le transfert de l'analyste en tant qu'il est objet de discours possible pour un autre analyste. Cette possibilité exige la rupture avec l'inviolable intimité de la situation analytique. La communication interanalytique repose sur et implique inéluctablement le passage du pratique au théorique. En ce point précis, le contre-transfert advient dans une théorie de la technique, et cette théorie se marque ineffaçablement de l'empreinte contre-transférentielle (I).

Il y aura, dorénavant, entre les psychanalystes une psychanalyse qui est autre, radicalement, que celle qui advient entre le psychanalyste et le patient.

V. — Le contre-transfert a nécessairement à voir, d'abord, avec cette psychanalyse-là. Si l'on veut à la fois dénoncer la référence machinale et passe-partout à la notion, et cependant en comprendre la respiration théorique et ses scansions, il faut poser, je crois, que le contre-transfert se définit, « originairement », comme transfert sur la psychanalyse, comme « idée », « idéal ». Freud, ou ses descendants, l'analyste didacticien ne viennent qu'occuper une place « possible ».

Or, ce transfert se spécifie de n'être pas liquidé puisque l'analyste est analyste. Je renvoie ici à tout ce qui a pu se dire et s'écrire sur la théorie de la didactique, l'élaboration interprétative des désirs et iden(I)

iden(I) n'insiste pas ici sur le problème des générations d'analystes et la tendance inéluctable à une « linéarisation » de cette communication dans le sens de la filiation où seul le contretransfert de « l'élève » est véritablement objet du discours. Ceci contribue à entretenir une certaine structure de l'OEdipe théorique ; et la peur de la représaille explique, en partie, le peu de rapports transversaux vrais entre analystes expérimentés. On comprend, sans trop y croire, le sens de la « passe » proposée par Lacan qui vise à créer une boucle de rétroaction, où c'est le « contre-transfert » de « l'ancien » qui est questionné.


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tificatioiis qui sous-tendent le désir d'être analyste, et sa sublimation. Que la littérature prenne un tour sentencieux ou ironique, elle ne s'en trouve pas moins contrainte de postuler que la psychanalyse est un « bien ». C'est par rapport à cette référence normative, éthique, radicale que se définit la première version péjorative du contre-transfert, soit ce qui viendrait vicier le rapport même de l'analyste à l'analyse : implication narcissique excessive, désublimation, conflictualité de l'idéal alimentant toutes les déviations ou dérivations.

Mais comme il est avéré, par ailleurs, que la psychanalyse est une « peste », et pas du tout une petite personne aimable avec laquelle il fait bon vivre, il faut bien que le psychanalyste la « tienne ». C'est bien à la mesure même de cette impossible conjugalité que le contre-transfert voit s'étendre son empire théorique et qu'on passe insensiblement d'un « pour être analyste on n'en est pas moins homme » à un « je suis comme je suis » (voire « je suis je suis » !) où éclatent ce qu'on appellera selon l'humeur la subjectivité libérée ou la caractéropathie psychanalytique.

En somme, la problématique du contre-transfert trouve son centrage autour de ce point d'intersection entre ce qui pour l'analyste lui est perceptible comme symptôme (en exclusion interne) et ce qui est caractère. Le « progrès dans le contre-transfert » doit-il tendre à rendre l'analyste tout symptôme ou tout caractère ? Ce n'est pas une question abstraite et l'on peut voir dans les écrits psychanalytiques apparaître le thème d'un dépassement de toute dialectique du dehors et du dedans, d'un effacement en l'analyste de toute topique : grâce à quoi pourraient se confondre la subjectivité la plus radicale et l'objectivité la plus absolue, transparence à soi de l'opacité de l'être.

La question se pose de manière plus immédiate à propos du rapport du psychanalyste à la psychanalyse : est-elle pour lui le tout ou sa moitié ? Est-on psychanalyste de part en part, ou la psychanalyse dessine-t-elle une enclave ? Ce n'est pas que l'interprétation, à ce niveau, fasse défaut : alliance, filiation, interdit, inceste, tout cela a été dit et fort éloquemment. Mais c'est, toujours et déjà, de la psychanalyse, fidèle.

Elle ne nous dit rien sur cette fidélité elle-même : qu'est-ce que l'attachement à la psychanalyse ? L'aime-t-on raisonnablement ou passionnellement ? Pour elle-même ou pour autre chose ? Ne faudrait-il pas en venir à dépasser toute haine et tout amour pour elle, afin que le contre-transfert se meure ? Envisager l'analyste en équilibre, indifférent, en équilibre indifférent ? Mais ce ne peut être qu'un moment,


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crucial, de l'analyse de l'analyste : celui où être ou ne pas être analyste est également possible ou impossible. Après, les choses suivent leur cours, un cours en tout cas.

VI. — Le contre-transfert donc relève de la topique mais tout autant la produit : pour saisir l'essentiel de ce qui tente de se signifier sous son vocable, il faut précisément se situer en ce point variable de l'expansion de la notion où opère, pour une conjoncture et à un moment donné, la commutation entre ce qu'il circonscrit et ce qu'il exclut. A ce point peut se repérer l'inversion inéluctable de son sens, un véritable retournement : d'un côté c'est l'analyste qui est en question ; de l'autre, l'analyse.

VIL — L'interférence ou l'écho entre les limites de l'analyse et les limites de l'analyste ne me paraissent pas relever d'une dialectique véritable. J'aime très fort la psychanalyse et je la hais parfois : je lui suis « attaché ». Le plus souvent je la ressens comme une belle et bonne chose et je suis content d'être là pour contribuer à la faire découvrir à un patient doué; dans les cas où elle m'apparaît inopportune, ne m'arrive-t-il pas d'éprouver une fugitive satisfaction à la « garder » ? Mais entre ces deux extrêmes, le renoncement éventuel à la psychanalyse « idéale » m'est douloureux, et il est incontestable que ceci retentit sur la qualité de mes adaptations techniques. Il n'y a pas de renvoi simple entre ma perception plus ou moins obscure de mes limites et celle des limites de l'analyse. L'appréciation des aptitudes et possibilités du patient me renvoie indécidablement à mon « contretransfert » à son égard et à mon transfert sur l'analyse : « l'idée » que je me fais de l'analyse peut tout autant m'aider à me hisser à la hauteur de ce qu'exige un cas difficile que m'interdire un ajustement nécessaire.

Cette réversibilité me rappelle un passage curieux de Analyse terminée et analyse interminable (1) où Freud écrit ceci : « L'intérêt des analystes me paraît mal orienté. Au lieu de rechercher comment opère la guérison par la psychanalyse (un sujet dont je pense qu'il a été suffisamment élucidé), la question devrait être posée de ce qui fait obstacle sur la voie d'une telle guérison. » Cette phrase, je me souviens, m'a toujours laissé perplexe : comment Freud pouvait-il écrire en 1937 que les analystes ne s'étaient pas occupés des obstacles à la psychanalyse, que leur intérêt était mal orienté ? Le contexte immédiat l'indiquant, je m'étais contenté d'y voir un appel renouvelé à s'intéresser aux distor(1)

distor(1) d'après la S.E., t. XXIII, p. 221.


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sions du Moi. Freud, en bon scientifique, soulignait que le progrès se fait aux frontières de l'inconnu. La relecture de l'ensemble de l'article, même et surtout du contexte proche, me prouve que ma perplexité était justifiée. L'ambiguïté est celle-ci : on ne sait pas très bien quel bénéfice, théorique ou pratique, Freud attendrait de cette nouvelle orientation des recherches. Il est clair que ce qui est directement visé n'est pas de rendre la psychanalyse plus indiquée, plus efficace, plus adaptée à la guérison ; bien plutôt, les échecs ou les limitations de la psychanalyse nous en apprennent plus que ses succès, mais nous en apprennent plus sur quoi ? sur la psychanalyse ou sur son reste ? On se demande ainsi si Freud exprime le souhait de reculer les limites de l'analyse ou celui de les mieux dresser : bref s'il est pour une analyse avec ou sans « fin », avec ou sans bornes.

La réponse est claire si l'on s'en tient au paragraphe suivant : il est fortement question d'un certain analyste dont on sait qu'il n'a pas hésité à essayer de lever les obstacles qui s'opposent à la guérison par l'analyse. C'est bien Ferenczi qui a reproché à son analyste de n'avoir pas prévenu une rechute de ses troubles, rechute due à une analyse insuffisante du transfert négatif. Freud (qui pourrait dans ce reproche, certes, voir une manifestation éclatante de transfert négatif) répond :

1) Qu'il n'y avait pas de transfert négatif;

2) Que s'il y en avait eu un (possibilité ouverte par « l'étroitesse des horizons à cette période d'enfance de l'analyse »), il était trop mince pour être utilement analysé ;

3) Qu'il aurait fallu pour cela utiliser une technique active — un acte réellement inamical — par exemple ;

4) Qu'enfin l'amitié ne se confond pas avec le transfert positif et repose sur des bases réelles (1).

Il est difficile de ne pas reconnaître dans cette énumération l'éternel chaudron, et dans l'exclusion de toute référence explicite au contretransfert (au sens restreint) une manifestation délibérée chez Freud de son contre-transfert (au sens très large du mot). Il semble bien qu'après avoir « expédié » les analystes qui comme Rank voudraient « réduire » la psychanalyse, Freud s'adresse ici à ceux des analystes qui, comme Ferenczi, voudraient un peu trop l'étendre au prix d'activations

(1) On rapprochera cela de la formule de Winnicott sur la haine « objective » dans le contretransfert.


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falsifiantes, inutiles et dangereuses (1). Ces analystes méconnaissent les limites naturelles de la psychanalyse.

Je comprends mieux maintenant le sens de cette phrase de Freud, en particulier de son étrange parenthèse : sur le fond d'un certain pessimisme thérapeutique, c'est de l'identité de la psychanalyse à ellemême que veut parler Freud, et il en parle dans un clivage. Freud est ambivalent à l'égard des expériences techniques nouvelles : d'un côté elles peuvent élargir la psychanalyse ; de l'autre, l'expérience l'a montré, elles peuvent la mettre en danger : d'où l'ambiguïté de la formule sur l'orientation des recherches ; d'où surtout cette parenthèse où se trouve affirmée la solidité, l'intangibilité de l'acquis, du déjà théorisé. Ce qui se trouve ainsi dénié — et reconnu — c'est précisément le risque que fait courir à la psychanalyse l'exploration active de ses obstacles et de ses limites. N'est-il pas inévitable que cette exploration amène à des tentatives et à des hypothèses qui, en retour, retentissent profondément sur la conception de ce qui fait que la psychanalyse « marche » et guérit (2), et aussi de ce qui fait d'une analyse une analyse ? Freud — et on le comprend d'autant mieux qu'on considère le point où il est rendu — cherche des limites extrinsèques à l'analyse (les rocs, la viscosité) et c'est pour la mieux définir dans sa spécificité. Il entend ainsi témoigner de ce que ses bornes pratiques n'en sont pas pour la pensée (3).

Dans le conflit que cette phrase exprime et recouvre, et au travers d'une recommandation tout à fait ambiguë, il s'agit bien du contretransfert. Les limites du contre-transfert (celui de Freud, celui de Ferenczi, celui des analystes) font écho aux limites de l'analyse. C'est comme pour échapper à l'indéfini de ce renvoi que Freud explore ce qui serait une limite « naturelle » de la psychanalyse, qui échappe à l'implication contre-transférentielle : il n'en fait que mieux ressortir que cette limitation est celle du contre-transfert au sens où je l'ai spécifié d'être transfert sur l'analyse. La psychanalyse ne se définit pas — qu'elle soit terminable ou indéfinie — seulement par ce qu'elle est ou fait, par ce qu'elle n'est pas ou ne fait pas, mais aussi par ce qu'elle veut être et tente de faire : le désir du psychanalyste est au commencement comme aux limites.

(1) C'est à dessein que je groupe les trois mots : cf. dans le « Divan bien tempéré » l'étude de l'analyse sauvage, N.Fr.P., automne 1973, n° 8.

(2) Ce serait encore un autre abord que d'envisager cette différence.

(3) Discordance théorico-pratique fondamentale, si l'on songe à l'étroitesse de « l'indication » de « la » psychanalyse.


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VIII. — Je pense ici à Winnicott dont toute l'oeuvre, en un sens, est une exploration des limites. Or Winnicott exprime de la manière la plus formelle son indifférence à l'égard du « désir d'une analyse » en lui. Cette indifférence ne peut que surprendre un analyste parisien formé dans l'idéal de « l'analyse pour l'analyse » et de la « guérison de surcroît ». Bien sûr la guérison de surcroît n'implique aucun mépris pour les effets de la cure : c'est seulement un précepte technique visant le « démon du bien » ; bien sûr aussi, « l'analyse pour l'analyse » n'interdit pas qu'on s'efforce vers le détachement de tout désir, même celui d'analyser. Mais de là à suivre aisément Winnicott lorsqu'il écrit : « L'analyse pour l'analyse ne signifie rien pour moi., je pratique l'analyse parce que le patient a besoin de passer par là. Si le patient n'a pas besoin d'analyse, je fais autre chose », il y a un « channel » à franchir. Quand il écrit encore : « Lorsque je me trouve devant un cas qui ne convient pas (pour l'analyse), je me transforme en psychanalyste qui répond aux besoins de ce cas particulier, ou tente de le faire », je me sens partagé entre l'admiration devant le culot du truisme, et la suspicion quant à la définition de ces « besoins ». Mais enfin, lorsque Winnicott écrit, conclusivement (1), « si notre but continue d'être la verbalisation de la conscience qui s'éveille en fonction du transfert, c'est bien de pratique psychanalytique qu'il s'agit. Sinon, nous sommes des analystes pratiquant quelque chose que nous jugeons approprié à la situation. Et pourquoi pas ? ». Je reconnais dans ce « pourquoi pas ? » la forme d'un défi et l'indice d'un conflit.

Tout en soulignant qu'il accorde une grande importance à la différenciation de la psychanalyse (elle-même scindée en « standard » et « adaptée ») et de ce qui n'en est pas, Winnicott entend affirmer hautement que cette différence n'a sur lui aucune prise subjective. Elle est transcendée par la visée thérapeutique dont, semble-t-il, le risque contre-transférentiel est absent ou secondaire. Le désir de guérir (to cure), quelles que soient ses strates inconscientes, constitue le répondant ultime, ce qui peut soutenir sans la contrecarrer cette adaptation infinie aux « besoins » du patient, de tout patient, de n'importe quel patient. Cette position est, semble-t-il, assez commune dans la psychanalyse anglaise, et son empirisme extrême peut certes être suspecté dans son ressort idéaliste. Mais, en ce qui concerne Winnicott, l'idéal chez lui vaut toujours moins qu'un paradoxe et je le soupçonne

(1) Processus de maturation, Les visées du traitement psychanalytique chez l'enfant (1962), Payot, 1974, p. 133.


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de quelque ruse. Pourquoi affiche-t-il autant son détachement à l'égard de la psychanalyse ? Pourquoi nier l'existence du moindre conflit en lui autour du « renoncement » à l'analyse ? Je crois bien qu'il entend être analyste, suprêmement, en ne l'étant pas ; en refusant d'être, si peu que ce soit, enfermé dans un rôle. Winnicott n'a-t-il pas cherché, toujours, l'art difficile de cesser psychanalytiquement d'être psychanalyste ?

IX. — Il se présente à nous donc comme cet analyste qui aurait liquidé son transfert sur l'analyse.

Sauf, dirais-je, un transfert négatif sur l'analyse dite « standard », legs de Freud qu'il faut transmettre aux analystes en formation. C'est à eux, à n'en pas douter, et à des psychothérapeutes non freudiens qu'il s'adresse dans un curieux texte de i960 sur « le contre-transfert » (1), qu'il vaudrait la peine d'étudier dans son parcours contradictoire.

Je n'en relève que l'essentiel : pour la logique de son propos, Winnicott va être amené à produire un véritable clivage entre « l'analyse des-cas-ayant-besoin-de-régression » et l'analyse « standard » dont la dénomination, du coup, fait sentir qu'elle sert autant de repoussoir que d'épicentre.

C'est que Winnicott, revenant à un article antérieur où il avait proposé une définition extrêmement large et diversifiée du contretransfert (2), entend soutenir, et comme à son corps défendant, la nécessité d'un retour à une conception bien restreinte du contre-transfert.

Cette conception l'articule avec « l'attitude professionnelle » dans la cure standard pour l'opposer à la « réponse totale » mise en branle dans les traitements non standard. Le contre-transfert proprement dit se définit de ce fait comme une potentialité négative, donc comme ce qu'on peut espérer éliminer par la sélection, l'analyse et la formation des candidats. Mais ainsi défini (à la fin de l'article), le contre-transfert (nous a dit le début de l'article) renvoie simplement aux failles de l'analyse de l'analyste, ce qui indique seulement la nécessité de poursuivre cette analyse, et s'avère impropre à soutenir une discussion utile, car clôturant le débat (3). Winnicott tente cependant de décrire très concrètement l'attitude professionnelle à l'intérieur de laquelle se situe la manifestation éventuelle d'un contre-transfert. Cette attitude

(1) Dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 229.

(2) Incluant la haine « objective » dans « La haine dans le contre-transfert », op. cit., 1947, p. 48.

(3) Renvoi donc de l'inter-analytique à l'intra-analytique. On notera cependant l'apport de la sélection et de la formation « dans » l'élimination du contre-transfert.


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professionnelle est liée à ce que la pratique sociale du médecin — et de l'analyste — implique, requiert d'idéalisation intérieure et extérieure. « Il est certain que le malade est confronté avec l'attitude professionnelle de l'analyste et non avec l'homme ou la femme inconstant que nous pouvons être dans la vie privée. » « Cette attitude professionnelle » (le terme revient de manière obsédante) interpose entre le patient et l'analyste « une technique, le travail effectué avec les qualités intellectuelles ». Elle crée une distance qui est comparable au symbolisme : « le symbole est dans la distance entre l'objet objectif et l'objet qui est perçu subjectivement » (1).

En défendant ainsi l'idée de l' écart pertinent entre sujet et fonction, Winnicott entend surtout s'opposer aux points de vue selon lesquels, dans toute interaction thérapeutique, c'est l'ensemble de la personnalité du thérapeute qui joue un rôle. Ce point de vue est confusionniste s'il est posé d'emblée, s'il intervient avant un parcours, un travail, qui peuvent se décrire aussi bien dans l'évolution d'un traitement que dans l'évolution professionnelle du psychothérapeute. Ce parcours doit passer par ce pôle disciplinaire d'une attitude professionnelle : adéquate pour les patients qui ont « besoin » d'une analyse, elle est aussi ce qui ouvre une perspective sur le contre-transfert comme « réductible ».

On sent bien que l'intérêt de Winnicott est ailleurs. Il concerne ces cas à propos desquels il a élaboré sa théorie du holding. Or, ces cas conduisent, dit-il ici, à une modification complète de l'attitude professionnelle : « Le patient de ce type brise graduellement ces barrières que j'ai appelées la technique de l'analyste. »

Ce n'est pas mon propos ici d'évoquer la « psychanalyse » des états limites. Je désire seulement attirer l'attention sur ce qu'a d'un peu énigmatique le clivage tranché ici proposé par Winnicott entre l'analyse standard (avec son attitude professionnelle et son contre-transfert restreint péjoratif et liquidable) et l'analyse régressive engageant l'être de l'analyste à travers la fracture de l'attitude professionnelle. Cette opposition tranchée se rencontre rarement dans l'écriture de Winnicott, et elle ne répond pas à une véritable discontinuité clinique. Ce n'est pas l'analogie évidente avec l'opposition du game et du play qui pourrait la justifier, même si elle l'éclairé : on voit bien, en effet, que la psychanalyse standard pourrait ici être identifiée au game, avec ses règles bien établies et peut-être, en un sens, trop établies pour Winnicott ; tandis

(1) Définition assez surprenante du symbole, exactement identique à la notion de distance à l'objet de Bouvet.


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que l'analyse régressive correspondrait au playing, au jeu par-delà les limites et les limitations, un jeu dont l'issue n'est pas « circonscrite ».

Mais l'intuition même du play exclut de le définir par opposition tranchée au game : comme pour l'espace transitionnel, le play implique seulement que la question de la présence ou de l'absence de règles soit « suspendue ». Ainsi, c'est dans toute cure que peuvent advenir de tels moments, en fonction d'une régression spécifique qui échappe, elle aussi, au dilemme du réel et de l'irréel. Mais comment dire cela sans que leur advenue devienne une règle ?

L'opposition proposée ici par Winnicott n'a donc qu'une valeur pédagogique, « didactique » : mais ce didactique est le contre-transfert même en tant qu'il a à voir avec la règle analytique et la sublimation forcée ; s'agit-il d'une loi naturelle dont la règle serait une émanation, ou d'une règle empirique qui mimerait la loi (symbolique) ?

Je rencontre ici l'aporie déjà tout entière contenue dans la prescription faite au futur analyste : « faites une analyse ».

X. — Je ne crois pas plus d'un instant Winnicott lorsqu'il affirme la possibilité d'une non-implication absolue de l'analyste dans le projet d'une analyse en tant que telle : pendant cet instant, il réveille en moi, de manière excitante, le fantasme d'une adéquation parfaite et immédiate aux besoins du patient (1) (on pourra, aussi bien, dire la demande ou les capacités) : surtout si l'on pense que cette adéquation inclut le besoin d'inadéquation sur lequel Winnicott a tant insisté!

En fait, c'est le cadre « préfabriqué » qui est l'opérateur de cette adéquation. Car l'attitude professionnelle décrite tout à l'heure et qui est la « façade » de l'analyste ne se sépare pas du cadre, quel qu'il soit, qu'il doit interposer entre le patient et lui. C'est à l'intérieur de ce cadre préalablement défini (l'entame du jeu) que viendra se poser, en tant que processus, la problématique du contre-transfert : on peut la décrire comme l'oscillation entre les deux sens possibles du « dégagement » de l'attitude professionnelle ; d'une part, l'élaboration interne de l'analyste est orientée, en fonction d'un idéal et d'un projet, vers le dégagement et le maintien d'une attitude qui assure l'identité à ellemême d'une psychanalyse (« un tel a fait une analyse ») ; d'autre part, l'élaboration interne peut avoir à s'orienter en sens inverse pour dégager l'analyste de son attitude professionnelle (ou plus généralement du cadre).

(1) Fantasme d'un tailleur qui concilierait les avantages du sur mesures et du prêt-à-porter.


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Le passage d'un registre à l'autre ne peut pas renvoyer à une objectivité décisive, à une nécessité ; parce que la psychanalyse ne peut jamais être dite nécessaire.

Le cadre est donc cadre d'attente et l'on sait quel accent Winnicott a mis sur la nécessité d'attendre (1). Comment méconnaître alors que l'implication de l'analyste est toujours déjà là puisque le cadre est anticipation. C'est son existence seule qui permet la suspension, l'époché du désir de l'analyste, de son savoir, et son fonctionnement potentiel dans le registre de l'objet transitionnel. Mais le cadre signifie l'attente d'une analyse! Il est, en un sens, projection spatio-temporelle de l'espace interne de l'analyste, espace lui-même vectorisé par un projet qui le dépasse : la psychanalyse est toujours plus grande que le psychanalyste. Mais, pour un temps, leurs limites paraissent se confondre et c'est par le biais du cadre — le cadre est matérialisation du contretransfert en tant que transfert sur l'analyse.

Je retrouve ici le problème de l'interprétation et de la théorie du cadre. J'aurais souhaité prolonger des réflexions esquissées ailleurs (2), en particulier sur ce que j'ai appelé l'enfouissement du cadre, pour l'analysant, et pour la psychanalyse. Mais les choses ne sont pas mûres. Je rappellerai seulement que le cadre, lui aussi, comporte un retournement potentiel de son sens : entre une fonction de barrière, toujours déjà symbolique, et une fonction d'enclos, toujours encore symbiotique, toujours forclos. Ce retournement soutient l'opposition entre deux attitudes techniques : l'une qui prétend « réduire » le cadre par l'interprétation dans le cadre, et grâce à sa fixité même ; l'autre qui se résigne à voir dans le cadre une limite éventuelle de l'interprétation. Ces attitudes ne sont pas exclusives, jusqu'à un certain point, comme l'illustre l'usage de modifications du cadre qui produisent du sens ; mais à la limite, elles engagent des idéologies contradictoires sur les limites de l'analyse, et sur la place que la théorie de ces limites tient dans la pratique psychanalytique.

(1) D'attendre que l'environnement puisse apparaître comme projection dans le champ de la toute-puissance. Inversement il faudra parfois interpréter pour sortir de la perfection du silence et du cadre. On peut aussi éviter tout cela en n'ayant ni cadre ni interprétation.

(2) Le divan bien tempéré, op. cit.


JEAN GUILLAUMIN

CONTRE-TRANSFERTS

CONTRE-TRANSFERT D'HÉRITAGE OU CONTRE-TRANSFERT VOLÉ?

Question première que l'analyste ne peut éviter. Le contre-transfert s'inscrit dans la transmission de la psychanalyse et de la filiation analytique, elles-mêmes toujours en mal d'achèvement, comme le notait naguère, dans un autre contexte, R. Barande (1966). On sait que la définition large que certains auteurs donnent aujourd'hui du contretransfert y inclut pratiquement à des titres divers toute la vie affective de l'analyste : et M. Neyraut (1973) admet que cette conception peut se soutenir. A l'inverse, d'autres ont rappelé que, sous peine de confusion, on devait y voir limitativement — dans une perspective sans doute plus proche de la première formulation de Freud (1910) — une contreattitude ou une réponse au transfert du patient. Mes préférences vont à la seconde solution, mais avec un correctif important dont je parlerai ici. Pour moi, toutes les attitudes contre-transférentielles tirent origine de la situation même d'analyse, qui seule les spécifie comme telles, et fonde leur rapport avec le transfert, auquel elles répondent d'abord, et qu'elles ne modifient qu'ensuite, en retour (1). Toutefois il faut savoir de quel transfert on parle. Transfert seulement du patient aujourd'hui couché sur le divan ? Ou anciens transferts aussi du praticien sur son propre analyste, et de là sur ses autres formateurs, dont il

(1) Le contre-transfert a pu être envisagé soit comme effet (FREUD, 1910, tr. fr., p. 27 ; M. LITTLE, 1951), soit comme cause (P. HEIMANN, 1950), soit à la fois comme effet et cause (E. WEIGERT, 1954 ; R. E. MONEY-KYRLE, 1956) des transferts du patient.

Ma position se rapprocherait de celle de E. WEIGERT et de R. E. MONEY-KYRLE, à laquelle je crois cependant ajouter des dimensions topiques nouvelles (cf. le dernier paragraphe de cette étude) et peut-être une souplesse que le modèle fermé, d'inspiration kleinienne, dont usent ces auteurs ne lui donne pas suffisamment.

Quant aux vues de M. Neyraut, je me crois en accord avec elles sur nombre de points. Mais je ne peux consentir à l'idée d'une « précession » — même par manière de dire — du contre-transfert sur le transfert. Cette formulation me paraît méconnaître, sans profit réel pour la compréhension, le processus de retournement transférentiel que je décris ici, et qui lui-même ne se manifeste dans la cure qu'en réponse à l'interpellation transférentielle d'abord lancée par le patient. Pour une problématique d'ensemble du contre-transfert, on peut se reporter à H. Sauguet (1959).

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resterait quelque chose à élaborer ? Il me semble qu'on ne peut en effet, tant en clinique qu'en théorie, écarter de la participation à la régulation contre-transférentielle de la cure la survivance active (i) chez l'analyste, sous forme de traces, de la relation qu'il a jadis vécue avec son propre analyste, et qu'il vit maintenant, retournée, avec son patient. La représentation qu'il a eue du contre-transfert de son « parent » analytique subsiste quelque part dans sa pratique actuelle. Et il est très probable qu'à la faveur du retournement technique des positions, tout en réagissant au transfert du patient actuel, il se débarrasse en partie sur lui des traces de son propre transfert passé, et se confirme dans son identification professionnelle en se renforçant secrètement, sur un mode à préciser, du contre-transfert de son analyste à lui (2).

Ce qui se passe à ce niveau n'est pourtant pas facile à formuler. J'essaierai de m'en expliquer mieux, en développant séparément les deux points sur lesquels repose mon opinion.

Quand j'avance qu'un contre-transfert ne peut être déclenché que par un transfert, et qu'il y a ainsi une antériorité absolue du transfert comme tel sur le contre-transfert, je ne cherche pas à résoudre à ma façon le faux problème de la poule et de l'oeuf. J'observe simplement, restant moi aussi dans la continuité de Freud (1912 b) — encore la filiation... — que les transferts se caractérisent invariablement comme des méprises psychiques. Ils impliquent à ce titre un type de déplacement particulier par lequel la représentation inconsciente d'un objet primitif conservé comme imago ou comme objet interne est projetée au-dehors, et accrochée à des indices perceptifs fournis par le support transférentiel actuel (l'analyste) : ce qui entraîne l'adressement à ce nouvel objet substitutif, présent dans le monde extérieur, de désirs et d'affects qui lui sont inadéquats. En tant que tel, le contre-transfert résulte probablement de manière directe de cette inadéquation même. Je veux dire que l'expérience de se sentir — et non pas seulement de se savoir intellectuellement — cité aux lieu et place d'un autre, empêche normalement la consommation des excitations psychiques provenant du partenaire à des fins adaptatives, la décharge active des tensions étant de

(1) Réactivée éventuellement davantage par certaines circonstances de la vie (notamment du registre du deuil) ou par certains types de situations techniques.

(2) Par un mouvement analogue à celui par lequel l'enfant, devenu grand, adopte à l'égard de son propre enfant — ou se défend d'adopter — les attitudes psychiques que ses parents ont eues jadis à son égard. Cette sorte d'identification, où intervient d'une génération à l'autre un renversement « passif » « actif », bien vu par S. FREUD (1920), puis A. FREUD (1945, à propos de l'identification à l'agresseur), mériterait une étude particulière. A la différence des autres types d'identification qui ne concernent que deux termes, elle ne peut en effet se définir que dans une chaîne de transmission comportant au moins trois personnes successives.


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surcroît écartée par les règles techniques. Il y a alors, par rapport aux besoins du réel, un contingent surnuméraire de mouvements de désir ou d'agression qui se développe chez l'analyste, et dont au plus profond son appareil psychique ne sait que faire dans l'immédiat : son renvoi massif à l'envoyeur par paroles ou gestes stopperait le développement transférentiel et même la cure. Dans ces conditions, le développement chez le praticien de mouvements de contre-transfert paraît faire partie intégrante de la nécessaire élaboration interne de cette excitation non liée par la réalité. Les seules possibilités de l'analyste sont en effet soit de déréaliser ses propres conduites et de se mettre ainsi « réellement » en résonance avec l'objet imagoïque cité par le patient dans le transfert ; soit de se défendre contre la convocation transférentielle par la mise en place, en lui-même, de représentations et d'affects qui amortissent ou dérivent au-dedans l'excitation pour en éviter la contre-décharge directe vers le patient. Sa formation et son entraînement lui fournissent évidemment dans ce sens des modèles de compromis facilement mobilisables, qui le conduisent selon toute apparence à laisser les effets contre-transférentiels du transfert s'esquisser en lui, pour les lire ensuite comme des révélateurs indirects de la nature et du sens latent du transfert du patient, ou simplement pour les laisser s'amortir.

C'est ici qu'intervient le processus du retournement technique. Si c'est bien de manière générale dans sa formation que l'analyste doit puiser la capacité de traiter et d'élaborer contre-transférentiellement les excitations produites par les transferts qu'il reçoit, il est cependant confronté à une référence de base plus particulière : celle que lui fournit le souvenir, sous-jacent à toute la suite de ses apprentissages, de sa propre analyse et de ses relations de cure avec son analyste personnel, qui a dû, en leur temps, amortir et traiter dans son appareil psychique les effets de ses propres transferts sur lui. Or il ne peut user de cette référence à l'égard de son patient actuel que par une forme d'identification — éventuellement sophistiquée, enrichie ou masquée par des déplacements ultérieurs — à son ancien analyste, comme tel : c'est-àdire comme personne contrôlant et utilisant à son égard ses réactions contretransférentielles. Impossible de faire ici l'économie de ce processus nodal sollicité chaque jour par sa pratique, qui sera par contre beaucoup plus dilué, ou même se perdra de vue, chez d'autres personnes analysées n'ayant pas adopté le métier d'analyste. On est donc au total fondé à dire qu'en tant qu'analyste le praticien tend toujours quelque peu à emprunter en désir à son parent analytique son identité de contre-transférant. Il y a bien ainsi une part, au moins, de son contre-transfert qui pro-


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vient par retournement, de son aventure analytique personnelle, dans une sorte de dialectique de génération ou de filiation analytique.

Mais s'agit-il de la fructification légitime ou de la captation magique d'un héritage ? Peut-on serrer de plus près le mode d'action de ce produit de filiation dans le contre-transfert ? Je noterai d'abord que cette dimension particulière du contre-transfert dont l'effet est en tendance bénéfique, et qui est centrale dans la pratique professionnelle, renvoie sans doute à ce qu'on peut considérer comme l'inachèvement spécifique de l'analyse chez l'analyste. Une boutade connue suggère qu'une analyse ne peut être dite achevée que si l'analysé n'a pas, en finissant, envie de devenir lui-même analyste. Trop impolie pour être honnête, cette formule contient cependant une part de vérité. II faut bien une motivation à devenir analyste. Ou encore, il faut bien que, chez le futur praticien, quelque chose demeure irrésolu qui ne trouvera de solution, ou n'en cherchera, que dans la voie où il va s'engager. Toutes choses égales par ailleurs, on peut certes en dire autant de n'importe quel choix de vie après la cure. Toutefois, quelques nuances particulières sont à faire quand il s'agit du choix du métier d'analyste. Je les propose dans le cadre du modèle suivant.

J'ai soutenu récemment (1975 a) qu'au cours de la cure, l'intériorisation déterminante était moins, finalement, celle de l'analyste, ou même de la fonction analysante de l'analyste, que celle du champ transitionnel, ou de l'espace potentiel (au sens de Winnicott, 1953, 1971) dans lequel se développe, sur un fondement plus ou moins anaclitique, le jeu des transferts et contre-transferts alimentant la névrose de transfert. Espace ou champ d'abord mis en place au dehors, dans l'axe interpersonnel, par un redressement orthogonal, focalisé sur l'analyste, des conflits et des clivages internes de l'analysé, qui est dépourvu au départ d'un Moi suffisamment tolérant et neutre pour traiter sans de coûteuses limitations ses charges pulsionnelles. L'analyste servant de support objectai aux objets pulsionnels internes du patient ainsi déplacés au-dehors, son intériorisation est, bien entendu, associée à ce titre à leur réintériorisation ultérieure en un état moins dangereux. Mais son inscription — sous des aspects d'abord multiples, qui s'organiseront et se différencieront ensuite peu à peu (élaboration des constances, réintrication des pulsions) — dans le psychisme du patient n'est pour celui-ci qu'un moyen provisoire d'expérimenter et d'élaborer sa distance à lui-même, c'est-à-dire son espace intérieur de jeu, ou encore son Moi adulte. Finalement, ce Moi sera construit au-dedans sur un modèle analogue à celui de l'espace de la cure et constituera le lieu dans lequel


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le patient peut susciter et maintenir en vie ses objets. L'analyste « luimême » s'y effacera en principe en tant que support général des relations d'objet à mesure que se confirmera le pouvoir de l'analysé d'y faire jouer librement, sans pourtant perdre le réel de vue, les fantasmes qui expriment ses propres positions psychiques à l'égard des objets.

Or je pense que le futur analyste intériorise ou établit bien en lui, au cours de son analyse — comme tout analysé dont l'analyse aboutit —, un tel champ. Mais la particularité de sa vocation résulte du maintien de liens privilégiés entre cette intériorisation et la personne (ou plus généralement la fonction ?) de son analyste comme tel. On peut admettre que ces liens d'identification plus personnalisés s'affranchissent habituellement des incorporations alloplastiques de type hystérique (celles-ci ne se maintenant plus, dans certains cas, qu'à minimum, sous forme soit de tics ou de tonalités de langage ou d'attitude, soit de noyau de refoulement qui le défendent de ces imitations inconscientes). Mais ils persistent plus fondamentalement dans un « désir du désir de l'autre » qui porte ici sur l'appropriation identifiante, par-delà le deuil de l'analyste, de ce qu'a pu éprouver le formateur à l'égard de son analysé : c'està-dire sur ses vécus et attitudes contre-transférentiels. Un tel désir peut être extrêmement caché, ou au contraire exhibé de manière plus ou moins ludique ou provocante, selon les défenses prédominantes de l'analyste. Mais toujours actif à quelque degré, il me semble, dans la vie professionnelle, sous-tendre en profondeur le plaisir de fonction et la recherche de progrès du praticien (même si celui-ci se dit et se croit très « adulte ») par rapport à son ou à ses « parents ». Il faut toutefois ajouter que, moyennant l'appui et le lest des identifications horizontales aux autres membres de l'institution psychanalytique, et à l'aide de tout un système de conventions sociales et d'automatismes confiés au préconscient, l'identification à l'analyste se différencie, s'assimile ; et elle se sublime dans sa dimension prégénitale par des déplacements de but et d'objets choisis dans des registres métaphoriques. Mais la voie sublimatoire est ici fort étroite, compte tenu de la proximité du modèle de référence par rapport à la pratique choisie. Et la décharge symbolique laisse ainsi partiellement frustrées les tendances qui l'animent, ce qui les maintient sous une tension constante à travers le désir d'analyser.

Toutefois, cette motivation, qui, présente chez l'analyste, infléchit, en se combinant à l'effet direct de la provocation transférentielle actuelle, les réponses contre-transférentielles, est de nature, dans certaines circonstances, à oblitérer plus ou moins durablement la lecture du transfert lui-même et à rendre ainsi la cure stationnaire ou incertaine. Pour


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prendre une idée approchée des difficultés qui peuvent apparaître à l'occasion, j'envisagerai sous forme d'une série de phases logiques (ici un peu artificiellement séparées) les divers moments du processus « normal » :

i) Le patient met en place un mouvement transférentiel au contact de l'analyste (l'engagement d'une cure donnant d'ailleurs aussi, mais seulement dans l'après-coup, valeur de « transfert » à tous les déplacements projectifs qui ont pu lui être adressés avant le commencement de la cure) ;

2) L'analyste interpellé par le transfert, qui tend à projeter en lui (Little, Weigert, Money-Kyrle) et à lui faire introjecter des pensées et des affects inadéquats à la réalité, contient et élabore l'excitation produite en mobilisant sa propre identification à un modèle pare-excitation qui correspond à sa représentation de l' « analyste » en général, et au plus profond à celle de « son » analyste à lui (1) ;

3) Il « répond » alors au transfert en éprouvant quelque chose, et en faisant (ou en ne faisant pas...) quelque chose. Il ne peut naturellement jamais se passer de répondre, au sens où je l'entends dans ce texte. Mais son avance sur l'analysé est qu'il dispose pour sa part d'un espace psychique interne déjà suffisamment libre et neutralisé pour y évoquer et y laisser jouer ses propres mouvements contre-transférentiels à des niveaux de charge minimaux, sans s'y engager à fond. Il s'ensuit que la réponse contre-transférentielle est comme freinée dans son expression, interne comme externe ;

4) La réponse freinée est perçue par le patient, même dans le silence, et bien souvent par l'effet même du silence, comme un amortissement de l'intensité, et une rectification discrète du contenu du transfert dans le sens de la réalité, et donc comme un traitement du transfert lui-même, résultant en fait de celui du contre-transfert ;

5) Mais le traitement du contre-transfert, et de là du transfert, par l'analyste, ne peut en général s'effectuer entièrement « séance tenante », c'est le cas de le dire. C'est là l'aspect temporel du freinage. Une partie au moins de l'excitation contre-transférentielle est retenue par l'analyste et, mise sous tension en lui, elle travaille ainsi entre les séances, avec ou sans le secours d'une élaboration par le processus secondaire, d'une relecture de notes, ou d'un contrôle. Elle reviendra

(1) Les effets de deux ou de plusieurs analyses (ou « tranches » d'analyses) successives seraient ici à examiner particulièrement. Le « second » analyste ne peut annuler le « premier », mais peut évidemment remodeler son image.


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dans la ou les séances suivantes, établissant au profit de l'analysé les bases émotionnelles d'une liaison temporelle suivie, que l'interprétation pourra, le cas échéant, exprimer à l'aide de représentations verbales.

Or, c'est au niveau des moments 3 et 5 que peut se manifester une manière de fuite contre-transférentielle, par une brèche du champ sous tension aménagé dans l'appareil psychique de l'analyste. Outre les décharges directes par agir ou lapsus, différées ou non, les obnubilations mentales (qui ont le caractère d'une inhibition hystérique de la pensée) sont connues. Elles résultent, comme Freud l'a noté (1912 a), de l'excitation de zones psychiques ou de complexes non suffisamment mobilisés par la formation antérieure de l'analyste. Et l'existence de telles régions psychiques renvoie nécessairement, et à la base, à l'élaboration de l'analyse personnelle. Elles correspondent à mon avis aux parties ou niveaux restés magiques et prégénitaux de l'identification à l'analyste, en tant qu'elle est demeurée sur un point ou un autre trop défensive (cf. aussi le dernier paragraphe de cette étude). Je crois qu'on peut les voir comme des positions psychiques couvertes en bloc par un sentiment a priori de sécurité narcissique illimité : sur ces points l'identification à l'analyste comporte le vécu forcé et abusif d'une sérénité idéale, indûment prêtée au « premier » formateur, à qui elle a été clandestinement ravie par l'envie plus ou moins inconsciente de posséder sa toute-puissance supposée. La mise en jeu d'un engagement plus objectai (où intervient le désir) ou de charges agressives importantes détermine facilement dans ces conditions un véritable retournement du retournement analytique, où le praticien se perçoit tout d'un coup plus ou moins obscurément menacé, par la présence en lui de l'excitation produite par le transfert de son patient, de perdre sa sécurité d'emprunt, et vient fusionner quelque part malgré lui avec la position de ce patient. Toute la dialectique de filiation que j'ai suggérée s'aplatit et se télescope alors dans le temps et dans l'espace psychiques. Le contre-transfert d'héritage devient héritage capté, ou contre-transfert volé, soudain rendu inefficace par son illégitimité même (1).

Les parades contre ces aspects « dangereux » du processus, aspects dont la présence est d'ailleurs, jusqu'à un certain degré, inévitable et naturelle, sont évidemment à chercher du côté d'une révision, autoanalytique ou non, par le praticien de sa position intérieure. Mais cette révision elle-même peut être crispée et défensive (il s'agirait alors de

(1) Pour les effets de honte et de dépression liés aux processus de retournement psychiques soudains, je renvoie à mon article de 1973.


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reprendre « le dessus » ou le contrôle de soi). L'approche satisfaisante consiste plutôt, selon une démarche que Freud a inventée à propos du transfert — originellement appréhendé comme une « difficulté » de l'analyse —, à considérer au maximum les noeuds contre-transférentiels irritants comme des instruments de travail utiles, voire indispensables, sous la garantie de constance qu'assurent les règles techniques. Ils révèlent en effet à l'analyste, comme je l'ai déjà indiqué plus haut et comme l'a bien vu, entre autres (1), R. E. Money-Kyrle, qu'il y a aussi un problème du côté de l'analysé, puisqu'il est capable de mettre un tel poids dans les messages par lesquels il excite l'analyste. Sur le plan du maniement, le signalement fait à ce moment au patient d'une éventuelle intention inconsciente, chez lui, d'agir sur l'analyste est alors quelquefois fécond. Non seulement il lui rend cette intention consciente, mais il permet aussi à l'analyste de renoncer sans trop de peine à l'idéalisation des affects (de la sérénité) de son propre analyste et aux divers autres aspects restés un peu magiques de son identification avec lui. Il s'agit en effet d'un compromis réaliste par lequel le praticien rend acte au patient que quelque chose venant de lui l'a atteint et ému légèrement, mais lui donne en même temps la preuve que cet impact est susceptible d'une prise de conscience, qu'il l'invite à faire lui aussi, en lui retournant l'envoi ainsi amorti et traité.

CONTRE-TRANSFERT A FOND PERDU

Ces remarques sur le rôle du contre-transfert de filiation chez l'analyste me conduisent à dire maintenant quelques mots de ce que j'appellerai ici, de façon à vrai dire assez approximative, le contretransfert à fond perdu.

Le contre-transfert est donc, comme le transfert, considéré naguère lui aussi comme un ennemi de l'analyse, susceptible d'être en quelque sorte « récupéré », au profit du processus analytique ; et mon dernier alinéa esquisse la conception que j'ai du bon emploi de cette récupération. Mais le contre-transfert peut-il être entièrement récupéré ? Et doit-on même tendre à le récupérer au maximum au profit de la remise en jeu analytique ? Ce sont de graves et difficiles questions qui appellent la prudence, mais sur lesquelles certaines propositions peuvent sans doute être énoncées. Plusieurs notations me viennent à l'esprit à ce sujet.

Le souci d'un repérage exhaustif et d'une récupération scrupuleuse

(1) Cf. aussi D. W. WINNICOTT (1949), cité plus haut.


CONTRE-TRANSFERTS 463

des contre-transferts pourrait bien marquer une intolérance excessive à l'ambiguïté et à l'inconfort. En ce sens on est fondé à se demander si l'analyste qui développerait à un haut degré cette préoccupation ne montrerait pas finalement plus de malaise que de bonheur dans ses relations avec ses identifications professionnelles. Le besoin de ne rien laisser traîner en soi qui ne soit ramené dans le champ conscient peut correspondre à une exigence suspecte de pureté réparatrice. Je suggère que, dans l'axe de mes remarques précédentes, le sens en serait alors celui que je vais dire.

L'intériorisation par le praticien de son analyste personnel dans son rôle de parent analytique a été faite là aussi sur un mode idéalisé ; mais le niveau de cette idéalisation est moins primitif que dans le cas, examiné plus haut, de l'analyste qui se laisse envahir et décompenser par la perception, en lui, d'éléments incontrôlés, et qui en perd toute liberté de recul et de manoeuvre. L'analyste « récupérateur » possède des techniques défensives très élaborées et efficaces qu'il a généralement forgées après son analyse personnelle, peut-être pour s'assurer qu'il a vraiment cessé d'être un « analysé », et protéger en lui la position que son choix professionnel lui a servi à occuper grâce au renversement dont j'ai parlé. Il exerce donc une garde vigilante contre lui-même, et notamment contre ses moments passifs oraux et anaux et son homosexualité inconsciente, qui représentent des aspects importants de la dépendance analytique. Mais du même coup il se prive du bénéfice de ces moments passifs, qui correspondent à l'acceptation d'une introjection vécue en secret par lui comme intolérablement anale : avoir toujours quelqu'un derrière soi. Il s'ensuit que dans sa pratique il est constamment exposé à être trop actif mentalement, usant une énergie importante à « comprendre » immédiatement et complètement, et maniant difficilement l'attention flottante et le « savoir attendre ».

Dans ces conditions, il paraîtra banal, mais juste de dire que le bien se tient sans, doute ici entre les deux extrêmes. En fait, il réside probablement dans le jeu complémentaire équilibré des deux attitudes de « récupération » (de maîtrise et de projection) et de laisser-passer (de tolérance et d'introjection), comme l'a bien vu par exemple E. Weigert (1954). Jeu qui me paraît constituer, du côté de l'analyste, une contribution essentielle à la régulation, dans l'analyse, de cet espace transitionnel que j'ai décrit, et sans lequel le processus thérapeutique ne peut se développer. Un tel jeu comporte en principe plus que le risque assumé, le parti, d'une zone d'ambiguïté aux marges ou en dessous des prises de conscience analytiques : l'acceptation par conséquent d'une part


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limitée mais plus ou moins définitive de contre-transfert à fond perdu.

Cette part de contre-transfert concédée à l'ambiguïté de l'expérience vécue, et qui n'exclut pas le souci permanent, mais non compulsionnel, de clarifier davantage, me semble avoir quelque rapport avec ce que, dans un travail récent déjà cité (1975 a), j'ai appelé à ma façon l'Inconscient « de second degré ». Je veux dire l'inconscience à certains égards irréductible (car on ne peut jamais passer totalement de l'autre côté de soi-même ; on est toujours quelque part opaque à son propre regard), qui concerne l'appréhension de l'ensemble de notre appareil et de notre fonctionnement psychiques, et celle de l'investissement que nous lui accordons depuis la place centrale qu'en tant que Moisujet nous y occupons. L'Inconscient de second degré (dont la métaphore philosophique — mais insatisfaisante parce qu'objectivante et substantialiste — est peut-être le « je transcendantal ») comprend sans doute, avec certains aspects du refoulement primaire, l'élément narcissique basai des relations objectales en tant qu'elles procurent au Moi un plaisir de fonction. Dans l'analyse, son remodelage ou sa redistribution se font généralement chez le patient à bas bruit, sous la névrose de transfert, par le seul effet de la renarcissisation des processus psychiques progressivement libérés des compulsions qui les grippent. Il ne sera touché à cet élément de fond qu'indirectement. Au registre de l'interprétation, il ne sera jamais totalement mis à plat ou à plus forte raison liquidé, à supposer qu'il puisse l'être : l'analysé y perdrait une sorte de croyance vitale, de référence à une présence concrète, ou à la réalité d'une présence, qui est essentielle à son désir de vivre et de développer ultérieurement les fruits de sa liberté analytique à travers d'autres expériences.

On connaît le poids qu'a chez quelques patients le sentiment qu'ils n'ont pas le droit de vivre, comme si un certain temps et un certain espace d'existence leur avaient été dès l'origine refusés. Je pense que, quels que soient par ailleurs les interdits tardifs, oedipiens notamment, qui ont pris en charge et resignifié ce grave déficit (interdits sur lesquels l'analyse peut et doit alors agir interprétativement), ce vécu renvoie souvent à un manque d'amour primaire (M. Balint, 1968) et joue un rôle dans ce que E. Jones appelle l'aphanisis (1929) (1). Il exprime ce qui a probablement été ressenti jadis par lui comme l'intolérance d'une mère haineuse, ou perfectionniste. Et il ne peut être, au sein même de

(1) Nous l'apercevons aussi chez le malheureux héros de L'Enfant de Ça, de J.-L. DONNET et A. GREEN (1973).


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l'analyse, « réparé » ou plutôt restauré quelque peu que par la tolérance — qui n'est pas le laxisme — de l'analyste, et par son acceptation inconditionnelle de l'existence et de l'identité de base du patient comme ayant droit d'être là et d'être lui-même.

Rapporté au contre-transfert, cet effet dépend alors de l'aptitude de l'analyste à se tolérer et à s'investir lui-même, en réponse à la demande transférentielle du patient, comme un échantillon intéressant et suffisamment bon d'humanité, dont la capacité à produire des significations ne sera jamais épuisée par une réduction interprétative. L'interprétation et la compréhension de l'Inconscient personnel, comme de l'Inconscient du patient, deviennent alors simplement le moyen privilégié d'une remise en route, au terme, du processus d'invention de soi et d'autoproduction du sens, comme chacun à leur manière un J. Lacan (1953) ou un Winnicott (1971) l'ont bien vu, et comme je l'ai montré à propos du rêve dans mon dernier travail sur ce sujet (1976). L'analyste y puisera le pouvoir de se maintenir investi, par-delà son savoir sur lui-même et sur son client, en présence d'un patient investi. Au niveau des qualités de la psychologie commune, la patience et l'attention bienveillante sont les meilleures expressions de ce type d'engagement essentiel qui ne fait pas de l'explication et de l'intelligence ses seules finalités. Et leurs contraires sont les produits les plus toxiques du contre-transfert négatif, qui devient ici une sorte de haine primaire contre le patient, secrètement répandue dans les fondements de l'analyse (1).

En des termes plus classiques, et au plan théorique, on peut dire que ce que j'appelle contre-transfert à fond perdu, et qui correspond à une sorte de mise de capital inaliénable dans l'analyse dont on ne touchera que les dividendes, repose sur l'établissement par l'analyste, en réponse aux premiers mouvements du transfert, d'un lien narcissique positif de base entre lui et le patient. Il est assez vraisemblable que ce lien doit quelque chose à une part résiduelle, profondément enfouie, du contre-transfert d'emprunt — dont j'ai parlé plus haut — et renvoie à la manière dont le praticien s'est vécu naguère investi luimême par son propre analyste. L'investissement du patient par l'analyste est en fait partiellement, en profondeur, une extension de l'intérêt de l'analyste pour lui-même, tel qu'il s'est précisé au cours de sa forma(1)

forma(1) en ce sens les conceptions de M. BALINT (1968), et d'autre part de D. W. WINNICOTT. Dans un article de 1949, ce dernier a soutenu que la naine contre-transférentielle n'est vraiment redoutable que si elle est méconnue, ou niée. En prendre conscience pleinement (et éventuellement en parler), sans la décharger, serait au contraire essentiel au rôle de l'analyste.

R. FR. p. 17


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tion et de son analyse personnelle par la médiation de son propre analyste. Et cela doit demeurer admis sans préjudice du maintien de la différence et de l'autonomie des identités ; c'est-à-dire sans céder à la passion fusionnelle ou réductrice, mais dans le plaisir renouvelé d'une expérience de différence lestée d'un fond modéré mais permanent d'empathie identifiante. Serait, je crois, en péril professionnel, tout analyste qui confondrait ce plaisir fonctionnel de base avec ses surinvestissements défensifs, et chercherait, en réaction, à atteindre sur ce point l'asepsie contre-transférentielle.

CONTRE-TRANSFERT ET SÉDUCTION

Une autre flexion défensive du lien transfert - contre-transfert — située, du moins apparemment, aux antipodes de la prétention à l'asepsie contre-transférentielle — tient aux effets des processus de séduction de, et sur, l'analyste.

La Société psychanalytique de Paris a récemment étudié la séduction dans la cure psychanalytique (i). Je n'étais pas à cette rencontre, et je ne sais pas encore ce qui s'y est dit et qui sera sans doute publié. Cependant on m'a rapporté qu'il y avait été davantage question de la séduction de l'analyste par le patient que de celle du patient par le praticien ; et j'ai cru comprendre que d'aucuns ont regretté cette orientation prédominante. Sous l'angle du contre-transfert pourtant, il semble d'abord qu'on puisse difficilement échapper au même choix. Tout se passe comme si le contre-transfert était séduction des réponses de l'analyste par le transfert du patient. J'ai dit plus haut que l'effet déréalisant de l'interpellation transférentielle agissait de façon naturelle sur l'appareil psychique et sur le système pulsionnel de l'analyste dans le sens d'une attraction de ses affects et de ses représentations dans le système de relation déréglé au sein duquel s'inscrivent les fantasmes et les désirs du patient. L'analyste ne peut au total se soustraire à cette attraction qu'en attiédissant et en distanciant à l'aide de divers procédés sa participation aux propositions qui lui sont ainsi faites. On aurait donc le droit de soutenir que, dans le cas où il ne parvient pas à échapper à la sollicitation, son contre-transfert est séduit : au sens étymologique, c'est-à-dire dévoyé, et aliéné à son contrôle.

Je ne suis pas certain cependant que cette conception du contretransfert incontrôlé comme effet de séduction à sens unique soit satis(1)

satis(1) journées de perfectionnement de janvier 1976.


CONTRE-TRANSFERTS 467

faisante. Les travaux de Freud sur le thème de la séduction ont nettement mis en évidence l'insuffisance d'une explication de l'origine des fantasmes de séduction infantile des hystériques par la matérialité de l'histoire du patient. Ces fantasmes correspondent plutôt, comme on sait, au désir d'avoir été réellement séduit : c'est-à-dire passivement aliéné dans son désir, pour n'avoir pas à être coupable de son propre désir de séduire activement. Selon moi, la même clé peut être appliquée à la notion de séduction du contre-transfert. On doit en tout cas se demander si le désir de l'analyste est ici aussi innocent qu'on serait tenté de le croire. Il pourrait n'être séduit que de son désir de séduire.

Cette question prend tout son sens quand on songe à l'exemple princeps de l'observation de Freud sur Dora (1904). L'examen des données montre sans beaucoup d'équivoque que ce fut le désir de Freud de briller aux yeux de Dora, et à propos de son traitement, qui amena la rupture de l'analyse, après que Freud eut été lui-même séduit et trompé à cette occasion par les rêves que la jeune fille lui donnait à voir en retour, pour se défendre de ses intuitions séductrices envahissantes ! Le moins qu'on puisse dire, par conséquent, est que la responsabilité était partagée. Là comme ailleurs, pourtant, le transfert avait joué le rôle de déclencheur initial, Dora n'ayant pas sans motif accepté d'être par son père, lui-même amené naguère par M. K..., confiée à Freud. Mais, tandis que pour sa part Dora tenait bien son rôle d'hystérique, Freud manquait, lui, à la fonction pare-excitation que lui assignait la visée thérapeutique. A travers les personnages écrans de M. K... et du père, il se glissait furtivement dans le personnage beaucoup plus brûlant et inquiétant de Mme K... et, derrière elle, de quelque mère, nourrice ou confidente surexcitante et tentaculaire, forçant ainsi la défense de Dora et l'obligeant littéralement à le contre-séduire, pour châtrer de ses pouvoirs l'être aux cent bras qui l'enveloppait. Il ne suffisait pas, en effet, pour que la responsabilité de l'analyste dans la séduction fût dégagée, que le contre-transfert procédât structurellement du transfert. Il aurait encore fallu qu'au lieu de l'allumer davantage il pût le contenir et le régler.

Interrogeons donc davantage la notion de séduction. La séduction est certes d'abord, au niveau le plus profond, rupture des barrières pare-excitation par l'action d'une stimulation supraliminale sur un appareil de réception et de traitement (sur un Moi.) immature. Et à certains égards, on peut comparer les zones du Moi de l'analyste qui se laisseraient « surprendre » par des contre-transferts incontrôlés à des parties immatures de son Moi. Plus généralement il s'agit, comme


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Freud l'a dit et comme je l'ai rappelé plus haut, de registres de fonctionnement qui, insuffisamment mobilisés naguère dans son analyse personnelle ou sa formation, ne sont pas immédiatement accessibles à sa conscience, et ne peuvent le devenir que par des tâtonnements parfois périlleux. Sous cet angle, qu'on peut dire économique, la séduction par le transfert du contre-transfert de l'analyste laisserait ce dernier parfaitement innocent en son immaturité propre : on ne peut donner que ce qu'on a...

Mais séduire, c'est aussi souhaiter tromper sur ce qu'on peut donner, et j'ai soutenu ailleurs (1974) que la séduction mettait en jeu une sorte de phallus fascinatoire, brandi intentionnellement à la manière d'un fétiche devant l'objet à séduire, pour dénier le manque. Le Freud du cas Dora prenait beaucoup de soin pour déployer toute sa science des rêves devant la jeune fille. Y a-t-il donc plusieurs espèces, ou à tout le moins plusieurs niveaux de la séduction ? Et la séduction par provocation fétichiste représente-t-elle alors un stade relationnel plus élaboré, faisant intervenir le maniement par le Moi du séducteur d'un procédé qui peut à l'occasion s'inscrire, à titre instrumental, dans un contexte génital et oedipien ?

Il en est peut-être ainsi du côté du séducteur, encore qu'on puisse se demander si toute conduite séductrice ne mobilise pas, d'une façon éventuellement provisoire ou segmentaire, chez le séducteur lui-même un moment profondément archaïque du registre narcissique de la toutepuissance phallique : le manque que le phallus séducteur dénie est d'abord chez le séducteur, qui tente de renverser la situation où le met son propre désir, et cherche à projeter dans le séduit la position désirante. En ce qui concerne le séduit, cependant aucun doute n'est permis. La brillance que prend pour lui l'objet, ou le matériel, qui s'agite et se fétichise sous son regard, ou dans son écoute, a pour effet de fane régresser son Moi — structurellement et temporellement — en mettant en faillite, plus ou moins provisoirement, les différenciations topiques et fonctionnelles dont il dispose d'habitude. D'où une fascination monoïdéique, qu'on retrouve d'ailleurs dans la cristallisation et l'idéalisation amoureuses, et qui, désintégrant les défenses et les capacités d'analyse, se traduit par une manière d'inhibition intellectuelle. C'est exactement ce qui se produit avec le sentiment de blocage contre-transférentiel qui intervient parfois dans certaines analyses.

Le matériel fascinant (par exemple le « premier rêve » de Dora) en « aveuglant » l'analyste (ô cécité d'OEdipe...), qui le monte luimême en épingle, pour lui-même finalement autant que pour l'analysé,


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(qui le « fétichise ») résume et condense comme tout fétiche la croyance illusoire en la toute-puissance de l'objet premier, phallique, insécable (échappant à toute castration, à toute dissection ou différenciation mentale). C'est alors qu'il peut trouver une place préparée et comme une complicité secrète dans le désir du séduit. On voit de quelle façon la fascination par un certain matériel, qu'on peut dire fétichise activement par le séducteur et passivement par le séduit, est en fait le résultat complexe d'un processus double, exposé à des retournements par sa structure même, et qui repose sur le besoin secret de compenser et de dénier magiquement le manque — vécu comme unique —, dont l'assignation reste toujours à fixer, ou chez soi-même ou chez l'autre.

C'est pourquoi je suis finalement porté à rapprocher, tout ensemble, la peur d'être séduit et le désir de séduire, chez l'analyste, de ce que j'ai dit plus haut du contre-transfert volé. C'est dans la mesure même où l'analyste a absolument besoin d'être tout-puissant et de se sentir en sécurité contre ses moments passifs, qu'il est tenté de dérober une signification magique à un formateur ancien, et d'exhiber sa complétude phallique à son client pour déplacer chez lui le manque (1). Mais le contre-transfert d'emprunt est fragile. Et avec lui, la pensée triomphante peut se transformer d'un coup en pensée paralysée.

Il n'est pas sans intérêt de rapprocher cette lecture de telles situations du modèle proposé par W. R. Bion (1964, 1970) pour rendre compte de l'attaque des liens de la pensée par certains éléments de type « Bêta » (bruts) qui correspondent à des « choses-en-soi », et qui paralysent la mentalisation, c'est-à-dire la mobilisation psychique et l'élaboration d'éléments « alpha ». Il y a, à mon avis dans les situations de séduction, envisagées tant sous l'angle actif que sous l'angle passif, une attaque contre la pensée de l'analyste. Celle-ci résulte de l'introjection au point sensible (immature) chez lui, et de la re-projection en direction de l'analysé (par la séduction ou la contre-séduction « actives ») d'un ensemble de perceptions fonctionnant en bloc qui l'atteignent comme un bolide, et qu'il reçoit donc sans pouvoir les traiter, c'est-à-dire les transformer. Dès lors ce bolide, incrusté dans son psychisme, risque de paralyser tout le développement processuel du réseau de ses pensées, et son pouvoir même d'analyse.

(1) Dans l'analyse de Dora pourtant, Freud ne pouvait recourir, et pour cause, à une identification à son propre « analyste », à moins que ce ne fût à Fliess, avec qui il n'avait pas encore rompu. Mais il est possible que la dialectique d'auto-engendrement analytique par laquelle il fut forcé de passer, l'ait rendu particulièrement apte à inventer sa propre image idéale (Goethe, Hannibal, Moïse) pour le même service.


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Le contre-transfert proprement dit réside en fait dans les attitudes psychiques que l'analyste produit en réaction à cet impact météorique brut. Ce peuvent être des actes non contrôlés, accompagnés d'émotion, des mouvements intérieurs — parfois extériorisés — d'agression, d'auto-agression (sentiment de colère contre soi-même, d'irritation sourde), de l'angoisse, une sidération pure et simple, ou au contraire un effet hypomaniaque de jubilation ou de « charme », ou bien encore divers biaisages interprétatifs, qui correspondent à une rationalisation secondaire plus ou moins « pauvre » et à une justification « pénible » du vécu éprouvé. Ces productions sont inadéquates à la réalité dans la mesure où elles proviennent d'une expérience sans recul, brute, qui ne dispose pas de l'épreuve de vérification réaliste et tend à halluciner sa croyance (pour Bion, on le sait, les hallucinations ne sont pas des représentations, mais des « choses-en-soi », 1971), plutôt qu'à en laisser jouer les dimensions fantasmatiques dans la représentation consciente.

Un dernier mot sur le dépassement de la situation de séduction contre-transférentielle et sur son utilisation. Car l'analyste se tromperait — et justement se séduirait lui-même — s'il s'imaginait pouvoir échapper à tout moment à toutes les situations de séduction. Le problème est plutôt celui de la limitation dans le temps et dans l'espace psychique, et de la mobilisation des fascinations séductrices. La meilleure préparation d'ensemble que puisse avoir à cet égard un analyste consiste finalement à disposer d'un grand nombre d'expériences déjà signifiées et à s'attendre néanmoins à éprouver des contre-transferts inconnus, cette dernière possibilité étant investie sans angoisse comme une partie intégrante de l'exercice professionnel, et même une preuve du caractère vivant du processus analytique. Le surgissement des moments contre-transférentiels mal contrôlés sera alors ressenti comme une motivation à élaborer davantage la séduction, en déployant autour d'elle dans l'appareil psychique une barrière souple et poreuse, et en maintenant latéralement des communications libres dans la pensée, pour attendre sous tension modérée qu'intervienne la digestion de l'embole psychique, ainsi dûment localisé. Le rétablissement du réseau complet de sens, et la libération de tous les éléments sous la forme que Bion appelle alpha, se traduira ensuite par un enrichissement considérable de la compréhension analytique.

Ce n'est pas là, à vrai dire, un simple lot de consolation. Ce processus est bien essentiel à la démarche analysante. Car si un stock très étendu d'enregistrements relatifs à des expériences antérieures est instrumentalement utile à l'analyste, et lui fournit des automatismes


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préconscients efficaces et économiques pour traiter certains types remarquables de transfert, une confiance excessive dans cet acquis met le praticien en danger de stéréotyper l'intelligence qu'il a de son patient. En fait, celui-ci représente toujours un cas parfaitement singulier. Les lois qui régissent les mécanismes psychiques sont universelles et à ce titre peuvent faire l'objet d'un apprentissage, mais leurs combinaisons sont naturellement toujours originales. Et c'est au total la singularité du patient, ce qu'il a d'individuel et donc d'imprévisible à quelque égard, qui est la clef de son histoire et le motif le plus authentique de l'intérêt de l'analyste pour lui. Une limpidité et une intelligibilité extrêmes des conduites de transfert devraient alerter plutôt que rassurer l'analyste sur l'issue de la cure. Le changement ne peut passer dans l'analyse que s'il s'y trouve des surprises qui activent l'investissement et sollicitent chez le praticien, et de là, chez le patient, une élaboration, c'est-à-dire une nouvelle création de la situation.

Ces surprises sont identifiables de manière générale à de brèves séductions transférentielles et contre-transférentielles (envisagées selon la structure double que j'ai définie plus haut), qui sont ensuite surmontées. Une analyse « sans surprise » signifierait une complicité des défenses de l'analyste et de celles du patient. Ils se seraient séduits l'un l'autre et s'en accommoderaient par l'effet de la pulsion de mort, mère des fascinations dont on ne revient pas.

OEDIPE AU CONTRE-TRANSFERT

La séduction (contre-)transférentielle met en jeu une problématique prégénitale archaïque, requérant un maniement délicat de la part du praticien. Le contre-transfert à fond perdu représentait une couche narcissique encore plus profonde, et celle-là plus immédiatement positive — encore qu'elle comporte aussi ses dangers (1) — du fonctionnement psychique inconscient de l'analyste. Et les contre-transferts d'emprunt et d'héritage nous confrontaient déjà aussi au narcissisme, à travers l'idéalisation défensive, toujours tentante, de I'analysteparent formateur.

J'ai d'autre part, on l'a noté, prêté une attention constante, dans

(1) Sur ces dangers, je ne me suis pas arrêté ici, tant le défaut de contre-transfert à fond perdu me paraît plus grave que certains de ses excès. Il faut néanmoins signaler qu'une place excessive laissée aux couches profondes et non contrôlées du contre-transfert positif peut engluer l'analyse dans le terrain mou d'une cure de réparation narcissique indéfinie.


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les diverses remarques qui précèdent, à une dimension essentielle de la cure analytique qui correspond au registre anaclitique. Je me suis souvent référé au fait (déjà examiné par moi ailleurs, 1975) que l'organisation concrètement bi-focale de l'espace analytique, qui est à l'origine de la mise en faisceau des transferts en direction de l'analyste dans la « névrose de transfert », détermine un champ d'activités transitionnelles dont l'analyste assure la régulation, à l'extérieur, par le maniement des transferts et des contre-transferts. Une telle régulation permettra finalement au patient d'intérioriser cet espace de jeu dans son Moi, ou, mieux, d'en faire son Moi adulte (J. Guillaumin, 1974). Et j'ai rappelé mon opinion que la « névrose de transfert » n'était autre en elle-même que le fonctionnement bien centré du psychisme du patient dans ce système anaclitiquement protégé, les divers éléments prégénitaux, génitaux et oedipiens de la « névrose », ou de la psychonévrose, infantile comme actuelle, de l'analysé s'y déployrant tour à tour à la mesure de la liberté et de la sécurité d'expression qu'ils y trouvent, et des possibilités de développement dont le patient est porteur en fonction de son histoire. Il n'y a donc de névrose de transfert qu'à l'intérieur de cette sorte d'anaclitose de structure duelle (1), qui doit d'abord s'établir (avec des mécanismes surtout paranoïdes) et ensuite se résoudre (dans le deuil, avec des mécanismes surtout dépressifs). Cette conception, dont certains détails restent peut-être à ajuster, me paraît s'imposer davantage encore à la lumière du contretransfert, dont le maniement m'a semblé ici fondamentalement ordonné à maintenir en équilibre le système de tolérance aux fantasmes que constitue l'espace transitionnel de la cure.

Voilà donc bien des aspects, sinon tous narcissiques, du moins prégénitaux (la relation d'objet anaclitique) des inter-actions transfert - contre-transfert. Que deviennent alors la structure génitale et, au-delà, la castration et l'organisation oedipienne, où depuis Freud la psychanalyse ne cesse légitimement de rechercher le meilleur accomplissement et la garantie d'équilibre terminale de la mise en place chez le patient et de la réussite du processus analytique — encore que celui-ci puisse se développer et atteindre une certaine permanence sans que l'oedipincation soit nécessairement très poussée ? Il s'agit là d'une question capitale pour la compréhension du contre-transfert. Et d'une

(1) Que ne décrit pas suffisamment la notion trop rebattue et générale de régression en début ou en cours de traitement, non plus que celle, vague et moralisante, d'alliance thérapeutique.


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question litigieuse, comme j'ai pu le constater à plusieurs occasions, tant est grande la méfiance de certains collègues en face de tout ce qui leur paraît — un peu vite — remettre en cause la primauté organisatrice du système oedipien.

Le problème reçoit pourtant sa solution de l'examen des conditions métapsychologiques, et notamment topiques, de l'inscription de la position oedipienne et de la castration dans le contre-transfert.

Si l'on admet que le maniement satisfaisant du contre-transfert repose chez l'analyste sur la capacité d'éviter la diffusion des états incontrôlés produits par certains transferts à l'ensemble de son Moi, et d'y localiser ainsi l'émoi et les représentations correspondantes sans toutefois les isoler, ainsi que je l'ai déjà suggéré, il est aussitôt clair que cette condition exige à son tour une différenciation topique poussée, et un degré élevé de stabilité et de flexibilité tout ensemble, de l'appareil psychique du praticien. Sur le plan fonctionnel, et cliniquement, cela s'exprime par la possibilité, pour le praticien, d'introduire toujours au moment opportun un médiateur entre son instance consciente de jugement et de décision et sa sensibilité immédiate au matériel du patient. Un médiateur n'est pas une barrière de censure, ou plus généralement de clivage, au-dedans du Soi. C'est une référence latérale, intervenant en tiers dans les relations directes du Moi et de l'inscription dans le Soi des excitations produites par l'objet. Cette tierce référence peut prendre concrètement des formes diverses. Elle peut par exemple consister pour l'analyste à penser à 1' « après » ou 1' « avant » de la séance, donc à mobiliser la perspective longitudinale du devenir de la cure ; ou à solliciter une certaine partie d'un matériel récent, contemporain de celui qu'il examine, mais différent ou contradictoire. D'une façon moins directement active, elle peut aussi consister, simplement, en une sorte de mise en suspens pour examen de ce qui est éprouvé, à l'aide d'une référence à la « prudence », ou au précepte d'attention flottante ou d'abstention. Elle peut encore, de manière plus personnalisée, faire appel à une expérience analogue du praticien, antérieure ou extérieure à la cure actuelle, ou au modèle fourni par l'attitude, en semblables circonstances, d'un collègue ou d'un contrôleur, sans parler de celle de l'analyste personnel du praticien, évoquée plus haut. Bref, elle repose sur la décentration de la pensée de l'analyste par mobilisation d'une identification fonctionnelle partielle du Moi à un autre modèle technique, qui lui propose une conduite à suivre, l'arrache à la fascination de l'instant et introduit ainsi le principe d'une règle constituée ou à dégager de la comparaison.


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Cet appel à référence s'effectue de manière plus ou moins rigide et urgente selon les cas. Et si elle est trop défensive, elle risque, bien sûr, de stériliser les rapports du Moi avec l'état nouveau qui s'est produit en lui et qu'il tente de traiter en les réduisant sans plus à des catégories générales qui appellent des conduites en réponse stéréotypées.

Il en va par contre autrement si l'analyste est servi par de bons automatismes de métier qui permettent de diminuer notablement (de désexualiser et de « neutraliser ») la charge de l'investissement, et rendent ainsi possible une figuration consciente suffisamment économique de ce qui se passe. Alors la mobilisation de la référence extérieure se fait en souplesse et avec la possibilité d'une large liberté de manoeuvre. On voit qu'ici la référence de fond à l'analyste personnel, ou au formateur qui le relaie, n'intervient plus du tout, quand elle se produit, comme celle d'un modèle magique unique, idéalisé et infaillible, mais comme celle d'un exemple significatif du genre d'attitude souhaitable dans la circonstance contre-transférentielle considérée ou des circonstances « apparentées ». Le « parent » analytique n'est plus désormais une mère prégénitale toute-puissante.

C'est qu'il s'agit là, à l'occasion de ce que j'ai appelé opération de médiation, d'une triangulation intrapsychique structurellement identique à celle qui permet à l'enfant, au cours de la psychogenèse, de dépasser, par interposition du pôle « paternel », la relation duelle, fusionnelle puis anaclitique, avec la mère. Structurellement identique, parce qu'il n'est question de rien moins, pour l'analyste, que de pouvoir échapper à une dépendance prégénitale absolue au transfert de son patient et à son propre contre-transfert en retour. Du prégénital, il n'y a en effet d' « analyse » que si on se soustrait suffisamment aux risques de fusion et de perfusion qu'il comporte. Et la chose n'est elle-même possible que par l'introduction d'une limitation reposant sur une « différence » qui représente alors le pôle organisateur de la pensée. A titre de parenthèse, on se rappellera ici que Freud pour sa part, n'a pu accéder à une description théorique solide et complète du processus secondaire qu'après la formulation triangulaire de la deuxième topique, qui l'a conduit, en 1925, à la Verneinung, où le « non » intervient comme articulateur sémantique et comme différenciateur — comme médiateur — du Moi. La deuxième topique reflète en fait la triangulation oedipienne, comme l'a naguère noté Lagache (1961), et marque la prise de conscience chez Freud de la nécessité de faire intervenir une loi, garante de réalité, dans la dialectique fascinatrice des rapports entre le Moi-conscient et le Moi-inconscient de la première


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théorie (1). Et il est probable que dans la première topique, c'était, moins clairement, au Pcs qu'était dévolu le rôle médiateur arrimant à la réalité, par l'intermédiaire des apprentissages effectués, les relations Cs-Ics.

On discutera sans doute de la nature proprement « oedipienne » d'une triangulation qui apparaît ainsi comme la condition du traitement du contre-transfert chez l'analyste, et de son utilisation dans la cure. Il existe certes une première triangulation archaïque, génétiquement pré-oedipienne qui n'intègre pas le registre complexe de la castration génitale et de ses développements. Cependant, comme je l'ai indiqué dans mon travail cité ci-dessus en note, dans cette première triangulation, l'OEdipe à la fois se préfigure génétiquement, et se reprojette dans l'après-coup (2). Mais je relèverai surtout qu'OEdipe en personne, pour ainsi parler, n'est pas absent, au contraire, au contre-transfert, si l'on considère que la situation analytique elle-même n'est pas épargnée par la castration, et demeure à chaque instant reliée à la réalité sexuée de l'analysé comme de l'analyste. Comment imaginer qu'il puisse être négligé dans un processus que d'une manière ou d'une autre, il ne peut manquer de structurer quelque part ?

Le problème pratique de l'analyste est alors simplement — si l'on peut dire — de tenir l'apparente gageure qui consiste à assurer à la fois la régulation à tout moment de la relation anaclitique et transitionnelle de la cure, et d'y signifier aussi l'Oedipe et la castration.

Deux conceptions de la production du processus analytique peuvent ici s'opposer. Dans l'une, le travail de l'analyste devrait se borner au maintien du patient, aussi longtemps que nécessaire, dans l'alliance (comme on dit, d'un mot que je trouve simplifiant et faible), que forme

(1) J'ai étudié ailleurs, à propos du rêve (1973), qui a fourni à Freud un analogue privilégié (« voie royale ») de l'Inconscient, les rapports duels d'identification et de projection, que la Conscience et l'Inconscient, peuvent, à la faveur du dialogue du Moi diurne avec le Moi nocturne, vivre dans la cure. Ces rapports ne deviennent positifs et structurants que par une triangulation passant par l'inscription de la réalité de l'analyste dans l'élaboration onirique.

(2) Le fait n'est pas dû seulement à la logique propre du point de vue épistémologique, largement reconstitutif, qu'impose au praticien l'approche psychanalytique (celle des adultes en particulier). Il tient plus radicalement au développement du psychisme du patient selon le trajet spirale d'une incessante re-signification de l'expérience passée à travers l'expérience présente (après-coup). Il tient aussi, comme il ressort à mon avis des récents travaux de P. Marty (1975) à la présence, au coeur du développement, d'un axe programmatique central, qui, spécifique à l'homme, correspond à la mobilisation d'une mentalisation très importante, contrôlée par l'appareil de la pensée dans le processus secondaire. L'OEdipe comme structure signifiante, compréhensive et réaliste, intégrant richement une fantasmatique du fait sexuel, adaptative parce qu'appuyée sur le corps, est en quelque sorte présent dans le mouvement, au sein même des essais de solution d'un autre niveau, voire d'une autre lignée. Et il leur sert de réfèrent pour des raisons de structure propre à notre espèce.


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la mise en place du champ transitionnel tel que je le décris. Le développement de la névrose de transfert selon toutes ses virtualités suivrait de lui-même normalement ; et le praticien l'analyserait à mesure, en veillant simplement à ne pas faire éclater l'espace relationnel de base (1). L'inconvénient de ce point de vue est qu'il semble décharger l'analyste du souci d'une présence de l'OEdipe, qui se produirait tout seul, chez le patient, à l'arrière-plan de la régulation transfert - contretransfert. Celle-ci deviendrait une simple condition préalable de l'autoproduction oedipienne. Cette voie est dangereuse car, en déresponsabilisant, au moins en partie, l'analyste, elle l'invite à la routine et aux satisfactions narcissiques. Dans une autre conception, qui est la mienne, l'analyste ne tirera un bon parti technique des engrammes oedipiens de son patient que s'il reste constamment en charge de sa propre position oedipienne. J'ai dit en charge, et non pas en peine, cherchant, comme certains pourraient le faire, à se rassurer sur son OEdipe en saisissant toutes occasions d'interpréter ou d'intervenir dans ce registre, à toutes phases de l'analyse.

Ce que j'appelle « en charge » relève (comme précédemment le maintien sous tension, pour élaboration, du contre-transfert produit par le transfert de l'analysé) d'un état d'activité freinée ou modérée, mettant en oeuvre un pouvoir de rétention ou d'attente (où entre une bonne part de structuration anale), que tout confirme donc comme essentiel à la pratique analytique. L'analyste, selon moi, doit être ici semblable à un parent qui s'occuperait d'un enfant selon ses besoins sans pour autant abandonner ses désirs sexuels adultes. Il le maintiendrait autant qu'il est utile, et dans l'espoir qu'il grandira, mais sans le forcer, dans un espace de sécurité, et se comporterait ainsi en « mère » à la fois stimulante et pare-excitation — mère suffisamment bonne — dans un registre anaclitique. Mais il n'oublierait pas qu'il fait l'amour ailleurs avec un être adulte de l'autre sexe. Mère en somme qui n'oublierait pas qu'elle est amante, pour emprunter un terme heureux à D. Braunschweig et à M. Fain (1971) dont je partage ici les vues. Cela n'implique nullement que la mère-amante fasse savoir en toutes occasions à l'enfant les secrets de l'alcôve. Il suffit que le manque du désir soit signifié dans l'écoute même, et le hiatus maintenu au-dedans des attitudes psychiques du praticien. C'est-à-dire que l'analyste ne se prenne jamais lui-même — ou pas trop longtemps ! —, et n'aspire pas à se prendre, pour un être complet et comblé dans le désir. Femme qui,

(1) Cf. Les vues analogues de M. de M'UZAN (1968), où cependant le champ relationnel n'est pas encore préféré aux concepts de WINNICOTT.


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clivant sa pratique analytique de sa sexualité, se prendrait au jeu transférentiel et contre-transférentiel, comme à un moyen d'échapper à son propre manque, à travers la variation des fantasmes prégénitaux et bisexuels. Homme qui, dans le confort du fauteuil, s'aimerait luimême dans le rôle de géniteur tout-puissant, et méconnaîtrait pour échapper aux contingences du restant de sa vie, que ce qu'il est et se croit dépend ailleurs du désir complémentaire d'une partenaire de réalité qui accepte la projection qu'il fait en elle de ses propres désirs féminins.

Qu'on n'entende pas cependant ce propos comme un voeu pieux et moralisant du type : « Analystes n'oubliez pas vos femmes ; ou vos maris! » L'expérience clinique semble bien montrer quelles pratiques précises correspondent à la présence, ou au contraire à l'effacement, de la castration et de l'OEdipe chez l'analyste.

Leur présence se signifie d'abord dans le souci (qui n'est pas l'obsession) non seulement du développement du patient, mais de son autonomie et de sa différenciation par rapport à l'analyste. Ce souci s'exprime par un état de vigilance à l'égard des variations du transfert et du contretransfert, de séance en séance et d'une phase à l'autre de la cure. Mais il implique surtout une attention éveillée et bienveillante portée à la répartition des pulsions partielles, puis génitales, de transfert sur les différents aspects de l'analyste, et latéralement sur les personnages du monde extérieur dans lequel il vit. L'analyste a alors le soin de ne pas réduire jalousement — de ne pas refermer sur lui-même — l'éventail de cette répartition, mais de l'aider à s'organiser dans le champ du discours. Un tel souci n'a, en lui-même, pas nécessairement besoin de paroles ni d'autres interventions. Il est présence en filigrane d'une finalisation processuelle qui suffit, le moment venu d'intervenir, à assurer de bonnes liaisons psychiques, dont le patient, qui ne peut les faire spontanément, bénéficie de toute manière.

L'évitement de la castration et de l'OEdipe, issu de la complaisance personnelle excessive de l'analyste aux registres narcissique ou anaclitique est, quant à elle, facilement repérable. Outre qu'elle peut le rendre sourd à des interpellations transférentielles franchement oedipiennes, elle semble se traduire par un positionnement caractéristique, consistant : 1) A ne pas saisir la valeur défensive des transferts prégénitaux et à les prendre, pour ainsi dire, pour argent comptant : ce qui implique surtout d'omettre de souligner (fût-ce légèrement) les flexions régressives en cours de séance, d'une séance à l'autre, ou d'une suite de séances à une autre ; 2) A se placer constamment « à plat » et frontalement dans le transfert, en prenant directement à compte et en répercutant


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comme si on en était non seulement le seul destinataire, mais aussi le seul réfèrent, aussi bien les transferts maternels que les paternels, sans chercher à les défusionner en fonction de son propre sexe. Ainsi de l'analyste homme qui dit « pour vous je suis une mère », au lieu de « vous voudriez bien que je puisse être une mère pour vous ». Ou de l'analyste femme qui dit « vous me demandez de vous structurer » au lieu de « le père que vous cherchez, vous voudriez tellement que moi, je puisse vous le donner ».

On conçoit mieux sans doute, par ces exemples brefs, pourquoi les attitudes, verbalisées ou non, qui expriment la présence du registre de l'OEdipe et de la castration du côté de l'analyste, sont profondément engagées dans la différenciation interne de son appareil psychique, sans laquelle il ne saurait traiter valablement, à travers ses contretransferts, les séductions transférentielles qui l'atteignent. L'élaboration de cet appareil doit être telle, en effet, que l'inscription en l'analyste de l'image féminine génitale « maternelle » soit maintenue foncièrement et constamment distincte de celle de l'image correspondante masculine « paternelle », l'une des deux et une seule étant repérée sans équivoque comme entretenant une connivence d'identité réelle et contraignante, ancrée au corps propre, avec le sujet, et la seconde comme appartenant à un registre d'identification imaginaire (identification hétérosexuelle), non arrimée au Moi corporel (cf. Guillaumin, 1975 b). D'autre part, les rapports de désir entre les deux images ou positions doivent être aussi clairement définis et passer obligatoirement par le manque, la différence, focalisée sur et symbolisée par les caractéristiques corporelles de la zone génitale majeure (pénis/vagin). Il s'agit donc non seulement d'une différenciation topique de type géographique, qui maintient séparés dans l'analyste deux pôles de représentation et d'affect, ou deux types de désirs, mais aussi d'une mise au point de la nature des liens de désir avec et entre chacune des deux images identifiantes. Réseau hautement complexe dont la charpente entrecroisée, qui répartit les poussées pulsionnelles, peut contenir bien des attaques sans se déstructurer.

On peut alors formuler ce qui se passe quand le transfert du patient émeut, occasionnellement chez l'analyste qui dispose d'un tel réseau, un contre-transfert sérieusement déréalisé. Si, par exemple, un analyste homme éprouve des sentiments de tendresse et des mouvements de sensualité « maternels » à l'égard d'un patient — ou d'une patiente — il se sentira d'abord attiré dans ce contre-transfert. Mais son appareil psychique continuera d'adhérer, en appui sur la réalité, à son identi-


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fication génitale masculine propre, établissant ainsi, à côté ou en arrière de la sorte d'embole que crée en lui la sollicitation transférentielle, un réseau de sens qui n'est pas entièrement paralysé et qui absorbera finalement l'embole, sans régresser : sous forme ici, notamment, d'un enrichissement de la lecture du contre-transfert de l'analyste et du transfert du patient dans le sens du registre de variation homosexuelle de l'OEdipe. Car si la castration est signifiée et si l'Oedipe tient, le protogénital et le prégénital viennent finalement s'y inclure et l'alimenter.

A mon avis, ce jeu d'enrichissement réciproque transfert - contretransfert, guidé par un souci de discernement des positions du désir et de leurs liens (jeu qui est parfois assez mal joué pour des raisons soit personnelles — transitoires ou non —, soit de formation), est une condition essentielle de l'accès éventuel du patient à la resexualisation oedipienne, et à la « névrotisation » souhaitable de « l'anaclitose » (ou de la « psychonévrose ») de transfert. Celle-ci, dont la fonction est de reproduire, en plus ajusté et en mieux protégé, le processus de génération et de différenciation infantiles de la libido objectale du patient, dans le cadre d'une relation transitionnelle qu'il a naguère manqué à utiliser positivement, peut alors accomplir tout son programme (1).

Tout montre donc pour finir que la présence mentale chez l'analyste, de la référence oedipienne dans le traitement du contre-transfert, non seulement n'enlève rien à l'obligation technique pour le praticien de travailler d'entrée puis continuellement à maintenir la régulation du champ anaclitique, mais encore favorise en un certain sens ce travail.

La pratique me semble cependant conseiller fortement des différences d'attitude dans le degré d'extériorisation de la position oedipienne de l'analyste en fonction du stade d'avancement de la cure. La première mise en place de ce qu'on continuera sans doute d'appeler ambigument la névrose de transfert, requiert, pendant un temps dont la longueur varie avec les modalités structurelles du patient, une centration des interventions — ou de l'abstention d'intervention — sur la régulation d'un champ transitionnel souvent chaotique. Cela se fera par le travail de la « distance » (cf. M. Bouvet) et de la tolérance aux mouvements d'introjection ou de projection qui, vécus comme traversant les limites

(1) Ce « programme » est celui même d'une « mentalisation », qui paraît définir l'axe principal d'évolution de l'espèce et de l'individu humains (et. la note 2, p. 475), et qui ne trouve sa pleine réalisation et sa meilleure garantie de stabilité que par la mise en place d'un processus psychique de type 0 secondaire », reposant d'abord sur de solides différenciations, bien articulées, entre les deux pôles d'identification. L'investissement de la position oedipienne, qui constitue un véritable « groupe de déplacement » psycho-affectif intègre ces différenciations dans sa logique interne hautement cohérente.


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du Moi de l'analysé (et de celui de l'analyste), déterminent des mécanismes de défenses dont le véritable registre, quels que soient les contenus représentatifs, est toujours un peu paranoïde. A ce stade, le contre-transfert est souvent, comme le transfert, assez monolithique, et s'il peut saisir le praticien, il peut difficilement le tromper. Ce dernier sera donc amené à jouer le jeu prégénital en gardant, sans trop de peine en principe, l'oeil sur ses cartes oedipiennes, maintenues en réserve.

Cette première régulation prend fin lorsque s'établit une large tolérance aux transits de fantasmes dans un espace de relation parcouru en général par le véhicule du langage. Jusque-là les matériaux « oedipiens », s'ils sont venus, n'ont pas été analysés dans leurs contenus spécifiques, mais essentiellement dans les retraits et replis défensifs qu'ils provoquaient. Le champ transitionnel étant désormais stable, en principe du moins, une seconde phase commence. L'analyse fine de la direction, de la répartition et de la charge des pulsions va s'ajouter à celle des résistances, et des défenses en général. Mais l'analyste gardera deux oreilles, de manière à rétablir l'équilibre narcissique dès que la prise en conscience des intentions et des charges pulsionnelles le menacera. Et il se servira comme d'un balancier, en en analysant les effets de régression ou de blocage, des hémorragies narcissiques provoquées par des actualisations pulsionnelles, notamment de niveau génital et oedipien. Moyennant quoi les diverses couches de la vie psychique viendront, dans un ordre variable, à la lumière du jeu bifocal du transfert et du contre-transfert, l'analyste élargissant de plus en plus le champ, à travers un matériel qui se différencie, se personnalise et annexe des transferts partiels, latéraux par rapport à l'axe transférentiel principal. Le jeu de cette seconde phase est apparemment facile, mais plein de pièges. Car c'est ici qu'on est le plus exposé à réduire l'éventail des transferts indûment, ou à méconnaître l'importance — devenue moins voyante — du support narcissique et anaclitique de la cure.

La phase ultime de l'analyse, avec l'élaboration du deuil amène une nouvelle prédominance des registres archaïques, qui passent en devant de scène sous des couleurs maintenant dépressives (l'unification des pulsions partielles a été faite sur l'analyste). Mais dans le deuil même apparaîtra toute la complexité des rapports des registres prégénitaux et narcissiques avec le registre génital, la castration et l'OEdipe. Ceux-ci peuvent alors servir de défense ou de résistance à l'élaboration de la séparation, mais s'enrichissent en retour de son succès.

Dans toute l'évolution de la cure, la capacité de résonance contretransférentielle de l'analyste, dont le destin est lié à la souple fermeté


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de sa position dans l'OEdipe, sera demeurée essentielle. La « névrose de transfert », au sens le plus profond du terme, ne prendra elle-même vraiment fin (dans la phase terminale, ou dans la phase post-terminale, cf. J. Guillaumin, 1975, a) que s'il a eu l'art d'utiliser adaptativement, c'est-à-dire selon des techniques qui varient avec le moment, les éléments de tous ordres convoqués par les transferts afin de les défusionner et d'en desserrer la focalisation en lui, pour différencier du même coup et réorganiser par ses réponses les demandes du patient. La névrose de transfert aura donc évolué favorablement parce que le praticien aura pu éviter en chaque occasion, que ne s'installent en lui les éléments, car il en existe, d'une névrose de contre-transfert (1) : c'est-à-dire d'une contre-dépendance à son patient, avec mise en foyer en sa direction de ses propres mouvements psychiques.

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(1) Le mot a été prononcé par Gendrot (1960), mais, me semble-t-il, avec un sens positif que je ne lui reconnais pas. Toutes mes remarques montrent que l'évolution favorable de l'analyse dépend du côté de l'analyste, du maintien d'une capacité de décentration psychique, que la structure oedipienne garantit seule, et qui assure à son client la possibilité de régresser sans risque jusqu'à la mise en place de l'anaclitique de base de la névrose de transfert, et de progresser ensuite jusqu'à la pleine restauration de ses liens d'objet adultes.


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DENISE BRAUNSCHWEIG et MICHEL FAIN

REFLEXIONS INTRQDUCTIVES

A L'ÉTUDE DE QUELQUES FACTEURS ACTIFS

DANS LE CONTRE-TRANSFERT

INTRODUCTION

Après avoir rapporté le cas Schreber, Freud se lance « à l'aventure dans l'inconnu » et commence son interprétation des troubles du Sénat président. D'emblée l'accent est mis sur la visée érotique dont Flechsig fut l'objet. Cette interprétation, qui éclaire l'homosexualité inconsciente du président, s'appuie pour se construire sur la mise en chaîne par Freud lui-même de représentations issues des mémoires du célèbre malade. C'est ainsi que l'attachement de Mme Schreber à Flechsig « dont elle gardait le portrait sur le bureau », les rêves de rechute de Schreber survenus après sa première hospitalisation, et enfin le fantasme concernant l'impression « qu'il devait être beau d'être une femme soumise à l'accouplement » constituent les maillons d'une chaîne établie par Freud, débouchant sur l'interprétation susmentionnée. La réalisation hallucinatoire exprimée par les rêves de rechute s'appuie sur la figuration répétitive de la pensée latente « je veux revoir Flechsig ». Prudemment, Freud fait à ce propos une hypothèse :

« ... Peut-être un état de tendre attachement avait-il subsisté en Schreber, à titre de reliquat de cet état morbide (c'est nous qui soulignons), attachement qui, à présent — pour des raisons inconnues — (nous soulignons de nouveau) s'intensifie au point de devenir une inclination érotique... « Cette inclination fut rejetée » (sous-entendu dans l'inconscient) « par une protestation mâle. »

Freud vient de se montrer d'une prudence inhabituelle. Pour le lecteur averti, il ne fait guère de doute que le reliquat d'attachement qui subsiste après le premier épisode de la maladie est considéré par Freud comme le reste d'un lien transférentiel, « reliquat de cet état morbide », dont la rupture prématurée a entraîné une sexualisation de cet attachement. Pourquoi Freud parle-t-il de « causes inconnues »,

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ses connaissances théoriques l'autorisant, au moins en termes généraux, à les préciser ?

Il sait bien que la rupture prématurée d'un lien qui s'était établi en raison même de l'état morbide a entraîné chez Schreber, et aussi chez la femme de ce dernier, une « nostalgie » qui va se résoudre par la resexualisation de l'homosexualité sublimée; cet attachement avait été déçu « par défaut ». Or, Schreber ne s'identifiera pas hystériquement à sa femme vis-à-vis de ce tiers manquant, aussi manquant que l'enfant qu'il n'a pas eu ; pas plus, en dépit du terme nostalgie utilisé par Freud, ne laissera-t-il Flechsig prendre la place de son moi, moi qui aurait été dès lors jugé impitoyablement aussi impuissant que les efforts thérapeutiques déployés par Flechsig.

Ce n'est pourtant point sur ces aspects que va porter la réflexion de Freud, une fois que la resexualisation de la libido homosexuelle ait été par lui postulée à la suite de la rupture de la sublimation qui sous-tendait l'attachement tendre :

« Je m'arrête ici un instant afin de faire face au torrent de reproches et d'objections que j'aurais suscité. Quiconque connaît l'état actuel de la psychiatrie doit s'attendre au pire... »

Ainsi, la réflexion de Freud va, pour un bref instant, se suspendre face au fantasme d'un tollé bruyant et indigné de la psychiatrie de son temps. Freud n'avait pourtant guère l'habitude de laisser interrompre sa réflexion par quoi que ce soit. En soulignant l'évolution catastrophique du « reliquat » de l'attachement de Schreber à Flechsig, évolution liée à la rupture prématurée de ce lien, Freud a déjà montré le mépris que lui inspirent les psychiatres de son temps. Cet attachement aurait pu se maintenir dans des proportions convenables si l'homosexualité de Flechsig lui avait été, à lui aussi, moins inconsciente, ce qui bien sûr est peu concevable. Freud, cependant, se montre prudent. Il parle de « raisons inconnues » alors qu'ultérieurement il discutera des aspects symétriques, tels qu'ils transparaissent dans les mémoires de Schreber, entre ce dernier et Flechsig. En dépit de cette prudence, dès sa première interprétation mettant en cause la visée érotique de Schreber vis-à-vis de Flechsig, ce n'est pas Schreber qui proteste, mais des quantités de Flechsig, quantités constituées en foule, qui, en place de reconnaître leur dénuement et leur monotonie (1), vont faire déferler sur lui, Freud, un torrent de reproches.

(1) Symptômes de la mélancolie.


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Cédant à une certaine facilité, nous pourrions arguer que ce fantasme désigne une forme manifeste du contre-transfert de Freud vis-àvis du teste qu'il est en train de commenter. En vérité, il nous semble que ce contre-transfert se situe dans la constitution de la chaîne associative qui est le fait de Freud et non de Schreber, chaîne permettant l'interprétation du rêve de rechute qui amène Freud à faire le fantasme d'une foule hurlante de « Flechsig ». Ce faisant, Freud s'est hystériquement identifié à Schreber. Comme Freud n'est pas délirant, il compose ainsi un fantasme érotique où les psychiatres lui font subir les effets torrentueux d'une mâle protestation. On peut aussi parler d'une motion pulsionnelle de Freud, motion activée par la lecture des mémoires. Notre préférence va à une autre notion, plus fidèle au verbe schreberien, celle de l'innervation hystérique qui, renversée en son contraire, s'illustra dans l'action des rayons divins. Il n'est pas de notre propos de soutenir la revendication de Schreber qu'illustraient les rêves de rechute, rêves d'allure prémonitoire, constats de la défaillance du traitement psychiatrique suivi. Notons seulement que Freud, dès les premières ébauches de son étude, est amené à fantasmer les voix qui vont mâlement protester,. au nom d'une tradition — en réponse à son identification hystérique à Schreber — et qu'il y répond à l'avance.

L'un de nous (1) a insisté sur l'importance de l'identification hystérique du psychanalyste à son patient au cours du déroulement de la cure, identification décrite notamment par Freud dans Psychologie collective et analyse du Moi. En nous référant à l'exemple donné en l'occurrence par Freud : les évanouissements successifs de pensionnaires d'une école survenant à la suite de l'évanouissement de l'une d'entre elles à la réception d'une lettre d'amour, nous constatons que l'innervation hystérique passe directement d'un texte écrit à une manifestation hystérique affichant la pâmoison ; ce, en un lieu (école) où l'étude de textes culturels avait un tout autre sens. Cette description avait pour but, au cours de l'article cité, de distinguer l'identification hystérique de l'identification collective qui peut se produire quand un objet du moi vient éliminer l'influence de l'idéal narcissique caractéristique de chaque individu ; à la suite de la description de l'hystérie de pensionnat Freud n'envisage nullement de provoquer une protestation indignée des milieux culturels, son texte ayant luimême une visée culturelle.

(1) D. BRAUNSCHWEIG, Psychanalyse et réalité, Rev. fr. Psy., sept.-déc. 1971, 5-6, t. XXXV.


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Actuellement, de fréquentes publications, en particulier dans notre discipline, contestent le savoir, instrument de pouvoir. Jacques Lacan, à juste titre, a souligné le tropisme de l'amour vers celui qui est censé savoir, tropisme corrélatif de l'émergence de la haine envers celui qui, bien qu'affirmant son savoir, n'en est pas moins jugé comme dénué. Formulée autrement, cette discussion revient à évaluer les influences des objets du moi, depuis l'hypnotiseur jusqu'au savant cerné par sa méthodologie précise. Dans notre propos, peu importe la thèse que porte ce savoir affirmé ou dénié, la vérité se tient dans la tendance qu'a un sujet, placé devant la défaillance du savoir d'un autre, à resexualiser peu ou prou le tendre attachement qu'il ressentait pour cet autre et à opérer une identification hystérique à celui qui, bien qu'étant censé savoir, ne peut qu'opérer de même vis-à-vis d'un idéal qu'il sait ne pas satisfaire. Le manquement envers l'idéal fait de ce dernier le tiers manquant, porteur d'un désir qui trace sa voie suivant des innervations résonantes, même si les traces mnésiques activées sont spécifiquement propres à chacun des protagonistes. Le même idéal, cependant, censure les manifestations de ces identifications hystériques et cela selon un mode analogue à la « protestation mâle » de Schreber, reprise alors en choeur, fantasmatiquement, par le monde psychiatrique de cette époque. Il s'agit d'ailleurs d' « un torrent de reproches » ressemblant beaucoup à l'instance critique qui exerce si fortement son action dans la mélancolie.

Notre expérience ne nous permet pas d'affirmer que l'accent mis par l'un des auteurs sur le rôle de l'identification hystérique dans la formulation de l'interprétation ait provoqué un « torrent de reproches » dans les milieux psychanalytiques. Cette hypothèse est restée néanmoins peu discutée, sans doute parce qu'elle inverse les notions les plus usitées dans la compréhension du dynamisme du contre-transfert. L'analyse de ce dernier ne peut constater que le manquement à être idéal, manquement dont la sexualisation immédiate devient un des pivots de l'interprétation de par sa mutation en identification hystérique au patient dont la propre identification hystérique en fonction d'un « manquant » est activée par ce même avatar, créant le conflit avec l'attachement tendre. Ce conflit oppose une « protestation mâle » avec son torrent de reproches aux identifications hystériques ainsi survenues. La situation topique de l' « instance critique » qui se manifeste alors au cours de la séance de psychanalyse est certes une caractéristique de la structure du patient mais aussi dans le même moment un facteur actif dans l'organisation du contre-transfert du psychanalyste.


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L'éthique psychanalytique condamne sans appel toute protestation ouverte envers l'analysant. Cette protestation se dissimule souvent sous un « savoir-pouvoir », l'éthique condamnant d'être idéal dans le mode d'interprétation du matériel. Une des formes de commandement de ce « savoir-pouvoir » contient implicitement un ordre d'ignoranceméconnaissance. L'instance critique jaillit, explicite et indignée, si une théorie discordante vient troubler sa quiétude. Vient troubler sa quiétude, ainsi, sous l'éthique du commandement venant de l'idéal, se manifeste corrélativement l'action impérative de la censure. Cette description ne vise pas la défense d'un mode nouveau d'interprétation, décrit à son tour comme idéal, elle cherche à préciser une séquence en rapport avec l'immanquable manque à l'être.

Les lecteurs du livre de Michel Neyraut consacré à l'étude du transfert (1) trouveront que cette formulation apparaît comme un démarquage des arguments qu'il met en avant à propos de la « précession du contre-transfert ». Il est difficile désormais d'écrire quoi que ce soit sur le transfert et le contre-transfert sans venir faire cuire sa soupe dans la marmite de M. Neyraut. L'intrication de la précession du contre-transfert avec le mode de connaissance des travaux théoriques portant sur la psychanalyse acquis par le psychanalyste (mode variant considérablement de l'un à l'autre en qualité et en quantité) fait qu'il ne peut en aller autrement. Ce mode de connaissance se heurtant toujours à ses limites, le « monadisme métapsychologique » étant, en dernière analyse, si lié aux traits de caractère des thérapeutes, la force et la forme de l'identification hystérique qui jaillit à l'écoute du patient s'en ressentiront et pourront finir victimes de la protestation mâle inhérente à l'organisation du monadisme métapsychologique. Un autre exemple tiré de l'oeuvre de Freud paraît illustrer ce propos. Il s'agit du cas du peintre Christophe Haitzmann, qui fut en son temps, le XVIIe siècle, atteint d'une névrose démoniaque. Le thème développé par Freud est, dans sa structure, identique à celui défendu dans Moïse et le monothéisme : dans un après-coup qui se chiffre ici par quelques dizaines d'années, un compilateur pour rendre l'histoire cohérente, « faisant un tout », falsifie un document. Il s'agit donc d'une interprétation avec reconstruction qui, pour faire vrai, est fausse. L'affaire à première vue est simple, Haitzmann fait deux épisodes de possession. Le premier de type dépressif, faisant suite à la mort de son père, est guéri par la restitution d'un premier pacte passé avec le diable; le

(1) M. NEYRAUT, Le transfert, Paris, Presses Universitaires de France, 1971, « Le Fil rouge ».


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second de type hystérique, avec onirisme et conversion, est à son tour guéri par la restitution d'un autre pacte diabolique. Un examen attentif des dates, non seulement rendait l'histoire invraisemblable mais démontrait que Haitzmann avait lui-même fabriqué lesdits pactes. Pour maintenir « vraie » l'efficience thérapeutique de la Vierge de Mariazell au cours de cette affaire le compilateur ne put, selon Freud, que rectifier l'erreur de Haitzmann. Le monadisme alors à l'oeuvre participe de l'assurance des vertus exorcistes de certaines pratiques religieuses.

Si une telle histoire doit nous inciter à craindre les miracles qui pourraient étayer des théories psychanalytiques trop idéologiquement serrées, voire à nous méfier des comptes rendus « cliniques » qu'elles aident à reconstruire, il nous semble que le style même utilisé par Freud pour rendre compte de son opinion à propos de ce cas, par l'écart qu'il marque avec celui que lui inspira le Président Schreber, est plein d'enseignement. D'ailleurs Freud citera abondamment le cas de Schreber au cours de son développement. Autant ce dernier apparaît sous la plume de Freud comme un dur lutteur, noble dans le malheur, faisant face à la persécution subie et n'y cédant qu'à travers l'établissement d'une fantasmagorie l'élevant au rang de créateur, autant le pitoyable peintre Haitzmann reste un pauvre homme soumis au démon ou aux prêtres qui s'occuperont de lui, toute sa fantaisie ne le menant qu'à être un faussaire, éventualité peu favorable à un individu qui se veut peintre de son état.

Il n'est donc pas de pur hasard si Freud, dès qu'il avance dans l'interprétation de la névrose démoniaque, ne s'attend nullement à un « torrent de protestations ». Il signale tout juste qu'il va se heurter au simple bon sens :

«... les contradicteurs diront que ces analogies et ces enchaînements n'existent tout simplement pas et qu'ils sont introduits par nous (souligné par nous) avec une ingéniosité superflue... ».

Pour une histoire dont le héros n'est en aucune façon remarquable, la « mâle protestation » évoquée à propos de Schreber n'est plus que le dédain du simple bon sens réjecteur aussi bien de la version mystique du compilateur que des remarques pertinentes de Freud. Version mystique et remarques de Freud sont bonnes à être mises dans le même sac de l'oubli. Le génie doit se consacrer à des tâches plus réalistes. Si nous nous permettions, à l'aide de quelque imagination, de rendre la parole à la « psychiatrie de l'époque », celle-ci se bornerait à recommander d'orienter l'effort suivant l'exemple donné par les


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sciences fondamentales. Il n'y aurait donc pas « protestation mâle » contre l'identification hystérique comme l'évoque Freud dans le cas Schreber, mais simplement conflit d'opinions, en l'occurrence entre une psychiatrie « scientifique » et une autre dans laquelle Freud se trouve en compagnie de Charcot, de Bernheim et de Breuer. Mais Freud ici, non moins méprisant dans ses propos, ne s'attend pas pour autant à un torrent de reproches :

« ... Voilà donc un homme qui s'adonne au diable dans le but d'être délivré d'une dépression psychique. Quiconque peut se mettre à la place d'un homme souffrant les tourments d'un pareil état et qui de plus, sait combien l'art médical s'entend à soulager ce mal le comprendra... »

En fait, Freud, au cours de son étude sur documents de cette névrose démoniaque, a effectivement relevé, suivant en cela une stricte méthode, des données cliniques. II a ainsi détecté une dépression première (qu'il appelle « mélancolie ») au cours de laquelle l'action diabolique n'est que l'inhibition au travail, dépression ayant fait suite à la mort du père de Haitzmann. Si Haitzmann avait suivi un processus de deuil naturel, tout en reconnaissant la réalité de l'absence de l'objet disparu, le respect de la mémoire de ce dernier l'aurait contraint à assumer sa tâche quotidienne, sans plaisir, l'achèvement des devoirs exigés par le monde extérieur résultant d'un ordre implicite du père mort. Le diable est accusé d'entraver un tel processus, les devoirs restent inachevés, l'instance critique se manifeste alors explicitement, son critère est religieux. Bien sûr, Freud ne s'identifie pas à Haitzmann, tout au contraire : il poursuit son effort par respect envers son oeuvre passée en dépit du dédain des autres, dédain qui ne met en cause que l'effort, pas la méthode. A propos des épisodes hystériques qui aboutissent à un deuxième exorcisme et à la restitution par le diable d'un deuxième pacte, Freud, au sujet de cette hystérie, fait d'intéressantes distinctions. La régression à l'origine des symptômes hystériques peut obéir à des motifs différents : d'aucuns y cèdent pour des raisons d'ordre strictement libidinal, d'autres, et parmi eux il nous faut y ranger notre peintre possédé, sont agis par un besoin impérieux de recréer les conditions qui assuraient leur sauvegarde pendant leur enfance. Incidemment, peuvent alors apparaître des manifestations hystériques. Freud ne cache pas son opinion concernant Christophe Haitzmann : c'est un nourrisson attardé cherchant constamment à se faire entretenir ; après son second exorcisme, il entrera dans les Ordres. Il paiera les religieux pour sa subsistance en guérissant, tout en restant pour atteindre ce but quelque peu faussaire sur les bords.


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Le fantasme de dédain pour ses efforts que ressentiraient d'aucuns en lisant l'interprétation que donne Freud de ce cas ancien n'est sans doute pas étranger au dédain de Freud pour ces « nourrissons attardés », prêts à guérir si on leur donne leur pâtée et capables pour ce faire d'abonder dans votre sens. Par cette comparaison entre le style de Freud tel qu'il nous apparaît quand il parle de Schreber, puis quand il parle de Ch. Haitzmann, nous venons d'introduire l'épineux problème du paiement. Il ne vient à l'idée de personne que Schreber n'ait pas payé Flechsig rubis sur l'ongle. S'il peut être raisonnablement argué que les conditions matérielles dans lesquelles Schreber a pu construire le délire qui réussit à le rétablir ont favorisé cette capacité il ne les recherchait pas et il paya pour les obtenir. Le paiement par guérison de Haitzmann afin d'obtenir de bonnes conditions matérielles dut, pour être complet, entraîner le compilateur à falsifier un document déjà faux pour qu'il ait l'air vrai. Intervient là la nature des documents étudiés, d'une part pour Schreber : des mémoires écrits de sa main impliquant pour le lecteur un contact direct avec le Président, alors que pour Haitzmann Freud consulte le texte du compilateur, l'apport du peintre se réduisant à quelques images peintes. Ce texte remanié vaut pour acquit de la facture payée par Haitzmann : une guérison garantissant la sainteté du lieu où elle s'est produite.

Il nous a semblé que cette comparaison qui, dans une certaine mesure bouleverse la nosologie (n'y perçoit-on pas le Président délirant, bien plus mystique et religieux en fait que Haitzmann le pitoyable possédé, infiniment plus noble, indépendant, lutteur de chaque instant que le triste échantillon d'humanité qu'est ce névrosé « démoniaque » ?) devait servir de toile de fond à une étude sur le contre-transfert. Ne vivons-nous pas à une époque où la recherche d'une sécurité à n'importe quel prix finit par écarter tout respect humain ? Un Haitzmann, de nos jours, passerait sa vie devant les guichets de la Sécurité sociale. A vrai dire, cet aspect caricatural ne nous intéresse que secondairement. En premier lieu retenons l'exigence de guérison que peut contenir le besoin de maintenir une théorie dont la mise en doute révélerait le caractère fétichique. La guérison est alors un supplément d'honoraires exigé, guérison ne pouvant se maintenir que dans le maintien d'un lien avec un objet du moi, usurpateur de l'idéal individuel. Usurpateur particulier, car aussi bien dans le cas de Schreber que dans celui de Haitzmann, l'objet est Dieu ; autrement dit, il ne peut y avoir dans ces cas usurpation, Dieu étant une élaboration de la trace laissée dans le psychisme humain par le meurtre du père primitif. Est donc


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usurpateur tout objet du moi qui revendique la reconnaissance de son existence concrète par un lien inconditionnel à son discours. N'oublions pas d'ailleurs que ce lien peut prendre une allure négative, ou, si l'on préfère, subir un renversement en son contraire ; si Haitzmann ne choisit pas la soumission au diable ce fut parce que ce dernier ne lui assurait pas sa subsistance matérielle. Il peut en aller aujourd'hui autrement, soit grâce à la Sécurité sociale, soit encore en devenant un psychanalyste inféodé aux théories d'un autre psychanalyste.

Ainsi le compilateur a écrit une observation clinique de névrose démoniaque avec démonstration de l'efficacité du traitement. Cette efficacité est subordonnée à l'affirmation de l'exactitude de la conception étiologique du mal. En ce sens, cette compilation reste un modèle d'observation, la falsification est quasi obligatoire au cours de l'élaboration « après coup », cette dernière n'en restant pas moins honnête. Il nous est facile d'imaginer avec quel mépris Schreber aurait pris connaissance de l'observation qu'aurait pu produire Flechsig établissant que l'amélioration du Président était due à tel ou tel produit actif sur un lieu particulier du cerveau, alors que Haitzmann était prêt à tout pour accepter la version ecclésiastique de son amélioration. Il est vraisemblable que le mépris prêté à Schreber en une telle occurrence, correspond exactement à celui que Freud exprime à son propos envers la psychiatrie de son temps.

Les études qui ont mis en place la seconde topique étaient terminées lors de la rédaction du cas Haitzmann. Nous savons combien les prémisses à la seconde topique se trouvent dans l'article consacré à Deuil et mélancolie, deux termes qui reviennent au cours du commentaire sur la névrose démoniaque : Christophe Haitzmann présente une mélancolie survenue au cours du deuil de son père. Malgré son épisode hystérique subséquent, le peintre reste avant tout pour Freud un « nourrisson attardé », les visions hystériques apparaissent alors comme un luxe lorsque ses besoins de base sont assurés par son environnement. Tout différent est l'hystérique qui se met à présenter un trouble à partir d'une déception, tout comme Schreber, sans aller pour autant aussi loin dans la voie de la régression. Les symptômes s'organisent dans le manque du cadre à être satisfaisant alors que ceux du déprimé fleurissent dans la concrétude d'un cadre de remplacement.

Manque du cadre à être satisfaisant, concrétude du cadre de remplacement, voilà de fait deux positions de base qui ont leurs défenseurs dans l'institution psychanalytique. Il est probable que les tenants de ces deux positions, en raison des structures différentes qui les comman-


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dent, ne se mettront jamais d'accord sur une conception générale du contre-transfert.

Pour en revenir à ce « savoir-pouvoir » évoqué dès le début de cet article, nous constatons que le pouvoir s'affirme d'autant plus qu'existe la croyance en la fertilité d'une concrétude du cadre. Nous dirons que dans un tel cadre où l'hystérie du patient est un superflu, cette hystérie perd toute sa vertu de contagion : il ne manque rien à un cadre concret et en conséquence ce cadre est la protestation mâle personnalisée.

Si la fertilité naît sur le manque du cadre à être satisfaisant le savoir mesurera son manque à être vrai, l'hystérie sera contagieuse, la protestation mâle alors identifiée au tiers manquant se situera topiquement « hors cadre ».

Arrivé au terme de cette introduction, il nous semble difficile en raison de la place centrale que nous venons d'accorder à l'identification hystérique, suivant qu'elle a lieu ou non (ou bien n'est pas perçue) de séparer les problèmes posés par le contre-transfert de ceux posés par l'interprétation. Freud en s'identifiant hystériquement à Schreber fantasme la « mâle protestation de Flechsig » ; s'il avait cédé à cette mâle protestation devenue « instance critique », elle l'aurait contraint à se considérer comme un « petit psychiatre ». Or, Freud le dit textuellement dans Deuil et mélancolie, l'instance critique dit la vérité sur le mélancolique : son délire de petitesse est vrai et, le mélancolique le confirmera : en dehors des propos tenus par l'instance critique, rien n'est vrai. L'hypnotiseur que fut Freud exigeait aussi la vérité, vérité qui devait vaincre l'hystérie. Quand Freud, au début du cas Schreber, situe dans une série associative la réflexion verbale du Président concernant le plaisir qu'il y aurait à être une femme subissant l'accouplement, sans doute ne marque-t-il pas suffisamment la différence entre cette phrase et l'organisation d'un rêve, comme il le fera plus tard en soulignant la différence siégeant entre les investissements de mots tels qu'ils apparaissent dans la schizophrénie et les innervations hystériques qui tiennent séparées représentations de mots et de choses. Ce faisant, ce manque à être hystérique de Schreber lui échappe, masqué par sa propre identification. Enfin, la « névrose démoniaque » nous amène à nous poser, outre le problème du conflit d'opinions, celui que Freud fantasme à son propos, le problème des organisations dépressives prêtes à payer de l'abandon de leur symptomatologie hystérique l'apport narcissique que leur fournit un milieu lui-même organisé sur le même mode, c'est-à-dire avec une défaillance structurale au niveau de l'élaboration des auto-érotismes. Ce milieu peut se réduire à un hypnotiseur.


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Ainsi, le problème posé par le contre-transfert ne peut s'isoler de l'ensemble constitué par le cadre de la cure tel que l'a étudié J.-L. Donnet (1).

QUELQUES CONSIDÉRATIONS PRÉALABLES SUR LES PHÉNOMÈNES DITS « DE TRANSFERT »

Le terme « transfert » apparaît dans le champ des écrits psychanalytiques défini de multiples façons. Une étude portant sur son homologue le contre-transfert, exige un aperçu préalable de nos conceptions sur le transfert. Bien des développements théoriques sur la notion de transfert recouvrent une motivation précise : permettre le maintien d'une vague menace sur les candidats psychanalystes qui oseraient interpréter le matériel de leur patient autrement que « dans le transfert », selon l'expression consacrée. Cette consigne impose à l'analyste un comportement répétitif et en conséquence un retour régressif vers une technique enseignable, elle s'appuie obligatoirement, de par le tabou qu'elle consacre, sur un deuil consécutif à un meurtre. Ce meurtre est celui de « Deutung » (interpréter) au profit de Durcharbeiten (« perlaborer » suivant la traduction de Laplanche et Pontalis) (2). Ne pas tenir compte du fait que dans l'oeuvre de Freud la notion de transfert au sens large du terme s'imposa à lui comme butée sur laquelle vint se heurter l' « interpréter » risque d'ouvrir sous les pas du « perlaborer » une brèche où il s'enlisera. A la pauvreté des interprétations de transfert telles qu'on les entend fréquemment formuler de nos jours s'opposent l'intelligence et la liberté d'esprit qu'impose la Deutung. Les difficultés de traduction auxquelles a donné lieu le terme de Durcharbeiten ne sont pas sans évoquer un besoin de rompre avec l'expression « travail du rêve » si liée au terme Deutung. Il est sûr qu'un mot comme perlaboration s'éloigne, ne serait-ce que par son aspect peu familier, de la notion de travail telle qu'elle se retrouve à propos du rêve et du deuil (3).

La déficience de l'intellect a donc trouvé son compte dans l'éclipsé de Deutung par Durcharbeiten, et cette pauvreté s'est infiltrée dans le

(1) J.-L. DONNET, Le divan bien tempéré, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, automne 1973, n° 8.

(2) Le livre de Michel NEYRAUT consacré au transfert ne tombe pas dans ce piège. Les exemples qu'il donne de l'interprétation du transfert s'appuient sur une connaissance des procédés d'atténuation des contenus inconscients, autrement dit sur un « travail du transfert ». Le transfert, Presses Universitaires de France, 1971, « Le Fil rouge ».

(3) A ce sujet voir l'article de F. LÉVY, La notion de travail chez Freud à l'endroit de la civilisation et de la cure analytique, Rev. franc, de Psychanalyse, XXXIX, 3.


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terme même de « transfert ». Cette précession de Deutung sur Durcharbeiten correspond, à notre avis, au moins pour une part, à la précession du contre-transfert décrite par Michel Neyraut. Que devient la notion de neutralité à partir de la domination d'un commandement à allure de slogan ? La définition d'un certain type de neutralité fut donnée par Freud afin que soient réunies les meilleures conditions d'interprétation d'un rêve ; par son aspect théorique cette définition vaut pour la cure psychanalytique. La recommandation ne vise pas la personne du rêveur mais le matériel : chaque élément du récit du rêve doit être envisagé avec une attention égale. La formulation de la règle fondamentale implique une telle attitude du psychanalyste. La positivité ou la négativité du transfert reste en rapport étroit avec ce type de neutralité. Si le patient l'admet, un attachement tendre scellera l'ouverture au savoir assurée à l'analyste, sinon la négativité contiendra la persistance d'un attachement du patient à un autre système.

En fait, dès l'énoncé de la règle fondamentale le fantasme originaire de la séduction par l'adulte prend forme simultanément chez le patient et chez l'analyste. Ce fantasme, s'il s'oppose conflictuellement à l'attachement tendre, s'oppose aussi à la neutralité de l'analyste qui de ce fait devient manquante. Ce n'est donc pas par l'obéissance à un slogan que va s'opérer le choix du matériel qui donnera lieu à l'interprétation, mais par un mouvement inconscient qui, s'il est symétrique de celui du patient, n'en conserve pas moins des attaches avec les traces mnésiques du psychanalyste. Il reste bien entendu que le manque en question peut être tout autant nié par le patient (transfert amoureux) que par le psj'chanalyste, soutenu, lui, par des théories démontrant la continuité de sa présence. Paradoxalement, l'affirmation d'un patient qui, informé inconsciemment de ce « manque » par une « sensation », affirme la réalité du désir de séduction, témoigne d'une tentative d'organiser ce fantasme originaire sans néanmoins y parvenir. En effet, voué à l'inconscience, ce fantasme n'acquiert sa pleine existence que contre-investi. Dans un cas moyen qui, bien que pouvant représenter une « cure type », n'en reste pas moins essentiellement théorique, un sujet en proie à une souffrance névrotique est amené à constater l'impuissance de son environnement à y porter remède. C'est donc en deuil d'un certain idéal qu'il entreprend une psychanalyse. De ce fait, le fantasme inconscient de la séduction par l'adulte est activé. Le deuil de son idéal précédent, d'une part lui enjoint de reconnaître la réalité de l'incapacité de cet idéal ; d'autre part, le travail du deuil lui imposera d'accomplir sa tâche, en l'occurrence de « faire son analyse ». La sou-


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mission au protocole de la cure se fera en corollaire avec l'ordre implicite de ne pas investir libidinalement les objets, ordre issu du deuil qui cherche ainsi à se substituer au « travail » psychanalytique. Le renforcement du contre-investissement favorise l'activité inconsciente du psychisme qui se fera jour dans le matériel selon des modes inhérents à la structure du patient. Le travail du deuil ne peut accepter le décryptage du travail du rêve qui démontre que le sommeil, compatible avec le deuil, s'articule avec un processus de réalisation hallucinatoire du désir qui relève du déni de la réalité, alors que le respect du principe de réalité, centré ici sur la constatation de la perte, est selon Freud une prescription intangible du travail du deuil. Cela, bien entendu, n'empêche pas l'individu en analyse de rêver. Autrement dit, une telle situation porte au maximum l'indépendance de la zone inconsciente du psychisme telle que la postule Freud dans le Complément métapsychologique à la théorie du rêve. Le fonctionnement mental, dans la séquence « pensées latentes — sommeil rêve — récit du rêve » qui comprend un certain déni avec resexualisation, sera durant la séance de psychanalyse situé topiquement au niveau du fonctionnement mental de l'analyste et contre-investi par le deuil. Les mots proférés par le patient devront rester à distance des choses contenues dans le corps de l'analyste. Notre patient théorique ne peut donc pousser les effets de son travail de deuil au-delà de certaines limites, il est contraint à raconter ses rêves durant les séances (« puisqu'il le faut je vais vous raconter le rêve que j'ai fait cette nuit ») sans pouvoir reconnaître le désir qui les anime, encore bien moins les pensées latentes de la veille dont la figuration nocturne participe à l'élaboration de ces rêves. Au moment venu, le psychanalyste souligne l'existence du fonctionnement mental qui parcourt la séquence « pensées-latentes — sommeil-rêve — récit du rêve — associations ». Sa parole a un double effet, il est à la fois le thérapeute qui doit être écouté avec attention et l'équivalent personnifié d'un processus mental que ne peut accepter l' « endeuillé ». Cet équivalent, refoulé, devient représentation de choses séparée radicalement des paroles prononcées par l'analyste. Cela revient à dire que des pensées latentes, aptes à se figurer ultérieurement sous l'aspect de la personne du psychanalyste, se sont formées chez le patient lors de l'écoute de l'interprétation. L'abstention de toute interprétation concernant les symptômes, le comportement ou les traits de caractère se trouve justifiée par ce fait. L'attention portée à l'axe de l'activité mentale qui va des pensées latentes aux suites du récit du rêve tend à rendre consciente l'existence d'un tracé dont la mise en tension par la pulsion s'accompa-


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gnera d'une façon plus ou moins travaillée de l'image du psychanalyste (1).

Il en résulte que la parole du psychanalyste, conçue d'une part comme aide thérapeutique à l'analysé, d'autre part comme mise en tension d'un tracé inconscient situé topiquement dans la personne même de l'analyste (assimilable alors à la zone inconsciente du psychisme) s'organise suivant le mode qui régit la double inscription. Cette inclusion dans l'inconscient de la représentation de chose « psychanalyste » attire et centre par rapport à elle la production de nouveaux rejetons du refoulé. Ainsi la névrose de transfert détourne à son profit des investissements immobilisés sous la contrainte de la névrose originaire.

La théorie psychanalytique permet ici de préciser la nature de la double inscription. L'inscription préconsciente — l'aide au patient — se lie à tous les conseils de prudence concernant les méthodes conçues pour assurer l'intégrité du corps et de l'esprit, autrement dit au message concernant le danger de castration, message dont la réalité fut confirmée par la perception de la différence des sexes ; l'inscription inconsciente, s'établit confiictuellement avec la précédente et se lie aux traces mnésiques qui se constituèrent au moment du déni premier de cette menace pour nourrir l'auto-érotisme infantile porteur d'un double sens. Ainsi, l'intervention du psychanalyste contient en elle-même ce que des mères bien intentionnées appelleraient une mauvaise influence.

Qu'en est-il de l'analyste pendant que s'organise la névrose de transfert ? Son savoir et son expérience lui permettent de saisir les phénomènes qui ont fait de sa personne même le lieu — par déplacement — du mécanisme de la double inscription. Ce savoir et cette expérience se situent au niveau de sa propre inscription préconsciente, celle qui réclame l'intégrité de son fonctionnement. Le repérage conscient-préconscient du fonctionnement mental inconscient du patient se double d'un effet parallèle et inconscient chez l'analyste : la mise en tension d'un Système de frayage analogue à celui décrit par Freud comme innervation hystérique (2). Son patient devient lui aussi la source d'une « mauvaise influence » contre laquelle des superviseurs bien intentionnés l'ont autrefois prévenu.

(1) L'objection à ce point de vue consistant à faire remarquer l'absence de récits de rêve dans le matériel n'est pas convaincante. Cette absence, due au refoulement secondaire, est à sa façon dans le discours associatif une présence dont l'efficacité est détectable. Elle est représentation par le contraire de l'abondance de récits de rêve et tout comme ce dernier cas pose des problèmes particuliers.

(2) Passage au niveau d'une fonction d'un tracé d'excitation détaché de la représentation de chose excitante.


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En prenant l'exemple d'un patient théorique qui, devant l'impuissance de ses idéaux sociaux à le soulager de sa souffrance névrotique, entreprendrait une psychanalyse dans un état de deuil, nous venons d'évoquer ce qu'on peut appeler le patrimoine commun de la structure oedipienne : le deuil d'une part qui place le cadre analytique sous la domination totémique du père mort, et le rêve typique n° 3, celui d'examen, suite logique du rêve n° 2 (mort d'un parent aimé) qui s'oppose d'autre part à la renaissance redoutée et souhaitée du désir du père primitif, clé de voûte des fantasmes originaires ; enfin, le contreinvestissement majeur lié au complexe de castration, générateur de la double inscription. Ces deux derniers aspects s'illustrent dans le rêve typique n° 1 (de nudité). Le fait même que des descriptions théoriques inhérentes à la métapsychologie, connaissance nécessaire du psychanalyste, proviennent de la désexualisation des phénomènes observés dans le cadre de la cure, produit une activation de ce patrimoine commun. Cependant, les rejetons de l'inconscient secondaire qui ont une origine strictement individuelle ne peuvent être les mêmes pour l'analyste, et son patient. Le choix par l'analyste et l'agencement dans une nouvelle version des rejetons apparus dans le discours du patient témoignent cependant de l'efficience du fantasme inconscient propre à l'analyste, ce qui contraint celui-ci à estimer l'influence dans ce choix des effets de sa sexualisation personnelle. Le transfert « résistance » (et non la résistance par le transfert) définit alors le moment où le choix analytique devient sans effet sur le cours de la cure, le repérage des rejetons devenant d'ailleurs difficile. La variété du matériel qu'avait mobilisée la névrose de transfert semble tarie, la fixité originaire de la symptomatologie se retrouve désormais au niveau du matériel et de l'interprétation qui tendent tous deux vers la répétition. Une conclusion désagréable s'impose : dans de telles circonstances le cadre psychanalytique d'une façon peu prévisible, en dépit du travail déjà accompli, acquiert des effets identiques aux causes qui furent autrefois à l'origine de la névrose. Il existe un « malaise dans la situation psychanalytique ». Nous savons le rôle attribué par Freud à l'instinct de mort dans une telle situation littéralement située « au-delà du principe de plaisir ». Cet « au-delà », selon nous, mériterait une discussion qui dépasse largement notre propos dans la mesure où l'action dévolue aux traumatismes se trouve étrangement intriquée avec le « sentiment » inconscient de culpabilité (réaction thérapeutique négative). Notre conception de la culpabilité inconsciente, non rattachée aux désirs oedipiens, mais à leur désexualisation qui répète le meurtre du père primitif nous permet

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d'affirmer que le « transfert-résistance » provient d'un déséquilibre du cadre psychanalytique. L'aspect totémique a repris la majorité de l'investissement, c'est-à-dire que l'oscillation entre le désir du père et sa représentation totémique (châtrée) s'est bloquée.

La réflexion sur ce point conduit à penser que le déroulement classique d'un processus analytique aboutit fatalement au résultat suivant : l'interprétation s'appuyant sur la reconnaissance de l'identification hystérique au désir inconscient de l'autre pour un manquant tient lieu de mesure de désexualisation et rappelle en conséquence les événements qui poussent à entrer en période de latence. La culpabilité inconsciente de l'analyste et celle du patient se trouvent engagées dans cette action. Ainsi s'esquisse une description à première vue paradoxale : après avoir représenté dans l'inconscient du patient le processus mental qui correspond à l'antitravail du deuil, l'analyse devient le « travail du deuil ». Quand le patient prend conscience des motivations qui l'avaient amené à constituer une névrose de transfert, les buts répréhensibles déplacés topiquement sur l'anafyste disparaissent simultanément. Cette « liquidation du transfert érotique » prive le représentant « analyste » de son pénis érotique, tout juste vaut-il encore pour un parent banal. L'activité fournie par l'analyste durant la cure subit alors une métamorphose brutale, prenant rétroactivement un tout autre sens. Elle condense les deux temps du complexe de castration : avertissement de la menace et perception du manque qui la confirme, condensation entraînant le refoulement spécifique qui se produit au moment de la période de latence. Cette néo-période de latence n'a plus les caractéristiques évolutives de la vraie période de latence. Sa survenue pose bien des problèmes en fait non résolus. Elle correspond à la formule de Freud selon laquelle « où était le Ça, le Moi doit advenir ». S'il paraît nécessaire de mettre en lumière les effets collectifs de la culpabilité inconsciente sur un processus qui n'a plus de but et dont aucun objet du moi n'a pris la relève à moins qu'il n'y ait eu accès du patient entre temps à la formation psychanalytique, mesure défensive prise par une collectivité de psychanalystes, l'affirmation que toute psychanalyse doit déboucher sur la formation comporte un refus d'accepter cette période au cours de laquelle transfert et contre-transfert se confondent, il n'en reste pas moins, comme l'un de nous l'a développé au Séminaire de Perfectionnement de 1975, que cette période peut donner le signal d'une fin d'analyse ouvrant sur la perspective ultérieure, après un temps de latence (communément appelé « tranche de vie ») d'un deuxième temps de la psychanalyse (appelé communément « tranche d'analyse »).


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Nous venons succinctement de décrire une cure-type mue par un état de deuil, cure qualifiée de théorique parce qu'elle se prête mieux à la démonstration. Il est rare qu'une cure se déroule ainsi. Des procédés défensifs contre l'identification hystérique se produisent en effet, notamment la transformation du deuil en dépression, point sur lequel nous aurons à revenir longuement. Semblable description se lit souvent dans une optique toute différente mettant au premier plan l'action de deux mécanismes mentaux : la projection et l'introjection. Selon ce point de vue le patient en analyse projette les parties de son moi que ses conflits l'ont amené à trouver mauvaises sur l'analyste qui devient ainsi un contenant. Le cadre de la cure psychanalytique permet progressivement des réintrojections de ces mauvaises parties grâce à la médiation de l'activité interprétative de l'analyste.

A notre avis, un tel point de vue utilise les concepts de projection et d'introjection selon un mode qui ne se préoccupe guère des opinions développées par Freud dans la Métapsychologie de 1915. La notion de retour du refoulé est écartée et remplacée par le concept de projection. Ce dernier cependant ne peut être conçu sans que soit posé à son propos le problème du refoulement. Au cours d'une projection au sens strict du terme, les rejetons du refoulé secondaire se manifestent en dehors des limites par lesquelles la personne se définit, rejetons auxquels s'oppose le jugement d'attribution sans intervention de l'action des mécanismes qui découlent de la négation. Un des buts de l'interprétation dominée par une telle conception de la psychanalyse vise à faire reconnaître au patient sa réalité intérieure avec comme conséquence le développement de l'insight. L'analyse d'un tel système d'interprétation conduit à émettre à son égard de fortes réserves. La négation, éliminée par la seule prise en considération de l'axe projection-introjection, revient à travers l'interprétation elle-même. Autrement dit le contre-transfert aboutit à ce que cette interprétation contienne un « tout ceci, dans le fond n'est pas vrai ». Ce qui ne doit pas être vrai c'est l'identification hystérique des deux protagonistes dans le désir inconscient à l'égard d'un tiers manquant déterminé par les traces mnésiques particulières à chacun des protagonistes.

La confusion entre ce qu'après A. Green nous pouvons appeler excorporation de l'appareil mental du sujet en analyse (déplacement topique) et l'affirmation de l'existence de mécanismes de projection sous-tendant le processus analytique, mécanismes conçus selon un mode extensif, entraîne une totale hétérogénéité des points de vue en général, et plus particulièrement en ce qui concerne le concept de


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transfert. Non seulement l'idée d'un développement de l'insight, corrélative à l'affirmation d'une réintrojection du matériel projeté, ne fait que réintroduire le mécanisme de la négation précédemment exclu, mais aussi cette idée ne tient guère compte des modifications importantes qu'entraîne fréquemment la domination sur le fonctionnement mental, notamment sur les mouvements qui affectent les représentations de mots et de choses, de l'axe projection-introjection.

Freud aborda cette discussion mais à vrai dire dans un tout autre but. Il cherchait à préciser l'incidence du refoulement secondaire sur le fonctionnement mental des névroses de transfert grâce à une étude comparative des mécanismes à l'oeuvre dans la schizophrénie et l'hystérie.

«... Dans la schizophrénie, écrit-il, les mots sont soumis au même processus qui, à partir des pensées latentes du rêve, produit les images du rêve et que nous avons appelé le processus psychique primaire... l'identité des formulations verbales commande la substitution. »

Le vide ainsi creusé par le désinvestissement des représentations de choses refoulées et le transfert sur les représentations de mots des mécanismes actifs au cours du rêve (processus psychiques primaires) rendent nulle l'aptitude au transfert dans la relation psychanalytique. Freud conclura dans le chapitre suivant {Complément métapsychologique à la théorie des rêves) :

« ... Dans le rêve le retrait de l'investissement (libido, intérêt) touche également tous les systèmes, dans les névroses de transfert c'est l'investissement préconscient qui est retiré, dans la schizophrénie, celui de l'inconscient, dans l'amentia celui du conscient. »

Il précise cependant à propos de la comparaison entre l'hystérie, névrose de transfert typique, et la schizophrénie, que, dans ce dernier état le transfert sur les seules représentations de mots s'accompagne de sensations hypocondriaques intenses. Un rapide examen de cette discussion, située vers la fin du chapitre sur l' «Inconscient » de la Métapsychologie nous aidera à préciser notre conception du transfert en psychanalyse, et cela d'autant plus que Freud signale dans une note que :

« A l'occasion, le travail du rêve traite les mots comme les choses et créé alors des discours ou des néologismes « schizophréniques » très ressemblants » (1).

Autrement dit, dans la schizophrénie, le discours fait l'objet d'un travail analogue à celui qui aboutit à la formation des images du rêve, à l'essentielle différence près que ce travail porte directement sur des

(1) Sans doute serait-il intéressant de rapprocher le contenu de cette note de la façon dont FREUD aborde, dans L'interprétation des rêves, les sources du rêve par les sensations somatiques.


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pensées latentes verbalisables dont la mise en latence se trouve de ce fait altérée. En conséquence, le mécanisme du transfert au sens « névrose de transfert » est enrayé du fait que les condensations et surtout les déplacements, inhérents au travail de formation du rêve, ne portent plus sur des représentations choisies en raison de leur figurabilité, la personne du psychanalyste se prêtant naturellement à cette dernière condition, mais sur des représentations de mots. Le travail du psychanalyste, en présence d'une névrose de transfert, consiste (classiquement et dans certaines limites) à rebrousser, à partir du récit verbal remanié du contenu d'un rêve, le chemin parcouru depuis les pensées latentes de la veille par le travail de ce rêve qui a utilisé d'une manière plus ou moins directe une figuration représentant sa personne. Chez un schizophrène ce sont les mots qui sont d'emblée travaillés sous l'égide d'une censure vigile, et « maniérés » par suite de cette activité mentale. Ces mots « maniérés » englobent alors en eux-mêmes la personne non figurée, non apte à représenter par déplacement (transfert) une représentation objectale refoulée, du psychanalyste. En l'occurrence, le maniérisme transfère l'investissement d'un mot sur un autre néo-formé sans que soit réinvestie aucune des « choses » disparues. Freud illustre ce fonctionnement par l'observation d'un malade : celui-ci éprouve d'abord du plaisir à se faire jaillir avec sa main des comédons de la peau de son nez, puis rapidement ce plaisir se transforme en angoisse hypocondriaque de s'être ainsi creusé des cavités dans le nez. De la constatation que ces pores vidés sont à la fois invisibles et trop petits pour évoquer, autrement que dans un processus de pensée schizophrénique, une représentation de la castration encourue en fonction d'activités masturbatoires repréhensibles, Freud déduit que c'est l'investissement du mot comme objet qui rend compte d'un tel processus. Il cite à ce propos l'interprétation cynique dictée par un narcissisme-phallique dénégateur de toute beauté à la femme conçue uniformément comme châtrée et par conséquent méprisable : « Un trou est un trou. » Pour le « schizophrène aux comédons » cette formule exprime la béance ouverte par le désinvestissement des représentations de choses inconscientes, désinvestissement corrélatif de la disparition de la barrière qui conserve d'habitude le refoulé secondaire. La perte ou la mise hors d'usage de ce dernier rend tout travail psychanalytique impossible selon Freud, du moins en utilisant une technique classique. Il ajoute, ce qui pose bien des problèmes :

« ... le discours schizophrénique présente ainsi un trait hypocondriaque, il représente un langage d'organe... »


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Le langage d'organe, expression reprise de Tausk, résulte d'un investissement particulier des mots, à la place de l'investissement des représentations de choses figurables, qui entraîne des sensations somatiques. Il ne s'agit pas là d'une conversion hystérique, laquelle est dominée par la fïgurabilité au niveau du corps d'une pensée latente qui pourrait être verbalisée mais qui est refoulée, processus non générateur de préoccupations hypocondriaques. A notre avis, l'expression « un trou est un trou » représente bien l'interprétation de l'exact degré de régression atteint par le fonctionnement mental schizophrénique où le verbe renvoie directement aux sensations du corps en excluant les restes perceptifs des choses (les images mnésiques).

L'infiltration vigile du discours chez le schizophrène par les mécanismes qui, sous le contrôle de la censure, concourent à rendre l'hallucination de désir du rêve compatible avec la poursuite du sommeil, vise donc un double but :

— réaliser, de jour, une hallucination qui, ne portant plus que sur des représentations de mots, ne constitue qu'une hallucination de désir dégradée ;

— atténuer encore cette hallucination afin que soit protégé le repli narcissique propre à la schizophrénie. Ce repli se caractérise par un désinvestissement des représentations de choses inconscientes qui entraîne un désinvestissement de la perception consciente des choses et une prédominance de l'investissement des représentations de mots. La conservation de la pensée animique à l'abri de la barrière du refoulement secondaire est ainsi gravement altérée chez le schizophrène dans la mesure où le retrait de l'investissement libidinal de l'inconscient secondaire rend caduc le mécanisme du refoulement. Dans un fonctionnement mental banal celui-ci permet à certaines perceptions vigiles actuelles de venir activer, par l'intermédiaire de pensées latentes qui se forment au sein du préconscient, des traces et images mnésiques maintenues (et conservées de ce fait) inconscientes. Réciproquement ces dernières, enrichies et remaniées par leur réactivation régulière, constituent la réserve de matériaux sur lesquels vont s'exercer les processus primaires qui régissent la pensée inconsciente et où va puiser en particulier le rêve en fonction de son besoin de fïgurabilité. Mais au cours du sommeil la perception consciente des choses est normalement désinvestie et la fïgurabilité des processus d'excitation érotique est au service de la censure du sommeil dont la qualité est d'autant meilleure que les


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ressources offertes au déplacement sur de multiples images sont nombreuses. La pensée animique refoulée constitue une réserve de choix pour le « travail du rêve ». Ces restes animiques de la pensée primitive dérivent selon nous d'une interprétation infantile des éléments verbaux du discours adulte, interprétation qui néglige le caractère utilitaire des représentations de choses au profit de la participation de celles-ci à une mise en scène pansexuelle de fantasmes où « mâle » et « femelle » ne signifient pas une distinction fondée sur une connaissance intellectuelle de la différence des sexes, laquelle implique sous couvert du mécanisme de la négation une reconnaissance psychique de la castration, mais simplement une aptitude à jouir de la copulation, aptitude ressentie directement par l'enfant dans son corps en résonance hystérique avec le contenu latent des messages de prudence qui lui sont adressés en fonction de ses activités auto-érotiques.

Au cours du fonctionnement animique de la pensée mots et choses étaient en fait associés, étroitement liés tout en se prêtant les uns et les autres à l'action des mécanismes de déplacement et de condensation. C'est en raison de cette continuité première des représentations des mots et des choses que la pensée magique a été rattachée à ce fonctionnement. Pour la même raison, les jeux avec les mots auxquels se livrent dans la jubilation les enfants et auxquels Freud rattache la technique et le plaisir propres aux mots d'esprit (1) n'impliquent pas le désinvestissement schizophrénique des représentations de choses ; simplement les processus primaires s'appliquent encore avec facilité aux mots comme aux choses tant que le refoulement secondaire ne s'oppose pas avec fermeté à l'unicité du sens des premiers et des secondes au cours de la vie éveillée. L'unicité du sens est garantie au niveau du système perception-conscience par le blocage de l'oscillation mot =chose réservée plus tard au fonctionnement mental qui se poursuit selon l'axe pensées latentes — rêve — récit du rêve ; cette organisation conditionne classiquement l'analysabilité des névroses de transfert. Alors que dans la schizophrénie, scindées des représentations de choses désinvesties, sans oscillation, et libérées du refoulement secondaire qui les conservait vivantes, les représentations de mots tendent à reprendre à leur compte toute la fantasmagorie sexuelle du monde animique et à être ressenties comme directement agissantes sur un corps inexistant puisque le sujet

(1) S. FREUD, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient.


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a perdu la capacité de spéculariser l'érogénéité de celui-ci et sa bisexualité inconscientes dans le monde des choses qui lui avait d'abord servi à les réfléchir. L'exemple donné par Freud du patient aux comédons du nez prend dans cette perspective une valeur métaphorique. L'expulsion des comédons, assimilée dans un premier temps très bref à une activité auto-érotique, participait du fonctionnement animique inconscient de la pensée, mais rapidement, le vide laissé par la disparition du comédon est devenu l'équivalent « symbolique » et conscient de la disparition de la représentation de chose-pénis, tandis que l'angoisse hypocondriaque apparaissait. La sensation de vide du corps répond au vide qui envahit le psychisme. Une telle régression, dominée par l'irreprésentabilité des choses et par l'animisme réduit au déplacement sur les mots, évoque pour nous un processus qui tend à lever le contre-investissement primaire du vagin zone érogène dont la pulsion correspondante ne dispose pas de représentation figurée.

Quand Freud, vers la fin du chapitre sur l' « Inconscient » nous livre ses réflexions à propos de l'analysabilité des névroses de transfert où la capacité de déplacement (transfert) de l'investissement d'une représentation de chose (ou d'objet) à une autre existe, par opposition avec la schizophrénie où cette capacité est entièrement transférée sur les mots avec perte de la liaison entre les deux, il exploite des observations mises à sa disposition par Tausk, observations faites au début de l'évolution d'un cas de schizophrénie. Or, l'intérêt pour Tausk de ce cas résidait dans l'opportunité qu'il lui avait offerte de saisir les étapes constitutives de la Genèse de la machine à influencer chez les schizophrènes. Nulle trace de cette « machine » ne se retrouve dans l'écrit de Freud ; ce qui pose le problème de la nature du contre-transfert éprouvé par Freud à l'égard de Tausk lorsqu'il le refusa pour patient. Certes si les yeux de la patiente de Tausk « sont tournés de travers, s'ils ne sont pas comme il faut », c'est bien comme le démontre Freud parce que la chose, son fiancé le « tourneur d'yeux » est désinvestie en fonction du désinvestissement corrélatif des représentations de choses inconscientes ; mais aussi parce que, alors, par l'intervention du mécanisme de projection, une machine à influencer qui lui tourne les yeux est en voie de constitution. L'innervation qui produit la sensation d'une action sur les yeux vient de l'extérieur et n'est mise en tension que par une représentation verbale. Le « tourneur d'yeux », l'adulte séducteur, est en passe de devenir une pure influence passant par l'expression « yeux de travers », « tournés » et finissant dans une sensation hypocondriaque. Cette évolution réduit le psychanalyste à n'être que « l'observateur » d'une vie


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mentale dominée par la formule « un trou est un trou ». Cette expression cynique évoque un auditeur méprisant. Le mépris entrait-il dans le contre-transfert de Freud à l'égard de la demande que Tausk lui avait adressée ? En effet, quel que soit le discours du méprisé le seul message généralement entendu est la raison du mépris. Une seule liaison motchose est en quelque sorte retenue comme interprétation destinée à faire obstacle à toute tentative d'influence que pourrait porter le verbe du méprisé (ou de ses défenseurs). Ce discours doit donc représenter quelque peu une sorte de machine à influencer contre laquelle le méprisant, appuyé sur son idéal, se défend en ne retenant qu'un seul sens (1) par crainte de subir une transformation subjective en femme châtrée.

Notre critique précédente d'une technique fondée quasi-exclusivement sur l'interprétation du matériel en termes de projection-introjection s'appuie sur ces réflexions. Quand un patient, dans l'état de régression vigile induit à dessein par le cadre psychanalytique, se met à animer, en utilisant ses mécanismes de déplacement et de condensation, des représentations de choses incluant celle du psychanalyste, il leur attribue des intentions érotiques ou des intentions hostiles en réaction à l'excitation que doit produire sur elles « magiquement » l'énoncé de ses mots (excitation érotique du corps-chose).

L'interprétation de ces « transferts » en termes de projection-introjection méconnaît la conservation parmi les contenus du refoulé secondaire, contenus vivants et activés dans une interaction constante par le fonctionnement du système perception-conscience, des restes animiques de la pensée primitive. Le psychanalyste méconnaît ainsi la nature de retour du refoulé sous une forme verbale de ces rejetons de l'inconscient ; il tend à transformer en « machine à influencer » soit son patient, soit lui-même.

D'un autre côté, une technique interprétative qui se fonderait exclusivement — avec un adulte — sur le « mot d'esprit », avec l'illusion de ne faire que remettre en usage les faciles déplacements utilisés par les enfants dans leurs jeux jubilatoires avec des mots, n'aboutirait qu'à faire sentir elle aussi la perte du contre-investissement du double sens, contre-investissement garant de sa conservation dans l'inconscient. Poussée à l'extrême une telle technique pourrait être également consi(1)

consi(1) type d'interprétation joue à plein dans la mélancolie et la dépression à ceci près que c'est le malade qui le crée et le formule lui-même. Or, qu'en est-il du diagnostic en matière de maladie mentale ? Quel que soit le discours du patient un seul sens est entendu, celui qui signifie le diagnostic. N'en va-t-il pas de même lorsqu'un matériel associatif se voit qualifier d'oedipien ou de prégénital ?


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dérée comme schizophrénisante, le psychanalyste cherchant inconsciemment à s'approprier tout le potentiel anirnique figurable de l'inconscient de son patient en faisant sauter la barrière du refoulement secondaire de celui-ci.

En résumé, quand la figurabilité des pensées latentes est altérée chez un individu donné, son psychanalyste risque de devenir pour lui une « machine à influencer » construite à la suite d'une « projectionéjaculation » du patient laissant un trou (invisible) dans son corps, trou révélé par des sensations somatiques attribuées à l'action de la machine. Peut-on maintenir le terme de transfert dans un tel cas, même sous la forme de l'expression « psychose de transfert » ? Et peut-on parler de « contre-transfert » ? Le psychanalyste « observant » ce va-etvient de représentations de mots en mal de représentations de choses est submergé par son complexe de castration et tend à imposer à ses processus mentaux un maximum de désexualisation.

« ... Lorsque nous pensons abstraitement, nous courons le risque de négliger les relations des mots aux représentations de choses inconscientes et l'on ne peut nier que notre philosophie revêt, dans son expression et dans son contenu, une ressemblance qu'on n'eût pas désiré lui trouver avec la façon dont opèrent les schizophrènes... » (1).

Cette phrase qui termine l'essai sur l'inconscient situe bien la réponse d'un psychanalyste à l'observation du schizophrène. Selon l'opinion exposée dans un ouvrage précédent (2), la désexualisation est génératrice de culpabilité inconsciente, celle-ci exige pour s'éponger une resexualisation qui restaure la liaison-déliaison des représentations. Pour qu'il existe plus de choses en ce monde que dans toute philosophie, il est nécessaire que certaines d'entre elles présentes dans un cadre défini, bien qu'inconscientes, viennent de temps en temps jaillir porteuses de leur double sens dans des formations symptomatiques, des lapsus, des oublis, des rêves. Ce jaillissement ne doit pas se faire en découvrant crûment l'attraction exercée par l'inconscient primaire. Si la malade de Tausk dont les yeux se « tournaient » comme il ne le fallait pas avait été hystérique, dit Freud, des manifestations spasmodiques des globes oculaires accompagnées d'une totale inconscience des raisons de ce symptôme se seraient produites sans troubler une « belle indifférence » ; si une légère névrose avait été le lot de cette patiente la défaillance de son tourneur d'yeux à être idéal aurait pu entraîner

(1) S. FREUD, L'inconscient, in Métapsychologie.

(2) La nuit, le jour, Presses Universitaires de France, 1975, « Le Fil rouge ».


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l'apparition dans son sommeil du rêve typique n° 1, le rêve de nudité. Avec quelque gêne elle se serait retrouvée, honteuse et nue, placée à portée d'yeux de spectateurs indifférents. L'indifférence ainsi inscrite dans un rêve typique ne fut pas, dès l'abord, l'attitude de Freud envers ses hystériques ; ne pesa-t-elle pas pourtant de plus en plus dans la prescription de la neutralité ? La nudité exhibée du sujet a besoin de l'indifférence du spectateur pour que l'impossible se produise : la conjonction de la réalisation hallucinatoire du désir et du besoin de dormir du moi, relevant, lui, des instincts de conservation. L'indifférence d'un spectateur devant une telle nudité garantit qu'elle ne lui tourne pas les yeux (1). Au début du Complément métapsychologique à la théorie du rêve, Freud dresse le tableau du dépouillement du corps de ses ornements : vêtements, lunettes, postiches, évoquant ainsi une autre nudité, celle qui va s'enfouir dans le sommeil, « indifférente » puisque dormante. La nudité érotique présente dans le rêve figure des pensées latentes communes à tout le genre humain, non renouvables après l'éveil par une association des idées soudain paralysée... « Ce qui donne à penser », nous dit Freud. Il est aisé de montrer les points communs existant entre les trois rêves typiques (nudité, mort d'un parent aimé, examen), témoins de la constitution des fantasmes originaires. La patiente de Tausk qui, à la suite de sa déception, se sentait de vrais yeux « postiches », se situait hors des fantasmes originaires. N'est-ce pas cela l'aliénation ? Ainsi, tout ce développement débouche sur une lapalissade : le lieu du transfert et du contre-transfert doit se situer dans le champ que créent constamment les fantasmes originaires, fantasmes communs aux deux protagonistes, sinon ces deux protagonistes seront séparés par ce fameux mur au-dessus duquel, selon Freud, on ne peut jeter qu'un coup d'oeil.

Il n'en va pas si simplement. Des exemples montrent que les rêves typiques existent chez les psychotiques, mais ils ne peuvent les raconter. Le désinvestissement des choses s'opérant dès l'éveil rend tout récit du rêve impossible ; à la place viennent des mots « maniérés » dérivant directement des pensées latentes à l'origine du rêve.

En dernière analyse, le jeu du transfert et du contre-transfert s'inscrit dans l'aire abstraite qui sépare la double inscription (2). Quand un patient racontant un rêve nous signale au cours de son récit la pré(1)

pré(1) rêve de nudité contient la notion de transfert : le spectateur a beau être indifférent, le sujet n'en éprouve pas moins des affects de honte, voire de culpabilité — comme si il ne sentait pas l'indifférence des spectateurs.

(2) Voir à ce propos les travaux de R. Major.


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sence d'un objet usuel quelconque, ce récit tend à rendre à cet objet son caractère de chose usuelle. Seules ses associations permettront de pressentir sa raison d'être au sein du rêve. Le psychanalyste qui, suivant la règle fournie par Freud, cherche à considérer cette chose apparemment usuelle avec la même attention que les autres éléments du rêve, est détourné de cette voie par ses propres associations. Pour l'analyste comme pour le patient le caractère usuel perd son sens commun et dans cette perte se retrouvent patient et analyste. Ce dernier peut alors se souvenir de l'origine que Freud assigne au symbolisme onirique rattaché par lui à la langue des primitifs : chaque tâche exigée par la nécessité recevait afin d'en atténuer le caractère pénible une appellation érotique. Ainsi, transfert et contre-transfert s'appellent, réduisant le sens usuel et utilitaire des mots au profit d'un sens érotique. Ce processus opère cependant suivant le particularisme de chacun. La névrose est le négatif de la perversion, est-il classique d'affirmer. Proposons un correctif à cette assertion. La conjonction transfert-contretransfert vient d'être décrite comme une aspiration, douée de contagiosité, à une réalisation solitaire englobant inconsciemment toutes les visées incestueuses possibles. La crainte de castration fait éclater cette visée en de multiples facettes faites de fantasmes pervers dont l'objet inavoué est, par déplacement, le psychanalyste. Le contre-transfert subit le même destin et le patient devient un objet apte à illustrer des fantasmes identiques. Ce type de transfert est celui qui est communément appelé « transfert ». C'est à lui que fait allusion l'expression « n'interpréter que dans le transfert ». L'interprétation d'un tel « transfert », si elle n'est pas suivie du pointage du déni de la castration qu'elle cherche alors en vain à établir, caractérise la même tentative vaine du contre-transfert inconscient. Il s'agit là d'un fétichisme (raté) du transfert et du contre-transfert. (Si ce fétichisme réussissait à calmer la crainte de castration, le patient déboucherait sur la perversion, ce qui d'ailleurs survient quelquefois.)

Cette précision étant donnée, reste à préciser le rôle joué par la culpabilité en cette affaire. Dans La nuit, le jour, nous avons, tout en restant en accord avec une certaine conception de Freud, souligné que la principale source de culpabilité inconsciente était le processus de désexualisation qui faisait suite à l'instauration du Surmoi. Ce processus se raccorde au mythe du meurtre du père de la horde primitive, meurtre auquel nous avons rattaché la culpabilité inconsciente. De ce fait, cette dernière surcharge l'inconscient lors de tout processus de désexualisation. Le totémisme créé par les frères assassins afin de


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restaurer la puissance paternelle, puissance dès lors désexualisée, ne pouvait, puisque l'entretenant, éponger cette culpabilité inconsciente. Il n'y réussissait qu'en admettant des manifestations contrôlées, donc collectives d'hystérie. Une conséquence directe de ce point de vue est la liaison d'une certaine culpabilité inconsciente aux instincts de conservation dans la mesure où ces instincts reçoivent un renforcement grâce à un déplacement désexualisant, effectué par les parents et surtout par la mère, du corps du bébé assimilé inconsciemment à un pénis érotique, au corps réel de l'enfant qui se situe alors dans la lignée de la filiation (1). Ce déplacement augmente la culpabilité inconsciente des parents. La liaison entre auto-érotisme et culpabilité inconsciente provient donc probablement d'un mécanisme complexe : avant la mise en place d'un Surmoi personnel les processus primaires dominent encore largement la vie mentale et la culpabilité inconsciente des parents qui survient avec chaque tentative d'atténuer cette domination est perçue par l'enfant qui la lie alors inconsciemment à ses manifestations auto-érotiques. L'oracle oedipien est réalisé. Tu tueras ton père (pour édifier le Surmoi), tu coucheras avec ta mère (tu ressusciteras en ta personne le désir du père primitif). Le besoin de causalité aidant, la seconde proposition a été désignée comme résultant de la première. Une telle conception des origines de la culpabilité entraîne d'importantes conséquences sur le rôle que nous lui attribuons dans la cure (2). L'interprétation d'une façon générale vise à la désexualisation. Le psychanalyste en retire une culpabilité inconsciente, économiquement compensée par son identification hystérique à son patient : cette culpabilité inconsciente devient alors consciente chez le patient s'associant « rationnellement » à l'identification hystérique mise à jour (le fantasme de désir oedipien). L'interprétation d'un tel processus aboutit à un partage nécessaire de cette culpabilité inconsciente, nécessaire car source de coexcitation sexuelle. A ce propos se pose le problème de l'identification narcissique secondaire, problème que Freud signala sans y apporter de réponse, et qui se pose chaque fois que le moi devient un épisode des amours (désexualisées) du ça.

Freud, comme souvent, se montre plus clair à propos du rêve ; s'il dit bien que le sommeil vise au narcissisme absolu, alors que certaines pensées mises en latence au niveau du préconscient s'obstinent à mobi(1)

mobi(1) opération fait partie du message maternel de menace de castration par le père.

(2) En cela notre point de vue diffère de celui de M. Neyraut sur la réalité de la faute attribuée par lui à la séduction dans le transfert et dans le contre-transfert. La confrontation de ces deux points de vue malgré son intérêt alourdirait trop notre développement.


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liser l'investissement de la libido, il affirme que la zone inconsciente du psychisme est devenue relativement indépendante, échappant au désir de dormir du moi. Si nous rapprochons cette assertion de la description du processus schizophrénique, il en résulte que cette indépendance des motions inconscientes est garante de l'aptitude à développer une névrose de transfert. La formule « où était le ça, le moi doit advenir », en l'occurrence le sommeil absolu, n'apparaît pas là comme une vérité première, à moins que soit incluse dans cette formule la notion d'un équilibre nécessaire entre processus mentaux désexualisés entraînant une augmentation de la culpabilité inconsciente et systèmes psychiques remettant en vigueur la domination du double sens attaché aux représentations de choses refoulées secondairement.

Les rêves du psychanalyste mettant la représentation de l'un de ses patients en scène se rattachent obligatoirement au rêve typique n° 3, le rêve d'examen. Le contenu manifeste de ces rêves se compare implicitement aux impératifs qui caractérisent le protocole qui régit la cure psychanalytique, et ce la plupart du temps au sein du rêve même. Certaines pensées latentes du psychanalyste se sont donc figurées sous les traits d'un patient. Il est sûr que ces rêves ne donnent pas aisément, pas plus que les rêves typiques en général, d'associations. Nous pensons qu'ils apparaissent en réponse à un excès d'exigence désexualisante au cours du travail psychanalytique de la veille. Une rectification par le rêve de la culpabilité inconsciente de l'analyste la transforme en culpabilité consciente liée au cours de ce rêve à la réalisation hallucinatoire d'un désir ayant apparemment l'objet-tabou, le patient, comme visée.

Du rêve de nudité racontable par le patient, rêve qui impose au psychanalyste d'être neutre pour avoir l'air indifférent, jusqu'au rêve du psychanalyste concernant un patient, rêve rattaché au rêve typique n° 3, autoracontable et dans lequel le psychanalyste n'a pas été indifférent envers le patient représenté (il est bien entendu, que la plupart du temps c'est un autre patient que celui représenté dans le rêve qui fut à l'origine des pensées latentes ainsi figurées), voici deux aspects typiques de la conjonction du transfert et du contre-transfert. Cette référence aux premier et troisième rêves typiques, signalés et décrits par Freud dans L'interprétation des rêves en 1899, nous amène à nous demander le rôle joué dans la même conjonction du transfert et du contre-transfert par le deuxième dont le contenu manifeste met en scène la mort d'un parent aimé, accompagnée d'un affect de chagrin. Ce fut en commentant ce rêve typique que Freud mentionna pour la première fois publiquement le drame de Sophocle, OEdipe roi, et sa


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tragique conclusion : la castration (représentée par l'auto-aveuglement d'OEdipe). Quelques années plus tard, en 1913, Freud reprend alors dans Totem et tabou l'enquête d'OEdipe sur « un crime si ancien ». L'enquête de Freud débouche sur une vérité psychique qui s'impose en dépit des critiques ultérieures des anthropologues concernant sa réalité matérielle : un père primitif, conçu comme échappant à toute restriction quant à la réalisation de ses désirs, fut assassiné par ses descendants ; ce meurtre aboutit à la résurrection totémique du père mort et à la reconstruction d'une puissance codifiée par des tabous établis par les frères assassins afin de se conserver et de conserver l'espèce. Cette succession d'opérations reste, avons-nous signalé, génératrice d'une culpabilité inconsciente qui se reproduit lors de toute activité mentale à visée désexualisante. Mais ce n'est pas tout : la création du totem, substitut du père mort en lieu et place du père primitif tout-puissant, instaure dans le psychisme humain une différence symbolisable. En effet, ce n'est qu'après l'érection d'un totem régissant des tabous qui limitent l'exercice de la sexualité (l'exogamie tout spécialement) qu'il put être prêté au tyran défunt des désirs sans restriction. De ce fait, le « sans restriction » contredit la notion même de désir. Pourtant de la différence entre le totem désexualisé et la représentation phylogénétique du père primitif naît la conception mentale du phallus, symbole de toutes les différences qui causent le désir, dans sa nature spécifiquement humaine (1). Toutes violations d'un tabou et toutes punitions qui les répriment, réellement ou en fantasme, servent au maintien de l'illusion de la récupération d'une capacité sans limite de désirer et d'assouvir son désir, capacité qui n'est psychiquement concevable que parce que, n'ayant jamais existé, elle s'est inscrite comme perdue avec la mise à mort de l'ancêtre. Le cadre psychanalytique, lui aussi, comporte des tabous qui le cernent et qui ouvrent à la liberté offerte au discours l'illusion de pouvoir atteindre l'insaisissable. J. Lacan et S. Leclaire ont le mérite d'avoir mis cet aspect en évidence de façon magistrale. En ce sens, le phallus, en tant que signifiant majeur c'est-àdire en tant que trace mnésique phylogénétique, organise bien l'inconscient comme un langage ; mais, à la condition toutefois que le discours analytique s'énonce dans un cadre dont l'invariance réglée de façon intangible — à la façon des tabous — souligne le manque de ce phallus. Plus les règles appliquées au protocole de la cure seront strictes,

(1) I<e terme de phallus doit en majeure partie son admission dans la théorie psychanalytique à J. Lacan et à son école, mais le phallus en tant qu'objet d'un culte est reconnu depuis l'Antiquité.


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plus le manque du phallus activera tout à la fois en les sous-tendant et le discours du patient et les interventions du psychanalyste. Tout laxisme du cadre de la cure tend à rendre l'inconscient structuré comme un charabia. C'est pourquoi le rêve typique n° 2, mort d'un parent aimé, constitue la base de la psychanalyse. Toutes les théories psychanalytiques qui ont tenté de justifier une technique qui s'écartait de son énoncé n'ont fait que nourrir l'illusion de la récupération d'un phallus maintenu pour ce faire dans l'incernable. De cet innommé assimilable à une pensée latente surgit une hallucination particulière : celle de la grande réparation, illusion qui n'est pas sans rappeler le thème janséniste de la grâce. Le sujet « malade » ne pourra sortir de sa pénible situation que s'il rencontre celui ou celle qui saura ranimer en lui sa vigueur « maturative » et le mener ainsi à un épanouissement que de mauvaises gens avaient contrarié. Dans une telle conception, le « grand réparateur - redresseur de torts » s'hallucine lui-même comme un phallus qui a perdu toute attache avec le lieu de sa naissance, c'est-à-dire la trace du mythe de son effacement.

Notre conception du « bébé de la nuit » se superpose à celle du phallus, y ajoutant une éventualité supplémentaire d'effacement, celle au cours de laquelle la censure sexualisée, représentante de l'homosexualité incestueuse de la mère avec sa propre mère, interrompt le rêve où s'était figuré le bébé de la nuit en le rejetant tout entier dans l'inconscient. Cette éventualité inverse la propriété du phallus de fournir des représentations substitutives, conférant à ces productions la même potentialité de disparition. Une sensation de « non trace » active tant au niveau du transfert que du contre-transfert un besoin de mettre en évidence la matérialité des faits. Bien des observations cliniques s'en sont trouvées écrites échappant à l'influence de ce mécanisme psychique rattachable au refoulement primaire, bien des patients ont été amenés à scruter pour la même raison l'allure de leur psychanalyste.

C'est au sein de ces interactions complexes entre la désexualisation, la culpabilité inconsciente qui s'y lie et qui pousse à la resexualisation, l'action du refoulement primaire étroitement conjoint à l'homosexualité féminine, que joue selon nous d'un point de vue forcément incomplet la multiple variété des effets du transfert et du contre-transfert.

III. — DEUIL, DÉPRESSION, COMMANDEMENT

«... A diverses occasions nous pourrons faire l'expérience de l'avantage qu'il y a pour notre recherche à établir des comparaisons avec certains états et phénomènes que l'on peut considérer comme prototypes normaux d'affections


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pathologiques. Parmi ceux-ci on peut compter des états comme le deuil et l'état amoureux, mais aussi l'état du sommeil et le phénomène du rêve... » (S. Freud, Complément métapsychologique à la théorie du rêve).

C'est par cette phrase que Freud nous annonce en somme deux articles : Le complément métapsychologique à la théorie du rêve et Deuil et mélancolie. De l'opposition dialectique entre ces deux essais nous avons tenté d'en rendre compte depuis le début de cet article. Freud commence par l'étude du couple « sommeil-rêve », le second « deuil - état amoureux » se verra effacer par l'étude de la mélancolie. Dans le Complément Freud se pose des questions sur les avatars subis par le système CS au cours des hallucinations et affirme à nouveau l'existence « d'une des grandes institutions » du moi, l'épreuve de réalité. Freud rattache cette épreuve de réalité à une innervation motrice dont dispose le système CS qui permet de situer topiquement la source d'excitations. L'observation du mécanisme de l'évitement phobique l'a conduit à cette opinion, sujette en fait à discussion. En effet, cette innervation motrice ne peut être distinguée du système « pare-excitations » et de son corrélat : la coexcitation sexuelle. Dans l'hallucination de désir, l'épreuve de réalité est désinvestie, une perte ayant rendu cette réalité trop cruelle. C'est justement sur ce point que va oeuvrer le travail du deuil. L'acceptation de cette vérité : l'objet disparu n'est plus perceptible dans le monde extérieur, va de pair avec un refus de le remplacer par aucun substitut...

« Nous concevons facilement que cette inhibition et cette limitation du Moi expriment le fait que l'individu s'adonne exclusivement à son deuil, de sorte que rien ne reste plus pour d'autres projets et d'autres intérêts... »

On perçoit donc déjà une première opposition avec l'hallucination de désir qui masque le trou laissé dans le monde extérieur par la disparition de l'objet. Cependant, cette opposition est justement mise en défaut au niveau du système sommeil-rêve qui au cours du deuil continue à fonctionner : l'investissement de pensées latentes au niveau du PCS échappe au « fait que l'individu s'adonne exclusivement à son deuil ». En l'occurrence, c'est le récit du rêve qui devrait être bloqué, ainsi que tout travail d'interprétation montrant l'existence de pensées latentes opposées au travail du deuil. Il existe un idéal de deuil mis en défaut par le système sommeil-rêve. Le temps qu'exige le travail du deuil se heurte, apparemment, à une série de contretemps représentée par les mises en latence de pensées à l'origine de rêves. Apparemment, car il ne fait guère de doute que la permanence du système


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« sommeil-rêve » vise à mettre un terme au deuil. On imagine aisément que la fin du travail du deuil soit signalée par cette pensée « Au fait, à quoi ai-je rêvé cette nuit ?... »

Autrement dit, l'objet disparu du monde extérieur devient objet du moi, usurpant transitoirement les fonctions de l'idéal du moi et du Surmoi. Le commandement qu'exerce l'objet disparu dépasse largement les attributions du Surmoi, la sexualité, même sous sa forme de gardienne de l'espèce est réprouvée. L'estime de soi conservée au cours du travail du deuil provient de la nécessité d'accomplir son devoir envers le mort. Cette nécessité même si elle coïncide avec les nécessités qu'imposent (et qui constituent) la réalité du monde extérieur dépend subjectivement d'un commandement du mort devenu objet intérieur. Toute identification hystérique du sujet en deuil, facilitée par la tendance de la douleur morale à devenir source d'excitation sexuelle et qui ferait de l'objet perdu un objet sexuel, est interdite. La haine peut apparaître chez l'endeuillé envers toute situation susceptible d'éveiller une telle tentation. Si cette situation s'impose l'endeuillé fait corps avec l'instance critique qui apparaît alors à sa conscience : il est l'instance critique. Cette conscience morale n'est pas issue du Surmoi ; elle provient des manifestations coutumières du deuil dont le but est de tisser autour de l'endeuillé une trame « pare-excitante » destinée à protéger son chagrin. Si la couleur sombre du deuil peut se comparer au sommeil qui enveloppe le rêve typique n° 2 (mort d'un parent aimé) ce n'est pas lui (le sommeil) qui doit être protégé mais bien le travail du deuil. Ainsi l'instance critique, qu'elle vienne du sujet, ou d'autres, a fonction de censure. En fait cette censure assure également le champ du plaisir aux autres, plaisir non troublé par la présence de l'endeuillé.

Freud signale conjointement la baisse de l'estime de soi dans la mélancolie, baisse qui distingue cette affection du deuil normal sans la rapporter pour autant à l'inaptitude du sujet à obéir au commandement implicite de l'objet disparu. Ce manquement au commandement implicite entraîne l'apparition d'une instance critique interne explicite. Le contenu de cette critique révèle la désobéissance au commandement implicite qui, ainsi, s'en trouve confirmé. Cette désobéissance s'oppose au travail normal du deuil et le sujet perd de ce fait le bénéfice de la protection qu'accorde la censure à l'endeuillé. Le mélancolique affirme crûment que ce qu'il était avant sa maladie n'était que falsification, la seule vérité est ce qu'exprime maintenant son délire de petitesse.


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« Doit-on tomber malade, se demande Freud, pour accéder à une telle vérité ? »

Cette vérité provient, entre autres, de l'absence de tout mécanisme de déni. Que signifie cette tendance à l'uniformisation qui fait que les mélancoliques à leur propos crééent la nosologie, l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes coïncide avec le jugement des autres sur eux. « Sont-ils donc tous les mêmes ? », questionne encore Freud. Qu'est-il advenu du fonctionnement de la première topique, cette première topique décrite en pleine action dans le complément métapsychologique à la théorie du rêve ?

« ... Il est vite dit, et il est facile d'écrire que la représentation (de choses) est abandonnée par la libido... », proteste-t-il.

Les explications fournies sont alors floues, loin des précisions apportées par l'article précédent : le conflit ambivalentiel envahissant tout l'appareil mental bloque investissements de choses et de mots, d'où la monotonie du délire de petitesse. Le flou s'accentue quand apparaît une confusion entre le sadisme et la haine, franchement distingués dans Pulsions et destin de pulsions :

« ... La torture que s'inflige le mélancolique et qui, indubitablement (c'est nous qui soulignons) lui procure de la jouissance, représente, tout comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction de tendances sadiques et haineuses qui visant un objet ont subi de cette façon un retournement sur la personne propre... »

Dans sa définition première, la haine issue du moi s'oppose aux « fauteurs d'excitations » et en particulier à l'émergence du sadisme. La confusion « sadisme-haine » ne procède-t-elle pas elle aussi d'une tendance vers la monotonie activée quand il est question de la mélancolie ?

En 1924, dans Le Moi et le Ça la description de la genèse des identifications secondaires reprend presque mot pour mot la description de l'identification narcissique, cause de la mélancolie. Le moi « ressemblant » à l'objet se substitue à ce dernier pour satisfaire la visée instinctuelle du ça, le Surmoi se trouve renforcé en instinct de mort par cette opération. Si Freud en vient alors à dire que le moi résume l'histoire des amours du ça, il ne signale pas pour autant la réelle uniformisation qui fait suite à l'instauration des identifications secondaires, telle qu'on l'observe d'une façon outrée dans la mélancolie. Revenant ensuite à cette maladie, Freud identifie dans cet essai l'instance critique isolée en 1915 au Surmoi défini en 1924, il dit alors que dans la mélan-


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colie le Surmoi est une pure culture d'instinct de mort. Si tout l'instinct de mort au sens où l'entend Freud a été repris par le Surmoi le ça s'en trouve totalement désexualisé, ce qui signifie en clair que le psychisme est déprivé de toute l'énergie d'investissement et de contreinvestissement fixée au niveau des traces mnésiques (1). Telle qu'elle fut décrite en 1924 la formation des identifications narcissiques secondaires devrait entraîner en contrepartie un certain degré de deuil ou de mélancolie, suivant qu'une hausse de l'estime de soi ou un sentiment dépressif y ferait suite, s'il ne se maintenait simultanément une aptitude permanente à la resexualisation.

En résumé, la succession dans la Métapsychologie de 1915 des deux essais, l'un centré sur le rêve et l'hallucination, l'autre sur les états de deuil et de mélancolie a un sens. Il existe une opposition dialectique entre ces deux écrits, opposition témoignant de l'influence de composantes dynamiques à l'oeuvre dans le psychisme. A juste titre, Deuil et mélancolie a été considéré comme étant le prélude à la seconde topique ; cette démarche prospective n'en contient pas moins une tendance vers la monotonie et l'uniformisation, tendance qui tend à envahir actuellement le champ psychanalytique. Quand, en 1932, Freud constatant le désintérêt progressif des analystes de cette époque pour le rêve jette un cri d'alarme, était-il bien sûr que lui-même, comme l'a déjà souligné J. Bergeret, n'avait pas indiqué une autre voie en écrivant Deuil et mélancolie ? Ce facteur réducteur isolé par Freud, en 1924, sous le nom d'instinct de mort était déjà à l'oeuvre dans le corps même de l'article de 1915.

Cette tendance à l'uniformisation qui alarme Freud en 1932 mérite d'être étudiée (2). (Elle est partie prenante dans ce que Michel Neyraut

(1) Une totale désexualisation du ça équivaut à la répétition du meurtre du père primitif Selon notre opinion cette répétition est génératrice de culpabilité inconsciente qui n'est plus épongée dans la mélancolie par le système « sommeil-rêve ».

(2) Loin d'appauvrir la théorie psychanalytique, Deuil et mélancolie bien au contraire précise la découverte du narcissisme tant dans sa forme primaire que secondaire. L'identification narcissique secondaire contient le deuil du narcissisme primaire, temps où le moi était son propre idéal. Ce deuil se confond avec l'action acceptée de l'épreuve de réalité qui rejette au sein du sommeil le « moi-réalisation hallucinatoire du désir ». L'ancienne opposition « instincts du moi - instincts sexuels » se situe alors entre la tendance à régresser au stade de la réalisation hallucinatoire du désir, tendance qui contient le déni de l'action de l'épreuve de réalité, et l'idéal du moi régulateur de l'estime de soi. La « perte du moi » découverte par Freud dans la mélancolie résulte de l'éviction du « moi idéal » par l'idéal du moi. Cette éviction comme nous l'avons déjà signalé plus haut, répète le meurtre du père primitif et est génératrice de culpabilité inconsciente qui devient « follement » consciente dans la mélancolie. Ce point de vue qui nous semble conforme à l'évolution de la pensée de Freud met en cause la théorie de l'étayage et introduit la question suivante : quel degré de deuil pathologique, c'est-à-dire de dépression sous-tend-il l'établissement des identifications secondaires ?


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a appelé la « précession du contre-transfert ».) Sans doute, est-ce la même tendance banalisante qui amène Freud, par une interprétation directe de la symptomatologie de la mélancolie, à une confusion entre les bénéfices primaires et secondaires du symptôme.

« ... les malades parviennent encore, par le détour (c'est nous qui soulignons) de l'autopunition, à tirer vengeance des objets originaires et à torturer ceux qu'ils aiment... »

Ces dernières lignes précisent les raisons qui nous ont amenés à commenter au cours d'un article sur le contre-transfert le texte portant sur Deuil et mélancolie. L'opposition dialectique entre cet écrit et le Complément métapsychologique à la théorie du rêve souligne le rôle joué dans la vie mentale par l'opposition entre le système « sommeilrêve » et les avatars qui peuvent affecter l'autre système « état amoureuxdeuil ». La réduction mentale qu'entraîne la monotonie dépressive est sûrement à l'origine de conceptions théoriques simplifiées qui ont pris une place importante dans le champ de la psychanalyse. Deuil et mélancolie débouchant directement par ses implications sur la deuxième topique, cette dernière ne peut pas en conséquence être considérée comme un complément à la totalité des découvertes effectuées par Freud jusque-là. Le syndrome mélancolique, marqué par les autoreproches qui investissent des représentations de mots, rend explicite le commandement implicite qui existe dans le deuil normal, commandement imposant de faire ce qu'il faut dans le cadre défini par l'épreuve de la réalité. Si le plaisir de l'endeuillé doit être réduit, il n'en est pas de même de son efficacité « opératoire » et de l'estime de lui-même qui en découle. Sans doute serait-il exagéré de rattacher à la contagiosité mélancolique le fait que Freud ne relie pas certaines observations évoquées dans le corps de cet article à certaines des découvertes précédentes. Cette tendance simplificatrice provient de la domination des facteurs économiques sur ceux qui organisent le sens.

« ... Enfin nous ne pouvons qu'être frappés du fait que le mélancolique ne se comporte malgré tout pas tout à fait comme quelqu'un qui est de façon normale, accablé de remords, d'autoreproches. Il manque ici la honte devant les autres... (on) pourrait presque mettre en évidence chez le mélancolique le trait opposé : il s'épanche auprès d'autrui de façon importune, trouvant satisfaction à s'exposer nu (c'est nous qui soulignons). »

Voici évoqué, sans que Freud le signale, le rêve typique n° 1 dont l'importance a été pointée à propos de l'édiction de la neutralité du psychanalyste. La citation met en avant une représentation par le contraire du contenu manifeste de ce rêve, la nudité du mélancolique


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est exhibée sans honte, afin que les autres n'y restent pas indifférents. Qu'est donc cette nudité ? La vérité révélée par le délire de petitesse ? La nudité révélatrice de la castration ? Punition d'un double inceste ? Exhibition sans honte avivant le complexe de castration des spectateurs et mettant en cause les mécanismes de déni de ces derniers ? Et les spectateurs deviennent monotones et répétitifs dans leur effort de réparer (apparemment) l'état mental du mélancolique, alors qu'ils ne cherchent en général que le rétablissement de leurs propres mécanismes de déni. La monotonie du mélancolique devient alors celle de son observateur ; il est vrai que le mélancolique, représentation par le contraire du rêve typique de nudité, entraîne une certaine paralysie des processus associatifs tout en renforçant les identifications narcissiques secondaires. Ainsi les représentations de mots du discours mélancolique se lient étroitement à un manque à percevoir les représentations de choses, autrement dit à la castration. Reste à propos de la mélancolie un dernier point à évoquer : l'insomnie. Cette dernière pousse le retournement du rêve typique n° i, jusqu'au système « non sommeil - non rêve » : « non rêve », car l'exhibition de la nudité ne passe que par des représentations de mots qui ne se figurent dans l'esprit des auditeurs que sous la forme du manque. Le mélancolique s'est, lui aussi, débarrassé de ses « postiches » crûment décrits comme des falsifications, tout comme l'endormi bien qu'il ne dorme pas. Au contraire il baigne dans l'excitation d'un monde extérieur, d'autant plus intense que ce monde extérieur a été désinvesti. Source d'excitations permanentes, le monde extérieur qui a pris la place du ça est systématiquement désexualisé, son investissement libidinal fait place à une haine qui ne s'exprime qu'en mots. Où le schizophrène situe une machine à influencer, où le paranoïaque place un autre dont chaque geste porte un discours affirmant son désir et en conséquence la haine que provoque l'objet de ce désir, le mélancolique situe une source inépuisable d'excitations, non perçue, alimentant la haine de l'instance critique qui s'en prend « à l'objet qui a pris la place du moi ». Cet objet usurpateur est donc séparé par l'instance critique de sa source instinctuelle : le monde extérieur. L'instance critique joue le rôle de censure, ce qui représente comme un véritable renversement topique de l'appareil mental de l'objet. L'objet a pris la place de la première topique du sujet, c'est-à-dire du moi première topique. En dernière analyse, ce que le sujet condamne est l'impuissance de l'instance critique à édifier une solide barrière grâce à laquelle l'investissement inconscient des choses aurait pu acquérir l'indépendance souhaitable et par suite être maintenu.


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Une autre étude de Freud n'est guère évoquée à propos de Deuil et mélancolie, l'étude consacrée au mot d'esprit et au comique de situation.

« ... Tous les états de joie, de jubilation, de triomphe, qui nous montrent dans la normalité le prototype de la manie... on trouve dans ces états un événement dont l'action rend finalement superflue une grande dépense psychique... (qui) devient disponible pour des possibilités de décharge de toute sorte... »

Cette description est proche de celle faite à propos du comique de situation, à cette différence près que dans cette dernière c'est le spectateur qui, libéré de son identification « grande » à l'acteur abruptement devenu « petit », éclate de rire. L'euphorie maniaque a bien entendu des caractéristiques spécifiques. Le discours maniaque montre une méconnaissance absolue des processus secondaires, le jeu avec les mots allant de pair avec le coq-à-l'âne, sans que pour autant puisse s'affirmer qu'il n'y ait pas de souffrance. Ce discours donne l'impression qu'il est le lieu d'une sexualisation intense aboutissant à un véritable autoérotisme désorganisant le langage. Le discours maniaque s'empare pour ce faire de perceptions venant du monde extérieur qu'il enchaîne les unes aux autres suivant un mode pulsionnel, les mots confondus avec les choses entretenant un double sens sans retenue. Le maniaque vit alors dans l'illusion d' « oreilles hilares » qui l'écoutent, illusion entraînant la forclusion d'un tiers. C'est ainsi que fut décrit le mot d'esprit en 1905. L'illusion ainsi créée affirme que l'auto-érotisme (et le double sens) du discours se fait sans rupture avec un objet. La fusion du moi et de son idéal que postule Freud en l'occurrence signifie que quel que soit le sens de ce qui est dit l'amour de l'idéal ne sera pas pour autant perdu. Il s'agit en fait d'une régression de l'estime de soi au fantasme fusionnel primitif. Tout autant que dans la mélancolie, apparaît une faille dans la constitution de l'auto-érotisme. Si nous reprenons le rêve typique n° 1 comme réfèrent, le système « non sommeil - non rêve » du maniaque aboutit à un jeu avec des « motschoses » qui entraîne dans l'esprit d'auditeurs hilares la figuration d'une masturbation publique. La vision du maniaque fait du monde extérieur une source de représentations de choses liées érotiquement entre elles et ne rencontrant aucun obstacle pour se lier à des mots porteurs de double sens. Là encore manque la barrière du refoulement et en conséquence l'autarchie nécessaire au système inconscient pour assurer la sauvegarde de la relation aux représentations refoulées des objets érotiquement investis. Un maniaque ne peut pas être « choqué ».


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Un maniaque connaît la règle de la libre association à l'avance, il n'en connaît même pas d'autres. Le fantasme de la séduction par l'adulte se manifeste par son absence. La manie quand elle succède à la mélancolie montre la réapparition cyclique des représentations de choses en un lieu où se tenait un « non perçu » excitant au cours de l'épisode mélancolique.

Le passage du grand au petit caractéristique du comique de situation est aussi une des caractéristiques de la dépression névrotique. Alors que le mélancolique dénonce son « avant » comme une farce dénuée de toute vérité, le déprimé névrotique parle de cet avant comme du temps d'un grand bonheur perdu. Sa petitesse actuelle précise une différence irrécupérable. L'auditeur sollicité est alors un grand qui, selon le déprimé, ne peut être que mis en gaieté par le spectacle qu'il lui offre. Or, les propos du déprimé se révèlent absurdes : Qu'est-il donc impuissant à réaliser ? Tout simplement un deuil normal qu'il aurait pu faire avant, selon lui, quand il n'y avait pas de deuil à faire. Haitzmann, le peintre possédé, eût dû faire le deuil de son père, entre autres, en subvenant à ses besoins. Il prétend qu'il aurait pu le faire tant que son père n'était pas mort... Le refus d'effectuer le travail du deuil, commandement implicite, fait qu'une instance critique explicite apparaît à la suite de ce refus. Cette instance critique traite le déprimé différemment du mélancolique. Un commandement enjoint au premier de faire telle ou telle chose, le sujet n'y obéit pas, plaide, exhibe son impuissance tout en se la reprochant. Il ne s'agit pas d'une paralysie hystérique, cette « dépression » est globale, générale. La réalité n'est pas méconnue bien qu'elle se confonde avec le commandement : chaque perception implique qu'il existe une tâche, un devoir à accomplir, l'inefficacité du malade entraînant l'autoreproche. Les commentaires que suscite dans son entourage le déprimé sont éloquents : « Il ne devrait pas se laisser aller (où?) qu'il prenne le dessus (est-il en dessous?). » L'écoute du déprimé suscite un besoin d'effacer l'évocation d'une scène pendant laquelle il subit massivement les effets anormalement érogènes d'une castration consentie. Ces commentaires de l'entourage du déprimé sont en fait également des commandements. En un mot, le déprimé n'est pas sans évoquer un hypnotisé qui refuserait, par manque de force, d'obéir aux commandements d'un hypnotiseur. Hypnotisé, hypnotiseur, « foule à deux », c'est ainsi que Freud définit ce couple. Cette hypothèse suppose que le déprimé confère à l'objet perdu le rôle d'un hypnotiseur qui après avoir constaté l'échec de son commandement, s'en prend au sujet. Ce commandement est issu de la perception


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d'un monde extérieur où le manque à accomplir le travail s'avère là patent. Un tel manque devient la source d'une excitation qui alimente l'autoreproche interne mettant en avant la différence « avant » - « après ». L'absurdité de cet « avant » - « après » a été soulignée plus haut. Il est moins absurde de penser que le monde extérieur devenu identique dans sa fonction à un commandement hypnotique auquel le sujet n'obéit pas représente l'impossibilité de retrouver l'objet du désir, que figure justement la différence décevante qu'exhibe le déprimé. Cette différence, matérialisée par celle des sexes, entraîne chez le spectateur une condensation déplaisante entre objet du désir et réalité de la castration. Le contenu latent sous-jacent à la dépression aurait-il quelque connexion avec le fantasme « on bat un enfant » dont le refoulement est en rapport avec cette condensation ? L'origine hystérique fréquemment conférée à la dépression serait-elle en rapport avec ce fait ? La description précédente ne milite pas pour cette hypothèse. Au cours de la dépression le fantasme hystérique, bisexuel à son origine, se clive en deux. Le commandement reprend à son compte toute la libido virile que subit fémininement le sujet, sans que ce dernier puisse le moins du monde avoir la capacité de s'identifier à ce commandement. Le manque à faire le travail du deuil situe implacablement en dehors du sujet un ordre qui, sexualisé, s'abat sur lui sous une forme qui s'oppose au double sens que symbolise le déprimé dans son « avantaprès » (1). Le commandement ajoute au sens unique celui qui dans le double sens le représentait, il ne laisse au sujet pour se définir que le sens lié à la libido féminine.

Nous venons apparemment de nous éloigner de la notion d'objet narcissique introduite par Freud à propos de la mélancolie pour y substituer une opposition intra-psychique entre le couple « sommeilrêve » et les avatars pouvant affecter l'autre couple cité par Freud, celui du « deuil - état amoureux », ces avatars ayant tendance à réduire les activités mentales particulières au premier. En fait, la mutation d'une excitation intense en commandement verbalisé ne peut se comprendre sans référence au message verbal de menace de castration transmis à l'enfant, quel que soit son sexe, par la mère. Dans un premier temps, ce message nié devient en lui-même une source de coexcitation sexuelle, le déni le faisant régresser à une série de phonèmes sans signification. Après la perception du manque qui marque la prise de conscience de

(1) La sexualisation de l'ordre efface la réalité psychique de la castration exprimée dans l' « avant-après ».


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la différenciation sexuelle, ce message est reconstruit liant ses termes à une représentation du père châtrant l'enfant. Le langage prend toute sa valeur de message, la perception du manque venant se réitérer dans la séparation des mots, la ponctuation des phrases, séparation apte désormais à contre-investir le double sens. Ce passage d'un avant où triomphèrent des phonèmes excitants porteurs de double sens, à un après aboutissant à la désexualisation du discours et à une valorisation de la pensée secondaire fait donc suite à un deuil. Un refus plus ou moins accentué de ce deuil et du travail qu'il exige maintient une certaine coexcitation sexuelle. Là se situe l'intervention de l'objet narcissisant : l'inquiétude maternelle qui, en déplaçant la crainte concernant le sexe de l'enfant à tout son corps, collabore par ce déplacement au renforcement des instincts de conservation. Cette inquiétude se traduit habituellement par des mesures variées renforçant la censure et le pareexcitation. Par le déplacement de la crainte de castration au corps tout entier (esprit compris) de l'enfant l'inquiétude maternelle concourt à la formation du fantasme de viol de ce corps par un personnage sadique, fantasme sexualisant la représentation de la castration par le père. La quasi-disparition des instincts de conservation chez le mélancolique va donc de pair avec une transmission altérée du message de castration, corrélative d'une carence de l'objet narcissique (1). Après la constitution du Surmoi, la liaison étroite qui s'établit entre le message verbal, la perception du manque et la représentation du père castrateur, confère au verbe qui va contre-investir le double sens un caractère viril au sens populaire du terme. Le monde extérieur du mélancolique, avons-nous dit, n'est plus qu'une masse indifférenciée où s'alimente une intense auto-agression verbalisée contre un moi qui a mis l'objet à sa place (c'est volontairement que nous parodions la description de l'identification narcissique secondaire). Il n'existe plus d'investissement de choses et en conséquence de double sens ; seul reste le chaos, le verbe agressant quelqu'un qui ne trouve des mots que pour désigner sa petitesse (2). Il s'agit bien là de la position monothéiste s'opposant farouchement aux divinités allégoriques du paganisme. Un tel verbe est orphelin de toute inquiétude maternelle concernant le corps du sujet ; celle-ci est remplacée par un déni maternel affirmant que l'enfant est effectivement son pénis auquel rien ne peut arriver. Le déplacement

(1) L'objet dit « narcissique » dans Deuil et mélancolie correspond en fait à l'objet sur lequel se porterait le choix amoureux dans le cas dit « par étayage » dans Pour introduire le narcissisme.

(2) Nous rappelons que dans la schizophrénie, c'est la petitesse de la représentation de chose qui montre l'importance de l'investissement des mots.


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pénis - corps ne peut dans ce cas s'effectuer. Le sujet contraint par ce déni de s'identifier au pénis (halluciné) de sa mère voit s'effondrer cette hallucination quand s'impose la prise de conscience de la différence des sexes. Tous les mécanismes de déni marqués primairement par cet échec seront rejetés, seule l'identification secondaire offre une solution fragile pour sortir de cette impasse. Si l'instance critique révélée par la mélancolie (1915) paraît bien être le Surmoi (1924) s'acharnant sur un petit que sa mère halluciné comme étant le pénis qui la fait jouir, il s'agit donc d'un Surmoi dont la mise en place n'est pas étayée par la constitution des instincts de conservation issus du déplacement de l'inquiétude maternelle du sexe au corps de son enfant (1). Etre idéal dépend directement de cette attitude de la mère qui se soucie constamment de l'intégrité tant corporelle que mentale de son petit (ou de sa petite). Ces messages, inspirés par le Surmoi paternel de la mère, médiatisés par sa vois, manquent chez le mélancolique : la trace phylogénétique du Surmoi agit seule. L'absence de la part du Surmoi qui aurait dû être transmise par la mère s'oppose à la translation sur l'autre part liée au père réel. Au cours de l'accès maniaque, se réalise l'éviction de l'instance critique, l'hallucination maternelle se réalise, le sujet pénis érotique de sa mère éjacule sans retenue aucune des mots à double sens. L'absence d'une inquiétude maternelle préalable est alors patente.

Des études précédentes (2) nous ont amenés à conclure que le bébé sert constamment à réaliser l'hallucination de désir de la mère dans le cadre du système sommeil-rêve. Des pensées latentes se figurent dans le rêve maternel sous les traits du « bébé de la nuit ». Ce bébé de la nuit, figuration du pénis du père de la mère, peut aussi être rejeté dans la zone inconsciente du psychisme par un acte venant de la sexualisation de la censure du rêve, laissant à l'éveil une sensation de non-trace. Le Surmoi paternel de la mère opposé à la prise de conscience de ces fantasmes incestueux conduit en contrepartie à affirmer l'appartenance de l'enfant au couple. L'inquiétude de la mère déplacée sur le corps de l'enfant s'organise en « angoisse - signal d'alarme » telle que Freud l'a décrite dans Inhibition, symptôme et angoisse. La mère du mélancolique, en raison de ses systèmes de déni, ne reporte pas sur l'enfant du

(1) La notion d'un étayage du Surmoi par les instincts de conservation paraît être plus conforme aux faits observés au cours d'une cure psychanalytique que celle d'un étayage des fonctions, ce dernier point de vue ayant servi de prétexte à des modifications de technique injustifiées.

(2) D. BRAUNSCHWEIG, M. FAIN, La nuit, le jour, op. cit. ; id., Du démon du bien et des infortunes de la vertu, Nelle Rev. de Psych., automne 1974, n° 10.


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jour l'angoisse signal d'alarme qu'aurait dû éveiller la perception du « bébé de la nuit ». N'importe quel bébé pourrait faire l'affaire en ce sens. Autrement dit, « l'angoisse - signal d'alarme » de la mère, identification hystérique maîtrisée et transformée en message, est garante de la transmission à son enfant du message de menace de castration par le père, message mutuel en quelque sorte, dirigé contre tout substitut incestueux. Ainsi est fourni un contre-investissement assurant à la fois le refoulement, la mise en place d'un système inconscient et l'organisation des fantasmes originaires. Le terme « cyclothymie » désigne en fait plus un renversement qu'une continuité. La manie nous apparaît comme la répétition d'une folie maternelle construite sur le déni de tout danger pour son bébé de la nuit confondu alors avec l'enfant du jour. Ce délire à deux qui exclut la menace de castration et le message maternel nécessaire, s'effondre quand surgit la perception du manque. Une hypothèse s'impose alors : le délire de petitesse du mélancolique qui proclame la falsification du passé ne s'adresse donc pas à la réalité de la personne prémorbide, mais bel et bien au sens inconscient que revêt la manie, un délire à deux au cours duquel est déniée l'existence du tiers menaçant. Le délire de petitesse constitue également une protestation véhémente contre l'ingérence de la mère dans un domaine qui exige pour se former et se défendre l'exclusion de toute présence, celui du narcissisme primaire. Existe-t-il dans la dépression névrotique un phénomène du même ordre ? S'il ne s'y présente pas comme dans la mélancolie un retournement affirmant la falsification qu'est la manie, il se trouve dans le dire dépressif un « avant » merveilleux et un « après » exhibant l'impuissance du sujet à mener toute tâche à bien. Le déprimé est dépendant, pour le maintien de sa « pression », de la permanence d'une certaine conjoncture qui lui permet des investissements objectaux. Cette conjoncture, dans son essence, représente par le contraire l'inquiétude maternelle. Ce point de vue, en apparence banal, contient cependant la même bizarrerie que si l'on désignait le sommeil comme « gardien du rêve ». La dépression apparaît quand la conjoncture en cause, cette « gardienne de l'investissement », a été, pour une cause quelconque, perdue. L'affirmation du déprimé selon laquelle il aurait pu faire « avant » quand il n'était pas en deuil le travail du deuil à effectuer est absurde. En ce sens, il paraît intéressant de remarquer que Haitzmann, le possédé auparavant déprimé, est un faussaire. Et dans une certaine mesure, tout déprimé est un faussaire car il ne pleure pas l'objet perdu mais la « gardienne de l'investissement ». La perte de celle-ci replace le sujet devant le test de réalité, test qui authentifie la menace de castra-


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tion par le « manque à percevoir ». Où le mélancolique décèle un faux, le déprimé affirme sa réalité passée sur un mode cependant tel que la falsification devient évidente.

Dans la dépression, la « gardienne de l'investissement » joue le rôle que Freud a attribué à un objet du moi (1). Sa présence est implicite à l'arrière de toutes les actions mentales, de la même façon que dans le deuil normal l'objet disparu devient un objet du moi implicite réglant le comportement de l'endeuillé tout en infligeant la constatation de son manque à être perçu dans le monde extérieur. Le futur déprimé diffère sur ce dernier point : l'objet du moi que constitue l'ensemble de conditions que nous appelons « la gardienne de l'investissement » non seulement doit être constamment perçu mais aussi donner l'impression que le sujet lui aussi reste perçu de façon satisfaisante. La dépression déclarée, l'objet investi, érotiquement perdu en même temps que la « gardienne », s'il est bien 1' « objet » perdu se révèle en fait totalement impuissant à mettre en marche chez le sujet un authentique travail du deuil. Le déprimé s'en lamente, s'en accuse ; de la réalité il ne perçoit plus que sa coupable déchéance tout en étant harcelé par un commandement explicite d'avoir à faire autrement. Il n'est pas non plus sans intérêt de remarquer l'analogie qui existe entre la dévaluation de lui-même que subit le déprimé du fait qu'il n'accomplit pas ce travail du deuil dont se restaurerait son estime de soi et la conception banale et populaire de la féminité telle que l'expriment en groupe de jeunes garçons. La fille est un être châtré donc méprisable susceptible cependant de servir de trou dans lequel chaque garçon du groupe pourrait déféquer (2). (Une persistance de cette conception conditionne l'existence du deuxième courant de la vie sexuelle décrit par Freud) (3). Le « commandement » reçu par le déprimé, non exécuté, s'il se présente manifestement comme une critique venant de l'objet disparu et motivé par le non-travail du deuil évoque un autre aspect : la diatribe méprisante d'un groupe de gamins gonflés par leur narcissisme phallique envers un autre garçon qui, ayant subi la castration, est devenu fille. Autrement dit, reparaît en filigrane une nouvelle version du rêve

(1) Notre description est très proche du phénomène que signale FREUD à la fin de Pour introduire le narcissisme. Plutôt que de poursuivre son analyse le (ou la patiente) se choisit dans la réalité un « idéal sexuel », termes antinomiques mais qui résument bien l'illusion poursuivie dans la recherche de l'amour : que soient confondus en un même objet la « gardienne de l'investissement » et l'objet tenant lieu de cause du désir sexuel. Freud souligne en même temps l'inévitable dépendance qui s'ensuit et l'échec en conséquence inévitable de cette tentative.

(2) D. BRAUNSCHWEIG et M. FAIN, Eros et Anteros, Paris, Payot, 1971.

(3) S. FREUD, La vie sexuelle, Paris, Presses Universitaires de France, 1972.


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typique n° 1 (de nudité). Au cours de la dépression comme dans ce rêve le sujet vit le mépris, en raison de sa nudité impuissante, d'un groupe fantasmatique de spectateurs qui le contemple.

« Qui par sa castration est devenu fille » signifie également « qui a eu un comportement incestueux, aussi bien avec sa mère qu'avec son père et en a subi les conséquences ». Le groupe érotique des jeunes, soudé par leur narcissisme phallique (ou si on préfère leur mâle protestation) rejette la double identification proposée en raison même des dégâts exposés. C'est pourquoi l'identification hystérique bisexuelle est simultanément rejetée. A la place la formule cynique « un trou est un trou » prend toute sa force. Par cette formule, le groupe reprend activement à son compte en tant qu'acte valorisé la représentation sexualisée de la scène de castration par le père. Les termes « la (ou le) baiser » découlent directement de cette représentation.

Notre description cherche à faire pressentir l'existence d'une analogie entre le vécu dépressif et le sentiment éprouvé par celui qu'un groupe traite comme un objet sexuel parce qu'il a confirmé par son attitude la théorie sexuelle selon laquelle la fille n'est qu'un garçon châtré. Mais en l'occurrence, comment « la gardienne de l'investissement » a-t-elle été perdue ? Tout simplement parce que par son attitude le sujet a mis en cause le déni de la castration édifié par le narcissisme phallique : en un mot, il n'a pas été « à la hauteur ». Ainsi, curieusement dans ce cas, « la gardienne de l'investissement » n'est pas une réassurance donnée par le groupe et ensuite retirée, mais bien au contraire, c'est le futur déprimé qui en évoquant la castration a menacé l'assurance que le groupe se fournissait à lui-même. Si on pense au qualificatif de « réactionnelle » souvent accolé à dépression, disons qu'il s'applique plutôt à la réaction de ceux qui, devant l'attitude d'un sujet, se voient rappeler la réalité de la castration. Il n'excédait pas les limites de notre propos d'insister sur l'analogie qui existe entre les autoreproches du déprimé, autoreproches liés à sa mutation de grand en petit et l'élaboration du second courant de la vie sexuelle décrit par Freud. Dans ce second courant, la femme inconsciemment assimilée à un garçon châtré subit ce qui (inconsciemment aussi) est assimilé à une scène sexualisée de castration par le père. Il s'agit là d'une définition populaire, voire grossière de la virilité et de la féminité, définition débouchant sur une variété de conception adulte de la sexualité. Il n'existe plus dans cette variété un sens contre-investissant un double sens (double inscription), mais un clivage de l'identification hystérique, le contre-investissement reprenant la partie virile de la libido et se


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désignant un objet féminin à qui est retiré tout droit au double retournement. Chez le déprimé le phénomène se situe au niveau de son discours intérieur : une partie virile s'oppose de façon méprisante à une autre féminine selon un mode assimilable à une forme adulte de sexualité. Là commence à se dessiner le but poursuivi par notre discussion : ce qui s'observe pathologiquement à l'intérieur du déprimé existe banalement au cours de l'affirmation d'une opinion. Pour s'affermir, une opinion cherche à s'emparer de la partie virile du double sens contreinvesti, écartant ainsi de l'auditeur toute possibilité d'identification hystérique inconsciente.

C'est encore autour du message maternel concernant la menace de castration que se situe la faille première de la structure dépressive. Il ne s'agit plus d'un déni écartant tout message comme dans la mélancolie mais d'une incertitude maternelle constante appelant de fréquentes vérifications de l'intégrité de l'enfant, aspect manifeste de fantasmes inconscients transférant sur l'enfant des visées incestueuses. Pour une telle mère son rejeton contient potentiellement en lui la « perception du manque » qui confirmerait les craintes de la mère. S'instaure ainsi un « commandement » implicite quoique permanent de la rassurer. Les types de réassurance exigés sont évidemment multiples. Ce message maternel inversé (puisqu'il exige en quelque sorte de l'enfant de ne pas inquiéter sa mère) va de pair en général avec une bipartition marquée de l'image paternelle. Ce père, peu apte à nourrir le fantasme « on bat un enfant », demeure très éloigné en conséquence de la représentation du père castrateur née de la perception de la différence des sexes. Lorsque l'écart entre les deux représentations du père est très accentué, il se crée l'imago d'un personnage redoutable situé topiquement hors du cadre familial, personnage apte à fournir le matériel à un roman familial et qui coïncide avec le fantasme incestueux inconscient transféré par la mère sur son enfant.

Une conclusion particulière se dégage de ces réflexions : c'est quand il ne souffre pas de dépression que le sujet présentant une structure dépressive fonctionne sur un mode qui rappelle celui de l'endeuillé : il obéit implicitement à un commandement exigeant qu'il ne soit pas pour les autres générateur d'angoisse. Cette obéissance néanmoins lui donne accès à tout ce à quoi n'a plus droit l'endeuillé, notamment à la prime de plaisir. (Cette dernière peut aussi se récupérer incluse dans des symptômes névrotiques.) L'instance critique qui apparaît avec la perte de la gardienne de l'investissement se résume dans un autoreproche constatant que le sujet n'est plus dans la ligne progrès-


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sive qu'exigeaient ses parents pour être eux-mêmes rassurés, exigence anormale car son but n'est pas à proprement parler l'avenir et le bonheur du sujet mais la quiétude de ces mêmes parents ou de leurs substituts. L'autoreproche né de la constatation désolante d'un « avant » et d'un « après », par sa formulation même laisse entendre qu'un crime a été perpétué ramenant le sujet puni à l'état féminin. Un déplacement défensif reconstruit le fantasme maternel inconscient, réduisant le déprimé à l'état méprisable d'objet sexuel d'un mâle puissant, condensant les qualités du père castrateur et celles de l'homme qui aurait satisfait la mère. Cet individu est différent du père réel, méprisé aussi de ce fait. La rupture de l'identification hystérique qui en est la conséquence confère toute la virilité et la puissance au verbe commandant et critique.

Ces quelques lignes précisent les raisons pour lesquelles nous venons de commenter si longuement la mélancolie, la manie, la dépression névrotique. L'interprétation en effet peut facilement contenuun commandement implicite, aisément transformable en critique. Un psychanalyste peut être inconsciemment amené à exiger que son patient ne l'angoisse pas : il suffit pour s'en convaincre de lire les articles qui ont été consacrés aux critères de guérison. Ce ne sont là cependant qu'aspects superficiels. Nous avons surtout voulu, par le détour d'une étude succincte des manifestations dépressives, pointer le tropisme particulier qui pousse vers le verbe la libido virile, ce, au détriment du système où un sens précis contre-investit un double sens. La « normalité » qui exige d'une femme la féminité exclusive fait d'elle, pour ne pas éveiller l'angoisse de castration de l'homme (1), une déprimée en puissance en proie à des exigences impératives. L'hystérie paraît alors une réponse adaptée visant à rétablir un équilibre rompu, l'expression « dépression hystérique » tout comme celle de cyclothymie contient en elle-même une contradiction interne. A la logorrhée maniaque, triomphe de l'hallucination de désir d'une mère sans inquiétude, c'est-à-dire sans raison, s'opposent son effondrement et les vérités formulées par un Surmoi incomplet, vérités verbales auxquelles nous avons adjoint l'expression « non sommeil - non rêve ». Par opposition au libre jeu des identifications hystériques au cours duquel la bisexualité se lie aux représentations porteuses d'un double sens, représentations contre-investies par le sens désexualisé, lui-même générateur de culpabilité inconsciente, celle-ci soulagée à son tour par les resexualisations

(1) D. BRAUNSCHWEIG et M. FAIN, Eros et Antéros, op. cit.


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du système « sommeil-rêve », nous venons de montrer l'aisance avec laquelle le sens désexualisé tend à s'adjoindre la libido virile, autre type de resexualisation, et créer ainsi la dépression, synonyme de féminité au sens le plus banal du terme. Mélancolie ou dépression, la faille provient d'un trouble de la formulation du message de menace de castration, message où se transcrit toute la qualité de l'objet narcissisant.

En opposant dès l'abord le Président Schreber à Haitzmann, nous avons pu préciser que dans tous les états dépressifs, mélancolie comprise, l'objet premier s'est opposé à la formation d'un aspect spécifique du développement du sujet : il ne lui a pas laissé la possibilité, ne serait-ce que le temps d'en écrire la trace, d'être son propre idéal. C'est ce que décrit Freud quand il parle du repli sur le moi de la libido au cours de la paranoïa et de la schizophrénie, c'est à quoi s'oppose un objet qui prend la place du moi. Il s'ensuit que les dérivés de l'inconscient qui, dans ce dernier cas, franchissent la censure et créent des substituts à partir de la réactivation des traces mnésiques, restent dépendants de la présence d'un objet du Moi.

L'organisation sociale centrée sur des objets du Moi est plus soucieuse, par le souci politique qui la sous-tend constamment, de préserver son regard des dégâts que souvent elle entretient, en un mot de préserver le fragile pouvoir qu'elle détient, que de s'inquiéter au moins pendant un temps des activités originales des sujets qu'elle est censée protéger. Il en fut toujours ainsi, rien ne nous permet de penser qu'il en sera un jour autrement. Ainsi décrite, la société est génératrice de dépression. « Faire une dépression nerveuse » déconsidère désormais si peu l'individu que l'instance critique du déprimé s'en trouve altérée dans sa fonction (1). Pourtant la dépression contient dans sa structure la féminité au sens populaire du terme, féminité coupée de l'identification bisexuelle qui caractérise l'hystérie. C'est la structure dépressive qui fournit la clientèle des « opinions viriles ». N'oublions pas que Panurge ne fut pas un meneur : c'est le meneur qu'il jeta à l'eau et il n'y eut pas un seul mouton pour faire une crise hystérique et ne pas se noyer ; sans doute, s'il s'était trouvé dans ce troupeau un mouton hystérique, les autres avant d'aller se jeter à l'eau auraient-ils eu l'opportunité d'élever, en place du meneur noyé, moutonnement soumis à lui jusqu'au bout, « une protestation mâle indignée ». L'hystérie, qui conserve sa « bisexualité » double sens, maintient ses liens avec un Moi idéal antisocial par définition.

(1) P. MARTY, Les mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot, 1976.

R. FR. P. 19


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Le conflit d'opinions, eût-il l'élégance de la dialectique, reste attaché à la structure dépressive, car l'opinion rejetant l'hystérie, opère ce rejet en reprenant la partie virile du double sens et en ne laissant à l'auditeur, que la position féminine, issue de cette rupture du double sens. La synthèse qui cherche à réduire les contradictions thèse-antithèse n'est pas sans évoquer le fantasme du petit garçon désirant un enfant de son père. Selon nous, il est erroné de voir dans le heurt des opinions des parents le (ou les) souvenir écran d'une scène primitive, alors que ni l'un ni l'autre en une telle occurrence n'acceptent de se laisser posséder. Le dialogue désexualisé et incompréhensible pour l'enfant est par contre analogue dans ses effets à la scène primitive. Les souvenirs de ces heurts d'opinions restent marqués par l'aspect d'un combat « viril » qui s'accorde sur un point : le rejet de l'identification hystérique.

Cette discussion met en question la qualité de l'écoute, tant du psychanalyste au matériel d'un patient que celle du patient envers son psychanalyste. Quel est le type de passivité qui domine dans cette écoute ? Celle qui se soumet à l'opinion, selon une conception banale d'une féminité « qui aime à se faire baiser », ou celle qui conserve constamment, en arrière de la barrière du refoulement, une possibilité d'oscillation entre les représentations de mots et les représentations de choses ? Sachons que le premier type rend totalement inapte le second à s'opérer. Le sommeil que commande l'hypnotiseur n'existe que dans son injonction de dormir. En effet, l'hypnotiseur ordonne, à un moment qu'il choisit, un simulacre qui utilise le sens attaché au terme « dormez » pour se substituer totalement aux pensées latentes ; alors que celles-ci auraient été contraintes d'attendre le besoin de dormir et l'auraient influencé par leur présence. Cette contrainte exercée par le moi sur des pensées afin qu'elles demeurent latentes renforce l'estime de soi. C'est cette dernière, ou plutôt la fonction qui en assure la régulation, qui est totalement reprise par l'hypnotiseur afin d'assurer sa puissance en écartant toutes les pensées latentes propres au sujet, voire lors de la catharsis en les forçant à sortir de cette position. Autrement dit, la foule à deux, hypnotiseur-hypnotisé, présente dans sa structure des analogies avec l'état de deuil, douleur morale en moins (apparemment), inconscience en plus (visiblement). Cette inconscience évoque le mélancolique pour qui le monde extérieur n'est plus qu'une source inidentifiable d'excitations, et encore plus le déprimé névrotique pour qui la perception du monde extérieur se réduit au commandement verbal précisant la tâche à exécuter, commandement auquel il oppose son aboulie. En fait, le déprimé ressemble à un hypnotisé qui


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reprocherait à son suggestionneur de lui avoir dérobé sa capacité à produire des pensées latentes grosses, entre autres, d'identifications hystériques ; à la place se substitue la souffrance masochique de ne pouvoir exécuter un commandement conçu comme sadique. Il est facile de comprendre la résistance des hystériques à guérir par l'hypnose : dès que l'hystérique est dégagé du commandement hypnotique, il recompose sa double identification et il n'est pas exagéré d'ajouter qu'en représailles il l'accroche transférentiellement à l'hypnotiseur. Le déprimé attend, lui, de la conjoncture que nous avons appelée « gardienne de l'investissement » le lien érotique avec ses objets. Comme nous l'avons déjà dit, dans son cas c'est le sommeil qui est le gardien du rêve. Notre travail n'est pas fait pour juger des méthodes qui cherchent consciemment à provoquer des baisses de conscience afin d'obtenir des résultats thérapeutiques, mais pour attirer l'attention sur les techniques psychanalytiques qui visent systématiquement à provoquer la dépression des patients. S'il existe un objet à reconstruire pour le déprimé, il s'agit avant tout de celui qui est autocréé par le mécanisme du double retournement avant que ne se constitue le refoulement secondaire. Cet objet érotique est celui de l'hallucination de désir qui ne peut s'organiser que dans la solitude du désinvestissement par l'objet pourvoyeur de fourniture narcissique. Le rêve typique n° 1 — ce n'est pas un hasard si nous l'avons souvent cité — décrit cette condition sans ambiguïté, la nudité du sujet est contemplée avec indifférence et c'est cette indifférence qui la provoque. Le spectateur indifférent du rêve est simultanément l'objet autocréé, le voyeur issu du double retournement. L'affect de honte signale que la régression temporelle qui s'est effectuée dans ce rêve typique depuis le refoulement secondaire jusqu'au double retournement ne va pas sans heurter la censure du rêve. Le même rêve pose aussi le problème de l'inquiétude de l'objet narcissisant pour le sujet, inquiétude structuralement inséparable du message de menace de castration. Elle n'est pas perceptible dans ce cercle de spectateurs indifférents, elle se situe en fait dans la qualité du sommeil : ni trop léger, ni trop profond. Certaines théories soutiennent que le processus qui se déroule au cours de la cure doit évoluer vers une soi-disant introjection de la fonction analysante du psychanalyste. Ces théories nous paraissent très proches de l'affirmation de l'hypnotiseur qui prétend que son patient dort simplement parce qu'il lui a enjoint de dormir. La conception de l'introjection la propose comme panacée ; ses tenants ne réussissent pourtant même pas à nous persuader que ce mot d'introjection justifie une intrusion, de


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même ordre en définitive, que celle qui se trouve à l'origine des structures dépressives. Etant, dans son essence, antihystérique elle est normative et antipsychanalytique. L'introjection si on se réfère à son étymologie est pénétrante et cherche pour s'accomplir la reprise de la libido virile incluse dans le double sens de la représentation de chose. Elle s'impose verbalement sur un mode dont la tyrannie n'accepte plus de renversement. La suggestion ne cache ni son intention introjective ni son besoin de constater un changement dans le sujet afin de s'assurer de l'intégrité de son pouvoir. Cela nous amène à constater l'existence d'un antagonisme conflictuel entre la « suggestion » à visée introjective et l'influence qui, elle, liée au fantasme de la séduction par l'adulte n'est en rapport qu'avec l'objet autocréé par le double retournement. L'opinion qui n'accepte pas de spectateurs indifférents se veut suggestive, elle cherche sa clientèle sans laquelle elle n'est plus que doute sur son existence même. Cette clientèle doit garantir à celui qui a proféré l'opinion que la foudre de Dieu ne l'a pas encore anéanti. Une contre-opinion ne nuit pas, surtout si elle s'exprime violemment; une sourde complicité les unit, bâtie sur un même mode de défense. Utilisant une sexualisation façonnée sur le modèle populaire de la sexualité humaine adulte, elles cachent ainsi toutes deux une misère structurale au niveau de l'organisation d'une pensée qui, ne contreinvestissant plus le double sens, avoue avoir ignoré une toute-puissance première.

LE SENS BLOQUÉ

Nous appuyant sur l'opposition qui se révèle dans deux essais successifs de la métapsychologie {Complément métapsychol. et Deuil et mélancolie) et sur des réflexions concernant l'organisation de la dépression et de la mélancolie, nous en sommes arrivés à l'hypothèse que cette opposition se manifeste, entre autres, entre le travail du deuil et l'état dépressif.

Le travail du deuil, bien qu'élevant le seuil des contre-investissements envers les représentations de choses inconscientes, ne leur retire pas pour autant leur investissement alors que l'état dépressif qui affiche l'échec du travail du deuil consacre en fait une partition de la libido, l'une « virile » au sens populaire du terme s'en prenant à une autre « féminine », dans le sens banal de châtrée et méprisée. Cette relation sexuelle interne bloque en fait toute émergence de rejetons de l'inconscient. L'état dépressif peut cependant s'interpréter, il répète le fantasme incestueux de la mère du déprimé envers son propre père,


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fantasme en général actif chez le père du patient envers son père également, cette répétition ne soulignant que le blocage de l'élaboration personnelle du sujet. Cette opposition entre le deuil (de l' « objet » de la pulsion) et l'état dépressif (installé ou potentiel) se situe au sein de tout psychisme et provient de deux aspects du complexe de castration. Le premier, particulier à l'individu, amène celui-ci après l'instauration de son Surmoi à travailler le deuil de ses objets oedipiens, le refoulement secondaire étant pleinement opérant au cours de ce processus. Selon un mode propre à chacun, le message de menace de castration par le père, transmis par la mère, a un but altruiste : il vise à ce que le fils ou la fille, conservant tous ses moyens, puisse avoir une vie heureuse. La qualité de l'objet dit narcissique reste étroitement liée à la façon dont a été transmis ce message. Cette qualité dépend en particulier de la capacité de la mère de n'investir son enfant que sur un mode discontinu, les fantasmes originaires s'élaborant au cours de ces périodes de discontinuité. La discontinuité de l'apport en contre-investissement activera l'oscillation entre les représentations de mots et les représentations de choses, porteuses du double sens et de la bisexualité.

Le second aspect du complexe de castration vient du fait que l'enfant, en servant à la figuration des pensées latentes de la mère, « tient heu d'objet incestueux ». La mère, pour maintenir son fantasme incestueux, exigera de l'enfant des mesures dont le but sera le déni de toute atteinte à son « tenant lieu d'objet incestueux », ou, si l'on préfère des mesures pérennisant son refus d'en faire son deuil en tant que tel ; même si cette exigence contient le message de danger de castration, elle n'a pour but que de lutter contre l'angoisse maternelle. Il n'est pas impossible d'ailleurs que l'exigence comporte l'obligation de ressembler au père du patient en dépit de la mise en cause de la filiation par la persistance de ce fantasme inconscient. Assurer le déni maternel aboutit à une véritable fétichisation de toutes les activités qui retire à ces activités leur valeur d'assomption personnelle. Même la répression des auto-érotismes n'obéit pas aux instincts de conservation de l'individu mais uniquement à ceux de sa mère. Le maintien du pouvoir fétichique devient l'idéal du moi. La caractéristique de cet idéal du moi est de ne point s'opposer à un « moi idéal » propre au sujet, mais au fantasme incestueux de la petite fille que fut sa mère, opposition chargée de la protéger. Il y a eu en fait, même si les mots furent prononcés, inversion du message de castration et simultanément perte du pouvoir protecteur de ce premier temps du complexe de castration vis-à-vis du traumatisme qui caractérise le second : la perception du manque. Un tel type d'idéa-


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Iisation dont le but est le maintien d'un système parental de déni s'oppose à toute organisation hystérique personnelle. Nous l'avons comparé au commandement de l'hypnotiseur qui ne peut garder cette fonction que si l'hypnotisé obéit ; le déprimé ressemble à un hypnotisé qui n'a pas la force, et se le reproche, d'obéir aux commandements prodigués. Cette comparaison nous ramène en effet directement au problème du contre-transfert. Sans doute, la suggestion directe n'a plus guère de défenseurs, il n'empêche que la psychanalyse en général, le psychanalyste en particulier, se croient contraints de faire leurs preuves. Pour le psychanaryste, son droit à l'existence tient, pense-t-il, à la réussite de ses cures, lesquelles doivent confirmer ses opinions scientifiques et affirmer sa vocation thérapeutique. D'autre part, la structure du cadre des séances, telle que nous l'avons évoquée plus haut, par les fantasmes inconscients qu'elle provoque, pousse le psychanalyste à exiger des résultats de son patient afin de faire taire sa propre angoisse. Les articles psychanalytiques visent souvent à convaincre et fournissent constamment des exemples, pour prouver l'efficacité d'un certain type d'interprétation, qui font sentir combien forte et agissante se montre la tendance à faire d'un patient un fétiche de la théorie. Par suite, affirmer que tout patient doit passer inéluctablement par une phase dépressive représente un pas qui a été franchi en masse. Dans le cas extrême où l'enfant par son existence et son intégrité joue entièrement le rôle d'un fétiche assurant pour sa mère le déni de la perte de son « tenant lieu d'objet incestueux », le père, en écho, s'identifie souvent hystériquement à sa femme dans une position érotique envers un tiers, manquant malgré tout, même si l'enfant en tient lieu de représentation.

Ces faits nous conduisent à une digression indispensable à notre propos. Nous avons dit que la constitution d'un idéal appelé à n'être, en dépit de toute l'allure qu'il peut prendre, que le fétiche des parents, bloque la formation du moi idéal de l'individu et avec lui une grande partie de l'activité mentale inconsciente. L'identification hystérique de l' infans à sa mère désignerait sa propre image comme « tenant lieu d'objet incestueux », comme représentant du manque cause du désir. Or l'image qui double le futur déprimé n'est pas son image spéculaire puisqu'elle ne concerne en rien le sujet chargé pourtant de « travailler » l'image de ce double pour rassurer sa mère. L'image spéculaire née du stade du miroir telle que l'a décrite Jacques Lacan ne peut donc se concevoir que dans la mesure où elle s'est différenciée d'un autre double qui n'est pas une création du sujet. Cette différenciation s'opère quand la mère


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rompant avec sa fonction maternelle, réinvestit érotiquement son partenaire, le situant topiquement pour l'enfant en tiers manquant. Nous avons à ce propos montré comment ce processus s'accompagnait d'une distinction nuit-jour, distinction concomitante du déplacement des craintes concernant « l'enfant-pénis-bébé du rêve » sur le corps entier de « l'enfant du père » mis en danger durant le jour. Chez le déprimé cette distinction ne s'opère pas : il devra vivre dans une obscurité qu'il sera chargé simultanément de dissiper afin d'écarter l'angoisse de ses parents en les éclairant à la façon de l'hallucination du rêve. Quand il n'en va pas ainsi, et que l'enfant, après de multiples déplacements, a situé le tiers manquant au niveau du pénis paternel « tenant lieu du phallus », un déplacement régrédient pourra replacer le phallus au niveau de l'image spéculaire et constituer ainsi un moi idéal. Il s'agit d'un repli de la libido érotique, repli créateur de l'image spéculaire. Ceci veut dire en clair que l'image spéculaire dans sa fonction erotique est le produit d'une activité mentale préalable qui joue vis-à-vis d'elle le rôle dépensées latentes devenues propriété stricte du sujet. (Cette conception apparentée à celle de J. Lacan fait cependant appel à un processus de constitution inversé.) Cette courte digression avait pour but de montrer la libération du sens que comporte la formation du moi idéal bloqué pendant un temps par les processus mentaux inconscients de la mère (1). Le mécanisme qui préside à l'installation de la dépression existe donc peu ou prou dans tout psychisme humain. Quand la nécessité d'assurer le déni parental ne dépasse pas une honnête moyenne, cette nécessité « commandante » prépare l'individu, ainsi rendu plus ou moins vulnérable, au second temps du complexe de castration ; le déni parental n'altère alors que relativement peu les qualités médiatrices de la messagère de la menace de castration. Au-delà de cette moyenne une exacerbation du narcissisme-phallique se fait sentir (ou de l'envie du pénis) : cette part exacerbée constitue une opinion. Autrement dit, le narcissisme phallique ne contre-investit pas dans sa totalité la perception du manque qui a authentifié la menace de castration tout en compensant par une hausse de l'estime de soi le deuil qui s'en est suivi ; le narcissismephallique maintient aussi pour une part le fétiche parental et sous cet aspect s'y lie une valeur érotique. Cette part, qui conserve à l'image de l'individu l'aptitude à figurer le pénis érotique du père de sa mère, constitue la virilité au sens populaire du terme : l'opiition, qu'elle soit

(1) C'est pourquoi les auteurs pensent que la façon dont est traité actuellement le personnage de la mère dans de nombreuses publications ne fait que traduire le blocage du sens qui règne en maître de nos jours dans le champ de la psychanalyse.


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proférée par un homme ou par une femme, est toujours d'essence virile. Le second courant de la vie sexuelle, tel qu'il fut décrit par Freud, constitue dans sa pratique une opinion et ce n'est pas un hasard si le déprimé se désigne comme l'objet méprisé de ce second courant. Ainsi siège au sein du narcissisme-phallique un aspect partiel sexuel « viril », étranger au sujet, qui littéralement pourrait s'en détacher et être remplacé par une identification hystérique plus apte à servir directement sa sexualité personnelle. C'est de cet aspect partiel du narcissismephallique que naît la protestation mâle antihystérique. La violence de cette protestation n'est sans doute pas sans rapport avec le danger « qu'elle se détache », rééditant une disparition d'un fétiche mâle et la reprise de la voie hystérique (celle du double retournement pulsionnel). La protestation mâle ne se confond donc nullement avec le contreinvestissement du double sens par le sens, elle constitue une opinion qui n'admet aucune discontinuité, et en conséquence aucun passage des rejetons de l'inconscient, même si elle proclame leur existence. Au surplus, à partir de l'opinion peut s'instaurer une relation sadomasochique qui exclut toute possibilité de double retournement pulsionnel même si cette opinion en affirme la possibilité. Une telle relation a perdu contact avec le fantasme « on bat un enfant », véritable fantasme originaire, tout en acquérant une valeur perverse : la liaison de la virilité au sadisme, provenant d'un processus de déni, a un caractère fétichique. L'objet de cette visée à structure perverse doit être « convaincu ». Il est alors poussé, dans la dépression s'il se laisse faire, ou bien à développer un système de contre-opinions, quelquefois nommées non sans un certain cynisme inconscient « défenses antidépressives ».

«... D'ailleurs le travail au moyen de l'hypnose était fascinant. On éprouvait pour la première fois le sentiment d'avoir surmonté sa propre impuissance (c'est nous qui soulignons), le renom d'être un thaumaturge était très flatteur... » (S. Freud, Ma vie et la psychanalyse).

C'est donc au sein de la structure même du psychisme humain que se tient une forme de clivage qui, contrairement au clivage classique, renforce le second temps du complexe de castration. On le retrouve à l'oeuvre aussi bien dans le transfert que dans le contre-transfert, bloquant plus ou moins les possibilités d'émergence des rejetons de l'inconscient. Ainsi, le narcissisme-phallique (et son corrélat l'envie du pénis) contient peu ou prou une visée perfectionniste intraitable qui situe l'estime de soi au niveau du tout ou rien, parce que mesurée en fonction de son pouvoir de contention de l'angoisse parentale (ou, si


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l'on préfère, de l'hystérie d'angoisse parentale). Cette visée est à la base de ce qu'il est commun d'appeler le conservatisme. Ce qui compte n'est pas le contenu de l'opinion mais son organisation : une opinion ne peut être mise en danger par une contre-opinion organisée selon la même visée inconsciente qui reste étroitement apparentée à la suggestion. Le mouvement opposé à l'opinion-suggestion est l'influence. Celle-ci correspond à la pression qu'exerce un objet non perçu. C'est pourquoi l'influence joue pleinement son rôle dans la contagiosité de l'identification hystérique, contagiosité qui englobe le tiers manquant dans la modification qu'elle imprime à la visée pulsionnelle. L'opinion affirme au contraire la présence de celui qui la profère, elle est plus prosélytique que contagieuse. Issue du déni parental elle dérobe à l'individu sa propre image impossible à investir en tant que telle. La même visée sous-tend opinion et déni : s'opposer à la création d'un discours personnel qui ne peut acquérir cette qualité originale qu'en contre-investissant individuellement le double sens des contenus inconscients, double sens qui reste apte à jaillir à la moindre défaillance de ce contre-investissement. L'opinion accuse l'individu capable d'un tel discours d'exercer une mauvaise influence. Psychanalytiquement parlant, l'opinion est toujours mensongère : c'est une contrainte épuisante qui lui a attaché une valence virile ; si elle qualifie l'identification hystérique de « féminine », elle n'en cherche pas moins une clientèle « à baiser » au sens vulgaire du terme. (Dans cette perspective, être qualifié d'hystérique parce qu'on manie la séduction sans accorder ses faveurs à une opinion quelconque répond certes à une vérité.)

C'est en exerçant une « mauvaise influence » au sens où l'entendent les mères apeurées que l'analyste viendra à bout du blocage du sens que tend à instaurer son opinion (ou ce qui est complémentaire, en subissant la mauvaise influence de son patient). Il n'est pas dans notre propos de faire le procès de l'opinion, mais d'en signaler l'existence générale, sa parenté avec la dépression, son rôle au niveau de l'idéalisation et enfin sa tendance à bloquer le sens. L'aspect « opinion » (en particulier sous la forme du diagnostic) de quiconque tend à s'exacerber devant la dépression et cela à un tel point que toute interprétation donnée lorsqu'elle se manifestera, interprétation psychanalytique ou non, sera marquée par une tendance à bloquer la variété et la mobilité du sens. Seule, avons-nous dit, est retenue la raison du mépris, à propos du contre-transfert supposé de Freud à l'égard de Tausk. La dépression est le destin de toute opinion qui se laisse aller... (Nous avons également parlé de la monotonie qui apparaît dans Deuil et


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mélancolie.) Peut-on faire percevoir à l'inconscient du déprimé que cette image passée de lui-même, la « grande », celle qui écrase sa petitesse actuelle, ne fait que sceller sa disparition dans une nuit à laquelle ne succéda pas le jour ? Comment sortir d'un état dépressif, sans garder en soi le risque d'y retomber, autrement que par le vécu d'un deuil ? Ce deuil comporte l'appréhension d'une pulsion érotique, issue du sujet seul et qui par ses capacités de double retournement le crée tout à la fois comme sujet et objet du désir, et qui au sein du refoulé secondaire conserve son aptitude aux identifications hystériques. La reconnaissance de l'existence de cette pulsion dans l'inconscient ne fait pas sauter la barrière du refoulement mais implique un certain renoncement aux objets en tant que dits narcissiques, ou d'étayage (ceux qui constituent pour le déprimé ce que nous avons dénommé la « gardienne de l'investissement libidinal »). Le besoin d'opinion reflète le besoin de cette conjoncture qui permet alors une relation sexualisée sous la forme perverse du sadomasochisme adulte au sein de la conjoncture. Au cours de l'analyse, celui qui s'accroche à son besoin de l'opinion en raison de l'exacerbation d'une part importante de son narcissismephallique (découlant d'une défaillance de sa mère dans son rôle de messagère de la menace de castration) se heurtera aux plus grandes difficultés, tant en raison de la qualité de son transfert que de celle du contre-transfert qu'il tend à susciter. L'observation courante montre que bien des patients choisissent leur analyste en fonction des opinions qu'ils lui prêtent... (on ne prête qu'aux riches), plutôt que de se laisser influencer par une compétence qui leur conviendrait mieux personnellement. Le fait de troquer une opinion politique pour d'autres opinions qui se targuent d'être psychanalytiques n'est qu'un troc et non une analyse des motifs qui rendaient le besoin d'opinion impérieux. En définitive l'analyse des origines d'un certain type de contre-transfert nous a contraints à nous livrer à de long commentaires sur le deuil, la mélancolie, la dépression, tout en laissant subsister une lacune. En effet, on peut certainement imaginer comment l'opinion d'un psychanalyste, s'exprimant alors sous la forme de l'interprétation, viendra modifier l'opinion d'un analysé. Nous avons critiqué ci-dessus l'utilisation de techniques qui atteignent ce but en s'en prenant au refoulement secondaire et en faisant prendre conscience au patient de son désir d'être l'objet sexuel passif d'un « grand », exigeant, par le biais de « l'introjection », qu'il devienne aussi grand que lui. Mais on ne peut imaginer une telle situation sans penser — et c'est là que se situe la lacune de notre discussion — aux heurts qui opposent sans relâche


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les aînés à leurs cadets et vice versa ; et aussi à l'absence concrète de ces heurts chez l'enfant unique toujours placé entre un absent d'avant et un absent d'après. La psychanalyse montre que Individualisation des frères et soeurs se caractérise par la différence dans les investissements dont chacun fut l'objet de la part des parents. L'âge, la situation sociale, les facteurs objectifs, en général, ne jouent que très indirectement un rôle ; ils constituent des événements qui mobilisent certains aspects de l'inconscient des parents au détriment d'autres. II n'est pas rare qu'un seul enfant entraîne chez la mère la faillite de son rôle de messagère de la menace de castration par le père, faillite due alors à la prédominance de mécanismes de déni. Oscillant pauvrement entre l'obligation d'assurer le déni maternel et l'identification à la forme défensive de ce déni : satisfaire chez sa mère l'envie narcissique du pénis ; privé de la constitution (de l'autocréation) d'un moi idéal, le déprimé potentiel ne verra chez un autre membre de la fratrie, capable de répondre par des identifications hystériques au désinvestissement de ses objets fournisseurs de contre-investissement (d'étayage), que la trace de ce moi idéal qu'il n'a pu former. Ce frère (ou cette soeur) deviendra subjectivement pour lui la représentation du « grand », dont la mère n'exigerait aucune réassurance puisqu'il serait le « moi idéal » personnifié, une figuration du « phallus » et précipitera son organisation dépressive. A moins que cette identification, opérée par le sujet, de l'autre au phallus, source d'excitation et de haine parce que, injustement, il apparaît de ce fait comme l'objet érotique de la mère (puisqu'elle ne saurait s'inquiéter pour lui), ne suscite chez cet autre la création d'une opinion censée s'appliquer à celui qui n'a pour mission que de la rassurer. Or, ce « contraint à assurer le déni maternel » commet à ce propos une erreur d'appréciation, car si le moi idéal vient bien effectivement constituer le noyau du narcissisme primaire, organisation de base qui dans les conditions d'une conjoncture moyenne assure à la personnalité une bonne assise de départ, il n'en reste pas moins vrai que par rapport au concept du phallus, ce moi idéal n'en représente que la métaphorisation. Affectée de ce fait d'un « en moins » elle est apte à produire d'autres métaphores au sens large du terme (de se déplacer sur d'autres représentations ou de se condenser avec elles). L'opinion ne perçoit pas cet « en moins » et confond souvent la chose en soi et la métaphore par l'affirmation de son réalisme.

Pour en terminer avec cet aspect de la structure de la personnalité, ne devons-nous pas nous demander, tout comme Freud en 1938, si finalement nous n'avons pas fait que décrire une fois de plus le clivage


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du moi ? Assurément, mais alors nous avons décrit sa représentation par le contraire : l'opinion qui, impuissante à saisir la nature de l'identification hystérique, coexiste plus ou moins avec elle tout en la désavouant d'une part, et tout en la considérant d'autre part d'une façon totalement erronée qui se prête avec aisance à la construction d'un système fétichique.

Vouloir rendre tout l'inconscient conscient ou même préconscient n'est pas seulement une visée impossible, ce serait vouloir détruire la vie psychique, faire de l'homme un robot sans passé phylogénétique ni individuel. Freud avait bien défini le but de la psychanalyse : aboutir à un refoulement remanié et plus efficace. Il avait aussi montré la voie la plus propre à assurer ce travail, voie qui à partir de l'association libre des idées et du récit des rêves conduisait à l'interprétation des pensées latentes, c'est-à-dire à la prise de conscience des modes de travail de la pensée inconsciente. Cette technique, forcément spéculative, sujette aux incertitudes et qui exige du psychanalyste la connaissance de sa sensibilité personnelle à la perception excitante du manque, tient compte du va-et-vient des contenus refoulés de part et d'autre de la barrière du refoulement secondaire ; si elle « influence » le patient ce n'est pas en le soumettant à une machine à influencer ; elle ne cherche pas davantage à le soumettre à une opinion qui bloquerait le sens en suspendant l'oscillation mots-choses, le va-et-vient. Sans doute n'avonsnous pas évité tout à fait cependant de nous laisser glisser quelque peu sur cette dernière pente ou du moins, en laissant percer des aspects polémiques, à éponger une part de notre culpabilité inconsciente à travers une certaine régression faite de resexualisation (par rapport à d'autres positions théoriques) de notre démarche spéculative. Ces défaillances, à inscrire au compte du psychanalyste, sont certes inévitables et ont partie prenante au niveau du contre-transfert.


ILSE BARANDE

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Les caractéristiques de la parole de l'analysant creusent le lit d'une perception souvent ignorée d'elle-même. Elle n'en est pas moins agissante, forme d'un contre-transfert au long cours. Mélodies, séquences, ruptures se silhouetteront peu à peu, ne délivrant leur pleine signification qu'en fin de parcours, parfois à l'occasion de leurs variations. Ces aspects ont une grande importance pour composer notre audition, nous muer en mélomanes de la prose parlée, informer notre sensibilité, instruire nos soupçons, nuancer nos certitudes. Un musicologue peut-être disposerait de la langue susceptible de désigner les phénomènes en question; mais en l'absence du pianiste des Verdurin auquel la demander, la petite phrase de Vinteuil (1) est d'apparition capricieuse, sujette aux inflexions de la seule tradition orale, histoire d'une histoire.

La réceptivité de l'analyste aux; effets de voix, inhérents au langage parlé, est exaltée et amplifiée d'être « flottante » (2), non infléchie par les soucis du dialogue, de la réplique, de la compétition, de la politesse. Cette réceptivité est moins exposée à l'oreille d'escalier si l'on peut dire. Les intonations sont autant de mimiques, de postures vocales d'une grande subtilité. L'auditeur attentif reproduit-il avec son larynx les postures correspondantes comme cela se produit dans la lecture (non rapide) ? Peut-être est-ce à quelque passage interne qu'il doit d'ériger son antenne à la voix grise, souvent un peu rocailleuse qui contient des affects puissants, au ton lacérant un énoncé qui ne paye pas de contenu, au timbre d'un tiers qui fut involontaire avant d'être emprunté de façon ludique. Les exemples seraient innombrables. C'est pourquoi nous retiendrons deux illustrations cliniques où les modes de la vocalisation se sont imposés comme un contenu majeur.

Louis hissait les doubles consonnes, les faisait claquer (II, nn, ss, pp). Cette manifestation de force n'allait pas sans un certain maniérisme dû à la répétition soigneuse. Elle inscrivait sa durée dans un discours continu, prolongation du mouvement vers le dehors qui garantissait à Louis que l'inverse, le silence avec le risque de la coupure, pénétration de mon fait, ne se produirait pas. Il savait colmater à

(1) A la recherche du temps perdu, Marcel PROUST.

(2) Ou peut recevoir ainsi le conseil « d'attention flottante » de S. Freud : ne pas raisonner, construire, associer soi-même au point de perdre ces avertissements discrets mais si éloquents.

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l'aide de redondances ou par d'autres artifices de coordination, les pauses inévitables et gagnait ainsi la suite sans intervalle. Si le timbre et le style souriraient au minimum de ces astuces phobiques, il faut l'attribuer au plaisir important de donner de la voix.

Louis faisait sonner et briller les doubles consonnes telles des monnaies de valeur, leur survenue égayait sa ceinture sanitaire du parler permanent tout comme son vocabulaire judicieux ou choisi. Un équitable partage entre le désir et la peur de séduire, et surtout l'aspiration passive y incluse, le faisait se soupçonner d'être lassant ou ennuyeux avant que j'aie pu m'en aviser. Mes rares paroles qu'il affectait vouloir éviter à tout prix étaient parfaitement mémorisées, utilisées après un délai décent de désodorisation et alors véritablement savourées et acquises.

Rétrospectivement, il y avait dans ce mode de communication ce que le matériel « associé » fournit à sa manière. Les peurs de castration, pénétration auditive, très accessibles étaient proches de la conscience. Leur caractère défensif n'épuisait pas leur signification. Elles offraient l'agrément de justifier l'expansion narcissique à se dire, redire, toucher en s'entendant être entendu, multipliant ainsi les zones de contact et de volupté. Ainsi Louis était phobique avec un certain bonheur. Sa répugnance manifeste à la prise de parole de l'analyste, apprivoisée sur le tard, lui permettait de vivre la surprise et le dépit ( !) du supportable et d'un trouble finalement maîtrisable.

Des modifications en cours de cure se feront jour. La préciosité du redoublement diminue sans qu'il soit abandonné ; son usage bien plus irrégulier n'est plus méticuleux, obsédant. Le tissu du discours est plus relâché, moins précis, incisif, répétitif ; le ton plus abandonné est plus divers ; l'assouplissement du contrôle laisse place à des inflexions gouailleuses, à des mots approchés vulgaires ou argotiques. L'analyste est pris à témoin, à l'occasion sollicité, parfois apostrophé à la deuxième personne ou inclus « vous pourriez » ou « n'est-ce pas ». La communauté sensorio-sensuelle est exploitée. Des imaginations érotiques par le contenu mais distanciées par le ton sont courageusement produites à la première personne et non plus de façon livresque. La forme particulière à Louis du danger mortel continue à structurer sa vie intérieure mais elle a cessé de vampiriser la spontanéité de son corps, de marquer d'un sceau phobo-obsessionnel son mode d'expression. Son ton manifeste des parcours plus variés, aérés et perméables.

Evoquer Jeanne après Louis relève du contraste. Les silences sont sa matière première habituelle et inaugurent longuement chaque


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séance, ponctuent les phrases mais se logent aussi au sein des énoncés inachevés. Plages, soupirs, suspens jouent sur la disponibilité de l'auditeur tant dans le sens de le tenir en haleine que de le stupéfier et endormir. L'articulation paresseuse, la recherche du mot exact, le volume vocal faible, sans tonus, peu variable confluent dans le sentiment d'une asthénie contagieuse.

Cette ambiance sonore ne favorise pas une perception immédiate, autre que celle de la protestation de ne vouloir surtout rien imposer, ne pas s'imposer. Il faudra tout un temps d'analyse d'événements passés et intercurrents pour démêler la position transférentielle condensée dans l'intonation. Il s'agit d'une retenue, d'une rétention ayant une valeur de vérification de la capacité de l'analysée de retarder ou refuser une explosion expulsive ressentie comme une perte par effraction hors d'elle. Cette éventualité, ressentie accessoirement comme dangereuse pour son objet, était au premier chef une crainte de perte de substance pour elle-même. Ces affects profonds de la relation binaire puisent un renforcement dans l'identification au comportement de l'objet oedipien. Les caractéristiques ainsi reprises assurent sur un mode plus hystérique la permanence et l'abréaction de ce qui fut subi dans le passé et actualisé sur ce mode dans le transfert.

Plus accessible, cet aspect est la première étape de l'élucidation, délicate car le courant de l'investissement amoureux est non moins destiné à demeurer secret que ses aspects agressifs à rester ignorés. Ces derniers renvoient au danger d'arrachement déjà mentionné. Le décryptage extra et intra-transférentiel est alors tenu d'opérer avec la plus extrême discrétion de telle sorte que les changements soient imperceptibles. La signification acquise précède de beaucoup la modification qu'elle peut entraîner, la rendant quasi insaisissable. Cette signification est sollicitée de la part de l'analyste, ce qui permet aussi de la traîner en longueur, de l'émousser, examiner, remettre, etc.

L'interversion qui met Jeanne en position de père et moi à sa place, et ceci quant au seul style vocal, occasionne, on le devine, plus d'une difficulté. Il s'agit de reconnaître l'identité de cet autre, d'apprécier la qualité de la relation ainsi exprimée et, par la suite, de percevoir le jeu transférentiel et vice versa. Encore confuse du temps écoulé, enfin au point croit-on, on apprend que ce délai est à hauteur de la protection apeurée qui entoure ces émois de tant de précautions et veille à changer de plan pour les abriter et s'il y a une fuite quand même, que ce soit à l'initiative de l'analyste.

Davantage que pour Louis, il importe avec une personnalité telle


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que Jeanne de ne pas méconnaître l'ampleur des significations dérobées dans les aspects formels de l'exprimé jusqu'à ce que, bien des années après, la force de l'âge acquière son pouvoir de conviction et de séduction.

Nul doute que le praticien, à l'insu de toute préoccupation intentionnelle, ne soit attentif aux phénomènes que j'évoque. Il semble que l'on puisse rendre compte de la clinique analytique sans même y faire allusion explicitement. Implicitement, par la vocalisation du récit, par la syntaxe de l'intervention s'il s'agit de relation écrite, l'analyste s'essaie à restituer le chant qui a si largement contribué à son information.

Je ne vois qu'avantages à ce que nous soyons plus conscients de ces perceptions sans oublier les voies immédiates et médiatisées par l'analysé que parcourt toute profération de notre part. Le ton fait une musique qui, plus impérativement que les contenus, peut sauver l'analyse du contre-transfert de la pente glissante des refoulements.

J'en arrive à attribuer à la substance vocale — non identifiée comme telle — d'être à l'origine de certaines dénominations qui font miroiter la génération spontanée. N'est-ce pas ainsi que le lecteur, et d'autant plus qu'il est non praticien, risque de recevoir les allusions à « la communication des inconscients », au « non-verbal » ou au « para-verbal ». Or il s'agit avant tout d'une matérialité sonore, toute physique circulant entre des organes émetteurs et récepteurs différents de ceux de l'écriture.

Serait-ce le caractère temporel, séquentiel de la parole proférée qui lui acquiert ce halo de mystère ? Je serais tentée de le croire et que nous connaissons mal les éléments qui nous captivent. La « sympathie » que Freud postulait comme indispensable pour assurer une cure (en 1895) est largement tributaire de la curiosité portée à chaque nouvel auteur de la parole. De même nous portons en nous les ramifications, les coups de coeur qui nous attachent à une composition musicale ou plastique d'acquisition parfois longue. Si cette dimension n'épuise pas la qualité mouvante du contre-transfert, elle en est une composante majeure, le guide le plus avisé de nos actualisations mnésiques.

Les univers macroscopique, microscopique et psychique échappent à peine moins à nos connaissances qu'à notre ignorance : « Plus on apprend plus on ne sait rien » (Dutronc). A peine moins : Discerner que l'information de l'analyste et de l'analysant qui s'entend, est faite aussi des médiations vocales contribue, je le crois, à notre compréhension de l'évolution de la cure analytique à travers l'écoute de nos contretransferts.


C.-J. PARAT

A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT

Des analystes écrivent sur le contre-transfert. Ils rompent avec la discrétion à laquelle ils se doivent, tentant, au-delà de leurs particularités individuelles, de confirmer leur similitude, leur fraternité singulière. Ainsi faisant, ils s'adressent aussi à un public qui comprend ceux et celles qui leur ont fait et qui leur feront la redoutable confiance de les choisir pour les aider dans la conquête de l'étroite frange de liberté intérieure possible. S'exprimer devant ce public à propos d'un sujet on ne peut plus brûlant pour lui, c'est à la fois le combler et le décevoir.

Comme l'ont souligné certains auteurs, Robert Barande (1), Michel Neyraut (2), Piera Castoriadis-Aulagnier (3), c'est l'existence du psychanalyste qui contribue à créer la demande d'analyse, la demande d'un analyste et la rencontre analytique. Quelle est, chez le psychanalyste, cette possibilité relationnelle toute prête qui permet que s'instaure la situation analytique, quel est son désir, pour reprendre la terminologie de nos collègues ?

Ce désir du psychanalyste repose sur la conjonction de deux séries d'éléments, les uns généraux, les autres plus particuliers. Les éléments généraux, constants, concernent l'ensemble des patients éventuels et paraissent résumer la conception que l'analyste se fait de sa fonction. Les éléments particuliers interviennent au niveau du choix de tel ou tel patient et ont un caractère de variabilité, leur mise en oeuvre nécessite un contact personnel et implique déjà quelque chose qui s'apparente au contre-transfert.

Les éléments généraux concernent donc le choix du métier d'analyste et la conception de la fonction analytique. Primordial apparaît l'intérêt pour le fonctionnement mental ; son origine, en deçà de l'analyse personnelle, repose sur l'existence de voies sublimatoires anciennes qui caractérisent certaines formes d'organisation du propre appareil mental. L'analyse personnelle s'en trouve aidée, car elle favorise l'investissement du processus analytique et contribue à l'élargir et à l'enrichir.

(1) Robert BARANDE, La naissance exorcisée, Denoël, 1975.

(2) Michel NEYRAUT, Le transfert, P.U.F., 1974, « Le Fil rouge «.

(3) Piera CASTORIADIS-AULAGNIER, Demande et identification, in L'Inconscient, juillet - septembre, 1968, n° 7.

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La confiance en l'efficacité de la technique analytique et le sentiment de l'utilité à aider d'autres à se dégager de mécanismes névrotiques répétitifs participent à l'utilisation et à l'inscription sociale de la fonction. Au sentiment de l'utilité (qui procède de tendances altruistes) s'adjoint celui d'une responsabilité (satisfaction narcissique), donc d'une liberté ; liberté toute relative, mais liberté cependant, dans certaines limites définies. Ce serait une grossière erreur que de confondre ici responsabilité et pouvoir, de confondre aussi désir d'aider l'autre à se dégager d'entraves intérieures, avec désir de guérir et besoins de réparation édifiés sur la culpabilité et la méconnaissance des limites étroites de notre action, car la modestie (intérieure sinon manifeste) reste la vertu mineure mais indispensable à l'exercice de la psychanalyse, et le goût de la vérité ne peut aller sans elle.

Comme nous le verrons, dans le jeu analytique, l'exercice de notre fonctionnement mental nous est une source de plaisir qui compense la dépense d'énergie nécessitée par ce jeu de patience, l'épuisement libidinal qui l'accompagne, la solitude inévitable.

Cependant, il est exclu que n'importe quel analyste puisse analyser n'importe quel patient. R. Barande a très finement mis l'accent sur le fait qu'une demande d'analyse, c'est une demande d'un analyste. Il s'agit de savoir qui peut travailler à l'analyse avec qui, et il intervient dans le choix réciproque des éléments bien particuliers qui opèrent une sorte de tri. Certains signes négatifs ou positifs, indices d'un contretransfert lourd, qui entraîneraient un affect gênant la liberté d'investigation, empêcheraient l'accord de pouvoir se faire. C'est un cas caricatural assez rare. Peut-être d'ailleurs l'éveil de l'analyste doit-il être surtout attentif à la perception de mouvements défensifs qui tentent de refouler ou d'obturer certains émois contre-transférentiels immédiats plus insidieux.

Les points d'accord bilatéral ne se situent pas forcément pour leur plus grande part au niveau conscient. En effet, le personnage le plus antipathique ou le plus charmant (au sens de la vie courante) nous apparaît sous une incidence différente quand il vient à nous, dans la mesure où nous nous posons, d'emblée, le problème de sa vérité ; et chacun sait que nous pouvons fonctionner au mieux avec des patients que nous n'aurions pas l'idée de fréquenter dans la vie... Le problème posé par ceux que nous ressentons comme « fréquentables » se situe d'une manière différente, car il s'agit justement de renoncer une fois pour toutes à les fréquenter ; une fois pour toutes, je préciserai plus loin ce que j'entends par là.


A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT 547

Le premier contact, l'entretien préliminaire, comporte des échanges très importants pour l'avenir de la cure, en particulier à cause du faceà-face qui permet le passage (dans les deux sens) d'éléments qui devront secondairement, au moins chez le patient, emprunter la voie de la verbalisation. L'échange, en effet, s'effectue par la parole ; mais par le regard, la mimique, l'intonation, le geste, le rythme, il s'établit aussi une communication infraverbale. Ainsi, parallèlement à ce qui contribue à l'établissement d'un diagnostic (type relationnel, modes de défenses, aperçus sur les conflits et Jes contenus), l'analyste tient compte intuitivement d'éléments plus ténus qui font entrer en résonance l'ébauche de ce sur quoi pourra s'établir son contre-transfert. Ces mouvements sont d'ailleurs inconsciemment mais parfaitement perçus par le consultant et pèsent sur son désir de venir ou non chez cet analyste (voir sur son désir de venir en analyse ou d'y renoncer), souvent de vouloir à tout prix cet analyste-là et pas un autre.

Ces articulations ne sont pas les plus fâcheuses, à charge pour l'analyste de savoir déceler ce qu'en réalité, à travers la démarche manifeste, l'autre attend de lui, en tant que quoi, on le veut si fort... L'écueil à prévoir, lorsque l'articulation se fait très aisément, où l'un et l'autre se sentent d'une certaine façon faits l'un pour l'autre (et ce n'est pas pour rien que la terminologie qui convient rejoint celle de la rencontre amoureuse), l'écueil réside dans les difficultés du sevrage, de la séparation, du deuil de la fin de la cure. Mais l'analyste le sait, du moins il est censé le savoir, et il a les moyens de commencer pour sa part ce deuil, faute de quoi l'autre risquerait de ne pas pouvoir le perdre.

La fonction analytique plonge ses racines les plus anciennes dans une pulsion voyeuriste (i) dont la sublimation s'opère à l'aide d'un retournement et d'un changement de but, pour aboutir à la possibilité d'examiner en soi le fonctionnement mental de l'autre.

Ainsi, les mouvances de la relation et les contre-mouvements que l'analyste est amené à percevoir en lui-même constituent la part au plus haut point utilisable du contre-transfert tant qu'elle reste intermittente et maîtrisée (2). L'identification nécessaire à l'écoute ouverte s'opère à l'aide d'une introjection transitoire, avec laquelle alterne une

(1) La pulsion voyeuriste reprend et synthétise par rapport à l'objet dans l'espace visuel, quand celui-ci est acquis, un certain nombre de mouvements qui l'ont précédée dans l'ordre de la coenesthésie, de l'oralité, de l'analité, de la motricité.

(2) C'est cette part que nous désignons habituellement par le terme contre-transfert (bien que l'expression contre-mouvement soit plus exacte), en l'opposant au contre-transfert véritable ou contre-transfert lourd, c'est-à-dire agi et non contrôlé.


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reprise de l'identité dans la différence, et une élaboration capable d'aboutir à une formulation verbale, destinée ou non à être communiquée. Selon les moments et les modes transférentiels évidents ou subtils, l'essentiel de l'identification suscitée intéresse le mouvement pulsionnel ou défensif du patient lui-même, ou celui de l'objet par lui investi dans cette démarche ; ce travail s'effectuant à l'aide d'une résonance qui utilise la bisexualité psychique de l'analyste, à partir de fantasmes préconscients ou inconscients du patient. Les mécanismes en jeu s'apparentent à ceux du rêve, et certains auteurs n'ont pas manqué d'établir la comparaison entre la séance d'analyse et le rêve (1).

Le discours du patient vient d'emblée, ou après un temps de latence, ranimer des éléments inconscients et préconscients qui concourent à la formation d'affects, de représentations, de fantasmes, de pensées. L'analyste est stimulé par des éléments, verbaux en majorité, qui sont l'équivalent de restes diurnes, et subit une sorte d'activation incessante de traces mnésiques. Certains éléments du dire du patient se trouvent enregistrés, maintenus en latence et prennent, à partir de l'éveil contre-transférentiel, dans un deuxième temps, une valeur révélatrice et utilisable. Il est remarquable que, parmi les éléments verbaux et non verbaux fournis au cours du premier entretien, certains se sont trouvés attirés par une certaine masse préconsciente ou inconsciente, personnelle à l'analyste. Ils serviront secondairement à reconstituer des ensembles vivants quand ils auront été réactivés par l'intermédiaire de l'ébranlement contre-transférentiel.

L'utilisation du contre-transfert est donc un moyen privilégié pour la poursuite de l'auto-analyse, comme l'a bien décrit C. Stein (2). Aussi profonde qu'ait été une analyse personnelle, elle n'a jamais pu envisager qu'un nombre limité de situations et les matériaux variés dans leurs contenus et dans leur assemblage présentés par les patients ne manquent pas de mettre l'analyste à l'épreuve de vécus nouveaux, d'émois, de défenses, de fantasmes, de constructions qui sont un matériel d'élection pour la poursuite de l'auto-analyse. L'écoute ouverte s'opère ainsi à l'aide d'une circulation du conscient vers l'inconscient et de l'inconscient vers le conscient, l'essentiel du travail semblant bien s'effectuer dans les couches profondes du préconscient.

(1) « Le désir préconscient du psychanalyste en séance serait de pouvoir former une sorte de rêve, susceptible de se prêter à un travail d'auto-analyse à partir du matériel associatif apporté par le patient », Denise BRAUNSCHWEIG, in Psychanalyse et réalité, rapport présenté à Lyon en juin 1971, Revue fr. de Psychanal., 35, 1971, n° 5-6.

(2) Conrad STEIN, L'enfant imaginaire, Denoël, 1971.


A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT 549

La dynamique du transfert et du contre-transfert s'appuie sur un dispositif qui aide à l'instauration de la situation analytique. Le contrat analytique, au départ de l'établissement de cette situation, est hétérogène, bien que présenté par l'analyste comme un tout ; en effet, il comporte parallèlement à la règle d'association libre pour le patient et à la règle de neutralité-abstinence pour l'analyste qui en constituent le coeur, les clauses habituelles concernant le divan, les horaires, les absences, les vacances, le paiement... L'ensemble de ces clauses contribue à constituer un cadre qui a une valeur structurante et qui est susceptible d'être utilisé comme équivalent symbolique (1).

Denise Braunschweig a donné la meilleure description de la séance de psychanalyse « idéale » (2) où elle souligne la capacité de l'analyste de « prendre en soi, de se saisir des représentations fournies par un autre pour les mêler à ses propres contenus inconscients et pour élaborer un fantasme dont pourra être déduit le fantasme inconscient du patient ». Elle aboutit à l'hypothèse qu'il pourrait s'agir « d'un mécanisme d'identification hystérique rendu libre, disponible et sans fixité, par l'analyse personnelle du futur analyste ». Le fonctionnement du psychanalyste en séance met l'accent ici sur un certain fonctionnement mental autoérotique qui s'exprime ainsi en termes de première topique freudienne. Sous une incidence voisine, on peut dire aussi qu'il met en jeu bien évidemment les instances désignées par la deuxième topique qui sont étroitement liées au passé infantile de l'analyste, et c'est dans cette mesure d'ailleurs que le contre-transfert peut cesser d'être l'instrument idéal pour devenir facteur d'aveuglement.

Si la dynamique du contre-transfert, comme celle du transfert, intéresse la mise en résonance des divers plans de la vie mentale, l'économie tout entière se trouve concernée, car la séance d'analyse entraîne aussi, à un degré moindre, mais cependant repérable, une participation du corps érotique et même du corps somatique. Ainsi l'analyste amené à ressentir les différents mouvements intérieurs de l'autre effectue ses choix techniques selon tel ou tel mode et à tel moment de la dialectique analytique. Le contre-transfert non maîtrisé infléchit ces choix en fonction d'un investissement de l'autre en tant qu'objet libidinal, dans l'oubli ou à rencontre du développement du processus analytique. Les variantes sont nombreuses, nous en envisagerons quelques-unes plus loin.

(1) Cf. l'article de Jean-Luc DONNET, Le divan bien tempéré, Nouvelle Revue de Psychanalyse, automne 1973, n° 8.

(2) In Psychanalyse et réalité, Lyon, 1971.


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Cependant, si classiquement le désir de l'analyste concerne l'installation et le développement du processus analytique en utilisant la névrose de transfert avant d'aider à sa liquidation, l'expérience de cas où le processus analytique est défectueux ou intermittent, et où l'aspect économique prend une importance particulière en raison de la fragilité de l'organisation mentale du patient, nous amène à poser une hypothèse supplémentaire. Il semble, en effet, qu'il circule entre les sujets de chaque couple analytique un double courant transférentiel et contretransférentiel, et ceci sans doute dans tous les cas. Doublant la névrose de transfert, précédant souvent son établissement et les contre-mouvements qui guident le choix du maniement technique, il s'établit en effet, à un niveau d'organisation différent, ce qu'on pourrait désigner par le terme de transfert de base, ou relation de base (1), qui trouve une correspondance chez l'analyste et d'où celui-ci tire intuitivement les nuances appropriées à tel ou tel patient, les rythmes, les mises aux mesures, et l'essentiel peut-être des modes d'articulation de sa technique et de sa théorie avec tel sujet particulier. Peut-être ce courant constituet-il le soubassement indispensable pour que l'analyse puisse se dérouler à travers les moments critiques de la névrose de transfert, humus où s'enracine l'essentiel de ce qu'on a désigné par alliance thérapeutique (mais en situant celle-ci à un niveau infraconscient et non au niveau du Moi conscient...). De la part du patient, il s'agit d'un investissement régressif où les vécus affectifs et les échanges préverbaux occupent la première place (2). Du côté de l'analyste, le contre-transfert repose sur une neutralité fondamentale et accueillante. Accueillante en effet et attentive aux possibilités que se déroule l'analyse, mais aussi à ses imperfections comme à ses impossibilités, c'est-à-dire en une faculté d'établir un souple balancement entre l'investissement de son désir d'analyste concernant le processus analytique, et sa mise en attente, voire son désinvestissement. Il est amené à jouer ainsi une sorte de rôle de « pare-excitations » par rapport à son patient... peut-être touche-t-on là l'aspect le plus profond de la règle d'abstinence. Cette relation basale me paraît très proche de ce que Jean Guillaumin (3) propose de désigner

(1) Cette relation de base me paraît avoir une certaine parenté avec le « fantasme de base » issu de la « pulsion thalassale » décrit par Robert BARANDE, in La naissance exorcisée, Denoël, 1975.

(2) Un tel vécu, prolongé dans le temps, peut prendre une valeur thérapeutique en dehors de toute possibilité d'analyse véritable. La relation infraverbale s'apparente à la relation duelle, alors que la névrose de transfert, quel que soit son niveau, s'inscrit constamment dans un registre triangulaire.

(3) Jean GUILLAUMIN, Psychanalyse, épreuve de la réalité psychique, Nouvelle Revue de Psychanalyse, automne 1975, n° 12.


A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT 551

par « anaclitose de transfert », par sa constance, sa nécessité, son rôle organisateur. La difficulté pour certaines organisations fragiles réside au niveau du sevrage, la liquidation de cette relation se révélant alors longue, délicate, parfois impossible.

Parallèlement aux manoeuvres transférentielles classiques qui visent à nous circonvenir, à nous séduire, à nous réduire, l'utilisation d'aspects imprévus de la réalité objective, les effets de surprise suscités par un acte manqué ou une circonstance fortuite, sont l'occasion pour le patient de tester la position profonde de l'autre à son égard (si toutefois des projections trop massives ne font pas écran) et pour l'analyste de tester son contre-transfert.

Les exemples cliniques, que chacun peut trouver dans sa pratique, occuperaient beaucoup de place et devraient se trouver soumis à des tris ou à des mutilations regrettables, aussi nous les laisserons de côté.

Les rêves de contre-transfert constituent un matériel d'élection pour l'étude de la dynamique en cause. Ella Sharpe (1) préconisait de se montrer particulièrement prudent dans ses interprétations après un rêve où apparaissait le patient... Si nous écartons les rêves où un patient apparaît dans le contenu manifeste (en fonction d'éléments de sa séance de la veille jouant le rôle de reste diurne) pour représenter un objet pulsionnel à valeurs étagées dans le temps autour duquel gravitent les mouvements du rêve, il reste que certains rêves mettent en scène (en utilisant la régression narcissique et la fonction égoïste du rêve) des patients en analyse dont le dire a éveillé en nous un désir de réponse libidinale. La mise en scène est souvent révélatrice du point faible par où s'est engouffrée la tentation contre-transférentielle, du conflit interne qu'elle a suscité, des aménagements et des déguisements utilisés ; la place est souvent lisible du Surmoi analytique et de l'Idéal du Moi dont la présence imagée résulte du désir de faire cohabiter sur une même scène des désirs aussi contradictoires qu'égrenés dans le temps ; les associations aboutissent bien entendu, à travers déplacements et condensations, à un nombre restreint de désirs érotiques infantiles.

Le niveau libidinal où se situent ces rêves peut constituer une fort bonne confirmation, quant au niveau de la demande issue par la voie transférentielle.

Un type particulier de rêves qui s'apparentent au cauchemar peut se trouver induit par les contenus de séances de patients psychotiques. Ce sont sans doute les mêmes patients dont Pontalis, à la suite de Harold

(1) Citée par M. SCHLUMBERGER dans son rapport Introduction à l'étude du transfert en clinique psychanalytique, XIVe Conférence des Psychanalystes de Langue française, Paris, 1951.


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Searles, écrit qu'ils font des tentatives pour nous rendre fous (1). L'effort pour reprendre dans une mise en scène onirique des verbalisations angoissantes et difficiles à intégrer à cause du type d'identification déstructurante qu'elles proposent, et qui sont ressenties comme un danger pour le propre équilibre, signe la tentative pour maintenir à la fois le sommeil, le lien avec le patient dans le travail thérapeutique et l'équilibre psychique personnel. Il s'agit en effet pour ces malades, écrit Pontalis, de « court-circuiter la possibilité d'une action représentative ». Les émois contre-transférentiels ainsi déclenchés peuvent peut-être venir ébranler les zones profondes désignées sous le nom de « processus originaire » par Piera Castoriadis-Aulagnier (2), présentes en chacun de nous... Les fantasmes singuliers (et d'une violence qui nous surprend parfois) que ces malades induisent pouvant sans doute être considérés comme l'indice d'une tentative pour reprendre, au niveau du processus primaire, des émois ressentis comme aliénants.

Ainsi, le fonctionnement mental du psychanalyste est utilisé et impliqué dans l'analyse en dépit du reproche d'indifférence qui nous est souvent fait. Cela ne va pas sans risque pour le contre-transfert (au sens où nous l'avons entendu jusqu'ici) de rencontrer certains avatars... Mal maîtrisé, non analysé, le contre-transfert vécu prend une valeur d'acting-in. Il a été défini comme l'homologue de ce qui se produit chez le patient en état de transfert (3). Qu'il s'agisse de répondre au désir du patient d'une manière active ou passive, de ne pas situer sa démarche à sa vraie place, de réparer, de compenser, de protéger, de trop parler, de trop se taire, multiples sont les formes d'expression du contretransfert. Je n'en soulignerai que quelques-unes.

Le contre-transfert adaptatif et le contre-transfert de soumission à une idéologie constituent deux aspects d'une démarche identique qui effectue un déplacement du centre d'intérêt de la réalité psychique, vers les diverses formes de la réalité extérieure objective. Le contretransfert normatif entraîne l'analyste à jouer un rôle de parent, de soutien, de conseiller, d'éducateur, il signe la soumission de l'analyste à certaines normes caractéristiques de la société où il vit. Michel Neyraut (4) a justement souligné un danger qu'il est difficile d'éviter

(1) J.-B. PONTALIS, A partir du contre-transfert : le mort et le vif entrelacés, Nouvelle Revue de Psychanalyse, automne 1975, n° 12.

(2) Piera CASTORIADIS-AULAGNIER, La violence de l'interprétation. Du pictogramme à l'énoncé, Presses Universitaires de France, 1975, « Le Fil rouge ».

(3) Cf. le rapport M. SCHLUMBERGER, op. cit.

(4) Michel NEYRAUT, Le transfert, Presses Universitaires de France, 1974, 4 Le Fil rouge ».


A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT 553

totalement en écrivant que « la subordination éthique de l'analyse aux idéaux implicites d'une société déterminée est un fait discernable ». Le maintien de la discipline analytique dans son statut asocial (non pas antisocial, asocial) suppose le non-engagement passionnel dans une action religieuse, politique, éducative... Nous sommes sous le risque de nous laisser enfermer dans l'éthique globale de notre génération et de notre société. L'éventail d'âge de nos patients peut dans ce sens nous aider à éviter une certaine sclérose en regard de l'évolution sociale et de ses répercussions sur les modalités du vécu individuel. Mais les limitations de notre adaptabilité, qui ne peuvent aller qu'en augmentant avec l'âge, nous contraignent à envisager, par avance, un renoncement à notre activité, souhaitable avant qu'elle ne se dégrade (1).

En ce qui concerne la réalité au sens courant du mot, le psychanalyste ne peut jouer qu'un seul rôle : celui de témoin. Il est amené à la confirmer, à la souligner (elle joue souvent le rôle de troisième dans le système triangulaire). Le oui qu'il est amené parfois à prononcer ne peut avoir valeur de jugement ou d'encouragement que s'il s'égare dans un contre-transfert, mais il a valeur de reconnaissance d'une réalité, c'est un oui de vérité, d'un poids considérable à certains moments de la cure.

La réalité propre de l'analyste, sa présence, pour reprendre un mot qui a fait couler beaucoup d'encre, n'intervient qu'indirectement dans la mesure où son équation personnelle marque d'un certain rythme, d'un certain style, les modulations de son écoute et de ses interventions.

Si l'analyse parallèle du contre-transfert et si l'acceptation d'interprétation éventuelle venant du patient font partie de la règle du jeu, l'exposé, la communication au patient du contre-transfert ne peuvent que troubler ce jeu. La solitude de l'analyste est une réalité inévitable.

Une variété de contre-transfert, que j'appellerais « d'exigence » aux dépens de la neutralité fondamentale nécessaire, et conséquence d'un investissement trop absolu et trop rigide du processus analytique (un désir trop exclusif du psychanalyste), court le risque de s'exprimer et d'être ressenti comme une exigence impossible à satisfaire, créant ou aggravant une blessure narcissique, nous avons déjà souligné cet aspect.

(1) Si un certain nombre de ces écueils paraissent faciles à éviter en ce qui concerne les cas courants, il n'en va pas toujours de même quand il s'agit de futurs analystes, lorsque nous rencontrons chez eux des conduites perverses par exemple. Notre difficulté vient en partie du fait que nous parvenons mal à désinvestir d'autres variétés de responsabilité endossées à d'autres moments (au niveau du travail de commission d'enseignement en particulier). Il existe aussi, de fait, un alourdissement de la situation en raison de la notion de pouvoir attachée à la situation sociale de membre titulaire, et de la séduction de fait qu'elle exerce.


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Laisser se développer des « temps morts » (apparemment morts) à valeur psychothérapique n'entraîne pas un abandon de la neutralité. Bien des éléments qui jouent au cours d'une cure, hors le dévoilement de l'inconscient, pourraient à juste titre être rangés dans les temps « psychothérapiques »...

Les acting liés au contre-transfert nous amènent sur un terrain délicat (1), celui du risque « d'accidents du travail » analytique. Qu'il s'agisse d'acting-out, agi dans un contre-transfert latéral (latéralisé) où l'auto-analyse peut mettre en relation un agir de la vie personnelle de l'analyste (amoureux ou agressif dans les cas les plus typiques), avec un émoi contre-transférentiel, point de départ d'un déplacement. Qu'il s'agisse d'un acting-in — le plus voyant — il constitue un risque réel, constant, de l'exercice de l'analyse dont le jeu utilise l'amour de transfert. Par là même il détermine une crainte souvent contre-investie par une négation ou une défense phobique (2).

L'accident le plus classique concerne un investissement oedipien et contre-oedipien de la situation et un acting qui a valeur incestueuse. L'analyse seule, ou l'auto-analyse, permet une compréhension plus fine et peut déceler si l' acting a surtout une valeur de réponse pulsionnelle à une démarche pulsionnelle, si l'essentiel du poids de la séduction a été le fait de l'un ou de l'autre des deux protagonistes, et surtout si la constellation transférentielle oedipienne avait tout son poids d'authenticité, de réactualisation, ou bien si elle a servi d'occasion défensive et de point d'appel à la rupture de la situation analytique, cette rupture pouvant réaliser une démarche phobique en relation avec l'évitement de l'issue d'un matériel plus angoissant (prégénital fréquemment).

Les suites de l'acting et de la rupture, si elles s'inscrivent chez le patient surtout dans la zone surmoïque, s'inscrivent chez l'analyste défaillant dans le registre de l'Idéal du Moi, amené qu'il est à ressentir l'acting comme une faute professionnelle, une rupture du pacte établi en lui-même au départ de la cure. C'est probablement en fonction de cette blessure au niveau de l'Idéal du Moi, plus qu'en fonction des positions surmoïques, que l'acting amoureux paraît redoutable et qu'il est stigmatisé chez ceux qui y succombent, par ceux qui ont besoin de croire qu'ils peuvent se maintenir hors du territoire du risque. Et pour(1)

pour(1) Il faut bien reconnaître, sauf à eu parler allusivement sous l'imprécise rubrique du contre-transfert, les analystes restent fort discrets sur leurs « tentations » autant que sur leurs coupables amours », S. LECLAIRE, in On tue un enfant, Ed. du Seuil, 1975.

(2) Citons des exemples caricaturaux de pauvre défense devant les exigences de l'amour de transfert : « Je ne suis pas libre », « Je suis marié... » « En d'autres circonstances... » qui édifient autant de gênes au développement du fantasme.


A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT 555

tant, pas d'analyse possible sans accepter de se mouvoir par moments dans une zone étroite, au plus près du danger certains jours... Et ce ne sont sans doute pas les moins bons analystes qui sont « accidentés », les moins bons se maintiennent à une distance telle qu'ils privent leurs patients d'une aide irremplaçable. Le risque de déraper sur le contretransfert est au métier d'analyste ce qu'est au métier de couvreur celui de tomber du toit ; en avoir conscience contribue à ne pas s'y laisser surprendre, comme pour le couvreur le fait de savoir les toits glissants... L'évocation de l'acting amoureux réactualise la question de l'importance du sexe de l'analyste.

« Au fait, écrit S. Leclaire, les analystes ont-ils un sexe ? Nous ne pouvons, analystes-hommes, sauf à nous retrancher dans la surdité, qu'expérimenter à notre tour que « rien ne nous permet de dénier à l'état amoureux qui apparaît « au cours de l'analyse le caractère d'un amour véritable » (1) que, de plus, rien ne nous permet de prétendre ni que nous n'y sommes pour rien, que prendre une femme en analyse est démarche étrangère à toute attitude séductrice, ni surtout que l'interdit que nous instaurons avec la relation analytique nous garantisse de quelque façon du risque d'aimer (ce serait plutôt l'inverse) » (2).

La réalité sexuelle de la femme-analyste lui fait, bien entendu, courir un risque similaire (3), avec de surplus, à certains moments aigus du transfert amoureux, l'obligation de se livrer à un périlleux exercice d'équilibre (équilibriste conviendrait peut-être mieux) entre l'investissement de sa fonction analytique et la mise en résonance de sa passivité féminine. Le patient, dans l'investissement de son rôle d'homme (4) : séduire, diriger, pénétrer est au bord du geste, de l'acte, de la mainmise sur l'autre au sens propre ; la femme-analyste le sait, le sent grâce à la mise en jeu de sa vulnérabilité à l'homme, qui lui confère le « rôle » complémentaire (être séduite, dirigée, pénétrée). Il s'agit pour elle, sans manoeuvre de fuite ou d'évitement, de maintenir présentes à la fois cette vulnérabilité et la maîtrise de la situation analytique; c'est un exercice possible, l'expérience le montre, mais délicat... Lorsqu'il s'agit d'un couple homme-analyste-patiente, l'analyste, lui, possède dans la

(1) S. FREUD, Observations sur l'amour de transfert, in La technique psychanalytique.

(2) S. LECLAIRE, On tue un enfant, Ed. du Seuil, 1975.

(3) Je n'exclus pas pour autant l'amour de transfert homosexuel féminin ou masculin, mais le risque qu'il comporte se situe à un niveau relationnel différent de celui auquel je me réfère ici.

(4) L'analyse montre que ce « rôle i se réfère au vécu d'un certain moment de l'âge oedipien où la relation du petit garçon avec sa mère se précise dans le sens d'une identification au personnage paternel viril qui dirige et protège, et où s'affermit l'investissement de son pénis comme organe conforme à la réalisation de son désir de la pénétrer.


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situation correspondante les deux variétés de maîtrise à la fois, ce qui apparaît, vu de l'autre bord, comme moins périlleux (1).

Cependant, si ce registre est le plus spectaculaire parce qu'il réactualise la tentation et le tabou de l'inceste, il existe d'autres variétés de tentations et de contre-transfert agi, moins voyantes, mais dont la toxicité, pour être plus insinuante, n'en est sans doute que plus lourde. Je veux parler du contre-transfert narcissique. Celui-ci investit le patient comme objet apte à satisfaire le besoin d'amour ou la toutepuissance. Les formes qu'il peut prendre sont variées et utilisent les besoins du patient par la voie d'échanges sadomasochistes (que l'analyste endosse l'un ou l'autre rôle), par la voie de manoeuvres protectrices ou généreuses qui maintiennent la sujétion et la régression.

Le jeu sadomasochiste où l'analyste favorise et parfois suscite l'agression du patient peut lui servir, à lui, de terrain d'évitement ; car si certains modes d'agression évidents sont plutôt satisfaisants en ce qu'ils signent la levée d'inhibition, il en est d'autres qui, s'exerçant sur un mode plus subtil (mais plus profond), visent les zones de fragilité de l'analyste repérées intuitivement par le patient, et on saisit alors combien l'encouragement à un mode agressif peut en obturer un autre.

Le désir narcissique de l'analyste peut aider au maintien et même au renforcement de l'image idéalisée que le patient se fait de lui, à son profond dommage, si aucune prise de conscience, ni aucune circonstance ne vient dévisser le piédestal.

A l'approche de la fin d'une analyse, une tendance à utiliser le hic et nunc un peu plus qu'il n'est nécessaire, un petit peu plus longtemps qu'il n'est nécessaire, peut contenir et marquer la tentation, la tentative de ralentir le processus qui va mener à la séparation.

La déception objectale à laquelle aboutit l'analyse du transfert (si elle comporte parallèlement un gain narcissique) aide au sevrage en laissant issue à l'agression et en amorçant le deuil de la relation. Ce deuil, l'analyste doit l'avoir, lui, prévu, accepté et commencé bien avant... sachant qu'aussi loin qu'il pourrait accompagner l'autre, ce ne serait pas au-delà de l'obligation d'accepter « que l'essentiel de ses désirs anciens toujours vivants ne seraient pas satisfaits, en particulier qu'il faut

(1) La situation réactualisée tient compte ici au maximum du fait que c'est l'homme qui pénètre et la femme qui est pénétrée, car elle réalise une coïncidence temporaire et critique de la réalité psychique et de la réalité objective du sexe de l'un et de l'autre. Le plus souvent, comme on sait, le sexe réel de l'analyste importe beaucoup moins que les fantasmes du patient, et que l'utilisation que l'analyste peut et sait faire des ressources de sa bisexualité psychique.


A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT 557

renoncer à la toute-puissance, au phallus et à l'inceste », selon l'excellente formulation de Denise Braunschweig (1).

Considérer les avatars et les accidents du contre-transfert c'est implicitement distinguer une forme souhaitable de désir du psychanalyste, et des formes qui vont à l'encontre du processus... La technique repose donc en réalité sur une éthique. Celle-ci trouve ses racines au niveau d'une connaissance dont une part importante repose sur une expérience vécue, l'analyse personnelle. Mais comme cette expérience n'est possible jusqu'à une certaine profondeur qu'en fonction de l'existence de certaines organisations mentales d'une part, de certains vécus archaïques d'autre part, on voit combien loin nous entraînerait la réflexion concernant l'étayage des positions contre-transférentielles et le choix des options théoriques ; si loin qu'il est préférable de ne pas s'engager sur ce terrain...

L'adhésion de l'analyste à la règle du jeu (qu'il propose, impose, lui, à l'autre) et la croyance en son efficacité irremplaçable, qui en fonde la rigueur, constitue le terrain d'ancrage de la relation de l'analyste à son patient. Le pacte de départ apparaît ainsi comme un contrat à deux volets (si nous laissons de côté les clauses annexes dont nous avons souligné l'utilité) : au patient revient le long travail pour libérer l'expression de ses facultés associatives, en prendre connaissance vraie et possession autant que faire se peut, à l'analyste l'écoute ouverte et sensible dans la neutralité et l'abstinence.

Comme l'a bien souligné M. Neyraut (2), il n'y a pas d'écoute neutre, il ne peut y avoir qu'une écoute libre, libre de s'intéresser et de se désintéresser successivement dans un mouvement d'identification et de reprise, la neutralité n'est pas définie par la situation d'écoute, mais par la règle d'abstinence (3).

S'il est vrai que le patient devra, au moment du sevrage, faire le deuil de son analyste (et le deuil des vivants est, sous certains aspects, plus difficile à faire que le deuil des morts...), l'analyste commence par « faire son deuil » de tout un secteur relationnel avec cet autre (4).

(1) Denise BRAUNSCHWEIG, Intervention au Congrès des Psychanalystes de langues romanes, Lausanne, 1966.

(2) Dans son livre Le transfert.

(3) Si la règle d'abstinence a été souvent définie par rapport au patient pour lui barrer les voies autres que le « dire », elle concerne l'analyste de façon beaucoup plus serrée.

(4) Je ne citerai que deux réflexions exemplaires communiquées par un analyste et une analyste à l'issue d'un entretien préliminaire : « Il va s'agir de la rendre baisable, mais ce ne sera pas pour moi (mais pour d'autres)... » « Quel dommage qu'un si beau garçon ne fasse pas l'amour (en référence aux femmes qui dans la réalité en bénéficieraient peut-être un jour) », réflexions qui marquent le renoncement d'emblée à investir l'autre en tant qu'objet érotique.


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Penser qu'à un autre moment, plus tard peut-être, pourra s'instituer un amour réciproque (quelle que soit sa forme) entre l'analyste et son patient, c'est un fantasme fréquent sinon constant qui fait partie du jeu transférentiel ; pour l'analyste c'est un fantasme contre-transférentiel à analyser, qui ne pourrait prendre forme de projet que pour colmater sa castration sous une forme ou sous une autre. Le contrat qu'il a proposé (et dont lui seul était en mesure de connaître toute la signification) comporte pour l'analyste de ne pas investir l'autre comme objet libidinal, abstinence qui ne paraît pas avoir de limite possible dans le temps, l'autre ne peut être un objet libidinal ni avant, ni pendant, ni après. Cette clause interne est inévitable compte tenu de l'intemporalité qui règne au niveau des processus inconscients et d'une partie des processus préconscients, sous peine de participer à l'édification de leurres qui masquent et tentent d'annuler (à l'encontre du travail analytique justement) les manques, les échecs, les renoncements, la castration sous ses différents aspects.

Si cette clause est assez aisément réalisée quand il s'agit de patients de clientèle courante, elle prend tout son poids et révèle toute sa difficile nécessité dans le milieu analytique relativement clos, où analystes et analysés ont à effectuer des deuils réciproques d'autant plus difficiles qu'ils sont amenés à se retrouver, avec le risque de maintenir certaines illusions transférentielles et contre-transférentielles.

Les conséquences, inévitables pour une grande part sans doute, de telles situations, pèsent sur nos échanges et sur notre travail commun. A. Green écrit que « le détachement de l'objet qu'est l'analysant pour l'analyste implique que le contre-transfert puisse se déplacer sur un autre analysant et que l'analysant soit maintenant susceptible d'être pour l'analyste un autre objet » (1). Oui, mais en ajoutant une précision : l'analysant devenu un autre objet n'est cependant pas, ne peut pas être l'équivalent de n'importe quel objet, comme si cette relation-là (transfert - contre-transfert) n'avait jamais été. De façon plus générale, il n'est pas possible, sauf à l'aide du refoulement, de vivre une relation comme si quelque chose qui a été n'avait jamais été. Tout laisse trace, les psychanalystes sont bien placés pour le savoir. Ce qui ne fait, bien sûr, dans le milieu analytique, que compliquer nos rapports.

Une assez grande solitude semble donc devoir être le lot inévitable de ceux qui exercent la psychanalyse. Elle trouve sa compensation dans un registre narcissique.

(1) A. GREEN, La psychanalyse, son objet, son avenir, Rev. française de Psychanalyse, 1975, n° 22.


A PROPOS DU CONTRE-TRANSFERT 559

Le maintien de la rigueur dans le travail satisfait l'idéal du Moi. Le paiement qui entre dans les clauses du contrat aide aussi à son maintien. L'argent, valeur abstraite, n'existe pas dans le monde infantile, sauf comme véhicule symbolique d'autres valeurs. C'est le moyen d'échanges dans la société des adultes et il aide l'adulte-psychanalyste à ne pas régresser, à ne pas attendre de son patient qu'il lui apporte personnellement autre chose. La satisfaction sur le mode du surmoi et de l'idéal du moi à respecter cet aspect du contrat n'est pas négligeable. Par ailleurs, l'argent gagné est le moyen d'achat d'autres conforts et d'autres plaisirs qui dégagent la relation de certaines tentations.

La prise ou la reprise de conscience de cet aspect, par le patient, le moment venu, l'aide à faire son deuil de la relation analytique.

En dépit de la rigueur de la règle du jeu, l'essentiel de la fonction analytique reste pourtant de l'ordre du plaisir. A partir d'une insatiable curiosité, l'exercice d'une sublimation maintient la voie ouverte vers la découverte, la connaissance, l'auto-analyse (1).

Il s'y ajoute un plaisir esthétique et créatif. Bien qu'il s'agisse d'une création temporaire, fragile, fugace, sitôt défaite, statue en matière de nuage, peinture en arc-en-ciel, oeuvre réelle cependant et mouvante comme un rêve, sans trace laissée dans le monde objectif, elle utilise et satisfait nos possibilités créatrices.

Une analyse, c'est une histoire qui va se trouver complétée de ses parties manquantes, mais c'est aussi, dans la relation, une histoire qui prend une certaine forme, le jeu du transfert - contre-transfert, qui passe par la forme permet de représenter et de verbaliser l'histoire.

Nos meilleures interventions ne s'appuient pas sur un savoir, ni même souvent sur une élaboration, mais sur un perçu, un ressenti, et s'expriment dans une communication directe qui court-circuite le conscient, le travail analytique s'apparente alors de façon très proche à la création artistique. Pour se prêter au cheminement de l'autre, en identification, il suffit souvent de donner forme verbale au mouvement intérieure qu'il a suscité, de l'accompagner (souvent en le précédant) sur les ondes qu'il a ébranlées. La résonance éveillée par certains mots qui s'isolent spontanément de leur contexte manifeste et que nous saisissons, la perception du double sens de certaines expressions, ouvrent

(1) « Ce qui constitue, écrit Conrad STEIN, une sécurité de plus pour le patient. Fondamentalement, l'analyse n'est affaire ni de scrupules, ni de bons sentiments, et je crois que les séances du patient ont les meilleures chances de déboucher sur sa psychanalyse, si elles sont pour son psychanalyste le lieu privilégié de la poursuite de la sienne, auquel cas il ne lui coûte pas de renoncer à s'engager sur un autre terrain avec celui qui s'en remet à lui », in L'enfant imaginaire, Denoël, 1971.


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en nous, vers notre monde inconscient une voie, une brèche, dont nous ne savons pas tout de suite où elle mène (car elle mène où l'autre a besoin d'aller), l'allusion, l'équivoque, l'ambigu, tracent un passage vers un inconnu indicible, non encore défini, dans une démarche bien proche du vécu de la création naissante.

Maintenir certains pertuis, certaines failles qui donnent accès à l'inconscient inépuisable, insondable, sentir ouverte la communication avec son propre flux inconscient, dont le rythme vient s'inscrire dans certaines expressions qui nous surprennent nous-mêmes, dans certains tons, dans certaine voix entendue comme porteuse du poids d'un autre aspect du monde, tout cela ne va certes pas sans plaisir.

Plaisir dont il faut pouvoir se déprendre, en temps voulu, mais qui pourra se retrouver, en se prêtant à d'autres recherches, en parcourant d'autres chemins, puisqu'une part importante de notre effort se doit d'empêcher l'obturation par le réel objectif des voies du dedans, par lesquelles on voit sourdre les constructions comparables à bien des égards à une fugace oeuvre d'art. Le plaisir narcissique de la fonction analytique peut ainsi compenser les renoncements de la règle d'abstinence. D'autant plus que clivages et illusions restent des possibilités ouvertes aux analystes hors du fauteuil comme à tout un chacun, la discipline analytique ne s'appliquant que dans le secteur du travail clinique...

Peut-on penser cependant que l'exercice de l'analyse laisse les analystes indemnes d'une certaine déformation ? On peut craindre que ne pèse sur leur vie l'habitude de comprendre, d'accepter, plus qu'il n'est sain de le faire dans la vie courante, comportements névrotiques et mouvements agressifs — et de les favoriser par là même.

Plus grave paraît le risque bien réel de ne jamais prendre à fond pour soi (avec le bénéfice narcissique qui leur est inhérent) l'amour, ni la haine qui leur sont adressés, le risque de ne jamais se croire réellement en cause, au centre éclatant de l'investissement de l'autre, compte tenu (trop tenu...) de la part de transfert incluse peu ou prou dans tout investissement d'objet. En d'autres termes, les analystes n'ont-ils pas tendance à perdre la faculté d'illusion qui facilite la vie en effaçant par moments la rigueur de la réalité, et à évoluer vers une conception pessimiste de l'existence ? Sans doute, mais une contrepartie souhaitable peutrésider dans l'indépendance acquise par rapport au besoin narcissique d'illusion, qui favorise une plus grande liberté érotique.

Décembre 1975 - janvier 1976.


OLIVIER FLOURNOY

CONTRE-TRANSFERT ET DESESPOIR

Ecrire à propos du contre-transfert est un défi à l'entendement. Que l'analyste puisse parler de l'inconscient de ses patients, passe encore, mais du sien propre, c'est vraiment là accéder sans pudeur aux plates-bandes réservées au philosophe.

Aussi pour éviter de me perdre en terrain étranger vais-je me contenter de parler de ce que je crois être le contre-transfert en situation analytique.

Ma thèse sera restrictive : 1) Le contre-transfert dont je parlerai s'oppose ou s'appuie contre, contre le transfert du patient. En ceci il lui est secondaire ; 2) Comme le transfert il est de nature sexuelle ou érotique, il est ainsi à la fois nuisible et utile ; 3) Il marque une faillite de l'instrument analytique puisqu'il resexualise le champ analytique ; 4) Sporadique mais inévitable, il pourra néanmoins être utilisé pour trouver et créer à la fois l'explication du transfert du patient qui est à l'origine de son émergence.

Je vais maintenant me situer rapidement par rapport à une phrase de Freud et à deux définitions classiques :

Freud (1) dit, comme chacun sait, que le contre-transfert qui surgit chez l'analyste est le résultat de l'influence du patient sur ses sentiments inconscients et qu'il se sentirait presque enclin à insister pour que l'analyste reconnaisse ce contre-transfert en lui et le surmonte.

Je pense que le « presque » n'est plus de mise et que c'est une tâche et une qualité importantes de l'analyste que de pouvoir reconnaître son contre-transfert — ce qui est différent que de n'en pas avoir —, donc de pouvoir se dégager de son emprise.

D'autre part j'appuierai sur « l'influence du patient », localisant cette influence au niveau du transfert, transfert que l'analyste n'a pas décelé au moment de l'émergence du contre-transfert, transfert du patient dont l'analyste n'est pas conscient.

Rycroft (2), dans son Dictionnaire de psychanalyse, donne deux

(1) S. FREUD, 1910, The future prospects of psycho-analytic therapy, S.E., XI, p. 145.

(2) C. RYCROFT, Dictionnaire de psychanalyse, Hachette, 1972.

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définitions. L'une dite correcte : le transfert de l'analyste sur son patient. Elle me paraît hors du domaine de la situation analytique. Un tel transfert ne déformerait pas le traitement comme le suggère l'auteur, il le mettrait sens dessus dessous. L'analyste ne pourrait dans ces conditions qu'attendre l'interprétation de son patient. Une seconde, dite extensive : c'est l'attitude affective de l'analyste envers son patient, y compris sa réaction à des éléments spécifiques du comportement du patient. Ce à quoi j'ajouterai que ces éléments sont méconnus de l'analyste.

Si le transfert consiste de la part de l'analysé à méconnaître l'analyste déformé par l'émergence des pulsions sexuelles infantiles inconscientes de l'analysé, le transfert de l'analyste consisterait en un même processus de la part de l'analyste : méconnaissance de l'analysé déformé par l'émergence des pulsions sexuelles infantiles inconscientes de l'analyste. Un tel état de choses enlèverait toute spécificité au terme contre-transfert et le « contre » n'aurait plus sa raison d'être, il n'aurait plus qu'une vague signification persécutoire et paranoïde qui impliquerait d'accuser l'analysé d'avoir détraqué son analyste. Pour qu'il y ait transfert de l'analyste il faut admettre que dans un moment d'aberration l'analyste soit en position d'analysé et vice versa. Non pas que cela soit impensable, mais cela sort du cadre et du sens de l'analyse qui veut qu'analyste et analysé aient des places et des rôles différents. Je garderai de ce fait au préfixe « contre » sa valeur de réaction, comme dans le mot contre-attaque par exemple, contre-attaque qui, si elle met en branle tout l'arrière-pays, n'en reste pas moins motivée que par une attaque.

Le Vocabulaire de la psychanalyse (1) parle « d'ensemble de réactions inconscientes de l'analyste à la personne de l'analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci ». Pour éviter de se perdre dans le cercle des réactions réciproques qu'une telle définition implique, je voudrais ajouter que l'on pourrait envisager ces réactions inconscientes comme n'étant pas du même ordre que l'action inconsciente de l'analysé qui les déclenche, du fait qu'une qualité requise de l'analyste est — comme le suggère Freud — de les reconnaître, c'est-à-dire d'en avoir une certaine conscience. J'aimerais donc nuancer et préférerais conférer certaines limites et certaines qualités à ces réactions. Je précise mon idée : l'analyste a conscience de, ou reconnaît ses réactions inconscientes mais ignore ce qui chez le patient les a déclenchées.

Pourtant, même avec ces limitations, c'est à mon avis tourner en

(i) J. LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, 1967.


CONTRE-TRANSFERT ET DÉSESPOIR 563

rond que de parler du contre-transfert si l'on n'a pas au moins une référence qui fonde une possibilité de différenciation entre analysé et analyste. Cette possibilité de différenciation, je la situerai délibérément par rapport à la réalité partagée. Mais, pourra-t-on me dire, il s'agit là d'un choix contre-transférentiel. Dans l'optique extensive sûrement, mais peu importe, ce qui compte c'est de commencer, et contrairement au point de vue extensif (soutenu récemment par Neyraut) (1) je réserverai l'appellation contre-transfert pour les réactions de l'analyste qui ont tendance à le faire sortir du champ de la réalité partagée, et transfert pour les actions de l'analysé qui ont tendance à l'empêcher d'y entrer, de se situer dans ce champ.

La personne qui entreprend une analyse est prise au piège d'une conception dite subjective et d'une perception dite objective de la réalité qui sont contradictoires et qui l'empêchent ou la forcent à agir. L'analyste, du fait de son état d'analyste et de sa technique, s'efforce de conserver un champ de réalité partagée où règne une relativisation réciproque de sa conception et de sa perception permettant à chacun des deux partenaires d'y avoir sa place. Ainsi conception et perception gardent leur potentiel subjectif-objectif dans la mesure où elles prennent corps dans un champ commun à deux.

Au piège qui oblige l'analysé de se débattre avec une alternance sans fin, ou même avec la conjonction, d'un analyste concret et inaccessible dans sa réalité matérielle, et d'un concept d'analyste abstrait et inaccessible dans son rôle de support du transfert, d'un analyste ou réel ou imaginaire, l'analyste offre le champ de la réalité partagée dans lequel il n'est plus ni réel ni imaginaire, mais symbole ou objet transitionnel.

Le contre-transfert, par référence à cette manière de présenter la question, est donc ce qui fait momentanément sortir l'analyste du champ de la réalité partagée. Et ce qui l'en fait sortir se trouve chez l'analysé. C'est à ce point que je refuse délibérément au contre-transfert la connotation de transfert de l'analyste. Dans ce contexte cette dernière acception serait à réserver pour tel analyste qui ne serait pas à même d'offrir à ses analysés un champ potentiel de réalité partagée, quels qu'ils soient, donc indépendamment de leur problématique individuelle.

Une analogie avec le rêve me paraît à propos. Le contenu manifeste d'un rêve d'un analysé — rêve qui concerne nécessairement son analyste — va mener à la prise en considération des restes diurnes communs ou partagés qui permettront d'en dégager le contenu latent,

(1) M, NEYRAUT, Le transfert, Presses Universitaires de France, 1974.


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le conflit infantile inconscient tel qu'il apparaît au travers du transfert et de la déformation de l'analyste. L'analyste pourra dégager et formuler le désir inconscient de l'analysé, qu'il soit désir ou désir de désir. L'attention est dirigée sur l'inconscient de l'analysé en tant que facteur nuisible à la réalité partagée. Une fois dévoilé, on espère que la déformation transférentielle s'en estompera d'autant.

Considérons maintenant un rêve de l'analyste dont le contenu manifeste concernerait son analysé. Indice classique d'un problème de contre-transfert. L'analyste est à même — ou du moins on aime à le croire —, d'y déceler les rejetons de son désir inconscient dirigé sur l'analysé avec l'aide d'un peu ou de beaucoup d'auto-analyse ; par contre c'est chez son analysé que quelque chose qui fait office de reste diurne lui a échappé, et l'interprétation du rêve est à chercher dans ce quelque chose de propre à l'analysé et qui est resté inconscient pour l'analyste, donc hors de la réalité partagée. Autrement dit c'est à partir de sa sexualité infantile dont il est supposé connaître les tours que l'analyste va tendre de dégager le contenu latent, à savoir les restes diurnes tels qu'ils sont apparus à son insu au travers du transfert de l'analysé lors de la séance. Pour comprendre son rêve, il faudra à l'analyste une nouvelle compréhension du transfert de l'analysé. Ou mieux : son rêve l'incitera à déchiffrer les interférences actuelles (restes diurnes) de l'analysé grâce à sa familiarisation avec les reliquats de sa propre névrose infantile.

Ainsi en va-t-il à mon sens de l'élucidation du transfert et du contre-transfert. Le transfert est élucidé par la compréhension réciproque de l'influence déformante de la névrose infantile inconsciente du patient sur la réalité actuelle de l'analyste. Le contre-transfert devrait être élucidé par la compréhension par l'analyste seulement de l'influence méconnue de l'analysé sur les reliquats de la névrose infantile de l'analyste, car ces reliquats ne concernent pas l'analysé. Dans les deux cas l'inconnue réside au niveau de l'analysé même si transfert et contre-transfert ont une source semblable au niveau de la sexualité infantile et même si leur résolution vise un but identique, le déclin du complexe d'OEdipe et des désirs et des interdictions qui lui sont liés ; ceci avec le double espoir d'un choix objectai plus adéquat et d'une créativité d'essence sublimatoire, sans le handicap des inhibitions d'origine complexuelle.

Le problème peut être envisagé de la même manière au niveau des identifications et des contre-identifications ; la cause déclenchante de ces dernières est à rechercher dans les identifications projectives et introjectives qui déforment l'analyste en plus ou en moins, même si


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les contre-identifications ont leur source au plus profond de l'analyste. Il est intéressant ici d'envisager les identifications dans une perspective « winnicottienne » présexuelle. C'est en effet à propos de cette capacité d'identification avec une mère suffisamment bonne que Winnicott (1) écrit : « On peut dire qu'au point de départ théorique le bébé vit dans un monde subjectif ou conceptuel », profonde vision des choses qui situe ainsi à ce niveau-là le point de départ des processus de la pensée et de la capacité à conceptualiser.

Ceci rend aux processus de la pensée un côté humain enraciné et incarné dans les arcanes corporels de la subjectivité, côté humain qu'ils avaient tendance à perdre dans leur assimilation aux productions anales, déchets morts même s'ils valaient leur pesant d'or, côté humain que Lacan aussi, me semble-t-il, tente de conserver au langage quand il refuse de se laisser prendre à son aspect transcendantal.

Toutefois il faut ajouter que, comme dans la vie où la mère suffisamment bonne n'est malheureusement qu'un idéal de mère, dans l'analyse l'analyste n'est jamais suffisamment bon pour accepter d'être conceptualisé sans réagir au moins une fois en retour.

En conséquence il faut admettre que les interprétations les plus élaborées, les plus objectives et les plus scientifiques, les mieux construites, sont justement celles qui portent en elles la marque du contretransfert — ici de la contre-identification du fait de leur non-sexualisation, ou présexualisation — le plus archaïque et le moins verbalisable qui soit. Le contre-transfert apparaît alors dans toute son ubiquité. Rien chez l'analyste en situation analytique, c'est-à-dire soumis aux assauts du transfert et des identifications de l'analysé, rien ne peut échapper à la marque du contre-transfert. Et c'est bien ainsi. Tout impliquera la personnalité de l'analyste dans sa totalité, comme réponse aux incitations de son analysé.

Alors pourquoi ne pas dire que l'objectivité n'est pas de ce monde et que l'analyste n'échappe pas à la règle ? En effet, et c'est pourquoi c'est cette ubiquité même qui me pousse à adopter un point de vue restrictif afin de rendre au moins au contre-transfert une signification opérationnelle. Le voici à nouveau :

Le contre-transfert serait l'expression du désespoir de l'analyste devant son incompréhension des processus inconscients de l'analysé dans la situation de réalité partagée propre à la cure. Il consisterait en, ou se traduirait par, une régression vers la sexualisation selon ses

(1) D. W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.


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modalités adultes ou infantiles, sexualisation qui va être utilisée en lieu et place de la technique analytique pour séduire l'analysé faute d'arriver à comprendre la signification du transfert. C'est également un retour à l'omnipotence narcissique incompatible avec le cadre de la réalité partagée. En ceci son utilisation est inacceptable telle quelle ; séduction et omnipotence étant juste le contraire de la visée de l'analyse. Par contre l'émergence du contre-transfert peut et devrait servir de signal pour chercher une nouvelle explication du transfert de l'analysé. L'art de l'analyste — et qui le différencie de l'analysé — est précisément d'être à même d'éviter de manifester son contre-transfert, d'éviter de tomber dans le cercle infini des actions-réactions, et d'employer son contre-transfert lorsqu'il surgit comme énergie de pensée pour construire et reconstruire le sens du transfert.

Je me référerai à un événement de la plus extrême banalité pour pouvoir poursuivre ma pensée.

Au retour des vacances l'analyste attend de retrouver ses patients avec intérêt, plaisir et curiosité. Cette attente est en principe la même pour tous car chacun d'entre eux contribue également à sa satisfaction, celle de pouvoir exercer sa profession d'analyste. De cette attente devrait nécessairement résulter l'étonnement de l'analyste devant tous ses analysés puisque chacun arrivera avec ses caractéristiques personnelles qui différeront par plus d'un point de son attente.

Lorsque l'analyste rencontre son analysé, différentes situations vont donc se présenter ; j'en imagine trois.

La première serait celle de l'analyste qui, contre toute attente, ne s'étonne pas et accueille tous ses patients avec la même et uniforme neutralité bienveillante. Pour ma part je vois là un problème de l'analyste et non pas un problème de contre-transfert, problème sur lequel je ne m'appesantirai pas et que je décrirai de la façon suivante : l'analyste, pour des raisons personnelles qui lui échappent et qui font de lui un mauvais analyste, n'arrive pas à situer son analysé dans l'espace de la réalité partagée. Soit que — s'identifiant aux parents de l'OEdipe — l'analyste ait réussi à se convaincre que son patient se présente comme l'enfant attendu, ou même à convaincre son patient de se présenter de telle manière que son attitude plaque avec la représentation idéo-affective de l'objet telle qu'il la désire. L'analyste répète ainsi en acte la destinée fantasmatique de l'Oedipe en se mettant du côté des parents,


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et force son patient à mimer l'enfant châtré ou angoissé à l'idée de l'être, donc l'enfant neutre et sage. Soit que, demeuré du côté de l'enfant de l'OEdipe, l'analyste ait une représentation idéo-affective d'un objet parental à laquelle il identifie son patient, représentation d'un objet dont il n'a pas le droit de ressentir la vie pulsionnelle, objet neutre et bienveillant comme ces parents auxquels on dénie toute excitation pour les rendre moins inquiétants.

Dans les deux cas l'analysé est alors la copie de l'objet espéré par l'analyste, objet personnel mais non pas objet analytique, aucune pulsion de l'analyste ne venant investir le champ de la réalité partagée, qui de ce fait n'est pas.

La seconde situation serait celle de l'analyste qui s'étonne. Ce qui paraît aller de soi. En effet son patient ne sera pas la réplique de l'objet analytique légitimement attendu. Pour l'être, il devrait se montrer curieux, intéressé, prenant plaisir à l'analyse, c'est-à-dire qu'il devrait faire de l'analyste le lieu de partage et de réunion de sa réalité psychique et de la réalité extérieure, il devrait en faire le symbole réunissant ses déchirements diachroniques et synchroniques, ou le symbole disjoignant ses fusions narcissiques. Et bien sûr l'analyste s'étonne car il n'en est rien, ou peut-être est-ce justement qu'il en soit ainsi qui l'étonné : il est ce lieu du partage mais en même temps il doit subir de ce fait des assauts idéo-affectifs en eux-mêmes discordants qui ne lui sont destinés que comme lieu de partage et non comme être avec ses propres tendances aux déchirements et aux fusions diachroniques et synchroniques. Le lot de l'analyste situé au lieu du partage est de réunir ce qui est distinct et de distinguer ce qui est réuni ; expressions qui me viennent en tête elles-mêmes comme symboliques, intermédiaires ou transitionnelles, alors qu'écrire unir ce qui est séparé et séparer ce qui est uni me paraît à la fois trop cru et trop pastoral, pouvant de ce fait verser plus facilement du côté de la seule réalité matérielle ou de la seule réalité psychique.

Etonnement donc, devant l'apparition des éléments oedipiens qui font de l'analyste partie prenante et arbitre du conflit triangulaire ou des blessures duelles.

Supposons que l'analysé arrive avec un air hargneux et que l'analyste n'en doute pas. Il faut alors admettre d'une part que quelque motion pulsionnelle de l'analysé soit à l'origine des avatars qui ont abouti à le rendre hargneux, et d'autre part que l'analyste, fonctionnant bien, ait pu s'étonner de la discordance avec son objet analytique et laisser quelque motion pulsionnelle monter en lui qui l'ait fait ressentir cette hargne. L'objet hargne est alors un objet de réalité partagée et la


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tâche qui incombe à l'analyste est celle de la neutralisation bienveillante, laquelle consiste à neutraliser ses propres pulsions lui ayant permis de ressentir la hargne, dans le but de pouvoir considérer celle de son analysé avec bienveillance. Le fait qu'on puisse ici parler d'identification ne fait que souligner combien les pulsions de l'analyste viennent de loin.

Ainsi, alors que l'analyste précédent qui ne s'étonnait pas accueillait ses patients avec indifférence, indifférence que pouvait masquer une attitude formelle de pseudo-bienveillance, cet analyste-ci, qui a pu s'étonner, peut-il accueillir son analysé avec une véritable bienveillance.

Si dans le premier cas j'ai parlé d'un problème de l'analyste, donc d'un problème qui n'est pas contre-transférentiel, dans ce second cas je ne parlerai pas non plus de contre-transfert bien qu'on puisse y voir du contre-transfert au sens large. Je pense plutôt qu'il s'agit là d'un analyste qui fonctionne bien dans le champ mal délimité du normal et de la névrose, d'un analyste qui n'a pas supprimé sa réalité psychique ni son historicité mais qui sait s'en servir à bon escient grâce à un continuel processus ou effort de bienveillante neutralisation.

Le champ de la réalité partagée distingue et réunit à la fois. Il permet la rencontre de l'analyste et de l'analysé, chacun avec ses propres pulsions, mais aussi de l'analyste avec sa capacité de bienveillante neutralisation. C'est alors que ce dernier devient par sa fonction d'analyste l'objet représentant de la réalité partagée, symbole ou trait d'union entre réalité psychique et réalité matérielle de son patient.

Ce qui est ici spécifique de l'analyste, c'est le « suspens », l'étonnement ; il ne passe pas à l'acte et il ne tire pas de conclusions. Et c'est surtout son dégagement, sa capacité de ne pas rester empêtré dans l'irnmédiateté de son ressenti, son dégagement de l'emprise de ses pulsions ou leur neutralisation.

Quelles qu'aient été les sources pulsionnelles de son ressenti, si elles remontent loin dans son histoire et sa structure personnelles, elles n'impliquent pas qu'il y ait transfert de l'analyste, et au même titre si elles remontent à l'histoire vécue de cette analyse-là, elles n'impliquent pas qu'il y ait contre-transfert. L'analyste n'a pas à se convaincre de la justesse de son observation pour se masquer ses déformations inconscientes ; il la ressent et s'en dégage (i).

(1) L'idée d'un travail à fournir par l'analyste, travail continu même s'il acquiert à l'occasion des qualités d'automatisme préconscient, fait que pour moi le terme d'analysant s'applique aussi bien à l'analyste qu'à l'analysé. Dans la situation de réalité partagée qu'est l'heure d'analyse chacun est analysant, mais chacun à sa façon, aussi pour pouvoir en parler de manière distincte, je préfère m'en tenir aux termes usuels d'analyste et d'analysé.


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Tout autre serait la troisième situation dans laquelle j'imagine un analyste étonné par l'aspect inattendu de son patient et qui en perdrait ses moyens, sa capacité de fonctionner en analyste. Surpris, il procéderait alors à un retrait de la réalité partagée pour se soigner, se consoler, se réparer. Ainsi par exemple pourrait-il présenter des inhibitions, des symptômes ou des angoisses allant jusqu'à la paralysie de la pensée par vide ou par trop-plein, tout occupé qu'il serait à combler son blanc ou à calmer sa rage, et à être simultanément incapable d'écouter ce qui lui est dit et par là même de pouvoir comprendre les causes de son étonnement.

Ce retrait sur soi-même peut être compris comme une régression et c'est ici que je verrais un événement authentiquement contre-transférentiel. Une manifestation de transfert de l'analysé déclenche chez l'analyste une réaction de type régressif qui consiste à renoncer à utiliser la méthode analytique au profit de l'utilisation de la sexualité, et plus particulièrement de la sexualité infantile. Cette réaction a sans doute — en gardant à l'esprit l'hypothèse nécessaire que l'analyste a été analysé et s'est familiarisé avec ses mécanismes de défense — un aspect répétitif qui dépasse l'analyste mais qui ne le surprend qu'à moitié et dont il sait qu'il est fondé sur son histoire à lui. Elle n'est donc pas pertinente mais elle est probablement inévitable en certaines circonstances. Aucun analyste ne peut se targuer d'être parfait au point d'avoir effacé toute trace de cicatrices ou de conflits dus à sa sexualité infantile, ce serait un analyste schizophrène, coupé de son passé.

L'émergence du contre-transfert peut alors mener à ce que redoutent à juste titre les analystes, à la séduction sexuelle du patient. Je cite une réflexion de Michel Fain (1) : « le contre-transfert dont l'appellation même est contestable est une manifestation de nature erotique supposant à la désexualisation qu'impose au psychanalyste le protocole de la cure ».

En fait la manifestation de contre-transfert de l'analyste, telle que je la décris, est effectivement déjà séduction erotique : l'analyste, paralysé dans son fonctionnement d'analyste, s'offre béant et sans défense à l'analysé, séduction masochiste qui incite à l'activisme sadique et encourage les tendances mégalomanes.

Mais le risque réside aussi dans une utilisation maladroite, défensive et projective de ce contre-transfert. En l'occurrence, si l'analyste se

(1) M. FAIN, Hommage au psychanalyste, in Documents et débats, Bulletin intérieur de l'Association psychanalytique de France, 11-5-1975.


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trouve sous le coup de sa symptomatologie contre-transférentielle qui l'empêche de se dégager pour être le répondant au niveau de la réalité partagée, le seul retrait de cette réalité consiste déjà en une séduction masochiste, mais toute élaboration défensive peut être subtilement employée pour en redoubler l'impact. Que l'on songe à une interprétation d'un analyste qui utiliserait son désarroi contre-transférentiel pour comprendre son patient et il y a de grandes chances qu'il ne comprenne alors que lui-même. Ce serait par exemple dire qu'on comprend que tel ami du patient se soit fâché dans telle circonstance puisque soi-même on a ressenti de la colère lorsque placé dans les mêmes circonstances par le patient. La séduction se poursuit de manière redoublée : sur le plan libidinal c'est implorer le patient, sur le plan narcissique c'est l'inviter à prendre en considération l'impuissance de l'analyste, c'est renforcer sa mégalomanie, alors que sur le plan rationnel ce n'est que prétendre à une compréhension psychologique de son patient.

Le problème me semble du même ordre au niveau des passages à l'acte. Qu'un analysé apporte une rose à son analyste et qu'elle l'accepte en le remerciant, ou qu'il l'invite à dîner et qu'elle refuse en le remerciant, je n'y vois là qu'un comportement d'une analyste civilisée et polie. Qu'ensuite elle se sente incapable pendant la séance d'y intégrer cet acte est autre chose ; cela indique une problématique contre-transférentielle et le recours régressif à la séduction.

Dans tous les cas c'est le travail de reconnaissance de cette régression grâce à l'utilisation de ce que l'analyste a appris dans sa propre analyse de ses automatismes de répétition qui lui permettra de construire et de reconstruire des hypothèses nécessaires à la compréhension et à l'élucidation du transfert du patient qui est à la base de la symptomatologie de contre-transfert.

Le contre-transfert devrait alors être apprécié comme un signe de désespoir de l'analyste, désespoir par perte de l'objet analytique ou perte du champ de la réalité partagée. C'est grâce à cette appréciation qu'il pourra l'utiliser au lieu de le nier, de le refouler ou de le projeter. C'est le désespoir dans le recours à la psychanalyse pour comprendre le transfert qui aurait déclenché la régression et le recours à la sexualité pour séduire faute de comprendre. L'inhibition contre-transférentielle est elle-même l'offrande séductrice de l'analyste pour que l'analysé non seulement ne lui échappe pas mais revienne à lui.

Le propre de l'analyste serait alors de comprendre que ce signal de désespoir, dans la réalité partagée, correspond à l'inconnue du transfert du patient et de pouvoir retourner son attitude pour tenter de la


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déchiffrer. Ce travail de retournement (du désespoir à la réalité partagée, de la sexualisation à la neutralisation) est une technique ou un moyen de l'analyste qui lui permet d'utiliser son contre-transfert de manière ni séductrice ni omnipotente. C'est un moyen de dégagement qui fait partie de l'acquis de sa propre analyse et de sa formation.

Ainsi de telles réactions de contre-transfert n'ont pas à être communiquées, même indirectement à l'analysé; elles doivent seulement servir à orienter l'analyste. Ce retournement vers un nouvel intérêt créateur pour découvrir le transfert du patient, inconscient à l'analyste ou méconnu de l'analyste, me paraît être la démarche analytique acceptable. Les autres sont du domaine personnel de l'analyste et n'ont pas à être partagées.

On pourrait alors se demander, pour ceux qui acceptent cette façon de voir, s'il ne s'agit pas en l'occurrence de névrose de contre-transfert. Pour ma part je ne pense pas qu'il soit justifié d'y voir une névrose dans la mesure où l'analyste se dégage rapidement de ces plongées contretransférentielles. Ce ne serait seulement que si le dégagement par le travail de retournement n'était pas effectué en temps voulu qu'on pourrait parler de névrose. La différence entre contre-transfert et névrose de contre-transfert dépendrait alors de l'appréciation subjective de chacun quant à la durée de l'événement contre-transférentiel. Ceci ouvre du reste un autre chapitre dans lequel trouveraient leur place les attitudes chroniques, les traits de caractère et les idiosyncrasies durables de l'analyste vis-à-vis de tel ou tel patient. Mais c'est là revenir à la question de la pathologie de l'analyste qui débouche sur le problème de l'élucidation de son propre transfert, et sur celui de savoir si un analyste suffisamment bien analysé est à même d'analyser n'importe quel patient susceptible d'analyse ou s'il aura plus ou moins de facilité selon les ressemblances ou les dissemblances de leurs expériences infantiles et des structures psychologiques qui en ont découlé. Personnellement je pense que chaque analyste fait un choix individuel que devrait trahir l'éventail de sa clientèle, et qu'un analyste bon pour un analysé n'est pas nécessairement bon pour un autre.

La façon que j'ai exposée de comprendre le contre-transfert implique que l'analyste doit l'éprouver. Mais qu'à la différence de l'analysé vis-à-vis du transfert, il est capable de le reconnaître et de s'en servir rapidement dans le but de rétablir la relation basée sur la réalité partagée, relation que l'analysé est venu chercher et qui permet l'utilisation des capacités de symbolisation.

Dans ce sens, je comprends qu'affiner son contre-transfert — se


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familiariser avec la manipulation rapide d'émergences intempestives et inévitables chez soi de pensées ou d'affects parasitaires et répétitifs d'origine sexuelle dont le dénominateur commun est le désespoir par rapport à l'efficacité de l'analyse — puisse servir la cause de l'analyse.

Et j'ajouterai pour terminer cette réflexion : m'étant laissé prendre au jeu, j'ai bien sûr dévoilé quelque chose de mon contre-transfert. Toutefois je m'aperçois que ce quelque chose n'échappe pas à une certaine tendance actuelle de l'orientation de la psychanalyse, à savoir l'intérêt pour les cas limites ou les franges narcissiques et psychotiques. Il semble bien que ce que je cherche à dire consiste aussi en ceci : que les névroses ça nous connaît et que nous sommes à même de nous dégager facilement de nos réactions à nos patients dans ce registre-là, au lieu de les refouler. Par contre que l'aspect limite est plus délicat ; qu'il se manifeste davantage comme coupure chez l'analyste, comme rupture dans son histoire ou dans sa structure, comme défaut de communication entre ses différents systèmes, d'où l'idée de désespoir par rapport à son fonctionnement, de désespoir devant la perte d'un fonctionnement mental permettant le repérage du discours de l'analysé dans le champ de la réalité partagée, et non pas l'idée d'un conflit interne entre refoulement et retour du refoulé.

La résolution du contre-transfert n'est ainsi plus de l'ordre de la souplesse affective au niveau des conflits défensifs, mais de l'ordre de la possibilité de se dégager de la mise à vif de la blessure narcissique ou de la coupure psychotique qui se traduisent par le désespoir vis-à-vis des capacités analytiques.

Cet état de choses est du reste fréquemment observé actuellement chez les analystes qui après des mois et des années avec des cas limites difficiles perdent espoir de jamais pouvoir arriver à leur fin. Mon expérience tendrait à me faire dire que ce désespoir n'est pas justifié, que c'est là du contre-transfert.

RÉSUMÉ

J'ai tenté de montrer que je réserve le terme contre-transfert pour les manifestations d'une régression soudaine et passagère de l'analyste à un fonctionnement sexuel ou narcissique séducteur d'origine infantile avec ses systèmes de défense usuels, auxquels j'ajouterai ceux qui sont actuellement de mode en rapport avec les cas limites, vide et rage. Cette régression serait motivée par un sentiment de désespoir déclenché par l'incapacité à comprendre le transfert du patient grâce à la méthode analytique. Le propre de l'analyste est alors de pouvoir, par un travail de retournement, s'en dégager et s'orienter


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vers la construction et la reconstruction d'une compréhension nouvelle du transfert.

Ce n'est que dans les cas où cette régression deviendrait durable et le dégagement impossible que je parlerais soit de transfert de l'analyste soit de névrose de contre-transfert selon l'appréciation subjective du lieu principal de la cause déclenchante.

Dans cette optique le contre-transfert garde une valeur opérationnelle pour l'évaluation subjective des indications de la cure, pour la conduite du traitement, et aussi, par sa raréfaction, pour l'appréciation du moment où terminer l'analyse. Affiner son contre-transfert, c'est-à-dire pouvoir se permettre la plongée régressive dans la mesure où s'en dégager semble assuré, est une expression qui peut acquérir dès lors droit de cité.



MICHEL DE M'UZAN

CONTRE-TRANSFERT ET SYSTÈME PARADOXAL (1)

« Croyez-moi... je reste conséquent avec mes instincts, »

Jack LONDON, Le loup des mers.

Lorsqu'il est question du contre-transfert, on commence souvent par situer le propos relativement aux diverses acceptions du concept. Tantôt on retient la définition étroite, qui ne concerne que les réactions inconscientes au transfert de l'analysé, avec leur accent le plus souvent péjoratif; tantôt on adopte une définition extensive englobant tout ce qui, de la personne de l'analyste, intervient dans la cure et peut même y jouer le rôle d'instrument. Michel Neyraut, on le sait, a repoussé encore les limites de cette définition en posant que le contre-transfert, en tant qu'il comprend la pensée psychanalytique et une demande implicite de l'analyste, précède même le transfert (2). Il n'y a peut-être pas lieu de choisir, c'est affaire de circonstance, encore qu'il soit prudent sur le terrain de suivre la première définition, la seconde se prêtant mieux à un travail spéculatif. Pour ce que je veux exposer ici, l'acception large est celle qui convient le mieux, on le verra, je pense, dans la suite de mon développement.

Depuis longtemps déjà je suis frappé par un phénomène singulier dont chaque praticien a sans doute fait l'expérience et qui se produit dans l'esprit même de l'analyste au cours de son travail. Tandis qu'il écoute son patient avec l'attention que l'on sait, l'analyste perçoit en lui une activité psychique différente de toutes celles, affects compris, qui lui sont habituelles dans cette situation. Brusquement surgissent des représentations étranges, des phrases inattendues et grammaticalement construites, des formules abstraites, une imagerie colorée, des rêveries plus ou moins élaborées, la liste n'est pas limitative, mais ce qui compte surtout, c'est l'absence de rapport compréhensible avec

(1) Conférence prononcée devant la Société psychanalytique de Paris, le 18 mai 1976.

(2) M. NEYRAUT, Le transfert, Presses Universitaires de France, 1974.

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ce qui se déroule présentement dans la séance. On serait alors tenté de dire que l'analyste s'est évadé de la situation, ce qui équivaut à une manifestation contre-transférentielle au sens le plus étroit du terme. C'est encore ce que l'on pense lorsque la fantaisie concerne explicitement le patient et qu'elle a de surcroît une allure plus ou moins régressive. Ce serait là le transfert de l'analyste sur un patient devenu pour lui le représentant d'une figure du passé. On peut aussi noter à cette occasion combien la situation est propre à mobiliser le « pervers polymorphe » qui sommeille en tout analyste, avec les conséquences que cela implique pour le fonctionnement mental de ce dernier. Mon propos, cependant, n'est pas d'en rester à ces considérations certes tout à fait essentielles, mais fort bien étudiées par de nombreux auteurs. Je pense en effet qu'à s'en tenir aux limites du contre-transfert classique, on n'est pas en mesure de saisir tous les aspects de l'activité psychique dont l'analyste est alors le lieu, précisément parce que certains d'entre eux paraissent bien échapper et aux problématiques personnelles, et aux positions doctrinales.

Les représentations en question surviennent donc à l'improviste, à n'importe quel moment de la séance, parfois dès le début. Chose remarquable, elles ne suscitent ni angoisse ni déplaisir, quel que soit leur contenu. L'analyste en est surtout étonné, d'autant plus qu'il doit naturellement s'interroger sur l'interférence de quelque conflit inconscient dont les affects auraient été inhibés dans leur développement. Ce qu'il éprouve alors est un subtil changement d'état, quelque chose comme un flottement très léger qui, paradoxalement, ne s'accompagne pas d'un fléchissement de l'attention. La parenté de cette expérience avec certains états légers de dépersonnalisation est évidente. Mais ici le changement paraît découler directement du discours ou de l'attitude de l'analysé, un analysé tout à la fois ému et impérieux qui aurait induit, chez l'analyste, une modification des investissements narcissiques. Après coup, lorsque l'analyste a le loisir de revenir sur ce qu'il a vécu dans un pareil moment, il constate que deux choses s'y trouvaient liées : une mise en alerte orientée vers l'objet, et une altération du sentiment de sa propre identité. Tout se passe comme s'il avait évacué ce qu'il y a de plus personnel en lui, tandis que s'instaurait une perméabilité spéciale de son appareil psychique, une autre ouverture vers de nouvelles activités fantasmatiques. Mais s'il en est ainsi, d'où viennent ces pensées, ces images, ces paroles qui entraînent pour l'analyste une sorte d'aliénation momentanée ? On est en droit de supposer qu'elles correspondent à des processus psychiques qui se déroulent chez l'analysé et qui n'ont pas encore été


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détectés. C'est ce qui expliquerait le trait le plus remarquable du phénomène en général, à savoir le fait qu'il est en avance et sur la compréhension du matériel proprement dite, telle qu'elle découle de déductions logiques, et sur les fantasmes que le patient est à même de formuler.

On se souvient que Paula Heimann a présenté en 1949, au XVIe Congrès international de Psychanalyse, un travail dans lequel elle exprime clairement la valeur du contre-transfert en tant qu'instrument de compréhension du patient (1). Pour Paula Heimann, l'analyste possède de l'inconscient de son patient une perception inconsciente plus aiguë et plus précoce que celle que peut permettre toute conceptualisation consciente de la situation. Au demeurant l'auteur s'intéresse essentiellement à l'état affectif de l'analyste, aux sentiments que le patient suscite en lui, d'où sa recommandation d'associer à l'attention flottante une sorte de libre sensibilité émotionnelle, ce qui va dans le sens de son désir de lutter contre l'image idéalisée d'un analyste impavide, détaché, et pourquoi pas, insensible.

Assurément ce travail a fait date, du reste divers auteurs ont suivi la même voie. Mais le phénomène dont je parle est bien autre chose que cette sorte de « résonance affective » qui, laissant dans le vague le côté spécifique de ce qui se passe alors dans l'appareil psychique, ne permet pas de conceptualisation quelque peu rigoureuse. Un autre auteur a fait un pas de plus dans cette direction, c'est Annie Reich, qui observe que fréquemment l'insight au matériel survient soudainement, comme s'il émanait de quelque région du propre appareil psychique de l'analyste (2). Celui-ci découvre tout aussi soudainement ce que son interprétation doit être et comment il convient de la formuler. Ce type de compréhension, ajoute l'auteur, est pour ainsi dire éprouvé passivement : il advient. Je rappellerai également deux notations de M. Neyraut qui me semblent s'articuler au mieux avec mon propos : « D'une certaine façon, l'analyste est payé pour suspendre le cours de ses pensées et se soumettre à des associations qui n'émanent pas de lui. » Et plus loin, dans le paragraphe consacré aux Psychoses de transferts, il ajoute que le « transfert massif » de ces patients témoigne d'une « mainmise psychique, d'une incarcération du thérapeute dans l'espace subjectif de la pensée psychotique. Cet espace... ne possédant plus la notion des limites de sa propre intériorité... des contenus internes

(1) P. HEIMANN, On Counter-Transference, The Internat. Journal of Psychoanalysis, 1950.

(2) A. REICH, On Counter-Transference, The Internat. Journal of Psychoanalysis, 1951, 32, 25, 31.


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appartenant à d'autres subjectivités notamment ceux du thérapeute, paraissent inclus dans un même espace » (1). Certes, reste à savoir si ces frontières incertaines sont la caractéristique exclusive du psychotique, et si celui-ci a nécessairement et régulièrement perdu le sens symbolique des mécanismes internes qui animent sa subjectivité. Je suis loin d'en être certain, il y a là un point de doctrine, mais pour ma part je considère que certains patients psychosomatiques présentent cette carence de manière infiniment plus exemplaire. Enfin nombreux sont les sujets, ni psychotiques, ni psychosomatiques, chez qui on peut observer à certains moments cet effacement des limites du monde interne.

Comme on le voit, beaucoup d'analystes sont attirés vers les régions où le phénomène que j'étudie est également situé. Cependant pour lever toute ambiguïté sur la spécificité des faits, je voudrais exposer deux fragments cliniques. Certes, je ne me fais guère d'illusions sur la portée de telles illustrations, qui suscitent régulièrement une dizaine d'interprétations bien meilleures que celles qu'on a soi-même conçues : je leur accorde surtout le pouvoir de transmettre une expérience dont sur le moment même la portée a été vivement ressentie.

D'un matériel trop important pour pouvoir être rapporté dans son intégralité, je détacherai les seuls éléments qui sont directement relatifs à mon propos, en espérant qu'on ne sera pas trop arrêté par ce qu'ils ont parfois d'incongru. Du reste cet incongru n'est pas sans signification, étant évidemment soumis aux mêmes mécanismes archaïques que le calembour et le mot d'esprit.

Une jeune femme, dont l'analyse est en cours depuis deux ans environ, exprime un jour la crainte de n'être pas en mesure de me régler mes honoraires à la date prévue. Elle redoute cet éventuel retard, et se souvient d'un incident analogue survenu il y a déjà assez longtemps. De longs silences rompent son discours, et elle ne complète sa pensée que peu à peu. Elle s'inquiète de voir à quel point elle mêle peur de l'abandon et intolérance à toute situation de dépendance. Me devoir de l'argent constitue pour elle précisément une situation de dépendance, laquelle lui évoque en retour l'image d'une relation fusiormelle affolante. A ce moment l'idée du plaisir qu'elle prend à cette situation me revient à l'esprit, ce qui s'enchaîne directement avec mes réflexions sur la problématique qui nous est familière et dont l'élaboration est déjà bien avancée. Rien de troublant dans tout cela, pour un peu on parlerait de « routine psychanalytique ». Et puis soudain, c'est la rup(1)

rup(1) NEYRAUT, ibid.


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ture, la surprise. J'ai l'impression de décrocher, quelque chose a changé, je ne suis plus le même, je le constate tandis qu'une image d'une extrême précision s'impose à moi, occupant tout mon esprit. J'ai devant les yeux une gravure, ou plus précisément l'angle inférieur gauche d'une gravure qui aurait été détaché. Sur ce coin, je vois une jambe de femme, tendue à 45° vers le bas, à gauche, et émergeant d'un fourré. La jambe est nue, visible seulement à partir du mollet, mais ce qui me saisit surtout, c'est le fait que la cheville et le pied sont en hyperextension. Cette image ne me rappelle rien, et même, par la suite, j'ai cherché en vain à lui trouver une origine familière. En revanche, à peine l'image a-t-elle surgi qu'une pensée me vient à l'esprit : Les garçons sont mieux lotis, et cette fois j'interviens immédiatement en disant : Vous pensez que les garçons sont mieux lotis. La signification phallique de cette jambe sortant d'un entrelacs d'herbes, d'arbustes et d'arbrisseaux est évidente, mais ici l'image et la phrase concomitantes s'imposent d'abord en dehors de tout décodage. Presque aussitôt la patiente associe avec âpreté sur l'aspect conflictuel de ses relations avec sa mère. Ce conflit avait toujours été rapporté jusque-là à la double crainte que j'ai déjà évoquée : crainte de réjection absolue et d'abandon, horreur d'une fusion totalement assujettissante. Cette fois il est question de l'attitude interdictrice de la mère, de son éducation désastreuse. Tout était permis aux frères, qui jouissaient d'une réelle liberté, alors qu'elle-même était étroitement surveillée. Un jour une réprimande sévère lui avait été infligée parce qu'elle était revenue de l'école en compagnie d'un camarade qui lui tenait le bras. Dès ce moment un matériel assez important se fait jour touchant la problématique phallique et non plus, comme auparavant, le conflit plus archaïque qui avait presque constamment occupé le devant de la scène, au point de conditionner largement le comportement de l'analysée.

J'en viens maintenant à une observation tirée d'un autre cas, qui ne manque pas non plus de singularité.

Dès le début de la séance, la patiente me rappelle le « Au revoir Monsieur » inhabituel sur lequel elle m'avait quitté lors de notre dernière entrevue. Cela la fait penser à un incident de sa première enfance. Elle est certaine de l'époque où la chose s'est passée, elle devait avoir deux ans et demi. Des repères précis, dont elle ne parle pas, lui permettaient de situer l'événement : « Pas avant, pas après », déclaret-elle. L'anecdote est la suivante : étant dans la rue, elle est partie droit devant elle pour se retrouver finalement au poste de police. Là on la met debout sur une table, autour d'elle des agents l'interrogent.


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A ce moment précis se produit le même phénomène de décrochage que j'ai précédemment décrit, et une pensée étrange me vient à l'esprit : Je te croquerais volontiers, beau marin. Inutile de dire que, pour averti que je sois, je ne laisse pas d'être passablement interloqué. S'ajoute à ma perplexité le fait que l'expression me renvoie cette fois aussitôt à une référence littéraire. Il s'agit de Billy Budd, le héros du roman de H. Melville, que je n'ai pas relu depuis quelque quinze ans. Il me semble également qu'il existe un rapport entre le « Monsieur » par quoi elle m'avait salué, et l'expression « Beau Marin ». Sur le moment aucune explication spontanée ne vient éclairer cette bizarre association, ce qui ne m'empêche pas de sentir qu'il faut en tenir compte. Soit dit en passant c'est seulement aujourd'hui, en écrivant ce travail, qu'il me revient que dans la marine anglo-saxonne en particulier, il était d'usage d'appeler tout officier « Monsieur ». Pendant ce temps la patiente poursuit le récit de son souvenir d'enfance. Etant toujours au poste de police, elle voit entrer un homme, son oncle Pierre. Elle dit avoir éprouvé alors une honte intense, et insiste sur la qualité particulière de ce qu'elle a vécu. De là elle passe à un rêve qu'elle m'avait déjà raconté auparavant et que, pour quelque raison obscure, j'avais souhaité réentendre. Je ne relève de ce rêve que l'élément principal : une sorte de dalle recouverte d'une étoffe noire qui lui évoque tout à la fois une pierre tombale et une table. Son père lui a un jour offert une table ayant un dessus de marbre. Elle veut se débarrasser de ce meuble dès que possible, pour le remplacer par un autre qu'elle choisira elle-même : « une table à manger », dit-elle. Puis elle s'attache au thème de la nourriture, elle parle d'un plat de cuisine locale qui lui inspire le plus grand dégoût et pourtant, note-t-elle avec insistance, « j'étais de bonne composition ». A l'instant même ma pensée singulière me revient, et j'interviens : « En disant de bonne composition, vous voulez dire aussi bonne à manger. » Elle est interdite, peut-être un peu inquiète, puis reste rêveuse et répond : « Oui, c'est vrai! Je repense maintenant à cet oncle Pierre qui me faisait si peur. Il me disait : je suis un lion, je vais te manger. J'étais fascinée, excitée, terrorisée. » Quant à moi, c'est seulement le lendemain que j'ai cru comprendre le sens de mon association avec le personnage de Melville. Le support de l'analogie était fourni par le cou de la patiente qui, ce jour-là, était largement dénudé : en effet Billy Budd, surnommé le Beau Marin, finit pendu à la grande vergue du navire et, dit Melville, reçoit « en plein la lumière rose de l'aube », ce qui suggérait un lien étroit entre la dalle funèbre et le héros exécuté.


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Il va de soi que dans cette circonstance, comme dans toutes celles du même genre, je n'ai pas négligé de m'interroger tant sur les pensées qui me venaient à l'esprit que sur mes interventions. Et je crois pouvoir dire que les représentations en cause ne dépendaient pas spécifiquement de ma vie intérieure avec l'entrelacement des désirs et des angoisses qui en déterminent le cours. De même, elles ne constituaient nullement une réaction individuelle au transfert du patient. Non que je sois à l'abri de tels accidents, loin de moi cette idée, dans les premiers temps que le phénomène s'est présenté à moi, j'avais même tendance à le leur attribuer. Mais en rester à toutes ces interférences contre-transférentielles et à ces fameuses « taches aveugles » dont parle Freud, en l'occurrence pourtant c'eût été une facilité. Pourquoi ? Parce que c'eût été négliger ce que le phénomène a précisément d'original, je veux dire d'une part son étonnant polymorphisme, et d'autre part le rôle dynamique que lui confère sa valeur d'anticipation. Polymorphe, il l'est en effet à ce point qu'il faudrait être bien outrecuidant pour se croire habité par une pareille multiplicité d'images et de formes verbales, provenant de surcroît de tous les niveaux génétiques possibles. Ace propos je note en passant que les représentations prégénitales y sont spécialement engagées, ce qui me confirme dans l'idée que, actuellement, les meilleures indications de l'analyse ne sont peut-être pas toujours les névroses, mais le groupe assez mal délimité des états border-line. Etant donné ce protéisme vraiment frappant, même l'outrecuidance dont je parlais tout à l'heure ne permettrait pas de trouver dans ce qui se passe l'intervention indiscutable d'une fantasmatique personnelle. Mais le plus important n'est peut-être pas là, il réside à mes yeux dans le caractère presque prophétique de ces productions impérieuses, qui s'est maintes fois avéré.

En général, le patient retrouve au cours de la même séance, mais après coup, un rêve ou un événement plus ou moins ancien auquel il n'a jamais repensé ou qui a été refoulé, et qui s'articule parfaitement avec la pensée qui a surgi en moi. Celle-ci a cette particularité d'annoncer et d'énoncer tout à la fois des fragments importants du monde inconscient de l'analysé, de sorte qu'elle conduit directement à une intervention douée d'une réelle valeur dynamique. Je dois dire que je n'aurais pas songé à isoler le phénomène de façon aussi nette si je n'avais été régulièrement frappé des prédictions auxquelles il m'amenait sûrement, et du rôle décisif qu'il jouait par là même dans l'interprétation.

Tout cela, du reste, ne s'est entièrement élucidé que lorsque j'ai compris que dans les phrases qui me venaient à l'esprit, il fallait changer


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le locuteur : j'avais pensé un je, en tenant donc la place du sujet, alors qu'il fallait entendre un vous ou un il, ce à quoi j'opposai longtemps une vive résistance au sens psychanalytique du terme. Qui parlait en fait, lorsque les pensées et les images circulaient dans mon esprit, et que je les utilisais ensuite dans mon travail ? Qui donc, sinon le patient, puisqu'il n'y avait là ni participation de ma vie intérieure, ni réaction individuelle au transfert ? Mais alors il faut bien en conclure qu'à un niveau défini de son fonctionnement, l'appareil psychique de l'analyste est littéralement devenu celui de l'analysé. Ce dernier a « envahi » l'appareil psychique de l'analyste, il s'en est momentanément emparé pour y déclencher des processus mentaux originaux. Plus précisément c'est par l'entremise de sa représentation dans l'espace psychique de l'analyste que l'analysé « prend possession » momentanément, ou plus fortement, de l'esprit de l'analyste. Certes l'analysé en cela encore cherche comme toujours à être compris, mais il a surtout besoin que ce qu'il perçoit au fond de lui-même avant tout comme une exigence économique — ou une potentialité fantasmatique inaccessible — s'élabore et trouve une pleine figuration grâce au travail d'un appareil psychique qu'il s'est annexé. L'analyste de son côté semble s'être retiré en tant qu'individualité habitée de passions et ayant une histoire pour ne laisser sur place que des capacités fonctionnelles actives dans l'ordre du fantasme plutôt que de l'activité logique de la pensée, et qu'il alimente avec sa propre énergie.

Cette activité psychique originale de l'analyste, qui double celles qui nous sont familières, il fallait bien lui donner un nom. Pour l'opposer tant au fonctionnement de l'état de veille qu'à celui du rêve, et en pensant peut-être aux travaux bien connus sur le sommeil, j'ai choisi de l'appeler pensée paradoxale. Cette forme d'activité n'est certes pas réservée à l'analyste, mais je crois que celui-ci de par son exercice même y est spécialement disposé. Quelle est quantitativement l'importance des pensées paradoxales ? Sont-elles constamment à l'oeuvre ? Les pensées paradoxales n'occupent qu'une place limitée. Elles n'éclatent à la conscience de l'analyste que de façon fugace et sont certes bien loin de se manifester à chaque séance pour chaque patient. Mais bien qu'elles se présentent isolément, et comme hors de tout contexte, il me paraît difficile de leur prêter une réelle discontinuité. De fait j'ai pu constater que certaines de ces pensées paradoxales étaient malgré tout homogènes et parfois reliées entre elles, aussi en suis-je venu à penser qu'elles n'étaient sans doute que la part visible d'un phénomène infiniment plus ample, se déroulant le plus souvent en sourdine, en retrait


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des autres activités mentales, et doté, lui, d'une sorte de continuité. C'est ce que j'ai appelé le système paradoxal, un système certes peu accessible, mais qu'il nous est parfois donné de pressentir. On devine, comme à travers un voile, un défilé d'images pulsatiles, des figures en constante transformation qui passent, s'évanouissent et reviennent (1). En tenant compte que des lambeaux de phrases incongrues ou incompréhensibles s'infiltrent parfois dans cette théorie de représentations, on inclinerait volontiers à assigner au système paradoxal une position intermédiaire sur les confins de l'inconscient et du préconscient.

A spécifier ainsi le système paradoxal, je vais susciter à n'en pas douter perplexité et remarques. Les phénomènes décrits ne seraient-ils pas comparables à ces artefacts qui altèrent le déroulement et l'observation d'une expérience, et, comme tels, ne devraient-ils pas être éliminés du champ de la réflexion, considérés en somme comme du rien ? Peutêtre serait-ce indiqué, mais dans notre domaine le raisonnable, nous le savons, n'est pas toujours le plus sensé.

On aura sans doute déjà pensé au rôle que peuvent jouer dans le système paradoxal la projection et l'introjection, ou plus précisément encore les mécanismes d'identification projective et, du côté de l'analyste surtout, d'identification introjective. L'intervention de ces mécanismes dans le contre-transfert a été largement exposée. Ainsi M. Neyraut n'hésite pas à reconnaître que le contre-transfert — tout comme le transfert — relève à certains égards de la pensée animiste, pour une part identifiée avec une projection de l'inconscient. De là à dire que je pose une conception en quelque sorte paranoïde de l'activité de l'analyste, il n'y a qu'un pas. Pour ma part je ne le franchis pas, ayant pu me convaincre par l'expérience que l'appropriation et l'envahissement de l'appareil psychique de l'analyste ne répondent nullement à des visées destructrices. Il ne s'agit pour l'analysé ni de léser l'analyste, ni de le contrôler étroitement, ni de déposer en lui des fragments de soi clivés et mauvais. Ce qui est bien plutôt en cause, à mon avis, c'est le destin de la libido narcissique des deux protagonistes en présence. Si l'analyste ressentait cette situation comme persécutante, ce serait la preuve d'une réaction contre-transférentielle au sens banal et négatif du terme. Cela dit, il faut reconnaître que ces pensées paradoxales ont pour nous quelque chose de gênant.

Comment, à côté des processus conscients et inconscients qui se

(1) Sur le plan descriptif, ces productions peuvent être rapprochées des images hypnagogiques.


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déroulent en lui, l'analyste reconnaîtrait-il l'existence d'un autre registre d'activité psychique, dont il n'est pas à proprement parler le sujet ? Il éprouve, identifie, associe, comprend, transmet, c'est la trame de sa technique ; il accepte comme allant de soi la fameuse communication d'inconscient à inconscient, mais il répugne naturellement à faire une place à quelque chose d'indéfini, de non maîtrisé, qui est en lui comme le radicalement étranger. Ainsi les réticences qu'inspire le système paradoxal s'expliqueraient avant tout par la menace qu'il fait peser sur la stabilité de notre sentiment d'identité. Notre narcissisme s'en trouvant ébranlé, nous pouvons nous croire attaqué et nous nous défendons avec la plus extrême rigueur, préférant encore accuser l'effet de n'importe quelle problématique personnelle, fût-elle même responsable d'une faute technique. A ce propos, il n'est pas interdit de penser que le classicisme technique le plus rigoureux a secondairement pour fonction de protéger l'analyste contre cette instabilité. D'un autre côté, la tendance à s'assoupir par quoi l'analyste opère quelquefois un retrait narcissique serait une autre manière de se protéger — si extrême celle-là il est vrai qu'elle risque de dépasser son but, car en inhibant les capacités fonctionnelles de l'analyste, l'assoupissement paralyse le libre jeu du systètne paradoxal, auquel justement il faut se laisser aller. Fort heureusement d'ailleurs, il n'est pas si facile d'échapper au jeu : la prodigieuse puissance dont dispose la représentation de l'objet, d'autant plus solidement installée en son hôte qu'elle retient une part de la libido narcissique de celui-ci, empêche que l'analysé puisse jamais être réellement tenu à distance.

En examinant les résistances que l'on oppose normalement au système paradoxal, j'ai acquis la conviction qu'elles ne sont si vives que parce que le système lui-même dépend d'une part d'expériences très archaïques contemporaines de l'édification du sujet, et d'autre part, d'un mécanisme élémentaire, profondément enraciné dans notre être, inséparable de notre chair. Vu sous l'angle de ce mécanisme premier, le systètne paradoxal nous conduit donc directement sur le terrain de la biologie — un terrain où certes nous hésitons toujours à nous hasarder, quoique Freud nous en ait clairement montré le chemin.

On sait que l'équipe dirigée à l'Institut Pasteur par F. Jacob et R. Fauve a récemment mis en lumière un fait important, qui ne laisse pas de donner à penser (1). Les auteurs établissent en effet un rapproche(1)

rapproche(1) le compte rendu du Dr ESCOFFIER-LAMBIOTTE publié dans Le Monde du 7 décembre 1974.


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ment entre deux cas particuliers dans lesquels les défenses immunitaires, si vigilantes autrement à l'égard de toute intrusion étrangère, cessent pareillement de fonctionner. Il s'agit d'une part de la tolérance de l'organisme à l'égard des cellules malignes, et d'autre part de cette même tolérance de l'organisme maternel à l'égard du foetus dont le développement devient ainsi possible. En d'autres termes, les cellules cancéreuses, tout comme les cellules du placenta embryonnaire, mettent en échec le système de défense de l'organisme où elles vont se développer. Il faut donc qu'il existe dès le début de la vie une fonction particulière propre à inhiber le déclenchement de la défense immunitaire, car si celle-ci intervenait normalement, elle empêcherait la croissance de ce corps étranger qu'est le foetus, ce qui est peut-être le cas dans certains avortements spontanés (1). Mais il faut aussi que cette fonction puisse à son tour être ultérieurement inhibée afin que le sujet soit en état de reconnaître le corps étranger comme tel et de se protéger. En partant de ce modèle biologique, il me semble possible de supposer que la représentation de l'analysé se comporte dans l'espace psychique de l'analyste à la façon d'un trophoblaste, c'est-à-dire qu'elle ne laisse pas l'analyste la reconnaître constamment dans sa pleine altérité. S'il en était bien ainsi, on comprendrait mieux ces situations dans lesquelles on ne sait plus qui est où, et qui est qui. Le développement du système paradoxal devrait donc dépendre, en partie au moins, de l'inhibition momentanée ou partielle des fonctions qui permettent de reconnaître autrui et de se protéger. Une inhibition dont je dirais qu'elle s'oppose heureusement au déclenchement d'une forme parmi les plus toxiques, et peut-être fondamentale, de contre-transfert : le besoin d'éliminer et de rejeter l'analysé.

Ces considérations paraîtront peut-être quelque peu risquées, mais enfin nous autres analystes ne manquons pas d'audace lorsque nous articulons les mécanismes les plus archaïques du petit homme avec les modèles physiologiques de l'incorporation du beau et de la réjection du mauvais ; ou encore lorsque nous montrons comment ces mécanismes sont à l'oeuvre dans des fantasmes susceptibles d'énonciation. J'évoquerai encore la pratique psychosomatique qui, en nous plaçant au contact des origines troubles des activités fantasmatiques, nous démontre constamment combien sont fragiles et mouvantes les limites entre sujet et objet, entre mental et physique. Dans ce no man's land,

(1) Ibid. La moitié du patrimoine génétique de l'embryon — et des trophoblastes—provient du spermatozoïde. La moitié des antigènes de surface, que portent les cellules embryonnaires, est donc incompatible avec ceux de la mère.


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les pouvoirs sont partagés, et fréquentes sont les altérations organiques qui apparaissent et évoluent comme en réponse aux modifications les plus variées, souvent infimes, survenant chez l'autre et ressenties par le patient en tant que changements dont il est lui-même affecté. Cela constitue à mon sens le modèle de l'acting in. Et puis, rien n'empêche de penser qu'il existe une profonde homogénéité de structure entre les mécanismes les plus élémentaires et ceux qui figurent parmi les plus évolués.

Mais il est d'autres arguments en faveur du système paradoxal auxquels l'analyste devrait être plus sensible. J'ai déjà fait état de la connexité entre système paradoxal et dépersonnalisation, ou plus exactement de la dépendance du système paradoxal à l'égard d'un destin particulier de la libido narcissique, qui implique une incertitude relative du sentiment d'identité. Par sentiment d'identité, j'entends, en suivant Ph. Greenacre, l'unicité vécue d'un organisme intégré qui reconnaît autrui sans ambiguïté (1). Dans un travail précédent sur Le dehors et le dedans, j'ai déjà développé ces vues en partant de l'examen du fantasme : « Si j'étais mort » (2). Je soutenais alors que les objets fortement investis ne peuvent jamais ni gagner une réelle altérité ni obtenir le statut de sujet totalement indépendant. Parallèlement le Moi, en partie perdu dans les représentations de ses objets d'amour, n'accède jamais, lui non plus, à une identité entièrement définie et indiscutable. J'avançais encore qu'il n'y a pas de frontière véritable entre le Moi et le non-Moi, mais une zone transitionnelle incertaine, un spectre d'identité défini par les diverses positions que peut occuper la libido narcissique depuis un pôle interne jusqu'à un pôle externe qui coïncide avec l'image de l'autre. Ces remarques pourraient tout aussi bien être tirées de l'examen de la situation analytique, qui s'y prête même particulièrement. En effet, l'analyste dépose toujours une part plus ou moins grande de sa libido narcissique dans la représentation qu'il a de son analysé, et ce processus, s'il s'amplifie, constitue une circonstance favorisante, et pour l'attention flottante, et pour l'apparition du système paradoxal. Corrélativement à cette déperdition de sa libido narcissique, l'analyste voit s'altérer l'image obscure et indéfinissable qu'il a de sa propre identité. Théoriquement, ce mouvement pourrait aboutir à une véritable translation de l'un dans l'autre, ce qui ne risque guère de se produire pratiquement, puisque la libido narcissique ne cesse jamais de circuler

(1) Ph. GREENACRE, Emotional Growth, New York, 1958.

(2) M. de M'UZAN, S.J.E.M., Nouvelle Revue de Psychanalyse, printemps 1974, IX,


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et d'osciller entre ses pôles extrêmes. A supposer qu'on veuille retenir certains traits caractérisant la personnalité de l'analyste, il faudrait faire une place, à côté d'une disposition spéciale à l'identification primaire, comparable à celle du psychotique et du pervers, à la conjonction d'un fantasme de maternité et d'une aptitude à la dépersonnalisation.

A propos de l'incertitude affectant le sentiment de l'identité, je rappelle que pour moi il dépend également d'expériences précoces dont l'influence directe a persévéré. L'une de ces expériences me paraît révéler un fait saisissant qui constitue sans doute l'un des points d'ancrage du système paradoxal et, pour certains individus au moins, un moment décisif du développement.

Une patiente me rapporte que lorsqu'elle était âgée de deux ans et demi environ, elle s'est trouvée un jour avec sa mère devant une armoire à glace qui les reflétait toutes les deux debout, côte à côte. Pour la première fois, l'enfant voit donc simultanément les deux images. Elle éprouve alors deux états qui, quoique séparés par un certain délai, sont étroitement reliés. L'expérience est ambiguë, en tout cas loin d'être joyeuse ou triomphante ; dans un premier temps pourtant elle comporte un élément positif, car elle permet un bond mental prodigieux. L'enfant déduit de cette vision que sa mère ne connaît pas ses pensées, ce qui lui permet même de proférer mentalement des injures. Ultérieurement, se reportant au côtoiement des deux images, elle se trouve en proie à une profonde détresse. Littéralement affolée, elle se précipite sur sa mère, l'interpelle avec violence, en criant : « Maman, pourquoi je suis moi, dis-moi pourquoi je suis moi ! » On conçoit l'embarras de la mère ; agacée par l'insistance de l'enfant, évasive, puis brutale semble-t-il, elle la renvoie sans lui répondre. La patiente se souvient qu'elle s'est alors jetée par terre, pleine de rage ; sa soeur, nettement plus âgée qu'elle, aurait assisté plusieurs fois à cette dernière scène et la lui aurait racontée.

On aura sans doute déjà pensé au stade du miroir de Lacan, puisqu'il s'agit là aussi d'une relation entre identité et image spéculaire. En fait l'expérience relatée par ma patiente est quelque chose de tout à fait différent : elle est beaucoup plus tardive — deux ans et demi environ — et douée d'une tout autre tonalité affective. L'enfant, là, n'est déjà plus plongé dans cet état d'impuissance et d'incoordination motrice qui caractérise le tout petit. Il a un certain sens de son unité corporelle et dispose d'une relative maîtrise. Mais ce nouveau pas, qui pourtant le conduit à une délimitation plus sûre de son Moi, il ne le franchit pas sans désarroi, car il pressent que le prix à payer est une « fracture » de


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sa libido. Bien que le « Je » commence de s'affirmer, tout l'être résiste à la nécessité de se rétracter sur lui-même, d'assigner une place définie à sa libido narcissique et d'en tracer les frontières. Il proteste violemment contre cette restriction qui comporte un double deuil, celui d'un ancien soi-même immense et celui d'un objet narcissique : la mère des premiers temps. Et comme il vit le déchirement et la détresse de devoir être pour la première fois et pour de bon, l'enfant lutte et retient par là même au fond de lui le souvenir de ce moment d'ajustement. Trop rude pour être acceptée, l'expérience le conduit à refuser ou tout au moins à retarder une victoire qu'il ressent comme appauvrissante, voire comme une défaite. Mais malgré tout il s'est rapproché de la réalité, et puisque la réalité affirme que l'objet est un autre, cet autre il le « mangera », ne serait-ce que pour ne pas perdre la part de lui-même qui y est enfermée. Il serait concevable que les rudiments de toute représentation d'objet fussent créés et appelés à se développer de cette façon dans l'espace du sujet. Et que l'expérience laissât un résidu fonctionnel, consistant, pour la libido narcissique, en une capacité de se déplacer constamment entre la représentation du sujet lui-même et celle de ses objets d'amour ; et pour le Moi en une incapacité de s'assurer jamais d'une inébranlable identité.

Reste à envisager le problème sous l'angle des fonctions du système paradoxal. Les pensées qui en relèvent, on l'a vu, permettent un accès nouveau au matériel latent, et des interprétations qui, pour être un peu particulières, ne sont pas pour autant totalement étrangères à une manière classique de voir. A ceci près, toutefois, que le système paradoxal concerne plus spécialement les potentialités fantasmatiques du patient qui, soit en raison de l'intervention ponctuelle d'un facteur économique, soit en raison du rôle joué par le refoulement primaire, sont hors d'état de se développer pleinement, du moins sur le moment. Ce statut n'est pas exclusivement réservé à un certain type de patients, en fait il peut arriver à n'importe qui d'en être affecté de façon plus ou moins sévère et plus ou moins durable. Les interprétations corrélatives aux pensées paradoxales confèrent une forme verbale aux représentations exclues qui, autrement, n'auraient pu recevoir aucun investissement préconscient, même au prix de grosses altérations. La vertu de ces interprétations tient en partie à ce que, formulées par un autre qui est en même temps un soi-même, elles ébranlent un statut économique figé, d'abord parce qu'elles tombent juste, quant au moment et au contenu, ensuite parce qu'elles sont souvent le produit du déplacement et de la condensation. Une part des énergies normalement liées dans les systèmes supérieurs


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acquiert une capacité momentanée de libre circulation et devient disponible pour investir ces productions de l'inconscient frappées d'exclusion. Cette mobilisation, qui se fait sans doute au point d'articulation des représentations de choses avec les représentations de mots, ne laisse pas de libérer une certaine quantité d'angoisse.

Outre l'incidence très particulière du système paradoxal sur l'interprétation, il faut encore mentionner l'un de ses effets les plus remarquables sur la situation du patient. J'ai toujours noté avec beaucoup d'intérêt ce que les patients nous disent parfois : « Vous n'êtes pas là », ou bien « Je ne vous sens plus, où êtes-vous ? » Il leur arrive même de penser que l'analyste est tout bonnement mort, derrière eux, dans son fauteuil. Les remarques de ce genre ne traduisent pas nécessairement l'agressivité de l'analysé ; elles ne sont pas non plus toujours à mettre au compte d'une distraction, d'une évasion de l'analyste. La preuve, c'est qu'elles surviennent spécialement quand l'analyste est envahi par les pensées paradoxales, lesquelles précisément concernent au plus haut point le patient lui-même. Ainsi, bien que juste à ce moment l'analyste soit tout occupé de lui, le patient vit authentiquement un instant de deuil, ce qui met en évidence une autre fonction du système paradoxal. Les doutes concernant l'existence de l'analyste mobilisent chez l'analysé un appétit relationnel violent; ayant conservé quelque chose de leur statut premier d'extraterritorialité, les pulsions sont brutalement mobilisées, sans doute pour obtenir satisfaction, mais surtout pour être ressaisies et organiquement assimilées, en d'autres termes : introjectées au sens ferenczien du mot. En cela je me rattache, comme je l'ai déjà fait dans l'analyse du fantasme « Si j'étais mort » (1), au point de vue que Nicolas Abraham (2) et Maria Torok (3) ont remarquablement défini.

Au moment où le fonctionnement paradoxal se déclenche, l'analysé peut avoir le sentiment qu'il perd une part de ses instincts parce que l'autre l'emporte avec lui en s'anéantissant. Mais une fois que l'analyste a recouvré la plus grande part de sa libido narcissique évadée ; qu'il a repris valeur objectale et énoncé le désir, ce qui avait été une menace se révèle avoir été une chance pour l'analysé de récupérer quelque chose des pulsions mises en jeu dans la situation de deuil, de l'agréger organiquement à son être pour l'enrichir dans le sens de sa plus grande

(1) M. de M'UZAN, ibid.

(2) Nicolas ABRAHAM et Maria TOROK, Introjecté-incorporé, Nouvelle Revue de Psychanalyse, automne 1972, VI.

(3) Maria TOROK, Maladie du deuil et fantasme du cadavre-exquis, Revue française de Psychanalyse, 1968, 4.


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authenticité. C'est ce qui m'inciterait volontiers à penser que l'être se construit grâce à une succession ininterrompue d'expériences fantasmatiques de deuil.

On pose généralement que le Moi s'édifie à partir de ses identifications successives. Peut-être, pour ce qui est des fonctions étroitement instrumentales. Mais je me demande parfois si ce n'est aussi de cette manière qu'il se falsifie ; car le « Je » le plus vrai ne peut être ailleurs que dans l'élaboration de l'instinct, c'est-à-dire dans ce qu'il y a de plus essentiel et, comme l'inconscient lui-même, de plus inacceptable pour l'esprit.


Les livres

LA CRÉATION DE LA FEMME de Th. REIK (1)

Le présent ouvrage édité en 1960 (traduction de l'anglais, 1975) est le dernier d'une trilogie comprenant :

Myth and guilt, 1957. Mystery on the mountain, 1959.

Il pourrait s'intituler : « Mary, Mary, quite contrary », ou mieux : « tomer verkehrt », expression laconique faite du yiddish « peut-être » et du mot allemand « à l'envers ». Lorsque les vieillards de sa famille discutent de la création d'Eve selon la genèse yahwiste de la Bible, le tout jeune Theodor a l'impertinence de proférer cette remarque habituelle aux talmudistes... mais pour d'autres passages

Si l'on songe « tomer verkehrt » on en arrive au Freud de 1911 postulant (lettre à Jung du 17-XII-1911) Eve comme mère d'Adam devenue sa femme et on peut évoquer les déesses mères du Moyen-Orient avec leur jeune dieu (fils-amant).

Th. Reik prend une direction intéressante par sa concrétude en postulant que la tradition devenue orale puis écrite de la genèse le cède en efficacité évocatrice à une phase plus primitive où la communication est véhiculée par des formes théâtrales, des gestes, des danses. Il tente de dépasser l'incuriosité des théologiens et des savants pour jeter un pont entre les rites tribaux d'initiation et le texte biblique de la création d'Eve.

Sans récapituler le matériau ethnologique traité dans la plaquette de Th. Reik, notons qu'il autorise cette comparaison. La chronologie des événements bibliques, où se succèdent le sommeil d'Adam, sa circoncision, d'un prépuce ou d'une côte, et la possession d'Eve peut trouver un certain équivalent dans les usages rituels qui soumettent les fils aux pères et permettent l'accès à une renaissance marquée par l'obligation sexuelle.

Th. Reik est frappé du côté farce, canular, mystification de la naissance d'Eve à l'instar du drame initiatique tribal monté au grand effroi — également rituel — des femmes confinées à la périphérie de la mise en scène, à elles interdite, de la mise au monde des fils par les pères.

L'auteur le réaffirme, p. 125, « le mythe de la naissance d'Eve est interprété par comparaison aux rites de la puberté des populations sans écriture ». Mais il s'agit bien de la naissance des seuls fils ! Ainsi ce texte documenté, souvent charmant, est aussi diffluent et inachevé comme si, quelque 70 ans après s'être fait tirer les oreilles par son grand-père, Th. Reik en conservait encore le rouge de la honte d'approcher ces sujets sacrés réservés aux seuls adultes.

Les termes de sa comparaison présentent des ressemblances mais aussi

(1) Ed. Complexe, Presses Universitaires de France, 1975.

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cette différence non réductible : la naissance d'une Eve n'est pas la naissance d'un ou des fils. Eve sera la femme d'Adam et la mère de ses enfants.

L'histoire du christianisme depuis ses origines — avec J.-C, le deuxième Adam et l'Eglise comme deuxième Eve — attire notre attention sur le thème de la naissance des « Eve » à partir des couples Dieu-Adam, Dieu-J.-C. L'évolution du culte de Marie va dans le sens d'une prééminence qui pourrait bien évoquer les croyances dont la naissance d'Eve de la genèse constitue l'inversion !

Mais c'est là poursuivre, comme Th. Reik le conseille, les pas féconds qu'il nous propose avec sa « création de la femme ».

Ilse BARANDE.

ERRATUM

Dans la composition du Bureau de la Société psychanalytique de Paris (n° 2, p. 400), une ligne a été omise, que nous rétablissons ici :

Trésorier C. CHILAND

Il nous a été impossible, pour des raisons techniques, d'inclure dans ce numéro la note nécrologique de S. LEBOVICI, sur R. Loewenstein. Ce texte paraîtra dans le n° 4.

Le Directeur de la Publication : Christian DAVID.

Imprimé en France, à Vendôme

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Dépôt légal : 4-1976


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22072251 / 4 / 1976. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)

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